Proullaud296

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der grüne Affe

  • TI SENTO

    TI SENTO    Joffre,Foch,majuscules

    1. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
    • André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereuses
    • Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes, presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à contre-jour.
    • Boris habite un deux pièces mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune voix parole ou chant.
    • D'autres Succès 86 achève la Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son deux pièces, jette un œil dans la cour, le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est. Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné suite aux propositions des Services. La naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m - petit pour un Russe - , teint rose, râblé, moustache intermittente.
    • - Les exilés attendent beaucoup de moi.
    • - Tu es Français à présent.
    • Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
    • Mon frère m'écrit d'Ivanovo.
    • - Je ne l'ai jamais vu.
    • - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
    • Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk Le voici reclus rue de M., à deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
    • Pas de fenêtre où se pencher.
    • Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
    • C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien, « Ti sento ». "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
    • Déperdition de la substance.
    • Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe, jette un œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
    • - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
    • - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?
    • Elle pose le cabas sur la table : « C'est des poireaux, des fromages, une tarte aux pommes, un poulet ; des bananes. Ça ira? »
    • C'est une gamine de dix ans, la peau brune, la frange noire et les dents écartées. « Comment va ta mère? - C'est pas ma mère, c'est la concierge. Aide-moi à décharger. Tu te fous l'estomac en l'air à bouffer ce que tu bouffes. » Boris fait semblant de se vexer. Marianne (c'est son nom) passe toujours le cinq-à-sept chez la mère Vachier, à la loge, en attendant que sa mère sorte du travail. La gamine fait les courses en échange d'une heure de maths. Voilà qui est convenu. « Qu'est-ce que tu m'apportes aujourd'hui?
    • - Le quatre page cent.
    • - Vous avancez vite!
    • - La prof a dit "Ça vous fera les pieds".
    • Boris se plonge dans les maths et dans la cuisine, à même la table – à chaque fois le même jeu, la vue de la bouffe lui met les crocs. «  Tu ne peux pas éplucher tes poireaux ailleurs ? ça pique les yeux.
    • Soit un carré A B C D , une sécante x, une circonférence dont le centre... « c'est horrible, tu es sûre que c'est au programme?
    • - Punition collective. Moi j'ai rien fait.
    • - Ca m'étonnerait.
    • Marianne attaque une banane. Boris prépare une vinaigrette, tache le bouquin , jure en russe, écrit d'une main et s'enfonce la fourchette de l'autre.
    • - Tu pourrais fermer la bouche quand tu manges.
    • - Un peu de poireau?
    • - Après ma banane?
    • Boris s'étrangle de rire.
    • - T'es franchement dégueulasse, Boris. T'as fini au moins?
    • - Sauf la troisième question.
    • - Tant mieux, elle croira pas que j'ai pompé.
    • Boris ne comprend toujours pas pourquoi Marianne tient absolument à lui proposer des problèmes de maths.
    • Et tes quatre en français? - Je sais tout de même mieux le français qu'un Russe.
    • Même pas. »
    • Marianne engloutit un yaourt. « Pour une fois » pense Boris « elle ne m'a pas dit T'es pas mon père" pense Boris.
    • Marianne se penche sur l'ordinateur : « Qu'est-ce que c'est que tous ces noms à coucher dehors? - C'est la liste de tous les émigrés russes de Paris. - A quoi ça te sert ? - L'association verse de l'argent aux plus nécessiteux. - Aux plus pauvres?...C'est tous des pauvres? 
    • J'appuie sur le bouton? - elle appuie sur le bouton. Deux heures de travail perdues. Boris l'engueule. Ils se séparent fâchés comme d'habitude.
    • X
    • Le travail à domicile permet de choisir l'heure de son lever. Boris ne dépasse jamais huit heures - la robe de chambre, les bâillements, la barbe qui tire ; le placard, le bol, la cafetière, le réchaud. Un yaourt pour commencer, surtout pas de radio. Les biscottes, le café bu bruyamment, ramassage de miettes, envie de pisser - un homme très ordinaire, en Russie comme à Paris. A huit heures et demie, de l'autre côté du mur, il, ou elle, s'éveille. Pas de bâillement, pas de chanson, pas de jurons, juste des pieds qui se posent, des pantoufles qui s'agitent, un pas léger vers les toilettes.
    • Comme la porte est fermée, on ne peut pas distinguer si c'est le jet d'un homme ou d'une femme. Les coups de balai, dans les plinthes, ne prouvent rien non plus : il existe des petits nerveux, soigneux comme des femmes, qui font le ménage tous les jours. Sans oublier la toilette du matin, sans exception, même le dimanche : eau chaude, eau froide ; puis le petit-déjeuner : cette personne mange après s'être lavée. Logique. Le bol, la cuillère, le raclement dans le beurrier en fin de semaine, jusqu'à la fermeture caoutchoutée du réfrigérateur : aucune différence d'une cellule à l'autre ! ces bruits-là passent les murs. Pas les voix. Puis le claquement exaspérant des quatre pieds de chaise. Mais il y a des femmes brusques.
    • Et le déclenchement des crachouillis du transistor. Indifféremment des infos, de la pub, de la musique de bastringue, du boniment de speaker. Inutile de coller l'oreille au mur. D'un coup tout s'éteint, la vaisselle dans l'évier d'alu, les chaussures qu'on enfile - pas de hauts talons - pas de clé qui tombe, pas de juron - pas de monologue – pas de sifflotement - la porte claque. Boris peut enfin procéder à ses ablutions. Un soir, Boris perçoit un cliquetis étouffé‚ la clé tourne, le battant s'ouvre, des voix se mêlent dans le vestibule - ce doit être un vestibule – vite un bloc-notes : un homme, une femme.
    • Qui invite l'autre?
    • Chacun ôte son manteau ; que se disent-ils? des choses gaies, des choses quelconques. Boris s'appuie si fort que son coeur doit s'entendre, ou le plâtre se fendre. Les répliques se chevauchent, un homme, une femme, peut-être homosexuels tous les deux, Boris ne désire rien d'autre qu'une conversation banale, mais enfin compréhensible - « Je ne suis pas un espion soviétique » - répète-t-il entre ses dents. Les intonations sont franches. Il existe entre les deux êtres une forte intimité. Mais toujours un bruit parasite (chaise heurtée, glaçon frappant le verre) embrouille les phrases à l'instant précis où les syllabes se détachent.
    • L'homme et la femme se séparent. L'homme répond en mugissant du fond des toilettes; il ssont décidément très intimes - la femme répond de la cuisine. Puis l'homme se lave les mains, la voix de femme plus étoufée répond d'une chambre. Voilà une disposition de pièces facile à déduire : de l'autre côté du mur, ce serait la cuisine, plus au fond donc - les toilettes (bruit de chasse d'eau), la chambre à gauche avec son petit cabinet de toilette (des flacons qui s'entrechoquent). Boris esquisse un plan. Au nombre de pas, le logis mitoyen ne doit pas être beaucoup plus grand que le sien ; quand le couple élève la voix, Boris comprend qu'ils se tutoient ; il se félicite de n'avoir jamais introduit de femme chez lui – à présent ils se sont rejoints dans la chambre. Le reste va de soi. Tout cependant n'est pas si facile. Il y a discussion. L'homme exige des preuves. La femme proteste et veut se laisser convaincre. C'est la première fois qu'ils couchent ensemble. Dans ce cas de figure c'est la femme qui reçoit ; mais elle peut être venue sans préméditation. Quoique. Le ton monte. On se bat. « Suffit! » gueule Boris. On ne l'entend pas. Bon sang ils se foutent dessus. C'est un viol. Par où entre-t-on chez ces gens-là ? Il passe la main sur le combiné - des rires, à présent. « J'aurais passé pour un con ».La lutte s'affaiblit.
    • Ça devient autre chose. Evidemment. Mais le lit a beau lancer du fond de son appartement toute une rafale de grincements, les deux salauds peuvent bien se tartiner des couches de gueulements à travers la gueule, la quique à Boris continue à pendouiller. Quand ils se sont relevés, lavés, rhabillés, quittés, Boris bande d'un coup, se précipite à la vitre et se reprend juste à temps pour ne pas soulever le rideau. De sa fenêtre il n'aperçoit que la cage d'escalier de l'autre aile d'immeuble : d'en bas, les jambes - de face, le buste sans la tête, d'en haut, les crânes. Le soir (la scène se répète le lendemain, mais impossible de savoir qui de l'homme ou de la femme, reste sur place...) il faut compter avec les irrégularités de la minuterie, réglée très serrée ; ce n'est pas facile.
    • D'après la disposition des lieux, l'Occupant Contigu tient donc dans un deux-pièces au troisième, avec un retour peut-être sur la droite ; même en passant la tête et tout le torse par la fenêtre, l'alignement du mur interdit toute vision. Boris imagine un invraisemblable jeu de miroirs, de périscopes, de potences orientables. En tout cas le vingt-quatre avril, dans l'immeuble d'à côté, la loge sera vide ; tout fonctionnera au Digicode - bientôt il faudra réintroduire les concierges dans Paris comme les lynx dans les Vosges. La mère Vachier fait la gueule à tout hasard, garde la petite Marianne et refuse toute collaboration : « A côté? c'est l'interphone. » Démerdez-vous. « Code BC24A. » Boris n'a rien demandé.
    • Il n'a même pas posé de questions sur la petite fille. « C'est une voisine, comme ça. ». La portière a besoin de se confier. De l'autre côté de la cour se trouve une deuxième cage d'escaliers aux vitres encore plus sales encore. Moins animée. Boris n'y regarde jamais. « Tu as peut-être tort » suggère Marianne- Boris aussi a besoin de se confier. Tous les soirs avant la télé- on n'entend plus rien,a-t-il – a-t-elle – déménagé ? - Boris s'assoit devant la fenêtre la tête dans l'ombre et observe le défilé des locataires ou visiteurs. Ça monte, ça descend, avec des arrêts dans le trafic, des reprises, des précipitations,des temps morts ; des crânes sautillent de marche en marche, des mollets s'embrouillent, des jupes, des pantalons, des profils : graves, riants, tendus, le plus souvent sans expression. Il y a des hommes qui se grattent le cul, des femmes qui se sortent la culotte de la raie ; personne ne se raccroche du bras, ni ne s'arrête pour bavarder. Normal. Les clients de la psy du troisième se succèdent exactement dans le même ordre. Notaire au deuxième droite. Une manucure, le détective - au n° 26 donc, juste à droite en sortant – là où précisément l'inconnu ou toute nue fait son nid - il ou elle est revenu(e), les habitudes sont les mêmes, les disques aussi : « "Ti sento", le rock italien, à intervalles réguliers.
    • Peut-être un peu moins souvent. Boris guette. Il note dans le noir sur ses genoux. Le carnet comprend une feuille par nom : "A-X", « Tête à l'Air", "l'Oignon Bleu". Ou bien  François Debracque, Aline Aufret, Gérard Manchy : les symboliques, les sobriquets, les noms communs. Pas un russe. Plus de femmes que d'hommes , aucune vraiment qui plaise. « Tu connais bien des bonnes femmes à ton boulot, dit Marianne. Pourquoi tu ne les dragues pas? » Boris a du mal à expliquer que ces femmes-là, justement, à l'Institut Pouchkine, ne se soucient pas de flirter ; elles suspendent leurs organes génitaux aux patères. Ou c'est tout comme. Maintenant c'est Marianne qui mate ; elle soupèse les femmes : « ...Pas mal..Un peu forte. - Et les hommes ? - Tu deviens pédé ? - Je veux savoir qui habite à côté ; il n'y a plus de concierge. » Marianne redouble d'attention. « Mais tu connais tout le monde, Marianne – non ?
    • - Pas du tout - ce cul ! - eh, mes maths?
    • - Plus tard.
    • - Je reprends le cabas.
    • - Garde un éclair pour toi, n'oublie pas l'huile la prochaine fois.
    • - Ciao.
    • Boris joue le tout pour le tout. Il va se poster, sans se montrer, sur le trottoir, tout près de la porte ; le code est faux ; alors il se glisse derrière un locataire qui lui tient la porte. Il voit tous les noms d'un coup sur les boîtes aux lettres : des Italiens, des Français de Corse, des Bretons. Un certain Dombryvine. Abdelkourch. Lornevon. Le courage lui manque ? non, l'idée même de monter au troisième – "bon sang, c'est trop stupide, j'y vais" - mais dans le couloir, là-haut, les portes sont anonymes ; la minuterie allume sur le bois des lueurs de montants de guillotine. Boris redescend très vite dans le noir en s'insultant ; il aura mal retenu la disposition des lieux. Mais le lendemain, il récidive. La rue grouille. Le même homme lui tient la porte. Cette fois il s'attarde : au troisième – ni médecin donc, ni voyante, rien de ce qui se visite – il distingue vers le fond une fenêtre sale : exactement dans l'angle mort de sa fenêtre à lui. Impossible de voir ; de retour au 24, Boris fait son croquis : appartement 303.
    • Manque l'âge, le nom, le sexe. Le sexe manque. Ne pas lâcher prise. “Qu'est-ce que tu lui veux à Madame Vachier ? - Juste parler avec elle. Tu vas aussi lui demander ce qu'elle pense de moi, d'où je viens, qui c'est ma mère... - Ce ne serait peut-être pas inutile. Tu veux savoir qui habite à côté  ? Tu manques de femme?... - Il y a toi. - Cochon. - Je ne veux pas que tu ailles chez la concierge. - Moi aussi je manque de femme. - Elle est grosse, elle est moche, elle est mariée, dit Boris. Il va voir le mari de la concierge. C'est un Alsacien à gros ventre et bretelles, loucheur, boiteux ; Boris met au point une histoire à dormir debout : « Je suis fonctionnaire à l'immigration ; la locataire - il choisit le sexe - du 237 n'est pas en règle. » Monsieur Grossmann - il ne porte pas le même nom que sa femme - est l'honnêteté même. « Pourriez-vous me prêter dit Boris votre passe ? je suis sûr d'avoir oublié mon portefeuille chez Madame Schermidtau 237...
    • - Vous connaissez son nom?” Le souffle coupé, Boris voit le concierge détacher du clou le grand anneau qui tient les trente clés plates. «.C'est elle gui remplace M. Laurent ?” Boris acquiesce, la boule dans la gorge. « Je vous accompagne. » Grossmann est bavard. Il faisait partie des "Malgré Nous" sous le Troisième Reich. Il en est miraculeusement revenu. Il aime bien raconter. Le portail vitré du 26 s'ouvre sans effort : « J'ai le même passe que le facteur » dit Grossmann.Boris monte les étages avec le boiteux. « Dix ans qu'on attend l'ascenseur...Regardez l'état de la moquette... - Il faut bien que les escaliers servent à quelque chose." Vous dites des conneries, Monsieur Grossmann. Voici la porte ouverte. Boris écarquille les yeux et grave tout dans sa tête : le corridor de biais, très court, très étroit, vers la gauche ; trois portes ouvertes, la salle à vivre claire, avenue Gristet, bruyante; la chambre au fond, sombre, retirée - « salle de bain, cuisine » dit le portier - « je vois bien » dit Boris. Difficile après cela d'imaginer, de l'autre côté, son propre foyer, solitaire – il ne ressent pas son appartement – où est-ce qu'il colle-t-il son oreille? Très exactement ? ...Ça n'a pas du tout la forme d'un L... Boris ne cherche rien. Il ne bouge pas. Grossmann comprend ; il reste en retrait, muet. Trop d'immobilité, trop de respect dans le corps du Russe lorsqu'il s'approche enfin des étagères et lit les titres lentement, le "Zarathoustra" de Nietzsche, "l'Amour et l'Occident", « Deutsches Wörterbuch », « A Rebours" de Huysmans, un Traité de Diététique – une Bible - quelques ouvrages sur le vin.
    • Une collection de "Conférences" des années trente - dis-moi ce que tu lis...? La penderie est restée ouverte ; ils y voient une proportion égale de vêtements féminins et masculins - chacun sa moitié de tringle : des habits soignés, sans originalité excessive. Revenant au salon à pas précautionneux Boris aperçoit contre son mur un tourne-disque. J'aurais dû commencer par-là. Sur la platine "Ti sento", rock-pop italien. Boris coupe le contact; le voyant rouge s'éteint. Qui relèverait mes empreintes ? La pochette, luisante, à l'ancienne, représente une femme fortement décolleté‚ cuisses nues, décoiffée, en justaucorps lamé. «Madame Serschmidt ne vit pas seule, dit le concierge. Boris a inventé ce nom. Il s'informe gauchement (« Reçoit-elle des visites ») - Vous devez le savoir, Monsieur Sobrov.» Boris repère encore la Cinquième de Beethoven, la Celtique d'Alan Stivell, René Aubry et un double album de folklore maori.
