Proullaud296

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  • JEHAN DE TOURS

    C O L L I G N O N

     

    J E H A N D E T O U R S

    Collection des Auteurs de Merde 4 Avenue Victoria 33700 Mérignac

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    Puis vient l’indifférence

    Carcasse coulée au fond de Loire

    Avoir vingt ans. Savoir

    qu’un jour je les lamenterai

    Langue de sable étirée, languissante,

    léchée nappée par le fleuve

    et cette barque aux rameurs immobiles... »

     

    Plus loin :

     

    « Tours,Tours ma grand-ville

    Cathédrale énorme et sombre

    Nuit de flèches fondues dans la nuit

    Retour des Ursulines

    brouillard et crépuscule

    il fait toujours décembre

    sur les jardins compartimentés

    de la Préfecture de Tours

    Blessure j’en reviens toujours à toi comme un chien malade

    (Chinon matin brumeux Tours de lumière bistrot bleu)

     

    jamais je ne le reverrais la glace de tes yeux la neige de ton cou

    plumetis blanc du col de laine

    Il est de ces visions qui passent et qui s’en vont

    mais voilà que je ronsardise

    voilà que je pétrarquise

    reciselé sans fin dans ma mémoire

    au ralenti sans fin dans cette rue où je ne suis plus revenu

    à ma recherche

    la première fois que je vis Tours

    c’était la neige et c’était Jean

    cou de neige

    les toits portaient des tons de plomb

    dans les yeux de ceux qui passaient

    Tours froide libre

    quand je ramène entre mes paupières

    si je touche du pied si peu que ce soit

    le quai succédané de Saint-Pierre-des-Corps

    je vois les abonnés de la navette

    de ma pupille écarquillée dans l’aube

    j’ai questionné l’horizon

    se dire que juste après Saint Pierre il y a Tours

     

    Tours qu’es-tu devenue

    depuis qu’une main noire

    ici m’a maintenu

    Bordeaux nocive

    qui s’infiltre ici je m’ensuie

    - les cargos par la bouche et l’oreille

     

    C’est un grand homme aux jambes blondes il vient de se marier son nom : Sacha Saronian

    Il neige à Tours interminablement

     

    sur l’horizon de plus en plus loin la roue des champs sans haies ni clôtures et les sillons riches et mornes vers le nord et je baissais sournoisement la vitre jette un regard oblique sur l’épouse convoitée Laure-Laure plissant vilainement les lèvres fait fermer cette vitre Je lui ferai payer la fonction de son père Fausse blonde au nez piquant traits fins tracé roman des sourcils du front, l’orientalisme des paupières il aime sa femme et croit d’elle tout le mal possible un jour prochain nous serons séparés c’est une chose convenue rien ne dit que Laure l’entende ainsi je la crois dure et capricieuse Il montre la neige Ici c’est tous les ans comme cela

    Sur le trottoir Sacha lève la tête et mord les flocons sur ses lèvres loin des tuiles rousses et grasses de Guyenne

    Découverte pour le soir vite hôtel H. rue M . chambre sombre sur cour c’est là que nous serons en attendant – ce mot laisse à songer – de nous mettre en ménage Laure se jette grelottante sur son lit Tu devras me suivre Adieu au luxe déjà leurs vanités se sont heurtées déjà leurs écorchures approfondies Abandonnant Laure sur son lit de dépit Je sors parmi les rues froides et grises afin de ratifier le Pacte avec la Ville marcher longtemps par dignité parvenir ainsi jusqu’au Fleuve de Loire hautaine capricieuse et grise insondable aux longs copeaux d’écume et d’argent mettez-vous à genoux et priez («la foi viendra de reste ») mais à mi-retour d’une rue droite et sans attrait cette façade de carême rompt l’alignement des murs – hybridation grinçante de frontons et de coupoles Basilique Saint-Martin fille du Sacré-Cœur, de ces pieux pâtissiers qui nappaient la France de leurs jubilations crémeuses

    Des voix chantent et l’orgue assourdi gronde Au sommet d’un perron blanc candi.

    Je pousse une porte capitonnée.

    Soudain – saisissant raccourci – une falaise d’hymnes, de piliers, compacte, rouge et blanche, gigantesque et ramassée : prêtres géants drapés d’écarlate, haussant les bras en pyramides entre les lourds piliers immaculés, Sur toute la superficie du chœur ainsi surélevés se pressaient tête nue et chantant les Dignitaires catholiques en dalmatiques rouges brochées d’or. Juste au-dessus s’étagent les bouches ouvertes des choristes psalmodiant, et tous me regardaient. Un immense répons frémit sous la voûte, et me tournant de côté, je vis que la nef était comble. Il monta de la foule exaltée un brouillard de Foi et de certitude. L’anachronisme millénaire des tenues, les mélodies et leur vigueur, imposaient une vision des premiers temps.

    C’étaient les mêmes chants, les mêmes visages. Martin de Tours paraissant à cheval et se frayant la voie parmi la nef n’eût pas trouvé foule moins ardente que celle qui jadis s’inclinait pour baiser le rebord de sa cape. Aujourd’hui c’est un Lotharingien aux cheveux gras, serrant sa francisque et figé de respect, qui s’imprégnait du rite ultime, dernière témérité d’un peuple en fougueuse agonie, pressé comme un rempart autour de son évêque. D’autres assurément viendraient piller, fondre les trésors. Lui étreignait sa double hache, pénétré de souffles agonisants.

    Il tira sur lui la porte doublée de cuir, reprit la rue, le vent sans âge, pierres sans paroles. Au bout roulait la Loire. Je fis entrer jusqu’au poitrail mon cheval dans le fleuve, l’eau grise reflua sur les étriers, Forçant forêts et bancs de sable elle poussait son long corps indécis, le ciel luisait sur ses méplats d’épée, Mais à mes pieds, contre la bête frissonnante, l’eau s’engouffrait en elle-même et s’embourbait d’écume ; sous l’arche s’enroulaient les crêtes d’un rapide – vague unique incessamment renouvelée, dardant sa houppe orageuse. Et je songeai qu’au temps des Goths et pour:les siècles la vague avait roulé. Il se tenait à présent sous la voûte, contemplant au-dessus de sa tête l’échelle des grandes eaux – crue du 8 février 1873, du 15 janvier 54 – il aurait pu se jeter là, confier sans fin son corps aux tourbillons, le fleuve fut mon allié.

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Aux bords de Loire est un navire ancré, tout enlevé sur trois étages de voilure au verre translucide ; palpite au vent, ronfle et s’entrechoque

    je suis assis tout au sommet de la Bibliothèque

    Entre les mains des consultants fleurissent les siècles. Deux livres annotés avec application ;

    les pages des classeurs se couvrent de patience ; légendes et tableaux courent sous la plume – danses, chars et bacchanales, je note. Rien n’échappe.

    D’un côté mascarades et phallophories ; les défis des buveurs aux Anthestéries d’Avril, et Dio-Nysos épousant la Cité sur l’autel aux acclamations du Cortège ; les bergers lorgnent ans le ciel le retour des Hyades pluvieuses ; énergie des morts fécondant les récoltes ; familles mangeant avant la nuit les marmites de Panspermionn – « bouillie de toutes graines » - Dionysos, le culte de Bacchus.

    L’autre parle de la guerre, les supplices, la Foi qui tue ; l’art présent jusque sur les tombeaux, sur les bûchers, la poutre de potence ; alignant sur les cadres ses rinceaux de crânes, huguenots et papistes équitablement étripés. Mais Cellini cisèle ses coupes, Baldung incline ses squelettes sur les cous révulsés des vierges. L’orient des perles.

    Et les dentelles de Cranach.

    *

    Devant mes yeux levés s’étend le désert plat des tables vitrifiées par le soleil rasant – roches tronquées où le reflux laisse sa pellicule. Le vent frappe en plein verre. Les pans des vitres frémissent – à travers eux vers l’ouest la Loire aux cent îles.

    Je ne suis pas seul.

    « Jehan. Comble-moi de ta présence. Ne lève pas tes cils encore, laisse baissé ton front de Patricien. »

    Coupe romaine, dite « à la Trajan ».

    Sacha s’incline sur son épaule.

    Histoire de Byzance.

    « Il est de ces visions qui passent et qui s’en vont ». Je ne pensais pas te revoir.

    Tu descendais la rue des Arbalétriers, deux folles dans leur sotte extase amoindrissant l’étreinte de tes bras.

    Je t’aimai. Je me sentis seul digne de te servir. Alors que je t’avais presque franchi ton œil s’est redressé sur moi, recomposant l’espace et sa couleur, faisant des neiges sur les toits, du col de laine d’où sortait ton visage pur et mat, du velours noir de ton pourpoint frôlé par tes cheveux - autant d’espaces concentriques autour de toi, mais le regard à la fois pénétrant et distrait que tu m’avais jeté sonna pour moi comme une promesse.

    Une haleine de froid s’échappa de ta bouche et j’ai fermé les yeux pour au moins imprimer tes traits sous ma paupière – plus tard au dernier étage de la Bibliothèque tu lisais si proche à nouveau, seul, à portée de voix – portée de bras – six semaines s’étaient écoulées je ne devais plus te revoir si la crainte de te perdre à nouveau ne m’avait inspiré l’audace – me levant sans bruit - tu ne sourcillas point – je feignis dans ton dos de consulter les titres que lis-tu jele voyais fort bien – tu haussas le volume ce fut Théodebert, petit-fils de Clovis, qui reçut en 545 à Tours la pourpre et les ornements que le roi des Hérules, Odoacre, avait envoyés à Zénon le 15 août 476 il n’y eut pas d’autres phrases et Jehan referma le livre..

    *

    Notre chambre occupait le fond de la cour. Pour y atteindre nous traversions le corps de bâtiment par un couloir toujours barré d’un seau ou d’une serpillière. À gauche s’ouvrait de plain-pied l’appartement de l’hôtelière, une grande femme blonde et blanche visiblement minée par l’onanisme.

    Passée la cour étroite et cimentée, qu’ornaient à peine une chétive plate-bande et quelques feuilles grimpantes, nous retrouvions sous la marquise plastifiée la porte et la fenêtre qui nous coupaient du monde. C’était là que nous cuisinions, que nous mijotions dans la tiédeur avare d’un réflecteur à gaz. Laure voulait peindre, je voulais écrire. Je lisais devant la fenêtre et .Laure songeait sur son lit.

    Combien d’après-midi sont elles passées dans ce réduit sans autre lumière que le brouillard tamisé par l’auvent, sans autre bruit que celui des pages tournées, que les ressorts du lit ! Parfois j’écoutais du classique et c’était plus lugubre encore. Le transistor adossé au paquet de nouilles diffusait à mi-voix le Requiem de Berlioz ou Lumières dans la nuit, émission consacrées aux jeunes organistes aveugles. Offenbach lui-même se fût anémié dans ce halo gris mourant au bord de table.

    J’écartais le petit réchaud bleu, balayais d’un revers de main quelques miettes et croûtons. Je surnage entre Berlioz, Balzac et Catherine de Médicis. Laure : se trouve seule. Ardoise et neige. Fond de cour sans lumière. Prendre la rue des Selleries, toute en coudes, entre deux voitures ; le vent balançait les lampes à leurs filins, avec des lueurs mouvantes et brusques de mauvais lieux. Des seuils et des perrons s’allumaient, s’éteignaient sans raison sous la pluie. On passait devant le théâtre, minuscule, u porche ramassé entre deux faunes énormes et lépreux ; juste en face le Kilt-Bar et ses vitraux à losanges ornés de fortes grilles. Nous passions dans l’ombre dde Saint-Gatien où trottinait l’abbé Birotteau.

    Alors s’entrouvrait la rue des Ursulines, étroite, tortueuse, descendante, sans autre ouverture que le judas des Sœurs. Haut dans le lierre à gauche se perdait la muraille des Jardins de la Préfcture, des Beaux-Arts ou de l’Archevêché, peut-être bien des trois… Au bout de ce boyau des Ursulines s’ouvrait clandestinement dans la chaux un petit rectangle lumineux : le Ciné-Club.

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    Ce sont de longues étendues de dépérissement et de grisallle. Des méditations sans but. Chambres et rues noyées de brouillasses et de solitudes ; le lourd et menaçant envol, massif dans l’obscur, des flèches rogues de Saint-Gatien – et le boyau des Ursulines au bout duquel falotait le néon des images mouvantes ou movies nos seuls feux d’artifice trempés d’ennui, comme un ulcère au col d’un rectum. Sur la passerelle en bois sans fin ni commencement jetée tout au travers du Fleuve Sacha s’agenouille au-dessus des eaux, jure à Laure figée de froid pleurant sans y croire son éternel amour et le vent balance d’une rive à l’autre la passerelle de lattes cirées.

    À genoux sur les planches au-dessus des eaux je jure mon éternel amour.

    Des semaines encore coulent dans l’interminable hiver d’ardoise.

     

    Changement d’adresse

     

    JEHAN reparut.

    Je t’ai montré cet homme, pour que tu l’aimes.

    Son rire barrait toute la porte, clôturait notre paradis, hortensias et œillets de serre débordaient de ses bras jusqu’aux yeux ; et celle qui dans son dos perçait le barrage des fleurs et dont le visage aigu se faufilait parmi les fleurs présentait deux gerbes de glaïeuls flamant rose. Elle éclata de rire et tous deux s’élancèrent vers tous les récipients qu’ils purent trouver afin de les garnir, vases vides et tous les verres disponibles, bouteilles, casseroles et cuvettes. Quand tout fut arrosé ils se sont aspergés avant de s’abattre, hors d’haleine, sur le canapé. 

    froufrou,abeilles,Ladislas

     

    [en toute logique aurait dû précéder ce tableau la scène où Sacha prend sur lui d’aborder le mythe – de nuit entre mur et trottoir – Jehan doublé d’une fille aiguë au teint mat – Laure en retrait – pudeur et joie – INÈS dit-elle – il faut venir poser comment aurais-je ébauché cette phrase, paralysé que j’étais à chaque frôlement, suffoquant aux moindres curiosités qu’il me témoignait : « Qui sont-ils? » me dit Laure à voix basse et pressée – or de celui qui me saluait d’une inclination de tête je ne savais encore que le trouble qu’il donnait. J’ignorais plus encore le nom de celle qui l’accompagnait, différant du tout au tout des péronnelles qui l’entouraient - toute église a ses gargouilles…

    Il faudrait désormais l’imaginer double, insaisissable – ils avançaient sous la même cape noire]

    Laure aima cet homme – le reproduisit sur toutes les papiers toilés rapportés de Byzance. À présent trois pièces claires et froides sans espoir jamais d’élucidation -

    Laure trône sur un piège ; en blouse pourpre d’officiante.

    JEHAN patron de vitrail Sa peau a le grain des hosties sur la souplesse de sa chair – INÈS bistrée, tête penchée sous lui au défaut de l’épaule. Tout deux fiers, admirés – posant l’un contre l’autre pinceau 6, 83 courant dans la profonde suspecte joie Sachant suspectant la joie traquant le profil au fusain dans la maladresse du tailleur de haie -

     

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    Tu te souviens de moi pas du tout – gros rasé puant la clope non, non

    PAILLEAU de Stamboul enfin voyons

    Je ne vois pas SACHA ne voit pas Il s’est assis à la même table et prie dans le même livre

    Viens donc bouffer Sunday y aura Papa ma Mère Lydie ma sœur

    Le gros dégage une odeur de vieux plat.

     

    Quand je raconte la rencontre les autres ont éclaté de rire

    Et j’ai vécu parmi eux

    Pailleau pue le vieux repas le graillou ma sœur s’est fait enfler par un Sidi alors pas questions pas de gaffes le melon s’est barré j’ai servi de père à la gamine on l’a tous adoptée tu te gardes tes vannes à la con

    avec intonation mimiques

    « et le dimanche klaxon sonnette la grosse 203 Merde ils s’en sont souvenus

    ON ARRIVE !

    «  la mère espagnole matée teint mat ménage cuisine qui sert sans s’assoir avec la peur aux yeux Rien de neuf – pour Lydie on n’en parle pas,

    « Ils ont allumé la télé

    «  Corvée sans appel » Bouffe andalouse étouffante c’est fameux j’en reprends Vous allez visiter les bâtiments scolaires dit le père « que c’est moi le directeur » la fille à dix mètres pestiférée avec sa gosse souvenir du Maroc et toutes les salles sans exception - affreux dessins CP CE relents de pieds - de crasse - démêlés d’inspection de nomination ce qu’on s’en fout pas un mot sur Lydie et la fille de ta fille rudoyée par toute la famille surtout le frère « faudra que tu lui serves de père » po-po-po retour à table, le foie, le tabac, « faudra qu’tu lui serves de père » enfin le sujet du jour c’est eux qui commencent mais nous dormons de digestion nous repartons entre deux digestifs » Arrêtez de rigoler je ne peux plus peindre.

    « ...Quand on est revenu tout embarbouillés de boustifaille impossible de tenir sur le lit défoncé je suis allé dormir à l’hôtel Hugo » - Laure  blouse blanche peint debout chignon relevé. Le pinceau s’étale avec un bruit de langue jamais couple si éclatant n’a tenté la brosse du peintre ou le burin etc. Ils ont partagé le repas nous les avons vus et entendus rire et divaguer de concert Jeunes Dieux

     

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    Laure, Sacha, conquièrent, un par un, les châteaux de Touraine.

    _____________________________________________________________________ALLER_________

    TOURS 8h. 50 18h.

    La Guignière 8h. 53 17h 58

    Vallières 8h. 55 17h 57

    Port-de-Luynes 8h. 56 17h 55

    Pont-de-Bresse 8h. 58 17h. 50

    Le Mouton 9h. 17h. 45

    Cinq-Mars-la-Pile 9h. 3 17h. 40

     

    LANGEAIS 9h. 7 17h. RETOUR

     

     

     

    Plessis-lez-Tours

     

    Guide rogue et boiteux – jeune – moustachu – poupin

    Explique du rez-de-chaussée les trois étages d’une voix sans réplique et nous lâche dans le château.

    Vu le lit de mort de Louis XI.

    Le Roi dormait assis.

    Phlébite. Infarctus.

    La terre, tartinée, pullule, pourrit, maraîcheries, serres et maraîcheries.

    C’est prolo, ton château, mon roi.

    (« Le Prieuré-St-Côme, avec un petit gros lard qui toule des mécaniques vous arrivez mal, ça ferme. 4h. 20 pour 4h. 30, mais la visite fait une demi-heure, alors…

     

    Chenonceaux

     

    La pluie perçante, pissante, dégoulinante, les visiteurs parqués debout dans une tour

    Attendez votre tour

    Pas la peine, elle est déjà là

    Le guide à grands pas Le salon qui, le salon dont… salle à manger mal agencée qui que quoi On-pouvait-rôtir-un-bœuf entier ben voyons

    « À l’assassinat de son mari Duc d’Orléan sa veuve s’ écria Rien ne m’est plus / Plus ne m’est rien par ici m’sieurs-dames n’oubliez pas le guide aux suivants

     

    Renseignements pris le château appartient aux Chocolats Döschwahl.

    Éclaircie Laure déplie dans le parc le chevalet de peintre, pluie, repli.

    ………………………………………………………………………………

     

    Imaginez dans un enclos d’herbe détrempée, le sapin noir qui s’égoutte, trois pages sur la prairie s’ébattant car que faire, étant pages, à moins qu’on ne s’ébatte, un peu se vont sodomisant de ci de là – le bond d’un écureuil et la contemplation d’un vieux savant bouclé de blanc à longue barbe souriant, la main sur l’épaule d’un dernier disciple

    Frêle manoir aux briques tendres où sommeillent les plans des machines secrètes

    En ce jardin Laure a longtemps songé

    Il a pour nom Clos-Lucé

    ………………………

     

    Azay

    nous retint captifs l’autre jour.

    La visite achevée nous avions marché si avant et si loin que le guide nous a oubliés, roulant sous la poussée le portail en gourmandant les attardés – gonflant dans notre direction un sourcil soupçonneux. Mais j’avais poussé Laure derrière un feuillage et d’abord inquiète elle se mit à rire contre moi. Je l’ai prise à l’épaule et nous avons poursuivi notre avance.

  • ITINERRANCES 1

    COLLIGNON ITINERRANCES

    AVANT-PROPOS DE JEUNESSE TARDIVE 1

    À XAVIER DEMAISTRE 24 03 2017

    MORT DE MA COUSINE ET MARRAINE FRANCE, dans sa 38e année, ce que j’ignorais encore.

     

     

    « Mon Dieu que j’aime me retrouver seul dans une chambre d’hôtel ! J’y trouve d’emblée que tout est parfait, que tout est au mieux de mes désirs. Le lit est-il défoncé ? (car sitôt achevée mon étape, je plonge sur le lit). Le plafond s’adorne-t-il d’une ampoule pendouillant à un fil étriqué ? Peu importe. Car désormais, me voici seul à seul avec moi-même, dans un lieu impersonnel qui devient aussitôt la plus douillette coquille de bernard-l’ermite, car je l’envahis en entier. Ici, pas d’oncle Léon ou de tante Alice qui me lorgnent par-dessus leurs moustaches. Les voisins ? On ignore qui ils sont ; leur voisinage, à supposer qu’il soit discret, vous confirme dans votre responsabilité, et s’ils ne le sont pas, ce n’est plus de la promiscuité, mais une délicieuse indiscrétion : tel se bouche les tympans en écoutant le ménage du dessous, toujours le même, se casser à la tête les mêmes vaisselles, qui tendra l’oreille pour surprendre les [ébats?] de la chambre 3. (…)

    ...pour parcourir 61km 754, me reposant 5 à 10mn par heure, mettant pied à terre devant la moindre taupinière. Pour mon honneur, j’aime à me persuader que la paresse, l’à-quoi-bon, ont joué aussi leur rôle dans ces mollesses…

     

    ITINERRANCES LISBOÈTES 1

    Je n’écrirai jamais Lisboètes. Pure lusophobie. Et puis j’aurais la rage de ne jamais plus pouvoir y retourner. C’est contradictoire. C’est unbehagen. Malaise profond indéfinissable. Comme la répugnance à revenir sur la tombe d’un membre, jambe ou bras. Que l’on m’aurait coupé. J’ai fait un plan, par flashes, illogique, sans chronologie. Voici une suite d’éclairs :

    - la Juive de Calcutta, rencontrée dans un train frontalier, et répétant toute les sept phrases: « I’m Jew… I’m Jew... » justification, compassion, meurtre.

    - la Cap-Verdienne du Zürich-Genève, avec laquelle j’ai parlé de clitoridectomie pour toutes les oreilles du compartiment, et l’autre Blanche, qui se lavait sans cesse.

    - le Coca et les pêches, les glaces, de Lisbonne ou de Carthagène (mais à présent tout le monde a voyagé, ou croit l’avoir fait) (le faire, devoir le faire)

    - Cimetières de Lisbonne, les Plaisirs, la tombe horizontale d’Amalia Rodrigues, amatrice de paix sociale et de Salazar, à quels bordels n’a-t-il pas succédé ?

    J’ai des vagues de sang dans la tête, un ressac obstiné qui annonce ma mort ; poursuivons :

    - L’Assommoir de Zola, pluie et bruine dans les vapeurs d’alcool, alors qu’au dehors, à Lisbonne, il fait 36°.

    - Le plaisir des langues, entendues ici dans les rues, le flûtisme tendre de mon français, les clairons espagnols et pas d’anglais Dieu merci pas d’anglais

    - Drague à la FNAC : il y a donc la FNAC à Lisbonne ? Qui a dragué qui ? a dragué quoi ? ne rien perdre surtout ne rien perdre.

    - Le métro : de Lisbonne, aux deux lignes si mal foutues, de Paris si complet, si merveilleux, de Prague engloutissant Alphaville !

    - Les églises de Lisbonne, vernissées comme des momies

    - Gulbenkian, seul endroit frais, qui fait aimer l’art contemporain juste pour la clim

    - Fr. que j’ai failli voir et consommer sur place, et qui m’a aimé, que j’ai rejetée comme un mufle fasciste disait-elle, raciste, xénophobe.

    Cela tient une colonne. Mais en face, une classification ébauchée, avec des chiffres, c’est trop avancé dans ma vie, 2000, plus que 2008, je cherche, je cherche des griefs et n’en trouve pas, voici,

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 2

    1. Filles dans le train, que je draguais toutes à la fois, par mon silence, la fixité de mes regards

    gisant à mes pieds sur le tapis de train. Développer.

    1. Petits pavés noirs et têtus de Lisbonne, tranches coupantes.

     

    1. Croisière du bateau fluvial, et ces immigrés incultes qui s’étonnent de l’aspect du Tejo, parfaitement, du Tejo,
    2. Le Monument des Conquistadores, avec juste une femme, la Reine Isabelle, au pied de la bite – Erotisme plus fort des blottissements que toute sorte de pénétration.

     

    1. La Tour de l’Estoril, toute petite et qu’on ne visite pas, et non loin le banc où je me suis assis, photographié comme point le plus à l’ouest de ma vie.

     

    1. Les Jéronymes (ou Jéromines?) (Vasco, Camoès dont j’ai caressé le front en priant, et Pessoa inaccessible (travaux).

     

    1. Pourquoi les magasins sont-ils toujours fermés à Lisbonne ? Dents et langue en avant.

     

    1. Je devrais voir le quartier Moniz – Importunité du Mâle

     

    1. Les montées, les descente – Livraison des visages dans l’innocence

     

    1. L’Ombre et le Cagnard – Qu’est-ce que la beauté ?

     

    1. Délices de la pensião – Imaginations de gouineries entre compagnes de voyage

     

    1. De petites gens, de petites portes, de petites maisons, de petites rues. Imaginer les sexes se chargeant de sueur et de crasse pendant la nuit.

     

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 3

     

    1. Château St-Jorge - « Ils dort tous[sic] – y a que le vieux qui dort pas.

     

    1. - Vieira da Silva- Finir par « Vous n’avez pas fermé l’oeil. Je sentais votre œil sur nous ».

     

     

    1. Wagon-restaurant

    ce ne sera pas long… vous verrez… Conclusion : elles savent que je mate

    Parler de Cortàzar à la fin, sur ses parkings d’autoro

     

    Je suis allé à Lisbonne. Tout le monde va à Lisbonne.

    « Voici la relation de mes cheminements »

    Si j’étais… (Cortàzar, Vargas Llosa) (Paul Morand), ce serait passionnant.

     

     

    DANS LE COMPARTIMENT

    C’est si vieux. Ça ne veut pas venir. Un interminable enfermement, deux heures silencieuses en rase campagne, Huit places en face à face. Le seul homme. Des jeunes femmes. Bien trop jeunes et frappées d’une extrême fatigue. Seul mâle de cinquante-huit ans. Monde envahi de jeunesse. Des jambes blanches des deux sexes sous les sacs ado.

     

    Trop vieux pour moi les sacs à dos. Bien fait de ne pas en prendre - trop vieux pour y prétendre.

     

    Mes seules valises,.

     

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 4

     

     

     

    Colonie de vacances pour filles de vingt ans. Fauchées n’ayant ni avion ni billet couchette. Moi non plus. Avec qui voulez-vous coucher ? personne. Toutes ensemble et moi. Bavardent non de cul jusqu’à1h 18. Je ne suis pas ta mère, je lui dis. - J’en ai tant pris avec les hommes que je préfère la solitude pour l’instant – dormiront enfin, raffalées, repliées.

    Harem de sept, Sept d’un coup. Épuisées… éreintées… Pauses de pantins sans une once de lascivité. Elles ballottent, leurs poitrines retombent, tressautent, sans harmonie ni suite. La fesse sous le vêtement plus suggestive et ronde, régulière et statuaire, attirant la courbe accompagnatrice – esquissée dans l’œil et du fond de la tête à l’extrémité du nerf.

    Insomnie féroce. Que le vie devienne vision. Que le mot justifie ce qui vit. Cause entendue.

    Sur l’une d’elles la pureté du sommeil, sur l’autre un profil pur sous sa main repliée,comme parant un coup, plus tard d’autres et d’autres encore dans l’avancée de la nuit, à Santander, a Venta de Banhos, 5 femmes et 3 hommes font 8, parler aussi des mecs. Une jeune mariée avec un Asiatique – piercings à l’oreille, confiscateur, poseur de danses simiesques. Déjetés les deux. Colliers. Blousons. Contrefaçons tous deux trop mâles ou trop femelles. Inapte à capter mon quelconque intérêt mais bientôt le harem assoupi (j’écarte les façons des hommes) (la rhétorique d’un désir) (encore invisible)

    ...Moins que mise à nu mais livrée dans ces enveloppes vestimentaires dévolues aux femmes – la mariée sur le côté me tend sa fesse qu’elle appuie à ma chair, compromis entre l’inconscience et la concession (elle ignore,elle sait, elle tolère) – ou bien : le blotissement est plus érotique, plus pénétrant que la simple érection – bientôt le harem ballotté (…) - déjà usité -

     

     

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    RUES

     

    Pierres noires. Lisbonne ville noire. Rues ombragées et sombres. Perpétuel bossellement de la plante des pieds. Les sandales n’ont pas lâché. Aires très restreintes. Saleté des restaurants.

    Baudelaire notait dans Pauvre Belgique : les rues de Bruxelles, disait-il, toujours en pente, sont peu propices à la flânerie – qu’eût-il dit de celles de Lisbonne !

    On marche 20mn, on s’arrête : comme à Prague (Praha-Brüssels-Lisboa – triangle d’Europe) rien pour s’assoir, et comme le notait Baudelaire encore, impossible de se soulager dans la rue. Rien d’autre à voir, que l’ambiance. Les numéros d’immeubles se succèdent rapidement. Ce sont des petites gens qui quittent leurs petites maisons par de petites portes d’appartement donnant sur de petites rues.

    Impression d’une capitale arrêtée en 56 (de mille neuf cent), avant le Grand essor économique, une ville corsetée dans un réseau archaïque, anarchique. Surtout ne rien changer. La capitale s’étend vers le nord-ouest, où s’entr’aperçoivent des barres de HLM : qu’elle s’étende ! Surtout ne rien détruire. Epargner à Lisbonne le sort de Pékin.

    Pékin manquait.

    Une petite vieille, rogomme, acide, revêche. Jamais elles ne se consolent. Avoir été la cible des regards et des flèches dressées, puis passé cinquante ans à se retrouver comme un homme, qu’on ne regarde jamais… Bien fait pour leur gueule dans un premier temps, mais compréhension aussi des hommes. Eux aussi ne sont plus que des Vieux Messieurs asexués, dont les femmes ne comprennent plus pourquoi ils se permettent encore de les regarder. Degré de plus dans le déclin, dans la déchéance. Et le visage de la vieille s’attendrit, les rides se repassent, s’aplatissent, les méplats élargis de sa face recaptent la lumière, autant que les rides l’avaient absorbée. C’est un petit chien qui pataude et clabaude au-delà des arceaux sur l’herbe.

    Elle redevient pré-ménopausée, on l’entrevoit toute jeune, avec, simplement, quelques ombres. Elle ne tient plus à la vie que par un chien. Phénomène accentué chez cette autre, sur ce fauteuil.

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    2016, 2040 : DRAGUIGNAN, FOUGÈRES ET TRAIN DE BANLIEUE

     

    J'ai fait du stop dans ces coins-là, une camionnette m'avait pris à bord, le type était beau, j'ai dragué (plutôt vers Digne) : « Et quelle est votre profession ? - « T'trichian ». - Comment ? - « T'trichian. » - Hein ? - « T'trichian ». Et il se foutait de ma gueule parce que j'étais sourd. Lorsque je suis redescendu, j'ai pu lire sur la portière, bien visible, « électricien ». Jamais je n'aurais pu supporter l'accent. Le Var n'est pas la France. « La France est déshonorée par son midi », dixit Huysmans, Flamand bilieux, raciste comme-tout-le monde. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça revienne, les provinces, la xénophobie, les luttes armées d'un bourg à l'autre, Nouvion contre Laval, Meulan contre Mantes - RACAILLE DE CITÉ pouilleuse impersonnelle.

    En 93 (19.., nous ne sommes plus dans Victor Hugo), avec Maître Balzach et avec Maître Dom, son beau-frère, nous visitâmes ces splendides fortifications ; bretonnes de chez Breton. Puis nous nous sommes assis sur un banc. Juste en face, sur l'autre banc, siégeaient à dix mètres, à des années-lumière, trois jeunes gens de vingt ans, fringués en « zoulous ». Ils nous semblèrent infiniment exotiques, et nous nous échangeâmes entre anciens des grognements ironiques ; mais nous ne leur paraissions pas moins inimaginables. Et j'ai bel et bien perçu, proféré à mi-voix mais bien audible, cet authentique commentaire : “Regarde les trois vieux en face... enfin, vieux...”. Deux espèces se dévisageant l'une l'autre, voilà ce que nous étions, chacune avec son attitude, ses vêtements, et ses occupations supposées par ceux d'en face. Je me suis trouvé vers la même époque dans un train de banlieue, tout seul, en veston de minet décati – un Noir, « zoulou » dernier cri et falzar « baggy », se foutait bruyamment de ma gueule aux longs tifs ; je me suis penché vers lui à travers l'allée, affable, cherchant la conversation, quelque ancien élève peut-être avec qui échanger mes souvenirs ; mais au lieu de cela, jetant les yeux autour de lui et se découvrant seul, sans personne de sa tribu pour faire chorus, mon zoulou cessa de s'esclaffer.

    Il se détourna, au comble de la gêne, et baissa les yeux, prenant mon sourire pour du mépris.

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    BURGOS, ETC.

    07 50

    Confusion des temps et des villes ; mais c'est bien ici, à Burgos, que j'ai préféré siroter du vin vieux avec des vieux, debout contre un tonneau, que d'aller m'en jeter un dans le troquet d'à ccôté avec des mickeys de vingt ans. Même chose à Sagonte (« Sagunt » : ces langues prétenduments régionales m'ont toujours profondément agacé ; à Bilbao, je n'ai pas entendu un seul mot de basque, bien que tous les panneaux fussent pourvus d'inscriptions scrupuleusement bilingues) ; même Bergerac, en pays occitan, s'est crue obligée de doubler son panneau d'agglomération : « Brageira », alors que le dernier petit vieux susceptible de jargonner le patois s'est éteint depuis plusieurs dizaines d'an-nées, comme ils prononcent...).

    A Sagunt donc, je vis ce soir-là une immense place carrée envahie par toute une tribu , mille cinq cents personnes assurément, sortie d'on ne sait où, plus de mille jeunes campés sur leurs deux pieds les mains dans les poches de leurs vestons trop clairs et cacardant en espagnol à qui ieux mieux (le castillan, si noble, si courtois, si empesé, devient, manié en foule, un véritable bruissement de basse-cour, famille des anatidés : autant de nasillards canards). Je l'avais déjà constaté, au grand détriment de mes tympans, au pied de ces affreux immeubles directement empilés sur le sable de plage, d'où s'échappaient parmi les relents de fritures et de chorizo de véritables bourrasques d'oies en partance ou reprenant des forces sur quelque banc de marée basse ; les immeubles assurément s'apprêtaient à battre des ailes avant de s'enfoncer à-haut dans le ciel bleu.

    L'industrie du bâtiment espagnole ne semble pas encore s'être départie du fameux essor des années 60 : lourds balcons sur les quatre côtés, empilements de dix à quinze étages. Mais ce jour, à Sagonte, j'ai le cheveu trop long, la démarche trop souple. J'ai fui cet infini quadrilatère où caquetaient les insolents de tous sexes. Et à COLLIGNON ITINERRANCES 9

     

     

     

     

    Burgos, ils étaient deux à s'être simplement poussés du coude, puisque je ressemblais exactement à ces mannequins mâles des Soixante-Dix, avec pat' d'eph et crinière dégoulinante. Ailleurs encore, je me suis croisé certain jour avec mon double. Il fait toujours très chaud quand je voyage, c'est le lot commun. Venait à ma rencontre un revenant vêtu d'un jean, mains dans les poches, l'air piteux et le bassin balancé.

    Erreur d'époque. La ressemblance était si forte que j'eus envie de l'inviter mais la chose était si attendue que nous avons baissé ou détourné les yeux en même temps, pour ne pas parler de nous, pour ne pas finir ensemble dans un lit. Voilà ce que m'inspire, de proche en proche, ce séjour à Burgos en 2050, où je viens de me prendre un P-V de 60 € pour stationnement interdit…

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    LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050

     

     

     

     

    Etranges circonstances, d'un hôtel frisquet à venir et d'un carnet à spirales “J'écris pour la gloire” offert par Muriel. Dans deux mois c'est Noël. Je dois écrire 25 mn. Journal du voyage. Nous avons déposé Sonia en gare pour 13 h 11. Elle a peur d'être abandonnée. Attention, ceci est une recomposition, un travail de littérature. Si je dis du mal de toi, ce ne sera plus toi. David était avec nous, il avait emporté un livre avec lui. Anne et moi surgîmes du petit tunnel, puis gagnâmes le pont de Bergerac. Nous roulâmes à travers nos souvenirs. La route de Branne est connue par cœur, j'en ai fait un roman.

    Les romans que je fais sont toujours trop courts. Des digressions me viennent, que j'abandonne (Sonia n'est pas une digression). Anne dormait sur le siège. Son buste retombait, se redressait, ligoté. Nous avons passé Ste-Foy sans qu'elle reprît véritablement conscience. Le lycée de cette ville est désormais défiguré par son avant-corps, qui se veut moderne. Est-il banal ? Ne dois-je pas accepter les évolutions de l'architecture ? Puis nous sommes parvenus à l'entrée de Bergerac, défigurée cette fois, et depuis longtemps, par des panneaux publicitaires et des bâtiments sans âme : “Zone industrielle”, ou “commerciale”.

    Je n'ai pas reconnu l'embranchement qui menait chez mes parents. Les feux rouges, les haricots directionnels : trop modernes ! La Rue Neuve en sens unique : tant mieux ! Les signes du temps sont le vieillissement de mon visage et l'inexorable rajeunissement des équipements urbains. Nosu avons voulu consommer au Tortoni, établissement bergeracois. Deux hommes en bleu de travail accoudés au bar des filles, et des femmes partout, en couples ou en trios. Mes conclusions sont vite faites ; elles sont stupides. Difficile de se faire servir un chocolat. Enfin je poursuis une fille de 17 ans qui vient de se rasseoir et lui commande pour ma table “deux petits chocolats”.

    Elle est épuisée, une autre plus âgée prend le relais et nous sert immédiatement avec un grand sourire. Parenthèse : ce sont pourtant de tels incidents qui furent édités COLLIGNON ITINERRANCES 11

     

     

     

     

    sur la Toile pour “Le Phare de Frazé”. Ainsi, du courage. Moi je m'imaginais que ma tête stupide – du moins, étrange - était cause de quelque refus de servir. Je ne dois pas sombrer dans la paranoïa. Puis nous sommes allés nous promener, passant devant le cinéma où se joue le film de Marie Trintignant sur Joplin ; devant le tribunal en réfection où mon père m'a fait propriétaire de ses biens : la donation entre vifs. Nous nous entendions, lui et moi, très bien. Et nous avons tourné, Anne et moi, rue de la résistance, que j'appelle rue des Tondeurs, car il n'y a pas eu la moindre Résistance à Bergerac, juste des bandes rivales qui attendait que l'autre attaque. “Nous n'avons pas reçu d'ordres”, disaient les Résistants. La Maison de la Presse fait librairie. C'est toujours l'occasion pour nous d'une grande exploration. L'accès à l'étage supérieur est privé. Il y a moins de choix qu'auparavant. Les rayons sont tout embrouillés, resserrés. Le présentoir des “Librio” ne présente ni “Pompée” de Corneille ni “paroles d'étoiles”, ouvrage collectif. Le gros livre sur Cocteau ne se trouve pas non plus dans cette librairie. Nous aurions bien acheté le Petit Larousse 2051 à Victoret, mais à quoi bon charrier ça dans notre coffre alors que nous l'aurions aussi bien au bout de notre rue, à Mérignac ? Il est aussi beaucoup question d'avarice stupide : autant retarder, dit l'avare, l'instant de l'achat. Puis nous avons retrouvé notre voiture sur le parking, où un flic bleu ciel scrutait le tableau de bord pour sévir contre les stationneurs abusifs...

    Nous l'avions échappé belle ! Avant de prendre place sur nos sièges, nous avons constaté que nous faisions connaissance, voici 40 ans, à trois jours près, le 28 octobre 1963. De quoi prendre un frisson de vieux, de quoi aussi se serrer les doigts tendrement, en se promettant de tenir les 40 ans à venir (nonante-huit et nonante-neuf ans). Je me retiens d'écrire depuis quelques lignes que ma femme attire les regards par son visage douloureusement bouffi, d'une pâleur maladive, et sa démarche titubante. J'espère encore la conserver longtemps, car elle est seule à me faire parvenir sur le COLLIGNON ITINERRANCES 13

     

     

     

     

    plan métaphysique. Puis nous sommes parvenus, par le pont d'amont, au cimetière de mes parents. Sur ce pont cheminant un jour avec mon père, vêtus tous deux de vêtements trop amples... je m'interromps pour faire ma toilette au lavabo ; ces ponts, ces répères, sont l'occasion d'une multitude de souvenirs : en 1989, lorsque mon père avait moins d'une année à vivre, nous cheminions donc sur ce pont, voûtés, traînant des pieds, car je réglais “mon pas sur l pas de mon père”. Alors un parigot motorisé s'arrêta lentement près de nous, et décocha en rigolant “Acré vain guiou d'bon sang d'bon souaire !” Je me suis vexé, surtout pour mon père, et puis, je ne pensais pas l'imiter à ce point-là.

    J'ai vociféré en montrant le poing à l'automobiliste, qui devait bien se marrer en compagnie dans sa bagnole. Mais aujourd'hui au cimetière, mon père était déjà mort, et ma mère, en quatre-vingt quatre pour elle, en nonante pour lui. Et je pensais qu'il me disait : “J'en veux pour 90, moi !”

    Le sort l'a exaucé, non pour l'âge, mais pour le millésime : il est mort en août 1990. Et si je calcule encore, ma mère étant partie en 84, nosu sommes bientôt en 2004, j'ai soixante ans l'année prochaine ; d'ici 20 autres années, j'en atteindrai 80, et je rejoindrai mes parents. Non dans cette tombe toutefois, car j'ai réservé mes quartiers à Bordeaux.

    Je suis resté peu de temps devant la tombe, car cela ne sert à rien, il faisait froid, la dalle était nue, la plus nue de toute l'allée. J'ai gravé du bout de ma clé la lettre “B”, mon initiale, suivie de la date. Il n'y a que moi pour avoir de semblables idées. Ma femme n'avait pas voulu m'accompagner, car elle ne les aimait pas beaucoup. Les deux conversations tenues par ma mère étaient de me reprocher de ne pas venir plus souvent, et de s'interroger sur la légitimité de ma fille. Mon père, en face de son épouse, n'avait plus de conversation depuis longtemps. Je lui resservais de mes cours, qu'il admirait, et il se demandait ce que je ferais après ma mort, tout surpris sans COLLIGNON ITINERRANCES 14

     

     

     

     

    doute et inconsciemment scandalisé que je dusse un jour lui survivre. Le séjour devant la tombe fut de dix minutes, suivies du traditionnel pipi de cimetière, devant cette autre dalle, verticale et sans séparation ; la pisse disparaît ensuite dans un enduit plâtreux. Et la voiture s'ébranle vers Lalinde, via Mouleydiers où nous évoquerons le vieux Maître Faget, passe le pont sur la Dordogne et cherche le Buisson de Cadouin. Notre prochaine halte doit être le cimetière de Coux-et-Bigaroque, où repose (c'est le terme consacré) Pascale de Boysson, compagne douloureuse (et jadis douloureuse) de Laurent Terzieff. Au lieu de rencontrer ce dernier perdu en méditation devant la tombe bien-aimée, nous avons remonté dans une forte odeur de vache des allées soigneusement râtissées où nos pieds s'embourbaient.

    Nous avions repéré les habitants des tombes sur un plan placardé sous grillag e: “de Boysson”, au fond à gauche. Parfois l'employé municipal ignorait le nom du défunt. Il écrivait simplement “OCCUPE” dans le rectangle : c'est à la fois respectueux des corps et extrêmement désinvolte. Je crois, surtout respectueux. Mais la tombe elle-même, aux inscriptions à-demi effacées (un de Boysson né en 1881, mort en 1971, peut-être son père, quelque vieux colonel) ne présentait qu'un long rectangle de terre encadré d'un muret, sur lequel reposait à main droite un toit funéraire à deux pans, gris et muet.

    Sans doute le début d'une installation monumentale. Terzieff attend d'avoir assez d'argent pour compléter cela. Il pense aussi que le défunt n'est pas tant honoré par les dépenses somptuaires que par le souvenir amoureux qu'on a de lui. Nous avons piqué un gros bouquet de fleurs roses artificielles tombées par coup de vent d'une tombe voisine, puisque je n'ai pas osé le faire à Bergerac, pour mon père ; Anne m'a dit que j'aurais pu, la tombe d'en face étant réputée abandonnée, regorgeant pourtant de gadgets : “Regrets”, et autres. Mais je ne regrette pas mes parents.

    Et je suis superstitieux. Après cela, il ne nous restait plus qu'à retrouver la route COLLIGNON ITINERRANCES 15

     

     

    de Beynac (hôtel à 50 euros, trop cher) : “Vous ne trouverez pas moins cher dans le coin !” Évidemment, dans ta catégorie, connard. A 38 euros à la Roque-Gageac. C'est moi qui ai monté les marches de la réception. Il y avait une jeune femme tête à claques, pour me dire d'un ton rigolard qu'on ne “faisait pas de chambres” ici. “Et ça ?” Je désignais tout un panneau dans son dos, indiquant les prix. Anne a débouché à son tour des escaliers. “Mais si, on fait des chambres.” Elle nous a menés aux numéros 9 et 10, en demandant si nous restions sur le même lit, si nous n'étions pas fâchés.

    Ma femme a répondu qu'on ne voyageait pas pour se disputer. Je grommelais en allemand dès les premiers instants, j'ai été présenté comme Lorrain, originaire de Verdun. Cet accueil m'a vexé. La tenancière n'aura de moi que les mots indispensables. Et puis le radiateur est froid, et le restera toute la nuit. Nous sommes allés nous goinfrer de lasagnes tout près d'ici. C'est la débauche, le bide augmenté garanti. Les couteaux étaient flexibles, j'ai fait semblant de les lancer sur ma femme en les tenant par la pointe. Nous avons été vite bloqués par une tablée de 3 english women, bien grasses et bien épanouies, qui savaient le français, mais pas assez pour suivre notre conversation.

    J'ai été éblouissant, boulant les mots, dévidant le jars, mêlant boche, espagnol, italien, arabe et turc de pacotille. Les voisines lançaient des clins d'œil perplexes, en poursuivant de leur côté une conversation anglaise aussi animée. Nous sommes ressortis de là les jambes écartées de bouffe. De fortes brumes flottaient sur la Dordogne, prévues par la vieille mère Marqueton avant notre départ. Et, miracle, quatre gabarres, avec un ou deux r, amarrées pour des promenades : “en octobre, seulement l'après-midi”. Nous y serions bien montés, mais quid du musée de Figeac ? ...et s'il était fermé le dimanche ? “Close on Sundays” ?

    Alors nous avons admiré, lu les prospectus (je lis couramment l'occitan : ce n'est pas difficile), et nous sommes remontés nous réchauffer ici. Nosu avons joué à la belote en étendant sur la table une serviette nid d'abeilles, et Annie a gagné. Nous avons gagné le lit à 11 heures, claqués

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    mais sans plus. Il se trouve que nous nous entendons très bien. Nous avions consulté des cartes. Nous ne savons pas où nous irons après Figeac. Ce matin je me suis réveillé à 7 h après un rêve de plus à tendance homosexuelle, sans que je me rappelle autre chose qu'un contact très doux de joue d'homme.

    J'ai écrit le début de ceci sur la cuvette des chiottes fermées, la boucle est bouclée. Annie s'est douchée, moi non, parce qu'elle a trouvé le système de fonctionnement de la douche par poignée latérale sur le pommean, et moi non. (...) Nous sommes descendus à l'instant prendre le petit-déjeuner. La serveuse est la même personne qui nous a reçus la veille au soir, elle nous a proposé des jus de fruits dans un festival de plaisanteries. En bas hurlait littéralement un chorus de comédie musicale, où les humains manifestaient leur enthousiasme d'être “Tous ensemble – tous ensemble – gnouf – gnouf” - “Nous les hommes, tous les hommes, rien que des hommes”.

    Heureusement nous étions à l'étage au-dessus, nous avons tout englouti, nous avons payé, la servante ou tenancière nous a affirmé son peu de prédilection pour les musées et autres momies égyptiennes. Nous avons payé près de 54 euros, nous sommes remontés. Anne s'est lavé les dents, j'ai oublié ma brosse et mâche du chewing-gum, il ne reste plus qu'à remballer nos affaires. Impossible de chier ici, ça dauberait un max, mais j'aérerai. Anne essuie ses lunettes, je mâche assidûment, il ne reste plus, cette fois, qu'à redescendre nos quatre bagages. C'est beaucoup. C'est de notre âge.

    Adieu la Roque-Gageac. FIN..

    Suite. Nous nous levons, rassemblons nos affaires, multiplions les va-et-vient de notre chambre à notre voiture. Le petit-déjeuner se déroule sous les auspices de la serveuse piquante. Elle nous demande si nous voulons du jus de tomate, du jus de carotte. Elle précise que c'est bon, “tellement bon qu'on ne sent pas le goût”. Supposition : c'est de l'humour. Elle tend vers nosu son petit pubis hérissé. Quand nous la quittons, elle est incapable de nous fournir les heures d'ouverture du Musée Champollion de Figeac. Elle nous dit : “Moi, les musées...” Pour la pousser, je rajoute qu'il s'y trouve une momie.

    Elle se rengorge dégoûtée. Pendant le petit-déjeuner, trois fois de suite, un horrible chœur de comédie musicale style soviétique avant l'assaut tchétchène, chantant “les hommes, tous les hommes, rien que les hommes”.

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    CHATEAUNEUF SUR CHARENTE 51 02 19

     

     

     

     

    Les premiers mots qui me viennent ne sont pas français mais des syllabes sans suite (Aubeterre), dont je goûte l'exotisme : Teşekkür ederim", c'est "merci" en turc. Voyone les événements du jour, 19 février, à Châteauneuf-sur-Charente, car c'est la seule chose à raconter. Commençons par une grande naïveté, ce contentement que j'ai eu d'apprendre que Ma femme et moi-même étions toujours amoureux, d'après de nombreuses et longues observations de Notre Meilleure Amie. Je suis très heureux de faire plaisir à Ma Femme. A propos de ces majuscules : il faut se marier, voyez-vous, officiellement, pour dresser contre tous ceux qui souhaitent nous marginaliser un barrage, et quelle marginalisation plus efficace que celle de l'homosexualité. Tu dois être pédé, toi, on ne te voit jamais avec une fille !

    J'ai pris des airs à la fois mystérieux et inexpressifs, ce qui est une gageure (prononcer "gajure"... eh oui ! avec un "h", le "eh"...). Mais je tiens à faire savoir que je suis bel et bien Marié, devant curé, maire et notaire. Je n'ai pas toujours protégé ma femme, des souvenirs cuisants me remontent à l'esprit. Ce matin, nous partions sous la pluie et le froid vers le nord, nous moquant de nous-mêmes : "Papounet et Papounette partent en expédition." Nous savons à quel point nous sommes timides – veules – pusillanimes. Naïfs, désargentés. Nous surveillions la route, nous nous sommes arrêtés à la Roche-Chalais, à l'extrémité Ouest de la Dordogne.

    Au Maine-Giraud, Nous avions elle et moi, ma femme véritable, passé plus de temps à écouter le cours du vigneron sur son cognac et son alambic de cuivre qu'à ressasser nos émotions littéraires. d'en haut je vis le chai contemporain où se distille encore la fine qu'il vendait. Pas de guide. On laisse le visiteur impunément errer, songer sur manuscrits et parchemins portraiturés d'époque. Mais la distillerie, à bien des exemplaires ici, nous fut doctement commentée, car la grande affaire du Maine-Giraud, c'est le cognac. Vigny veillait sur son cognac. Fort mal disent certains. Rude gnôle. Rude poète, estimé par ses pairs de Paris, mais piètre gestionnaire.

    Dénonciateur, Vigny, d'un prêtre réfractaire afin d'avoir ses bénéfices, tandis que ce dernier crevait en déportation ; tout poète cache son salaud. N'est-ce pas...

    Certes pour ce cognaquier le précieux liquide équivalait aux productions de Vigny, dont il ne se souciait guère et qu'il eût été incapable de nous réciter d'un ton pénétré, tandis que nous nous serions signés sur nos prie-Dieu. De quoi comprendre a contrario la possibilité des plus sublimes inspirations dans ce méchant réduit ; de cette ouverture monacale Vigny voyait son chai à vin, si négligé : il gérait mal ses vignes. Cette maison de hobereau n'a pas varié depuis sa naissance, tracteur et courant exceptés. Face au plus beau paysage du Vivarais m'étaient jadis revenus à l'esprit, en régurgitation acide, les pires méditations misogynes...

    Tandis que d'autres vont au Sénégal, notre exotisme financier nous limite à la Charente. Nous avons commandé deux grands crèmes, pas trop chers. Nous avons erré sur l'esplanade de la mairie, dominant la Dronne qui serpente. Nous avons admiré une maison bourgeoise aux vitres cassées juste sous le pignon : abandonnée. S'il nous échéait une telle maison, nous ne quitterions plus le village. Il faudrait transporter avec nous nos amis, notre petite famille : ma Phame ne peut vivre, coupée de son environnement humain. Il me suffirait à moi de quelques gros rayons de bibliothèque et d'une tripotée de disques... mais je me vante, sans doute.EDITE SUR MON BLOG 58 08 11

    MAUSSAC 15/16 04 2051

     

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    Toujours m'imaginer ce que je ferais si je devenais libre, non par décès mais par recasage. Aucun style. Cacophonie absolue. Le type même de l'acrobatie aragonaise. Je suis parti. Je suis revenu chercher mon pyjama, puis mon peigne. « C'est un gag. » Oui. Sitôt que je renie ma faiblesse, elle me rattrape. Le saut à l'élastique : pareil. Plusieurs rebonds, plusieurs rechutes. D'abord tracer. Une borne "super" en dérangement. Une autre en fonctionnement, à Lormont. Un gros Noir mal rasé à double menton. Désirable, comme tous les Noirs. Tout de même il y a une limite.

    Et de rouler, rouler vers le N.E., avec des rafales de bavardage. Bavard, moi ? Annie l'affirme. Pires que moi : Lauronse, Véra. Je ne pensais pas que ce pût être perçu comme inconvénient. Als Nachtrag. Un petit chemin, qui monte et qui descend, entre les arbres qui n'ont pas encor retrouvé leurs feuilles, nous sommes à la mi-avril. La seule différence entre Favretto et moi, c'est qu'elle se prend pour quelqu'un de modeste, alors que mon génie est une forme de véritable modestie : je souhaite à chacun d'être génial. Et quand je suis revenu à ma voiture, en plein soleil, sur un parking de chasse, j'ai appris un rôle de juif, celui peut-être de Primo Levi, ça y ressemblait, puisqu'on parlait de l'I.G. Farben à la Buma.

    Ce sera très chouette, surtout si je joue

    "Les femmes gueulaient dans les camions

    " J'veux pas y aller j'veux pas y aller

    " Mais quand on y est arrivées

    " Ça sentait le poulet grillé !

    " Le SS s'est mis à gueuler

    " Arrêtez de brailler comme ça

    " Du gaz pour tout le monde y en aura"

    " Les flammes montaient jusqu'au ciel

    " Tant pis pour nous tant pis pour elles."

    Le soir tombe. Je n'ai pas rédigé ma journée. Ça divague terrible. Je me suis retrouvé sur la bretelle d'évitement au sud de Périgueux, vaste balafre sans possibilité d'évasion ("carrefour bloqué" – "carrefour bloqué") Ste-Marie-de-Chignac St-Pierrre-de-Chignac, la grande surface dans les gravats, portant le nom d'un ruisseau de là-bas, pris un petit bonbon Total, un sourire du serveur. J'intimide désormais (mon âge). Tant mieux. Jadis je prenais des mines. I was self-conscious. L'air de dire : "Je suis bon, là ?" Ridiculous.

     

    MAUSSAC 15 04 2051 2

     

     

     

     

    Crépuscule extraordinaire sur les pins, avec une toute petite bagnole grise toute penaude d'être abandonnée, en contradiction avec le paysage, ma démarche de génie mes pensées parasites, plus qu'assez des "profils bas". Toujours modeste toujours modeste – merde ! Puis, recherche d'u cybercafé pour Pascal Tarche. A Thenon, il n'y en a pas un. L'agglomération forme goute suspendue à la N 89 : tel est Thenon, je vois le panneau "Gabillou 9 km". Cette fois-ci je n'y vais pas. Des ploucs ont revendu la propriété de Thérèse Plantier, éparpillé tous ses papiers. Robin Morlot s'est suicidé après la mort de son amante, de trente ans plus âgé que lui.

    Je revois la mine gourmande de Robin Morlot, me faisant goûter du fenouil. Pierre-André le nommait "Larbin Roblot". J'étais fou. Tout ce que j'écris est grand. Is great. M'en souvenir. Le matin, je suis allé à Ussel. J'ai demandé un photographe. Un brave homme ne peut me renseigner. Je trouve par moi-même. Je bavarde sur mon incapacité à placer la pellicule. Jusqu'à La Courtine, je cherche les hypothétiques baraquements servant de bordels à soldats, et qu'on m'avait décrits ; rien, que du paysage. Des routes en impasse : ce camp est une verrue.

    Halte à Poussanges. Une montée, une descente : d'abord dans une prairie, où le sentier se fond. Remontée vers la bifurcation. Redescente dégringolante cette fois parmi les arbres morts et blancs, les souches, des bidons, et une balle d'enfant, sur le côté. Ma règle de vie est de marcher 20 mn dans un sens, 20 autres dans l'autre. La pente de retour est forte, je souffle, et transpire au point qu'arrivé à ma voiture, il me faut d'urgence changer de chemise, elle empeste. Je me demande ce que deviennent tant de textes entassés de génération en génération dans les familles.

    Ayant lu les premières manifestations d'insolence littéraire de Voltaire, cherchant en vain des traits de ressemblance entre lui et moi, j'ai tourné pour finir la clef de contact et suis parvenu à St Georges de Nigremont (j'appris plus tard que deux frères mérovingiens avaient ici même failli en découdre), cornet de glace inversé. Les maisons de pierre du Massif Central toujours majestueuses, définitives : des caveaux habités. Et sortant d'une fenêtre, un mauvais rock et d'exaspérantes voix de djeunzz inconscients de l'endroit où ils vivent.

    Je descends au cimetière, extrêmement déclive, surprenant au dos des tombes alignées, dans ce couloir, de vieux pots que je photographie. Je parle aux morts, caressant leurs photos, dont l'une ne souriait pas, car on mourait encore dans ses soixante ans, dans les années 65. .. La préhistoire en somme... Jeune homme mort le 28 août 78 à 16 ans, cheveux longs, regard creux, pomme d'Adam saillante, le tout déjà d'un vieux, "depuis que tu es parti mes larmes n'ont jamais MAUSSAC 15/16 04 2051 3

     

     

     

     

    cessé de couler" dit la mère, "Pourquoi à vingt ans" avais-je lu sur la tombe ignoble d'une jeune fille de Chantonnay (Vendée) (indépendamment de la catastrophe ferroviaire de 1958). D'autres catastrophes me reviennent en esprit. Que deviennent tant de souffrances humaines, ont-elles une âme animales et flottent-elles parmi nous et quelle est leur fonction car il faut nécessairement qu'elles en aient. Puis je suis reparti vers Giat. C'est lors que s'est produite cette extraordinaire crise de Fernoël, où j'ai gueulé par la fenêtre ouverte je suis libre ! Libre et j'emmerde la terre entière ! Plus de femme d'enfant ni de métier ! Je vous emmerde et ne reviendrai plus ! Libre ! Libre !" Mon Dieu faut-il que ce soit vrai pour que j'aie gueulé ainsi.

    A Herment je dédaigne la petite épicerie style "et comment ça va-t-y la p'tite dame", je fais halte face au Puy de Sancy enniegé, halte à La Bourboule. Je n'achète là que de mauvaises choses, personne ne me connaît, virginité absolue, ma vie recommence avec la caissière...

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    Le tracteur passe, le nuage fraîchit. (...) ...crois pas. Comment peut-on s'isoler lorsqu'on est in estren [sic] évêque. A moins qu'il ne s'agisse d'un isolement à la Marquise de Sévigné, 6 servantes par-devant, 6 louvetiers par-derrière : "Quel bonheur ma fille que cette solitude !" La solitude ne me vaut rien. Lâché en 2012 en plein Paris sans possibilité de contact (vivant dans un appartement prêté), j'avais vite perdu pied, apostrophant les passants dans ma langue, sans qu'ils y prêtassent (pour l'instant) attention, téléphonant même à G. sans savoir que lui dire, m'abstenant de visiter tel ami dont il m'avait donné l'adresse, crainte de devoir parler.

    Ou de passer pour un con. Ou pis encore de l'ennuyer. Je voudrais vivre à la campagne "dans ma villa d'été". Mais jamais je n'aurai de villa de campagne, il n'y a plus que vingt étés. Trente si Dieu veut. Attachement de soi à soi. Désolé. (...)

    Il n'y aurait pas de fin à mon errance. J'aurais avec moi mon ordinateur portable. Je parcourrais la France, l'Espagne et l'Allemagne. Le Portugal et la Suisse, assurément. Je téléphonerais aux êtres cher. Puis plus rarement. Nous nous estomperions tous. On se passerait bien de moi. Je me demande sans cesse ce qu' « on » me trouve. Jamais je n'ai pu éprouver l'efficacité de telles errances, n'ayant jamais dépassé la semaine. Qui de mes ancêtres a été colporteur ? Ou roulier ? Un de mes grands-oncles fut facteur. Chercher vers Lahaimeix (55). D'autres ancêtres paternels transportaient de grosses meules de comté, ou d'énormes grumes sur des lits de chaînes.

