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Les Quêteurs de beauté

 

COLLIGNON

LES QUÊTEURS DE BEAUTÉ

 

LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 3

 

ARENKA 6

 

LE TEST 21

 

VENTADOUR 7 P. 39

 

 

LE CHEMIN DES PARFAITS 7 P. 44

 

 

LE BUCHER D ELISSA 12 P.

 

 

LES QUETEURS DE BEAUTE 13 P.

 

 

LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 4 P

 

 

MACCHABEE 17 P.

 

 

LÉGITIME DÉFENSE

 

 

 

 

 

 

 

 

L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 3

 

 

 

 

"Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne me surprend pas. Ainsi -

penchez-vous un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un jeune homme espagnol.

- N'avez-vous pas appelé la police ?

- Que pouvions-nous faire ? "

 

...Tanger en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de ronds-points,

baptisés et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le rattachement

de la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer et Tolstoi,

au centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par un trou du mur d'enceinte.

Dès l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons de verre.

 

- Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre. Ou en face, je ne sais

plus.

 

Le jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec trois

camarades. La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire est différente. Deux

autres, puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les lampes brillent. Les

plaisanteries tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on tourne ses

bons mots en dérision.

C'est un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a de grands yeux

et les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs, l'entraînent par la brèche

avec des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.

 

"...et il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "

On lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire en avant, il lance des

ruades dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé ses jambes,

il a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont d'indignes sanglots, des supplications - les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.

 

"...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " - le pauvre jésus ! comme il était mignon ! " ¡ Madre ! ¡ Madre ! La mère ne vient pas. Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent les présé‚ances :

à qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent l'étroitesse, d'autres le confortable,

le jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce n'est plus drôle.

Il n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une seule immense

sensation confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à qui jamais plus il ne se

confiera surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent encore à

poncho,Sabatier,Turc

l'instant ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante coulée dans son

corps.

 

"Vous avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur cinq étages, sans

intervenir ? À vous rincer l'œil ?

"Viens voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant

"Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta police ? Tu

t'imagine qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"

 

"...Chaque seconde durait des siècles... »

 

"...On voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent tous, va ! Tu penses bien qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.

 

...Je jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...

"...On serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne s'était pas fait

enculer! "

 

Ils me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre, s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois que les Chardit nous invitent (...)

 

...Pedro Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus loin possible, avec

tout un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée - bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles étaient femmes...

 

ARÈNKA 6

 

 

 

 

Pour les enfants qui lisent,

 

espèce en voie de disparition...

 

ARÈNKA 7

 

 

 

 

Pourquoi chercher dans les rénèbres ?

Je suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,

Resplendissant chercheur drapé d'obscur,

Alambic cérébral des céréales d'or.

Pour moi, prends ce balai de caisse claire

Et conduis-le au sein du tambour,

Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.

Un rien suffit à Dieu : tout s'effondre,

Et le seul fait d'être regardé (...)

 

 

 

 

 

 

ARÈNKA 8

 

 

 

 

Il était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des voitures.

Il n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres : on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.

Pourtant, la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas au-dessous des nuages.

Comme il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes sortes de merdicaments.

Bien sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de très vilaines taches en surface.

Ils eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des pyramides et l'Océan.

Ils avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause

 

 

 

ARÈNKA 9

 

 

 

 

du tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.

Ils fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.

L'homme ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou "maîtresse".

Tous les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la mouvoir.

C'était comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu, chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui savaient même se réparer toutes seules.

Elles savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ; à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à purifier l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans, personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste, mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite, pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.

Tellement ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide, qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes, pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire, commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef, je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.

- Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.

- Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.

- Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.

- Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant les bras.

- Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un deuxième conseiller.

- Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir. Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.

- Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une fusée.

- Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux quatre coins de la galaxie.

- Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !

ARÈNKA 11

 

 

 

 

Fézir foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire mûrir les fruits artificiels.

Vous voyez, tout était très bien organisé.

Les marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.

Sur chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient emporté.

Il y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui pesait toujours, et même de plus en plus.

Le chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour, Zirfé dit à Fézir :

"Avez-vous remarqué cet enfant ?

- Ce quoi ? dit Fézir.

- Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...

Zirfé avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.

Fézir appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.

"Je suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.

- C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete. Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se prépare...

- Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...

- C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.

Zirfé obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps, le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda, Gonzalès et Varaké.

"Ces marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes, mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.

"Envoyons donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous, général Albotchi !

Le général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon réglementaire.

Le départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas rompu.

Les soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni armures, mais une espèce de couverture électrique invisible, appelée "champ magnétique". Par une opération de leur volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ou bien se mettaient à leur obéir. On voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.

Arènka, au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.

Quand les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre chez eux.

Les habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats, les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de feuilles de platine, plus précieux que l'or.

Les gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute façon, tout les amusait.

C'est ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :

"Les enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?

- Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une aure planète.

- Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir, et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.

- C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.

Le fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ; pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou bien "cra-cra-crac".

Bref, un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur prendre leurs secrets de vie.

- Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout ce qui était "chef" ou "en chef". Les expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes : les plus proches étaient les plus drôles !

"Après tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires nous aussi'.

Cette phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un malpropre.

L'ont partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux se déplaçant très vite dans leur ciel.

Bien entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.

Les Arèenkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de loins étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se peignaient en vert totu le côté gauche, "afin" disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour écrire.

Les Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans, fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre. On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes, lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.

Ces deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef, car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle pensa vite à autre chose.

Il fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges ! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres. D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de théories nouvelles.

Tout cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les morts et leur faisaient des prières, ou ARÈNKA 16

 

 

 

 

les Italophobes, qui ne croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :

"Nous avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au chômage.

Le fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien, et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient parfaitement heureux.

"C'est parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait. Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.

"Il nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle, une sorte de super-religion.

- On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.

Fézir le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.

Le chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles qu'on connaîtrait.

Bien entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient des vaisseaux sans gains.

...Mais à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait complètement idiote.

"Ils n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un trou de balle !"

ARÈNKA 17

 

 

 

 

- Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents, et les privaient de dessert.

- Mais si ! Messie ! répondaient-ils.

- N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !

On avait laissé trois prêtres par pyramide.

À quoi les enfants moins bornés répliquaient :

"C'est un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !

- Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !

Sic factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait". Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel, et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait, mais sans consommer de kérosène.

Les prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.

