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Les pathétiques

R. 1

Ressusciter tous ceux qui tendent à l’Art sans être reconnus Éplucher tous les textes de blog, en quête de fragments.

    ...Transpositions ? inutiles ; ce livre ne sera ni édité ni lu.   Je le dédie au petit gouffre. 
   COMPOSITION  en taches d’huile. 
« d’intérieur » p. 3

    Nous sommes tous des pathétiques réciproques, sur les sentiers des Landes en fin d’après-midi ou du petit matin. Nous parlons seul ou nous taisons, alerte à 50 ans,  à présent si poussif
quinze ans trop tard. Nous en vivrons bien trois de plus. La vie s’étire en très gros plans de scénarios mal ficelés. 
	Je n’ai jamais compris les deux montres qui tintent à la fin d’Une fois dans l’Ouest.

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   Impasse Marguerite-Marie, Alacoque, vénératrice du Sacré-Cœur. Succession contiguë d’étroits pignons fendus par la longueur, logement de ci, logement de là. Ébauche de cité plus ou moins phalanstérienne comme il s’en trouvait en fin de siècle. Les logis inversés, un par versant de toit, se présente à l’entrée comme un long corridor élargi du fond par la  chambre et la  salle d’eau. Le tout s’ouvre sur un petit  carré buissonneux sous tonnelle appelé « jardin », coincé contre le mur d’enceinte général.
		Nous y tenions six à table. D’un jardin l’autre tout s’entend au mot près. Revenons au seuil de l’impasse. Pour accéder aux logis serrés sur main droite, la terre et les débris vous râpent les semelles.  Des chats s’arrêtent net et vous fixent, avant de détaler sous les treillages. Ces rangs dévots de salades et de haricots bien tenus désignent des vies besogneuses et délatrices.  À d’autres les fables du bon peuple. Nous n’avons trouvé nulle trace d’âme. 
	Les habitants se dissimulent ou se plaignent par lettre des nuisances nocturnes de mon pianiste : Benoît, que je visite à longs intervalles. Ils n’aiment ni son tour de taille ni ses oscillations ursines. Ma démarche incertaine elle-même alimente leurs phantasmes inquisiteurs. Je les soupçonne de soupçonner d’insanes scènes homosexuelles.
  Le  fond d’impasse, épais, herbu, s’il faut absolument une transition, permet juste le demi-tour d’un véhicule : vestige d’un terrain sur lequel tremble encore un préau de planches, je descends pisser devant une antique calandre mal abritée rongée de rouille. J’essuie mes doigts sur le tissu de cuisse, traverse le sentier, presse le bouton blanc : carillon deux tons, American fifties, main molle de l’artiste. Il a le souffle court et les intonations nasales d’un consommateur de psychotropes. Il vit ainsi sous son demi-pignon, un piano  droit en enfilade au long du mur, et l’épinette juste en face à  droite.
	 Un orgue d’intérieur trône au fond dans la pénombre. 
    Deux chaises, une table ronde en pagaïe – partitions, fascicules paroissiaux - et quelques étagères. Soucoupe en équilibre, à ras bord de cajou, de pécan. Du vieil encens stagne dans les rideaux crème. L’unique visite d’Arielle (tu parles si souvent de lui ! ) a provoqué chez elle d’incessants battements de fenêtre  (j’étouffe!) par où  Jean-Benoît feignait de craindre l’intrusion du petit chat bien nourri. Insensible aux arpèges, gammes et renversements, Arielle s’enfuit et m’entraîne avant de périr d’asphyxie.  
	Je ne suis plus retourné chez Benoît que seul, en  mission d’amitié. Marie-Pascale en effet, humaniste huguenote, m’a soutiré le serment de le tirer de dépression ou pire. Que ne soutire-t-on pas de moi. « Ne feins pas l’amitié », certes, mais que fallait-il faire ? j’étais promu visiteur sur parole de ce boyau hanté, curieux malgré tout d’exploiter l’occasion : l’autre est un solitaire dit-on,aussi jaloux que Dieu. Depuis ma droite	et jusqu’au fond , l’air entretenait  de féroces relents d’encaustique et de crasse équitablement répartis sous des bataillons de bibelots.
3 À l’exception des instruments très bien entretenus, cest une suffocation de madones crasseuses et de crucifix de tout poil juchées sur leurs consoles, Marie sur offset punaisée au mur comme chez moi et que je prie, parfois. L’Église  en effet nous abreuve de souscriptions postales – mais le coût des relances absorbe in fine le montant des offrandes. Le jour où j’ai reçu 25 autocollants contre l’avortement, je les ai  renvoyés assortis d’un courrier plus qu’acerbe. 
	J’ai juste conservé comme lui cette Maria de Fatima, aux larmes de cire sur ses joues imputrescibles. Je la prie aussi bien en latin qu’en grec, sans plus y croire qu’un histrion. Dans  son exil intérieur, Jean-Benoît prie pour lui et moi. Certains parlent d’autosuggestion. Je préfère croire. D’autres avant lui  ont cru en Dieu, chose qui arrive à des gens très bie ; en ce  même  instant d’autres prient pour nous. Nous retrouvons ici chez Benoît, impasse Alacoque, un de ces vieux  logis de  prêtres ou d’oblats esquissés par Huysmans  juste au-dessus des cloches de Saint-Sulpice. 
   
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   Après de longs  silences, Jean-Benoît me relance au téléphone : il jouait de l’orgue hier soir. Il a cru que je répondrais. Le rappelant au matin, j’ai reconnu sa voix lente. Il me proposait de l’entendre  ce dernier dimanche. Il me redemande  son lecteur magnétique sans stéréo, en piteux état, qui pourrait dit-il enregistrer ses  œuvres « à travers l’air, à l’ancienne ». Il a parlé de moi à ses prêtres, en m’attribuant  une grande culture et de l’originalité (aurai-je assez entendu ces inepties). Les constantes de ma conduite permettent de penser que loin de détester les hommes, je les dénigre par commodité. 
    Je couve Jean-Benoît parce que je n’ai jamais abandonné personne. Les gens de haut rang spirituel et autres grands esprits déplaisent à ma paresse ; ne sont-ils pas autosuffisants ? J’ai aussi repoussé les femmes : méfiance et hostilité. En revanche, une excessive douceur préside à mes rapports avec les chiants, car ils ont peut-être raison. Les transformer en créatures appréciables  nécessite une tolérance inépuisable, ainsi que le renoncement, dès qu’on les visite, à toute aspiration personnelle. 
	Cette vaillance qu’on aurait exercée à connaître ses vrais parents d’esprit s’est diluée, dans l’apprivoisement des faibles, en justifiant ses propres générosités au nom d’une feinte charité ; ceux qui me blâment  ignorent la force qu’il aura fallu. Laisser-aller ne suffit pas : couler à fond nécessite autant d’efforts et de souffrances que la lutte. Cela suppose un concentré de persévérance aussi contraignant que d’escalader sa propre réalisation. Dans les deux cas, l’ego barbote et disparaît : aspiré d’en haut, par la raréfaction de l’oxygène – ou vers l’asphyxie de l’abîme. 
	La seule fausse note est que le descendeur toujours a le regret de n’être pas monté ; mais, pour sa part, le grimpeur jamais plus n’aspire à descendre. Dans cette même optique, transformant ses incapacités en  systèmes, nous avons adopté la méthode «en tache d’huile », sans  chronologie ni liens 1ogiques. Non plus des systèmes en définitive, mais des prothèses. 

(In domo Patris) mansiones multae sunt - nombreuses sont les chambres dans la maison de mon père. 
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	Je propose à Benoît l’examen d’une Blockflöte (« dextérité manuelle ») en buis ou poirier. Il pourrait en vérifier l’efficacité, dans l’enrichissement du ton. Mais notre rapatriement à Dieu n’est pas impensable. Le Roi serait Louis XX de Bourbon, duc d’Anjou. Mais ce sont là débats stériles de croyants. Pour Jean-Benoît l’entretien d’âme et de corps est dévolue à la personne de sa mère, des emplettes au carrelage. La mort survenue du fils aîné avait livré la mère survivante, Odile, à la merci du second fils ; la mort à son tour, quinze années plus tard, de l’octogénaire protectrice avait vite réduit Jean-Benoît aux négligences résidentielles, vestimentaires et presque sanitaires : « Je suis devenu » disait-il « terne, sale et secourable ». Des  papiers glacés publicitaires jonchaient le sol en attente d’une improbable classification. En attendant on y glissait. Chez certains cas sociaux que les services abrègent en cassoss, nous avions connu   des chiens compissant les  journaux déployés sur le   carrelage : ainsi les Polonceau de Marchais, ou cousine Aline.

 

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   Plus tard  Jean-Benoît déménage en ville,  au  bas de la rue de Psak. Son père, nouveau veuf, n’ayant plus longtemps à vivre, est placé « en établissement » près de l’ancienne manufacture de tabac : l’appartement du père, s’est libéré. Jean-Benoît s’est donc laissé glisser en bas de côte. Une époque est passée. Le vrai Benoît sera toujours en  Haut-de-Ville. Toujours il hantera le boyau Alacoque, avant-dernière porte ; malgré les sons 
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infects  et plats de ce long cachot. Il jouait en sourdine, de nuit, mais les ondes infiltraient encore le sommeil des nuls. Son pas  rampant et  chaloupé, sa silhouette imprécise, indisposaient ces gens de peu ; c’était un anormal, un dépressif, un fou. On le voit au clavier, quand la musique  suinte sur son profil , où elle s’imprime.
    L’orgue interne (une rareté) demeure muet  en fond de pièce ; il n’en joue qu’en retour d’écoute, jouissance interne de yogi ou de prostatique. Pour l’écouter en toute plénitude, il faut gagner les Prémontrés de St-Norbert ou moines blancs. J’assiste aux messes en récitant tous les répons. Aucune anxiété dans notre mécréance.
	Il existait dans le Béarn une petite laide et boulotte  jouissant au milieu de la foule  à l’insu de tous : sous la coupole du kiosque s’asphyxiaient les tutti du chœur : rou-bou-droun-boudroun ta brahiola tis vroundoun – le son  gonflait sourdement comme un fruit tandis que Boule Rouge dardait à  la ronde, d’un air entendu, les étincelles d’une extase ignorée, où tous étaient conviés en vain. 
    J’observais aux Prémontrés de St-N. la ferveur des   convives  autour de l’eucharistie. Tous en état de grâce ?  je ne suis pas digne  (« dis un seul mot et je serai guéri » ). À supposer que l’admission   au sacrement soit devenue moins stricte, je le repousse  sans cesse, au risque de mon agonie, si j’en ai une. Parfois je sens une bouffée de joie, sous mon kiosque. Mais je mourrai. 
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    L’épinette privée de Benoît, plus volontiers joué sous  mes yeux,  se fait moins  rare. Le plus souvent  j’écoute son piano droit,  propagé durement depuis la cloison gauche. Le peu que j’aie touché de l’épinette plaît à Jean-Benoît, malgré le trouble que jette sur mes doigts  ses yeux voraces : le musicien s’est aguerri aux œillades des jury (souvent la télévision zoome sur ces étranges pattes) – je la joue « Espagne exotique », aux antipodes exacts du Padre Soler.

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	Monté le voir un jour à la tribune en retrait, pour l’impro du Missa est, je me vois d’un signe dûment renvoyé au parterre. Redescendu prêter l’oreille aux vibrations et réverbérations d’en bas, je me figure cheminant de dos vers le transept. Parfois sans être monté je saluais Benoît de la main droite qui de dos me répondait de son rétromiroir.
	Me revient à ce propos Anne l’altiste de Nancy sur son alto de Mirecourt an centre d’un amphi d’auditorium. Elle me certifiait qu’au grand jamais les huissiers, experts physionomistes, n’introduiraient quelque auditeur que ce soit aux regards tant soit peu suspects : « Ils te repéreraient sans hésiter ». « Tout de même, insistais-je, à supposer… - ...il n’y a rien à supposer… - ...qu’un fou dans le public te vocifère Le dièze, merde ! - ...je lui tendrais l’alto à bout de bras en gueulant TU VEUX LE FAIRE ? - non, elle n’ajoutait pas connard...

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Je disais à Benoît qu’il suffisait d’abandonner ses doigts sur le clavier de l’épinette ses phalanges pour trouver la grâce. Benoît s’assombrit d’un coup : « ...ralentis  les dessus » Rien de plus facile que de jouer médiocrement de lépinette, et je  me replie   en bon ordre. Benoît  compositeur semble en effet plus susceptible d’émouvoir à cordes pincées que frappée. Il pense le contraire.  Les plus grands se fourvoient  sur leurs  talents : Voltaire prisait ses tragédies. Dzeu l’Ermite, perché dans son petit sixième, n’apprécie pas  plus  l’épinette que le  piano,   lorsqu’il la capte sur  les ondes : ni le  son ni l’inspiration.  
	Au fond du logis de l’impasse Alacoque s’ouvre un jardin  carré grand comme

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une table où nous avons mangé serrés un jour d’été,  en compagnie de  Marie-Pascale  et   des parents du musicien (courage, petit poète égyptien de  la Onzième Dynastie) - sa mère Cécile  avait placé les convives à l’abri du soleil, sous la tonnelle  entre  les haies de vigne vierge.  

