Proullaud296

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  • RETOUR A ST-FLOUR

     

    C O L L I G N O N

     

     

    R E T O U R  A

     

     

    ST-FLOUR

     

    Tous mes chapitres portent des numéros de rois

    All my chapters are numbered kings

     

     

    CHAPTER THE FIRST

     

    J’écris par erreur et par obstination

     

    Description

    Trottoir cannelé sur caniveau sale. Une pantoufle en surplomb : placide, Ripa, à trois pas de sa porte, un chat gris sur l’épaule. Une ville en forme de cœur serrée sur l’éperon Planèze. En bas le Lander sous-affluent du Lot, qui déborda l’an passé. Une sous-préfecture du Massif Central, sept mille habitants, quatre écrivains. La vie s’effondre comme un fleuve, tout contre nous, obstinés, têtes basses.

     

    Identité

    Ripa, la Rive. Il se débarrasse des prospectus : « La Course aux Ânes », « Flambourg dynamique, Bal Mousse au Naïte »- je ne veux pas que ça vive.

     

    Température. Date

    6 degrés. Dix avril 2002. 900 mètres d’altitude.

     

    Description (le personnage)

    Un nez, dont le bord inférieur (de profil) évoque la courbe d’un canif ou ganivet a écaler les noix. C’est emmerdant les descriptions. Toutes les filles me l’ont dit. Elles qui passent bien vingt minutes par jour à se branler ne vont tout de même pas en perdre dix à lire une description.

     

    Âge – Domicile

    53 ans. A toujours habité mettons rue St-Jean, n° 43, Flambourg, quartier Banclou, sur le plateau. À Banclou, pas de conflit. Juste une petite envie d’assassiner sa tante, quatre-vingt six ans, sur son lit. Tous félicitent Ripa de son dévouement, il ne lui reste qu’elle, grabataire, exigeant des soins constants ; il a obtenu de l’hôpital Montieux (Fermons-l’Écran) un lit médicalisé qui se monte, s’abaisse, s’incline, comme chez Nègre, le dentiste. Ripa aime bien sa tante : rien que du matériel de pro. Il compte bien qu’elle durera le plus de temps possible (indépendamment de sa pension, qui passe toute en soins) ; il ne chauffe que la pièce, à gauche, où elle végète, avec le feu dans l’âtre – et comme il a bien refermé dans son dos, le voici qui prend l’air, en pantoufles, sur le pas de sa porte.

     

    Menus

    Ses menus ne varient pas. Longtemps, un employé apporta de petits repas tout cuits. À soulever successivement les couvercles, l’odeur s’élevait, délectable :  « On en a bien assez pour deux. » Le plateau vide était repris le soir, sans corvée de vaisselle. Mais Ripa s’est vexé. Il a fini par refuser « la charité ». Il s’est mis à la cuisine. La tante en sera peut-être bien morte (adhérences intestinales ? ...ravioli à tous les repas.

     

    CHAPTER THE SECOND

     

    Organisation

    Ripa se paye une infirmière à mi-temps, à mi-coût avec les Services Sociaux. Il ne pourrait se passer de Firmine, quand on soulève la tante paralysée, qu’on la repose sur sa couche bien propre. 

     

    Culture

    La Maison de la Presse est sise au coin de la rue du Gu, entre deux murs en angle et trois tourniquets de cartes. Le proprio, c’est Servandeau. Ripa fait son entrée, son chat sur l’épaule : pur bâtard qui crache, noir et blanc à longs poils, Louksor. « La Montagne ! - Un euro 10. Qu’est-ce que c’est ? - Un autre chat, pour remplacer celui d’avant. Perdu à Pampelune, coursé par un chien fé-roce. Foutu pour foutu, il a préféré sauter par-dessus le mur de terrasse dans les branches d’arbres, en contrebas. Je ne l’ai jamais revu. »

    Ici tout le monde se connaît.

    Le chien de Servandeau se redresse en gueulant : pas le même fumet. Servandeau tend le journal et rend la monnaie.

     

    Description, II

     

    Julien Servandeau : grand, mou, 56 ans, lunettes "Haphine-Monture" made in Clermont. De celles qui vous renvoient,, sur du tain blanc, votre propre image :

    insupportable. Sa femme Greta, petite rousse et maniaque, se précipite pour vous rajuster sous le nez, dans l’étalage la revue que vous venez de feuilletere.

     

    Vie privée

    Les Servandeau habitent sur place, un petit réduit avec canapé, réchaud. La maison de campagne est loin. Ils ont fait venir une table, un buffet bas. La nuit, Servandeau pose son bijou de poitrine en argent (le bijou) sur le dessus du buffet couvert de linoléum. Le lit n'a pas de pieds. Il est à même le sol, dans une pièce sans fenêtre.

     

    CHAPTER THE THIRD

     

     

    Servandeau at work

    Servandeau travaille dur. Les journaux sont reçus à sept heures. Il les place en rayons, les pose à l’endroit s’il y pense. La boutique ferme à 7heures. « Me voilà en retraite » dit-il. « Ça me laisse plus de temps pour visiter ma tombe. » La dalle porte son nom, né le tant, tiret d'attente - et l'épitaphe, plagiée sur un tombeau de Quinsac : HOMME DE LETTRES. A cent francs la lettre; 1400F ("plus de deux cents-z-euros" (il fait la liaison) "en monnaie d'Occupation" (sic). Des contes moraux de Servandeau paraissent dans Feuilles d'Auvergne. Mais il n'a garde d'abandonner son comptoir. Il reçoit le client, lui vend, le remercie : "On ne prend jamais sa retraite", dit-il, "dans le commerce".

     

    Dessin, lecture

    Derrière son comptoir, aux heures creuses, il dessine des tombes. "Désir d'indépendance" disent les pédopsy. Mais à cinquante-six ans ? Ripa cependant, sortant de sa chambre-hôpital, achète sa Montagne. SERVANDEAU s'est plongé dans un "Poche".

    RIPA

    Fais voir ?

    SERVANDEAU, présentant la couverture :

    Ernst Jünger.

    "C'est bien", pense Ripa ("...pour un marchand de journeaux").

    Le lendemain, Servandeau lit un autre livre. Mais il se dérobe : "C'est sans importance" - il ferait beauvoir qu'un Ripa contrôlat ses lectures ! Servandeau collectionne aussi les grands titres de journaux : "Coup de grisou en Chine", "Tsunami en Indonésie", "Ecrasé sous son tracteur retourné". Il colle ces manchettes dans un classeur.

    Sur un carnet à part il note les Prophéties de Nostradamus ; beaucoup servent plusieurs fois. Servandeau et Ripa se connaissent depuis quinze ans. Ils haussent les épaules l'un de l'autre.

     

    CHAPTER THE FOURTH

     

     

    La Toile

    Flambourg a trois Cybercafés, en sursis : chacun s'équipe, ici comme ailleurs. Serrvandeau choisit le plus sombre. Au fond d'un boyau garni de "moniteurs" gris (en français : screenplays) officient deux prêtresses géantes, suceuses des indigents de la com' . La première a des lunettes d'écaille, la tête à droite, elle apprend le mandarin. La seconde, tifs queue-de-vache et menton galoché : de la présence, du piquant. Servandeau découvre tout. Courriel l'enthousiasme. Restons français. Des Françaises en interface, des Belges, des Comoriennes : "Relations discrètes - Race indifférente".

     

    The girls

    Servandeau truque sa date de naissance. Pas de photo non plus - no webcam. Sa femme Greta, née Gus, jalouse et maniaque (celle qui replace les journaux) - avare ! p as prête d'investir dans l 'achat d'un P.C. (Portable Computer). Servandeau va au cyber comme on va au bordel. Il dit : "Rupture de ramettes A4 ! je fais une virée à Fermont.

    - Passe donc ta commande par téléphone, comme tout le monde !"

    Elle croit les prêtresses du Cyber-Point [saïbeur-poïnnt] incorruptibles : impardonnable... Servandeau se les tape dans l'arrière-boutique. "Autre chose que les parlotes sur la Toile."

     

    CHAPTER THE FIFTH

    Coquart and C°

    Ripa s'est organisé un roulement d'aides-soignantes. Ça permet de sortir avec Coquart, que je sais même plus qui c’est. Coquart, ex-notaire, pousse des bordées de jurons tout bas : « Quarante ans que je me suis retenu. Je vais me gêner ». Coquart est tout petit, tout jaune, comme Feu Mitt’rand. Il n’est ni prêtre défroqué, ni fils de prêtre (des bruits courent ; les mêmes que sur Baudelaire ; Coquart tient des fiches sur tous les bruits qui courent).

    Il habite une magnifique maison place Ste-Ischrine avec de splendides caissons de plafond, qu’on regarde en contre-plongée de l’extérieur, par les fenêtres.

     

    Distraction

    Promenade avec Ripa place des Brilles, face à l’Institut Selvat. Ils s’assoient tous les deux sur le banc, tous journaux dépliés (La Montagne, Le Centre, La Pinachval) devant les yeux, matant les filles à travers les trous. Des journaux. Ils se relèvent en craquant des genoux, replient leurs envoilures en grognant contre les culs-bénits. Chez Coquart ils boivent de bons coups de Floch de Gasc, Me Coquart jure. La place des Brilles donne en terrasse, vers l’est, sur le ravin de Serres-Salles aux flancs couverts d’arbres et de prés. Tout au fond c’est la Maronne, affluent de la Cèze. À l’horizon, le Cantal qui s’étage, mauve, pourpre, poulpe.

    Par temps de neige tout étudiant transgenre serait transporté, pas la peine de rester perclus sous La Montagne en bandant vaguement. J’sommes ben d’accord dit le notaire.

    Autres distractions

    Ce n’est pas ce qui manque. Ni ce qui abonde. Ex-Maître Coquart, de mèche avec « Jean-Claude Auxbois, Biens et Propriétés », se fait confier des trousseaux de clés. Bien des vieux crèvent, dont les enfants ne se dérangent même pas pour l’héritage : « Trop de frais, trop de réfections ! » Alors Coquart et son con plisse, nuitamment, s’introduisent comme des gueux dans les demeures branlantes : « Un pays qui crève ! - Eh ben tant mieux !  - Je quitterais bien ma vieille tante ! dit Ripa. « Achève-là ! » jure Coquart. Passant devant l’agence Auxbois, Ripa salive devant ce qu’on vend, et les prix hors de prix, émoluments compris : « Tout croule dedans bordel » avertit le notaire, déchargé de son devoir de réserve.

    Ex-Me Coquart ne sous-prête pas ses clés. De nuit les fentes des volets tracent des raies sur les parquets, les murs vides résonnent, Ripa se sent chez soi. Il ne se confie pas au marchands de journaux (Le Centre, Bitachval), Marcel Servandeau : ce dernier préfère les tombes, à chacun ses manies ! Les retraités occupent à présent la place et l’emploi des princes et princesses de jadis, qui avaient tout loisir de vivre des tragédies d’amour. « Je ne veux rien savoir des jeunes de Frambourg » dit Ripa. Les visites clandestines se prolongent. Les lattes de parquet craquent. « Et le chat sur l’épaule ? » Il ne bronche pas.

    Son nom est « Kraków », prononcez « -kouf » à la polonaise : « Cracovie ».

    Un gros chat gris à longs poils, avec de grands yeux dorés.

     

    Dernière distraction, « la plus nulle mais pas la dernière », least but non last

    Ripa, dans les appartements déserts, joue à l’aveugle, déambulant de long en large, Kraków sur l’épaule. Le maître du chat repère le notaire à sa résistance magnétique, à la crispation des griffes sur l’épaule : »Si je me crevais les yeux, cela m’avantagerait ». À dix ans il lisait Contes et légendes tirés de l’Antiquité classique : « Je serais » dit-il, « aveuglé comme Œdipe » - il prononce « é- », comme il convient (ésophage, fétus, Édipe ; écuménisme, énologue.

     

    CHAPTER THE SIXTH

     

    Dévotions

    Servandeau fait ses dévotions ; lui l’athée, à Ste-Istrine-Bas-de-Pente,il s’agenouille et il croit croire. Une église « Napoléon III », aux vitraux laids, pour prier les yeux clos. À genoux bras en croix sans voir ni être vu dans l’absidiole, pas même du curé qui joue au foot à St-Bastien avec les minimes. Ou à plat ventre sur le pavé. L’inconvénient est de ne pas savoir où tourner la tête, car, sur le bout du nez, c’est intenable : à droite comme à gauche on attrape des crampes, sans pouvoir jouir de son sentiment de déréliction (« sentiment d’abandon, de privation de tout secours »). Il faudrait un bourrelet de tête, qui laissât sur le devant un espace pour l’appendice nasal, qu’il porte long et bourguignon. ; s’il était vu ne fût-ce qu’une fois par Servandeau, adieu vente de journaux. Mais où qu’il soit, fût-ce au comptoir, Servandeau récite trois Je vous salue aux trois angélus, matin, midi et soir, trois fois trois coups suivis d’une courte volée de cloches enregistrées ; l’angélus fut institué l’an quatorze cent soixante-et-un par le bon roi Louis XI, classé parmi les Pères de l’Église à la Bibliothèque monacale de Belloc (Pyrénées-Atlantiques).

     

    Autres superstitions

    À Nuestra Señora del Pilar de Zaragoza, le notaire en veston, l’avocat, touchent au matin l’énorme clou sanglant des pieds du Christ et se signent, la bouche, le front, pour dès l’aurore être inspiré de Dieu. À la Basilique de St-Antoine à Padoue, les fidèles font des vœux, priants et tête basse, la main plaquée de toute la paume sur la paroi tombale du saint. Servandeau se rend Pont du Drer où pendent au-dessus de l’eau les poivrières. C’est là qu’en treize-cent soixante s’enclosaient les pénitentes, juste nourries par un jour-de- souffrance, pissant er pourrissant sur place pour expier les péchés du monde. Servandeau fasciné s’accoude au parapet, regardant sous ses pieds filer l’affluent païen, tandis que « nos curés jouent au foot et répètent « Dieu veut que nous soyons heureux ».

    Car si en vérité corps et crampons de foot sont rédimés par l’Incarnation, à quoi bon les religions. Le pont du Der conserve deux cellules en pierres noyées par les crues avec leurs occupantes. Certains ans de grâce le courant ne montait qu’à lèche-fesses, de quoi nettoyer la sainte merde. Et c’est ainsi que Dieu est grand.

     

    Massacres

    À dénoncer : l’abbaye romane d’Urbanville (Oise) est défigurée par une pyramide de gobelets de plastique sales, juste devant le porche.

    À Cormilly, un sombre connard a bouché les abat-sons du clocher avec des planches de chantier : les  « vitraux » de Soulages, obstruant de leurs fades laideurs lesbaies médiévales. Et 4€ la crêpe.

    Malgré cela, à St-Flour, s’incline en porte-à-faux une magnifique, fine et provisoire forme en fil d’acier, gracile, inaltérable, inclinée là de toute éternité ; éphémère au seuil de l’inaltérable.

     

    CHAPTER THE SEVENTH

    Réunion

    Chez Coquart se réunissent Madame et Monsieur Coquart ; les Servandeau, quatre hommes et femmes scrutant toujours l’Homme au Chat sur l’Épaule, Ripa. Forte circulation de bons vins et de Verveine du Puy. Un chat se porte sur l’épaule ou en terre. « Plus jamais de chat », dit l’épouse Servandeau qui souffrit tant lorsqu’elle inhuma, en fond de jardin, son regretté Birman mort faute de soins : Greta Servandeau née Güs, d’Abyssinie. Amélie Coquart née Guibaud révèle ou confie : « Ripa cherche femme ».

     

    Mariage

    À plus de 50 ans, la chose est plus facile qu’à 25 ou 30 : « Il n’y a plus de jeunesses. À 25 ans, elles sont toutes en ville. On ne trouve plus ici que des hommes. Culs-terreux costauds et célibataires,voir ces bites à l’air devant les K7 porno ». « L’homme au chat trouvera », c’est la sentence admise. La revue des princesses à prendre est vite faite : ce sont des rougeaudes, grasses et laides. D’autant plus difficiles et revêches, comme il est de rigueur, qu’elles tiennent à être aimées pour elles-mêmes, comme au bon vieux temps. « Ce qu’il faudrait à Ripa, c’est une infirmière » dit Greta, « qui le prenne par la main jusqu’à la Section J » (cimetière Ville Haute).

    - Je n’aimerais pas justement » coupe Coquart, « une infirmière qui m’aide à mourir. Elle ne voudrait pas se toucher devant moi. Elle m’angoisserait jusqu’au dernier moment, comme elles font toutes ». Il se souvient avec émerveillement de la séquence de What ? (1972 Polanski) où le vieillard expire en contemplant de près l’origine du monde : « Que c’est beau » murmure-t-il, avant de retomber mort. Amélie née Guibaud le fait taire.

     

    CHAPTER THE EIGHTH

    De la femme. Des hôtels.

    Ripa se détache de sa grabataire. Tout l’héritage en effet file dans les soins et frais de garde. Il part coucher au Terminus, en face (l’établissement n’ouvre plus que quinze jours par an, pour causes touristiques) – une chambre avec le chauffage et l’eau, juste la place pour un lit et le lavabo. S’il déplie ses jambes ses pieds sont dans le lavabo. La tenancière et sa fille survivent méfiantes et seules, grosses et rouges. Retranchées à l’entre-sol derrière leur comptoir à rabattant, sur l’escalier juste après le tournant des chiottes en montant. Ripa ne les connaît que par ouï-dire. Il entreprend mère et fille – il fait l’aimable. Mademoiselle de 23 ans coince un sourire dans sa gueule de graisse : « Tous les étés je vais au Club Med c’est facile pour les rencontres. Le reste de l’année je me branle ». Ça se défend.

    Les femmes gèrent leur sexe. Ripa ne s’y fait pas. Ça le désappointe. C’est un homme comme les autres. Tant de sang-froid. Tant de calcul. L’homme se sent sale. Obscur. Abandonné. Anormal. l’homme qui se branle, ça, oui, c’est de la solitude. Plus tard l’hôtelière introduit des amies, des cousines, en contrebas, par une rue où personne ne passe. « Les chats sont interdits Monsieur Ripa. Depuis six ans que vous passez devant chez moi ! ...c’est bien parce que c’est vous. N’oubliez pas votre litière ». Les deux hôtelières ont beaucoup d’amies. Ripa s’imagine bien des choses. Mais pas toutes.

     

    Photographies coquines

    Chez Coquart il montre ses photos : « Chambre 6 ». L’hôtelière a des caméras cachées. Le secret sera bien gardé. Il faut bien que la ville s’amuse. St-Flour est petite et ses habitants ternes.

    Aucune pécheresse en porte-à-faux ne prie plus dans sa cellule au-dessus du Der. On se montre en ville certains couples, divorcés, sans avoir, ni l’un ni l’autre, déménagé. Se côtoyant comme si de rien n’était. Inertes. « Et l’on s’étonne, dit Servandeau, que les ventes de fictions soient en chute libre ? » Lorsque Ripa n’est pas là, chacun regarde les autres photos, les clandestines, celles qui sont prises du plafonnier : « Ripa drage », « Ripa se couche », « Ripa s’endort ». Greta, née Gus, épouse Servandeau ; Amélie Coquart, née Guibaud, entre elles, après le dessert, jugent ce client d’hôtel immariable. « Imbaisable », dit Servandeau.

     

    CHAPTER THE NINTH

    De la retraite

    Rien, du comportement de Ripa, n’implique dépression ni souci : pour lui un chat d’épaule, quand d’autres se contentent d’une casquette de marine à galon dédoré, achetée en brocante : c’est Coquart. Ils vivent retirés du monde, c’est toujours vivre au même endroit. On n’imagine pas l’horreur que c’est de toujours vivre au même endroit. Le bienfait, aussi. La douceur curative de l’argile natale. Ces prolongations que l’on joue, ces arrêts de jeu, jusqu’à la fusion du moi, jusqu’à l’aplanissement de la tombe : l’extrémité du monde est une Sous-Préfecture. Avec jardin public pour le chien.

    Ripa ne bouge pas. Le chat grogne et détourne la tête. Acculé à Saint-Flour, coincé au fond de soi, même pas malheureux : Je n’ai pas cet honneur, dit-il. Ses interlocuteurs ne comprennent pas bien. On le prend pour un modeste. Ou un orgueilleux. « Vaniteux », dit Servandeau. Fuir loin devant soi ? « C’est bon pour les gros budgets » . Ripa ne s’abîme que dans ses contemplations – je ne contemple rien dit-il aux femmes trop curieuses, j’habite Hôtel Terminus. Les épouses échangent un coup d’œil.

     

    Hôtel Terminus

    Il en existe un peu partout en France : « Enfin on se sent chez soi ». Au bout du monde. Il n’y a pas d’ « Hôtel Bout du Monde » - on appelle ainsi des culs-de sac ou reculées, terminées dans le Jura par un demi-cercle de falaises. Le Terminus de Saint-Flour a pour grave défaut la dureté des lits. De vrais battants de portes, sous des matelas raides et maigres. Ripa y transporte une couche de rab, en mousse, et cale dans son dos les deux oreillers de l’armoire. La télé là aussi a tué toute solitude. Le grand nivellement commence avec l’écran dans l’angle en haut à gauche, au-dessus de la salle de bains « avec un s, parce qu’on prend plusieurs bains » - nous ne sommes plus au temps du crottin de chevaux.

    Il allume, éteint, somnole, se promène en ville à l’heure du ménage, revient parfois chez lui où l’entretien du lit médicalisé lui coûte un bras – Ripa fuit par tous les trous. « Irresponsable » dit Servandeau. St-Flour comme ville étrangère, aux Éditions des Trois Colonnes. Il ne rit pas, au fait.

     

    Ce qu’il voit

    Je vois des fantômes, confie-t-il aux commerçants. À Servandeau, amateur de tombeaux. Qui n’est entré chez lui qu’une fois, jetant sur la gisante un œil effaré (« je ne fais que passer ») (quatre bosses sur un lit, juste les yeux ardents et noirs, balayant ou fixant dans la terreur spectrale de ceux qui bientôt ne verront plus rien). Plus, pour l’homme-au-chat (la bête calme, en équilibre) des fantômes de soi, de tous ses âges, surtout quarante et cinquante ans, depuis qu’il s’est collé là, pour l’interminable, dispendieuse agonie.

     

    Ce qu’il ne dit pas

    Spectres, chaînes, linceuls, portes ouvertes d’un coup ? « activités sismiques » plutôt où Ripa sauverait des victimes, imposition des mains, refoulant la presse, aidant à naître des morses en bassins, renflouant des baleines échouées) – sommeils endoloris sur la plancje atrocement mal matelassée.

     

    Lectures

    Assis quand il fait beau sur le banc de la place, le seul qui soit de bois non de ciment, avec de vraies échardes, la planche du milieu juste affaissée, tournant le dos à la Sainte Institution de l’Assomption, sans les filles, Ripa ne lit pas La Montagne sur le banc de bois mais des romans de Blouses Blanches, internes et toubibs de la Salpêtrière ou de Cochin : Corps et Âmes, Van der Meersch, 1943. Toute un tradition de romans médecins, Slaughter, Konsalik, jusqu’aux Nous Deux pour branlotines. Et pas de grabataires : rien qu’un beau nœud de conflits d’influences, de successions de mandarins. Entre audace et routine (substituer aux suralimentations de tubards le seul vrai traitement qui sauve ; lutter contre l’hydre Sécurité Sociale, qui permettrait aux pauvres, même immoraux, de contracter syphilis et blennos en toute impunité.

    Tout le monde crèverait. On s’habituerait. On enjamberait les cadavres. Comme à Calcutta. Ce serait le progrès. « Je confonds les personnages » dit Ripa au boulanger, qui ne sait pas de quoi il parle. Ripa dédaigne de préciser. « Un original ! Un orgueilleux ! - C’est à cause de la Vieille Infirme ! - Moi je l’enverrais en établissement. - À Aurillac. - À Montpellier. - Elle serait déjà morte. - Pour ce qu’elle vit... » Ripa lit sur son banc.

    Les fantômes de la Résistance 

    pleur,pleut,pleutre

     

    Dans le coin sud-ouest du foirail, le monument aux morts, des plaques de marbre de bric et de broc. On a résisté ici : Mont Mouchet, 120 morts, sans compter les civils fusillés. Quarante noms ici dans la pierre noire : EUGÈNE PAPON. Sans lien de parenté. Il n’est pas de St-Flour ce Papon. Tous les noms regroupés sur le foirail, à côté du banc. Dans Corps et Âmes un toubib fait l’opération de trop, celle qu’on n’a pas su refuser à sa « grande expérience », qui tue la femme d’un confrère. « Docteur, tu trembles, ton bistouri n’est pas un hachoir » ;

    Effractions

    Pensez, avec des lectures pareilles. Avec une vie pareille. Tous ces fantômes. Ripa visite les maisons vides, par effraction, le chat sur l’épaule comme empaillé de salon désert en chambre morte au papier cloqué de moisi, sous les biseaux parallèles des persiennes closes. « Tu les verras Coquart mes fantômes, si la lumière baisse. Quand passent les nuages. » Coquart pouffe : « Je suis là, un mère soixante et tout vaillant ! ...Si tu venais la nuit, je ne dis pas ! » Coquart visite de nuit, pour lui seul et sans lampe, ce que Ripa appelle « hors piste ». C’est pour ne pas alerter les gendarmes.

    Qui achèterait des maisons où des dingues se baladent pour l’émotion ? « Des Hollandais, des Anglais » Coquart, au commissaire. « On vous relâche Maître Coquart, tout le monde se connaît, mais faites attention ». Les Van der Meersch par exemple, emménagés depuis juin au-dessus de St-Ferrol, ils n’en ont jamais ressenti, de « présences », eux, mystérieuses ou non. « Les présences, c’est nous ». Avec leur accent Gouda-Mimolette. « On va, on vient, on claque les volets le matin, on va chercher notre lait, notre beurre. On est très heureux ici. Vous habitez un superbeau pays ». Bien assimilés, bonne langue française, aucun lien de parenté.

     

    Un monde dans la tête

     

    Corps et âmes est nul. Je n‘en lirai pas d’autres – ainsi La maison dans la dune. Un grand succès de 1932. Van der Meersch mourut en 51, à 44 ans et demi – tubard ? « Et Servandeau est pire que moi » confie Ripa aux infirmières. « Servandeau » (baissant la voix) « va dans les cimetières, il note tous les morts sur un carnet, il fait des statistiques : les dates, les âges, les sexes… un malade ! » Nul ne fait plus attention à ce que dit Ripa, ni à ce que dit Servandeau. Des originaux. Il y en a plein des comme eux. Les gens qui sont choqués passent leur temps à dire qu’ils ne le sont pas.

    Ils pourraient le faire interner. Le jour où Servandeau a fait le tour de la gare, qu’il est régulièrement question de fermer, avec son carnet, son stylo, son appareil photo. Il a tout épluché, tout photographié, les guichets, les quais, en prenant des notes et même des mesures. Peut-être qu’il va partir ? ...que la gare va fermer, définitivement, et qu’il s’en porte acquéreur à titre privé ? « ...et les rails ? » - rumeurs, rumeurs…

     

    CHAPTER THE TENTH

     

     

     

    Personne à St-Flour ne visite le Dieu Vert, à Notre-Dame-des-Laves ; on ne va pas voir ça, c’est pour les touristes – mais on sait qu’il est là, Protecteur : le Christ d’Émeraude exhibé dans sa crypte, 50 centimes la minute la Très Sainte illumination. Les Sanflorains n’entrent jamais là. Ripa, Servandeau, Coquaart, n’ont aucun don particulier de la prière. Ils n’obtiendraient rien : anticléricaux, ils matent à la sortie les externes et demi-pensionnaires du Polyvalent ou de la Conception rebaptisée l’Anticonception. Vautrés sur les bancs. Le 23 décembre, quinze Espagnols paumés descendent de leur car en frissonnant, flanqués d’un guide, et nos trois compères les suivent, graves, emmitouflés, tout ouïe.

    Greta née Gus, épouse Servandeau, vend des souvenirs dans le courant d’air, près de la sacristie de St Nicolas. « Vous ne venez jamais me voir, lâcheurs, instruisez-vous un peu ! Visite pour tout le monde, je reprends le stand tout à l’heure. Allez, Palais du consul, Musée populaire : tous de corvée ! » Le Palais des Consul(s) a des pièces très sombres. Greta commente pour les trois Français, à peine auvergnats, tandis que l’interprète trompette le cervantès comme un canard. Les lits d’époques sont solennels et rechignés, tendus de vert lourd et de dorures passées. Les lissiers savaient ce qu’ils faisaient. Ils vivaient ceints de murs ou de falaises : du solide. Nos lascars pris au piège laissent un maigre pourboire ; Greta joue le jeu : « Au musée ! » Tous s’y rendent, Espagnols compris.

     

    Musée

    Sur des clichés sépia trônent de sombres rangs de carcasses cantalaises, viellant, guinchant, s’amourachant et s’accouplant, non sans passions épiques et enlèvements cavaliers, vengeances et palpitations de cœur, comme au pays de Gaspard des Montagnes : Ripa se souvient, pour la vie, de la belle Anne-Marie, en ces temps où déjà les peaux des femmes, chose incroyable ! étaient aussi souples qu’aujourd’hui (momies de Thérèse ou de Soubirous sous leurs bières transparentes), aussi sucrées, cédant aussi volontiers sous le pouce de l’amant. Comme à présent.

    Telles sont les pensées qui vous fixent devant ces photographies raides aux sels corrompus, racornies sous leurs triangles de maintien.

     

    Cire et cercueils

    La salle des armoires bruit d’échos retenus, tous meubles alignés comme au magasin, rapetassés, vétustes et capturant sous l’encaustique le tenace effluve du vermoulu. Les charognes des aïeux tenaient à l’aise dans des cercueils étiquetés « Coffre à linge Pierrefort 1842 », « Chiffonnier Condat 1775 ». Le planchers rebondit sous les talons castillans qui les parcourent comme autant de pontons fléchissants. Les trois retraités de France n’en font plus qu’un, tels ces trois messagers de Dieu chez Loth le patriarche. Ainsi s’instruisent les sexagénaires de St-Flour.

     

    Le retour du guide

    Gréta née Gus après son service descend l’escalier monumental prenant derrière St-Ganzon, par où l’on dévale du Haut-Saint-Flour : larges pans de ciment, marches plates ménageant les vieux et claquant les jarrets : vaste construction venteuse ou broyée de soleil avec lacets, paliers aux bancs publics de ciment, portes opaques en planches ATTENTION AU CHIEN cachant des jardins – l’exact envers de cette ascension du Puch par le Puceau du même nom (Éditions du Tiroir

    Montée du Ganzon

    Soleil ou pluie

    Le jour et le nuitamment

    Fait crever l’vieux con

    dit le dicton. D’où la navette Haut-Bas (Autocars Ben Murat, 1980)

    Greta descend les 125 degrés. Elle est maigre et garde les cheveux en brosse. On ne la drague pas.

     

    Guillemets

    « Tant de grouillements ne sauraient rendre la vraie vie de St-Flour, sous-préfecture dynamique et regorgeant de toutes sortes. Qui suis-je, qu’un putain de défigurateur ?

     

    Panorama

    Ripa, gardien de Tante, se fait épier. Je crois, volontairement. Ne prends toujours pas femme. Rappelons que la courbure inférieure de son nez figure exactement le ganivet poitevin. L’habitation de cet « homme au chat » comprend trois pièces, dont une à l’étage. Personne n’y est admis. Près de l’âtre en bas, enflammé l’hiver et l’été, gît la vieille paralytique sur son lit orientable, financé par la SS, en français « Sécurité Sociale ». La pièce à main droite croule de livres où surnage un piano immobile et muet. Un soir qu’il fait bien sombre, Servandeau et son compère, Coquart, s’introduisent dans le vestibule : à gauche l’âtre donc et ses ombres mouvantes, la Tante endormie respire bruyamment.

    Montant sans bruit l’escalier dans l’ombre, ils sont surpris à mi-volée par le soudain tintamarre d’un accordéon : musique joyeuse et déplacée, avec trilles et tremblotements fébriles du Folklore Serbe. Ils se figent. De l’autre côté de la porte en bois, Ripa chante soudain, nasillard et métallique, poussant sa voix de toutes ses forces. « C’est du serbe », décide Coquart qui n’en sait rien. Le chanteur invisible se fait pathétique, l’accompagnement se résume à de gros soupirs de basses rythmées sur main gauche ; les trois auditeurs profitent d’une puissante reprise à trois temps pour dégringoler puis disparaître : la vieille ronfle, porte ouvert, à tout venant.

    Coquart et Servandeau alertent leurs honorables épouses, qui jurent le secret, quoique le son de l’instrument, vraisemblablement déterré du débarras, couvre tout un quartier de Ville-Haute. « Décidément dit Servandeau nous le connaissons mal. » Bientôt, les rares épousailles du pays accueillent les talents du nouvel instrumentiste, et couples cantalous de se démener sur les cadences de Nić ou de Novi Sad, avant de se rabattre sur les rythmes dits civilisés. Servandeau, Coquart, appesantissent leur espionnage : à peine dégrafées l’une après l’autre les bretelles du Hohner Fûnf , ils demandent à Ripa depuis l’estrade s’il ne pourrait pas réserver une soirée musicale à 4 ou 5 dans l’arrière-boutique du gazetier (ils sont bourrés à honte, comme jamais avant dans la vie).

     

    Le réfugiée

    Ripa les a rabroués, puis leur a répondu : « Les paroles, la langue sont de mon invention - mais ne me le reprochez pas : ils me prennent pour un Réfugié. Je fais semblant de mal parler français, question de bénéfices ». Ils tiennent le secret, mais pas question de récital privé. Ils se promettent même de ne plus monter l’escalier en douce : Ripa, méfiant ferme désormais la porte du bas. Certains soirs il écoute, assis dans le noir, poste à l’oreille comme en 65 : la musique arrive et s’en va, Ripa gémit pour soi un prénom jadis aimé ; si on savait.

    Si on savait on se foutrait de sa gueule.

    Déjà la femme Coquart l’appelle « Le Grand Apitoyé »...