Sur l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux frais de l'État. Quand enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à trois dieux, etc.

"Nom de Dieu ! s'écria le chef. Qu'on me balance tous ces prêtres en prison. Ils sont encore plus incapables que les professeurs ! ceux-là, grommela Fézir, ce n'est même pas la peine de les envoyer en expédition. Envoyons le Grand-Prêtre-En-Personne !

- Moi je veux bien, dit Zirfé, qui décidément se prenait de plus en plus pour le Premier Ministre ; mais si on enlève le Grand-Prêtre-En-Personne, il ne pourra plus émettre les ondes antigravitationnelles a-x 24 wc² 44 bis et demi, et les pyramides se casseront la...

- Et alors ! beugla le Chef en tapant du poing sur sa table transparente (mais il la croyait plus haute, si bien que son poing descendit plus bas, et qu'il se contusionna une couille) – comment faisait-on au début ? On va ramer ! Ressortez les vieux avirons du LXXXIIIe siècle !

ARÈNKA 18

 

 

 

 

- Le courroux vous égare, ô Votre Cheftainerie.

- Possible, mais ça m'occupe.

- Nous pouvons utiliser les échasses flottantes du LXXXVIe siècle, ce sera tout de même plus moderne, et nous n'aurons plus besoin de ramer.

- Raison tu as, dit Fézir. Et convoque-moi le Grand-Prêtre-En-Personne.

Le Grand-Prêtre etc. fit son entrée en titubant. Ce n'était pas un mauvais homme, simplement la religion lui était un peu montée à la tête : il se grattait toujours le nez en commençant par la gauche. Quand il apprit sa mission, il sauta de joie, et la pyramide fit une $

embardée :

"Je vais partir en voyage ! Je vais partir en voyage !

Fézir et Zirfé se regardèrent en haussant les sourcils. Mais le Grand-Prêtre reprit une allure sérieuse.Il écouta le détail de sa mission avec une grande concentration.

- Ce sera facile, dit-il. Jai le pouvoir de me transporter en plusieurs endroits à la fois."

Il fit mieux : il rencontra personnellement les dieux de chaque religion connue, s'assit à leur table et discuta avec eux, pour connaître leurs intentions sur le monde. Il s'éleva jusqu'aux profondeurs insoupçonnées du ciel. Il se tint même au point d'où l'on aperçoit l'univers tout entier, comme une lointaine spirale.

En même temps, il continuait à diriger, sur Arènka, toute la vie religieuse, et devenait de loin presque aussi important que le Chef en Chef. Et pendant ce temps les enfants se battaient dans la rue, pour rire. Ils écoutaient la télévision en direct de Dieu-le-Père. Ils étaient heureux comme des séchoirs à cheveux. Pourquoi les séchoirs à cheveux ne seraient-ils pas heureux ?

Un jour le Grand-Prêtre etc. se dégonfla et reprit dimensions humaines. Il se grattait le nez, à présent, des deux côtés à la foi(s), avec et sans "s". À toutes les questions sur son voyage spirituel, il ne répondait que par un haussement d'épaules très fatigué, très majestueux. Le Chef en Chef conlut que le Grand-Prêtre connaissait un secret tellement grave que ce devait être là, précisément, le vrai Secret.

On cessa de l'interroger. On organisa des sessions de méditation collective : chacun sur Arènka se concentrait à la même heure , le mieux possible. Le résultat fut que des pyramides se heurtèrent, d'où un grand nombre de blessés.

...Fézir et Zirfé, longtemps plus tard, se promenaient ensemble, les mains dans le dos, tête basse.

"Qu'allons-nous faire ? se disaient-ils. Pourtant nous sommes riches, et, mieux encore, nous savons tout.

À ce moment ils passaient près d'un enfant, dont on ne pouvait savoir si c'était un garçon ou une fille. L'enfant traçait dans le sale un cercle avec un bâton, puis un carré autour du cercle, puis un triangle autour du carré, puis un ovale autour du triangle qui était autour du carré qui était aurout du cercle (c'était un très gros tas de sable).

Les deux adultes reçuren un choc électrique dans le cerveau.

"Où as-tu appris ces signes ? demanda le chef.

- À votre école.

- Je veux dire, cette façon de les imbriquer l'un dans l'autre ?

- J'ai trouvé tout seul. Beaucoup d'autres enfants l'ont trouvée aussi, et nous jouons ensemble à celui qui aura trouvé le plus grand nombre de dessins possible.

- Regardez, Chef" disait Zirfé, le bouffon : "le triangle de Dieu, les points cardinaux, le cercle du Serpent qui se mord la queue..."

Ils se turent. Au lieu d'admirer, ils devinrent jaloux, et le chef regretta que les prisons fussent abolies sur Arènka : il y aurait fait jeter l'enfant, garçon ou fille, pour insolence. Mais celui-ci ou celle-ci continuait à tracer des signes dans le sable artificiel : cela formait à présent comme un labyrinthe, et malgré soi l'on était forcé à le suivre des yeux.

On ne pensait plus à rien, mais on se sentait merveilleusement calme et intelligent.

"Nous connaissons cela, dit Fézir. Ces dessins s'appellent des mandalas. Nous les utilisons pour méditer : il faut suivre un par un tous les détours du labyrinthe avec les yeux. Quand on arrive au centre du mandala, l'esprit du Dieu descend en vous. Cet enfant n'a rien inventé.

Cependant le fou du chef avait réussi à parcourir des yeux le mandala à toute vitesse. Il se sentit très fort et très intelligent. Il pensa qu'il ferait lui-même un excellent Chef en Chef. Il foutit son poing sur la gueule de celui qui se trouvait précisément à côté de lui, et après quelques manifestations de tunnels (il n'y a pas de rues sur Arènka) devint chef lui aussi.

L'enfant devint son premier ministre, ce qui fit beaucoup rire. Les lois qu'ils faisaient tous les deux n'étaient pas si mauvaises. Ainsi, les horaires d'école ne furent plus obligatoires, mais comme ARÈNKA 20

 

 

 

 

les élèves avaient davantage envie de travailler, ils apprirent davantage. On fit en sorte que tout pût fonctionner sans chef ni sous-chef.

Tout le monde était heureux, grâce aux enfants, qui avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient, et qui pourtant ne commettaient pas trop de bêtises, puisque ce n'était pas interdit. Et puis un jour on s'aperçut que tout le monde, hommes et femmes, commençaient d'avoir les cheveux bouclés ; puis ils se voûtaient ; puis ils prenaient une voix de mouton !