  PHYSIQUE ET VÊTEMENTS de Jean-Benoît
   Son abdomen par temps chaud retombe sur sa ceinture. Je le vois grignoter ses noix de pécan, mouchetant sa barbe,  qu’il porte à la Debussy   de miettes alimentaires, avec moustache, parfois sans. Il me tolère de pleines paumes d’anacardias, et  puise en d’autres écuelles semblablement garnies, malgré son budget restreint. Il m’offre aussi ses nectars en boîtes à base de menthe ou de grenadine. Il porte en toute saison d’épaisses chemises gentleman farmer à  gros carreaux mauves, sans jamais transpirer. Il suce ou chique des mégots goudronneux, puis des Vichy pour son haleine. 
   Il m’en offre aussi, que je décline. Me propose des nectars frelatés, menthe acide en boîtes cylindriques, ou grenadine. 

J’ignore à quelle occasion Jean-Benoît s’est lié avec Marie-Pascale, venue s’installer rue  Filiale au 26 en face, autre lotissement  maçonnique. Sans doute s’est-elle présentée en visite d’intégration : les trois Mansaut, père, mère et fils, l’accueillirent avec bienveillance.   
   
   Marie-Pascale
    Nous l’appelons Sœur Marie-Pascale, par manière de plaisanterie. Son anorexie se compense vaillamment par des accès de boulimie, de jeûnes repentants et de joyeux régimes. Déiste  éclectique, elle prie l’Univers d’écarter des rochers la montgolfière 
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elle a voulu prendre place, et s’exprime au sol en submergeant l’auditeur d’une intarissable volubilité syllabique sans cesser de sourire. Reçoit chez elles des femmes et se ferait hacher plutôt que d’admettre sa boulimie de moules - quel mâle rédempteur voudrait de ce faciès rouge brique de former British colonel ? parfois je  l’emmène au Bordeaux-Luxembourg de 9h 8. Je laisse aller la main le long de mon levier de vitesse ; automatiquement  son genou recule. Cela ne prouve rien. Elle plaît aux hommes dit-elle et j’aimerais le croire. Nous sommes souvent invités chez elle, car j’ai depuis longtemps.convolé en hétérosexuelles noces  Dans son appartement luxembourgeoisement rangé la conversation  doit toujours s’échauffer deux  bons quarts d’heure avant que  les antennes  se  déplissent.
	Alors  nous échangeons, sur Dieu ou le bien-vivre, ou l’une de ses connaissance absentes et très âgée dont elle dit du bien, à qui sont arrivées maintes aventures édifiantes ou navrantes : rencontre-t-on ses amis au petit bonheur ? qui choisit ? est-ce bien Dieu, la vie ou nous ? 
	...Quelles relations Marie-Pascale entretient-elle avec  Louise la Malgache, envoûteuse et insaisissable  ? pourquoi le petit ami de Louise, avorton sec et  jaunâtre, traîne-t-il après lui  partout son vieux matou galeux ? Il se fait appeler d’Entragues, sans rien en lui du Vert Galant ni de Catherine-Henriette. Il vient essayer dans ma baignoire ses maquettes de navires, et n’y reviendra plus. Je ne puis m’empêcher d’aimer cet importun glabre ni de reconnaître en lui le superficiel qui ornait ma jeunesse,  où les tics bouffaient mon visage.  « Nerval s’est pendu » D’Entrague d’afficher une vive affliction : « Quand çà ? - En 1855 ». Son Ignorance se fige. 
	Il adore l’informatique. Il interrompt la génitrice de Benoît évoquant dignement la  mort de  son fils - « ...où avez-vous donc trouvé ce  joli bracelet ? » - la main en vérité m’a démangé.
   
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 Le passé de Jean-Benoît

La belle-mère de Jean-Benoît et son épouse se sont jetées un jour main dans la main, d’un 5e étage, après avoir prié Raël et le Soleil - quel gendre, quel mari survivraient à ce double sacrifice ? La famille évoque à présent la fable d’une collision de face, mais il est à jurer que Marie-République a toujours su qu’on lui mentait. Dans son cœur, l’enfants sait. Où se trouvait son père ce jour-là ? le père et beau-fils à ce moment ? Comment a-t-il pu abandonner sa propre épouse entre les pattes de la folle ? Marie-République issue de son union n’a jamais sonà consulter la presse de ce jour-là.

Lorsqu’elle a revisité, jeune adulte, son père dans sa thurne, il ne lui parla que solfège et vanités d’artiste Marie-République écoutait, admirative et sans lassitude ; le soir même conçut chez soi son enfant qu’elle appela Bankoré. Il fut question qu’elle revînt vivre chez son père avec l’enfant et Nelson de Quezón City, tous trois dans les pièces du bas rue Filiale, faisant régner l’ordre et la propreté. Puis il n’en fut plus question. La présence constante d’un braillard nocturne effraya l’artiste insomniaque. La jeune famille s’est installée impasse Alacoque.

J’entrevis un jour tout au fond le jeune père soutenant son garçon kaki cul nu au-dessus des herbes. Je me suis arrêté net sans qu’il m’eût aperçu. Nous aurions échangé des paroles avenantes : « Je passe ici aurais-je dit par hasard et j’ai poussé jusqu’à vous » « On sent la présence minine » - tout est clair, aéré, bien rangé (elle aurait souri) favorablement accueillies ; aurait suivi le piano droit naguère planté là de profil, que j’écoutais coincé sur ce fauteuil d’osier : « Parfois il me tendait ses partitions où je

 

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pataugeais des yeux Vous pratiquez vous-même ? non je ne reste pas merci, je suis venu à l’improviste et j’aurais pris congé heureux de voir un lieu si bien réaménagé.

Puis je serais revenu sur mes pas. Benoît lui-même a cinq enfants de femmes différentes. L’imaginer dans son passé relève de l’impossible. Il ne revoit plus ses fruits du premier lit, kidnappés par des Huguenots très stricts ; d’autres à présent veillent au

grain du haut de leur Tour de Garde . Jean-Benoît, inquiet de mes textes biographiques imprudemment évoqués, ayant o dire par moi-même qu’il s’écrivait des choses sur lui, voudrait en savoir plus ; il me fait tenir en mains propres six ou huit feuilles raclées jusqu’à l’os, où le lecteur se voit sommé de ne déchiffrer que la musique et ses consolations ; « le reste, écrit-il, n’étant que « vicissitudes et brouillages communs à toutes les familles » - autant dire à boucler sous les cadenas froids de la névrose – tout ce que demande l’indiscret lecteur lambda : le seul pouvoir pour lui de comparer les seuls accès qui lui soient accessibles, ou susceptibles d’éclairer sa musique personnelle. « Ce qui ne saurait intéresser personne ». La seule qui pourrait apporter ses lumières n’est plus qu’un vieille cousine aphasique.

 

Mais rarissimes en vérité les lecteurs favorisés par le sens littéraire : «Tu m’as caricaturé ! calomnié ! Tu n’as pas le droit de dire cela sur moi, sur nous ! Tout est faux, d’un bout à l’autre ! » Et nous irions en justice, en dépit de son incompétence.

La littérature « est un mensonge qui dit la vérité » : malheureusement, cela se répand sur la vie politique, jusque sur la vérité elle-même.

Les imprécisions littéraires contaminent le monde factuel, tandis que le monde littéraire demande des précisions scientifiques 

Jean-Benoît se révèle incapable de rendre l’appoint en petite monnaie.

 

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Il craint par-dessus tout d’être reconnu, lui ou le moindre de ses proches – qui sommes-nous donc tous, ô gibiers de cercueils, pour nous rengorger de la sorte ? qui se soucie de nos vies de cloportes ? Et nos successeurs iront-ils se soucier des modèles ? Est-ce la vie du grand César, ou de Modigliani, que l’on raconte ?

Ô trous du cul, qui refusez de vous voir sur les écrans, qui refusez rageusement de voir vos têtes sur les écrans, et qui couvrez d’insultes le pauvre diable qui aura laissé traîner vos traits minables en page dix-huit ?

 

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Jean-Benoît ne sait aligner que d’ingénieuses successions d’exercices pianistiques insipides. Il s’imagine offrir à l’auditeur des « cascades de cristal », des « jaillissements de joie » - que dire ? dans quel repli de mon caftan la vérité se cache-t-elle ? Pourquoi faut-il que j’éprouve ce besoin de dire du mal de tous ceux que j’aime ou que simplement je croise ? Jean-Benoît m’attire et surtout me rebute – double ou contraire ? ou l’un ni l’autre – car on trouve, sans doute ! d’autres mesures que ma personne...

 

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Jean-Benoît s’ouvre à l’épanouissement dans sa communauté renouvelée de bons chrétiens. Lorsque je le rejoins au sortir de sa messe, je sens que le prêtre, à ses mines furtives, apprécierait que je me présentasse, et je ne peux lui exposer, d’emblée, mon incroyance. De cela même encore ne suis-je pas certain. Jésus n’a pas existé : je partage

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cette certitude avec ceux qui me le répètent. Puis-je pourtant communier, sans m’être entretenu auparavant avec un prêtre ? celui-ci est-il pédé ? à interpréter mes rêves de mecs, il y aurait de quoi s’interroger... Jean-Benoît n’est-il pas eunuque chimique ?….

C’est pourquoi, une fesse en sincérité, l’autre sur le déni, je ne ferais pas de sitôt connaissance  avec Père Yves-André. J.B. se dirige alors vers ses admiratrices bénito-batraciennes, et je m’éclipse en évitant la comédie de le raccompagner chez lui – Dieu merci, les mendiantes du porche sont reparties...

 

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Je ne me suis jamais habitué à Jean-Benoît. Il faudrait cesser de mettre tout le monde au même niveau d’amour. Pour Damien, j’aurai mis trente ans : cet autre Pathétique tous les dimanches au téléphone

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à 9h20 me faisait sauter en l’air en hurlant comme un charretier enculé par son âne, et rien qu’à décrocher je dégoulinais de miel fraternel. Il ne faut pas être fier dans la vie. Mais se connaître jusqu’au fond de son calice, dût-on en dégueuler. Un autre, Ledru, m’aura pris quarante années… Où est la malsaine cohorte qui va prêchant sans trêve qu’on ne fait jamais rien malgré soi ? Sans l’avoir inconsciemment que dis-je expressément voulu ? Ô sornettes, ô massacres, ô larmes de mioches immatures… si tu les repousses avec indignation, ta vengeance n’aura pas de fin, ni tes lamentations.

Mais si tu acceptes ta condamnation, tu mourras d’impuissance ; nul ne peut virer d’un trait de plume ses propres offenses, ni réparer ce qui une fois fut blessé. Pour d’autres raisonneurs moins abrupts, il existe une grande variété d’orchestrations, car le nuancier est infini ; nous nous livrons aux complaisances. On les appelle aussi « sentiments éprouvés » ; ils ne prouveraient donc rien ? nous ne devrions croire que nos comportements, sans ouvrir la voie aux réticences ? « Si vous ne l’aimiez pas, vous ne l’auriez pas fait » - ô simplisme… notre cœur serait un parasite à exciser . Où passeraient les regrets de 15

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l’abstinence, les remords du gâchis - rien d’autre en vérité que pertes et profits ? Les émotions seraient factices ? Nous resterions enfouis sans recours sous les gravats des raisons actives. Rien ne reste plus à démontrer, nous n’avons plus qu’à décrire. À promener dans dans les débris nos détecteurs de pépites.

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Adoncques Jean-Benoît me recontacte, observe combien de temps s’est écoulé depuis ma dernière messe, comme on fait à confesse. Temps lointain, temps des faux-semblants. Je promets de revenir, ne m’y sens pas tenu, car les simagrées m’emmerdent. Les clients de bistrot communient aussi, à grandes claques dans le dos tandis que leurs femmes vaquent à leurs bigoteries entre deux coups dans le cul. La prochaine fois ce sera moi qui le relancerai, Jean-Benoît Jambes Noires (jamais vérifié) - il faudra bien qu je le lui rende en mains propres, ce répertoire de colonnes égyptiennes, réticulées, palmées, papyriformes, C’était le temps du grand Champollion, mort de méningite à 40 ans. Tellement il travaillait. La jaquette m’avait plu, bariolage au minium et au méthylène, ainsi que la Grammaire égyptienne, hiéroglyphique, descriptive et

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phonétique…Doré, Garnier, Du Bellay, que de surchauffe, éternelle combustion… Pour ce dernier, coup de front sur la table un certain 1er janvier – apoplexie disait-on. Mais dans ce gros volume, des courbures de fût, avec des cotes au centimètre. Plus de minium, juste du gris, du bistre, et des hommes en sarouel pour les proportions.

Histoire de pimenter ma visite, j’amadoue Benoît avec des flûtes ou Blockflöten, tirées de mon bric-à-brac. « Ne reste pas longtemps » me dit-il - ce sera, s’il lui plaît, plus du tout – m’aurait-il décelé ? la faiblesse des faibles, comme elle s’évanouit… ! on se crève pour leur amitié ; mais aussitôt qu’ils peuvent ils s’enfuient, l’hameçons encore aux lèvres...

