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der grüne Affe - Page 151

  • Anna Sam "Les tribulations d'une caissière"

     

    Cadeau de Noël pris à la légère, Les tribulations d'une caissière par Anna Sam sont à coup sûr une œuvre légère, mais instructive, amusante, et superficielle comme nous imaginons volontiers les hôtesses de caisse (on ne dit jamais « hôte de caisse », les hommes étant réservés aux entrepôts pour soulever les caisses lourdes). Je me souviens d'un supermarché où le poste 1 jouissait d'un jeune homme ; la principale préoccupation de ces dames était, d'une caisse à l'autre, et pas très discrètement, de savoir s'il était pédé. Vous me direz que ces femmes avaient bien de l'impudence d'ignorer ainsi la queue (si j'ose dire) qui se pressait à leur caisse, avec un « c ». Rassurez-vous : il est bien plus fréquent hélas que les clients ignorent la caissière, la prenant pour une mécanique ou pour une débile : « Ma fille, travaille bien au collège, sinon tu finiras comme madame à compter les articles ».

     

    Sur quoi la caissière se doit de répondre : « Madame, il n'y a pas de sot métier, et j'ai bac plus trois » - ah quand même. Les diplômés eux-mêmes sont souvent réduits à faire ce que personne ne veut faire. Ne pensez pas que la caissière effctue un travail de tout repos. Les brefs chapitres de ce livre, toujours souriants comme doit l'être une ou un employé de caisse, exposent les petits et grands inconvénients de cette profession méconnue : des inconvénients qui, accumulés (ils ne viennent jamais seuls) finissent par pourrir la vie à la limite, parfois franchie, de la dépression. Et n'oubliez pas que jamais personne n'a fait fortune en tenant une caisse (et surtout pas en volant, ce qui est tout de suite repéré) : les merveilleuses réductions que vous procurent les « tickets de remise » sont retirées de leus salaires.

     

    Dans les deux cas d'ailleurs ce sont des clopinettes : adieu le nounours en polystyrène ou la cocotte-minute de 30cm3 ! Classons un peu je vous prie : la caissière est une cible idéale. Du chef et des sous-chefs, qui l'ont toujours dans le collimateur : vous avez peu d'argent, des horaires élastiques, une tenue ridicule (en Mère Noël, en petit lapin ou en blouse élégante à chier). Trois minutes de pause par heure – avez-vous déjà essayé de pisser en courant?). Des salaires à faire grève (les caissières en grève, c'est la fermeture du magasin ; une grande surface un jour à Toulouse a voulu ouvrir quand même : à la fin de la journée le magasin ressemblait à votre main laissée tremper dans l'Amazone dans un banc de piranhas).

     

    Après les sous-chefs et les sous-chefs adjoints, le lieu de travail : exigu, parfois sans chaise comme en Espagne, vous obligeant à rester mi-debout mi-assise, sans compter les charges lourdes que certaines directions vous obligent à soulever du caddie, packs de bouteilles ou cartons de lessive ; de quoi se muscler les abdominaux, et de quoi vous plaignez-vous) ; un jour un petit garçon a même demandé : « Tu es en prison ? » C'est mignon les enfants. Surtout quand ça hurle - et voici le troisième inconvénient, le plus grave de tous : les clients. Vous vous faites engueuler à longueur de journée. Traiter de « fonctionnaire » quand vous annoncez que votre caisse est fermée depuis dix minutes : « Oui, mais je n'ai qu'un article » - OK, le suivant aussi n'aura qu'un article. Autre engueulade quand vous en êtes au dernier client, qui fait bien exprès de déposer ses articles un par un bien lentement, avec une râlade entre chaque article. Et l'impératif est à respecter : toujours sourire et ne rien dire, comme Mme Butterfly, qui a fini par se suicider avec le sabre de son père ; on ne vous en demande pas tant ; mais la déprime, ça existe.

     

     

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    En tout cas, si vous êtes malade, restez chez vous, pour ne pas « éternuer dans mon pain », comme l'avait fait remarquer un client aussi con que préhensif. Les clients d'ailleurs vous immunisent, un sur sept est porteur de virus en cas d'épidémie, sans compter que vous êtes en courant d'air, près de la porte automatique (ouvert, fermé ; ouvert, fermé ; ouvert, fermé). Et les enrhumés qui vous éternuent dessus, ce sont les clients. Exigeants. Toujours pressés, sauf à l'heure de la fermeture voir plus haut. N'ayant pas de monnaie. Vous engueulant si vous demandez leur carte d'identité (« Prenez-moi pour un voleur tant que vous y êtes » - et pourquoi pas ?) et repartant sans leurs achats, à vous de débarrasser le tapis roulant (qui se coince, autre engueulade).

