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  • LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 2050, FRISON-ROCHE, JUNG

    HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES » 50 02 21

    CORNEILLE « SERTORIUS »

     

    Il estoit une fois un général romain nommé Sertorius. Il était vieux, après avoir été jeune, et borgne, après avoir eu ses deux yeux. Il avait conquis toute une partie de l'Espagne, riche en fer et en Espagnols pour faire la guéguerre auprès des Romains. Il avait auprès de lui une biche blanche, qui lui léchait l'oreille, après quoi le grand homme lui parlait aussi à l'oreille, faisant croire qu'il s'entretenait avec une divinité incarnée, ce qui n'est pas plus con qu'un ongle. Les braves Ibères le croyaient, ce qui prouvent qu'ils étaient nettement plus cons en ce temps-là que maintenant, où ils encensent Aznar.

    Brèfle ! Sertorius se croyait un puissant personnage, au point de se sentir comme un roi en Ibérie, et de ne plus guère tenir compte du Sénat de Rome, composé de 300 et quelques membres virils et pourvu d'attributions diplomatiques. On envoya contre lui un des frères Moilnoeud, Pompée, ami de Crassus, Moilnoeud aussi. Mais rien ne put le faire céder, il devint nécessaire de le faire assassiner courageusement pour que force restât à la République romaine, Senatui Populoque Romano. Ça, c 'est de l'histoire, et pour recoller les morceaux, je vous informe que de retour d'Espagne, Pompée le Grand massacra les esclaves qui restaient de la grande révolte de Spartacus – ce qui nous mène à -73, par une température glaciale donc.

    Arriva là-dessus le grand Corneille, qui s'y connaissait un chouïa en histoire romaine, ainsi que son public d'ailleurs, en ces années 1640 et quelques. Il pensa que cette intrigue manquait de femmes, et en introduisit deux, en tout bien tout honneur. Aristie, femme de Pompée, en instance de divorce d'avec le même. Et Viriate, reine de Lusitanie, entendez de Portugal, qui n'a jamais existé. En revanche il exista bien un berger de ce nom, qui résista aux envahisseurs un peu plus longtemps que Vercingétorix, et que tous les Espagnols devraient connaître. A partir de là, tout se complique.

    Avec ma modestie habituelle, je me demande si vous allez comprendre, parce que moi-même je m'entrave un peu les pédales. Attention : il était deux fois un autre général romain appelé Perpenna, qui n'était pas un père pénard. Il était jaloux de Pompée, parce que ses soldats préféraient le grand Pompée au moyen Perpenna, et s'étaient rangés sous les ordres de Pompée. Perpenna se mit donc à sourire d'un franc sourire hypocrite en coin, et dit : « Vive Pompée ! » avec les autres et après tous les autres. Et puis ne le voilà-t-il pas qu' il tombe amoureux de la reine de Lusitanie, qui est bien belle et bien puissante aussi.

    L'ennui est que cette reine, Viriate, est amoureuse de Sertorius, lui apportant contre Rome l'appui de toutes ses troupes portugaises ou lusitaniennes comme il vous plaira. Elle veut l'épouser, mais Sertorius préfère la femme de Pompée, en divorce d'avec ce dernier. Cependant la femme de Pompée, Aristie, est encore amoureuse de son candidat au divorce. Beau chassé-croisé. Sertorius propose Perpenna comme mari à la reine de Lusitanie, qui ne veut pas en entendre parler. Pompée se fend d'une entrevue avec Sertorius, pour le ramener à la raison et à l'obéissance envers Rome, et Sertorius refuse.

    Pompée refuse de se remarier avec sa femme, parce que c'est son chef Sylla qui lui a demandé de rompre avec cette dernière. Aristie est blessée dans son amour-propre et l'envoie se faire futuere. Sertorius n'a pas très envie d'épouser Viriate, parce que sinon il se fera zigouiller par son lieutenant Perpenna, par jalousie. Aristie veut bien malgré tout épouser Sertorius, mais Viriate est sa rivale. Putain il faudrait presque un croquis au tableau noir. Surtout que Perpenna fait assassiner Sertorius (un de moins, l'horizon s'éclaircit) et apporte à Pompée des preuves irakiennes de la trahison du méchant Sertorius.