Le dernier accueil que j’en ai reçu, souriant et apprêté, atteste de sa clairvoyance, sous ses apparences de lamentin.

 

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	Arielle  et  Benoît parfois s’isolent   au  jardin, chez Marie-Pascale, pour tirer – quelques bouffées. « Peut-on vivre sans vie sexuelle ? » demande Benoît en tétant sa clope. Arielle dévide les 
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lieux communs de l’abstinence, affichée par les femmes : la pénétration manque d’amatrices. À moins que le coït ne leur devienne obligatoire. Comment s’y retrouver ? Comment ne pas renoncer aux femmes ?  Et  tous deux tirent 
sur leur sèche. 
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   ...Jean-Benoît n’a rien de prêt ce jour. 
Je me dérobe, coincé que je suis entre deux rendez-vous médicaux. « Je t’avertirai dit-il quand mon prochain disque sera prêt ». Pourvu que ce jour soit toujours à venir... Le vieux lecteur de cassettes qu’il m’a donné, qu’il me réclamait en retour (mais « reprendre, c’est voler ») devient inutile.

				PSYCHIATRIE
   Tous les mois,  Jean-Benoît se fait administrer ce qu’il appelle une « injection ».Il  n’y a jamais manqué. Peut-être s’agit-il – pour une fois ! - d’une avancée soudain efficace de la psychiatrie. Les « injectés » se supportent  rarement  l’un l’autre. Peut-être Jean-Benoît s’est-il  vu privé de ses droits civiques. Cependant il  
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demeura soumis à curatelle, toujours incapable de gérer  ses factures, écartant l’argent sur sa main : « Servez-vous !» - symptôme infaillible  sans doute ?  
	 Je revois ce même geste  de Zoukave, paume ouverte, grand seigneur :  « Servez-vous ! disait-il à la serveuse - elle nous regardait perplexe puis se servait au creux de sa main sans le carotter d’un centime. Mon père était aussi picoré de la sorte - ainsi procèdent les mis sous tutelle, vieillards, idiots... Un lien énigmatique relie-t-il cette dyscalculie  à tel spasme épileptique ? Cela implique-t-il, de surcroît, un manque attesté de capacité citoyenne? Curatelle. Tutelle. Suspension des droits. Jean-Benoît est sous la coupe d’une tutrice qu’il traite de Grosse Gouine. La gouine lui laisse une misère par semaine. (Sur un parking, un mendiant que j’avais croisé, tout garni  de dents gâtées, me dit en crachotant : « Gardez-vous bien, monsieur, de vous faire mettre en tutelle, fût-ce par votre petit-fils ; voyez à quel point il m’a réduit, que   j’en sois forcé de mendier »). 
	Juste après l’injection,  chacun se sent mieux, après  une grosse journée de fatigue  Un demi-siècle plus tôt ils auraient hurlé dans  leur camisole,  comme au  dépotoir de fous juste au nord d’Agen. Le lithium est le seul miracle neurologique depuis le Largactil, dit « de première génération ». Je l’ai lu sur internet. 
   
   LES DEUX PARENTS  DE JEAN-BENOÎT
   Le père
   	Le père de Benoît, maître d’hôtel, m’établit jadis un recette de haut vol, soigneusement élabore, dans le vieux bâtiment de mon fond de  jardin ; il faisait ce jour-là un froid à scier le beurre. Il m’a régalé d’autre part d’un bouquet de bonnes manières tirées d’un manuel de Rothschild (Nadine de), qui pourraient m’être utiles « si j’allais un jour dans le monde », ce dont j’ai toujours douté. Il se montra désappointé de ne pas recevoir en retour le somptueux repas  restaurantiel qu’il escomptait, en mondaine ambiance. Pour épargner mes faibles capacités sociales (qu’eussé-je  pu  dire ?) et ma bourse, je lui   fis cadeau d’un traité de « Cuisine libanaise » qu’il n’ouvrit jamais.  	Comme si javais voulu, en somme, lui  apprendre une partie de son métier. 
          Foutue convivialité.  
La mère
	La Maman de  Jean-Benoît (la « mère de » m’ayant toujours semblé de la plus haute inconvenance) portait le prénom d’Ilona. Elle tenait d’une souche  hongroise, francisée  en « Amsel de Beaumont ». À ma confusion, un soir chez Marie-Pascale, je crus sentir un net relent de pisse cuite émanant de ladite Budapesti, jusqu’à m’apercevoir qu’il provenait d’une poiscaille au court-bouillon mijotant en cuisine. C’est ainsi que j’appris à différencier pisse et pisciculture. Le soir  elle évoqua les circonstances du décès de son fils aîné, frère de Benoît - un  petit péteux, invité lui aussi, ashkénaze, l’interrompit tout net pour demander comme en passant si son délicieux bracelet venait bien « de chez Budma,  rue Karlova ». 
	Je faillis vomir, ou frapper cet homme.  
Le père [sic]
Le père de Didier vint effondrer son abdomen sur  un fauteuil., où il s’affala d’importance. Nous l’avons vu se renverser  du vin sur le ventre et lanappe. Il s’en est montré navré, non point tant pour le  dommage causé, mais pour sa propre déchéance. Un autre soir je l’ai accompagné, pas à pas, tout claudiquant, jusqu’à la Trattoria Bretone [re-sic]. Plus tard encore je l’ai visité après son avc, au « Foyer des Anciens »... Il a compris ce que je lui disis. Naguère encore il émettait un  rire étouffé quand je lui  décochais mes histoires de cul. Il répondait   volontiers  aux questions par des oui ou non faiblement articulés après rassemblement de forces.  Il portait soldatesquement l’index à sa tempe : je te reconnais  camarade. Ou pour confirmer que la tête n’allait plus, même si le cœur battait. Je pense souvent à lui, qui me confiait jadis son impuissance, si tôt, si irrémédiablement ressentie, « comme une nouille contre un mur » dit un Indien. Nous nous retrouvions parmi  ces effondrés, lavés en 6mn chrono – fragments de consciences en fauteuils  ergonomiques, tordus  comme ceps de vigne ou communards convulsés entre les planches debout de leurs cercueils. 

  Un jour le petit Sépharade Moritzi fit irruption : terrible secousse pour ce trentenaire ns qui découvrait, derrière le rideau brusquement tiré, tant de corps déjetés ou ratatinés au fond des fauteuils comme autant de victimes pompéiennes. Tétanisé il se mit à hurler, déniant toute compétence aux soignante - ni tennis ni animation de groupe et crever pour toute perspective - les moribonds présents se soulèvent et tentent d’inverser leurs torsions - un mouroir !  une morgue ! -  entre sonde et pilulier, vrillé comme un cep sanglé à  sa planche - lui tord la gorge. 
	Moritz ainsi s’est rendu indésirable ; Jean-Benoît lui adresse plus tard un pli bien vinaigré Sachez que je vous méprise souligné trois fois. Mon premier réflexe est de bien préciser au guichet mon identité pour écarter toute confusion.
							X
	Marie-Pascale partage à l’occasion le déjeuner à l’étage en compagnie de Moritz Père. Ils mangent face à face, à chacun son plateau. Le vieil homme apprécie avec elle ses menus équilibrés. Pour moi, je viens seul. Moritz Père me reconnaît, en particulier pour prendre congé, quand ses petits yeux rond me percent avec détresse et reconnaissance. M’apercevant un jour par la porte vitrée quand je passe au volant dans sa rue, il me salue d’un grand sourire. La toute dernière fois, ses yeux sont restés fixés sur l’émission animalière de la TV. Je lui ai parlé en allemand. Il ne le comprend pas. Le personnel m’affirme cependant qu’il se trouve  bien de ma venue, et  que son amélioration se prolonge les jours suivants. J’aurai sdoncacrifié le plaisir d’un mourant à ma vanité d’opérette. Il mourut peu après. 

   LES ENFANTS DE JEAN-BENOÎT
   
   Je ne connais  de ses 5 enfants que Marie-République, les yeux en boutons de bottines, la voix lente et blanche de pucelée de frais. Petits seins au taille-crayon,.Elle se fait tringler par un  Noir et c’est elle que j’envie. Je l’ai vueadmirative et debout à côté de son père, qui ne s’entretenait que de sa musique, sa citadelle. Le soir même elle  engendrait  son fils, dans ce logis-boyau qu’elle habitait où j’avais visité Benoît. Il aurait souhaité que je visite Marie-République. M’aurait-il pressenti pour parrain ? je n’aurais su transmettre le moindre idéal chrétien - nous n’avons pas plus de preuves de l’existence de Dieu que de celle de Jésus. 
	Ni même de la survie consciente.  Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont morts. Il existerait vingt terribles secondes, même après l’arrêt cardiaque, où le défunt garderait  conscience et la réincarnation défie la raison. 
   							 X
   Il fut un temps  où Marie-République et son amant noir envisageaient de  rejoindre Jean-Benoît, pour « former famille » rue Commerciale, où  il succédait à son propre père. Mais  le musicien ne sait composer  que dans sa Plâtrière  personnelle ; de plus , tout nourrisson en pleine force pulmonaire possède une capacité de nuisance peu commune. J’ai besoin de sérénité, dit le compositeur.  Le  couple et son enfant préférèrent donc se replier sur l’ancien bouge de la rue Alacoque,  où j’avais si longtemps visité l’artiste croupi Joël de Port-au-Prince ensemença, bina les plates-bandes, et Marie-République assainit l’intérieur à grands aspersions et jets de seaux d’eau javellisée. « Nous irions ensemble »  disait  Jean-Benoît, qui  décelait chez elle disait-il une irrésistible attirance pour  ma personne. Elle prononce ton nom avec extase. « Quand elle a dit « MonsieurC. elle a tout dit ». Sans tout à fait tout croire je me  préparais à tenir le rôle de l’ami  lointain, mais  Jean-Benoît n’en parla plus : Marie-République avait trouvé de quoi pourvoir à ses besoins d’adoration. 
    Ainsi tourne court ma mission de Mentor, prononcer «min », ou de menteur. Désormais  en Ville Basse, Benoît ne  daigne  ni nettoyer ni mettre en ordre quoi que ce soit. Ses toilettes répandent des nuisances olfactives, entendez par là que ça pue. J’y arrose  des moucherons jusqu’à mes narines. Il  faudra craindre le débarquement des Services Sanitaires et Sociaux, ou quelque escouade féminine analogue, qui  l’embarquerait pour mise en danger de  soi-même et d’autrui.. Marie-Pascale  faisant  un jour observer avec  diplomatie l’éventuelle opportunité d’une remise aux normes  d’hygiène, Jean-Benoît répondit fermement que  la question « n[était] pas à l’ordre du jour ». 
    Marie-Pascale se le tint pour  dit et ne revint plus.     
							   X  