Bientôt ils ne savaient plus dire que "bêêê" et marchaient à quatre pattes, ce qui n'est pas commode pour tenir un cornet de glace. Mais les nouveaux moutons n'aimaoent pas l'herbe artificielle. Les enfants qui n'avaient pas été transformés en moutons heureux s'aperçurent que quelque chose s'était déréglé.

"Bon, dit l'enfant, plus personne ne s'ennuie, mais tout le monde est devenu bête. Inventons autre chose". Il réfléchit beaucoup avec l'ancien fou du Chef, et ils imaginèrent de remettre en route les pyramides, l'une derrière l'autre, pour quitter la planète et son grand océan de mercure, et visiter toutes les autres, qui avaient déjà reçu les marchands, les militaires, les ethnologues et même le Grand-Prêtre, avec des majuscules, à présent Grand-Bélier au Parc 33.

Décidement, les Arenkadis les avaient bien fait rire, tous ces habitants d'ailleurs.

Le voyage durerait très longtemps, puisqu'on connaissait déjà trois cent quarante-six planètes et qu'on en avait découvert cinq cent soixante-huit autres, soit 914 en tout ! Que de fêtes, que de réceptions, que de soirées théâtrales en perspective !

La planète de mercure, Arènka, resta toute seule. C'est là qu'on va maintenant s'approvisionner pour les thermomètres médicaux du monde entier, et les fusées pour Arèenka ont une forme de thermomètre pour mieux glisser entre les planètes. Les enfants et les adultes d'Arènka visitent tout le monde.

Quand ils ont fini, ils recommencent leur tour. Il n'y a plus de moutons. On les a mangés. Quand les pyramides volantes descendent l'une après l'autre, on dirait une écharpe qui se pose doucement sur le sol. On mange ce qu'il y a sur l'autre planète, on donne en échange tout ce qu'on a rapporté des longs voyages d'esploration.

Regardez bien dans le ciel : on dit que les habitants d'Arènka viendront bientôt sur la terre.

Le rideau est levé.

Il règne la tension d'une assistance profondément avertie.

Le spectateur n'est-il pas cet homme assis sur scène à son bureau de fer ? dans un carré de lumière. Il a cinquante ans, le front austère et rogue.

Les placeuses introduisent le dernier acteur. Des égards lui sont témoignés, puis elles remontent, de part et d'autre, vers les portes dont elles font soudain claquer les verrous. La lumière s'éteint dans la salle.

L'homme sur scène a baissé les yeux, tiré puis repoussé le grand tiroir central, prend un dossier. Face à lui l'accessoiriste dispose un fauteuil gris, avachi sur ses tubes.

Sort l'accessoiriste.

Entre côté cour un secrétaire apportant par le dos une chaise à pieds clairs, pinçant lui-même des lèvres trois feuillets, écartant à bout debras son stylo ouvert : son nom parcourt la salle. Il est très grand, voûté, coiffé court et le front bas. Ses lèvres sont serrées sous les moustaches. Il a un rictus.

Il ne porte pas de cravate. Mais un chandail gris fer, douteux.

Il s'est assis près d'un haut fichier à glissière, a posé sa liasse sur les genoux, remplit un imprimé à petits coups.

 

X

X X

 

Le président sort un cigare du gros tiroir latéral, puis se tourne vers les coulisses.

Bredouillis provenu des coulisses :

"Vous attendiez ? Qu'est-ce que vous attendiez ? Qui vous a dit d'attendre ?

Le président range son cigare. Le tiroir se referme avec un bruit mou. Le bredouillis se fait chaotique.

" Pas du tout Monsieur, pas du tout ! "FRAPPEZ, PUIS ENTREZ". C'est écrit sur l'écriteau.

Bruit de battant côté cour. Un homme entre de dos, titubant, les genoux lâches. Le public

LE TEST 22

 

 

 

 

rit à contreremps. L'inconnu se tourne, les rires cessent. "Nous allons voir" soupire une riche femme. Les murmures s'éteignent. L'homme s'assoit de trois-quart arrière. On le voit mal. Le fauteuil étant éloigné du bureau, il s'appuie des coudes sur les cuisses.

"Mettez-vous à l 'aise. Un verre d'eau ?

- Non merci.

- Nous connaissons votre dossier. Nous vous épargnons "identité, âge, profession"...

Le fonctionnaire balaie le bureau de ses mains ouvertes, tripote un tampon.

"Supposons que vous ayez là – il désigne un écran – une forêt".

Apparition à l'écran d'arbres secs, parallèles, charbonneux.

"Forêt", répète le secrétaire. Sa voix est nasillarde.

L'individu s'exclame imprudemment que ce n'est pas là une forêt, mais plutôt des rangs d'oignons, un plant de tulipe... "Un dessin d'enfant !"

Le président sourit, dédaigneux. "Une forêt, ça respire, ça prolifère..."

Sur l'écran, tout se passe comme il a dit : une explosion d'émeraude imprégné de soleil, zébré de rameaux torses, jusqu'aux bords de l'écran.

- Et avant la forêt ?

L'homme se tasse :

"J'avance. Un champ labouré monte vers l'horizon. Je marche dans la terre. Au bout, c'est la forêt. J'entends déjà son grondement. Je me hâte.

" C'est une palissade de troncs blancs serrés...

- "Blancs" ?

Le greffier lève la tête :

- Pourquoi ?

Il replonge dans son dossier.

- Poursuivez, dit le Président.

- "...comme des incisives. Je crois pouvoir franchir – à ce moment, des buissons me barrent l'accès – de hautes ronces, en barricade d'un tronc à l'autre."

Un spectateur se lève. Il tient son registre au creux du bras :

"Je voudrais savoir si Monsieur possède une vue d'ensemble de cette forêt. S'il ne peut pas

LE TEST 23

 

 

 

 

voir, de très haut...

- Rien dit l'homme, je suis au ras du sol.

- A-t-elle des limites ? demande le président.

- Ma forêt ne finit pas. Je ne conçois pas, je n'imagine pas ses limites. La Forêt m'est donnée.

" J'entre."

Le président s'impatiente.

- C'est très touffu. Les ttoncs se battent dans le vent./

- Tout à fait normal. La forêt est un lieu sombre; illimité. C'est ainsi qu'elle nous apparaissait.

Ou bien, dit l'homme, je me redresse le buste d'un seul coup, je me jette les bras tendus, j'ai peur des ronces, qui me griffent, je coupe des lianes, du bois mort coupe mes pieds. J'écarte les coudes, j'étreins les épines.