    Mais je ne veux ni clients, ni autres contacts humains. Je ne tolère que les fournisseurs : pompistes, hôteliers, restaurateurs. Assurément les gens sont très aimables. Pourvu seulement qu'ils soient payés.

     

    HOTEL DE TIQUETONNE 52 03 31 / 01/4

     

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    Silence d'hôtel. Perdre pied d'avec le monde. Echappé à tous. Ce que j'aurais pu devenir. Mort-né ? J'ai préféré la vie à la schizophrénie. Gagner ma vie. D'autres inventent des langues, des mondes - "Avez-vous acheté le dernier Atlas ?" - Blétébéléland. Je m'engourdis. Je dors (il faudrait desphotos de cela).

     

     

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    Déstructurer le langage, parler par langues, dessiner des cartes : perte ou menace, de l'espace, de la pensée ? A 14 ans j'eus le réflexe salutaire d'aligner le temps de ma planète sur celui de la terre elle-même et ne puis donc présumer de ce qui se fût passé par la suite. Asile ? Douloureux épisodes de confision mentale ? Au lieu de me documenter (...)

     

    CHAPITRE DEUX LA CHAISE DIEU 13 06 52 1

     

     

     

     

    Ma vie ne sera plus qu'une errance, que je voyage ou non. C'est ainsi qu'il convient de la concevoir. Le six juin deux mille cinq, je suis parti le matin. Une ligne de bus conduit directement de chez moi à la gare. Je ne me souviens plus de cetrajet. Il n'y avait en moi aucune exaltation. Avant de prendre le train, j'ai acheté « Marianne », qui portait en titre « Rébellion », en grosses lettres rouges. C'est la triomphe des adversaires à la constitution européenne. J'ai voté oui, mais je ne sombre pas dans le défaitisme. Dans mon wagon, une jeune fille à petite poitrine occupe le siège à côté du mien, contre la vitre.

    Le nombre de jeunes filles que je rencontre dans mes déplacements tient du prodige. Celle-ci s'est enfoncé un écouteur dans l'oreille et ne me prête nulle attention. Vers Périgueux, arrivée d'une jeune femme, ving-cinq ans à peu près, dépucelée celle-là. Elle semble tout à fait décidée à s'asseoir à la place de ma voisine, qui occupe le numéro 13 au lieu du 23. Cette dernière émigre juste en face, et je lui succède, sur l'empreinte de son cul. La vieille jeune déclare en effet : « Je vais encore être désagréable, mais le côté fenêtre, je ne peux pas. » Qu'à cela ne tienne, je me colle à la fenêtre.

    Ma nouvelle voisine se plonge dans des articles de revue, sur le chômage peut-être, ou une frivolité de ce genre. Les deux antagonistes descendront à Limoges. Toutes deux feront l'obket de mes interrogations sans relâche : à quoi elles pensent ; de quoi ont l'air leurs corps respectifs, que j'aperçois par les échancrures des manches, à la taille lorsqu'elles se penchent, révélant l'élastique du slip. Je m'imagine découvrant progressivement dans le déroulement des blanches étendues de chair la survenue du cratère aplati qui leur tient lieu de sexe. Savent-elles à quoi je pense ? Je ne suis plus qu'un vieux, j'apprends à ne plus regarder personne dans les yeux. Ou plutôt je poursuis cette excellente habitude.

    Plus tard, sur le long trajet ponctué d'arrêts qui me mène à Clermont, je m'occuperai. Je n'aurai nullement détrompé ceux qui pensent que tout est réservé. Restons seul. Sortons de nos bagages ce petit jeu d'échecs à pièces magnétiques, qui intrigue une autre jeune fille. Elle racontera cela le soir en arrivant ; et comme j'attire son attention, la voilà qui se pose du vernis à ongle, une âcre odeur se répand. Elle n'a pas été en reste. Il paraît que tout le monde veut faire l'intéressant en train. Je l'aurais bien fait en 1958, lorsque nous partions tous pour Tanger. Hélas, une bande d'excités se répandait en propos bruyants :ils s'installaient encore plus loin, à Fez ; je n'avais plus qu'à fermer ma gueule, et à la faire. Ils s'en sont aperçus. Que je la faisais.

    A présent je monte dans la navette St-Germain-Clermont. Il y a encore une femme, de cinquante ans, portant à la fois sur son visage l'angulosité des cinquante ans et la sportivité des

    quarante engloutis. Je crois que je sais m'y prendre avec les femmes : il suffit, après leur en avoir demandé la permission, de les prendre par les épaules et de les serrer très fort. Ensuite, elles vous emmènent chez elles et leurs étreintes sont torrides. Même à Clermont-Ferrand. Mais que diable, mon billet porte "Brioude". Il serait hors de question que je remisse en cause mon évasion pour un risque. Et me voici à Clermont. La petite ligne de Brioude est super-équipée, un véritale petit bijou de navette.

    Le contrôleur me dit quelque chose que je ne comprends pas. Je fais un signe circulaire autour de mon oreille. Il a dû me dire : "Vous occupez deux places et pourtant nous ne vous en faisons payer qu'une". Exact. Je me suis un peu étalé. Deux très jeunes filles devant moi. La ligne de leur nuque, cet espace infiniment doux sous l'angle de la mâchoire, où l'on voudrait déposer des baisers sans fin. Une autre, en face. Les deux qui sont devant moi se parlent en écoutant un portable où s'est enregistrée une de ces petites ritournelles en vogue. La plus jeune a douze ans. Elle montre à sa copine, à sa sœur ? Une carte d'anniversaire avec des dessins d'enfants, des petits cœurs. Elle croit encore que tout le monde est gentil, surtout ses parents.

    Elles descendent en cours de route, s'assoient sur un rebord de ciment au pied d'un transformateur. D'heureuses personnes viendront les chercher, pour les renfermer dans leurs jalouses familles. Je crois que je voyage pour admirer une immense quantité de jeunes filles avec lesquelles je m'invente une infinité d'histoires à la Nabokov. Pourtant je déteste Nabokov. Je le trouve surfait, niaisement diabolique, parfaitement plat. Bon... Tous papiers signés, je me suis dirigé vers un parking centre ville (après une erreur dans une cour gravilllonnée), hoquetant de mon ignorance des passages de vitesses. Passée une zone de travaux bien bruyante, et parqué enfin, je suis monté vers la cathédrale. C'est juste en face du Grand Séminaire.

    Figurez-vous que l'on célèbre, de temps en temps, au Puy, un jubilé, chaque fois que le jeudi de l'Annonciation coïncide avec la veille du Vendredi Saint : du début à la fin, saisissant raccourci de la mission du Christ... Une vraie démarche à la Léon Bloy. J'ai vu trois prêtres se suivant en grand apparat d'aubes et d'étoles. Je ne me souviens plus de cette visite. Il y avait des rues qui descendaient, c'était du pittoresque, assez convenu sans doute. Je m'attarderai davantage sur un incident prouvant ma stupidité, car j'en raffole. Sur la place du Puy face à l'Hôtel de Ville, après avoir évité un gitan roumain qui en voulait évidemment à mon pognon avec un journal à la main, je fais connaissance avec ma voiture de location.

    C'est la première fois que je possède des vitres à ouverture automatique. Mais je ne sais pas les refermer. Il faut éviter le gitan, qui ne manquera pas de me reharceler. J'avise un quinquagénaire avantageux, avec moustache blanche, très séducteur, homme à femmes. Et que j'ai déjà vu à la télévision, j'en jurerais. Il me montre le mécanisme avec étonnement. J'appuyais au mauvais endroit. Il croyait peut-être en une drague homosexuelle. Je m'imagine toujours environné d'homosexuels. Croire que ça me rassure. Et me voilà parti vers La Chaise Dieu, ça monte, les forêts de sapins se succèdent. Ma seule émotion est de me figurer, au sommet d'un pli de terrain, que j'aperçois le petit bourg.

    Il n'y a pas d'émotion en moi. L'hôtel ridiculement intitulé "du Monasmus et Termitère" se présente à moi dès le pemier virage. Toute sa devanture, à l'extérieur, est occupée par des sculptures de champignons en bois d'environ soixante cm de hauteur. Manque de goût puéril. Je me dirige à la réception, où une femme interrompt une conversation pour me recevoir. Je dis avoir réservé quatre chambres - je rectifie aussitôt : une chambre pour quatre jours. Sansle j, ça fait "ours". Je suis le seul ours. C'est alors que je m'aperçois que la chambre en question, comme une série d'entre elles, ne correspond pas au label deux étoiles : pas de fenêtre, une simple tabatière avec vue sur le ciel, une dimension riquiqui (mais je m'y attendais).

    On s'était bien gardé de me préciser cette absence de confort sur le site internet. Mais je suis si content malgré tout d'atterrir dans une petite boîte blanche très lumineuse, rien qu'à moi, qie j'acquiesce. Les prix sont d'ailleurs triplés pour la durée du festival, fin août. Des musiciens ont dû se branler là, le lit est à deux places. J'ai dû m'étendre d'abord, puis aller me promener vers l'abbatiale, en prenant par le haut, par la nationale. Nous étions le 7 juin, il faut que je consulte le carnet. Voici ce que j'y ai noté : le hall de l'hôtel et du restaurant est couvert d'inscriptions comminatoires et discriminatoires.

    Les chambres sont à prix réduit pour ceux qui passent ici au moins trois jours et qui acceptent de dîner au restaurant. On est prié de ne pas faire trop de bruit après 22 h. Et ceci, et cela.

    Surtout, deux articles affichés là sont lus par moi in extenso. Il s'agit de la carafe ou du verre d'eau fournis à la demande par le restaurateur en sus du café ou du repas. Ce verre d'eau n'est pas obligatoire, nous prévient-on. Il s'agit là d'une coutume italienne, qui n'a pas lieu d'être ici. Certains ont même facturé la carafe 5 francs ! Le tout accompagné de rappels de jurisprudences à propos de procès engagés à ce sujet. Eh ben ça ne donne pas envie de manger ici, bien qu'il soit précisé que l'eau est fournie gratuitement.

    On rappelle simplement que ce n'est pas obligatoire. Et qu'il ne faut pas prendre les hôteliers pour des esclaves. Et que dans un restaurant gastronomique, le service ne peut pas être aussi rapide qu'ailleurs, qu'on y est débordé, qu'on doit fermer tôt parce qu'on ne peut pas ranimer le feu de toute une cuisine juste pour une table de bouffe-tard, etc. Je ne sais pas les ennuis qu'ils ont dû avoir avec les clients ici, mais ça devait être pittoresque. Ici, il faut saper pour assister au festiva - disons qu'une tenue de ville plus que correcte est vivement recommandée, voire des tenues de soirée.

    Alors quelques snobs de Paris ou de Londres ont dû se prendre pour des importants méritant des larbins à leur suite... Je me suis donc rendu à l'abbaye, visite payante, examen minutieux de toutes les tapisseries, forme d'art que je n'apprécie pas particulièrement, mais je suis scrupuleusement la description du prospectus. Bon, une église, c'est une église. Toujours aucune émotion. L'âge. La Danse Macabre est dans un état de délavement inquiétant, il n'y a aucun éclairage, cela semble au-dessous du médiocre et du convenu. Enfin j'aurai fait mon boulot.

    Au retour, passant devant la caserne des pompiers, je monte en marmonnant (je parle seul) la pente vers le Signal Saint-Claude, sous le soleil. Je me sens âgé, fatigué. Le sommet n'existe pas, c'est un sous-bois clairsemé de fougères détrempées, je m'assois sur un banc. Je m'étends sans doute, comme je fais souvent en voyage, comme ma femme le fait en temps ordinaire chez elle. Je lui envie de pouvoir s'étendre ainsi à tout bout de champ pour "faire le point". Et je veux faire quelques provisions au super-marché d'Arlanc, Puy-de-Dôme, en bas de la pente, comme m'y a invité un panneau publicitaire.

    Arlanc est un bled quelconque, fourmillant de panneaux annonciateurs de ce fameux supermarché, mais tellement mal conçus que l'on rate sans cesse la bonne rue. Je tourne dans le village.

    HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 52 07 22

     

     

     

     

    Ici à Saint-Bertrand au sein d'un autre moi sans télévision j'ai visité la cathédrale Communion des Saints c'est cela, écrire est entrer dans la Communion des Saints... Je me suis assis côté nord et cloître au pied d'un portillon revêche et rouge affligé d'un digicode. Sont venus deux hommes devant qui je me suis levé, j'entendais très bien l'orgue à travers le bois, « C'est une répétition » leur dis-je, ignorant si l'on nous laisserait entrer. Sont venues des femmes qui sont entrées là sans difficultés j'ai pensé : Ce sont des choristes. Elles ont cinquante ans apassés, tant il est vrai que la voix mette des années à se trouver, à s'approfondir.

    Puis elle se fêle. Et contournant l'édifice vers l'avant, je vis que le porche lui-même en vérité s'était ouvert et je rejoignis le groupe. Nous étions onze comme les apôtres après la défection de Judas et je tenais un paquet de courses en plastique. Un vieil homme chauve et tremlant mais résolu apporta dans le chœur, le seul but de l'écriture étant de vous mettre en prière, dans le sein de Dieu perpétuellement, et entre les stalles de bois vernies, un pupitre tenu à bout de bras à petits pas. Il nous adressa la parole, un état de conscience supérieure le plus permanent possible, à tous, tandis que nous siégions dans les stalles des moines (une aide les avait abaissées ; chacun sait à présent, que la petite pyramide inversée au revers du rabattant s'appelle une "miséricorde").

    Le prêtre parla de la prière. Tantôt il s'exprimait, tantôt l'orgue. Il nous a dit que Saint-Bertrand de Comminges prédispose à la prière. Mais tout suscite la prière. La Grâce vient où Dieu veut. Vézelay, tout pur qu'il soit, m'a laissé froid comme une verrière de hall de gare. Le prêtre nous présente le bas-relief d'Abraham, et fait lire à son assistante, respirant la bonté, la Genèse au moment du sacifice d'Isaac. Il se demanda pourquoi le Père, le pied sur un crâne, tenait les jambes croisées ; je répondis sans y être convié qu'apparemment c'était la croisée des chemins. Il en fut satisfait.

    Le crâne anticipait sur Golgotha, "la colline du crâne". Abraham sacrifie son fils unique, Dieu le fera du sien. Triomphe sur la mort. Il y avait dans l'assistance de ces demi-vieilles, de mon âge, émouvantes par leurs beautés éteintes si pathétiques, en couchers de soleil. Je les aurais prises par les épaules. Convaincues de se laisser aimer, vides écorces de bigotes où palpitent de flatulentes extinctions d'orgasmes (mettons "papillons frémissants sur leurs épingles"). Notre guide nous mena ensuite devant un Saint Jean-Baptiste de marqueterie, jouxtant un Saint-Bertrand. Il nous cita les Evangiles.

    Et je vis à la dérobée une vieille fillette priant à genoux sur un siège trop haut, de ses deux petites guibolles trop blanches et jointes, la Sainte Vierge Mère. Puis écoutant de nouveau l'orgue à travers la porte latérale refermée, entendant que le prêtre se dirigeait vers moi, je me repliai HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 52 07 22

     

     

     

    au pied des murs en direction du porche, où je pris l'atitude angélique de Vinci, montrant de mon index le ciel même. Le vieux curé se retourna, trébucha dans l'inquiétude : tant d'amour de l'orgue et de la pause ! Quand il eut disparu chez lui, je demeurai jusqu'à onze heures, pour que des voix de chanteuses de jazz ne m'atteignissent pas, qui sortaient à présent d'un café ouvert par les haut-parleurs d'une enceinte. Elles aussi cherchaient et louaient Dieu, par des routes si différentes. Il y a tant d'autres choses à dire, que je remets à plus tard, à jamais peut-être.

    Me voici à trois heures vingt. Pas un instant de sommeil. Ce que je dis maintenant précède ce que j'e viens de raconter. J'avais hésité entre deux restaurants, le premier, de garçons, très préoccupés de parler à leurs connaissances, donnat l'impression que le client n'était pas indispensable ; le second, d'une seule fille, plus attirant malgré la laideur de son nom ("Chez Marinette"). Je me suis décidé pour la fille, prenant à moi seul une table de quatre. "La belle vue, c'est de l'autre côté, mais c'est comme vous voulez." Très juste ; le petit jardin donnait sur une vaste vallée, sur tout une perspective de crêtes, hélas gâchée par une grappe de tablées plus quelconques ou laides l'une que l'autre.

    Franchement. Dîner avec, entre moi et le vaste monde, ces grosses gueules gélatineuses en train d'introduire dans leurs ignobles bouilles de gros morceaux de bosutifaille, non. Si ma serveuse eut insisté, j'aurais dit quelque chose comme "je n'aime pas être vu", elle m'aurait demandé – fantasmons – qui j'étais... Derrière moi une famille mélangeant le français, l'anglais et une troisième langue qui à mon grand désappointement me fut impossible à identifier, quelque chose de rude et de doux ensemble. Un petit garçon à longs cheveux bouclés et gros godillots jouait à manger.

    Je me figure qu'on lui apprenait pour son malheur à devenir plus tard un de ces hommes-poupées que les femmes affectionnaient milieu seventies, de ces semi-impuissants qui se demandent en plein amour s'ils font du mal au corps de l'autre, comme on me l'a rapporté – pour cet instant l'enfant trottine, chipe une serviette et fait sonner bien haut sa langue, sans en omettre une merveilleuse syllabe, comme on le fait si l'on est sûr de ne pas être compris. Sa mère lui répondait plus doucement, en femme d'expérience qui parle sa propre langue sans avoir le besoin de l'exhiber, et rectifiait son fils.

    J'ai bien pensé que c'était de l'hébreu, au mot "cacherout" que j'ai fini par distinguer. Je n'ai pas osé demandé ce que c'était. Ou je n'en ai pas eu envie. Lorsque j'eus achevé mon plat, et le HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 22 07 05 3

     

     

     

     

    café, liégeois, énorme, dont ma soif ne fit que cinq bouchées et six aspirations de paille, je dis, jsute en me levant, comme un exercice en effet préparé de sang-froid, ce que je pensais exactement, car malgré mon dos tourné au panorama j'avais bénéficié d'un petit enclos fleuri entre deux haies : "Mademoiselle, votre sourire vaut tous les paysages", en bafouillant un peu entre les dents comme un qui n'a pas coutume de balancer de telles énormités. Elle s'est étranglée de rire et d'étrangeté, trois-quarts de seconde, puis s'est ressaisie et rendue sensible à mon compliment de vieux fou. J'aurais pu le glisser sous la soucoupe à chèque, mais je tournais ma phrase dans ma bouche, plus assuré désormais de ce qu'il faut avoir comme visage pour complaire aux femmes : un aspect de vieux beau indifférent, qui songerait voyons à cela aux heures du tocsin de l'homme, qui n'atteindra plus jamais le foyer de sa lance... Permanent spectacle que je m'offre à moi-même...

     

    BERNARD COLLIGNON PETITE ERRANCE

    MAULEON 55 03 23

     

     

     

    Συκονομαι, πλυνομαι, ντυνομαι – je m'éveille, je me lave, je m'habille. C'est le “rite à soi-même”, avec force regards à la glace, en pied. Je veux me contempler sans rien risquer. Il y a quelque chose d'obscène à ainsi revendiquer pour soi l'existence, l'obligation d'un risque ; de le définir, d'en faire la condition essentielle de l'écriture, le sine qua non, (“sans risque, pas d'écriture”), de le constituer en règle déontologique, d'en faire glisser la qualité en quiddité, d'en effacer l'accident au point de le confondre avec l'en-soi. C'est ainsi qu'on en vient, comme Leiris, à se demander à quoi “sert” d'écrire – toujours cette obsession de l'utilité”, de la servitude – et à préférer toutes les formes d'action à l'écriture, même la tauromachie ou l'engagement humanitaire.

    Foutaises. Quand j'écris, j'écris. Je ne sais pas ce que je risque. Je risque probablement quelque chose. Mais il ne m'appartient pas de deviner, encore moins de définir ou de revendiquer ce que je risque. La mort, probablement, le temps, comme vous tous, qui “main crispée sur le stylo, marchez les yeux grands ouverts sur le chemin descendant au tombeau”. Je suis arirvé à Mauléon-Licharre comme un de ces voyageurs à faible rayon d'action du XIXe s. A chacun son budget ; le mien ne me permet pas de courir le monde ; ainsi ma découverte de Mauléon s'apparente-t-elle aux abordages d'îles lointaines pour d'autres plus fortunés ou plus audacieux.

    Je voyage pour me voir aux glaces de tous les hôtels : M. Perrichon devant le Mont Blanc. Je prends le risque du ridicule. Découvrant ma chambre, élégamment meublée, j'ai éprouvé cette exaltation devenue modérée : l'âge ne me permet plus que la modération. Mais je continue d'affirmer, à l'instar de ce journaliste juif (Bernard-Lazare) : “Je ne me sens vraiment che zmoi que lorsque j'arrive enfin dans une chambre d'hôtel”. Nulle trace d'autrui. J'éparpille sans le vouloir, au gré de mes besoins soudains , toutes mes affaires au sol et sur le lit, où je m'étends bras et jambes écartés : tel est mon espace, je suis chez moi.

    Sans souvenirs, sans bibelots, sans présence de l'autre, sans souci de l'autre.

     

    Jour du départ, 10 octobre cinquante-six, à regrets, après shampoing, après ce bien moyen Jules Romains sous- Martin du Gard – Allory se souciant de son accession aux Quarante alors que Quatorze menace, un auteur graveleux présentant son manuscrit obscène et chatoyant, se fait payer, pas cher, puis prêter pour jouer au Cercle. Tout est besogneux chez Romains, superécrit, minutieux, fastidieux, jusqu'aux camaïeux gris de la peinture, lointain écho fané de la maison Vauquer, jusqu'au niveau où descendent les doigts le long d'une cuisse, et se demandant sans cesse pourquoi il n'accède à rien.

    Je vois plus clair à présent, ma vie s'étant passée à bouffonner sur les papattes arrière, j'aspire les parfums d'automne à la fenêtre, entends le couloir à roues de la vallée d'Ubaye, et déjà devant revenir.

    COLLIGNON ITINERRANCES

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    Montpellier-Valence avec Ludivine, pro-israélienne convaincue, longue montée vers l'Hôtel des Châtaigniers, puis la redescente vers la nourriture, la boulangère aimable qui m'offre deux pâtisseries à jeter, la télévision tronquée d'Arte. Les manigances du pouvoir jetant du lest sur le "'bouclier fiscal" et l'ISF ? La branlette essoufflée sur trois lesbiennes soft – lesbiennes d'occasion ? Je suis assis sur un banc ergonomique, au ras du nez les innombrables moteurs à nu qui ahanent dans la pente, sous mes mains la sacoche allégée de ses livres et de son transistor crachouillant obligé ? Me voici, je remonte vers la ville lointaine, attrait des clochards et autres écolos, le ventre vide car le petit-déj' à 8 € ils peuvent se la brosser.

    Hier déjà je rôdais aux alentours du Grill O'Machin, dégoûté par les prix de voleurs, suivi de l'intérieur par des regards avides, mais je me casse assez la tirelire avec un hôtel à 46€, plus 0,50 pour la taxe – ce qui est bien de la mesquinerie ; à Sarlat, j'avais même susurré "Nous avons usé beaucoup d'électricité hier soir", et l'hôtelier, bonhomme et con, m'avait répondu : "C'est compris,, Monsieur." Je devrai aussi faire imprimer ou photocopier, à Privas, ne serait-ce que dix recto-verso de mon bouffe-argent "Singe Vert", puisqu'il me faut poursuivre mon "grand-œuvre" (me poursuivent aussi mes trois femmes, la a première sans sexe, la seconde avec trop, la troisième occasionnelle mais sans enthousiasme ; je me méfie ; se souvenir de cette fillette de 12 ans, qui court se noyer, parce que sa meilleure amie, largement son aînée, avait confié à son carnet intime ses fantasmes et son amour lesbiens : soit une morte, plus une noyée.

    Je poursuis ma montée vers Privas, que j'ai bien entendu appeler "St-Privas" par deux chauffeurs de bus, qui se sont relayés à Coux. Une défaite française je crois. La montée bruyante est semée de mémés précautionneuses à cannes (c'est un festival !) et rapportant chez elles têtes baissées leur cabas pauvrement plein d'une baguette et des repas du jour. Je passe ainsi par tant d'émotions faciles. Assis sur un autre banc, comme un vieux, parc des Récollets, en pleine atmosphère de plein ciel. Soleil dans le dos. Bouche pleine de fougasse aux olives. L'impression d'être salué dans cette ville où tant de hippies, d'intellos, sont venus se ressourcer. A la médiathèque, une si vieille dame affalée près de son mari dans le journal.

    Ils se relèvent essoufflés, béats, octogénaires, lui sur sa béquille, elle à sa main, dans une immense tendresse d'amants moribonds. Par eux le monde est sauvé. Je lis "Le Point" et ses fausses révélations : qui détient la vérité ? les vieux amants. Je marche lentement, trimballant mon théâtre interne. Vent léger, pépiements, moteurs vagues. Dans l'église, un curé faisant faire le tour du COLLIGNON ITINERRANCES

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    bâtiment aux jeunes catéchumènes, deux femmes en flanc-garde ; il explique les stations du chemin de croix, les bénitiers asséchés où l'on trempe le doigt comme on se lave les mains avant une réception. Il se dégage une grande simplicité. Tant de douceur peut-elle endoctriner ? "Si tu as entre 7 ans et plus, demande à servir le Seigneur à la messe" – pas de limite d'âge. Bernard Debuire faisait l'enfant de chœur à 14 ans. Je ne l'ai remplacé qu'une fois – Passe derrière moi – génuflexion – burettes – pauvre et admirable abbé Brûlé ! Aujourd'hui j'escalade la pente des trois croix ; le Saint-Esprit est le seul Dieu : "Esprit Saint, je te dédie ma journée".

    Ma comédie d'alors devenue vraie. Tout Privas m'aura vu écrire sur des bancs. Un jeune homme à minuscule couette occipitale. Un monument. Trois messages à mon oreille. Muni d'un plan, je ne me perdrai plus. Adorable petite vieille à voix pointue, élégante, malicieuse : "Viens ma Mimine on ne va pas te faire de misères. - Je vous l'envoie, elle est sous la voiture !" Les vieilles, les chats, Baudelaire, une Turque ou Gitane tapotant la tablette d'un téléphone public, l'enfant s'ennuie en attendant, que peuvent-ils bien avoir à se dire de si loin, j'ai vu passer bon nombre de jeunes femmes décidées, souriant au nouveau vieux que je suis devenu. Comment ai-je pu vivre en les détestant toutes.

    Vaste coup de sirène, il est midi, les échos sonnent de toutes parts, une femme de 0,70m trottine dans la descente. Quatre coups de sirène, cinq. Le son s'aggrave à mort, s'éteint en grondements de bombardiers. Le gosse imite les tirs de kalach. Femmes, courses, odeurs de poireaux. Angélus : Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum – je l'avais aussi noté en grec dans une

    chapelle d'Entre-Deux-Mers. Depuis Louis XI résonne en l'air cet appel au divin, Louis XI à Belloc parmi les SS PP de l'Eglise. Femmes épanouies, infantilisées, sacralisées. L'Angélus meurt doucement, tiré à la main comme une branlette d'enfant de chœur. Le parc est un lieu solitaire où mangent sur les bancs les femmes solitaires ou en trios, brave France profonde entourée de buis ou de cupressus, rires charmants, attendrissement sénile.

    Face à moi, un vieux dévore à la cuiller un pot de miel. Sur le chemin je poussais mon cri de Tarzan, la quatrième vieille se marrait, n'ayez pas peur, ça défoule ! Parler, se découvrir. Ce que je dois faire pour attirer les bonnes grâces. J'entends parler allemand puis français, les mêmes femmes, richtig disaient-elles, amour éternel soudain tout rongé comme un arbre à l'écorce vide, aurais dû, aurais pu, nouvel amour où je me suis rué vent debout, je parviens à ma chambre par le raccourci du plan, la fille la plus grosse en rouge rit le plus fort tirant le chien en laisse, viens c'est l'heure.

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    Si Dieu un jour veut que je grandisse, le monde des Fous tremblera. C'est le sort qui me parachute près de la Maison d'Arrêt que j'ai longée, s'imaginer que la Berbère ou Turque s'entretenait avec son prisonnier, son enfant s'ennuyait à longueur de quarts d'heure et crachant d'abondance, jeté sur ses pieds par la sirène, conserve bien ce carnet, Brocanteur. Je suis monté au grandes croix de Montholon, la carte et le journal en main, d'un pas lent. Le long d'un portail paissaient quelques vieux, avec un long boa fourré, briard et saint-bernard, qui aboya à mon approche. Montée, descente.

    Ce matin rue de l'Ouvèze j'avise un chauffeur tout jeune et tout désemparé : "Le ¨Pôle Emploi ? - Prenez-moi, vous me raccourcirez la route. " Et je suis du doigt sur mon plan : "Tournez là. Puis là." Il avise des passages de profil par une trouée : Prenez Route de Chomérac il le fait puis s'arrête sur le bas-côté Je l'ai dépassé, je l'ai dépassé ! Le candidat pue sous les bras, très fort. Je le persuade d'au moins gravir toute la pente, il a repéré le rond-point, se confond en remerciements J'ai rendez-vous à 13h 30 il en est treize, Je vois le panneau ! - Déposez-moi ici tout de suite et Bon entretien d'embauche ! Chambre 423 jusqu'à samedi. Repos, repas, sieste, redémarrage, dur métier, redescendre et gravir, contourner cet immeuble qui surgit là, l'herbe est épaisse, les buis pour finir me barrent le chemin.

    Compter ses pas dans la pente. 120, 130, s'arrêter, inspirer bien à fond, douze ou quinze fois, tout marche par nombres, 66 ans dans la semaine. Un vieux matou gris qui s'esquive, je grimpe, contourne un sanctuaire vide. Un jeune homme me précède lestement, sa tête émerge entre les pieds de croix, Esdras, Jésus, Gestas. "Tu seras avec moi ce soir au paradis". Bien cadrer mes prises de vues. Pas d'émotions. Paysages comme j'attendais. Glissade sur herbe et cailloux, le corps n'en fait qu'à sa guise, je m'appuie sur la main, me laisse aller dans la descente, place aux Bœufs, vers l'imprimeur bœuf utile du moins. Nous disons donc 10 recto-verso, cela fait 4 €. Bâtard. Le nombre d'heures où je dors me tue.

    Ne renonce à rien, pleure, profite, nul ne t'attend tu ne dois rien à personne. J'ai montré ma sacoche à poignée menacée, non, ils ne font pas cela – fausse question qui se voulait spirituelle. "Chacun son métier. - Mais il faut être polyvalent ! - Bien sûr. - Ma fille dit que les petites annonces exigent ces polyvalences. - Mieux vaut cela que d'être à la chaîne en usine" – polyvalence oui, mais dans le même métier, madame ; seulement, 4€ pour 10 r°/v°, c'est de l'arnaque. Redescendre vers l'Ouvèze, se tordre les pieds sandalés sur des cailloux trop ronds alors qu'il suffirait de passer par en COLLIGNON ITINERRANCES

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    haut. Décrire mes courses ? Décrire mes courses à Monoprix ça t'intéresse vaiment, mon Brocanteur ? Que je tire un chariot à ras du sol, que j'entends une mère et sa fille corpulente qui s'engueulent au-dessus des fruits, que je demande en contournant la grasse caissière "Comment faisons-nous pour comprendre les numéros de la balance ? - C'est nous qui les pezonzencaisse", elle a le bac, tartecrémeuse, une sexa fait claquer son Kaugummi, je la vois tête à claques à 13 ans bonne branleuse de chez branlomane (splendeur à couper le souffle des phalanges aux ongles sales triturant le clite hélas sans l'odeur), et voici que le lecteur de carte s'emballe, on relance le tout, la petite boulotte achetait poour son chien des boîtes de viande du pays, elle paye en liquide.

    Laissant tomber quelque chose qui roule vers elle, je dis "Excusez-moi", elle : "Ce n'est pas grave", comme elle l'a entendu dire, jouant l'adulte, responsable de son chien. ("Nous voulons bien que tu aies un chien, mais tu t'en occupes, frais de bouffe, etc.") - et de payer ses boîtes en liquide, mais voici que la mère n'a plus de provision, veut payer en deux fois, "Adressez-vous à la direction" – c'est trop long, elle payera demain caisse 3, et comme on n'est pas des brutes entre femmes à Privas, elle repart avec le contenu de son Caddy. Je remonte à l'hôtel avec mon sac d'où passe une baguette.

    Dans ma chambre j'étale tout, me mets en pyjama (d'abord torse nu, admiré plaisamment du balcon par des Boches, puis totalement déshabillé), lis mon Canard en riant, reçois un SMS de Sonia qui me demande de ne pas trop acheter de chips ou de fromage, mais des fruits, (quatre clafoutis "La Laitière" engloutis d'un coup à la grosse cuillère), j'efface Renaud Camus pour ne pas me faire enculer, remplace par Gourribon, l'ami absent, son fils fou, sa femme folle – que se passe-t-il ? désamour ? catastrophe ? Tu es débordé ? - puis à 19h 20 j'appelle ma femme. Fournis mon numéro puis raccroche. Ellle me rappelle à mon hôtel.

     

     

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    Ce que ça fait du bien... C'est fou... Seul très loin dans une chambre d'hôtel... Je me retrouve dans cette ville d'enfance que je n'ai jamais vraiment connue, hors deux ou trois itinéraires... Les remparts, le vent, le ciel chargé... Le Lycée de Garçons, massif et rouge... Reprenons... Nuit agitée, prise de bus à Bordeaux-la-Glu, 7 h 25... Je n'en pouvais plus. D'être enfermé à vie sans issue, sans perspective – je me fous de ma perspective. Dans le bus, je m'inquiète. Dévorant des yeux à la dérobée tout ce qui est femme, sans être l'objet du sondage (« Prenez-vous souvent cette ligne ? » ) - la sondeuse m'évite ?

    Arrivée dix minutes avant le départ, et couru pour la voiture seize, au-delà des deux motrices centrales. Et là, horreur : une fois de plus places de salle, entendez quatre mecs face à face, dans moins de 2m², à touche-coudes, à touche-genoux, à touche-gueule. Chacun des quatre gentil, indifférent, mais l'un dans l'autre, à ne pouvoir mouvoir un pied. Alternativement, je lis Valerius Flaccus, regarde le paysage, puis feins de somnoler. Impossible d'échapper au sandwich de l'Agenais d'en face, tout comme j'espère bien que le jeune 15-25 ans de biais aura pu voir ma carte de visite de Chevènement qui me sert de remarque... le maire de Belfort m'a-t-il lu ? juste une partie (astuce connue), pour me répondre sur un point précis ?

    Valerius Flaccus toujours en proie à Liberman, commentateur, cuistre de renom dans son cercle de cuistres... Enfin Paris, le métro, les innombrables femmes croisées... J'oubliais qu'en train, n'ayant que cela à faire, je découvris seul comment éliminer des photos sur mon portable, et suis tombé sur deux gros plans de Terzieff, pris par Anne elle-même en direct. Gare du Nord je m'embarquais pour un peu vers Londres, j'attends une demi-heure la rame de Laon – je repousse deux mendigotes organisées, ne sachant plus du coup moi-même ni français ni anglais – voulez-vous bien me laisser mes Twixies ? merde alors... Départ quai 20. Une vieille machine déglinguée, un contrôleur polonais titubant dans la ferraille et, à l'entrée du tunnel de Verzy, une inscription en lettres dorées, tombales, pour bien rappeler la mémoire des dizaines de morts sous son effondrement (juillet 77).

    Jean-Pierre L. y périt, sa sœur Annick en demeura paralysée. Une autre femme expira au petit matin, plongeant les pompiers qui découpaient autour d'elle depuis des heures dans les larmes. Personne ne peut déchiffrer l'inscription : le train va déjà trop vite. Et le tunnel n'a pas été détruit comme on l'a dit. Les villages se succèdent, Margival, Anizy-Pinon. Enfant, je les entendais prononcer, terres lointaines en ces temps-là où la circulation n'existait pas, confiné que l'on était à ses pieds ou à sa paire de pédales ; seuls Monsieur le Maire et les riches possédaient une automobile. Je vois enfin la cathédrale de Laon, qui se détachait jadis sur l'aube depuis le tan-sad du scooter paternel. Une fois le ciel était vert. Quand un prof m'avait collé, mon père devait se farcir un aller-retour supplémentaire : puni comme moi. En sortant du train, je ne me souviens plus si la gare se trouve au nord ou au sud de la ville... « Sortie ». « Avenue Carnot ». A l'hôtel Welcome, un gros ivrogne me reçoit, me loge au n° 3 (tout est en réfection), puis, se ravisant : “Prenez la douze !” Sa femme est slave, il l'appelle « la Russe » ou « Magdalena », elle gazouille avec un accent merveilleux qui donne une irrésistible envie de vieille galanterie. Elle avale ses mots, chante, roucoule, je lui parle en russe, elle s'évente de la main : « Je ne peux vous rrrrépondrrre... Je suis choquée » - (« émue » ?) Je ne recommencerai plus. Le mari se met à me tutoyer. Certains hommes choisissent leur partenaire sur catalogue de femmes de l'Est, ensuite, peut-être, corvéées à merci - prêtes à tout pour fuir la misère ?

    Est-elle battue ? je ne suis pas à l'intérieur de ces femmes-là. Je m'installe, télé, frigo, 30 euros par jour et repos. La première chose à faire est de repérer un cybercafé. « Au centre, sur le plateau », me dit un passant – c'est vrai, je m'en souviens, on dit « le Plateau » de Laon. Montée coupe-souffle de l'escalier municipal, station à chaque volée de 20 marches, de plus en plus longue, atteinte enfin de la vieille ville – vagues réminiscences d'il y a 50 ans – ou 30, mais 76 a sombré dans l'oubli. Je trouve ce cybercafé. Un jeune homme charmant, j'entends qui me charme, au point de me faire minauder (je me retiens de justesse, craignant de passer pour une vieille tante) m'ouvre une boîte de dialogue, et dès 18 h je peux envoyer Marine Le Pen à l'éditeur.

    Je ne suis pas venu ici me délecter comme à l'accoutumée : je dois travailler deux heures par jour à ce fameux répertoriage des femmes politiques. Je me souviens à présent des circonstances où j'entendis un accent si chantant : c'était celui de la Koleva ; ma Russe est une Bulgare. Les Bulgares comprennent le russe, mais utilisent une langue à eux. Après le téléphonage d'Annie, après les informations, après Trois mariages et un enterrement, je suis allé me promener de nuit, sous la bruine, et suis redescendu par l'escalier : dans les 300 marches. Puis j'ai allumé la télé, pour voir la fin de Thelma et Louise... FIN DU NUMERO SINGE VERT 85

     

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    Envie de changer d'air tout de même. Pourquoi diable avoir voulu que les prolos lisent ? S'instruisent ? Qu'est-ce que vous voulez que j'en aie à foutre de votre passé simple ? Moi plus tard j'veux conduire des camions ! Signé Sattanino, classe de 5e . Eh bien conduis des camions, connard ! Bon. Je pars à 9h 1/2. Je m'escrime jusqu'au bus. Avant il a fallu que je me farcisse un baiser sur la bouche. Je n'aime pas les baisers sur la bouche. Disons sur bouche mince. Il faudra bien tout de même que je trouve quelque chose pour me pimenter le corps. Moi ce que je veux c'est pouvoir être lu après ma mort sans rougir ni sangloter. Dans le bus j'apprends qu'il n'y a pas moyen de dépasser la Victoire.

    A pied, allez, en tirant ma tirette. Dernier arrêt en bus tout de même, sans payer. Un train. Mon voisin est un cheminot de ch'Nord qui aimait parler. Il m'a dit « Ça s'remplit ». J'ai pensé que lui avoir fait la gueule jusqu'à Angoulême ça suffisait. Des banalités mais tant pis. Il venait de Marle. Marle-Marly-Gomont ça ne fait tout de même pas 50 km. Il avait bien des traces d'accent. Il fut étonné que j'eusse passé mon enfance entre Laon et Soissons. Mais je ne remonte plus jamais vers là-haut, ni dans la Meuse. Trop de misère par-là, surtout intellectuelle. Il a un peu tâté le terrain question Gitans. C'était moi qui avais commencé : un campement d'iceux avait endommagé la voie ferrée sur la ligne nord du RER – on parlait de la colère des passagers, mais rien sur celle des nomades qui brûlent.

    J'ai fait croire que ma femme était de sang tzigane. Ça ne mange pas de pain. Mais j'ai serré la main de mon interlocuteur tout de même avant de partir, une bonne poignée de mains de gars du Nord bien franc. Il était aiguilleur, à l'ancienne, avec leviers, barres d'aiguillage et tout le tremblement. A S-Pierre-des-Corps, je veux me servir en madeleines : vide. Faux, c'est plein. En Bounty, c'est bloqué. Un légionnaire puant le tabac et l'alcool m'aide à secouer gentiment la machine. Ma pièce retombe, il me la fait remiser pour que deux barres se mettent à tomber : calcul juste. Il a refusé une barre, en disant : “Ouah l'autre, avec sa gueule d'abruti.” C'est vrai que j'ai une gueule d'abruti.

    Avec mes cheveux longs et ma tête de naïf ; la veille une vendeuse m'avait accueilli tout esbaudie tant j'avais l'air de chercher quelque chose. J'ai marmonné, l'ayant dépassée : “J'ai l'air d'un con à ce point-là ? Connasse...” Connais-toi toi-même... Et cette fois-ci, les gens m'intéressaient. De St-Pierre-des-Corps à Nevers, que des jeunes filles, une pour chaque double place. Là où je me mets, ni vue, ni paysage. Plongé dans Strendhal, disons dans sa biographie. A Bourges pas mal de gens descendent. Je me mets à la place d'une garce, cette fois dans le sens de la marche, et m'aperçois que la gonzesse en biais de l'allée se trimballe un vélo monoroue – chouette, une enfant de la balle ! Donc pas une conne, malgré ses sourcils clairs et sa tête de vieill

    e fanée. Lorsque nous arrivons à Nevers, la correspondance est ratée. Il faut attendre près d'une heure et demie. Réserver une place dans le Paris-Clermont de 18h 4. Une charmante employée nous distribue tout ça individuellement dans le hall de gare. Moi j'écoute mon transistor tout près de l'oreille. Pour avoir de la grande musique c'est duraille. Je vois le titre “La solitude de Ségolène Royal”. Szarkozy fait imploser le PS, le rendant complice de ses mauvais coups sociaux, mais prouvant du même coup l'inanité du discours socialiste, ou de ce qu'il en reste.

    Les gens n'ont plus envie du discours socialo. Ils veulent tâter du Napoléon III, voire d'un peu de gloriole. Je vais me dégager de mon envie de parti politique. Bah, laissons faire. Un mendiant vu dans le train est venu me taper d'1 €. C'était demandé sur un ton si habilement humble que je lui ai répondu Wenn Du magst, auf deutsch. Et il a aussi récolté d'autres pièces dans la salle d'attente derrière moi. Bref, sur le quai, évitant un ravagé sur fauteuil roulant, j'ai rejoint ma place voiture 17 siège 44, faisant évacuer le jeune cadre qui s'étalait sur trois sièges. Un autre en face, plus vieux, puait la saucisse en dormant. Je n'ai pas dit de la saucisse. En face de moi, une femme, intelligente aux genoux serrés sous la jupe m'étalait au verso les titres du Monde, sur l'assouplissement des relations avec la Corée du Nord, et les menaces de Poutine qui voudrait installer des fusées à Kaliningrad, désormais enclavé.

    Vive la Lituanie, à bas Cantat, merde. Dans le train vers Moulins, une mignonne femelle en bermuda supercollant s'escrimait sur de l'anglais. Visiblement ça la tracassait que je la lorgnasse, poil à la chougnasse. Je me marre à l'idée que des croquants liront cela dans 50 ans, d'il en reste. Des clampins qui lisent. Salut les survivants. Hey, survivors. Je lis bien du Valerius Flaccus, moi. Bref, elle s'est levée en recevant un appel téléphonique. Elle tutoyait son mec. Evidemment ça ne doit pas souvent rester inoccupé, un petit cul comme ça. Et mettant le pied sur le quai de Moulins, je ne m'attendais pas au calvaire. D'abord, au Donnowhat Pub, pas de place. Deux copains bien imbibés de Picon-bière qui me dirigent sur le Kyriad et le Normandie – je m'égare vers le Dauphin, je traîne toujours ma tirette boudroun boudroun sur les trottoirs.

    Au Kyriad premier prix 61€, ça va pas ? Au Normandie 37€, mais complet comme un veston. Je dis qu'il ne me reste plus qu'à trouver un banc public. Eux, ils s'en foutent, ils ont été aimables, fait leur boulot, dégage. Recherche du Dauphin : “Mais Monsieur ça fait longtemps qu'il a été transformé en immeuble privé !” me dit une charmante septuagénaire distinguée. Elle me renvoie vers la gare, la conversation ayant assez duré. A la gare, complet, renvoi au Kyriad. La tirette se casse la gueule devant deux consommateurs de tes races, un kebap. “Rien de cassé !” Non mon vieux, sauf mes couilles par ta réflexion. J'oubliais un coup de téléphone en pleine rue par Annie qui s'inquiète. Alors voilà, j'y suis, à présent, au Kyriad, pour 61€ + le petit dèj à 7€, consistant en un buffet consistant.

    Je ne vais pas me gêner demain matin. Putain ce qu'il était puceau le réceptionniste ! Cheveux plaqués, grosses lunettes, adorable, moi tout sourire, lui tout fondant à la moindre trace d'amabilité de la clientèle, ayant remis l'ordi en marche rien que pour moi et s'exprimant au téléphone avec d'autres clients, mais qu'est-ce qui se passe donc par ici pour qu'ils aient fermé les hôtels comme ça, déjà le Terminus face à la gare, le “de France” place Jean Moulin (à Moulins), et je me suis tapé l'éternel Pujadas là-haut suspendu près du plafond. Les lois des peines planchers me semblent justes et j'en ai marre des arguments de juristes, comme de l'humour Charlie-Hebdo d'ailleurs, c'est ça le virage à droite.

    Il y a toute une série de dominos idéologiques qui basculent, le Moyen Age est à nos portes et ce n'était peut-être pas si mal, sauf les délits de blasphème. Voilà, je suis parvenu à la fin de ma journée, demain tôt je retourne au Normandie pour voir s'il n'y a pas une chambre à 37 qui s'est libérée. D'autres étaient venus après moi, Anglais ou Hollandais, ils sont ressortis bredouilles et heureusement, sinon je serais revenu tenter ma chance. Le prochain Singe Vert sera insultant envers Pujadas-Ringelsdorf, envers une connasse de la télévision qui parlait de la température à Quimm-per, envers les connauds qui n'ont pas besoin de tant d'instruction que ça, c'est vrai, pourquoi se trimballer tous ces pauvres cons qui ne veulent rien foutre et ça ne serait encore rien mais surtout rien apprendre. Regarde David : va-t-il vraiment falloir que je parle avec lui de tout ce qu'il va falloir reprendre dans leur appartement, alors que je ne trouve personne pour me parler de littérature et de grande musique ? Il faudrait pour cela que j'allasse me rencanailler du côté des soirées de chez Mollat, mais il y a tant de conneries qu'on édite... Moi par exemple. Livré à moi-même je ne vaux plus grand chose. Ne pas oublier non plus “A quoi ça te sert d'avoir lu un livre” rapporté par Jazdzewski. Ah putains de socialistes. Je ne veux plus avoir affaire aux prolos de la télé. Ôtez-moi tout ce peuple qui pue. Ôtez-moi toutes ces repentances.

    Je ne peux pas finir la joournée comme ça, mal vautré sur le lit à m'escarrer le cul devant Le chanteur de Mexico. Mes promenades peuvent valoir les errances de Stevenson et de Modestine. Procédons par ordre. Le matin tout s'est bien passé : plantureux petit déjeuner à la salade de fruits, tandis que des Belges tonitruant dans mon dos me couvraient les infos. Si les hôteliers distribuent ainsi leurs ingrédients de petit déjeuner, ils ne vont pas tarder à faire faillite. Quant à moi, sournois, ayant gagné par étapettes l'Hôtel du Parc, je me suis trouvé dès 8 h ½ une piaule à 40 au lieu de 61. Merde alors. Je libère M. Roy. - Cela ne veut pas dire qu'il était en prison. Je suis le vrai fossoyeur, toujours le mot pour-rir.

    Au “Normandie”, ratage, petite révérence sèche de la tenancière quand je lui fait part de mon intention de revenir jusqu'à ce qu'il y ait une chambre libre : il n'y en aurait jamais eu... Exit “Normandie”, bonjour “Hôtel du Parc”. Ça gueule fort en soûlardise pour l'intant ; je reprends ma tirette et mon cartable à serrure borgne, poste mes “Singes Verts” dont un à Bellenaves (Alliers), et me voici déposant mes bagages en consigne derrière le comptoir, donc, de l'Hôtel du Parc. Promenade. Passage de l'Allier, barrage immergé sur la crête duquel je me vois marcher. Découverte d'un vaste bâtiment blanc dont j'apprendrai qu'il abrita de la cavalerie. En avant pour le CNC, Centre National du Costume.

    Pour 5 €, j'ai droit à toute la gamme. Seul défaut : les commentaitres écrits de Christian Lacroix sont haut perchés pour les Français, qui doivent se casser le cou (premier dans l'ordre, ça se paie), tandis que les dieux, les anglophones, ont droit à la hauteur exacte de l'homme. Très vite j'abandonne cette lecture, trop technique, trop imbue de son auteur. Je m'extasie sur les vitrines, bien sûr, de Carmen et de Phèdre. Cependant la décapitation des mannequins m'évoque la décollation de saint Jean Baptiste – et, non, mille fois non, Carmen n'est pas, ne saurait être '”la première femme dont on tombe amoureux”. Dontonton. A fuir. Phèdre aussi, toute “frémissante” qu'elle soit, toute “juvénile” que les metteurs en scènes s'acharnent à la représenter.

    Pour moi, Phèdre est une furie, une mémère. Très peu pour moi. Grand saisissement par contre à découvrir les costumes d' Elgabal, parce qu'il y a des têtes, que je ne sais pas encore encagoulée, mais que je pense faites exprès comme cela ; comme ces prodigieux mannequins japonais mus par des acteurs en domino gris (le bunraku) (inoubliable représentation – une fois de plus - à Tanger). Le commentaire de Lacroix parle de combinaisons de motards, retrafiquées. De plus en plus je regrette ma frigidité pédalière. La lourdeur de mes jambes me fait assoir. Je ne sais quelle scène exotique en vitrine fait à présent du voile une figure vulvaire : juste l'ovale sexuel où reluisent les yeux. Peut-être Othello. Ce sont à présent des accents mélodieux qui m'attirent : j'entre et m'assois dans une salle obscure. C'est effectivement, sur un jeu de drapés, la projection cinématographique d'une séance de jazz mou, puis une succession de séquences vivement montées où j'aperçois la véritable et provocante Joséphine Baker, quoique sans bananes, et bien d'autres scènes chorégraphiques magiquement déformées par les savantes et larges plissures des draps. Je vois une scène dansée d' Othello, sur une musique découpée au couteau.

    Je vois un grand manège de Nijinski (d'un sosie) ; une scène du Jeune Homme et la Mort par Babilée. Aussi du jazz. De la rumba. Et des trompettes colombiennes qui me jettent dans un état présanglotaire, à ne pas révéler au voisin dans l'ombre – pourquoi maintenant ? trompettes de mort ? chant du sang dans les carotides du pendu ? les décalages rythmiques, l'exubérance de la salsa, d'une telle accumulation de brisures ? J'attends que la boucle filmique s'achève, même jeu mais affadi dans une autre salle où les costumes de Lacroix (ballet Rubis) se prostituent cette fois dans une chorégraphie indigente à la Roland Petit (d'incessants retirés sur la musique de commande à deux balles hélas de Stravinsky).

    Lorsqu'on revient aux élucubrations of course in english, without subtitles, de Lacroix et Barichnikov en 87, je repars. Boutique. 35 € le catalogue, je ne le feuillette pas juste sous le nez de la caissière, mais un peu plus loin sur le comptoir. Ce ne sont que croquis bâclés aux silhouettes caricaturales donnant l'impression que le costume vaut mieux que l'humain. Avec commentaires techniques et chichiteux. Et puis 35 €, merde... Je mentionne cette restriction économique sur le questionnaire (j'adore être sondé) que je signe Collignon de Nogaret, livrant aussi mon indicatif de courriel. Après une dernière station devant un pilier vidéaste (on nous apprend comment s'est constitué le Centre), je ressors ébloui, comblé : de 10h 15 à 12h 15, pas une minute d'ennui, juste cette satanée fatigue des mollets.

    Ensuite, ici, à l'hôtel, chambre 26 (la clef sur la porte, que je m'obstine à tirer lorsqu'il faut pousser) ; après la sieste de 20 mn, je crois bien avoir rédigé ma critique de La Billebaude, en lourdes phrases bien cadencées. Je ne récris pas ici mes balancements “pour” ou “contre” la chasse, et la célébration du terroir burgonde. Seulement rappeler que le ménage de mes sanitaires fut efectué par une belle quadra-quinqua ; je l'aurais bien prise en photo, mais j'ai préféré jouer l'absorbé dans un gros volume, broché, sur Stendhal. Peu triomphal auprès des femmes. Si elles m'ont affolé, c'est sans doute que je me sentais obligé d'être ému par elles ; j'ai l'impression que je dois jouer au singe devant elles - est-ce que je sais comment ça se drague, ces machins-là ? En revanche rien ne m'échappe des coquetteries des femmes, affèteries, roucoulements, tortillements, minauderies, qui seraient chez moi n'est-ce pas ridicules. Rien de plus facile que d'imiter une dragueuse – plus exactement une allumeuse, car une femme ne se soucie nullement d'un quelconque résultat tangible. Mais un homme cherchant à séduire une femme, à “introduire son petit machin” comme disait Marlène Dietrich, en aucun cas ; je ne saurais être cela, me rabaisser à “cela”.

    Courtiser une femme ? Cela me semble si incongru, si inconsistant, si insaisissable ! Je crois que le mieux est encore de ne rien faire, de laisser son prétendu “charme” agir ; fatalement, comme la femme de son côté n'agit pas non plus à proprement parler, c'est à chacun de repartir se branler de son côté. Mais puisque c'est là ce qu'on nous présente comme la “libération de la femme”, son vœu le plus cher, n'est-ce pas, n'en parlons plus. Ici, contre ma paroi, vient de rentrer chez elle, chambre 24, une femme. Je la sens frôler la cloison. Mon rêve serait de la surprendre dans ses halètements rythmiques et solitaires. Je vais d'abord guetter, puis je sortirai, je rentrerai.

    Visite de Moulins l'après-midiau Triptyqque du Maître : deux euros en ferraille, et en sortie, zéro pour le guide ! Il a déclenché un disque, ouvert la prédelle, que de conneries dans l'enregistrement ! Comment face à ces trois masses rouges, à des admirables architectures, à ces dispositions de formes et de couleurs, peut-on se borner à louer la “finesse des mains”, le “relief des bijoux”, la “ressemblance des modèles” (surtout de la fillette) et surtout, surtout ! “l'abondance des détails”! Je demande au gardien, qui pour répondre ânonne (le pauvre) à la Paul Prébois, si Anne de Beaujeu s'apparentait à son homonyme de Bretagne : eh bien oui, elles furent cousines, et c'est la première qui enseigna à la seconde à se comporter en reine...

    Le garde me conseille un ouvrage sur les généalogies des Bourbons, mais une monographie sur Louis XII, le Père du Peuple, me suffirait amplement. Ressortant près de la Tour Mal Coiffée, je m'avise qu'il ne me resterait plus que ¾ d'heure si je voulais visiter le musée Anne de Beaujeu. Donc au hasard, la librairie. Mon “Stendhal” boursouflé ne m'offre plus que d'indigestes biographies. J'avais vu un Pamuk, Mon nom est Rouge, dont l'incipit m'a fasciné hier encore : quelque chose comme “Je suis un cadavre au fond d'un puits”. Dans un état de grande fatigue molletière, j'en lis les trois premiers chapitres, mieux foutus, mais mystérieux, mais virtuoses – ah ! Faulkner ! De même les confusions pronominales de La maison du silence rendait bien difficile de savoir qui était en train de s'exprimer. Le chapitre 3 de Mon nom est Rouge fait parler un chien, à la troisième personne. J'espère ne pas oublier au fur et à mesure, ce qui me contraint parfois à lire vite, comme on consomme. Sur les bancs publics Place de l'Allier s'alignent trois hommes en chemises vertes dont la mienne. La chemise d'en haut ne m'aborde pas. Un jeune homme un peu allumé, si : “Où se trouve le Café de Paris ? - Aucune idée.” Je me suis rapproché d'un manège qui pulsait un air électro-acoustique bien trop sophistiqué pour des enfants.

    J'adore cette musique. Autre séquence musicale cette fois en enfilant le Passage de l'Allier ; une petite fille y joue. Au Casino, j'achète un fromage de style ricotta, une orange, un paquet de biscuits bretons, et deux fois deux ampoules. En verve d'explications (je deviens causeur !) j'explique à la patronne que ces radins d'hôteliers m'infligent des lampes de chevet pour dormeurs, sans s'imaginer un instant qu'on puisse aussi vouloir lire et écrire dans leurs cagibis. Déjà pour mon “Stendhal” j'ai dû ouvrir la porte sur la galerie pour avoir de la lumière. Deux ampoules à vis, deux à broches : “Ça peut toujours servir.” Et comme il fait grand jour, je m'installe sur un banc du parc, jouxtant la statue en socle de Théodore de Banville, “Prince des lettres” selon Baudelaire.

    Alors mon téléphone vibre contre ma cuisse. C'est Annie, que j'avais prévu pour ma part d'appeler à 7h 1/.2. Mon ton est enthousiaste. Je lui détaille la visite de ce matin. Elle s'exclame. Elle renoncerait au tabouret pour le catalogue à 35 €. Elle m'annonce que Kraków a pissé sur mon canapé : encore un qui n'aime pas Wagner (extraordinaires expressions de jouissances cruelles chez ces Walkyries joufflues têtes à claques). Et que les réparations garagières sont faites, payables en deux fois. Comme dirait Hugo, Quand mangeront-ils ? Ensuite j'embraye sur Sonia. Nos voix sont chaleureuses. Sur Christophe. Sur David. Pleine forme. Allez, en promenade.

     

    07 07 2054

    Et on remet ça. Moi j'ai du style et les autres n'en ont pas. ...Alors, ce 7-7-7 ? Un petit lever pénard, un touche bite molle sans résultat, un petit déj tout ce qu'il y a de plus succinct, du coup je leur ai liquidé leur confiture. Il y avait en face de moi une blonde qui gloussait façon Dombasle, cou ravagé, mais émouvante, émouvante ! Je “les” ai resalués plus tard, Avenue Banville. Et en avant, piano pianola, vers le musée Anne de Beaujeu, ouverture à 10h. D'emblée on

    cherche à me ferche aimablement pour 8 € statt fünf avec droit à l'expo “illustration”. Ben non. Une seconde pour ne pas me laisser faire, et : “Ça ne m'intéresse pas.” C'est vrai, quoi. Je suis venu ici m'enivrer de croûtes, pas pour me brancher sur des affiches criardes, façon Toulouse-Lautrec, Dufy ou Y'a bon Bwanania. J'entends derrière moi “Fait chier”. C'est le petit musée bric-à-brac comme d'hab de province (le pire, c'est Pau) : d'abord donc du merdiéval, des fragments de statues (on reconnaît Catherine d'Alexandrie à la roue cloutée où l'on tenta de la faire mourir ; puis elle fut décapitée) ; sainte Anne, à quoi la reconnaît-on ?

    Alors très vite je me ressouviens de mon petit truc infaillible : premier objet de la première pièce ou de la première vitrine, deuxième de la deuxième, und so Walter (c'est exprès). Sinon ça soûle. J'ai fait tous les Offices de Florence de cette façon. Tu ressors du musée autrement la tête en boudin d'ours. Et ce qui rase, très vite, dans toutes ces imageries médiévo-renaisso-classiques, c'est l'incroyable tombereau, l'inépuisable, l'intarissable benne de bondieuseries de sous-sacristie de St-Frusquin-de-mes-Couilles, des christs comme s'il en pleuvait, des madones comme s'il en grêlait, des saints comme s'il en chiait. Tu as beau te battre les flancs pour susciter des sursauts de fraternité humaine, tu en as marre de tous ces ressassements, de toute cette épuisante pauvreté rabâchative, mon Dieu délivrez-nous des Christs en croix et des Madeleines éplorées.

    Signataires : Laurent et Rochegrosse. Vous le saviez, vous, que Rochegrosse était le gendre de Théodore de Banville ? Ce pompier te peint des Vérités sortant du puits, avec fémur en biais sur le con pour qu'on le voie pas, des reines désolées. Une bataille de Marengo, une défaite de Quiberon (due à Hoche qui bombarda les royalistes ; aussi, débarquer sur une presqu'île, fumeuse idée...) Au sous-sol, des objets funéraires, 4 grattoirs, 6 haches de La Tène, un trésor du règne de Gallien – dont le rival fut Postumus, avec bien d'autres, et ce fut Claude II qui lui succéda ; c'est ce que l'on appelle “Cinquante ans d'anarchie militaire”. Et au sommet des Rochegrosse, donc, une armure japonaise, des panneaux de portes tartinés par le Gendre (une décapitation pieds relevés par la cangue, le condamné hurle, comment peut-on exécuter un type qui hurle ?) - au sortir, je me suis fait rappeler, ils voulaient savoir, les maladroits, d'où j'étais venu. “De Bordeaux.” Ça ne fait pas très glorieux.