    Jean-Benoît aux claviers enchaîne, ligote et débite arpèges brisés, savantes gammes et renversements.  Il ne faisait pas ainsi dans ses toutes  premières compositions. Le mélomane en vient à regretter les premiers tâtonnements, vivaces et maladroits.  Dix  ans plus tard, nous en sommes encore à chercher la  fissure  où suinterait en fin  l’oxygène : en vain   De  subtils   écarts à la Josquin Desprez suffiraient, dans un premier temps : l’auteur   au contraire s’entête à les corriger,  persuadé qu’il est de son devoir de composer dans « l’harmonie  naturelle  et le contrepoint ». Il me suffit donc de somnoler d’une oreille molle. 
    Dernièrement il fit accorder son épinette, alourdissant la taille : il en  résulta un  roulement plus  profond. Le disque suivant sera donc « le  meilleur, tout    nouveau » - je me mets à l’affût du  moindre ornement - l’obstination porterait-elle ses fruits ? voici d’infimes  variations. «  La Sainte Vierge » dit Jean-Benoît, qui verse dans l’Ecclésiaste  et s’exprime de peu.  Quant à Nemrod, compagnon de lit  de Fraternité, il  admire de confiance.  Mystère de ces communions familiales dans leurs alignements de prie-Dieu.  Nemrod refuse de  sacrifier ses dreadlocks à   l’obtention  d’un emploi rémunéré.  
    Comprenons l’employeur. Comprenons  le chômeur.  La naissance a bouleversé tout cela : Nemrod,  à présent salarié occidentalisé, jardine tondu au fond de l’impasse Alacoque tel notre père Adam au seuil du Paradis. Nemrod  profondément  chrétien, éduqué chez les Frères Pélerins. Si  je visitais à présent, mais seul, ce couple et son enfant, je dirais :  « Puis-je présenter  mes respects à Madame votre compagne? » ( incliné vers la mère et le  fils Yacov). 
	Quelle solennité. Je ferais semblant de m’égarer au second degré.  
Partout l’ancien appartement-couloir de Jean-Benoît fleurerait  l’ordre et  la   propreté. « J’ai vachement faim » s’exclamerait  Nemrod.  Je poursuivrais : « Je suis  souvent  venu écouter votre père ». Nous parlerions du  vieux  piano  descendu en ville basse et du parfum d’encens, toujours décelable. 
R. 33
	Puis  je repartirais  sans  avoir  excédé   20  minutes.  
	Alkan dès l'âge de 20 ans, il se retire de la vie publique, manifestant une forte misanthropie, et se consacre à la composition. Albéric Magnard fut un second grand méconnu. Il suffit de faire volontairement ce qu’on ne peut éviter. Révélation accablante. 
  Jean-Benoît reste un obscur dont rien ne permet de le sauver.    Artistiquement, il ne vaut rien  ; mes lignes dussent-elles se lire. Ils n’ont aucune chance de se voir ; j’y veillerai. 
 Ses progrès musicaux sont infimes : la Méthode rose, inlassablement surexploitée.  Le clavecin bien tempéré,  moins Bach. Benoît mourrait de douleur s’il le savait, malgré quelques soupçons. Or qu’est-il devenu ? quelqu’un de très sain, que nous avons aidé à franchir ces dix dernières années. Dieu ni Jésus,  raffermis sur le tard, ne l’ont sauvé de composer encore. Il s’est embaumé seul de son vivant. Prépubère entre les bras de sa mère, qui  lui  tourne les pages au-dessus de l’épaule. Ne feins pas l’amitié  Il n’en est pas mort. 
    Il distribue ou vend ses cassettes. La greffe d’amitié n’a pas tenu. 
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R. 34
	...Bien s’émerveiller  que la tumeur soit bénigne. Votre cancer est guéri. Vous pouvez rentrer chez vous. Ainsi l’Église livrait-elle ses condamnés au bras séculier. L’équipe médicale au grand complet trône au pied du lit. Vous ne mourrez plus du cancer mais de ses suites. L’avocat du Luron postillonne : « Quiconque osera parler du sida sera poursuivi en justice ! ». Les médecins lui donnent raison :  Genté ne souffre que d’inoffensives métastases.  
	Altzheimer,  folie douce,  autant de stations de croix pourquoi le tourmenter ? Dépistage, tuyaux ?  « quelques belles années devant vous » qu’entendez-vous par là, Doctoresse ? ...que je vivrai ? vous plaisantez ?  - « ce  n’est pas la ponction, dit-elle, qui donne le cancer, il était déjà là », mais  je me méfie des cellules dormantes : si peu qu’on  y touche, ne fût-ce que d’un mm3, la mauvaise chair enflera. S’ensuivront biopsies, analyses et chimios qui  ne  laissent à la fin que  la force de se  chier dessus. 
	Regarde-moi : vivant tant bien que mal, attaché jusqu’au jour  au petit piquet des angoisses. Crever plutôt sous le regard humain que sous les microscopes de la  toubibaille («....ce  sont les mucosités qui encombrent la respiration » -  vous  donnez là, infirmière ! la définition même du râle » -  je l’ai prise un instant par la taille. 
R. 35
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Marie-Pascale pousse le jeu  jusqu’au maniérisme : phrasé surjoué même dans la douleur ou l’amour – boulimie, sida, névrose, anorexie - nous mourons tous en  plein  chantier. 
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   Dzeu 
Je le connais si peu. Qualifié dans les premiers temps de fréquentation «facultative », devenu lucide sur ma personne : donc excellent.  S’est livré, rétracté, dérobé aux moindres martingales ou parallélismes. Dzeu   lumineux s’oppose à Jean-Benoît l’Obscur : une chute, pour lui, d’outil sur le crâne, et pour Jean-Benoît le double suicide d’une épouse et d’une mère, ont précipité Dzeu vers la lumière, Benoît dans ce Corridor Alacoque, où le soleil ne donne qu’en biais ; de là sont nées les plus brillantes perles pianistiques.         ...Dzeu, rasé, fenêtre ouverte sur le ciel, rampe dans ses méandres graphiques. Dzeu se moque de Jean-Benoît et de sa voix d’automate ; il apprécierait peu de se voir comparé au Nounours du Piano. Dzeu prend chaque mois son Neuroleptique d’Action Prolongée en intramusculaire. 
							***
    Sarah prend ses amants chez les Grands Injectés : plus gourds, plus lourds, lents au débandage. Le sexe des  femmes est un atout de premier ordre :  quand  on a ça entre les jambes, on retombe toujours sur ses pieds ; toujours  un homme  s’intéresse à vous, fût-ce en mauvaise part. L’homme, lui, dans ses chiottes, peut toujours s’astiquer : aucune femme ne voudra le déranger (c’est leur mot : « déranger »...).  
  Benoît fut touché par la folie,  au cœur. Dzeu, à l’occiput même. Benoît, pachyderme, pressent les réserves  qu’on n’ose lui opposer. Mais aux suggestions d’orchestration, d’épaississement, il répond : «Non.  Jusqu’ici, je n’éprouve pas le besoin d’étoffer ma composition ». Comment lui donner tort  ! L’esprit souffle où il veut - flat spiritus ubi vult. .  « Je ne trouve  personne, hormis toi,  pour comprendre ma musique ». 
R. 36

Sa musique s’apparente à la thérapie. La constance de ses mélodies rappelle d’une part les charbonnages circulaires des médiums, surprenants visages ; d’autre part, le décompte des pas en cellule, avant la pendaison. D’où l’idée chez certains de réciter la série des nombres. Mais le fou s’en abstient, sachant que le maximum de ses propres secondes, 60² (24 x 365 x 100) + 7344 des années bissextiles, à supposer qu’il lui reste 100 ans à vivre, soit 31 543 344. 
    Mais à qui reste-t-il 100 ans à vivre.
  Benoît cherche l’intarissable lumière, l’inépuisable cristal des  cascades. Ruissellements suffocants des moussons, du simple pommeau de la douche. Puis, égouttant ses sonnailles, il cisèle ses notices : le voici décelant  d’infimes nuances. Et pour peu que j’en convienne, nous en détectons d’autres plus fines encore.
	C’est à quoi tiennent pour finir ces fameuses notions de « difficultés surmontées », de « souffle  du génie »  et autres balbutiements - après cela, qui peut encore croire ? 
     Dzeu signe au verso un faune hirsute sortant des épines. Assurément nous aurions perdu l’art. Jusqu’aux traces . Mais la composition de Jean-Benoît se fraye parfois la voie jusqu’à lui-même. Benoît connaîtra-t-il enfin la libération ? ...Depuis peu  il s’est  fait bombarder aux orgues  :je le vois encore observer, par le rétroviseur de clavier d’orgue. Jean-B. alterne les offices avec un petit gras : un coup pour lui, un coup pour moi ; ce ne fut pas sans récriminations... 
     Je le revois d’en haut lorgner le long cortège des communiants, car désormais tout un chacun s’autorise à gober le Christ. Lorsque les saints convives se forment en colonne vers la Sainte Table, qu’ensuite ils s’en reviennent, l’organiste improvise dans la joie du recueillement.   C’est encore à Benoît qu’il revient, toujours tournant le dos,  d’escorter musicalement les retours d’autel ; puis il  repart vers chez lui – rue Commerciale, 20. 
    Puis il se laisse dériver dans l’écoulement des  jours.  Alors qu’auparavant sa concision brillait, il tenait à présent jusqu’à trois minutes consécutives de portées. Fier et enjolivé, sous sa blouse de Kazan verte, car enfin, ce que j’avais pressenti, ce qu’il vivait peut-être, s’était accompli : la muselière avait craqué.

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	Rien de bien solide encore : il lui resterait de  longues années, avant l’Apogée des chefs, à la quatre-vingtaine. Seuls Dieu ou la Science  fixent le déclic, avant lequel rien n’existe, après lequel existe la musique. Évolution que rien ne peut interrompre, sauf la mort, ni accélérer. 
   
   
   Bélinda CHANTEUSE IVRE
    Il la mène à la baguette. Il la gourmande, la rabroue  :  « Tu ne vois pas que tu déranges? »   (en plein  office, Benoît  au piano, moi-même somnolant sur le petit fauteuil d’osier,  peaufinant dans ma tête siesteuse ma  brève  appréciation à venir). La fois suivante, la couperose de Belinda  vint (c’est le mot) confirmer  un léger parfum de futaille  Elle nous dégoise  La vie en rose, mais aussi « Esgourdez rien qu’un instant / La goualante du pauvre Jean / Que les femmes n’aimaient pas »- « Sans amour on n'est rien du tout
(On n'est rien du tout)
J’avais trouvé ces paroles ineptes, à l’exception du troisième vers - à présent j’en frissonne/ « Quand reverrons-nous Bélinda ?  - Kohn-Liliom, ne marche pas sur mes brisées ! » Quel plaisir peut-on prendre aux femmes ? ou leur donner ? leur seule nudité pétrifie jusqu’au réflexe, et nous ne pouvons trouver ni l’attaque ni l’ouverture, à moins de foncer à la bélier – la tendresse ? au moindre soupçon de réserve ou de délicatesse,trop heureuses de se dérober une fois de plus, car non, vraiment, t’es pas un homme. Après quoi elles râlent : nous manquons d’audace. La barre franchie, reste à les  laisser s’agiter, palpiter des muqueuses autour du cylindre et parfois crier, sans rien offrir à comprendre. La cavalière sur soi, quel plaisir à notre tour, belle revanche ! de contempler les poutres du plafond : sans Andromaque aurions-nous jamais vu ces femmes s’embrocher - ne nous serions-nous pas contentés, indéfiniment, fémininement, de nous-mêmes. Nous n’avons jamais vu Bélinda vraiment ivre. Parfois vacillante, dérivant sur les bémols, telle ces grues qui rivent au-dessus des nuées. Bélinda tient juste ses graves frémissantes - bombements de sexes clos - peut-on vivre sans vie sexuelle demandait Benoît dans cet étroit jardin serti  sous ses étages de tôle peut-être répondait l’épouse en fumant, peut-être.... « Mercredi, me dit Benoît, je reçois Belinda.

goûtu,trou,cul

- Je vous laisserai travailler. »  
Il ne m’invite plus. Compose moins. Goûte la sérénité paroissiale. Apprécie les catholiques pratiquants. 
   
							XXX



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  LES INTERPRÉTATIONS
  

Ce qui subsisterait de Jean-Benoît sous les crocs des critiques serait sans doute infime. Ses derniers morceaux pourtant cheminent plus lents, moins prévisibles ; lutte entre l’homme et l’ange. Au-dessus d’eux se forme et s’évanouit toujours, par intermittence, la seringue mensuelle.

Je tenais ma fille par la main, au bord de l’abîme, sur le sentier rocheux. Aussi sur la passerelle au Stefansdom àVienne.

    
   RETOUR AUX SOURCES BÉNÉDICTINES

   goulinades musicales, clausules  pétrifiées, abus  de  la pédale. Abus du  rubato,  enrobant mal de réelles défaillances. Les doigts des voleurs et autres prestidigitateurs s’engourdissent avec l’âge - pourquoi les pianistes en revanche s’affermissent-ils  sans limite ? (Squelette au Piano de Lizène). 
	Benoît reprenait autant de fois que nécessaire les passages fautifs, souvent du tout début.   Depuis que nous nous  connaissons,  il ne me  le fait  plus. 
	Parfois dans leur perpétuel ressac ces codas passaient inaperçus.
   MUSIQUE RÉPÉTITIVE
      Partitions très courtes (« ce qui excède [s]es capacités »),  titres enfantins ( « Les couplets de Papa »),  relents  de  Méthode Rose intarissable Jamais ne fût-ce qu’un demi-soupir.  L’auteur numérote avec  minutie  chaque partition, chacun de ses albums, Köchel Verzeichnis, BWV…  Il me fait suivre sur portée : je ne sais que parcourir, plus facilement sur main gauche, qui prend rarement le thème.  Les arpèges transgressifs enjambent les portées, Benoît corrige mon retard des yeux en effleurant mon coude ou mon épaule.   
	M’initie à la tierce picarde, à  la basse d’Alberti, à d’autres notions qui me résistent   
	Il s’écoute composer. Je m’écoute parler. Empotés dans la même pâte.
		Les derniers albums témoignent d’une évolution stupéfiante : Jean-Benoît gauchit la carapace, pince l’épinette comme on pique un dard. 
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       Pourquoi m’a-t-il affirmé,  descendu de son buffet d’orgue : « Tu pues » ? « Que tu viennes chez moi m’écouter, soit ; mais que tu viennes ici... » Pourquoi Benoît « n’ose »-t-il pas me confier quelque chose » ?  ...qu’il m’aime ? j’allume volontiers les  hommes ou les femmes - tout ce que je reproche à ces dernières. « Écris-moi ! »   Il s’y refuse. Il m’aime et me déteste ? froissé de  mes froideurs ? j’ai trop vécu de drames  pour y repiquer : plus d’émotions ; plus jamais, plus jamais. Je le prend pour un pédé » dit-il à mon épouse « c’est insupportable » - mais il est pédé. Je  suis, nous sommes, vous êtes - les femmes font bien moins d’histoires. 
    Il a pressenti nos duplicités. 
  Marie-Pascale au lieu de tonitruer comme charretier chuchote à mon oreille « Occupe-toi de Jean-Benoît  qu’est bien malheureux » (occupe-toi donc de la Simone qu’ est bien malheureuse  Merci  dit mon  père à sa sœur (39 ans de galère). 
    Je suis un infirmier. 
   Je visite Jean-Benoît, hume son vernis d’embaumement, courtise ses mélodies qui m’endorment et  lorsqu’il émerge enfin, après quinze ou vingt ans de bons soins, le voici qui retrouve au dehors un accueillant noyau de piété catholique.  
    Quand il ne téléphone plus - aurait-il décrypté mes intonations ?  
    J’aurai  du moins accompli mon rôle, car il faut qu’il croisse afin que je diminue. Il ne me revoit plus cette année que pour la «diffusion radiophonique » et me dispense désormais de ses appréciations que je lis au micro, dont un auditeur qui vous veut du bien lui aura déchiffré les perverses emphases.
						X
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     Le seul jour où Jean-Benoît pénétra dans mes appartements correspond à l’annonce téléphonique, au milieu de notre repas, de l’hospitalisation d’Arielle : simple malaise de chaleur confinée ; mais les pompes hospitalières s’étaient mises en branle. C’était en d’autres temps.
						   X
   
    « Vous pourriez croire que c’est de Beethoven ; eh bien , c’est de moi » . Extraordinaire mot d’enfant. Petit pénis d’Origène d’Alexandrie,  qui  fut un bien saint homme. Benoît engendra pour sa part cinq enfants, issus de trois unions. Jamais il ne me parle d’eux.
    Il m’offre ses disques. Les autres payaient cinq euros, puis dix. 