    CHAPTER THE TWELF

     

     

     

     

    Quelques petites choses de Servandeau

    Servandeau, papetier, parfois petit dans la rête et les chaussons, se souvient des jours anciens et ne pleure pas : vérifier chaque jour, sur ses carnets antérieurs, ce qu’il a véritablement fait à cette même date telle année passée. Il empile ces agendas, ces memoranda (neutre pluriel) – autant de placentas placardés en bocaux – poussez – ne faites pas l’imbécile – ça va s’infecter – poussez donc – ne faites pas l’enfant !!! - Greta pleure, Greta est épuisée – plutôt la mort qu’un effort de plus – les Servandeau n’ont pas gardé l’enfant – observez bien ces vieux marchant à pas tordus sur la Planèze désertée d’enfants -

    Tant d’éducation si négligées, infectées, Servandeau paie très cher pour décharger son ancien temps gâté, de ce qu’il a rêvé, des listes de ce qu’il a lu au bout desquelles il crève. Il ne va plus vers d’autres, contemple au bout des bras les mains mêmes de son père et la même peau – les mêmes tavelures. Je me déferai note-t-il un jour de ces doigts gourds et des journées d’avant, je viendrai nu et pur devant les esprits des morts. Ce n’est pas une femme qui me prend la main mais la mort même, un rien, l’absence.

    « La mort et Dieu sont deux jumeaux vides »

    Servandeau n’est pas si bête.

     

    Le passé, justement

    ...Il ne lirait pas Rilke (les Conseils à un jeune poète). Il se promènerait de nuit dans les petits chefs-lieux fortifiés. Un chat le suivrait dans les pieds, Fridtjof Nansen ; il lui chuchoterait son nom sans cesse. Le Comité du Ciné-Club alias C.C.C. inviterait Bertrand Tavernier pour le plaisir intellectuel de la bibal municipale . L’Entraygues canalisée en crue aurait noyé un enfant de treize ans qui s’y serait jeté pour sauver son chien. Mort héroïque. Servandeau ne ferait rien ni ne penserait, ce qu’il appellerait les exercices funèbres. Telle Emma Bovary qui jurerait plonger dans les délices romantiques alors qu’elle se serait fait chier.

     

    Ripa-la-Rive sous les yeux de tous

    Ni rejeté ni véritablement aimé, son numéro mublic ne l’intéresse plus. À supposer que son semblant d’ami le rencontrât, que pourraient-ils se dire ? chacun sait de l’autre son goût des églises de campagne, même celles que Napoléon Neveu saint-sulpicien néo-gothique a dépouillées de tout mystère. Telle autre cependant de 1623 conserve l’inscription de son pilier commémorant trois nobles secourables aux prêtres réfractaires et pour cela guillotinés le même jour en leur très sainte compagnie. Nos héros échangent trois mois à ce sujet puis retombent dans leur silence. Sur le point de passer le porche Ripa, privé pour une fois de son chat sur l’épaule, se tourne vers l’autre pour l’inviter au cinéma.

     

    La pieuvre et le boulet

    Verront-ils cette horrible et tendre histoire où Jane soupirait d’extase au sein des tentacules empourprés ? ils n’en ont éprouvé aucun dégoût, satisfaits au contraire, purifiés de toute envie de baise. La semaine suivante ils ont vu Le boulet, où joue Romain Poelvoorde. « Le simple fait, dit Servandeau, de se trouver en salle face au grand écran, nous tient lieu d’intérêt pour de telles insignifiances ». Maia pour San Antonio, Depardieu ou pas, ils se sont endormis.

     

    Instruction publique

    Il est fortement question de replier la Sainte-Institution de l’Assomption sur Aurillac ou Thiers. Dommage : les sections de troisième circulant en ville, en rangs filles et garçons, dispensent encore « une saine animation ». Les vieux secouent la tête dans la meilleure tradition : quand les collégiens ne marcheront plus, l’herbe repoussera.

     

    Circulation

    Les routes se croisent au pied du Plateau. Tout le Conseil s’oppose à la bretelle d’autoroute. Mais bernique. Personne ne s’arrête encore, à part les indigènes. À Vermanjouls près d’ici, on n’entend plus parler qu’anglais, grec ou néerlandais. Servandeau, Ripa, Coquart, se retrouvent sue un banc, dominant le parking en plein air, à côté du débouché d’ascenseur souterrain. « beaucoup de bancs à Banfour ». - Bon titre dit Servandeau, pour un polar. Vérification faite, cette ville n’existe pas. À partir d’un certain âge, parler ou se tire, ça revient exactement à la même chose. « Je crois que c’est dans Cinema paradiso précise le notaire qui a des lettres.

    Mais c’est bien lui le plus bavard.

     

    CHAPTER THE FIFTEENTH

     

    « Sur le banc »

    Ce qui surnage une fois pour toutes, c’est le nez en couteau de Ripa, la brioche de Servandeau, le teint bilieux de Maître Coquart, appuyés sur leurs cannes, avec une certaine avance sur leurs âges – quoique le chat soit mort : un beau matin, crise cardiaque. « Curieux pour un chat » dit le notaire. Qui est le plus bavard. La vieille tante aussi est décédée. On a renvoyé à Clermont le lit « médical » : « Dix légumes en attente » affirme Ripa. « Héritage nul ». Ripa loge presque exclusiement à l’hôtel. On peut supposer qu’il y poursuit sa petite vie sentimentale. Toujours pas marié. « T’as vu la tronche de l’hôtelière ? - T’as vu la tienne ? » (et peu importe qui le dità.

     

    Discrètes avanies

    Ripa change de chambre. La femme de ménage transporte ses draps, en marmonnant c’est un malade. Il répond vertement que s’il était une femme il se branlerait trois fois autant, et que ça ne laisserait pas de taches. Sur les bancs les mêmes propos, espacés. La fin de trois vies en patois. Les deux épouses ont gardé toute leur tête. Elles n’ont jamais beaucoup aimé leurs maris. Au boucher qui disait, à propos d’on ne sait quoi : « Tâchez d’être sage ce soir ! » la femme Coquart a lancé, bien fort , pour que toute la boucherie en profite : « Oh mais y a longtemps que c’est fini, tout ça ! qu’est-ce que vous croyez ? Entendu sur le parking d’Intermarché de Mérignac le mercredi 8 février 2006, et transporté tel quel ici même, pour l’édification des générations futures).

     

    Nuages

    Le Conseil Départemental payant une publicité à la télé : « Notre département, terre de développement ». « Département dynamique ». Ridicule – pire, absurde ; ils ne vont donc pas finir par crever, tous ces jeunes ? C’est le sentiment général.

     

     

    Enchaînement

    Courant 23 un canot a coulé sur l’Entraygues. Six morts dans les remous de la prise d’eau. La conversation revient sur le fils Chingeon qui s’est jeté à l’eau pour sauver son clébard, le long de l’Entraygue en crue. « Un beau labrador, 25 kilos ». Il trottait en laisse sur le parapet, le torrent pleins bords, la bête qui tombe en s’échappant. Le garçon désespéré qui se jette à l’eau sans savoir nager. Les deux cris qui s’éloignent, le chien et l’enfant, au fond de la nuit bouillonnante.

     

    Ciel de traîne

    « ...au cœur de la France, une région en pleine expansion, au carrefour des routes ! Venez vous installer ! » Je veux un département qui crève. Serrer les lèvres, fermer les yeux tranquille. Un bon vieux pays tranquille où l’on n’entende plus que les derniers souffles des vieux. Puisque de toute façon faut crever.

    Vérité

    Les autres vous assènent leurs vérités. Tous bloqués à leur petit niveau. À leur petit palier de vérité. Comme des ascenseurs de puits, et trônant de là-haut : « Voici » disent-ils « la vraie vérité ». Petites perspectives de philosophicailleurs, vérités de confort. Mais ils se gardent bien tous autant qu’ils sont de pousser plus bas dans la terre, ce grain de poussière. À ce niveau terrible plus personne ne veut descendre, car le Crime, la Mort, le Désespoir, y trouvent pleine justification.

    Ce sont les petits vieux terribles appuyés sur leurs cannes qui expriment la fine essence de la pensée humaine.

    Délation

    On voit dans les rues de St-Flour un petit merdeux à casquette rouler des épaules en traînant derrière lui quelques admirateurs désœuvrés. C’est lui, le casquetteux, qui a poussé le petit Chingeon à la rivière. Même si c’est faux. Il faudrait une société composée de vieux ; de morts. Un bon vieux cimetière bien rangé. La Crypte des Capucins de Palerme, avec un incendie souterrain de temps à autre, histoire de se renouveler un peu. Les pompiers s’enfuyaient en hurlant, poursuivis par les momies en flammes. Les vieux rattrapés par la brûlante actualité.

    Sur le banc la Haine du chômeur, du Beur de banlieue.

    Les parents habitent à Mauriac, 4776 habitants, Cantal. Coquart sur le banc déclenche par mégarde la sonnerie du Commissariat. Il se voit menotté, il tremble. Pandore au bout du fil sans fil répond sèchement. Coquart se confond en excuses, proteste de sa bonne foi, l’autre, excédé, raccroche. Rien de plus jouissif que de se justifier auprès d’un flic. L’anus qui mouille.

    CHAPTER THE SEVENTEENTH

    Vide-grenier

    Une immense brocante derrière les remblais de chemin de fer. C’est un vaste espace cimenté, aux emplacements délimités : A, B, C, jusqu’à la lettre O. L’alpha et l’oméga. Ça grouille ferme.

    Les vieux d’esprit farfouillent, le cul en l’air. Tendent gauchement leurs reliques aux vendeurs qui les roulent. Et quand nos trois compères ont découvert un énorme volume, dépenaillé, traduit – L’Idiot, de Dostoïevski, tous trois partent en excursion le lendemain vers le château d’Alleuze, perché sur une arête entre Drer et Entraygues. Ils y arrivent à pied en fin de matinée. Et c’est là, dans les ruines, que Maître Coquart en fait la lecture. Ils n’en sont jamais revenus.

     

     

     

     

     

     

  • Les Quêteurs de beauté

    COLLIGNON

    LES QUÊTEURS DE BEAUTÉ

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 3

     

    ARENKA 6

     

    LE TEST 21

     

    VENTADOUR 7 P. 39

     

     

    LE CHEMIN DES PARFAITS 7 P.

     

     

    LE BUCHER D ELISSA 12 P.

     

     

    LES QUETEURS DE BEAUTE 13 P.

     

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 4 P

     

     

    MACCHABEE 17 P.

     

     

    LÉGITIME DÉFENSE

     

     

     

     

     

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 3

     

     

     

     

    "Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne me surprend pas. Ainsi -

    penchez-vous un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un jeune homme espagnol.

    - N'avez-vous pas appelé la police ?

    - Que pouvions-nous faire ? "

     

    ...Tanger en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de ronds-points,

    baptisés et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le rattachement

    de la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer et Tolstoi,

    au centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par un trou du mur d'enceinte.

    Dès l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons de verre.

     

    - Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre. Ou en face, je ne sais

    plus.

     

    Le jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec trois

    camarades. La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire est différente. Deux

    autres, puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les lampes brillent. Les

    plaisanteries tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on tourne ses

    bons mots en dérision.

    C'est un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a de grands yeux

    et les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs, l'entraînent par la brèche

    avec des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.

     

    "...et il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "

    On lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire en avant, il lance des

    ruades dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé ses jambes,

    il a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont d'indignes sanglots, des supplications - les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.

     

    "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " - le pauvre jésus ! comme il était mignon ! " ¡ Madre ! ¡ Madre ! La mère ne vient pas. Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent les présé‚ances :

    à qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent l'étroitesse, d'autres le confortable,

    le jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce n'est plus drôle.

    Il n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une seule immense

    sensation confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à qui jamais plus il ne se

    confiera surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent encore à

    l'instant ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante coulée dans son

    corps.

     

    "Vous avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur cinq étages, sans

    intervenir ? À vous rincer l'œil ?

    "Viens voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant

    "Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta police ? Tu

    t'imagine qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"

     

    "...Chaque seconde durait des siècles... »

     

    "...On voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent tous, va ! Tu penses

    bien qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.

     

    ...Je jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...

    "...On serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne s'était pas fait

    enculer! "

     

    Ils me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre, s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois que les Chardit nous invitent (...)

     

    ...Pedro Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus loin possible, avec

    tout un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée - bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles étaient femmes...

     

    ARÈNKA 6

     

     

     

     

    Pour les enfants qui lisent,

     

    espèce en voie de disparition...

     

    ARÈNKA 7

     

     

     

     

    Pourquoi chercher dans les rénèbres ?

    Je suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,

    Resplendissant chercheur drapé d'obscur,

    Alambic cérébral des céréales d'or.

    Pour moi, prends ce balai de caisse claire

    Et conduis-le au sein du tambour,

    Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.

    Un rien suffit à Dieu : tout s'effondre,

    Et le seul fait d'être regardé (...)

     

     

     

     

     

     

    ARÈNKA 8

     

     

     

     

    Il était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des voitures.

    Il n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres : on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.

    Pourtant, la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas au-dessous des nuages.

    Comme il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes sortes de merdicaments.

    Bien sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de très vilaines taches en surface.

    Ils eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des pyramides et l'Océan.

    Ils avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause

     

     

     

    ARÈNKA 9

     

     

     

     

    du tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.

    Ils fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.

    L'homme ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou "maîtresse".

    Tous les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la mouvoir.

    C'était comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu, chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui savaient même se réparer toutes seules.

    Elles savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ; à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à ARÈNKA 10

     

     

     

     

    purifier l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans, personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste, mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite, pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.

    Tellement ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide, qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes, pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire, commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef, je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.

    - Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.

    - Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.

    - Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.

    - Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant les bras.

    - Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un deuxième conseiller.

    - Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir. Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.

    - Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une fusée.

    - Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux quatre coins de la galaxie.

    - Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !

    ARÈNKA 11

     

     

     

     

    Fézir foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire mûrir les fruits artificiels.

    Vous voyez, tout était très bien organisé.

    Les marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.

    Sur chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient emporté.

    Il y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui pesait toujours, et même de plus en plus.

    Le chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour, Zirfé dit à Fézir :

    "Avez-vous remarqué cet enfant ?

    - Ce quoi ? dit Fézir.

    - Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...

    Zirfé avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.

    Fézir appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.

    "Je suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.

    - C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete. Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se prépare...

    - Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...

    - C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.

    Zirfé obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps, le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda, Gonzalès et Varaké.

    "Ces marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes, mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.

    "Envoyons donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous, général Albotchi !

    Le général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon réglementaire.

    Le départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas rompu.

    Les soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni armures, mais une espèce de couverture électrique invisible, appelée "champ magnétique". Par une opération de leur volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ou bien se mettaient à leur obéir. On voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.

    Arènka, au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.

    Quand les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre chez eux.

    Les habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats, les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de feuilles de platine, plus précieux que l'or.

    Les gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute façon, tout les amusait.

    C'est ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :

    bru,Brie-Comte-Robert,Texas

    "Les enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?

    - Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une aure planète.

    - Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir, et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.

    - C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.

    Le fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ; pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou bien "cra-cra-crac".

    Bref, un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur prendre leurs secrets de vie.

    - Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout ce qui était "chef" ou "en chef". Les expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes : les plus proches étaient les plus drôles !

    "Après tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires nous aussi'.

    Cette phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un malpropre.

    L'ont partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux se déplaçant très vite dans leur ciel.

    Bien entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.

    Les Arèenkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de loins étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se peignaient en vert totu le côté gauche, "afin" disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour écrire.

    Les Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans, fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre. On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes, lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.

    Ces deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef, car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle pensa vite à autre chose.

    Il fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges ! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres. D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de théories nouvelles.

    Tout cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les morts et leur faisaient des prières, ou ARÈNKA 16

     

     

     

     

    les Italophobes, qui ne croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :

    "Nous avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au chômage.

    Le fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien, et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient parfaitement heureux.

    "C'est parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait. Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.

    "Il nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle, une sorte de super-religion.

    - On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.

    Fézir le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.

    Le chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles qu'on connaîtrait.

    Bien entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient des vaisseaux sans gains.

    ...Mais à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait complètement idiote.

    "Ils n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un trou de balle !"

    ARÈNKA 17

     

     

     

     

    - Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents, et les privaient de dessert.

    - Mais si ! Messie ! répondaient-ils.

    - N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !

    On avait laissé trois prêtres par pyramide.

    À quoi les enfants moins bornés répliquaient :

    "C'est un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !

    - Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !

    Sic factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait". Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel, et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait, mais sans consommer de kérosène.

    Les prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.

    Sur l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux frais de l'État. Quand enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à trois dieux, etc.

    "Nom de Dieu ! s'écria le chef. Qu'on me balance tous ces prêtres en prison. Ils sont encore plus incapables que les professeurs ! ceux-là, grommela Fézir, ce n'est même pas la peine de les envoyer en expédition. Envoyons le Grand-Prêtre-En-Personne !

    - Moi je veux bien, dit Zirfé, qui décidément se prenait de plus en plus pour le Premier Ministre ; mais si on enlève le Grand-Prêtre-En-Personne, il ne pourra plus émettre les ondes antigravitationnelles a-x 24 wc² 44 bis et demi, et les pyramides se casseront la...

    - Et alors ! beugla le Chef en tapant du poing sur sa table transparente (mais il la croyait plus haute, si bien que son poing descendit plus bas, et qu'il se contusionna une couille) – comment faisait-on au début ? On va ramer ! Ressortez les vieux avirons du LXXXIIIe siècle !

    ARÈNKA 18

     

     

     

     

    - Le courroux vous égare, ô Votre Cheftainerie.

    - Possible, mais ça m'occupe.

    - Nous pouvons utiliser les échasses flottantes du LXXXVIe siècle, ce sera tout de même plus moderne, et nous n'aurons plus besoin de ramer.

    - Raison tu as, dit Fézir. Et convoque-moi le Grand-Prêtre-En-Personne.

    Le Grand-Prêtre etc. fit son entrée en titubant. Ce n'était pas un mauvais homme, simplement la religion lui était un peu montée à la tête : il se grattait toujours le nez en commençant par la gauche. Quand il apprit sa mission, il sauta de joie, et la pyramide fit une $

    embardée :

    "Je vais partir en voyage ! Je vais partir en voyage !

    Fézir et Zirfé se regardèrent en haussant les sourcils. Mais le Grand-Prêtre reprit une allure sérieuse.Il écouta le détail de sa mission avec une grande concentration.

    - Ce sera facile, dit-il. Jai le pouvoir de me transporter en plusieurs endroits à la fois."

    Il fit mieux : il rencontra personnellement les dieux de chaque religion connue, s'assit à leur table et discuta avec eux, pour connaître leurs intentions sur le monde. Il s'éleva jusqu'aux profondeurs insoupçonnées du ciel. Il se tint même au point d'où l'on aperçoit l'univers tout entier, comme une lointaine spirale.

    En même temps, il continuait à diriger, sur Arènka, toute la vie religieuse, et devenait de loin presque aussi important que le Chef en Chef. Et pendant ce temps les enfants se battaient dans la rue, pour rire. Ils écoutaient la télévision en direct de Dieu-le-Père. Ils étaient heureux comme des séchoirs à cheveux. Pourquoi les séchoirs à cheveux ne seraient-ils pas heureux ?

    Un jour le Grand-Prêtre etc. se dégonfla et reprit dimensions humaines. Il se grattait le nez, à présent, des deux côtés à la foi(s), avec et sans "s". À toutes les questions sur son voyage spirituel, il ne répondait que par un haussement d'épaules très fatigué, très majestueux. Le Chef en Chef conlut que le Grand-Prêtre connaissait un secret tellement grave que ce devait être là, précisément, le vrai Secret.

    On cessa de l'interroger. On organisa des sessions de méditation collective : chacun sur Arènka se concentrait à la même heure , le mieux possible. Le résultat fut que des pyramides se heurtèrent, d'où un grand nombre de blessés.

    ...Fézir et Zirfé, longtemps plus tard, se promenaient ensemble, les mains dans le dos, tête basse.

    "Qu'allons-nous faire ? se disaient-ils. Pourtant nous sommes riches, et, mieux encore, nous savons tout.

    À ce moment ils passaient près d'un enfant, dont on ne pouvait savoir si c'était un garçon ou une fille. L'enfant traçait dans le sale un cercle avec un bâton, puis un carré autour du cercle, puis un triangle autour du carré, puis un ovale autour du triangle qui était autour du carré qui était aurout du cercle (c'était un très gros tas de sable).

    Les deux adultes reçuren un choc électrique dans le cerveau.

    "Où as-tu appris ces signes ? demanda le chef.

    - À votre école.

    - Je veux dire, cette façon de les imbriquer l'un dans l'autre ?

    - J'ai trouvé tout seul. Beaucoup d'autres enfants l'ont trouvée aussi, et nous jouons ensemble à celui qui aura trouvé le plus grand nombre de dessins possible.

    - Regardez, Chef" disait Zirfé, le bouffon : "le triangle de Dieu, les points cardinaux, le cercle du Serpent qui se mord la queue..."

    Ils se turent. Au lieu d'admirer, ils devinrent jaloux, et le chef regretta que les prisons fussent abolies sur Arènka : il y aurait fait jeter l'enfant, garçon ou fille, pour insolence. Mais celui-ci ou celle-ci continuait à tracer des signes dans le sable artificiel : cela formait à présent comme un labyrinthe, et malgré soi l'on était forcé à le suivre des yeux.

    On ne pensait plus à rien, mais on se sentait merveilleusement calme et intelligent.

    "Nous connaissons cela, dit Fézir. Ces dessins s'appellent des mandalas. Nous les utilisons pour méditer : il faut suivre un par un tous les détours du labyrinthe avec les yeux. Quand on arrive au centre du mandala, l'esprit du Dieu descend en vous. Cet enfant n'a rien inventé.

    Cependant le fou du chef avait réussi à parcourir des yeux le mandala à toute vitesse. Il se sentit très fort et très intelligent. Il pensa qu'il ferait lui-même un excellent Chef en Chef. Il foutit son poing sur la gueule de celui qui se trouvait précisément à côté de lui, et après quelques manifestations de tunnels (il n'y a pas de rues sur Arènka) devint chef lui aussi.

    L'enfant devint son premier ministre, ce qui fit beaucoup rire. Les lois qu'ils faisaient tous les deux n'étaient pas si mauvaises. Ainsi, les horaires d'école ne furent plus obligatoires, mais comme ARÈNKA 20

     

     

     

     

    les élèves avaient davantage envie de travailler, ils apprirent davantage. On fit en sorte que tout pût fonctionner sans chef ni sous-chef.

    Tout le monde était heureux, grâce aux enfants, qui avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient, et qui pourtant ne commettaient pas trop de bêtises, puisque ce n'était pas interdit. Et puis un jour on s'aperçut que tout le monde, hommes et femmes, commençaient d'avoir les cheveux bouclés ; puis ils se voûtaient ; puis ils prenaient une voix de mouton !

    Bientôt ils ne savaient plus dire que "bêêê" et marchaient à quatre pattes, ce qui n'est pas commode pour tenir un cornet de glace. Mais les nouveaux moutons n'aimaoent pas l'herbe artificielle. Les enfants qui n'avaient pas été transformés en moutons heureux s'aperçurent que quelque chose s'était déréglé.

    "Bon, dit l'enfant, plus personne ne s'ennuie, mais tout le monde est devenu bête. Inventons autre chose". Il réfléchit beaucoup avec l'ancien fou du Chef, et ils imaginèrent de remettre en route les pyramides, l'une derrière l'autre, pour quitter la planète et son grand océan de mercure, et visiter toutes les autres, qui avaient déjà reçu les marchands, les militaires, les ethnologues et même le Grand-Prêtre, avec des majuscules, à présent Grand-Bélier au Parc 33.

    Décidement, les Arenkadis les avaient bien fait rire, tous ces habitants d'ailleurs.

    Le voyage durerait très longtemps, puisqu'on connaissait déjà trois cent quarante-six planètes et qu'on en avait découvert cinq cent soixante-huit autres, soit 914 en tout ! Que de fêtes, que de réceptions, que de soirées théâtrales en perspective !

    La planète de mercure, Arènka, resta toute seule. C'est là qu'on va maintenant s'approvisionner pour les thermomètres médicaux du monde entier, et les fusées pour Arèenka ont une forme de thermomètre pour mieux glisser entre les planètes. Les enfants et les adultes d'Arènka visitent tout le monde.

    Quand ils ont fini, ils recommencent leur tour. Il n'y a plus de moutons. On les a mangés. Quand les pyramides volantes descendent l'une après l'autre, on dirait une écharpe qui se pose doucement sur le sol. On mange ce qu'il y a sur l'autre planète, on donne en échange tout ce qu'on a rapporté des longs voyages d'esploration.

    Regardez bien dans le ciel : on dit que les habitants d'Arènka viendront bientôt sur la terre.

    Le rideau est levé.

    Il règne la tension d'une assistance profondément avertie.

    Le spectateur n'est-il pas cet homme assis sur scène à son bureau de fer ? dans un carré de lumière. Il a cinquante ans, le front austère et rogue.

    Les placeuses introduisent le dernier acteur. Des égards lui sont témoignés, puis elles remontent, de part et d'autre, vers les portes dont elles font soudain claquer les verrous. La lumière s'éteint dans la salle.

    L'homme sur scène a baissé les yeux, tiré puis repoussé le grand tiroir central, prend un dossier. Face à lui l'accessoiriste dispose un fauteuil gris, avachi sur ses tubes.

    Sort l'accessoiriste.

    Entre côté cour un secrétaire apportant par le dos une chaise à pieds clairs, pinçant lui-même des lèvres trois feuillets, écartant à bout debras son stylo ouvert : son nom parcourt la salle. Il est très grand, voûté, coiffé court et le front bas. Ses lèvres sont serrées sous les moustaches. Il a un rictus.

    Il ne porte pas de cravate. Mais un chandail gris fer, douteux.

    Il s'est assis près d'un haut fichier à glissière, a posé sa liasse sur les genoux, remplit un imprimé à petits coups.

     

    X

    X X

     

    Le président sort un cigare du gros tiroir latéral, puis se tourne vers les coulisses.

    Bredouillis provenu des coulisses :

    "Vous attendiez ? Qu'est-ce que vous attendiez ? Qui vous a dit d'attendre ?

    Le président range son cigare. Le tiroir se referme avec un bruit mou. Le bredouillis se fait chaotique.

    " Pas du tout Monsieur, pas du tout ! "FRAPPEZ, PUIS ENTREZ". C'est écrit sur l'écriteau.

    Bruit de battant côté cour. Un homme entre de dos, titubant, les genoux lâches. Le public

    LE TEST 22

     

     

     

     

    rit à contreremps. L'inconnu se tourne, les rires cessent. "Nous allons voir" soupire une riche femme. Les murmures s'éteignent. L'homme s'assoit de trois-quart arrière. On le voit mal. Le fauteuil étant éloigné du bureau, il s'appuie des coudes sur les cuisses.

    "Mettez-vous à l 'aise. Un verre d'eau ?

    - Non merci.

    - Nous connaissons votre dossier. Nous vous épargnons "identité, âge, profession"...

    Le fonctionnaire balaie le bureau de ses mains ouvertes, tripote un tampon.

    "Supposons que vous ayez là – il désigne un écran – une forêt".

    Apparition à l'écran d'arbres secs, parallèles, charbonneux.

    "Forêt", répète le secrétaire. Sa voix est nasillarde.

    L'individu s'exclame imprudemment que ce n'est pas là une forêt, mais plutôt des rangs d'oignons, un plant de tulipe... "Un dessin d'enfant !"

    Le président sourit, dédaigneux. "Une forêt, ça respire, ça prolifère..."

    Sur l'écran, tout se passe comme il a dit : une explosion d'émeraude imprégné de soleil, zébré de rameaux torses, jusqu'aux bords de l'écran.

    - Et avant la forêt ?

    L'homme se tasse :

    "J'avance. Un champ labouré monte vers l'horizon. Je marche dans la terre. Au bout, c'est la forêt. J'entends déjà son grondement. Je me hâte.

    " C'est une palissade de troncs blancs serrés...

    - "Blancs" ?

    Le greffier lève la tête :

    - Pourquoi ?

    Il replonge dans son dossier.

    - Poursuivez, dit le Président.

    - "...comme des incisives. Je crois pouvoir franchir – à ce moment, des buissons me barrent l'accès – de hautes ronces, en barricade d'un tronc à l'autre."

    Un spectateur se lève. Il tient son registre au creux du bras :

    "Je voudrais savoir si Monsieur possède une vue d'ensemble de cette forêt. S'il ne peut pas

    LE TEST 23

     

     

     

     

    voir, de très haut...

    - Rien dit l'homme, je suis au ras du sol.

    - A-t-elle des limites ? demande le président.

    - Ma forêt ne finit pas. Je ne conçois pas, je n'imagine pas ses limites. La Forêt m'est donnée.

    " J'entre."

    Le président s'impatiente.

    - C'est très touffu. Les ttoncs se battent dans le vent./

    - Tout à fait normal. La forêt est un lieu sombre; illimité. C'est ainsi qu'elle nous apparaissait.

    Ou bien, dit l'homme, je me redresse le buste d'un seul coup, je me jette les bras tendus, j'ai peur des ronces, qui me griffent, je coupe des lianes, du bois mort coupe mes pieds. J'écarte les coudes, j'étreins les épines.

    L'écran le montre qui perd l'équilibre, reçoit des balafres, un animal passe au premier plan, le public rit.

    Le greffier tend un verre d'eau, l'homme boit puis se renverse sur son fauteuil. Il se cramponne. Reprend une gorgée puis rend le verre. "Entrer en forêt" dit-il. "Entrer en religion".

    Le président ne répond pas, se tient près de lui, lui prend le pouls. Le patient ajoute :

    "J'ai fanchi le talus. J'entends la forêt qui se referme. Je vais mieux.

    Le juge passe dans son dos, pose le verre, se rassoit.

    - Je débouche dans un sous-bois. Les arbres sont mal disposés. Des fourrés vont encore à hauteur d'homme d'un tronc à l'autre. Des viornes bombent leurs hernies au niveau du cou.

    "J'entends des guêpes.

    "Je vois des troncs couchés pourris, des fondrières, des champignons glissants. Le regard bute sur les fûts, se perd dans les profondeurs.

    L'homme prend une inspiration :

    "J'ai trouvé ce que je vais faire.

    - Vous auriez pu... - le président ouvre les bas – découvrir une plantation, bien alignée...

    - Non, non...

    - ...entre des sapins rouges, sur un tapis d'aiguilles... (inscription sur l'écran de ce paysage, le public flaire).

    - Non.

    Le président tourne entre ses doigts une règle d'ébène aux arêtes de cuivre.

    - Il y a beaucoup de feuilles, dit l'homme.

    Il est soulagé d'un grand poids. L'écran se couvrant de feuilles naïves avec un oiseau, chantant sur une tige, la salle éclate de rire.

    Temps mort.

    Le président hausse les épaules :

    - Vous débouchez sur un chemin.

    - Je ne savais pas qu'il existait un chemin." L'homme croise les jambes et se met à fumer :

    - Juste un sentier à suivre... (il le trace en l'aur du bout de sa cigarette).

    - Conformiste, dit l'assistant.

    L'homme se retourne :

    - On ne vous entendait plus, le sous-fifre.

    - Seu Ilhães ! tonne le Président. De la tenue !

    L'assesseurincline la tête.

    - J'ai inventé ce sentier, dit l'homme.

    - Taisez-vous. Le clope.

    Il l'abat d'un revers de main.

    - Sur ce sentier, bien visible" – inscription sur l'écran – "une clé."

    - Une clé ?

    - C'est bien encombran, Seu Ilháes. Ni petite, ni rouillée – non ! Énorme. Étincelante.

    - J'hésite.

    Au premier rang la riche femme s'indigne.

    - Vous n'avez pas d'idée, fait le président ? Craignez-vous une décharge électrique ?

    - Précisément, dit l'homme.

    Il prend la clé, la met dans sa poche.

    - Et puis ?

    Le juge est apoplectique.

    - Et puis c'est tout.

    - Vous savez c'que c'est, qu'une porte ? crie le président. L'homme ne réagit pas aux cris.

    LE TEST 25

     

     

     

     

    Le président contourne son bureau, marche sur Ilhães d'un pas pesant. Il hurle :

    "Quelqu'un a perdu une clé !

    Ilhães allume posément sa seconde cigarette, l'ôte de sa bouche (petit bruit sec du papier) :

    - Je n'en ai rien à foutre", articule-t-il.

    - Vous la fourrez – comme ça – dans votre poche ?

    - Avec mon mouchoir par-dessus.

    - Sale facho, hurle l'assistance, sale facho !

    Le secrétaire lui a sauté dessus et le claque. Le président l'arrête d'un geste.Tous deux vont se rassoir en se tournant le dos. Ils tournent égalementle dos à Ilhães qui s'est dressé :

    - Je n'accepterai pas...

    - ...vous prenez tout, coupe sourdement le juge, amour, argent – "mais vous aimer, moi, vous accorder un sourire, un merci ?" - pour les plaintes" – il désigne son bureau – "c'est ici".

    La salle s'égaya.

    Le secrétaire a les pieds alignés sur son barreau de chaise. Le patient se rassoit les yeux bas mais luisants.

    La voix du juge, imbibée de douceur :

    "Nous ne sommes pas là pour vous persécuter, Senhor Ilhães. Il est indispensable pour votre bien-être – vous le savez – que nous nous prêtions à l'expérience" – il se désigne modestement - "jusqu'au bout".

    Il ajoute même que si le patient n'en doit pas retirer un plaisir extrême, une maison, une habitation apparaît au milieu de cette forêt :

    "Comment la voyez-vous ?"

    L'homme ne réagit pas.

    "Avez-vous peur ?

    - Pas du tout. Simplement, le toit est effondré. C'est une hutte, une espèce d'abri. C'est un tas de bois humide.

    - Humide ?

    - Il s'est mis à pleuvoir.

    - ..."à pleuvoir" dit le secrétaire (sur l'écran : une hutte effondrée, le sol détrempé ; des moussent qui

    LE TEST 26

     

     

     

     

    suintent, des rondins : entrée basse et triangulalire, dont on voir le reflet dans une flaque. Travelling arrière :un sentier, un creux regorgeant d'eau).

    - ...elle a dû s'effondrer sur ses occupants, dit le juge – un bras coincé paraît à l'écran, s'efface – une main crochue – pauvres parents, dit le juge, infirmes, perdus...