    Ce serait São Paulo, encore ; ou Czestochowa... Donc, à petits pas, à jambes lourdes, retraversée du pont, de la cour, accès sans difficulté aux collections pour planches de Christian Lacroix. Et là, déception confirmée : ce ne sont que des croquis de professionnels, à gros traits de gouache, rebarbouillés à l'aquarelle, tête au 1/12, muscles excessifs en fuseaux, démantibulement de la personne humaine, grosses indications au feutre gras, avec une écriture ultrarapide envahissante, extravertie, goulue, exaspérante, du genre de mec qui jette vite vite sur le papier, qui croit au spontané, à la liberté, à l'irruption, à la fusion, et tout ce genre de conneries qui t'emporte, n'est-ce pas, si loin au-dessus du commun, et qui te ferme à tous ceux qui ne sont pas de ton monde. Tu es lent, stratificateur ? tu n'es pas spontané va chier. Et tu doutes, en plus... Bref, j'envoie un message sur la messagerie d'Annie qui doit être à se trimballer ses cocos dans la petite guinde noire étouffante à Mickey, mais 35 € pour ce truc torchonné, encore une fois non vraiment.

    Et comme la cour est une fournaise chauffée à blanc, j'avise devant le restau un bac à gelati pour me farcir 2 boules. Enfin, après avoir traîné à l'intérieur entre les tables, j'attire l'attention d'une grosse qui va me chercher son moule-boules pour m'en extraire deux. D'abord chocolat blanc, puis pistache ; l'aide d'un garçon de 23 ans, les boules qui manquent tomber, la fille qui demande “Est-ce que je peux vous la tenir ? - Ecarte les cuisses elle tiendra toute seule bref je me la bouffe en partie, le garçon me rapporte la monnaie sur 4 € et je repars en disant que ce sera fondu avant que j'aie traversé la cour. Dégueulasses vos boules, plus de crème, c'est là depuis avril, tu suces de la ferraille carrément.

    Et bien lent le retour. Un chapitre de Pamuk sur un banc. Le franchissement de la ligne de démarcation (petite stèle commémoratrice examinée la veille ; les vaillants résistants l'ont abolie en la franchissant courant 44, cherchez l'erreur.) Oui c'est beau Moulins, oui c'est beau, un cycliste à contresens sur le trottoir, un trognon filandreux atteint du bout du pied, un obliquage vers le sud. Longeage du collège, exploration de St-Pierre près de l'asile de vieux. Je suppose une plus grande fréquentation en raison de l'abondance de macchabées. Je le sens bien, là, Dieu, l'odeur des corps, des cierges, et je photographie les fonts baptismaux.Après cela, il faut dormir. Ma chambre d'hôtel. Ce bienfaisant engourdissement, j'aspire à déboucher sur le sommeil, mais voici 14h, j'ai prévu d'aller voir Persépolis. Je fonce, mon cœur palpite. Et je demande : “Une place Papy pour Satrapi”. Drôle non ? 6 € au lieu de 7 ! Plus une glace à 1€ 50 à la suite d'un gosse, le larbin doit y retourner pour exactement la même chose. Avant le film, j'essaie de lire Pamuk : tout se brouille. J'incrimine la lumière tamisée, une taie que j'aurais sur l'œil, je me vois déjà hémiplégique oculaire, incapable de lire, dictant à un tenancier de clavier... Le film lui-même est excellent, le graphisme nul, mais à partir du moment où on le sait... Je ne suis pas ému, mais je suis le destin chaotique de cette sympathique Marjane. On devrait mener les écoles à ce film. Et quand l'histoire, après bien des vicissitudes – quoi ! tu as couché avec plusieurs mecs ! - débarque en France, dans le taxi, le spectateur pressent que par-dessus le marché on va lui dire qu'elle n'est pas intégrée. Ce que je retiens pour moi, c'est de ne pas me laisser bouffer la moëlle par des cons, parce que vivre dans le ressentiment et la vengeance n'est que le moyen de se perdre. L'héroïne n'aura jamais pu revoir sa grand-mère. Et lorsque la lumière revient, et que je n'arrive toujours pas à lire, je m'aperçois dans la rue que je peux me toucher la paupière avec le doigt sans rencontrer le verre : horreur, j'ai perdu mon verre droit.

    Avec le caissier nous fouillons entre les sièges, rien, je repars en lui disant que si j'ai retrouve ce qui me manque à mon hôtel, il ne me reverra pas, du moins pour cela. Je balaye le trottoir du regard, aussi con que trarié, des gosses me trouvent l'air gaga et me font “agaga”. Ici, chambre 27, après une longue recherche, je retrouve enfin cette mince pellicule lenticulaire dans un repli du couvre-pied. Et voilà comment on repart à la gare, comment on gravit la côte d'Yzeure, le billet de retour en poche : il eût fallu changer à Bourges, à Vierzon, Trifouilly-les-Bananes, et j'ai pris un “senior” à 25% de remise, direct Moulins-St-Pierre-des-Corps puis Bordeaux. C'est long, la côte, par l'avenue Bellecroix et son hideux château d'eau.

    Yzeure, son clocher carré. A l'intérieur, frais. Et c'est reparti pour les sujets de sacristie. Bordel que le ciel était bas à l'époque. Pas étonnant qu'on restait con toute sa vie, sa pauvre petite vie si courte. Une crypte du IXe quand même, s ans électricité (entré par le mauvais côté). ...Si une main d'assassin saisissait la mienne ? Tapi là dans l'ombre pour une poignée fraternelle... Le tour de l'église accompli, à l'envers par rapport au plan de visite (le voici), j'ai tout raté, admiré un saint Pierre restauré en 22, manqué des authenticités sur consolettes perchées, je m'en fous. Le dernier curé s'appelle Cabaud, j'ai dû le croiser en col prêtre au volant de sa petite auto. Là, c'est monotone toute cette réalité.

    Achat d'un flan à 1 € 65, compté 1,89, je paye la pauvre qui balayait en se faisant chier dans ce bled paumé de chez paumé. Halte au Belvédère, Pamuk. Fraîcheur, retour, courses alimentaires, abrégeons, banc public parc du Monument aux Morts. Encore un coup de téléphone dans le vide. Et je dois revenir in extremis, ayant laissé sur mon siège mes lunettes de vieux “premier prix”, juste avant qu'un gamin ne s'en empare, à cinq secondes près. Ensuite son aîné me rappelle, et fesses en blanc de regarder ailleurs lorsque je me retourne. Voilà. Je me suis empiffré de

    mandarines et de biscuits diététiques, et je suis rentré. La nuit tombe. Les martinets réintroduits ont cessé de se pourchasser par longs bancs sibilants, et j'écris. Je ne sais quelle chaufferie fait son bruit. J'ai lu heute Défense de la langue française, “mots en désuétude” : “faillance” qui “mérite d'être repris à l'exemple de Chateaubriand” et l'homonymie “faïence” tête de nœud, t'as compris pourquoi on l'abandonnait ton mot par hasard ? J'aurais pu revenir à Bordeaux lundi. J'ai repayé 74€ à la réception, rien ne m'aurait contrarié comme de devoir virer de chambre pour l'ultime nuit. “Fallace, n.f. Action de tromper en quelque mauvaise intention.” J'adore la redondance niaiso-archaïque de la formilation.

    Ça ne vaut pas la “perturbation petite en terme d'occupation de l'espace. Je me fous de tout. Peut-être pas dû rester un jour de plus. Mais j'éprouve ces sentiments de lassitude et d'inutilité à tous mes voyages. C'est la règle du jeu. C'est constitutif. Comme j'ai dit à ma femme qui m'a enfin téléphoné vers 20h 45 “J'en ai besoin vu le tunnel d'emmerdements qui nous attend.” Elle veut se faire charcuter. C'est bien une idée de fille de médecin. Plusieurs semaines d'extrême fatigue (qu'est-ce que ça va être), puis plus de bouffe de chez plus de bouffe, perte de convivialité, soucis financiers superénormes. La sonnerie de nuit n'arrête pas, j'espère qu'à chaque fois le maussade veilleur se bouge le cul, il va falloir que j'aère le mien.

    J'espère qu'il y aura du porno à Canal +.

     

    [Pour le 9 juillet, “voir le carnet orange” ; perdu corps et biens, pourtant je me suis bien pris une saucée magistrale sur la gueule, faisant du stop dans les virages et revenu à pied trempé comme une soupe ; nous voici déjà le jour du départ.]

    10 07 2054

    Aujourd'hui naquit Proust. Qui le lit encore ? Des mémères ? Des chauffeurs de taxi ? Il m'a fallu à moi vingt années pour une relecture : vingt-deux précisément, de 2027 à 2049. Ce matin, σηκόνομαι πλήνομαι ντύνομαι : “je me lève, je me lave, je m'habille.” Le train est à 15h 20. Que faire ? flâner. Je commence par m'allonger à 10h, pour 30 mn. A 10h 45, je m'éveille enfin. Unn peu effrayé tout de même. Tant d'heures de sommeil à rattraper, tant de vie à perdre. Les programmes de télé... “Ili faut te reprendre en main !” disait un dialogue. Rassemblement des affaires : pyjama, pantalon mal sec, nécessaire à raser... Passage en passerelle ; de ce bureau vitré d'en face rien n'échappe aux gérants – vue sur l'annexe et sa galerie verte, d'où je suis descendu bagages en mains. La téléphoniste est en plein télédrame avec une de ses amies, à propos de “la belle-sœur” - embarrassant, n'est-il pas ? Juste le loisir d'obtenir la garde bagagière, le train ne s'ébranlant qu'à 15h 20. La gare est en face, à 50m. S'il n'y avait pas eu la belle-sœur et ses vicissitudes, j'aurais aussi bien fait de rester là, dans le hall, sur les vastes sofas. La gare donc. Une salle d'attente où je trouve une place, aussitôt cédée, pour permettre à un couple de se rapprocher. Et je me plonge dans le grec, prenant bien soin d'imiter mes voisins, qui ne regardent ni à droite ni à gauche, pour dégoter (je parle pour moi) quelque regard d'admiration.

    Je repars donc dans mes massacres, dont j'avais dit pas plus tard qu'hier qu'ils exaltaient la vie. Les mots grecs défilent sans que je les comprenne, du moins puis-je saisir, grâce à la traduction sur la page gauche, de quoi il s'agit. Jamais je n'ai su quelque langue que ce soit, ni lâcher la main de mon guide, ou nager où je n'avais pas pied : une Allemande gourmande ses trois enfants bien blonds, pour qu'ils rédigent apparemment les ultimes cartes postales. Konzentriere Dich ! - Das mach' ich doch ! antwortet der Knabe. “Et c'est à-peu près tout / ce que je peux saisir”. Alors j'achète un bloc-notes, et je marche entre les gouttes moulinoises, cherchant mollement quelque cybercafé, poussant la porte d'un opticien qui ferme à midi, me cassant le nez sur la cathédrale qui ferme à midi, passant d'un renfoncement de vitrine à l'autre.

    J'écris sur un banc bizarre, en carrelage, sous toute une batterie de sonnettes électriques. Un jeune homme m'a dit bonjour. Et c'est à peu près tout. Jamais je n'aurais pensé, en juillet, avoir autant besoin d'un blouson. Il va me falloir me rabattre sur la gare, et me nourrir de Bounties, et autres saloperies. Plus L'Iliade. Plus Pamuk. Voir ici “Homère – Iliade” dans mes “lectures commentées”. ...Suis allé rechercher mes bagages, de l'autre côté de la place. A l'hôtel on me dit que j'ai oublié un livre dans ma chambre (mon inévitable Omma). Je réponds que je l'ai fait exprès. “C'est pour nous? - Si vous voulez. - Je vois que vous êtes écrivain.” Je marmonne, ratiboisé jusqu'à la modestie.

    Impossible cependant de me dénigrer comme font les autres “au bureau” ; je vais retrouver leurs atroces aplatissements. Les journaux à leur stand : l'appâtage au dollar marche encore très bien du côté du Mexique, ce n'est pas la gaule qui importe, mais le mouvement – je m'en doutais... Me revoici sur le quai. Train annoncé avec un retard de 15mn environ. Pourvu que je ne rate pas la correspondance à St-Pierre-des-Corps. Les pissotières sont à 20cm – centimes, pas centimètres... Qu'est-ce que je pourrai sécrire d'intelligent ? Repartez vers “Homère – Iliade”...

    HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

    VERS GAVARNIE 54 08 09

     

     

     

    Ces dates sonnent faux. Depuis l'an 2000 en effet, leur énoncé ne m'évoquent plus qu'un jeu stérile de nature mathématique. Une espèce de répertoire téléphonique. Plus rien d'une substance temporelle vitale, d'une épaisseur qu'on ne palpera plus : 09 08 06, 05 02 05, c'est sans remède.En 99, c'était encore l'ancienne succession des mois et des années, avec un avant, un après, un plus tard – désormais, le temps est arbitraire. Ce sens pourrait aussi bien être l'autre, cette succession n'est pas plus nécessaire que cet ordre-ci. "Zéro cinq", aussi bien le mois que l'année, cela ne veut plus rien dire. Au lieu que "98" était bien net, ne pouvant jamais désigner un mois.

    D'abord une longue traversée des Landes, sur la route à quatre voies, sans rien qui puisse agrémenter la monotonie, malgré le plaisir de ceux que j'accompagne, puis que j'ai déposés à destination : politesses, conventions - nous n'avons jamais voulu lui et moi véritablement discuter, cela nous mènerait trop loin, sur des terrains bien plus conflictuels et douloureux que nous n'imaginions peut-être, il ne nous reste plus qu'une vingtaine d'années à louvoyer. Le plus dur est fait. Nous resterons sans doute indifférents jusqu'à la mort. J'ai vu du coin de l'œil la table mise mais je n'étais pas invité. Puis j'atteins enfin seul ce col d'Osquich, puis Musculdy, Mauléon. Chaleur et fatigue. Je lis à l'ombre sur un banc de pierre au grain raide, puis m'allonge à la clocharde, un bras par-dessus la tête ; moins à l'ombre que sur les autres, occupés par des scootéristes.

    Mes cheveux longs me font éviter les gens. Il n'y a plus personne ou presque à en porter aujourd'hui, les mecs arborant d'affligeantes tenues de facho à hurler de laideur. Je ne veux passer ni pour homo non plus, ni pour pédophile, ce qui est difficile, car face à moi se trouve un jardin d'enfants, avec tout ce qu'un enfant normalement constitué peut souhaiter : petits sièges en canards à ressorts, toboggan, filet à grimper... Il y a là un petit garçon à voix stridente, comme tous les petits garçons (écris, conjure, le petit chat est mort, tendre bouffon aux muscles si tendus, il a sauté de nuit dans le jardin, flèche d'or, il a sauté pour ne plus jamais retomber, je ne l'ai plus revu, le voici désormais suspendu dans le ciel où il règne parmi tous les chats perdus) - le petit garçon progressait, chronométré, gourmandé par le grand-père tu peux mieux faire", un garçon, c'est compétitif, et les cris transperçaient mon repos - j'ai rejoint mon véhicule ayant constaté non loin de mon banc trois Policiers Municipaux - je suis reparti (...certain d'avoir perdu mon chat la veille du départ, si bondissant, si souple (retrouvé depuis) – à quoi servent tant de vies prodiguées, accumulées, où sont les piles rechargeant incessamment les sources de vie ? Arrivée à Tardets-Sorholus, maisons jetées au hasard, village vagabond sans plan d'urbanisation.

    HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

    VERS GAVARNIE 09 08 06 2

     

     

     

    J'escalade le calvaire, pente raide, à claquer le cœur. Puis Ste Engrâce, à claquer le moteur, que mes petits budgets ne permettent point de bichonner. Demi-tour à demi-pente, après ces bouchons de Tartarins à crampons autour d'une église exagérément signalée. Redescente vers Montory, Lannes-en-Barétous, chambre cubique et bleue passé pleine de mouches et d'odeurs de bouse. La patronne tout exophtalmée, alcool plus obsession sexuelle, la totale. Je me trouve beau et je le montre, elle me guide vers ma chambre en ôtant son tablier, « Il faut bien tout faire n'est-ce pas Monsieur ? » - qu'est-ce que je peux répondre à ça. Au repas garbure et abondance. Une autre femme sévère et pathétique celle-là me sert sur fond d'exaspérante boucle musicale à six ou sept morceaux, de braves gars qui chantent en basque, en espagnol et en français, puis en basque, en espagnol et en français.

    Vu ce que je comprends en espagnol et en français, je n'ai pas à regretter de ne pas comprendre le basque. Et je lis du Frédéric Vitoux, entre les plats, prenant soin de bien m'interrompre au moment de goûter, pour démontrer à quel point j'apprécie le plat, quand il arrive. Mes convives sont des Flamands, il y a de tout par ici, les Espagnols ont un peu massacré en Flandres, ici deux enfants très blonds très bruyants. C'est du flamand de Belgique, tout édulcoré tout mou. Et quand ils sont partis, un jeune marié, tout brun table trois, boucles brunes, qui tourne son index en l'air en imitant le bruit de la mouche. Il est beau et il le sait, ça fera deux, même flanqué d'une épouse, d'un bébé silencieux enfoui sous les linges dans le cercueil technique de ces poussettes d'internautes qu'on vend maintenant.

    Il y a aussi trois vieux, le père Samuel à un bout de table, et Myriam la mère. Le papa brun, Jeannot, m'a souhaité dehors une bonne fin de soirée. Je vous dis les noms parce qu'ils n'ont pas arrêté de s'interpeller. Je suis allé me promener de nuit dans le bled, m'efforçant de ne pas me parler tout seul à haute voix comme je fais toujours, me faisant pourtant surprendre à commenter le nombre des morts sur le monument du même nom (hauts trapèzes de marbre) : deux ombres assises dans l'ombre, comme d'hab, bien cachées, qui vous prennent pour un con. Or ce qui est important, ce soir, c'est que ma femme me rappelle sur portable, où je lui apprends que le 27-7 son tonton Jeannot (lui aussi) est mort, et qu'on l'a incinéré le 31, alors que nous n'avons été prévenus (enfin, moi) que le 7-8.

    Cela s'est passé dans la plus stricte intimité, l'incinération, c'est comme la chasse d'eau, mais avec du feu. La mort n'existe plus, certains se font même disperser en mer. Les cendres de l'oncle sont conservées par sa femme, Simone, attendant leur transfert au Bouscat dans le caveau de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    famille. Ma femme à l'autre bout du non-fil s'exclame « oh non... oh non... », quoiqu'elle ait dût s'y attendre, le cœur de l'oncle battant depuis longtemps la chamade ; il avait les mains déformées, ne pouvait plus ni peindre ni jouer du saxo. Mais la Simone depuis bien avant l'avait contraint de ne plus peindre, parce que ça foutait de la saleté partout. Et je me suis renfermé dans ma chambre d'hôtel.

    Mon Iris ! Mon Iris ! Je ne dois pas pleurer pour un chat.

    Je voudrais lire le journal de Léautaud, mais n'en aurai plus le temps.

    J'avais averti Annie comme il fallalit, lui laissant le temps de revenir de Sore où elle séjournait avec son amie. Elle n'eût pas apprécié, me dit-elle au téléphone, que je diffère davantage la nouvelle de la mort de son oncle et parrain, qui favorisa l'éclosion de sa vocation picturale : elle proposait ses dessins, il l'épinglait sur ses défauts techniques, ce qui est, n'en déplaise à certains, parfaitement légitime.

    Le lendemain matin, après le petit-déjeuner de l'hôtel, j'ai annoncé que je laissais « un de mes livres » sur la table de nuit. L'hôtelière aux yeux rougis d'alcool m'a remercié d'une esquisse de révérence, ayant bien compris que j'en étais l'auteur.

    Arette. Achat de dentifrice - « qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? » - n'achetez rien, volez, lisez. Lourdios-Ichère col d'Ichère, promenade en descente et remontée, quelques nuages atténuant le soleil, quantité de petits incidents sans relief, quelques photos, pointe jusqu'à Accous. Je m'arrête devant l'église, que je pollue de ma silhouette automobile garée tout du long. Les employés de mairie viennent reprendre leurs véhicules, je traduis, de l'allemand, un texte à moi confié par Anne P. Puis je cherche un certain obélisque de Despourins. La carte, pourtant précise, ne saurait me tenir lieu de plan. Je demande mon chemin à une jeune fille toute fraîche, portant une gamine de deux ans sur le cou.

    Elle me prie de la suivre, ce qui m'embarrasse. Je l'entretiens donc, chemin faisant, de toutes sortes de choses, prenant garde que son fardeau humain, déjà, lui coupe le souffle. Une de mes questions l'interloque : « Vous êtes d'ici ? » Elle répond : « J'habite ici à l'année ». Je me suis rendu compte ensuite que ma demande correspondait exactement à la première phrase d'un dragueur de bal de campagne. Nous nous sommes trouvés très agréables. Elle m'a indiqué un chemin montant, « une grimpette », pour laquelle elle n'était pas équipée. Et de fait, le long du sentier encore horizontal, des torsades de papier métal figuraient sur le sol une silhouette déjetée ; plus loin HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    c'étaient des bouts de verre fumés, évoquant des sortes de daguerréotypes. Puis le chemin butait sur l'entrée bien barbelé d'une prairie : « Défense d'entrer », avec panneau de sens interdit, e tutti quanti.

    ...Comme le sentier se poursuivait sur la main gauche, à peine perceptible mais bien grimpant, je me suis hissé là-dedans, lentement, par chance à couvert du soleil. Parfois le terrain s'effondrait sur ma droite, vers la prairie que masquaient les broussailles, parfois je pataugeais dans un écoulement. Longtemps après, le sentier s'acheva d'un coup contre un tronc d'arbre, comme un frayement d'ours perclus de démangeaisons. Du coup je craignis d'en rencontrer un. Je fis pour le retour un long détour, postai deux cartes, et redémarrai au sein d'un gros dégagement de vapeurs bleues puantes. Sarrance. Excellente église. Annonces de spectacles inégaux, tantôt de grands solistes dignes de St-Bertrand-de-Comminges, tantôt de chorales patoisantes.

    J'entre. Pénombre bienfaitrice, propice à la méditation molle. Pour éclairer et sonoriser les fresques, introduire 1 € dans la fente. Dans ton cul, curé. Les gens de l'époque n'avaient pas besoin de projos. Les ombres célestes et dorées veillaient sur eux du fond de leur cul-de-four comme des silhouettes de bovins réchauffeurs. Je prends en photo un naïf berger en jaquette XVIIIe , car ce siècle présenté comme libertin fut très croyant, dans les campagnes où la foi résistait, jusque dans les années 1950. A partir de cette date, et plus encore après 68, la croyance fut assimilée au fascisme, et nul n'osa plus. Quand je sors, trois touristes, ignares en famille, se fendent d'un euro dans la fente.

    Horreur ! Trois fois ! La fresque est éclairée, mais se déverse dans les oreilles une chorale béarnaise à mélodie médiocre, aux voix appliquées, à la niaiserie démagogique. C'est ainsi que tout vaut tout, alors qu'il eût été si congruent de miser sur le traditionnel, quelque bon Bach ou Haendel, ponctuant quelques commentaires gavement émis. Je ressors en pestant à part moi, ayant appris pour me consoler que Ma Grosse Bite de Navarre avait ici séjourné, rédigeant des plans et brouillons pour son Heptaméron (12/20 en licence, Annie étant sortie avant la fin). Avant cette visite, j'écoutais Goering dans le texte ; il exposait sur France Culture les projets du parti nazi, tandis que je mâchais des buscuits secs.

    « Mon père », dit Vitoux, « rédigea des milliers de pages de journal ». Quelle infime partie de ceci franchira l'avenir ? J'arrive à Escot, déterminé à franchir, faute de mieux, le col de la Marie-Blanque. J'y avais renoncé l'an dernier pour automobile toussoteuse, en Est-Ouest. Aujourd'hui, en Ouest-Est ! Que c'est passionnant ! Au sommet, véritable tapis de touristes, ça HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    saucissonne dans tous les coins : le col forme clairière, des petits malins s'engagent dans un sentier montant, car ce n'est rien d'avoir franchi un col, si l'on n'a pas tant soit peu piqué sa canne sur les pentes avoisinantes. Il y a là une stèle, vague et grandiloquente, inaugurée en juin dernier, sur l'aide apportéeà la Rrrrrésistance par « les glorieux débris de l'armée espagnole » (Bossuet), des vaincus cette fois. Y eut-il donc à la Marie-Blanque de glorieux combats, à tout le moins des parachutages ?

    Que nenni. L'on a dû ériger cette stèle en cet endroit parce que ça culmine, et pour complaire à toute une brochette d'élus ci-gravés, qui ont bien dû se faire chier à grimper là-haut dans leur costume-cravate pendant que le vent leur soulevait les basques. Et comme je suis encore le moins con, je me retape assis sur un talus un bon exercice d'échecs. En revenant, je détourne les yeux sur la gauche, pour ne pas voir juste au-dessus de moi un gosse de dix ans qui me pisserait bientôt dessus à travers fougères et rameaux, en faisant bien briller la pisse dans le soleil. Autres touristes à Notre-Dame de Houndaas, arrêt à Bielle.

    A Bielle, un monument aux morts qui serait poignant si le sculpteur eût possédé le quart d'une idée subversive : c'est la mère Patrie, endeuillée, qui tend au-dessus du casque une couronne de laurier. Je prends des photos, un peu déçu tout de même : c'eût été tellement plus cinglant si ç'avait été une mère qui rajustait un cache-nez à son fils : « Et ne prends pas froid dans les tranchées! » Ne t'en fais pas la vieille, ça chauffe là-haut. Peu d'humour en ce temps-là. Je me paye un cours d'hébreu en plein air, sans parler trop fort, pendant qu'un blaireau s'aére l'habite -acle toutes

    portes ouvertes sans descendre de son coussin de cul. Puis Louvie-Juzon, Mifaget, Asson et Nay. Me voici dans une chambre d'hôtel à Nay (prononcer "Naÿ"), face à la glace de l'armoire. Je me trouve beau, plein, noble, intéressant, et j'aimerais me prendre en photo, mais si je vise à bout de bras, au hasard, je risque de m'estropier, ou pis, de me décapiter (ce qui s'est produit en effet). Je vis encore sous la sentence extraordinaire de Max, un ami, qui n'a point fait d'études et me juge souvent insupportablement pédant. "Tu vis", m'a-t-il dit, "dans l'atmosphère, le projet, la permanence justification d'un regard sur toi. Il faut que tu sois regardé, non pas " - il se reprenait – "à la façon d'un cabotin, ou d'un bouffon, mais en ce sens que tu ne peux te retrouver, te trouver, que dans le regard d'autrui." Il ajoutait que c'était là bien moins du narcissieme qu'une constante marque de manque de sûreté de soi.

    Depuis que Max m'a dit cela, je me sens justifié, car la question pour moi ne se pose HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    plus de savoir (à l'instant je me photographie, de biais) s'il est bien ou mal de me soucier ainsi de moi et de mon image, mais de la façon dont je puis mettre le mieux en pratique cette perspective constituante ; imagine-t-on un Rembrandt s'interrogeant sur sa vanité, au moment de tracer l'un de ses étonnants 63 ou 64 autoportraits ? et y renonçant, crainte de ridicule ? Me voici donc libre de me trouver suprêmement intéressant, et d'y fouiller à fond. Je suis déjà venu à Nay. Mon compagnon d'internat Esquerré venait de là, "ce doit être à présent un pépé comme moi".

    Je suis arrivé ici, Hôtel du Béarn, suite aux indications hautaines ("Ce n'est pas un hôtel, plutôt une" (un temps) "une pension") d'une bistrotière dont l'établissement, sur le foirail,portait encore l'inscription défraîchie "HÔTEL". Visiblement, elle ne me recommande pas trop cet "Hôtel du Béarn", "ici à Naÿ" (on prononce donc "Naÿ") ; "mais autrement", s'empresse-t-elle d'ajouter, "il vous faudra descendre sur Bétharram et Lourdes" – plût au ciel ! se faire écorcher dans les cités de la Vierge ! Dieu merci, après le pont, dans un tournant, j'avise l' "Hôtel du Béarn", qui en effet ne paye pas de mine. Une charmante vieille dame sèche, ce qui signifie d'à peine plus de quinze ans que moi, m'accueille et m'informe que oui, je peux profiter d'une chambre ce soir.

    La bistrotière quadra snob ne m'avait pas menti : c'est en effet une pension, nombre de vieux y séjournent à l'année dans un confort ancien. C'est vaste, antique, haut de plafond, j'affecte la rondeur pour annoncer l'arrivée de mes valises portées par moi-même depuis le parking de l'hôtel, de l'autre côté d'une rue bien passante. Heureusement, ma chambre donne sur les arrières, sur une cour à galerie interne, dans une petite chambre sans télé - malgré tout, hélas – d'où me parviennent du rez-de-chaussée des voix séniles et appliquées, parlant des inconvénients du déambulateur. Sans oublier ceux des neuroleptiques... J'espère simplemennt que les parois de ma chambre sont assez épaisses pour absorber ces répugnants ronflements d'inconnus. De vieux. Ils vont bien devoir me devenir familiers, d'ici très peu, car j'espère bien devenir l'un d'eux, ete que l'émoussement des agressivités pourra me faciliter, enfin, in extremis, quelque insertion sociale -ne rêvons pas. Et tous ces préambules formulés, venons-en aux commencements : au commencement était la jeunesse, ma fille de 33 ans, et son grand fils de 16.

    L'angoisse de la mort. Plus tard, pas si tard que cela, j'aurai une surabondante compagnie féminine, qui ne pourra plus rien faire, à qui je ne pourrai plus rien faire, mais pleine d'attentions et de tendresses. Ce sera chouette, ce sera dérisoire, ce sera trop tard. Allant pour passer la porte (j'adore les déambulations crépusculaires dans ces trous provinciaux, je me ravise : je HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    préfère le menu de l'hôtel. Dans la salle à manger, telle quelle depuis 1960, je vois arriver la femme à la diction ralentie, et son vieux que je ne verrai que de dos. Ce repas sera silencieux, non pas sépulcral mais recueilli, très propre, sans bruits de bouches. On entend absolument tout. Le couple ancien sait que tous les mots qu'il pourra prononcer seront entendus par moi, qui suis à l'affût le nez dans ma soupe (j'en reprends).

    Je les dérange. Mais peut-être n'ont ils aussi plus grand-chose à se dire. Qu'est-ce que j'en sais ? La patronne, plus jeune qu'eux, les appelle devant moi "mes petits pensionnaires". On est toujours les petits vieux de quelqu'un. Et même s'il n'y a que du croque-monsieur réchauffé au micro-onde et une glace en cornet de plastique visiblement rescapée du congélateur (le menu ne me sera facture que 10 €), je me régale dans une ambiance absolument surréelle, car silencieuse, et respectueuse. Ce n'est qu'ensuite que je passe le pont à pied, mes clefs en poche, et que j'erre lentement dans les rues de Nay, Béarn. Cette fois-ci je ne descends pas au bord du gave, où je lisais l'an dernier je crois bien l'histoire compliquée de Clotaire II, roi de France.

    Je m'assieds seulement sous un projecteur, au pied du clocher de Saint-Vincent. Il s'agit d'un ouvrage en gros caractères, pour vieux, emprunté à la bibliothèque municipale de Mérignac. Mon Dieu, qui est-ce qui va bien vouloir acheter ça ? L'histoire me passionne, car elle parle d'un père plus ou moins collaborateur, et de son fils, qiu a mon âge. Ce fils, en 1961, âgé de 16 ans, fait connaissance d'une petite salope d'allumeuse américaine du même âge. Ce jeune homme, plus tard ce sexagénaire qui recontemple son passé, c'est moi. Puis je me promène, sans conviction, très lentement. Ce n'est que depuis peu que je me promène lentement. Je rumine sans trop savoir quoi. Je jouis de chaque pas. Et en rentrant, coincé entre le transistor et "L'Ami de mon père" de Frédéric Vitoux, je m'achemine vers le sommeil. Auparavant, j'aurai eu le plaisir d'entendre, au rez-de-chaussée, une Italienne demander une chambre, se la faire montrer (elle donne sur le balcon de la cour intérieure), et se faire rejoindre par son motard de mec ; dommage. Et la nuit, ils n'ont pas baisé : trop épuisé par un voyage à moto. Ça ne tient pas sa langue, un vieux. Ça commente tout, et la cour raisonne. Le matin, j'ai laissé mon roman "Omma" sur la table de nuit, au cas où des petites vieilles y jetteraient un œil.

    Extraordinaire étape, où je me familiarise avec ma vieillesse à venir, où je m'apprivoise à une proximité de la mort qui ne semble pas affecter outre mesure (que sais-je après tout de la vieille à diction ralentie) les personnages qui déambulent et vivent là. J'en trouverai de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    sympathiques, et nous nous parleront à peu près spontanément, de même que des enfants s'abordent volontiers autour des bacs à sable et que se nouent de puériles idylles... Et j em'en vais, pas très loin, le matin, à Coarraze, épaté comme tous les touristes de surprendre ainsi le quotidien d'animaux si exotiques, les habitants de Coarraze, dont le château (berceau d'Henri IV) n'ouvre que l'après-midi (je m'en aperçois en cheminant aller-retour par la grand-rue fâcheusement dépourvue de trottoir, mais l'espace manque ; il faudrait tout démolir ; mais alors, pourquoi marcherait-on ?).

    (ARUDY, autre date)

    Et comme je suis un peu blaireau moi aussi, j'obéis à l'injonction d'un panneau de pub : tel grand magasin, Arudy.

    C'est là finalement que je la fais, ma leçon d'hébreu, à l'ombre d'une de ces poubelles à tri de bouteilles ; et je pouvais articuler bien à l'aise. A Bielle, je ne sais plus ce que j'avais fait. Avant de trouver ce refuge à l'ombre, j'avais abondamment compissé un montant de tôle à l'arrière du supermarché, tandis que dans mon dos, sans oser intervenir contre le pisseur, une gardienne à chien-loup passait bien raide en vitesse. Honte. Et bouffe bien lourde, comme j'aime : bananes, Yoplait, Buzy (rate le dolmen), Buziet, Ogeu dont j'ignore s'il se prononce Ogeux ou bien Oju. Et comme il fait bien chaud, et que l'heure avoisine les 15, je me fixe d'office la première église venue, à condition de la chercher.

    Il n'y a rien de plus beau que de bouffer comme un malade, le coude gauche dans une jardinière de géraniums, les yeux fixés à travers le pare-brise sur un portail typique Napoléon III soit

    parfaitement atypique, et d'écouter Dieu sait quelle musique classique de remplissage pour la bonne conscience. Demi-tour devant la colonne « Marquisa ».

     

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    LA CIOTAT - « LE MANIERISME » 56 03 10

     

     

     

    Cette fois-ci Choske a fait mon tour. Il ignore s'il pourra me voir « l'année prochaine » (exit la revoyure de septembre) et pourra donc, en mars 2057, prétexter sa santé (sciatique ? surdité ? cécité ?) pour ne pas me recevoir. Maudit maniérisme ! Car ayant peur de montrer mon indifférence totale à tous ceux qui ne sont pas moi – mon égotisme, ma ronchonnerie, la paranoïa, la tête à suggérer toujours un petit pois qui n'a pas voulu cuire , et cette impression que je donne toujours d'être profondément offensé que l'on ne reconnaisse pas Ma Supériorité – j'en rajoute, dans l'intérêt affiché, dans le sourire, l'intonation forcée (avec un sourd, n'est-ce pas...).

    Donc, je passe pour insincère dans la mesure exacte où je vais outrant mimiques et pantomime, afin de bien démontrer que j'aime à fond. De même Parrical, nous étreignant sans cesse avec chaleur et s'exclamant, se récriant aux moindres choses dès qu'elle nous voit ; c'est exaspérant, mais il a bien fallu que nous nous y fissions. Et Coste me juge faux. Galopin, aussi : tel Alain qui, au milieu du récit de la mort d'un fils, interrompt la mère pour lui demander où elle s'est procuré son bracelet... Quelle muflerie... Quelle grossièreté... Goujaterie pure.

    Mais je change aussi de sujet, ce qui peut être perçu comme une grossière indifférence, alors que c'est un souci de diversification : je feins ainsi plusieurs intérêts successifs (et superficiels) par peur d'approfondir l'un d'eux ; cela mène invariablement, sinon, à des banalités, à la révélation de mon ignorance du sujet, ou à des conclusions désobligeantes, à moins qu'elles ne soient franchement plates. Je le lui dirai peut-être, à Choske, bien qu'il ne faille

    pas tendre le bâton pour se faire battre : je me souviens toujours de cette jeune germanophone toulousaine, qui, s'excusant de son accent, s'attira les mines rogues de son auditoire, inaccessible à tout autre humour que germain. Il est bien plus probable que Marcel Coste fut fatigué par mes nombreuses interventions (ne m'a-t-il pas invité pour me voir et me parler ?) Je ne sais jamais s'il me faut paraître ou disparaître (pour le reposer). J'ai à présent une clef à moi.

    Les chose avaient failli bien tourner. Je ne veux pas mettre les choses au pire, mais c'est la surdité, plus accentuée en 2056, qui me renforça cette artificialité du ton. Pourtant je m'étais bien confié le lundi soir (je crois) sur els femmes. Je devais primitivement raconter cette deuxième « prestation » du groupe musical, passé de quatuor à quintette. Et là, son violon a joué bien faux dans les aigus. Les tutti ont vigoureusement cafouillé dans Schubert, plus proche d'un Messiaen atteint de grippe aviaire. Seules les parties lentes (et un « lento » de Boccherini) bénéficièrent d'une interprétation tant soit peu musicale.

    Le reste cacophonia d'importance. Pouvais-je dire cela ? René m'a fait la gueule (« on se connaît déjà ») (oui mais, blaireau, tu pourrais être aimable, faire semblant) ce qui fait que je m'interroge : m'a-t-on fait si bonne presse devant lui ? Une nouvelle, au cul très beau, très ample, est venue au violoncelle : Nicole...  Me revoici donc au bord de quitter cette étape, ayant été ici 24h de plus que l'an dernier. J'en retiens une impression mi-figue mi-raisin : toujours aussi bien reçu, alimentairement parlant, mais sous le signe de l'enterrement – Coste est sur le point de perdre un ami juif athée, connu depuis le collège. Et c'est de cela qu'il est préoccupé, assombri. Une sciatique

    lui tire la patte, il se porte la main au front gratté de psoriasis. De plus, il ne manque jamais d'exprimer de petites râleries ou grosses bougonneries sur mes étourderies et inconséquences, qui ne sont pas petites il est vrai. D'un autre côté, il me confie ses méditations écrites les plus intimes. Il dit : « Tu manques de jugement », « Tu es chiant », mais il m'a fait lire toute l'histoire d'un amour datant de l'avant-dernière année, où il tira vraisemblablement son dernier coup, et la mélancolie agonisante qui s'ensuivit, car il fallait bien renfiler le carcan constitutif de sa vie. Dans un film de Bertolucci, deux vieux, ainsi, couchent ensemble au cours d'un confus exode, puis se reséparent le lendemain matin, chacun sur son chariot tribal et dans sa propre direction.

    Une des plus pures scènes d'amour que je connaisse. (la suite in « Lectures », « Gaxotte », « Histoire des Français »).

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN «ITINERRANCES »

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    Bonjour tout le monde. Me voici dans le train Montpellier-Narbonne. 48 heures passées chez V. auront suffi à me transformer en paquet de nerfs. J'ai fini par hurler au cours du repas, en frappant sur la table. Une avalanche de reproches, d'aigreurs, d'humiliations, déversée sur la tête de Lucie, qui eut le tort de naître du mauvais ventre. Dès que cette fille ouvre la bouche, ce n'est pour elle que vinaigre et remontrances. J'en reparlerai ici, mais par intermittences, car il serait douloureux de rappeler sans cesse de tels tunnels de tension. Et Bashung est mort. Que j'aimais pas, mais que je me promettais de découvrir, « un jour », sentant bien que je « passais » à côté de quelque chose.

    Devenu bien plus dense depuis qu'il s'était enfin décidé à bien articuler. Réflexion de Vanessa : « J'en ai vu des millions mourir » - au moins ! - « à l'hôpital et on ne parlait pas d'eux. » Vanessa, moins con, je te prie, j'ai passé la main dans le dos de V. ta mère au piano, puis elle s'est raidie sitôt que relevée je la prenais par les épaules, quelle pitié. Pauvre gosse abreuvée d'injures et de rebuffades... Je vagabonde entre mes lignes, imagine situations et conversations, quand seuls des kilomètres accumulés dans mon dos seraient capables de régulariser mon souffle. Le soleil éclaircirait le paysage s'il n'y avait cette épaisse crasse de vitre : un brouillard. Près de moi un collégien biterrois, culottes courtes, entame La peste de Camus, le pauvre.

    Il est enrhumé, éternue, dit « putain » ; volume contagieux ? Les gars ne lisent plus. Les hommes à venir ne liront pas. Et ce seront les femmes (enfin : des femmes) qui cette fois de plus nous sauveront l'esprit. Je photographie le couloir, tube digestif géant. Tortillard : Lunel, Frontignan... J'écris très exactement du Nisard. C'est lui qui fut élu à L 'Académie en 1850, contre Musset. C'est une personne que l'on admet : même s'il faut avoir du moins travaillé, quelque peu produit. Ce livre-là fut repéré par moi sur le marché d'Apt, et je n'ai plus que Voltaire à lire. J'aurais volontiers lu cet éreintement, par un obscur, d'un autre obscur. Un moustique a gâché la nuit de Nisard ; une arête a failli étouffer Nisard » et ainsi de suite.

    Or il s'agit bien exactement de ce que je note en mes voyages : mes états d'âme, ainsi que, tout de même, des autres que je croise ; les faits et les paysages dont je suis témoin. Il me faut donc en revenir à ce que mon père appelait des « observations personnelles ». Son grand tort fut de les annoter, les ayant lues, et de les noter. Au premier « douze », j'abandonnai illico. Saine réaction. Nous arrivons en gare de Sète. Les Sétois sont des cons. Les Montpelliérains sont des cons, descendus de Lozère et d'Aveyron pour faire les fiers et les radins au chef-lieu. Ben merde. A-COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    St-Bauzille (de Putois), tous des cons. Bref, il n'y a que des cons autour de Véra. Lucinda est systématiquement démolie, brisée. Parfois, heureusement, Vanina la défend. Heureusement, Lucinda se défend. Mais moi aussi je fus systématiquement harcelé. J'aurai mis ma vie à me reconstruire. Et l'interne à côté de moi finit par préférer la contemplation du paysage à sa lecture. Je vais l'imiter. Gare de Narbonne. Courant d'air glacial. Ouvre la valise pour en tirer chandail, blouson. Une femme en rouge, aimable et causante, avec tout le monde ; et que j'avais repérée, de biais, dans le couloir central, de mon siège au sien ; est allée aux toilettes avec sa valise roulante, et m'a rejoint sur le quai : « Ne croyez pas que je vous suis. Je crois que nous allons dans la la même direction. » J'ai dit « Non... » (première phrase). « Oui » ( deuxième).

    Qu'est-ce que je peux y faire ? « L'étiquetage est obligatoire » : elles sont tombées, les étiquettes. « Et surtout », chantait Alévêque, « n'oubliez pas d'AVOIR PEUR ! » Eh bien moi, j'ai peur des femmes. Savez-vous pourquoi ? A supposer qu'un homme m'aborde : il s'agirait d'un abord neutre. Peut-être homo, mais je ne serais pas censé le savoir. Tandis qu'une femme, habillée de rouge, rappelant vaguement Emmanuelle Béart, me fait irrésistiblement penser au reste. Elle a disparu dans un autre wagon. Et «le reste », il aurait fallu y penser. L'esquiver. Le conforter. J'ai bien vu que Véra eût aimé, au début, se laissant prendre aux épaules.

    Puis elle s'est raidie. Surtout après l'engueulade. Mais avec cette « charmante inconnue » (d'ailleurs, je hais la Béart), il eût fallu se livrer au jeu mutuel de la séduction-répulsion (elles n'ont donc que ça à foutre ?), entrer, comme dit Montherlant, dans « leurs » jeux vulgaires de ce qu'elles appellent « la psychologie » ; passer par leurs « je veux-je veux pas »... Pffff...! J'ai déjà ça « à la maison », ma femme qui voudrait bien et moi qui ne peux plus, Katy qui ne veut plus et moi qui voudrais bien, Françoise qui voudrait bien après vingt ans d'interruption et 5 ou 6 de persuasion – elle a eu du mal à se dérouiller, la vieille ! - et pour tout ça, pas le temps, pas le temps, pas le temps, à la sauvette, avec prétextes et faux-semblants, « je te croyais là tu étais ailleurs », quelle fatigue... quelle fatigue...

    Avant c'était la haute mer, les rochers, mes horribles misogynies de Singe Vert ; à présent je débouche dans les « fertiles plaines » marécageuses(fertiles, mais paludiques pour leurs obligatoires enlisements) où je voulais tant pénétrer, tel un Steppenwolf devant le parquet encaustiqué de la vieille. Il ne s'agit que d'une œuvre littéraire, Véra, mais voici tout de même son plan : tu crois bien faire, et je te couvrirais de compliments, pour tes dévouements sacrificiels, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    assoiffée de reconnaissance ; moi, voici ce que j'ai vu, constaté, cru voir ; et pour moi encore, me voici tout couvert d'une feinte et arrogante humilité. Tout serait traité par intrication, le tout assaisonné de considérations oppositives vive voix, courriel et téléphone... Ce serait sous couleur de fiction qui ne te tromperait pas, Véra. Et ce que je voudrais éviter, c'est ce mal-être que tu éprouverais à recevoir ma missive, mon paquet ficelé. Je voudrais t'épargner ce cœur battant d' appréhension, ces torrents de remise en cause et de rage, cette dépression autodénigratrice, où tu sombrerai, où tu as déjà sombré la seule fois où nous critiquâmes, même faiblement, tes prétendues méthodes d'éducation.

    ...Et tu évoques Françoise Dolto ! Tu es si profondément convaincue d'agir pour le bien de tous que, te démontrerait-on par a + b les méfaits de ton pilonnage, tu tortillerais ton raisonnement dans tous les sens pour te renfoncer dans tes convictions. De même, pour M. Minc, Israël doit absolument être coupable, au point que son éventuelle attaque préventive contre l'Iran constituerait le danger – non pas celle de l'Iran contre Israël. Sous ton nez, tu ne voix pas la chose. Le seul espoir sera le départ brusque de Lucinda, à 15 ans 3 mois, à 18 ans – mais dans quel état d'esquintement... Je ne peux m'endormir dans ce train. Me faisant face en biais, une quinqua usée sympa se repose la tête sur une semi-minerve adaptée à l'épaule. Derrière moi, de l'autre côté de l'allée aussi, une « jeune femme décidée » me regardait avec sympathie.

    Elles seraient toutes disposées, sinon à m'accepter, du moins à « en parler » avec le sourire. Et puis merde. J'ai bien dormi. Des bribes de texte me remontent au crâne, arguments bien sentis, mieux sentis, plus de sang-froid, d'efficacité, d'agressivité. J'ai hâte de revenir. Je vais peut-être détester les voyages. Tandis que le dur roule vers Toulouse, je lis : il fut l'objet d'une « inscription » à fin de confiscation, comme détenteur de biens d'Etat. C'est du Lysias. Ce que je déteste chez les Grecs, c'est l'esprit grec : tel a raison, tel a tort ; il faut chercher « la vérité » (?) ; l'esprit rationnel, didactique et mathématique – fin de l'hystérie, début de l'observation objective. Leur lumière crue et méditerranéenne, et bon nombre de semblables fariboles. TOULOUSE – hurla-ce dans le haut-parleur. Terminus, ploucs. Ça descend, ça remonte. Pourvu que ma place latérale reste vide. Hélas les quais supportent des tas de femmes : la queue dans le ventre, le cerveau dans le cerveau – elles ne jouissent que comme ça – double branchement sinon rien – Nisard vous dis-je, Nisard : non pas la description de ce qui se passe, mais la description des incidents qui me frappent, moi, Nisard. Ma voisine explorant son sac me jette un œil d'animal COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « ITINERRANCES »

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    protégeant son territoire. Deux hommes dans mon dos se font des politesses : à celui des deux qui m'enculent – Je vous en prie - J e n'en ferai rien – Il y a plein de places – les autres! les autres ! - il mourut pendant l'interdiction – riche idée. Je ne sais plus quel cimetière j'ai visité. Juste Ste-Anne d'Apt et ses deux cryptes superposées. Très froides. Et le petit marché, bien apprécié. Mes yeux se ferment davantage – Nisard ! Nisard ! et si je démolissais Sidoine ? Mais ce dernier tient à moi, par toutes les vitres de ma tête, je m'endors. L'inculpation retombait alors sur son fils, beau-frère d'Aristophane. Dormir, dormir. A 38. Pas avant. Poursuive la lecture. Forger sa statue. Les Athéniens : procéduriers, méthodiques, logiques – mais dans la vie, chiotticisme. Le présent discours fut composé pour lui. Rien à foutre.

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    Curieuse exhumation en ce bled pourri de Varetz (corrézien mais d'aspect ligérien) : Le Jeu de la feuillée en dialecte picard. Nous partîmes vaillants. Mais telles conditions y furent que je suis vaincu. De loin je contemple la ruine de mon cas particulier, l'abandon bienheureux de mes aspérités : plus rien ne me vient. Nous nous sommes arrêtés sur l'autoroute, et je sentais en moi s'épanouir un sexe féminin, sécurité. Il faisait frais dans la boutique, puis nous avons roulé jusque après Périgueux. Lorsque la fatigue se fit sentir, chercher nous fallut un hôtel, dès Hautefort. Nous essuyâmes maints refus, maints établissements fermés. Dont une Anglaise à St-Aignan, broyant le français à coups de grosses dents et de fortes mâchoires anglaises, puis Hôtel du Périgord Noir, excellent gîte adultérin – mais, personne...

    Vue sur le château de Hautefort dans le lointain. Troisièmement : des ivrognes, face à la brocante, et une femme aux cheveux noirs, semblable à Mayröcker. (C'est ici que mon style se ferme ou se brise.) La résurrection de ce coin d'Arras, la satire des femmes grosses, les exhibitions d'urine, le fils qui saute sur son père pour le féconder : je comprends tout du premier coup ! Il m'aura fallu la soixante-cinquaine ! Combien peu sommes-nous à présent à lorgner par le trou de culture, sur tant d'années à jamais enfouies ? Le Devés : c'est autant dire le fou. Il a cassé les pots de son père. La course à l'escarbot ? c'est celle à l'échalote ! Hesselin est chanteur de gestes. Derrière le château, une petite avait vendu des glaces.

    Je pense avoir dit « ma petite » ! moi ! « Mes chattes » disais-je aux stagiaires ! ...ce qui m'échappe ! Je me vois dans la peau distendue de T., bonhomme, mais plus séduisant, juste rond de manières et affable. Je ne sais plus ce qu'il en est. A Badefols, une table extérieur au travers de l'entrée nous montre un établissement fermé, n° 5. Coubjours : magnifiques paysages gâchés par l'obsession du gîte. 6e à St-Robert,en plein virage, n'ouvre qu'à 16 heures : pourquoi ce négligences ? 7e à Ayen, dans une belle résidence à peintres, plus question d'Objat : Varetz. Circulation là-bas infernale. 18 mn faites. Le soir : coincés derrière un muret, des bacs à fleurs ornés de grappes, nous écoutons des crétins rugbyvores, qui parlent par onomatopées. « Ils étaient tout en bleu, disaient des conneries », et ça discutait, et ça discutait, et ça circulait, à vous rendre abrutis.

    Et ça tournait vers la route secondaire, et ça débouchait de la route secondaire, coupant deux files sous le nez des surgissants, et le soir, infos, émission sur la bisexualité. C'est bien, entre femmes. C'est nul, entre hommes. Je n'aime pas sucer. Juste me faire enquiller. Nuit pesante après baise sportive, ce qui nous arrive, tout de même... L'impression de me construire en me dispersant.

    En m'éparpillant. Le lendemain, lecture sur la cuvette refermée des toilettes. Petit séjour à La Calèche, comme hier soir. Pénombre et aquarium. Trois secondes de mémoire pour un poisson rouge. Alzheimer permanent. La vieille dame, 70 ans, balaye les mégots, ils ont ouvert tard le soir, elle nous montre son établissement, des instruments de musique magnifiques suce-pendus aux murs, nous confie que son mari est mort en deux minutes, du cœur, se sentant partir, ce qui vaut mieux que de crever d'un cancer. J'ai toujours su parler de la mort avec les gens. Pour que cette patronne ait voulu se confier, il a bien fallu que nous ne fussions pas si ratés que cela.

    Nous jouions aux maudits incompris, et Coste me disait : « Tu as beaucoup de vie sociale ! Tu me déçois ! » Nous partons pour Collonges-la-Rouge après téléphone à Sonia, dont la voix est forcée, métallique, dans l'appareil, en pleines emplettes... Et Adam ? Je sens revivre tout ce Moyen Age... Trois fois que je lis ce Jeu de la Feuillée, au hasard cahotant des programmes...

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    St-Céré. Je marche dans les rues « crinière au vent », passé de « jeune écervelé soucieux de son effet » à « vieux peintre pathétique ». Nous partons dans le frais, vers Collonges-la-Rouge (« plus rien ne bouge ») - deux heures de bonheur, à se demander si l'on est heureux, à conclure que « oui », photos numériques à la pelle à la pluie. Ce que l'on serait si l'on était un autre, « Mystère du monde, accorde l'Harmonie ». Brugnon articulait « Villa Harmonie » comme on déguste un fruit, baissant la voix, il l'aurait dit de façon enfantine. Aucune réponse de ses veuves. Derrière moi ça dort. Après Coullonges (acquisition d'un lézard rembourré), nous gagnons Cameyrac, où Fénelon (de Ste-Mondane) posséda aussi un bâtiment-presbytère.

    Crêperie, des Espagnols non castillans malaisés à comprendre, avec deux petites sœurs à se damner déjà, l'une belle comme une femme elles se rendent pas compte car il ne s'agit pas de possession sexuelle mais d'envoûtement – le corps n'est plus ce que l'on prétend, présomptueux, posséder ; c'est une atroce impuissance imposibilité d'un autre règne, d'un autre ordre au point de vouloir frapper transpercer transgresser la Frontière Señor tién piedad de nosotros et le sous-chef crépier de ronchonner Des Espagnols on en a eu toute l'année y en a jusque là ta gueule charron ouvre un steak-frites.

    Juste à côté « Menu Espagnol » boutique vide, sans Espagnols ni pitié saloperie de commerce - nous rejoignons la bagnole à l'ombre. A St-Céré donc le troisième hôtel est le bon, car devant le second, fermé , démarrait une noce à char-à-bancs 1880, coiffes et hauts-de-forme. Dames blanc crème. Je monte à l'hôtel Touring. Charmant réceptionniste, pédé si j'avais le temps, et que les odeurs de glandes à cul n'écœurent pas. Mon patronyme lui évoque celui de son maire près Limoges. Des bras je lui prends les oreillers que ma femme réclame, je peux les insaller mieux qu'un larbin. Et puis je suis revenu ici, dans ma chambre, après avoir dégoté un cybercafé juste à côté d'un cybermagasin qui n'envoyait vers d'autres, « au-dessus de l'office de tourisme » -  « mais je ne sais pas si c'est ouvert le samedi. - Ben j'm'en fous tant pis. » Et je suis revenu.

    Je me sens tellement plus chez moi à l'hôtel. Anne dort. Sans elle pourtant je sais quelle pente j'aurais dévalée. Quant à l'endormissement, j'en eus l'explication de la bouche d'un éphémère collègue : c'est que je ne provoque ni tension ni attention, sans peur, et que la sensation s'invite et ne lâche plus, vous menant inexorablement vers « la vie ressentie, à la source même de l'être », Bergson dixerat. Situation, le lendemain, très particulière : dans un fauteuil de hall médiocrement éclairé, attendant le lever d'une encore ensuquée dans le sommeil. Nous avons présumé de ses COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    forces. Elle se trouve plus affaiblie que je n'aurai cru, devant éprouver de grandes difficultés à dépasser désormais les frontières de l'Aquitaine. De plus, mes lectures de cuvette à chiottes m'ont semé one more time le doute quant au bien-fondé de ma conduite de vie : l'étude du Talmud en effet se fonde sur l'effort, l'engagement affectif. Or je n'étudie, quoi que ce soit, que pour avoir empilé, entassé, derrière moi, tels ou tels livres, en les oubliant. Comme on accumule des nombres en comptant. J'ai sursauté en lisant le passage où l'on reprochait à certains sages de ne pas mettre en pratique, matérielle, leurs connaissances : c'est tout à fait moi.

    C'est très simple, je refuse. J'ai peur. Incroyable le nombre de ceux qui veulent absolument que l'on s'engage, du Talmud à Sartre.

     

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    Après tant d'évènements, je peux en revenir à mes talentueux chapitres... Il y a cette montée en car, derrière ces volubiles Allemandes, à qui j'ai bien montré par les oreilles que je parlais, moi aussi, l'allemand – sans les comprendre toutefois : au téléphone, mêlé d'hébreu de pacotille. Cette lente tombée du soir, avec mugissement des montagnes plus hautes après petit pissat dans un buisson de Manosque : "Vous m'attendez au moins ? - N'ayez pas peur, il y a du monde." Ce jeune rouquin de l'université d'Aix: "Cela ne vous dérangera pas, si je... - Non non !" - et de tirer de sa poche un Spinoza, veinard ! Moi qui n'ai jamais pu franchir la première assertion : Si la pierre qui tombe avait une conscience, elle se croirait libre ! - et je le lorgne en biais, lisant aaussi Freud, en anglais, par-dessus deux langues : The man's soul, et je me rappelle que l'université d'Aix, avec Strasbourg et Paris, forment la plupart des agrégés de France, que l'on supprimera un jour.

    Il décroche un portable et s'exclame : "Ça alors ! Toi qui d'habitude me téléphone toutes les morts d'évêques ou chaque fois qu'il se vend un cercueil à six place !" - je pouffe, il m'et reconnaissant. "Moi, ça va ! Parle-moi plutôt de toi. Téléphone-moi pour me parler de toi." L'interlocuteur est un Suisse qui fait le va-et-vient du Vaucluse au Valais? Et je ne saurai rien du petit rouquin mince aux timidités de potache, tandis que je lisais à son côté Nocturnes d'Ed McBain, sombre histoire new-yorkaise (ville d' "Isola")où s'assasinent les vieilles pianistes arthritiques des doigts. Je l'ai fini, les méchants sont punis, la justice régnante et les procédés bien rodés – surtout ne pas feindre en autocar, en train, comme j'ai fait avec l'hébreu : c'est Daninos qui me l'a dit ; "Tu te souviens des plants de tabac à Madagascar ?" - ou mieux encore, entendu au portable : "Alors, à demain à Oran !" - mais oui ma bonne dame, rien de plus commun que de prendre le vol Marseille-Oran – il existe donc encore des Français d'Algérie, des Oranais même : de ces petits gâteaux garnis d'abricots dans le jus.

    De Manosque à Sisteron glapirent près de moi deux écolières brunes, mâtinées d'Orient, bredouillant et mâchant chaque syllabe, surexcitées voulues comiques dans le gazouillis de treize ans trois quarts : des histoires de chien à caresser, "hideux le chien, hideux, tondu", chargées de sexe implicite à se tordre, mais d'une telle innocence d'enfance, début de sève où tout fait sens, où chaque mot donc se charge en 5e vitesse de plus de volupté qu'il n'en contractera de toute une vie. Puis deux sexagénaires si vieux amis, l'un Richard Pierre ou Fabre ou tout autre entomologiste me régalant d'explications confuses sur la route à prendre de "Formule Un", chaîne de mon hôtel pas cher. Cependant l'autocar virait, sans trêve, et je dus descendu quémander mon chemin tirant ma tirette, les anses de mon sac d'occase ayant rompu. Enfin j'y parvins, signai mes 3 chèques touchables en trois mois ("Le patron sera là mais ne voudra pas"). Puis téléphones, puis téléphones, puis télé, puis bouffe frite et chocolat, puis promenade entre les magasins qui vidèrent la ville, McDo, Lidl et Carrefour. Et j'ai monté puis descendu l'avenue, j'ai pris l'appel de ma femme qui ne m'aime plus et couche avec une autre, puis il y eut un nuit, et il y eut un matin... Petit-déjeuner dans la salle aux sièges de bar, pas de dossier dès le dessus des lombes, un jus d'orange. Une longue descente vers le centre ville, un Parc des Pépinières, un musée "Fermé en octobre" agrémenté de phrases sur ses frises, comme à Paris le palais de Chaillot.

    J'ai fait le tour de ville avec le plan de Gap ("Six euros cinquante ! - Pardon, quatre euros cinquante, c'est marqué là") intensément prié à la cathédrale pur Napoléon III (fleurissaient des affiches sur le diaconat, remis à l'honneur par Vatican II (Mgr di Falco cherchant un diacre à vie comme Alcuin à lire un beau jour avant de crever) – payer la voyante Tara, qui prédit bien. Remboursable. Sinon tant pis. Retouor à la chambre. Soigneux message à Domi par SMS interrompu d'une fâcheuse communication de Katy (en scène atroce avec son mec) : "Ce pied Domi, ce pied", même chose qu'à son ex, mais pour lui, j'ai développé : "Ds une chambre 1personnelle à souhaits, à moi tout entière, sans autre contact humain que strictement commercial." Katy : "Ne téléphone plus c'est horrible, il a pété le portable contre le mur"- c'est faux, Katy, cela s'entendrait.

    Au bout du fil un silence absolu. J'aurais dû ouïr de longs hurlements. Tu affabules. Tes scènes ne se peuvent pas. Tu te réserves de me recontacter – fais donc à ta guise, je l'aurai eu, mon amour standard, c'était donc ça, comme un roman, que tout aille comme il veut, tu viens chez moi dès que tu veux, ou bien je t'emmène, tu sauras bien quej 'étais dans le vrai : le romanesque seul est véritable. Savoir si Cervantès est de la même trempe qu'Alcofribas Nasier – non...