    • Plus la Messe en si mineur, BWV 232. Jamais il n'a rien entendu de tout cela. Le concierge propose de manger un morceau. Boris refuse, effrayé. « Mais elle ne revient pas avant six heures ! » Boris se retient si visiblement de poser des questions que l'Alsacien précise malignement : « Je reçois les loyers au nom de Monsieur Brenge". Il prononce à l'allemande, "Brenn-gue". - C'est peut-être son frère qui paie ? ...Serschmitt est son nom d'épouse, elle a divorcé... » Grossmann ne confirme rien. Il se dirige vers le réfrigérateur : « Vous saurez toujours ce qui se manche ici ! » - des oeufs, des pots de crème de langouste, un rôti froid en tranches et trois yaourts. « A la myrtille », dit le concierge ; il se sert, rompt du pain, choisit du vin. “Tant pis pour la langouste”, dit Boris - ils s'empiffrent - Boris veut faire parler le gros homme. Seulement, il n'y a plus rien à ajouter. Le portier tente d'en faire croire plus qu'il n'en sait. Il prétend que "tout le monde défile » dans ce studio. « N'importe qui tire un coup ici, puis s'en va. » Ils se défient du regard en mâchant. Rien ne correspond aux longues attentes, aux exaltations de Boris dans son antre – à moins qu'il ne s'agisse d'une autre chambre ? « Gros porc » dit Marianne le lendemain ; « Tu y es allé. Je sais que tu y es allé. Je ne voulais pas que tu y ailles. Saligaud. Vulgaire. Je t'ai vu entrer dans l'immeuble avec le mari de la mère Vachier. « Tout le monde y vous a vus monter la cage d'escalier. Même que tu es entré dans l'appartement, et que tu as regardé partout, fouillé partout, dans les livres, dans les disques, même entre les robes. Et vous avez bouffé du saucisson et du pâté de langouste et ça c'est dégueulasse. Au goût j'veux dire.
    • - C'est chez toi ? - Ça ne te regarde pas. Déjà que tu me fais reluquer les grosses qui descendent les escaliers, et quand il y a de la musique tu arrêtes la leçon de maths même si j'ai rien compris et tu colles ton oreille au mur comme un sadique.
    • - C'est ta mère qui habite là ? - Dans ton quartier pourri ? on est riches nous autres, on a une BMW, on va aux sports d'hiver et c'est pas toi qui pourrais te les payer pouffiard. - Tu veux une baffe ? - .Je le dis à maman et tu ne me revois plus et tu seras bien emmerdé parce que tu es amoureux de moi mais tu peux courir et si tu me touches j'appelle les flics.
    • - Tu t'es regardée? - C'est dégoûtant d'espionner les gens t'as qu'à te remarier ou aller aux putes. - Ça suffit Marianne merde, c'est chez toi oui ou non ?” Marianne prend son souffle et lâche tout d'une traite «Avant c'était chez moi maintenant on a déménagé mais c'est pas une raison t'as pas le droit d'entrer fouiller partout avec tes pattes de porc pour piller dans le frigo et si on avait su que tu devais habiter là on se serait tiré encore plus vite - C'est le concierge qui... - Parfaitement que c'est le concierge - Et pourquoi tu ne vas pas l'engueuler lui ? - Parce qu'il est pas tout le temps à me chercher.Tu ne m'as pas encore tripotée mais c'est dans tes yeux. » Boris Sobrov demande pourquoi le concierge éprouve le besoin de raconter tout ce qu'il fait;
    • Marianne répond que sans ça il ne serait pas concierge, elle ajoute encore qu'elle préfère s'amuser avec Grossmann que de rester à faire des maths avec un vieux grognon - "chez toi il n'arrive jamais rien ». Puis ça s'arrête, la petite fille aux cheveux noirs revient le lendemain avec les provisions. Boris s'est arrogé le droit de contrôle sur tous les résultats scolaires de Marianne ; il consulte le carnet de notes, il joue au père, l'exaspération croît de part et d'autre. Boris lui dit qu'elle a les mêmes yeux noirs que sa fille à lui, qu'il n'a pas revue depuis longtemps. « Elle faisait les mêmes fautes que toi. - Elle est dans ma classe.” Boris est bouleversé. Il demande doucement, comme on tâte l'eau, la manière dont elle se coiffe, si elle travaille bien. Si elle parle de lui...Marianne se rebiffe. « Elle est dans une autre section, ta fille, on se voit aux récrés, ce n'est pas ma meilleure copine, ma copine c'est...
    • - Je m'en fous - attends, attends ! - comment elle s'appelle ta meilleure amie ? - Ah tout de même! Carole.” Boris demande si Carole travaille bien, si Marianne et elle ne se sont pas disputées, si elles ne pourraient pas venir travailler ensemble... « Je ne l'amènerai jamais ici ; tu nous forcerais à faire des choses.” Boris pousse un soupir d'exaspération.
    • Il la laisse en plan, passe à la cuisine pour bouffer du fromage blanc, à même les doigts. Il est bien question de leçon de maths. Quand il revient Marianne de l'air de se payer une tête. Boris fouille dans une pile de dossiers, les dossiers s'effondrent, il les reclasse. Récapitulons. « Tu n'es pas mon père". Elle ne me l'a pas encore faite celle-là. « Tu n'es pas ma mère ». « Tu ne sais rien de moi" - ne pas raisonner. "Intuiter". J'ai divorcé depuis six mois. Cette fillette est déposée chez les concierges par une femme qui n'est pas sa mère. Marianne ressemble à sa fille qu'il n'a pas vue depuis six mois – putain de juge – une femme. Marianne connaît Carole Sobrov. Non seulement c'est sa meilleure amie, mais elles sont devenus demi-sœurs par remariage – sa femme s'est remariée avec le père de cette petite guenon de Marianne.
    • Il se cache le front dans la main. “J'ai très mal à la tête. - Je m'en vais, ciao”.
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    • A peine Marianne et sa tignasse ont-elles tourné le coin du palier que Boris dévisse la minuterie. Panne. « Merde » dit l'enfant. Boris se faufile en chaussons derrière elle dans l'escalier. Juste la lumière du puits de cour. Il dérape sur les marches. La rampe est encaustiquée. Devant lui, Marianne s'arrête dans le noir, relève la tête. Au premier, elle réussit à renclencher la minuterie. Boris la suit toujours. Au rez-de-chaussée, la loge forme l'angle dans la cour. Les vitres laissent tout voir. Boris, dans la cour profonde, se colle contre un mur entre deux poubelles. Comme dans un film. Dans les couples, ce que Boris déteste, c'est le mari : il n'a rien d'intéressant entre les jambes. Tant de femmes raffinées collées à des butors. Le père de Marianne, c'est pareil. Trop grand, trop fort, la voix désagréablement masculine. Ses gestes sont brusques. Il ressemble à une bite. Tous les hommes ressemblent à des bit es.
    • La petite fille pleure, à présent. Même si c'est une teigne Boris se sent bouleversé. Tout le monde s'engueule, le père et le concierge se menacent mais c'est Marianne qui se prend une claque. Boris bondit, arrache presque la porte et se mêle au tas. Le beau-père le prend à partie : « Vous laissez traîner vos pattes sur la petite. Vous faites espionner un appartement privé par l'intermédiaire de cet individu. Vous êtes un fouille merde. Je vous en foutrai des cours de maths. » Tout le monde se quitte pleurant, gueulant, Boris s'en remonte chez lui, brouillé avec Grossmann et sans espoir de fillette à venir.
    • A ce moment "Ti sento" se déclenche dans la pièce voisine, et cette fois, on danse.
    • X
    • "Chère, Lioubaïa Tcherkhessova !
    • "Je souffre à crever parce que le voisin ou la voisine fait gueuler un tube infect en italien, "Ti sento". C'est pire qu'une rage de dents et je ne peux pas m'en passer. Je ne sais toujours pas si c'est un homme ou une femme qui passe le disque, et qui danse. Ce qui chante, c'est féminin, ça crie toujours les mêmes voyelles avec chambre d'écho, mes cours d'arménien vont bien, je m'embrouille encore dans le tatar. "Ti sento" est le meilleur morceau, les autres braillent le rock à la sauce Eighties', je suis sûr qu'on le fait exprès pour m'emmerder, si tu n'habitais pas à l'autre bout de Paris ce serait toi.
    • "D'ailleurs j'y suis allé l'autre jour avec le concierge et son passe-partout. Je n'ai rien fouillé, rien dérangé du tout. D'après le père Grossmann ce serait une sorte de chambre de passe, une fois j'ai surpris des baiseurs à travers le mur mais ce n'était pas toi. Le concierge ment. Il y a là quelqu'un. Qui paye son loyer. Qui n'emmerde que moi. Un jour je le coincerai. Le ou la. Si c'est une femme, ça va chier. Terminé les petites astuces : Marianne c'est ta fille, enfin, celle de ton homme, un vrai, un gros porc - pour l'insolence, la morveuse, impeccable. Elle a craché le morceau.
    • C'est vous qui me l'envoyez depuis trois mois pour espionner. Il n'y a rien à espionner. Il n'y a pas de femme ici. Pas d'homme. Pas d'argent. Comme un moine. Et je suis en règle avec les services d'immigraiton si tu tiens à le savoir. Et je suis sûr qu'elle cache autre chose, ta Marianne. Elle me cache ma fille. La vraie. Elle sait quelque chose sur l'appartement d'à côté. Elle a pleuré quand elle a su ma visite avec Grossmann. Elle est allée se répandre comme une poubelle à la loge devant ton mari de mes couilles, qui a failli me taper dessus.Elle raconte que je la tripote.
    • "Toi, ça fait un temps que je ne t'ai pas vue. La dernière fois c'était au grand bureau. Soixante-dix ordinateurs. A devenir fou. Je ne sais plus comment ça a commencé. Tu as toujours une engueulade de réserve. Moi aussi. Ce n'était pas la même. Petit à petit les soixante-neuf têtes se sont levées, les ordinateurs se sont tus, nos paroles se perdaient dans l'épaisseur de l'air, tu t'es fait virer puis aussitôt réintégrer pour "bons antécédents", pour moi c'était définitif, je travaille pour la misère, tu crois que ‡a m'intéresses de vérifier des listes, de faire le compte des morts, vérifier les adresses , les patronymes : «Ivanovitch » ou « Pavlovitch? »
    • ...Sagortchine a-t-il reçu sa pension ? Que devient Berbérova? A-t-elle trouvé un
    • emploi en rapport avec sa formation ? A quels cours sont inscrits les frères Oblokhine ? Pourquoi Sironovitch a-t-il divorcé ? de quoi est morte la Bibliskaia ? Quel nom portait-elle en Espagne ? Le KGB a-t-il relâché Dobletkine ? Pourquoi tous ces gens-là n'adoptent-ils pas définitivement un nom bien français ? toi au moins tu ne t'es pas remariée avec un Russe. Mais ton Léon Nicolas, dont je viens de faire la connaissance, c'est just un gros tas de vulgarité - le Russe, c'est un prince, ou un moujik. Je sais comment ça va finir : toujours la faute de l'homme ! Je ne suis tout de même pas le seul éjaculateur précoce de France et de Russie Blanche réunies !
    • "Avant l'informatisation nous travaillions ensemble. Avec de vraies fiches, dans les vraies mains. Tu dictais, j'écrivais. Maintenant je travaille seul. J'ai une carte de Paris et de l'Ile-de-France où je peux lire qui, et à quelle heure, dort dans quel lit, et en quelle compagnie. Je te promets de t'aider à la cuisine, j'essuierai mes pieds, je ne te tromperai plus sans en avoir vraiment envie, je ne ramasserai plus de chiens dans la rue, en ce moment je n'en ai pas. Nous écouterons autre chose que de la musique classique, tu pourras aller seule au ciné, tu ne peux pas savoir à quel point ces vingt-cinq semaines m'ont transformé‚ reviens." Le surlendemain Boris reçoit un télégramme ainsi conçu :
    • "VA CHIER. "
    • "Ti sento" se déclenche, Boris prend le métro jusqu'à La Râpée, pour visiter la rue Brissac : il la remont‚ il la redescend, la rue est à lui, il en est à la lettre B. Il hume le parfum du métro, il trace dans les couloirs carrelés, bifurque sans ralentir sous les plaques bleues, suit des épaules, un cul, des talons, s'accroche aux barres, marque ses doigts sur le chrome, invente les coucheries des femmes, note les rides de fatigue, évite les haleines, joue avec son reflet sur la vitre noire et le tunnel qui court, tâte son portefeuille, ne cède jamais sa place. Dans Paris, Boris prend la première à gauche puis à droite et ainsi de suite, ça le mène parfois très loin, il voit des maisons, des trottoirs, des voitures ; des crottes, des gouttières avec les petites annonces collées dessus, la pierre des immeubles, des vitrines de coiffeurs, de bouchers, d'ordinateurs ; des prismes Kodak, des servantes en carton "Menu à 60 F" "Menu à 120 F" – et des gens.
    • Des gens comme s'il en pleuvait, comme s'il en chiait, mal fringués, super-chic, soucieux, d'âge moyen, noirs, enfants, groupés, par couples qui s'engueulent, qui s'aiment, en débris, "alors j'ui ai dit", "pis elle a répondu", "forcément » - les oreilles qui traînent, les narines à l'essence, et le grondement continu de marée montante qui fait Paris.
    • Comme au débouché de sponts, ou sur les places circulaires, il est difficile de trouver "la première à gauche", "la première à droite", Boris s'immobilise, tend les bras dans la foule indifférente, se décide pour un cap. Derrière la Bastille, en un quartier cent fois parcouru, voici qu'il découvre un quartier - "...j'aurais pourtant juré..." - où jamais ni lui, ni personne, n'a mis le pied. Il s'avance en flairant , deux murailles, un trottoir déjeté, une vitre fêlée, « CREPERIE », plus bas en biais « en faillite » et des pavés. Un petit vent. Un caniveau qui pue. Peut-être un vieux qui crochète une poubelle avec application. Peut-être un chien.
    • Et là-haut, dans les étages, "Ti sento ti sento ti sento » - Boris immobilisé - sur le tuyau de gouttière un papier périmé "La Compagnie de l'Oreille » joue "La Cerisaie"- le soleil ne perce pas, un pigeon pique du bec, le chien nez au sol, le pigeon s'envole, fin du disque, le portail s'ouvre, le heurtoir retombe, une femme jeune, vive, sur le trottoir en cape orange ; peut-être que là-haut chez elle les fenêtres donnent sur (le bassin de l'Arsenal ?) Boris lui laisse une bonne distance d'vance, la suit (la cape orange !) place Mazas, à la Morgue au Pont d'Austerlitz. Il baptise la femme "Ysolde", au-dessus de la Seine l'odeur de l'eau emplit les narines ou le devrait, un jeune homme dépasse Boris en rejetant son foulard sur son dos.
    • Place Valhubert, face au jardin des Plantes, il la suit de très près, de feu rouge en feu rouge, la cape orange court et court dans le déferlement des roues, un grondement continu remonte par le Quai d'Austerlitz, les voici côte à côte.
    • Elle a très exactement le nez de Paris, les cheveux bouclés, le sac à main est vert – il la perd – bouche de métro – figure obligée - couloirs d'Austerlitz. Chacun sa voiture. Station, station - près de la porte – montant de chrome - pivote, s'efface - pivote, redescend, remonte – bienfaisante affluence - le nez dans les cheveux d'autres femmes ou sur les calvities, les pellicules - « Place d'Italie » - facile - la cape orange force - Boris lourd et vif contourne les épaules, les hanches, passe de biais, trébuche devant le dos des vieilles.
    • Une autre rame et même jeu. C'est elle, la rockeuse latine – mais à la station vide, enfin, où elle descend, la femme fait volte-face, l'insulte, le frappe avec son sac à main - « Attendez! Attendez ! » - Boris court, trébuche. Ils débouchent tous deux à l'air libre [Nuit, Pluie] :
    • « Qu'est-ce que tu me veux ?
    • - Vous parler.
    • - Me parler, me voir, me toucher, me sauter, dégage!
    • - "Ti sento, ti sento , ti sento"!
    • Ils crient, ils courent [pluie renforcée] - Votre nom? Votre prénom?
    • Un portail lui claque au nez. 26 rue de M. Le même disque aux deux adresses. Boris s'essuie la joue, tourne le dos, s'engouffre dans son propre escalier, tourne la clef de son enclos – aussitôt le disque se déclenche, très fort – alors Boris danse, comme un ours, comme un boeuf sous électrochoc ; le lendemain il se demande pourquoi le père de Marianne amène sa fille à la loge. Soit pour le narguer. Hypothèse exclue : le divorce fut aux torts exclusifs de Boris. Soit pour se débarrasser de Marianne - haine réciproque. Possibilité de récupérer l'affection de sa femme = ? Boris lutte cinq minutes contre la nostalgie. « A moins que » poursuit-il « le nouveau mari ne dépose Marianne chez le concierge que pour se rendre chez une maîtresse - Mauricette » - il l'appelle Tcherkessova - me reviendrait - ah non ! »
    • Le concierge est suspect : parfaitement, Grossmann. Impossible à filer. « Il s'introduit là-dedans comme il veut ; il se sert en saucisson , il prétend que l'appartement sert de chambre de passe ; il déclencherait lui-même « Ti sento" sans parler - quand le disque se déclenche Boris ferait mieux de lorgner par-dessus la loge depuis là-haut plutôt que de courir s'écraser l'oreille au mur, Grossmann lit dans sa chaise longue, bientôt dans son fauteuil roulant – ce n'est pas lui. A moins qu'il ne tienne une télécommande sous le journal ? "Acheter des jumelles".
    • Boris se plaque au mur, haletant, les lèvres sur la peinture sale, soudain le disque ralentit, la voix vire au grave en pleurant, c'est la panne, c'est grotesque. Silence. La cour est noire. Grossmann est rentré. Dans le ciel la rougeur de Paris, les meubles se découpent peu à peu, Boris se déplace avec des précautions de poisson-chat. Les autres cours résonnent, lointaines, aquatiques. Un faisceau mobile sous la verrière de la loge. Et voici les fenêtres partout qui s'éclairent. Fin de la panne. « Sauf chez moi ». Le disque ne reprend pas. XXX 64 06 30 XXX
    • Boris frappe à la cloison. C'est la première fois. Dans l'épaisseur du mur en dessous une tuyauterie transmet un message , la minuterie des cages d'escaliers se rallume. A côté, personne. Pénombre. Inquiétude. Boris téléphone : « Concierge ! Concierge !
    • - Vous êtes obstiné, M. Sobrov.
    • On a trouvé en Chine centrale une touffe de poils n'appartenant ni à l'espèce animale, ni à l'espèce humaine.