    - Il n'y a personne, coupe l'homme.

    - Mais s'il y avait quelqu'un, coupe le juge.

    - Ce seraient deux vieux sur un banc, courbés sur leurs cannes...

    - Conventionnel, coupe le secrétaire.

    - Ils seraient morts.

    - Et vous n'allez pas saluer vos parents dit le juge ?

    - Ce ne sont pas mes parents, ce sont des vieux.

    Grondements du public.

    - J'espère qu'ils ne m'ont pas vus.

    Protestations, confusion.

    - J'ai horreur de rencontrer des gens dans MA forêt.

    Clameurs congestionnées du juge. Il bat du bras sur le bureau.

    - ...c'est un cimétière, que j'aimerais trouver dans votre forêt. Mais vous n'en avez pas prévu." La vois de l'homme a baissé. Il laisse pendre les bras, soudain vague. Le président s'est adossé, la main sur les yeux. Or, le secrétaire leva sur son maître les yeux d'un chien. Le juge aussitôt claqua des doigts vers la coulisse, côté cour.

    Une femme apparut.

    Le secrétaire tend ses notes à cette femme, son stylo, le carton d'appui, revient fermement vers le prévenu, le saisit aux cheveux, le tourne assis face au public. Un faisceau dur tombe d'en haut. Jorge Ilhães a le visage hâlé, des cils très drus, ses bras pendent toujours.

    - "Le lac", dit le juge Fries.

    La secrétaire s'agite sur son siège, dit que c'est impossible.

    - Qu'est-ce qui est impossible, Mademoiselle ?

    - Je ne peux pas me représenter ce lac... du bleu, du bleu, mon Dieu, je ne peux pas !

    - Vous n'êtes pas interrogée. Notez, sans plus.

    - Mon stylo ne marche plus.

    - Taisez-vous, dit le juge. Le secrétaire lâche les cheveux, repousse violemment la tête du condamné, disparaît en coulisse côté cour. (Sur l'écran, le lac fixe, "californian blue". Tout l'écran est envahi). Le président demande :

    - Décris le lac.

    Voix brumeuse de Jorge. Paysage précisé à mesure : une étendue grise à présent, des rivages mangés de roseaux. Des branches qui trempent.

    Sur la rive opposée, à l'écran, passent de grands sauriens.

    La secrétaire souffle sur la pointe de son stylo, rougit, écrit précipitamment.

    "Le soir tombe", dit Jorge.

    Il ajoute : "J'ai froid". La salle retient son souffle. Fries relance le condamné :

    - Que faites-vous ? ...peut-être faut-il vous pousser ? ...auriez-vous peur, faites-vous le tour, demi-tour, prenez-vous des photos ?

    "Pissez, agissez, agissez donc !

    Le public :

    - Plonge ! Plonge !

    Ilhães, trempé de sueur, exorbité, avale sa pomme d'Adam, fixe la jupe de la secrétaire ;le juge suit le regard de Jorge, éclate :

    "Mademoiselle, cessez de vous branler !

    - Mais je ne me branle pas !

    - Et vous, là, qu'est-ce que vous en faites finalement de ce lac ?" (Sur l'écran, partant de l'accusé vers la rive, descend une faible pente semée de galets sales) (Plonge ! Plonge !)

    - Moi je nage, dit le juge soudainement calmé, sereinement renversé sur son fauteuil.

    - Oui, dit l'homme timidement.

    - Oui quoi ?

    - Je fais des ricochets.

    Le public éclate de rire ( - Vos gueules !)

    - ...j'enlève mes chaussures, je me trempe le bout des pieds, je fais passer l'eau et les cailloux entre mes orteils – j'ai retroussé mon pantalon...

    - C'est tout ?

    - Il y a trop de boue."

    Fries se tourne brusquement vers la secrétaire et joint le geste à la parole :

    "Regarde. Pas de culotte (Écarte les cuisses) – qu'est-ce que tu fous, Ilhães ? ...Moi, moi ! Qui suis un individu normal, je prends ma gaule – et je pêche !"

    Il frappe du plat de la main les cuisses de la femme.

    "Ça ne t'excite pas ? Ça ne bande pas, là-dessous ?

    Le Portugais, dans un effort démesuré :

    - Plus je bande, plus j'ai peur."

    Le bras de Fries retombe d'un coup. Il se voûte, ses traits s'abattent, il s'affale sur son siège, la secrétaire rabat sa jupe (je me trempe les doigts de pied dit-elle, je joue dans les cailloux) la lumière baisse, le juge se passe encore la main sur les yeux :

    "Reviens, Nicolas ; je n'en peux plus.

    Un autre juge fait son entrée. C'est Nicolas. Il est plus frais, plus âgé que son collègue. Il est accompagné du Secrétaire Précédent, lavé, rasé. Fries disparaît en coulisse, côté cour. Le vieux juge rajuste sa cravate, sourit :

    "Voulez-vous une poire ?

    - Non merci, répond l'homme.

    Fries refuse également.

    Le secrétaire prend la poire.

    "Voyez devant vous (dit Nicolas) un Lion. Un vrai lion, bien en chair, gras, doré.

    Il tient ses mains jointes, doigts entrelacés, sur le bureau : "...que faites-vous ?"

    Ilhães s'est à présent détendu. Son inquiétude n'est plus que la grande attention d'une partie d'échecs ou de bridge :

    "Cela dépend.

    - Oui ?

    - Est-ce que le Lion m'a vu ?

    - ... plait-il ?

    - S'il m'a vu, s'il ne m'a pas vu, c'est très différent... "

    Le second juge désigne un document sur le bureau : "Ce n'est pas précisé, Senhor Ilhães. Le formulaire ne le mentionne pas – que feriez-vous, Mademoiselle... - Hyacinthe, monsieur le juge.

    - ... ? - Je lui planterais un bâton enflammé dans la gueule, je le (belliqueuse, buste haut) – le public applaudit en riant -

    - ...et vous ?

    -...à supposer qu'il ne m'ait pas vu...

    - Sinon ?

    - ...y a-t-il un arbre – je vous demande cela voyez-vous parce qu'il se trouvera toujours un trouillard – ton méprisant – pour revenir sur ses pas...

    - ...se jeter dans le lac, ricane Fries – revenu s'assoir côté cour.

    Sur l'écran le lion remue faiblement la queue. Il est tout colorié d'un jaune paille uni.

    - Je mrche tout doucement, tout doucement" – à l'écran un pantin décati s'éloigne en levant haut les genoux et les coudes (rires)- "et je fais un grand, grand détour pour l'éviter, à tout prix, sans faire le moindre bruit.

    - Fuite des responsabilités, diagnostique aussitôt Fries.

    - Quel âge avez-vous ? dit le Second Juge.

    - Trente-six ans, répond l'homme.

    - Une honte, assène Fries.

    Le Second Juge pivote vers lui, qui récite :

    - "Un homme de 36 ans qui n'est pas parvenu à son but ne l'atteindra jamais. Trente-six ans est l'âge de la créativité maximale".

    Nicolas pousse un profond soupir.

    Il atteint au sommet d'une pile un imprimé qu'il pose devant lui et parafe énergiquement ; le juge tend la feuille à la femme, qui se retire.

    La scène a repris la couleur jaune. Fries reste debout, derrière la chaise vide. Ilhães est de trois quarts. Chacun dans son silence et son jaune sale.

    Le juge se dirige vers l'écran, une règle à la main :

    - Soient une droite x

    une droite y, parallèles.

    - Soient deux perpendiculaires

    grand A &

    grand B.

    Nous dirons qu'aucun entier pris dans l'ensemble / E / ne peut se déterminer hors du quadrilatère ainsi formé – bref, c'est un mur. Rigoureusement infranchissable. Même par-dessous.

    - Nous sommes donc sortis de la forêt.

    - Exact. Pour la dernière fois, accusé, que faites-vous ?

    - Rien.

    - Réfléchissez.

    - Vous me dites : "rigoureusement infranchissable".

    - Illimité dans les deux sens, précise Fries.

    - Je ne peux donc rien y faire.

    - Vous n'essayez pas de le franchir ?

    - ???

    - ...N'avez-vous pas au moins envie de savoir ce qui se trouve derrière ?

    - ...je peux m'approcher du mur, l'examiner : les insectes, les fourmis du mur ; les brins d'herbe ; compter les écailles de la pierre, gratter de l'ongle, regarder le grain de la pierre avec une loupe... le monde entier se voit sur la paroi du mur – c'est la din du voyage, n'est-ce pas ?

    Les deux autres demeurent silencieux.

    - Vous auriez pu me prévenir... murmure-t-il.

    Le juge et l'assesseur se regardent avec une stupéfaction hagarde :

    - ...d'habitude... d'habitude, tout le monde veut franchir...

    - Percer un trou...

    - Un tunnel...

    - "Infranchissable", vous avez dit "Infranchissable".

    - Vous pourriez pisser dessus, ricane Fries.

    - Elle est vieille, celle-là, dit le juge.

    - Il y en a même qui rebroussent chemin.

    - ...À moins que vous craigniez de retrouver le lion ?

    LE TEST 31

     

     

     

    Le président se lève et se place devant le bureau, à côté de Fries.

    On entend distinctement un cliquetis en coulisse côté cour.

    - Il n'y a rien après ce mur ? N'est-ce pas ? C'est terminé ?

    Les deux hommes se dérobent.

    Le cliquetis devient un rytjme. Un peloton d'exécution fait son entrée.

     

    - Arme... au pied !

    - Les autres veulent tricher murmure Ilhães. Pas moi.

    Le mur du fond s'enlève, découvrant la perspective d'une infinie muraille blanche qui se perd en oblique, tandis que bureau, fichier, tirés par d'invisibles câbles, rentrent dans leurs coulisses respectives. Applaudissements.

    "Tournez-vous.

    Ilhães se tourne :

    - Je vois la pierre. Le labyrinthe de la pierre : tout un réseau d'allées, d'anfractuosités...

    Les soldats se placent en ligne.

    - Que voyez-vous encore ?

    - Je vois le sable; une fissure ; un joint qui s'étale ; un brin de pariétaire.

    - Et des fourmis ? Voyez-vous des fourmis ?

    - Je les vois. Les unes montent, les autres descendent ; elles s'effleurent des antennes, puis reprennent leur chemin.

    - Comptez-les !

    - Une... une autre... trois, quatre... cinq... six...

    - Feu !

    Jorge Ilhães s'effondre.

    Le public s'apprête à sortir, bruissant de satisfaction : "un excellent spectacle en vérité". Chacun se retourne pour prendre son manteau, son châle, mais la lumière ne revient pas. Les ouvreuses restent au pied des portes verrouillées. Le fichier, le bureaun reprennent leur place, par une ingénieuse application de la technique.

    Au milieu du plateau le juge fixe le public :

    - Suivant !

     

     

     

    V E N T A D O U R

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    au regretté Hernri-Paul

    EYDOUX

    auteur des

    "Châteaux Fantastiques "

     

     

     

     

     

    Blanche, sur la muraille, tendant son cou de reine, chevelure en encensoir, est le Seigneur de Ventadour. Moi, Noble Sire de Ventadour, octogénaire et fortuné – je te défie, méprisable Cœur de Lion – deux enfants surgissant des fourrés, criant Montjoie ! dont l'assaut s'est brisé

    Premier Enfant Cache-toi Richard ! Je ferai le traître pour toi.

    Il rejoint Blanche sur le mur

    Manant dit-elle, je t'engage. Or balaie cette chambre".

     

    Èbles de Ventadour est un vieillard austère. De son cou pendent les fanons. Sa bouche est

    VENTADOUR 32

     

     

     

    tordue d'un coup qu'il a reçu. Il paye mal, et peu. Il ne veut pas mourir, son valet vieillit dans l'indigence. Une nuit donc, ayant versé dans le vin fort une male décoction, le serviteur saute de son lit de sangles, car le seigneur le fait dormir auprès de lui ; Philippe tend l'oreille, au-dehors la pluie bat la campagne, les braises chuintent sous les gouttes, le vieux vicomte dort.

    S'habiller dans le noir et lever le loquet : c'est un instant. Le portail d'écurie grince etla pluie redouble. Il chausse son cheval d'épaisse étoupe. Allons visiter Geoffroy-Tête-Noire. Ne chauvit pas des oreilles. Le mercenaire est un brave homme autant que nous deux, prends garde aux pavés de la cour.

    Il mène la monture par la bride.

    Èbles se fie bien trop, par ces temps où les bandes écument le pays, Francs ou Anglais, il n'a aujourd'hui que six gens d'arme, l'un à l'entrée, l'autre à la souricière : "c'est un long couloir (...) en chicane, accessible aux piétons, pas même à des bêtes de charge", Eydoux scripsit "Des châteaux fantastiques". "Je vais" dit le serviteur au garde qui dégouline sous son bassinet "tendre des pièges

    - Par ce temps ! dit l'homme d'arme. Vraiment le comte mène bien son monde !

    Philippe dit que oui.

    Il est sorti serrant sous sa pelisse la clef entre les côtes. Lapente est rude à la descente et le torrent grossit. Geoffroy Tête-Noire loge sur l'autre rive.

    - Noble fils de pute - où cours-tu sur ta rosse ?

    - Voir Geoffroy Tête-Noire.

    - Saint Geoffroy vérole la noblesse ! Qui t'envoie ?" Son visage levé grimace sous l'averse.

    Philippe entrouvre son manteau : "La clef..."

    L'autre : "Descends".

    Il le fouillz : point d'armes.

    Qui dit clef dit porte. âtea

    La troupe à Geoffroy bivouaquerait bien mieux ici que sous les roches ; courants d'air et cendre dans les plats. Philippe suit l'homme, "D'où viens-tu ? - ...de Ventadour. Je ne parlerai qu'à Geoffroy" la pluie roule. "Qu'as-tu besoin du Tête-Noire ?" (plus bas) dis-moi où va la clef puis va-t'en Philippe ne répond pas. Tu veux être des nôtres ? - Non répond Philippe. Un temps. "J'ai mes conditions". Le garde crache à terre voilà bien de l'impertinence – moi aussi, ajoute l'homme, j'ai mes conditions – il montre une lame à son poing; Philippe fait observer que s'il meurt, plus de château. "C'est juste" dit l'autre en rengainant. Le sentier monte encore. La croupe oscille et s'élève sur le sentier, le ciel éclaircit ses branches sur les nuées, des gouttes tombent du croissant de lune, il s'ouvre une clairière bosselée, à l'herbe grise, à sa lisière une ombre quel'homme a frappée du pied : "C'est ainsi que tu veilles, cornard ? - Je m'étais assis répond l'autre en se massant assis assoupi c'est tout un – Pourquoi n'as-tu pas tué celui-là ?

    Le barbu tire alors de son sein la clef d'or en grimaçant d'un air avantageux – mais s'il menje le tue.

    On entraîne Philippe vers les roches et le repaire. Un rideau de peaux retombe après leur échine tandis que monte une odeur faite de cuir mouillé, de souffles lourds et de relens douteux. Sur des tréteaux repose un corps de femme auréolé d'une seule chandelle. Le corps semble se consumer lentement. Derrière lui se distingue l'ombre d'un veilleur murmurant qu'elle est passés tantôt, que c'était un garçon. L'autre les laisse seuls en compagnie du corps, et le veilleur ne cille pas. Tête-Noire sort de l'ombre et regarde la morte, puis Philippe :

    - Combien veux-tu ?

    Les survivants se sont levés pour suivre le marché : la forteresse de Ventadour, ses courtines, sa tor, son roc inexpugnale au-dessus des ravins, pour 6 000 tournois. Philippe défend son prix comme de son bien propres. Les autres hurlent et rient près de la morte. Geofffroy Tête-Noire considère Philippe avec indulgence : "Tu auras ton argent comptant sitôt que tu verras, dans le bayle, pendre ton maître au-dessus du bûcher".

    Philippe demande qu'on ne lui fasse aucun mal. Qu'il soit conduit hors du château. Lui et ses gens, avec honneur. Les rires s'épaississent. Le maître ensuite pourra gagner telle retraite qu'il lui plaira. Tête-Noire a fait taire ses hommes. "Qu'il en soit fait ainsi qu'il est demandé ; à présent guide-nous, car c'est sur-le-champ que doivent s'accomplir les bonnes résolutons".

    Les buffleteries s'agitèrent dans la pénombre.

     

    X

     

    Bien qu'on n'ait trouvé aucune trace de sépulture dabs ka chapelle même, "des sondages menés dans la petite chapelle latérale sous le niveau du XV e s. accusent d'importants bouleversements". (H.P. Eydoux).

    En effet, Geoffroy Tête-Noire avait imaginé reposer dans la chapelle du château. Ne l'avait-il pas bien largement dotée, "pour les réfections" ? N'en était-il pas devenu, par le droit de sa guerre, légitime propriétaire ? Mais le Duc de Berry, redevenu maître des lieux après un an de siège, ne l'entendait pas de cette oreille.

    Comment Geoffroy fut-il enlevé ?

    On imaginera volontiers quelque tableau nocturne, la fumée des flambeaux secoués par le vent, les glaçons des barbes rigides ; un moine enflammé, ou l'Archevêque hautain, proférant des imprécations purificatrices.

    S'est-on acharné à grands coup de barres, jusqu'au moine lui-même, sur l'impérissable monument qu'on avait su construire ? A-t-on précipité le corps aux douves ? Ou bien l'ont-ils, tout à demi-rongé fûtil, écartelé tout pourri (décapité, pendu, vidé) ?

    Peut-être tout se passait-il au printemps ?

    Trois compagnons avaient nonchalamment violé la tombe à coups cmairs de ciseaux, l'un assis sur la pierre, l'autre buvant ; puis sans témoins ni apprêts; l'on avai transporté le cercueil dans un honnête et doux cimetière...

    ("Tout premier, je laisse à la chapelle de St-Georges, qui sied au clos de céans, pour les réfections, dix mille & cinq cents francs, et pour le repos de mon âme.

    "...Item, à l'abbé, qui moult loyaument m'a servi, deux mills cinq cents francs.

    " ...Item encore...")

     

    *

     

    La fillette ne vit plus que par ses yeux. Toute la place y entre, et c'est trop peu d'espace et de poussière encore. Puissants chevaux nus. De noirs valets les montent, hargneux, en oripeaux gris. Ils crient et se cramponnent. Des grimaces creuses comme des ravins.

    - Père, penses-tu qu'il soit mort ?

    - Sans doute. Passé le premier bras, l'homme ne vaut plus rien. "

    La voix du ventre paternel. La fille soupire et reprend appui. Elle se meurtrit aux balustres, père et mère pèsent sur elle avec toute la foule.

    "Mère il ne bouge plus.

    - Il s'est évanoui tout de suite.

    Un grand cri a déchiré la foule quand le cheval au front gonfléa rompu l'attache du supplicié. Quand la bête a traîné le bras dans la poussière, on a un peu applaudi, sans plus : on attendait davantage de Pierre dit le Roux, qui avec son oncle Tête-Noire avait si bien et si longtemps tenu son repaire de Ventadour contre Berry.

    Il n'est plus qu'une masse rompue et poudreuse.

    Mais là-bas au soleil, c'est bien plus excitant. La foule rouge exhorte et geint. De vastes rires éclatent, les hommes huent, frissonnent. Et par-dessus ce roulis chamarré s'enrouent les cris des écuyers de mort, les hennissements sous le fouet. Et surtout, à intervalles réguliers et terriblement proches, les hurlements bestiaux du condamné dont on imagine à plaisir la barbe hérissée.

    Ses yeux roulent dans leur cercle.

    On admire ces biceps tendus qui par deux fois déjà ramènent les chevaux. La foule siffle, envoie des cailloux : "Tranche ! Découpe le verrat !"

    Le bourreau s'avance, hilare, lève son tranchoir. Le fer s'abat sur les jointures, le sang gicle et la foule est debout. Et la hache découpe, un à un, les membres sanglants, posément. Sur ses deux bras tendus le bourreau brandit le tronc. Tous l'acclament. Et comme le corps remue encore, avec mille précautions, l'homme de l'art dispose la tête au bord du billot. La tête roule. Les chevaux se cabrent, traînant leur quarts de viande, qui seront cloués aux portes la ville.

    Furtivement, sous l'œil goguenard des gardiens, tels viendront prélever quelque noix de graisse ou quelque phalange, pour soiner ou pour envoûter. La fillette aimerait bien un doigt de pied. Les parents refusent doucement :

    "Le Bon Dieu défend d'être si cruelle".

     

    X

     

    ...Le parfum des bruyères montant des ravins...

    Dans l'ombre les hommes réglaient leurs souffles, et les nouveaux venus s'asseyaient en rang dans l'herbe sombre.

    Quand apparurent les musiciens, en pourpoincts d'époque, le silence monta d'un coup. Dans les accords de harpe s'éleva la voix du grand Bernatz de Ventadour :

    Le temps va et vient et vire

    Par jours, par mois et par ans,

    Et moi, las ! ne sais que dire,

    Toujours même est mon désir,

    Même toujours sans changer

    Je veux celle que j'ai voulue

    Et dont jamais n'eus déplaisir...

     

    "...Aillas ! Tan cujava saber

    D'amor, e tant petit en sai !

    Quar eu d'amor n'o'm pèse tener

    Celei don je prou non aurai..."

     

     

     

  • PER TENEBRAS

    C O L L I G N O N

    P E R T E N E B R A S

     

     

     

     

    Le jour même où j’entrais en maternité, ma mère fut admise à l’hôpital pour mourir. Mon ventre se révolte encore, bien après l’étouffant juillet 31 – chacune aux deux bouts de Prague est en attente, nos lits sont du même métal blanc. Dans mon corps une piqûre a libéré l’irréversible mécanique des contractions, car tout délai redouble le danger. La mort, elle, peut attendre. Pour ma part j’ai choisi le jour et l’heure. « Elle est tombée du divan » dit Máslo « les yeux blancs, la langue tirée mordue, les joues violettes. Quand les infirmiers l’ont emportée, elle a tourné la tête vers les tentures et les fauteuils, je comprenais mal ce qu’elle disait, c’est la dernière fois je ne reviendrai plus ou bien ne mens pas. Quand on l’a chargée dans l’ambulance, le Dr Kraus m’a juré qu’il était inutile de l’accompagner ; elle avait perdu connaissance : « Pane Kališe,Monsieur Kališ, il faut s’attendre au pire ».

    ...Mes premières contractions se sont déclenchées à point. Avec mon frère nous avons répété les exercices d’accouchement sans douleur, mais la nature en avait décidé autrement. Du plus loin que nous nous souvenons, mon frère et moi - il s’appelle Bronislav, mais on lui dit Máslo, Beurre - notre mère avait désiré la mort. Cette fois c’est la bonne. Une semaine avant cela, Beurre m’avait téléphoné de nuit : «Maman a pleuré dans mes bras. Elle criait je vais mourir. Elle criait dans un mois je serai là-dessous en montrant le sol je ne verrai pas mon petit-fils « elle s’agrippait à mes épaules » et Máslo disait ce n’est rien tout s’arrange mais rien n’y faisait. Elle s’est épuisée dans ses bras, il l’a reposée sur le lit.

    Depuis quatre ans j’ai vu ma mère décliner dans sa maison neuve. Mes parents se sont saignés, payant comptant, refaisant le toit. Ils ont tout retapissé, acheté des voilages. Beurre (Máslo) mon frère est resté chez eux avec les meubles ; une maîtresse en ville, c’est tout – mes contractions reprennent ; c’est Beurre qui m’a pris par les bras pour la respiration « petit chien », et quand tout fut fini chez nous, carrelage, enfant, isolation, c’est mon mon père qui a disparu et je me suis enfuie jusqu’en Turquie. Mon frère est normal, il couche avec d’autres femmes et torche au sol l’incontinence de notre mère. J’évoque la vie de maman sans pitié, puisque je suis revenue la voir pour mes congés : « ...dépérir... » écrivait-elle, « baume au cœur », dans les petits mots glissés avec les courriers de mon frère.

    Il me reprochait de manquer de chaleur, j’étais libérée des levers à dix heures trente-cinq, des traînements de pantoufles, des geignements et autres flatulences. Du jour au lendemain plus de pantoufles. Beurre avait résisté, opiniâtre, teigneux ; sa régulière habitait Žižkov, il lui menait la vie dure. Et moi, dès que j’ai vu la Turquie, je me suis mise à coucher avec n’importe qui et quoi, en femme normalement constituée : contraction, décollement ; contraction, décollement – puis plateau-pic, plateau-pic, une femme qui jouit, normale, quoi.

    Le pire dans l’accouchement, c’est l’impossibilité de revenir en arrière, l’engrenage, l’usure – la matérialisation du temps – « mère à mon tour », et tout ce genre de rabâchage tandis que le ventre mastique sa boule. Maman épiait mes amours, espionnait mes odeurs de doigts au petit matin, il m’aura fallu la Turquie pour jeter ma vieille au Bosphore, c’était longtemps avant sa mort, tu fais ton mari cocu répétait ma mère et qu’est-ce que j’y pouvais, moi, si mon mari avait fait un gosse à l’autre – « putain » ? ...au point qu’avant de regagner ma pièce au premier, j’avais hurlé dans l’escalier que celui-là m’aimait,que nous irions « vivre très loin » - Křištof, m’aimer ?

    Nous revenions du Maroc à Prague, Maman criait en pleine nuit, le cœur comme un pendule au bout d’un fil, mon père : « Ce n’est rien, ce sont les nerfs » - j’enfonçais ma tête en biais dans l’oreiller une bête pensais-je une bête a plus de dignité crevant de rage et de honte crève, crève donc elle était bien malade pour de bon – mais il est de ces basses planches de théâtre qui donnent à tout jamais le devoir, oui le devoir d’ôter à un mourant tout respect. Ma mère racontait ses rêves. Au petit-déjeuner. Toutes ses confidences par moi vécues comme autant d’agressions une jeune Tzigane a prédit dans mes rêves que je mourrai dans 7 ans – je suis née tard dans la vie de ma mère.

    Les femmes de ma tribu se retiennent d’avoir des enfants.

    Un malheureux de plus au monde.

    Sept ans plus tard, ses règles s’arrêtèrent, les miennes apparurent.

    Je ne pouvais pas savoir. Putain ! Putain ! Tels furent les derniers mots de ma mère. Derniers sursauts de vie. Jaillis du grabat. Quatre ans je l’ai vue décliner, sept et quatre onze, tard levée les premiers temps, tôt couchée, grognant, crachant, bavant, coups secs de savates vers les chiottes ou vers la cuisine, et Beurre, Frère Beurre, rancissait. Je ne souhaitais la mort qu’à vous seule. En moi poussait la vie, je voulais cet enfant, avoir une naissance à dire, ne retrouver à ma disposition que les mots de chacune – PADBOL.

    Les infirmières sont très froides. En vérité elles ont vu trop de morts. C’est mon premier accouchement. Elles se foutent de ma peur. Je n’ai pas crié. Sarah ma fille, un caillot sur le cul. 19H15, Lion premier décan, épisio. Mon enfant n’a pas de père : « Tu aurais pu me prévenir,que tu étais enceinte ! » Je n’ai pas eu confiance. Je ne veux pas non plus que Frère Beurre touche ma Sarah de ses mains gluantes. Il tenait mes épaules pourtant : « Serre mes bras, serre ! » On n’admet pas les pères en Tchécoslovaquie ni les frères, dans les blocs d’accouchement. Le seul homme qui reste, plus proche parent. Il ne savait quoi faire au début.

    Moi non plus. J’ai exigé sa présence, sa tête jaune ébouriffée comme une motte ravagée par la baratte. Comment avais-je pu supporter ces lassants exercices de grossesse ! Les services de maternité ne les imposaient que trois courtes semaines avant l’accouchement ! Une femme au loin hurlait ; ses respirations n’avaient pas été machinalisées. Dès mon cinquième mois, Frère Beurre posait sa tête sur mon ventre. Il avait surnommé le fétus « Blouky ». Fille ou garçon. Frère Beurre nettoie les déchets de notre mère : vide les pots, éponge le parquet. Je n’ai jamais craint, ces derniers mois, que l’agonie de ma mère déteigne sur l’enfant.

    Elle engueule son fils. Il lui est nécessaire. Il est là pour moi.

    Un autre homme est entré. Je l’ai vu. Il portait sur la bouche un masque prophylactique. Il m’a fixée avec ses yeux de mage, sur le sexe. Des boucles taillées dans le bleu, hypnotiques et saillantes – hypertrophie thyroïdienne (…) - regard bridé qui cependant n’envoûtent pas – je ne peux croire qu’une maternité ait pu convoquer un infirmier-hypnotiseur – Masló se tient à ma tête, pragmatique, haï pour sa pitié. J’ignore s’ils se regardent, s’il se délimitent leurs domaines visuels. J’ai senti battre mon cœur, j’ai poussé la tête de mon enfant. Si j’avais contracté mes muscles il serait mort. Tire sur tes bras disait Beurre (Masló) – Tirez répétait en écho l’infirmière mais je n’entendais que mon frère, l’homme aux exercices communs. L’inconnu n’a rien dit.

    Beurre et moi faisions très exactement comme à l’exercice, à 18h précises sur le lit sous le soleil variable des saisons. Je me rappelle jusqu’aux rideaux de notre chambre. Sa joue sur mon ventre, sur mes épaules après avoir soigné ma mère – Beurre aujourd’hui si calme, régulier, fonctionnel. Je n’ai obéi qu’à sa voix, dominant l’arrière-plan des infirmières glapissantes, et l’accoucheur a dit cuiller, épisio, une seule, c’est une fille Beurre a basculé vers l’avant, l’obstétricien l’a regardé mais Masló ne s’est pas évanoui, n’a pas bousculé la perfusion. L’hypnotiseur fixe sans tressaillir mon sexe ensanglanté au centre de Prague, et comme je l’aimais rien ne fut difficile Fleur de chair dit-il tyélovyi kvièt c’était mon enfant par la voix de cet homme intranscriptible et doux, agglomérat d’une langue très vieille et très douce. J’ai vu s’élever de mon corps un lys humain de kaolin blanc, dans les mains rosées de l’obstétricien.

    Mon frère disparaît tandis que l’on baigne Sarah dans l’eau pure dont le clapotis couvre presque le cri Sarah m’a-t-il dit n’oublie pas, »Sarah » pour la mairie mon enfant rouge encore dans l’eau claire et triste de ce bassin au ras du sol. Après avoir lâché le placenta je me suis endormie sans rêver de l’homme aux yeux fixes dont j’attendis le retour dans la plus pure et confiante sérénité, bien qu’il ne fût pas son père. Il avait des yeux ronds étirés à la fois par une espèce de contradiction entre globe et paupières.

    Beurre n’était plus là. Ni pendant, ni après le sommeil. Son abnégation se paie par une présence purement physique. Il a préféré ma mère, que je voulais voir mourir. J’ai mon enfant à moi, comme c’est étrange.

    Ce que j’aurais voulu, c’était sentir mon enfant ramper sur mon ventre, comme dans les livres et les journaux : couvert de glaires utérines et de sang, agité tout sale entre les deux peaux de nos ventres. J’avais à côté de moi un paquet tout aseptisé blanc, dans un berceau près du lit. Je dois me pencher sur la droite pour l’atteindre. J’y renonce et le regarde du coin de l’œil. Je me fais une fête de l’allaiter. La jouissance du sein. Ma mère qui meurt m’a élevé au biberon. J’avais pleuré en détournant la tête. Mais il faut suivre les instructions médicales, et je ne sais pas qu’on va nous causer du tort, à Sarah et moi. Le premier jour l’enfant vit sur ses réserves.

    Le lendemain je vis six biberons, encastrés sur un plat rond. Mes seins sont lourds. « Toutes les deux heures », me dit une infirmière. Pourquoi ? Les fronts se butent. Les niveaux de lait seront contrôlés, les températures. Si je pose Sarah sur mon sein, une goutte de lait de vache au coin des lèvres, elle s’endort, je suis moins qu’une vache. Cela me rend un peu triste. « Un peu » me fait peur.

    On me lange l’enfant, une chose qu’on enroule, « à vous, maintenant ». Beurre me raconte qu’à l’armée, on faisait démonter sous un linge, puis remonter, en un temps donné, un pistolet-mitrailleur. On m’engueulerait. Suis-je un poison. J’extrais mon propre lait par petites pressions. Je me tire quelques larmes. Qui est en danger ? Beurre passe en coup de vent : « Maman m’inquiète » . La mort avant la vie. Cela provoquera une crise terrible, malgré la télé couleur au pied du lit. Je demande aux infirmières si je me suis montrée courageuse. Elles prennent la tête que l’on inflige aux cancéreux ignorants (« Il ne doit rien savoir à aucun prix. Même s’il sait que nous savons. Sarah tète à heures fixes ; une employée coche une case.

    Mais l’homme est revenu. Il a reposé le biberon, la petite est venue sur mon sein non gradué. Il ne détourne pas les yeux. Mystérieusement je comprends sa langue. Il me donne son nom : Helmessens. Il passera pour le père aussi longtemps que je resterai là : un père plus âgé, pas un de ces freluquets bousculés par des plateaux de biberons Que faites-vous ? Le médecin dit… - Navratila nourrira son enfant elle-même. On ne prive pas une mère decon enfant. » Tout ce qu’il dit est merveilleusement grossier. Beurre m’avait trahie : c’était lui qui avait trouvé l’hôpital. C’était lui qui faisait proscrire l’allaitement naturel sous prétexte de vagues connaissances médicales – décalcification ? ...risques dépressifs ?

    Les infirmières se mirent à ramper. J’allaitai gloutonnement.

     

    X

     

    J’essaie de tous les tons ; tel un musicien qui prend puis repose tous ses instruments.

    La naissance n’inspire pas autant (de terreurs?) que la mort.

    Le peuple est moins sot que les philosophes : il n’a jamais entendu parler de la réversibilité du temps.

    Ce qui commence est beau : la maternité ferma ses portes juste après moi ; depuis, l’immeuble est reconverti en appartements. Des gens dorment et mangent, s’essuient les lèvres, à l’emplacement peut-être où coula tant de sang de femmes entre les étriers.

    Ainsi furent bâties, sur les charniers de la Montagne-Blanche (1620), des constructions d’entre-deux-guerres.