     

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 1

     

     

     

    A présent, "Promenade en mer". Je hécris pour la postérité. Je partis seul, nous revînmes quarante. The captain was dubitative : the sea was rough, we would'nt start. Eh bien si. Le groupe de septante papies-mamies se réduisit comme beurre en broche, et je gagnai le pont d'en haut, sûr d'y être moins nauséeux. Certes ! mais de bons paquets de mer en quittant le port. T puis, devant vous de face, ou derrière, des hommes et des femmes tous joyeux, dont un Jean-Marc fleurant bon la vinasse et qui mimait sans cesse de la main le retournement imminent du bateau ; un rigolo, à casquette SNCF, qui avait déjà "fait la croisière". Commentaires futés de fuser tout au long, si bien que je ne pus me dispenser dans émettre d'autres – assez peu, mais assez bons.

    Il régnait une "franche camaraderie", les vagues courtes tapaient les culs. Et défilaient à droite, à tribord, falaises et calanques, avec le commentaire du fils du patron, mêlant son discours de guide d'une multitude d' "y" superflus : c'étaient ma foi des rochers qui tombaient tout droits ans la mer, bien pittoresques et tout, dûment bouclés dans ma boîte à photos. "Le Trou du... le Trou du... Diable !" dit le guide, juste sous le Doigt de Dieu, lui aussi en photo, plus le cabanon où fut filmé Alain Delon". Au retour, vent de face ("vent debout"), remontée du col sur les oreilles, buée sur les lunettes – ouf, accostage. Et fin de rédaction. Toute la pente à poster des SMS, à Sonia qui me conseille de pisser contre une cabine transparente – "idée de Maman ! - Je l'emmerde, à pied, à cheval et en voiture !" - Homme libre, toujours tu chériras la mer. Et je n'ai pu trouver A l'est d'Eden, mais une libraire au crâne ras pourtant magnifique, me passe un prospectus des éditions Milan qui porte le slogan Lire nuit gravemen aux idées reçues. De retour chez Coste en haut de la pente, affalé devant un match télévisé.

    Celan ? Il est dans le buisson en train d'chier. Double enseignement : 1°, j'ai vécu en me marrant, pas toujours si malheureux que ça. 2, je dois jouer, bouffonner, scapiner : tout le monde s'en aperçoit, mais je ne sais communiquer que de cette façon – sinon gaffe sur gaffe, mise au jour d'un fascisme latent, de mon mépris total pour tous ceux qui ne sont pas mon public. J'en prends acte et mon parti. Quant au (trois) peuple, j'en suis issu, j'y ai vécu, grand-père ouvrier devenu chef de gare, maman fille d'agriculteur devenu contremaître, qui lui, au moins, a fermé sa gueule pendant l'Occupation. Si j'avais toujours vécu dans le peuple et sa fraternité, au lieu de me croire supérieur pour avoir fait des études de même, je n'aurais pas voulu me faire connaître des élites autoproclamées autant que cooptées, mais rien ne dit que j'eusse obtenu l'amour et l'intégration – problème : peut-on rester du peuple après avoir perdu les préjugés du peuple ?

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 2

     

     

     

    Les mots, cher Celan, sont donc "rassemblés" (zusammengetretene [...]) quand je les avais crus "foulés aux pieds" de treten. Le prof d'allemand m'avait bien dit que le plus difficile, en matière de vocabulaire, c'était l'arbitraire de la spécification : Durchbruch, étymologiquement, signifie bien "irruption", mais dans le sens courant, c'est la diarrhée... Voir aussi comment on dit "la lèpre" ! (der Aussatz). En ce moment j'ai hâte de m'interrompre pour me foot ; simplement, resté peuple, il eût fallu savoir ne pas s'y borner, se lasser d'entendre à toutes les fins de phrases "putain d'enculé de la mort" – mais à 40 ans, mon amie, il est trop tard : il te reste une faiblesse d'esprit qui te fait prendre les élucubrations d'un autodidacte, à mon sujet, pour parole d'Evangile...

    Je te reproche d'avoir à mon compte repris les propos de ce traître : "Tu passes partout pour un con" – non, mes amis : chez les "pousse-toi de là que je m'y mette", assurément. Mais ailleurs, non.

     

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    "ENTRE NARBONNE ET MONTPELLIER" 57 03 22

     

     

     

     

    Jamais je ne révélerai ce qui s'est passé. Je suis, me crois ou me veux amoureux de Liétouva. Je ne saurais plus faire l'acte qu'avec elle. Tout autre comportement serait trahison. Que faire. Ennui considérable dans ce train. Débris de ma vie. Salut David, Brocanteur ; je savais bien que tu viendrais fourrer ton nez ici. Par moi-même il m'est impossible d'écrire. Mes raisonnements se brouillent car je l'ai voulu. Je parviens à manipuler le monde (en ce sens seul je suis un "manipulateur") – tant est grande la puissance de l'esprit - mais qu'est-ce qu'un Romain qui pense ? Existe-t-il un monde extérieur ? A côté de moi deux femmes en lunettes noires, devenues amies en 100 km, et juste sur mon siège à mon flanc personne, d'où Dieu merci mon voisin avait émigré : nous ne pouvions bouger que nous ne nous touchassions.

    Pour faire bonne mesure j'avais aligné quelques lettres hébraïques, graphisme de CP. Mes doigts sentent les chips "façon barbecue". De ces hommes et de ces femmes du wagon je ne connais rien, démarches sentimentales, déceptions ou plaisirs. Quand je suis pris ainsi de grands apitoiements, l'éphémère compassion pour le genre humain, rien ne me vient, ni ligne écrite ni désir de se distinguer. J'ai vécu sur scène : mais le plateau s'effondre de toute part. J'essayais de ne plus penser, du tout. Soulagé. En toute logique je voulais l'obscurité : je lançais les papiers dans le caniveau. Mon nom est Maudit Anneau. Comme Salinger : pas une photo pendant trente ans. Liétouva me téléphone : "Joker ! Joker !" en plein train. Je suis si merveilleux si coupable, lièvre non de Partagonie mais de Suomi, extraordinaire surprise – tout se brouille je n'ai plus d'ami, j'enverrai tous azimuts avant le sabbat final. Terzieff hochait la tête, sans plus saluer le public, tout septuagénaire il irradiait, pourquoi tant de haine afflue-t-il à ma conscience, le sexe dérobé l'amour offert, wo pou dong "je ne comprends pas"... Puis, à Espinasses, de renseignement en renseignement – Belges à la bouche pleine – découvrir la petite maison jaune de Dorimon, portant sur la boîte aux lettres les initiales de ses deux filles, Dominique et Euphrasie. Monter doucement jusqu'en haut du remblai de St-Pons au-dessus du lac de retenue, redescendre en multilpliant les photos numériques. Fatigue immense. Indigence de Putzulu dans Boubouroche, après que j'ai vu en personne Michel Simon à Tanger. Ma petite table d'angle mal éclairée, sous la télévision.

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    « ETONNANTS MUSICIENS » (La Ciotat) 57 03 24

    Etonnants musiciens que les compagnons de Marcello, dit Coste, ouvrageant le Quintette de Schubert D 956. Réminiscences de la Trinité deux ans plus tôt composée. Deux femmes violoncellistes marquant leurs sourires, je ne les connais pas : Elisabeth, sèche, Nicole pulpeuse. Plus le premier violon dit « Michel », et René compositeur de Perpignan. Des dissonances. De très beaux passages, musclés et fins. Des empressements. Des amitiés non de sac mais de cordes. Je reste en retrait, maniant l'éblouissant Fotogerät, après nos inévitables captationes benevolentiae. Dieu merci sans applaudissements.

    Des hachages en effet, des bizarreries – cours perpétuels, comédies perpétuelles : agir dans les contacts sociaux de la même manière qu'à son bureau, le regard luisant mais pas trop, sourires, plaisanteries modérées, silences disposés pour laisser place à la respiration, cela marche ; mais toujours sur l'hâbrech, épuisant, toujours mieux cependant que cette indifférence de fatigue : je vois que tu te fous complètement de mes discours – et si je voulais être seul ? Faire la gueule ? Anne elle-seule pourrait comprendre. Je lis pour le moment Celan, coup de foudre non de cœur mais d'esprit. L'ouvrage de Nouss m'initie, j'apprends à lire le noyé de 70. N'ai toujours pas compris Novalis, donné à Ch. M.

    Pour Celan, c'est d'abord l'allemand, puis le français page de droite, puis retour au germain. Pour finir « une strophe par cœur aussitôt oubliée ». Je me dis « Mon Dieu que je m'élève » ( « au-dessus des autres, minable critère : toutefois lire et réciter de toute ma conviction ; j'apprends Atemwende). « Bei den zusammengetretenen Zeichen », « près des signes rassemblés » : sont-ils hébraïques ? Mon attirance est ambiguë, tient du charme et de l'agacement : faire l'enfant, la femme, le vieux, le sage et le fou. J'embobine mais point ne manipule. Sans mener quiconque au rebours de sa volonté, je le croyais. Celan ne m'attire pas outre mesure. Trop abstrus. J'ai voulu simplement explorer ce territoire. Voir si je peux l'annexer à mon puzzle. Afin de faire effet dans les conversations, les contacts. « Mais tu sais tout ! » (« les habitants de Buenos-Ayres s'appellent porteños »)- grand-père explora les Pampas dans les 92/93 du XIXe ; il poussait des wagonnets chargés de bouteilles à peine soufflées.

    Il n'a pas tenu longtemps ; mais j'ai peut-être un oncle en Amérique. Le reste de sa vie le père de mon père a fait des enfants au « Colonel », sa femme, qui « n'[a] jamais éprouvé le moindre plaisir avec [s]on mari », Alphonsine née Crut. « Pour suivre ta conversation, disait Marcel le musicien, il me faut un esprit vraiment habile » - pour moi la culture serait donc de placer un mot qui relance le discours, permettant de briller à faible coût ? La culture serait posture, amour cabotin des planches ? ou bien je vais plus loin et tombe en mystique : « entre les mains (« aux mains ») de Dieu, rien ne servirait de connaître Celan, ni Shakespeare ? Est-ce si banal ? Double façon (les planches, l'autel) de jeter le leurre ?

    D'évacuer le moi ? Ne resterait que la franchise, l'aveu de sa sottise, des surfaces ? J'ai comme repoussoir les outrances de ceux qui prétendent « avoir foré plus loin » : je m'essouffle à débusquer chez eux le moindre signe d'orgueil. Béjart croyait en ce qu'il faisait. Celan : persuadé d'agir au mieux. Et, chez tous, cette conviction que le moi n'était rien, quitte à le renforcer par son oubli – chassez le moi, il revient au galop.

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    LA VIREE DU BARON

     

     

     

    Ecris, Moïse, tes mémoires.

    Je suis parti vaillant, après lecture sur Napoléon, pour l'Auberge de la Bergerie, 5 km : affiche plaisante, un mouton aux dents qui dépassent, et broutent – pourrait être méchant, plutôt mordant, sarcastique. Au début, c'est très dur : de hautes montées goudronnées, sous le soleil déjà chaud de 10h. Suis obligé de, m'oblige à compter mes pas, surveillant le cœur, prenant dix aspirations immobile tous les 120 pas soit 100 mètres. La route se replie sur elle-même, les voitures descendent vers Privas. Tout ce trajet, sur la corde interne des virages, il faudra demeurer immobile et plaqué, pour ne pas se faire écharper par les véhicules. Des profondeurs de la vallée d'Ouvèze monte la rumeur de cette grappe dispersée d'œufs de fourmis de Privas, dont la zone industrielle, hideuse comme toutes, couvre une surface supérieure à celle de la vieille ville, elle-même corsetée de brillants HLM des sixties. Plus loin, le Mont Tholon, dont j'atteindrai, puis dépasserai la hauteur.

    Je retrouverai ce soir ces trois hideux chancres parallépipédiques tenant lieu d'obligatoire Cité pour toute Ville Moderne qui se respecte. Je monte et monte, de volée en volée, jamais plus à la fois que 100 ou 200 mètres, sans que la rumeur industrielle et motorisée s'atténue. Marche lente, à la montagnarde, à la Giono, à la Frison-Roche. La première halte sera d'un site de deltaplane. Il y a là une table à deux bancs d'aire autoroutière, le tout faisant corps. Je m'assieds, envoie un message à Domi qui reste mon ami quelque part dans un petit coin. J'apprends que mon fournisseur me coupe la communication partante pour impayé. "Former le 700", quod facio, mais tombe sur des répondeurs en gigogne : taper 1, taper 2, taper dièze – je ne vais pas m'emmerder avec ça quand je domine tout, y compris, vers l'est, des nappes de brouillard au creux des pentes (photos).

    Mais risquer sa vie (je maintiens que le parapente, au même titre que le saut à l'élastique, est une activité masochiste, voire autosadique, et que j'interdirais sitôt que je serais dictateur ; c'est une honte, un manque de dignité pour la propre dignité de son corps immortel, que de lancer ainsi dans le vide de la mort sa personne même, éternelle et friable) – risquer sa vie pour voir au-dessous de soi cette infecte vallée privassienne semée de villas blanches comme autant de parasites en larves. À coup sûr il existe de plus beaux sites. Un chien maigre et noir, un maître maigre et noir de cheveux et de vêtements, passent dans mon dos, le chien me flaire (pas l'homme). Les deux humains se saluent de la voix.

    J'espère qu'il ne se promène pas à pied, pour ne pas le recroiser, comme je le fus par une mère et sa fille en Aveyron jadis, qui se dirent "merde" en revenant vers moi sur un sentier, chacun de nous ayant fait demi-tour. Dieu merci, la petite voiture proprette de la Drôme prouve sa non-pédestrisation. Comme elle est propre et lissée, la petite banquette arrière à chabraque fauve ou faux cuir pour le chienchien bien-aimé ! Or la montée se poursuit, halte, repos, trajet pesant, 15% de dénivellation, pointant du doigt tous les 120m les débris de l'été, bouteilles de plastique et autres canettes, que les estivants se croient tenus de jeter par les portières. Je te renverrais tout ça aux fabricants avec une amende de 100 euros, à répercuter sur les prix de vente... Et je parviens enfin, après plus de deux heures très lentes, à l'embranchement de l'auberge : même mouton sur le panneau – "Attention, enfants (centre aéré)" – peut-être plus en octobre, halte assise sur un petit tronc de rameau. "Suivre Fromage de chèvre" (panneau resté invisible), vente (décidément) à la ferme" : il faut bien que les pecquenods vivent !

    Bien d'ailleurs, à en juger par la guinde à 20 000 euros qui se fait ouvrir par télécommande les vantaux forgés de la vaste propriété patronale. Je monte. Et je vois au loin, pour longtemps, se rapprochant si lentement au pas de l'homme, 3, 5, 6 éoliennes. J'approche du sommet de la Côte du Baron, au nom si plaisamment et doublement boucher. Certes, les éoliennes me semblent une escroquerie écologique : des tonnes de ciment dans le sol pour les fixer, l'entretien plus coûteux que les économies faites ; mais j'aime ces tournoiements, qui introduisent dans le paysage un peu conventionnel des hauts plateaux pâturés la fulgurance d'une modernité, de la même façon (référencer rassure) que les moulins à vent du XIe siècle se sont mis ) ponctuer les campagnes.

    Pourquoi trouver beaux les moulinzavents, et dénigrer les éoliennes ? Peur du gigantisme ? Posant le cul sur une pierre, je manque écraser une femme, pardon une mante religieuse. Puis je m'approche de ce monstre brassant, les autres plus loin tournant en même temps, les 6 trios de palmes en synchronique, dans un houlement de tempête. Le rythme du marcheur permet de voir le profilage admirable des pales conçues pour engranger le plus de vent possible. Et sur la gauche, obstinée, que je prenais pour le grincement des rouages géants là-haut, le tintement tout bête des clarines à moutons, qui paissent là sous le vent – mais ils ne se laissent paqs photographier. Petit couplet sur le moderne et l'ancestral ? c'est fait.

    Le blaireau mort, en revanche, vu de cul sur le bas-côté, s'est laissé prendre le portrait, avant que trop de mouches s'y mettent. Ses yeux sont ouverts et ternes, car nul ne ferme les yeux des bêtes – pour mon chat je n'ai pas osé, crainte de sentir les globes oculaires céder sous mes doigts comme une dégueulasse purée de myrtilles. Je crois que j'ai longé des éoliennes 3 bons quarts d'heure avant de voir la fin de ma route, embranchée vers Blêmas à gauche, col du Pontet à droite : la mémoire des noms m'échappe. La carte consultée m'a tiré d'erreur, et longeant une ferme (photo du toit retenu par les pierres), j'amorce une immense descente, à deux versants cette fois, sans forêt pour l'enclore à droite ni à gauche selon les méandres, un paysage ouvert et verdoyant. Un couple mixte de cyclistes croise ma route et saluent, chose inattendue pour l'Ardèche, où l'on est ma foi bien plus aimable qu'au Périgord. A gauche, village de Freyssenet, "un bijou !" - m'exclamai-je avec la discrétion d'une Castafiore.

    Église, vite. Suivi du regard par une quadragénaire peu amène et vachement desséchée sous son chignon. Je vois sur une porte une clé à breloque de plastique bleue, qu'il suffit de tourner (l'étourderie du gardien !) - photographie de l'autel d'une seule pièce, laissant la porte ouverte dans mon dos pour éviter toute interprétation de larcin. Pas d'orgue, nudité. Les deux fils Faure, les deux fils Ville, sont tombés au champ d'honneur, 8 morts pour ce petit village. Je ressors m'assoir sur un banc, refermant la clé oubliée par la dame au chignon. Son mari passe en contrebas d'un pas traînant pour héler un tracteur. Photographie de la mairie, avec son petit drapeau. Pendant ce temps l'épouse va et vient de chez elle au hangar à bois, pour bien me montrer à qui appartient tout ce coin de hameau.

    Je la salue poliment, l'obligeant à répondre, sévère, en pantalons, mais jadis, elle aurait porté un sarrau. Une porte en bois, plus loin, m'indique "Monmé, tabac, épicerie". Je n'ai toujours pas mangé. Je ne rentrerai chez moi qu'à 19h30, épuisé, raidi, disloqué. En traîne-savates, genoux bloqués, mollets en poteaux, et toujours à jeun, juste des mûres, dont j'ai souillé ma devanture.

    pop,art,visionnaire

    Achat d'un flan, enfin du frais, cherché l'Intermarché, revenu sur mes pas, tenté du stop, remonté fourbu, 1l 1/2 de Coca plus 4 produits laitiers à la vanille. Le front dans la main à mon balcon, la zone qui gronde en contrebas. La caissière asiatique à face plate, fascinante, m'a snobé. Le petit Zinedine est allé rapporter sa "surprise" bleue pour garçon ("Veux-tu me ramener ça où tu l'as pris ! Allez hop !") La plupart des gens sont bien disposés, pacifiques.

    Ce matin, monte en ville me vautrer sur deux bancs de métal vert face à face, écoutant Jérôme Savary. Privas ressemble à Gap par les reliefs qui l'entourent. Et la circulation intense a répondu à la désertification de l'arrière-pays. Je me souviens d'une mémère bien solide qui braillait à son interlocutrice en frisous, courbée sur son Caddie : "Pour payer les impôts, nous sommes là ! Mais pour ce qui est des services, on ne nous connaît pas ! - C'est vrai, madame l'ex-syndicaliste, c'est vrai, on se fait piétiner" – tandis que Jérôme à l'antenne trouve Sarko sympa comme individu, sa politique étant détestable. Je me demande quelle cible nos braves opposants vont bien pouvoir se dégoter une fois que Nicolas S. aura quitté le pouvoir – ah les niais ! Phares précoces dans le brouillard, hier je suis monté là-haut, sur ce coude de goudron alors surchauffé, nostalgie à 47€ la nuit. Profiter du dernier crépuscule à Privas. La piscine est fermée. Un chien aboie d'un ton grave à son propre écho. Que se disent-ils ? J'ai besoin de bien soigner et consoler ma femme. C'était bien, Privas, vous savez.

    J'étais déjà venu deux fois. Il y avait un auvent, une place déserte, un orage et la nuit tombante. Ou bien ailleurs. Plus loin, près de l'autre hôtel. A Millau non plus, à Rodez, Saint-Flour, vus en 76, avant l'informatique, avant. Frisquet sur le balcon, table en plastique, foules absentes, veilleuses qui s'allument, au revoir, prochain objectif Charleville, adieu Brocanteur.

     

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    Tout a commencé fort banalement, par un long trajet en bus, ma ville entière traversée en 35mn, sans émotion particulière, sans le moindre incident. Pas de Noir qui vous prenne à partie ni par les parties. Un train vers Paris sans histoire, la queue à Montparnasse pour un tiquet de métro : une fille très pâle et son mec à piercing, très pâle, dans une langue incompréhensible – esthonien ? islandais ? Puis la queue s'interrompt, l'employée tendant son ruban : "Désormais c'est fermé, voyez l'autre file." Que faire ? Couper "l'autre file" par le travers ? À quel endroit ? Nous nous résolvons à nous répartir près des points de vente automatique : "facile", disent-ils... pour ceux qui comprennent! "Nous ne rendons plus la monnaie", l'arnaque !

    Le temps perdu m'enlise la pensée, je compte les stations jusqu'à Gare de l'Est, sans même pouvoir profiter d'une excitation parisienne, m'inquiétant de mon retard. Voie 27, le Paris-Mézières, une fille qui dort avec une tronche grognonne de musaraigne aplatie, malgré son exaspération de me voir tournoyer puis m'abattre auprès d'elle (le temps de trier ce dont j'ai besoin). A mon arrivée, voyant la rareté en ce lundi de Pâques des bus "3" municipaux, je tente l'heure de traversée pedibus. Une mémé me baragouine Dieu sait quelle langue, iranien, portugais ? Je pars au pifomètre, sans plan, guidé mar mes seuls souvenirs d'internet. Mais tout est bien plus long ! Mézières s'étire lamentablement, premier pont, deuxième pont, l'avenue Carnot étire indûment ses numéros jusqu'à plus de 220.

    Enfin, à une station service (spectaculaire évasion de 480 talibans dit la radio je n'en suis pas le pompiste me fait la grâce de rire, je suis échevelé, fatigué). Première chambre pas prête, c'est le cas aussi pour un couple de vieilles gouines avec leur chatte "bonne voyageuse", car je m'en suis enquis pour faire l'aimable. Numéro 202. Le gérant ressemble à Fabien Burgot. Télévision. Zapping effréné. Un dimanche à la campagne, avec le merveilleux Louis Ducreux, mort peu après. Quand j'éteins, je n'ai plus pour me contenter ni force ni envie. Mais je me promène en zone industrielle, sous une longue rangée de réverbères. Dans la forêt adjacente, juste des craquements, une vaste tranquillité.

    Au bout d'un diverticule, un bâtiment plat derrière des camions de Z.I., "Chambres funéraires – Tonnelier". Je n'ose pousser la porte, un macchabée en pleine nuit ? Le lendemain soleil, un bol de cornflakes au lait, je reprends mes 4 kilomètres, un bus 3 me double, dont le chauffeur m'indique du doigt l'arrêt suivant, il m'attend porte ouverte, je galope à couper le souffle, redescends rue de Nouzonville, beau panorama de Meuse, Pointe du Moulin. Au large un pagayeur COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    pagaie à grands moulinets, 10h moins 10, les employés préparent l'ouverture, l'ancien Moulin abrite le Musée Rimbaud : ce ne sont que copies et photographies, le seul qui m'émeuve est le non moins tordu Camille Pelletan, qui se tripote un bâton d'un air farouche. Je tâche, à ce Coin de table, à me passionner. Le premier étage présente du Plossu. On ne s'appelle pas Plossu. Et ses clichés, en noir et blanc, se perdent au sein d'immenses marges encadrées. Tout relief se voit gommé, et les petits paysages ainsi étiquetés perdent toute puissance émotionnelle. Le catalogue, bien paginé, peut entraîner l'adhésion.

    Le deuxième étage présente encore moins d'intérêt si possible. Rien du tout n'en présente en fait. Et Plossu bat des records de banalité. Ce qui laisse libre cours à l'imagination bien sûr, mais cette paroi toute nue en laisse encore bien davantage. Et puis Rimbaud n'est pas mon poète. Trop sûr de lui, trop arrogant, grande gueule, sans manières. Sa poésie trop péremptoire. Dans sa maison quai de la Madeleine, des installations "à la page" masquant mal un vide intersidéral : oui, Rimbaud vivait là – et après ? Une double banquette, de la musique à partir de bruits, censée nous faire voyager. Dans une autre pièce, des extraits de poèmes balafrent le mur : c'est la chambre de notre poète.

    Rien que du conventionnel. Sauf au deuxième étage où retentissait la voix rauque d'un locuteur amharique, encore l'émotion demeura-t-elle bien rudimentaire. Mon souvenir amplifiera tout cela.

    Suite

    S'il n'y avait pas ce désir de repentance, de retour à la vraie Foi, jamais je n'écrirais. Il faut bien que je croie en quelque chose. Le mensonge mène à la banalité, qui mène au silence, et sans doute jamais ces paroles ici transcrites ne trouveront-elles de lecteur, puisqu'au moins trois ans passeront avant qu'elles ne soient imprimées. J'entends d'ici rire dans ce minable hôtel où se déchaînent les grosses rigolades et l'ivresse. Je viens de voir l'étrange dénouement auquel se livre l'adaptateur de Boule de suif. Pour ma part, je peine à raccorder les morceaux. C'est de mon plein gré que je me suis lancé dans ce parcours casse-gueule de la vérité. J'ai rencontré rue Dolet une Anne-Marie de mon âge, qui m'a demandé mon prénom.

    Elle m'a dit "Jai la diarrhée". Le flirt commençait bien. Tant elle se plaignait avec sa béquille que deux fois je l'ai embrassée, sa peau était d'une douceur satinée. Je n'aurais pu la secourir davantage, car il m'est venu à Bordeaux une vie et une famille. C'est par ici dans les Ardennes que COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    je me sens bien, parce que j'y ai des attaches spirituelles, à 15 km de la Belgique : mon père a vécu et souffert ici, "à l'E.P.S. de Mézières". Puis il a commencé sa carrière cahotante, empreinte de misère et de coups de gueule, toute baignée par la peur et ces préjugés sur la domination du mâle. C'est ici que j'ai dit à Evelyne Ferry "Tu commAnderas les jours pairs et moi les jours impairs". Nous étions à Mohon, dans une cité ouvrière peut-être disparue. Les femmes portent un précieux calice. Je lui disais, à cette Anne-Marie dont le prénom fut couvert par un passage de voiture, qu'à nos âges personne n'était plus libre.

    Mais au retour de mon expédition, comme une pluie perçante commençait à tomber, j'ai préféré prendre le bus, tandis que les passagers poursuivaient leurs conversations à l'intérieur, et plus jamais je ne repasserais au 22 rue Etienne Dolet, pendu et brûlé gros et gras l'an de grâce 1546. Je n'aurais pu soutenir toutes ces misères que les femmes traînent et qu'elles nous contraignent à soulager, car si mon père avait le préjugé de l'autorité mâle, je me trimballe pour ma part celui du chevalier blanc secoureur de la veuve et de l'orphelin. Déambulant tout doucement parmi mes battements de cœur, je suis remonté vers le musée des Ardennes, où j'ai gravi les quatre niveaux de la connaissance : depuis le petit casque enfantin du guerrier de La Tène jusqu'à Charles de Gonzague et au-delà.

    Il y avait une vieille érudite et son ami ou fils, déchiffrant une inscription sarcophagique : "Mais non, ce n'était pas un citoyen ! il portait un gentilice local, en -o ! " Je n'ai pas voulu me mêler à la conversation. Il ne m'a pas été loisible de côtoyer cette inscription étroitement chaînée d'une lettre à l'autre. Je me suis reposé devant la sombre reconstitution d'une apothicairerie du XVIIIe, les laissant à leur tour l'admirer. C'était aussi la première fois dans un musée que je voyais un Isaac tête sur le billot ouvrant la bouche de terreur dans un éclat de cri, bouche ouverte et circulaire en biais, semblant victime d'un éclatement de pierre accidentel. J'ai photographié maintes choses, des marionnettes du théâtre d'ombres de Java, recherchant à ma sortie ce fameux automate de la place W. Churchill : chaque heure présentant un spectacle différent.

    Or le ventre du bonhomme était resté bien derrière ses planches, et je ne vis aucun de ces tableaux qui se mouvaient aux heures justes. Ce n'est qu'ensuite que j'ai attaqué le Mont Olympe. Je ne me souvenais pas de ces broussailles. Il y avait pour mes dix ans un très beau parc bien taillé, avec des bancs de pierre. Et le sol était plat et non pas montueux. Au sommet, des villas de blaireaux conçues par un blaireau de promoteur de lotissement, comme à Clermont au sommet de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Chanturgue, réduisant l'Olympe à quelques jardins où l'on voyait déambuler de gros blaireaux en bermudas. Je suis revenu par la passerelle du moulin, croisant d'indifférents groupes de collégiens enfants. Ils avaient l'air ploucs et francs, loin des teigneux de mon Sud-Ouest par adoption. Puis j'ai tourné, à droite, à gauche, dans de très longues rues à l'est de Charleville, jusqu'à ce que, parvenu à l'extrémité d'uen rue de l'Eglise, je fusse parvenu aux dernières volées de cloches manuelles devant St-Rémi : une femme au sommet des marches donnait à ses connaissances un fascicule, j'entrai après elle.

    C'était bien du monde pour un mercredi à 14h 3, et bien noir. Des fleurs parcoururent en pots l'allée centrale, portées par de diligents employés. Un cliquetis m'avertit qu'on déposerait un cercueil sous le narthex, où se tenait le vieux curé avec ses enfants de chœur en surplis, dont une grande fille. Et lorsque le cercueil entra, légèrement soulevé de tête pour bien voir et être vu de Dieu, l'assistance instinctivement se leva, car c'est avec respect que les fils d'Adam voient entrer la mort et celui qui l'incarne sous le bois sans apprêt. C'est pourquoi je désapprouve les applaudissements sous les toits d'une église. Une photo sur les fascicules me montra une femme de 60 ans, je n'étais pas de la famille et m'étais mis au bout du rang pour m'esquiver.

    Alors s'élea le premier cantique : "N'aie pas peur et regarde le Christ qui t'ai-ai-meu-eu" – mon Dieu une voix de femme si pure et si juste pour brâmer de telles âneries si inférieures aux mystères qu'elle chante. L'Eglise en vérité râtisse large, et bas. Tandis que sans être vu je remontais vers la sortie, j'entendais les accents polonais du prêtre parler de Ida, que l'on accueillait ici au seuil de l'éternité, Ida Josef, veuve depuis 95, dont les œuvres étaient rappelées, continuant celles du mari. Elle avait un esprit d'aventure car elle connaissait quatre langues (polonais, français ; anglais et allemand je suppose, ou bien russe) – comme si des polyglottes ne pouvaient s'enfermer dans leurs langues au contraire.

    Mais aussi une messe des morts eût été trop fort pour moi qui perçois à présent, aux échos rapprochés de ma voix, que le fond du cul-de-sac est proche. Alors je m'aperçus que j'abordais la gare par le nord, et m'en fus quérir les horaires afin de pouvoir dire que j'aurais vu Givet. J'y vais pour la dernière fois. Je suis donc rentré par la ligne du 3, qui pilait sec aux feux, ne pouvant rien acheter moi-même au magasin de gros : "Les ventes aux particuliers ne seront pas acceptées". Voilà comment se termina ce jour où je suis parvenu, me gavant de jambons et bananes, de biais sur mon couvre-lit, tandis que défilaient les fades infos et deux films tirés de Maupassant, après Boule de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Suif Oncle Sosthène. En ce moment l'accomodation de mon œil se fait mal, et la paroi de droite bleu foncée s'approfondit en vide et vertige, si bien qu'il me semble écrire à côté d'un abîme, tel Pascal...

    Suite

    Attention : dernière soirée sous l'artificielle électricité de ma table restreinte d'hôtel. Ce matin, pénétré d'attente, 58 04 28, je me suis rendu sous la pluie fine au rendez-vous de la cybernétique. Débarqué Bd Jean-Jaurès, j'ai rejoint mon trentagénaire aimable et direct selon lequel rien n'était enregistré. Toujours sa musique de bastringue en sourdine en boucle. Branché sur la 18, j'ai eu la surprise (fausse) de ne rencontrer aucun message de Seconde Epouse, qui joue l'offensée que je m'amuse seul. Ou bien qui se laisse brimer. Mon blog paraît et disparaît au gré des interprétations de code. Et je me retrouvre à 5mn du départ en gare : quai 5, je l'attrape.

    Carte en main du doigt de Givet. Je suis les ponts, reçois un message de Schulmann. Je lis "Fonderies Collignon", de même qu'à Givet se trouvent les usines Schulmann. Je m'enthousiasme sur le gris de la Meuse picoré de lourdes gouttes orageuses, car ici, c'est mon pays, c'est ma vallée, avec les siècles qui m'ont formé, avec mon père, avec ma mère : cela remonte jusque dans les Vosges, et le Périgord, toutes les splendeurs dorées du Pourpre, du Noir ou du Vert, ne feront pas que je ne préfère la rudesse du sanglier ardennais ou des côtes de Meuse. Le Sud-Ouest est un autre peuple, où je me suis fait à l'exil, au putaing-cong et à l'humanisme souriant : que voulez-vous, plus une guerre depuis les Religions, cela vous ramollit un peuple.

    Ici nous avons eu de rudes combats, aux frontières, à la marge – vous autres les Putaingcongs vous restez décentrés, en marge, sans poids réel, cuvant dans votre moût de ving... Et c'est ainsi qu'entrevoyant, par dessus les brouillards, les Quatre Fils Aymond et autres "Roche à 7h", je parviens à Givet, moins beau que Boigny ou Monthermé, mais doigt tendu au cul de la Belgique par où défilent les invasions. La Belgique ici est partout, à l'ouest : 3 km, autant au nord, autant à l'est. Un fort énorme domine la ville, que je contourne d'abord puis manque manquer, tournant le dos à ce pont qui fièrement s'appelle "Pont des Américains". Il n'y a rien à Givet. C'est là, et c'est tout.

    Dans son cul-de-sac visité par des bus belges aux regards ahuris, traqués, ceux des chauffeurs wallons qui serrent les fesses en terre étrangère : venus de Heer, de Bauraing, de Pte Doiche. Privé. "On peut prier sans avoir la foi, mais il faut prier pour avoir la foi." Je savais bien COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    que l'homme fabriquait Dieu, comme les balancis des déités hindous créait l'efficacité des vœux prononcés sur cette nacelle. L'homme fait le Dieu, qui fait l'homme, matière et antimatière et physique quantique et de cheval. Eros-Antéros, toute la clique, alors je prie, je demande à saint Hilaire, à la basilique sur l'autre rive. Et je prends bien garde à mon cœur, doublé par les camions. "Fromelennes, c'est bien par là ? -Oui, allez-y, pas de souci" me renseigne un grand gros en tenue de jardin. Sur le chemin (très long, Givet se prolongeant sans s'interrompre) j'aurais bien chipé quelque mignon nain mal scellé peut-être, et jouant tête baissée et regard en dessous des villanelles sur un rebec, ou un luth.

    Et je monte en tournant par dessus le cimetière. Des chalets sont là (mon prétexte étant les grottes de Nichet : mais les deux gouines incorrectes poursuivant leur conversation avec Dieu sait quel "fond d'œil" ophtalmique me dissuadent d'explorer ces cavités, 150 marches à monter, 45mn de visite (or je ne veux à aucun prix manquer le dernier train) : "Mon cœur n'y résistera pas ! Servez-moi tout de suite un Coca en terrasse". Il y a là sur des tables en bois formant corps avec leurs bancs une tripotée de sacs à dos gardés par deux Flamands flaminguants, et voici que surgissent 30 garçons et filles, tous néerlandophones, mais comprenant les restrictions de la guide française : le groupe aurait traîné, car trop nombreux dans de petites salles, et il faudra que tous reviennent s'ils le souhaitent avec leurs parents, mais ce sera plus cher.

    Je suis émerveillé d'entendre ces beaux et belles jeunes gens de 13 ou 14 ans s'exprimer, même l'Asiatique, en chantant flamand, ce merveilleux assemblage de longues et de brèves sculptant les phonèmes, au point que l'un de mes lointains Gascons ne rêvait de rien tant que d'épouser une fille de Flandres. Ces Flamands-ci n'avaient pas l'air vrai. Ils ressemblaient, avec leur naturel en langue, pressentie mais non comprise, à mes disciples autrichiens de Vienne. Quelle beauté, quelle plénitude et sûreté de soi en ces filles que ne brimaient plus désormais ni coutumes ni complexes et n'avaient plus besoin ni de moi ni d'hommes, alors que c'est tout le contraire pour les garçons, eux aussi fièrement campés et jargonnants.

    Ils s'en allèrent emportant leurs sacs sur le dos, éphémèrement remplacés par de vieux parents à petite fille tenant la pose pour faire photographier sa joliesse. À peine eus-je tourné les talons après mes adieux aux "surtons" (mais qu'est-ce ?) qu'une averse m'atteignit à travers les branches gouttantes. Et je m'esbaudissais en lançant des jurons , jusqu'à ce que, reparvenu à Fromelennes, je m'aperçusse que la pluie redoublait comme un David en fin de troisième, que les COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    éclairs se formaient à l'improviste à moins de 5 et 3 mètres de moi, inconscien fataliste. Si j'avais levé le bras j'étais mort. Un homme s'arrêta pour me charrier, car je faisais du stop sous les litres d'eau malgré mon grand âge. Il m'emmena charitablement jusqu'à la tahana hamerkazit, ne sachant si, comme je le disais, "Dieu le [lui] rendra[it]", et je séchai, j'envoyai un message à David sur le vieil orage et le compatissant chauffeur m'ayant tiré du milieu des vagues : "Reviens en entier et vivant", pourquoi faut-il que celui-là m'aime bien, je ne comprendrai jamais rien. Givet-Mézières fut égayé par une petite fille de moins de deux ans qui babillait sans savoir parler tandis que sa mère déversait sur sa tête une montagne bienfaitrice d'amour, inquiète de déranger ou d'être ridicule, mon regard aigre ayant dû se détourner pour ne pas imposer les ravages de ses préjugés : cette lère était aussi fatigante qu'un métier.

    Alors, tout titubant et trempé à côté d'un jeune Beur puant, je descendis à Roule-Couture afin d'acheter ce qu'il ne faut pas pour mon ventre, pâte d'amande à la chimie, plus bananes. J'en suis donc là après lecture de Fumaroli qui me décrit le branle vibratoire du monde, entre vrai et toc, s'imaginant dénoncer l'impérialisme américain alors qu'il ne fait qu'exposer son enthousiasme désespéré pour ce qui est, qui fut et qui sera...

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    Journal de boyatché. L'aller fut sans histoire. Des filles en pagaïe. Ça se renouvelle. Toutes belles, décidées, se défendant. Coup d'œil venimeux de la première, qui se juge mieux habillée. Un sexe puant de tabac revient des chiottes la queue entre les dents : "Excusez-moi madame, vous ocupez ma place." La nouvelle venue se tire. À côté de moi, une fillasse blondasse pas très épanouie parle à son papa, à sa maman, pour qu'on vienne la chercher à telle heure 50. C'est la loco de Pamiers, cette foix, que l'employée de Mérignac s'obstinait à prononcer "palmier" à travers l'hygiaphone. Chauffeur insolent, blasé, qui a le privilège de voir La Tour de Carol en terminus tous les jours.

    Il doit en avoir marre de la Tour de Carol. Dans le secteur se trouve un tunnel spiralé qui repasse en dessous de lui-même. Jamais vu. Des filles rouspètent pour devoir acheter ou composter leurs billets "au guichet". Pour moi, "je n'ai pas le choix", me répète le chauffeur. "Vous n'avez pas le choix ?" ("Oui, je passe devant le Campanile, mais je ne peux pas vous arrêter"). Résultat des courses, je me farcis 3 km à pied avec la valise à tirette. Des filles me demandent l'horaire de la navette. La balayeuse quinqua-sexa répond qu' "ils" ont supprimé le service ; il ne faut habiter l'Ariège qu'en saison touristique ! Des adolescentes insolentes, grossières, mâche-gommes : impossible d'aimer romantique.

    Les parents viennent aussi les prendre, c'eût été de mauvais goût de mendier une place près de papa-maman. Alors je tire ma valichotte. En plein cagnard, 35°. Le petit vieux poussif s'arrête souvent, dans les liserés d'ombre. Une voiture le dépasse en criant "...go......" - ils ont gueulé par la portière "escargooooot !..." Je salue de la main tant d'humour. J'envisage une maladie grave par insolation. "Je n'ai pas pu lire jusqu'au bout : trop de narcissisme" – prof d'espagnol, je t'emmerde. Achat, justement, de brugnons d'Espagne. "Où est le Campanile ? - Après le camping." Décevant panneau : "Camping", pas encore "Campanile". Assis à l'ombre pour manger les nectarines et les biscuits, en écoutant France-Cul sur le transistor d'un autre âge.

    Il paraît que si si, le chimpanzé possède non seulement commme les autres bêtes une conscience de l'environnement, de ce qui est bon ou mauvais pour lui, mais aussi la conscience de soi : on lui fout une tache blanche sur la gueule, on la lui montre dans un miroir ; il essaye de se l'enlever, donc il a conscience de soi. CQFD. L'histoire ne dit pas s'il s'est frotté du côté gauche ou droit. Et enfin, le Campanile. Mme Véronique Pierre m'accueille ! On m'a compté 6 petits déjeuners à 9 € : "Je ne reste que 3 jours, mais je suis seul !" De plus, ne pas boire l'eau du robinet. Il m'est COLLIGNON ITINERANCES 32

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    donné une bouteille gratuite, bien glacée, mais je peux me doucher. "Depuis le 26 mai, nous avons du ("chlorydrate phosphaté ?") dans la nappe phréatique ! - Non non, sans façons, merci ! - Alors on est très, très content !" La dame est très polie, elle a ri à mes plaisanteries de voyageur, elle a vécu à St-André-de-Cubzac, ce dont je n'ai rien à foutre. C'est difficile, la réciprocité. Une fois tournée chez moi la clé en plastoque, je me mets plus nu qu'un Strauss-Kahn, je disperse tout ce que je peux partout partout, et je m'étends, côté gauche, côté droit, sur le dos, variant le nombre d'oreillers, engloutissant l'eau fraîche.

    Puis l'ennui venant plus ou moins, j'ai consulté mon emploi du temps : je devais travailler sur clé USB, donc, à la recherche DU cybercafé de Foix.Ni chez les téléphones portables, ni chez Orange, ni chez Nokia qui me voit arriver portable en main et s'imagine que je viens le recharger. Juste déambuler dans les rues surchauffées de la cité, après le Pont Vieux, en remontant vers St-Volusien, prétendu martyr d'Alaric II en 488 et des poussières (le n° I s'est emparé de Rome en 410). Une bouffée de moisissure et d'encens femelle remonte de l'antre ultrafrais, en bas des trois marches intérieures. Du coup, j'en prie... Je formule des souhaits à tout hasard. Seigneur, faites que vous existiez.

    Sinon, cela ne fait toujours pas de mal de croire en sa nature de poussière d'étoiles, de se représenter le mystère "qui- nous-entoure-et-nous-constitue" ; d'appeler ça Dieu et de l'affubler d'amour et d'autres oripeaux puisqu'il faut bien que le Tout cohère, cher Latécoère, la danse des éléctrons, la loi de gravité, attirances et répulsions, donc Dieu existe et m'aime très fort, CQFD, bis. Ensuite, il serait excessif de reconstituer tous mes détours de rues : je finis par les plus larges, remontant vers le château qui domine l'esplanade, avec ses touristes slaves et sa fontaine ("Eau non potable – Ne pas boire" pour les obtus, mais on m'a épargné DO NOT DRINK). Visiter le château demain.

    Rajustement de la pile de téléphone. Positionnement de la pellicule dans le réservoir argentique. Plaisanteries de clients, "entre hommes", sur la coupe "ticket de métro", le peu de poil que tolère le mâle après l' "épilation du maillot". Je règle – ah ! ah ! ah ! - et je m'en vais. Foix. Pluie. Sidoine.

    Et quand j'eus passé le Pont Nouveau, une sonnerie se déclencha dans ma poche : c'était l'ombrageuse et toute simple Z., peu avant 19h, de son travail : "Je te dérange ? - Non, je marchais (...) - Tu me commentes ta visite comme s'il s'agissait d'un match de foot. - C'est parce que je te parle en marchant." J'étais enthousiasmé, bien sûr, comme d'habitude, fort peu, mais sur un ton outré. Je l'entendais répondre à mes exaltations par ces monosyllabes où se montre la jouissance morale, de n'être pas méconnue, voire aimée. Pourrais-je soutenir ce rythme ? Puis elle me rappelle. Tout me semble perçu à travers ce voile de la soixantaine dont parle Goncourt. Je suis rentré chez moi par la case supermarché, où l'on me renvoya peser mes fruits : quelle poésie ! Je répondis, assis sur les dernières marches descendantes du Phoebus, où l'entrée était interdite "en cas d'ivresse manifeste".

    Tant d'aventures en vérité, en si peu de jours ? Z., comprendras-tu que je vis dans ma tête, exclusivement, incapable de vivre ou de salir mes mains ? Toujours éliminer, toujours vexer ! L'itinéraire du retour va d'un repère à l'autre, et s'en trouve pour ainsi dire raccourci. Le mardi matin, je longe en hurlant la nationale qui me lâche dans le dos les pires camions frôleurs, l'écoulement océanique des moteurs. Je chante des obscénités en italien, français, djoungo. Pour aujourd'hui, c'est le château. Ne pas oublier de se reposer à intervalles réguliers. Lacets internes du territoire castellacien, tendeur de pelouse au profil masqué, petits coups de faucheuse rageuse. L'herbe coupée sent bon, j'en paie le parfum par les douleurs d'oreilles. La visite guidée et déjà commencée. Je la rejoins salle des chapiteaux. Le guide ressemble à mes anciens élèves avec 5 ans de plus. Il est compétent, ou bien récite tout par cœur, en prononçant "les-z-hallebardes". Sous les vitrines les armures comme neuves, et même un chanfrein (de ch'val, of hourse). Avant de quitter mon quart de visite, j'offre 2€ à ce jeune étudiant paysan, qui n'ose se poster à la sortie pour quémander, tournant le dos. Puis je me hisse par le colimaçon. Redescendu, claqué mais content, j'erre dans des rues qui se ressemblent de ville en ville, les yeux en l'air, le pas lent, les épaules voûtées.

    Se présentent à mon seuil, au Campanile, deux femmes de ménage, une Noire en chair, une blonde chafouine Ah mince il y a quelqu'un – Laissez comme cela, videz-moi non pas les couilles mais les poubelles – Vous êtes sûr ? C'est très gentil monsieur merci beaucoup. Vous ne voulez pas de (sachets pour le) thé, (le) café ? Nous échangeons quelques mots sur le temps qui "va péter, c'est sûr", allons, ma grandeur s'est bien comportée envers le peuple... Le soir, après les siestes, coup de téléphone, cette fois de Françoise. Elle s'est cisaillé le pied sur sa débroussailleuse, tombant de son tracteur ; un orteil coupé, le pouce sous broche, douleurs et perte de sang, trajet vers l'hôpital des Quatre Pavillons, Robert klaxonnant à tout va, les "pisseuses" surtout ne laissant pas passer, puis à Pellegrin, vétuste.

    Depuis ce lundi, examens, prises de sang, perfusions... Je lui dis que j'aurais préféré une brouille passagère à cet accident matériel : C'est vrai ? - Oui ; dans une brouille, on peut toujours se rabibocher. Tandis que là.... Je me fais développer les détails, apprends qu'elle a enfin trouvé une chambre individuelle, pour cause d'incompatibilité de choix télévisuels. Une femme ordinaire, dit-elle. Je suis très content quand elle raccroche, car j'ai surmonté mon naturel égoïste et féroce. "Soyez naturels", qu'ils disent... Surtout pas ! Je rappelle : on est sur ma main ! (perfusion, sans doute) – Je peux le dire à Anne ? - Comme tu veux, tu es libre ! Anne s'est exclamée. Du coup, je n'ai même pas eu l'idée de savoir si c'était le pied gauche ou droit. Le soir, chute de brume. Je gagne Labarre, son barrage hydrolélectrique interdit, ses camions frôleurs et le bord de l'Ariège redevenu torrent. Ce soir, "Les Keufs" de Balasko(vitch), médiocre scénario incrédible où la vedette metteuse en scène essaye d'éclipser une magnifique Arabe prostituée, mais elle-même, Josiane, irrémédiable laideur étudiée, en cheveux carotte.

    Le drame est qu'elle s'imagine "faire" vulgaire, alors qu'elle est vulgaire. Et ses émois vaginaux avec un gros nègre me laissent froids. Alors j'éteins, et je ne peux plus rien faire vu mon âge. Le lendemain 29, saints Pierre et Paul, ayant vu sur la carte que St Jean de Verges était proche, je m'y rends à pied, profitant d'un interminable défilé de véhicules grouillants, gagnant enfin deux rangées de cahutes que troue en permanence un serpent d'automobiles, autocars et camions, qui doivent participer aux charmes de la vie locale. J'ai poussé jusqu'à la poste, indiquée par un boulanger livreur. Fermé le mercredi – Pourquoi ? personne n'a donc besoin de poste le mercredi ? Traversée en biais du cimetière, tâchant d'accrocher ces portraits qui prouvent par l'image et par leurs regards chargés de choses inconnues l'étude de Barthes sur la fonction essentiellement funèbre de la photographie. Je pense à ce banal énergumène qui se filme en permanence toutes les 30 secondes afin de se rendre immortel pour ses descendants. Il transforme sa vie en corvée mortuaire. Je photographie donc l'église romane, étroite et pure dehors et dedans. C'est à Saint-Jean de Verges que Raymond-Bernard II, comte de Toulouse, se soumit en 1229 au roi de France, et je l'ai lu en occitan ; c'est pourquoi sans doute le souverain d'alors (Louis IX) n'est pas mentionné. Se déclenche sous la nef un éclairage direct et indirect, qui use beaucoup d'électricité (je reviens sur mes pas, j'appuie, suite de la minuterie).

    Ne pas sortir de paragraphe convenu sur la supériorité ou non du roman pour contenir Dieu, ne plus mentionner le vide existant au sein des campagnes françaises où le moindre village ou sanctuaire pouvait aussi bien servir de cache aux évènements les plus importants (paix du Fleix en 1575 ?) Et je repars, à Vergès, comme l'avocat, commune de Crampagna, Crapougna, ce qui ruine tout jeu de mots sur les verges. Les premiers kilomètres sont difficiles, car le rebord herbu ne sert qu'à se tordre les pieds, je m'arrête donc sitôt que survient une voiture en face. "Il n'y a rien d'autre dans ces pages que les réflexions d'un homme ordinaire sur ce qu'il vit, ou bien lit" – sentence rêche comme un pubis d'étudiante bien frottée de Faculté.

    Mais que voulez-vous donc, jeune sotte, que ce soit ? Me faudrait-il donc m'efforcer, ou posséder Dieu sait quel génie, pour survivre ? Avant de parvenir à Vernajoul, je vois un autobus scolaire effectuer un demi-tour en Y bien serré. Vernajoul ? des noms de rues ressuscitant des vieux lieux-dits, des gens qui vivent là. Et moi-même bouffant un fruit sur un banc "Place de la Mairie", ce qui fait plus sain que de Gaulle ou Jeanne d'Arc. Je prends en photo, outre une abside obligatoire, deux poteaux modernes reliés par des rubans. Je traverse des petutes gorges. Rien à signaler. Le château de Foix se profile, c'est beau, etc. Sur mon carnet, je lis : "Trouvé petit hôtel pas plus cher, avec petit-déjeuner à 6€ au lieu de 9." La prochaine fois, ne rien réserver, débarquer. Comme à Moulins. Tandis que je fais mes courses à Foix, un SMS de Sonia : David est reçu. Je tape : "Bravo ! David superstar !" Sur quoi il me rappelle.

    Je suis en public, les "chalom" et "sur la Torah" pleuvent, David bafouille de joie, me redétaille ses stress, puis je raccroche, il appelait, il dépensait. Dans la mesure où je peux être ému, je ressens de la joie, la communique à ma femme par téléphone, me mets à bouffer, dors, tout le processus habituel. Vois un film sur le Baron Rouge, mal interprété par un petit blondinet aux yeux de furet. Bien germanique, et je me réjouis : pour une fois, nous voyons les souffrances de l'armée allemande. Peu importe le but de la guerre, l'empereur Guillaume II ramène ses moustaches en crocs. Mais notre héros émet des doutes sur la victoire. Il fonce au milieu des escadres ennemies, de nuit : "On n'attaque pas de nuit".

    Eh bien si. Outré, le Kichthofen. Ses camarades meurent, dont Voss, qui avait oublié son bonnet fétiche. Le héros se retrouve à l'hôpital, à St-Niklaas (Belgique). Très, très peu de documents sur l'occupation allemande en ce pays. Mais j'aimerais que les Allemands gagnent. Ce que c'est que le changement de perspective ! Et cette atmosphère d'Ernst Jünger, d'Iliade, où la guerre est présentée comme un face-à-face salutaire et purgatif avec la mort, et l'expression la plus forte de la condition humaine ! Or Maupassant régla son compte à Moltke : des soldats crétins tirant sur des chiens et des vaches pour tester les performances de leur arme. Stupidité meurtrière. Et quand le héros meurt, par ellipse, et que la fiancée belge et chaste se recueille sur sa tombe, je me contente d'avoir assisté à la démonstration de l'imagination humaine.

    Petite sortie nocturne dans le parc du lac, ultrapropice à toute agression avant dissimulation de cadavre, comme pour toute joggeuse. Puis second film, où j'accroche tout de suite en raison de Bruel, Benguigui-le-Souffrant, de son frère Elbaz ("David"), et de toute une brochette de juifs richissimes (tant mieux, tant mieux) : chacun défend ses frères, Gitans contre Feujs, Michel Aumont joue les salauds; enlèvement, rançons, massacre des kidnappeurs après un achat d'armes chez les crouilles, musique pathétique : Les 5 doigts de la main. Tu connais l'histoire du gars qui avait 5 bites ? ...eh bien son slip lui allait comme un gant. C'est beau l'imagination. Même avec Bruel. Moi je l'aime bien ce mec.

    Et j'éteins. Après une rafale de pubs répétitives sur les numéros porno. Putain j'ai dû en rater un sur l'autre chaîne. Ne m'en remettrai jamais. Aujourd'hui 30, c'est le grand jour : départ, définitif, car, qui revient sur ses pas dans sa 67e année ? Alors je range bien tout. Auparavant shampoing, dernier petit-déjeuner à 9€ bande de sauvages. La responsable est un petit taureau frisé bien replet bien moche plus lesbien tu meurs. Elle parle volontiers au couple de vieux touristes hétéro, leur vante maints sites où je n'irai plus, dépourvu de voiture comme je suis. Mais quand c'est mon tour, elle montre de la distance. Je lui dis pourtant que j'ai pris quelques jours de congés conjugaux, ma femme faisant toute une histoire si elle n'a pas pour elle notre unique voiture. Elle écourte, apparemment c'est que je ne regarde pas dans les yeux, que je souris en fer à cheval, qu'on sent l'hostilité, la méfiance envers les femmes moches, et ces gens-là, qui travaillent dans la clientèle, possèdent un sens infaillible du contact ou non : elle sent parfaitement, la taurillonne, que je me force.

    Alors je paye plein pot, car il y a les taxes, aussi. Sans regrets, je preprends la route vers le centre, avec les roulettes en bruit accompagnant. Aucun de mes pas ne sera plus refait sur ce tronçon Labarre-Foix, voici la gare au bout de sa "rue des Marbrulires". Dans la cour j'entends des jeunes gens expliquer à des jeunes filles qu'à Luchon tout le monde passe la frontière espagnole pour les cigarettes. J'entendrai d'autres conversations, d'un jeune homme instruisant des jeunes Canadiennes, d'une femme consolant une magnifique Turque voilée, de sa peine de cœur voilée. Je pense que je vais découvrir la douceur, la sincérité, la fraternité de tous les rapports humains, juste au moment où tout va finir, de même que j'ai enfin compris l'amour des femmes à l'âge où rien ne peut plus aller dans l'exaltation des sens. Amen. Le train fonce à vitesse effrayante, afin de rattraper trois quart d'heure de retard.

    Ne risque pas nos vies, conducteur.

     

     

  • Humeurs cérébrales

     

     

     

    C O L L I G N O N

     

    H U M E U R S

     

    C É R É B R A L E S

     

     

    ÉDITIONS DE LA MERDE EN BOÎTE

    Collection de la Couille Pendante

    À la fin du deuxième millénaire, une radio libre associative nommée

    LA CLEF DES ONDES

    diffusait à Bordeaux une émission tardive, que ses fondateurs avaient appelées

    "HUMEURS CÈRÈBRALES"

    Ce titre n'est donc pas de moi, et si la radio existe toujours, l'émission a disparu. Ils étaient jeunes, et je frisais la cinquantaine passée. Ils ont disparu dans la nature, et moi, je suis resté. Qu'ils soient ici remerciés pour m'avoir accueilli, pour avoir accepté de joindre aux leurs mes propres élucubrations, ici rajeunies de vingt ans, et que vie leur soit rendue.

     

     

    COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    LE FIS ET VARIA 2

     

     

     

    Curieux. Ce soir, dès le premier soir, je n'ai pas envie de "faire comique". J'apprends à la radio – que n'apprend-on pas à la radio – que des dizaines de condamnés avaient été massacrés par leurs gardes, en Algérie. Des intégristes. Je n'arrive pas à m'attrister. Ni tragique, ni comique. On a massacré des huîtres, hermétiques à l'homme, là-bas de l'autre côté de la mer. Des nazisont été à leur tour liquidés.

    Pauve Bousquet planqué dans les couvents,

    Brillante et généreuse Église catholique.

    On me dit qu'il y a des nazis modérés – où çà ?

    ...Les femmes sont les juifs du Djihad algérien

    Qu'ils foutraient dans des camps, avec droit de cuissage

    Chacune dans son camp personnel, la cuisine -

    - veinardes : un camp pour chaque femme avec tout le confort

    pour leur apprendre un peu ce que sont de vraies femmes

    et qu'elles s'estiment encore heureuses :elles ne sont pas encore excisées – mais pour peu qu'elle insistent, on le leur fera, le petit coup de rasoir.

    Il y a des cinéastes assez cons pour regretter les harems – pourquoi, tu veux faire eunuque ? ...et des gens bien intentionnés instituent la Journée de la Femme, ou des Femmes, ou des Droits des Femmes, au choix, le restant de l'année, pas de problème. Une journée des hommes ça ne serait pas mal non plus, des juifs, des pédés, des pédés juifs, bossus, rouquins, plus, courant septembre, une pleine semaine des amateurs de girolles. Quant aux femmes algérienes, qui ont des couilles au cul même si c'est pas toujours les mêmes eût dit Clemenceau, elles ont érigé (on aura tout vu) un Tribunal, pour juger "symboliquement" (pourquoi ?) les intégristes pour crimes contre l'humanité.

    Allez les femmes.

    Ce qui me rappelle ces cours de planning familial donnés à des Tunisiens : ils auraient gardé la boîte à pilules, et ils en donné à leurs femmes quand il auraient voulu. Tout compris, on vous dit – un peu plus drôle, maintenant : un meurtre de Comorien à Marseille par des colleurs d'affiches du FN : ça n'a pas fait baisser d'un poil le pourcentage des lepénistes : les noirs ça se reproduit comme des lapins. Total quand le 626 Yemenia s'est planté en mer, je n'ai pensé qu'aux morts - nous avons COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    LE FIS ET VARIA 3

     

     

     

    Roger à l'instant au téléphone, il ne trouve pas ça drôle non plus. Fais gaffe Roger, avec ta grosse barbe t'as plus la gueule d'un Blanc. Je n'arrive toujours pas à décoller. Je reste sur les barbus fusillés à ravers les barreaux ou en course poursuite dans les couloirs de dos ou de face en criant Allah hou akbar comme on gueule Heil Hitler, ou sur les SA massacrés à la mitraillette en pleine gueule de bois juste avant la branlette de 6h 18.

    Ces coulées de sang sur les murs quel gaspillage. Et je n'ai pas de pitié pour les membres du FIS ? (Front Islamiste du Salut). Tiens, à propos de partouze homo, après Oradour, les SS (dont un bon nombre d'Alsaciens – voulez-vous bien vous taire) se sont enculés par paquets dans le fumet de la viande grillée. Je m'en voudrais de finir sans la petite note de gaieté: au XVIe siècle on avait tellement brûlé de sorcières qu'il ne restait plus que les ours à baiser ? Salopes dès le plus jeune âge, halte-là – halte-là – les montagnards – on s'arrête, on s'ankylose les zygomatiques, astiquez vos pavés ça peut resservir, pourvu que je me sois garé du bonc ôté, je me casse j'ai des haricots sur le feu.

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    JE M'FOUS D'TOUT 17 03 2042

     

     

    Je m'fous d'tout. C'est l'âge. N'atttend pas le nombre des années. La campagne me rase. La présidentielle, s'entend. J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Et Turin donc. Ils disent tous la même chose. Avec d'autres gueules, mais la même chose. Sauf JMLP (Le Pen) et PDV (de Villiers) qui tranchent , quelle reluisance...

    La Fontaine ce soir à Tublure de Couillons – Bouillon de culture. Rien Mahfoud, ma meuf enregistre. Il y a les célibataires qu pleurent après leurs fesses et leurs queues, j'm'en fous, j'ai bobone à la maison j'vous dit, même qu'elle n'aura pas préparé la bouffe, j'm'en fous j'ai le frigo plein, non c'est pas ma femme.

    On vient de trucider deux soeurs, sept et deux font neuf, j'm'en fous c'est en Algérie je vis en France mais j'en cause quand même dans le poste faites passez je me colle un voile sur le visage – la honte- non – sa nostalgie.

