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Fragment de "L'amant de Patagonie" (Isabelle Autissier)

 

Notre lecture nous ramènera loin en arrière, quand l'orpheline, adoptée par son premier pasteur, l'Ecossais, joue les sauvageonnes, déjà, dans un foyer bien élevé :

 

"Cinq longues années ont passé. Je me suis peu à peu civilisée, abandonnant l'habitude de marcher pieds nus et de me moucher dans ma manche. J'avais un statut ambigu, entre fille et servante. Mon esprit d'indépendance avait attiré l'attention du révérend, qui voyait en moi une allliée toujours prête à vibrer au récit de ses anciennes entreprises. J'étais la seule à avoir l'autorisation, quand j'avais fini mon travail, de me glisser dans la bibliothèque où il écrivait ses interminables courriers. Je lisais avec avidité une sélection d'ouvrages qu'il m'avait préparée, célébrant les hauts faits et les vertus de quelque missionnaire. J'ai encore le souvenir de l'odeur de ces pages exhalant le renfermé et la poussière, des piqûres brunes d'humidité qui mangeaient les coins et du bruit d'insecte du papier de soie que l'on soulève en réfrénant sa hâte de découvrir un dessin. Parfois, il me commentait l'une de ces images, qui lui rappelait ses propres aventures. Pour sa femme, je n'étais qu'une pauvrette qu'elle trouvait impertinente, pour lui, j'étais la chimère secrète d'un homme qui ne partirait plus jamais et souffrait de n'avoir aucune descendance mâle capable de reprendre le flambeau de l'évangélisation." - combien ambigu... bL'ancienne caserne oubliée.JPG

 

"Le dénouement vint des mains du facteur, un lumineux matin d'hiver. Deux ans auparavant, l'un de nos visiteurs avait été le pasteur Georges Bentley. Il sillonnait la Grande-Bretagne afin de récolter des fonds pour sa mission dans un endroit improbable, à l'extrémité de l'Amérique du Sud. Il rendait compte régulièrement à ses bienfaiteurs de son implantation à Ouchouaya, où son petit groupe de catéchistes vivait loin de tout, entouré des seuls Indiens. Ce nom étrange, qui sera plus tard déformé en Ushuaia, me plaisait par une sorte de prémonition. J'apprendrai plus tard que cela signifie "La baie qui pénètre à l'ouest". M. Bentley avait un vrai talent d'écriture et le révérend nous lisait souvent ses lettres avant que nous ne priions pour lui. Ses textes parlaient des sauvages qui vivaient nus sous la neige et pour qui nous organisions des collectes de vieux vêtements" empoisonnés. "Mais il dépeignait aussi avec emphase des paysages sublimes et les glaciers plongeant dans la mer, les forêts rousses en automne, tous témoignages de la grandeur du Créateur. Enfin et surtout, il parlait de ces âmes simples et rudes à qui il apportait les lumières physiques de la civilisation, et morales de la chrétienté. Le révérend Bentley était le favori de "Messieurs, nos missionnaires". Ce jour-là, je m'étais encore fait réprimander pour avoir répondu vertement à l'aînée des Mac Kay.

 

" - Nous ne tirerons jamais rien de cette gamine, elle est de pire en pire. Bientôt elle va jurer comme un charretier, les corrections ne mènent à rien. Je vous le dis, mon ami, c'est une graine de délinquante, tempêtait la femme du révérend, après m'avoir administré deux claques.

 

"Or le courrier en provenance d'Ouchouaya se terminait par une demande pressante. La femme du pasteur Bentley venait d'avoir son cinquième enfant. Sa fatigue, les soins de sa maison, du potager, joints à sa sollicitude pour les femmes et les enfants indigènes, l'épuisaient. Ne connaîtrait-il pas une jeune fille que ne rebuterait pas ce dur climat et qui pourrait venir la seconder ? Mac Kay lui avait déjà sélectionné deux ans auparavant un forgeron qui réalisait des merveilles. Bentley s'en remettait à lui. Une paysanne un peu dégrossie conviendrait.

 

"D'un seul élan, toute la maisonnée se tourna vers moi." - on n'est pas plus aimable.

 

"Le 26 mars 1880, je chargeais ma petite malle sur la diligence de Glasgow, en route vers le Nouveau Monde. J'avais 16 ans."

 

Voilà pour le romanesque. La jeune fille, même en rébellion, est imprégnée de cette désolante idéologie prétendue civilisatrice, dont nous n 'avons aperçu les tares que très récemment ; nous verrons bien ce que diront nos descendants de toutes nos certitudes arrogantes actuelles ; mais il est vrai que l'histoire, "ça sert à rien". Le chapitre suivant concerne la longue traversée :

 

"Voilà mon pays ! Je me sens aussi intimidée qu'excitée à imaginer ce qui m'attend sur cette terre nouvelle. Je ne sais pas seulement combien d'années j'y passerai. Est-ce vraiment important ? Je l'ai choisie, j'ai voulu y venir, j'y suis.

 

"Depuis deux jours il fait meilleur, même beau. Le vent est passé au nord et nous glissons sur une mer grise, parcourue seulement de trouées de lumière qui fusent entre les nuages. Des albatros aux yeux délicatement soulignés de noir nous accompagnent, furetant dans le sillage en quête de nourriture. Délivrée de l'ignoble mal de mer qui m'a tenue au lit pendant la descente depuis le Rio de la Plata, je reste sur le pont toute la journée pour fuir l'odeur de moisi de ma cabine. L'air me semble chargé d'une indéfinissable énergie, une vivacité qui m'emplit les poumons, me donne envie de chanter, conforte ce choix déraisonnable de venir fixer ici une partie de ma vie." Nul doute que ce portrait ne doive beaucoup à l'autrice elle-même, navigatrice au long cours. L'amant de Patagonie, d'Isabelle Autissier, chez Grasset : un long poème musclé d'amour et de tempêtes ; le choc malencontreux des civilisations, racheté par l'amour mixte et l'immense souffle du Sud extrême.

 

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