L'écran le montre qui perd l'équilibre, reçoit des balafres, un animal passe au premier plan, le public rit.

Le greffier tend un verre d'eau, l'homme boit puis se renverse sur son fauteuil. Il se cramponne. Reprend une gorgée puis rend le verre. "Entrer en forêt" dit-il. "Entrer en religion".

Le président ne répond pas, se tient près de lui, lui prend le pouls. Le patient ajoute :

"J'ai fanchi le talus. J'entends la forêt qui se referme. Je vais mieux.

Le juge passe dans son dos, pose le verre, se rassoit.

- Je débouche dans un sous-bois. Les arbres sont mal disposés. Des fourrés vont encore à hauteur d'homme d'un tronc à l'autre. Des viornes bombent leurs hernies au niveau du cou.

"J'entends des guêpes.

"Je vois des troncs couchés pourris, des fondrières, des champignons glissants. Le regard bute sur les fûts, se perd dans les profondeurs.

L'homme prend une inspiration :

"J'ai trouvé ce que je vais faire.

- Vous auriez pu... - le président ouvre les bas – découvrir une plantation, bien alignée...

- Non, non...

- ...entre des sapins rouges, sur un tapis d'aiguilles... (inscription sur l'écran de ce paysage, le public flaire).

- Non.

Le président tourne entre ses doigts une règle d'ébène aux arêtes de cuivre.

- Il y a beaucoup de feuilles, dit l'homme.

Il est soulagé d'un grand poids. L'écran se couvrant de feuilles naïves avec un oiseau, chantant sur une tige, la salle éclate de rire.

Temps mort.

Le président hausse les épaules :

- Vous débouchez sur un chemin.

- Je ne savais pas qu'il existait un chemin." L'homme croise les jambes et se met à fumer :

- Juste un sentier à suivre... (il le trace en l'aur du bout de sa cigarette).

- Conformiste, dit l'assistant.

L'homme se retourne :

- On ne vous entendait plus, le sous-fifre.

- Seu Ilhães ! tonne le Président. De la tenue !

L'assesseurincline la tête.

- J'ai inventé ce sentier, dit l'homme.

- Taisez-vous. Le clope.

Il l'abat d'un revers de main.

- Sur ce sentier, bien visible" – inscription sur l'écran – "une clé."

- Une clé ?

- C'est bien encombran, Seu Ilháes. Ni petite, ni rouillée – non ! Énorme. Étincelante.

- J'hésite.

Au premier rang la riche femme s'indigne.

- Vous n'avez pas d'idée, fait le président ? Craignez-vous une décharge électrique ?

- Précisément, dit l'homme.

Il prend la clé, la met dans sa poche.

- Et puis ?

Le juge est apoplectique.

- Et puis c'est tout.

- Vous savez c'que c'est, qu'une porte ? crie le président. L'homme ne réagit pas aux cris.

LE TEST 25

 

 

 

 

Le président contourne son bureau, marche sur Ilhães d'un pas pesant. Il hurle :

"Quelqu'un a perdu une clé !

Ilhães allume posément sa seconde cigarette, l'ôte de sa bouche (petit bruit sec du papier) :

- Je n'en ai rien à foutre", articule-t-il.

- Vous la fourrez – comme ça – dans votre poche ?

- Avec mon mouchoir par-dessus.

- Sale facho, hurle l'assistance, sale facho !

Le secrétaire lui a sauté dessus et le claque. Le président l'arrête d'un geste.Tous deux vont se rassoir en se tournant le dos. Ils tournent égalementle dos à Ilhães qui s'est dressé :

- Je n'accepterai pas...

- ...vous prenez tout, coupe sourdement le juge, amour, argent – "mais vous aimer, moi, vous accorder un sourire, un merci ?" - pour les plaintes" – il désigne son bureau – "c'est ici".

La salle s'égaya.

Le secrétaire a les pieds alignés sur son barreau de chaise. Le patient se rassoit les yeux bas mais luisants.

La voix du juge, imbibée de douceur :

"Nous ne sommes pas là pour vous persécuter, Senhor Ilhães. Il est indispensable pour votre bien-être – vous le savez – que nous nous prêtions à l'expérience" – il se désigne modestement - "jusqu'au bout".

Il ajoute même que si le patient n'en doit pas retirer un plaisir extrême, une maison, une habitation apparaît au milieu de cette forêt :

"Comment la voyez-vous ?"

L'homme ne réagit pas.

"Avez-vous peur ?

- Pas du tout. Simplement, le toit est effondré. C'est une hutte, une espèce d'abri. C'est un tas de bois humide.

- Humide ?

- Il s'est mis à pleuvoir.

- ..."à pleuvoir" dit le secrétaire (sur l'écran : une hutte effondrée, le sol détrempé ; des moussent qui

LE TEST 26

 

 

 

 

suintent, des rondins : entrée basse et triangulalire, dont on voir le reflet dans une flaque. Travelling arrière :un sentier, un creux regorgeant d'eau).

- ...elle a dû s'effondrer sur ses occupants, dit le juge – un bras coincé paraît à l'écran, s'efface – une main crochue – pauvres parents, dit le juge, infirmes, perdus...

- Il n'y a personne, coupe l'homme.

- Mais s'il y avait quelqu'un, coupe le juge.

- Ce seraient deux vieux sur un banc, courbés sur leurs cannes...

- Conventionnel, coupe le secrétaire.

- Ils seraient morts.

- Et vous n'allez pas saluer vos parents dit le juge ?

- Ce ne sont pas mes parents, ce sont des vieux.

Grondements du public.

- J'espère qu'ils ne m'ont pas vus.

Protestations, confusion.

- J'ai horreur de rencontrer des gens dans MA forêt.

Clameurs congestionnées du juge. Il bat du bras sur le bureau.

- ...c'est un cimétière, que j'aimerais trouver dans votre forêt. Mais vous n'en avez pas prévu." La vois de l'homme a baissé. Il laisse pendre les bras, soudain vague. Le président s'est adossé, la main sur les yeux. Or, le secrétaire leva sur son maître les yeux d'un chien. Le juge aussitôt claqua des doigts vers la coulisse, côté cour.

Une femme apparut.

Le secrétaire tend ses notes à cette femme, son stylo, le carton d'appui, revient fermement vers le prévenu, le saisit aux cheveux, le tourne assis face au public. Un faisceau dur tombe d'en haut. Jorge Ilhães a le visage hâlé, des cils très drus, ses bras pendent toujours.