    Tapez sur l'Église le cadavre bouge encore elle finira bien par crever vouslui faites bien de la pub. Je cracherais bien sur le gouvernement mais j'ai la bouche sèche et je bave du miel pensez à moi pour le renouvellement Secrétaire d'État au Latin dès la Maternelle je commencerais par virer lesconlègues en comparaison Castro est un enfant de chœur, tous ces cons de la Salle des Profs qui m'ont tenu à l'écart 10 ans 120 mois 520 jours à la file parce que je dis MERDE à chaque phrase et TROUDUC et PUTAING CONG aussi même que l'un d'eux aussi m'a dit "Coco, tu seras invité chez moi le jour où il y aura les chiottes au milieu du salon" je suis resté coi comme une vieille nouille, et voilà seulement que je pense à la réponse : T'auras qu'à y faire ton entrée. Joubert, prof d'allemand.

    Bref si que je serais quelqu'un niveau ministère, vice-sous-chef de bureau adjoint-auxiliaire en stage, qu'est-ce que je serais heureux. J'ai bonne mine de gueuler contre le ministre. Se foutre de tout je vous dis. Et je gueule aussi contre la pub à la télé – la publicité vous rend cons, la publicité vous prend pour des cons, c'est du Cavanna, mais si on m'offrait ne serait-ce qu'un minute, entre les putes Panzani et les Tampax cramp shaft incorporated (vilebrequin, pour les ploucs) je te ferais péter l'audimat à moi seul tellement que je suis

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    JE M'FOUS D'TOUT 17 03 2042

     

     

     

    excellent et modeste c'est par où les caméra, projo nom de Dieu encore lui – j'ai bonne mine de râler contre la télé. Je me fais vieux je m'gratte la tête fais gaffe pépé y a ton scalp qui se détache, dis pépé c'est vrai qu'on peut mourir de la grippe, pépé c'est quoi l'incontinence urinaire tourne-toi morveux que je t'explique, j'ai vu mon père pisser dans la cuisine en la prenant pour les chiottes, je l'ai vu tout macchabée tout raide je touche son front v'là les pieds qui bougent droits dans l'alignement – tu nous gonfles on t'a dit "des coups de gueule" c'est pas un sujet ça, on gueule pas contre la mort voilà c'est fait, coucouche pépé papattes en rond c'est l'heure du frigo plein et de bobonne à remplir enfin si peu, ça ira mieux demain Messie Messie dit Jésus – ça se passe en région parisienne, y a un chiraquien qui dit "2 à 3% de Français sont fondamentalement racistes et xénophobes, le reste c'est juste des gens qui craignent la montée de l'immigration et de l'insécurité" le reste c'est 97 à 98% non ? Tiens y fait pas chaud d'un seul coup.

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    J'AI PERDU QUATRE-VINGTS BALLES 6

     

     

    Le bourge, c'est un gonze qui débarque en émission contestataire avec sa cravae et qui vous explique toutes les conneries à ne pas faire parce qu'il les a faites lui-même, Le Hussard sur le doigt par exemple. Le découpage, d'autre part, pourrait être autre chose qu'une succession de chocs ? Un mouvement sur la droite en lumière, sur la gauche en sombre. Un passage silencieux, un passage vachement bruyant, on s'attend tellement à être surpris on n'est plus surpris du tout. Et une scène de bagarre, il faut toujours une scène de bagarre coco. Voilà voilà tout de suite, cinq conre un, dix contre un, vingt contre un, toujours vainqueur blessé au bras – et s'il vous plaît, monsieur Rappeneau, les personnages pourraient-ils s'exprimer autrement qu'en crachant de la mitraille et bouger autrement qu'en se lançant tous les membres dans tous les sens comme une fatma sur une grille à gégène ?

    Et toujours, enfermés-libérés, enfermés-libérés. Et toujours la belle gueule de bellâtre du bellâtre Martinez, qui rit quand il ne baise, qui joue de plus en plus mal, qui connaît trois grimaces et qui s'y tient ? Oui, les beaux paysages desAlpes du Sud ; oui,le son omniprésent; oui,la lâcheté des foules, oui, le chat, oui, le toit – comme dans le roman, trop court, la séquence du toit : une femme survient dans l'intrigue, et tout est foutu. Il en fallait bien une pour qu'on la voie nue, se faisant frictionner devant le feu, seul instant d'émotion à 5mn de la fin. Le reste est beau, se laisse voir. Bon, allez-y, c'est mal foutu, comme le roman d'ailleurs, mais on trouve de quoi se rattraper.

    Pour Lancelot, il n'y a rien, rien, rien. Relisez plutôt un vieux Kit Carson ou un vieux Blek le Roc... Donc, n'allez pas voir Lancelot du Lac. Vous vous y feréch. Ça n'a pas le droit de s'appeler Lancelot du Lac. D'abord c'est Richard Gere, avec son nez à dépuceler des gouines. Lutteur de foire, carrément : "Avec qui voulez-vous lutter ? le pédé gominé ou le petit nain jaunâtre avec une grosse queue ?" Ce n'est pas parce que le film est américain qu'il est mauvais. Il y a de bons films américains. Cendrillon. Mais trop con c'est trop con. Leur Lancelot pourrait être n'importe quel dézingueur d'un Moyen Âge de pacotille. Le massacre d'un village, c'est bien peu de chose.

    Si vous voulez voir du vrai massacre, revoyez Conan le Barbare. Ça c'est de la COLLIGNON HUMEURS C É R É B R A L E S 7

    J'AI PERDU QUATRE-VINGTS BALLES

     

     

     

    tripaille. Et voici la reine Guenièvre. L'air conne et la vue basse. Tête à claques de couverture de magazines. Scène de séduction. Coup d'œil appuyé du mâle quatre cents grammes de bite faut-il vous l'envelopper? ...ça se traîne, ça se traîne ! Rabats ta queue, rabats ta queue, traîne tes couilles par terre mais qu'ils copulent par Hercule qu'ils copulent et qu'ils dégagent la pellicule ! - non : Gueule-de-Con et Tend-la-Fesse marivaudent en gros sabots sous les yeux de cocu de Sean Connery. Le cocu se rend à l'église et s'effondre au pied de l'autel en gueulant Pourkvâââ, pourkvâââ, et Dieu ne lui répond pas même "Pourquoi pas" du haut de la voûte.

    Aucune dignité. Aucun rapport avec le Graal ou la choucroute, boyaux de la tête niveau Américain moyen soit 8 ans cinq mois pas un seul instant de ce qui pourrait ressembler de loin à l'ébauche d'une méditation, j'avais envie de crier Bresson, Bresson ! Moi qui aime le roi Arthur, Markale et Chrétien de Troyes, j'ai perdu 80 balles. Et ça, pour un bourge, c'est terrible.

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    POURQUOI MON DIEU 42 03 31 8

     

     

    J'emprunte à Gilles Dreux ce titre de chansonnette vachement métaphysique afin de me mettre au net avec moi-même, de me torcher l'âme.

    Dieu ou pas, pourquoi ceci, pourquoi cela. Pourquoi 200 000 jeunes de plus au chômage cette année, pourquoi vient-on encore jeter à la face des enseignants qu'ils n'ont pas fait leur boulot en lâchant sur le marché, pas celui de Sarajevo, le problème serait vite réglé – des jeunes sans qualifications ? Pourquoi les profs sont-ils cons, sauf moi ? Pourquoi certains élèves se mettent-ils en mode chômage de la 6e à la 3e et viennent-ils ensuite, la bave aux lèvres et la batte de base-ball dans l'autre gueuler à l'ANPE qu'ils n'ont rien appris à l 'école ?

    Pourquoi entendent-ils toujours dire qu'ils sont des personnes à part entière ?

    Suis-je une personne à part entière ? Et ma moitié ?

    Pourquoi se rebiffent-ils dès qu'un prof les traite d'incapable et de tête de mule, et commencent-ils à lui parler de sa mère et des parties génitales de son père ?

    Pourquoi les sales parents ne leur apprennent-ils pas qu'il faut plier l'échine pour écouter le maître, et qu'en plus ça efface les hémorroïdes par frottement répété ?

    Pourquoi ai-je engueulé une bande de branleurs en leur expliqnant que plus tard je paierai la contribution sociale généralisée sur ma feuile de paie, et qu'ils m'auront emmerdé deux fois, une première fois comme cancres et une deuxième comme chômeurs ?

    Pourquoi un si petit pourcentage de CSG sur un bulletin de salaire fait-il une si grosse somme en fin de mois ?

    Pourquoi gagné-je autant ?

    Pourquoi gagné-je si peu ?

    Pourquoi trouve-t-on des instites qui font visiter des musées, qui promènent les enfants dans une forêt, qui leur font voir des CRS pour apprendre le code de la route, au lieu d'apprendre à lire et à écrire ?

    Pourquoi faut-il que l'épanouissement personnel passe par le refus des apprentissages obligatoires ?

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    POURQUOI MON DIEU 42 03 31 9

     

     

    Pourquoi je pose des questions de vieux con ?

    Pourquoi cette bête facho tapie dans un coin de mon crâne, et qui ne demande qu'à se réveiller dans ses pustules ?

    Pourquoi ai-je claqué vigoureusement un élève qui m'avait accusé de ne pas faire mon boulot alors que lui-même n'avait pas dépassé les 3 de moyenne et refusait systématiquement de rendre les devoirs ?

    Pourquoi on appelle ça "un devoir" ?

    Pourquoi devrais-je me remettre en cause à dix ans de la retraite ?

    Vais-je devenir excellent ou minable ?

    Pourquoi les réformes de l'enseignement ne s'attaquent-elles jamais aux problèmes fondamentaux au lieu de se pencher sur des histoires de structure ou de programmes ?

    Pourquoi lesdites réformes de l'enseignement me semblent-elles aussi efficaces qu'une réforme de l'administration des pharmacies pour lutter contre le sida ?

    Pourquoi la seule chose primordiale n'est-elle jamais évoquée, à savoir la façon dont les profs s'adressent aux élèves ?

    Pourquoi n'apprend-on nulle part aux profs à n'être ni rasoirs, ni agressifs, ni stressés, ni copains ?

    Pourquoi dès qu'on est un prof qui sort un peu de l'ordinaire peau de vache se retrouve-t-on automatiquement avec l'administration et ces chiens de parents d'élèvers sur le dos ? et pourquoi les profs sont-ils toujours si susceptibles, si persuadés que le con, c'est l'autre ?

    Pourquoi tous ces gosses en face de moi ?

    Je crois en Bayrou, Ministre non éternel, grand dispensateur des payes, et en mon cul, son fils unique, notre Sauveur, qui est né de sa mère sur la table de la cuisine, a souffert sour le Directeur, a été crucifié par la tête, est mort, a été enseveli sous le Lexomil, est descendu aux breneuses limbes du plus grand Doute, est ressuscité après dix-sept mois de sieste, est remonté couvert de gloire et de glaire à la droite du Chef d'où il reviendra à la fin des temps pour séparer les cancres et les ingénieurs au chômage.

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    POURQUOI MON DIEU 42 03 31 10

     

     

     

    Je crois en la Sainte Éducation Nationale, une, sainte et apostolique, en la communion des cons, à la rémission des mains sous les slips, et j'attends la résurrection de ma Foi.

    Cœur sacré de Voltaire, priez pour nous.

    Sainte Céline, priez pour nous.

    Fesses et langues sacrées de Proust et Genet, priez pour nous.

    Bismillah er-rahman er-rachîd, amîn.

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    ARS GERBANDI NAGUI 42 04 07 11

     

     

    L'autre jour je me suis sali en regardant la télé.

    Il ne suffit pas de dire que la télé c'est con, il faut encore y aller pour le croire.

    À ma très grande honte et salissure j'ai suivi l'émission (ça, une émission?) de Nagui, N'oubliez pas votre brosse à dents. Je savais très bien que ma revue favorite de télévision, catho réac, Télérama pour ne pas la nommer, ne faisait que répéter (à présent de guerre lasse elle ne répète même plus, elle se contente d'annoncer, puisqu'il faut bien le faire : "N'oubliez pas votre brosse à dents. Jeu. Présentation Nagui") – de répéter jadis dis-je "N'y allez pas, c'est crétin, ça fait vomir, ça rabaisse la dignité humaine", bon je me suis dit c'est de la morale de curé, passons outre et voyons.

    Et j'ai vu.

    J'ai vu une bonne femme se mettre à poil devant la caméra dans une partie de strip-poker (et ça allait vite :la barrette et les chaussures étaient comptées comme "accessoires" et non comme "vêtements") – pour gagner une maison, "vous avez bien entendu madame, parfaitement, une maison, alors il ne s'agit pas de plaisanter, vous allez vous mettre à poil, parfaitement" – elle s'est retrouvée en soutif elle a eu de la veine, le public scandait en bavant "la jupe, la jupe".

    Elle a gagné sa petite baraque.

    Je suis un vieux puritain moraliste, mais ça s'appelle de la prostitution.

    "Oh mec arrête, on peut plus rigoler !

    - Je répète : de la prostitution.

    Deuxième jeu.

    On fait venir un type sur le plateau. Il veut gagner de l'argent ? Soit. Une scène tournante amène devant les spectateurs sa propre bagnole, piquée à son insu dans son garage. Il doit à présent répondre à des questions culturelles – il y a un prétexte culturel ! - et à chaque mauvaise réponse – le mec parfaitement affolé répond au hasard - un technicien – ça doit s'appeler comme ça, non ? - lui démolit une partie de sa voiture avec une masse : le pare-brise, puis les phares, puis les ailes, alouette, la portière et le toit.Le glorieux animateur, COLLIGNON HUMEURS CÉRÉBRALES

    ARS GERBANDI NAGUI 42 04 07 12

     

     

     

    Nagui donc, réfrène les ardeurs démolisseuses de son acolyte, parce que tout de même on va la lui réparer, sa bagnole qu'est-ce que vous croyez on n'est pas des barbares, pour les conneries il y en aura toujours, du pognon. D'accord, on n'est pas des barbares. Mais la barbarie consiste à filmer dans l'assistance à son insu la pauvre sœur de l'interrogé, et de la voir presque chialer à voir le véhicule de son frangin massacré à la masse sous ses yeux, pendant que le public se marre sadiquement. Que voulez-vous, le peuple est attaché à sa bagnole, parce que ce ne sont pas des gens fortunés qui participent à ce genre de jeu, et moi aussi je tiens à ma guinde – même si pour finir le candidat gagne une superbe caravane.

    Troisième jeu : un couple de chômeurs bien paumé se voit proposer un voyage à Djerba (symbole de la prostitution touristique tunisienne). Là encore il faut répondre à une profusion de question ahurissantes (date exacte de l'indépendance tunisienne...) - et si l'on perd, c'est un membre du public tiré au sort qui gagne à votre place.

    Nos deux chômedus, affolés par les hurlements sadique du public, ont perdu, et se sont vu pousser en coulisses avec un ciré pour passer un week-end sous le soleil de Thiais, en banlieue. Et savez-vous qui fut tiré au sort dans le public ? tout le public, avec deux charters. Tout le monde s'est embrassé en dansant. Quelle tête faisaient les deux chômeurs qui avaient mis leurs habits du dimanche pôur participer aux jeux ? Pourquoi ne les a-t-on pas montrés en train de chialer, les pauvres cons de chômeurs seuls exclus du vioyage ? Est-il bien sûr qu'on soit venu leur dire "Ne pleurez pas, on vous fait partir avec les aures" ?

    Le spectacle continue.Voici un couple. On annonce à l'homme qu'il va devoir recconnaître, les yeux bandés, seulement les yeux admirez la finesse, quatre de ses anciennes peites amise qui siègeront sur de hauts tabourets. Il ne doit ni les voir ni entendre le son de leurs voix. En revanche il peut les tâter, et les flairer. Et c'est ce qu'il fait ! Il touche les épaules; au plus près possible de la poitrine, les genoux, il sniffe les cheveux, non, le public ne crie pas "plus bas, plus bas" mais ça s'entend quand même. Tête des filles effleurées et flairées, certaines encore amoureuses, une autre amusée, une autre horrifiée,

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    ARS GERBANDI NAGUI 42 04 07 13

    croisant bras et jambes, car on ne lui avait pas dit que ça se passerait comme ça.

    Tête de l'épouse légitime, qui murmure au présentateur Tout de même, je suis un peu gênée,gênée pour les autres femmes, cela vous honore, mad

    ame, même si vous étiez de loin la plus moche du lot, parce que vous avez du cœur, vous...

    Une scène tournante amène sur le plateau le salon entier d'un célibatère au crâne rasé, l'air tendre d'un parachutiste angolais. On lui a enlevé son salon. Il en bée. Un jeune homme de bonne famille doit fouiller dans ce salon et trouver une enveloppe contenant le code, et non pas le queaude bande de nazes, d'un coffre, contenant à son tour un beau chèque.

    Le jeune homme, en bousculant toute la bonne ordonnance du salon de beauf, trouve enfin l'enveloppe 27 secondes avant la fin. Au tour du beauf rasé. Il y va au couteau, le salaud ! Dans le salon des jeunes gens ! Ramené ici ! Il éventre le canapé, les coussins, pendant qu'on filme le jeune homme et sa compagne en train de sangloter de voir tout son bel intérieur éventré !

    Le beauf a gagné, parce qu'à lui, il restait encore 35 secondes. Il se rue sur le coffre, s'embrouille dans la combinaisonc en bavant comme un porc sur sa truie, et trouve un chèque de 2000F. Croyez-vous qu'il remerie ? Que nenni, il éructe :

    " C'est tout ? "

    Bien fait pour la gueule de ceux qui posent leur candidature pour assister, voire participer à ce genre de jeu, ils savent ce qu'ils risquent, il y a de l'argent à la clef, eh bien non, pour la dignité humaine, vous ne devez pas venir, ni être candidats, parce que le sentiment de la dingnité humaine, on a mis des siècles

    à l'élaborer, ça s'appelle peut-être les Droits de l'homme, et des connards nous le font perdre, parce que je n'ai pas arrêté de rigoler comme une baleine, faut pas être fier.

    Et savez-vous quel est le seul argument que m'a fourni une jeune femme pour me dire que cette émission était particulièrement conne ?

    ..."C'est vraiment la meilleure émission de jeux que je connaisse, parce que vraiment on rigole bien, mais j'ai arrêté de la regarder parce que ça ne se renouvelle pas beaucoup".

    ...En toute fin, Nagui s'est rapproché en gros plan : "...Ils vous ont plus nos acteurs ? - eh merde...

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    ARLETTE, CHAMBORD ET LE CANARD 42 04 14 14

     

     

    Quarante ou quelques pour cent d'indécis encore en cette obsédante et insignifiante campagne présidentielle. J'en connais en effet qui hésite entre Chirac et Jospin.

    Or j'ai eu l'occasion d'observer, in vivo, c'est-à-dire sur moi-même, avec cette acuité qui me caractérise, les véritables et minables coups d'épingle qui déterminent le choix.

    Fidèle de Laguillier, malgré comme on dit ses "grands soirs sans lendemains", en dépit de ceux qui la présentent comme un prête-nom de futurs Pol-Pot et Thieu-Sampan, et bien que son programme soit rigoureusement inapplicable, ou pour cette raison même, je me préparais non sans profonds soupirs à glisser dans l'une mon bulletin arlettophile.

    Re-or, au Bébête-Show, je vois un soir une vieille souris déplumée qui proclame les bienfaits de l'autogestion : quoi ? Il faudrait que je m'occupasse, fût-ce à temps partiels, de la gestion de mon établissement ? Ô tâche ingrate, indigne de mes hautes facultés, tâche ultra-chiante, alors qu'il y a des chefs compétents qui m'en déchargent et se déchargent dans mon cul ?

    Donc, par honneur, et par utilité, je vote Jospin.

    Quoi ! me dit alors (c'est Le Meunier, son Fils et l'Âne) me dit alors, dis-je, le mari de la meilleure amie de ma femme (on a les références qu'on peut), ne vaudrait-il pas mieux, plutôt que de voir Jospin au second tour, ce qui réduirait le scrutin au désuet affrontement gauche-droite qui est dépassé comme chacun sait, lancer l'un contre l'autre ces deux brontosaures de la droite, Chirac et Balladur ?

    Voilà qui serait instructif, et destructeur !

    Pour la France, je n'en doute pas, mais étant grand amateur de bordel, je vais donc de ce pas non plus voter utile et Jospin, mais revenir à Laguillier. Voilà, chers auditeurs et citoyens, selon quels reluisants critères se détermine le vote de ma reluisante personne – encore suis-je comme d'habitude le moins con et le plus modeste, pour être parvenu à saisir mes faibles neurones la main dans le sac à connerie.

    Et Chambord dans tout ça ? Aucun rapport ? Si. Les communistes de Venise en 1980 voulaient transformer Venise en musée, raser toutes ces constructions inutiles et

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    ARLETTE, CHAMBORD ET LE CANARD 42 04 14 15

     

     

     

    condamnées, en ne conservant que les plus beaux palais. Ils me rappellent ceux qui voulaient supprimer les toits d'ardoises en Touraine pour y placer des logements sociaux supplémentaires en terrasses.

    Alors, peut-être qu'Arlette serait d'accord pour transformer Chambord en champ de foire, afin que "les habitants de la région bénéficient eux aussi des retombées économiques entraînées par des centaines de milliers de visiteurs qui visitent et puis s'en vont" : un Disney-Vinciland aux portes de Chambord, ce serait rentable, non ?

    Eh bien non. Je veux que Chambord demeure isolé dans sa forêt. Cette affaire me rappelle aussi celle de Bonaguil, dans le Lot-et-Garonne : des petits futés voulaient recueillir un lac artificiel autour dudit château, et y faire flotter des planches à voile et des pédalos. Projet refusé, ouf.

    Que croyez-vous qu'ils réclamassent, les ploucs des alentours ? Des indemnités pour le manque à gagner que l'annulation de ce beau projet impliquait pour leur porte-monnaie !

    Dans le cul les pecquenods, jusqu'au fer de la fourche. Non mais ! Comme disait un député des Deux-Sèvres :

    "Mais non ! Les paysans du Marais Poitevin ne souhaitent pas la disparition du patrimoine écologique de leur région ! Ils l'aiment, leur région ! Puisqu'ils y habitent !" Ben voyons ! c'est mêmle pour ça qu'ils remblaient leurs canaux et qu'ils y foutent du pesticide par infiltrations, mais ce n'est pas pour les éliminer ! C'est parce qu'il faut bien qu'ils gagnent de l'argent avec leurs terres ! On conservera juste deux-trois canaux pour le tourisme !

    Électeurs de goche, il faut bien vous y faie : les cultivateurs n'en ont rien à foutre, de la culture. Prêts à vendre des frites à Chambord pourvu que ça rapporte. "Les retombées économiques", on vous dit. Comme disait le marquis de Montesquiou : "Je n'aime pas les pauvres. Ces gens-là ne pensent qu'à l'argent". Et cet autre, un samedi soir : "Il leur reste toujours assez d'argent pour boire !" - c'était notre parenthèse malsaine "un coup à gauche, un coup à droite".

    Et Le Canard, dans tout ça ? Le Canard vient d'être condamné pour publication de feuille d'impôts. Il disait, pour l'invasion de la Tchécoslovaquie après le Printemps de Prague, sous le titre

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    ARLETTE, CHAMBORD ET LE CANARD 42 04 14 16

     

     

     

    "Carnets tchèques" (très drôle), en substance : "À partir du moment où un gouvernement, quel qu'il soit, s'arroge le doit d'interdire un journal quel qu'il soit, votre premier devoir, n'eussiez-vous que le prix dudit journal en poche, est de vous précipiter vers le premier kiosque à journaux venu et de l'acheter". Jen excepterais personnellement le Völkische Beobachter et autres. Mais pour le Canard, aucu Monsieur, aucu Madame, aucune hésitation, achetez le Canard, soutenez le Canard, abonnez-vous au Canard.

    Dernier soutien de la démocratie, amour sacré de la Liberté, Canard, ris pour nous.

    Rempart du peuple, temple de l'information, conçu sans pub, ris pour nous.

    Chœur sacré du Canard, ris pour nous.

    Car ils ont oublié, ces gros sénateurs, que la révolution de 1830, celle des Trois Glorieuses, celle à qui doit son nom le Cours du XXX Juillet à Boreaux, est née dans la fureur d'une simple et crétine série de décrets contre la liberté de la presse. À bas Charles X et Pasqua, à bas Louis-Philippe-Édouard, evviva Libertà.

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    VIVE LA FRANCE 42 05 04 17

     

     

     

    Vive la France, Herr Le Pen, parfaitement, pas question que vous soyez le seul à pouvoir le crier, vive Jeanne d'Arc, héroïne de mon père pendant ses cours d'Histoire, la France et Jeanne que vous salissez toutes les deux dans votre crasseurs ignorance, non pas celle d'une hypothétique absence de diplômes, mais l'ignorance du cœur.

    "Vous n'avez pas le monopole du cœur", sauf du cœur du porc, qui est une bien brave bête, ni le monopole du patriotisme. Ce sont les gens de gauche, les syndicalistes, en piétinant le corps de Jaurès, qui sont allés défendre la partie de ma Lorraine sous la botte, bicots et nègres en tête, envoyés au front en octobre pour qu'il en crève le plus possible avant l'hiver : toujours ça de moins pour payer le retour en Afrique.

    En Quatorze-Dix-Huit, Herr Le Pen, trente mille juifs sont morts pour la France : faut-il qu'ils aient été hypocrites, tout de même, pour s'en aller crever dans les tranchées, c'était pour donner le change, ah les salauds.

    En 1429, quand Jeanne voulut "bouter les Anglais hors de France", ils étaient partout, les rosbifs, ils occupaient le sol, ils tenaient l'administration. Ils avaient proclamé un roi de France et d'Angleterre, Henri VI. Il a fallu les battre à Castillon pas loin d'ici, où est-ce que tu as vu, Jean-Marie, les Arabes à la tête du gouvernement, où les as-tu vus piller les campagnes à la tête de leurs armées ou violer nos filles par paquets de dix ? Il n'y a que la mauvaise foi ou l'ignorance la plus crasse qui aient pu te faire à ce point amalgamer des situations qui n'ont absolument rien à voir. Lutter contre l'intégrisme ce n'est pas balancer des petits épiciers à la Seine, c'est même le renforcer, imbécile.

    Ce serait même envoyer du pognon, parfaitement, du pognon français à l'Algérie pour qu'elle sorte de la misère et couper l'herbe sous le pied des islamistes qui favoriserait, si peu que ce soit, le retour là-bas de la démocratie. Et non pas les laisser se débrouiller genre "maintenant qu'ils ont voulu leur indépendance qu'ils se démerdent, et qu'ils se tuent entre eux le plus possible".

    Ce n'est pas ce que tu as dit plus haut, mais c'est ce que tu penses tout bas. Parce que sans la peur tu ne peux plus rien. Et la vraie France n'a pas peur. Et tu transformes la France ou voudrais la transformer, en ramassis de petits bourgeois branlants, de puceaux qui se chient dessous et en profs qui ferment les yeux quand le surgé vient faire le recensement des élèves étrangers classe par classe, tu veux voir la tête qu'ils faisaient, les élèves, après la visite du surgé ?

    VIVE LA FRANCE 42 05 04 18

     

     

     

    Ma France à moi c'est celle qui donne aux étrangers l'envie d'y rester, non pas seulement pour profiter des allocations familiales mais pour participer à la vie publique et se faire des amis chez les Visages Pâles.

    Ma France à moi c'est celle des Romains qui ont donné le droit de cité à toutes les tribus gauloises conquises, aux Grecs et aux Syriens, qui ont fait l'Europe pour la première fois. Seulement, plus personne n'étudie les bienfaits de la civilisation romaine, et, je vais lâcher le grand mot, de la colonisation romaine.

    Ta France à toi c'est le pays des salauds qui faisaient payer le verre de flotte aux familles qui fuyaient les nazis pendant l'exode. C'est le pays des gens qui voyaient l'étoile jaune aux revers des vestons et qui détournaient la tête au lieu de dire "Enlève ça, tu n'es pas du bétail".

    Bon sang ce serait difficile d'expliquer ce que j'entends par La France. Bleu blanc rouge pour vous Herr Le Pen, c'est le bleu du choléra, le blanc du mollard et le rouge des passages à tabac, face de fesses.

    Ma France à moi c'est celle de Proust, juif et pédé ; de Montaigne, juif et Portugais ; celle de Chopin le Polac, de Cavanna le Rital, de Bérégovoy l'Ukrainien, de Marie Curie née Sklodowska, de Tahar Ben Djelloun et de toutes les Algériennes qui crèvent pour la liberté.

    Enfermons Le Pen dans une cage et que tous les petits enfants de France viennent lui lancer des cacahuètes pourries... et sénégalaises.

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    EN CE BEAU JOUR DU SEIGNEUR 43 03 10 19

     

     

     

    C'est le jour du Seigneur mes frères et mes ouailles, Seigneur avec un e s'entend. Nous allons en foutre plein la gueule aux imbus et aux imbuvables. Et loi je reviens du théâtre où je me suis voluptueusement fait trembler voire chier à jouer successivement un mari impuissant et un bourreau qui brûle la femme de l'impuissant – comme disait Guitry, "mesdames, il est bien plus facile de rester la bouche ouverte que le bras tendu" – bref j'ai eu le trac et non pas le tract, je vosu raconte ma vie. Et comme la troupe a eu des embrouilles avec le proprio de la salle, je vais donc me déchaîner contre les propriétaires, hissant ma misérable individualité portative .

    au niveau de l'exemplarité.

    C'est fou ce que la moindre responsabilité peut transformer un brave type en salaud.

    Adoncques, notre Propriétaire de Salle acceptait de nous la prêter, à nous autres. Pour tel week-end. Puis non, finalement, pour tel autre – et réfection faite, pour tel autre, parce qu'il fallait consulter la Reine-Mère, parce qu'il y avait un déménagement à telle date, pardon à telle autre – en fait, le mot qui gênait c'était "prêter", bon sang mais c'est bien sûr, comment n'avons-nous pas immédiatement pensé qu'une salle, ça ne se prête pas, ça se loue. Sous prétexte de frais d'électricité par exemple.

    Un chiffre fut lancé comme ça, par-dessus l'épaule, au dernier momen de l'entretien. Puis-je faire observer que le patron de la troupe est au RMI, et que les autres sont de vilains avares. C'est vrai, il faut être humain avec les avares, comme disait Charlemagne – amis historiens, bonsoir.

    La ralité numro deux, c'était : "Chers amis, je détiens un petit pouvoir. Vosu dépendez de moi, haha. Nous allons donc vous démontrer que je suis supérieur, et que je peux vous tenir la dragée haute. Ma salle, vous l'aurez, voyons voyons, consultons notre petit carnet vide, le... le..." on s'en est passé, de ta salle, mon con, parce que réunir cinq amateurs le même jour à la même heure, ça ne peut pas se faire comme on pète.

    Parlons d'autre chose.

    Voilà une sacrée paye que vous m'attendez sur la violence à l'école – au diable l'unité d'inspiration. Un enseignant, un pépé quinqua bien requinqué par trente ans d'Éducation Nationale, ça doit avoir pas mal de choses à dégoiser. Eh bien je vais vous le faire : la violence à l'école, c'est bien fait pour leur gueule. Parce que ça ne remonte pas à la veille au soir. Simplement, et comme d'hab, les pourris de journalistes ont décrété que ça avait commencé le 18 octobre 1995 au journal

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    EN CE BEAU JOUR DU SEIGNEUR

     

     

     

    de vingt heures. Dans six semaines, ils diront "C'est terminé" – ils vous fourgueront de la Bolivie, de l'Alaska ou de la sexualité sur les coquillages de la Haute-Marne.

    Depuis plus de trente ans les profs se font chier dessus. Ma première année c'était 67/68 et je sais de quoi je parle, même si ça fait ancien combattant, morveux... J'ai donc commencé, gros Jean comme devant, à me plaindre de l'indiscipline dans mes classes. J'ai illico appris du groin de mon ivrogne de principal (mort l'année suivante et pas d'inanition) que c'était ma faute, et rien d'autre : "Il y a deux classes qui se tiennent mal dans l 'établissement, monsieur K., et ce sont les vôtres" – devant les élèves, naturellement – bref, j'étais trop "libre" avec eux – trop grossier, trop nègre et trop juif – tant qu'à faire... Comme disait un inspecteur (autre fléau) qui n'avait pomme de terre jamais foutu les pieds dans une classe depuis quinze ans, "l'indiscipline ça n'existe pas, vous devez les in-té-res-ser parfaitement les in-té-res-ser".

    Donc, si une pionne se fait dire "Tu me casses les couilles", c'est qu'elle ne sait pas se faire respecter – monsieur l'Inspecteur, je vous fous à quatre pattes sur mon bureau, je me bouche le nez et je vous encule – vous n 'aviez qu'à vous faire respecter spèc'eud'bâtard.

    Un enseignant apprend très vite à ne jamais se plaindre. Comme les femmes violées : c'est aussi leur faute. Ben voyons. Mais elles portent plainte – il n'y a pas plus de viols, qu'allez-vous chercher là ? il y a plus de plaintes, c'est ça le problème... Alors, maintenant, si j'entends mes collègues et tout le monde gueuler, je me frotte sadiquemen les mains :

    "Bien fait pour vos tronches. Si les principaux et autres directeurs n'avaient pas engueulé leur personnel au lieu de les soutenir, et ce, du haut en bas de la hiérarchie – tout le monde il est beau tout le monde il est gentil, etc. Qu'est-ce que les collègues doivent être grossers ! ...J'avais trente ans d'avance... transformer les établissements en parkings... Virer les neuf dixièmes des profs... Fin de l'éducation obligatoire... Jamais les petites frappes n'oseront murmurer le dixième de ce qu'elles osent vomir sur un prof à un patron. Disons que c'est la faute des politicards et de la télé – OK ? Maintenant place à la connerie – à mon tour : on apprend pour savoir, et non pour savoir faire. Entrez-y donc dans la vie, puisque l'école c'est débile, gagnez-le donc votre hârgent et rotez-le dans tous les bars, et ne venez plus nous faire chier avec vos cris de bestiaux et vos concours de pets.

    C'est con, mais ça défoule. Et défense d'engendrer des fils de pute sans diplôme d'État.

    COLLIGNON "HUMEURS CÉRÉBRALES" 43 04 07 21

    CATHOS SPÉCIEUX

     

     

     

    Décidément je les gnaque au cul, les curetons, je ne les lâche pas.

    Ma radio est mal réglée, j'attrape toujours sur ma présélection "Radio Chrétienne en France" et j'écoute, fasciné, répugné. J'entends ceci, sur un ton de profonde componction :

    "Mais non, Dieu n'a pas voulu punir Adam et Ève après leur horrible péché. Il a dit à l'homme "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front", et à la femme "Tu enfanteras dans la douleur" – mais c'est pas grave !

    "Ne comprenez-vous donc pas que Dieu accorde ainsi une chance infinie de participer à sa création, l'homme en travaillant, c'est-à-dire en augmentant la part des choses faites dans l'univers ? La femme en souffrant, c'est-à-dire en mettant au monde, même jeu, en se sentant pleinement responsable par a souffrance ? D'ailleurs l'homme souffre aussi dans son travail" – youpppiiii !

    Parce que dans le Paradis Terrestre, Dieu était tellement con qu'il avait créé des êtres qui ne participaient pas à sa Grandeur, dis donc. Ils étaient seulement parfaits, éternellement beaux, jeunes et immortels. Ça n'était pas participer de la nature, de la grandeur et de la créativité du Créateur ? C'était quoi, de la merde ?

    Il faut souffrir pour participer à Dieu ?

    Un peu plus tard, même émission (Voltaire, pour écraser l'infâme, connaissait la Bible sur le bout des doigts) :

    "Mon père, que signifie le jeûne pendant le Carême ?

    - Il signifie l'importance de notre foi. En effet, si le jeûne se prolongeait, nous mourrions, ce qui est bien la preuve que nous tenons à notre croyance au point de pouvoir éventuellement mourir pour elle.

    ...Je rêve ou c'est eux ? Que signifie cette façon de se servir de notre raison ? n'est-elle pas plutôt pour le croyant cette étincelle d'intelligence qui nous rend semblable à Dieu ?

    Voltaire évoquait ces musulmans très savants en toutes choses, médecine, astronomie, qui devaient croire sous peine d'excommunication que la lune, tous les mois, rentrait dans la manche de Mahomet et finissait par en ressortir, petit à petit, quartier par quartier. Et ce brave savant se mettait à le croire, par superstition !

    Ça ne vaut pas ces braves couillons diplômés, architectes, chirurgiens, paraît-il instruits, qui se demandent au téléphone si après leur mort ils se réincarneront sur Mars ou sur Vénus, et su par

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    CATHOS SPÉCIEUX

     

     

     

    hasard ils ne seront pas jugés dignes de se faire envoyer sur Sirius ? ...vous allez vous griller les poils du cul bande de macchabes. Poursuivons, toujours aussi con : la Vache Folle. Dès que je tourne un bouton qui n'est pas celui de ma femme je tombe sur des raisonneurs bouseux ; il faudrai donc abattre les chiens, ces transvecteurs de puces qui pourraient donner la peste à un quart d'humain ?

    Il est éminemment certain qu'un quart d'humains vaut infiniment plus que dix millions de chiens.

    Je vais vous en donner, des cibles d'abattage, parce qu'il n'y a pas que les cerveaux qui se transforment en masses spongieuses : il y a aussi l'auditoire de Radio Chrétienne en France.

    N'oubliez pas, mes frères : chaque fois que surgit une catastrophe, c'est Dieu qui l'a voulue pour qu'il en résulte un plus grand bien autre part. Chaque fois qu'un méchant prospère yop-là boum, c'est pour être mieux puni plus tard. Et comme disait Chirac :

    - Vous tenez vraiment à devenir riche mon pauvre ami ? Ah, vous ne savez pas ce que c'est que le malheur d'être riche !"

    Et chaque fois que le brave homme est puni par sa vie de con, c'est que Dieu veut l'éprouver !

    Il est touchant, dans les bas de pages de Bible, de voir combien depuis des générations des escouades de moines exégètes s'efforcent de démontrer que Dieu n'a pas dit ce qu'il a dit, que les massacres bibliques sont à prendre comme des métaphores, que le sens apparent est justement le contraire du sens évident, bref, qu'on lit le contraire de ce qu'il faudrait lire, et si vous criez à l'imposture, sachez que la parole de Dieu est obscure exprèe, pour que n'importe qui ne puisse pas l'interpréter n'importe comment.

    Comme ça t'as toujours raison curé.

    Méfiez-vous, Jésus revient. J'espère que cette fois-ci on ne le ratera pas.

     

     

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    FOOTBALLEURS

     

     

     

    Amis footballeurs, bonsouaire !

    Alors c'est vous comme ça qui nous pourrissez depuis perpète la première de Sud Ouest avec vos tronches de débilos toujours prêts à s'entuber après chaque but devant le virage sud, c'est vous les gnoulbous du sud de la Loire que les Munichois prennent pour des macaques en cavale ?.

    Parce qu'à München on se fout bien de votre quart de sous-coupe à perdre ou à gagner. Vous savez ce qu'ils ont dit, les Chleus ? Que d'une part ce n'était pas la première fois que la capitale de la Bavièrese retrouvait en finale, et qu'un coupc gagnée ou perdue de plus ou de moins ne leur agitait pas le bock.

    Que d'autre part la vie culturelle était assez intense à Munich ta mère pour qu'on ait autre chose à foutre que de s'occuper de foot. Aber, Fut tut gut ! Intraduisible autant qu'obscène.

    Bordeaux, ça fait Amérique du Sud, on se pile déjà la gueule pour avoir les places, les rigolos qui passent la nuit en sac de couchage devant les guichets ont déjà des tronches de cadavres piétinés, chef, pas besoin de jouer le match, les macchabées sont déjà là tout empaquetés tous livrés. Et pas un, commentait-on, pour se reculer quand la foule se pîétinait comme un gros tas de bœufs, pas un pour laisser passer les ceusses qui avaient obtenu leur billet, au cas où on les leur aurait fauchés. Il a fallu les évacuer par-dessus grilles piques en l'air !

    Plus beau qu'un concert de Johnny, man, mêle qu'il y en a eu pour piétiner une Deux-Chevaux, c'est sacré, les Deux-Chevaux.

    Après le massacre du Heysel, une vanne a couru la Belgique et la France : "Savéï-vous qu'il y a eu encore une fois 52 morts au Heysel ?

    - ...Ils ont recommencé ?

    - Oui, pour la reconstitution !"

    Foot, école du crime ?

    Moi, j'aime bien les foules – deuxième volet : si ce n'avait pas été si cher, je serais bien allé m'animaliser avec les autres. Les ovations entendues sur les ondes me montent les larmes aux lacrymales. Il paraît que c'est normal – réaction physiologique.

    Et puis réflexion faite, dans les foules je ne gueule pas les mêmes choses que les autres ni au même moment. Alors je sortirai à la Victoire, pour me soûler à la Leffe sans alcool...

    À propos de manif, pour vous montrer mes convictions : "Garçon ! Un rouge, comme mes

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    FOOTBALLEURS

     

     

     

    opinions !" - il me répond : "Quignon, poil au champignon ! " - je ne vais pas vous faire le coup du vieux Soixante-Huit, vous avez de l'artère, je ne vous parle que de Soixante-Quinze, aux derniers temps du Caudillo. Je gueule Muere Franco – juste à côté d'un vieux Républicain mal rasé vert olive et me corrige, d'un ton à rectifier les entrailles d'un cardinal : MUERA. Rien de te qu'une bonne manif pour réviser son subjonctif espagnol, hijo de puta y mierda de cabrón en palo que me cago en tu madre – voilà que devant les CRS en rang tous les antifrancos Smet à faira la chaîne. Rien de tel pour se faire gueuler la casse.

    On chante L'Internationale. Je braille avec conviction le premier couplet en levant le poing gauche, au deuxième je tends le poing droit dans l'enthousiasme le plus prolétarien et je me barre genre délire interprétatif sauve qui peut. Non poins lâches, mais de goche, les Gentils Organisateurs s'exclament : "Changement de stratégie ! On se disperse et on les sème ! Demi-tour !" La tête devient la queue, je prend sur la main gauche une bouel de plomb et je détale en perdant mes lunettes. Faut pas jouer les héros quand on est bigleux, et comme disait Pandrault Si j'avais un fils sous dialyse je ne le laisserais pas aller faire le con pendant la nuit, amis de Malik Oussekine bonsoir, et vive le foot.

     

     

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    SEPT MOINES

     

     

     

    Mon frère – il faut mourir c'est ainsi que se saluent les Trappistes en latin Memento mori. Sept saints hommes sont morts dans des conditions atrices que je me refuse à imaginer crainte d'en jouir. Nulle intention de retrancher à la grandeur de leur sacrifice. Ni de ronfler les formules façon Guignol de TV. Quelques observations toutefois.

    D'une part l'Église s'est bien moins émue et moins encore mobilisée pour les milliers de massacrés par la clique à Pinochet ; pour les millions de massacrés d'Adolf à propos desquels le Vatican et Pie XII se sont toujours montrés d'une discrétion frôlant la complicité ; que sept frères trappistes soient morts est une chose, une autre chose certaine est que nous sommes tous frères, et qu'il n'y en a pas qui soient plus frères que d'autres. On va dire que je suis mchant. Que nenni.

    D'autre part, soyez méfiants : l'Église va encore se servir de ses martyrs pour nous attendrir. Vous aurez besoin de prier. Rien de plus facile : soyez bouleversés, agenouillez-vous et vous prierez, disait Pascal. La foi, ça s'attrape : le son divin des cloches, la respiration de Dieu sous la voûte des arbres, le sens de la grandeur et du mystère devant la dépouille de son père , et hop ! une prière. Sans oublier la beauté "à couper le souffle" des Cévennes ou du Ségala ; ces surnaturelles mélodies du plain-chant, ou, le plus dangereux de tout, lesinterminables et envoûtants chœurs de la Pâque orthodoxe, ces ors baroqeus ou ces vaisseaux de pierre étouffés de l'architecture romane – méfiez-vous :l'abandon vous guette.

    C'est votre raison, ce cadeau de Dieu, cette étincelle, que vous étoufferez sous le poids de la sensation. Or il est une entreprise particulièrement pernicieuse d'asphyxie du rationnel : c'est, une foi (sans s) de plus, Radio Chrétienne en France. Vous serez séduits par les bonnes voix, blanches pour les femmes, rocailleuses et méridionales – comment ne pas accorder sa confiance à un curé du Béarn ? Sauf quand on est soi-même basque – mais pour finir, vous écouterez ces prêtres, ces cloches, ces chants cisterciens et ces prières, et vous vous trouverez si fragiles, tellement cons, vulnérables, prends garde camarade ! Voilà déjà tu te mets à penser Pourquoi pas !

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    SEPT MOINES

    Et c'est là qu'elle veut t'emmener, l'armée des corbeaux, à ce fameux "Pourauoi pas ?" qui est la clef du respect, lequel est le premier pas vers l'adhésion. Et c'est le cœur qui t'aura persuadé, tu as déjà une femme, camarade, or, la différence enre les femmes et les moustiques c'est que les moustiques ne vous emmerdent que pendant l'été, côté "hommes" ça ne vaut aps mieux, tu vois bien que les affaires de cœur – c'est nul, alors qu'as-tu besoin de venir te foutre un Dieu dans l'affect par-dessus le marché, ne laisse jamais le vague à l'âme te spongifier le cerveau.

    Ceux qui te disent que la raisonœne résout rien cherchent à te la faire abandonner, "deux et deux font quatre et quatre plus quatre font huit. Dieu et les vaches folles n'y pourront rien changer, et s'il veut que deux et deux fassent 5, c'est qu'il est con donc il n'est pas Dieu. Les irrationnels te ravalent à quatre ans et demi, toi, créature intelligente de Dieu. Au nom de Dieu, refuse Dieu.

    Une fois que tu aurais cédé, tu vas croire en Jésus, et de clou en aiguille en la sainte Église catholique, apostolique et romaine, et tu te demanderas s'il ne faudrait pas laisser vivre les petits fœtus et tricoter des layettes aux spermatozoïdes. Si tu trébuches une fois sur la connerie, tu dévaleras tout l 'escalier y a pas de raison. Écoute-le seulement, le curé béarnais, commenter l'Évangile comme si c'était l'Évangile, sans la moindre de recul critique, comme s'il n'avait pas été tripoté au cours des siècles, une fois éliminés Pierre et Judas. Et Marie et Thomas.

    Les Sept Moines ? On va les utiliser, les instrumentaliser pour foutre la trouille du basané avec son rasoir à trancher du curé, elle était émouvante la messe à laquelle vous venez d'assister dans la cathédrale d'Alger ? - Non, tout le monde se marrait comme des bêtes", voir aussi Vous avez eu peur les enfants quand les méchants noirs ont tiré sur tous les blancs ? - bravo les gosses vous regardiez le charognard d'un air goguenard en répétant ce qu'il fallait, mais vos yeux se foutaient de sa gueule. Respect aux morts camarades auditeurs, mais merde à TF1, et surtout merde à l'Église, ÉCRASEZ L'INFÂME.

     

     

     

  • histoire d'amour

     

    BERNARD COLLIGNON

     

    L'HISTOIRE D'AMOUR

     

    Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?

     

    Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péchéà vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux,qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics- cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.

    Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommesje ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.

    J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.

     

    De la tiédeur

     

    Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ;

     

    hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.

    Paradigme des scènes de ménage. De ce qui revient à elle, à moi. Je suis un homme, c'est marqué sur ma fiche d'Etat-civil ; donc c'est à moi de raison garder, de former ma femme, et de ne pas donner dans les chiffons rouges - or il n'en est aucun où je ne me

    point rué ; même devant témoins. Mais pourquoi vouloir aussi, et de façon obstinée, me traîner à l'encontre de ma volonté explicitement exprimée. Le féminisme, sans doute : l'homme doit céder. Deuxième cause de scène : se voir soudain repris, tout à trac, brutalement, comme lait sur le feu, pour un mot décrété de travers, une plaisanterie prétendue de trop d'un coup, telle attitude parfaitement involontaire - ne pas lui avoir laissé placer un mot de toute une soirée par exemple ; avoir désobligé négligemment telle ou telle connaissance dont je me contrefous – bref c'est toute une typologie de la scène de ménage qui serait à établir. Est-il vraiment indispensable de préciser que tout s'achève immanquablement par ma défaite. Je cède aux criailleries : c'est ma foi bien vrai que je suis un homme. Pas tapette, non, ni lopette, mais lavette (homme mou, veule, sans énergie). Ce n'est que ces jours-ci que je me suis avisé de la jouissance que j'éprouvais à céder : volupté de l'apaisement ; d'avoir fait le bonheur de l'autre, de m'être sacrifié fût-ce au prix de mes propres moelles et de ma dignité.

    En dépit de notre constant état de gêne matérielle, je savais cependant que là, juste au-dessus de ma belle-mère, se vivaient nos plus belles années, d'amour, de rêve et d'inefficacité – connaissance confuse toutefois, plombée par d'obsédantes interrogations : savoir si je n'étais-je pas plutôt en train de tout gâcher. Ce n'est que trente ans plus tard que je puis parler d'un certain accomplissement ; prétendre (à juste titre ? je ne le saurai jamais) n'avoir jamais été autant maître du monde, aussi bien qu'au faîte exact de la plus totale impuissance... Mes déplorations, mes doutes et mes angoisses, ne peuvent pas, ne pourront jamais se flanquer à la poubelle, comme ça, hop, par la grâce et le hasard divins d'une tardive et tarabiscotée prise de conscience.

    Il est étrange qu'on puisse ainsi s'accomplir tout en se prenant pour une merde onze années durant. Je me souviens très bien, moi, qu'il n'y avait-il strictement aucun moyen d'obtenir la moindre concession de la part de Sylvie Nerval, qui décidait de tout, de rigoureusement tout. Facile de se moquer à celui qui n'est pas dans la merde jusqu'au cou. L'autorité sur sa femme était pour moi le comble de la déchéance machiste, le dernier degré de ce que l'on peut imaginer de plus méprisable. Je fonctionnais, nous fonctionnions ainsi. J'ai bousillé mon couple et mon propre respect au nom d'une idéologie qui a mené à cette ignoble guerre des sexes à présent déchaînée, où la moindre érection non désirée sera bientôt passible des tribunaux.

    Pour ne parler que du point de vue financier, je me souviens parfaitement du départ de cette étroite dépendance ; il s'agissait (et j'en fus désolé, pressentant que la toute première défection préfigurant toutes les d'autres) (j'escomptais donc une totale absence de scènes pour notre vie conjugale)d'une statuette de cornaline rouge représentant Çiva sur un pied, inscrit dans la circonférence des mondes : quatre-vingts huit francs, une somme en 1966. Je dus capituler :Mon père nous dépannera. Imparable. Je m'étais pourtant bien marié, que je susse, pour affirmer notre indépendance ; non pour passer d'une famille à l'autre.

    Encore eût-il fallu que mon épouse, pour cette indépendance, se mît au travail, j'entends le vrai travail, celui qui fait chier, mais qui permet de manger. Quarante ans plus tard, nous payons encore cette pétition de principe d'un autre âge (“une femme ne doit point travailler”)(“[elle]affirme qu'elle n'est pas du tout féministe, elle dit qu'elle veut des enfants, un mari qui puisse lui permettre de ne pas travailler) (Filles de mai, Le Bord de l'Eau 2004) - voilà qui à la lettre me répugne. De ma femme et de moi j'étais bien en effet le plus féministe.

    Mon médecin de beau-père, lui, avait interdit à sa femme de chercher du travail :De quoi aurais-je l'air ?D'un pauvre, Docteur, d'un pauvre... Ma retraite à présent suffit tout juste à vivre dans la gêne - “comment”, s'emporte-t-on; “avec tout ce que vous gagnez ?- l'argent est un sujet tabou en France, non pas tant en raison de l'envie qu'on se porte les uns aux autres en ce charmant pays, mais de cette propension des Français a toujours se croire autorisé aux commentaires, les plus méprisants possible. mortifiants ; que dis-je, il se fera un devoir de vous expliquer ce que vous devriez faire.

    Les Français sont imbattables en effet pour gérer le budget des autres. Surtout quand l'autre est un fonctionnaire. Je ne suis pas un démerdard, moi. J'ai-eu-ma-paye-à-la-fin-du-mois. Je n'ai jamais su comment gagner le moindre centime de plus que ma paye. Partant j'eusse eu bien besoin d'une épouse qui travaillât, parfaitement.L'amour s'éteintdit à peu près Balzacdans le livre de compte du ménage.Il dit aussiLa vie des gens sans moyens n'est qu'un long refus dans un long délire. Nous ne pouvons donc envisager d'acheter ni la moitié de cette statuette, ni même le modèle au-dessous. “Mon père payera”.

    Nous ne pouvons pas davantage habiter “à demi” hors de la maison héréditaire : “Et le loyer ?”. Imparable, bis. Ma femme ne peut tout de même s'abaisser à travailler pour payer un loyer, alors que le gîte nous est offert. Quel bourreau je serais. La femme est victime, alors même qu'elle vous victimise, justement par la raison même qu'elle vous victimise : souvenons-nous, toutes proportions gardées, de ces braves SS traumatisés par l'éprouvant métier d'expédier une balle dans la nuque des juifs. A la limite de la dépression nerveuse. Le pire en effet, quand je me fais anéantir, c'est que je proteste.

    Au lieu de sourire. Et c'est parce que je râle comme un putois que je suis agressif. Bien sûr il y a eu des rémissions, du bonheur : jeunesse, amour, exaltation. Illusion que les choses finiraient bien par s'arranger” . Il ne s'agit pas ici de “se plaindre”, comme disent les je-sais-tout, les psychologues de salon, ceux qui viennent insolemment vous corner sous le nez leurs avis et commentaires sans que vous leur ayez surtout rien demandé (et j'en connais ! mon Dieu ce que j'en connais !) - mais d'expliquer – pas même : d'exposer. De raconter. De faire mon petit numéro. Mon petit intéressant. C'est tout.

     

    X

    Evelyne, à dix ans, fut mon premier amour. Blonde et pâle. Comme nous discutions à petit bruit sur le perron, à trois ou quatre, elle s'est tournée vers moi pour me tendre un coquillage de la taille d'un ongle : “Tiens, je ne t'ai encore jamais rien donné. Je répondis que si ; qu'elle m'avait déjà beaucoup donné. Ce fut la seule fois que j'eus de l'à propos avec une fille. Nous nous sommes promenés main dans la main derrière l'immeuble. Je me souviens – cela n'est-il pas étrange – d'avoir convenu avec elle, en cas de mariage, que je commanderais les jours pairs, et elle les jours impairs. “Tu auras l'avantage, grâce aux mois de 31 jours.” Cela nous faisait rire.

    Cela se passait chez mon oncle, qui m'hébergeait pour les vacances. Il écrivit sur-le-champ à mes parents que “c'[était] une honte”, qu' “à dix ans [leur] fils a[vait] déjà une poule. Il m'inventait des exercices d'algèbre – voilà bien pour aimer les maths ! - afin de m'empêcher de rejoindre Evelyne, et je répétais à mi-voix en pissant dans la cuvette de H.L.M. (un luxe à l'époque) : “Je t'aime, et rien ne pourra nous séparer”, juste pour m'en souvenir plus tard. Retors, non ?

    Et je m'en souviens encore. Tonton m'a dit : “Elle est cloche, ton Evelyne ; attends que Marion revienne de colonie, tu verras !” Une petite brune en effet, piquante, jamais à court de répartie, qui se savait déjà admirée, et qui commençait à se foutre de ma gueule ; je suis retourné auprès de ma blonde. Je n'ai plus revu personne, vous pensez. Curieux tout de même. Qui va commander dans le ménage. Que ç'ait été là ma première préoccupation. Ce qui fait surtout enrager, d'après Roland Barthes, c'est quand l'être aimé prétend devoir obéir à d'autres, alors qu'il ne vous obéit pas à vous, qu'il ne tient pas compte de votre souffrance à vous, qui valez donc moins que l'autre.

    J'ai vérifié à maintes reprises en effet que la façon la plus efficace, la plus cloue-le-bec, de se soumettre un partenaire récalcitrant est de se prétendre soi-même ligoté, garrotté, par un engagement, de préférence professionnel, une promesse antérieure, auprès d'une autre personne, qu'il importe bien plus de ne pas vexer que vous - est-ce ainsi vraiment que l'on aime ? auprès d'une belle-mère par exemple, bien efficace ; je la hais à mort ; puis lorsqu'elle est morte, la pauvre - rien n'est arrangé. Dix ans de perdus. Et toujours la faute des autres. La personne aimée se réclamera toujours de sa propre soumission, del'impossibilité de faire autrement, pour vous soumettre à ce que vous détestez le plus. Je connais un couple de cons, dont l'épouse a su convaincre le mari de fréquenter sa sœur elle) (il faut suivre).

    Depuis plus de quarante ans (c'est irrémédiable désormais) le Mari Con (en espagnol : maricón ) se trouve contraint de fréquenter la belle-sœur, chef-d'œuvre de ternitude dépourvue de toute conversation dépassant les liens de famille, et le beauf, boursouflé de machisme, de racisme et d'homophobie - antichômeurs, antifonctionnaires, rien ne manque à la panoplie. ...Quarante ans à se cogner ces spécimens d'humanité de remplissage et leur tribu, à tâcher de ne pas entendre les conversations de réveillon (quarante réveillons !) sur la flemme respective des Viets et des Bédouins - je n'invente rien.

    Déménager ? Rompre ? avec des gens si sots que le refus de l'un entraînerait nécessairement l'éloignement offusqué de l'autre ? et que ferait-il, ce fameux mari, d'une épouse dépressive, qui l'agoniserait de reproches muets à longueur de semaines, jusqu'à sombrer dans une de ces dépressions que l'on se fait à soi-même, et qui trouve toujours une brochette d'éminents psychiatres pour la confirmer ? Autant gagner quelques années de soins intensifs, et accepter, de guerre lasse, que dis-je, avant même la déclaration d'une de ces guerre le plus malade est immanquablement vainqueur du couple, d'habiter désormais à 1500 mètres de distance du couple honniqui n'est pas si mal, voyons ! voyons ! à la longue ! C'était bien la peine d'en faire toute une histoire ! - les invitations se sont raréfiées, le mari y a mis le holà.

    Mais le drame, voyez-vous, c'est que notre héros a fini par se sentir à l'aise en compagnie de son ennemi, en vertu du proverbeà force de se faire enculer, on y prend goût, mais pis encore, par des affinités secrètes. C'est pourquoi, ayant toujours devant les yeux cet exemple édifiant, notre homme a toujours à cœur, bec et ongle, de ne jamais reprocher à quiconque sa faiblesse de caractère ; on est mou, comme noir, juif, asiatique. Si ma femme est attaquée la nuit, que je me sente tout soudain supposer) tout paralysé, sans aucune possibilité physique de casser la gueule à l'agresseur - quel tribunal, je vous le demande, osera me condamner pour non-assistance à personne en danger ? (réponse hélas : tous.) Je souhaite par conséquent ne jamais être dans une situation je devrais faire preuve de sang-froid, de virilité, voire de simple esprit de décision. J'éprouve toujours la plus véhémente rancœur à l'égard de ces juges qui du haut de leur bite en barre condamnent timorés et trouillards - et qu'auraient donc fait, ces lâches ?Il faut prendre sur soi. Connards - commencez donc par cesser de fumer.Ce que j'ai fait. Et de boire. Never explain, never complain. Ne pas se plaindre, ne pas se justifier - belle devise ! Mais si moi, moi j'ai toujours fait l'un et l'autre, avec passion. avec conviction ? Je suis un con, c'est cela ? Sans rémission ? Les autres, les maudits autres, qui me disaient :Tu mets l'accessoire avant l'essentiel.Il ne faut pas tenir compte des autrespontifient les sages autoproclamés, individualistes comme tous les fameux Tout-le-Monde et gros pleins de couilles, ceux qui vont répétant tout ce qui traîne dans les livres de moralesoit ! soit ! mais s'il se trouve qu'ils vous cherchent, les autres ? ...qu'ils viennent d'eux-mêmes vous glapir dans le nezsans que vous leur ayez demandé quoi que ce soit - que non, vraiment, vous ne faites pas ce qu'il faut pour leur plaire, et ceci, et cela, et que vous êtes un véritable scandale public ? tous ces petits Zorro de quartier, ces Salomon de chef-lieu de canton ! ...faudra-t-il vraiment les envoyer chier sans relâche, vivre en permanence dans la polémique et l'engueulade ?

    Les Autres. Les encensés Autres. Les sacrosaints Autres. “Comment se faire des amis” : rendez-vous compte, il y a même des ouvrages pour cela ! Dire que le rapport au conjoint représente une application particulière du rapport avec l'autre ! Hélas ! Céder pour être aimé ! ...Qu'est-il d'ailleurs besoin d'être aimé. Incommensurable faiblesse, ignoble défaite, révoltante prédestination - en être réduit à réclamer des amis, des amours, comme un chien qui lèche sa gamelle vide, qui pourlèche la main qui le bat ? J'ai cédé sur tout. J'ai fréquenté des blaireaux, et j'y ai pris goût (quarante ans de batailles tout de même) ; crêché d'avril 68 à juillet 78 au-dessus de chez ma belle-mère précisément parce que je n'offrais pas, pour Sylvie, ou de quelque nom qu'il vous plaira de la nommer, les garanties suffisantes de l'amour. Je prenais donc les autres à témoin. J'ai toujours pris les autres à témoin. C'est pour cela qu'ils venaient toujours me baver leur avis en pleine gueule.

    Seulement voilà : tes malheurs conjugaux... tout le monde s'en fout. Tout juste si tu rencontres, une fois tous les dix ans, une femelle compatissante qui t'arracherait, ô combien volontiers ! à cet enfer de servitude conjugale - à condition que tu passes, bien entendu, sous sa domination à elle. La chose est évidente, elle va de soi ! tout est de la faute d'Eve. Je soupçonne même les premiers rédacteurs de la Genèse de n'avoir inventé la femme que pour enfin rejeter sur elle toutes ces funestes responsabilités qui nous tuent depuis le fond des âges. Et les Autres de répéter :Tu confonds l'accessoire avec l'essentiel- c'était déjà beaucoup, qu'ils me fournissent cette indication ; puisqu'ils s'en foutaient - fallait-il mon Dieu que je les bassinasse...