    Pompée dans un beau mouvement dramatique refuse de lire les lettres compromettantes en question et les brûle. Puis il fait arrêter et exécuter le méchant Perpenna, reprend sa femme adorée, offre la paix à Viriate qui n'a plus qu'à se consoler avec toute sa garde personnelle, ce qui fait qu'à l'heure où nous sommes elle doit encore s'y coller. Alors vous pensez bien que cette intrigue a suscité les critiques des contemporains eux-mêmes, qui l'ont trouvé plutôt difficile à comprendre, même pour des gens versés en histoire latine. Il y avait là en effet de quoi suffire à plusieurs intrigues, bien que ce ne soit pas la peine d'entasser les péripéties autour de chaque personnage pour le prouver. Corneille se défendit comme d'habitude, mais ne convainquit guère. Les caractères sont incohérents, il n'y a que les femmes qui s'en sortent. Nous avons là déjà un double intérêt, celui de la politique et celui du coeur, passionnant pour certains esprits romanesques et fumeux nostalgiques de la Fronde (une guerre civile où les affaires de coeur commandaient largement les affaires d'Etat, sur le dos du peuple) – mais qui n'offre pour les gens du XXIe siècle qu'un intérêt relatif.

    Alpes, peuple,psycnanalyse

    Imaginez en effet que la Cour d'Angleterre se mette à faire par-dessus le marché de la politique... On en reviendrait effectivement au climat public du XVIIè siècle, où les affaires de mariage et de rivalités personnelles influaient significativement sur les affaires gouvernementales. Voyez l'embrouillamini politique-pognon- coeur et cul dans les dédales Deviers-Joncourtois. Cet aspect people faisait pâmer les sous-marquises de la minorité de louis XIV, mais a bien perdu de son attait pour nous. Et croyez-moi, les tragédies ultérieures de Corneille n'ont pas fait progresser sa cause : de plus en plus de complexité, de plus en plus de mélanges de sujets d'attention...

    Racine peut encore se lire. Corneille a besoin de notes en bas de page. Il m'a semblé à 19 ans que cette pièce, « Sertorius », était lumineuse et se comprenait du premier coup. Sans doute avais-je été sensible à la majesté des interventions de Pompée, aux arguments en faveur de la grandeur romaine (entre parenthèse bien décatie à cette épopue où la seule préoccupation des dirigeants était de s'en mettre plein les fouilles sur fond de discours ronflants). IL y a en effet dans « Sertorius » de très beaux morceaux de bravoure. Mais on peine trop en vérité à trouver ici une quelconque unité, contrairement à ce que prônent les règles de la tragédie classique.

    Autant le spectateur ou le lecteur se soucie peu de nos jours de l'unité de temps ou de l'unité de lieu, autant l'unité d'intérêt se trouve-t-elle obligatoirement à respecter. Ce que je comprenait à 19 ans, il se trouve que je ne le comprends plus à 58. Perte de neurones ? Probable. Et moindre propension à bader d'enthousiasme devant de beaux morceaux sans lien. Ces commentaires vous donnerons peut-être à regretter de ne pas voir cette pièce représentée, ce qui lui donnerait une dernière chance, mais je ne vois personne à l'horizon pour l'instant qui s'en ressente pour remonter «Sertorius », en intégralité ou en allégé.

    Tirons donc au sort le fragment qui vous sera lu, dans l'édition des ineffables classiques Larousse, avec notes en bas de page incorporées : page 38 – la reine est vexée : le grand Sertorius n'ose pas l'épouser parce que ça ferait vilain dans le tableau, mais il l'aime pourtant ! Et il lui propose son lieutenant ! Mon Dieu qué malheur ! Ce qui donne :

    SERTORIUS

     

    L'espoir le mieux fondé n'a jamais trop de forces ;

    Le plus heureux destin surprend par les divorces :

    Du trop de confiance il aime à se venger ;

    Et dans ce grand dessein rien n'est à négliger.

    Devons-nosu exposer à tant d'incertitude

    L'esclavage de Rome et notre servitude,

    De peur de partager avec d'autres Romains

    Un honneur où le ciel veut peut-être leurs mains ?

    Notre gloire, il est vrai, deviendra sans seconde,

    Si nous faisons sans eux la liberté du monde ;

    Mais si quelque malheur suit tant d'heureux combats,

    Quels reproches cruels ne nous ferons-nous pas !

    D'ailleurs, considérez que Perpenna vous aime,

    Qu'il est, ou qu'il se croit, digne du diadème,

    Qu'il peut ici beaucoup, qu'il s'est vu de tout temps

    Qu'n gouvernant le mieux on fait des mécontents,

    Que piqué du mépris, il osera peut-être...

     

    VIRIATE

    Tranchez le mot, seigneur: je vous ai fait mon maître,

    Et je dois obéir malgré mon sentiment ;

    C'est à quoi se réduit tout ce raisonnement.

    Faites, faites entrer ce héros d'importance,

    Que je fasse un essai de mon obéissance ;

    Et si vous le craignez, craignez autant du moins

    Un long et vain regret d'avoir prêté vos soins.

     

    SERTORIUS

    Madame, croiriez-vous...

     

    VIRIATE

    Ce mot vous doit suffire.