     

    C'est curieux, jamais je n'aurais eu l'idée d'engueuler une caissière. Il est vrai que la très large diffusion de ce livre plein d'humour, de tact et de légèreté (on ne va pas transformer tout de même la vie quotidienne d'une caissière en tragédie de Shakespeate), a permis à la clientèle de se rendre compte (car la clientèle sait lire, ainsi que, mais oui, les caissières) des conditions difficiles de cette profession, comme de toutes les autres. L'idéal serait que vous présentassiez les articles en plaçant les plus lourds en tête, et ainsi de suite, avec le code-barres face à la caisse. Peu de gens y pensent encore, mais essayez.

     

    La caissière n'est pas une esclave. Mais ce n'est pas une raison pour la draguer lourdement, ni pour lui raconter des vannes, car, hélas, vous vous croyez très drôle, tandis qu'elle les a déjà entendues dix fois. Quand le code-barres ne veut pas passer : « C'est gratuit ? » Présenter sa carte Vitale pour que ce soit remboursé par la sécu. « Salut, t'es russe ? » - authentique, garanti par moi, eh non, ce n'était pas moi – personne n'a ri, pourtant c'est fou le nombre de clients qui se prennent pour Gad el Maleh. Et qui terminent leur numéro entre deux agents, car il était destiné à vous endormir, mais vous connaissez tous les trucs, y compris celui de passer en trombe - attention, les gardiens connaisent les techniques de plaquage – ce sont souvent des Noirs : parce que le noir fait peur, ce qui est à peine raciste. Vous voyez, nous papillonnons, comme le petit livre d'Anna Sam, qui ne se départ jamais de sa bonne humeur, conservant ainsi toute sa capacité de persuasion : depuis, les clients se sont un peu calmés. Ils sont parfois aimables à présent, les clients, vous lancent un « bon courage » sans prendre pour autant une tête d'enterrement ; ils vous voient au passage, échangent quelques mots qui vous changent de vos sempiternels « Vous avez la carte du magasin ? » ou de leur « fais pas chier » (si si, parce que le client avait plus de dix articles dans son chariot à la caisse « moins de dix articles »).

     

  • Flaubert et l'empire de la bêtise

     

    Il aurait dit "connerie". Mais Flaubert était un modèle de distinction, bien digne de représenter cette bourgeoisie du Second Empire, et son incommensurable bêtise. Il pensait même que les Français méritaient très exactement ce genre de gouvernement, tout à fait adapté à leur tempérament. Mais il faut également contempler sa propre bêtise, faute de quoi l'on sombre inévitablement dans la stupidité - pourtant, s'en rendre compte n'est pas non plus une preuve d'y échapper. Nous ne savons pas dans quelle mesure Bouvard et Pécuchet représentaient Flaubert : il ne s'est pas confié à ce sujet. Mais les explicateurs (car il ne s'agit pas ici de recenser seulement) nous révèlent que, pour l'instant, il en existe deux causes : l'ignorance, et la trop grande science.

     

    C'est une grande crétinerie que de vouloir tout savoir, comme les employés précités ; en effet, tout a déjà été dit, en matière littéraire, en matière scientifique ; à moins d'être un grand découvreur, force nous est de répéter en d'autres termes et d'autres perspectives ce que les siècles passés ont déjà pensé, remué, mis en forme ; et c'est pourquoi Bouvard et Pécuchet se livrent, pour finir, à la copier : ils taillent leurs plumes devant leurs écritoires et se mettent à recopier l'univers. Et même à suposer que nous découvrions quelque chose, eh bien, ce sera écrit sur les feuilles ou les écrans de l'avenir... Une fois résumé ce que j'ai cru comprendre de ce gros volume réunissant des textes de Françoise Gaillard, Anne Herschberg Pierrot et autres, il est temps pour votre serviteur de saisir le clavier pour "écrire encore après l'écriture", c'est-à-dire gloser : la répétition est un bégaiement, un rocher de Sisyphe, avec lesquels il faut nous réconcilier.

     

    Je le vois bien dans les yeux de mon ami Max, lorsqu'il les lève : un immense sentiment de lassitude, de constatation que tout est répétition du même, y compris dans les contraires. Et lorsqu'on a compris cela, il ne reste plus qu'à se replonger dans l'action, dans le détail, dans la répétition inutile, comme le tourneur de barreau de chaise que Mme Bovary voit de sa fenêtre. Laissons la parole à Gustave : "Détendons-nous un peu et commençons par des choses plus légères". En effet. Les lourdeurs métaphysiques ne servent qu'à nous démontrer "l'insoutenable légèreté de l'être". Intenable en effet. Ici la citation comporte une lacune volontaire, [...]. Et Flaubert, par la voix d'un de ses héros, poursuit : "Il y a une loi de penser les textes philosophiques, que l'on peut traduire à peu près comme suit : nous sommes capables de comprendre ce qui est écrit dans un texte philosophique seulement si nous sommes capables de reproduire ce qui est dit – comme une possibilité de notre propre penser, dans le sens que nous aussi nous pouvons penser cela." Monsieur Pierre Senges pêche par optimisme. Nous ne savons pas ici quel personnage est en train de parler. Il est certain que rien n'est plus agréable que de reconnaître sa penser, son sentiment, ses subtilités mêmes si parfaitement exprimées par un Marcel Proust ou Gustave Flaubert, que nous ne saurions mieux dire ni même autrement : alors, nous recopions ces formules sur nos tablettes et tâchons de les resservir, en évitant le plus possible (j'ai appris cela) d'en citer l'auteur, car l'intrelocuteur vous reproche alors de "parler par citations" – et que fait-il d'autre, ce cuistre ? Je suis donc bête de citer, par connaissance, et lui, bête de se croire original. "Si par exemple, mécaniquement, sans penser, nous répétions après Descartes que nos idées sont innées, j'estime qu'il y aurait là une atteinte manifeste à notre dignité humaine" – et ne serait-ce pas tiré plutôt de la Correspondance de notre auteur ?