    ILS Y RETOURNENT.

    • Le concierge souffle au deuxième palier ; il resserre ses bretelles . -...Vous n'avez jamais vu de petite femme blonde, frisée?...Nez en trompette, cape orange ?
    • - Les femmes changent souvent de vêtements. Je ne sais pas ce que vous trouvez à cet appartement. Il est loué. Personne n'y habite. Vous feriez mieux de consulter les petites annonces.
    • - Je ne veux pas déménager.
    • - Les annonces matrimoniales.
    • Vous me prenez pour un cinglé.

    ILS ATTEIGNENT LE TROISIEME ETAGE

    • - Le r'v'là votre appartement...C'est ouvert. Il y a de la lumière. »
    • En bleu de travail à même le sol, un coffret d'électricien entre les jambes, les yeux levés la bouche ouverte, le père de Marianne. Il dit : «J'installe. - J'installe quoi ? » Il se redresse. Un mètre quatre-vingt dix. Des cheveux gris blanc. Boris ne lui serre pas la main. L'Alsacien est de la même taille. « Vous ne m'avez pas dit que vous étiez électricien, dit Grossmann.
    • - A l'occasion.
    • Le concierge sort trois bières du frigo. « C'est petit ici dit-il. Je me suis trompé dans les branchements l'année dernière. Moi aussi je bidouille de temps en temps." Il prononce « pitouille ». Boris demande lâchement au père de Marianne ce qu'il tient dans la main. L'autre appuie sur les touches d'une espèce de boitier blanc ; chacune d'elles correspond à un bruit particulier. Il fait entendre successivement : l'ouverture d'une porte, le déclenchement de la radio, la chasse d'eau, une baise. Tout cela sort d'une bonne dizaine de haut-parleurs habilement dissimulés dans tous les angles des plafonds.
    • - Je peux aussi allumer ou éteindre les lumières, lever ou baisser les stores.
    • Ses doigts pianotent avec désinvolture, c'est un vrai tonnerre de stores.
    • « Vous pouvez mettre un disque en route ?
    • - Je n'y ai pas encore pensé.
    • "Ti sento" trône sur le tourne-disque, noir, insolent .
    • X
    • Les trois hommes se retrouve au « Rétro" pour de bons instants de gueule. On a les amis qu'on peut. Les garçons portent des tabliers blancs, des moustaches en crocs et des rouflaquettes. Décor ordinaire, prix modérés. L'Alsacien picore des moules en faisant des grâces, , Boris ne quitte pas des yeux le grand Auguste, père de Marianne, second mari de sa femme, qui décortique l'os de son petit salé. « Tu comprends Boris dit Auguste en mastiquant – ce tutoiement me souille l'estomac - nous sommes quatre à louer cet appartement ; Heinrich - il montre l'Alsacien qui empile ses valves au bord de son assiette - nous a signalé une belle occase.
    • "En revanche il ne paie rien et peut baiser à deux pas de chez lui - tu ne manges pas ? » Boris enfourne précipitamment sa fourchette de nouilles : « Je ne crois pas ce que vous dites, fait-il la bouche pleine.Grossmann avale d'un trait un verre de Traminer. « T'entends ça Heinrich, v'là l' Russkoff qui se la joue fleur bleue. Mais y a personne là-dedans, mon vieux, rien que des couples de passage, comme toi et moi! » L'Alsaco rit très fort. Boris : « Connaissez-vous une femme blonde avec une cape orange ? avec un sac à main. » J'aurais bien revu ma femme ; Auguste me protégerait contre les rechutes.
    • A haute voix : « Je peux venir avec vous ? » Auguste devient dur. Il dit que c'est trop tôt. L'Alsacien bien rempli devine tout. Il se rejette en arrière, repousse les moules : « Ma femme ébluche des patates à la loge - tranquille! La sienne vient souvent au 126 faire des passes. » Et Boris ne bondit pas. « Vous êtes tous montés sur ma femme ? ...On ne peut pas satisfaire une femme en la faisant pute !... Est-ce qu'elle va bien ? - Comme une pute dit Auguste. - Vous mentez. » Le ton monte. Boris dit qu'on lui vole un amour immortel, juste au-delà du mur ; que c'est une jeune femme isolée qui vit là, chaste, mystérieuse, attirante, d'origine italienne, et silencieuse. « Quant à la connasse qui partage ton lit maintenant, elle ne mérite pas tant de recherches. »
    • De retour chez lui Boris, calmé, examine la situation. Il avait failli
    • nouer des liens : ces hommes indignes ne
    • l'impressionnaient plus.
    • X
    • Ce que se disent les petites filles
    • - Je vois ton père tous les jours dit Marianne.
    • - Plus maintenant dit Sandra.
    • - Tu t'appelles Sandra dit Marianne c'est naze.

     

     