    J'entends ce qu'on me dit et ce qu'on me veut dire.

    Allez, faites-lui place, et ne présumez pas...

     

    SERTORIUS

    Je parle pour un autre, et toutefois, hélas !

    Si vous saviez...

     

    VIRIATE

    Seigneur, que faut-il que je sache ?

    Et quel est ce secret que ce soupir me cache ?

     

    SERTORIUS

    Ce soupir redoublé...

     

    VIRIATE

    N'achevez point ; allez :

    Je vous obéirai plus que vous ne voulez.

     

     

    ACTE II SCENE 3

     

    VIRATE, THAMIRE, sa confidente

     

     

    THAMIRE

    Sa dureté m'étonne, et je ne puis, madame...

     

    VIRIATE

    L'apparence t'abuse : il m'aime au fond de l'âme.

     

    THAMIRE

    Quoi ? Quand pour un rival il s'obstine au refus...

     

    VIRIATE

    Il veut que je l'amuse, et ne veut rien de plus.

     

    THAMIRE
    Vous avez des clartés que mon insuffisance...

     

    VIRIATE

    Parlons à ce rival : le voilà qui savance.

     

     

    SCENE IV – VIRIATE, PERPENNA, AUFIDE (confident de Perpenna), THAMIRE

     

     

    VIRIATE

     

    Vous m'amiez, Perpenna ; Sertorius le dit :

    Je crois sur sa parole, et lui dois tout crédit.

    Je sais donc votre amour ; mais tirez-moi de peine :

    Par où prétendez-vous mériter une reine ?

    A quel titre lui plaire, et par quel charme un jour

    Obliger sa couronne à payer votre amour ? »

     

    ...Eh bien voilà qui n'est pas si mal, et parfaitement compréhensible ! Peut-être vaut-il mieux se laisser à l'admiration séquence après séquence, et laisser les détails de structure aux cuistres ? Devrait-on supprimer les préfaces et les critiques ? Vous aurez entendu quelques beaux vers de « Sertorius », par Corneille. Ce seront peut-être les derniers de votre vie, à moins qu'un démon classique ne vous pique et ne vous incite à lire cet ouvrage apprécié en son temps... Bonne lecture dramatique !

    HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    FRISON-ROCHE « PREMIER DE CORDEE » 28 02 03 1

     

     

     

    Le type même de roman que l'on peut conseiller à la jeunesse : « Premier de Cordée », par Frison-Roche. Lu à quatorze ans, puis relu à 22, puis à 27, puis cette année à 58. La jeunesse n'a pas d'âge comme chacun sait. Nous avons affaire comme chacun sait à l'épopée simple de la montagne, du massif du Mont-Blanc, à une époque où le tourisme de masse n'avait pas encore transformé les champs de neige immaculés en paysage industriel hérissé de pylones à tire-fesses, où les voies d'accès au sommet des Alpes ne ressemblaient pas encore à des couloirs de métro semés de détritus.

    Mais j'exagère. Il n'est pas si facile d'accéder à 4807 m., et les petits imprudents se voient régulièrement rappelés à l'ordre par des accidents graves. Nous avons tous en mémoire, nous autres de la génération des lecteurs, la mort du guide Jean Servettaz, foudroyé sur le Dru alors qu'il accompagnait un client exigeant, Américain et inconscient. Cet épisode figurait même en bonne place parmi les choix de textes à l'usage des enfants, parmi les textes dits scolaires. Et ensuite, le jeuen lecteur avait envie de connaître l'oeuvre entière. Il faisait donc connaisssance avec un milieu très particulier, très fermé je suppose encore aujourd'hui, qui est celui des guides de haute montagne.

    Fermé non par dédain, mais en raison des compétences et qualités physiques exceptionnelles requises pour accéder à la profession. Il s'agit même d'une vocation : ne décide pas d'être guide de haute montagne qui veut, il faut avoir été atteint apr le virus, il faut souvent compter parmi ses ascendants un ou plusieurs guides, avoir soi-même participé à de longues et harrassantes expéditions, avoir consenti à stabiliser la cordée en dernière position, avoir acquis dès l'enfance pour certains le sens de la montagne, l'instinct du danger, le sang-froid diamétralement opposé aux témérités des casse-cou, le sens enfin de la responsabilité : car le client qui vous est confié, incompétent, timoré, ou audacieux et de sang-froid, devient entre vos mains, dans votre cordée, un dépôt sacré : sa vie est entre vos mains, vous vous êtes engagé sur votre honneur de guide à le ramener sain et sauf.