     

    A vrai dire j'estime que notre dignité humaine est bien peu de chose, et je n'ai pas cette susceptibilité. Il me semble même, dans ma petite cuistrerie, que Descartes aurait pu dire "Ça pense, donc ça est". "Je suis" peut sembler outrecuidant. Mais il paraît qu'il faut se sentir responsable, sous peine d'être bête. Ah bon. "De fait, il est impossible que nous pensions ainsi" – de façon innée ? C'est antiplatonicien, certes, les sens engendrent notre pensée, et autres chansons bien connues. "Mais si nous reproduisons une chose qui a été dite ou écrite de manière telle que nous pouvons vraiment la penser, alors on trouvera tout dans la chose qui a été aussi une pensée de Socrate, de Platon, de Wittgenstein, de Husserl".

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    Dieu me préserve (formule toute faite) des deux derniers, moi qui n'ai pas pu comprendre les deux premiers. Mais c'est une boutade. Mais encore, je ne suis pas ce que veut dire Flaubert : les mathématiciens, les philosophes, les raisonneurs en règle générale et sans péjoratisme, procèdent toujours par bonds, et le sot que je suis ne parviens pas à sauter de la sorte ; selon Gustave, la petite pensée que nous lirions et reproduirions dans notre esprit, que nous reconnaîtrions, aurait aussi figuré dans les discours et les pensées des philosophes précités. Cela signifierait-il que toute la pensée "x" nous permettrait d'accéder à la pensée totale de ces philosophes ? Se pourrait-il que x = X ?

     

    Ou que, déjà, dans le petit x, tout le grand X fût inclus, comme le corps entier du Christ dans chaque hostie ? Je vois que Flaubert veut nous entraîner dans sa conviction que tous les discours se valent, et j'en suis bien convaincu. Mais je ne comprends pas le chemin qu'il emprunte. Car une pensée de Socrate, ou de Husserl, ne peut tout de même pas comprendre toutes les pensées... "Je le répète : si nous avons vraiment pensé une pensée - par exemple celle de Descartes – alors il s'avère qu'elle est aussi une pensée de Socrate, de Platon, de Wittgenstein, de Husserl." Ou alors, Flaubert ne prend pas en compte le contenu d'une pensée, sa pertinence, sa profondeur, mais son existence même, sa naissance même. Alors, tout devient plus clair : moi-même, et tout homme, pouvons émettre des pensées à l'égal de tous les autres penseurs de toute époque. Je flaire le sophisme, ou ma sottise, disons mon insuffisance de logique, l'un n'excluant pas l'autre. "La loi consiste en ceci : à un moment donné une personne donnée a accompli l'acte philosophique de penser, il s'y trouvera tout ce qui est dans le penser philosophique d'une manière générale".

     

    Oui, monsieur Flaubert, mais de façon embryonnaire, virtuelle. Chez moi, cela reste embryonnaire, chez Platon, cela s'élève hors de ma portée (Platon est compréhensible, mais mortellement ennuyeux) (dès qu'il cesse de raconter). Tout le génie humain se trouve en germe dans la première pensée humaine. Ce qui est plus discutable, c'est la suite : "En ce sens, il n'y a rien de nouveau en philosophie ; il n'y a pas de découvertes." En effet, chacun de nous possède cette virtualité de toutes les explorations de la pensée. Nous avons tous l'outil. "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée". Nous pourrions même extraire Marx de Platon, mais ce serait ardu. Nous savons bien, depuis L'Ecclésiaste, depuis La Bruyère, que tout a été dit, "depuis qu'il y a sur terre des hommes, et qui pensent". Le détour par Descartes me semble pittoresque, présentant les choses sous une perspective originale, mais cela ne me paraissait pas indispensable ; cependant, l'originalité de la pensée concerne aussi son caractère originel : le pessimisme de Flaubert, enclin à tout niveler au ras du sol humain, se couplerait alors avec l'orgueil ou du moins l'honneur du fait d'être un humain. "Nous pouvons penser ou ne pas penser, mais nous pensons ce qui a déjà été pensé dès lors que nous pensons." Dans un sens, oui. Dans le sens où les cellules-souches sont susceptibles de tout développer. "C'est pourquoi Descartes ressemblera à Kant, Kant ressemblera à Socrate, et ainsi de suite." Ressemblera, et non pas "sera" ni "équivaudra". Dans ces lignes, dans ce qui pourrait ressembler (sans l'être) à une version cartésienne et mamardachvilienne de l'Ecclésiaste ou de Platon, on devine la possibilité d'une rédemption" – dont acte.