    • Sandra souffre de son prénom : une idée qu'elle a. Sa mère la couve ou l'engueule, c'est selon : « Tu ne verras plus ton père. - C'est pas juste. - Il me tirait par les cheveux. - Pourquoi Marianne elle peut le voir, papa ? » C'est Marianne qui répond, un soir, sous les draps : « Un jour il me tripotera, et comme ça il aura des emmerdes ; les étrangers, c'est tous des anormaux. - Pourquoi tu fais ce qu'il te demande alors ? - Ça m'intéresse de me faire tripoter. - Il le fait ? - De toutes façons je ne peux plus y aller. - Tu lis que des cochonneries. - Toi aussi. - C'est pas les mêmes livres.
    • X
    • Lettre d' Irène (“Tcherkhessova”) à son ancien mari
    • Cher Boris,
    • Auguste nous laisse de plus en plus tomber. Il s'absente, et ne boit pas. Son humeur est de pire en pire. Tu m'as parfois claquée mais après on s'embrassait, lui, c'est ni l'un ni l'autre. Je m'ennuie tellement que je me mets à lire. Marianne, c'était pour avoir de tes nouvelles, mais elle ne dit que des méchancetés, Auguste ne veut plus qu'elle te revoie, il a peur que je te rencontre, il nous boucle toutes les trois, il revient à deux heures du matin, il ne sent même pas la femme, on peut dire que je n'ai pas de chance.
    • L'après-midi va sur sa fin, il y a encore du soleil. Sandra lit beaucoup. Je t'embrasse.
    • Irène.
    • X
    • Suite
    • Une femme blonde en cape orange, très à la mode en ce temps-là, Sandra, et Marianne, en jupe vert crado, se faufilent dans l'appartement mystérieux ; les pièces ne conservent aucune trace d'occupation : murs propres, meubles d'hôtels, fringues bon marché sur les cintres, autant d'hommes que de femmes ; Sandra déchiffre les titres sur l'étagère : « Ainsi parlait Zarathoustra », "Vieux crus de Bourgogne", les "Fables" de La Fontaine, qu'elle ouvre sur un canapé bleu, les genoux bien droits. « Qu'est-ce qu'on est venues foutre ici ? » dit Marianne. La tête plate d'Irène (une idée qu'elle a) pivote à la recherche des judas décrits par Auguste. Marianne se dirige à pieds joints vers le tourne-disque. "Ti sento", qu'est-ce que ça veut dire ? - "Je t'entends", "je te sens", dit Clotilde.
    • Elle applique son oeil au viseur : juste aux dimensions de son orbite. Sandra, qui lève les yeux, ne voit de sa mère que la tresse blonde remontée en crête, à l'indienne - "Ti sento ti sento ti
    • sento..." - Marianne ! Qu'est-ce que tu fais dans mon dos ? » La rhytmique passe d'un baffle à l'autre (échos stéréo, effets de vagues, caisse claire – "ti sento ti sento") - « Les Italiennes crie Marianne faut que ça gueule ! »
    • Irène voit tout par l'œilleton : Boris qui danse avec des grâces d'ours, qui se balance,qui tourne sur soi-même, puis d'un seul coup fonce droit sur le judas. La perspective déformée fait voir une grosse tête de tétard avec un petit corps et des petites pattes derrière. Si Irène se retire, il verra la lumière, il se saura observé – deux yeux de part et d'autre se fixent de trop près pour se voir, c'est Boris qui recule, qui montre le poing, qui prend un gros cendrier puis qui le repose, pour finir il se tourne et se dégrafe la ceinture, sa femme s'enlève du trou, le disque continue à gueuler.
    • Quand le silence est revenu, les trois espionnes se sont regroupées sur le canapé, elles se parlent tout bas, un verre se brise de l'autre côté de la cloison – "et s'il s'ouvre les veines ?" dit Sandra, "Tu connais mal ton père" répond sa mère. « Ce qu'il faudrait dit Marianne ce serait de faire venir ici une femme très jeune et très blonde. Moi j'aimerais devenir une jeune femme blonde. - Ça m'étonnerait ricane Irène. Marianne dit d'une voix bizarre qu'elle en connaît une qui lui plairait bien, qui serait prête à emménager ici ; elle n'a qu'un seul défaut : « Elle a voulu me tripoter. - Tu ne penses qu'à ça dit Sandra. - Où as-tu connu cette femme ? Dit sa mère.
    • De l'autre côté une porte claque, une clef tourne dans la serrure, Marianne n'a pas répondu, « Il s'en va » dit Clotilde. Elles quittent précipitamment toutes les trois le 127 et descendent quatre à quatre les escaliers. « C'est papa ! C'est papa ! » crie Sandra . Elle saute contre le carreau sale ; en face dans la cage vitrée symétrique Boris tête basse - « vite ! » - Sandra fait le tour, pousse le vantail du rez-de-chaussée, reçoit son père dans ses bras, Boris chancelle, Marianne et sa femme se sont rejetées à l'intérieur, Auguste rapplique sur le trottoir les deux hommes se gueulent dessus en même temps Qu'est-ce que vous foutez là ? - Sandra s'enfuit en pleurant, on l'entend courir dans la rue de l'autre côté du vantail.
    • « Elle remonte vers le métro dit la mère, pour une fois elle se prend Marianne dans les bras - « tu trembles ? » A voix contenue les deux hommes continuent à se quereller, ils ne veulent pas se battre, ils n'ont rien à se reprocher, rien de bien précis - « Le judas ! » crie Boris – puis tous s'enfuient, Marianne et Irène repassent la porte cochère en retenant leur souffle, Sandra est sur le quai, elle n'a pas osé prendre le métro toute seule.
    • X
    • Boris viole des domiciles
    • Boris tient à la main une lampe sourde. Il a juré qu'il finirait bien par savoir « ce qui se passe ailleurs ». Au moins savoir « ce qu'il y a » : des objets, des profils de vases dans la lumière,
    • des coins de meubles, des coudes de fauteuils. Et puis la peur, l'envie d'être surpris, d'être abattu : les intestins, le coeur. L'intérieur. Il a eu l'idée d'envelopper ses souliers. Il voit des.piles de livres, un bureau, un miroir où il se reconnaît avec sang-froid - pourquoi ces portes intérieures ouvertes ? qui est-ce qui bouge dans l'armoire ? - autant de sourdes palpitations. Déjà Boris aimait de jour longer les murs où les fenêtres au rez-de-chaussée se défendent sous leurs jalousies de bois ; il regardait furtivement, par-dessus, la préparation du repas et les lèvres qui remuent dans le vacarme des voitures, la blême électricité du jour qui tombe ; plus au premier étage, parfois, des têtes coupées par des larmiers, des bras levés dans des armoires, qui ferment des volets.
    • Ce qui instruit aussi c'est de se porter en avant des passants, pour capter leurs propos tronqués, insensés, « alors je lui dis... » - « et elle a répondu... » - Boris choisit les appartements momentanément vides, c'est toute une enquête, toute une filature, il épie les femmes seules mais toutes se méfient, instinctivement, se retournent à l'improviste, il se rabat sur la loge du concierge, un soir qu'ils sont au cinéma – rien d'exceptionnel : des tiroirs, des ficelles, des cartons, des rideaux champêtres et la Bible en allemand. Il flotte une odeur de loge. Non, le bon plan, ce serait d'entrer juste sur les pas d'une femme mariée, sans viol, avec des enfants bruyants, un mari dans un fauteuil qui demanderait "Qu'est-ce qu'il y a au programme à la tévé ?" - les gens auraient laissé la porte ouverte.
    • ...Il s'est introduit par la cuisine, s'est glissé dans le vestibule‚ aplati dans l'allée du lit, la peur au ventre et la retraite coupée, s'est dévoilé. « J'aimerais qu'on viole mes intimités », c'est ce qu'il a dit, le mari a gueulé «Appelle la police ou les dingues », il s'est enfui d'un bond. L'étape suivante est de surprendre un couple pendant son sommeil. Il dort deux heures à l'avance. Plusieurs fois il s'enfuit sous les signaux d'alarme. Il acquiert une grande dextérité dans le maniement des clés plates. La marche à l'aveuglette : silence absolu, retraite assurée. Les doigts sur la lampe, translucides et rosâtres, l'ombre des os – des sens d'aveugle – aucun heurt. et ne heurte rien.
    • Les enfants n'entendent rien. Eviter les chiens, à tout prix éviter les chiens. Mais parvenu sur place : jamais - les gens ne ferment leurs portes intérieures. Boris hésite, sent s'épancher l'onde mixte d'un couple, devine formes, souffles, parfois le néon de la rue - la veilleuse - ou la lune – qui surlignent un profil ou modèlent un visage entier – sur les lits de doux mouvements de dessous l'eau. Les couples aux yeux fermés se regardent ou se tendent le dos, jamais ne font l'amour, ni ne s'éveillent. Boris ensuite redescend à pied la rampe du parking souterrain, sans arme, sous le plafond trop bas la lumière et la forte musique où se fondraient les cris de victimes, sur fond de vrombissement d'extracteurs d'air.
    • Le sol est noir semé de paillettes, les voitures de longs corbillards aux chromes troubles, Boris ne sent pas le danger. Il ouvre les portes, ne trouve qu'un parapluie télescopable qu'il jette sous de grosses roues, plus loin. Il couche dans le duvet vert qu'il tenait sur son dos et s'allonge place 27 ou 30, à 7 h une équipe de réanimation le tire à demi asphyxi », il doit se présenter chez un psychiatre commis d'office, il maigrit, ne parle plus, reste en liberté, ressort plus fréquemment - ti sento ti sento ti sento" – chaque soir de plus en plus fort, la cloison tremble il n'en parle pas pour éviter de passer pour fou - ses déplacements ne sont pas encore sous contrôle, une nuit, mouvant paisiblement ses doigts en coquille rose, il se sent soudain saisi au- dessus du coude : « Qui t'a mis sur le coup ? »
    • - Personne, personne, dit Boris.
    • Le cambrioleur fait main basse sur tout ce qu'il trouve avec une banalité de toute beaut‚ le Couple sur sa Couche sommeille dans la présence, Boris suit le voleur sur le palier, le frappe et le laisse évanoui, il a le coeur qui bat à se rompre, c'est à présent une nécessité : repérer l'immeuble et les allées et venues, s'introduire de jour dans l'escalier, chercher refuge dans des coins très exposés, les concierges n'existent plus, les siens sont les derniers ; il reconnaît volontiers qu'il lui serait totalement impossible de travailler en banlieue.
    • Cela devient de plus en plus monotone, de plus en plus excitant. Un homme seul soudain sortit de son sommeil, ouvrit les yeux, se dressa, le fixa sans frayeur. Boris sortit à reculons, heurtant une chaise, ce n'est rien murmura l'homme à sa femme qu'il n'avait point vue. Aussi les jours suivants Boris se livra à une frénésie d'effractions, perdit toute maîtrise, mangeant peu, ne buvant plus une goutte de vin. Il s'engagea dans une interminable suite de pièces de plus en plus profond devant une file de - fauteuils, tables, dressoirs, houssés de blanc, et comme une lueur l'attirait il se trouva auprès d'une veilleuse comme on en voit souvent au chevet des enfants.

    Le mort est sur le dos, nez découpé, bras le long du corps, femme à son côté les yeux grand ouverts, boucles noires détachées sur le blanc cassé de l'oreiller. Un souffle passe ses lèvres entrouvertes et la femme sourit, découvre sa poitrine et son bras jaune, Boris éclate en sanglots et se retire au pas de charge à travers tous les meubles, dévale les étages et sur le trottoir lâche une clameur de victoire. Il se barricade chez lui jusqu'à midi. Il a dormi sans rêve, sa bouche n'est pas sèche, vérifiant son haleine au creux de la main il la trouve très pure, le soleil donne à travers un trou du rideau.

    • Tirant du lit son bras gauche il observe à présent l'étrange phénomène de la terreur, un frisson dressant chaque poil au sommet d'une minuscule pyramide, quoiqu'il éprouve une intense irradiation de paix. Il respire profondément, rejette le drap des deux jambes et se prépare un café‚ des chansons plein la tête, il se fait des grimaces en se rasant. Il sait qu'il ne retournera plus dans les appartements obscurs où s'endorment les spectres. Il change tous ses habits de la veille. En promenade il s'achète des chocolats et des pralines pour vingt francs‚ et, l'estomac délicieusement barbouillé, passe rue Broca, traverse Port- Royal, son pas est vif, l'atmosphère encore matinale, je suis heureux de vivre seul..
    • Il se tient droit, respire le trottoir fraîchement arrosé, se perd place Censier, remonte vers la Mosquée, repère une affichette contre l'invasion du Tibet, voit sortir de Jussieu une marée d'étudiants. Puis Boulevard Saint-Germain, le pont, rue Chanoinesse le cœur neutre, indolore à présent, rue Massillon, puis le métro. Il se récite des vers, personne ne fait attention aux fous dans le métro. Demain – trois mois depuis le divorce – finies les scènes de soixante-douze heures – nuits comprises - bénie soit la solitude, la solitude, la solitude. Il revient chez lui, chez son disque, chez une femme imaginée dont il est fier de se passer.
    • Il jette sa veste sur le lit, court se coller à la cloison et frappe au mur, c'est la première fois qu'il ose, que ça lui vient à l'esprit, les solutions les plus simplistes vous surprennent comme ça, d'un coup, de taper comme les prisonniers de partout - un coup pour A , deux coups pour B, c'est l'illumination, c'est l'évidence, il tape 17, 21, 9 ; 5, 20, 5,19 ; 22, 15, 21, 19 « QUI-ETES-VOUS ? » ça répond "M-O-N-I-C-A" puis le mur dit « 21, 5, 14, 5, 26 » - « Venez me voir » - cest un appartement de passe pas vrai dit une voix ce n'est pas vrai TI SENTO TI SENTO TI SENTO chant de cristal tout en écho tout en feed-back « estatua spaventosa, io son la tua schiava, ti sento ti sento ti sento" - « statue effrayante je suis ton esclave car je t'aime perchè ti amo et Boris danse, danse, depuis Monteverdi, Gesualdo, Lulli, toujours, toujours dans l'opéra italien la modulation en finale "perchè ti amoooo" - Boris danse, danse, "this is a long-playing record" - l'amour est d'être l'écho de l'Autre l'infinie répétition de miroirs face à face à l'infini qui se recourbent il est sûr qu'elle aussi danse de l'autre côté du mur il sait qu'ils s'effondreront haletants sur les divans exactement symétriques il sait que ce moment ne devra pas cesser.
    • Viens dit le mur vien me voir - et la voix,la voix du disque interminable crie, vivante, en boucle, fend le plâtre et bat dans l'aorte, dans l'occipitale – ils sont bien habillés tous deux, pâles, très pâles, calmes. Elle a souri la première, il a ouvert les bras, il ne la connaît pas mais c'est comme
    • si l'on se revoyait, se remerciait – vous avez tous connu cela - dans les deux sens du mot reconnaissance : le vrai désir vient des traits du visage « j'ai pensé à vous Ne me regarde pas comme tu as tardé » peu importe qui parle, ils s'assoient loin l'un de l'autre.
    • X
    • A quatre rues de là une famille unie regarde la télé un captivant programme : ce sont deux captifs en effet, l'homme, la femme, tournant dans un petit appartement, frappant les portes et fenêtres, sondant les murs, balançant leurs gros plans de gueule sur les caméras repérées hors d'atteinte et les insultent, cherchant sous l'évier des pots de peinture et de n'importe quoi, s'étreignent désespérément ; juste à l'instant où ils s'exclament "s'ils veulent du spectacle ils en auront", Auguste tourne la tête vers son épouse en larmes qui éloigne les enfants, deux filles sans expression, qui se tiennent par les épaules : « Vous avez assez regardé. Sandra, Marianne, on part en promenade » et les filles cherchent le plus longtemps possible leurs vêtements de pluie.
    • Auguste dit alors qu'il faut en finir, sort de sa poche un téléphone, Sandra pose la main sur le poignet de son beau-père, atteint la télévision avec de grandes difficultés respiratoires.
    • Boris et Monica, nouvelles connaissances, se trouvent déjà rendus aux dernières extrémités de leurs adieux : allongés sur le petit lit de reps rouge, ils se sont pris aux épaules, par la taille, la bouche et les larmes, et se sont placés côte à côte, sans se toucher. Le pli de leur bouche s'est effacé, puis ils se sont souri, se sont pris la main, se sont relevés pour vérifier posément la fermeture des portes, ont adopté le comportement le plus ordinaire.
    • Ils ont attendu. Monica s'est levée pour passer le disque, ils ont dansé en se serrant, la harpe électronique dans les oreilles comme une armée en marche ; à quatre rues de là Sandra et Marianne réconciliées dévalent l'escalier : « Je ne peux pas supporter dit l'une d'elle qu'on tue, qu'on torture, il y a trop longtemps que l'école est finie, que les seuls événements sont ceux des parents et des beaux-parents. » C'est à peu près ce qu'elles se disent. «  Nous allons vivre ensemble ajoute Sandra, et Marianne sous ses cheveux raides se moque d'elle : « Il faudra chercher des hommes, comme les grandes ! »
    • Les deux filles donnent l'adresse au Commissaire le plus proche. Elles parlent de « torture ». « Séquestration » rectifie le Commissaire. Pendant ce temps, Auguste le Nouveau Mari et Irène la Nouvelle Femme décident pour Boris (et Monica, qu'ils ont recrutée dans la rue) un châtiment pire que la mort, la Perpète :
    • Marions-les. As-tu vu comme ils s'aiment ?
    • Tu as laissé sortir les filles ?
    • Monica sera comme un taureau qui survit à la corrida : irrécupérable ; tomber amoureuse de sa cible ! Je n'aime pas la banalité.