    Et à cette époque-là, avant-guerre, pas d'hélicoptères de secours, pas de téléphone portable, éléments de confort et de sécurité qui incitent parfois les imprudents à ne pas se soucier de leurs courses, encore que depuis un certain temps ces messieurs soient obligés de mettre la main au porte-monnaie si leur comportement irresponsable a mis en danger la vie des secouristes. Le roman commence par la mort du père, coincé là-haut dans les rochers. Le fils veut aller le rechercher, mais les conditions météorologiques l'en empêchent. Toute sa famille ensuite se ligue affectueusement poiur qu'il renonce à la montagne et devienne hôtelier, un métier où l'on gagne bien sa vie sans risquer de se rompre les os.

    Notre héros n'est-il pas de plus fiancé à une charmante jeune fille appétissante et traditionnelle ? Dès que le flirt dans les herbes devient un peu poussé, elle se lève en riant pour ne pas « faire de bêtises » comme on disait. Il apparaît en effet au cours des relectures que la tradition constitue le ciment le plus parfait de cette société montagnarde : moeurs pures, tempéraments taillés à la serpe et rudimentaires, sens de la camaraderie, patriarcat de bon aloi, blancheur de neige des âmes du pays chamoniard. Les guides contemporains jugeront peut-être que « premier de Cordée » est à la profession ce que « Maria Chapdelaine » est au Canada, c'est-à-dire un ancêtre, une référence obligée, un peu agaçante ; je les entends me dire que « ce n'est plus du tout comme ça », que les camions polluent tout, que la concurrence est sauvage, que l'alpinisme se rapproche de l'exploitation industrielle »– mais cela m'étonnerait tout de même d'apprendre que le rapport à la montagne a changé, que les dangers se sont amoindris, que l'on peut tricher avec le roc et la glace.

    « Premier de Cordée » ne sombre pas dans le lyrisme, dans l'envolée romantique. L'alpinisme de haut niveau est un monde concret, où l'on savoure la récompense de l'effort, où l'on sait apprécier les moments d'ivresse, les respirations enivrantes, mais où l'on sait aussi qu'il faut surveiller du coin de l'œil tel ou tel banc de brume qui se déplace, ne pas trop s'attarder, songer déjà

    aux difficultés de la descente, plus traîtresses que celles de la montée. L'avantage de « premier de Cordée » consiste à ne pas nous assommer de considérations techniques. Ce qui ne serait plus de nos jours que statistiques et notes sur l'alliage des métaux et termes anglo-saxons demeure très clair. Même le profane peut comprendre les manoeuvres qui se déroulent à flanc de rochers ou sur les pentes englacées. Le lecteur de la plaine peut suivre les péripéties d'une ascension périlleuse, assimile quelques termes élémentaires, descente en rappel, prise, vire, marches taillées, adjectifs qualifiants l'état de la neige. Il s'encorde justement aux personnages, dont il a saisi les gros traits, la psychologie sans fioriture, la bonhomie, l'honnêteté, la franchise, la brutalité, la lenteur, la sagesse.

    Et de fait il serait facile de verser dans la caricature, de repérer les clichés (« le coeur sensible battant sous la rude écorce du montagnard », la joie de l'effort récompensé, la défense des valeurs éternelles de dévouement, de courage, de fraternité) – d 'ironiser sur ces braves gens un peu frustes mais ah ma chère tellement typiques et autres jeux de l'esprit snobinards. N'oublions pas nos braves chiennes de garde, qui trouveront que décidément la femme n'est faite ici que pour attendre l'homme en bas en touillant la marmite, à moins qu'lle ne l'accompagne, mais pas trop haut. Remémorons-nous cette ignoble question d'une bonne femme à un alpiniste, s'interrogeant sur le fait de savoir si le besoin d'escalader les pics était dû au désir de faire l'intéressant ou d'affirmer un machismedésute, et qui se vit répondre que sa connerie à elle, sans aucune hésitation, était aussi indécrottable que congénitale.

    Non moins facile également d'arguer de la date de parution, 1941, pour établir de douteux rapports entre les idéaus développés ici et le trop fameux « Travail-Famille-Patrie ». Il ne faut pas tout ravaler ainsi au niveau de nos ricanements ; et ce livre a contribué à conserver l'espoir dans le cœur de la jeunesse française, sans qu'il soit nécessaire ici d'ironiser : savons-nous ce qu'a été la saveur amère de la défaite ? Ce sont de telles valeurs paysannes et montaganrdes précisément qui peuvent séduire de jeunes esprits en formation, ou toute autre personne d'âge mûr, Occupation ou pas (d'ailleurs ne souffrons-nous pas d'une autre occupation, pernicieuse et sournoise, que j'appellerais l'invasion de la Connerie ) ? Frison-Roche a circonscrit sa réflexion au domaine précis et immense de la conquête des cimes et de soi-même, et l'on ne compte plus les professionnels de la montagne dont la vocation, au sens d' « appel », s'est révélée à la lecture de « Premier de Cordée », qui est la Bible du Guide, du premier de Coordée.