     

  • Parentèle

     

    Les obsèques se passent bien. Tante Albertine repart à Morlaix. Magdalena dit après les obsèques “Vivette mon cabinet n'attend pas. Mes patients comptent sur moi. Cousin Ange te tiendra compagnie.” A peine sa mère morte qu'on vous pousse dans les bras d'un autre. Vivette dit à son cousin qu'il “ne dor[me] pas dans le lit de [s]a mère” dit Vivette, ils rangent leurs achats dans le frigo le cousin dit qu'il pleut autant à B.qu'en Bretagne, Vivette a pris en affection ces deux étages où sa mère a vécu où survivent les odeurs, les parfums, soudain il y avait cet Ange mal nommé aux petites oreilles, le syeux verts, un blouson râpé gisant désormais sur le lit “après tout” pense Vivette “c'est amusant”.

     

    L'inattention du lecteur se déplace, un gros Ange prête attention à Vivette, quinze ans, qui se confient l'un à l'autre des lambeaux de souvenirs : ma mère” dit Vivette était croyante, pas du tout dit Ange, “elle s'est lavé les mains dans un bénitier, avec du savon apporté exprès ; quand le curé” etc. - Ma mère a joué l'Infante... - Pas du tout ! Avec ses moustaches elle faisait Flambeau de L'Aiglon. Mais on voyait ses seins (plus tard) – son engagement politique : juste des défilés, des fanfares... - Ange, trouve-lui tout de même quelque chose de bien !” Ange alors lui découvre un cœur d'or et des goûts exquis, des convictions progressistes. On peut tout dire sur ma mère dit l'Orpheline.

     

    Lettre : “Chère Magdalena, cher Térence, Vous êtes partis si vite après l'enterrement. Térence n'a pas dit un mot. Tante Albertine est partie, je reste seule avec le cousin Ange, il parle de Rachel ma mère comme s'il l'avait mieux connue que moi. Au lycée on me regarde bizarrement ; à la maison le cousin m'aide pour mes devoirs et ne me quitte pas, il me fait la moral et nous passons d'agréables soirées, il est toujours d'accord pour les programmes télé. Il couche sur le divan et ferme sa porte à clef mais la mienne est perdue. L'assistante sociale m'a dit que j'habiterais bientôt chez vous, j'attends votre réponse pour me décider, je vous embrasse bien fort Vivette.” Dialogue : Ange et sa cousine se prennent les doigts sur le divan vert, Ange dit “Je ne suis pas beau, j'ai des grosses joues” Vivette répond qu'il se laisse pousser les cheveux, “Tu vois d'ici ma tête ?” dit-il, ajoutant “J'ai du ventre”, elle n'enlève pas sa main. “Veux-tu que je t'embrasse ?

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    - Caresse-moi dit Vivette. Et comme ils se font ils couchent. “Une seule fois” dit Vivette. La scène se déplace chez Térence (et Magdalena) sur un sofa plat recouvert d'indienne. Un mois s'est écoulé, nul ne prend de décision “ici c'est trop petit” disent-ils “pour loger Vivette”. Comme l'année scolaire touche à sa fin, Térence veut héberger sa belle-sœur orpheline qui “prend des risques”. Tu ne penses qu'à ça” dit Magdalena. “Nous sommes ses seuls parents” répond-il. Magdalena s'anime, “pas question, Vivette est grande et s'en tire toute seule. - Se tire toute seule. - Connard. J'ai d'autres choses où me consacrer. Nous avons déjà tant de mal à vivre tous les deux.” - Térence la traite de psychologue. Vivette au téléphone : “...Je suis enceinte !” Magdalena : “Qu'elle vienne immédiatement !...immédiatement ! Pas toujours toute seule dit Térence, Vivette raccroche, elle se roule en boule sur le canapé jaune (rouge, bleu).

     

    Cousin Ange est parti. Sans savoir. Elle voit Rachel, sa mère morte, se pencher sur elle dans son cauchemar, et lui offrir un petit cœur en céramique du Stand Socialiste. Magdalena sa sœur aînée de la Région Parisienne engueule Térence son beau-frère : “Elle s'appelle Joëlle, je sais tout Et alors ? Ça continue sur ce ton-là Bien la peine d'être psychologue (in petto) “Tout Gnampe ne parle que de vous” Voilà donc l'argument. “Gnampe”, c'est le surnom que l'épouse donne à ce bled pour l'abaisser – Térence ou le bled. “Elle a seize ans !” gueule la psy. “Tu aurais peut-être préféré que je la baise ici ?” D'un seul coup Magdaléna se met à pleurer, je ne la voyais pas comme ça, elle dit que Térence pouvait trouver des raisons, lassitude, inconscience, au lieu de fuir dans l'insolence, l'inhumanité Térence ne me regarde pas comme ça Elle avait besoin de moi. - Cette bâtarde, cette pourrie, etc. ?