    Je fus expulsée : une prématurée. Nous n’avions pas pris garde à la raréfaction des parturientes : liquidation totale, saisie des étriers, du scialytique, nous ne l’avons su que bien plus tard : je ne suis pas restée huit jours comme ordinairement à l’époque. Beurre savait tout : on lui faisait un prix pour la mise bas, il a gagné quelques couronnes, et j’ai dû réintégrer le logement quelques jours après le départ de ma mère pour l’hôpital Na Frančisku.

    Étais-je seule ? Stores baissés sur la lumière, 23 juillet, mère mourant près de l’abîme, sur un fauteuil roulant, s’était cachée jusqu’à présent.

    Hannah Kipster appelée « Tante » ou « Kipster », jamais par son prénom. Elle pue depuis cinq ans sur sa cuvette. Beurre a vécu entre ces deux êtres, tirant son suc, sa bonté, sa chrétienté (…) - quelle obscénité, Beurre, quel inceste scatologique – ma Turquie est plus pure et féconde, c’est là que j’ai conçu Sarah, de je ne sais quel juif syrien.

    Ma fausse tante se relève quand elle veut, interminablement, claudique jusqu’au berceau blanc et lui donne le sein à ma place, cylindre de lait clair irisé par les rasoirs des persiennes.

    Je ne dors pas. Je regarde le corps de ma fille endormie, que je hais d’avoir été touchée, changée, allaitée par l’infirme. Beurre est absent. Il a choisi l’autre hôpital, notre mère qui se meurt.

    « Si vous ne venez pas à mon secours, je me laisse mourir entre Sarah et Kipster » : mon frère intercepte ma lettre : « Qui est cet homme ? ...en quelle langue écris-tu ? » C’est celle de ma mère, cet homme ressuscite notre langue en moi-même. Frère Beurre, tu n’es pas de ma race, ton père est différent.

    Les pneus crissent sur le gravier chauffé à blanc : ma première sortie se fait d’un hôpital à l’autre. Beurre passe le bras par la portière. Je lis sur son profil que rien n’est si grave, que maman reviendrait à sa place, toute sa place, allongée sur le divan comme un Christ de Pietá – je ne sens pas sa mort – tout se reverse entre Beurre et moi dans un tacite et vaste marécage de contrariétés complices. « Elle s’en tirerait » dit-il. Quand j’ouvre la portière une bouffée de four sort du sol, je tiens mon enfant dans le creux de mon bras comme un alto : « Zinnia est consciente » dit mon frère « et pourra l’embrasser ». Je m’essuie les lèvres.

    Il dit qu’elle sera peut-être « fatiguée » ; non pas « moribonde » : ni miasmes, ni bénédiction. Nous marchons sans nous soutenir sur les petits cailloux qui crissent. Des tiges de fusils se lèveraient sous ces autres persiennes – feu ! sur l’enfant vivant dans sa laine blanche – en face, au premier étage, on meurt lentement : « Jamais personne n’est mort ici » dit Beurre en souriant. l’infirmière le trouve amusant. « Soyez plus aimables envers les mourants » - je veux des voix d’homme, des mains de médecins à mon enterrement. « Suivez-moi. - Chambre 6 ou 26 ? » Tous les numéros sont bons pour mourir. Une roulette russe où tous les logements seraient garnis.

    « Bonjour Mère » - différente pour Beurre et moi, mon cadet de dix ans, dont la naissance l’a défigurée. Rendue vieille. Máslo (« beurre ») s’assoit sur la chaise, il sait ce qu’il faut dire et faire, il n’en est plus aux premières visites, il feuillette la Bible ou la revue mise à disposition, à l’exclusion des hebdomadaires satiriques. « Berlin n’est plus un danger pour les femmes » - Beurre lit tous les échos.  Ne pas parler, ne pas la fatiguer. Vider le bassin, changer l’eau du verre, sans prendre la main, ni tamponner le front. « Pourquoi parler ? Elle délire ! »

    Tu m’as balancée du train, tu ris, c’est toi la plus jeune maintenant, je suis sur les voies, et toi dans le wagon, tu n’as pas tiré l’alarme, tu ne m’aimes pas - la voisine : « on ne peut plus lire » - une simple entorse, Docteur ; dans huit jours elle tâtera le cul de ses poules.

    Beurre tourne ses pages - « Frère Beurre, Frère Beurre, notre mère ne fait même pas attention à la petite : je la pose sur le drap, je la présente, Zinnia Mère détourne ses yeux cireux » « Je suis à Kraïlova » dit-elle « mon père sur le quai t’a vue, il t’a vue me pousser , crois-tu qu’il bougerait » - c’est ton lit, Ma Zinnia, les ressorts qui sautent il n’y a pas de train, calme-toi silence à côté je ne peux pas me concentrer, mes mots croisés, merde ! « je n’y arrive pas » dit la mère « Je nte t’ai rien demandé à toi, terreuse ! »

    Scène lâche. Beurre lit. Ma mère invente à mesure, entend parfaitement ce que je dis, comprend tout, et sait où elle se trouve . Connaît son délire.Si on l’en détourne elle s’obstinera, comment peut-on , chutée d’un train, converser avec sa fille ou des lits voisins, si l’on a une perfusion, là, dans le poing… « Je suis Sarah, maman, pour une fille tu avais dit « je choisis Sarah », ouvre les yeux. D’où qu’elle est d’où qu’elle sort dit la délirante qui c’est-il , je ne veux pas voir cette gosse pas de chez nous, pas de chez nous , sûre de ne pas avoir baisé un Noir c’est une fille de Noir » frère Beurre lit sans se démonter des statistiques de viols Tu ne reconnais pas Beurre ? - Qui est cette morveuse, à qui est-elle ? poussée du train – Tais-toi maman dřz hubu Beurre déplie l’une après l’autre les pages de son journal : « Tu exagères » dit-il, « parle correctement ».

    D’où sort cette enfant bronzée comme du cuit

    - Tu ne délire pas, je t’ai bien reconnue, tout remonte à ta surface... »

    Helmessens est venu exprès. Sa barbe fait penser à ces copeaux qu’on place, à la campagne, sous le cou du mort en bière.

    Tous savaient que ma mère allait mourir, elle-même : « Raconte ce que tu veux je sais que je ne reviens pas chez nous. » Par-dessus l’épaule moribonde Helmessens fait un signe de connivence un peu appuyé. Je ne veux pas de lui la perfe ction eunuque des prophètes. Beurre toussote, repose le journal. Je me fais des reproches : aimée, fraîche accouchée, prête à reprendre « des rapports », moi-même j’ai frôlé ces deux portes et sans dégoût.

    Beurre s’occupe à prendre le pouls, à gratter de l’ongle le crâne sale  ICI ON NE LAVE PLUS LES CHEVEUX – TADY UŽ MYJEME VLASY chaque hôpital a sa spécialité. Mère était bouclée, toute blanche après des années d’oxygénation – Beurre tourne autour du lit : les draps sont toujours impossibles à border. Ils flottent. Mon frère privé de mécanique à bien faire.

    Mère j’ai toujours bien

    Fait mon service

    Ô ma mère Mamie...

     

    Beurre est un chancre mou. Dur comme un forçat. Baise ma mère au front et s’en va. Je me présente alors tout intimidée dans les bras d’Helmessens.

     

    X

     

    Nous mangeons debout, sur des planches à hauteur de poitrine, en lieu informel. Partout des ouvriers qui bâfrent : poulets ensauve gélatineuse, brandades froides, morues et plats sans qualités. Quelques places assises occupées, près des carreaux conchiés de mouches. Soleil couchant du centre ville, gris de quinquets à l’économie.

    On vous sert comme au snack, en montre du doigt. La hauteur de plafond, les coins sombres et les réverbérations, incitent à parler bas : « Écoute... » Nous commandons une purée-saucisse, purulent et tourmenté comme une bite de diable, premier indice d’une correspondance de goûts. Les doigts rattrapent les cochonnailles brûlantes, et nous soufflons dessus à creuser les joues. Nous avons de l’appétit, je suis encore gonflée de mon nouveau-né.

    L’appétit de Helmessens me remplit de fierté, sa goinfrerie pourrais-je dire, accompagnée de roulements des yeux et de mastications béantes, où la trituration linguale de la purée s’opre à ciel ouvert. Ses pommettes luisent, sa barbe luit, la sauce prophétise l’infarctus. Helmessens est solide. Il serait sot de ma part d’analyser les progrès de ma tendresse et ses critères de croissance. Aucune femme ne tombe amoureuse d’un homme qui, disons le mot, bouffe comme un dégueulasse. Mon empiffrement, quoique moins visible, ne le cède en rien au sien. J’aime reconstituer ce baudrier de gras qui collait à mon ventre. Les hommes ne connaissent pas ce prolapsus, sauf à supposer qu’un 35 mm ouvre un corridor à leurs entrailles.

    Même la table est surmontée par des tuyaux d’aluminium. Autour de nous règne un vaste hall voilé de halos, de mets fumants, de volutes tabagiques. Helmessens subit un renvoi discret, cherche du doigt le pli perdu de ses pantalons.

    Moyennement deux babas nous émigrons discrètement vers deux banquettes d’encoignure à l’instant libérées, dont la nuit aveugle la vitre. Nous buvons deux blancs secs de prolos . Elle et moi viderons notre sac comme il convient aux hommes et aux femmes de Josefov. Nos reflets se perdent dans la crasse contre la nuit venue et les trams transmettent leurs vibrations à la vieille pub inversée

    Bière Hensko, avec la cigogne sur la banderole. Nous faisons durer le baba. Je suis la seule femme ici – les jeunes filles ont pris possession de longues promenades où l’on se touche à peine les épaules ou aux tailles – j’ai connu cela bien avant mes escapades turques – mon passé – combien court… - ici je touche l’homme en dépit des genoux et des coudes éloignés par la table – vu les épaisseurs de bière, de « Baba-Purée » - vu tous ces hommes honteux qui se sont repus là entre deux journées de travail. Je descends des Frères Moraves on connaît ton histoire par cœur, Helmessen : l’histoire de mon peuple et la tienne, mais je t’admire au point de t’écouter prêcher de gros quarts d’heure au pied de cette haute vitre sur la nuit : comment Jean Hus, Recteur, finit sur le bûcher de Constance , en dépit du sauf-conduit catholique et ses cendres dispersées ; comment les Moraves ont été vaincus en 1639 à là Montagne Blanche.

    Mais ce qui n’est pas dans tous les livres, c’est que l’on aurait formé dis-tu des communautés en langue secrète, à base de dialecte morave, substituant selon le code certaines consonnes ou voyelles. Les Frères Moraves existent ncore aujourd’hui, de l’Allemagne aux États-Unis, certains irréductibles retranchés dans les gros bourgs des petites Carpathes, au nord-est de Bratislava. Mon père mort ou disparu m’apprit ce code, malgré l’entière laïcisation. Tout m’en revient à t’écouter, mais tu n’auras pas connu mon père, bien que ton âge et le mien soit le même. Tu me récites et m’assènes des passages d’histoire et de grammaire, et tout me revient en mémoire. Complices assurément, et je n’aurais pas pas pensé – que tu abattrais tes cartes.

    Il est chez certaines de nous je ne sais quelle part haïssable jouissant de la fragilité des hommes. Tu gaffes, tu parles, tu manges populairement, ta voix trouve l’enfant à travers la barbe. Je devrais adorer, sans attendrissement suspect.

    Tu regretteras de t’être montré jusqu’au fond.

    Un jour je te reprocherai ton manque de réserve, en dépit de tes rires ou de tes énigmes. Le langage coule entre nous, rocs soudains de consonnes au sein de constellations de voyelles, avec d’imprévisibles presqu’îles de finnois… L’établissement se vide, nous restons sous les plafonniers blêmes, tandis que les cuisines au fond tintent des grands plats d’aluminium rincés dans les éclats de voix… Om fôf di r’ôm chajof n’fozi – ce qu’il n’aurait jamais dû dire - « marié depuis dix ans », banal et très beau, avec ces mots d’une autre main, « autant de langues chez un homme autant d’hommes nouveaux ». Ces confidences éraillées de tout homme à chaque femme nouvelle, énigmes éculées dans d’autres bouches en tchèque masculin, se chargent d’échos étranges mal définis.

    Il l’aime dit-il et la trahit sans plaisir puisqu’elle a obtenu la liberté - tous les hommes pourront un jour lui plaire en érection sentimentale – comment ne pas le croire avec la gueule que u envoies par-dessus tes mots (bien sûr tu ne voudrais de mal à personne) – j’aurais aimé t’admirer. « Elle te trompe », dis-tu ? et tu la trompes aussi ? ...êtes-vous sûrs de ne pas vous tromper ? Vous vous dites bien tout ? Lui parleras-tu de moi ? Helmessen !

    « Ils me disent ne cède à personne (qu’à toi-même) – si les hommes savaient pourquoi nous les désirons ! - quoi qu’ils aient pu faire ou dire. Quant à l’homme, qui choisit-il ? ...jusqu’au dernier moment, la femme retroussée peut dire non, se redresser – ainsi je ne t’aime – que pour l’avoir décidé – puis qu’on me parle de ce qu’on voudra, beauté, barbe, politique – nous discutons subtilement des arcanes de Prague en ce mouis de juillet 19…

    .

    ….Vous vous séparez. Il est tard. Les vitrines éparses ont éteint. Chacun gagne sa station, l’homme la 123 vers Dejvice, toi la 21, « Višrad » Vieux Fort Venteux sur la Vltava, murs ébréchés, Saints-Pierre-et-Paul toujours caché par ses échafaudages en croix qui se rouillent - et la clef qui se tord et qui grince au 4 bis de la Libušina : bâtiment noir à trois étages étroits – le quai dehors qui ronfle au ralenti, vers les piscines, Branik, na Mlejnka, Modranská…

     

    X

    X X

     

    Quand je rentre c’est à hurler. Mon ventre vide se contracte et mon cerveau plie comme un ventre.

    Tout appartenait au grand-père. À présent nous devons louer, nous cloîtrer au second, avec un enfant de plus. Juste ces cris de tétées de nuit, que Maman meure ou non ; simple rappel de temps à autre, mémoire encombrée en si peu de jours (ces combles à poutrelles sur plancher friable où rien ne doit peser. Je vois Frère Beurre, Tante Zapakh et ma dernière-née. Je sors m’étourdir, Prague n’est pas la ville où l’on s’amuse, mais que ferais-je, passée la porte ? on m’a seulement crevé cet abcès du ventre.

    Beurre est à table. Comme la place manque pour un bureau, il rédige ses enquêtes sur la nappe débarrassée. Je ne critique pas le gouvernement, qui fait ce qu’il peut ; mon frère ne le supporterait pas, puisqu’il travaille pour le Ministère. Il servirait n’importe qui. Ce n’est que mon frère, mais il pourrait m’adresser la parole ; je ne suis ni vieille ni percluse. Quand il n’est ni au travail ni au Secrétariat, il se force à garder tante Zapakh, cette Vieille-qui-Pue, qui n’a pas besoin de lui, qui se gave de notre argent. Mon frère est martyr consentant. Depuis quand n’a-t-il pas vu même un jardin public ? Elle lorgne la minuscule Sarah, 8 jours, qui rétrécit l’appartement sous ses cris,

    Pour moi, je sors – je sortirai sans cesse même dans ces rues sans rien d’autre à voir que le  vent ; quel Tchèque ne connaît pas le moindre coin de son pays ?

    Tante Zapakh se plaint. Gémit sur elle sur son fauteuil. Nul n’y prête attention, mais je crie pour ma fille. Qu’elle ne devienne pleureuse. Un soir elle aura disparu de la pièce du fond, théoriquement réservée à Zapakh ; depuis la naissance elle a préféré traîner son fauteuil parmi nous, Si j’étais fille à zizanie, j’avertirais la Commission d’Attribution et e Répartition. Beurre pourrait témoigner, j’en subirais tôt ou tard la conséquence, bafouer l’infirmité d’une vieille dame.

    Je sais qu’il pense à ma mère, notre mère. Simplement, je n’en parlerai pas la première. Dans cette pièce au fond sur la cour ils ont aménagé le berceau d’osier, je dois passer devant Zapakh pour consulter le sommeil ou les yeux de ma fille, mais la tante châssieuse m’informe toujours avant que je me sois penchée moi-même. Des choses qui n’ont l’air de rien, qu’on n’aurait pas l’idée de dire : juste des questions d’enfants, d’avenir du peuple. Langer, par exemple, des seins qui pètent de lait moisi, c’est plus drôle n’est-ce pas, une explosion utérine, pardon, pardon. Mais les merdes du bassin qu’elle oublie de vider si Beurre ne le fait pas, se mêlent à celles de ma fille toute fraîche. Les bébés chient fraient, le vieux sent le cuir. Zapakh par l’odeur alléchée accourt, oubliant de cacher son infirmité pour tamponner, talquer, avec un soin maternel… qui n’aime ma fille que pour me nuire et ma fille en dépit de son inexpressivité de nourrisson semble s’abandonner dans ces bras-là.

    Beurre approuve en brassant ses statistiques, heureux que les salaires de la Želesnice, les Chemins de fer, aient pris 3,22 % de mars à juin...

    Je devais garder le lit, le médecin l’a dit. Au moins ne plus marcher, moins faire l’amour (qu’en sait-il) bref : le divan, le coussin sous la tête, au salon où mon Frère travaille sans lever les yeux, je ferme les miens juste où passe précisément l’ombre de l’abat-jour. Je peux penser à ma mère. Excellente occupation. Elle mourra. Je n’y crois pas pour autant. J’ai le temps des états d’âme. « Beurre, tu m’emmènes au cinéma ? » Nous voyons de bons acteurs, nous rions beaucoup, même en noir et blanc. Quand je mange une glace je ne pense plus à mes seins qui s’enkystent, je ne savais rien de tes machinations, Beurre, ces Lubitsch manquent de finesse, je suis heureuse avec mon frère, il devient dans le noir un ange sans malice…

    Chez Zapakh de brutaux réveils de conscience : « Je ne peux pas m’occuper de ma fille ». Irresponsable et dingue. S’étourdir est difficile à Prague, à moins d’aimer la marche. Elle m’ôte le biberon, les couches, l’enfant « C’est l’heure de dormir à présent » « C’est moi ta maman, Sarah ». Elle nous appelle « Maman Mavratila » et « Papa-Beurre », d’un coup je veux lutter encore. Que me reste-t-il à faire au retour de mes marches ? me comprimer le ventre. Mon alto reste dans son étui, les impresarios m’oublient, je touche l’allocation et Maslo travaille pour tous.

    On m’attaque sur ma paresse, sur ma jeunesse et mon irresponsabilité. Zapakh règne.

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    ...Les hommes sont nécessaires, quoi qu’on dise en Occident. Où rencontrer Helmessen ? Nos connaissons nos adresses, le destin guette, Helmessen marche dans Prague, montant et descendant les 7 collines, il se trouve que nos chemins ne se croisent pas.

    Beurre, au secours ? Il ne s’agit pas de solitude, notre appartement ne nous permet pas de nous éloigner, seule Sarah ma fille reste isolée, avec la grand-tante, et je n’ai pas accès à cette pièce. Je ne me sens faible qu’aux moments des soins de l’enfant. Beurre ne proteste pas, n’ararche pas ma fille à Zapakh ; elle n’est pas plus infirme que nous, puisque les cris de l’enfant la lèvent de son fauteuil roulant. Au contraire de moi. Je m’en veux, je dors mal, de nuit j’entends mon frère porter du lait chaud.

    « Oui ?

    - Pourrais-tu sortir de tes dossiers ?

    - Je te distrais du mieux que je peux.

    - Protège-moi de Zapakh.

    - Ele fait de son mieux.

    - Maslo, elle prend mon enfant. Sarah préfère s’endormir sur son épaule que sur la mienne. Quand je lui dis bonsoir, elle continue à crier. Après le baiser de Zapakh, plus rien. Le calme.

    - Tu es la première à lui demander de garder notre - ...l’enfant./

    - Beurre, prends-toi des congés, reste avec moi.

    - Je ne suis pas ton mari. Les autres n’accepteraient pas.

    - Trouve un prétexte.

    - Mais je ne suis pas malade !

     

    Le travail de Beurre est de rester des heures face au mut de soutènement, au fond de la tranchée. Le soleil ne pénètre jamais dans ces bureaux à hautes vitres sales, sauf de 2 à 5 en été. Il compte les trains,vérifie l’état des aiguillages, avec de lourdes machines à écrire qui mâchent férocement dans un hangar reconvertis. Des chefs. Des intrigues de bureau. C’est cela, Beurre, que tu ne veux abandonner pour rien au monde ?

    Pas de passe-droit. L’avancement se fait à l’ancienneté, au jour près. Ton métier te hérisse.Tu es bien noté, « trop docile », « servile ». Tu n’es pas estimé de tes collègues. Ta maîtresse ne figure pas dans le personnel. Peut-être pour l’étoile rouge, ou « services par le Père » - ils ne peuvent pas te virer – IL FAUT – seule devise à graver TO NUTNÉ ! - sur ton émail de pot de chambre – pouah Beurre, pouah ! - au moindre borborygme de Zapakh tu obtempères service / service et tu te pares de vertu – si tu restes ici tu ne prendras pas de congé, tu feras la plonge et le balai chez les féministes, frotter le bahut et graisser les roulettes du trône et tu tiendras jusqu’à juillet 3 800.

    Sur ta tombe on mettra CONSCIENCE PROFESSIONNELLE mais jouer de l’alto, Masló, à cinq mois de grossesse, tu ne pourrais pas.

    - Mais qui a besoin d’une altiste en Turquie ? »

    Personne, Masló, personne.

    Il prépare une grille horaire : biberon, promenade de l’homme, lecture, ménage, torchage Merci mon Beurre d’avoir tout compris : mon ventre orphelin, Helmessen évanoui, Prague sous-éclairée sur les deniers publics, le ciné à côté de mon frère, vive les tranches horaires « Pars vivre avec le père ou sinon suis mon plan  c’est ta seule issue - Je n’ai plus de volonté. Beurre. J’ai oublié le nom de ce Turc. Non je ne pouvais pas choisir. Un grand métis Adem Baki ce genre, tu crois qu’ils ont des cases et des emplois du temps par là, Maslό, as-tu vu Beyrouth ? Moi, oui.

    Par visa spécial, 48h. Et je suis aussitôt remontée sur Antioche, raconte ma vie ne la vis pas. Car tout est contre moi, contre nous, tu triches mieux car en toute inconscience – vois seulement ton front. Tu le dis mère indigne, étourdie, flemmardière que répondre Beurre, Beurre, qui de nous deux propose les titres les plus nuls des comiques afin de faire la gueule au retour – et Sarah ? - je ne dis rien, ni toi, mais ton front parle mieux que toi – et tu m’opposes – ta conscienre professionnel, « Je suis un Tchèque occupé ». Non seulement tu ne prendras pas de congé, mais tu réserveras tes instants libres pour Notre mère la morte imaginaire bien foutue de crever pour faire l’intéressante eh bien c’est raté car je l’ai oubliée. Je mets au monde, moi, je tire ma fille des tenailles de la mort je me contretous de ceux qui crèvent et travaillent et vivotent à la Č. S. D. Chemins de Fer Tchèque Československé státní dráhy je compte

    - t‘accompagner à l‘hôpital (...)

     

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    Au moment de prendre la parole pour l a première fois, moi Beurre Maslό que dire après ce réquisioire On m‘accuse de tout Je suis comme ça Dressé comme ça

    Juste un an d‘infirmier pratique où j‘apprends à vider les bassins et les pots laver les yeux mais le Devoir mis dans les têtes d‘enfants y reste pour toujours.

    Tu dors et la sécurité sort de toi, le besoin de Dieu d‘un Dieu d‘on ne sait quelle récompense.

    Je ne tremble pas devant les chefs. Ce sont mes chefs je pourrais l‘être comme eux, dans dix ans dix hommes sous mes ordres. Mon métier ne m‘aime pas ne me déprime pas non plus, où trouver là de la perversité ? je rapporte du travail à la maison parce qu‘on m‘en donne, qu‘y a-t-il de mauvais dans le régulier, dans l‘adultère où tout le monde aspire ?

    Les hommes muži disparaissent tôt , son père et le mien – divorces, fugues, fuites

    Je suis le seul qui reste – Navratila exogamise en Iran et met bas sa bâtarde qu‘ai-je à foutre d‘un bébé que je lave, que je lange. Heureusement Zapakh me seconde : peut-on imaginer que j‘aime Zapakh ? les mains crochues, traîne-savates, la petite la tire de son fauteuil, la fait marcher sans cannes, il est bon qu‘elle voie la vie une dernière fois. Ma sœur est heureuse ! Les femmes reombent toujours sur leurs pieds. J‘ai moi aussi ma solidité : du fer sous le front de Beurre. J‘agis par devoir „peur de la liberté“ - les petits malins ont réponse à tout. J‘aurais aimé me faire caliner, Navratila aussi.

    Mais peut-être ma mère ne m‘a-t-elle jamais bercé. Si je m‘en ressouvenais, si je pouvais le revoir en jeune mère, émue sur un berceau en bégayant des idioties, peut-être que j‘en pleurerais – j‘étais sur ses genoux, voyant tomber la neige à la fenêtre. Elle m‘a raconté comment j‘écoutais la T.S.F. en me dandinant. Comment je répétais tel ou tel gargouillis. Si j‘atteins 80 ans, ça m‘obsédera. Aujourd'hui je soigne ma mère,

     

  • PANANYA

    C o l l i g n o n

    P A N A Y I A

     

    ACCIDENTÉ

     

     

    Grand, pâle, comme bâclé. Mains pendantes. Walter Walden ([val] [val]) front sur la vitre, seul, ressassant sa liste d’annuaires section barmaids doses accéléréesrelâchées la proie pour l’ombres’abandonner pour vivre abandonner pour obtenir on connaît la chanson MERDE au volant nom de Dieu au volant la vie éternelle c’est mathématique.

     

    Il se voit montant de tiroir en tiroir tout petit tirant des gants des serviettes et courant se laver renfilant sur lui très vite mal séché ses habits de garçon à l’exception de ses chaussettes. Son corps se compose de zones séchées non savonnées, savonnées non séchées.

    Il répartit sur lui les parfums. Aujourd’hui adulte, pas de cravate. Une échancrure, où la femme sélectionnée glisserait la main, sentirait le cœur battre. La voiture de l’homme adulte est luisante, astiquée. Même froissée, la tôle brille. Muni d’un chiffon le voilà qui lustre. Une femme l’attend, qu’il connaît déjà, dont il souligné sur l’annuaire les nom et prénom. Ne va-t-il pas se présenter trop tard ? Il devient fébrile, oublie ses clés sur la commode j’ai failli m’enfermer dehors. Penser à tout. C’est beaucoup pour un homme seul. Alerte. Aisé.

     

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    Pendant ce temps, à Bonnières, un autre homme, une femme. Bientôt les quatre se heurteront dans la ferraille. Un enfant manque dans le tout. « Monsieur et Madame Bargros-Vintancourt vous invitent » (etc). L’homme de Bonnières ne supporte pas pas la société, l’alcool, la vie de couple et les visites. Ça les désobligerait, Roger.

    Un dialogue plein de platitude, on vous dit.

    Le gros Roger (il est gros) met la penderie à sac. Falzar. Chaussettes. Nous sommes en retard Cherche avec méthode. Et Cyrille.

    Ces deux-là. Roger. Elise. Vont à la catastrophe. Courent à la catastrophe. Roger Bargros, alcoolique. Sous les chemises, du cognac. Entre les slips, du cognac. Il fouille il boit. Par ci par là. La Vintancourt Elise le reprend, On va chez Marty, tu seras soûl avant les entrées Je t’emmerde pense le gros, je m’emmerde chez M., les opinions de Monsieur me répugnent, Madame opine, je ne veux pas que tu conduises Qu’est-ce que c’est que ça c’est ma bagnole je conduis - Appelle donc Grambe au 36 43 c’est un bon client il prendra le volant ». Elle ajoute : « Au moins, ce ne sera toujours pas une femme ».

    Grambe a commandé ferme un paravent de soie peinte. Le travail de Elise est déjà bien avancé. Roger débouche, debout, une canette. La septième ? Il dit entre deux gorgées (de bière!) : « Pas question que ce métèque touche au volant ». Puis entre deux autres : « Je ne peux pas blairer ces M. ; et c’est encore à moi de te conduire chez eux ». Il fait partie des râleurs qui cèdent. Les ralcédeurs. Le couple Roger/Elise porte des prénoms d’avant. Ils se sont rencontrés dans un accident routier. Roger buvait. Il boit encore. Il soignait son ventre. Il ne le soigne plus. Elise est stagiaire dans un établissement quelconque.

    Sans s’insulter, ils ont tous les deux rempli le constat d’accrochage, arrondissant les torts, se chargeant eux-mêmes. Comme ils étaient indemnes, ils se sont souri, acclimatés, collés. Ils ont vécu à la colle. Ce soir, après cinq ans de vie commune, un attendrissement les saisit : de ses longs bras Elise Vintancourt encercle l’abdomen barriqueux de son concubin :

    « Tu te souviens de l’auto-stoppeur de Turin ? »

    Ils avaient défoncé la rambarde à 110kmh. Tous indemnes encore, y compris l’étudiant canadien. Le choc l’avait éjecté sur le dos, agitant les membres comme un crabe retourné. Il poussait de petits cris inarticulés. Qu’est-ce qu’on avait rigolé, Zaby !

    Ils auraient embrassé le radiologue : personne n’a rien, même l’étudiant, qui aurait pu coûter très cher. Ils s’étaient félicités autour d’un liégeois géant, au bar dei Tre Piemontesi. Ces deux-là s’aiment, l’auto-stoppeur a laissé son adresse.Il vit toujours. Roger ni Elise ne prennent plus d’auto-stoppeur. Il s’appelait Jacques Ampol.

     

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    Jacques Ampol retrouvé, bien mat de peau, employé dans une entreprise indéterminée. Cinq ans passés depuis l’accident, il n’a plus d’argent pour descendre en Italie. Il s’est marié avec une blonde qui va connaître tout le malheur du monde. On arrête les italiques ça commence à faire. Et leur fils Maurice MauMau joue sur l’herbe devant la maison malgré l’interdiction de sa mère. À vrai dire l’enfant Maurice ne sait plus très bien ce qu’il ne faut jamais faire sur l’herbe en bordure de route.

     

    X

     

    Elise et son amant Roger Bargros sont enlacés l’un dans l’autre sans prendre garde : déjà en retard. C’est un instant bien pitoyable et gnangnan où deux êtres s’étreignent en se remémorant le temps déjà passé ensemble.

    Ô le temps ! Ô la bière !

    Ils se parlent par abréviations : « Enfant » dit la femme sur la nuc de son mec. Lequel des deux est le plus stérile ? «On l’aurait baptisé. À quatre ans il se serait amusé sur le bas-côté en attendant le vrai jardin avec un banc ; nous aurons notre villa, du nom de l’Enfant, on lui aurait laissé après not’mort, un accident est vite arrivé – Roger, Roger, ton bidon, c’est toi qui porteras l’enfant ! » - elle tient son amant à bout de bras, forcément ; Roger est jeune, il peut encore se rattraper, se ressaisir. Sa moustache est laide, ses yeux pâles en crachats sous les lunettes en fer, Elise l’aime. Ses cheveux bouclent jusqu’au bas du cou.

    Les femmes fraîches fanent vite.

    Roger l’embrasse.

    Ils vont vers la CX 2000 (heure de gloire). Leurs bras passés sur les épaules s’attardent une dernière fois puis prennent position le long du corps assis, appendices pendants d’humanoïdes. Tout est prêt pour que Roger, dans un virage en plein midi, percute la voiture de Walden (prononcez Val-) et rebondisse sur la droite, fauchant l’enfant du bas-côté. Beaucoup plus loin, après l’agglomération, Roger le Gros décide la Vintancourt à témoigner que c’est elle, elle seule,à jeun, qui conduisait, et promet de l’épouser.

     

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    Walter Walden ([val-] [val-] seul au volant n’a pas écouté la voix qui disait serre serre à droite et trop tard, un œil gauche d’auto lui fonce dessus comme un bloc détaché, une clef-de-voûte du Tarn-et-Garonne. Le pare-brise s’émiette à l’ancienne, la fixation s’affaisse (vérifier sa matière), comme la sous-lèvre des négresses à plateau.

    La pluie tombe. Sans vent et verticale.

    Walter assis dans son habitacle défoncé. Il voit face à lui le mur gris d’une Propriété – conclusion : Je suis en travers de la route.

    La douleur encore sourde qui lui scelle les côtes – il plie le dos sans peine – immanquable pourtant, émet de petits cris cadencés qu’il trouve harmonieux, dans l’attente d’un déchirement qui ne saurait tarder, insupportable, incontrôlable. Qui le ferait passer du halètement convenable, vaguement ridicule, au hurlement bien plus risible encore de sortir d’un baiseur chevronné. Mais le choc attendu ne vient pas. Walter entreprend de descendre, replié sur sa gauche, pneumatiques crevés sous le plancher rabattu. La pluie tombe encore sur le descendu. Moirures sur la route, ferrailles ternes. Il se glisse en biais boiteux sous les gouttes, s’assoit sur un talus trempé. Par une fenêtre une mère appelle Valdo ! Valdo ! Valter muet n’entend rien, tout sculpté sur son dos, attentif à présenter bien, à gérer au mieux sa douleur moyenne, je ne dois pas crier, tout relève du diagnostic « choc sourd » et « contusion ».

    Si la fracture était ouverte il ne pourrait plus respirer. Il se dit encore :

    « Je ne souffrirai pas plus qu’à présent. Mes genoux se plient sans effort. Je pose sur eux mes deux coudes. En attendant les secours, le chic serait de lire au milieu de la carcasse. 7,60F chez le libraire. Le plus grand choc de ma vie vient de m’atteindre.

     

    La mère appelle son enfant. Plus inquiète. Pas encore de l’angoisse.

    La pluie s’est mise à tomber.

    Calme, régulière.

    Des voisins sortent sur leur perron.

    Les évènements se déroulent-ils plus vite qu’on ne les peut décrire.

    À bord de la (ici la marque) Roger bien pris de bière et sa maîtresse Élise ont parcouru 500m supplémentaires. Bien plus qu’un coup de frein ; cette femme a pu croire au délit de fuite. Roger coincé au volant, bedaine opposée à toute fracture du genou. Il a reçu le pare-brise sur la gueule. On dira que c’est toi qui conduisais. Élise ne dit ni oui ni non. Il lui promet le mariage. « Cet individu » crie l’homme « s’est mis en travers » (etc.). Élise proteste, il la prend à partie, des témoins-de-loin s’interposent.