    N'oublions pas un autre aspect du pays savoyard qui se trouve ici exalté : l'élevage, avec sa montée des troupeaux, sa fraternité carillonnante, en ces temps-là où les bêtes n'étaient ni nourries artificiellement à l'étable, ni transportées en camions puants, mais escaladaient elles-mêmes les pentes menant aux pâturages. L'un des morceaux de bravoure de ce livre consiste en un duel farouche opposant deux vaches pour le titre de reine du troupeau. Les paris vont bon train autour du champ d'affrontement, et la bête victorieuse appartiendra de bon droit au propriétaire le plus sympathique et le moins prétentieux.

    D'autres dégageront le sens de la quête métaphysique des cimes, évoqueront « les conquérants de l'inutile », car l'alpinisme, comme le latin, ou le latin, comme l'alpinisme, ne sert à rien, juste à se trouver soi-même. Deux exemples de volonté illustrent cette évocation du milieu savoyard : le héros se voit atteint de vertige, lutte contre cette irrémédiable faiblesse, puis se fait accompagner par ses meilleurs amis dans une course ni trop facile pour ne pas le déshonorer, ni trop difficile pour ne pas le décourager. Est-il besoin de dire qu'il s'en sort, non sans difficultés ? Quant à Georges, son meilleur ami, qui a perdu ses pieds par suite de la gelée, ne parvient-il pas à escalader les pics en s'arc-boutant sur ses moignons ? C'est même lui qui entraîne le fils du mort sur les pentes vertigineuses.

    Héroïsme donc, mais aussi simplicité, absence totale de grandiloquence, nudité parfois raboteuse du style, bien loin des académismes et des fioritures alambiquées en vogue chez certains en ce temps-là, en tout cas sincérité. L'auteur savait de quoi il parlait, tout le monde connaît encore

    en vallée de Chamonix et ailleurs la réputation de Frison-Roche, qui pourtant natif du plat pays devint l'inconditionnel du monde de la glace, pour parler à la Thierry Roland. Encore à l'heure actuelle, « Premier de Cordée », et sa suite, « La Grande Crevasse », demeurent pour les guides de France, de Suisse et d'Italie la référence quand il s'agit d'alpinisme.

    C'est avec ce livre que tout a commencé. Il a connu un énorme succès de librairie, je crois qu'il est encore en vente de nos jours, et qu'il continue à susciter des vocations. Il serait à propos de vous en rappeler une bonne page : la 281.

    « Après bien des efforts, ils réussissent enfin à l'entrebâiller » (la porte) « juste le nécessaire pour pouvoir pénétrer dans le refuge.

     

    « Il y règne une obscurité glaciale. Le vent a soufflé par toutes les fissures et bat-flanc et couvertures sont pleins de neige ; les paillasses humides sentent la pourriture. Le refuge est condamné, il est déjà presque abandonné. On parle d'en ériger un nouveau, plus haut dans les rochers, mais l'étude de l'amplacement dure depuis plusieurs années. Il faut en effet l'abriter des avalanches, et tous les automnes des spécialistes construisent de petites pyramides-témoins, qu'ils viennent reconnaître au printemps. Généralement, tout leur travail a été balayé par une coulée imprévisible. Il faut recommencer la même manoeuvre pour un autre emplacement. C'est un travail de patience et d'expérience, que l'on mènera avec beaucoup de persévérance. En attendant la vieille cabane agonise, toute disloquée par le sol mouvant de la moraine. Le vent s'y engouffre en miaulant, et tout autour des choucas, attirés par la venue de la cordée, criaillent lamentablement dans le vent du soir.

    « Les deux hommes s'organisent, nettoient la cabane, sortent quelques couvertures pour les faire plus ou moins sécher. Ensuite, sur le petit réchaud à alcool, Pierre fait fondre de la neige pour la soupe du soir. Cela prend beaucoup de temps, mais ils peuvent enfin manger une vague soupe chaude qui réchauffe leur corps tout imprégné de l'humidité glaciale du refuge. La nuit vient sans qu'ils s'en aperçoivent, trop affairés qu'ils sont aux préparatifs de leur grande expédition. Ils font du thé, en remplissent leurs gourdes, quittent leurs chaussures mouillées et les bourrent de paille, tordent leurs bas de laine qu'ils présentent timidement à la flamme du réchaud pour les sécher. L'heure avance et le froid se fait plus pénétrant ; une gouttière égrène l'eau de fusion de la toiture sur le coin de la table et le refuge est tout rempli de ce bruit monotone qui cessera bientôt, lorsque le gel aura suspendu ses stalactites translucides qui étincellent comme des cierges pailletés d'argent, sous le toit disjoint. »