     

    - J'avais besoin d'elle. - Plus que de moi, etc. ? Tu dis que tu l'aimes pas de grossièreté jamais tu n'as été grossier avec moi - Je ne m'estime pas dit Térence je n'ai pas honte, sa femme se met à pleurer il la prend dans ses bras elle se dégage etc. On frappe c'est Vivette avec une valise dans chaque main (“La scène à faire”) les deux autres se font pleurer Vivette pose ses valises et s'abat sur le sofa les mains sur le ventre. “...Fatiguée froid faim...” etc. “Tu ne peux pas avoir mal maintenant” dit l'aînée “alors enlève tes mains merde”. Dialogue VIVETTE J'ai quinze ans !

     

    MAGDALENA Tu vas me faire sauter ça tout de suite VIVETTE Je l'ai je le garde TERENCE Tu vois c'est à ta con de sœur aînée qu'il faut faire la morale VIVETTE Je repars là tout de suite ? MAGDALENA à TERENCE Ta pouffiasse est peut-être pleine aussi tant qu'on y est ? VIVETTE Qui c'est Joëlle ? TERENCE Et c'est ma faute aussi connasse si ma capote a crevé ? VIVETTE : se marre – MAGDALENA à VIVETTE, même jeu : Ton connard d'oncle a tringlé une connasse de seize ans VIVETTE Pourquoi y a un âge limite ? MAGDALENA On est mariés nous autres pauvre enclume VIVETTE J'ai quinze ans merde !

     

  • Mes adolescences, et le reste du monde

     

    Le 29 septembre, accords franco-allemands sur la Sarre : en quoi consistaient-ils ? Mon professeur d'allemand, Herr St., sourd comme un pot, m'avait choisi un correspondant à Völklingen, au plus près de la frontière, parce qu'il savait, lui, que je m'y rendrais. Les autres écrivaient à des garçons de Berlin, au diable, jamais ils ne les visiteraient. Le mien s'appelait Franz, comme son père. Pour les distinguer, les parents disaient "Franzi". Les Sarrois avaient voté le retour de la Sarre en Allemagne par plus de 97% des voix.

     

    Les autres n'étaient que des industriels intéressés, qui préféraient la rattacher à la France. Et le 1er octobre se créait l'Association des usagers du canal de Suez : les "usagers", comme maintenant pour le métro. Nous avions des droits, nous autres, sur ce peuple d'abrutis par la dictature : un barrage, un canal, ils voulaient tout, ma parole ! On n'allait tout de même pas tolérer l'accession de ces Arabes aux bienfaits de la technologie moderne ! Et notre pétrole, alors ? L'enfant se frottait au Lycée de Laon, faisait l'intéressant, provoquait la persécution de toute une cour de récréation, continuait à découvrir la cruauté collective envers les anormaux, les fous, les porteurs du béret de papa sans oublier les pantalons de golf et les prétentions littéraires. La "signature de l'accord soviéto-japonais de Moscou mettant fin à l'état de guerre entre les deux pays" passait totalement inaperçue. Il me semble bien que l'intervention de l'URSS avait précipité la capitulation du Japon : je me trompe ?

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    Et les enfants jouaient dans les cours, se traitaient de "bâtard dégénéré", de "nénufar de pissotière". Je me battais contre Fabre, qui me cassait la gueule couvert de boue ; mes camarades étaient déçu, car je l'avais bien dérouillé, juste avant. Mais les évènements se précipitaient : le 22 octobre, une "entrevue secrète franco-anglo-isréalienne" se tenait à Sèvres : nos diplomates bien habillés s'appelaient Christian Pineau, Selwyn Lloyd et Ben Gourion. De cela, au moins, on est sûr. Pour ce qui est des souvenirs d'enfance, ils ne sont guère exacts, chronologiquement parlant. C'était cette année-là, ou la suivante. J'apprenais comment se font les enfants : les parents "s'enculent solidement", me disait Dardenne, assez mal informé sur l'anatomie.

     

    Moi, je ne voulais pas le croire : c'était trop dégueulasse. J'avais fait des choses avec ma cousine, mes parents (non : ma mère) m'avaient engueulé "comme du poisson pourri" avec des mines horrifiées, comme si j'avais chié sur une hostie, au moins – et j'apprenais qu'eux aussi... eux aussi... c'est normal, paraît-il, cette ignorance du monde extérieur chez un gamin, chez papa-maman "qui ne font pas de politique", nous ne devrions pas en faire une histoire, c'était monnaie courante, mais je m'étonne, je m'attendris, je me perplexifie... Je me demande encore, à tout propos, si je fais mal, si je fais bien... Vous aussi ? Le 23 octobre, la Jordanie adhérait à "l'alliance militaire égypto-syrienne", et je me souviens que ces deux derniers pays formèrent plus tard une "éphémère" "République arabe unie", "R.A.U." sur les cartes.