    Sylvie Nerval m'a dit récemment : “Tu me reproches d'avoir façonné ta vie – mais c'est que tu ne m'as jamais rien proposé d'autre.” Rien de plus exact. Ce qu'a prédit Jean-Flin s'est révélé faux : je ne suis pas devenu pédé ; mais par une absolue dépréciation de ma personne, sans imaginer un seul instant qu'une imagination de moi pût avoir la moindre valeur ou légitimité, je me suis mis, de mon propre chef, sous la coupe, sous le joug bien-aimé d'une femme, la mienne. Assurément, ce que je proposais, dans un premier temps, n'était rien : déménager sans trêve, voyager, changer de femme, traîner les putes après la sodomie, et boire.

    Vous voyez bien que j'en avais un, de programme. C'est mon cousin qui l'a rempli : gaspillage de ses deux pensions à pinter, fumer, régaler des clodos finalement trop soûls pour assister à son enterrement à 57 ans : cancer de l'œsophage. Mon grief essentiel ? l'immobilisme. Un immobilisme féroce. A ne jamais avoir coupé le cordon ombilical. Se retrouver dans la même ville, dans les mêmes rues qu'à dix-neuf ans. A se demander vraiment à quoi ça sert d'avoir vécu. Puis qu'on est toujours là. Puisqu'on en est toujours là. Ma mère donnait toujours le signal du départ :Je ne veux pas rester dans une maison je mourrai.

    Sylvie Nerval a toujours eu beau jeu de prétexter que je voulais imiter ma mère, ce qui prouvait mon manque de maturité. Je lui rétorquaisTu nous forces à demeurer juste au-dessus de ta mère à toi.Une fois par jour ; en dix ans, 3560 fois. Ping, pong. Ping, pong. Renvoi d'arguments, d'ascenseurs. Efficacité néant. Douze ans de banlieue, même barre, même appartement. Dix à Mérignac, banlieue, cette fois bordelaise. En attendant plus. Rien n'y a fait de représenter l'horrible, la funèbre, la gluante et engloutissante chose que ce sera de se sentir vieillir et décrépir dans ces mêmes espaces étroits déjà nous nous heurtons : rien ne nous décollera plus.

    Il faut vivre comme tu penses, mon fils, ou tu finiras par penser comme tu vis. Rien qui se vérifie plus épouvantablement que cet aphorisme rebattu (Rudyard Kipling ? Francis Jammes?). Je me suis trois fois trahi. Ces bassesses je me suis vautré constituaient d'ailleurs, jadis ! - les aliments indispensables de mon énergie à tromper ma femme.Après tout ce qu'elle m'a fait ?pensais-je, et j'enfonçais ma queue. ...Si j'avais tout accepté tout de suite ? Si je n'avais pas lutté ? (puisque c'était pour rien...) (je m'évadais par l'excellence de mon œuvre, sans rire !) - si j'avais cédé sur tout - n'en aurais-je pas tiré malgré tout quelque bénéfice ? Tout m'eût-il été accordé, et plus encore ? ...en compensation à ma soumission, à mon amour extrême ?

    J'en doute - à voir ce qui se passe lorsqu'on renonce – partout - toujours... mais ... alors... c'est que j'ai bien agi. Protestant, ergotant, souffrant sans cesse. Fût-ce puérilement. Sinon je n'eusse été que l'ombre de la reine ! ce sont plutôt les femmes, paraît-il, qui souffrent de cela... Il m'a fallu bagarrer ferme afin d'arracher quelques bribes de libertés, au pluriel. Jour après jour, minute après minute de mon emploi du temps... Domicile imposé... Profession toujours considérée avec la plus totale indifférence... Eventualité d'un emploi pour elle repoussée avec la plus extrême indignation, d'année en année - toujours un obstacle, toujours une incompatibilité, toujours une impossibilité sur-le-champ exploitée – c'est trop dur ! disait-elle – ben et nous, alors ? protestèrent un jour mes collègues féminines.

    ...Celui qui travaille, c'est l'homme. Difficile pour moi, aujourd'hui encore, de prendre mes distances envers cette question, si simple à résoudre pour autrui, qui me hantera jusqu'au bout. Mes griefs sont intacts. A ce moment même où j'écris mon Histoire d'amour. Combien de fois, excédé par mes geignardises, les autres tous en chœur ne m'ont-ils pas crié de rompre ! ...Moi j'ai cédé. A quoi bon traîner après soi une femme récalcitrante, à quoi cela sert-il d'être unis, si c'est pour vivre dans un perpétuel climat de revendications, de récriminations, d'hostilité, pour la simple raison qu'il convient de se conformer à “ce que doit être un couple”, chapitre tant, paragraphe tant... Mon histoire d'amour est la seule à traiter. Peut-être que j'ai honte d'avoir été heureux de cette façon. Ou malheureux. Pourriez-vous répéter la question. Rien obtenu. Adapté. La faculté d'adaptation est-elle une liberté ? ...le comble de la liberté- pardon : de l'intelligence, d'après les zoologues... Il m'est donc tout à fait loisible d'imaginer que c'est en raison de mon exceptionnelle intelligence que je me suis le mieux adapté en milieu défavorable... Si ça peut me faire plaisir... J'ignore si nous nous aimons. Si nous aurions été à la hauteur de nos vies rêvées.

    Sylvie Nerval m'a fasciné. Ma mythologie portait qu'il fallait se prosterner devant la Femme ; ce n'est pas, semble-t-il, ce qu'elles attendent. Je pensais, moi, qu'il fallait conquérir une femme. Comme une forteresse. C'était dans les livres. Ça devait marcher. Au lieu de me faire valoir, de frimer, je les suppliais. Ce qu'il ne faut jamais faire (« supplie-t-on des montagnes ? »). Finalement on ne sait rien du tout, de ce qu'il faut faire.

    Je tombe amoureux sans bouger, sans procédé, sur simple photo. L'une d'elle représente deux jumelles l'une près de l'autre les yeux baissés, ineffable communion récusant d'emblée toute connotation sexuelle. Sans nul besoin de se toucher pour jouir ensemble, d'être. La deuxième photographie renvoie au masculin : cinq jeunes gens très élégamment mis, mannequins professionnels dont l'homosexualité se déduit aisément ; mouvements suspendus, comme d'une conjuration, regards francs, trop clairs ou par-dessous. Offre et dérobade, attirance et réserve.

    Les tiendrais-tu, les battrais-tu, qu'ils ne révèleraient pas leur secret, dont ils sont inconscients. Ou dépourvus. Le troisième cliché montre un Noir vêtu d'un complet gris classique, d'un chic où je ne saurais prétendre ; sa braguette entrouverte laisse passer un sexe au repos d'un satiné prolongeant, incarnant charnellement la douceur du tissu dont il est issu, organiquement désirable - à condition expresse que ces trois photos désignées ne se meuvent pas, ne parlent pas. Que tout demeure figé dans la bouche de l'œil , en éternité qui ne fond pas.

    C'est de photos, de représentations, que je tombe amoureux, petitement, imperceptiblement, par suspension de l'œil et du souffle, à portée de mes mains et hors de ma vie (grain chaud, glacé, de la pellicule). Mais rares sont les plus belles filles du monde qui sitôt qu'elles ouvrent la bouche ne profèrent immédiatement quelque irrémédiable rebuffade ; que l'image s'anime, s'épaississe de mots, de sueurs, de gestes, elle sort à jamais de nos bras . Je trouve aussi très doux de fixer dans le rétroviseur les traits des conductrices qui me suivent, s'arrêtent au feu juste dans mon sillage, se parlant à elles seules pâles et glabres comme un cul sans se croire observées malgré nos convergences de regards au fond de mon miroir.

    Je leur dis je vous aime sans tourner si peu que ce soit la tête, afin que mon âge ou mes adorations ne révèlent rien de mon ridicule. Je peux enfin fixer la première qui passe et pour éviter le si automatique qu'est-ce qu'y m'veut c'connard de la femme moderne - mon procédé consiste à ravaler, à l'intérieur de ma paupière sur fond de muqueuse ardente (capote interne des se projettent les persistances rétiniennes) trois secondes de vision si je maintiens les yeux fermés, éphémère image d'amour entraperçu. Je m'arrête alors prenant garde de n'être point heurté, murmure à ma vision des mots tendres, lui proposant des pratiques précises, juste avant qu'elle s'efface. ¨Plaisir de puceau, je sais. Dans ces fugitives fixations subsiste ainsi que sur photo l'en deçà de l'émoi, premier pincement de cœur éternel.

     

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    Ce mois dernier soixantième année de mon âge enfin s'est découverte à moi - révoltante particularité (désespérante caractéristique) de ces apocalypses de la vieillesse, d'intervenir toujours aux temps précis où ils deviennent inopérants – la clef de l'obsédante compulsion dont je suis victime : il faut nécessairement qu'une femme prétendant m'attirer (elle n'en peut mais) souffre, soit en difficulté, mélancolique, languissante – dolente – au plus éloigné possible de ces copines actives, musclées, halées, “battantes”, que je ne puis admirer ni aimer en aucune façon.

    Il me faut chez elles des virtualités d'attendrissements,d'apitoiements sur elle et sur moi - jusqu'au beaux désespoirs, aux larmes à l'aspect du néantjuste effleurés. Que me font à moi ces beautés rayonnantes ? qu'importe en effet à ces femmes que je les aime ou non ? si c'est elle qui m'aime, sans que j'y réponde supposer), n'aura-t-elle pas tout loisir de se consoler ? Qui plaindra ces femmes éclatantes ? Nous n'avons pas appris encore à aimer une femme semblable, un copain avec des nichons comme dit le comique. Il m'en faut une à compléter, qui me complète. Construite comme moi autour d'une faille.

    A consoler, à protéger - protéger : voilà le grand mot lâché, fécond en sarcasmes :Nous n'avons pas besoin d'être protégées !ouRetourne chez ta mère !- mais une femme que je caresse et que je berce. Compatissants tous deux, aux premiers et seconds degrés, même si tout paraît frelaté, sans que nul autre le sache. Que nous retrouvions joie et santé l'un par l'autre. Il est assez désarçonnant de constater que nous avons Sylvie Nerval et moi suivi ces excellents préceptes de la façon la plus involontairement perverse qui soit, puisque jadis (nous comptons désormais par dizaines d'années) pour peu que l'un d'entre nous fût triste, l'autre brillait, et réciproquement : jamais nous n'étions d'humeur égale ; Sylvie Nerval étant joyeuse et près d'agir, je ne manquais jamais de lui représenter tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se fût assombrie, pour offrir à nouveau ma culpabilité. Dilapider ainsi dans ces manèges tant d'années communes, gâcher si sottement, si vainement, nos énergiesainsi soustraites à la véritable action de la vie véritable extérieurequelle énigme ! ...nous aurions donc préféré parcourir, piétiner en rond ce vieux manège ? Je devrais bien désespérer de cette prise de conscience si tardive. C'est donc cela qu'on appellesagesse. Apprendre enfin ce qu'il eût fallu faire (pour dominer [c'est un exemple] sans l'être ? car la douleur de l'autre te domine. Autre découverte de ce dernier mois : ne jamais désirer la femme désirée. La regarder simplement dans les yeux. Avec la plus totale indifférence (et ce que l'on feint devient si vite ce que l'on est). Comme si tu n'avais pas de femme devant toi, que non, décidément, la différence sexuelle, tu ne la voyais pas - une femme ! qu'est-ce donc ? - rien ne délecte plus la femme de n'être considérée que pour leurs charmes d'espritpas même : une fois dévêtues de leurs caractéristiques sexuelles ; une bonne fois évacué le sexe. Cette chiennerie, dit la fille Gaudu dans le Bonheur des Dames. La bonne camaraderie. Soutiens sans faillir le regard franc de la vierge : tu vois, là, c'est l'amitié qui s'installe.

    Pour moi c'en restait là. Quant à pouvoir un jour montrer son désir, dévoiler sa vulnérabilité, sans courbettes de chien savant, ou battu – quelle paire de manches ! ...il paraît que cela se peut. Je l'ai lu dans les livres. Vu au cinéma. Le peu que je sais, c'est que les femmes apprécient beaucoup le naturel en effet – tant qu'il ne s'agit pas de sexe. Telle est mon expérience. (Et comme le double jeu des femmes n'a jamais manifesté le moindre signe d'essoufflement, il est non moins évident que la moindre lueur d'hésitation ou de doute au fond de votre œil vous vaudra les sarcasmes les plus vils – passons) - je ne puis en vérité me résoudre à ces nouveaux usages égalitaires, de regarder d'abord une femme dans les yeux “comme un pote”.

    Ce marchepied d'égalité n'est pas moins ardu à franchir en définitive que les codes ancestraux de pudeur, d'atermoiements, voire de bigoterie. Que celle que j'aime puisse me retenir sur la pente des petits abîmes. Femme-nounours, petite fille, juste le petit chagrin, gonflable et dégonflable à volonté. Sylvie m'est tombée dans les bras pleurant sur elle-même, et j'ai fait de même. Victoire ! Défaite ! Consolation mutuelle. Persuasion de la femme désirée (dont on désire l'amour) sur la base malsaine de sa faiblesse. Pitié réciproque dont on dit tant de mal, qui paraît-il rabaisse qui l'éprouve et qui la reçoit.

    Puis jouer le consolateur afin de récolter le fruit. Faire à son tour la victime, profondément lésée par une protection si coûteuse. De ce double système de bascule entre protecteur et obligé déduire un double système de culpabilités mutuelles. Indissoluble et sans recours. Une femme plaintive et consolatrice à qui j'aie pu me plaindre, tels furent notre pain béni et nos abandons (rouler dans la boue, jouir de la boue). Malsainement hululer de concert, s'engloutir dans nos trous ; ainsi jouissent les enfants insuffisamment consolés. Dont la mère fut la plus à plaindre de toutes soit chez sa propre mère la plus grande obscénité. Alternons par conséquent l'admiration, la protection, la soumission - l'attendrissement sur les sots gâchis, le plaisir des doubles faiblesses et des éternels inaccomplissements. Or nous avons bien lu, distinctement, chez Goncourt, que la conscience de sa supériorité jointe à l'attendrissement que l'on éprouve face à l'injustice ouvre une voie royale à la folie. S'ensuivent en effet de lancinantes lamentations, renforcées car mutuelles, sur soi, sur l'autre, la première injustice ou folie consistant bien sûr en cette liaison que nous avons eue avec celle, ou celui, qui ne saurait s'approcher de la perfection. D'où tentation pérenne de désigner l'autre ou soi-même à l'accusation de bouc émissaire. La promiscuité, le fusionnisme, aiguisant chaque trait.

     

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    Corollaire

     

    Une telle disposition du couple s'apparente à l'adoration de la femme-enfant ou plus précisément du double-enfant. Rien de plus exaspérantd'autant plus attachant, d'autant plus ligotant - que ces agaceries, sautes d'humeurs, fantasqueries, rien de plus fascinant que ces narcissismes croisés, ces échos toujours malvenus.

     

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    Fascination, suite

    . Une blonde n'ayant pour couvrir son intimité sur la plage d'étang qu'un tissu effilé sans relief sur un sexe pressenti lisse et glabre générant sur moi qui lui fais face une fascination bridée par ce trop plein d'humains, sa vulve à trois largeurs de mains de moi, le mari à deux pas lisant sur le sable et l'enfant gambadant par diable passé, sans qu'il fût un instant possible qu'elle ne m'eût point vu - absolue suspension du souffle et du sentiment, la pétrification devant le videsachant que s'étend sous ce mince pont de coton blanc un sexe véritable exactement configuré. J'avais retrouvé ce vertige et ce jeu de dupes autre exemple ? Ce con à feuille d'or si volontiers conçu plaqué magnétisant le regard de cet autre assis près de moi (le même) qui perdit si souvent contenance s'il la regardait ; sous tant d'afféteries, d'innocence et raffinement mêlés, la vitalité même de l'homme se dissolvant, naufrageant sous les yeux de cette autre femme qui l'accompagne muette égarée réprobatrice au sein d' ivrognes et d'aveugles, avec la volupté cuisante du réprouvé.

    Mon ami fusillé du regard et d'une moue, indécelable à nul autre que lui - certaines figurines féminines ainsi, sous leur feuille d'or, trouveraient-elles matière à jouir sans y toucher de tant de sang et de semence puisés dans la candeur grossière de l'homme ; l'amour que j'ai voué à Sylvie Nerval se justifierait alors, dans sa forme la plus archaïque, par cette adoration courtoise de la femme que cette dernière à présent feindrait de rejeter comme fardeau, paralysie, ligotage, aliénationsachant ce que recèle une telle malsaine adoration).

     

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    L'androgyne essentiel est d'abord un enfant, volontiers nomméla créature, avec tout ce que ce terme évoque de réprobation au tournant des deux derniers siècles : réchappé d'une catastrophe guerrière, poursuivi jusque dans son exil, l'enfant-prêtre se prostitue ; recueilli par un vieux musicien qui s'éprend de lui, l'Androgyne se livre à des surenchère de comportements incompréhensibles ou capricieux - ce résumé fragmentairetendancieux - échoue volontairement à rendre un tel monde. S'avise-t-on en revanche que tant d'agissements, tant de manèges peuvent s'entendre d'une très jeune fille, qui écrit, ce si grand mythe s'évanouirait, s'y substituant hélas une irritation d'adulte lecteur contre une gosse tête-à-claques (l'amour ainsi décrit devant dès lors se définir comme enfantin, puéril, immature) (ou céleste). Aussi l'accès le plus direct à ces contrées reste la peinture, Sylvie excelle ; ce filtre assurément moins explicite adoucit les précisions des inlassables retrouvailles et autres aventures d'Ayrton dit l'Androgyne et de son double ténébreux R. aux cheveux d'encre...

    Sur ce terrain donc se joue une fois de plus l'increvable problématique de l'ascendant (de l'Un sur l'Autre,qui d'Elle ou de moi), problématique réductrice, fâcheuse, pitoyable. Triviale. Pathétique. Dont mes amours ultérieures se trouvèrent irrémédiablement perverties (pages après pages noircies sur mon martyre marital - inépuisables doléances, larmes, enfantillages). Rameutage de griefs éculés, incommensurables déplorations : d'avoir fréquenter tant d'amis qui n'étaient pas les miens (qui se fussent à coup sûr avérés ivrognes et putassiers) (mais je n'aurais pas eu d'amis). Pas un seul. Tandis qu'elle m'a tiré par exemple d'une humiliation publique imminente, devant cette grappe humaine un jour agglutinée place de l'Horloge (Avignon) psalmodiant (des beaux, des déguisés, des zalapaj) quatre notes répétitives dans un mantra rigolo, que je voulais diriger, pauvre con, au passage, guider vers une belle impro polyphonique de mon cru - qu'est-ce qu'il se croit celui-là ? d'où y sort ce con ? - en vérité, je l'avais échappé belle ; Sylvie m'entraîna juste avant la cata, je lui infligeai une scène épouvantable : elle me brimait, elle me coupait du monde - ce gadin, cette gamelle, ce râteau que je me serais pris ! c'est à l'échelle de toute ma vie qu'elle m'a sauvé de ma connerie, de mon inadaptation foncière à la relation humaine.

    Et si ma femme ne m'eût pas instinctivement pris de court, à chaque fois, des années durant... si je n'avais pas cédé, sans cesse, en braillant, parce que je reprenais à mon propre compte ce maudit schéma crétin élaboré par les propagandistes – d'une femme nécessairement piétinée, avilie par le mâle - si une telle ineptie ne se fût imposée à ma timidité invalidante, arrogante, c'est moi qui l'aurais soumise, au contraire, à ma propre loi. Je me suis posé en victime du féminisme : et si j'avais simplement cédé au bon sens ? Si j'avais tout bêtement reconnu que l'essentiel est de suivre la raison, peu importe qui des deux ait raison ?

    Nous appellerions cela tout bonnement la lucidité. Celle de Louis XIII se reconnaissant tributaire des excellentes raisons de Richelieu. Ce qui ne veut pas dire que le roi se laissait mener. C'eût été tout l'un, ou tout l'autre : j'aurais imposé mes spectacles de merde, imposé mes amis de merde comme j'en avais tant connu, d'incessants déménagements, ma tyrannie domestique. Ne pas se désoler donc d'avoir aimé, cédé. Elever ses pensées. Considérer à quel point la question de connaître le chef s'apparente à la place du moi dans le couple, ou parmi les hommes (voire dans le sein de Dieu ? ) Il faut êtredisait Talleyrandaigle ou serpent” – dévorant ou dévoré ? ...par honte, incapacité - illégitimité du premier - je me suis jeté à la soumission, dévoré par la perte, par ma dévoration faisant ma perte ; dévotion, révolte et trouble.

    On ne résiste pas à Dieu, fusionnel, exclusif comme il est ; mais la femme ne nous étant nullement supérieure - le seul - l'unique moyen de ne pas céder à la dévoration sera de célébrer sa propre volonté, sa propre adhésion – comme tant d'autres femmes se le sont vu imposer par tant de curés, pasteurs et notaires à travers siècles : “Je cède, je me fais aimer, je règne” - à présent soyons clair : Edipe s'étant vu barrer la voie rebroussa chemin, vit une femme en larmes et l'admira. Question : Sylvie Nerval s'en montra-t-elle au moins reconnaissante ? peut-on parler de son bonheur ?

    ...Oui, à supposer que l'adorateur, le sacrifié, s'acquitte sans mot dire de cette abnégation (que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite). Or tout se passe au contraire comme si je devais rendre des comptes à quelque Instance ( Laïos ? Jocaste ?) au profond de moi : cédant certes, mais toujours, toujours à contrecœur (j'ai toujours vécu à contrecœur). Si un sacrifice vous pèse, dit Romain Rolland (Jean-Christophe), ne le faites pas, vous n'en êtes point digne. Je t'emmerde, Romain Rolland. Je voudrais bien t'y voir. Comme si on le faisait exprès. Comme si l'on faisait exprès quoi que ce soit.

    ...Grommelant, regrettant – Léon Bloy, parlant de Dieu, affirme que l'analyse psychologique prit un jour hélas le relais de l'adoration, de la fusion – que l'analyse absorbe en son propre nombril. Pas un sacrifice en effet, pas une attention dont je ne me sois empressé de faire payer tout le poids. Pas une faveur qui ne fût lestée d'une plainte gâtant, moisissant tout. Tel Christian V., expéditeur polaire, détruit tout son mérite, exhalant dans les termes les plus orduriers, à chaque plan filmé, toute sa rancœur contre les obstacles d'une entreprise que personne ne lui avait demandée.

    Il entre dans ces abnégations trop de rabaissements. Sous le sucre et l'encens tant de fiel embusqué. Chevalier servant, souffrant pour sa Dame, renonçant à ses volontés propres (existent-elles ?) - prétendant que ce n'est rien, me dépouillant à grand bruit de tout désir alors précisément que cette fois c'est l'autre qui cède à ma détresse... Si malgré moi je remporte la victoire dans mon champ de ruines, d'un coup je n'en fais plus de cas, n'en tiens plus compte, et je replaide en sens inverse, vers mon martyre.Après tout... Je trouve autant de plaisir à l'inverse de mon désir.Les dépressions sombra Sylvie Nerval furent provoquéessans être le moins du monde atténuées. Chacun rivalisant d'abaissement, tyrannisant l'autre de l'obscénité de sa faiblesse. Nul ne s'est retiré du jeu. Ces décennies de prison me font hurler de rage.

    Exemple : rien de moi sur les murs ; me contenter de la pièce la plus malcommode (une heure de lumière par jour) - comment l'amour peut-il s'accommoder à tant de petitesses ; à supposer même qu'il suffise d'invoquer mes goûts artistiques nuls... Puce à l'oreille : l'indignation d'un couple de visiteurs : “On dirait” s'exclamèrent-ils “que Bernard n'habite pas ici ; aucune trace de sa présence nulle part”. Autre et bien plus profonde, sinistre, funèbre sonnerie d'alarme, cet oncle – raisonnant sur la présence, à proximité, d'un Lycée, suggérant donc avec satisfaction qu'il me suffirait d'obtenir cette nomination à cinquante mètres de chez moi, pépère, pour le restant de ma carrière ; j'ai grogné qu'il ne m'aurait plus manqué qu'une laisse : “boulot-gamelle-boulot”.

    Le tonton n'y revint plus, mais j'avais senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Il ne me restait plus de toute façon, en ce temps-là (renoncement, admiration) qu'un infime noyau d'honneur avant extinction finale. Ne voir que ridicule dans ces hurlements de détresse témoigne d'une méprisable férocité. On meurt sous les coups d'épingle, tas de cons. Dix années pleines de telles minuscules avanies ne sauraient en aucun cas se compenser, quoi qu'en déblatèrent les psys et autres pontes, par les prétendus avantages qu'y trouveraient à foison, paraît-il, les opprimés, qu'on aurait bien tort de plaindre, puisqu'il paraît que la pitié, tas d'enculés, avilit...

    Il faut tout de même bien balancer cette grosse claque dans la gueule que jamais, au grand jamais, ces prétendus avantages, ces mirifiques “compensations”, n'effleurent le moins du monde la conscience de celui qui souffre. C'est bien beau, l'inconscient. Mais sensoriellement, ça n'existe pas. Ce qui est pourri est pourri, ce qui est foutu est foutu. C'est replâtrage et replâtrage, à tour de bras ! Les femmes de l'émir, ses chameaux, ses chiens, se laissent mener. Et certes, assurément, je n'en disconviens pas, j'ai découvert, aux hasards poétiques de la soumission, tant de merveilles - que l'Initiative, la Volonté, la Force et autres hideuses idoles ne m'eussent jamais obtenues ! il se développe en effet, il se fortifie au fil de la passivité un tel sens poétique, un à vau-l'eau, un voluptueux abandon semblable à celui du Roi Arthur, lequel tout roi qu'il fût descendait tout communément, tout couramment, à la rivière “pour voir s'il n'était point survenu quelque adventure” ; alors au fil du fleuve se présentait immanquablement telle barque pontée où repose le corps d'une pucelle, et c'est l'incipit – in- ssi – pitt, blats bâtards, quand on veut faire son latiniste, on se renseigne - de la quête du Graal !

    Au lieu donc sottement de me gendarmer comme eussent fait tant de ceux qui savent si bien ce qu'ils veulent et ne découvrent que ce qu'ils ont décidé de découvrir, et encore, après coup, je suis descendu où il plaisait à Sylvie N. de m'emmener, c'est-à-dire sur place. Guidée qu'elle fut plus, à mon sens, par fantaisie que par sa décision, alors que ma pente sans doute ne m'eût entraîné que vers ma propre catastrophe. Les rares fois où elle me céda, je me fâchai fort, lui reprochant la moindre réserve de sa part, tandis que j'acquiesçais, moi, toujours, et par grincheuse courtoisie. Il m'a toujours paru qu'elle savait mieux que moi ce qui me grandissait, me nourrissait : découverte comme je l'ai dit du ballet, que je pensais disparu, de la peinture à l'huile, que je pensais engloutie - de quoi m'eût servi en revanche de connaître avec elle les joies rustaudes du stock-car ou de l'ivrognerie populaire ?

    Si la femme cède, se rend à mes raisons, ma jouissance s'en trouve annulée de ce fait même ; Simone de Beauvoir évoque à merveille ces faux débats où l'époux, l'homme, veut qu'on lui cède, mais non sans avoir longuement résisté : la femme doit feindre l'opinion contraire, pour lui fournir l'occasion d'une victoire, qui ne s'entend pas sans quelque lutte... A l'inverse exact je cédais, moi l'homme, mais non sans m'être défendu, sachant que c'était en vain, jouissant de ma capitulation annoncée (quoique je me contrefoutisse d'augmenter son supposé plaisir). Voilà pourquoi j'estime qu'il n'est pas vrai, peut-être, que les femmes du temps jadis n'aient jamais pu connaître, disent-elles, que le plus profond malheur, et la victimarisation des femmes, vous comprenez que tout le monde a fini par en avoir plein le cul.

    Or de tout cela, Docteur F., j'étais inconscient, et peut-il exister des choses sans qu'on les ait personnellement, consciemment vécues ? J'étais dans mon esprit celui qui apaise, le grand réconciliateur, à la façon des femmes de jadis. Mais j'y mis tant d'aigreur, comme certaines d'ailleurs, que Sylvie Nerval ne pouvait que conserver, cristalliser au sein même de sa victoire (qui n'était pas vécue comme telle, puisqu'à son sens il s'agissait d'un dû, résultant d'un raisonnement, d'un comportement logiques, affectivement neutres) cette culpabilité qui gâte toute chose, et fut cause assurément de tant de mollesses dépressives dont je n'ai cessé de lui faire grief, en étant moi-même la cause.

    Puis-je ajouter cependant que ce perpétuel découragement ne fut pas moins la cause de ma désenvie de vivre. Ainsi la femme cède à l'homme et le sape dans toutes ses énergies, par son sacrifice exhibé. Et réciproquement. On en jouit semble-t-il dans son inconscient. Autrement dit on n'en jouit pas. Je puis assurément me rebâtir tout mon passé, sans rien omettre des preuves, mais ce qui fut souffert fut bel et bien souffert. Sans vouloir jouer les victimes... Mes voyages se sont bornés aux capacités de mon porte-monnaie,mon petit salaire de peigne-cul, comme me le rappelait obligeamment une correspondante. Libre aux doubleurs de Cap Horn d'estimer sans sel mes découvertes creusoises ou berrichonnes. Me limite aussi dans le temps l'abandon je m'imagine que sombre, sombre parfois réellemement Sylvie Nerval trop longtemps seule. Je pourrais prolonger ces quatre à six jours qui me sont accordés, étirer ce fil à ma patte ; mais il me plaît sans doute de m'imaginer attendu, indispensable.

    J'obéis du moins à des rites ; rouler un certain nombre de minutes et visiter, marcher, que je me trouve, quel que soit le manque de pittoresque ; je me détourne souvent pour un château. Mais je peux également foncer tout droit vers le sud / sans presque [m'] arrêter, Cordoue le matin, Séville l'après-midi, ce qui est scandaleusement insuffisant, mais permet de parler au retour ; Sylvie Nerval en voyage flâne dès le premier jour, découvrant ou redécouvrant maints et maints situscules et sitouillets sans envergure. Son plaisir (si je lui lâche la bride, si je me laisse mener !) consiste à replacer ses pas sans cesse dans les siens : nostalgies du petit espace mais plus encoredésirs,envies,besoins, mots enfantins, d'une exaspérante innocence - mes désirs à moi se trouvant toujours à l'exacte intersection des désirs inverses, aussi bien que de leur absence ; obéir à Sylvie Nerval serait donc obéir à la vie et m'y abreuver, alors de moi-même je prévois tout, j'endigue toutquoique mon voyage tienne aussi bien de celui du père Perrichon : découvrir ! ne fût-ce qu'un gros bourg, pourvu que je n'y aie jamais mis les pieds.

     

     

    X

     

    Nous éprouvons tous deux une sacro-sainte horreur pour tout le matériel, encore qu'elle peignede sa main, ce qui me semble parfaitement incongru, hors-norme, exception confirmant la règle comme disent tous les racistes ; nous aimerions Sylvie et moi n'être que tout idées, tout art. Nous n'aurons véritablement vécu en effet que par et sous les impressions d'un film, d'un livre, d'une musique ou d'une danse. Ajoutons pour Sylvie Nerval ce monde cérébral révélé plus haut - le réel ? il se sera toujours refusé à nous, à moins que ce ne soit l'inverse. Nous ne saurons supporter le moindre refus ; nous nous détournons alors, préférant nous faire rouler, le déplorant aussi, conscients de notre infériorité sans remède dans les choses inférieuresquand les œuvres d'esprit jamais ne nous auront déçus.

    ...Ainsi nous haïssons le bricolage. Grande passion de l'homme de peu. Est-il je vous le demande quoi que ce soit de plus vulgaire et de plus bas de gamme que la béatitude infiniment creuse du bricolo qui vous tanne avec sonportail installé soi-mêmeou son rafistolage automobile maison. A tous ceux qui m'objectent, les yeux injectés de haine et de bonne conscience, que je suis tout de même bien content de les trouver pour me tirer d'embarraas, je réponds que je suis bien content assurément d'aller chier tous les jours, mais que je n'en inviterais pas pour autant ma merde à table. Il faut à mon sens posséder l'âme vide et vile de la populace résolument réfractaire à toute spéculation intellectuelle pour s'abaisser à se souiller les mains par quelque manipulation que ce soit, de bricolage... peindre sur toile assurément (voir plus haut) débouche sur l'éternel ; déboucher les chiottes : non. Je sais, Dieu sait si on me le répète, que la main est intelligente. Mais nul ne m'en pourra jamais convaincre. Un sillon, une chaussure, n'égaleront jamais en intention (je ne parle pas de la réalisation) l'Œuvre d'Art, consacrée par l'éternité des Divins Préjugés. Il existe, si arbitraire qu'elle soit peut-être, une hiérarchie des valeurs que nous respecterons toujours Sylvie Nerval et moi, quelles que soient les violences des propagandes égalitaristes.

    Nous tordons le cou aux démagogues alléguant l'égalité du boulanger et de Mozart ; pour des milliers de boulangers, quelque compétents, quelque vertueux (voilà bien la répugnante faille de raisonnement) qu'ils puissent être, il n'existe et n'existera qu'un seul Mozart. Ajoutez à cet intolérable fascisme (n'est-ce pas !) qui est le nôtre une farouche défense des valeurs passées, mais aussi, de façon douillette sans doute et parfaitement incohérente, l'attachement aux grandioses adoucissements de la condition humaine : le progrès matériel justement, permis par les techniciens, les bricolos, les “hommes matériels” si vilipendés au paragraphe précédent. Plus encore de notre part un viscéral cramponnement à l'Athéisme, à la Liberté Sexuelle, qui nous semblent découler non pas de la démocratie, mais directement de la sainte et laïque raison bourgeoise et cultivée. Ce n'est pas en effet pour avoir souscrit aux suffrages de quelques bouseux incultes que nous avons conquis toutes ces belles choses, comme les découvertes médicales, mais en luttant de toutes nos forces, justement, contre leurs préjugés et leurs hargneuses sottises.

    Le peuple est méchant, écrivait Voltaire ; mais il est encore plus sot. Ce sont les études qui forment l'élite, et par là-même l'arrachent au peuple et à son étouffante connerie. Soyez bien assuré que si l'on redonnait la parole au peuple, son premier soin serait de rétablir peine de mort, torture en public et persécution des pédés. Il brûlerait, ou laisserait périr les musées, le peuple, il se livrerait au fanatisme. En admettant tant que vous voudrez que cela soit faux - il n'en est pas moins vrai, regrettable ou non, que la sainte horreur du populo est l'un des plus fermes ciments de notre union ; nous ne fréquentons point cette engeance renégate de l'âme et de la raison. Aristocrates des buissons, nous ne méritons point de vivre assurément, selon la doxa du jour ; c'est ainsi que Monsieur des Esseintes exigeait de son personnel d'avoir achevé les travaux de jardin avant onze heures, afin qu'il pût jouir des allées de buis parfaitement râtissées sans risquer d'entr'apercevoir le moindre fragment de bleu de travail... S'il est en effet quelque individu avec qui pour ma part je sois rigoureusement incapable d'échanger une parole, ce sont bien les gens du peuple, juste capables, sitôt qu'on leur laisse ouvrir la gueule, de proférer des horreurs sur les arabes, les juifs et les fonctionnaires (aux dernières nouvelles c'est nous, Sylvie Nerval et moi, qui sommes les fascistes).

    ...Nous aimons pourtant bien jouer à la belote (alexandrin).Second degré? Nous possédons huit ou neuf jeux de cartes, très originaux (A présent je tombe de sommeil et j'ai bu de la bière, et tant d'ostentation de seigneurie me fatigue, moi qui ne suis qu'un con. Quand je me suis réveillé, une profonde tristesse m'a étreint de marchandises. J'ai trop haï et méprisé dans les lignes précédentes.) Je voudrais cependant ajouter qu'il existe un autre jeu appelé Trivial Pursuit, qui signifieDivertissement banal,populaire, formé de questions et réponses sur cartes réversibles.

    L'une des formules de ce jeu concernant l'histoire de l'art, nous y jouons parfois avec nos meilleurs amis, dépourvus pourtant de ce qui s'appelleinstruction bourgeoise(bellecontradiction, preuve par neuf de mauvaise foi : nous ne pensons pas ce que nous pensons). Si le premier, autodidacte, fait jouer ses rouages déductifs, nous souffrons profondément de voir l'autre se faire répéter les questions, travestissant son ignorance en anxiété, prenant son temps pour permettre à son partenaire amoureux de lui souffler la réponse (c'est bien plus plaisant entre initiés, Sylvie Nerval et moi, à armes égales) ; dirai-je que cette amie tient absolument à nous entraîner dans l'orbe crasseux de Dieu sait quelles épaves quil s'agit de repêcher dans je ne sais quelleassociation; or en dépit de toute l'affection que nous éprouvons pour elle à titre privé, nous refusons et refuserons toujours de toutes nos forces de participer à quelques activités que ce soient pour ces semi-clochards et déglingués divers extirpés tout dégoulinants de leurs caniveaux ; j'ai suffisamment trimé toute ma vie à tenter de m'élever au-dessus du vulgaire, et à hisser au-dessus du ruisseau tant d'innombrables fils et filles de blaireaux incultes (pléonasme, parfaitement, pléonasme) pour refuser d'envisager le moindre refrottement à cette engeance, à ce tissu conjonctif, à cette humanité de remplissage qui vous dégoûterait bientôt de l'humanité. Jusqu'à ce que ma propre fille ne réintroduisît hélas dans ma famille des individus de cette race d'ignorants fiers de l'être, j'avais été jusqu'à l'aveuglement de penser qu'enfin, ouf, ils n'existaient plushélas !...

    Le troisième jeu est celui des échecs, où je parviens toujours par étourderie à me faire écraser non sans en concevoir quelque dépit - les échecs sont une activité d'homme responsable. Je ne les aime pas beaucoup. Tels sont les jeux qui entretiennent l'amour. Je m'efforce d'y multiplier les plaisants propos – outre les annonces, commentaires de capotes ou de carrés d'as – ainsi le dernier jeu de cartes (nous en avons dix) s'appelle-t-il “Reptiles et Batraciens du monde ; ce sont chaque fois des récriements de part et d'autre sur la beauté des reproductions - car ces jeux signalent un certain ennui, une faillite de communication, et je ne les refuse jamais, sachant que Sylvie m'est reconnaissante de mes saillies - en bon français de prolo : on joue ensemble pour se raconter enfin des conneries.

    Qu'est-ce que vous croyez. J'en ai ma claque de cette honnêteté intellectuelle et de cette logique sans cesse réclamées. Toujours se justifier. C'est pénible à la fin. Nous préservons donc à tout jamais, Sylvie Nerval et moi, notre adolescence. Les mêmes histoires drôles depuis plus de 35 ans. Un bon vieux stock d'allusions, de discours rebattus, parfois lassants, entretenant notre amitié, et notre lamentable auto-apitoiement - ça va les sartriens ? ...heureux ? Pensant à tant de couples enfouis sous les tombes, j'aimerais savoir de combien d'éclats de rires ne résonneraient pas les allées s'il leur était donné à tous de ressusciter, sous forme de bons vivants comme ils furent tous. Mêmes enthousiasmes, mêmes exaspérations, mêmes raisonnements. Même indécrottable prétention. Eût-il fallu, pour plaire, que j'animasse tant soit peu notre duo, que je le parasse des atours narratifs ? Voici encore, justement, l'un de nos ciments les plus solides : nous avons estimé, notre vie durant, Sylvie et moi, inébranlablement, que de la prime enfance à ce jour ce sont les autres, dans leur ensemble et séparément, un par un, qui nous ont fait obstacle, entravant nos inestimables dons naturels avec la plus bornée, la plus féroce intransigeance.

    Mépris d'autrui à Notre Egard, dénégation d'emblée de nos talents, dédains de nos airs poétaillons. Nous avons toujours cultivé les cuisants souvenirs de chacune de nos humiliations : ainsi de ces raclures de noix de coco cédées à moitié prix par une marchande ambulante :Tu ne vois pas que c'est des miteux?s'était-elle exclamée à la cantonade - mais bien évidemment que c'était notre faute, y avait qu'à, fallait juste, naturellement que nous aurions gueuler, prendre des airs moins consvoici bien encore un solide lien de notre union, une véritable corde à nœuds : l'air con.

    ...Changer de tronche - ne pas se laisser faire – soupçonnez-vous seulement, sartriens de mes deux, qu'il y faut une de ces lucidité, un de ces sangs-froids ; une étude approfondie dont quelques-uns seulement ne parviennent à tirer profit, à l'extrême rigueur, juste au seuil de la décrépitude ? suite à je ne sais quel lent processus de rationalisation, de déduction – bien plutôt par à-coups rigoureusement imprévisibles ? ...tant il est vrai que l'intelligence n'est rien... Ma foi non que vous n'en savez rien, vous n'en concevez pas le plus petit soupçon d'idée, bande d'épais.

     

    X

     

    Nous avons usé peu de lits : ...trois, quatre... douze peut-être ? sans compter les hôtels. Nous avons toujours vécu l'un sur l'autre. La chose était fréquente au siècle dernier (toujours, pour moi, le XIXe). Certaines années nous chevillaient trois cent soixante-cinq journées, mille quatre-vingt quinze même une fois trois ans tout entiers faute d'argent (quatre-vngt cinq, six, sept) d'un effrayant corps à corps. faute d'argent. Sylvie Nerval contestant tout cela n'y saura rien changer – sachant pertinemment en mon âme et conscience que le 15 08 85, ayant eu le front d'accomplir un modeste pélerinage sur une tombe de Bigorre, je fus taxé à mon retour d'ignoble cruauté pour abandon de grande malade.

    Trois années, dis-je, l'éventualité du moindre voyage, visant tant soit peu à dénouer ne fût-ce que thérapeutiquement le lien fusionnel, s'est vu âprement et triomphalement contestée. Même à présent gagne l'arthrose, je sais qu'il me serait impossible de me livrer à quelque escapade que ce fût au-delà d'un nombre de jours toujours trop courts : le fil à la patte. C'est ainsi que si souvent s'achève (j'y reviens) l'histoire d'un amour : en règlement de comptes. Combien d'écrivains dont je soupèse à l'édition les pesants manuscrits ne se sont-ils pas ainsi consacrés à tant d'inepties ?

    Tant de sincérité, tant de poignance, tant de tics aussi, tant d'impardonnable amateurisme postés à l'éditeur ! la littérature est parfaite ou n'est rien. Nos exhaustitivités constituent le plus gros bataillon de l'ennui. On se fait chier à vous lire, mes pauvres choux. Vous vous imaginez sans doute que le moindre méandre, le plus infime diverticule intestinal de vos tourments importe au lecteurvictime. Or il se trouve que chacun de nous possède, justement, et à foison, à volonté, au détail près jusqu'à la nausée, de semblables révélations et rebuts d'hôpitaux. Ainsi cette effrayante continuité des nuits de couple évoquée dans Cette Nuit-là, mille observations merveilleuses, et cette certitude lente que dans le noir, rejoignant le corps ténébreux de l'épouse, je gagne la couche et la nuit infinies enveloppant la vie du premier à mon dernier souffle (musique).

    Cela ne m'effraie pas. D'aucuns prétendent que les draps conjugaux sont déjà ceux du tombeau; et qu'il n'est si parfaite épouse qui en préserve. Juliette, nous serions seuls dans nos cercueils, séparés par les planches, sur la même étagère. Imaginons seulement la délicatesse à bien placer, judicieusement, sans la moindre superposition, sans le plus minime empiétement susceptible d'engendrer courbatures, écrasements, ni friction, ankylose, fourmisni obstruction de sang - les abattis de chacun dans une seule et même couche, jamais les lits matrimoniaux ne doublant exactement les mesures humaines : il est toujours en effet tenu compte des chevauchements ; comment faisaient-ils donc à Montaillou, village occitan, tous ces bergers de grande transhumance, pour s'empiler à cinq ou six par couche dans leurs bories pyrénéennes, sans même imaginer qu'on pût se sodomiser à couilles rabattues ?

    L'innocence de ces temps-là... Assurément l'on était loin de nos fétides imaginations ; c'est même une des plus insolubles énigmes : comment faisaient-ils donc tous pour ne point songer à mal, pour que rien, fût-ce le plus mince soupçon, la moindre velléité d'érection, ne pût se glisser ? quelles pouvaient bien être leurs associations d'idées ? D'autre part, c'est-à-dire de façon diamétralement opposée, comment donc leurs membres, dépourvus de tout attrait, de toute charge érotique fût-elle infinitésimale, ne se révélaient-ils pas enfin non plus pour ce qu'ils étaient, des appendices cruraux velus ou glabres, osseux ou adipeux, crasseux jusqu'aux croûtes, écrasant et broyant jusqu'à la folie tout espace vital, toute tentative de sommeil ?

    ...Les lits jumeaux ? pure abomination, pour laquelle on eût dût réclamer les plus rigoureuses sanctions pénales. Ne pouvant donc non plus, si épineux qu'on se sente l'un et l'autre au moment de se mettre au lit, nous fuir sans cesse, sauf à nous retrouver en équilibre de profil sur les rebords du matelas, force est de nous résoudre à la promiscuité de la chair, lard et tibias mêlés. Nos bergers ariégeois de treize cent douze étaient sans doute plus proches de la chair collective, de la viande animale indistincte ; mais nous, couple occidental fin vingtième, sommes bien forcés de nous encastrer, dans les affres, puis dans les délices (tout de même) de l' “emmêle-pattes”.

    Mais qu'il est dur de jouir du simple sommeil, fonction première après tout du lit. (Je crains de trouver un jour, au réveil, ma partenaire morte, raide, et qu'il faille rompre les os pour nous dégager de l'étreinte ; la cocotte de Félix Faure vécut au soir du 18 novembre 1899 cet atroce délire hystérique - horreur ! terreur !) je reprends : autant j'aime trouver au creux de mon ventre l'empreinte et la pression intime des fesses, autant je regrette de n'avoir aucun corps pesant sur le dos pour m'en recouvrir. Une telle irremplaçable sensation ne peut m'être donnée que par un homme (ici placer un sarcasme). Nous aimons cependant, homme et femme, nous endormir à l'intérieur l'un de l'autre.

    Quelques mots sur l'éjaculation précoce. Quatre-vingts pour cent des hommes de trente

    souffriraient de ce trouble. A vrai dire ils n'en souffrent pas. Rien de plus satisfaisant pour l'homme que cette giclaison précipitée. La chose en soi ne m'a jamais autrement tourmenté lorsque j'allais aux putes. Tout au plus l'orgasme ratait-il de temps en temps : la pute avait bougé un poil de trop, ou j'avais mal pris la corde dans le virage - mais après tout, il arrive aussi bien de rater sa branlette. Aux regrets de n'avoir pas joui s'additionne alors, avec les putes, celui du pognon. ...Perte sèche... Mais à se retenir sans cesse modelé sur l'infinie lenteur d'une femme (bien plus rapide quand elle est seule) (décidément, on gêne) l'homme peut aussi bien tout manquer. On pense donner du plaisir en se privant du sien. Résultat : des deux... Ce sont les femmes une fois de plus qui ont le mieux résolu tout cela : quatre mille ans de bonnes branlettes bien solidement torchées en témoignent. L'amant qui veut baiser en paix s'adonnera donc passionnément au broute-minet, qui permet la plupart du temps de se débarrasser de la jouissance féminine pour mieux s'expédier ensuite.

    Attention : certaines réclament du rab. Vaginal. Désolé. Je ne suis pas coureur de fond. Fourreur de con, soit. Ce que je veux dire en tout cas, et transmettre sans relâche jusqu'à la limite des terres habitables, c'est que la psychiatrie, j'entends la consultation psychiatrique, si répétitivement et si indéfiniment qu'on y fasse appel, a surabondamment démontré son absolue, sa rhédibitoire impuissance. Peut-être notre civilisation ne peut-elle mourir qu'avec le dernier psychanalyste. Les psychiatres ne peuvent rien. Surtout les envahissants comportementalistes, qui sont à la psychanalyse ce que les boulangeries industrielles sont au four à bois.

    Que nous disent-ils en effet ? Il faut prendre sur soi. J'ai eu maintes fois recours aux services des psys, quelles que fussent leurs tendances, obédiences, mouvances. Et sans doute certains patients éprouvent-ils le besoin d'être accompagnés. En cours de vie, en fin de vie. Mais pour ce qui est du sexe, ils sont nuls. Même pas mauvais : sans pertinence, im-pertinents, inopérants. C'est ainsi que pour le dire abruptement le manque de désir ne provient pas nécessairemen, par exemple, d'unepulsion homosexuelle. Les psychiatres femelles en particulier tiennent absolument à voir en chacun de nous un homosexuel, fût-ce refoulé ; elles en gloussent derrière leurs bureaux.

    A soixante ans de toute façon, d'un seul coup, tout ce qui est sexuel opère un véritable bond en arrière, passant de la première à la dix-septième place du boxon-office...

     

    X

     

    Naguère (sinistres années soixante !) il était inenvisageable de baiser hors mariage ou putes. Nous nous sommes donc trouvés, Sylvie Nerval et moi, non par miraculeux décret du sort (parce que c'était elle... parce que c'était moi) mais par impossibilité de trouver qui que ce fût d'autre.L'acte sexuel paraît-il (dit ma psy)(paraît-ilest de moi) est quelque chose de simple et vous en avez fait du compliqué....Ineffables sexologues ! Inestimables praticiens !vos gueules. Considérez plutôt je vous prie l'extraordinaire apaisement, par le mariage, de toujours avoir quelqu'un sous la main ! juste tendre le bras dans le lit, à côté de soi ! ...pour trouver là, transpirant ou gelant sous les mêmes draps, un corps de femme qui enfin, enfin ! consente - du moins, allongés sur la même couche, dans une même superposition de membres, est-il dur de résister longtemps aux caresses, étreintes, suggestions - même les femmes ! c'est dire...

    Saint Paul a dit mieux vaut pécher dans le mariage que brûler dans l'abstinence. Et il fallut si longtemps avant d'éprouver la moindre monotonie dans la couche conjugale, que je n'en ai pour ma part jamais souffert, chacun de nos actes toujours si différent du précédent, sans livres, ni manuels - j'aimerais pourtant, une fois, pénétrer dans ces boîtes exiguës de Reykjavik l'on est paraît-il contraint de se frotter pour danser ou juste se mouvoiront-ils prévu des boîtes à vieux ? (Confer ces chiottes de collège en 85 s'entassaient ces demoiselles de troisième à dix ou douze pour se branler mutuellement dans le plus pur anonymat collecti - à quel point il est merveilleux d'être fille - et dire qu'il faut crever - je sais comme vous tous que l'amour augmente la jouissance

    faites pas chier).

    Mais à se regardervoyez-vous - dans les yeux pour la stimulation, outre le rire (je te tiens, tu me tiens...) survient une telle tension que l'on se sent immédiatement confronté à cette atroce impossibilité de se fondre, de part et d'autre cet imperméable épiderme, ce que seul apaiserait (dit-on) le meurtre mutuel (suicide Heinrich Kleist / Henriette Vogel 1811). Et puis l'amoureux craint que tout ne subsiste, ne s'imprime dans notre extase sur nos gueules égarées livrées aux railleries, car il faut bien sortir de la chambre fût-ce au bout de trois jours de baise.

    Contemplant l'autre jour debout dans ma baignoire ce bide inexercé dont je prévoyais jadis l'épanchement, l'effondrement, je surprends aujourd'hui , comme un écoulement de mauvais plomb, ce manchon, ce fût de graisse autour de ma taille. J'envisageais abstraitement, vers mes trente ans, une insensible et harmonieuse déchéance, épousant les abdominales langueurs de quelque adipeuse odalisque ; je devais désormais en rabattre à coups de bourrelets. Aujourd'hui Sylvie pousse la porte avant de s'habiller. Nous ne regardons plus nos nudités si surprenantes jadis en l'hôtel clandestin où de certaines perspectives arrière m'avaient transporté, comme la découverte d'un sexe inconnu. Lorsque je passe à poil dans la cuisine, je redeviens risible, inoffensif, aimé : mon sexe dérisoire n'a jamais blessé. Cela fait bien longtemps aussi que je n'ai vu le sexe de Sylvie Nerval.

     

     

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    D'une différente appréciable d'aperception

     

     

    Il me fallut attendre les trois-quarts de ma vie pour savoir que j'avais nui à ma partenaire au moins autant qu'elle ne m'avait fait ; les premières semaines de notre vie commune à peine écoulées qu'elle suppliait ma mère - impuissante - de faire cesser mes râleries. (Apparente digression) je me souviens qu'à la pizzeria (rue Monge) c'était moi qui soumettais ma partenaire (une autre) à la destruction : émettant d'abord ses vœux de longs voyages (Inde, Chine, Japon) elle trouvait contradiction (C'est nul !), puis me confiant son sincère projet d'initiation à l'art photographique -inutiledécrétais-je, et lorsqu'elle se demanda enfin s'il ne serait pas mieux pour elle de poursuivre ses étudesle plus loin qu'il serait possible, je me mis à ricaner.

    Alors elle éclata :Quoi que je dise - tu me charries ?Rien de plus vrai. Que tout fût piétiné. Il le fallait. Quelle que fût la femme. A plus forte raison Sylvie Nerval femme quotidienne auprès de moi dans un perpétuel dénigrement. C'est récemment que se découvrit à elle, infiniment trop tard., ce mécanisme que j'imposais, ces sarcasmes, trente-cinq ans, toujours sur le sujet comment me débarrasser de cette mauvaise femme que j'ai ? Pourquoi, d'où provenaient mes craintes, et qu'attendais-je de tous ces autres ? Aidez-moi, aidez-moi - qui n'en pouvaient mais... En son absence, en sa présence, je déversais sur elle mes satires,mes grimaces, évoquant ses travers, les avanies et humiliations de tout ordre dont elle m'eût abreuvé, n'ayant de cesse que je ne me fusse attiré par ces manèges tant de plaintes et de conseils inapplicables.

    Mais d'autres auditeurs, à vrai dire les plus nombreux, tant l'espèce humaine se voit

    moins pourvue de sottise qu'on le croit, me renvoyaient avec une lassitude embarrassée à mes “contradictions”, refusant mes dérobades. Je ne voyais pas, moi, où il y avait “dérobades” ou “contradictions”. Et en dépit d'innombrables expériences - j'attends toujours des autres qu'ils me dictent ma conduite ; leur réclame des solutions pour mieux les leur jeter à la gueule. Et s'aviseraient-ils de m'arracher Sylvie Nerval ma conquête, je les en empêcherais. Les autres ont tort, tort, tort.

    Mes parents furent mes premiers autres – eux-mêmes disant pis que pendre des autres. Je les ai calomniés à mon tour auprès des autres. Mes parents : stade infranchissable. C'est de ce palais des glaces de haines que j'ai affublé Sylvie N., toutes les femmes - vous verrez : c'est très commode. Il faut que les autres me contemplent, me jugent. Telle est leur Fonction. Leur seule adoration, leur adulation, seules admises, afin de pouvoir en outre me parer de modestie. Objectif : les autres ne sont pas mes parents, Sylvie N. pas ma mère. Le risque : passer inaperçu. Pour l'instant : les autres s'écartent de moi, c'est sainement.

    J'exige un traitement cruel, que j'obtenais jadis. Pourquoi les autres autres refusent-ils de m'obéir ? je forçais des classes entières à jouer mon jeu, par le charme mortel du ridicule. Me conspuer à l'instant précis ils y pensent, avant même qu'ils n'y pensentprendre l'initiative - vaincre. Dans mon métier j'y suis parvenu. Uniquement dans une salle de classe. D'où ma rancune à l'égard de tous ceux, parents, épouse, qui me refusent, les sots, la victoire. Je découvre aujourd'hui le dénominateur commun. Youpii ! Chercher encore. Si vraiment le jeu en vaut la chandelle.

    C'est Sylvie N. qui court les risques ; arrivé le premier à V., je m'empresse d'informer chacun de sa prétenduse hystérie :elle déchire mes livres par jalousie-je ne veux pas, déclare le proviseur, de cette fille-là dans mon établissement- dix ans plus tard je vois que ces déchirures proviennent de l'excessive compression des livres sur les rayonnages, c'est moi qui les provoque en les tirant trop violemment.Je ne sais pasme dit-once que vous avez tous les deux, si c'est un jeu ou quoi, mais quand vous êtes ensemble- suspension de phrase, j'ai toujours ignoré ce que ON voulait à toute force laisser en suspens, en sous-entendu, bourré de rancunepropos à rapprocher de l'attitude de ce Zorro de salon qui refusa de me revoir, tant ma façon de traiter une femme (la mienne) l'avait positivement outrésans qu'il fût intervenu, bien entendu.

    Renvoi donc, ping-pong perpétuel de l'autre à l'autre par-dessus ma tête, ma femme en pâture aux autres et les autres à moi-même, et voilà sur quels échafaudages, nul ne trouvant grâce à

    nos yeux, brinqueballent nos misérables vies... Un absent toutefois dans cette jonglerie : moi. C'est donc ainsi que j'ai perpétué dans ma vie dite conjugale toutes ces encombrures du passé, désastreuses frivolités qui m'épouvanteront bientôt, devant l'abîme des années englouties. Je n'absoudrai jamais la vie, je ne pardonnerai jamais, ni de m'en être avisé qu'infiniment trop tard...

     

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    Impossible en effet de reconsidérer ces quarante dernières années sans que je m'y mêle,sans que je m'y heurte à Sylvie Nerval. Mes brefs voyages eux-mêmes, ou mes fuites, se sont toujours définis et déterminés en fonction d'elle et de ses disponibilités, fixant la durée du congé de cafard accordé par elle. Et jusque dans les moindres détails. En 1967, alors que tout Paris se met à bruire de manifestations en faveur d'Israël, j'attends Sylvie Nerval qu'il m'a fallu accompagner à la Piscine Molitor, n'ayant obtenu que la faveur de ne pas m'y baignermoi-même. Le vent résonne dans les arbres, pas un soufle de l'émotion universelle ne me parvient.

    L'année suivante, je manifeste avec mes camarades étudiants. Pas un ne m'aurait accordé un regard si je me fusse écarté tant soit peu du Krédo Revolüzionär. Je l'ignorais alors, mais j'aurais bien aimé, tout de même, un petit os d'histoire à ronger, du moins quelque jour à venir, dans un petit recoin de mes souvenirs. Refus. C'est encore elle, Sylvie Nerval, qui me fait regagner mes pénates et le rang à heure fixe, afin de voir danser Noureïev, qui ne dansa pas ce soir-là.

    Même chose en 86 contre la loi Devacquet, même chose en 2002 contre Le Pen.

    Note : Mon but ici, mon devoir, est de me persuader ainsi que chacun de vous que nous n'avons ni perdu notre temps ni vécu en vain. J'offre ma vie. Jamais je n'aurai pu vivre sans les autres, réels ou fantasmés, récusés ou sollicités. Jamais je naurai pu rompre avec Sylvie Nerval. Tel doit être, je me le rappelle, le point de départ de toute ma réflexion. Je m'adresse à tous les humains qui en dépit de leurs résolutions ne sont jamais parvenus à rompre.

     

    Sylvie Nerval ne vit ni dans le temps ni dans l'histoire ni dans l'immédiat ; mais dans une histoire interne, qui désormais irrémédiablement, définitivement, l'a envahie. Et cependant ces extraordinaires, visionnaires, irrattrapables Années Soixante-Dix ; les modes flamboyantes, les affleurements d'une libération sexuelle jamais aboutie, j'ai vécu tout cela, toutes ces aspirations d'encens, ces magnifiques échecs, toute l'histoire du monde, je l'ai vécue, du moins cotoyée, avec elle, Sylvie Nerval. Pantins mous en marge de l'Histoire, flairant les plats que d'autres .engouffraienten broyant les os, nous avons nous aussi participé à l'immense éruption. En spectateurs, certes, en petits-bourgeois indignes comme ne manquaient jamais de nous le rappeler tous ceux qui profitaient de l'Idéal des Communautés pour nous soutirer notre petit blé, mais tout de même : nous étions le nez sur l'Epoque, tout plein d'odeurs; nous avions un pied dedans, et de ça, personne n'a jamais guéri, sauf 90% decyniques, que j'emmerde. Pour Sylvie Nerval, c'était enfin l'accomplissement de son monde intérieur, seul véritable, seul digne d'émerger à la surface du mon

    Si je dis délivrez-moi d'elle, ils me regardent tous et se mettent à rire. (L'Avare). L'Histoire, celle des autres, la nôtre, nous a ligotés l'un à l'autre, nous pouvons bien nous rejeter la faute à l'infini (revenir sur ce monde intérieur de Sylvie Nerval).

     

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    Nous avons tous deux subi les mêmes échecs, les mêmes humiliations, les mêmes attentes devant les grilles closes. (Exemple, dès la première année que nous avons vécue ensemble : ce criminel Directeur des Beaux-Arts de Tours, l'incompétence criminelle de sa recommandation à Sylvie Nerval :Vous allez vous ennuyer : nos élèves ne dépassent pas 17 ans.Elle en avait 22. Ce n'est qu'en 1975, huit ans plus tard, qu'elle a été admise à Bordeaux, par dérogation. Criminel. Salopard. Sadique. Sous-merde. Toute une vie gâchée. Deux vies. .Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça : vous n'auriez rien fait du tout. Cest moi qui écris, c'est moi qui insulte.

    Jamais nous ne nous sommes séparés. “Scier nos chaînes”, comme vous dites, c'eût été retrouver , de l'autre côté, tous ces paquets de mâles vulgaires au lit, de gonzesses inquisitrices et crampons, tous et toutes dépourvus du moindre vernis cérébral, de la moindre folie. Toutes et tous exclusifs, exigeant tout sans restriction, conformistes jusqu'à la moëlle comme tout révolutionnaire qui se respecte, ayant bien su depuis virer de bord. J'aimerais, j'aimerais encore à vingt-cinq ans de distance pouvoir péter la gueule de cet Egyptien qui s'est permis, le pignouf, de faire éclater Sylvie Nerval en sanglots en plein café, au vu et au su de tout le monde, avec supplications

    J'en souffre encore comme d'un affront personnel. Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça. Vos gueules. C'est en raison de cette fidélité.que je n'ai jamais pu évoluer Baudelaire non plus n'a su évoluer, ce dont l'a blâmé M. Sartre, Professeur de philosophie au Lycée du Havre. Et ce que nous remarquons encore, Sylvie Nerval, chez les Autres, les Connards, c'est l'inimaginable,l'immonde et répugnante cruauté avec lesquels ils rompent, se déchiquètent l'un de l'autre, sans la moindre ni la plus élémentaire pitié, la moindre notion de la plus minime humanité, fût-ce du simple respect de soi-même. Au nom de l'illusoire grandeur et bouffissure du Destin Amoureux, et de sa mystique et ignoble irresponsabilité Je suis amoureux j'ai tous les droits ; je piétine, je conchie. Mort à l'aimé. Répudiation en pleine déprime, risque de suicide inclus ; virage de mec sous prétexte qu'il a trouvé son petit rythme de baise quotidienne - veinarde ! - et qu'il se croit chez lui et autres, et maints autres.