   

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   MES  DIFFUSIONS RADIOPHONIQUES
Mes diffusions sont conservées dans de grands cartons à  chaussures. Mais l’eau détrempe le carton qui se ramollit sous mes doigts. J’ai renouvelé mes emballages et  tout remis au sec, loin du sol. Les notations méticuleuses de J.B. ne sont jamais relues quand je rediffuse ses extraits ; on ne les jettera qu’après ma mort. Si Jean-Benoît revient ici-bas s’enquérir de ses Commentaires, nos descendants lui en indiqueront l’emplacement, si tant est qu’ils ne les aient pas jetés, avec  « le  papier ». 
   Bien lourd à soulever par les déménageurs, qui travaillent, eux. 
 Pour l’instant ces documents gisent dans un débarras où s’entassaient  jadis jusque sous le plafond   les emballages alimentaires des prédécesseurs : conserves et autres plats cuisinés.
   Les compositions de  Jean-Benoît, passées  à l’antenne, rebutent tout auditeur,  et plus encore ses commentaires, pédants et  gourmés. Sa musique fait office de prélude, j’ose dire de pédiluve, avant le grand bain : une purification de l’oreille qui coupe court à toute pollution sonore et met au net toutes les connections. Mais combien de télécommandes interrompent-elles sèchement de telles bagatelles ? Si abrégées qu’elles soient, c’est la moitié de mes trois auditeurs qui se sont éclipsés. 
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      Ils n’auront pas survécu aux  indigestes baratins solfégistiques, agrémentés d’indications gourmandes, sur le jour de semaine, l’heure, le temps qu’il faisait le jour de la divine inspiration, ni l’humeur. Il joue. C’est grêle, inexpressif, précipité ; Jean-Benoit aura vu  la folie en face. J’aurai aussi contemplé la mienne  tout au long d’une épuisante enfance, à  jamais inachevée. « Je te donne » dit-il « cinq ans pour  décrocher le Goncourt » - ne fût-ce que pour se prévaloir de nos futures influences réciproques.
   Sur un dessin atroce, un écrivain de banlieue sur le pas de son rez-de-chaussée déclame à qui veut l’entendre parmi les tours bon marché : « Ils peuvent toujours venir me chercher, avec leur Goncourt ! » Au second plan derrière lui dans son studio douillet croulent ses étagères de manuscrits, son bureau lustré décrivain pauvre perdu sans collier, et sa fumée de pipe au sein des tags mureaux...   J’écoute  Jean-Benoît sur son étroit fauteuil d’osier, coincé contre la cloison entre le mur et le petit côté du piano droit. Le son s’écrase dans ce corridor bas de plafond. Parfois ma tête dodeline après mes cours de banlieue. Entre deux somnolences j’épluche les partitions que Jean-Benoît me tend, cherchant sans conviction à détecter les  moindres inflexions répertoriées comme autant de trouvailles : « Avertis-moi », lui dis-je, car « je serais bien incapable de déceler quoi que ce soit ». Après audition, j’étends ma pommade. Mes moindres restrictions  le froissent et le déstabilisent, laissant pressentir des fissures ravageuses – inconscientes peut-être, ce qui serait bien mieux pour lui ; je garde en cruelle mémoire ce concours de poésie, aux Barrières de Bègles, où telle autrice de sottises en rimes décrochait invariablement le  Prix Spécial d’un jury d’abord bien chapitré en coulisses. 
	Elle accueillit sa  récompense avec dévotieuse modestie.
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							X
  « Toi, disait Jean-Benoît, tu sais «écouter ». 
	Mes observations sans doute auront un jour révélé ma puanteur ; parodiques,  ou perfides ? Les infimes suggestions que je hasardais en sa présence ne bénéficiaient d’aucune considération. Son propre père lui en avait touché quelques soupçons – mais « il était de mauvaise humeur ce jour-là » me dit son fils. Je m’empressai de renchérir, lui replaçant le  bandeau sur les yeux. 
	 L’auditeur que je fus aurait apprécié le moindre ralentissement, le moindre soupir - basses et dessus ensemble - au lieu de ces cavalcades d’escalades et de gringolades à saute- portées
    Jean-Benoît m’initiait aux délices de la résolution majeure en tierce picarde et du rubato  (la basse au  tempo, les dessus vivace). Mon attitude souligne les moindres indices de satisfaction.  Ses premières compositions montraient pourtant plus de libertés. La dernière visite  fut brève, car je payais le séchage de  trois offices successifs, dont le dimanche même de Noël. J’avais bien prévenu pourtant : « Qui pourrait survivre aux agapes du réveillon ? » Il m’interpréta donc chez lui, en compensation, de magnifiques jeux de trompette, relevant que jamais il n’avait joué devant si nombreuse assemblée que ce dimanche-là, et que les voûtes de St-Nicolas résonnaient bien mieux que les plafonds de Ste-Geneviève. 
    Bien mieux en tout cas que ce nouveau logis en bas d’avenue, où les parois étouffaient toute réverbération - « voilà», répétait-il, « voilà», me poussant vers la porte. 
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Départs
	Il  est agréable, socialement parlant, d’avoir affaire à un lourdaud qui marque franchement la fin  de la visite, et prend sur lui l’inconvénient de se faire mal voir - ainsi du téléphone de Guéret : « ...J’estime à présent », me dit-il dans l‘écouteur, « que la conversation a suffisamment duré». Souvent,  dans l’ancien corridor  abandonné, transpirant, crasseux, j’allais marquer mon territoire :  pisser chez lui avant de partir, toucher sa main juste après ma teub. 
 Ma mission radiophonique était de diffuser, en ouverture, ses gloussements pianistiques, assortis de mes commentaires d’aboyeur de cirque. Les cafouillages techniques recyclés en bouffonneries confirment d’autre part la sagesse populaire : éviter les efforts conduit à plus d’efforts encore.
Ainsi de nos négligences à nos acrobaties. Benoît et moi unissions (pour les offrir) nos insuffisances… Jean-Benoît s’est désaffectionné de ces diffusions radiophoniques : symptôme que l’animal blessé pourrait un jour se réadapter au milieu naturel et social. Il fallait le traiter comme une vraie relation humaine. Chose dont je me suis toujours bien gardé. Dans un premier temps, il appréciait « l’humour » et « le ton alerte ». Mais supposé qu’il se soit avisé de faire entendre à d’autres, dont je savais très peu, les élucubrations d’un présentateur en porte-à-faux ; que cette tierce personne ait décelé le sarcasme sous la faconde - il est aisé d’imaginer qu’un tel auditeur lui ait charitablement (ou non) révélé que ces faux engouements n’étaient en fait que purs et simples foutages de gueule. Jean-Benoît ne composa plus pendant quelques mois. Je ne l’avais étayé que le temps nécessaire. Il nage à  présent dans le bonheur d’une réinsertion de type paroissial, enamouré de quelque bigote ou pieuse poivrote ou pieuvre sans sexualité bien nette, ce que d’aucuns tiennent pour la fleur de la délicatesse. **** 45 Nul ne saurait anticiper l’accueil, favorable ou froid, réservé à ces cadeaux sonores. Je m’astreins à diffuser du Jean-Benoît, pour apporter ma pierre à  sa guérison, « car tu es responsable à jamais de celui que tu as apprivoisé ». Les renvois d’ascenseur attendront. « Tu ne feindras pas l’amitié » - mais quelle vie n’est pas, d’un bout à l’autre, simulée – vivre, c’est mentir. Ne parlons pas des baroudeurs, Je rote je pète Rien ne m’arrête ...Mentir pour ne pas être seul. Mais le rester pourtant. Mentir pour aimler. J’ai maintenu Jean-Benoît la tête hors de l’eau : le voici tiré d’affaire - mission accomplie. OK Sir. * La charognarde ou tutrice lui émiette pingrement le strict nécessaire. Il ressort sur mes pas, me commande du pain et du tabac. La traite en ma présence de grosse gouinasse, ce qui est le pire qui se puisse trouver - si je puis dire - dans sa bouche... Je le prie de répéter ces deux mots si goulûment expressifs. Grosse gouinasse répète-t-il, grosse gouinasse en grasseyant à pleines lèvres. « Ça se réglera à la baston » - la baston, Benoît ? sais-tu que le moindre gringalet te réduirait en brochette ?... Répète « vieille gouinasse » Benoît – il le répète les yeux luisants, la bave aux gencives vieille gouinasse. avec une conviction bestiale. * Je lui achète dans son nouveau capharnaüm un gros volume d’architecture égyptienne : hélas, ce sont que croquis bassement utilitaires en gris et blanc, pour « professionnels de la profession  - je le lui rends. « Qu’il garde l’argent. 46 RECONSTRUCTION PAR LA MUSIQUE Premier prix du Conservatoire, il m’assomme de septièmes de dominante et autres cadences plagales. Jean-Benoît maîtrise les claviers. Il subit l’inexorable et mathématique nécessité de recomposer phrase à phrase à son propre usage, mesure après mesure, un corpus aussi exhaustif que possible de musique romantique, sans négliger la moindre fibre du cordon ombilical  : des Sonatines de Ludwig à La cathédrale engloutie. Jean-Benoît explore sa liberté comme on tricote un dogme ou un bas de pyjama ; il bride ses élans, cultive et consolide un perpétuel exercice à la façon des nuls en maths. Ces derniers toujours éprouvent l’invincible nécessité de remonter, sans en omettre un seul, de théorème en théorème, jusqu’aux axiomes fondateurs . que nulle part la chaîne ne se soit rompue ; que nulle fissure ne fragilise la succession, l’enchantement des règles : rien n’est jamais acquis, tout doit sortir d’un coup d’un même bloc. La Méthode Rose, Première, Deuxième, Troisième année : c’était le garçon sage au piano près de sa mère. « Les meilleurs moment de ma vie. »Jean-Benoît n’aime pas être comparé à Schumann, que sa mère contraignit à  s’inscrire en Droit, et qui traîna ses jours jusqu’à 56 à la Privatklinik Endenich. Un merle parfois dit-on venait frapper du bec à sa fenêtre : Schumann lui parlait comme un enfant à l’autre. Étrange réticence des fragiles mentaux, qui refusent d’en être comme s’il s’agissait d’une honte. Les fous tuent dans les caves les enfants qui les traitent de fous. 47 HOMOSEXUALITÉ «  C’est intolérable, il me prend pour un pédé » - prendre pour ? Malgré ses cinq enfants de divers utérus, je me flatte de m’y connaître sns faille. N’est-ce pas Jean-Benoît qui dissimule mal son trouble quand j’évoque par désœuvrement mes nouvelles amours ? de quelles vocalises flûtées n’a-t-il pas modulé : d’une femme ou d’un homme ? ...amoureux de moi. Rien de plus embarrassant pour un interlocuteur qui tient à ses préjugés, et à n’en pas avoir. J’ai trouvé réconfortant d’être aimé par des hommes. À condition expresse de refuser. Pour se faire aimer d’une femme, parlez-lui d’elle. Uniquement d’elle. Nous avons reçu l’épouse d’un lointain cousin. À peine avait-elle posé ses maigres fesses sur le siège que ses mimiques impatientes suggéraient à l’époux qu’il était bien temps, ma foi, de s’éclipser déjà, grossièrement. Alors l’idée vint à votre serviteur de l’entretenir d’elle-même, de son ameublement, de son jardin de ses distractions. Elle me répondait avec tant de grâce qu’un peu plus nous l’entendions ronronner. Aussi la visite se prolongea-t-elle jusqu’à répondre aux critères de décence, et cette femme nous quitta très contente d’elle-même. En d’autres circonstances, et dans l’ivresse de se sentir appréciée, la créature féminine se donne à  vous, que vous soyez homme ou femme ! Mais peut-être me suis-je laissé allerMa dernière visite à Benoît comportait une part de perversion : le comparer à Chopin, Samson François et Maria João Pires. Il a fini par se lasser. Ou les rats, depuis, l’ont bouffé. « Si je m’écoutais, disais-je, nous resterions là toute la journée. - Je ne voudrais pas » répondit-il tout sourire, « que ta femme en prenne ombrage ». Voyez l’allusion. Nous écouterions de la musique, de la grande, en  barytonnant du cul . Les mains de Maria-João voletaient au point que Sviatoslav s’en prenait du plomb dans l’aile. 48 Jean-Benoît m’écrit un certain jourqu’il aimerait me dire certaines choses, mais qu’il n’ose pas - claration ? ...c’est ainsi que l’on aime à présent. Ou lucidité subite ? Je sais que tu ne m’aimes pas, ni ma musique ? J’ai assez souvent suscité la haine ou l’indifférence pour m’accorder à mon tour le droit dallumer les cœurs, sans donner suite. Comme toutes les femmes. « Les hommes, si je tape les murs, il en tombe » - ce ne serait pas toujours le cas ? les femmes souffriraient donc autant que les hommes ? à les en croire ; selon elles. L’essentiel est non pas d’éliminer ses préjugés – ils ne le seraient pas s’ils n’étaient pas vrais - mais d’en user avec mesure. De les tenir en laisse ou de les relâcher, selon ce qu’il convient. Une Madrilène de parents basques n’intéressait pas ce porc dont je parle. Il la trouvait sotte et vulgaire, avec des enthousiasmes et des accès de joie de vivre dépourvus de tout mystère féminin .. Elle voulait, comble de ras-du-sol ! que nous fassions « quelque chose ensemble », pédagogie, militantisme, course de pédalos, que sais-je ? 49 Collaborer dans le cadre d’un plan vertueux n’est pas un seul millimètre d’amour. D’autre part, prier devant l’image d’une femme vous soumet à celle qui vous mène, et l’on n’accède à sa chair qu’au gré de ses parcimonieux caprices. Mais ici, dans ce corridor,clôture acoustique où la musique s’assèche comme sur un buvard – comment pouvais-je un seul instant contempler cet homme ? Mystérieux mais dépourvu de charme comme il était, jamais je n’aurais eu la tentation d’imaginer les moindres privautés. C’était une amitié forgée de toutes pièces par la Marie-Pascale, aussi séduisante qu’un sac de ciment. Épouse donc la Simone, qu’est si malheureuse disait tante R. à mon père. Avec le succès que l’on sait. Ce que Benoît me propose, c’était de visionner des cassettes porno, pour que nous nous tripotassions côte à côte, puis réciproquement sans doute, et pourquoi pas en nous roulant des pelles, et plus si affinités. Cette perspective révulsive se solda par un gros bide. D’aucuns s’imaginent encore les homosexuels des deux bords comme autant d’immatures, bloqués au stade merveilleux de la branlette. Il est d’autre part légitime de s’interroger sur l’homosexualité de ceux qui se masturbent à deux ou plus sur des images de femmes entre elles ou seules – une telle disposition semble difficilement transposable à l’autre sexe. INCLURE LE FOU DE LIÈGE. La joue de Jean-Benoît serait rêche, dépourvue du moindre satiné. Peau de requin à grain serré ; celle du matheux pédé, celle du camelot de faux cuir – joues fermes sous la morsure. 50 Se rappeler que Lady Diana divorce d’avec le prince Charles parce que ses oreilles lui irritent l’intérieur des cuisses. X Voici l’histoire du Camelot : rue de l’Allégresse, un camelot me coince à pied entre une camionnette à mi-trottoir et une haie de cupressus. Il se prétend fils d’Untel, jardinier, qui aurait travaillé chez moi, longtemps auparavant ; il m’embobine, me colle un bisou et me suit. Il me croit proie facile à cause de mes cheveux longs : indice mince. Et de l’acceptation du bisou découlent ses convictions, que je suis pédé. Parvenu dans mon salon, il me propose un blouson pour 100€, voire 52 après marchandage. Ce qu’il n’avait pas prévu, non plus que moi, c’était la voix rauque d’Ariane, embusquée dans son lit porte entrouverte : elle capta tout et manifesta sa vive opposition. Notre dragueur se fit alors virer : « La porte, c’est par là ». Il n’a pourtant pas ménagé sa peine, allant jusqu’à proposer bisou sur bisou. Rêches et râpeux : d’un homme... et il se fait baiser : « je croyais » disais-je « qu’il s’agissait d’une proposition de véritable amitié. mais je m’aperçoos qu’il s’agit de blousons, en skai qui plus est ». L’ahurissement de ses traits et la précipitation de sa retraite constitue l’une de mes plus gratifiantes remémorations… Pédé, passe. Couillon, jamais. 51 X À dix ans, je raccompagnais chez lui le petit Pasquet, replet dans son costar de premier communiant  ; puis il me raccompagnait, je le raccompagnais. Je m’en étais épris, puis dépris : trop gras, trop bigot (j’étais trop fou : chacun sa case). Certains redoutent l’acte sexuel : comment oser nous imaginer à la hauteur des attentes féminines ? « Ça n’te viens pas à l’idée queuj’puisse aussi avoir des b’zoins ? » glapit l’actrice de Dieu sait quel film ; infiniment préférable pourtant aux répugnances gantée de Madame G. sur papier parfumé, à ma mère : « Vous vous rendez compte ! à 70 ans, il a encore besoin de ça - « ça » ? une  envie de chier ? Observons d’autre part les séquences amoureuses : presque toujours, les pelles s’accélèrent en convulsions mixtes, torsion de lèvres et de tronches, halètements de machine à vapeur, froissements de fringues au milieu des râles – c’est donc ainsi qu’on fait ? ou bien demeurer bras ballants dans l’extase ? ça se prend comment ce corps-là ? Une femme nue suscite chez moi le respect. Je n’aurais jamais l’idée de la sauter comme un clébard. Elle sent cela. Devient fragile et frissonnante, sans plus esquisser le moindre geste. C’est à l’homme de commencer. C’est lui le gros porc. Qu’on pourra traîner dans quinze ans devant les juges. 51 * Comment désirer un homme. Je me le demande. Qu’on soit de l’un ou l’autre sexe. Ce ventre de Jean-Benoît bavant par-dessus la ceinture comme un goître torchonné dans la laine à carreaux. Si peu que ses doigts boudinés m’effleurent l’omoplate profitant que je déchiffre devant lui ses partitions je sens mon bras qui se rétracte. X . Djanem s’indigne à tort de mes demi-conquêtes des deux sexes. Mais dans sa bourse je le sais Djanem dissimule mal une photo de Noir dont le profil de sexe glisse incirconcis d’un tissu gris foncé soyeux qu’il semble prolonger. J’imagine un bref instant des cohortes de femmes finissant par se frictionner à grands coups de phalanges. Mais j’aurais honte. Sauf à m’abandonner aux plus abjectes représentations racistes, où l’homme répudie son appartenance humaine : où le Blanc et le Noir ne forment plus entre eux qu’une bête. Mais ce retour à mon reptile s’accompagne et s’accouple aux représentations les plus rédemptrices : l’Africain est Animal et Dieu. Jusqu’au garde géant qui déchiffrait sans peine en moi le désir sans issue au fond d’un cul-de-sac de grande surface. Sans jeu de mots. LE RÉCITAL PERDU En sacristie de Saint-Nicolas se tiendra ce soir une conférence (avec diapositives!) sur Le Cantal et son Massif, laquelle sera suivie de prières ; vidéos, questions et débats ; amour universel, cendres. et autres exercices spirituels. Sans bien savoir l’heure, je pars de chez moi la nuit tombée. Cantat Benoît, du haut de la tribune, il garnirait de ses traits d’orgue ce sandwich pieux de Bach, Hoboken XX-10 et autres. Dispersion joviale sur fond d’impro. Or s’il est vrai que saint Nicolas ressortit trois enfants du saloir, les rencontres de ce soir-là ne furent d’aucun secours. N’ayant quitté mon home qu’à neuf heures, scrutant sur quatre roues mes raccourcis nocturnes  : angles rentrants qui vous remportent en arrière, rues fourchues, sens interdits sournois. Garé en fin de compte au petit bonheur et descendu à pied dans le froid, plan de la ville indéchiffrable sous les réverbères, le piéton se perds. Dans une grande rue noire, mon premier sauveur fut un Ibérique farouchement monolingue, infoutu de dire droite ou gauche autrement que par gestes. Le second fut un Boche, haleine de bibine. « Zwei Kilomètres » dit-il. Je reviens sur mes pas, longe d’interminables murs, sans même prendre la peine de me presser.