     

    J'ignorais tout du monde arabe. Une amie de ma mère, Louise, avait épousé un métis Anglo-Arabe. Mes parents faisaient allusion aux "Monzamis", n'arrivaient pas à imiter l'accent de "là-bas", ni moi à trouver ça drôle. Je ne sais plus qui chantait "Les figues d'Algérie" – Henri Genès – et le refrain disait " âanakh - q'néq'né ânakh-anakh-q'néq'né", alors je rigolais comme un malade et je reprenais ça à mon tour. En 56, nous étions à cent lieues de nous douter que nous irions y vivre, chez les "Monzamis", à Tanger. Et les braves gens nous répétaient : "Vous allez vous faire tuer !" Le

     

    26 avril, dans l'indifférence générale du calendrier qui figure le cycle solaire, se fondait à Vienne l'Agence internationale pour l'énergie atomique...

     

    "Les Zamindars, aux Indes, se sont arrogé la propriété des terres de leurs circonscriptions ». Voilà de l'audace, et comme je la comprends. Comment imaginer que nous abandonnerions notre petite maison au profit du logement d'un quart monde présent à nos portes ? Inconcevable. Cette maison, nous l'avons reçue de nos parents. Sans eux, nous payerions encore un loyer exorbitant, nous-mêmes en butte aux vexations d'un propriétaire. Il faut comprendre ces vilains accapareurs. Les théories fumeuses du conservatisme conservent le patrimoine culturel, mais aussi foncier. La droite, c'est l'âme ; la gauche, c'est le corps. S'imaginer que la démocratie augmentera la culture, c'est ne rien comprendre à cet esprit de progrès : tout progrès vise à effacer les traces ; toute culture vivante s'enrichit, par la contestation, par les dépouilles de celles qui l'ont fondée.

     

    La gauche, c'est la perpétuelle remise en cause, jusqu'à la toile blanc sur blanc, jusqu'au cri remplaçant le dialogue théâtral. Concilier l'excès d'innovation et l'excès de conservatisme est ce que nous aurions trouvé de mieux, ce qui n'est pas une révélation. Le Tiers Monde compte aussi un petit nombre de grands industriels : il nous a toujours semblé absurde, voire scandaleux, qu'il n'existe aucune usine de transformation du cacao en chocolat sur le continent qui en produit la matière première. Il est vrai que les régimes politiques assurent souvent leur transition dans le sanglant, mais on pourrait imaginer le contraire. Nous avons appris que les fameux accords dénoncés comme néocolonialistes permettent tout de même aux Etats africains signataires de recevoir une aide au développement – hélas trop souvent détournée : deuxième flèche contre la démocratie ? « Matarazzo au Brésil, Tata et Birla dans l'Union indienne ».

     

  • Fragment de "L'amant de Patagonie" (Isabelle Autissier)

     

    Notre lecture nous ramènera loin en arrière, quand l'orpheline, adoptée par son premier pasteur, l'Ecossais, joue les sauvageonnes, déjà, dans un foyer bien élevé :

     

    "Cinq longues années ont passé. Je me suis peu à peu civilisée, abandonnant l'habitude de marcher pieds nus et de me moucher dans ma manche. J'avais un statut ambigu, entre fille et servante. Mon esprit d'indépendance avait attiré l'attention du révérend, qui voyait en moi une allliée toujours prête à vibrer au récit de ses anciennes entreprises. J'étais la seule à avoir l'autorisation, quand j'avais fini mon travail, de me glisser dans la bibliothèque où il écrivait ses interminables courriers. Je lisais avec avidité une sélection d'ouvrages qu'il m'avait préparée, célébrant les hauts faits et les vertus de quelque missionnaire. J'ai encore le souvenir de l'odeur de ces pages exhalant le renfermé et la poussière, des piqûres brunes d'humidité qui mangeaient les coins et du bruit d'insecte du papier de soie que l'on soulève en réfrénant sa hâte de découvrir un dessin. Parfois, il me commentait l'une de ces images, qui lui rappelait ses propres aventures. Pour sa femme, je n'étais qu'une pauvrette qu'elle trouvait impertinente, pour lui, j'étais la chimère secrète d'un homme qui ne partirait plus jamais et souffrait de n'avoir aucune descendance mâle capable de reprendre le flambeau de l'évangélisation." - combien ambigu... bL'ancienne caserne oubliée.JPG

     