    On n'a pas le droit, pas le droit de faire du mal, pas le droit de rompre. Tant d'atrocités qui ravalent l'humain au niveau de la courtilière ou de la mante religieuse. Je ne voulais, moi, confier ma femme qu'à des successeur dûment approuvés, j'allais dire éprouvés avant elle. Voilà ce qu'est l'amour. Ne pas faire souffrir, ne jamais infliger la plus légère souffrance. Tu ne tueras point. Tu ne mourras point. Plutôt mille fois ne rompre avec rien, rien du tout, traînant avec moi tous mes petits sacs de saletés, pour assimiler, comprendre enfin, digérer, ruminer, incorporer. Revivre sans fin.

    Au rebours exact de ce que vont prêchi-prêchant tous ces ravaudeurs de morale à deux balles, “savoir tourner la page”, “dépasser son passé, autrement il vous saute à la gueule”, que j'ai entendus toute ma vie. Tous ces moralistes. Tous ces étouffoirs, avec leurs formules inapplicables. J'ai conservé, absorbé, stratifié, j'immobilise, j'étouffe le temps et ma vie, momifiant, pétrifiant tout vivant, tordant le cou aux lieux commun et autres petits ragoûts de bonheur précuit.Constance, renaissance, éternité.

     

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    Tout mon emploi du temps se règle en fonction de Sylvie. Qu'elle se lève, je suis déjà debout depuis une heure. Deux heures c'est mieux. Je me suis assis aux chiottes (je ne conserve pas tout). J'ai entr'ouvert les volets, lu, regardé deux minutes la chaîne suivante de télévision, ouvert un peu plus les volets, me suis lavé. Fait chauffer le thé, dit les quelques mots qui réveillent sans brusquerie, ouvert en grand. Auparavant, j'aurai jeté l'œil sur l'Agenda pour prendre note des corvées, projets, visites et spectacles depuis longtemps prévues - sans que cela puisse me mettre à l'abri d'exaspérantes surprises - je coule mon temps autour du sien comme un bras sur une taille ; hors de moi, en revanche, si peu qu'elle s'accorde de vivre sans tenir compte de mes propres obligations, passages à l'antenne, cocktails à venir. Je ne sais pourquoi j'ai mis si longtemps à vivre enfin heureux à ses côtés, à moins que ne me transperce un jour l'épouvantable évidence (mais je le sais déjà) que l'on met toute une vie à transformer des inconvénients en avantages, des tortures en douceurs... J'ai pensé, assurément, qu'il était honteux de paraître amoureux, afin de m'imaginer disponible à toutes les destinées, à toutes les femmes qui passent. J'ai dit à Sylvie Nerval Tu as modifié toute ma vie.

    Mais qu'ai-je proposé d'autre ? Bordel, soûlographies, flippers ? Que pouvais-je vivre d'autre ? “On peut transformer sa propre vie, encore faut-il en avoir la volonté” : de telles assertions, fusssent-elles signées Alice Miller, me font hurler de rire.

     

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    Dire à présent combien nous sommes l'un et l'autre engagés sur les voies de la mort.A cette heure que je suis engagédit Montaignedans les avenues de la vieillesseau commencement de ses Essais. Certains sentent venir la mort de loin. Il s'est toujours cultivé en moi un sentiment de mort. L'une de mes amies ayant appris par voie de presse l'accident mortel de son amant (le second qu'elle perdait) me consulta : le curé n'avait pu lui répondre - mais est-il ? monsieur le curé, est-il ?je fus trouvé le plus qualifié vu magrande connaissance(dit-elle) de la mort.

    Comment pouvais-je bien connaître la mort ?... Ce fut à d'autres que Juliette (elle s'appelait Juliette) confia sa déception. De mes propos convenus. L'accès à la mort ne m'est pas plus ouvert qu'à quiconque. L'absurdité de la vie assurément. Comme aux autres. Cette irrémédiable dépréciation de l'être humain pour moi, cette misanthropie par dégoût d'un être, l'homme, instantanément déclassé par la mort, voire plus bas que les reptiles qui ne savent pas qu'ils vont mourir (mais les lézards détalent sous mes pas dans l'allée de mon jardin) peut-être cela, en dernière analyse, m'appartient-il en propre, peut-être...

    Il s'est produit un énorme, un double décrochement : le premier de 50 à 55 ans, une subite reculade, cette débandade de tout ce qui naguère formait la trame de mon paysage mental, une déroute de toutes préoccupations sexuelles, de tout ce qui faisait je le crains la pierre de touche de mes jugements sur autrui. Le second décrochement, plus sournois, c'est ce vieillissement, cette résignation et non pas sagesse (je dénonce cette imposture) consistant à tout considérer désormais à

    travers le filtre crasseux de sa disparition prochaine. Je ne me suis jamais proposé, tout au long de ma vie, quelque projet que ce fût, j'entends concret, susceptible d'excéder une semaine. “Mon avenir”, aimais-je à répéter, “c'est la semaine prochaine” (c'est de la pose : j'ai tenu dix ans et plus pour l'agrégation, sans compter mon obstination à écrire ; mais ce sont là sans doute des projets trop lointains, à trop long terme, dont la réalisation se dilue dans l'écoulement hebdomadaire des années) (tout le monde s'en fout, au fait).

    ...Nous nous levons, nous couchons, nous recouchons l'après-midi. Nous fuyons comme la peste tout effort physique. Je bascule sur le bassin pour me relever de mon canapé de télévision, et je m'appuie sur les bras pour me hisser debout), nous n'envisageons plus jamais, tant nous fûmes échaudés, de pouvoir jamais vaincre, ou obtenir quoi que ce soit, autrement que par hasard, autrement dit jamais. Et surtout, surtout ! nous ne voulons plus entendre parler de volonté. Pour avoir vu tant d'obstinés se casser les dents et toute la gueule sur les aspérités de la vie ; subi tous ces connards d'humains si ravis, si transportés au comble de la joie, de faire obstacle aux moindres réalisations, de tout le poids pyramidal de leurs petites hiérarchies, nous ne croyons plus à la volonté.

    Nous ne voulons plus nous secouer. “Mais enfin je ne sais pas, moi !” - justement : tu ne sais pas, et tu la fermes. Laisse-nous vieillir, laisse-nous enfoncer. Ne nous rebats plus les oreilles de tous tes fameux petits vieux pleins de vie et tout pétillants comme une cohorte de nains de jardin qui s'enculent : ils ont été toute leur vie tout pétillants. Je ne vois pas où est leur mérite. Ils se sont agité le bocal toute leur vie, et ils continuent à s'agiter le bocal. Comme des mécaniques. Comme des chiens qui s'enfilent et qui ne peuvent plus s'arrêter. Nous sommes lourds, nous sommes lents, comme engoncés dans nos rêves mouvants. Bienvenue à tous.

     

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    ...Si on parlait du chat ? Les propos de chachat à sa mémère partagent les témoins auriculaires, contraints et sarcastiques, en railleurs, et en (plus rares) admirateurs. C'est très bien d'aimer un chat. Nous avons acquis Hermine par le caprice d'une ancienne maîtresse, j'entends maîtresse de chat. “Prenez-la si vous y tenez”. Une pauvre chatte sauvage, toujours réfugiée sur ou sous les meubles, se voyant reprocher à la fois de fuir et de s'offrir. Epineuse. Nous avons emmené

    chez nous, précieusement, religieusement, de banlieue à banlieue, une splendide Sacrée de Birmanie de six mois ; nous l'avons promenée sur l'épaule, lui présentant tous les endroit de l'appartement. Nous l'avons dorlotée à un point inimaginable. Je l'ai malaxée en tous sens, passionnément aimée et dépendante, comme nous le sommes. Parler d'Hermine dans l'histoire de notre amour, c'est reconnaître combien elle a fourni à point nommé le dérivatif à toutes mésententes, exigeant de sortir au moindre alourdissement de l'atmosphère, ou sujet de conversation permettant de renouer par quelques phrases sur la nourriture ou la litière à renouveler.

    Elle mourut faute de soins, d'incessants vomissements pour lesquels Sylvie Nerval m'empêcha de consulter le vétérinaire, trop cher. Nous finîmes trop tard par débourser cette somme apparemment considérable ; nul jamais dit le médecin ne lui avait confié d'animal si faible. Intestins obturé Hermine ne prenait plus même d'eau. Elle n'eût résisté ni à l'anesthésie ni à l'opération. Elle est morte la nuit les yeux grand ouverts. J'ai enterré son corps raidi : douze ans de bonheur dans un sac en plastique, mes mollets battus par ce corps raidi. J'ai creusé sa petite fosse dans le jardin tandis qu'on inhumait partout, à la suite du tsunami, des milliers d'humains.

    Vous ne confiez cela à personne ; qu'est-ce qu'un chat ? Et je regrette sa présence dans notre appartement, comme un petit fantôme vivant la nuit, se glissant parfois l'hiver dans le lit, entre nos pieds, comme de son vivant. Ceux qui l'ont remplacée ne l'ont pas remplacée. Je n'oublierai jamais Hermine, 1992-2004.

     

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    L'enfant qui rapproche: user de la plus extrême circonspection. Anaïs Nín, dans son Journal, ne cite jamais son époux, ce qui me la rend difficilement fréquentable. Ce sont pourtant ses scrupules que je ne puis m'empêcher d'observer à l'égard de mon propre enfant ; si je meurs demain, qui me lira ? ... J'ignore si le fait d'avoir eu un enfant nous a rapprochés. Un enfant n'est pas fait pour ça. Il semble plutôt que ma propre fille ait toujours estimé que Sylvie et moi n'étions pas faits l'un pour l'autre, et qu'elle eût supporté, voire souhaité un divorce toujours possible début 80. Il est difficile de juger de la force d'inertie, lorsqu'on est à la fois juge et partie. D'où la nécessité,une autre fois” – autant dire jamaisdu cadre fictionnel.

     

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    Amoureux de toutes celles que je vois, dans la rue, dans les transports. Au coup d'œil instinctif du mâle vers le bas-ventre si justement dénoncé succède la montée vers le regard de la femme, le miroir de l'âme dit-on, devant lequel se pose à moi la question sans fin de connaître mon sort, si celle-ci, ou telle autre, m'eût choisi... Dévoration, déploration. Adoration systématique. Cessons donc une fois nos sottises féministes d'aliénation” et de “victimes”, “forcément victimes” - assumons l'abîme de la Femme Preuve et Garantie du monde. Femme qui définit. Me détermine. Prisonniers que nous sommes de la minute et du mètre carré, qui briserait ces cercueils de verre où nous vivons ? aucune assurément - du moins ce miroitement de la multiplication des femmes, en ces hôtels dont je rêve la nuit, où le gérant d'étage en étage me poursuit pour que je le paye. Femmes des rues et des hôtels, femmes des transports en commun,serrures n'ouvrant que sur l'impasse des générations et non sur quelque ciel ventral où l'on pourrait enfin vivre sans souffle ni besoins... Mon ami B. me dit : laquelle choisis-tu ? je répondis “Je ne choisirai pas”, j'ai dit “Je n'aurai pas le choix ni le droit du refus, une femme qui m'aime et me comprend, désirs inclus, qui me sourirait pour autre chose que mes ridicules (die Nudel, terrible court-métrage échoue le beau ténébreux, visage barré d'une longue nouille au point que l'élue de son cœur s'enfuit hors champ pour éclater de rire) “qui verrait mon trouble autrement qu'une offense à dénoncer d'urgence” disais-je “si éminemment exceptionnelle que je l'absorberais de toutes mes lèvres” “Faudrait-il” ajoutais-je “que je choisisse en vérité ?” - comparaison : dans la merde jusqu'au cou, supposées six ou sept perches tendues vers toi de couleurs différentes - quelle serait ta couleur préférée ?

    Je saisis la première à se tendre. Et merde au petit malin qui me parle de symboles phalliques. ...Mais il te faut de nos jours, camarade ! baisser les yeux. Eteindre l'étincelle, enthousiaste ou panique ; il n'est pas un exemple, pas le moindre à ma connaisssance, où j'aie tant soit peu regardé une femme inconnue sans illico récolter ce grognement, ce rictus, cette moue méprisante. Que vous me croyiez ou non. “Le mâle propose, la femelle dispose”, dit Boris Cyrulnik, quelle que soit l'espèce”). Je ne puis dire “Toi, avance ; non, pas toi, toi, tu dégages. Toi, là, oui, tu viens.” Les hommes rêvent de cela.

    Les cons ! Recalés. Parfois ils violent. Parfois ils vont aux putes. Peur et misère. Combien nous sommes là aux antipodes des jurisprudences, des entretiens de citoyens-trottoirs, des

    phrases qui se transmettent psittacisquement sur les Femmes et les Hommes “bénéficiaires de la Liberté” - telle est la vérit vraie : naguère la femme croisait l'homme en songeant Je te fais donc bander, pauvre type ; et à présent il s'en faut de bien peu qu'elle se mette à gueuler Qu'est-ce qu'il me veut ce connard ?

     

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    Voici huit jours, pas davantage, à 59 ans bien sonnés, j'ai enfin compris le Code de la Séduction. Avant tout et surtout ne jamais faire apparence qu'il y ait ne fût-ce que le plus léger soupçon de désir de séduction, la moindre once de désir voire de conscience d'une quelconque différence sexuelle. La jouer purs camarades, sans la moindre, la plus microscopique éventualité de rapports sentimentaux. Juste des bidasses, des pensionnaires torse nu au petit matin devant le robinet d'eau froide du terrain de camping l'on s'asperge en chantant. Pas même la moindre diférence sexuelle, pas même la moindre appartenance à quelque sexe que ce soit.

    Ça leur plaît beaucoup, ça, aux femmes : plus de bites, plus de couilles, plus de poils, petites lèvres, grandes lèvres, tout ça, plus rien du tout, enfin débarrassés, la camaraderie, die Kameradenschaft. Hommes et femmes autant de morceaux de viande pure, sympa, qui se regardent droit dans leurs yeux de viande, sans faille ni défaillance, ni le moindre frémissement dans la paupière, le plus minuscule tressaillement de l'iris ou du fin fond de la pupille. Alors on se parle, d'une voix franche et claire, bien comme il faut, comme au camp de scouts, dans l'estime réciproque et soigneusement aseptisée.

    Et c'est seulement, seulement quand la femme vous a bien torché, vous a bien châtré à fond de toute mauvaise pensée, de tout embryon de désir, quand elle s'est bien une fois assurée de l'absence totale de toute tentation d'effleurement, de tout infléchissement, de toute flexibilité des lèvres ou de la voix, de tout battement intempestif des paupières, après la mise en œuvre interne et invisible de toute une batterie de considérations indécelables, lorsqu'enfin la femme a décrété dans quelque repli obscur de sa conscience d'éternelle (et encensée) victime qu' avec celui-là au moins il ne peut rien m'arriver, qu'elle condescend, du haut de sa sublime pureté, à laisser entrapercevoir, peut-être, à l'extrême limite de l'extrême rigueur, à faire entendre à quart de mot qu' éventuellement, en fonction de vos incommensurables mérites d'incomparable eunucité, il pourrait être envisageable de considérer qu'une différence anatomique existerait peut-être après tout quelque part entre vous, et que cette indéfinissable chose-la mènerait très éventuellement à l'un de ces innombrables stades intermédiaires à peine moins angélisés que l'on pourrait qualifier d'approches du désir ; de la bête ; de l'ignoble bhhhhîîîîtttthhe. Eussè-je su cela plus tôt, infiniment plus tôt, du temps de mes florissants dix-huit ou vingt ans, j'aurais eu le plaisir de voir ces anges trois fois frottés au pur savon d'amande douce et ravagé de branlettes se rapprocher de moi pour m'effleurer, me susurrer à l'oreille j'ai envie de toi et pour finir me saisir le manche à plein poing.

    Mais je suis un grand romantique. J'ai compris les femmes exactement comme Saül a vu Dieu sur le chemin de Damas, d'un coup, d'un coup de grâce : tout compris à présent que je suis trop vieux, que ça ne risque plus de me servir à quoi que ce soit, qu'il ne me reste plus la moindre bribe d'éventuabilité que cela puisse me servir en quelque occasion que ce soit, maitenant que je suis terne, moche, flasque, désabusé, définitivement rongé par une flemme magistrale, impériale, papale. Comme quoi il est bien utile d'acquérir enfin vieillesse et maturité. Quant à mon épouse proprement dite, juste essayer un peu voir de la priver de sexe pendant plus de huit jours, et fondront sur moi d'inépuisables avalanches d'aigreurs, de râleries et de pure et simple tronche ; vite, au gland, à la langue !

     

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    Que me disent les autres, les autres hommes, mes Frères en couilles ? ...Je n'ai jamais l'impression qu'ils pouvaient ne pas me mentir, les autres, les mecs. D'ailleurs c'est un tort d'employer le pluriel. Il n'y a jamais, il n'y a jamais eu qu'un seul homme, qui me dise vraiment la vérité, la réalité, de ce qu'il vit en sa véritable expérience sexuelle. C'est un ami. Mais nos ne coucherions jamais ensembl, n'en déplaise aux psychanalystes de salon. Psychanalystes femmes, bien entendu. ,

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    Il est particulièrement rebattu de s'extasier sur l'extraordinaire énigme du corps féminin pour un homme, disons pour l'homme que je suis, car que sais-je des autres bâtards de porte-couilles dont je suis censé faire partie. Le moins curieux n'est pas d'ailleurs que pour les femmes aussi, c'est leur propre corps qui demeure une énigme à elles-mêmes. Et le nôtre ? Ignoré. Nous sommes banals. Nos corps, nos genitalia, ignobles ou dérisoires, ne valent pas la peine de la moindre considération ni du moindre regard. Du moindre respect. Du moindre mystère. Comment vit-on avec un creux ? Ce n'est pas un creux. Ces seins qui ballent ou menacent de baller. Comment ne pas sombrer dans le plus pathétique grotesque en parlant de cela, en écrivant sur cela. Comment fait-on pour marcher, courir, se sentir femme. Parvient-on à oublier son sexe, ou bien tout est-il fait, incessamment, pour vous le rappeler, vous avertir que vous êtes en danger, une proie, toujours plus ou moins exposée au viol ou du moins aux regards, aux sales érections ?

    Peut-on se sentir en sécurité quelque part ? Seule dans son lit ? Même là menacée, à la merci de sa propre et menaçante physiologie ? Terre parallèle dérivant éternellement à quelques encâblures, dans ma rue, mon bus, la maison que j'occupe. M'interroger avec tous, Otto W. suicidé à Vienne, Villiers de l'Isle-Adam, Lautréamont, le Christ, élucubrateurs scientifiques ou prophètes, sur la femme peut-être bien issue d'une autre race, d'une autre physiologie, d'une autre espèce totalement, radicalement différente, d'une autre planète, méditant toute une nuit sur les hauteurs dominant les campements des hommes avant de descendre les circonvenir et les séduire, ayant inversé à leur profit le rapport entre les Anges et les filles de Seth qu'ils devaient couvrir, longtemps après la Chute - en vérité, c'est nous qui nous unissons, en inversion totale et très exactement symétrique, aux innombrables filles des anges.

    Qui rigolent bien en se branlant avec des bras en bielles de locomotives. Parce que c'est raide, un avant-bras de femme qui se branle, ça je peux vous le garantir, et régulier, et mécanique, et bien frénétique sur la fin, juste avant le bon gros orgasme. Ah je t'en foutrais moi de la “dignité de la femme”...pauvres cons... Bien sûr, bien sûr, depuis Simone de Beauvoir, ce qui ne nous rajeunit pas, nous savons tous et toutes que la femme n'a nul besoin d'une telle idéalisation, ni d'un tel rabaissement à la plus pure bestialité, mais qu'elle voudrait tout simplement, loin de toutes ces légendes, qu'on lui foute la paix.

    Voir plus haut. L'égalité. La camaraderie. Pas de sexe. Mais comment voulez-vous que le sexe fonctionne avec toute cette suppression de fantasmes pas propres et attentatoires à la pureté qu'on veut, suppression que les femmes, je maintiens, que les femmes veulent nous imposer ? Pour les remplacer par quoi ? Par de douces caresses impalpables qui ne mèneraient je ne sais pas moi peut-être que dans un ou deux pour cent des cas à une très très éventuelle, dangereuse et aliénante pénétration, nullement nécessaire en tout cas ni indispensable au plaisir féminin, comme elles ne cessent de nous le rappeler ? On se la coupe et on se greffe un clito, il faut le dire, franchement, bien en face, et qu'on n'en parle plus. Qu'est-ce qu'elles doivent rigoler, les lectrices, s'il en reste, qu'est-ce qu'elles doivent les trouver niaises, et dépassées, et ringardes, mes angoisses... Et les hommes donc, les vrais, qu'est-ce qu'ils doivent se foutre de ma gueule... Mon hymne à l'amour, ce long, subtil et sincère travail de réflexion, bien oubliée, délaissée, fourvoyée dans ce dépotoir, cette décharge à ciel ouvert, ce déballage, ce débagoulage par tombereaux entiers de la litanie la plus rebattue, la plus triviale et la plus vulgaire ?

    Dans ce qu'ils appellent, les autres, là, en face, hommes et femmes, pour bien humilier, pour bien nier l'angoisse, ma Mmmmmisogynie. Tas de cons mes frères.

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    Sylvie Nerval et moi nous attendrissons sur nous-mêmes. Nous ne pourrions plus nous regarder en face, car nous perdrions toute dignité, ne pourrions plus revenir à la vie courante, il faut vivre. Et nous ne pourrions plus nous regarder sans haine peut-être, ou sans besoin de dissolution l'un dans l'autre, prélude au meurtre ou au double suicide. Nous ne sommes plus, n'avons jamais été armés pour ce genre d'émotions, à supposer qu'on le soit jamais. Nous fuyons l'orgasme des yeux, du cœur, des exaltations menant à la fusion corporelle, par les organes, au-delà des organes, celui d'où l'on ne revient plus (il existe pourtant paraît-il des pratiques tantriques, mais il me fut confié à quel point cela pouvait devenir gymnastique, dans la recherche d'un niveau commun) ; pleurerions-nous ? la volupté des larmes dégrade-t-elle quiconque s'y adonne ?

    Nous nous détruirions. Félicitons les sexologues d'avoir remis tout cela en place.

     

    X

     

    L'homme n'est que l'hôte de son propre corps. Il tire sur sa bite pour la détacher. Il se demande ce que c'est que ce disgracieux appendice. La femme est son propre corps. Le jugeât-elle dépourvu d'attraits, elle est ce corps, jusqu'en ses derniers pores. La toute extrémité de la courbe de fesse d'une femme est encore cette femme, en entier. Je me sens en revanche, moi homme hélas, comme un petit pois de cervelle, brimbalé au centre de mon crâne, tout au sommet de mon corps, dominant de loin, en-dessous (gauche comme les chenilles sous la tourelle d'un char d'assaut), mu pesamment, poussif et laid, inopérant, mon corps. Qui m'obéit mal. Qui se flanque partout, dans les cartons à terre, tournant sous les chambranles qu'il heurte. Qui doit pisser, chier à intervalles tyranniques. Dont je ne puis sortir. Déjà me surplombe la vague recourbée, mes pieds déjà baignés, je roulerai dans l'hébétude, corps souillé de limon qu'on repêche au sommet des aréquiers. C'est pourquoi le cul, le balancement du cul d'une femme, sa plénitude et sa sincérité, lorsque nous l'aimons, représente en réalité, en sa totalité, le monde et Dieu.

    Je ne sais plus qui a écrit :La beauté des femmes est une des preuves de l'existence deDieu.Or notre inconduite envers elles les a rendues à notre égard hélas murées, farouchement scellées dans leur puritanisme bête, dans leur pusillanimité masturbatoire. Nous sommes accusés pêle-mêle - de bassesse, de viandardisme. Est-il en vérité indispensable de mépriser le désir de l'homme ainsi que tout désormais y invite ? est mon histoire d'Amour ?

     

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    L'expérience féminine est si souvent décrite, analysée, que l'on pourrait croire la cause entendue. Et cela fait si longtemps que je n'ai plus voulu m'informer. Que je suppose, que nous supposons que la femme jouit par tout le ventre, que cela remonte sous les épaules, dans les salières sous les clavicules, dans les bras qu'elle ramollit? Jusqu'au sommet du crâne. Radotage que tout cela. Jouissance égale dissection. Une fiction. Qui édite la fiction ? Je suis hors sujet. Profondément, désespérément hors-sujet.

     

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    Hommes si certains d'eux-mêmes. Femmes, ne débouchant que sur elles-mêmes, dans un immense creux de vanité, d'incessantes querelles, de labyrinthes de petitesses l'homme a tort. Ou bien le vide,juste la vie. Nous revenons l'un vers l'autre, Sylvie Nerval et moi, irrémédiablement incapables de nous dissimuler quoi que ce fût de nos piètres aventures. Tous et toutes ayant déçu. Nous serinant tous invariablement que nousavionsdéjàun partenaire- la virginité serait donc obligatoire ? ...incommensurable, effrayante stéréotypade des Autres ! désespérante équivalence de tout autre à tout autre ! (ne craignez rien ; ce sont des bribes qui me reviennent) - revenant au même ! Inanité desséchante, de toute recherche... Celles qu'on n'a pas eues... Absence de désirs. Affolement rétrospectif.. Ce que j'aurais faire. Une paralysie. Pas seulement pour les femmes. Pour tout. Logique. Existe-t-il en moi cette capacité. Qui pour peu que je l'eusse cultivée eût mis à mes pieds, eût littéralement subjugué (toutes ces) tous ces maroufles que je courtisaiscar il n'est rien qu'ils désirent plus profondément que d'être dominés.La foule est femme.

    Paralysé. Sachant précisément vingt ans plus tard ce que j'aurais osé. Pressentant aussi que pour peu que je m'y fusse hasardé, tout eût semblé contraint, forcé, violent ; ridicule. Celle qui me fourra sa langue tout entière dans la bouche et l'en ôta je ne la désirais pas disait-elle qu'en savait-elle ? (une des plus puissantes sensations gustativesde ma vie). La véritable jouissance est passive. Perdre la tête, lancer grotesquement mes fringues en haletant aux quatre coins de la pièce - sauf les chaussettes - comme on voit dans les films - ce serait donc cela, le désir ? ces souffles, ces saccades, ces convulsions avant même que l'acte n'intervienne ?

    S'humilier ? ...Celles qu'on n'a pas eues... Telle qui me fit tenir de si près ce collier trop étroit pour examiner sa médaille, était-ce pour l'embrasser doucement sans rompre le collier d'or fin ? Telle collée debout contre moi devais-je l'effleurer par-dessus son nuancier d'encres ? M'eût-elle repoussé en hurlant ? devais-je murmurer “je vous aime beaucoup madame Catherine ?” - toutes les deux s'appelaient Catherine. Nadine dans mon dos, à me frôler, pour chercher des indications imaginaires dans un dossier : je voyais de près les mailles filées de son tricot de laine, le désir ne montait pas, une vague odeur de suint, de corps humain – quel sang-froid, quelle présence d'esprit ne faut-il pas toujours, en toutes circonstances !

    Véra m'accueillant sur son lit en milieu de journée, penchée de côté les yeux clos bras ballants, j'attends sans approcher, j'attendrais encore si elle ne s'était redressée, rectifiant ses cheveux Tu dormais ? “ - Non dit-elle (improbable en effet dans une position si peu propice). Tu étais malade ? Tu avais un malaise ? - Non. - Alors pourquoi ? - Comme ça. Jamais une femme ne dira J'avais envie que tu m'embrasses. Jamais. C'est à l'homme à deviner cela. Ce n'est pas marrant d'être un homme. Mesdames. Vingt années, pour me rendre compte de son intention, vingt années pour repasser le film dans ma tête.

    La morale de l'histoire, c'est MORT AUX CONS. C'est tout. Ça ne va pas plus loin. MORT AUX CONS. La veille encore, sur la table où nous révisions le bac, j'avais effleuré son petit

    doigt, qu'elle m'avait retiré en poussant un petit cri de vierge effarouchée. Mort aux connes aussi tant qu'à faire. Serait-ce trop demander qu'un strict minimum de cohérence. Quand ma prof de philo m'a reçu en juin, 8 mois avant sa mort, toute négligée dans sa robe de chambre inondée de parfum, accourant vers moi en criant mon nom ; qu'elle m'a fait asseoir près d'elle sur son divan, je n'ai pas davantage imaginé qu'elle pût me désirer. Vingt ans plus tard, repassant en mon esprit cette scène, aucun doute n'et plus permis.

    Je pensais en toute bonne foi qu'il était impensable que les femmes, à plus forte raison les profs de philo, puissent se conformer, descendre, s'avilir au désir de l'homme et de cette chose si répugnante au bas du ventre appelée bite. Et je le pense encore. Et c'est déjà le moment de mourir, et sans savoir ? qu'est-ce que l'espoir à soixante ans et demi ? dites-moi ce que j'aurais dû faire de telle nouvelle collègue, affolée, qui me collait partout, que je n'avais qu'à enlacer ? De Mme Roux, qui fit tout un trajet en voiture, sa tête sur mon épaule 40 km durant ? Quelles que fussent les circonstances, glacé, paralysé, pétrifié !

    Quelle honte pour moi de faire le mauvais geste, le moindre geste ! Qu'elle ait pu se raviser, se foutre de moi, me dire “Ce n'était que de la camaraderie, qu'est-ce que tu es allé t'imaginer ?” Quelle marche à suivre ? Arrêter la voiture et baiser sur un bas-côté ? Fixer un rendez-vous, laissant bien en vue sur mon visage l'anxiété qu'on me refusât ? La moindre remise dans le temps n'eût-elle pas entraîné, immanquablement, un cruel ravisement de la femme, une reprise de conscience et de dignité ? ...Quel désir de moi ? On en reviendrait ! On me referait vite fait le coup de l'amitié !

    Vite, se ruer sur ces lèvres offertes, sur ce cul tendu, avant que tout cela ne change d'avis, vite, au risque de faire mal, au risque du ridicule, au risque d'entendre “Pas ici, pas maintenant, pas comme ça” ! Et pas un mode d'emploi à portée de main, pas un fascicule de procédure à feuilleter vite fait, un doigt tournant les pages ! Le désir féminin cesse d'un coup, à la moindre intonation malhabile, au moindre geste raté ou ridicule. Confirmez-moi, je vous en supplie, que les femmes désirent lentement, longuement, qu'elles laissent à l'homme le temps de ne pas se précipter comme un dément à l'assaut d'une fortif ?

    C'est vrai ? Vous ne changez pas d'avis d'une seconde à l'autre ? ...cela se produit paraît-il lorsque l'homme à peine introduit dans l'appartement demande sont les toilettes... Ne tremblez pas comme cela, me disait Marguerite lorsque je la serrais sous l'arche du pont, à Mussidan. Elle me vouvoyait : j'avais 18 ans, elle n'en avait que quinze ; je ne l'aurais jamais touchée au-dessous de la ceinture. Plus tard Suzanne et Marie-Do, pissant sous la douche – comme j'aurais monté le long de cette jambe passant nue par-dessus moi. Me rendant compte enfin pourune fois – suis-je sot ! – de l'immense possibilité qui m'était offerte : “je dois rester, leur ai-je dit, huit jours sans rapports, vu la chtouille que je me suis prise” - qui se souciait de cela - elles s'en sont enchaîné bien d'autres, de chtouilles, c'étaient des filles sans moralité.

    Comme on dit. Sans compter tant d'autres qui s'imaginaient me draguer, à l'aide sans doute de ces fameux signes imperceptibles, de ce code indécis, ambigus, toujours déniables ! j'avais une multitude d'élèves. Je les aimais toutes. L'une d'elle blonde et myopenous rangions après le cours chacun notre sac de part et d'autre du bureau - me dit soudain :Si je tombais enceinte, vous seriez bien emmerdé.J'ai répondu qu'il fallait se faire confiance mutuellement,qu'autrement, la vie serait invivable.Ma psy m'a dit (j'avais des élèves, j'avais une psy)c'était une avance.Croyez-vous, Madame la psy ?

    N'y aurait-il pas plutôt que les femmes pour interpréter, déchiffrer, décrypter, ces signaux unilatéraux qu'elles adressent – disent-elles ! - aux hommes ? Savez-vous que les pédophiles, là-bas en prison, se voient imposer des cours de reconnaissance sexuelle? Leur enseignant l'art indubitable de déceler le désir d'une femme ? afin d'éviter toute récidive ? N'est-ce pas le comble du scandale, qu'ils aient, ces gens-là, les pédophiles, ce privilège inouï de se voir révéler tous les arcanes ? “évidents” je suppose ? Au point qu'il soit jugé sans nécessité, voire ultraridicule, d'en conférer la connaissance à tous ? A moi ?

    Hors sujet vous dis-je, hors sujet. Je devais parler de cet amour, le mien, en particulier, voici bien longtemps que mon sang-froid m'a quitté - mes élèves n'étaient que des filles, rien que des filles ; fascinantes par la prodigieuse quantité de branlettes cachées sous tant de visages angéliques (les petits mecs m'indifféraient, me répugnaient ; l'onanisme des filles est l'apprentissage de leur corps, en toute connaissance ; les garçons n'expriment que l'impossibilité absolue de faire autrement ; exaltation chez elles, basses frustrations chez eux, chez moi ; la seule façon d'être mâle est la brutalité ; je refuse.) .

    J'étais amoureux de toutes. Je les imaginais jambes ouvertes, doigt vigoureux. Les manuels d'éductaion sexuelleà l'usage des fillesmentionnent quecertainesdécouvrentle plaisir solitaire- toutes, oui ! Une grande rouquine, rassemblant autour d'elle ses amies, leur mimait du doigt la branlette, comme un grand secret ; elle s'entendit répliquer, par une grande liane au cou interminablemais nous faisons toutes ça !Amoureux d'au moins une fille par classe, une toutes les trois ou quatre semaines - Socrate aimant les garçons : le vieux con ! inimaginable faute de goût ! aimer d'amour ce sexe naviguant du hideux au dérisoire ! ...au grotesque ! cette colonne brutale, ces couilles sans grâce ! ce sperme salissant, diluateur de merde en diarrhée, gerçant le dessus des mains quand il sèche !

    J'ai appris à mes filles ce qu'était l'érotisme pédagogique. Elles m'écoutaient, goûtant tout de l'intérieur, tandis qu'un ami de seize ans, me disait, des lueurs dans les yeux :On le sait que vous nous aimez !- un garçon pourtant. Imaginiez-vous seulement, jeunes filles, que pour chacune d'entre vous j'imaginais une vie totale d'amour ? Un cycle d'amour. Théophile Gautier renouvelait tous les cinq ses amours, jetant toute une existence dans un seul lustre. Je l'admirais. Pourtant je vilipende encore, je vitupère les pignoufs des deux sexes divorçant si impudemment dès leurs trois premières années de mariage, se privant des inestimables étapes des dix, vingt, trente ans, de tant d'innombrables aspects différents d'un seul être, que la lente et sacrée maturation du temps leur eût révélés, préférant, les sots ! reprendre sans cesse les vagissements stériles des rudiments d'amour, tels ceux qui empilent, entassant les langues étrangères sans jamais en maîtriser aucune.

    Les féconds marécages de la maturité, de la vieillesse avec un seul et même être, ne sont jamais sondés. La mort ensemble ne sera jamais affrontée.

    X

     

    Chacun de nous, Sylvie Nerval et moi, s'est donc estimé rejeté par l'autre sexe. L'homme pour Sylvie est le père qui traverse sa chambre de nuit pour remonter de son cabinet de consultation, et lui palpe le ventre en arguant de sa qualité de médecin. J'éprouve à l'instant la nostalgie de cet appartement si clair et si bruyant où nous avons vécu si longtemps, si jeunes que c'en est effrayant. J'ai conservé cette femme, tant il me semblait de la plus haute improbabilié, voire grotesque et cruelle imagination, qu'une autre personne de sexe féminin pût éprouver la moindre velléité de s'intéresser à moi.

    C'était Sylvie Nerval ou les affres mornes de la prostitution, de la pédérastie inacceptée, de la tentative minable de viol. J'ai toujours en tête l'obsédant destin de mon cousin et parrain, Hugues dit Tom : touchant double pension, claquant son fric dans la boisson, la clope, arrosant tous les pochards et clochards de Cusset, pour finir entre des pyramides de mégots, d'un cancer de l'œsophage, tandis que ses amis cuvaient leur vin le jour des obsèques, nul ne s'y présenta. J'aurais fini là, j'ai échappé à ça. Je ne pense pas que j'aurais vécu autre chose. Rien de ce qui m'est advenu n'est à regretter, n'aurait pu se produire autrement. Je suis resté fidèle à la confiscation de mon destin.

    C'est pourquoi je repousse comme la pire des impostures, comme la peste, ces exortations, ces injonctions des bien-portants à la “découverte de soi”, à la “fidélité à soi-même”. Je sais ce que c'était. La camisole et la bouteille. Merci bien. Ce n'est en général que lorsqu'ils ont perdu leur femme que les hommes s'aperçoivent qu'ils l'ont aimée ; j'espère en avoir pris conscience longtemps auparavant. Dans cette tromperie je veux vivre et mourir.

     

    X

     

    C'est ainsi que nous naviguons indissolublement liés, comme deux navires de conserve. Nous savons quand nous mourrons. à dix ans près. Sylvie fume et ne maigrit pas. On ne déménage pas après le décès d'un proche, on ne devient pas fou. La maison devient hantée, le corps de l'autre occupe chaque point de l'espace, on croit ne pas le supporter, puis tout s'estompe, à ce qu'on dit. L'enfant revient, dans le meilleur des cas vous soigne, et vous demeurez là entre vos souvenirs de larmes et vos fauteuils dont l'un restera vide. Je tends parfois l'oreille la nuit à la recherche des rumeurs pouvant me rappeler ces frôlements nocturnes de mon chat mort.

    Cela fera au survivant le même effet. Les chats nous voient comme autant de grands chats supérieurs. Puissions-nous disparaître comme eux.

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    L'HISTOIRE D'AMOUR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON L'HISTOIRE D'AMOUR 2

     

     

     

    Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?

     

    Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péchéà vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux,qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics- cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.

    Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommesje ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.

    J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.

     

    De la tiédeur

     

    Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année

  • HISPANIOLADES

     

     

    C O L L I G N O N

    H I S P A N I O L A D E S

    Merde en tube

    Collection de mes Deux

     

     

    Cette année-là, en plein été, tandis que pèse sur les abdomens l'implacable potée des bâfreries et autres tablées caniculaires, je décide de fuir : España por favor. Plutôt crever de chaud que de connerie humaine. Plein sud, tracer, foncer, la Grande Lande et la Chalosse entre eux et moi, mais avec moi tout seul, mes rites à moi et ma liturgie, tout calculé, tout chronométré. Prochaine à droite à 300 mètres et ne plus revenir : la France a le réseau routier le plus dense d'Europe, en Espagne on en verra plus que des autopistas et des drailles à moutons, caminos nacionales y de ovejas. C’est un pays comme ça. Arrêt en sortie de G., sale village, pas de panneaux, y a que moi de beau, des toits partout, des soues à porcs abandonnées qui puent, y a que moi de propre, y a que moi d’intelligent.

    Je tourne le dos à l’église Napoléon III Véritable, au volant je crie et chante et rate de peu le cul d’une bétaillère qui tourne et je me fous de ma propre gueule. Puis je descends. Sur la route toute droite, je m’assois pour lire : feuillage clair, vue limitée sur des broussailles. Le Rite me dit de tirer le Sophocle de ma poche, édition Budé bilingue, en prononciation démotique ça donne un pépiement d’oiseaux, et sous le texte, tout l’apparat critique : quinze cents vers d’Électre, « cett. » ceteri, « dett. » deteriores, « d’autres (manuscrits) », « défectueux », quand les syllabes me sautent en langue je rectifie, repartir à pied sur le bas-côté en sens inverse, bien à gauche pour voir en face. Toute une famille en pique-nique sur un sentier rouge entre les pins, pas de papiers gras ; plus tard plus loin petite allure un couple aventurier sexagénaire devant sa porte de caravane, vue sur la télé qui gueule, cinquante-et-un, Marne. À Pau je bouffe des pêches sur un banc près d’un sportif que je bêche. Fromage. À Laruns pour changer sa thune c’est file de gauche avec les frontaliers du cru, fesses qui transpirent et qui tombent comme les miennes, direction Pourtalet, Val Gallego, marché le long d’un lac de retenue sans photographier le petit village en pyramide rive gauche ne pas oublier que je fuis. Que je roule. Que je pense à moi. Que je marche en me trouvant le plus beau, la mère et la fille appuyées au parapet je remonte sur mon siège sans rien apprendre, juste un autre vallon 2km plus loin plus beau pas le temps de tout voir, comme le géologue qui carotte au pif. Sabiñanigo, contourner Huesca, repérer à l’écart de la ville – brique rouge et fenêtres à carreaux – l’Asile Psychiatrique Asilo Psiquiátrico et comment soigne-t-on les fous en Espagne ?

    Route de Sariñena. Tombée de la nuit. Déjà ces pans de ciels jaunes sur les pentes. La Almolda. Halte rapide sur esplanade caillouteuse. T rop tard : c’est l’orée d’un chantier d’autoroute,une bretelle ? - vent vif sud-ouest. Soleil rouge couchant sur les monticules, cavalcade immobile d’engins déserts. Vaste saignée en contrebas où je peux lire encore zanjas - « tranchées » ? ...de nuit,enseveli dans ce mille feuilles géologiques… Venus du sud deux cyclistes vers ce site suspect – en clignant des yeux je vois les premiers réverbères de B. que je prenais de loin pour des chenillements de véhicules immobilisés.

    Premier plateau de la province de Saragosse (César-Auguste). Fromage sec, sol rouge, cyclistes qui se parlent très vite en leur langue et repartent vers l’horizon, suivis, doublés aux premiers réverbères de Bujaraloz, arrêt au pied de l’Ayuntamiento – place minuscule très éclairée, au bar d’en face téléphone en Francia No Señor a Francia je l’ai fait exprès guignol ici El Tubio espagnol désastreux,premiers effarements de l’étranger face à l’indigène c’est réversible ne pas crier en roulant des yeux obtenir la communication Personne. Au fond du Tubio, Tubo, des vieux tapent le carton de toute éternité, l’un d’eux me désigne ¡ ès un original ! et baisse les yeux car ce mot est le même dans toutes les langues.

    Et debout au bar par dessus les têtes cerveza más por favor suivre les vociférations d’un vieux match aux couleurs baveuses. Plus d’enfants ni de chastes vierges aux culs moulés jusqu’au clito mais dans le dos, juste derrière, un vieux con hors d’âge qui fait glousser sa machine à sous – une hyène, très exactement une hyène - ¡ cerveza ! - bonne intonation cette fois parfaite indifférence de l’interlocuteur, par-fait. Rejoindre de nuit la crèche roulante près de l’église que barrent deux camions-remorques. Dormir ainsi recroquevillé après avoir tendu aux vitres des chiffons sauf côté pieds, corps allongé sous la coulée de (vague) lumière peut-être un cadavre. Se relever poour lâcher de l’eau dans un renoncement carré violemment fusillé d’électricité, se réveiller parmi les premières silhouettes au travail.

    Un peintre en bâtiment dresse sur le trottoir étroit son escabeau pour les lattes d’un battant de volet j’enjambe le siège passager puis je le redresse, d’où l’avantage de pouvoir instantanément conduire tout chaud tout crasseux. Juste rajuster le verre de lunettes coincé sous le cul donc trouver opticien urgence óptico vaste horizon d’Aragon sous la lumière rase du matin. Route élevée de trois

    mètres aussitôt quinze lieues de circonférence déployées Il est à peine huit heures et voici Caspe : bouquet de rues montantes, à droite de l’avenue que bloque un gros camion sur ses vérins. Une nacelle se soulève jusqu’au troisième étage. Ça trépigne, ça hurle, ça fusille les pifs de clebs à grandes rafales de fioul.

    Un titre en librairie : Compromeso. La couverture brochée montre les maisons basses d’une rue de là-haut, des corps tordus sur le sol, une femme qui s’enfuit en hurlant les deux mains sur la tête - de quel compromis s’agissait-il, comment se sont-ils crispés dans leurs silence, de quelle réconciliation a-t-il bien pu être question entre victimes réciproques et bourreaux des deux camps…(j’ignorais alors que ce Compromis confirma l’avènement des Trastamare en Aragon ; ce que c’est que l’ignorance…) - l’église d’où je sors où s’entrechoquent à peine assourdis les échos de métal torturé affiche sur son mur occidental une longue liste descendantes de morts gravés par ordre alphabétique, sur et sous les bras d’une croix creuse et nue, où se repère en tête le nom de José Primo de Rivera, fondateur de la Phalange.

    Montée en touriste à la Rue des Martyrs, asphaltée, nettoyée des cadavres. Redescente sans conscience vers le glapissement trépidant du chantier, achat d’un gâteau bourratif au boulanger du cru, qui me fait la gueule, me hace la boca, je le jure sur la tête à Franco, me pone cara, J’avale consciencieusement le pastel de Caspe, le gâteau de Caspe, aux tripes de rouges. Cara de gruñón. Jusqu’à la moindre dernière miette, et tant pis pour l’óptico, l’opticien qui n’ouvre qu’à neuf heures. Masatrigos. Pousser jusqu’à Muella. Devant l’église, trois tirs de mortier coup sur coup annonçant le feu d’artifice en plein jour, l’artificier guardia civil s’esquive à toute allure trois fois de suite l’échine basse sous le porche devant les vieux assis rigolards sous leur casquette.

    Je me prends dans l’oreille une déflagration de rythme surgie d’un bouge obscur dont la porte déborde de tout un paquet de jeunes serrés comme du pilchard collés sous le néon – insolente – absurde – magique : la móvida – banderoles – matin éclatant – rock y fiesta, casse-toi touriste, pêches à vendre pas de carte ici, « Rue de Teruel » à deux tranchées à pic, carretera 420 Alcañiz o Tarragona ? « Ciudad romana » va pour Tarragone « tout ce qu’il faut absolument connaître » - petit tor à pied d’un microvignoble entre ses murets de pierres, portefeuille perdu portefeuille retrouvé je suis en Alcañiz – changé d’avis. Le nom m’a plus. Garé coincé là-bas dans un virage comme une bite dans un trou de balle en plein soleil, bâfrant à même la portière ouverte deux pêches qui bavent, exploration.

    D’abord le Parador, point de vue occupé par l’hôtel, deux gonzesses accoudées sur la rampe qui donne abruptement, comme ça, sur une porte close, je les refrôle toutes les deux tout confus à la descente mais de quoi, même pas enlacées. Cathédrale, o-bli-ga-toire : appareil photo en rébellion. La photographe à son comptoir me touche de partout pour me parler, se passe les mains dans le manchon, me palpe l’appareil, je dis en espagnol que je suis un peu lent, no importa señor, de verdad, me répond dans le dos la clientèle en queue. La photographe me ramène sur le pas de la porte en me palpant du coude à l’épaule, indiquant l’artère salvatrice (¿ salvdora?) en direction de l’opticien : « Trois côte à côte ! Dans une avenue larga,larga, larga – prononcer [lar-ha], [lar-ha] cón mímicas tan expresivas, écarquillements d’yeux comme pour un débile.

    Sans donner suite à tant d’attouchements, qu’elle prodigue à d’autres après moi, sigo los pasos j’emboîte le pas de un viejecito (un petit vieux) – qui justement passe devant les opticiens « Attendez-moi là » me dit-il « 5mn àla banque » - si je le suce, combien ? - planté au croisement des rues piétonnières, j’observe l’incessant va-et-viens au pied du parvis en pente et je trace derrière le petit sexa qui trottine à perde haleine – rien d’embarrassant comme d’escorter ainsi son propre guide au pas gymnastique. Mon espagnol rudimentaire permet d’esquiver la conversation de politesse de rigueur essoufflée. Tous en chemin saluent mon cornac, à tous il répond en soulevant son chapeau comme un couvercle de bouilloire – tchip tchip tchip – et comme je lui demande s’il vit ici depuis longtemps – ¡ ès claro ! - il me plante en face des trois vitrines alignées.

    C’est une jeune lesbienne comme elles sont toutes qui me redresse en deux minutes ma petite branche mais autour de l’oreille, laquelle me cuit toujours vingt jours après : apretar veut dire serrer puis j’achète en vitrine un gros Atlas Routier bien épais tout en doubles pages de part et d’autre d’une spirale de plastique aussi blanc que malcommode comme tout ce qui n’est pas français de France t’as qu’à rester chez toi.

    En route pour de nouvelles aventures. Chaleur déjà pesante. Partout des panneaux VIÑAROZ où je veux parvenir avant toutes les plages à éviter à tout prix, j’étouffe en pleine campagne, c’est super, Puerte Torre Miró 1250m. Je roule souvent à plus de mille mètres. D’après ma carte d’un autre monde, c’est donc le Más del Cap que j’ai visité, ou del Barranc – Via pecuaria c’est ATTENTION TROUPEAUX calqué sur le latin : une draille de gros cailloux qui me descend droit dessus. Devant le petit bois de pins qui susurre sous le vent j’ai regretté de n’avoir pas emporté le Sophocle, mais une carcasse de bagnole bleue me ranime le sang : je me vois l’enflammer de nuit dans son ravin, plus un chien, petit, pelé, jaune et misérable.

    Je le prends en photo. Voilée. Quand je m’éloigne, il me rappelle à lui. Je reviens sans eau ni salive, mitraille les pierres sèches et la cabane creuse en tombeau, la charrue et l’angle du mur, le chien encore, hirsute : « C’est tout ce que je peux faire pour toi ». Il garde un grand portail de bois neuf au milieu d’un pan de mur pourri, qu’un coup de poing descendrait. En partant je me retourne : c’est une vraie voiture humaine qui stoppe devant le bâtiment neuf d’à côté que je n’ai voulu ni voir ni décrire, le tout déjà rapetissé dans le lointain ; ni le chien ni la porte neuve n’avaient été abandonnés, j’ai toujours évité les humains. Ne jamais voir personne, autrement pourquoi voyager.

    Sauf ceux qui me vendent à boire et à manger. Ou des pellicules argentiques. Ou le lit pour la nuit. Morella. Clichés de murailles aussi flous qu’ailleurs. Étouffant sans vent, bonne bifurcation, les arcades de San Mateu, boisson, les jeunes que je suis – movida movida – les vieux que je cherche, tout en catalan – finales -áts pour -ádos. Dans l’église, touché l’harmonium frais, les vieux à casquettes sans décoller du banc de bois pour m’entendre. L’autochtone s’identifie à son falzar crème crade qu’il n’abandonne jamais sous canicule, à son indécrottable et morne incuriosité.

    Plein pot plein sud. Brûlant. Rien n’ouvre avant 18h. Je m’emmène avec moi. Au rebours de tous. Catalans, Valenciens, tous m’emmerdent. Tout au long de la route et jusqu’à Elx ! [Elche…] - les panneaux arborent de gros barbouillages où les Gens-du-Pays tiennent à rectifier le moindre signe diacritique. Jusqu’à transformer le « c » en « k » : Kreatividad  ! Ah mais ! ¡ Filólogo, si Senyor ! À Castello même : rien à voir. Je réussis même un numéro : l’humain externe enfin ravalé au rang de Simple Fournisseur ; se montrer revêche à  l’égard d’une jeune femme en short jusqu’à la moule, tout de même, c’est un exploit – voyager ne change rien, de rien : voici donc ce magasin de photocopie, climatisé. Enfin mes cuisses au frais. Je me compose une gueule particulièrement rogue.

    Une affiche intérieure publicise pour un Centre Culturel français. Je tends mes feuilles non pas à la séduisante et sexy Señoita Equis (« ikse ») mais à la simple employée qui veut se foutre de ma gueule en me réduisant à une simple érection et en plus tu banderas pas na-na-nère. Parfaitement. String dans la fente ou pas. J’ai le vagin qui bâille. Elle me tire la tronche à égalité : elle me sert, je la paie. C’est qu’on n’est pas des objets sexuels nous autres. Qu’est-ce que tu crois ? J’allais tout de même pas soulever ma viande pour ta fendasse ! C’est ton refus qui nous offense. Comme l’enfant dont on capte la confiance, qui rigole, et qu’on fusille d’un coup de pistolet dans le crâne. Une femme ne peut pas comprendre ça.

    Ne pourra jamais le comprendre. Cracher sur le désir d’autrui. Ici : rapport hygiénique. Hiérarchique. Où chacun voit bien en face la faute à ne pas commettre. Je ressors. Tout fier. Je lui ai bien fait voir qui j’étais. Un homme. Voyagez ! Voyagez ! Enrichissez vos contacts humains. Et la chaleur qui vous retombe dessus de partout. Même sur les cuisses. Villareal. Nules. Camions. Camions. Sagonte - ¡ Sagunt ! « Luxemb(o)urg sur les panneaux belges, le (o) entre parenthèses ! Salut connerie des nations ! ...C’est de Sagonte qu’est parti Hannibal, pour conquérir l’Italie. Juste au pied de la butte, une haute structure, en hémicycle, exhibe sous verre épais un petit millier de débris certifiés romains.

    Une fois gravie la pente bien raide, je me suis retourné pour embrasser du regard toutes ces rognures, ces rogatons fossilisés dans leurs petite niches vitrées à ras de muraille. Poignant. Ces autres ruines devant moi ne sont riches que d’une autre histoire : ni romaine, ni punique. Cinquante pas encore de montée entre les cigales, reste une demi-heure avant la fermeture – deux ados maghrébins devant moi visitent trois siècles étalés sur la crête, et je m’épuise aussi, plan touristique en main, à chercher partout à ras du sol une Ciudad Historica bien hypothétique. Or la Cité Historique, la vraie, ce serait bien plutôt Sagonte elle-même, au bas de la pente, que je contourne, avec ses ruelles tortueuses, barrées de chaises de mémés : car ce sont leurs rues, à elles seules.

    Quant au Forum de Sagonte, ce n’était donc plus que ce petit parking à trois places, trente pieds de long, haut-parleurs de rock – c’était pour ce stationnement de 100m² que Romains et Carthaginois s’étaient étripés vingt ans durant. Et moi, Nisard, voyageur bourgeois, je cherchais un terrain de camping. Après une conversation téléphonique et haletante avec Mafamm, j’éblouis la serveuse locale avec ma baratinación. Le camping, répondit-elle, se trouve au Grao, terrain du Canet (on ne prononce pas le « t »). J’ai d’abord longé, à pied, une vaste esplanade, grouillante à n’en plus pouvoir de tout ce que la jeunesse espagnole pouvait avoir de plus insolent, de plus puant et de plus jeune – la Movida – c’étit mieux sous Franco, me confiait un supérieur hiérarchique.Il s’élevait de cette multitude un intolérable nasillage de canard en escale. Les cercles de conversation se succédaient sans cesse, aussi violemment animés qu’imperméables les uns aux autres. Et partout le même étalage d’autosatisfaction, d’autocélébration décérébrée.

    Affublé de mon âge et de ma nationalité, j’ai soliloqué à mon tour en ma langue, sournois, dardant des doigts en douce. Puis reprenant à l’écart mon vieux véhicule, je me suis perdu dans les sens uniques et les indications confuses, au point d’effectuer entre deux interruptions de rambardes un demi-tour suicidaire sur quatre voies, et renseignements pris à quatre jeunes branleuses, dont la plus jeune me tutoya à travers son chewing-gum en moulinant des bras. Le terrain de camping fut atteint la nuit tombée, au bout d’une banlieue méthodiqu0ement saccagée : industries bidon, tôles, fondations abandonnées – tout était bondé. On ne voit pas la mer. Je joue l’aimable, délibère, déblatère.

    L’écran affiche capacidad maximum traspasada – effacé d’un clic – et me voici tant bien que mal coincé entre une grosse tente et la porte grillagée du hangar de secours. Demain j’enlève la crasse. Le camp où je marche regorge de Vanencianos entassés sous la toile à 34 bornes de chez eux. Tous insolents, cacardant, vivaces. Caravanes et télé couleur. On n’avait pas ça sous le Generalísimo Francisco Franco, caudillo de España por la gracia de Dios. Je contourne à tout prix deux voitures françaises. Direction la mer non sans mal. Ce n'est pas à Sagonte que la plage sera débétonnée. HLM HLM HLM. NE PAS DEMANDER DE QUEL CÔTÉ LA MER, PLUTÔT CREVER.

    La haine de l'humour naquit un jour de la timidité.

    J'arpente des hectomètres de laideur, ponctués d'affiches noir et blanc d'un festival de cinéma gore – Entrailles Sanglantes – Entrañas Sangrientas



     

    Trois tours carrées de douze étages. Trente-six étages plantés sur le sable tout déchiquetés de lumières en triple Titanic toutes fenêtres ouvertes à cacarder en espagnol comme des oies en batteries dans les relents de friteuses. Bouffées d’olive et de graillou. Et traversé tout le lotissement de prolos je me retrouve en pleine fête foraine avec les frites et les morveux qui courent. Alors seulement j’ai demandé la mer : « De l’autre côté de la plage ! ¡ al otro lado de la playa ! - tel quel ! - et je l’ai vue enfin, délaissée, digne, déserte - après un long chemin de caillebotis : l’heure du bronzage utilitaire était passée, je suis resté seul – talons trempés, accomplissant le rite ; l’eau s’abattait par boucles sur mes pieds - mais à 20 pas de là, dans l'argent terni de l'écume, dans ce sourire, commençait la mort, et je suis resté là sans émotion, par nécessité, comme devant la tombe d'un inconnu. Puis j'ai tourné le dos pour rejoindre ma boîte en tôle, au campement. Lelendemain matin, le gérant refoulait une immense caravane italienne, reculant gauchement sur la voie parmi les cris étranglés du guidage, et j'ai pensé comprendre, avec ces riches Italiens drapés de hauteur, qu'on les aimait bien peu en Hispanie – en vérité je n'en sais rien. J'ai repris ma route au sud, manquant de peu me faire écharper dans l'angle mort : à 8h pile, sortant d'une interminable oliveraie aux sentiers perpendiculaires, goudron coupé net de part et d'autre des canaux d'irrigation interdisant tout demi-tour, j'ai buté net sur quatre voies de fous furieux de la ferraille roulante, et j'ai brûlé le stop sous les roues d'un 18t.

    Acculé j'étais sur le bas-côté dans un hurlement de klaxon, la mort qui défile à trois centimètres, terrible, au ralenti, ras la peau. De Sagonte à Valence règnent ainsi des trois-quatre voies surchargées de dingues à 4 roues, sans la moindre trouée vers la mer.Valencia s'annonce par d'immondes monceaux de blockhaus kaki mauves caca d'oie pistache-citron à faire vomir une couille, juste avant la Puerta dels Forns et el Centre Històric en catalan. Photographie sans pellicule (je l'ignore encore) d'une longue, longue chienne maigre tétant l'eau d'un robinet sous le egard torve de son maître. Je me perds à 10h sous le cagnard qui tue, le long d'interminables fondations allignées où grouille en contrebas sur les remblais une foule de chats non stérilisés – Valence, 720000 âmes.

    À ma première banque je me coince dans le sas, à la deuxième on se fout de ma gueule à tous les guichets, la troisième enfin m'accueille en français sans accent, prof au chômage car c'est l'anglais qu'il faut apprendre. J'attends impatiemment l'arabe et le chinois. "Ce que vous faites est aussis très utile". Parfois les consolations démolissent encore plus. Elle me renvoie "dehors, au caissier automatique"- je n'ose pas corriger. Plus tard en ville, engloutissant un énormes sandwich aux frites, je suis fraîchement abordé par un Roumain réfugié, soigneusement vêtu. J'offre 100 pesetas, il en faut mille pour passer la nuit – il montre avec humeur la liasse qui dépasse de mon portefeuille - je l 'envoie chier en mâchant, sans bras d'honneur – avarice, prudence et lâcheté - codicia, prudencia y cobardía – ou mieux, en roumain, lăcomie, prudență și lașitate. Rien à Valence. Mauvaise humeur et canicule - mal humor y ola de calor. Je veux le Sud.

    Il faut foncer. Le plus vulgairement possible. Éviter, ne rien voir. Contourner Benifaió-Algemes, et subir l’expiation : toute une heure coincé dans la laideur en briques d’Alzira, centre du monde pour les Alciñeros - puis à Carcaixant (« Carcassonne »), Xativa ou Jativa, puis les directions Alicant/ Alacant - ¿ pero dónde hablamos español ?J’ai crevé de chaud sur les boulevards d’Alcoy, ça m’a fait un bien fou. Observant en contrebas le clocher-coupole d’émail bleu. Un chien, littéralement fou de faim, m’arrache sous les roues une atroce charogne imprégnée d’asphalte. .Avant que j’aie osé lui lancer mon fromage, il a détalé dans la circulation. D’un coup c’est la campagne comme un terrain vague : qui vit là et de quoi ? - un bar ! perdu dans la rocaille horizontale, trois arbres – bondé à crever, venus d’où ? poussant la porte je reçois une bordée de hurlements féroces, couvrant les vociférations de la télé plus le juke-box mis à fond. J’écris sur le zinc une carte postale en français. Le patron m’aborde je m’appelle crie-t-il Agusto Policarpe ; j’ai suivi mes parents dans l’Aude pour fuir Franco ». Scolarisé jusqu’à neuf ans puis revenu chez lui, repart en France chaque année pour vendanger quinze années de suite.