     

    • - Tu te rends compte de ce qui peut leur arriver seules dans la rue ?
    • - Elles sont déjà au Commissariat.
    • - On va leur rire au nez. Je ne veux pas que mon ancien mari – que Boris soit tué.
    • - Ne t'en fais pas. Tout le monde comprend tout au moment de mourir.
    • X
    • Dans l'appartement 127, Boris prend une résolution : armé d'une paire de ciseaux, il tranche tous les fils qui se présentent. Le disque s'interrompt, le silence tombe comme une masse, Boris parle dans un micro qu'il a découvert sous un pot ; peut-être sa voix débouche-t-elle dans un gros mégaphone au milieu d'une pièce vide : plus la peine de l'écouter. (il crie à s'en péter les veines). Derrière une armoire qu'il fait pivoter s'enfonce un escalier, où s'entassent des journaux, des cageots, de la poussière ; descendant plusieurs étages, il parvient au niveau des caves – quatre étages exactement - "Ti sento" se déclenche « Qu'ils y viennent, qu'ils y viennent » dit-il ; Auguste et Irène font alors irruption au 127 abandonné, baissent le son. Ils sont accompagnés d'une demi-douzaine de gabardines grises mettant à sac tout ce qu'ils trouvent dans les deux appartements, dans les deux immeubles.
    • « Regarde, crie Auguste en brandissant des disquettes : rien n'est plus à jour ! Il ne foutait plus rien, du tout ! »
    • Les filles sont ravies.
    • Il règne un tumulte hors de toute mesure ; tous se bousculent dans le boyau qui mène aux caves, on s'interpelle en français, en itlaien, en russe, pas un coup de feu n'est tiré, cependant, Boris s'est faufilé dans un dédale. Partout règnent des portes à claire-voie, des planches verticales, des dos d'armoires en biais. La sciure, et la pénombre qui descend des soupiraux. Les couloirs se retournent sur eux-mêmes. Le tapage des poursuivants permet d'abord très bien de fuir sans discrétion, puis le silence s'établit. On n'entend plus, là-haut près des trottoirs, que les passages espacés des voitures. Boris est cerné, dans un labyrinthe de bois. Sa main serre une solive hérissée d'échardes, il est assis sur une cuisse, s'il dégage son pied le couvercle d'un seau (par exemple) s'écroulera. Sa respiration courte soulève sous son nez la poussière d'un abat-jour et les sbires se rapprochent. Ils écartent les obstacles avec la précision
    • des joueurs de jonchets  Mikado. Les deux filles arrondissent les yeux et mettent le doigt sur la bouche, Boris se minimise - « Il nous le faut vivant » - et lorsqu'il s'aperçoit que sans l'avoir senti sa manche imperceptiblement glisse contre un vieil étui de violon, Marianne pointe exactement sur lui son doigt et souffle à mi-voix : « Ti sento ti sento ti sento ».
    • COLLIGNON HARDT VANDEKEEN
  • LE TERRIBLE SECRET DE DOMINIQUE PAZIOLS

    À Saint-Rupt vit un fou. Carabine en main. Dominique PAZIOLS tue sa mère, son frère et ses sœurs.Coffré à vie, il étudie Kant et Marivaux. Évadé, il gagne une ville comme B*** , port de mer où chacun combat pour sa vie, où les maisons tombent sous les tirs d’obus, où l’on se tue de rue à rue. Dans cette ville de MOTCHÉ (Moyen Orient) – Georges ou Sayidi Jourji, fils de prince-président, cherche tout seul dans son palais six ou sept hommes chargés de négocier la paix. À ce moment des coups retentissent contre sa porte, une voix crie Ne laisse plus tuer ton peuple, on détale au coin d’une rue, le coin de rue s’écroule.

    Ainsi commence l’histoire, Jourji heurte à son tour chez son père (porte en face) Kréüz ! Kréüz ! ouvre-moi ! et le vieux père claque son vole sur le mur en criant « Je descends ! prends garde à toi ! » Les obus tombent « Où veux-tu donc aller mon fils ? - Droit devant – Il est interdit de vourir en ligne droite ! » Ils courent. Lorsque Troie fut incendiée, le Prince Énée chargea sur son épaule non sa femme mais son père, Anchise ; son épouse Créuse périt dans les flammes – erepta Creusa /Substitit. Georges saisit son père sur son dos ; bravant la peur il le transporta d’entre les murs flambants de sa maison.

    Ce fut ainsi l’un portant l’autre qu’ils entrèrent à l’Hôpital. « Mon père » dit le fils « reprenons le combat politique. Sous le napalm, ressuscitons les gens de bien. Il est temps qu’à la fin tu voies de quoi je suis capable ». Hélas pensait-il voici que j‘abandonne mon Palais, ses lambris, ses plafonds antisismiques, l’impluvium antique avec ses poissons. Plus mes trois cousines que je doigtais à l’improviste. Les soldats de l’An Mil se sont emparés du palais ou ne tarderont plus à le faire et ceux du Feu nous ont encerclés même les dépendances ne sont pas à l’abri puis il se dit si mon père est sous ma dépendance IL montrera sa naïveté de vieillard -

     

    X

     

    Georges avait aussi son propre fils.Coincé entre deux générations.

    Le fils de Georges sème le trouble au quartier de la Jabékaa. Il s’obstine à manier le bazooka. « Va retrouver ton fils ! - Mon père, je ne l’ai jamais vu ! ...J’ai abandonné sa mère, une ouvrière, indigne du Palais – cueilleuse d’olives – Père, est-ce toi qui a déclenché cette guerre ?… s’il est vrai que mon propre fils massacre les civils, je le tuerai de mes mains. À l’arme blanche. »

    X

    Les bombes ne tombent pas à toute heure. Certains quartiers demeurent tranquilles pendant des mois. Leurs habitants peuvent s’enfuir ; la frontière nord, en particulier, reste miraculeusement calme. Gagner le pays de Bastir ! ...Le port de Tâf, cerné de roses ! ...pas plus de trente kilomètres… Georges quitte son vieux père. Voici ce qu’il pense :  « Au pays de Motché, je ne peux plus haranguer la foule : tous ne pensent qu’à se battre. En temps voulu, je dirai au peuple : voici mon fils unique, je l’ai désarmé ; je vous le livre. » Il pense que son père, Kréüz, sur son lit, présente une tête de dogue : avec de gros yeux larmoyants. Puis, à mi-voix : « Si mon père était valide, je glisserais comme une anguille entre les chefs de factions; je déjouerais tous les pièges. « Avant même de sortir du Palais, Kréüz s’essuyait les pieds, pour ne rien emporter au dehors ». Le Palais s’étend tout en longueur. Des pièces en enfilade, chacune possédant trois portes : deux pour les chambres contiguës, la troisième sur le long couloir qui les dessert toutes. Chacune a deux fenêtres, deux yeus étroits juste sous le plafond. Georges évite les femmes : il prend le corridor, coupé lui aussi de portes à intervalles réguliers, afin de rompre la perspective. Au bout de cette galerie s’ouvre une salle d’accueil, très claire, puis tout reprend vers le nord-ouest, à angle droit : le Palais affecte la forme d’un grand L. Le saillant ainsi formé défend la construction contre les fantassins – grâce à Dieu, nulle faction n’est assez riche pour se procurer des avions ; cependant chaque terrasse comporte une coupole pivotante. « Dans les tribus sableuses d’alentour, nous sommes considérés avec méfiance : attaquer le Palais, s’y réfugier ? ...nous n’avons rien à piller - personne ne découvrira les cryptes – et mon père, Kréüz, a fait évacuer presque toutes les femmes…

    3Je reviendrai, ajoute Georges, quand l’eau courante sera purgée de tout son sable... » - ou bien : « ...quand les brèches seront colmatées. »

     

    X

     

    À Motché, attaques et contre-attaques se succèdent sans répit. Il faudrait réimprimer un plan de ville par jour. Georges peine à retrouver son propre fils : « Ma mission prend une tournure confuse ; Kréüz m’a dit tu n’as rien à perdre – je ne suis pas de cet avis. » Georges consulte les Tables de Symboles : cheval, chien, croix ; la Baleine, le quatre, le cinq ; le Chandelier, le cercle et le serpent. Il me faut un cheval, pense Georges, pour porter les nouvelles et proclamer les victoires. Pour fuir. Pour libérer. Fuir et libérer". Georges lance les dés : "Voici les parties de mon corps qu'il me faut sacrifier : la Tête, Moulay Slimane, Gouverneur du pays, assiégé dans son palais ("Ksar es Soukh" dont le nôtre est la fidèle réplique ; pourtant cet homme ne règne que sur quatre (4) rues) ; le Bras : Kaleb Yahcine, qui tient l'Est (le désarmer, ou l'utiliser à son insu) ; la Main, qui désigne ou donne : El Ahrid.

    "Le Sexe ou Jeanne la Chrétienne, enclavée de Baroud à Julieh ; elle ne rendra pas les armes si je ne la séduis. Le Coeur battra pour Hécirah, forte de son peuple opprimé : chacun de ses héros se coud un coeur sur ses guenilles. Tous portent le treillis, et souffrent de la faim (position : le Sud) ; l'Oeil est celui d'Ishmoun, c'est à lui qu'il en faut référer ; quand à ma Langue enfin, puisse-t-elle peler de tant d'éloquence".

     

    ***

     

    Je suis ressorti du Palais déserté.J'ai rencontré une femme qui montait de la ville, trois hommes dans son dos lui coupant la retraite. Elle s'appelle Abinaya, belle et rebelle, sous son voile rouge. "Quelles sont tes intentions ?" me dit-elle. "Ne libère pas ces chiens". Je garde le silence. Croit-elle que j'agisse de mon propre chef ? "Pour descendre en ville sans risquer ta vie - fais le détour par Achrati, au large du Moullin d'Haut - ettu parviendras au dos du cimetière ; là est le centre, Allah te garde". Je n'ai rien à foutre d'Allah, je ne reverrai plus cette femme, Abinaya est la clef ; quand je l'aurai rournée, je ne m'en souviendrai plus.

    Elle examine mon plan de ville : "Trop vieux. Ce sentier a été goudronné. Ce bâtiment : démoli, telle avenue percée. Ce sens unique inversé, ce nom de rue modifié. Les Intègres occupent le Centre, en étoile. Ici le dépôt de munition ; contre le fleuve une base Chirès et trois sous-marins. Prends garde couvre-feu des Anglais. Sous les arcades ici chaque jour distribution de vivres et de cartouches. Evite les ponts. Repère les points tant et tant - depuis combien de temps n'es-tu plus sorti du Palais ?" J'ai mis mon père en sûreté. Je ne sais plus par où commencer.

    Elle effleure ma joue de ses lèvres - je sais ce qu'il en est des femmes - je ne bouge pas - l'un de ses hommes (de ses gardiens ?) n'a rien perdu de nos paroles - de son treillis il tire un jeu de trots. Il me propose une partie - "je n'accorde pas de revanche" dit-il. La partie s'engage en plein air, sur une pierre. Abinaya fait trois plis. Les autres gardes s'amusent, sans lâcher leurs armes. Fou, Papesse et Mort. "La papesse" dit l'homme "détient tous les secrets ; ton père renaîtra. Qui peut entrer vivant dans la ville, ajoute-t-il, et en ressortir inchangé ?" La partie est terminée. Nous nous levons, descendant ou redescendant le sentier rocailleux vers Motché.

    Mon partenaire au jeu déroule son voile de tête : il semble détraqué, agite sa Kalachnikov et rejette les pans de son hadouk. Je le reconnais : nous étions ensemble à Damas, à la section psychiatrique de Sri Hamri, "le Rouge" ; ce dernier avait em^prunté aux Occidentaux (qui le tenaient d'Égypte) le concept de "soignés-soignants". Qui était fou ? qui ne l’était pas ? c’était indiscernable.