- "Le lac", dit le juge Fries.

La secrétaire s'agite sur son siège, dit que c'est impossible.

- Qu'est-ce qui est impossible, Mademoiselle ?

- Je ne peux pas me représenter ce lac... du bleu, du bleu, mon Dieu, je ne peux pas !

- Vous n'êtes pas interrogée. Notez, sans plus.

- Mon stylo ne marche plus.

- Taisez-vous, dit le juge. Le secrétaire lâche les cheveux, repousse violemment la tête du condamné, disparaît en coulisse côté cour. (Sur l'écran, le lac fixe, "californian blue". Tout l'écran est envahi). Le président demande :

- Décris le lac.

Voix brumeuse de Jorge. Paysage précisé à mesure : une étendue grise à présent, des rivages mangés de roseaux. Des branches qui trempent.

Sur la rive opposée, à l'écran, passent de grands sauriens.

La secrétaire souffle sur la pointe de son stylo, rougit, écrit précipitamment.

"Le soir tombe", dit Jorge.

Il ajoute : "J'ai froid". La salle retient son souffle. Fries relance le condamné :

- Que faites-vous ? ...peut-être faut-il vous pousser ? ...auriez-vous peur, faites-vous le tour, demi-tour, prenez-vous des photos ?

"Pissez, agissez, agissez donc !

Le public :

- Plonge ! Plonge !

Ilhães, trempé de sueur, exorbité, avale sa pomme d'Adam, fixe la jupe de la secrétaire ;le juge suit le regard de Jorge, éclate :

"Mademoiselle, cessez de vous branler !

- Mais je ne me branle pas !

- Et vous, là, qu'est-ce que vous en faites finalement de ce lac ?" (Sur l'écran, partant de l'accusé vers la rive, descend une faible pente semée de galets sales) (Plonge ! Plonge !)

- Moi je nage, dit le juge soudainement calmé, sereinement renversé sur son fauteuil.

- Oui, dit l'homme timidement.

- Oui quoi ?

- Je fais des ricochets.

Le public éclate de rire ( - Vos gueules !)

- ...j'enlève mes chaussures, je me trempe le bout des pieds, je fais passer l'eau et les cailloux entre mes orteils – j'ai retroussé mon pantalon...

- C'est tout ?

- Il y a trop de boue."

Fries se tourne brusquement vers la secrétaire et joint le geste à la parole :

"Regarde. Pas de culotte (Écarte les cuisses) – qu'est-ce que tu fous, Ilhães ? ...Moi, moi ! Qui suis un individu normal, je prends ma gaule – et je pêche !"

Il frappe du plat de la main les cuisses de la femme.

"Ça ne t'excite pas ? Ça ne bande pas, là-dessous ?

Le Portugais, dans un effort démesuré :

- Plus je bande, plus j'ai peur."

Le bras de Fries retombe d'un coup. Il se voûte, ses traits s'abattent, il s'affale sur son siège, la secrétaire rabat sa jupe (je me trempe les doigts de pied dit-elle, je joue dans les cailloux) la lumière baisse, le juge se passe encore la main sur les yeux :

"Reviens, Nicolas ; je n'en peux plus.

Un autre juge fait son entrée. C'est Nicolas. Il est plus frais, plus âgé que son collègue. Il est accompagné du Secrétaire Précédent, lavé, rasé. Fries disparaît en coulisse, côté cour. Le vieux juge rajuste sa cravate, sourit :

"Voulez-vous une poire ?

- Non merci, répond l'homme.

Fries refuse également.

Le secrétaire prend la poire.

"Voyez devant vous (dit Nicolas) un Lion. Un vrai lion, bien en chair, gras, doré.

Il tient ses mains jointes, doigts entrelacés, sur le bureau : "...que faites-vous ?"

Ilhães s'est à présent détendu. Son inquiétude n'est plus que la grande attention d'une partie d'échecs ou de bridge :

"Cela dépend.

- Oui ?

- Est-ce que le Lion m'a vu ?

- ... plait-il ?

- S'il m'a vu, s'il ne m'a pas vu, c'est très différent... "

Le second juge désigne un document sur le bureau : "Ce n'est pas précisé, Senhor Ilhães. Le formulaire ne le mentionne pas – que feriez-vous, Mademoiselle... - Hyacinthe, monsieur le juge.

- ... ? - Je lui planterais un bâton enflammé dans la gueule, je le (belliqueuse, buste haut) – le public applaudit en riant -

- ...et vous ?

-...à supposer qu'il ne m'ait pas vu...

- Sinon ?

- ...y a-t-il un arbre – je vous demande cela voyez-vous parce qu'il se trouvera toujours un trouillard – ton méprisant – pour revenir sur ses pas...

- ...se jeter dans le lac, ricane Fries – revenu s'assoir côté cour.

Sur l'écran le lion remue faiblement la queue. Il est tout colorié d'un jaune paille uni.

- Je mrche tout doucement, tout doucement" – à l'écran un pantin décati s'éloigne en levant haut les genoux et les coudes (rires)- "et je fais un grand, grand détour pour l'éviter, à tout prix, sans faire le moindre bruit.

- Fuite des responsabilités, diagnostique aussitôt Fries.

- Quel âge avez-vous ? dit le Second Juge.

- Trente-six ans, répond l'homme.

- Une honte, assène Fries.

Le Second Juge pivote vers lui, qui récite :

- "Un homme de 36 ans qui n'est pas parvenu à son but ne l'atteindra jamais. Trente-six ans est l'âge de la créativité maximale".

Nicolas pousse un profond soupir.

Il atteint au sommet d'une pile un imprimé qu'il pose devant lui et parafe énergiquement ; le juge tend la feuille à la femme, qui se retire.

La scène a repris la couleur jaune. Fries reste debout, derrière la chaise vide. Ilhães est de trois quarts. Chacun dans son silence et son jaune sale.

Le juge se dirige vers l'écran, une règle à la main :

- Soient une droite x

une droite y, parallèles.

- Soient deux perpendiculaires

grand A &

grand B.

Nous dirons qu'aucun entier pris dans l'ensemble / E / ne peut se déterminer hors du quadrilatère ainsi formé – bref, c'est un mur. Rigoureusement infranchissable. Même par-dessous.

- Nous sommes donc sortis de la forêt.

- Exact. Pour la dernière fois, accusé, que faites-vous ?

- Rien.

- Réfléchissez.