Un ange enfin sans doute le secourut sous la bruine, serrant dans sa poche un plan détrempé : sur les marches enloupiotées du perron d’église. Nous voici donc tout arrivé pour la sortie des premiers cafards sur le large perron extérieur, tous marche à marche tête basseafin de ne pas trébucher. À notre entrée dans St-Joseph, les retombées de voûtes frémissaient encore du dernier point d’orgue. Les fresques picturales s’éloignaient de part et d’autres, tandis que les arceaux latéraux se succédaient, coupés à la corde par des tiges rouillées.

Trois Vietnamiens debout, à petite distance du haut des marches, assourdis d’acouphènes, se tordaient la nuque sous les frais chromos d’une voûte bondieusarde. Sur leurs talons Jean-Benoît, par les grâces de l’Esprit-Saint neuroleptique, s’avance en retombée d’extase. Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances.

Ces commémorations du Saint Sacrifice ne devront pas excéder une certaine fréquence ; comme les « baises judicieusement espacées » mentionnées par Flaubert à Louise Collet. Un de ces derniers dimanches, une violente lame de colère déferla, de répulsion, puissant renvoi gastrique de vies gâchées par la sotte obéissance à l’inertie. Un jour l’homme frappera l’air de ses poings, au risque d’assommer quiconque passait.

Quand je réponds enfin aux sollicitations téléphonées, quand il a bien senti la réticence, il bute sur ses mots, malgré son ravissement d’avoir bien joué. Il s‘adresse alors à lui-même en se balbutiant ses compliments, dans l’écouteur. Mais un vif parcours des yeux sur la compagnie des bigots et gotes n’avait laissé le choix que d’avancer vers Benoît l’organiste en serrant sa main molle : « C’est fini ». répétait-il, « c’est fini » tout en saluant à la ronde « ne t’avais-je pas dit vingt heures précises ? » J’étais gelé.

.	Il s’est tourné vers ses apôtres pour confirmer son indéfectible affiliation. Enfin il n’était plus coupé des hommes  Il éait le centre et le  charme dune compagnie,  lui  confiant peut-être que les ondes diffusaient de ses œuvres à telle heure à l’antenne,  ou bien toute autre chose. Il  priait  Dieu, dans ses effusions. Ses interlocuteurs alors ont ouvert leur cercle, et  je suis resté seul  avec lui : « Jeux de 8, 4, 2, rien que de très classique ». Je n‘y connaissais rien.  Mais c’était bien de le demander. 
Puis  il me rejoignit, dehors, à cent mètres, sous le réverbère  de la place Dourmin. « Tu ne peux plus m’aider » lui  ai-je dit. Jean-Benoît s’est éloigné de son pas de plantigrade ; il descendit la longue pente vers le 20 rue Commerciale. Et dès le  vendredi, je diffusais ses airs d’épinette. 

							*

 Je ne le vois plus. Mission accomplie. J’ai observé de près nos gloires illusoires, cette opinion que l‘on a de soi. Maîtrise du monde intérieur, bien sûr, intérieur. Heureux à tout jamais d’avoir appris cela, sans plus se croire obligé de colmater les failles. On traîner son épave comme un cadavre garotté dans Plein soleil. Que le rafiot reconstitue ses mâts. Benoît se sera-t-il un jour soucié de moi ? ...nous n‘avions fait que parier : « Lieutenant, parviendras-tu à soulever cette bourgeoise en trois semaines ? » Oui : douze ans de Jean-Benoît. 
     Amour peut-être.
    Amitié peut-être. 
    Aucun humain n’a jamais fait battre autant le cœur qu’un livre ou un spectacle. 
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TES PÈRE ET MÈRE HONORERAS
 
	Son père me plaisait. Il termina ce qu’on appelle gâteux  : synapses en circuit court (sonder les encéphalogrammes d’altzheimer). Le cercueil, concrètement, gisait en soute de l’estafette sous un ruché violet. La peau comme ultime couche. Le coffin est passé tout plat sans trace d’abdomen.  Quelques mois plus tôt Benoît Père avait renversé sur lui un verre de Pointe Rouge. Il s’était répandu en déplorations. « Ce n’est rien ! » répétait Marie-Pascale. Adam quittait sa vie. Le dernier trajet que je fis avec lui partit d’un siège arrière en direction de Pizza Pippo. Je tenais Martial par le bras Rien ne peut donner l’idée de son allant et de sa joie de vivre avant sa mort. 
FUNÉRAILLES
	Tandis qu’on enterre son père et tout au long de la cérémonie, Jean-Benoît respire plus large, resplendit. Dans cette église enfin le fils tient sa revanche : mère  morte, père impotent puis mort – à son tour de vivre. De recevoir en maître de maison de Dieu, en maître de cérémonie. Benoît disert, affable, barbe soignée. 
	Sur les rangs de femmes sa fille officie de même . 
    Ce que c’est  malgré tout que  d’être aimé jusque dans sa tombe. On  ne  cesse de se ballotter la viande au jour le jour, loin de sa fortune, Que les  babouins  vivants n’approchent pas de moi (« du fond de  nos cerveaux,  polissons les statues de nos morts »).  Un jour faire la sieste, et, comme  Victoret,  n’éprouver point la nécessité de se réveiller. 
			J’ai reconnu,  pendant le rite, la fille nommée Marianne « Vous êtes sa fille ? lui ais-je  dit ? - Oui, je vous ai reconnu tout de suite.  
   - Quel bel enfant vous avez là».  On ne l’a pas  entendu de  tout l’office.  Il avait l’air stupide et vide. Comme doit l’être un enfant de neuf mois huit jours. 
   