    "Le dénouement vint des mains du facteur, un lumineux matin d'hiver. Deux ans auparavant, l'un de nos visiteurs avait été le pasteur Georges Bentley. Il sillonnait la Grande-Bretagne afin de récolter des fonds pour sa mission dans un endroit improbable, à l'extrémité de l'Amérique du Sud. Il rendait compte régulièrement à ses bienfaiteurs de son implantation à Ouchouaya, où son petit groupe de catéchistes vivait loin de tout, entouré des seuls Indiens. Ce nom étrange, qui sera plus tard déformé en Ushuaia, me plaisait par une sorte de prémonition. J'apprendrai plus tard que cela signifie "La baie qui pénètre à l'ouest". M. Bentley avait un vrai talent d'écriture et le révérend nous lisait souvent ses lettres avant que nous ne priions pour lui. Ses textes parlaient des sauvages qui vivaient nus sous la neige et pour qui nous organisions des collectes de vieux vêtements" empoisonnés. "Mais il dépeignait aussi avec emphase des paysages sublimes et les glaciers plongeant dans la mer, les forêts rousses en automne, tous témoignages de la grandeur du Créateur. Enfin et surtout, il parlait de ces âmes simples et rudes à qui il apportait les lumières physiques de la civilisation, et morales de la chrétienté. Le révérend Bentley était le favori de "Messieurs, nos missionnaires". Ce jour-là, je m'étais encore fait réprimander pour avoir répondu vertement à l'aînée des Mac Kay.

     

    " - Nous ne tirerons jamais rien de cette gamine, elle est de pire en pire. Bientôt elle va jurer comme un charretier, les corrections ne mènent à rien. Je vous le dis, mon ami, c'est une graine de délinquante, tempêtait la femme du révérend, après m'avoir administré deux claques.

     

    "Or le courrier en provenance d'Ouchouaya se terminait par une demande pressante. La femme du pasteur Bentley venait d'avoir son cinquième enfant. Sa fatigue, les soins de sa maison, du potager, joints à sa sollicitude pour les femmes et les enfants indigènes, l'épuisaient. Ne connaîtrait-il pas une jeune fille que ne rebuterait pas ce dur climat et qui pourrait venir la seconder ? Mac Kay lui avait déjà sélectionné deux ans auparavant un forgeron qui réalisait des merveilles. Bentley s'en remettait à lui. Une paysanne un peu dégrossie conviendrait.

     

    "D'un seul élan, toute la maisonnée se tourna vers moi." - on n'est pas plus aimable.

     

    "Le 26 mars 1880, je chargeais ma petite malle sur la diligence de Glasgow, en route vers le Nouveau Monde. J'avais 16 ans."

     

    Voilà pour le romanesque. La jeune fille, même en rébellion, est imprégnée de cette désolante idéologie prétendue civilisatrice, dont nous n 'avons aperçu les tares que très récemment ; nous verrons bien ce que diront nos descendants de toutes nos certitudes arrogantes actuelles ; mais il est vrai que l'histoire, "ça sert à rien". Le chapitre suivant concerne la longue traversée :

     

    "Voilà mon pays ! Je me sens aussi intimidée qu'excitée à imaginer ce qui m'attend sur cette terre nouvelle. Je ne sais pas seulement combien d'années j'y passerai. Est-ce vraiment important ? Je l'ai choisie, j'ai voulu y venir, j'y suis.

     

    "Depuis deux jours il fait meilleur, même beau. Le vent est passé au nord et nous glissons sur une mer grise, parcourue seulement de trouées de lumière qui fusent entre les nuages. Des albatros aux yeux délicatement soulignés de noir nous accompagnent, furetant dans le sillage en quête de nourriture. Délivrée de l'ignoble mal de mer qui m'a tenue au lit pendant la descente depuis le Rio de la Plata, je reste sur le pont toute la journée pour fuir l'odeur de moisi de ma cabine. L'air me semble chargé d'une indéfinissable énergie, une vivacité qui m'emplit les poumons, me donne envie de chanter, conforte ce choix déraisonnable de venir fixer ici une partie de ma vie." Nul doute que ce portrait ne doive beaucoup à l'autrice elle-même, navigatrice au long cours. L'amant de Patagonie, d'Isabelle Autissier, chez Grasset : un long poème musclé d'amour et de tempêtes ; le choc malencontreux des civilisations, racheté par l'amour mixte et l'immense souffle du Sud extrême.

     

  • Isabelle Autissier

     

    Vue du château d'If.JPGIsabelle Autissier n'est pas seulement célèbre pour s'être retournée sous son bateau en pleine mer, ni pour avoir été la première femme à boucler un tour du monde à la voile en solitaire, mais pour avoir écrit, puisqu'il est ici question de littérature, L'Amant de Patagonie, détenteur d'un prix, ce qui n'est pas d'ailleurs la première fois. Evoquer la Patagonie, c'est aussitôt rappeler Qui se souvient des hommes de Jean Raspail, où l'on déplore la disparition des peuples indiens de ces lointaines et frigorifiantes contrées. Lanzmann écrivit pour sa par Le lièvre de Patagonie, qui parle aussi de bien d'autres choses, mais nos trois auteurs s'accordent avec bien d'autres sur la véritable fascination, sur l'inguérissable envoûtement dont souffrent ou bénéficient tous ceux qui sont venus, à la voile ou autrement, dans ce pays balayé par le vent, autour d'Ushuaïa, dont Isabelle Autissier déplore d'ailleurs l'orthographe stupidement anglo-saxonne, et qu'elle transcrit à la française, O-u-c-h-o-u-a-y-a.