    Moi, je l’étais. Qui peut dire au jour de sa mort « Mes mains sont pures » ? « Dans les Trois Pavillons de Damas » me ditil « on mélange tous les hommes, fous et sains d’esprit, comme autrefois. » Il rit en agitant son arme : les fous entendaient des voix, chantaient des litanies, expulsaient le Chéïtann (SATAN !) qui rejaillissait, inoffensif, sur toute l’assistance. J’ai dit : « Zoubeïd, je n’étais pas un infirmier sérieux. La famille de mon père m’avait placé d’office, parce que je tirais sur les chèvres. Et jamais je n’ai cru au Chéïtan, même quand je bêlais comme les bêtes. Chacun de nous est fou, et n’est pas fou. Sage... » - Abinaya, qui descend le sentier devant nous, se retourne. La voie devient une ravine aux cailloux instables. Les premières maisons nous dominent comme une muraille, dont les fenêtres sont autant de meurtrières. L’odeur des égouts sort du sol. Un garde voilé, plus bas que nous sur la pente, porte à son oreille un récepteur noir dont il déploie l’antenne : Pierre,pierre,caillou

    « À Vauxrupt dans les Vosges, sans motif politique, un Français, Dominique Paziols, a tué au fusil de chasse quatorze personnes du même village. Il a commencé par son père, le blessant deux fois au cou, sans pouvoir l’abattre... » - Le salaud ! » Je crie le salaud par réflexe. Le garde voilé se retourne en riant, d’abord, parce que sans y prendre garde il a branché le haut-parleur, ce qui aurait pu provoquer une catastrophe, ensuite parce qu’il ne comprend pas comment une telle information a pu s’égarer sur son canal. « Les Vosges », « Vauxrupt », ces noms ne représentent rien « ...puis il a descendu sa sœur, des vieux, des femmes et des enfants. Cet homme est un chien ».

    Message privé. Jamais un présentateur ne s’exprime ainsi.

    Un homme d’ici a reçu d’autre part un message, capté par radio,  et nous l’aura retransmis, à sa sauce. Pour montrer qu’ailleurs aussi, très loin, on tue, « sans motif politique ». Pour justifier tous les assassinats d’ici, au nom de sa propre milice. Le haut-parleur grésille et s’éteint, nous descendons vers la ville entre deux rangées continues de bâtisses bistres, de plus en plus hautes sur les berges. Ceux qui m’escortent n’ont plus de réaction ; pour moi, fils de Kréüz, ce fait-divers d’au-delà des mers est un signe.

     

    MOTCHÉ

    Passé le ravin nous sommes entrés dans MOTCHÉ, hérissée de chevaux de frise, barrée de dérisoires chicanes en tôle ondulée. Mais pour celui qui traverse la rue, les balles sont de vraies balles. Notre file reste sur le côté droit, puis le radio soulève d’une main dans un recoin de mur le rideau de perles d’un vieux café à pavements bleus. La radio diffuse ici une interminable complainte de Fawz-al-Mourâqi. Nous nous asseyons autour d’un cube de pierre blanche. Des tasses en forme de dés à jouer sont posées devant nous. Le café brûle. Zoubeïd, le fou de Damas, mâchent une chique d’aram avec des bruits de bouche qui claquent. D’autres clients sont dissimulés dans des renfoncements, derrière des rideaux d’alcôves.

    Le Fou s’affirme pleinement satisfait de mes révélations. Ils sont montés à ma rencontre, dit-il, le jour où ils savaient me trouver. Je réponds que j’ai découvert les micros planqués dans le Palais. Il fait un geste « sans grand intérêt », avale son café. Depuis que nous sommes à l’abri, son agitation a cessé. Abinaya soudain s’adresse à moi : Ton fils te cherche, pour te tuer. Je lui réponds qu’il ne me connaît pas. « Ni toi non plus » dit-elle. « Tu es enjeu del utte, malgré toi. Et lui, ton fils, trouvera fatalement des indices ; il sait déjà que tu as quitté le Palais – à sa recherche. Aussi prends garde ». Des têtes passent par les rideaux, se renfoncent. Zoubeïd m’affirme qu’il m’aurait tué lui-même, lui le Fou, si je n’étais pas descendu en ville : « Les balles dans les rues ne te cherchent pas. La rue est plus sûre que moi ». ...Qu’il m’atteigne donc, ce fils… Zoubeïd raconte qu’après mon départ, ils ont tué un infirmier, à Damas : « On a serré la cordelette - sarir ! » - couic - « ...les Yahoud ont bombardé l’hôpitazl de Sri Hamri – piqué ! largué ! - où seras-tu en sûreté ? » Je connais mon fou. Il tourne autour d’une mauvaise nouvelle. Ce café maure baigne dans le calme. Les rideaux des alcôves se balancent. « Ton fils te cherche, Ben Jourji. Il sait que tu es descendu. Il te descendra pour se faire un prénom. Il ne se cache jamais deux fois au même endroit. Moi Zoubeï je connais ses cachettes, l’une après l’autre. Une bête laisse toujours sa trace. Il n’est pas véritablement de ton sang : tu ne l’as ni reconnu, ni élevé ».

    Abinaya manifeste son impatience. Elle demande à ses gardes de se revoiler, de ressortir, de laisser seul « Sidi Georges, Neveu du Président ». Je renouvelle ma consommation. Zoubeïd me quitte à son tour. Il laisse sur la table le Pape, Quatrième Arcane : Allez, et enseignez toutes les nations. Toutes les nations se battent dans ma ville – pourquoi cet imbécile de Paziols s’est-il borné à ceux de sa nation ? La sœur et le beau-frère, le jour de leurs noces, assassinés à St-Rupt en France. Il a raté le père. C’était un petit village, au pied des Vosges.

    Pourquoi ce fait divers a-t-il marqué notre correspondant en France au point de lui consacrer, ici à l’autre bout de la Méditerranée, toute la deuxième page ? ...un triangle d’herbe formait la place, ornée d’un petit cèdre… qui n’a pas son fusil en Xaintrailles ? Le père passait, il l’a visé au cou, l’homme blessé a couru chez les Geoffroy, et Dominque le Chrétien riait en rechargeant son arme. Tout le village l’a vu. Je lis l’article in extenso. Évasion, filière moyen-orientale, chiqueur de libanais ? Le voici revenu parmi nous. Quelque part. Bonne planque. Je passe la nuit au-dessus du café, dans une chambre blanche. La guerre frappe à l’autre extrémité de la ville.

    Je m’endors bercé par les fusillades lointaines. Le lendemain, je fais sortir mon père de son refuge, Hôpital Rafik. Devant nous, vers l’ouest et vers la mer, descend la ville en cercles concentriques. Nous suivons la pente, degré par degré. À notre passage les portes se ferment, à même les murs. Des femmes voilées rappellent leur enfant. Des pierres bondissent entre nos pieds. « Ils m’ont reconnu » dit Kréüz. Nous parvenons sur une place triangulaire, formant palier, dominant la ville où fument au loin les détonations ; plutôt un terrain vague, où grouille une foule en haillons ; c’est un rassemblement du peuple, harangué par quelque agitateur perché sur une pierre.

    Les guenilleux l’écoutent avec passion, les têtes approuvent, les bras se raidissent. Des vociférations, des discours annexes et forcenés parvenus des angles de la place, approuvent et renforcentl’orateur qui poursuit, poings serrés, en langue achrafieh. La foule gronde avec volupté. Cinquante mètres nous séparent de cet infernal attroupement. Près de nous, vêtu de bleu, Zoubeïd est venu s’accroupir : « Je savais où te trouver ». La foule s’agite et se tourne vers nous : « Ils ont reconnu ton père en toi. Je ne donne pas cher de ta peau ». Tous ramassent des pierres. « Fuyez ». Il nous pousse vers des rues à couvert, où les haillonneux, versatiles, renoncent à nous poursuivre. « Qui était-ce ? » Zoubeïd nous donne un nom. « Que veut-il ? - Soulever le peuple.N’importe quel peuple.N’oublie pas la couleur de ta peau, ton éducation d’Occident. La coupe de ta veste ». Il nous demande de ralentir près du marchand de dattes. « Achetez-en quelques brins. Restez calmes ». Je demande à Zoubeïd , qui revêt soudain une grande importance, d’où viendra l’attaque de mon fils.

    A-t-il des armes ? Des partisans ? « N’en doute pas » répond-il. J’ignore qui me concilier, les rivalités, les alliances et leurs renversemernts. « Marchez à présent. Descendez toujours. Tu apprendras seul. Frappez ici ». La porte indique le n° 80. Une main brune et sèche nous tire dans une cour. Nous rinçons à la fontaine nos doigts poisseux de dattes. « C’est le début des Temps » dit Zoubeïd. « Je te donnerai ce qui convient;et à ton père, Kréüz, aussi ». À mi-voix : « Pourquoi traînes-tu ce vieux sac du passé ? » Plus haut : « Dans quinze ans si tu survis inch’Allah – tu seras le premier d’une longue descendance, qui cueillera les dattes fraîches. Tu apprendras à ton peuple ses trois langues maternelles. De toi naîtront des livres et des chansons ».

     

    X

     

    ...J’ai engendré un fanatique. J’ai observé de mon abri par la fenêtre (une meurtrière matelassée de sacs de sable) ces jeunes gens, de son âge, dont les opinions simples se défendent à coups de fusils. Se résumant souvent à leur utilisation. La Caserne Jaune leur sert de cible. Le second jour encore, ils se battent (je les observe) et incendient la Bibliothèque Aleth ben Adli. Les livres ont brûlé trois jours mais j’ignorais encore que mon fils en fût l’instigateur. Dans la cour qui m’abrite, logé, nourri, j’ai tout le temps de lire. Un magazine périmé relate sous mes yeux ce fait divers de St-Rupt dans les Vosges, si loin d’ici : Dominique Paziols dans sa folie disent-ils a massacré quinze personnes : sa mère et sa sœur, son beau-frère le jour de leurs noces – plus – inexorable rumination – douze personnes – une goutte de sang – comparé à ce qui se tue ici chaque jour.

    Je me demande combien de meurtres civils bénéficient du statut militaire. Paziols a 31 ans, et cet homme, cet évadé, je l’ai recruté pour mon compte. Je dois à mon père, tout impotent, d’avoir lancé les coups de téléphone décisifs. Il sait ce qui s’est passé, là-bas, en France. Mon père est toujours quelqu’un. Ses services fonctionnent encore admirablement. Je lui baise la main sosu sa perfusion. Il me dit : « Tu devras te méfierr de cet homme. De tous ceux de son âge et en deçà. Ton fils lui-même, Mechdi Abdesselam, pose des bombes et te recherche personnellement ». Mon père s’assoupit. L’infirmière engagée pour lui seul, dans un domicile que je tiens secret – remonte dans son dos les oreillers, me fait signe de partir : « Il dort». Mon abri n’est plus sûr. On m’aura suivi, à l’aller comme au retour. Zoubeïd a transporté séparément mon sac de voyage à l’Hôtel de Touled : un quartier calme, un portail à deux battants fermés par trois rangs de chaînes, un pa-ti-o garni de plantes vertes, un balcon intérieur en véranca – une vasque s’écoule derrière les fauteuils en rotin, quelques tirs murmurent vers le nord-ouest. À ce que dit l’hôtelier, Mechdi Abdesselem (ben Jourji ben Kréüz) prend pour cibles tous les signes de Culture et d’Autorité. Mon fils est devenu fou. Je ne m’en sens pas amoindri. La roquette heurte la vasque et pète.

    Un certain Halis, client de l’hôtel, dit «L’Espagnol »,retient soudain à la main sa mâchoire, et partout comme de juste retentissent les cris, s’épaissit la poussière, Zoubeïd est indemne, le standardiste a éclaté, les poutres de la véranda se sont tordues, les pots de fleurs pulvérisés. Les vitres au pied du mezzanino forment une pyramide, entourée par des corps saupoudrés d’éclats de verre. La rampe en faux bois s’est éclatée, ses veines de ciment grosses comme comme des poignets, les marches toutes sautées. La vasque enfin forme entonnoir jusqu’au fond de la cave où saigne à gros bouillons la conduite d’eau. On m’évacue. Tout le tour de mes paupières me cuit d’incrustations de particules.

    Lhôpital n’est pas un lieu sûr. Votre œil n’est pas atteint. - Mon fils va m’achever. - N’ôtez pas le bandeau. Écoutez sa lettre… - ...adressée à qui ? - L’enveloppe en blanc : « Article Premier « Mort aux pères », au pluriel ». À sa voix, l’infirmier sourit. « ...et le reste à l’avenant ? - Oui. - Ne lisez pas. - D’habitude il porte autour de la tête un foulard gris enroulé trois fois – ce son d’autres qui me l’ont dit, s’empresse-t-il d’ajouter. Un obus éclate dans la cour, les sirènes se déclenchent, il fait beau, panne des sirènes, silence - rien à craindre, tout au plus d’être achevé sur le lit à trois heures si la ronde est dans le coup. Pourquoi ces imbéciles m’ont-ils allongé. Mes larmes coulent difficilement.

    Je passe sans bouger toute la nuit, tressaillant au moindre bruit intérieur. Je m’endors au matin bercé par un bombardement lointain : de vagues flammes parcourent les rideaux tirés. Un frôlement de blouse m’éveille en sursaut : « Passez couloir B. Vous débouchez Impasse Bou Naliel. - OK, je fonce » - mes jambes sont intactes j’arrive pile où il faut puis Boulevard Descroges – désert. L’hôpital dans mon dos est touché de plein-fouet, les blocs s’enflamment, un avion s’éloigne en un soupir Viens avec nous ! - hommes, femmes,enfants au galop vaguement couverts par quatre ou cinq saadis parfaitement paniqués qui tirent au jugé par derrière. Un enfant tombe. Passé l’angle droit nous nous aplatissons, juste au-dessus de Check Point Chiram : vus de haut, dans des chicanes face à face, deux factions se canardent en rampant. Les femmes autour de moi leur crient Défendez nos enfants ! Un soldat se redresse, me montre du doigt Qui est cet homme ? Je montre mes bandages, il se tait.

    Je soupçonne que les chicanes, de part et d’autre, sont faites de pierres tombales redressées : le Check Point se trouve en plein cimetière Abdesrafieh. L’homme quitte son poste sans être vu. Par un sentier bouffé de gravats il remonte vers nous Venez chez moi – pas toi dit-il à mon adresse. Abandonné soudain de tous il ne me reste plus qu’à dévorer des yeux les deux partis en contrebas qui continuent à se flinguer, accroupis, redressés, replaqués au sol. D’en haut j’aperçois de l’œil gauche un grand jeune qui vient par derrière en agitant un tissu blanc, son uniforme est beige inconnu, ne se dissimule pas, les armes se taisent. Il porte sur le front un bandeau gris. Les deux partis se relèvent à la fois, fusils rabaissés, dans une totale exténuation.