   LA RÉSURRECTION DU XIXe SIÈCLE
    Une foule brouillonne de chanteurs, écrivains oucompositeurs-interprètes, que leur ascension ratée de l’Olympe  a  conduits dans  la peine.   Des dizaines de milliers de littérateur paraît-il se proposent chaque année au Prix Nobel. Des virtuoses jouent du violon  sans autre abri que leur automobile à l’arrêt. Je pense  à ce premier du concours international de violon, arrivé en retard à l’aéroport. Le deuxième, K.G., ponctuel : tapis rouge, délégation soviétique. 
    Il s’est bien gardé de détromper quiconque. Le  premier prix,
mal adapté, mourut sans laisser d’initiales. Chez Benoît nous avons retrouvé la résurrection à l’identique du siècle passé, au temps de la vaporisation de la poudre sur les murs de liège: Poudre  Legras.  Proust et le koala , mauvais titre. 
 			Jean-Benoît est un gros koala.
	Qu’il soit bien entendu que Jean-Benoît respecte toujours  la plus stricte hygiène et que jamais je  n’ai senti chez lui le moindre effluve corporel. Mais un léger parfum de cigare. Je l’ai vu rayonnant aux obsèques de son père, où tout  le monde rayonnait ,  à l’exception  d’un Vietnamien qui s’essuyait les yeux au premier rang. Je ne voyais de lui que le coude, qui se levait puis s’abaissait. Jean-Benoît salua les défilants au sortir de la messe, les assommant d’un de ses projets dont il poursuivait l’exposé d’une poignée de main protocolaire à l’autre,  car l’ homme est créatures de projets. Je me souviens des mémoires d’un Annamite qui donnait  à Maurice du « cher ami ». 
	Ou bien c’était Maurice lui-même, le père, en ses minces mémoires, qui mentionnait un « citoyen de Hué « . Rentré chez moi, je me suis reposé une heure.  
   
   							X
   
   Avant l’époque des streamings, Jean-Benoît se confia hardiment au matériel électronique : il grava toutes ses  œuvres sur disques compacts  (on disait  encore, à l’époque, en anglais, des  compact discs) , répertoriés avec la  minutieuse gravité d’un musicologue : tel le Deutsch de Schubert, le Köchel de Mozart. Sur  chacun de ses boîtiers  plats   figurait à la main le numéro du  Disk (majuscule germanique de rigueur).  Jean-Benoît se fendait pour moi, sur feuille séparée,  d’un commentaire hérissé de solfège, dont j’amputais, à  l’antenne tout ou partie. Ce- pendant  les dits compacts vierges disparurent précipitamment du commerce, à l’exception de quelques officines. 
	Les mortels s’approvisionnèrent  donc  par  captations et téléchargements, stream et autres simplifications irrecevables ux plus de 30 ans. Jean-Benoît, dans son nouveau repaire en bas de pente, me confiait l’écoute de ses productions sur de « bonnes vieilles » disquettes  : « Vous croiriez que c’est du Beethoven ? pas du tout : c’est de moi », écrivait-il dans la plus franche modestie. « Ces morceaux bien enlevés » ajoutait-il, « sont passionnants, d’une joie communicative, et merveilleusement travaillés ». D’autres fois, il se  montrait moins satisfait : mieux vaut dire du mal de soi que de n’en point   parler » . Je me rabrouais volontiers moi aussi  dans l’autodépréciation  : pure vanité.
   
 À HUYSMANS

Il faut pour cela prendre une voix flûtée : « Êtes-vous chrétien ? - Je le suis.

 Le vieil homme s’agenouille péniblement sur la moquette pour un Notre Père, et je  l’ai  rejoint près du lit d’hôtel pour un Notre Père, avec la juste intonation du croyant ; car l’ultime  recours est le  corps. 	Puis nous nous sommes relevés et salués sur le paillasson d’hôtel. Le travail sur soi et de l’examen de conscience ont fait rouler des générations de  catholiques sur les  pentes raides de l’insomnie.
  J’assiste à des extraits de messes, déplorant l’atroce manie d’imposer au fidèle des mélodies abjectes. Un jour  je fus surpris dans une nef déserte à   brailler,  à l’harmonium, un  Ave Maria de  mon cru, bouche ouverte et l’air con, feignant d’ignorer l’auditrice venue se placer droit debout sur les dalles, qui me scrute et s’en va.
	Il existe dans la vie de grands moments de solitude.

							*

   Je rencontre un jour dans  un sentier touffu descendant vers la Seine une novice  appuyée sur un portillon de bois clos ; elle tient une bicyclette et sourit. Aurions-nous pu tirer un coup sacrilège et pressé ?  Enfant déja nous détestions l’amour, ses assauts gluants qu’on dissimule mal en roulant des yeux, qu’il ne faut ni mentionner ni transmettre. J’eus honte d’un homme qui criait mon nom dans tout l’étage. En vérité je le souillais. 

						X

	Je me tiendrais reclus dans une lingerie. Chaque moniale à tour de rôle viendrait me nourrir et couvrir. Soigneusement cacher lempreinte de la prédente. Pisser : où cela ? Droit civil, droit canon ? quelles  jurisprudences ? le captif masculin d’un couvent relève du fantasme. La mère supérieure me découvrirait (...) 
   
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Le Jean-Benoît d’en haut
	 Les derniers temps de l’Impasse Alacoque, Jean-B. abandonne le sol aux documents publicitaires, qu’il se proposait de classer –  (à quoi bon ? » disais-je) ne méritant que pure poubelle. Manquent juste les chiens pour pisser dessus. Aujourd’hui en bas de côe, Jean-Benoît renifle ses propres relents. Confiture et compotes débouchées règnes dans la cuisine, surmontées ou non d’une cuillère en aigrette : il en goûte et rejoint ses portées. 
	Pas de manage – pas de larbins !
      Benoît végète. Son abdomen domine les canettes, à même sur la table ou le sol. Des insectillons vibrionnants  se  sont mis en tête d’explorer ses ruines de cuvette hygiénique. « Fais attention ! » J’arrose les parasites, qui se recroquevillent ous le rebord,  à la merci de désinfectant si j’en trouve.
   
   VISITE  AU  PÈRE  EN SON  ASILE    
	Nous devons ressusciter Maurice, père veuf de Jen-Benoît. Il mesurait encore, voici dix ans à peine et par grand froid, notre remise en fond de cour. Il m’avait exprimé sa surprise autrefois que l’impuissance surgît si vite, irrémédiable. Au fond désormais d’un établissement pour anciens, obscènement renommés Seniors. Je ne l’aurais  pas reconnu sous ses traits redevenus scandaleusement lisses. Le scandale d’Entrague Moritz a rendu ce dernier indésirable :  quel choc pour lui, de découvrir d’un coup, sous le linceul, ces corps vivants tordus sur  leur fauteuil, comme autrefois les Communards dans leurs cercueils.	
	Tétanisé, suraigun, Moritz hurlait au  guichet d’accueil, déniant toute compétence à la totalité du personnel. Sous ses cris dévastés les demi-morts grouillaient en bavant.  Aujourd’hui je revois René, le père de Benoît, qui me retrouve au sein de  ses méninges vacillantes (ma première visite au trou de sa bouche l’avait trouvé comme un cadavre priv de sa mentonnière, et qui ronfle. )

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  Il va mieux. C’est moi qui ne l’ai pas reconnu d’abord. Lui, si. Les plaisanteries les plus éculées le laissent de marbre. La troisième visite  l’a déridé : je racontais l’histoire de la vieille quêteuse ;  «pour que les enfants puissent voir les animaux du cirque ». J’ai répondu  “Je n’aime pas les enfants, je n’aime pas les animaux, je n’aime pas le cirque 
	- Eh bien tant pis, réplique-t-elle en me claquan la porte de son visage.                        
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Louise la Malgache ne l’a jamais visité que je sache   Me renseigner auprès de Marie-Pascale, notre Saint-Simon, la plus exhaustive potinière qui se puisse trouver, experte en étiquette et hautes convenances.
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	Jean-Benoît veut m’imposer chez sa propre fille, qui, dit-il, m’admire. « Lorsqu’elle a dit Monsieur C. -  elle a tout dit ». À supposer que je l’aie revue, de quoi aurions-nous parlé ? se serait-elle pour autant délivrée de cet Haïtien, qui l’engrossa « le soir-même de ta visite » affirme Benoît – je serais donc devenu Père Blanc par fantasme ? cet enfant m’a-t-il ressemblé ? ...ce qui passe entre la tête et le ventre d’une femme. Nous autres si terriblement primitifs. Elle souffre d’être désirée, mais le recherche ; l’homme, de ne l’être jamais. Enroulons donc, tant que nous le pouvons, ces verges dont nul ne veut, et n’importunons plus, dit Jean-Benoît, «  les organismes morts des femmes offusquées » 
Rires.
	Craignons plutôt que la  mort, en temps voulu, ne vienne cueillir Benoît en livrant sa fille. Il  n’est moribond qui ne finisse par mourir : un beau jour les poumons cessent de grésiller,  le corps est enfourné par-dessus l’abdomen qui naguère tendait les ceintures. 

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. Marie-République rayonnait.  Elle avait amené son propre enfant, petit-fils de  Benoît. L’enfant, peau grise et tendue, tenait ferme sur ses jambes de neuf mois. Il jetait autour de lui ses yeux ardents et satisfaits,  agrippé  des deux mains au dossier du banc d’œuvre, les traits d’un petit  quadragénaire. 
   . Louise l’Éthiopienne, venue de son travail tout proche, se place dans la nef debout près de moi, bouquet funéraire en main : « Qu’est-ce que j’en fais ? » murmure-t-elle. - Donne à  Benoît, en le touchant de dos. » Ce quelle fit, et c’est en le tenant que n-Benoît ouvrit la marche derrière le cercueil.  Calme et digne durant tout le rite, à présent satisfait, accompli,  en pleine représentation.  

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 Un jour se trouveront justifiés tous les préjugés sur les sexes et couleurs de peau. Craignons ce jour. Nous rougirons en vérité d’avoir été ce que nous sommes.  L’époux haïtien de Marie-République ne s’est pas présenté ;  elle-même,  en deuil  de la tête aux pieds,  les yeux  brillants, reçoit les condoléances aux côtés de son  père. Trente assistants ici en comptant large. Sans oublier neuf ou dix flétrissures vaguement féminines du « Chœur mixte de Ribenstein», psalmodiant les répons sans trop de fausses notes. L’officiant  précise la liturgie, faisant lever ou s’assoir, sans agenouillements arthritiques. Je me souviens des  petites  épaules secouées d’Igor, fils de F., seul  digne parmi les  tièdes.
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  	Olga meurt à son tour, en décembre douze. De combien survit-on à son épouse ?  en pleine lucidité s’entend ; mourir en langue allemande (in aller Klarheit) vous aurait  une autre allure. Mon ultime visite à feu Maurice, après son veuvage, avait eu lieu 
de mon propre chef en allemand. L’infirmier de garde s’était montré surpris. J’ai prétendu que le Veuf comprenait. Il n’en était rien. Tant que je m’adressait à lui, il  tourna la tête vers l’écran : « Les rhinocéros du zoo de Munich ». 
	Ma sollicitude avait pourri en exhibitionnisme. Je ne l’ai plus revu, mort ou  vif. La  maigre assistance pouvait être imputée au fils : il suffisaitt de ne pas informer la prese locale. Des bruits pouvaient courir, à mesure que ses Maîtres d’Hôtel Trois Points se communiquaient la nouvelle - pourtant, le Torchon ne prend-il pas jour après jour ses tuyaux funéraires auprès des mouroirs, par un  constant affût de vautours gazetiers ? 						*


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   Louise l’Éthiopienne, amante de Marie-Pascale, s’est retirée très vite des obsèques, rejoignant son lieu de travail. Je suis sorti errer sur le parvis parmi les groupes, tandis que les employés renfournaient sans témoins ni états d’âme la caisse  à  ras de tôle sous ses petits rideaux de tabernacle. La fille  de Benoît s’est retirée très vite aussi ; le bébé gris  bronze fut aussitôt transmis à une jeune femme qui n’était pas sa mère. Quant au père, dreadlocks, Marley et affection des musulmans, il n’a pas  fait le voyage. Il en fera bien d’autres. Le vendredi suivant, je diffuse  les galipettes pianistiques de Jean-Benoît, dont le père ne s’est pas départi  un instant de sa dignité funéraire. 
	