     

    L'avantage de relire les dernières, puis les premières pages d'un livre, comme une Torah, est de rapprocher l'incipit de l'explicit, et d'expliquer, réciproquement, la fin et le début l'un par l'autre : Isabelle Autissier imagine une fille d'Ecosse, orpheline de mère, élevée à la dure mais dans l'amour paternel par un jeune veuf avec son petit garçon : elle court les landes, garde et voit tondre les moutons, cavalcade dans le vent, et se fait persuader par un pasteur, lorsqu'elle est devenue jeune fille, de s'embarquer à la fin du XIXe siècle en tant que gouvernante auprès de colons épris d'aventures lucratives. Au début, ces Européens, dont on ne voyait pas la peau, dont les hommes avaient le visage mangé de longs poils de barbes, et qui s'estimaient infiniment supérieurs, ne voient que des sauvages qu'il s'agit d'abord de vêtir, mon Dieu quelle horreur d'aller ainsi cul nu, de contaminer par les germes de ces vêtements bourrés de petits microbes ravageurs, puis d'évangéliser, afin de vite vite les rendre coupables d'exister, voire de baiser en plein air ce qui est vomitif ma chère.

     

    Pas question de se mêler à ces sauvages, qui n'ont jamais froid, qui puent sous leur épaisse couche de graisse de phoque, et dont l'intelligence se réduit à l'instinct de naviguer parmi les passes, les chenaux, les tempêtes de ce coin rébarbatif : on pourra toujours les faire trimer dans l'exploitation agricole, enfin, les moins bêtes, ce qui ne sera pas facile, car ces gens-là ne sont jamais pressés ; ignorant jusqu'à la notion de bénéfice et de rendement. Quant elle arrive là, Emily, dite Emmie, partage les préjugés de cette famille de pasteurs éleveurs. Elle frémit de voir des museaux si sales et si repoussants, si laids, et se garderait bien de s'éloigner des bâtiments de planches autour desquels hurlent les coups de vent, de peur de se faire violer, car tous ne connaissent pas les Evangiles, dont la lecture empêche absolument les viols, comme nous le constatons tous les jours sous nos latitudes. Mais ne vous en faites pas, avec le Coran, ça ira mieux. Bref ! L'héroïne sympathise peu à peu avec les Indiens, se fait courtiser par le fils de cet autre pasteur antarctique, et surtout, s'apprivoise avec ce pays, dont le livre d'Isabelle Autissier fait le premier personnage. Dès qu'elle l'évoque en effet, le lecteur est littéralement envoûté. Qu'elle s'éprenne peu à peu de cet Indien et le suive par amour malgré la désapprobation de son entourage, qu'elle en conçoive un enfant, Lukka, c'est peu de chose, pour nous, à côté des descriptions lyriques, même mystiques, de ces montagnes d'où descendent sans cesse d'imprévisibles rafales, de ces arbres tordus et vaillamment redressés contre l'acharnement météorologique.

     

    L'héroïne en vient à s'éloigner du temple, à se dénuder, à s'enduire de graisse protectrice, à nager dans l'eau glacée, à pêcher au harpon ou à la main, mais le père de son enfant se fait massacrer dans une embuscade tendue par des Européens, qui ont eu peur, et se sont montrés agressifs. L'histoire nous raconte comment elle s'est repliée dans sa communauté d'origine, comment elle a respecté le plus possible la nature et la façon de vivre indigène de son fils, comment elle a désespérément tenté de raccommoder ce qui ne pouvait jamais l'être, car son cas demeurait exceptionnel : les autres Européens ne pensaient pas plus loin que le cul de leurs moutons et leur cubage de bois de charpente à expédier dans l'autre hémisphère pour construire d'autres navires de conquêtes.

     

    C'est pourquoi le fils métis rompt avec sa mère, qui n'a fait qu'une année de tourisme indigène, comme il le lui lance à la face, alors que lui, Lukka, se sent purement indien, dépossédé, prêt à la lutte armée contre les colons envahisseurs, et condamné à mort par les autorités argentines qui se sont mêlé d'annexer le pays de ses pères. Il s'évadera pour l'Afrique du Sud, où se déroule aussi l'un des épisodes les moins glorieux de la colonisation. Mais Emily, pour sa part, mûrie, vieillie, épuisée par une vie de combats contre les préjugés raciaux, et les épreuves personnelles, décide de rester en Terre de Feu : le pays l'a envoûtée, lui a révélé des vastitudes internes et panthéistes d'où nul ne pourra plus la faire chuter sur le sol des Blancs, pourris de combats cupides et de violences entraînant la violence en retour de certains colonisés.

     

    Le livre s'achève sur une méditation panthéiste ou païenne qui ne le cède en rien aux envolées touristiques de Le Clézio, qui fait ce qu'il peut. Isabelle Autissier signe là un ouvrage plein de ciel et d'amour, de rêves infinis sur l'impossible fraternité des hommes, et la contemplation du vaste monde, immense et humble, tandis que s'effacent les échos affaiblis des civilisations que le temps efface...