    À ce moment un coup de feu perdu l’abat en plein cou. Tous s’enfuient en tous sens, je m’aplatis et contemple d’en haut ce corps à quatre mètres sous moi. Puis je me dresse, je marche au hasard. Je me répète la phrase Tel est le sort des espions. Je me répète cette phrase de plus en plus vite, en trébuchant droit devant – tel est le sort – des espions . Savoir si Kréüz a péri dans l’hôpital ou bien – s’ils l’ont évacué dans la cour, juste après l’explosion – un timbe d’ambulance à l’est, je ne reconnais plus les rues

    ICI S’ÉLEVAIT LE WAZOUF ASARGAH

    SIX ÉTAGES D’HÔTEL CIVIL

    PASSANT RECUEILLE-TOI

    je ne peux pas me recueillir – l’année dernière ou l’année précédente les gros balcons gris se sont effondrés l’un sur l’autre en pâte feuilletée – nous voici au quatrième jour, une fumée s’élève au nord, j’espère, j’espère encore que ce n’est pas mon fils qui incendie la Bibliothèque, et que de n’est pas lui qui trouva la mort au cimetière d’Abdesrafieh.

    Pas de sauveteur au voisinage de l’hôtel, une couche de gris, une couche de blanc, marbre et gravat « ...le cimetière musulman d’Abdesrafieh, dit un journal qu’un coup de vent me plaque sur le pied - « constitue le seul point de passage entre l’Est et l’Ouest » - j’ai passé la nuit sur le sol, dans des chicanes de camions.

    Tout change d’une nuit sur l’autre. Faut-il souhaiter -stratégiquement ? humainement ? - le rétablissement d’un front stable ? Je pousse le journal du pied – comment s’appelait cet homme abattu ? Avec un bandeau gris au front – revenir sur les lieux du crime- je peux cette fois, redressé, descendre la Rampe aux Boules.Je me suis avancé dans l’allée déserte – tous ont déguerpi (le passage est à qui le prend : le mort ou moi) – les yeux des fuyards ne sont pas loin, ils n’ont jamais vu un homme s’incliner, seules les femmes et les mouches prient sur les corps. L’arme dressée, ils m’observent en s’abritant, de biais – le cimetière s’étend sur ma droite, j’ai devant moi le ressaut de terrain où je m’étais plaqué, je ne fouille pas le corps, je repars en serrant sur moi les pans de mon vêtement occidental, ressors par la porte d’Antalyah – des rues, des rues aux stores éternellement baissés, ruines, ruines, odeur de soufre ; je me souviens bien que PAZIOLS, très loin en France, devait lui aussi tuer pour s’évader. Motché assiégée du dedans – que nul ne parle de folie ; on pouvait, on peut très bien refaire ces meurtres en plus simple. En plus ordonné. Selon leur rite. Exemple : à l’école de Safrajieh, quarante enfants morts empilés méthodiquement, avant d’y mettre le feu – après cela nul ne tuait de trois jours entiers – on vidait son chargeur sur les murs. Je ne pouvais trouver pourtant PAZIOLS si absurde, je le voyais (justement) comme une grande muraille sans fissure. Ici, quand le canon tonne du sud, les gens s’assemblent, stores fermés, sur le trottoir, discutent paisiblement, je me suis couché près des ruines, laissé aller, soucieux de préserver mon corps, qui battait battait follement contre le sol.

    Je m’abandonne à contempler la terre, bras le long du tronc, devenant poussière, en vérité j’ai rampé dans le sable, imaginant des tirs rasants contre ma nuque, puis je dépouille un cadavre de son arme : il faut passer inaperçu. On trouve de tout. J’ai rejoint l’Hôtel Touled qui n’a plus qu’une chambre, j’ai faim, j’ai soif, et dans la cour le rebord de la vasque, brisé, s’est fiché vertical dans le sol. Un chien sort d’un trou de terre, fin visage de chien, comme un bijou, immensément choyé – tandis qu’un garçon, une pierre à la main crie sur la bête (l’accent de la Békaa) « Reviens ! Reviens ! » - puis s’adressant à moi : « Tu peux le promener Monsieur ». J’appelle le chien « Robott ».

    Je tâte dans ma poche : trois dirhams. Ça fait trois merguez au kiosque pour le chien et moi. Une race précieuse, des oreilles en houpettes,les yeux dorés – mon arme et mon chien. Qui promène son chien dans Motché ? ...Paisible journée de tension. Les Trois Présidents précédents ont tenu trois semaines. À l’hôpital, ou dans ses ruines ? mon père va mieux. Je le retrouve au sous-sol, conscient, confiant : « J’ai un peu honte de ne pas souffrir ; juste hypoglycémie. » Il me demande où j’en suis de ma mission. Franchement !… « Mon fils n’est pas mon fils », je lui dis ça comme ça, le chien aboie en fourrant son museau dans le soupirail.

    Mon père dit que les cimetières sont devenus enjeux stratégiques : d’une part, chaque section s’imagine avoir converti les morts ; de l’autre, ces grands espaces vides permettent de relier deux quartiers jointifs. Kréüz s’intéresse aux luttes, je dirais tombe après tombe, aux positions de tir entre les stèles, je mime leurs reptations. « Interdire l’accès aux cimetières, c’est déjà quelque chose, à supposer qu’on ne puisse y pénétrer soi-même. Prends ton chien et longe les murs, demandent les chefs. » Quand je ressors, des cons sur les trottoirs tirent sur tout ce qui ressemble à une croix ou un croissant rouge ; je pense que le devoir d’un négociateur, d’un pacificateur digne de ce nom – est de préserver sa propre existence.

    Je suis sans compagnon de lutte. Le seul mot « compagnon » me hérisse. Je ne franchirai pas les grilles d’une ambassade. Puis tout se calme, comme un enfant, comme une mer. Il me vient à l‘esprit – de qui est-ce ? - des embruns de plomb. Où vais-je dormir ? ...celui qui change d’adresse sans cesse, un jour il tombe ; celui qui reste sur place, un jour il tombe…

    Le chien Robert : un garde du corps ? toujours dans les ruines, toujours se faufilant.

    PAZIOLS a tué ses ennemis privés. Rien de plus. Son père, sa sœur – les siens, son village. Il se faisait aimer des bêtes. Son chien Hamster léchait le sang des hommes. Je suppose. Jamais il n’aurait tiré sur son chien ; le seul témoin des meurtres est celui que les juges n’auraient pu entendre. Derrière des sacs de sable, des soldats jouent aux cartes. De temps en temps l’un monte au créneau, tire un coup et revient ou se fait descendre. Je me suis guidé sur les barricades pour faire le tour du quartier. Impossible de sortir de l’enclave. Qui osera l’assaut ?

    J’offre des cigarettes, voici mes soldats ; s’ils me reconnaissent, ils ne le montrent pas. J’achète des fruits près du cimetière. Peut-être mon fils se tient-il hors de la ville, cherchant des renforts – des munitions – si j’accomplissais à mon tour un Grand massacre privé, je ne serais jamais poursuivi. À Damas, chez Sri Hamri « Le Rouge », il ne reste plus qu’un seul parti : les Annexionnistes. Tous pour annexer Motché. Une patrouille de miliciens me croise, au pas, sans me regarder – quel camp ? pourquoi ne tirez-vous pas ? J’ai renoncé à toute ’unification du Pays. À l’Hôtel de Touled om je me réfugie, un inconnu, très jeune, m’apprend les connaissances indispensables à ma survie : « Il n’y a plus qu’un seul chemin d’ici à ton Palais ».

    Le jeune homme s’appelle Saïz Essalah. Il remplace le chien qui s’est fait dégoter. Je ne savais qu’en faire. Mon ami humain s’assoit sur le lit de fer, un genou plié. Ce qu’il me dit me plaît . Au nom de quoi dit-il certains possèdent toute la terre ? Ce sont les idées de mon père, propriétaire de toute la Berkaya d’un seul tenant. Je demande à Saïz : « Qu’en ferais tu ? » Partout où je me terrerais, sera l’Œil du cyclone. Il:me demande : « Qui gagne et qui perd ? Je veux l’humanité entière en équilibre en haut de la Roue de fortune. » De même les rabbins, certains rabbins, vont disant : « Le Messie est le Monde tout entier ». Je dis « Tu parles comme un Juif ». Je pense que le monde retient son souffle en attendant que je meure.

    Une bombe tombe. D’instinct nous plongeons sous un couvre-pied. Saïz me souffle tes phalanges attaquent – les Chrétiens – la peur nous a souillés, je me dégage vers le lavabo ; un projectile me pète le tuyau, l’eau me crache un jet de limaille. Essalah rejette le couvre-pied. Une lumière sans éclat s’est mise à trembler au-dessus de la glace : le générateur s’est déclenché. « Pourquoi nos chefs confisquent-ils les biens, pourquoi restent-ils chefs, notre parti secrète ses tyrans, et nous périssons sous les bombes, c’est toi qui avais le plus peur, Sidi Jourji. Si j’étais chef, il n’y en aurait plus ; je dirais aux hommes de veiller sur nous, et sur eux. Sans nous donner d’ordre ».

    Je le regarde avec attention. Il reste sans ciller, bras ouverts, assis sur le bord du lit. La conviction dans les yeux. Dix-sept ans. Avant guerre, ma vie était tout autre. Neveu du Président. Je ne jouais pas au pacha. Mes études interrompues par l’assassinat de l’oncle ; sous toutes ces bombes : je suis devenu inactif. Pourquoi donc, à présent, pourquoi pas, mourir pour des idées ? « Essalah, pourquoi choisis-tu ton camp ? Celui-ci, plutôt que celui-là ? - Je livrais, me dit-il, des bouteilles de lait, à bicyclette.Mon frère s’est fait arracher les mains dans l’explosion d’une bouteille de gaz. Et crever les yeux. J’ai tiré dans le tas. Quel âge as-tu ? » Je le lui dis. Il se met les coudes aux genoux, me dit que nous autres, les chrétiens, ne sommes pas de véritables croyants. Il ajoute aussitôt que chez lui, la vraie foi s’est enfuie, qu’elle ne reviendra jamais. « Allah, donne-nous de bonnes mitraillettes ! » Il éclate de rire. Je prie à part moi : « Seigneur, donne-lui la force qui dure ». Saïz Essalah, 17 ans, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS est descendu en ville ; c’est donc que Saïz lit dans les journaux les mêmes choses que moi.

    Il ajoute : « Ici, en ville, PAZIOLS voit des hommes, des vrais, se battre pour de vrai. Il a rattrapé la Foi – pour lui, tout avantage. » Au début de la guerre en effet, tout se succédait comme autant de miracles : manifs, discours, grosses grèves. Bris de vitres. Chants de grillons, scansions de bottes sous les miradors. Un jour les Yahouds ont bombardé l’Asile de Damas. Saïz Essalah, mon nouvel ami, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS lui aussi a goûté aux délices de l’internement, chez Sri Hamri, « le Rouge ». À Damas, parfaitement. En résumé Sidi Jourdji, les Yahouds luttaient pour s’agrandir. De Golan, tu tirais sur tout ce que tu voulais sur le lac Tibériade. Ils sont d’abord montés sur le Golan, ils ont bombardé Damas. Faux, Saïz, rien de plus faux.

    Ce qui intéresse le jeune homme, ce sont principalement les blessure, leur nombre, leurs emplacements. « PAZIOLS est resté quelque temps à Louqsoum, l’Asile. Quand tu pars de Louqsoum, il y a deux chemins, la Syrie au nord, à l’est l’Iraq. À chaque route son cheval de frise, et son homme. - Je ne connais pas, lui dis-je, tous les villages du nord. - Tu dois rejoindre Sri Hamri, qui vous a internés tous les deux, Sidi Jourdji. Tu le reconnaîtras. Ton fils, tu ne pourrais pas le reconnaître ». Je dois rameuter les secours, au-delà du port, toujours sous les tirs – quel chrétien, ayant vu de ses yeux la Vierge, retournerait sans regret à sa vie ordinaire ? Mon souvenir personnel est celui d’un fou, grand et fort, DOMINIQUE PAZIOLS, tirant sur ses propres parents et ses amis de toujours – combien cet homme me serait précieux…

    On ne condamne plus les droits communs en temps de guerre ouverte. Ils surgissent tout armés, pour la justice de votre choix. Pour votre fils ou vous-même, selon le vent de la révolte. Quinze morts d’un côté, au pied des Vosges françaises ; quinze conférences d’autre part, pour la paix à Genève. « Que puis-je espérer de Sri Hamri « le Rouge » ? - Celui qui vous a soignés ? - Enfermés, Saïz, enfermés ». Je reconnais cependant, sans le dire, que c’est lui qui m’a le mieux soigné. « Il n’exerce plus, Sidi Jourdj. Il a ôté son turban, rasé son crâne. Il tient ici le quartier des Barzaki, c’est lui le chef des plus riches. Que peux-tu attendre des plus riches ? » Ma stupéfaction est visible. « Il se fait appeler Bou Akbar. Tout le monde connaît Bou Akbar » - chef de clinique, chef de guerre…

    JE me souviens bien de ma dernière lettre : Docteur, je vous serais reconnaissant de bien vouloir mettre fin au traitement, lequel provoque à l’intérieur même de ma boîte crânienne une sensation de goutte à goutte parfaitement insupportable » - il faudrait donc cette fois produire un message de paix ou d’alliance, dont je ne saurais jamais assez peser les termes. Une déflagration ébranle le quartier. Nos vitres se fêlent. Un gros carré tombe du plafond. Plaintes, hurlements, sirènes et surexcitation, panique. Ni l’un ni l’autre ne nous sommes levés. Saïz Essalah s’époussette à même le carrelage. Le tintamarre des ambulances, de l’autre côté du mur, est devenu assourdissant. Penché par la fenêtre de la cour intérieure, je vois trois serpillières suspendues à la corde à linge. Dans le pati-haut résonnent les indications vociférées des sauveteurs invisibles, précises et contradictoires. « Ils sont trop », dit Essalah, qui se relève ; « ils se gênent. Êtes-vous médecin ? ajoute-t-il ; c’est un grand métier. Un beau et bon métier par les temps qui courent ».