- Vous me dites : "rigoureusement infranchissable".

- Illimité dans les deux sens, précise Fries.

- Je ne peux donc rien y faire.

- Vous n'essayez pas de le franchir ?

- ???

- ...N'avez-vous pas au moins envie de savoir ce qui se trouve derrière ?

- ...je peux m'approcher du mur, l'examiner : les insectes, les fourmis du mur ; les brins d'herbe ; compter les écailles de la pierre, gratter de l'ongle, regarder le grain de la pierre avec une loupe... le monde entier se voit sur la paroi du mur – c'est la din du voyage, n'est-ce pas ?

Les deux autres demeurent silencieux.

- Vous auriez pu me prévenir... murmure-t-il.

Le juge et l'assesseur se regardent avec une stupéfaction hagarde :

- ...d'habitude... d'habitude, tout le monde veut franchir...

- Percer un trou...

- Un tunnel...

- "Infranchissable", vous avez dit "Infranchissable".

- Vous pourriez pisser dessus, ricane Fries.

- Elle est vieille, celle-là, dit le juge.

- Il y en a même qui rebroussent chemin.

- ...À moins que vous craigniez de retrouver le lion ?

LE TEST 31

 

 

 

Le président se lève et se place devant le bureau, à côté de Fries.

On entend distinctement un cliquetis en coulisse côté cour.

- Il n'y a rien après ce mur ? N'est-ce pas ? C'est terminé ?

Les deux hommes se dérobent.

Le cliquetis devient un rytjme. Un peloton d'exécution fait son entrée.

 

- Arme... au pied !

- Les autres veulent tricher murmure Ilhães. Pas moi.

Le mur du fond s'enlève, découvrant la perspective d'une infinie muraille blanche qui se perd en oblique, tandis que bureau, fichier, tirés par d'invisibles câbles, rentrent dans leurs coulisses respectives. Applaudissements.

"Tournez-vous.

Ilhães se tourne :

- Je vois la pierre. Le labyrinthe de la pierre : tout un réseau d'allées, d'anfractuosités...

Les soldats se placent en ligne.

- Que voyez-vous encore ?

- Je vois le sable; une fissure ; un joint qui s'étale ; un brin de pariétaire.

- Et des fourmis ? Voyez-vous des fourmis ?

- Je les vois. Les unes montent, les autres descendent ; elles s'effleurent des antennes, puis reprennent leur chemin.

- Comptez-les !

- Une... une autre... trois, quatre... cinq... six...

- Feu !

Jorge Ilhães s'effondre.

Le public s'apprête à sortir, bruissant de satisfaction : "un excellent spectacle en vérité". Chacun se retourne pour prendre son manteau, son châle, mais la lumière ne revient pas. Les ouvreuses restent au pied des portes verrouillées. Le fichier, le bureaun reprennent leur place, par une ingénieuse application de la technique.

Au milieu du plateau le juge fixe le public :

- Suivant !

 

 

 

V E N T A D O U R

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

au regretté Hernri-Paul

EYDOUX

auteur des

"Châteaux Fantastiques "

 

 

 

 

 

Blanche, sur la muraille, tendant son cou de reine, chevelure en encensoir, est le Seigneur de Ventadour. Moi, Noble Sire de Ventadour, octogénaire et fortuné – je te défie, méprisable Cœur de Lion – deux enfants surgissant des fourrés, criant Montjoie ! dont l'assaut s'est brisé

Premier Enfant Cache-toi Richard ! Je ferai le traître pour toi.

Il rejoint Blanche sur le mur

Manant dit-elle, je t'engage. Or balaie cette chambre".

 

Èbles de Ventadour est un vieillard austère. De son cou pendent les fanons. Sa bouche est tordue d'un coup qu'il a reçu. Il paye mal, et peu. Il ne veut pas mourir, son valet vieillit dans l'indigence. Une nuit donc, ayant versé dans le vin fort une male décoction, le serviteur saute de son lit de sangles, car le seigneur le fait dormir auprès de lui ; Philippe tend l'oreille, au-dehors la pluie bat la campagne, les braises chuintent sous les gouttes, le vieux vicomte dort.

S'habiller dans le noir et lever le loquet : c'est un instant. Le portail d'écurie grince etla pluie redouble. Il chausse son cheval d'épaisse étoupe. Allons visiter Geoffroy-Tête-Noire. Ne chauvit pas des oreilles. Le mercenaire est un brave homme autant que nous deux, prends garde aux pavés de la cour.

Il mène la monture par la bride.

Èbles se fie bien trop, par ces temps où les bandes écument le pays, Francs ou Anglais, il n'a aujourd'hui que six gens d'arme, l'un à l'entrée, l'autre à la souricière : "c'est un long couloir (...) en chicane, accessible aux piétons, pas même à des bêtes de charge", Eydoux scripsit "Des châteaux fantastiques". "Je vais" dit le serviteur au garde qui dégouline sous son bassinet "tendre des pièges

- Par ce temps ! dit l'homme d'arme. Vraiment le comte mène bien son monde !

Philippe dit que oui.

Il est sorti serrant sous sa pelisse la clef entre les côtes. Lapente est rude à la descente et le torrent grossit. Geoffroy Tête-Noire loge sur l'autre rive.

- Noble fils de pute - où cours-tu sur ta rosse ?

- Voir Geoffroy Tête-Noire.

- Saint Geoffroy vérole la noblesse ! Qui t'envoie ?" Son visage levé grimace sous l'averse.

Philippe entrouvre son manteau : "La clef..."

L'autre : "Descends".

Il le fouillz : point d'armes.

Qui dit clef dit porte. âtea

La troupe à Geoffroy bivouaquerait bien mieux ici que sous les roches ; courants d'air et cendre dans les plats. Philippe suit l'homme, "D'où viens-tu ? - ...de Ventadour. Je ne parlerai qu'à Geoffroy" la pluie roule. "Qu'as-tu besoin du Tête-Noire ?" (plus bas) dis-moi où va la clef puis va-t'en Philippe ne répond pas. Tu veux être des nôtres ? - Non répond Philippe. Un temps. "J'ai mes conditions". Le garde crache à terre voilà bien de l'impertinence – moi aussi, ajoute l'homme, j'ai mes conditions – il montre une lame à son poing; Philippe fait observer que s'il meurt, plus de château. "C'est juste" dit l'autre en rengainant. Le sentier monte encore. La croupe oscille et s'élève sur le sentier, le ciel éclaircit ses branches sur les nuées, des gouttes tombent du croissant de lune, il s'ouvre une clairière bosselée, à l'herbe grise, à sa lisière une ombre quel'homme a frappée du pied : "C'est ainsi que tu veilles, cornard ? - Je m'étais assis répond l'autre en se massant assis assoupi c'est tout un – Pourquoi n'as-tu pas tué celui-là ?