    Où l'on s'aperçoit, brave lecteur, qu'il ne s'agit pas seulement de bander ses muscles dans l'obsession de l'exploit sportif, mais aussi de daigner s'abaisser à ces soins indispensables, dans la lenteur, la persévérance et l'humilité. Car en ces temps-là, vous n'aviez ni duvet, ni thermos ; les chaussures devaient être garnies de paille pour la nuit, et les chaussettes se tordaient, et se séchaient. Cela ne peut qu'augmenter notre respect pour ces glorieux et rudes précurseurs, auprès desquels nos modernes touristes trois étoiles ne sont trop souvent – que des guignols.

    HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"

    C. JUNG "L'HOMME A LA DECOUVERTE DE SON AME" 07 03 03 1

     

     

     

     

    Il est de vastes domaines abandonnés que l'on a plaisir à visiter. L'oeuvre du grand disciple de Siegmund Freud, Jung, tient en un fort volume de la collection "Petite Bibliothèque Payot", où l'un de ses disciples a pieusement recueilli l'essentiel de ses conférences, constituant le corpus de sa doctrine. C'est ce même docteur Roland Cahen qui a traduit de l'allemand les toutes nouvelles théories du psychanalyste zurichois. Cela date de l'immédiat avant-guerre ou de la guerre elle-même.

    La chose est d'importance pour ne pas se livrer à des espoirs démesurés. Je récapitulerai ici les points sur lesquels C. Jung a innové, ou a confirmé les théories précédentes. Malgré sa brouille durable avec son maître Siegmund Freud, il a reconnu sur la fin de sa vie qu'en fait les divergences protaient plutôt sur des questions de relation personnelle que sur le fond. Il affirme en effet que les rêves constituent le meilleur moyen, la voie royale pour parvenir à l'inconscient. Seulement il l'explique trop longuement.

    Il nous semble qu'il enfonce des portes ouvertes, tant cette conception est désormais devenue pour nous un lieu commun. Mais avant-guerre, qui est pour ainsi dire la préhistoire, il n'était pas rare de rencontrer des hurluberlus qui proclamaient qu'il ne s'agissait que d'un dérèglement nocturne de notre cerveau. Nous pouvons trouver encore de nos jours de ces fantaisistes-là. Ils nient l'inconscient, ramènent tout à des jeux de physique et de chimie à l'intérieur de notre corps, dont notre encéphale fait partie.

    Or précisément c'est contre ce matérialisme que Jung s'élève, et ce fut un de ses différends avec Freud : il n'y a pas que des réactions physiologiques dans nos cerveaux. Le fait religieux est à prendre en considération, le fait que nous ayons aussi une interprétation culturelle, et même un instinct religieux, ne doit pas être rangé parmi les vieilles choses à jeter aux déchetteries. Le deuxième point qui est connu par le grand public au sujet des théories de Jung est ce que l'on appelle l' "inconscient collectif".

    Il a repéré chez touts les peuples de la terre (malheureusement classés en "civilisés" et "primitifs", "ces gens-là", dit-il) une persistance de légendes, toutes les mêmes, sous des habillages ethniques différents. Il en a conclu fort jsutement que les hommes, où qu'ils se trouvassent, avaient forgé des légendes correspondant à des structures universelles de nos cerveaux. Et ceci, que ces peuples appartiennent ou non à l'aire de civilisation indo-européenne : la légende de Tristan et Iseut contient ainsi bien des aspects communs, de l'Irlande à la France jusqu'à la Grèce, les aventures d'Ulysse se retrouvent aussi bien chez les Indiens ou ches les Arabes.

    Mais on peut aussi bien observer des similitudes entre les Esquimauds et les Cinghalais, les Germains et les Mexicains. La théorie des migrations incessantes au seind e l'humanité ne saurait rendre compte de ces phénomènes, qui constituent trop de coïncidences pour ne pas en tirer des espèces de loi. Le troisième point proprement jungien est l'affinement de la théorie de l'interprétation des rêves. IL ne s'agit pas uniquement de la réalisation symbolique de désirs refoulés par l'état de conscience pendant la veille.

    Non plus que de l'affirmation del avolonté de puissance, comme l'affirme un autre disciple, Adler. Jung ne voit plus dans le rêve une indication sur ce qu'il faudrait faire dans une perspective chronologique, ou dans un rapport de cause à effet. Ce serait dans ce cas peu différent de ces conceptions antiques plaçant dans le rêve une prémonition sur le destin du rêveur. Jung nous dit que le rêve est la représentation par l'inconscient d'uen certaine situation de crise, sans projet réformateur, mais une rééquilibration des tensions de la journée : voici ce qui ne va pas, au rêveur de réfléchir à présent pour ne pas s'enferrer sur la grosse ferraille de l'échec.