    Walter (prononcez Val-) ne se dérange pas. Derrière lui montent des cris aigus, surhumain : la femme extérieure sortie sous l’auvent découvre son fils dans l’herbe. Tous se sont rabattus sur l’enfant, le couple revenu de fuite reste seul. Tout profite à l’enfant mourant. Hier l’enfant a cassé des œufs pour aider. Maintenant c’est lui qu’est cassé. Il s’étonnait des filaments gluants. Il battait la pâte, il disposait les croisillons sur les pommes. Il les avait soigneusement pelées. Les lapins avaient bien aimé. Il avait mis la table et bien aligné les verres. Maurice, il s’appelait Maurice. Il se faisait emmerder par tous les Sébastien, Jérôme, Carole.

    Il jouait seul dans la cour, hilare dans un coin de poussière. Il inventait des chemins sur sol, un doigt pour les sentiers, deux doigts pour les routes. Il roulait avec un caillou rond, en imitant des bruits d’accidents. « Chez moi je suis bien » disait-il. « Maman m’a souhaité mes anniversaires, au moins sept, après j’ai arrêté de compter. Patrice est venu, Claude et Catherine. Tous les vieux noms. J’ai allumé des lampions. On a renversé tout ce qu’il fallait pour une fête ».

    Au tour du père de sortir sous l’auvent, à son tour de crier. Il disait mais qu’est-ce qui te prend de gueuler comme ça. Maintenant ils sont deux. Ils ne parlent plus d’acheter la maison qu’ils ont louée. Ils ne parlent plus d’autres enfants à naître. Le bonheur passe vite. Dans la maison tout était blanc, la cuisine, les pas chinois dans l’herbe, les statues de jardin. Tu peux jouer devant mais fais bien attention.

     

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    « Nous lui avons payé des vacances au grand air au bord du lac de Côme. Il a retenu quelques mots d’italien. Nous avons fait du pédalo sur le lac avec lui, à tour de rôle, dans les espaces réservés. Les hors-bords sont un fléau. Mais la police les encadre. Avant trois ans nous ne pensons pas que ce soit une bonne chose d’emmener les enfants si loin : ils ne peuvent avoir aucun vrai souvenir. Pourtant la mémoire des vieux reste étonnante. Ils se souviennent des moindres détails de leur enfance.

    - Maurice ne pourra pas nous raconter les siens.

    - Nous serons morts depuis longtemps.

    - J’espère bien ».

    Les parents de Maurice ont très longtemps vécu dans des studios guère plus grands qu’une chambre d’hôtel : un recoin pour l’enfant, un renfoncement pour la douche, les toilettes sur le palier.

    « Ton frère pourrait nous faire un prix.

    - C’est non, J acques ».

    Ils avaient la nostalgie du lac de Côme lago di Como parce que neuf ans plus tôt ils s’étaient rencontrés sur ses rives, à la pointe de Bellagio. Ils seraient bien retournés sur les lieux de la conception, la cagnotte était prête. L’année de la rencontre, Jacques se remettait d’un accident spectaculaire sans gravité : pris en auto-stop, il avait été lancé sur une rambarde d’autostrade à cause d’un pneu défectueux. « Je ne peux tout de même pas vérifier les pneus de tous ceux qui s’arrêtent ! » disait-il à cette jeune femme qu’il avait rejointe devant lui sur le quai.

    Ils se sont embrassés le lendemain, tringlés le surlendemain, enceintés dans la semaine et réjoui de ceci. Les parents se penchent sur leur fils agonisant. Les infirmiers les en arrachent : l’enfant saigne d’en dedans et peut mourir au moindre mouvement. Il est transporté par ambulance avec mille précautions professionnelles.

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    Roger le concubin, flics et plus ou moins témoins forment un groupe agité sul le bas-côté. Roger vocifère, l’enfant s’est jeté sous ses roues. Les parents hurlent Au contraire !

    Comme il faut bien aussi soigner les blessés légers, Élizabeth dite Élise et Walter sont rangés vivants dans un camion de pompiers.Assis côte à côte sur la banquette de flanc. Walter une côte fêlée regarde sa voisine, blonde, avenante, 90k surtout dans les cuisses. Elle s’inquiète et Walter fait de même :

    « Et vous ?

    - Un hématome ».

    Ce n’est qu’un hématome, mes frères,

    Ce n’est qu’un hématome

    Oui nous nous reverrons, mes frères…

    - Vous êtes de la même année que moi dit la femme. Walter l’a entendu, quand les flics remplissaient les papiers à haute voix. « Nous aurions pu nous rencontrer. - En effet dit Walter. - C’est dommage ! dit-elle encore. Le ton se veut sincère. Il dit que l’enfant est sûrement mort à présent. Demande si elle connaissait les parents.

    - Pourquoi ?

    - Vous ne les connaissez pas ? ...j’ai du mal à respirer... » Il ne demande pas qui conduisait. Il n’apprendra que plus tard le mensonge : Élizabeth a prétendu qu’elle était au volant. Elle couvre son homme. Walter ne peut imaginer cela.

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    Walter n’est en rien responsable du décès de l’enfant (il est mort en effet). C’est passé près de lui mais il n’a pas de peur. Il n’y a que ses propres sensations qui l’émeuvent. Il le déplore mais le cache. Il pense que les approches de sa mort ne l’effraieraient pas. Il a tort. « C’est curieux » dit plus tard Élizabeth à Roger. « C’est ce Walter qui nous donne le plus de soucis ; on dirait que les autres n’osent pas nous poursuivre.

    - Ils le font ! crie Roger.

    Ils le doivent.

    - Par l’intermédiaire de Maître Paron.

    - Par intermédiaire. Parfait. Je ne connais pas ces gens. Ils ne veulent pas nous connaître. Comme ça c’est mieux.

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    Walter pose ses jalons. L’accident est passé, rangé. La mort de l’enfant reste à l’arrière-plan de l’intrigue.

    « Vous êtes malheureuse avec cet homme. Il boit beaucoup, vous bat et baise peu. »

    Il subsiste dans le corps épais d’Élizabeth une âme délicate de jeune fille inassouvie d’amour. Qu’elle est commune, et comme elle est fagotée !

    ...Les boucles d’épaules retombent sur un corsage bleu échancré au carré, la jupe trop courte ou trop longue selon les jours, les rotules plantureuses et les mollets sans galbe. Ce qui n’empêche pas d’aimer. Il se déclenche même, chez les cyniques, d’étranges alchimies : un respect accru à mesure des disgrâces constatées. L’homme se voit balourd, appauvri côté cœur, et projette sur l’autre un peu de la pitié qu’il désire pour lui.

    Infirmité pour infirmités.

    « Mon amant boit, c’est vrai. Il n’a jamais voulu d’enfant. Je ne peux pas être mère ; mais il n’aurait pas dû s’en réjouir à ce point. »

    Il vient des tendresses à Walter.

    «  Mon amant me battait assez peu. Il menaçait souvent : nous dirons que c’était toi qui conduisait. Je suis revenue avec lui sur le lieu de l’impact. Nous ne savions rien pour l‘enfant. On m’attribue sa mort à présent.

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    Walter se préoccupe beaucoup de sa vie intérieure. Il a besoin d’être admiré : Admiré. Admettons. Faute de qualité, la quantité de femmes assouvissait sa tare. Mais Élizabeth se dérobait.

    Après l’accident, Walter apprend que la mort effraie moins qu’une douleur. Tout devient donc plus simple : entreprendre, sans désirer !

    Ces deux victimes qu’il convoite, l’épouse de l’ivrogne et la malheureuse mère, tomberont sous ses charmes. Il se sent l’impunité du grand âge : n’a-t-il pas frôlé la mort ?

    Il épie les mouvements des cœurs souffrants. Il confrontera ces deux femmes. Les perdra dans la foule.

    Tous les limiers connaissent la facilité de se dissimuler parmi les tombes.

    Denise, Mère Orpheline, paraît entre les croix, sans même un voile. Ses yeux restent baissés afin que les oreilles entendent mieux les pieds rôdant sur le gravier. Accompagnée de son mari, homme guindé, elle s’arrête devant la terre fraîchement remuée, cicatrice honteuse sur le sol.

    Le père et la mère croulent de honte d’avoir ainsi laissé blesser la Terre ; ils se tiennent mains croisées sous le nombril, tête tantôt haute tantôt basse. Ne sachant quelle attitude prendre devant leur propre enfant mort vu de face et couché.

    Une certaine répulsion monte à la face de Wagner, qui les observe. Cette sensation diffère de l’attirance nécrophile, du tout au tout.

    Protocolairement les deux parents se signent et tournent le dos. Walter revient seul à la même place à la même heure plusieurs jours de suite. Le père ne vient plus, accablé de travail : il est profileur de pare-choc, indispensable à la société (il étudie l’aérodynamisme, la résistance des pièces) ; c’est lui qui préside au perfectionnement des carrosseries. C’est un grand rougeaud, de St-Lô dans laManche, sujet à des accès de colère folle. Sa femme, petite blonde mince du plus mauvais effet qui soit, se courbe à jours fixes sur la tombe, avec un ange, un plâtre, ou autre.

    Bientôt une dalle est installée, blanche et sculptée d’une croix. Le père du mort a beau démontrer à Denise, c’est son nom, qu’il ne sert à rien de dépenser des sommes à de sinistres colifichets, Denise s’obstine de façon désarmante. Elle pleure peu.

    Ce que Walter va faire est inclassable : capter l’attention de la veuve d’enfant par une délicatesse anonyme. Il dépose en son absence un bouquet de fleurs véritables sur la croix en relief. Le lendemain il se dissimule mieux qu’à l’ordinaire.

    Denise soulève les fleurs et les déballe. Les voici disposées dans un vase, acceptées. Walter pâlit, car elle saura de qui viennent les fleurs funéraires. À moins qu’elle n’imagine – pis encore – que l’autre mufle, Roger, aura voulu se racheter. De qui viennent précisément ces roses ? Ces fleurs conviennent très peu à une tombe d’enfant. Mais leur beauté surpasse la maladresse du donneur.

    Des anémones suffiront pour la deuxième fois. Il faudra s’esquiver, fuir sans être soupçonné. « Nos silhouettes pense Walter ne peuvent se confondre : l’autre un gros comme un porc. »

    Si Roger le porc ne pose pas de fleurs, il n’en est pas moins profondément désespéré. Il hait cet enfant mort. Il boit beaucoup moins.

    Beaucoup trop tard pour un geste psychologique, Roger décroche son téléphone. Il sent le poids de sa désinstruction. Il n’a pas prévenu Élizabeth, qui faisait semblant de conduire.

    L’autre homme, pense-t-il, l’intello ! marque des points. Qu’il perd. S’attribue le beau rôle, et fait traîner les démarches, afin de s’immiscer.

    « Monsieur Bré (Roger), mon épouse et moi-même vous remercions de vos condoléances... tardives… nous comprenons vos réticences… nous souhaiterions pourtant que vous soyez condamnés au maximum ce qui est peu. C’est moi-même qui ai donné à l’hôpital l’autorisation de… débrancher…

    - Je n’étais pas au volant… pas au volant…

    - Monsieur Bré, mon épouse et moi vous remercions infiniment de vos… vos… - il raccroche.

     

    X

     

    Walter est aujourd’hui couvert de joie. Il ne devrait pas. Des deux femmes qu’il poursuit, l’une a cédé, l’autre se rend. En premier lieu la mère. Par bouleversement.

    Walter est devenu insensible. Ses balourdises, ses échecs, lui donnent licence de foncer, tendresse en tête. Il en éprouve parfois une satisfaction mêlée de honte.

    X

    Roger buvait par impuissance. L’enfant était mort.

    La tricherie répugnait à Élizabeth. Comment avait-elle pu se forcer à ce subterfuge. Cette substitution de conducteur. Cette complicité pénale. Se raccrocher plutôt à présent de ce Valter, qui la poursuit de sa correspondance intrusive – superflue ? Malgré sa corpulence, Élizabeth garde bon espoir.

    Elle pense aussi au Masseur, à qui elle a vendu un paravent d’Asie, de soie, de ses mains. Où si longtemps elle s’est investie qu’elle en a trahi son secret : elle l’aime. Élizabeth aime son masseur ; pour le profane, il ne s’agit que d’hibiscus et de fonds végétaux – mais les fleurs sont des taches de sang. Tchang Sé, masseur kampuchéen, vient prendre les panneaux de soie, les a emportés. Roger Bré sait cela. Il ne s’arrête pas de boire, tâte de la prostituée, se fait séropositif. D’ivrogne antipathique le voici sujet d’actualité. Autant se dénoncer : « Le 25 juillet c’est moi qui conduisais ! ...j’ai renversé le petit Maurice ! »

    ...Maurice…

    Mais le pack de canettes sur la table devant lui – n’est d’aucun secours. Élizabeth lui crie, de la cuisine, de n’y plus penser. La condamnation serait plus forte encore après faux témoignage. « ...Et je serais impliquée pour complicité ! » - peut-être plus que pour avoir tué l’enfant – Roger Bré se tait. Rumine.

    Tous deux contaminés par la prostituée.

    Le sida ne fait pas de quartier.

    Roger n’avouera pas. Nous n’en ferons pas un drame. L’opulente Élizabeth partagerait la réprobation, la condamnation ; ils pleureraient chacun leur tour, puis ensemble, quand on boit on pleure. Il vient à l’esprit de Roger Bré de renouer avec un ami. Cet ami l’a perdu de vue, plus exactement l’ivrogne a rompu et grommelle aujourd’hui : « Décidément j’ai toujours tous les torts ».

    En ce temps-là cet ami, Nicolas Gous, faisait les foins chez son père petit propriétaire agricole. Gous portait bas sur le front une frange de cheveux noirs. Il avait poursuivi des études de droit : « Je veux devenir inspecteur des impôts » (pour faire cracher les gros). Le petit corps de Nicolas Gous sautait comme un ressort sur la charrette afin de tendre à bout de fourche les bottes à disposer dans le faux grenier. Comment fait-il pour atteindre, au-dessus de ses bras, le lit de foin, surélevé par chaque botte ? Roger pour finir ne s’est montré capable que de garder les vaches. Tâche réservée, comme il le sut plus tard, aux idiots du village. Du jour au lendemain, il a cessé de voir son ami Gous. Il s’est mis en ménage en région parisienne. Gous est resté là-bas au fond, dans le Sud-Ouest. Roger ne pense plus à lui que de temps à autre.

    La vie les a séparés. Elle a ses raisons.

    Roger voit de temps en temps que ce rejeton de plouc était le seul à qui légitimement se confier. L’aurait-il revu sur-le-champ que les mots se seraient formés entre eux deux comme séparés de la veille. Il rccourt aux annuaires : « Qui êtes-vous ? Allô ? Qui donc ? » Incrédulité du vieil homme voyons monsieur… mais il est décédé depuis quatre ans ah bon ah merde. Tu croyais donc, Pelure, que c’est l’ Histoire d’un Accident ? Gous décédé. Roger sincèrement contrit. Stop. Le vieux père à l’autre bout grelotte de 87 ans. Cancer des testicules. Il a souffert savez-vous, bien souffert. Robert a le sida. Il claquerait le répondeur. Il se fout de la mort de l’enfant. De son propre tour de taille. Il voulait un ami et voilà qu’il meurt. Comme ça, entre ses doigts. Fin des retrouvailles. Des familiarités de faculté. Qui pourrait coucher avec lui, ramener le désir d’Arielle aux dignités manquées ? Pouvoir frapper l’épaule d’un homme comprenant la bière et le bon ventre et lui dire ou l’entendre dire qu’il voudrait mieux le connaître tout gros tout blaireaux qu’ils seraient tous deux. Un ami comme lui ne se reconçoit pas, voici Monsieur le Père de l’Enfant Mort en face de lui devant la table basse où s’éparpillent les verres et les flacons d’alcool.

    Il porte haut l’accent normand, rougeaud sans rien d‘homo voire allergique.

    Ignorant qu’ils existent.

    Walter a fait entrer chez lui Élizabeth.

    Il lui dit de refermer la porte et lui parle doucement. Elle a pris l’amour qui se présente, tel qu’il est. Mais au cours de l’acte qui suivit, elle cria Je t’aime, Walter lui répondit en écho.

    Quand ils se furent séchés et rhabillés, que le SIDA eut été transmis, ils ne s’aimèrent plus, puis cela revint, repartit, selon les librations de la terre : jadis le fer et le poison, de nos jours Maladie Transmissible. Nous mourrons tous et n’auront plus d’enfants. Mort pour un ballon. C’est si bête, en définitive, un enfant. Les adultes idéalisent donc ces petits fragments de sottise ?

     

    À VILLE-AIGNARD

     

     

     

    Deux rangs de maisons de part et d’autre d’une place unique, des halles et une tour en ruines. Ville-Ainard, à nous deux. Ce fut un choc pour la population âgée majoritaire. MONIA prit en mains les vieux, par l’éloquence, les yeux vifs et la fébrilité. Une beauté aussi. Ses caresses aux peaux flétries.

    Elle choya ces vieilles chairs. Ce sont des gens comme les autres.

    Panaris, toux sèches, arthrites : un époux médecin gagne les sympathies. Monia ressuscite le cercle de belote, arrange des goûters. Une coopérative, des voyages en autocar. La méfiance fondit. Une autre naquit. MONIA incarnait, dans son corps vif et blond, tout le ridicule de la Foi. Sa fragilité combative m’émut personnellement.

    Après les vieux, elle entreprend les jeunes. Il y a des emplois ici déclara-t-elle. Rendre service aux vieux. Faire le ménage. Repeindre chez eux. Garder les plus mal en point. Les jeunes ont emboité le pas. Ce n’étaient pas des jeunes modernes. Monia freinait l’exode.Des maires s’intéressèrent à son action, des conseillers généraux, un député obtint des subsides.

    Monia portait le verbe haut, tenait des propos convaincus et tranchants, maniait la psychologie à gros sabots. Cela suffisait bien pour un bourg estimable. Ses habitants découvraient avec un effroi ravi les théories rédemptrices des peuples. Freud et le bon sens passèrent d’étranges contrat. Les braves gens badaient avec reconnaissance.

    X

    Pour tenir l’intérieur du médecin, Monia recruta les jeunes filles du village. Elles ne restent pas longtemps : la générosité, mais par roulement.

    Ce sont des soubrettes en tablier noir. Monia tire de ces filles tout ce qu’elle veut. Alternant visite des lieux «à la bonne franquette » (nous sommes dans le grand monde pensaient les plouquesses), instructions de service lancées à la volée, foucades aristocrates et sautes d’humeur, elle impressionnait le petit personnel, qui se sentait rehaussé, traité d’égale à égale. Les filles de proche en proche copiaient leur maîtresse, acquérant au passage une forte et louable estime d’elles-mêmes.

    Monia d’autre part dégrossissait les niaises. Initiait les bonnes au féminisme. Leur apprenait comment se passer des hommes – ce qu’elles savaient déjà – bref, comment se branler dans la joie. Le moyen de faire autrement dans un bled de quinze cents âmes. Après leur avoir démontré, tout habillées, les bienfaits décontractants de la branlette, elle passait à la vitesse supérieure, « entre femmes » n’est-ce pas « on ne fait pas de mal ». Toutes les 16-24 ans défilèrent par ses doigts. Quand nous sommes venus visiter Monia, elle nous demanda tout à trac après le dessert :

    Avez-vous des problèmes sexuels ?

    et sans attendre nos réponses embarrassées :

    ...parce que moi, j’en ai, des problèmes sexuels, ouh là là c’est fou !

    L’époux assistait au repas. Il était beau et blond, sans avoir pu placer un mot depuis le hors d’œuvre et dévorant sa femme à faire passer pour un rictus le sourire même de l’Ange

    de Reims - à moins qu’il ne se soit foutu de sa gueule – émouvante ? naïve ? chiante ? les trois ? Sa dernière phrase aux carottes râpées n’avait-elle pas déploré d’avoir reçu en pleine intraveineuse une communication par radio Je m’inquiétais j’avais besoin d’entendre le son de ta voix ? Cantat moi, j’avais la semaine suivante expédié une lettre brûlante d’amour dans l’espoir de la mater un jour en train de branler l’une ou l’autre de ses suivantes, ou même deux.

    « J’aime », s’exaltait-elle en face du curé notre convive, « mon mari, la vie, les gens, Dieu, la salade – je t’aime aussi mon chéri – mais il ne me viendrait jamais à l’idée de me tire « Té ! je vais m’envoyer en l’air avec ce type-là » putaing cong complété-je in petto, tandis qu’elle me repoussait à grandes brassées en direction de mon thorax – mortifié j’ai failli répondre TÉ je suis pas une gonnzesse, moi !

    Cependant les vieilles gens du village admiraient de plus en plus la femme du médecin. Elle fut élue Conseillère Départementale du canton de Ville-Aignard, là-bas, en Savoie.

    5 11 2034 n.s.

     

    POUR UN ROMAN

     

     

     

     

    Il avait une tête – bizarre.

    Bizarre, mais de maître. Il s’appelait Tertancière de Bribant de Sauges. On l’appelait Joab.

    Est-ce que j’irais décrire une tête de con ?

     

    X

     

    Il entra dans une classe : en vérité, un petit maître.

    Il fit remplir des fiches et repéra : Olga Wormser ; Tafilalta ; Josy. Plus : le banc des garçons.

    Dans une autre classe, un grand brun brassait la tchatche. Il le fit taire, Cyril le regarda fixement. « Va pour une fois », pensa Cyril.

    Il mit debout les élèves de la troisième classe et déclara :

    « Vous n’êtes pas ici pour discuter ».

    Il se montra tout à l’opposé.

     

    X

     

    Aux deuxièmes cours de chaque section : les rôles tombèrent. Joab donna de l’amour, s’abandonna peut-être bien au ridicule.

    Il disait « je ne suis pas un maître comme les autres ».

     

    X

    La première fois qu’il la vit, elle était malade et brune : un métissage. Il attribua son teint d’abord au cancer. Courageuse, pensa-t-il, beau port de tête. Il contempla sa tête aux lourds cheveux « George Sand » ou « madame Arnoux ».

    Le femme accueillait les hommages muets, et sa face glissait lointaine sur fond de casiers personnels. Ses paupières bridées retombaient sur les yeux d’Angélique Maylord : lui-même, asiatique américain, n’était pas pur de tout reproche.

    Ils ne se sont pas abordés.

    Dans le cours de l’année, il promena ses yeux sur plusieurs autres femmes. Il savait détourner leurs rires à son profit. Il ignorait innocemment qu’en renouvelant, chaque semaine, l’objet de ses contemplations, il détruisait ses moindres chances de séduction : toutes s’avertirent mutuellement, bien résolues de ne jamais le suivre dans un lit.

    Joab poursuivit son manège : dix à quinze jours de regards fixes, huit jours d’indifférence, puis deux ou trois conversations sur des thèmes prosaïques : la fatigue, la pédagogie. Il se pourvut ainsi d’une profusion de bonnes amies.

    Il mit le plus grand soin au roulement précis de ses stratagèmes, attribuant ses relatifs échecs au « manque de combativité » des femmes en général. Il prenait avec philosophie cette imperfection de leur nature.

     

    X

     

    Contrairement à ses collègues, Joab logeait à deux pas et revenait à pied chez lui. Il n’y a rien de pire que ces alternances, pensait-il, entre un monde plein de bruit et de grouillement – et cet appartement sombre, silencieux, où faisaient la gueule, dans leurs chambres respectives, son Frère et son Père.

    Il visita d’abord son père, qui lui dit : « Je finis ce journal et je suis à toi ».

    Son frère Étienne occupait la pièce la plus obscure : il n’allumait qu’à la dernière extrémité, s’usait les yeux qu’il avait excellents encore.Lui non plus ne se retournait pas à l’entrée de Joab : il écoutait son baladeur, oreilles couvertes.

    Joab déposa une pâtisserie sur le bureau de son frère.

    L’heure suivante se passerait en va-et-vient du vieux père au frère, du frère au vieux père – l’un prétendant faire entendre ses dernières découvertes musicales, l’autre, sorti de sa lecture, agitant la bouteille et les verres d’un apéritif soudain obligatoire, les deux profitant de Joab Tertancière afin de régler leurs comptes.

    Ô cours bienfaisants !

    Ô cours bénis !

     

    X

    Ses disciples, à ce qu’il pensait, l’admiraient : c’était un maître comme les autres, aimé de cinq ou six, décrié d’un peu plus, rasant copieusement le reste. Parfois la classe l’applaudissait, parfois elle le huait. Quand on en était à lui jeter des piécettes, l’intuition de Joab se réveillait : il reprenait le masque et se forçait, coûte que coûte, à retrouver le fil de sa leçon.

     

    X

     

    Pour tous les voyous de son quartier, tous élèves bien ordinaires, regroupés dans son dos par quatre ou cinq, il faisait parfaitement clown, crasseux, clochard.

    Un rigolo.

    Il baissait les yeux pour ne pas trébucher sur les marches du talus. Puis venait le parking, vaste et venteux. Les quolibets, par derrière, pleuvaient : le manteau, la démarche, le maintien voûté de l’homme accablé – surtout – ce dos voûté.

    Il ne fallait pas répondre.

    Il ne fallait ni courir, ni hâter le pas.

    Ni se retourner pour frapper les Noirs : c’étaient eux qui riaient le plus fort, qui lui lançaient des pièces.

    « Je ne comprends pas », disait-il : « ...des Noirs... »

     

    X

     

    La Salle des Professeurs est un endroit, traditionnellement, sinistre. Joab y déballait ses déjeuners en Tupperwares ; il mange tout ce qu’il cuisine. Personne ne se préoccupe de ses petits plats.

    J’aime la salade de pommes de terre.

    Quand on lui adressait la parole, Joab le prenait de haut. Il toisait en particulier son interlocutrice de haut, elle finissait par se taire et tourner les talons.

    Il ne déféquait jamais sur son lieu de travail.

     

    X

     

    « Je veux être libre ! »

    Il entendait cela dans son appartement, plusieurs fois par semaine :

    « Je veux être libre ! »

    La scène commençait avant même qu’il eût pose son cartable, dès l’entrée. Il ôtait son cache-col, tandis que son frère réclamait son indépendance.

    « Qui te retient, Étienne ?

    Sa voix éraillée par les cours.

    « Tu as 18 ans ! Pars quand tu veux !

    Étienne est un escogriffe sans ressemblance aucune avec son frère. Le père ne souhaite rien d’autre que de rester seul avec sa « machine à jouer aux échecs – Parfois, à travers la cloison, il se met à hrailler Tu m’aimes ? Et le fils aîné répond Oui !

    Joab ne peut parler sans l’autorisation de sa conscience. Il essuie les grogneries accumulées pendant la journée. Mais le don de Joab consiste à raconter tous ses malheurs à ses collègues : il y met tout son savoir-faire comique. Il les traite à peu près comme une autre classe.

    X

    Voici Joab au premier rang, garni sur toute sa longueur d’une rangée de fillettes sages portant le vice sur la gueule. Des petits tas de poussière avec une vipère à l’intérieur. Joab déteste Nabokov, comme souvent entre déviants.

    La féminité consiste en son ébauche.

    Un seul garçon par an parvient à lui plaire. C’est généralement un adorateur, un répercuteur expliquant à voix basse les sous-entendus salaces. Il mène à coup sûr son propre jeu, révèle aux filles sages des nudités plus attrayantes: Joab scie la branche où il est assis.

    Une femme en particulier, cancéreuse et métisse, aimerait entendre de sa bouche des marques d’intérêt : « M’aimes-tu ? murmure-t-il dans un sombre couloir – les collèges, pour qui l’ignore, sont veinés de couloirs trop droits et sans fenêtre, livrés aux caprices des interrupteurs jaunes. Dans les boites ça ne se fait plus depuis longtemps. « Je veux te voir en plein jour à Paris, au café, en silence, pour mieux remâcher les rumeurs ». Joab ne répond pas. Joab est comme usé. Il sait que l’on n’obtient rien qu’à proportion de son indifférence. Qui se précipite est perdu. Ce n’est pas « avec les femmes » qu’il faut savoir s’y prendre, mais avec soi-même ». Il passe en revue celles de ce lieu.

    Ne considérant chez les êtres vivants que la capacité à recevoir des coups de queue, il n’en a qu’après les femmes. En contrepartie, il lui est difficile de considérer un homme, un mâle, en face. Il a toujours peur de se faire mettre. Consciemment, il n’éprouve pour les hommes qu’une indifférence ennuyée. Ils sont ternes. Vieillis avant l’âge : tiercé, bricolage et belote. Aucun frémissement ne trouble leur certitude.

    Muni d’un si précieux jugement, Joab ne fait aucun effort en direction des hommes. Les femmes le paralysant, il reste seul. Comment persuader Joab que le bonheur est communication, et que le sexe ne fait rien à l’affaire ? Les hommes n’entendent rien à la vraie vie. Ils ne savent pas « s’occuper » de Joab.

    X

    Les salles de classe constituent à la fois son seul univers. Les membres de la famille – ne sont pas le genre humain. Il vit petitement. Devant les Élèves, il prend la parole à la diable, dans le brouhaha. Il enchaîne sur toutes les considérati

    sucre,choc,vipère

    ons, sur tous les plaisants propos qu’il entasse déjà dans son encyclopédie. Joab crée, pense-t-il, une atmosphère de « détente collaboratrice ».

    Le travail s’écoule capricieusement.

    Prof moyen.

    Vexé quand les disciples dépassent le maître en connerie. Avant qu’il l’ait lui-même décidé.

    Ce qui le taraude en posant le plateau sur la table à cantine : sans doute une part des enfants le méprisent. Chacun coupé en deux : l’admiratif, le méprisant. Qu’en penses-tu ? dit-il à sa convive – une Noire – quelle honte d’être raciste – gêne a sens unique – Marinita le charme de son mieux. Elle ne parle jamais de ces évidences. Joab, antiraciste, se syndique. Il participe aux réunions, rassemble des notes, opine du chef et se tait. Juste s’assoir à côté de Marinita, au syndicat. «  Les sentiments sont plus mêlés que tu penses » dit-elle. « Les adolescents te méprisent et t’adorent : donc profitent doublement de toi ». Le voici dans le bureau du principal. Rien ne l’attire auprès de lui. Le chef le convoque toujours aux heures fâcheuses. L’employé placé dans le petit fauteuil sent planer sur son apex. La tronche du chef est jaune et sombre. À plus de quarante ans le prof enfin est parvenu à repousser les affects visibles, les « marques extérieures d’inquiétude »

     

  • Le numéro de clowns

    C o l l i g n o n H a r d t V a n d e k e e n

     

    LE NUMÉRO DE CLOWNS

     

    Être clown n'est pas ce qu'on croit. C'est un métier. Cela s'apprend. Sur le tas aussi. Mais il y a des écoles de clowns. Si tu es doué, tu auras besoin de l'école ; si tu ne l'es pas, dix ans de piste n'y feront rien. Si tu parviens un jour à te faire accepter dans la lignée des paillasses, tu pourras bien éblouir le public, épater le profane, mais jamais un seul de tous ceux qui t'auront pour finir adopté, de ceux qui désormais constituent ta famille, ne manifestera la moindre admiration, le moindre étonnement : estime-toi toujours heureux d'avoir quelquefois inspiré de l'estime. Souvent tu auras été clown de naissance, car c'est bien le diable qu'un clown immédiatement doué ne soit issu d'une dynastie, école ou non ; et c'est cela que tu as oublié, Tcherkossian, ou que tu n'as jamais voulu avoir : une Dynastie.

    Tu as pensé qu'il suffirait d'un exotisme, d'un nom en -ssian, pour incarner le Chout, le Bouffon, Petrouchka – or le clown vois-tu n'est pas l'artiste de la troupe, celui-qui-fait-rire, tandis que d'autres trimeraient à ras de crottin en dessellant les bêtes ou en domptant les tigres – mais c'est lelui, le clown, comme tout le monde, qui bosse dans la bouse, douche l'éléphant, monte les gradins, à la courbature de son dos. S'il dit tout haut ce que les autres ne disent pas, il fait tout ce qu'ils font. Il conduit aussi les camions, nourrit les fauves à bouts de crocs, et c’est lui, le clown, qui détournait le public, par ses contorsions, de la trapéziste disloquée sur la piste.

    Musicien, il jouera le Troisième impromptu de Schubert sur une corde à travers un gant de boxe, du saxo la tête dans l’eau ; et tu prendras les baffes avec grandeur. Zavatta dit : « Si je reçois un coup de pied au cul et que les enfants rigolent, je suis le plus heureux des hommes ; si personne ne rit, je ne suis qu’un pauvre type qui vient de recevoir un coup de pied au cul ». Voilà pourquoi le clown est le plus humble, le plus orgueilleux, le plus vulnérable des artistes – celui sur qui tout le monde compte, qui répond présent partout où les autres défaillent, bien qu’ils ne défaillent jamais, précisément parce qu’ils n’ont jamais défailli, pour se faire à jamais justifier d’être le Verbe, l’Esprit, le clou que tous attendent, celui pour qui parfois l’on est venu avec toute sa famille, en faveur duquel on pardonne tout le reste si le reste est raté ; en vérité un cirque avec un mauvais clown est un cirque mort, un cirque, à la lettre, qui n’existe pas.

    Nous pourrions tout autant il est vrai célébrer le dompteur, triomphe immémorial de l’homme sur la brute,  ou les antipodistes échafaudés les uns sur les autres et qui défient les lois de la résistance cardiaque ; mais la vanité m’incite à voir dans le clown la quintessence de tout ce que l’homme, homo faber, homo erectus, homo sapiens, est capable d’offrir à l’homme en sa plus sacrée, en sa plus immortelle représentation. C’est pourquoi, Tcherkossian, toute la troupe, après un entretien très grave, comme on dégage lentement la tête d’un nouveau-né, enfanta pour toi ce que tu n’aurais pu enfanter de toi-même : ce qui procède au plus près du Clown, plus seul encore et plus rongé de doute, un comique. Et même à supposer que les plus grands, que Devos à lui seul, qui d’une mimique, d’une pichenette, d’un ballon, enchaîne à ses pieds le public, au point que la plus fugace expression passe pour un gag et déclenche le rire, c’est encore au clown qu’il soutire tout ou partie de son jeu.