    Il me tend de sous le comptoir une liasse de d’où ressort un droit de retraite dérisoire – à moins qu’il ne touche à 65 ans sa pension intégrale – je n’en ai que 62 quel bonheur pour lui de parler français. Les clients l’admirent dans le tumulte. Je lui apprends que son patronyme, Policarpe, signifie « qui porte beaucoup de fruits », « qui a beaucoup de profits ». Ravi d’apprendre, si tard dans sa vie, ce que signifie ce nom ; il pensait jusqu’ici que cela voulait dire « Un homme », «Untel », « Fulano » - Polycarpe ? c’est le nom d’un homme – certes ; mais que signifie, ô crétinissime informateur, le nom de cet homme ? « Celui qui en profite » - El, que aproveche – il reprend, répète avec enthousiasme – el, que aproveche, ses yeux brillent.

    Il retournera dès que possible à Carcassonne, en France, éclaircir les arcanes des formulaires. J’achève ma carte postale au sein du vacarme ; Quand je lui échappe, Polycarpe  me rejoint sur le parking où je lis, toutes vitres ouvertes, Eschyle à haute voix : « Vous oubliez votre bouteille d’eau ! - je ne vous la fais pas payer ».

    ...Route d’Alicante. Puerto de la Carrasqueta. Heure de la pause. Derniers soubresauts de lacets descendants. Arrêt sur une vire, à l’ombre de justesse. Ici encore, photographies sans pellicule… Un bar silencieux. Devant le seuil un distributeur de batatas fritas. Le sachet qui se bloque, la patronne et sa fille rajoutent deux pièces, tout dégringole, un bon goût naturel d’épluchures et de terre, je ne bois rien. Descente des derniers zigzags, soleil et goudron, maisons ordinaires àune près, vaguement mudejar, soixante secondes d’arrêt, je ramasse sur la chaussée des cartes routières – batatas : une langue d’enfants – je veux éviter Alicante, déjà vue – trente ans plus tôt – je ne me souviens que de la silhouette du fort de la Sainte-Barbe – Santa Bárbara – dominant le jardin du grand-père – jardín del abuelo « laissez-le – il est fou – il est tuberculeux » il est vieux – il vivait là dans sa cabane - ¡ holá viejo ! - tout au fond, « à l’escale, venez nous voir »- el señorito Cuesta, élève de mon père, y passait les vacances en famille.

    Et comme il avait 13 ans, moi-même alors âgé de 17 ans – un gouffre – je m’étais copieusement emmerdé entre père et mère. En ville ma mère ne cesse de râler, mais quand le cessa-t-elle… Mon père s’est retourné tout d’une pièce sur un fauteuil roulant, comme sur une curiosité naturelle. Plus loin, c‘est un nabot boiteux qui m’exhibe son doigt tiré de sa propre braguette ; tel père tel fils. Un grand nombre de Pieds-Noirs se sont exilés ici, rapatriés pas le général Franco, et non par les Français… Trois de ces rescapés se sont fait menotter en terrasse, pour avoir mal parlé de leur bienfaiteur : beaucoup de guardias civiles connaissent parfaitement la langue française… j’entends parler ma langue autant que l’espagnol. Me voici épuisé dans des rues rebattues. Sur une place ne contrabas deux gouines punks flamboyantes boivent à la canette en plein cagnard, si je les flashe elles vont m’engueuler. Ça rend fou, la branlette. Jamais je ne guérirai de ma connerie. À pied vers le front de mer, Paseo de Playa. Palmiers, marchands de glaces (¡helados!) et viejecitos, petits vieux, sur les bancs.

    Mosaïques de trompe-l’œil sur les trottoirs, en vagues miroitant dans le vertige. Plage comble, du parapet jusqu’au rivage, en pleine ville, c’est ce que j’ai vu de plus impersonnel et de plus moche – et ce quartier remontant contre le fort, cette ruelle barrée à la lettre par des chaises à vieilles – ¿ Avenida Castañero por favor ? - je retrouve mon char et roule vers Elche (¡Elx!) hurlant de joie et de canicule au volant, douleur et passion de vivre, soleil couchant et hurlements de fille, si belle et si forte ma vie filant dans le rétro et ceux qui me croisent se mettent à rire. L’espace se comble et j’atteins le rond-point d’entrée où trône cent fois grossie la Dama de Elche aux extraordinaires armatures.

    À vingt heures plein jour encore et fournaise, tandis qu’à ma rencontre sur le trottoir même viennent les familles endimanchées luisant de brillantine, fillettes exhibées dans leurs éclatantes confiseries vestimentaires. En bas s’embranche un cul-de-sac blanc de chaux où roucoule un ténor de zarzuela que l’assistance applaudit à grand-peine malgré les gueulantes au loukoum d’une présentatrice. Le chœur de fillettes faiblardes qui lui succède obtient en revanche une explosion ovationnelle. Les gamines enrubannées retardataires entraînent leurs parents qui se trébuchent l’un sur l’autre dans leurs beaux habits parfumés. Des portières claquent sourdement. Par mes vitres baissées je marque les rythmes sur la tôle, suivant du regard les couples enlacée, l’homme trop grand déhanché biais contre les fesses de sa femme.

    La recherche d’un gîte nocturne prend des allures de jeu de piste  ¡huerta del Cura ! ous le répètent, « jardin du Curé », je tourne en rond dans la ville envahie peu à peu de fête, foules, flics, rues barrée, fruits confits à bouts de bras - « Première à droite au fond, tournez » - me crient près d’un terrain vague deux filles de 13 ans, short à ras du poil, protégées par l’inconscience et la panique, tendant la main qui guide en rigolant – ne plus compter que sur mes yeux, tout ce qui me reste… je tourne en rond… le haut de la ville, puis le bas successivement indiqués por d’autres indigènes – les flics embarquent un clodo à l’arrière d’un break, matraque souple sur le crâne et bien solide, injures et menottes au mec très rouge avec la barbe de 5 jours (voix pâteuse et dents gâtées rien ne manque) ses yeux bouffis comme aspergés d’insecticide, l’ambiance est à la fête, bientôt 41 blessés dans une émeute ENFIN la palmeraie.

    Aux murets blonds très ronds avec au pied des troncs un paillasson constant d’aiguilles mortes, comme des chiens très roux perdant leurs poils. Puis le camping de luxe vide aux bornes électriques orphelines. Le tenancier m’accueille bras ouverts au tarif minimum, je téléphone en France Longuement. Précipitamment. La nuit tombée sur la terrasse et 30mn avant concrétisation de la commande. Je lis Phocas de Jean Lorrain, quintescence évanescente avant Assassinat subtil – un tel contraste avec cette touffeur et la tension constante des pupilles alors qu’il suffirait de s’enlise. Alors éclate une bestiale échauffourée entre queutiers de billards qui roulent au sol en grappes.

    Mes quatre voisins Français de France accompagnés d’in vieux chow-chow tirent d’un coup le nez de leur messe basse Fais quelque chose dit l’épouse Et qu’est-ce que tu veux que j’aille foutre grogne l’homme tu ne vois pas combien ils sont déjà par terre à se taper dessus à se colleter comme on s’encule et deux qui se crochent par le cou pour mieux se fracasser contre les vitres et ça repart avec les loufiats de service J’en aile frisson de voir ça Y a pas assez de guerres faut qu’y se cognent comme des branques – baisables Françaises connes de Françaises – les branleurs se repointent bras-dessus bras-dessous Tu vois ce que tu m’as fait je saigne cara de coño ALORS ALORS triomphe l’Employé Français c’était bien la peine que j ‘aille me faire démolir je passe pour me coucher devant la tlé noir et blanc qui gueule en anglais dans le salon vide

    et sitôt rallongé dans ma caisse à roulettes je ressens physiquement les pulsations lointaines d’un tel vacarme comme d’un reporter sportif qui gueule sur fond de caisse claire que je me relève et gagne la grille – dont le vigile armé me laisse marcher devant lui huit cents mètres sur la route au jugé vers le tumulte La marche au canon Jean Meckert/Amila jusque dans une cour d’hôtel ouverte, où trois gueulards piétinent une grosse estrade sous les projos

    La eroína

    Que ilumina

    devant un grouillement fébrile – ne pas montrer mon short ni mon âge ça sent la baston plein pot partout sur des panneaux Aborto libre y grátis – Abolición de la policia y del ejercito – et de l’armée plus le Capitalismo nécessairement asesino (« contre tout racisme et xénophobie » s’il me repèrent Françaoui 48 ans sûr que je me fais tabasser au nom de la tolérance entre Espingoins de souche et contemporains. Dans le bordel je demande une bière mais il faut retirer Dieu sait quel ticket à je ne sais quel comptoir en bois de tout côté ça hurle alors pas de bière

    es total

    una maquina más

    para destruir

    PUM PUM PUM

    contre le capital - Hermanos

    et surtout dans la cour d’honneur d’un Trois Étoiles obligeamment prêtée

    retour au camping

    le vigile au premier coupe de sonnette actionne la grille je dis

    el rap es musica muy rudimentaria mais il dort debout le pauvre homme ici les panneaux sur les piquets de pelouse indiquent “ne pas faire de bruit passé minuit”

    Le garde chasse deux chats privés de concert mais pas moyen de ronfler sous ma tôle automobile avec cette saloperie de tambourinade hasta las seis de la madrugada me dit-il et je sombre

    C’est justement ce silence qui m’extirpe de là vers 6h et je branche la machine sur borne et tape sur le siège tel texte immortel, fil coincé entre vitre et cadre ADIOS ELCHE lo más destacado de mi viaje sommet de mon voyage

    Destination MURCÍA MURCIE

    Température à crever dès les premières heures

    Catedral que je n’ai plus le désir d’admirer Façade baroque de Jaime Bort Meliá et route à plat sous le soleil hasta Cartagéna Muséo Archeológico deux km à pied sans ombre tout droit tout droit maisons Le Clézio maisons quelconques et pour finir Musée fermé à 14h il est moins vingt je cours dans les allées avec tel autre touriste entre les atroces vitrines aplaties de fragments néo- et paléolithiques et le garde nous pourchassant soit l’un soit l’autre en criant Revenez tout à l’heure nous détalons tous deux sans avoir pu jeter ne fût-ce qu’un quart d’œil sur la Section Principale de Carthage.

    Reprise seul de l’aride rue droite garnie de trois distributeurs de Coca glacé, belle ville et beau port. J’ai crié en faux hébreu sans capter la moindre attention des murs brûlants jusqu’à ce piètre véhicule ombilical où j’ai roulé jusqu’à ce quai à demi calciné. Reste la Méditerranée les grues et les cargos, et ce plus que quadragénaire aux traits plissés comme une moule et qui me tend la main por la guardia je n’ai qu’un billet que vous lorgnez mais que je veux garder aussi une cigarette ? soudain j’avise au pied du siège une belle boîte intacte de capotes

     

  • HENRI SERPE

    KOHN-LILIOM

     

    vrac,sympa,animalcule

    HENRI SERPE

     

     

    Henri, dit Serpe.

    Son profil est celui d’un quartier de lune : avec le creux pour les dents. Les meules.

    Semblables à ces excroissances cornées qui sur le fil des faucilles néolithiques – sciaient l’orge.

    Il a les cheveux jaunes et le menton qui pique (une barbe rase en éteules).

    Vers quarante-cinq ans, son corps s’est incurvé : le visage est un petit croissant, posé sur un grand ; quand il met les mains dans les poches, ses genoux fléchissent et les tibias forment le manche.

    Il fait paître sa chèvre sur un terrain vague.

    Il ne voit guère que sa chèvre.

    Il lui raconte des histoires, le bras autour de son cou : l’oreille, cornet soyeux, frémit, et la bête mâchonne, pensive. Il scrute les protubérances à la base des cornes et passe ses doigts sur les bourgeons. Sa chèvre s’appelle Lydia. Il affirme que « lythia » signifie « chèvre » dans une langue morte d’Asie Mineure.

    Henri habite un réduit de bois. Pour passer « en ville » on pousse une planche. Jadis il fut portier dans un grand hôtel italien. Il portait une casquette à côté du tambour, dans un uniforme bleu métallisé. Il lui en est resté un besoin de musique rapide, assouvi au Bordel. Il ne monte pas. Il boit, au bar, de la chartreuse ou de la bénédictine : liqueurs cuites de moines. Les filles rigolent :

    « Grand Serpe ! Tu te les es coupées ?

    C’est lui qui alimente le juke-box, le patron Fred lui sourit.

    Il regagne son terrain vague : Robinson de banlieue – au loin, il entend le ressac : autoroute A43.

    Le mercredi les gosses jouent sur le parking.Le ballon passe les haies hirsutes ; un gone surgit, s’excuse et retourne au parking : Henri Serpe est soulagé. Mais ce n’est pas un sauvage : il écoute son transistor, à l’heure des offices israélites shema Yisrael etc. Son voisin, Meyer, affirme que « Serpe » est une déformation de « serfati », « j’ai brûlé ». Les juifs voient des juifs partout. Meyer habite un pavillon, derrière une haie. Quand Henri Serpe chie dans la haie de seringuas, Meyer gueule. C’est un homme à barbe noire et ses cheveux bouclent.

    Meyer avait voulu fonder un commerce de baignoires, en s’associant le robinson Henri. Lorsqu’il avait fallu nommer l’association, Serpe avait déclaré :

    « Serpe et Meyer » sonne mieux que « Meyer et Serpe ». L’affaire en est restée là.

    Meyer disait : « Je suis propriétaire de ce pavillon de banlieue. Sans une erreur du cadastre, votre enclos n’existerait pas ».

    Henri Serpe appelait son abri « la cabane à outils ». Il y avait trouvé une pioche. Une toile goudronnée lui servait de toit. Henri eût aimé agrandir son « chez soi » : il aurait creusé le sol, percé des galeries, amené l’eau et l’électricité. Mais il n’était pas propriétaire. Il invita un jour son ami Meyer au bloc C, appartement 144, vide.

    La porte s’ouvre en traînant sur le sol une croûte de gruyère. Meyer porte dans son sac une flûte de pain, des cerises, un saucisson et du rosé. Serpe a volé en terrasse des restes de cantal et un yaourt. Les deux amis se sont assis dans la poussière.

    Après le repas, Meyer a joué de la flûte. Les pièces vides renvoyèrent les échos, mystérieux, anachroniques. Des rites de pharaons. Meyer vivait à l’aise, dans des meubles bon marché, avec sa femme et sa fille. Son cousin militaire parfois s’invitait le dimanche, pour bouffer. Il était sec comme le schnaps. Serpe y fut convié. Au dessert, plutôt allumé, Meyer proposa au clodo bien propre la main de sa fille Héloïse. Héloïse sursauta, le cousin militaire essuya ses gerçures labiales. Mais Serpe remit l’assistance à l’aise en déclarant que sa masturbation bi-hebdomadaire lui suffisait amplement.

    Héloïse sursauta plus fort. Sa mère apprit ainsi un mot de français, accompagné par Serpe d’un geste sans équivoque. Meyer apprécia, in petto, mais le déjeuner tourna court, on n’offrit pas de cigare à Henri Serpe qui s’en fut. Lui parti, le cousin capitaine déclara, crachant un noyau de cerise qui tinta de façon menaçante sur le bord de l’assiette, que lui vivant, il n’était plus question que cet individu franchît le seuil de cette demeure. Meyer poursuivit cependant ses visites anthropologiques. Henri lui narra l’épisode de sa « Gameline », une clocharde qu’il avait autorisée à cuver sous son toit.

    Elle s’était traînée près de lui, puis avait tiré de sa poche un vieux missel, sans lire, pour se soûler de l’odeur de vieille encre et de papier bible. Elle avait soupiré, s’était endormie, avait ronflé toute la nuit. Tous les soirs, pendant trois semaines, elle était revenue, tenant son missel. Henri Serpe se voyait parfois octroyer la permission de le respirer. Il respecta la Gameline jusqu’au bout. On la trouva morte un soir dans la rue des Roses. Il ne disait pas s’il l’avait regrettée. Il racontait volontiers cette histoire.

    Dans son chez lui sur une étagère trônaient dix volumes d’Henry Miller. Quand il avait fini la rangée, il relisait tout en partant de la gauche. Et un beau jour, hanté par cette vie grandiose et nébuleuse, il décida de « faire un tour », un grand tour, un tour définitif, comme on dit « jouer un tour ». Il prit sur lui Sexus et s’en fut dans les rues tout le jour : mais le soir, il était revenu sur le Terrain par le trou de la planche basculante. Le surlendemain, il emporta de quoi écrire, puis incendia sa cabane, qui brûla longuement, tandis qu’aux fenêtres de l’immeuble voisin les locataires se penchaient en se bouchant le nez parmi les fumées de goudron.

    Dès que Lydia la chèvre avait humé le désastre, elle s’était enfuie. Un camion la renversa. Henri Serpe ne l’apprit que beaucoup plus tard. Il ne dit pas non plus s’il l’avait regrettée. Et tandis qu’il marchait, sentant déjà son estomac gargouiller – est-ce qu’on ne pouvait pas s’empêcher de manger ? - il reconnut, levant les yeux sur celui qu’il avait heurté, Meyer et sa barbe noire et son nez au couteau. « J’ai faim », dit Henri Serpe. « je n’ai pas pu supporter la fumée de ton goudron, répondit Meyer, ni de ta crasse ». Ils ont éclaté de rire. Ils se promirent, à ce moment leurs rires devinrent quasi hystériques, de ne plus jamais avoir faim, et d’envoyer au diable tous ces foutus raisonnements corporels, qui entravent la vraie vie : « Et nous vivrons d’Esprit, pour l’Esprit et en l’Esprit ».

    Ils furent arrêtés au coin de la rue des Violettes.

    Au commissariat de la rue Poilut, Meyer s’esclaffa à l’idée que sa femme et sa fille auraient pu mourir – du moins l’avaient-elles glapi – dans l’Incendie ; on les avait relogées au 5e étage de l’HLM, côté non goudronné – ce détail, asséné d’un air sombre par le brigadier, excita particulièrement leur hilarité. La femme n’avait pu lâcher les fruits au kirsch, qu’elle tenait encore sur ses genoux, assise de l’autre côté du mur, sur la banquette en bois du corridor d’attente. On leur fit passer la jatte, dont ils avalèrent alternativement un fruit, puis l’autre, entre les bourrades de l’interrogatoire.

    Mais les flics les empiffraient de gruyère sec entre deux fruits pour en dénaturer le goût. Quand ce fut le moment de lamper le kirschwasser, le brigadier ôta la jatte que Meyer inclinait goulûment vers sa vaste barbe, et le siffla lui-même avec satisfaction. Puis, dans un rot tonitruant, il les chassa à grands coups de pompes dans le train. Les deux hommes s’éloignèrent sur la Nationale, bourrés de bouffe, hoquetant de l’alcool dont les fruits étaient imbibés. Au bout d’un kilomètre, ils se sont arrêtés : « Que faire ? » Crevés d’ennui, comme le soir tombait, ils s’allongèrent dans un fossé, bien enlacés pour se tenir chaud : car ils avaient, lors d’une discussion où chacun renchérissait de plus belle, radicalement éliminé toute connotation homosexuelle.

    Meyer imagina qu’au bout de quelques jours chacun pouvait bien, tout en marchant, se branler à côté de l’autre sans que l’autre sourcillât ; et comme il étalait volontiers sa culture, il rappela cette anecdote sur Ésope, qui, « voyant un jour son maître marcher en pissant : « Eh quoi ! s’exclama-t-il ; nous faudra-t-il donc chier en courant ? » Pour chier, en fait, c’était une autre histoire, et la pudeur de Serpe revenait au galop. Il se cachait derrière les fougères, sans s’en torcher toutefois parce que ça fait pisser le sang par le cul, et Meyer… faisait le pet. Un matin, sortant d’un de leurs fossé, ils entendirent un bruit de cloches : non loin béait le porche d’une église. Une foule superstitieuse s’y engouffrait pour la grand-messe, Pâques ou Pentecôte. « Allons-y », propose Meyer, qui était juif (il le reconnaissait enfin). Les bancs s’allongeaient dans la pénombre. « Si nous nous allongions côté femmes ? » dit Serpe. « Elles placeraient leurs gros culs sur nos visages ». Meyer fit observer, en fin connaisseur de la liturgie chrétienne, que l’opposition des sexes ne se pratiquait plus guère. Il instruisit même Henri à mi-voix de toute la symbolique de la messe, pestant lorsque le curé bâclait un signe de croix ou un verset. Le prêtre fronça les sourcils dans leur direction. « Je vais te raconter un souvenir d’enfance » chuchota Meyer. À ce moment le curé descendit de l’autel et les expulsa vers la sacristie. Aussi sec il revint à la Sainte Table afin de distribuer le reste des hosties , toutes lippes pendantes.

    Dans la sacristie, ça puait l’encens froid et le soufflet d’harmonium. Meyer fouilla les armoires, Serpe l’en empêcha : « On attend le curé » dit-il. Ils se sont assis sur des chaises à la fois boiteuses et paillées. Un tuyau de poêle maintenu à l’horizontale traversait obliquement la pièce pour s’enfoncer dans un trou du mur. Amen ! Le prêtre surgit en se frottant les mains :  « Une messe, ça creuse ! » Il ouvre d’un coup les battants de la penderie, et tire une batterie de jambons de derrière les amicts et des pots de rillettes, comme un chien qui déterre un os. Dans son dos les autres attrapent tout au vol : « Prenez et mangez ! » s’écrie le curé. « Car ceci est le corps du Porc qui périt pour nous ! » Quant ils eurent chassé la faim et l’appétit, le prêtre dit : « J’aurais sacrément bien de partit avec vous autres, car vous me paraissez gens qui savez vivre. - Et vos ouailles ? s’inquiète Meyer. - Sans moi ! Il y a là de vieux trumeaux qui pratiquent, qui pratiquent depuis soixante ans et plus. Elles récitent la messe en latin, et à l’envers. Les femmes devraient dire la messe. Ma Deux-Chevaux nous attend devant la porte du transept. Je m’appelle Darguin.

    - Nous serons, dit Serpe, les musiciens de Brême. J’ai ma flûte. Nous gagnerons de l’argent ». Les deux autres demeurent sceptiques ; Meyer fait observer que les musiciens de Brême étaient 4. «...avec la Deux-Chevaux nous serons 5 » - elle démarre. La foule, dépêchée avec pierres et fourches par Mgr l’ Évêque, se lance à leur poursuite : véhicule immatriculé 897 HX 48 . «Ne vous souciez pas, dit le prêtre ; j’ai dans la boîte à gants tout un jeu de Chiffres et de Lettres ». Ils s’échappent donc. De joie, le curé veut effectuer des sauts périlleux sans cesser de rouler. Ce doit être extrêmement périlleux, surtout dans les virages. Meyer objecte que les situations de ce genre se reproduisent à longueur de pages de Raymond Queneau, du génie duquel il commence à douter. « Herr Meyer, dit l’ecclésiastique, votre culture littéraire m’emmerde. Apprenez que je n’ai rien lu de ce Queneau, et que je ferai ma galipette ».

    Et il fit une galipette au-dessus du volant, et Meyer siffla d’admiration, et la 2CV s’effondra dans un fossé (fracas).

     

    X

    Serpe décide de les abandonner, voit sans regret disparaître dans un virage la deuche remise sur pied, heureux d’être seul. Glad to be lone.

    Comme le soleil est haut, Serpe se sent libre et supérieur, et marche en direction de deux collines, la tête merveilleusement vide, comme après une journée de plage (souvenir lointain). Très vite cependant, se coucher ou manger lui paraissent de grosses difficultés. Au milieu d’une montée sous les pins, il s’affale au sol, et quand il se réveille, la nuit est venue.

    Il se relève péniblement, considère les étoiles en pissant contre un tronc, marche jusqu’au matin ; son découragement s’est évanoui au lever du soleil. Mais il n’est pas si facile de vagabonder. Pourtant le monde lui appartient : à quelques pas de là gît Meyer, qui a planté là son curé après l’avoir délestéde son argent. Tous deux redescendent de l’autre côté des collines. Ils se montrent les billets de banque : « Nous allons prendre un splendide petit-déjeuner. »

    Le village s’appelle Réalmont, dans le Tarn. Ils s’installent sous les arcades. Le bourg a depuis longtemps pansé les plaies d’un vieux massacre anticathare : tout le monde dans le puits, et hop ! Soleil du matin, pain y café con leche. « J’ai été marié, dit Serpe (très lointain souvenir).

    - Je parie que tu as un enfant, dit Meyer, qui parierait sur n’importe quoi.

    - Un garçon de six ans (mettons que c’est tout ce que vous apprendrez sur le passé d’Henri Serpe) – et ta fille ? »

    Meyer hausse les épaules et rattrape le guéridon en terrasse qui perd l’équilibre. Voilà ce que c’est que de parler d’enfants. «Tes chaussures sont dégueulasses », dit-il à la place. Rachètes-en des neives : il y a un magasin en face.

    - Il n’est pas encore neuf heures.

    Le patron débarrasse les guéridons voisins de leur rosée. Il empoche l’argent des Clodos-de-Frais,leur débarrassant le petit-dèj de sous leur nez – Henri raccroche de justesse un dernier bout de pain de la corbeille, que le gros homme courroucé lève déjà fort haut.

    « C’est bien de voyager quand on est riche, dit Serpe.

    - C’est même la seule façon, renchérit Meyer. Il tire de son veston un portefeuille épais comme un sein.

    « Tu vas balancer ça tout de suite!s’écrie Serpe.

    - Pas question ! »

    Le patron ressort de sa boîte :

    « Qu’est-ce qu’ils veulent encore, ces deux peigne-culs ?

    - Vous avez un peigne ?

    ...Meyer entraîne Serpe à travers la place : « On change tes souliers d’abord…

    - Ça va puer des pieds…

    - Çà…

    Ils reparaissent tous deux chaussés de neuf.

    - C’est la réflexion de la vendeuse qui t’emmerde ?

    - Je t’avais bien dit que ça allait puer.

    - La pureté du clodo, c’est sa crasse !

    - D’où tu sors ça ?

    - D’un catéchisme à moi, dit Meyer.

    Quelques kilomètres plus loin, route d’Albi :

    « À Paris, reprend Meyer, ils ont des cabines où tu peux te laver un quart d’heure, avec serviettes, gants etc. Sortie d’Austerlitz.

    - Austerlitz ?

    - Ben la gare. « 

    Ils quittent la nationale.

    « À quoi penses-tu ? dit Meyer.

    - À ma chèvre.

    - J’ai lu ce matin sur un bout de journal qu’elle s’est fait saccager par un camion.

    - Tu est sûr que c’est elle ?

    - En pleine ville, à deux rues de chez moi ?

    - Pourquoi dis-tu encore « chez poi » ?

     

    *

     

    Ils arrivent à l’hôtel des Trois Bougnats. « Ça sonne bien » dit Meyer. Sur le mur on voit deux queues de billard entrecroisées, avec deux boules. « C’est devenu rarissime » dit Meyer.

    Comme on n’est pas très loin dans la journée, toutes les chambres sont inoccupées. Une boutonneuse de 19 ans, toute en clite, regarde leurs fripes de travers. Meyer veut tirer une liasse de banknotes, Serpe l’arrête d’un geste, et se met à extirper, avec force mimiques, deux billets crasseux de sa poche de pantalon. La pucelle les saisit en reniflant. Ils la suivent, raides dans l’escalier raide. Elle leur donne deux chambres communicantes. Puis elle se retourne dans sa robe verte avec suspicion, et rengloutit ses os dans l’escalier quasi de meunier. Les deux hommes se regardent par l’encadrement. Serpe se passe le dos de la main sur les poils de barbe : « J’ai encore faim. Où est le portefeuille ?

    - Regarde, dit Meyer.

    Il tire de sa pochette le large larfeuille de cuir : « Tu croyais que c’était de l’argent… Ce sont des cartes d’État-Major du Pas-de-Calais.

    - Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ça ?

    Il lui tire les cartes des mains et les balance dans la corbeille d’hôtel.

    « Il ne reste pas d’argent ?

    - Tu pues.

    - Je croyais que c’était toi.

    - Faudra plus descendre à l’hôtel ».

    Serpe, seul, appuie son front à la fenêtre. Il entend Meyer se relever, ouvre la porte communicante : « Et si on rejoignait les hippies ? Paraît que les filles…

    ...ne baisent pas plus qu’ailleurs, répond Meyer à travers la cloison. Ce sont les mêmes qu’avant, qui baisent – mais en faisant plus de bruit qu’avant.

    - On irait sur la Côte !

    - Je déteste la Côte.Toutes les Côtes. Je déteste les hippies. D’abord, y en à plus. C’est dans le journal.

    - Viens, dit Meyer. Descendons manger, il nous reste tout de même 57 francs, on va se faire servir par la branleuse de clite. »

    Pendant le repas, ils sifflent chacun leur litre. Ils se racontent leurs histoires de cul, la fille en vert leur passe les plats du bout du bras en détournant la tête. Elle pue des aisselles, mais finit par s’assoir avec eux au dessert. Ils prennent trois cafés. Dans la chambre 6, elle les lave, les rase, les change, avec de vieux falzars de son défunt père. Au petit matin, elle voulait partir avec eux en emportant la caisse.

    Après leur sperme, les deux compagnons exprimèrent de sérieuses réserves. La fille aux habits verts plaida sa cause, passant outre les mufleries de Serpe qui chantait l’un après l’aure les couplets de Jean-Gilles mon gendre. Serpe finit par se tourner contre le mur ; au boudin instant, il ronflait. Gina (c’était elle) tenta de l’égayer, sans succès : « J’introduirai la variété dans votre ennui ! » dit-elle.

    Un ricanement surgit du matelas :  « T’entends ça Meyer ? Notre ennui ! Henri n’avait ronflé que d’un trou. « Vous n’allez pas me faire le coup de la misogynie ?! » sexe-clama Gina ; il manque une femme, dans votre histoire !

    - Laisse-nous crécher 3 jours là sans payer, proposa Serpe en se retourna. Après, on verra. »

    Gina répondit avec frayeur qu’elle n’était pas la seule à s’occuper des Trois-Bougnats : que si elle accordait la gratuité, so, frère s’en apercevrait ; qu’au vu de leurs têtes, il avait parlé d’avertir la police. « Fais-toi virer », suggéra Meyer.

    - Attends.

    Elle descend au rez-de-chaussée, lui lançant un baiser, mais toise Serpe, allongé, avec défiance. Celui-ci détourne la tête : « Après avoir lu tout Miller ! » l’engueule Meyer. - Quoi, « Miller » ? - ...Celui qui s’envoyait toutes les femmes qu’il croisait ! - Je n’ai pas besoin de bouquins pour me faire une opinion.

    Ils entendent soudain une violente tambourinade à la porte. Meyer pâlit sous sa barbe et se dirige vers le loquet. Un gros homme obstrue toute l’embrasure. Quand il s’avança, le plancher plia. Serpe lui-même sur son lit ramena ses genoux au menton. Mais le colosse ne semble pas furieux. Il repousse la porte dans son dos. Qu’est-ce qu’elle a ma sœur ? Meyer hoche la tête en avalant sa salive.

    Le gros frangin s’est dirigé vers le lit, glisse la main par dessus Henri, la redescendit entre mur et sommier. On entendit un claquement d’interrupteur : le bonhomme a désigné d’un air farce un aérateur qui s’était mis à grésiller : « Ça ne sent pas la rose chez vous ». Il réclama 6000 francs pour sa sœur, plus un pourcentage mensuel. Il écartait les bras d’un air avantageux, de part et d’autre de son bide.

    Serpe se leva, commença placidement à se rhabiller. Meyer fit observer à l’autre que ni Serpe ni lui n’avaient le premier sou nécessaire. « À moins, ajouta-t-il, que nous ne vous supprimions, ne vous dévalisions, et ne ravissions votre sœur ». Serpe siffla admirativement : il avait toujours estimé le beau langage. « Comme ça, d’accord » dit le gros frère. De sa poche, que le ventre comprimait, il tira à grand-peine un revolver, qu’il leur tendit.

    Serpe rigolait. Il manipulati l’arme sous l’œil ahuri de Meyer lorsque le coup partit. L chemise du colosse se déchira, il s’écroula sans un cri. Il n’y eut pas de sang. La sœur survint, « échevelée, livide », se griffa les joues ; pour quitter la pièce, les deux hommes enjambèrent le corps. Au moment où Serpe passait le pied par-dessus la poitrine de l’obèse, l’œil s’ouvrit fixement sur les pantalons neufs du père mort que le fugitif emportait sur lui. Les deux hommes et la femme ne ralentirent qu’au bord d’un canal. Une péniche rouillée mouillait là. Serpe voulut monter à bord, mais un chien se mit à aboyer férocement. « Passons », dit Meyer – « de toute façon, nous n’aurions pas dépassé la première écluse. Puis il faut du mazout, un permis, toutes sortes de paperasses… - ...je sais, interrompit Serpe.

    Tout ttrois marchaient désormais entre le ciel et le rang de peupliers du chemin de halage. Meyer et Serpe serraient très fort les mains de Gina, chacun de leur côté. Ils fixaient la cimes des arbres sans tomber. À la cabane de l’éclusier, ils quittèrent le canal, et par un petut chemin gravillonneux, regagnèrent la route en contrebas. Longtemps ils ont déambulé. Gina parlait, on ne l’écoutait pas.

    Serpe a continué de manifester son hostilité à la gent féminine par d’infimes détails de comportement. Puis avec Meyer se sont échangés d’obscurs propos, phrases ébauchées, caramels d’expressions mal dégluties. Puis une scène violente éclata. Meyer et Gina sont partis de leur côté, « pour fonder une famille ». Serpe a ricané lourdement : c’était une fuite. Mais pour arroser la décision prise, qui valait mariage, Meyer et Gina ont disparu derrière un talus hanté de fourmilières, tandis que lui restait en bas, sans rire, à réfléchir.

    Il finit par compter les fourmis : Meyer ne romprait jamais. Lui-même, Serpe, croyait avoir rompu. Mais plus il y pensait, plus il avait envie de rire. Il n’était pas assez en colère. Les fourmis qui couraient sur ses jambes l’avaient apaisé. Quand il se sentait dans ces états de sérénité, rien au monde n’eût pu le faire accéder aux délices de l’angoisse ou du déchirement. Il regrettait de n’avoir rien à regretter.

    Gina et son compagnon reparurent, époussetant leurs fourmis respectives : ils allaient s’éloigner pour de bon, décision confirmée. Serpe les applaudit : Meyer, grâce à ses diplômes, parviendrait à se refixer, irréversiblement cette fois. Les adieux se scellèrent autour d’une tranche rance de Vache qui Rit – Dieu merci, c’était l’été. Ce bond dans l’absolu serait châtré dès les premiers froids.

    Seconde séparation – mais Henri Serpe s’assurait que celui-là, Michel Meyer, ne cesserait de revenir se faire plaindre ou pardonner, tenter ou se faire tenter. Serpe n’en marcha que plus vigoureusement. Il contempla les nouveaux amants qui s’éloignaient sur le versant d’une colline, au sommet de laquelle trônait quelque carcassonnette locale : close, et dominante. Serpe s’en détourna dans l’allégresse,  « enivré à la coupe des orgies éternelle ».

    La route s’allongeait, frôlée de part et d’autres par les méandres d’un cours d’au ou par le canal sournoisement tangent, se rapprochant, s’éloignant. Il écouta sur la rivière le bruit d’étrave d’une branche immobile, coincée dans le courant. L’air devint lumineux. S’étant assis, il arracha une touffe d’herbes avec ses racines, qu’il se mit à émietter entre ses souliers neufs : l’odeur des pieds menaçait de percer celle du cuir.

    Il n’avait plus pour argent que trois billets, laissés par Meyer avant son départ : la femme avait exigé une plus grosse part pour « Eux-Deux ». Henri marcha, bien contrarié de ne pas savoir exactement où il se trouvait. Il ne pouvait rejoindre le Pas-de-Calais, dont il possédait quelques cartes d’État-Major, que d’ici cinq bonnes semaines de marche.

    Il se demanda pourquoi lui, Henri Serpe, avait repris la route : ce n’était en tout cas ni par curiosité, ni par révolte – mais comment se nourrir, une fois les billets épuisés ? Vol, ou prostitution ? à 47 ans ! d’après l’Américain Miller (qu’il prononçait « Miyé »l’avait), il suffisait de demander : l’argent venait tout seul.

    Il se récitait des passages où Miller extorquait, dans la plus pure gentillesse, maints dollars à ses victimes consentantes. Or la première âme rencontrée fut une paysanne, poussant deux bidons de lait dans une carriole ; comme il portait des souliers neufs, elle lui rendit son salut sous son foulard. Il se proposa pour pousser la carriole, menant une conversation inodore. Parvenus à la ferme, il obtint une mesure de lait qu’il but sur-le-champ.

    Le corps d’Henri, en quartier de lune, l’avait mis à l’abri de toute boulimie – cependant, il sentait que toute faim signifierait immanquablement une diminution de ses facultés intellectuelles : Henri Serpe exigeait de spéculer à vide, c’est-à-dire hélas l’estomac plein – sans compter une tentation grandissante de se confier à toutes ces organisations caritatives, heureusement abstraites et déficientes aussi longtemps qu’il fuirait les agglomérations de quelque importance.

    La deuxième rencontre fut celle d’un paysan mâle ; car la campagne grouille de  paysannes et zans qui, derrière chaque buisson, attendant patiemment le vagabond pour l’accompagner en lui fournissant matière à philosopher. C’était un homme râblé. Il refusa de se laisser porter sa fourche pour de l’argent. Il avait peur d’en recevoir un coup, en mémoire de tous les clochards qu’il avait expulsés de sa grange ou de son pailler. Serpe, se retrouvant seul, revit Meyer en son esprit. Peut-être fallait-il vagabonder en été, s’enfermer l’hiver ? Meyer n’avait rien trouvé de mieux que de se rengluer avec une femme, de refermer la porte ; les femmes étaient décidément de vrais pots de colle, ne fût-ce qu’anatomiquement parlant. Il était libre. Il avait faim. Il pensait, pour l’instant. Il mendia, une fois, six francs dix.

    Il rencontra un groupe de hippies, dont c’était l’époque. C’était la première fois qu’il en voyait de près. Il leur parla un peu, il leur sembla stupide ; d’autre part, il était vieux. Il n’avait pas beaucoup lu, en dehors de Miller, qu’il prononça Mi-yé. L’un de ces hippies l’aurait bien accepté dans le groupe, mais le fait d’ignorer jusqu’au nom d’Artaud le déconsidéra. Ils étaient donc aussi humains que les autres.

    Henri Serpe, hochant la tête, retrouva sa misanthropie. Et il marcha plus loin, mais cette fois, il s’en rendait compte, la nuit tombait. Il dormit dans des roseaux, se réveilla tout courbatu, bouffé aux moustiques, sans avoir vu d’étang. C’est donc la désorganisation qui lui pèse le plus. Il n’ a plus de points de repère, comme une chèvre, ou un enclos. Je ne vais tout de même pas retourner en banlieue !

    ...S’ils étaient 15 ou 20, femmes comprises, ils referaient Cartouche et Mandrin. c’était un grand malheur que l’État n’eût plus toléré le vagabondage. Pourtant, mendier de porte en porte, marcher ensemble – quel délit ? Ce seraient des hommes mûrs, car ceux de vingt ans lui font peur à présent, aussi peur que lorsqu’il en avait autant lui-même. Il prit cela pour de la philosophie. Henri Serpe soupira très fort et longuement. Cela le fit rire. Devait-il encore longtemps marcher vers la Corrèze ? Il fit un peu de stop, tant qu’il n’était pas encore crasseux. À la fin de cette journée, il se sentit aussi plein de découragement que d’espoir. « Assez réfléchi » se dit-il. « Passons aux choses sérieuses. ».

    Il  a chapardé, mendié 7 francs, s’est couché. « Je veux rencontrer des humains, dit-il encore, afin de m’éprouver ».

    Des paysans toujours et encore, occupés aux travaux des champs : les uns hersaient, d’autres gaulaient les noix, d’autres taillaient les vignes à contretemps ou repiquaient le riz. Dans tous les chemins creux, devant tous les porches, une multitude d’hommes et de femmes en chapeaux de paille et bottes, portant sur l’épaule fourche, pelle ou tracteur, se dirigeaient en tous sens l’air affairé.

    Parfois ils se bousculaient, et se disaient « pardon » en patois. « Il ne sera pas inutile », pensa Henri Serpe, de se procurer auprès d’un cultivateur un agréable sentiment de féconde altérité. Après en avoir écarté de la main deux ou trois, il avisa un cul gonflant un pantalon, qui s’abreuvait à quatre pattes de paysan au bord d’une fontaine paysanne. La chose n’était pas habituelle.

    Lorsque l’être se fut relevé, Henri Serpe vit non pas un porc ni un cheval à culotte courte, mais un véritable paysan, qui s’essuyait les moustaches sous son chapeau. « Mon brave... » - commence Henri Serpe à haute voix – mais cette appellation eut sur le terrien l’effet contraire à celui escompté. Crachant par terre et levant le poing, la créature humaine se lança dans un torrent d’imprécations incompréhensibles, qui permit du moins à leur destinataire d’apprécier les sonorités d’un mâle dialecte.

    C’était un homme de 55 ans, vêtu de grosse toile bleue. Il portait des sabots propres assez inattendu, et sa braguette des taches de cambouis. De sa bouche mal rasée s’échappaient les derniers effluves mal rincés d’un repas à l’ail. Henri lui demanda si l’eau était bonne. « On boit pas comme des bêtes, nous aut’. J’avais laissé tomber une pièce d’un franc et une grenouille. V’là la pièce, et pis v’là la grenouille. »

    Elle s’échappa. « Bordel ! » jure l’homme en se remettant à quatre pattes, « La vache ! C’est vot’faute aussi, vous m’devez 6 francs 80. » Henri se fouilla, en tira 4 de sa poche. Le paysan tourna le dos sans remercier, s’enfonçant le chapeau sur la tête. Henri Serpe fut très déçu de ce contact humain. Il remuait ses derniers francs au fond de sa poche. D’autres paysans se présentèrent, mais il les repoussa doucement.

    Il souhaita la nuit. Au village de St-Jean, tous étaient encore aux champs. Ne restait plus que les vieilles et les chiens. Poursuivi par les aboiements de ces derniers, il atteignit le porche de l’église, bâtie en 4832 comme en témoignait la gravure. Il ne fut pas surpris de reconnaître le curé Darguin, surgissant de la nef, toujours aussi rond, toujours joufflu.

    « Ils m’ont viré ! » cria Darguin. « Je viens de recevoir, ajouta-t-il, le denier du culte. Tenez ! Ne comptez pas, ne comptez jamais ! » Henri Serpe sentit la bonne humeur renaître, à palperl les substantielles enveloppes. Or une vache seule passait devant l’église, la corde au cou. « Apparemment », dit le curé, « c’est un don. « Mais dans le fabliau, la vache retourne chez son propriétaire en compagnie de celle du prêtre, qui est sa sœur de lait.

    « Voici désormais votre vache, in nomine patris...- cela ne se peut pas ! qu’en ferais-je ? »

    - Vous parleriez ensemble, avant que de la vendre. Qu’est-il arrivé ? demande Henri. - Mon fils ( Darguin, les yeux au ciel) ces paroissiens-là n’ont à m’offrir que de l’argent – adieu jambons, adieu saucissons ! Adieu, pots de rillons ! Je dois tout acheter.

    Henri propose sa vache. « Adieu, dit le curé, ta traite est longue à faire. - C’est cela même, citoyen curé, ces pis sont bien gonflés.

    Nous nous réjouirons du succès de l’affaire

    Une autre fois.

    Darguin lança de loin une bénédiction, tandis qu’en perspective les cornes tressautaient, des deux côté des hanches. Puis il regagna sa cure : il lui restait de quoi se préparer pour le cinéma. Henri Serpe s’enhardit à enfourcher le ruminant. Il aperçut une ferme au toit brun. Le Paysan l’attendait sur le pas de sa porte, 8 francs à la main. Il riait : Henri comprit que pour la deuxième fois, il ne reverrait plus le curé Darguin. Il rendit contre argent la bête.Il avait failli à sa tâche : un voyage sans fin ni solution. Il fuyait avant tout les humoristes. Palpant dans sa poche le Denier du Culte, il se dirigea vers le village suivant, plein d’appétits nouveaux.

    *

    Serpe avait beaucoup marché. Comme ses hanchez le faisaient souffrir, il s’était taillé un bon bâton. Ses souliers, son odeur et sa barbe lui donnaient à présent une allure extérieure définitive. Irrémédiable. Seule note vive, l’éclat rouge d’un sac à dos dérobé. Malgré une sauvage parcimonie, le ^pécule du curé avait rejoint le souvenir du même.

    Henri n’était plus qu’un ventre creux. Il parvint dans une banlieue, à l’endroit précis prend son trottoir, d’un seul côté. Un soldat assis là, le calot dans les mains, tourna sa tête rasée pour voir venir le vagabond. Il semblait attentif et buté. Sur sa poitrine on lisait Mathias Aigle. En se levant il rectifia le pli de son pantalon, et suivit Henri Serpe comme un épi détaché par le coiurant ?

    Les premières villas, badigeonnées, dressèrent leur plénipotence. Henri se serait bien douché. Il regardait parfois le soldat par dessus son épaule. Soudain le bas-côté se releva derrière son rebord, formant talus ; là s’ouvrait l’arcade en partie maçonnée d’une ancienne champignonnière. Un arbre avait poussé par là-dessus, disjoignant la voûte de pierre. Une femme en surtout de peintre avait installé là son chevalet ; ses fortes hanches blanches garnissaient un pliant de plein-air. La toile représentait sans complexe un homme nu à quatre pattes sous la voûte, avec une racine dans le cul, ramifiée en bourgeonnements monstrueux, vus comme en transparence. Il tentait de se retourner, griffant la mousse . « Original » dit le soldat. La femme se retourna. Les deux hommes contemplaient la toile, épaule contre épaule. « Je m’appelle Hedna ». Les compagnons semblaient cette fois s’étreindre sous le coup de la peur:Henri Serpe ayant en effet tout replié son corps, sa fente buccale disparaissait de profil entre le menton et son nez.

    Le soldat exhibait une rondeur ahurie. Il roulait des yeux. Hedna posa les mains sur ses propres fémurs écartés. Puis elle rangea son matériel avec application : pinceaux, chiffons et tubes. Quand il ne resta plus que la toile et le chevalet : « Rendez-vous utiles dit-elle : transportez-moi ça chez moi ». Le soldat se chargea de tout. Henri flairait le bon coup. Il se fit appeler « Paul Charge ».

    « Vous êtes en permission ?

    - Oui, mais sans personne à voir. Je ne veux pas non plus retourner à la caserne.

    - J’ai des habits civils, proposa Hedna en tournant la clef dans la serrure.

    Une avalanche d’aboiements survoltés se déclencha à l’intérieur. « Ici ! Frélis ! » Du haut des marches une voix d’homme rappelait trois énormes clebs. Mathias laissa échapper le chevalet, qui s’effondra sur une échine hurlante et canine. « J’en ai sept ! » cria Hedna. « Plus un mari ! » Ce dernier descendit en renfort :

    - Mathias Aigle, dit « Paul Charge ».

    - Henri Serpe.

    - … (aboiements forcenés)

    Hedna haussa le sourcil. Tons montèrent l’escalier intérieur, chiens hurlants compris.

    - Stamboul ! Munich ! Vos gueules !

    Henri aperçut en montant, coincé dans la poche arrière de Mathias, un portefeuille qui lui sembla confortable pour un appelé. Sur le palier du haut, l’odeur canine devint irrespirable. Hedna montra sur sa droite une pièce jonchée de paille et d’ossements : « Pour nous, c’est à gauche ». Un capharnaüm de toiles peintes et de bibelots croulait sur et sous les tables. Ici, la thérébentine venait presque à bout des puanteurs. Hedna ouvrit une fenêtre ; le mari, « Norbert ! », assujettit un chevalet entre les livres çà et là sur le sol.

     

    X

     

    Ils vécurent ainsi vingt jours ensemble. Mathias et Serpe dormaient sur un bat-flanc très large, séparés par un traversin en longueur auquel le soldat tenait beaucoup. Le repas se prenait sans manières autour de longs tréteaux grossièrement débarrassés de leurs tubes, flacons et palettes. La chambre de Norbert, au fond du palier, demeurait verrouillés : les chiens n’y avaient pas accès.

    Norbert était dessinateur industriel. On entrevoyait parfois un plan inclinable, une « girafe », tout une matériel méticuleusement rangé. C’était le mari qui subvenait aux besoins du ménage ; ses commanditaires n’étaient reçus que dans ce bureau, qui possédait aussi une entrée indépendante, en haut d’un escalier externe. Norbert appelait son atelier « le Sépulcre ». C’est ainsi que vivaient l’homme et la femme, côte à côte. Simplement, Norbert estimait logique de pouvoir perturber le monde d’Hedna, conçu, lui, pour être perturbé. Quant au soldat Paul ou Mathias, il avait acquis au suprême degré, à moins que ce ne fut un don, l’art sacré de ne rien faire. Se gratter méthodiquement le crâne, os par os, pouvait lui prendre dix à vingt-cinq minutes. Après quoi il se curait les ongles ou les dents, l’un n’excluant pas l’autre.

    Hedna se lassa un jour de voir Norbert se vautrer sur tous les amas de coussins baptisés « sofas ». « Je n’ai toujours pas de vêtements civils » grommela le soldat. - Tiens c’est vrai, j’avais oublié ». Elle lui avait jeté un vieux pantalon et une veste de défricheur. « Des godasses ?... » La Péri, corniaude de forte taille, lui apporta dans la gueule une paire de grolles acceptables en agitant la queue. « C’est ta pointure » dit Hedna.

    « Tu me feras le plaisir de sortir régulièrement cette racaille ». Les chiens dégringolèrent de leurs perchoirs respectifs pour lécher les mains de Mathias. Il les promena, parvenu très loin de sa caserne d’origine. Son pantalon était si vaste que de dos, on aurait cru qu’il avait chié. Dans la rue, les chiens, bondissant et clabaudant, flairaient les caniveaux, les mollets des passants, puis revenaient se frotter contre lui.

    Les flics reconnurent les bestiaux d’Hedna. Ils saluèrent Mathias comme un ami de la maison. De ce jour Mathias se montra d’humeur plus égale. Quand il nourrissait les bêtes, l’étage résonnait du happement des crocs. Henri Serpe de son côté refusa de servir de modèle à l’artiste : « Des tableaux de pédé ! pour qu’on me reconnaisse ! » Hedna éclatait de rire : « Ça vous sortirait de l’incognito !

    - Détrompez-vous madame, répondait Serpe avec cérémonie. Je n’ai pas toujours été dans l’ombre.

    - Vous êtes donc aussi, à votre manière, un déserteur… Ce que j’aimerais, ce serait votre opinion sur mes toiles ; sur leur valeur technique, évidemment, puisque les sujets vous défrisent : formes, couleurs, dessins, contrastes... » Serpe se récusa. Hedna poursuivait, en agitant ses boucles : « Justement ! Il me faut une appréciation pure de tous préjugé. Tenez – le tirant par la manche – celle-ci, très vite, sans réfléchir ? » - son mètre soixante, sa silhouette de sculptrice, n’en imposaient qu’à son Norbert de mari, qui avait pris le pli de l’ignorer le plus possible. Elle considérait avec inquiétude Henri Serpe qui tournait et retournait la toile devant la fenêtre.

    Elle n’avait presque jamais vendu, à l’exception de trois ou quatre fantaisies érotiques enlevées par les pédales haut de gamme de la capitale. « Eh bien ? » Henri Serpe reposa charitablement le tableau de chant sur le parquet. Il n’avait vu de tableaux que sur les illustrations du Petit Larousse. L’excommunication de Robert le Pieux. « Quand on a vu un tableau, on les a tous vus ». « Qu’en pensez-vous ? »

    Henri Serpe n’en pensait rien. Cerff sodomisé pzr une locomotive. « Alors là non c’est dégueulasse ». Les yeux d’Hedna s’affolèrent. « Je n’y connais rien » - se reprenant - « mais tout le monde aura envie de regarder ». Hedna qui se ressaisit. « Vous voulez gagner de l’oseille ? ...Organisez un enlèvement… - ...vous allez nous aider ? » Ils restent face à face. Norbert sort de son studio, figé, la main sur la poignée de porte, la bouche ouverte. Henri Serpe promet son concours, Norbert achève d’entrer, Hedna replace le Cerff sur les autres, contre le mur. La discussion se poursuit à trois, une volée d’aboiements éclate dans l’escalier.

    La porte du bas claqua violemment : Mathias revenait de promenade à chiens, Mathias ferait partie du complot. Ils ont tous préparé l’enlèvement pendant trois semaines. Plusieurs projets furent confrontés. Mathias approuvait tout, à la file, les coudes sur la table, ne levant l’un ou l’autre que pour siffler un litre de 11°5. Il fut prévu d’aménager une petite pièce sans fenêtre, pour une fille d’industriel, « n’importe quelle fille n’importe quel industriel » répète Mathias ; Henri prendrait une autre chambre.

    Celle-ci avait un lit, un lavabo, de la lumière. Henri cessa d’assister aux conférences, Hedna relégua ses tableaux, Norbert négligea ses commandes et Mathias ses chiens. Henri s’allongea dans le lit désert de la fille, refuge en sursis, mais il lui fut tenu rigueur de sa réclusion, et les repas s’en ressentirent : une maussaderie générale. Un jour qu’Hedna l’accablait de reproches, il l’interrompit pour demander 400F ; interloquée, elle les lui allongea. Serpe acheta une flûte à bec et travailla sa tablature ; le si bémol déclencha invariablement un hourvari de jappements dans la remise puante où les chiens se morfondaient, désormais, nuit et jour.

    Et pas moyen de jouer en sourdine. Avec une flûte à bec. Mathias dans la chambre voisine se réveillait en jurant et tapait du poing dans le mur. Henri Serpe s’arrêtait de jouer mais continuait à penser. À présent qu’il s’était habitué au confort, nourri, logé, son ancien séjour sur le Terrain Vague lui semble bien misérable. Il avait pourtant tenu deux ans. Deux ans de boue et de poussière de saison, en compagnie le samedi des clients de la Boîte Nikkei, dont le nouveau propriétaire avait flegmatiquement conservé l’enseigne. Il regrettait sa chèvre, et jusqu’à son odeur qu’il retrouvait intacte en lui trayant le pis. Jadis il en avait élevé dans le Queyras, où il s’était construit un abri de poutres et de pierres. Il avait aussi (quel passé!) conduit des camionnettes d’endives Tourcoing-Napoli, avec plein de citrons pour le retour ; un jour deux tonnes avaient pourri sous le soleil : plage de la Giovanna, presso a Sorrente. Viré.

    Trois mois dans un refuge éphémère à Salerne (Casa dei Vagabondi) Serpe s’était converti camariere (garçon de café) au noir dans la région de Bénévent ; de temps en temps, affublé d’une casquette, il remplaçait un certain Beppo à la porte du Valera. Nostalgie du roulage de tables à trois pieds sur la terrasse, aux premiers rayons piquants du soleil. Il jargonnait plus ou moins le dialecte… Quant à la fille à enlever, brusque retour à la réalité présente, elle n’avait que neuf ans. Il s’agissait de la kidnapper à la sotie des classes, ou plutôt – à la correspondance de tramway.

    On la transporterait dans la chambre sans fenêtre, par l’escalier montant directement du garage. Ça ne marchera jamais pense Henri, de toute façon, je serai loin. Il pensa au petit garçon qu’il avait eu en Italie : Italo, justement. Il aurait cinq ans. Il avait fallu se marier, faire transmettre les documents par le consulat. Il avait pris en gérance, avec son épouse, une petite boîte de plage, à Termoli.

    Mais peu après l’accouchement, Francesca s’était mise à boire, ^pour entraîner la clientèle disait-elle. Tu sais bien que je ne finis jamais les verres ! Elle les remplissait souvent. Serpe avait bu à son tour. Quelques ivrogneries, des querelles avec la police, Il Superbo avait dû fermer huit jours. Henri s’était enfui, là-bas en Italie, bourré comme un bénédictin, on l’avait retrouvé entre les poubelles de Chieti.

    L’argent de reste avait permis de le rapatrier. C’est à la suite de ce bref épisode conjugal qu’Henri Serpe, après un dernier séjour en détention, avait convaincu un leveur du Queyras de lui confier ses chèvres. À ce moment,des coups violents ébranlèrent la cloison. Presque aussitôt surgissait Mathias : « Tu sais l’heure qu’il est, feignasse?!

    «  …Trois heures, qu’on a passé à discuter, pendant que Monsieur nous casse les couilles avec sa flûte !

    « ...On pourrait roupiller, maintenant ? » Henri Serpe replaça posément l’instrument dans son étui, après l’avoir consciencieusement écouvillonné. Les chiens lancèrent un dernier jappement, puis se turent. Mathias avait rageusement éteint la lumière. Henri s’allongea dans l’obscurité. Bien sûr, il repartirait. Pour la première fois cependant, il n’éprouvait aucune exaltation.

    Son encoconnement prolongé lui avait révélé une lassitude, une fragilité extrêmes. La faille s’était rouverte ; il en avait une prescience obscure. Cette enfant qu’on enlèverait, ce serait lui. S’évader… Plus tard, se souvenant à tout jamais de sa séquestration, la fille vagabonderait sans trêve. Poour lui, Henri Serpe, la cavale avait commencé juste après sa naissance.

    Il se remettait à penser. Celui qui attend la quarantaine pour réfléchir est en danger de mort. Mais il ne voulait plus errer le long des routes, ni tomber d’épuisement dans le fossé, nourri de touffes d’herbes, puant, morveux. La piètre nature du clochardisme se dressait au bout de ses semelles comme un vieux spectre haillonneux.

    Norbert s’était procuré un revolver, Hedna un ouvrage de psychologie de l’enfant. Elle peignit en deux jours un Henri Serpe à la croisée des chemins. « Vous nous quittez ? avait-elle lancé, je vais vous peindre ! » Sur une toile, en gris et bleu, Hedna représenta, debout comme un cylindre, Henri Serpe en costume de ville, un bouquet à la main. De chaque pied partait un chemin. Le tout léché, du sommet du melon à la pointe des souliers. Seul celui de droite laissait percer trois orteils turgescents ; le lacet traînait sur le sol comme un serpent gorgé de suc. Hedna signa juste au bas de ce pied. Henri ne pourrait jamais emporter ce format (23 sur 1m20). De toute façon il était immortel, désormais.

    Mathias n’avait presque pas réagi : jamais Henri ne s’était proposé pour le relayer dans ses fonctions canines, et le déserteur lui en gardait rancune. Cependant approchait la date fatidique. Serpe ne voulait dénoncer personne, bien que la prise d’otage, qu’il avait pourtant suggérée, suscitât en lui une profonde répugnance. Il voulait fuir. Il accepterait seulement quatre billets supplémentaires, à titre de chantage, avant de reprendre la route.

    Pris de faim, il se rendit à la cuisine où il dévora, en pleine nuit, une cuisse de poulet à la mayonnaise. «Je mange, pensait-il, je demande de l’argent. Mais je veux rester honnête. Or, le seul moyen de subsister. La première amoureuse venue me comprendrait. » Il rassembla dans un sac à dos les chaussettes et les slips dont Norbert ne voulait plus. Un savon neuf.

    En passant devant la porte, il buta sur une chienne qui se mit à gueuler. Mathias frappa du poing contre le mur, celui des chiens, puis se rendormit. Serpe renonça aux billets supplémentaires, à titre de chantage, sortit dans la rue et gagna les champs. Il vagabonderait quatre ou cinq jours, pour bien se remémorer l’inconfort et se fortifier dans ses résolutions. Puis il chercherait à revoir Meyer, Gina, l’abbé Darguin.

     

    X

     

    Ce fut Gina qui vint lui ouvrir. Il ne souvenait pas qu’elle fût si petite. Elle maintenait la porte entrebâillée par une chaîne. De sa voix la plus aigre elle balança vers l’intérieur : « Henri Serpe ! »

    - Miller ?

    - Serpe !

    - Fais entrer ! »

    La porte devait se refermer pour se rouvrir, et déjà il tournait le dos.

    « Tu te décides ? »

    Meyer sortait des toilettes en se rebraguettant. Comme son ami survenait ainsi, épuisé par le jeûne et la forte pente, il fut en premier lieu nourri. Le couple l’observait, tous deux muets, debout, sans fard ni coup de peigne. Serpe mangeait en observant : Meyer était devenu glabre, sa mâchoire semblait aligner une série de boules totalement dépourvues d’harmonie ; il avait reconstitué, avec une autre, son ménage de la « Rue des Acacias. Demeurait pourtant un espoir, puisque nul moutard ne s’annonçait.

    Meyer-le-Glabre intercepta le regard de son ami sur le ventre de sa femelle, ex-fille d’auberge : « Tu ne seras pas déçu ». Serpe répondit « Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ». Ses yeux repassèrent sur ses hôtes contraints : les deux en robe de chambre, avec des yeux de mauvaise nuit, sous le lustre pendant. Il demanda où était la fenêtre, s’y dirigea en s’essuyant la bouche : cela donnait sur le vide, au-dessus de (telle) vallée. « Nous sommes bâtis sur roc, expliqua Meyer ; nous avons même une deuxième fenêtre » - sans blague… Celle-ci donnait sur un ravin moins creux, et la succession des rampes d’accès, que l’arrivant matinal reconnaissait aussi, conservait ces calades serrées debout de petits galets. « Je me suis percé la semelle sur votre foutu chemin. Où est ma chambre ? 

    - Par ici, grinça la femme.

    - Je me laisserai repousser ma barbe, grommela le Meyer.

    - Le parfait amour, siffla Gina. Revenue debout dans la grand-salle, elle inclinait sa tête de fouine sur un bol de thé aigre, qu’elle remporta avec elle. « Tu dois faire ton trou mon vieux », conseillait Meyer en accompagnant son hôte, qui se sentait gagné par un improbable ravissement ; de cet homme et de cette femme semblait émaner une honte somme toute réconfortante. Il poussa même jusqu’à la confiance, la cinquantaine reprenant volontiers la vie au point d’incertitude où l’a laissée l’adolescence. Il était passé de l’une à l’autre, sans transition.