    Et nous avons des exemples de ces interprétations de rêves dont nous sommes si friands : l'homme affrontant l'écrevisse géante représente l'épreuve de Siegfried face au dragon ; mais au lieu de se battre vaillamment avec l'écrevisse de son rêve, le consultant la dégonfle par une simple opération intellectuelle et se retrouve vainqueur sans péril ; comme il n'a pas osé affronter véritablement ce qui symbolise les mosntres de son inconscient, il sera condamné à périr, et se suicidera quelques mois après. Nous sommes encore très près de Freud, mais nous en écartons par une interprétation plus statique ("représentation d'un état conflictuel de l'âme") et par une différenciation d'avec une interprétation trop exclusivement axée sur la sexualité (ce que n'eût pas manqué de faire Siegmund Freud concernant cette fameuse écrevisse) ; Jung a fait référence également au rôle du dragon dans les légendes du monde entier, que ce soit en Chine ou au Pérou (voir le serpent à plumes).

    Donc, approfondissement de la signification du rêve, détrônement de la paraît-il envahissante interprétation sexuelle. C'en est au point, dit-il, que Freud en vient à interpréter tout ce qui est longiligne, rigide et pénétrant comme un symbole phallique, et tout ce qui est rond ou creux comme un symbole féminin... N'exagérons pas ! Jung enrichit la notion d'inconscient par son extension au collectif voire à l'universel. N'oublions pas à quel point le corps médical, sans parler de l'opinion publique toujours en retard de plusieurs décennies, croupissait dans l'ignorance, l'approximation, les préjugés. Soyons indulgents envers le caractère lourdement didactique de certains passages de ces conférences zurichoises ou berlinoises.

    Considérons avec le respect dû aux vieilles choses ces expérimentation d'associations d'idées : "si je vous dis "oiseau", vous pensez quoi ? celui qui dit "crottte" est un cas fort intéressant. Jung reconnaît que ces expérimentations, reléguées à présent dans les pages de tests des magazines à grand tirage, ne prouvent pas grand-chose, et que ce n'est pas la peine de se rendre chez un psychanaliste pour apprendre quelque chose sur sa personnalité. Nous trouverons aussi plutôt naïfs ces croquis où le philosophe démontre, cercles concentriques à l'appui, que nous sommes constitués de différents degrés de conscience, plongeant dans le subconscient, puis dans l'inconscient, puis dans l'instinctif, si je me souviens bien ; de tels croquis sont tout juste considérés de nos jours comme dignes d'orner les chapitres de philosophie générale en classe de terminales.

    Mais c'est grâce à ces glorieux pionniers que nous pouvons avoir justement une représentation aussi claire, du moins schématique et propre à la mémorisation, de ce qui n'était pour nos grands-pères que confusion et théories vaseuses. Aux oubliettes également sont passés les tests de mesures de la pression sanguine ou de l'émotivité à l'énoncé de tels ou tels mots censés déclencher une réactivationd e la névrose chez le patient. C'est en expérimentant, puis en théorisant parfois maladroitement, parfois dogmatiquement, que l'on peut progresser : il est normal que certins aspects de ces recherches pseudo-scientifiques se soient détachés de la progression dans la connaissance comme les mues successives des serpents.

    Rions un peu ou indignons-nous : certains sujets, au lieu de faire des associations de nom à nom, les font d'un nom à un adjectif ; exemple : "crème", réponse "délicieuse". Qui fait cela ? je cite : "Les gens sans instruction et les femmes". Conclusions : éduquez vos filles, vous dis-je. Ni Jung ni les femmes n'y entendaient malice, puisqu'il était entendu que les femmes avaienet de l'instinct, mais pas d'intelligence. Nous pourrions aussi évoquer la condescendance avec laquelle Jung évoque les réactions mi-animales mi-enfantines des "tribus primitives", auxquelles notre Europe apporte la bonne civilisation et les goûters Banania ; mais peut-on reprocher à un pionnier de dater, à un homme d'avant-guerre de présenter les tares de la pensée de cette époque ? après tout, que dira-t-on de la nôtre ? non, il n'y a pas de jeu de mots avec "dira-t-on".

    Ce qui reste à retenir après cette parenthèse démagogique est l'extrême qualité, à quelques réserves près, de la pensée de Jung. Il voyait monter dans les années trente dans le monde germanique mais pas seulement une grosse fièvre de bêtise meurtrière analogue à celle qui enfle aujourd'hui. Il mettait en garde contre la victoire des pensées tordues, des jugements tout faits ou préjugés. Il affirmait l'existence de l'âme et du souci métaphysique chez l'homme, contre ceux qui encore aujourd'hui voudraient le réduire à une succession de réactions purement physiques et biologiques. Il parle bien, noblement, il est humaniste, dans toute la noble et grande acception du terme, qui paraît-il est démodée selon Bush et Madelin.