    Ressemblances ou différences (tyrannie du rire à heure fixe, même si son propre fils se tue à moto le jour même) le spectacle continue ; que l’on soit clown en piste ou comique de cabaret, le spectacle continue. Il ne peut s’interrompre puisqu’il est sacré, dans son bondissement vers le ciel, quitte à s’y heurter, à s’y cogner(...) la tête, quitte à tomber – car il est du devoir absolu de l’artiste de ne jamais révéler, de ne jamais sous-entendre au public qu’il va mourir, qu’il doit mourir – ce qui adviendrait immanquablement, immédiatement, si le spectacle, ne fût-ce qu’un instant, s’interrompait. Le clown, le comique, sont pluriels, ils jouent devant leurs pairs, mais chacun reste seul, seul avec tous (Terzieff).

    Il est rongé. De bile. De peur. Suant d’angoisse par caque pore. Il danse sur la corde raide entre « juste espace » et « fusion », communion et cabriole – pour placer son effet, comme un revers, une estocade. Le comique est un susceptible, un mesquin, sitôt pris à partie personnellement, sans recours ni atténuation, sans filet, « seul en scène » comme on dit à présent (exit le hideux one man show). Perdu, flingué, pour peu que son dernier «mot » ait capoté. Nul plus que lui n’est guetté par la chute, l’ulcère – le fiel. J’étais comique. Venu d’un numéro de prof qui ne m’intéressait plus – public obligatoire : où est le danger ? Je faisais rire, soit, avec passion. Mortifié d’autre part jusqu’aux moëlles, si le respect m’était refusé.

    Le comique déteste qu’on le prenne pour un comique. Mais à cinq ans de la retraite, j’ai décidé de monter mon propre spectacle, pour y inclure certains cours, justement. Pour commencer, je me servais d’autres personnes. Puis j’ai fini par me servir tout seul, devant des pupitres vides. « Ne t’attends qu’à toi-même » disait ma grand-mère du Jura. L’expérience m’a montré que l’association était la plus mauvaise façon d’entreprendre quoi que ce soit. Le fait artistique n’a rien à foutre de la démocratie. N’est pas Mnouchkine qui veut. Le fantaisiste, le soliste, n’est d’ailleurs pas un comédien. Il sera toujours, qu’il le veuille ou non, un aristocrate autoproclamé, éminemment contestable – seul.

    Dictateur de moi-même, je suis parvenu à extirper le rire de ces cons d’en face. J’ai joué le prof, les parents (odieux), l’administration. Et surtout j’ai banni de mon répertoire le sketch inepte de la remise de copies, où se réduisent la quasi-totalité des « prestations » de mes cons frères, ceux qui n’ont jamais remis les pieds dans une salle de classe. Puis c’est devenu encore trop pour moi : l’éclairagiste, les techniciens prolos vous êtes bien contents de nous avoir j’ai répondu comme on est bien content d’aller chier tous les jours ça ne leur a pas plu et ils m’ont plaqué – toujours ça de contacts en moins. Le comique hait le monde entier. Ma paperasse, mes démarchages e tutti quanti je me les suis faits moi-même, ce qui m’a permis de végéter, mais dans le bonheur : « Non et mille fois non, tu n’es pas venu pour plaire au public, mais pour le fasciner » - dis « l’enculer » mon prince, et tu seras dans le vrai ; à propos de femmes, j’avais avec moi pour l’heure une certaine Almée, Angolaise, toute noire. Elle me secondait en tout, et je ne supporte plus à présent que les gens qui me secondent. Évidemment pas question de coucher : on est une femme ou on ne l’est pas. J’ai toujours répugné aux femmes, qui ont toujours préféré se branler dans mon dos, ce qui est bien entre parenthèses ce qu’elles savent faire de mieux. À présent donc, pourvu que je ne lui demandasse rien, Almée me « secondait » ; elle me laissait aller aux putes, et se masturbait dans son coin comme je viens de le dire. Voilà comment je conçois les femmes, moi : collaboratrices dévouées, discrètes et frottées jusqu’au trognon, pour une bonne fois me foutre la paix.

    *

     

    Tcherkossian, je l’ai rencontré sur un coup foireux : des blaireaux nous avaient contactés, l’un et l’autre, pour animer le 8e anniversaire de leur fille ; la pauvre s’était renversé sur le bras une casserole en équilibre sur un réchaud. Les parents avaient appelé SOS médecins, les pompiers, Police Secours, bloquant tout le quartier. Une semaine après, ils avaient réitéré : pour les clowns, Tcherkossian,donc, et moi. Première fausse note : nos braves gens ouvrent leur porte – un vrai bouge, et dans une arrière-pièce sans fenêtre, une petite fille sur un grabat – et tombent sur une grande Noire vaguement déguisée en fée. Tête du père : « Mais mademoiselle, il doit y avoir une erreur... » - l’erreur, c’était la peau.

    - La fée, c’est moi ! » Elle était mignonne, Almée, avec ses vingt-cinq ans et sa peau noire;la fillette avait sauté du lit : « Chouette une Noire, chouette une Noire ! » - pas mieux… Et nous sommes entrés juste derrière en nous bousculant, maquillés au rouleau, plus une demi-douzaine de mômes qui nous avaient emboîté le pas dans les escaliers ; les vieux se sont barricadés dans la salle à manger. Puis la sonnette a carillonné coup sur coup, et 15 autres enfants se sont mis à fêter les 8 ans de la fille. Nous avons tous les trois fait croire à l’assemblée que Tcherkossian s’appelait Tarche, « le fabricant de boucliers », ce qui donne lieu à « cet arche cet âge) est sans pitié » (Les deux Pigeons), « j’habite au deuxième é-Tarche », « en avant Tarche » c’est nul, on va l’appeler Albert – quand la Fée s’est spectaculairement démoli le cou-de-pied en criant « Ouille ! mon méta-Tarche ! » et les petits cons n’ont rien compris - total mépris. Alors Tcherkossian s’est jeté à quatre pattes et j’ai crié Un chien ! On y met le feu ? Enfin le troupeau comprend qu’il faut ire, et tout le monde se retrouve à quatre pattes à se flairer le cul. Il y a même une fille qui a levé la patte , en vrai. Voilà ce qui arrive quand trois clowns convoqués improvisent un excellent numéro en costume, et enchaînent au même rythme. Les enfants s’étaient regroupés autour de nous avec les orangeades et nous entendions battre en cuisine la porte caoutchoutée du réfrigérateur.

    Almée a raconté ses expériences d’auto-stoppeuse : «Pour les filles c’est facile ! »

    Sur la route de Guatemala Ciudad, un petit gros m’a fait assoir à côté de lui ; il voulait me tâter les cuisses. Je croisais les jambes, je décroisais les jambes. Il conduisait très vite, d’une seule main. Puis il a ouvert sa braguette et se touchait. J’ai détourné les yeux en vitesse ; jamais je ne m’étais intéressée à ce point à un paysage ».

    Nous nous sommes retrouvés dessoûlés dans une brasserie « Munichoise » avenue G., repassant à mi-voix nos numéros, dans un coin. Les garçons nous fixaient. Nous nous sommes souvent interrompues, crainte que le concurrent, l’autre, n’empruntât ce tic, cette torsion du nez, cet accent étranger soudain. Épiant la moindre mimique, sans rire, pincés, comme aigres – le comique est un être rongé par la bile. Nous ne parvenons pas à nous égayer. Nous ne l’avons pas souhaité. Nous avons fini par nous ennuyer, l’un l’autre, et chacun de soi-même. Les gestes deviennent ébauches, les allusions, indécelables, et le silence est venu. Rien de plus déprimant que ces confrontations d’augustes : il n’en faut qu’un, par cirque. Par music-hall, par salle des profs, par entreprise.

    Autrement c’est le clash. Garanti. Les deux se font concurrence. Ça n’intéresse plus personne. Dans le courant de la conversation, nous nous sommes aperçu que nous parlions tout trois l’allemand : l’ Angolaise, avant moi, tordait de rire des parterres de Geschäftsleute, hommes et femmes d’affaires, de Rostock à Leipzig ; rien ne déridait davantage ces chimpanzés en costumes que d’entendre une Noire écorcher l’allemand avec des intonations bantoue. Kolossale Finesse ! L’entrain a rebondi, juste un peu ; nous avons croisé nos impressions sur les publics teutons, dont les meilleurs jeux de mots reposent sur des à-peu-près (« meine Samen und Spermien » statt « und Herren). Alors les maçons, depuis longtemps exaspérés, se sont mis à tourner, torchant les guéridons à grands coups de loques, nous aspergeant d’eau sale, bousculant les sièges vides.

    Ce sont d’abord des réflexions à haute voix sur « les gens qui parlent deux langues ». Tcherkossian observe encore plus fort que c’est bien la première fois qu’il entend des commerçants dauber leurs clients. Il se fait rabrouer par ces cons de prolos, nous le soutenons, les loufiats se mettent à gueuler comme une meute, on n’en est pas à pleurer après le client, tout le monde s’est mis à se taper dessus à coups de chaises, toute la boite s’est fait saccager. Lorsqu’on s’est regroupé hors d’haleine six rues plus bas, les croquants avaient rameuté les flics, moment choisi par Tcherkossian pour nous rappeler qu’il faut toujours se démaquiller juste après le numéro, les passants nous ont regardés d’un air bizarre, mais peut-être que je me fais des idées sur les clowns. J’ai entraîné Almée l’Angolaise, pour lui épargner l’atroce parallèle entre comique et tragique : dissertation superflue.J’ignore pourquoi ce soir-là précisément mon assistante m’a plaqué pour Tcherkossian. Quelques jours plus tard, faisant du stop sur la portion fac- centre ville, je les ai retrouvés.

    Existaient encore en ce temps-là ces monstres nommés Deux-Chevaux. Seuls possédaient ce genre de pisse-roulettes les gars ou filles fichés « gauche ». Celui-ci a pilé devant moi en oscillant : Almée l’Angolaise au volant. Surprise encore : Tcherkossian vautré sur la banquette arrière, ivrissime. Il me fait une petite place. La passagère avant pue l’alcool aussi. Les vapeurs d’essence et de toile de toit font un cocktail gerbatif. La conduite à droite est approximative. Tcherkossian debout sur la pointe des fesses mitraille à bout de bras tout ce qui nous double, fabriquant des deux joues des bruits caverneux de rafales, et postillonne. Les filles éclatent de rire. Il flingue tout ce qui passe : file de gauche, file de droite.

    Comment peut-on se ridiculiser de la sorte. Je suis sûre à présent que Tcherkossian ne possédait pas une once de talent. Des doutes commençaient à me venir sur ma propre vocation – qui trouvait à vrai dire peu d’occasions de se manifester : depuis notre expulsion, Ovaness Tcherkossian ne trouvait plus la moindre soirée d’animation à se mettre sous la dent. Le très petit réseau de comiques à domicile s’était vite communiqué nos adresses… Les filles sont redescendues. D’un pas mal assuré elles sont venues ouvrir les portes arrière en grande cérémonie. Je voyais bien que la passagère n’avait d’yeux que pour Tcherkossian. Jamais je n’ai attiré le regard des filles. Bras-dessus bras-dessous nous sommes allés vers un chapiteau de cirque où se produisaient des politiciens.

    Almée l’Angolaise s’est engouffrée là-dedans, elle en est ressortie cinq minutes plus tard en costume extravagant, pour distribuer des tracts : le meeting sous chapiteau se tenait au nom de la gauche pro-cubaine. Les orateurs, dans une grammaire approximative, flagornaient les charmes de l’île à Fidel : « Il a dispensé au peuple les bienfaits d’une alphabétisation massive ! » À mon tour à l’intérieur, j’ai applaudi. À côté de moi sur le gradin hoquetait en rotant la passagère blonde. Au lieu de fixer l’orateur elle me fixe d’un œil de poisson. Je lui ai crié dans le vacarme qu’elle pouvait toujours attendre que je la pelote, et qu’il n’était pas question que je subisse les premiers refus de rigueur.

    Je lui ai même gueulé, dans une acoustique déplorable, que jamais je ne m’abaisserais à ébaucher quelques premiers gestes que ce fût ; que j’en avais ma claque des brimades ; elle s’est alors éloignée, définitivement, et voilà comment j’ai rencontré Ma Femme. Pour l’instant, le récit, ou le bavardage, se concentre sur Tcherkossioan : j’ai fini par monter, avec lui, un duo. Il ramenai les filles, une pour lui, une pour moi. La mienne se détournait de moi, et il finissait par s’envoyer la paire. Il s’en excusait gauchement le lendemain matin. Je lui répondais immanquablement que je n’en avais cure, ayant passé la fin de la nuit (douze minutes) avec une pute. Quant à sa grosse gueule, avec la barbouze qu’il se faisait pousser jusque sous les oreilles, elle le faisait passer pour un authentique barbudo. Les femmes riaient de ses plaisanteries, et de mes ridicules. C’est la vie. Nous avons vécu ainsi lui et moi toute une année, sans coucher ensemble mais dans la complexité – rivalité, admiration, et toute la gamme. C’était un fils de cheminot. Ses revenus, comme les miens, n’ont jamais excédé la modestie. Il n’a jamais effleuré la moindre notoriété. Neither did I (« moi non plus »).

    Nous sommes restés pauvres. Il a professé des théories révolutionnaires, mais lui tout seul. Il a connu des fins de mois difficiles, expression impropre car le mois n’existe pas dans nos métiers – était-il en revanche bien obligatoire de se meubler au « Marché des faillitaires » ? ...de tonner contre le capitalisme et de piller les intérieurs ? Combien de larmes ont-elles coulé sur ce bureau, combien de force y avait-il dans ces bras de femme retenant le divan que l’on traînait sur ce palier ? est-ce qu’il a trouvé chaque soir le sommeil, Ovaness Tcherkossian ? Quand je l’ai quitté, son nez s’était busqué au milieu de tous ces poils. Il souriait comme une lame, portant un de ces petits couteaux des Andes Ojo de Agua retenus à la ceinture par un anneau, comme un véritable guerillero. Il refusait de manger sa viande autrement qu’en la tranchant au ras des lèvres, tout en célébrant bruyamment « ceux qui ne peuvent pas s’en payer tous les jours ».

    Avec son cuchillo à saigner le bourgeois. Puis je n’ai plus revu personne. Seize années de suite. La Blonde et moi (souvenez-vous) nous étions éclipsés, comme lui, dans le vaste espace du temps – elle s’appelait «Marianne », puis nous nous sommes mariés (ensemble) – nous avons déménagé – c’est loin Bordeaux, loin Stamboul – seize ans, toute une vie d’ados perdus de vue, puis j’ai voulu renouer – j’avais redéterré, à huit ans, la mésange en boîte à sardines, « pour voir » : une grosse mouche était sortie, 5 morts en 5 semaine dans le bled, bien sûr, que c’était ma faute ! Seize années donc se sont passées. J’avais écrit là-dessus de très belles pages, très nostalgiques – perdues – qui disaient : « ...deux blenno m’ayant rapproché de mon épouse, qui croissait en intelligence et beauté, je ne sais comment un jour l’idée m’est venue de revoir Ovaness Tcherkossian, que j’avais si peu connu, l’Incontournable Révolution de LXVIII en majuscules dans le texte nous avait séparés.

    Que signifie « révolution » pour un comique ?

    Dernier signe des temps – dernier adieu sur le quai – avant l’immense départ, je reçus du fond de mon exil (Bordeaux était le bout du monde ; il l’est resté) une grande enveloppe solide et brune à l’intérieur tout capitonné de poèmes, dessins, messages à double sens, croquis, pamphlets et caricatures comme on en faisait alors. Je la conserve sous l’attestation de première Communion Simone (ma mère) – les moins de cinquante ans ne peuvent déjà plus imaginer de quoi je parle. Nous avons répondu sur le même ton, des idées qui n’étaient pas de moi, des vies que je ne pouvais vivre ni eux non plus, je ne savais plus qu’une chose : jamais plus nous ne reverrions Tours.

    C’est de vingt à vingt-cinq ans que datent les ruptures les plus inexorables, les plus irréparables. J

    Je n’ai plus rompu depuis avec qui que ce soit, quoi que ce soit – ce qui fut ma pire erreur. Il faut rompre quand on est jeune. Faire un enfant par exemple ; trois ans de solitude sèche. Disons quatre. Ou cinq. Tout le monde en fuite. Nulle amitié, nulle fidélité qui tienne sous une telle avalanche de d éjections et de niaiseries qui vous cimente, qui vous bétonne une existence humaine – puis d’autres amitiés s’esquissent, s’ébauchent comme un renvoi venu de loin, on se refait des souvenirs, on se rencourage, on se reconsolide, puis des ruptures à tout va, d’autres solitudes, élagage, défrichage, tronçonnage ; ça tangue, on largue, on se fait larguer, par les plus cons, les plus courageux, on perd son temps, on brade son temps, avec des hommes, avec des femmes, qui le méritent, qui ne le méritent pas, cul par-dessus tête, dans la cruauté la plus imprévoyante, laplus inconséquente.

    Puis on s’exile (ailleurs...meilleur…), histoire d’aller de l’avant, sans plan ni projet, on se rapatrie, sans rien de construit, sans un rond, paumé, fané, l’idée vous revient – vous suivez ? - tandis que les autres, ceux qui sont restés, bille en tête, ne vous reconnaîtraient pour rien au monde – j’ai rouvert le cercueil de l’oiseau l’idée de vérifier si les autres, ceux qui foncent, si vite et si négligemment, si lâchement et si réciproquement plaqués, avaient eux aussi fini de réviser, de rafistoler, d’enrouler leurs existences comme autant de banderoles – pour bien se casser la gueule, parce que tout de même, il y a une justice pas du tout disent-ils pas du tout, j’ai changé de femme (« de mari »), j’ai changé de vie, de ville, de brosse à dents, de voiture » - « toi tu n’as pas changé » - toujours aussi con tant qu’à faire – d’ailleurs ils te le disent « Alors, Massu, toujours aussi con ? - À votre service mon général »- ils ont replié leur vie comme une banderole.

    Ils s’imaginent faire quelque chose, être « en route », tambours et trompettes, je rote je pète rien ne m’arrête « réussir » ils appellent ça, déjà sur le chemin des morts, je ne vais pas leur dire – moi que je suis tellement plus loin, sans avoir eu besoin de changer, ça doit être vrai puisqu’ils le disent (« ce sont les autres qui vous définissent mieux que vous ») - ah ! « je n’ai pas changé », bande de cons…

    Car aussi loin que nous pouvions remonter, nous n’avons jamais été, moi et Ma Fâme, la même femme, de ces gens qui « évoluent », mais bien de ceux qui, nostalgiquement, se penchent sur leurs échecs et se mortifient doucement, avec de brusques violences pour faire joli. S’il fallait désormais me justifier comme je faisais en ces temps-là – j’invoquerais ce droit de tous à conserver sa gloire, qui est chez Corneille « la [haute] opinion que l’on a de soi-même ».

    À 38 ans passés – je jouissais d’innocence – j’ai posté de ma main une lettre à Tcherkossian – ma réponse à l’ultime enveloppe n’ayant pas à son tour engendré de réponse : là-haut déjà, sur les bords de la Loire, les couples se déformaient, les opinions se délavaient ou se pétrifiaient – les vies s’étaient concrétisées, les convictions reniées, radicalisées, les vies démonétisées, concrétisées, tandis que de foudroyantes grossesses souillaient, broyaient, pulvérisaient inexorablement les derniers vestiges d’espoirs et d’ascensions. J’étais rest, c’était donc vrai, le même – aujourd’hui encore en vérité j’ai peine à croire que j’aie vécu.

    Début 83 (2030 nouveau style), retour d’Autriche, j’ai donc si bien soupesé, balancé chaque terme de mon message à Tcherkossian (disais-je) que mon vieux clown m’a répondu par retour du courrier par quelques phrases sobres pétries d’émotion : « Viendrai vous chercher en gare ». Son écriture exhibait d’étranges gondolements. J’avais assurément appris, sans précisions, qu’il lui était « arrivé des choses ». Il m’attendait sur le quai de gare, en province. Glabre, méconnaissable – tondu. Une laideur atroce, comme il arrive immanquablement, inexorablement, à tous ces mâles qui se mettent la boule à zéro. Qui veulent, donc, « repartir à zéro », tifs compris.

    La mode des « cheveux longs » était bel et bien passée – ce n’était pas, d’ailleurs, une mode – mais un temps, révolu. J’ai conservé pour ma part et conserverai toujours ma crinière de Lotharingien, de Franc Salien, jusqu’à ma mort. Je refuserai toujours, jusqu’à ma mort, de me « viriliser », d’endosser cette défroque de la connerie. Cette espèce de couillolâtrie où les mecs se croient tenus de se précipiter comme on plonge dans la lunette de la guillotine. Au point qu’il existe aujourd’hui des filles qui envoient leurs types se faire tondre. Hagards, désastreux, les gros porcs se croient tenus de s’exhiber dans ce qu’ils ont de plus hideux.

    Je veux toujours avoir l’air d’une femme. Juste un peu. Au moins. D’un inverti, d’un pédé. Ovaness jadis si beau. Tandis que cette tronche de coloquinte verruqueuse – avec des creux, des excroissances, défiguré, cratérisé comme une pleine lune, déformé, défoncé. Pommettes saillantes. Protubérances jurassiques. Mâchoire de mutant. Blême, pathétique. Cabossé, le Tcherkossian. Inqualifiable, quelconque – ignoble. Et au milieu de toutes ces chairs, de tous ces os, des yeux – implorants, égarés, noyés, ivres de pénitence, des yeux qui se soûlaient tous les matins, au réveil, dans la glace, et plusieurs fois par jour, cette espèce de cul, rasé, bosselé, infiniment obscène, sur une face ravagée, ravinée par les larmes, même et surtout si pas un pleur n’avait suinté.

    Quelque chose de blafard, de lacéré, falaise de craie juste effondrée, mais mou, jusqu’à la veulerie.Le voyant ainsi, sur le quai, tout fragile et grelottant, je me promets de l’accepter tel. Il nous a convoyés dans sa deuche populo de rigueur ; au pied d’une bâtisse cubique à volets verts, au fond d’un jardin pelé, déclive, où claquaient sur des perches à fèves des fanions tibétains. c’était la maison la plus ancienne de la ville, « où se tenait la Kommandantur ». Un tapis de corde, un bac à chat par terre à droite, pour Michel, « du nom de celui qui nous l’a offert ». À gauche un bureau, son synthé, sa bibliothèque. Tout droit la cuisine, une autre chambre au-delà sur la gauche. À la table une femme inconnue, Tilyé, Alsacienne dorée enfournant un vieux Baekeoffe à bouffer plus tard.

    Ancienne sagiaire, vingt ans, me dit Tcherkossian, qui en a trente-sept. Tilyé nous dit très vite qu’elle n’a pas souhaité ces retrouvailles ; son travail personnel avait été d’exorciser le passé, d’éviter toute rechute, tout retour en pleine gueule de jadis – Ovaness est encore trop sensible. L’urgent n’est pas de retrouver l’ami, le réapprivoiser – mais d’amadouer l’Obstacle, la nouvelle épouse. Qui aurait voulu nous laisser d’emblée tous les deux, lui et moi – j’ai déjoué le piège. C’est à elle seule que j’ai fait la conversation, bille en tête, parlant projets de voyages, plaisir de revoir l’ami, changements tous interprétés de façon positive. Tilyé répondait peu, posait les viandes, sans lever les yeux. Arielle était près de moi, qui faisait nombre, diversion. Nous avons mangé. Au mur une photo de classe, année 1891-1892.

    À côté de chaque tête, au stylo, une date de naissance, une date de mort – tous des garçons. Un seul mort jeune, en 1920. Juste au-dessous, une perspective cavalière d’Ouessant, avec mention de tous les naufrages et silhouettes de tous les navires, date et nombre de victimes. La bouffe est fade et copieuse. Je bois beaucoup, ce qui meuble, ce qui permet, une fois vidé le sac aux anecdotes, de faire étalage de questionnements homosexuels les plus rebattus. Pourquoi confier cela d’ailleurs à une femme, qui n’y comprend rien (autant de pédés, autant de mecs qui ne nous emmerdent pas) – l’homosexualité ? j’en avais tâté sans plus, sans manquer une occasion de le monter en épingle, à la grande exaspération des véritables pratiquants.

    Promenade digestive. Lourds, les estomacs. Et tandis que nos compagnes se lient sans histoire sur fond de prairies, nous nous sommes tenus à quelque distance, nous dévorant des yeux, à en pleurer , à en tomber dans les bras l’un de l’autre, si Tilyé ne nous en eût dissuadés d’un grand éclat de rire de jument. Nous avons tous parlé très vite, très fort, précipitant les confidences, comme si nous nous étions quittés de la veille. Nouvelle Épouse écoutait, resservait sa mixture à grandes louchées,à pleines écumoires dégoulinantes, et vin,vin, vin. Elle a fini par donner ses appréciations évasives, puis s’est confiée d’assez bonne grâce. Elle avait connu Tcherkossian en classe de seconde – bon nombre de bouffons, incapables d’embrasser une vie d’artiste, se recyclent dans ce cul-de-basse-fosse des bonnes intentions :  l’Éducation Nationale. « Je n’aimais pas Tcherkossian » dit-elle. « Les autres filles non plus » (trop dragueur). Lui : « En début d’année, j’arbore les couvre-chefs les plus extravagants. Les élèves ne disent rien, puis n’osent plus rien dire ».

    Ils se sont revus quatre ans plus tard. Elle l’a repris en main, sauvé, repêché, à ma place, sur la berge, délivré du mal – je lis en me penchant, à l’envers d’une porte d’armoire, au crayon gras : Moi, Ovaness Ycherkossian, j’ai réparé moi-même cette planche, le… tant… - vaut-il mieux couler, émerger ? ...Le suicidé vous est-il reconnaissant de l’avoir sauvé ? … Enivrés, pesants, nous gagnons Arielle et moi – je ne puis me déplacer sans elle – nos lits à l’étage, titubant du mur à la rampe tu te confies à une fille qui ne nous est de rien je réponds je ne me suis pas confié. À droite la chambre vide du fils absent confié à la mère – nous couches sont àgauche, au pied de quatre rayonnages de bouquins jamais on ne guérit d’être étudiants nous commençons de nuit tout à la fois jusqu’à une heure avancée.

    Le lendemain tout est très lent déjà plus rien à dire, dix-sept ans qui sont passés, Tilje avait trois ans, nos femmes tiennent dans le vie une importance démesurée. Ce matin règne l’enjouement je bois de l’excellent café, je mets la matinée à me purger, dispos sans savoir à quoi – promenades touristiques – le soir Ovaness dans un sentier se force à franchir d’un bond trois barbelés pour mettre en fuite un chapelet de laitières qui détalent en lourdes masses crépusculaires. À mon tour je’ m’enfuis terrorisé devant une machine agricole pleins phares dans les cahots Là ! … Là !… - au ras du sol tout trébuchant, montrant dans mon dos le monstre motorisé de mes deux bras épouvantés, haletant, démantibulé, le conducteur se gondolait.

    Nous avons désormais visité Tcherkossian-Tilje ma femme et moi dans les deux trois fois par an . Rien n’a plus bougé. Le sens est venu, l’un suivant l’autre, mais toujours un calembour, unen bourde sont venus nous figer dans une perspective estudiantine qu’elles n’avaient peut-être jamais dépassée. Et nous glissions, nous dérivions ainsi de trimestres en tambouilles, sans autres itinéraires

    que la Croix des Rigolos. Nous nous étions vraiment connus huit mois, d’octobre 13 à juin 14. Et nous avions vingt ans. Tilje, 4. Tombés de clowns à piètres pitres.

    Nous avons si parfaitement idéalisés ces temps-là que nous avons voulu renouer le fil. Or s’est la vie qui se rompt. Aventures, marécages où tu n’es plus, où tu ne peux plus être, creusent des fosses béantes. Et ceux qui sont survenus recueillent le fruit de la vraie amitié – je fis là, telle chose m’advint tandis que les premières ombres se sont embaumées, délitées. Ce que j‘ai su ou reconstitué par bribes, au rythme des mois. Tcherkossian avait bien filé l’amour avec Almée la Noire, l’Angolaise. Elle avait lu Césaire dont on ne guérit pas, Fanon, Ouologuem. Or en ce temps-là, chose inconcevable, tout passait par la politique. Pour passer au feu de l’épreuve sa foi sa conviction, on se foutait la vie en l’air avec son ouvrier, son Africaine de service, pour la gloire du Ché ou Dieu sait quel clown sanguinolent.

    La baise était politique ; l’amour, les enfants, politique. Voici donc Ovaness, descendant d’Arméniens, embringuée avec son Almée Belvezinho,  « Beauvoisin »,Noire authentique et catholique. La Belvezinho milite, communie, enchaîne les comités, reproche à Tcherkossian son opportunisme, son dilettantisme, son insensibilité au racisme blanc. « Quand ton grand-père a fui les Turcs, il ne savait pas un mot de français ; ça devrait te péter sous la peau. - Elle est blanche répond-il. Almée ne le trouve pas drôle. Elle échoue à l’émouvoir, fût-ce en

    exhibant les clichés de 1915, ou d’autres sur l’esclavage de couleur. Il répétait que les rois nègres avait dépeuplé leur royaume bien avant l’arrivée des Blancs : je l’ai lu dans Yambo Ouologuem. Almée répliquant vous n’avez rien arrangé ; les Européens n’avaient fait qu’industrialiser l’artisanat.

    Il répond « cela fait si longtemps » - la formule valait aussi bien pour les marches forcées, les décapitations de Bitlis et d’Intilli « vous ne pouvez pardonner tant d’horreurs – en réalité, le büyükbaba s’était tiré du Martakert avant les persécutions systématiques, perdant tout contact avec son milieu : différends familiaux, voire indifférence foncière, qui se retrouvait chez son descendant direct. Quand la scène de ménage était finie, notre bon Tcherkossian récitait son catéchisme : la lute des classes, les structures oppressives déconstruites, la résolution de tous les conflits, le racisme desséché dans sa moëlle, et tous les hommes seraient frères, poil au prolétaire. Il exceptait bien entendu les juifs, contre lesquels il trouvait toujours d’obscurs griefs. « Tu es incohérent » répliquait Almée, qui se contrefoutait d’Israël. Sa vision allait plus loin : fusil aidant, et Dieu, le concept de Race obtiendrait le respect ; suivra l’argent, nerf de tout le reste. Questions de priorités, questions de mots, mais ce sont les mots, les principes, qui justement détruisent. Rien ne change, mais les anathèmes, les invectives, les stigmatisations s’envolent (« quand l’establishment sera vaincu par la nomenklatura, rien ne sera transformé » - dans ces puits sans fond s’engloutit la vie, malgré l’enfant qui survient, surnage et sombre en alternance.

    En dépit des procédés les plus stricts de contraception, rien ne freine encore l’éclosion intempestive de ces créatures profondes montant crever en bulles à la surface des existences. Une infection. D’étreintes en étreintes, Ovaness et Almée s’étaient confectionné Idriss, ni arménien vraiment ni angolais, ni métropolitain au sein du melting pot des genres et des nations. Il s’imbibait et s’accroissait de criailleries en revendications, sans que les sources puissent déterminer l’origine exact des tromperies ou bien trahisons. Les souvenirs se troublent aussi peut-être. L’enfance est de nature instable. Souvent les cris s’emparent d’un enjeu, nommé Idriss. De la façon la plus plate, la plus traditionnelle. Car les couples les plus instruits, les plus en pointe, succombent aux pièges les plus bas. Les plus démunis, sans culture aucune, accouchent souvent d’épousailles, divorces sans relief.

    Personne ne se réconcilie autour d’un enfant ; cette théorie est criminelle. Les deux aïeules, la noire et la blanche, se sont disputée l’enfant. Il fallut établir pour elles un week-end turn over. En anglais une alternance : le père, la mère ; première aïeule, seconde. Les deux vieilles (entre cinquante et soixante ans) se sont pourri la vie par Idriss interposé. L’une (qu’importe laquelle) ayant suggéré à l’autre que les parents se trompaient mutuellement. « Qui est le véritable père de ce garçon ? avec un prénom musulman ?

    Les grands-mères soupçonnèrent toutes les connaissances arabes du couple, ce qui faisait beaucoup : ce qui, jadis, faisait le charme d’Almée (son exotisme, voire cutané, son engagement épidermique (elle aimait ses propres plaisanteries) et vite viscéral contre l’injustice – dont les communautés tropicales ne manquent pas tant s’en faut – avaient transformé le domicile en camp volant : militants, peu enclins cependant au communautarisme sexuel : tous très graves, exaltés, traditionnellement respectueux des couples constitués.

    Malgré les cadeaux prodigués àIdriss, il fut de plus en plus difficile de préserver une intimité. Le temps atténue les flammes, certains tiennent bon ; les visites se sont raréfiées, des évolutions quasi organiques se firent jour, l’âge tasserait tout cela, et Tcherkossian se fût résigné, mais Almée se décida (la chose est plus facile aux femmes, qui n’ont qu’à laisser faire) à donner corps aux scènes de jalousie, ayant cédé d’un coup au musulman le moins scrupuleux du groupe. La séparation fut hargneuse. La mère militante inculqua au fils haine et mépris du père. Elle se fixa à proximité, avec Idriss, à deux pas de chez ses parents. Tcherkossian ne trouva pas en lui assez de lâcheté pour surmonter l’abandon.

    Sa réaction me dit-on fut démesurée. L’enfant venait parfois, déposé par un tiers souvent renouvelé. Au retour, la mère expliquait à son fils à quel point son père n’avait su ni le nourrir, ni le distraire. La maison d’Ouzauré, où je rejoignis mon ami après seize années d’absence, comportait je l’ai dit une chambre à l’abandon, où traînaient des fragments de Lego. Ovaness Tcherkossian céda-t-il à quelque délire ? L’enfant lui fut ôté, endoctriné, investi de trop lourdes missions. Gâté, ballotté. Rien de plus couru. À l’ordre maternel fut opposé le « désordre » du père, aigreurs de  l’une et maison de repos, de l’autre. Démissions et chutes libres, jusqu’aux douceurs excessives de part ou d’autre, façonnèrent à l’enfant une reconstruction de première bourre.