Marie-Pascale

Marie-République, fille de Benoît : n’a jamais visité que je sache Marie-Pascale, également potinière, la plus au fait des politesses et convenances. Elle ne blâme pas, mais constate et rapporte. Je ne suis pas rancunière, dit-elle, mais j’ai la liste. 
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PATZARAS 
Vous voilà guéri, monsieur Patzaras ; et soignez bien votre diabète. Un mort de moins dans les statistiques du cancer. Signe en bas de page l’équipe médicale au grand complet. Patzaras dépérit, rongé d’une atroce et tenace fatigue. Nous avons crémé é sa solide carcasse, après la bénédiction catholique  dont j’accepte mal la tolérance.   


LES SACRILÈGES
 
    Déploration  chez les officiants de cette manie de proposer toujours aux gosiers les répons musicalement les plus nuls. Un jour on m’a surpris  braillant à l’harmonium un  Ave Maria de  mon cru, bouche béante et l’air con, feignant d’ignorer la présence humaine, juste à côté de moi sur les dalles à me toucher. Un grand moment de solitude. Il cesse dès que le témoin s’éloigne. 

 J’ai rencontré deux fois, dans  ce sentier couvert à pic vers la Seine, une novice des Sœurs de Saint Paul, appuyée sur un portillon de bois plein-cintre; fraîchement descendue de sa bicyclette elle  souriait. Qu’aurais-je fait ? hommes et femmes sentent ces  pincements de cœur et se tirent sous le pont, l’un à  l’autre, des bordées de boulets. 
Enfant je détestais l’amour. Chose gluante et chaude dont il ne fallait pas parler. Qu’il ne fallait pas transmettre. Dont il ne fallait pas tenter la contamination. J’avais honte qu’un homme, plus tard, eût crié de plaisir sous moi. Mon prénom hurlé à  travers tout l’étage. J’avais souillé cet homme.  On ne touche pas davantage aux novices – poursuites au civil, au canon, au canin ? Se renseigner.
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  Je réponds enfin au téléphone. Il m’a senti contraint de le faire. Benoît bute sur ses mots, exprime le ravissement d’avoir bien joué, comme on pousse la crotte. Il se bredouille ses propres compliments dans l’écouteur. Je n’en comprends qu’un tiers -   oui – oui - à intervalles judicieusement espacés. Jean-Benoît évoque la sonorité des voûtes ou du plafond d’église, m’invite dès le lendemain chez lui, et comme je lui ai fait trois fois faux bond je ne puis décliner aujourd’hui. Le mardi ? Non car il visite sa fille qui n’a toujours aucun projet de me recevoir (qu’en ferais-je?). 
    En revenant il recevra son injection, lobotomie de la bite et du cerveau. «Peut-on vivre sans sexualité? » Arielle répondait doucement - ... je ne m’en souviens plus. Notre couple poursuit sa vie de chasteté définitive selon Proust. Nous ne sommes plus au temps de la belle queue vive. Il me jouera des choses, me donnera le disque dit compact. 
                    Il faudra que je meure de bonne humeur. 
    Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances, flirt culturel bien avancé ; son divorce pourtant fait tache. 

Depuis ce jour, j’ai perdu mon téléphone portable.

Je le cherche partout, comme un chien. Mais les téléphones n’ont pas d’odeur.

 

Le Jean-Benoît d’en bas de pente

 

Sa vie importe autant que celle des pieuses japonaises.

 
Des pots de confiture à moitié vides ou demi-pleins traînent en tous lieux, certains pourvus jusqu’à leur fond d’une cuillère, en aigrette. Il en prend, revient composer, repart en prendre..

Nul interstice ici pour les moindres ménagères. Jean-Benoît paraît proprement végéter ici-même. Son abdomen évolue sans dégâts parmi les canettes vierges ou entaménes, en bouteilles ou métalliques

 

De petits insectes rampent au fond dee hygiénique .«Fais bien attention »  J’ai compissé les parasites, qui courent se blottir sous le rebord, à portée de désinfectant. 

 

A LA RECHERCHE DU RÉCITAL

Respirer bien à  fond en cas de détresse est l’unique recours : le  corps.  Pour rien au monde je n’aurais oublié cette prière.

 

J’aimerais mourir en allemand. Ce serait une consolation. J’aimerais bien pas mourir du tout.

  À l’officiant revient qu’appartient de plus en plus non pas «la puissance et la gloire», mais le soin de préciser à l’assistance les ponctuations liturgiques, debout, assis, sans toutefois passer à l’agenouillement si inégalitaire.

Je me souviens des petites épaules secouées d’Igor, qui porte de mon sang par mon oncle.

  
Seul émus parmi ces Parisiens de . Nous étions les seuls. 

 Il n’est si bon moribond qui ne finisse par mourir : un jour ses poumons cessent de grésiller, on le fourre dans un cercueil bien plat, lui dont l’abdomen bloquait la respiration.

 Nous étions pour ses adieux trente personnes en comptant large. 
Plus une demi-douzaine de vieux flétris des deux sexes intitulée «Chœur mixte de Marillac» (sainte Louise, patronne des travailleurs sociaux) qui psalmodiaient les répons au minimuù syndical.
   Benoît trônait et paradait,  portant la dignité d’um nître de maison. On aurait dit tout l’accomplissement de sa vie. 

Elle-même, en deuil du haut en bas, les yeux fixes et luisants, fait les honneurs du cercueil de l’aïeul, attendant plus cruel encore. Partout sur ma peau paraissent les verrues du frisson d’effroi. Le mari légitime de Marie-République est bel et bien noir, mais ne s’est pas présenté aux obsèques.

Il porte la crête rouge des skins.

Il professe le mahométanisme.

Nous l’avons entrevu.

Il n’a pas fait le voyage chrétien. Vous savez, vers les mors. Il en fera bien d’autres…

Je crois que la mort de son père délivrera Marie-République. M’aurait-elle revu que je l’aurais, qui sait ?soulagée de ce maquereau si inconvenablement haïtien, qui l’engrossa le soir-même : le soir de ma visite, affirma Jean-Benoît, elle a pris en toi son inspiration. Je suis le fantasme qui a poussé le dernier coup de reins de la fécondation. Va savoir.

 Hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh

	Je planque dans sa rue, à l’abri de mon pare-brise. Je dois la conduire en gare loin d’ici. Mon avance est considérable, je lis le Grand Albert : L’exil et le royaume, « Le Renégat ». Texte terrible, flamboyant. Soudain la porte de Marie-Pascale s’ouvre. Du 20 sort une blonde vive et mince,  mince, vive, en brosse, qui s’enfouche un vélo sportif. Marie-Pascale lui fait ses adieux d’une voix forte, pour le naturel camarade. Je n’ai que le temps de plonger sous le tableau de bord. La garçonne renfourche sa selle en me souriant. Une demi-seconde de pure acuité. Pascale a nécessairement reconnu mon char, juste en face, devant la porte de Didier. La jeune femme s’en va droite, de dos sur sa selle. 
	Lorsque Pascale me rejoint, pas une question sur le temps d’attente. Elle sait que j’étais là. Très en avance. Nous avons parlé de tout sur le trajet, comme d’habitude. Sans doute la jeune femme a-t-elle déchiffré ce conducteur stoppé ui plongeait si vivement sous son tableau de bord. Marie-Pascale comprendra, alors, ma perfide discrétion. Elle trouverait maints prétextes. Elle sait que je sais, et que je sais qu’elle sait. Elle niera moins farouchement. Elle niera jusqu’à la mort. Cette fausse découverte m’aura beaucoup marqué : en effet, à tort, le lesbianisme me fruste et me rejette. La tendresse redoublée que j’éprouve pour Pascale tient de la complicité d’homosexuels des deux bords. Les hommes ont besoin des femmes et les femmes des hommes pour s’épancher, pour se porter caution les uns des autres. Je ne fais rien là que de constater après tous. J’ai d’ailleurs répandu le bruit avant d’en avoir la preuve. Je dis toujours du mal de ceux que j’aime, et de moi… « Je n ‘ai jamais été sollicitée par une femme ». 
      Une jeune sportive mince vient coucher avec une grosse vieille. La fille en brosse à 7h du matin…  La charité prend des chemins bien dissimulés. Je la désavoue en mode reptilien. Mais de tout mon cortex, je m’abstiens d’en rien laisser paraître. Prenons garde tous.  
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    Arielle gît dans son harnais d’arthrose, confiante qu’une opération suffirait à ce qu’elle se lève et marche. Le résultat sera de canne anglaise et de boiture. 
 Les hommes devront voir en face qu’il n’ y a ni chasteté ni talent qui tiennent. Que  rencontrer quelqu’un veut dire avoir intrigué, bataillé, de toutes ses forces et de toute son hypocrisie, pour obtenir enfin l’accès à la bonne personne au bon moment. Il y faut un énorme travail. Un énorme don. Et la main de Dieu. DE QUI  NE SUIS-JE PAS LE JEAN-BENOÎT ? Frère, serre ma main, tandis que nous tombons dans l'abîme. 
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Le Pathétique

    Prise de conscience
    Après les accablants délires de Jean-Jacques, voici les miens. 

    La faiblesse et les poils. Sur la poitrine, s’entend. Corps surpris dans la glace, nu et courbé sous les poutres. De grosses poutres à 1m60 du sol, suffisantes pour gifler le crâne en plein front quand on n’y prend pas garde. Le philosophe a froid aux pieds ; il est cerné. Verge menue à l’antique (le dernier chic ; n’existe pas) (nous ne sommes plus rien sans calmant)  - la seule possession sans contredit, c’est notre passé. Je pense à tous les passés qui s’entrelacent à la surface de la terre. Dans un bruit de serpents. Il était autrefois un Pathétique gros-lardon, emmuré en plein ciel du douzième étage sans ascenseur. Il n’en descendait jamais. Et comme Cagliostro, supplicié au châeau d’If, il ne voyait plus que le ciel. Il scrutait à la lunette les nuages de son plafond, bourré de chairs divines et d’allégories exaltées : des vertus sculpturales, des Voluptés mamelues ; des Fleuves à la barbe liquide. 
    Il touchait toutes les femmes du bout d’une perche imbibée d’huiles diverses et repassait sans cesse leurs formes protubérantes. Cet homme était rose avec une face de porc. Il me fascinait d’horreur et de je ne sais quel désir. Il faisait en sorte de ne plus croire en rien, qu’à la géométrie. Mais les sphères pectorales des êtres féminins le plongeaient dans la plus farouche perplexité. 
  Bien d’autres que nous avons croisés correspondraient à nos Pathétiques, mais me suis-je croisé moi-même ? Quelles chairs n’ai-je pas torturées entre mes cuisses ? Êtres que j’ai croisés, coincés dans nos embouteillages bidirectionnels, nous développons-nous l’un dans l’autre en de vastes dissolutions ? Nous reviendrons sur ces pompes.  
    Georges Benoît fut aussi de ces ombres mortes dont les voluptés s’étendaient jusqu’à se faire menotter sur un lit, au milieu de ses chats odorants et titrés, pour s’y faire torturer sodomie incluse. Puis-je me permettre de le dépeindre tel qu’il fut ? Révéler que son amoureuse inaccomplie souffrit lemartyre du frottis constant sans accomplissement ? qu’il me lança un jambon tout entier de Bayonne, si lourd qu’il me rebondit sur les bras ? 
    Visages évanouis dans la tombe, paragraphes faciles, je fais pour vous résonner mon serpent dans le concert des moines. En tribune et non pas dans le chœur. Toutes les cellules du monde prétendant à l’individualité. Mon Georges Benoît, qui n’existe pas plus que Gavroche mort, habitait un appartement  de vieille pierre dans Bordeaux, où se sent la patine des pages. Ses chats portaient des noms prestigieux, long pedigree derrière eux. Il les soignait et les traitait avec dévotion. 
   Il peignait ses propres Léonor Fini, puis il sombra dans le chachat pour clientèle. G.B. appartient aux prondes années que j’évoque à peine, honteux d’avoir tenté de vivre, sans doute – nous avons frôlé notre époque sans acquiescer vraiment à nos incarnatios. D’où le flou, d’où la gêne. Ma vie n’est pas une action, mais une galerie de portrait, comme aux cimaises du châeau bourguignon où Bussy-Rabutin disposait les portraits de toutes ses conquêtes. Ils me semblent borborygmer dans mes naissances d’entrailles, car de conscience naît souffrance. 
    Que d’Assoucy me vienne en aide, qui se sépara, en route vers Paris, de Poquelin-Molière.  Un essaim de milliers d’êtres commence à frémir dans ma tête. Il ne se peut pas que je ne sois que leur seule conjonction. Mon Dieu j’étais un sixième comme les autres.  

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