Le barbu tire alors de son sein la clef d'or en grimaçant d'un air avantageux – mais s'il menje le tue.

On entraîne Philippe vers les roches et le repaire. Un rideau de peaux retombe après leur échine tandis que monte une odeur faite de cuir mouillé, de souffles lourds et de relens douteux. Sur des tréteaux repose un corps de femme auréolé d'une seule chandelle. Le corps semble se consumer lentement. Derrière lui se distingue l'ombre d'un veilleur murmurant qu'elle est passés tantôt, que c'était un garçon. L'autre les laisse seuls en compagnie du corps, et le veilleur ne cille pas. Tête-Noire sort de l'ombre et regarde la morte, puis Philippe :

- Combien veux-tu ?

Les survivants se sont levés pour suivre le marché : la forteresse de Ventadour, ses courtines, sa tor, son roc inexpugnale au-dessus des ravins, pour 6 000 tournois. Philippe défend son prix comme de son bien propres. Les autres hurlent et rient près de la morte. Geofffroy Tête-Noire considère Philippe avec indulgence : "Tu auras ton argent comptant sitôt que tu verras, dans le bayle, pendre ton maître au-dessus du bûcher".

Philippe demande qu'on ne lui fasse aucun mal. Qu'il soit conduit hors du château. Lui et ses gens, avec honneur. Les rires s'épaississent. Le maître ensuite pourra gagner telle retraite qu'il lui plaira. Tête-Noire a fait taire ses hommes. "Qu'il en soit fait ainsi qu'il est demandé ; à présent guide-nous, car c'est sur-le-champ que doivent s'accomplir les bonnes résolutons".

Les buffleteries s'agitèrent dans la pénombre.

 

X

 

Bien qu'on n'ait trouvé aucune trace de sépulture dabs ka chapelle même, "des sondages menés dans la petite chapelle latérale sous le niveau du XV e s. accusent d'importants bouleversements". (H.P. Eydoux).

En effet, Geoffroy Tête-Noire avait imaginé reposer dans la chapelle du château. Ne l'avait-il pas bien largement dotée, "pour les réfections" ? N'en était-il pas devenu, par le droit de sa guerre, légitime propriétaire ? Mais le Duc de Berry, redevenu maître des lieux après un an de siège, ne l'entendait pas de cette oreille.

Comment Geoffroy fut-il enlevé ?

On imaginera volontiers quelque tableau nocturne, la fumée des flambeaux secoués par le vent, les glaçons des barbes rigides ; un moine enflammé, ou l'Archevêque hautain, proférant des imprécations purificatrices.

S'est-on acharné à grands coup de barres, jusqu'au moine lui-même, sur l'impérissable monument qu'on avait su construire ? A-t-on précipité le corps aux douves ? Ou bien l'ont-ils, tout à demi-rongé fûtil, écartelé tout pourri (décapité, pendu, vidé) ?

Peut-être tout se passait-il au printemps ?

Trois compagnons avaient nonchalamment violé la tombe à coups cmairs de ciseaux, l'un assis sur la pierre, l'autre buvant ; puis sans témoins ni apprêts; l'on avai transporté le cercueil dans un honnête et doux cimetière...

("Tout premier, je laisse à la chapelle de St-Georges, qui sied au clos de céans, pour les réfections, dix mille & cinq cents francs, et pour le repos de mon âme.

"...Item, à l'abbé, qui moult loyaument m'a servi, deux mills cinq cents francs.

" ...Item encore...")

 

*

 

La fillette ne vit plus que par ses yeux. Toute la place y entre, et c'est trop peu d'espace et de poussière encore. Puissants chevaux nus. De noirs valets les montent, hargneux, en oripeaux gris. Ils crient et se cramponnent. Des grimaces creuses comme des ravins.

- Père, penses-tu qu'il soit mort ?

- Sans doute. Passé le premier bras, l'homme ne vaut plus rien. "

La voix du ventre paternel. La fille soupire et reprend appui. Elle se meurtrit aux balustres, père et mère pèsent sur elle avec toute la foule.

"Mère il ne bouge plus.

- Il s'est évanoui tout de suite.

Un grand cri a déchiré la foule quand le cheval au front gonfléa rompu l'attache du supplicié. Quand la bête a traîné le bras dans la poussière, on a un peu applaudi, sans plus : on attendait davantage de Pierre dit le Roux, qui avec son oncle Tête-Noire avait si bien et si longtemps tenu son repaire de Ventadour contre Berry.

Il n'est plus qu'une masse rompue et poudreuse.

Mais là-bas au soleil, c'est bien plus excitant. La foule rouge exhorte et geint. De vastes rires éclatent, les hommes huent, frissonnent. Et par-dessus ce roulis chamarré s'enrouent les cris des écuyers de mort, les hennissements sous le fouet. Et surtout, à intervalles réguliers et terriblement proches, les hurlements bestiaux du condamné dont on imagine à plaisir la barbe hérissée.

Ses yeux roulent dans leur cercle.

On admire ces biceps tendus qui par deux fois déjà ramènent les chevaux. La foule siffle, envoie des cailloux : "Tranche ! Découpe le verrat !"

Le bourreau s'avance, hilare, lève son tranchoir. Le fer s'abat sur les jointures, le sang gicle et la foule est debout. Et la hache découpe, un à un, les membres sanglants, posément. Sur ses deux bras tendus le bourreau brandit le tronc. Tous l'acclament. Et comme le corps remue encore, avec mille précautions, l'homme de l'art dispose la tête au bord du billot. La tête roule. Les chevaux se cabrent, traînant leur quarts de viande, qui seront cloués aux portes la ville.

Furtivement, sous l'œil goguenard des gardiens, tels viendront prélever quelque noix de graisse ou quelque phalange, pour soiner ou pour envoûter. La fillette aimerait bien un doigt de pied. Les parents refusent doucement :

"Le Bon Dieu défend d'être si cruelle".

 

X

 

...Le parfum des bruyères montant des ravins...

Dans l'ombre les hommes réglaient leurs souffles, et les nouveaux venus s'asseyaient en rang dans l'herbe sombre.