    L’homme s’effondrait. Nos sources ignorent tout des souffrances de la mère. Tout ce que j’ai au, c’est qu’elle s’est acheté une riche automobile. Comment rendre un déchirement qu’on ne connaît pas. Notre informateur assure qu’Ovaness Tcherkossian, délaissé par une femme, s’est cru abandonné de toutes. Qu’avoir investi dans une Almée mère, sœur, amante et militante, et tout misé ainsi sur un seul être, relève de la plus pure sottise, mais ceci est une autre histoire.

    Ovaness, Tristan bercé aux mamelles politiques, délaissé par l’Angolaise au nom de la revanche, se senti puni comme Blanc, fils, mâle, et le monde se déroba. Les premiers temps, Idriss sinon le siècle avait deux ans, il s’affala comme une voile. Le volontarisme l’aida peu : convictions et certitudes le laissaient gisant sur un lit face au mur. Le globe et l’Angola trahissaient tous les deux : les envols – brisés, toute femme et tout amour – abolis, volont disqualifiée.

    Dans le rationnel marxisto-robotique, irruption de l’inéluctable. Tcherkossian jusqu’ici avait toujours manifesté le plus profond mépris pour l’Armée, sauf – et encore – du peuple ou « troupes rouges » incarnations du pouvoir prolétaire. Il leur opposait les armées aristos .

    la prussienne des von Stroheim, la française des Weygand et des Cubières de Castelnau – mais que connaissait-il de l’armée, sauf ce qu’en exposaient les productions cinématographiques, Les Croix de bois et autres chefs-d’œuvre antimilitaristes, d’une part, et de l’autre les grands ensembles de l’Armée Rouge et les glorifications de l’extraordinaire victoire soviétique…

    Il pensait à présent se documenter sans doute, à la lecture de Servitude et grandeur militaire ou du Désert des Tartares. Attentes de toute une vie, où l’honneur dépend d’un ceinturon bouclé, d’un regard fixe sur l’horizon. Tcherkossian se renseigna sur la Légion, revit des films à la gloire des corps d’élite. Les amis qui lui restaient ne parvinrent pas à dissiper cette fascination soudaine. Nul raisonnement, nulle raillerie n’y firent rien. Il se présenta au bureau de recrutement. Ni étranger, ni bagnard en fuite, il demanda à servir « au plus dur », ce fut son expression, rapportée par le sergent-chef.

    Ovaness évoqua devant ce petit sous-off rasé les délices de l’abnégation chez Lawrence d’Arabie, trouvant dans l’astiquage des planchers la volupté de l’anéantissement, lui que tout l’Orient avait acclamé en héros. Le sergent-chef connaissait ce sublime exemple de renonciation. Mais il dissuada Tcherkossian de s’engager : « Nous n’acceptons dans notre corps que les éléments pondérés, qui ont su mettre entre leurs épreuves – leurs souffrances – et eux, la distance de la réflexion. De la maturité virile. Cet homme ne voulait que se faire broyer. Nous broyons en effet les hommes, mais pas de la façon que ce type-là pensait. Nous écrasons le soldat pour en tirer le meilleur de lui-même.

    Pas pour les désirs malsains. On n’entre pas à la Légion pour s’anéantir, mais pour devenir un guerrier. L’hôpital psychiatrique, c’est la porte en face » etc. - et pour finir : ON NE PREND PAS LES LOPETTES ! »

     

    X

     

    La première phase fut de soumission : Tcherkossian (il est en vérité impressionnant d’imaginer qu’après soi, et séparé de soi, les amis, les autres soi-mêmes, obéissant à d’autres lois) s’alita, s’avachit, refusa tout (Ovaness m’apprend qu’il en est ainsi de tous les dépressifs ; c’est une chose à laquelle moi, qui suis toujours en excellente santé, je peine à adhérer. Mais il faut désormais que nous plaisantions moins. Que chacune de nos phrases, en particulier les miennes, cesse de s’émailler de jeux de mots de potaches. Il a pris connaissance d’une certaine philosophie teintée de bouddhisme, comme en témoigne ce mât de prières élevé dans ce jardin pelé. Zen, dit-il, restons zen – il plaisante. Mais la chose est sérieuse. Il y a tant de choses dans le bouddhisme qu’on peut le considérer avec respect).

    L’internement lui fut Dieu merci toujours épargné, car toujours une femme ou l’autre (à quoi sert tout de même d’avoir baisé) passait par-là. « Tout ce que j’ai fait » (il répétait cela)prout,caca,boudin s’est chargé de malédiction ». Puis il perdit la dignité. Il écrivit des lettres imbéciles, suppliantes, renvoyées, couvertes d’insultes en marge, où parfois l’enfant avait ajouté en grosses lettres maladroites « papa je ne t’aime plus ». Il rôda près du domicile d’Almée. Ayant écrit à son amant du jour pour qu’il la lui rendît, il reçut par retour un tressage de poils pubiens. Idris, chez son père (jugement oblige) compatissait ; dès son retour il tournait casaque : l’enfant veut la paix chez soi – à peine avait-il refermé la porte que Tcherkossian se raplatissait, tirait sur lui un duvet déchiré, adoptait des chats.

    Les femmes nourrissaient l’homme, changeaient draps et litières. Or, à la faveur d’une modification de traitements, Tcherkossian recouvra sa puissance et prit parmi elles une maîtresse. Puis une autre. Puis une autre. La quatrième l’arracha de sa couche. La suivante le fit boire, puis manger assis:la déprime recula. L’avant-dernière avait dit : « Après moi, plus personne ». Il obtempéra. La photo qu’il nous montra de cette femme suait littéralement de chafouinerie, de vice et de bouffissure, jusque sur les pommettes couperosées d’alcool et d’éjaculations faciales ; grosses lèvres, paupières en capote.

    Quand Ovaness eut rangé dans son portefeuille le petit cliché huileux, je pensai en silence à l’immensité du réconfort que m’eût apporté à moi, ne fût-ce que sept à huit semaines, une telle partenaire, dont il se moquait à présent avec Tilje ; je dus écouter ces leçons de morale qui traînent dans toutes les vulgarisations psychologiques de la vie de couple. Ils étaient bien là tous duex, Ovanesse Tcherkossian et Tilje Shepard, heureux, équilibrés, récitant leur petit catéchisme : pas d’excès surtout pas d’excès, le sexe ne résolvait rien, le sexe n’était rien sans affection, et autres boniments irréfutables pousse-au-meurtre, accompagné ou suivi d’actes de barbarie. Coincé pour le peu qui me restait de vie avec une espèce de cageot dont les apophyses me meurtrissaient jusque dans le sommeil, sans pouvoir désormais séduite qui que ce soit, j’opinais ou branlais le chef. « Il était temps que j’arrive ! » conclut Tilje, cinquième et définitive, en éclatant d’un rire qui régurgitait d’obscénité.

    Jamais je n’avais subi, moi je, de dépression. Il paraît que c’est extrêmement grave, douloureux même. La mienne, si licet magnis componere parva, c’est-à-dire s’il est permis de comparer les petites douleurs aux grandes, se présente sous la forme d’un ennui permanent, impossible à prendre au sérieux. Rien qui puisse permettre de dire sur son passage : « Cet homme souffre ». Mais de quoi se faire foutre de vous dès que vous émettez le moindre doute sur le bonheur de vivre. Les rares fois où j’avais exprimé la tentation de me faire interner, pour me soumettre à mon tour, toujours une âme charitable m’avait submergée de réconfort : « Sois lucide ! Affronte ton malheur et cesse de te plaindre ! » - voir Auguste dans Cinna de Corneille, déjà bouffé par le crépuscule – imagine-t-on un Corneille dépressif ?

    Sans oublier tous ceux qui me parlaient de plus malheureux que moi, comme si on pouvait consoler un malade en lui montrant un mort… Bref, les bonnes âmes, physiologiquement, charnellement incapables de la moindre empathie, ne me renvoyaient qu’un seul et même message : ta gueule. Un internement psychiatrique ne conduisait qu’à une potence de perfusion : « Ne tombe pas là-dedans! seuls les individus sans avenir, sans perspective, se laissent aller à ce point – à sefaire prendre en charge de façon aussi éhontée ! » Je compris parfaitement : les autres, si prolixes en conseils ue tu ne peux ni comprendre ni suivre, ne te diront jamais, au grnnd jamais, ce qu’il faut faire.

    Tcherkossian ne passa jamais par la case « Maison de Fous ». Cependant il s’enveloppait serré dans une couverture, méditant tout au long du jour : « Tu ne te rends pas compte que la journée passe. Les gens croient que tu t’ennuies, mais au contraire, tu recomposes, tu reconstruis toute ta vie, et quand arrive le soir, tu sembles à peine avoir commencé ta journée » Le bac à chats se comblait de merdes, la puanteur envahissait les pièces. Un jour Tilje était venue. Quelles forces proprement viscérales, telluriques, à la lettre , poussent donc les filles à sortir de leurs branlettes pour se pencher sur un miséreux moche si bestialement pourvu d’un abominable appendice masculin ? d’où viennent chez ces forcenées de l’onanisme de tels accès de rédemption ?

    Tilje parvint à secouer ce sac breneux, cet épanchement sanieux qu’Ovaness était devenu. Elle avait dix-sept ans de moins que lui. Dix-sept ans : exactement le temps écoulés en pure perte pour ma part avant de le revoir. Dix-sept ans tout au long desquels, semaine après semaine, tant d’arrogants m’avaient bien fait comprendre que ma place, vraiment ! n’était pas, ne saurait être sous aucun prétexte la première. « Qu’est-ce que tu te crois ? » C’est le mot qu’ils se sont donné, les autres, la rage qu’ils se sont inoculée, de vouloir absolument que vous soyez « comme tout le monde ».

    Je me souviendrai toujours de ce malotru qui, à ma propre table, me reprochait, la bouche pleine, de mal entretenir ma maison ; à qui je fis justement observer que tous les riverains de ma rue étant capables de rafistoler leur petite bicoque à la con, je ne voyais pas l’avantage que pouvait bien me conférer la banalité.

    Il s’étouffait de viande et de haine : refuser d’être « comme tout le monde » ! quelle outrecuidance ! Quel fascisme ! J’ai refusé de ramper pour trouver ma femelle : je l’ai tirée au sort. La première qui couche. Ayant auparavant effectué les manœuvres d’approche prescrites, je m’étais fait rire au nez. La seconde « fille » (on disait « fille « ) n’a pas davantage obtempéré… Ma psychiatre (nous en avons tous une) a découvert l’Amérique : c’était moi qui avais décidé de tous mes échecs ! C’est la faute à la victime ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Ô psychiatres ! que de poésie plane sur vos noms !

    Une folle enfin tomba entre mes bras, ce fut ma première « hors-putes ». Eh oui. Les fille se branlent, les garçons vont aux putes. Pour les premières, baiser est une honte. Pour les autres, baiser est un honneur. Si par hasard, jeunes hommes, vous avez l’ambition de découvrir l’amour de votre vie, un seul conseil : ne faits rien. C’est elle qui vous choisira, et vous mourrez. Si cet amour vous est fatal, sachez, jeunes gens, qu’il ne sert à rien de choisir, puisque tout choix implique erreur. Laissez à l’autre le risque de l’erreur. C’est le premier qui bouge qui a perdu. Ne faites rien. Écoutez mes braves gens

    La goualante du pauvre Jean

    Que les femmes n’aimaient pas.

    Je suis l’ami de Tcherkossian, de l’Autre Clown. Cette certaine femme folle et moi, Déborah puisqu’il faut l’appeler par son nom, nous manquions de diplômes . Mordant les lèvres nous avons saigné au portefeuille nos mères-grands.

  • NOUBROZI

    n o u b r o z i

     

    Récit poignant – chef-d'œuvre à son pépère

    publié dans le numéro 1 du « Bord de l'Eau »

     

    Semper clausus

     

    Mesdames, Messieurs les Jurés, Noubrozi fut mon père et mon instituteur.

     

    Trop père en classe, trop instituteur à la maison, est-ce pour m'avoir dans sa « classe unique » qu'il refusa toujours d’habiter la ville ?

    - Ta mère n'avait que son Certificat d'Études mais c'était une bonne ménagère, me répétera Noubrozi.

     

    Pourtant j'imagine mon père en victime.

    Dès l’enfance, je dis : « Pauvre papa ! »

    Il joue bien son rôle. Ma mère le persécute. Nous formons un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.

     

    Mon père s’agite au rez-de-chaussée. J’écris sur lui, sans documentation. Cette dernière est une entrave. Mais je ne veux ni mentir, ni inventer ; ni broder mes constipations sur l’œdipe du Père (prononcez Édipe, comme ma mère, bande d'ignares)… Depuis le temps, je n’ai que moi… Mon père, fruste, repousse l’analyse au cas où apparaîtraient des Sentiments.

     

    Tu vis seul à présent. Tu n'en sembles pas souffrir, à moins de dissimulation.

     

    Quatre frères et sœurs à chaque étage. De Maubeuge à Namur en passant par la Suisse.

    Le berceau s'appelle la Meuse (Clermont – Stenay – Verdun).

    Mon Père et moi n'avons pas besoin de langage.

     

    Mon père s'appelle Roland, mon grand-père Eugène, le père d'Eugène Louis, Louis fils de Nicolas…

    Or, la responsabilité se mue en hérédité, la scolastique freudienne se substitue à la Providence : j'ai repris à mon compte les névroses de mon père, pour les absoudre, les justifier, les vivre. J'endosse. Le fils garant du Père. Nous nous comprenons, nous nous emboîtons, enceints l'un de l'autre. Comme je n'ai pu être Moi, je serai Lui, mais pour le punir de m’avoir entravé, et Lui, comment pourrait-il en être autrement, sera Moi.

     

    J'évoquerai les deux enfances conjointes (tant de zigzags, tant de reprises en taches d'huile, de retouches, de ponçages et de repentirs, pour parler de soi).

    Mon père fut rejeté par sa famille. Sa mère prodiguait du martinet. Roland venait après une sœur morte et regrettée. Il y eut une autre sœur après lui, Raymonde II. Mon père eût n naître fille. Il fut un faux aîné, faux responsable, chargé de tout et accusé si les cadets tournaient mal. Au Cours Complémentaire de Vouziers il fut placé interne. Ses parents habitant la ville même, pendant la promenade des pensionnaires il tournait la tête vers la maison maternelle. Le surveillant le rappelait à l’ordre. Ses camarades s’étonnaient. Son frère Jean, externe, lui, venait porter le chocolat de quatre heures à l’enfermé. Il y eut des pleurs sur ce pain-là. Si j’étais biographe je pousserais plus loin la multiplication des faits.

     

    Mon père accumula les bourdes pour se faire aimer-punir, avec cependant une épreuve terrible : soixante-douze (72) jours sans boire ni manger : péritonite, inversion du transit intestinal, exemple : vomir sa merde. À treize ans. Plus de deux mois sous perfusion. Il but une nuit l’eau du radiateur. « Il s’en sortira » dit le médecin.

     

    Ne pas être en reste, moi. De ces parents me posant en victimes je fis mes bourreaux.

    Je n’aimerais pas noircir le tableau. Mon père s’est toujours plaint de son enfance : misère matérielle, à elle seule rien de grave, mais sans le vouloir il a reconstitué autour de moi l’atmosphère d’anxiété, de carences affectives qu’il a subies : chacune de ses tentatives vers le monde extérieur s’est soldé par une torgnole. Telle fut l’enfance que je dois racheter avec talent, mon talent.

    Quand je geignais (j’étais, je suis grand geignard) mon père m’assenait : « Tu n’as jamais manqué de rien. »

    Noubrozi si.

    En ce temps-là, Noubrozi menait paître la chèvre sur les remblais ; il usait en tiers les culottes de ses frères et les plats qu’il n’avait pas aimés lui étaient représentés tout pourris qu’ils fussent jusqu’à consommation complète.

    « J’ai assisté à des scènes dont tu n’as pas idée » me dit Noubrozi. Mon père se vantera de n’avoir jamais bu, ni supporté de boire, ni fumé. J’ai de la chance : à soixante-seize (76) ans mon père semble fait pour durer.

    J’ai de la chance : à soixante dix-neuf (79) il est mort. Bois. Bois donc. Et moi j’ai bu, je fume encore, le sang du grand-père, verrier à Buneos-Ayres en 1892 ; le sang du père, Grand Nerveux, se sont faisandés chez moi, en sang d’intello. Mon père a voulu m’épargner son enfance, coups et connerie, or, dès l’âge de six ans mes lunettes m’ont soustrait aux violences. Je n’ai vécu que de l’alcool des livres, et j’écris.

     

    Je n’ai pas été frappé. On ne peut pas tout avoir. Mon père a longtemps dévoré ses remords (de guerre) : moi je n’ai RIEN fait. « Il vaut mieux des remords que des regrets » (refrain connu). Mon père a bu de l’eau de lessive (de la vraie), mon père est tombé dans la manchette d’alimentation en eau de la loco ; mon père a fait sauter « les plombs » de la gare avec une épingle à cheveux ; mon père a arrêté le Calais-Bâle en se suspendant au contrepoids du signal ; mon père…

     

    Mes oncles, les frères de Noubrozi, ne se sont-ils donc jamais livrés à des sottises comparables ? Invariablement les récits de mon père s’achèvent par « J’ai reçu une bonne tournée ». Le martinet passé dans la ceinture de ma grand-mère Alphonsine n’a-t-il fonctionné que pour lui ?

    Freud prétend quant à lui qu’un évènement n’a pas besoin d’avoir eu lieu dans la réalité pour impressionner à vie un enfant… Mon père n’a pas connu d’excès de tendresse. Il n’a pas plus regretté sa mère que moi la mienne.

    Je n’ai pas regretté mon père non plus.

     

    « Vous me gâchez ma jeunesse ! » Voilà ce que je répétais à mes parents.

    Il y a comme ça des banalités transcendantes . Et j’ajoutais : « Je me vengerai. »

    De fait je les abandonnai dans leur vieillesse. « Tu étais dur tu sais ! » J’étais devenu dur.

     

    Pourquoi ma mère, gueularde éternelle, s’est-elle toujours traînée de maladie en maladie, dans un état de parfaite robustesse ? Non ; les malades ne sont pas coupables. Toute maladie procède de la névrose, et c’est aussi une punition. Toute mort n’est peut-être qu’un suicide.

     

    Mon père vomit ses excréments. Mon père fut hospitalisé. On le nourrit de perfusions et de clystères. On lui ouvrit, on lui rouvrit l’abdomen. J’ignore à quoi il a pensé. Il en mourut soixante ans plus tard. De quoi mourrai-je ?

    Les forces de résistance sont infinies. J’ai connu mon père desséché : « sombre et rêveur » (c’était son mot). Soudain il partait d’un rire puéril et vulgaire. Mon père criait beaucoup, par à-coups, sans raisons apparentes. La seule constante de ses gueulantes fut la haine des hiérarchies, de tout ce qui l’avait écrasé.

     

    Que dire d’une réflexion qui se dispenserait de la chronologie ?

    Les ouvrages d’Histoire Antique de Dauzat et de Piganiol ne font qu’allusion aux évènements. On les comprend mal. Tout mythe veut du mystère ; le père doit demeurer vénéré. Ce n’est pas qu’il faille jeter le manteau de Noé : nul ne serait plus ravi que moi d’apprendre des horreurs sur mon père. Non, c’est de moi que je crains de trop savoir.

     

    L’Internat est mon sujet à présent : mot proche de « l’internement », connu par mon père en citadelle de Laon. Avant cela, jeune homme, il connut l’E.P.S. de Mézières (École Première Supérieure) et, dans une moindre mesure, l’École Normale de Laon.

     

    « Quand j’étais à l’E.P.S. de Mézières » est devenu le sésame, la clé de la Saga du Père, bien avant la mort. Mon père hochait la tête : « Moquez-vous tant que vous voudrez, c’était quelque chose de terrible. »

    Noubrozi n’avait pas fait Verdun ; il avait fait Mézières.

    Ma mère le faisait taire, non tant par haine du radotage que par haine viscérale du passé. Elle en venait à détester tous les films « d’époque « .

    - Regarde-moi ça, disait-elle. Quelle misère ! Quelle misère !

    Il ne fallait pas lui parler du Passé. Uniquement de ses vertèbres (autre mythe) et de ses maux divers, d’un sphincter l ‘autre. On les rejetait, elle et mon père. Ils ont fini tout seuls par n’avoir d’autres sujets de conversation que Mézières et les vertèbres.

     

    Il est étrange de se souvenir de son bonheur. Stendhal place son apogée de ses dix-huit à vingt-quatre ans. Mon père, lui, a sommité entre quarante-huit et cinquante-deux ans, à Tanger. Il n’en parlait jamais, comme honteux d’avoir joui quelques fois de sa vie. Il revient sans cesse sur Mézières, où il expia la faute essentielle et commune d’être né : « Vois Dieu des laïcs, je me suis racheté. N’oublie pas cela au jour de ma mort. J’ai subi les épreuves, j’ai couronné ma malédiction d’enfance. Ce châtiment me justifie. »

    De tout cela naturellement mon père n’a pas conscience, mais l’auditeur, son fils, conserve consciemment un amalgame d’admiration et d’horreur : « Ce fut extraordinaire ; j’étais enfin tenu, puni, par tout un ensemble de professeurs, de Règlements ; ce fut atroce, j’ai beaucoup souffert. »

    Je le poussais dans ses retranchements : des mots d’internat ordinaire, le froid, la nourriture, la puanteur et la promiscuité. Je souffris moins que lui, je fus renvoyé dès le mois suivant. Père Puni obtint plus tard un poste de surveillant à l’École Normale de Laon, à charge pour lui de préparer le Brevet Supérieur (nourri, logé, enseigné).

    Cinquante ans plus tard mon père me présentait ses Maîtres comme autant de héros de l’Iliade. En ces casernes-forteresses, lui qui lisait peu, il s’imprégna avec avidité d’une petite manne de culture. Les Maîtres, Pères multipliés, savaient tout. Sévères et justes. JUSTES.

    Plus de femmes. L’Ordre était Respecté. Il ressassait, il ressassait ses anecdotes, mises en scène, emphatiques. J’aime pousser mon père au noir, ça lui fera les pieds.

    J’ai besoin d’un pèe malheureux, sinon, pour quoi l’aurai-je été ?

     

    Mais il eut plus d’amis que moi. Premier en allemand Noubrozi, il découvrit l‘amitié, que plus tard je ne connus pas. L’amitié ne m’inspire pas : je ne comprends pas en quoi elle consiste.

     

    Mon père et Doriot ne se quittaient pas.

    Ce fut un autre ami (Thomas) qui lui apprit à jouer aux échecs.

    Pendant les promenades d’internat Thomas et mon père, sur un petit échiquier tenu à deux mains, jouaient en marchant. Noubrozi m’apprit à jouer aux échecs. Jamais je n’ai battu mon père : je refusais tous les conseils, me vexant. Après qu’il eut soixante-dix ans ses facultés s’émoussèrent, je parvins à gagner quelques parties, mais ça ne « comptait » plus, il était trop vieux.

    Noubrozi remporta le tournoi du Journal de l’Union en 51. Il aurait pu participer au tournoi des Ardennes, il aurait pu affronter les champions nationaux.

    Moi j’évite l’amitié. D’un mâle, rien à tirer. Les amis me semblent des pédés, refoulés cela va de soi. Je hais tant les hommes que je crains de les désirer.

    Les femmes ne font pas tant de manières.

    Mes parents, surveillant étroitement mes fréqunetations, me poussèrent tant qu’ils purent vers l’homosexualité.

    Frais émoulu de mes notions psychanalytiques, j’ai un temps placé les amitiés du père sous le signe de l’homosexualité refusée. Je n’étais pas sans avoir raison. Mon père se lamenta en levant les bras au ciel. Ma mère (de quelle complicité de faiblesse, de quel accord profond ne fus-je pas ce soir-là témoin et acteur ?) ma mère me pria de cesser.

    Mon père est vieux à présent. Ma mère, valétudinaire, est morte : je viens visiter Noubrozi dans sa maison de Bergerac. Ce sont les mêmes conversations qui reviennent puis qu’il oublie. Tous les ans ce sont les mêmes thèmes, que je reprends avec indulgence, avec délectation ; avec amour. L’un d’eux concerne cette vaste période : « Quand j’étais à l’É. P. S. de Mézières... » ou « À l’École Normal de Laon, après le régiment. »

    Il me reparle de ses camarades, de ses professeurs surtout. Les Ardennes continunet de l’attirer. Elles sont là, au bout de la route.

    À présent qu’il est veuf (ma mère n’ayant fait que du lit au tombeau) il pourrait piquer aux Ardennes. Puis il est mort. Il n’y va pas. Il n’y trouverait personne.

    Pourquoi, de toute sa vie, n’a-t-il pas eu l’idée de retourner là-bas ?

     

    «  C’était terrible ».

     

    Mon père est un velléitaire.

     

    Mon père a décidé de m’aguerrir : il m’envoie en colonie de vacances pour voir si je m’adapterai bien à un éventuel internat : connerie, grossièreté, obsession sexuelle ; manie que les autres ont toujours de me prendre pour un khon.

    Ma mère, dûment édifiée par les récits de son mari, s’était exclamée : « Je suis sûre qu’il sera malheureux ».

     

    Jamais lingère d’internat n’avait vu si volumineuse valise.

    « En colonie de vacances on vous tue de sports, on n’ouvre pas un livre. » Mal vu ! Je me suis enfui en pleine forêt, enfui pour lire, vite et n’importe quoi. La fille du directeur m’a prêté L’opale noire. J’ai lu. J’ai demandé ce que signifiait le mot « parcimonie ». Elle m’a renseigné en tordant les lèvres, comme si j’avais demandé la dernière des cochonneries :

    « Comment, à ton âge, tu ne sais pas ça ? »

     

    Toute la section m’a cherché dans le bois en braillant. Bien fait pour leurs gueules. J’en avais marre de construire des cabanes en bois pour jouer la Guerre des Boutons. Bande de connards.

    « Ton père, il fait la classe aux oies et aux lapins » dit un colon.

    Aussitôt je me suis forcé à pleurer, pour défendre papa. Désespéré bien sûr de ne rien éprouver.

    Heureusement que la monitrice des filles ne m’a pas montré son cul. Elle m’a fait venir dans sa chambre : « Pourquoi dis-tu toujours trou du cul de poule, trou du cul de poule ?

    Je ne connaissais que l’oiseau.

    Elle me garda longtemps dans sa chambre, se recoiffant, se remaquillant. Je me suis ennuyé. J’ai fini par lui demander la raison de ses questions. Elle parut se raviser, et me renvoya. Elle fit bien : je caftais tout à mes parents. Belle affaire de pédophilie en prespective, et pour UNE fois, impliquant une femme. Les commentaires et réactions de mes parents m’auraient profondément traumatisé. Il se peut que de nos jours même, les réactions de l’entourage provoqunet au moins autant de dégâts que les attouchements d’une femme.

    Quand Noubrozi est venu, le 18 juillet 54, il ne m’a pas repris avec lui. Il est resté parfaitement indifférent à la défense héroïque de sa personne et de sa fonction. Il ne m’a pas repris avec lui.

    « C’est signé jusqu’au 30, tu reste jusqu’au 30 ».

     

    Ma mère est morte le 30 juillet. Le 30 juillet 1984.

    Je suis retourné en internat pour mes dix-huit ans. Mon père a pensé : « Il s’adaptera cette fois. » Mais non. Mêmes promiscuités, peur, crasse, ennui, rhume. J’ai laissé tomber les amitiés de ce temps-là. Cinq (5) de moyenne toutes les matières, à moi, le génie ! Viré pour indiscipline. Le chant du coq à cinq heures du matin, les hurlements devant la porte des appartements du directeur, les poteaux flagellés à coups de ceinture « Sale juif j’aurai ta peau », les autres taquinés, taraudés, laminés jusqu’à ce qu’ils explosent. Noubrozi renonça. Je ne pus ni poursuivre, ni expier ; je passai pour fou. Le proviseur le dit à ma mère. J’allais traîner dans le quartier aux Putes les jours de sortie. Des noms ? Le lycée Montaigne de Bordeaux.

    Quant au service militaire il  me fut épargné. C’est toujours ça de gagné. 

    trouve,troglodyte,chahuter

     

    Ce que j’essaie de démontrer ? Que l’on est malheureux en internat ? Que mon père fut malheureux ? Qu’il m’a délégué une partie de sa vie ?

    Je proclame, expie et rachète les péchés du père.

    « A l’E.P.S. de Mézières » (en vérité je vous le dis) mon père obtint une compensation de taille : se hisser au premier rang de la langue allemande, et s’y maintenir.

    Aimer l’Allemagne et les Allemands lui valut à la fin de la deuxième guerre une condamnation à mort, l’amnistie, et une kyrielle de séquelles où je fus partie prenante…



    Dans l’Est, rien de plus ordinaire que d’apprendre l’allemand ; à Mézières donc, les garçons possédaient ou croyaient posséder un solide bagage de trois ans d’étude. Mon père, le nouveau, dut rattraper son retard. Ses parents payèrent des cours particuliers. Il suivit du fond de la classe, notant tout ce qu’il pouvait. On l’interrogea, et les autres : « Pas lui m’sieu, pas lui !… Il est nul ! » Le prof s’obstinaà interroger mon père. Il sut répondre parfaitement, passa en tête et s’y maintint. Ses condisciples lui passèrent la bite au cirage. Puis Noubrozi assura toute la correspondance allemande et féminine de ces messieurs.

     

    Les Allemands, les vais, sont venus plus tard. Mon père les a reçus : des gens comme les autres, qui voulaient assurer l’unité européenne, qu’il avait vu entrer à Bruxelles au pas de l’oie, la botte à hauteur d’omoplate - des gens disait-il plus francs, bien nets, avec lesquels on pouvait exercer cette belle langue à cravache : mon père hachait l’allemand. « Pourquoi la France et l’Allemagne se font-elles la guerre depuis des siècles ? Hitler est un fou, à moins qu’on puisse un jour s’entendre avec lui. La paix reviendra…

     

    « On n’était pas au courant de ces choses-là, tu sais…

    La délation, les déportations…

     

    « On mangeait des tomates du jardin ta mère et moi quand la radio a annoncé la déclaration de guerre… » Adieu ma mère la propreté des torchons.

    Moi j’aurais crevé de trouille. Je me serais fait passer pour dingue-dangereux.

     

    Mon père a menti.

    Il décida d’obéir. Il fut secrétaire de mairie à Essises. Il l’était quand les Allemands sont arrivés. Il le resta.

    « Monsieur C., vous établirez la liste des fermiers, de leurs biens et de tous ceux qui possèdent une chambre à réquisitionner.

    - Jawohl !

    Et Noubrozi de remplir les papiers : 3 vaches, 18 lapins ; trois chambres chez Pichelin (j’ai vu ce nom sur le Monument aux morts).

    - Pourquoi n’avez-vous pas démissionné ?

    - J’aurais dû.

     

    Mon père avait trente-trois ans, treize ans de moins que moi écrivant cela.

    Chez les couillus c’est l ‘âge adulte. Chez nous autres…

     

    Mon père me raconta quil avait mangé le lapin en compagnie de l’occupant ; qu’il allumait Radio-Londres. L’officier posa la main sur le poste, le trouva chaud, et, regardant l’aiguille : « Ach… London ! » Il aurait pu faire fusiller mon père, que les Allemands étaient gentils. Qu’il était brave mon papa de balayer les merdes fraîches des vaillants patriotes sur les tombes allemandes de 14 – 18 !

    «  Cest malin ce que vous faites! un jour à cause de vous on se fera tous fusiller ! »

    Auprès des… euh… « tribunaux » F.F.L. mon père plaida qu’il dérobait des vélos « pour pédaler dare-dare chez les fermiers : Cachez tout ; ils arrivent. »

    - Je faisais semblant de ne pas comprendre ce qu’ils disaient, et je fonçais sur mon vélo…

    ...Tu faisais semblant de ne pas comprendre l’allemand, Noubrozi ? Tu as fait croire cela aux tribunaux ; tu ne le feras pas croire à ton fils.

    Mon père aussi volait des vélos par kleptomanie. Plus tard il essaiera de me convaincre qu’un kilo de beurre volé fut la seule et unique cause de son emprisonnement. Papa, tu as peu fauché, peu collaboré. Mais cela suffit amplement aux mépris de ma mère, de ton beau-père, de tous tes frères. Ach… les purs, ceux qui n’avaient RIEN fait. Et moi aussi, anch’io, en 44 je frappais si fort l’intérieur de ma mère tant j’avais hâte de cogner du Boche ! Pourquoi n’ai-je pas de médaille ?

    Mon père fut condamné à mort. Il semble avoir supporté cette attente, en prison, avec cette indifférence des sages et des sots. Ma mère lui faisait parvenir des messages d’encouragement à l’intérieur des saucisson : « NOUS nous occupons de toi. » Noubrozi fut tiré de là par les Américains qui le lavèrent de l’accusation de traîtrise, mais retinrent les délits de droit commun. Les frères de mon père, glorieux résistants méconnus, condescendirent à témoigner en sa faveur. Puis, grâce à l’amnistie gaullienne, mon père réintégra l’éducation nationale, à l’échelon le plus bas.

    Son goût de l’Allemagne et la Hiérarchie lui avait coûté son avenir.

    J’étudiai l’allemand à mon tour. Je devins amoureux comme un enfant de mon professeur, un pète-sec. Je fus premier de la classe. Avec mon béret imposé, mes principes de peur, je devins proie rêvée du décor hitlérien. Le Pouvoir sur les foules me tint lieu de bien suprême.

    L’idéologie nazie me convint, à l’exception du racisme, « une erreur ». Je lus tout ce que je pus trouver sur la période en cause, sans rien découvrir sur mon père bien entendu.

    (Puis j’émigrai en Autriche sans me mêler à la Population, et je créai entre ma fille et moi un langage secret : l’allemand).

     

    Surtout je ne manquai pas une occasion de minimiser, de dénigrer la Résistance.

     

    J’héritai d’un complexe non répertorié de piédestalisation du Père et d’un tenace sentiment de persécution. Banal.

     

    Mais il est absurde d’écrire sur la vie de Noubrozi sans parler de ma mère (Nnozi), et de leur union. Dont acte.

     

    Mes parents se sont connus dès l’enfance. École et catéchisme communs, dans le village de G. Je ne sais ce qu’ils se dirent, ni s’ils furent amis. Plutôt deux camarades parmi d’autres, unis par une vague indifférence à mon avis.