    Page 351 figurent des titres parus dans cette collection : n° 217, ROBINSON, Liberté et nécessité ; 218, HELD, L'Oeil du psychanaliste, 219, LOBROT, Priorité à l'éducation. Mais une autre page serait nécessaire à notre connaissance : la 272, au hasard comme l'autre : il s'agit de la suite de la quatrième conférence sur une "Introduction à la psychologie analytique", et Roland Cahen intitule cette partie "8" "DU REVE AU MYTHE"

    "A côté de la méthode des associations, il en existe d'autres qui permettent aussi d'accéder à l'inconscient. La première, nous l'avons vu, nous a fait pénétrer dans une couche assez superficielle, dans un inconscient en quelque sorte relatif, dans un inconscient personnel. La malade, par exemple, dont l'enfant a été emporté par la fièvre typhoïde" (cela se rapporte à des propos précédents) "aurait pu aussi bien - on ne peut s'empêcher de le penser - être consciente des mobiles de son acte. Ce cas nous montre ce que nous devons nous représenter par la notion d'inconscient personnel ; il forme un couche psychique faite d'éléments qui pourraient être tout aussi bien conscients, mais qui, pour certains motifs, de nature fort diverse, demeurent inconscient." (Il s'agit en gros d'une femme qui a souhaité inconsciemment la mort de son enfant). "Cette absorption d'événements de notre vie dasn l'inconscient personnel est, durant notre existence, monnaie courante. Quand nous concentrons toute notre attention sur un certain travail qui monopolise l'énergie psychique disponible, nosu ne pouvons pas en même temps penser à une autre tâche ; celle-ci disparaît de notre horizon momentané à un degré tel qu'à son ressouvenir il peut se produire comme un choc en nous ; cette disparition complète et fréquente est due au fait que notre énergie psychique est impuissante à maintenir à un degré suffisant de conscience un nombre élevé d'éléments. Il nous faut utiliser le potentiel d'énergie psychique dont nous disposons à éclairer fortement l'indispensable, l'accessoire demeurant dans l'ombre, où, avec "le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire" [Victor Hugo, Oceano nox, N.D.T.] , nous ne le distinguons plus, et où il tombe en désuétude. C'est dans ce domaine obscur, cette "lisière de la conscience", comme l'intitule W. James, que pénètre l'expérience d'associations." (...d'idées...) "Or, il va de soi qu'en de nombreux cas il n'est pas suffisant de mettre à jour les éléments psychiques qui pourraient être tout aussi bien conscients. Dans un de nos exemples, celui de la veuve de cinquante-six ans, nous avons découvert grâce à l'expérience d'assiociations que cette femme déplore le départ de son fils ; nous n'avons ainsi pénétré que dans un domaine où des êtres réfléchis et introspectifs s'orientent sans difficulté, et guère au-delà. Mais dans ce cas, et c'est pourquoi une expérience d'associations fut nécessaire, il s'agissait d'une personne pleine de convoitise, qui ne voulait pas s'avouer qu'elle avait "jeté le grappin" sur son fils. Il est pénible, pour des êtres que la faiblesse morale fait hésiter et chez lesquels la crainte de la vérité l'emporte, de devoir faire et de devoir se faire de tels aveux. Cependant, le sens commun ne peut s'empêcher de se dire que la malade aurait pu avoir conscience des motifs de ses tribulations."

    Et cela continue, dans ce style si particulier, si tributaire encore des modes de pensée littéraire : Hugo est cité, Balzac se fut retrouvé à son aise dans de telles considérations, où il aurait vu la confirmation de ses intuitions psychologiques, et l'on sent planer sur tout ceci la grande ombre filandreuse de Stefan

    Zweig, avec sa manie de l'exhaustivité, du remâchage, de la belle explication qui ne veut rien omettre. Quoi qu'il en soit, cette apprpoche littéraire et psychologisante avait le mérite de vulgariser auprès des élites de ce temps-là une pensée honnête, scrupuleuse, de haut niveau d'humanisme.

    S'il y a là quelque poussière, sachons reconnaître à quel point elle fut féconde. Que nous souhaitions nous initier à la pensée psychanalytique ou prépsychanalytique, ou que nous considérions avec sympathie les premières tentatives de mise en oeuvre de cette pensée, lisons ce vieux volume 53 de la Petite Bibliothèque Payot intitulée "L'homme à la découverte de son âme", par C.G. JUNG.