Quand apparurent les musiciens, en pourpoincts d'époque, le silence monta d'un coup. Dans les accords de harpe s'éleva la voix du grand Bernatz de Ventadour :

Le temps va et vient et vire

Par jours, par mois et par ans,

Et moi, las ! ne sais que dire,

Toujours même est mon désir,

Même toujours sans changer

Je veux celle que j'ai voulue

Et dont jamais n'eus déplaisir...

 

"...Aillas ! Tan cujava saber

D'amor, e tant petit en sai !

Quar eu d'amor n'o'm pèse tener

Celei don je prou non aurai..."

L E C H EM I N D E S P A R F A I T S

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

à Henri-Paul EYDOUX

 

 

Paru dans "Le Bord de l'Eau" n° 2

 

 

 

 

45

 

 

 

 

...Mais moi, c'est bien ainsi que je l'ai vue, Roquefixade ; c'est ainsi que j'an ai gravi les degrés, absorbé les brumes – Roquefixade claquant au vent sur son aire, roulée dans les nuages, roche fixée sur roche, juchée sur plis de roches raides, en draperies de failles verticales. Si prude, qu'on l'évite – ou qu'on va l'éviter : la route feint de fuir – et soudain, dans le dos, le long pédoncule blanc d'un chemin de village qui n'en finit pas de venir se fondre à l'asphalte...

"Le village mène" dit le guide, une existence raréfiée" – vivent les existences raréfiées, autour d'une place "trop vaste", si défoncée, si déserte ! Les villages se dépeuplent, dit-on. Tant mieux. Ils ne seront jamais assez dépeuplés. Puisse Roquefixade mettre cent ans à mourir, plutôt qu'y pousse un jour une statioj-service, - plutôt que d'y voir, comme à Peyrepertuse, d'outrecuidants troupeaux humains saucissonner dans les pas de saint Louis !

Qu'il n'y reste plus qu'un de ces vieux hautains, vautours du Pied-des-Monts, immobiles, éternels et fragiles, tel celui qui se tenait au centre de la place – diaphane, inébranlable, inséré, qui tremblait sur sa canne, comme un chêne tripode.

"J'ai fondé le musée, disai-il. Ces mots prenaient dans ses yeux rouge vif des éternités d'épitaphe – anxieux, fier, il prenait sur nous sa mesure ("Est-ce tant, ou si peu, que ce que j'ai fait là ?" - entre un tas de fumier et le mur d'une étable.

"Les Parfaits", entendez par là : les Grands Initiés, les Cathares. Et pouvait douter qu'ils n'y fussent montés ?

Il reprenait ses explications, rituellement les reprenait, comme s'il avait voulu nous faire éprouver, imprimé sous la plante de ses pieds, le poids, scellé en lui, de ses pas, du temps où les bergers, où lui-même, montaient là-haut.

Il demeura jusqu'au bout, nous regardant partir...

 

*

 

COLLIGNON LE CHEMIN DES PARFAITS 47

 

 

 

 

Une draille caillouteuse, crottinée. Une âcre odeur de suint, des bêlements presque humains, et sur le mur une plaque citron où bleuit le patronyme hideux d'un Gambetta local. C'est le maléfice. La pénitence.

Le château s'est retiré. Un vague champ pelé, jaune paille et verdâtre, lépré de pierres plates, nous sépare de rochers à mi-hauteur, trop ensoleillés, trop "pochoir". Soudain, dans un tourbillon de broussailles et d'arbustes, le roc nous assaille, de son arête étrangle le sentier, nous peinons sous une voûte.

L'éperon reflue vers la droite.

Et c'est le ciel, jusqu'où le val élève ses deux ailes poussant ses versants d'ombre, et nous, brins d'encens haussés par le sol, comme sur une pale...

Par devant, des brumes enjambent le vallon, imprécises, vivantes et – regarde – cette muraille, à droite, en tuyaux d'orgue crevassés, qui s'éloigne parallèle – vois ! lancé sur la faille qui l'échancre, un mur qui s'arque comme un œil, troué par dessous. Il nous a presque atteints de sa plaie déversée ! car mille blocs sous l'orbite accourent – immobiles – traî,ne géante d'éboulis – vomissures, calculs de rocailles.

C'est la voie directe au château.

La tenter ? (considère alors) nos corps sous l'engrenage – les dents ébranlées – avalanche infinie où nos rebondirions dans le chaos-

- reste le sol : voie sans gloire, indécise. Une sente hésite entre les bosses d'herbes, louvoie, se perd au creux d'humidités, décourageante comme le fil d'un procès, d'une vie. Pourquoi frayer sa route ? à dix pas tout est neutre.

Sur les pistes que le vent peigne, en travers de ces gris où les plantes défont leurs losages, l'ombre des nuages lance son filet mouvant.

J'attache mon regard au pied. Il pile la boue, sous l'herbe plaquée il fait juter le sol ; sur le roc il s'exhausse, de pierre en pierre, il grimpe, l'argile, sous lui, pousse ses gencives.

La terre est bonne.

COLLIGNON LE CHEMIN DES PARFAITS 48

 

 

 

 

La terre est solide.

La force de la terre passe au talon – nous retournant nous vîmes de grands versants frais se rouler sur nos traces... Le vent lance sur nos mollets ses chiens de brume.

L'eau épouse nos poitrines. L'eau foularde nos torses : n'oublie pas, dit-elle, l'air que tu aspire, tes pieds qui me foulent, ces nues que tu vas guéant – tout m'appartient, tout est à moi etmoi – je t'assiège.

Cependant sous nos pas le sol rythme ses coups sourds. Cependant l'air tressaille autour de nos épaules, les nuées se creusent : vastes conques, bancs, surplombs lourds.

...La pente s'est tenrue, nous grimpons,mains au sol parfois, sous les nuages dérobés, l'air s'émeut : l'on voit par terre des ombres d'ailes, des Walkyries passent dans le vent – puis des harpes, des chœurs d'enfants guerriers s'éloignent et reviennent, échos des antres nuageux – voici : le voile s'est rompu ; et dans une enfilade, tout un flot de corps de gloire processionne. Ce sont les noces de "Péreille, Sire de Montségur, avec Dame Corba de Lanta, qui devait périr dans les flammes à l'issue du Grand Siège?

Par devant jouent mandoliers et harpistes. Le cortège grave et lent, blanc et or, monte entre les brumes, de longs bliauts, des visages guimpés, le bas du corps mangé dans la lumière, et des petites filles très droites sous leurs brocarts.

 

 

 

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