     

    Les familles ne se fréqunetaient point. D’un côté Gaston, contremaître, exploiteur-sucrier ; de l’autre Eugène, chef de gare de gauche, tous deux buveurs. Leurs enfants respectifs avaient passé vingt ans, lorsque la sœur de Noubrozi prit la chose en main : « Roland, dit-elle à mon père-Noubrozi, on ne te voit jamais avec une fille ! Est-ce que tu veux devenir curé ?

    - Non, non.

    - Pourquoi ne fréquneterais-tu pas la fille M. Elle est toute seule et bien malheureuse.

     

    Je suppose que les choses furent ainsi. Comment ma mère et mon père se rapprochèrent-ils ? Comment se sont-ils convaincus ? « Nous marchions le long de l’Aisne sans savoir quoi se dire. »

     

    « Tais-toi, tais-toi, dit ma mère, mourante, plus de passé, plus de passé !

     

    Le jour des noces, à 24 ans, tous deux étaient vierges.

    À présent tentons de résumer : pendant la Grande Guerre, mon Grand-père Gaston M. fut cocu. De Delphine l’infidèle naquit un enfant, un bâtard que ma mère soigna. Gaston divorça de Delphine, épousa Fernande mais se retira toujours afin de ne pas avoir d’enfant d’elle.

    Nnozi ne put jamais revoir sa mère, sa vraie mère, Delphine vivante.

    Delphine mourut à 38 ans d’urémie. « Elle est punie par où elle a péché » dit Gaston.

    Pour ma mère un peu de son père demeure en moi. Il tomba de vélo et passa sous un camion de sa sucrerie, quatorze mois après ma naissance.

     

    Quand nous revenions à G. pour les vacances ma mère s’enfermait à l’étage , dans la chambre de son père. Noubrozi et moi dormions dans la chambre du bas.

     

    Mon père ne s’est ni découvert, ni levé pour la Marseillaise. Gaston parla de lui apprendre le respect à coups de pied au cul.

    Gaston lisait les lettres d’amour de mon père à ma mère et les déclamait dans la cuisine : « Ange pur, ange radieux... »

    Quand j’étais jeune, jamais je n’ai réfléchi à ce que pouvait être cette maison de G. : le lieu de vie de ma mère jeune fille.

    Elle me rapportait tous les propos de son père. Ça, c’était un homme. Pas comme son mari. Quand l’opinion d’autrui ne lui plaisait pas : « Tout ça, c’est des opinions de pédé ! » Le seul rival de mon père fut un mort. Je l’ai échappé belle.

    Où ma mère a-t-elle pris qu’on la méprisait ? Cela revenait dans les disputes : « On me l’a assez reproché de ne rien savoir ! »

    Éloge de mon père après la mort de ma mère : « Elle n’avait que son Certificat d’Études ; mais c’était une bonne ménagère.

    Elle avait été interne à l’école ménagère de Guny, dans l’Aisne. On y apprenait à tenir son ménage, à enfoncer son doigt dans le cul des poules pour les faire pondre. Le fin du fin pour les filles. Comme j’étais constipé, ma mère me mit le doigt au cul. Au pensionnat, il s’en passait, des choses. J’affectai la plus profonde répugnance : « C’est encore plus écœurant qu’avec des garçons ». D’autres fois ma mère me coupait :

    « Jamais mon père ne m’a manqué de respect ».

     

    Mon père justifia enfin la défiance du gros Gaston qui le tenait pour un freluquet:il chaparda, collabora, petitement, mais le paya. Toutes les portes se fermèrent. Ma mère le soutint, peut-être lui sauva-t-elle la vie. Si elle avait couché avec l’avocat, cela justifierait l’horreur qu’elle a toujours brandi pour l’acte sexuel :

    « Vous en faites des histoires avec ça ! dans les livres, au cinéma ! C’est pourtant pas plus important que d’avaler un verre de vin ! »

    Et toutes les amies de ma mère de faire chorus. Je n’ai jamais connu que des femmes comme ça pendant mon enfance. Avec de grosses paires de seins. Et dont la seule conversation était de dire du mal de leurs maris. « On n’a pas besoin de ça, nous autres ». « De toute façon ils ne peuvent pas grand-chose, allez... » Le petit garçon n’y entendait pas malice. « Oh les hommes, ça ne vit pas vieux vous savez ».

    À 18 ans passés j’entendais encore des jeunes femmes bien en chair, dynamiques, revendicatrices : « On leur fait faire tout ce qu’on veut ! ...Il n’y en a donc plus un pour nous mater ? » Je cite. « Vous verrez, un jour il nous poussera une petite quéquette, à nous autres ! » Je cite encore.

     

    *

     

    ...Ma mère sauva donc la vie de mon père. Mais ce fut pour mieux la lui faire perdre, ensuite, à coups d’épingle venimeuse. Elle ne perdit jamais aucune occasion de lui rappeler qu’il avait enfreint la loi. Mon père se jeta dans des remords excessifs et théâtraux. Et on se moqua de ses comédies. Ma mère ne cessa de le juger : ma mère imitait son propre père, qui condamna, punit, et bannit sa femme adultère.

    Mon père trinqua ;

     

    Jamais je n’excuserai l’ignorance de soi. Jamais je ne pardonnerai qu’on passe sa vie à se tromper de cible.

     

    Je ne considère pas mes parents avec une nostalgie bienveillante ; la plupart des mémorialistes évoquent leurs « chers disparus ». Pour moi, mes parents sont des insectes dont je me demande comment j’ai pu descendre.

     

    Notre famille est un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.

    Toujours je penchais vers mon père.

     

    Il paraît que ma mère, avant ma naissance, était joyeuse, blagueuse, « boute en train », pour autant qu’on puisse appliquer ce terne à une femelle…

    Ma naissance ? Une catastrophe !

     

    Je suis né bien tard. Bien après les frasques de mon père. « Toutes tes histoires ! »

    D’où vient que ma mère se soit oubliée à me dire (une seule fois) qu’elle avait éprouvé du plaisir ? Ce n’est pas toujours désagréable ! Toujours mieux que ma grand-mère : « Et pour finir, fallait encore aller donner à manger auxcochons ! Et des fois, à onze heures, la journée elle n’était pas encore finie ! »

    Vive les femmes.

    Toute une histoire antérieure me restera confuse, né que je suis dix ans moins quinze jours après le mariage. Gaston L. mourut sous un camion le 10 décembre 1945, trois semaines avant sa retraite. Mamère fut internée à l’hôpital Sainte-Anne, après que mon père eut signé son admission (autre grief…) en quelle année déjà ?

    Ma mère ne s’est souvenue de rien.

     

    Eugène mourut d’alcool au début de l’année suivante ; les frères de Noubrozi n’auraient manqué pour rien au monde l’occasion de l’informer que c’était lui, Noubrozi, « avec toute ses conneries », qui avait précipité sa fin.

     

    Sans cesse ma mère allait rechercher le mot juste, le mot approprié, dans le coin le plus reculé. Pour qu’il ne fût pas dit qu’il avait été dit. Un acquit de conscience. Et mon père tonnait en s’humiliant.

     

    Mes parents s’entendaient. Dans leurs névroses, uniquement. Le point d’accord : les Autres : tous des cons.

    Des persécuteurs. Constatant ses échecs, Noubrozi s’écriait : « Mais comment font les autres ! comment font les autres ! » En levant les bras.

     

    Il ne fallait pas « la ramener » avec mes parents.

    Seuls les gens « simples » trouvaient grâce : « Ils ne sont pas fiers. » Le moindre bout de rôle, le moindre soupçon de « prétention », voire inventé, les trouvaient toutes griffes, tous sarcasmes dehors.

     

    J’ai conservé une sainte haine des visites, à rendre et/ou à subir : « On ne va pas chez Louis XIV » (lorsqu’on m’habillait). Il faut bien se tenir, se montrer poli, terne jusqu’à l’extrême.

    Les gens ne vous aiment que morts.

     

    Nous ne recevions pas ; les logements de fonctionnaires sont exigus. Mes parents « tapaient le carton » ailleurs, et quelles fraternelles furies entre père et mère lorsque ceux du dehors s’efforçaient de passer à l’attaque : pétitions ou quelque autre hostilité. J’ai vécu d’exaltantes soirées, où l’air vibrait de l’ambiance incompréhensible des batailles ; on répétait les anathèmes, fourbissait les invectives : ceux du dehors ne savaient pas à qui ils avaient affaire !

    J’étais heureux. Ils avaient trouvé un paratonnerre bien plus efficace que ma personne.

     

    Pourquoi mon père, à la fin de sa vie, a-t-

    il soigné et subi sans mot dire (sans maudire!) une valétudinaire geignarde et grognasseuse en inexorable effondrement ? S’agissait-il uniquement d’une habitude, d’une passivité ? Est-ce qu’il ne l’a pas consolée dans ses bras ?

    Aurais-je mieux vécu dans leur amour ?

     

    Je n’ai connu mon père « Noubrozi » que pendant la seconde moitié de sa vie. Tout fut consommé avant moi, il ne lui restait plus qu’à payer ce qui s’était joué alentour de la trentaine.

    Ma naissance intempestive ne fut pas l’une des moins pénibles de ces circonstances (j’allais écrire « séquelles »).

    Un linge sale, épais, entoure ma naissance, le 13 octobre 1944. Les évènements qui la précédèrent ou la suivirent furent tant de fois brouillés par les récits contradictoires ou évasifs, que je suis incapable d’en établir une chronologie.

    Que l’accouchement fut long et douloureux, ma mère intransportable (dérobée en fait à la haine de tout le village) (« on recevait des pierres dans les volets) se tordant, traitant le médecin de boucher ; que le sang giclait sur les murs tandis que mon père maintenait la patiente de toutes ses forces (il me vit le premier, front en tête et criant fort avant d’être tout à fait né), tout cela me fut surabondamment répété, pour bien me convaincre de la catastrophe , de l’horreur que j’avais incarnées.

    Mon père m’affirma cependant que de ce jour il ne vécut plus que pour moi. Mais je ne peux déterminer si ce 13 octobre 1944mon père sortait de prison ou s’il avait obtenu trois jours de permission des Américains qui le détenaient pour délit de droit commun, avant de l’absoudre.

    J’appris que toute la famille s’était refusée à recevoir mes parents pour ma naissance, et que ma mère, pour fuir l’hostilité des habitants d’Essises, dut me mettre au monde dans une commune voisine. Les résistants m’auraient-ils étranglé ?

    Je naquis, peut-être, chez une Mme Boudin.

    Mon père prétextera toujours un trou de mémoire ou une fatigue subite – s’il était mort le premier, à ma mère, toute rancunière qu’elle fût restée envers celui qui gâcha son existence, j’aurais ajouté foi, d’office, à toutes ses révélations. Mais j’aurais tout pardonné.

    Libéré, mon père fut interdit d’enseignement. Son frère Serge, qui avait faussement témoigné en sa faveur (affirmant que les vélos volés servaient à des actions de Résistance, qu’un soir mon père, pourchassé par la Gestapo, se serait réfugié chez lui) mon oncle donc, embaucha mon père comme pousse-chariots dans son usine à gaz de Lapalisse, dans l’Allier. À partir de quelle date ? La difficulté consiste à placer, dans tout cela, l’internement de ma mère à Sainte-Anne à Paris : fut-ce après la mort de mon grand-père maternelle, en décembre 1945 ?

    À Lapalisse mon père pousse ses chariots, un compagnon de travail s’étonne et s’indigne en apprenant que Noubrozi est le frère du patron. Mais, qu’aurait-on voulu de plus ?

    Quand je pêchais du balcon dans la rue, mon père, qui rentrait de l’usine, tirait la ligne, et je riais.

    Le 13 juillet 1948, juché sur les épaules de mon père, je portais le plus beau lustre à lampions, formé d’un manche à balai et de tout un système de vergues. J’étais le symbole même du patriotisme.

    Ma mère me tient sur ses genoux, pendant que je vois la neige s’étaler et les oiseaux s’y frotter.

    Je suis opéré des couilles et de l’appendicite.

    Je prends ma tête entre les barreaux du lit.

    Je joue avec ma cousine dans le sable du Jardin Public.

    Je tombe dans un nid de guêpes, je suis en larmes, on me frictionne.

     

    On ne me parla plus de cette époque.

     

    Nous habitons à présent à Marchais, dans l’Aisne. Mon père a été réintégré dans l’Enseignement.

    Je me souviens d’un très long voyage en camion sur ses genoux, et de la lune dans la vitre latérale. Nous sommes entrés – ma mère tenait la clé dans sa main devant elle – dans une haute maison de briques.

     

    Papa sera maître d’école.

    Mon père m’apprendra à lire et à écrire.

    Mon père, à la suite d’une terrible erreur, m’apprendre à ne plus chier ni pisser au lit : il existe un procédé infaillible pour déclencher une névrose, une dévalorisation définitive du Faire qui consiste à faire croire à l’enfant que son père éprouve un profond chagrin à l’idée que son fils reste sale. Ce qui fut fait.

    Je me souviens qu’à cinq ans et j’ai hurlé. Mes parents décrétèrent que je restait « à quatre ans ». Ils n’en voulurent pas démordre malgré mes cris de désespoir. Un an plus tard : « Tu as six ans ».

    - Non, cinq.

    Ils se regardèrent. Ils me rendirent doucement mon âge, Encore aujourd’hui je conserve une multitude de souvenirs datant de mes « quatre ans ». Rien pour l’année suivante.

    Dans un placard, je parlais à mon « poupon » - c’était un visage de porcelaine rose – enveloppé de fourrure blanche qui recouvrait, ensuite, tout le corps : « Ils me disputent tout le temps ».

    Ce n’est rien, ce n’est rien. Bien nourri, pas battu ni violé, de quoi est-ce que tu te plains ?

    De ceci: Noubrozi - Retiens bien ça du fond de tes 76 ans – (puis tu es mort) ON NE GUEULE PAS COMME ÇA SUR UN ENFANT.

    Les cris sont des coups.

     

    Sur ta vie à présent, un présent de narration, je ne peux plus m’apitoyer. Tu peux te déchirer tant que tu veux avec Madame la Collègue de l’École des Filles dont le mari – lui – fut VRAIMENT fusillé comme authentique Résistant, et qui assassine l’Inspecteur d’Académie pour qu’on la débarrasse de cet individu : TOI.

     

    Un soir, ma mère m’offre un je ne sais quoi avant de m’endormir. Je dis « merci ». Elle rectifie, très aigre : « Merci mon chien » ? Je répète, docile :

    - Merci mon chien.

    Elle me hurle dessus, je suis un fils dénaturé, un monstre, je sanglote d’indignation, et la voisine institutrice cogne la cloison en hurlant à son tour.

    - Tu vois ! gueule mma mère. Tu vois ce qu’elle pense de toi !

    Les femmes, ça tend des pièges. N’en déplaise à mon éditeur.

     

    Quand je suis énervé, ma mère me fait mettre nu sur les marches de bois, et me lance un grand seau d’eau froide sur tout le corps. C’est voluptueux. Un petit secret. N’en déplaise, etc.

     

    Cependant, appuyé à la vite de l’immense premier étage, l’enfant regarde la cour de récréation pluvieuse et vide : « Je veux aller à l’école avec papa ».

    On ne m’a pas battu : mon père m’a attaché à mon siège avec des tendeurs, une règle rouge entre les dent, comme un mors. Je bavais rouge ; je croyais que je saignais.

     Mon père n’était pas très fixé : laxisme extrême ou sévérité injustifiée. Enseignant à mon tour, je n’ai voulu, à aucun prix, ma fille dans ma classe. Elle me l’a reproché.

    À cinq ans je sus lire couramment. Mon père m’envoyait « faire lire les petits » de sept et huit ans : je leur montrais les lettres au tableau du bout de ma baguette.

    Mon père m’a donné les Livres : la prison et la clé…

    Noubrozi était plus jeune que moi à présent – puis il est mort. Il jouait de la flûte traversière. La première note était toujours un do, puis l’oreille le guidait. Je l’écoutais, enchanté. Puis il cessa vite, à cause de je ne sais quels « maux de tête » de ma mère.

    Tête idiote et recueillie de mon père quand il soufflait dans cette flûte. Engueulades.. . Engueulades…

    Nostalgie.

    On n’a pas découpé sous mes yeux mon petit hamster vivant, mais on a tué secrètement mon chien Bobby, mon chien que j’emmerdais pourtant comme la plupart des mômes qui font chier ce qu’ils aiment le plus. Bobby que j’allais promener dans les champs, qui m’adorait. On l’a tué et on m’a fait croire qu’il s’était enfui. On l’a tué parce qu’il maraudait les poules et que mon père avait peur des gendarmes après son « histoire de la guerre ».

    Il avait reçu des menaces de plaintes.

    Il a confié le chien à quelque fermier vindicatif, ou pire, indifférent avec mission de l’abattre pendant qu’il rongerait son os : « On ne peut jamais tuer un chien qui vous regarde dans les yeux » dit l’article vétérinaire.

    Mes yeux à moi – je revois le soleil couchant – à travers un vitrail de larmes, et je hurlais FACE AU SOLEIL, et je ne voyais plus rien, que du verre brisé, du soleil éclaté dans mon œil à facettes.

    Ensuite on m’offrit des lunettes, et je faisais entrer les mouches dans une petite maison imprégnée de Fly-Tox où elles mouraient.

    C’était à Buzancy.

    J’ai conservé un petit carré de mon jeu de lettres, la lettre « B », avec la marque des dents de mon chien Bobby gravée dedans.

     

    Sujet : « Vous avez perdu votre petit chien ou un animal qui vous était cher. Racontez. »

    Trois ans plus tard, mon père croyait-il que j’allais pouvor « narrer » cela de sang-froid ?

    À genoux dans l’allée de la classe, priant et sanglotant je fus si misérable que Noubrozi s’est enfui jusque chez nous. « Je ne pouvais plus tenir, dit-il, un tel exhibitionnisme ! »

    À cette époque, je ne savais pas qu’on l’avait tué, le chien.

    « On va t’en redonner un.

    Il n’est resté qu’une soirée. Il était fragile ce chien. Mon père gueulait : « Un chien c’est fait pour rester dehors. » Noubrozi tapais comme un sourd sur un cercueil pour bâcler une niche. Dehors !

    Le chien est retourné chez son maître dans la nuit.

    Il s’enfuyaient tous.

    - Tu vois bien.

     

    Après cela, une fois encore, que me font les péripéties de mon père, obligé de quitter Buzancy pour insuffisance de salaire ? Paie unique d’instituteur égale misère, si l’on n’y ajoute pas une gratification de secrétaire de mairie.

    Nous avons déménagé à Condé (Aisne).

     

    Je manquerais à ma fidélité si je me contentais de suivre chronologiquement les années et les postes où mon père a vécu. Je dois emprunter ses jours à lui pour m’estimer en droit de vivre. À présent c’est lui qui vient vivre à travers moi, à travers les innombrables avis que je lui donne sur la marche du monde. Il m’admire. Je suis son personnage principal.

    Une immaturité définitive m’interdit de voir l’homme sous papa.

    C’est lui désormais qui ne vit que par moi – puis il est mort.

    Je suis sérieux, moi. Très terne. Je risque ma vie. Je risque le ridicule. j’exaspère. Les névrosés qui se prennent au sérieux, ça m’exaspère.

    Autre anecdote sans intérêt :

    Un jour une fillette me lança :  « On ne joue pas avec toi ; tu es fou. »

    Je suis resté pétrifié.

    (Nicole Duchêne. Ça ne la compromettra pas beaucoup).

     

    Plus tard, dans les Vosges. Je veux me joindre à un groupe :

    - On ne joue pas avec les cons.

    À Guignicourt, le village de mes grands-mères, tous les enfants avaient pour recommandation expresse de ne jamais jouer avec moi : « Il est trop grossier ». 

    Vous tenez vraiment à savoir pourquoi JE NE VOUS AIME PAS ?

    ...Condé-sur-Aisne : octobre 1951 – juin 1954. De sept à dix ans. Années d’élève à papa. L’apogée pour Noubrozi.

    Moi, le jour de l’emménagement, je me suis pendu.

    Je suis monté sur une petite table pliante, j’ai attaché une ficelle à un clou, et j’ai joué au pendu ; malheureusement la table se replia d’un coup. J’ai poussé un cri – étranglé. Noubrozi est venu me soulever de là. C’est dur, une petite ficelle toute mince sur un cou de sept ans! j’ai conservé plusieurs semaines une croûte circulaire.

    « Je m’ennuyais ».

    Pour mon père cependant persiste le combat sur trois front : la Femme, le Fils, les Parents d’Élèves.

     

    À ma mère j’ai déjà réglé ses comptes et son compte. Puis elle est morte : elle est morte la première.

    Elle jette une chaise à la tête de mon père : 2 décembre 1952.

    Elle surgit dans ma chambre en criant «Au secours il veut me tuer » : 1er mars 1953.

    Ce n’est rien. Ça vous forme un caractère.

    Le 2 Décembre – celui-là – comme l’autre – devint légendaire, comme Austerlitz.

    Pourquoi ma mère me fit-elle mettre à genoux sur le paillasson pour demander pardon à mon père ?

    Mon père (sans me toucher) me repoussa d’un revers de bras.

    Je ne savais pas ce qui se passait, ce qui était en jeu : tout était MA faute. J’avais attiré l’attention, tout était retombé sur moi. Je le voulais. Je n’en savais foutre rien.

    Un soir, entendant le vacarme d’une dispute, je suis descendu en pyjama de ma chambre pour leur placer doucement la main dans la main, et je suis remonté avec le sentiment sanctifiant du devoir accompli. Ils ont baissé d’un ton.

    Ils devaient parler encore de la guerre – huit ans de distance, que c’était peu !

    Ma mère (à mon père) : « Tu m’a gâché la vie. »

    Mon père (à moi) : « Tu lui feras verser des larmes de sang. »

    Ma mère : « Tu viendras danser sur ma tombe. »

    Que non il n’y dansera pas, que non !

     

    Ma mère encore : Ssale bête, ssale bête », sifflant et cherchant le martiner (pas battu moi ?).

    Noubrozi laissait faire. Bien heureux les nerveux, car tout leur sera permis.

    Mon père était surtout mon père dans sa classe. Paradoxe. Quel embarras pour lui, par exemple : l’attachage au banc, la rédaction sur le chien.

    J’étais expulsé sous le moindre prétexte. Dans le couloir j’étudiais les cartes que dessinaient les écailles du mur. Subrepticement je me refaufilais par le fond de la classe : mon père me refoulait aussitôt.

    J’ai appris la vénération, mais ni le bien, ni le mal, ni le rapport de cause à effet.

    J’ai appris la haine entre hommes et femmes : j’avais entrepris une « guerre des sexes » dont le projet achoppa bientôt : devais-je pousser au-delà de 15 ans le trucidage mutuel ? Je ne savais rien – ne voulais – rien savoir des Adultes. Mes parents, au fait de la chose, vouèrent mes brouillons aux gémonies : je commençais d’écrire.

    J’aménageai la buanderie en bureau d’académicien. Je jouais l’inspiré. Mon enseigne représenta une plume, dessinée à la main, cernée de la devise : « Moi d’abord, les autres après ». Mes parents se regardèrent avec effarement.

    De cette époque date aussi mon goût désespéré du perfectionnisme : tel Gatesby le Magnifique je rédigeais des feuillets intitulés « Comment devenir un bon élève », « Comment devenir un bon fils. » Suivaient de minutieux préceptes que je soumettais au jugement attentif de mon père. Il ne s’en inquiéta nullement.

    Ce fut lui également qui contrôla mon cahier d’ «observations personnelles », que je tenais sur les menus évènements de Ma vie. Quand mon père m’infligea la note « 12 », je cessai d’écrire.

    Mais Noubrozi avait également fort à faire avec les parents d’élèves.

    Dès 1952, j’avais été contraint de ne plus fréquenter un certain monsieur Cardot, instituteur en retraite qui s’indignait de la rudesse incohérente avec laquelle j’avais été élevé, manié.

     

    Cardot s’institua mon « parrain pédagogique ». Il m’admirait ; n’avais-je pas soutenu contre lui que Douala se situa non pas au Congo, mais au Cameroun. Il s’emporta, vérifia dans l’Atlas, et revint au comble de l’adulation : c’était vrai.

    Seulement Cardot fomenta la Première Pétition contre mon Père, pour incompétence, ou collaboration, ou les deux. Oubliait-il que Condé-sur-Aisne avait gagné en 1944 le surnom de Condé-les-Loups, tous les villageois s’étant mutuellement dénoncés ?

    « C’est ta faute aussi, avec tout ce que tu vas raconter partout ! »

    Si l’on ne m’eût rien caché, peut-être me fussé-je dispensé de chercher des confidents douteux. « Que vos parents ne viennent pas la ramener ou je les reçois à coups de pied au cul ! »

    Mon père, seul contre tout le village !

    Et moi désormais, interdit d’amis,  suivant la coutume d’associer l’enfant aux parents.

    Les instigateurs de la Pétition sont venus s’excuser. Avec un litre de gnôle. Mon père se raidit.

    Il fallut transporter nos pénates à Pasly.

     

    En ce temps-là, sans voiture ni train, se déplacer de trente kilomètres équivalait à uen rupture totale.

    Pasly ne fut qu’une dégringolade supplémentaire. Noubrozi y trouva un ramassis de fils d’ivrognes en banlieue soissonnaise.

    Le jour où à force de les emmerder j’ai enfin reçu un pain en pleine poire, j’ai regagné l’étage du logement de fonction, et Noubrozi me conserva là-haut, avec abondance de devoirs. C’est ainsi que j’ai préparé, en vase clos, mon entrée en 6e.

    Est-ce que ce n’était pas pour moi que mes parents s’étaient échoués dans ce patelin ?

    Ajoutez à cela – je l’appris bien plus tard – que mon père s’approchait volontiers des cabinets pour regarder pisser les fillettes. Il en aurait tripoté quelques unes. À Françoise M., qui sortait de l’école en tenue négligée, il reprocha : « Ton tablier tombe.

    - Si c’était ma culotte vous l’auriez pas dit », répliqua la délicieuse enfant.

     

    En deux ans deux pétitions furent signées.

    Pendant ce temps, confit de dévotion et de culpabilité, je préparais ma première communion.

    Je ne m’endormais jamais sans avoir crié pardon, à tout hasard, à travers la cloison dema chambre. Ma mère, excédée, répondait Oui !

     

    Comme chaque année les habitants de Pasly organisèrent « la Choule ».

    C’était une coutume médiévale : du jeu de « soule » probablement, ancêtre violent du football. En 54 c’était devenu une procession travestie, où tout le village, complètement bourré, se déversait dans les rues en tapant (en tapant quoi du reste?) et soufflant.

    La Choule s’arrêta devant les grilles bien cadenassées de la cour d’école et nous inligea, de loin, le plus aviné des charivaris. Collé aux vitres, je regardais avidement. Ma mère rageait : « C’est pour nous qu’ils sont venus ! »

    - Penses-tu ! disait mon père d’une voix mal assurée.

    Je pouvais cependant circuler dans le village sans recevoir de pierres ou de quolibets.

     

    Du palier de notre logement de fonction, j’entendais Noubrozi se déchaîner contre la classe entière, et j’insultais les élèves (sans qu’ils m’entendissent) à travers les planchers : « Un jour, vous l’enverrez là-bas ! » et je tendais un doigt théâtral vers le cimetière. Puis je me couchais sur le sol, recroquevillé, rêvant avec volupté qu’un loup-garou me suçait la carotide : c’était mon père que j’abreuvais de tout mon sang.

    Après Pâques il prit un congé.

     

    De cette époque date le goût de l’isolement, du changement perpétuel de lieu , et surtout du mépris, incoercible, sans bornes, pour le peuple.

    Je travaillai comme un égaré, afin de redonner au Père toute compensation. Le curé déconseilla le séminaire : « Une puberté agitée balayera tout ».

     

    Eb 6e j’obtins le Prix d’Excellence. Toutes les huiles plastronnaient une dernière fois sur l’estrade, en toques et capes rouges. Mon père crevait. Le palmarès jauni traîne reliquairement chez lui, puis il est mort.

    Mon nom est souligné en rouge treize fois.

     

    Noubrozi fut nommé dans un village de 99 habitants. Il s’y reposa. Il y trouva le repos. Il y eut deux familles où taper la carte, une classe unique de quinze mômes sans cesse en fermeture imminente.

     

    Un jour, j’avais treize ans, mon père m’emmena au spectacle, au chef-lieu, à scooter. Le cinéma ! c’était rarissime ! Nous allions voir Guerre et Paix, en technicolor ! - hélas : complet. Noubrozi eut alors l’excellente idée de nous payer, à Vorges, une représentation théâtrale : La jalousie du barbouillé. J’ai ri à tue-tête. Mais pendant le trajet du retour, l’horrible déception se réveilla comme une plaie, et j’ai sangloté sur le dos de mon père. Je me suis effondré sur le lit pour

    pleurer encore.

    Noubrozi en fut malade. Mes deux parents me traitèrent ce soir-là avec un luxe de précautions inouï. C’est une crise semblable qui m’avait déjà secouée retour du cirque : « Tu feras de la clarinette » avait-il dit. Il n’avait pu m’inculquer le solfège : je m’y étais montré irrémédiablement réfractaire. Ignorant d’autre part jusqu’à l’existence du répertoire classique, j’étais persuadé que la parade musicale du cirque constituait l’essence même de la musique ; on n’y entendait que les gros cuivres, et les bois, en queue de cortège, ne produisaient qu’un gazouillis dérisoire.

    Je ne voulus pas apprendre la clarinette.

    « On ne les entend pas ! »

    C’était trop injuste.

    X

    Nous resserrâmes nos liens. Mon père s’obstina sur Onanisme et Folie. Sincèrement il craignait pour moi. Sincèrement… Faut-il encore que je veuille l’absoudre ! Lui qui poussa le vice jusqu’à demander audience auprès du Principal ! « S’il se masturbe, veillez-y ! »

    Le pauvre homme ! Veillant à chaque porte de cabzingue : huit cents élèves ; huit cents garçons !

    Fou mon père, fou.  Mon père.

     

    Ce fut terrible. Ce fut sordide. J’essayai d’attribuer ces « taches » à des dégouttements de stéarine, car j’emportais la bougie aux cabinets de la cour d’école. Mais cela se renouvela. Bienheureuses les filles, qui peuvent se branler sans taches !

    Sur le tapis de sol, en slip, je m’exerçais aux mouvements conseillés par ma tante : « Redresse tes muscles du dos ! »

    Mes deux vieux penchés sur moi hurlaient à qui mieux, brandissant un slip maculé. Les questions se succédaient avec une telle hystérie que je pouvais à peine balbutier. Au comble de la terreur, je me suis roulé sur la mousse, mimant et vivant l’un de mes innombrables viols.

    Merci, chers parents, de m’avoir préservé du gâtisme !

    Toujours me figurer, avec la plus grande netteté, ces ignobles beuglements sur mon corps convulsé.

    Quelle idée avais-je eue aussi d’avoir confié à ma mère que je m’étais proprement dépucelé avec ma cousine de deux ans mon aînée ?

    Aux hurlements de ma mère je compris que j’avais accompli le plus répugnant des forfaits. Mon père se réfugia dans l’offuscation. Puis il est mort.

     

    Noubrozi avait acheté le seul moyen de transport que lui permettaient ses finances étriquées : un scooter ; 710 DL 02.

    Il me conduisait au bas de la butte, d’où je prenais le bus jusqu’au lycée. J’étais seul sur la banquette arrière, hurlant du rock and roll. Au retour, je dévalais la côte pour retrouver mon père.

    Il fallait éviter les filles.

    Un jour je suis tombé nez à nez avec trois d’entre elles.

    Qui se sont foutues de mon air con, et de mon béret :

    « Il a le saucisson en l’air !

    - Avec ça ! j’ai gueulé.

    Vexé, mais de la répartie.

     

     

    ...Je me souviens de ces trajets à scooter, mon corps contre son dos, les poings serrés sur la poignée du siège, entre les jambes. Nous parlions en criant, protégés par le bruit du moteur, et les conversations roulaient sur les méfaits de la masturbation.

    Nous traversions les villages à grands cris, et tous les soirs, les villageois entendaient passer à heures fixes, dans les nuits précoces de janvier, notre hurlant météore – la Chasse Infernale du Père et du Fils.

    Chez la grand-mère Fernande ma mère couchait en haut, dans la chambre mansardée de son père mort. Mon père et moi partagions le lit du rez-de-chaussée.

    Un soir je m’aperçus que mon père s’agitait de tremblements rythmiques. Sa main pinça mes fesses. Je me suis retiré au bord du matelas.

    Le matin, il faisait semblant de dormir. Je lui épilais la barbe. La peau se soulevait autour de la racine, Noubrozi plissait les yeux, j’arrachais un beau poil bleu et raide.

    Douze ans plus tard, dans les hôtels des Pyrénées, ma mère s’obstinait à réclamer un lit pour elle seule, tandis que je devais encore coucher avec mon père. Une telle gêne se déclencha que ma mère voulut nous séparer d’un matelas. Mon père s’outragea, j’y renonçai. Nous avons passé ainsi trois nuits sur le dos, sans bouger d’une ligne, et je sombrais dans un sommeil trop lourd.

    À treize ans, j’ai dit à ma mère que mon père souffrait de tant d’abstinence. « Pour faire ça, il faut s’aimer », répondit ma mère.

    Elle me confia plus tard qu’elle y avait renoncé en raison de l’égoïsme (abréviateur) de mon père. « Comme un lapin ». Il avait aussi la fâcheuse habitude de lui chercher querelle le lendemain matin.

     

    En 1970, mon père m’avouait encore que ma mère poussait des cris d’écorchée chaque fois qu’il lui demandait « un petit service ».

    Ma mère claironnant à tout va qu’elle « se débrouillait toute seule » sans que je comprenne des années durant ce que cela signifiait, je finis donc par admettre qu’elle avait passé tant d’années à se branler, et mon père aussi.

    X

    Tout homme trouve dans son métier un rempart efficace. Mon père (je l’ai assez dit) était instituteur. Ma mère n’avait eu droit qu’aux enseignements et aux gouineries de l’internat de l’École Ménagère.

     

     

     

     

     

     

    TAPUSCRIT P. 41 ter, REVUE P . 83