    À l’étage inférieur une porte claque de toutes ses forces contre le mur. Des cris -une rafale – Essalah pâlit. Des pas retentissants grimpent l’escalier. L’hôtelier hurle il n’y a personne ! - Ta gueule. - Personne n’a tiré ! c’est une voiture piégée ! (« pourquoi l’aurais-je fait sauter à cinquante mètres de mon hôtel », etc. - il heurte le mur de son corps et se tait. Encore un coup de feu chambre voisine. « N° 28 » murmure Essalah blanc comme l’acier. D’autres pas remontent au deuxième. Une civière tinte contre un angle comme un récipient vide. Les médecins secouent notre porte. Mon cœur s’est soulevé. Pour éviter le moindre bruit, j’ai ravalé une gorgée de vomissure. « Ton haleine est intolérable » chuchote Essalah.

    Lorsque tout s’est apaisé, je me suis levé pour boire à même le robinet d’eau chaude intact. Essalah boit à son tour. Il tremble de tous ses membres, puis cela cesse et d’un coup il se met à rire. « Sors te battre » ai-je dit. Et je lui promets de payer son arriéré de chambre : « Pour tes héritiers » Je n’ai pas d’héritiers répond-il. Je ne reçois pas d’ordres. Il me suffit que je reste dans ta chambre. Mes chefs sauront me trouver.

    - ...Vous êtes vraiment discipliné. - Tous les partisans observent leur discipline. C’est pourquoi MOTCHÉ sombre dans le chaos. »

    Nous descendons tous deux au rez-de-chausée ; Mon accompagnateur m’indique la porte d’arrière, et le nom de trois rues à suivre dans l’ordre, « coudées, mal gardées ; souviens-toi bien de l’ordre où je les ai dites. Il ajoute que si j’en réchappe je tomberai sur le fief de Sri Hamri dit Bou Akbar. Essalah ne m’a pas retenu en otage : nous savons estimer les personnes de peu de poids. Vexé, passé les rues coudées, je n’ai pu redresser la tête que Boulevard Galba :intact. Sur le trottoir on crie Poudre blanche ! Poudre blanche ! Seul endroit au monde où l’on vende l’héroïne à la criée. « Tu ne me reconnais pas ? » C’est un garde du corps d’Aninaya. Un camarade de Zoubeï : « De quel camp es-tu ? » «Pas de camp pour ma poudre. Abinaya est morte. Je circule.

    - Tu as de l’humour. - Si tu me quittes, dit-il, tu risques ta vie. Ton père est abandonné au Khéryab. Hôpital Khéryab. Tu sors à l’instant d’un hôtel de passe pour hommes. Tu veux de a poudre ? Ce n’est pas de l’héro. Jamais je ne dealerais cette saloperie. C’est de la poudre de palme.

    - Tu trouves des connards pour t’acheter ça ? ...même avec une carte de presse … - Surtout avec une carte de presse… - ...je me fais descendre… je dois rencontrer… consulter pas mal de monde… - Comment il dit ça sans rire le Roumi ! ..gratuit pour commencer… - M’emmerde pas. Tu m’accompagne chez Sri Hamri.Bou Akbar. - Je te rapproche, Sidi Jourji, juste te rapproche/ » Boulevard Galba désert. À cette heure-ci. Tout blanc, tout droit, tout poussiéreux. Avec le dealer fou je me plaque sous les encorbellements : deux rongeurs en quête de fente. Sous un projecteur, qui est le soleil. Ça cuit. « Là-bas » me dit Hadji en tendant le bras « on mange les chiens.Ici, chez Bou Akbar, tout le monde est riche ; les Arabes – les Européens s’entendent bien. Main dans la main ! moi je suis pour la poudre – plus aventurier qu’Essalah, plus riche aussi ». Au lieu de me présenter à Sri Hamri (dit « Bou Akbar ») j’entre avec Hadji dans un café frais, aux murs couverts d’azulejos.

    Même dans les avenues les plus balayées de mitrailles, le café reste l’endroit le plus respecté. Nous avons bu lentement. Nous nous sommes cachés derrière le pilier central, plaqué lui aussi de carreaux de faïence. « Zoubeï m’a parlé de toi : Damas, ton asile d’aliénés, ta libération.

    - Ce n’était pas une évasion, mais un exercice : nous apprenions « La Liberté ».

    - Les fous font ce qu’il veulent ?

    - Pas « fous » : déprimés. Les portes restaient ouvertes. Pas un n’osait sortir. Mais Zoubeï, et moi – nous n’étions plus des fous. 

    - « Déprimés », Sidi Jourji.

    - Sri Hamri nous a dit :  « Neutralisez les deux gardes.

    - Vous n’étiez donc pas libres.

    - Écoute, c’étaient des infirmiers. Des faux infirmiers. Peut-être faux. Hamri s’est enfermé dans son bureau pour ne rien entendre.

    - Et ils sont morts, les deux gardes ?

    - Oui. » J’ai regagné mon Palais à travers la frontière. J’ai volé une jeep et un uniforme. Interrogé pour savoir si j’avais tué le conducteur, j’ai répondu « Non ». Pfff, fait Hadji. Dérision, ou admiration ?

    Il nous reste un fond de thé. De l’autre côté du rideau de perles, sur le boulevard, passent trois automitrailleuses. Je dis : « Nous sommes bien, ici ». Trois gros soldats couverts de sueur et de peur font irruption au bar et commandent trois Cola d’une voix de dingue. « Les Chrétiens ont pris la raclée du siècle » dit le premier. Il se tourne vers moi d’un air soupçonneux. « On a foutu le feu au cimetière, avec de l’essence » dit le deuxième. Les autres haussent les épaules. Tous boivent. Je remarque leur extrême jeunesse. On charrie l’incendiaire sur « les morts qui cuisent ». Le troisième me fixe avec hargne : « On a tiré près du Palais de Bou Akbar ; vous êtes journalistes ? » Je me retiens de répondre, Hadji baisse le nez dans son verre. Le premier soldat éclate de rire : « Je suis journaliste, dit-il. Mon nom est Hildesheimer. Je travaille pour la Suisse. Je parle arabe sans accent. » Il vient s’assoir à notre table et jette des photos devant moi. Les deux autres, de véritables militaires, jeunes et ventrus, restent debout au bar. Hadji les rejoint, rajustant son éventaire à poudre. Sur les photographies, les tombes flambent comme des bananes. « C’est toi qui a foutu le feu ? ...exprès ? » Je lui trouve une grosse bouille pâle ; de grosses narines, une amorce de double menton.

    Il me propose de rendre visite à toutes les factions. « Je risque ma vie » ajoute-t-il. Et vous ? - Je suis venu rétablir la paix, et mon père. - Le président, c’était votre oncle. » Je réponds que mon père valait mieux que lui ; qu’il est dans le coma, au Khéryab. Je demande s’il me croit.

    - Je m’en fous dit-il. Suivez-moi. » J’hésite, mais il m’affirme que Motché est bien moins dangereuse que Beyrouth. Au bar, la discussion se poursuit à mi-vois ; les vrais militaires et Hadji finissent par s’entendre : le pourvoyeur de munitions me fourre un papier dans la poche et se tire avec ses clients.

    Resté seul avec le Suisse j’oriente la conversation vers la politique. Il me trace un plan sur la marge dentelée d’un vieux journal : ici les Combattants de l’An Mil, mouvement messianique ; là, des « Soldats-Sud » ou « Boutefeu » parce qu’ils ont cerné la Békayah - « qu’est-ce qui les a pris ? » - le Suisse balaye la table de la main avec impatience : « Tous les bars sont à double issue. Tu en as moins appris dans ton palais que nous autres à Zurich ». Il veut m’entraîner vers Aux Ambassades, mais cet hôtel a servi de cible à des 305 de mortiers, pas plus tard qu’hier – se lève, paye au passage et me jette dans un side-car à l’arrière du bar.

    Les pneus, à ras de sol, sont énormes.

    Le pied d’embrayage se lève et s’abaisse.

    Nous communiquons par phonie. Hildesheimer m’apprend que nous gagnons l’Itinéraire de Ceinture ; ce sont des ruines noires où l’on ne se bat plus. Au croisement d’Aw-oûq-Bahrad, les marchands de pastèques levaient leurs stores de tôles. La chaleur a diminué. Les petits-enfants se sont suspendus au rideaux de fer pour les débloquer. Ils n’ont pas accordé le moindre coup d’œil au side-car. Dans mon écouteur enfoncé jusqu’au tympan, Hildesheimer donne sur mon fils quelques indications : un faux baroudeur, surnommé « L’Iconoclaste ». Nous sommes arrivés, moto sur béquille, le motard poursuit : « Il hait toute espèce d’image. Non pas seulement les photos de cul (un visage sans voile est un cul, proverbe inventé par les femmes), mais tout ce qui peut témoigner. « 

    Il ôte son casque, étale sur le tan-sad un éventail de photos : rien que des kéfiehs. « C’est tout ce que nous avons. Impossible de voir son visage. Tout homme derrière un mouchoir à carreaux - est ton fils. - Mais il me cherche ! - Je crains que non. «  Il me fixe, comme s’il cherchait à reconstituer mes traits derrière un voile. « j’ai quelqu’un à te présenter. » Nous prenons l’ascenseur de l’Hôtel, le dernier en bois d’acajou. « Notre source la plus fiable » me dit Hild (« abrège-moi »). C’est autre chose que le Touled : du tapis de haute laine, des portes en bois précieux, le lit de la 325 où nous entrons présente des panneaux d’anacardier.

    Sur ce lit se tient assise, dans un amoncellement de châles et de couvertures légères, une femme obèse dont la chevelure en bandeaux se reflète, derrière elle, dans un miroir. Le Suisse laisse la porte retomber dans notre dos. Il me présente comme « le neveu du Président », « qui doit bien avoir ses intentions tout de même ». On sent dans son discours une certaine affectation, un désir de ne pas sembler intimidé. La femme nous jete un regard hautain, n’éprouve pas un grand attrait pour mes éventuelles aspirations. Elle n’a pas trente-cinq ans mais ne peut plus se soulever à partir de la taille, sous laquelle s’arrondissent des masses de graisse : le tissu noir et moiré accentue ce qu’il est censé dissimuler.

    Sur ce gros cul se pique un bustier rouge comme l’intérieur d’un bec ; la poitrine est fière, les bras demi-nus, le visage bien dessiné, sans bajoues, les petits yeux perçants et noirs, la bouche minuscule et rouge vif. Ses mains de ménine reposent sur le rebord des hanches. Elle porte à présent le regard sur moi dans la plus parfaite insolence. Attar, c’est son nom, est juive, atteinte d’un cancer du médiastin qui contient le cœur, les grosses veines et artères, l’ésophage et le thymus. Les seins ne présentent aucune difformité. « Cette femme n’est pas vierge » me souffle Hildesheimer.

    - Approchez » dit-elle enfin, « cessez de vous parler l’un contre l’autre. » Le Suisse jette alors sur le couvre-lit tropis boitiers de films tirés précédemment des fontes du side-car. Elle tend ses bras courts, garde près d’elle ses deux préférés, repousse le troisième en nos couvrant d’imprécations comme si nous étions depuis longtemps ses serviteurs, nous souhaite de perdre bras et jambes au nom de « nulle patrie », nous traite de nazicules et sonne sa bonne pour pisser. « Attar déteste les Syriens » me souffle Hildesheimer en se retirant à reculons. Il ajoute dans le vestibule qu’elle collectionne les pistolets, les décorations, les appliques en plomb et les photographies des dignitaires nationaux-socialistes. Je n’ai rien vu. « Ce n’est qu’une chambre d’hôtel ». Nous reprenons notre engin, lui dessus, moi dedans. Toujours ee micro sous la gueule dans mon petit cockpit. « Suis-je ridicule de rétablir la paix ? - « Quel rétablissement ? la guerre a redoublé depuis ton arrivée. » Je m’indigne. « Fils velléitaire de Kréüz ! » hurle-t-il dans l’écouteur. Tu te crois en promenade ? »  J’exide qu’il s’arrête immédiatement.

    Je m’extirpe de ma boîte au ras du sol, reprends l’équilibre au ras du trottoir, tandis qu’il s’éloigne le dos rond sous les tirs d’une batterie de roquettes qui finit par l’atteindre, et l’envoie bouler mort ou vivant sous un porche, fin de la rencontre. Un tir éclate à cinquante mètres sur ma droite ; je m’enfonce au pas de course rue Bab-el-Gouni. J’ai perdu le goût du rire : pas question de risquer ma vie pour un cadavre. Le seul risque est le tir direct, ensevelissant cinq ruelles sous les pierres. Encore hôtel. Adieu tourisme. Un bouge comme je les aime, bleu sombre, sentant la serpillière. « On paye d’avance ». Comment faire élire mon père ? À moins de me présenter moi-même ? ...Kréüz m’avait couvert de femmes. J’ai toujours comploté depuis mes seize ans. Les eunuques étaient mes complices. Ils ont disparu - un trou de plus entre les yeux. Ils ne me voyaient pas si « inconsistant », mais fin, retors, humoriste, obstiné, généreux… Avant de perdre ses moyens, Oncle Kréüz empêchait toute publication de mes portraits dans ses journaux. Ou caviardé par ses retoucheurs. Ou la tête d’un autre. Ou ces damiers gris. Encore aujourd’hui je suis méconnaissable. Sans allié. Au bureau d’accueil je me suis fait présenter une quantité de lunettes noires. Dans ma chambre je me suis allongé en fermant les yeux sous les verres fumés que j’ai choisis. Me voici redevenu simple particulier. Mon père n’a pas repris connaissance. Je hais la démocratie, qui me force à renoncer à mon père.

    Si je me nommais, en pleine rue, ou au Check Point Achanti, les miens se lèveraient. Je m’y rends dès le lendemain, au QG de Sri Hamri. Incognito. Parmil es trous d’obus les différentes Factions installèrent des baraquements aussi proches que possible sans être contigus ; la convention tacite est de ne pas se mitrailler. Tous les contrôles déroulent leurs minuties dans un rayon de cent vingt mètres.Ici se négocient les certificats de traîtrise à coups de tampons. Il y a un restaurant qui fait son beurre. Pour s’emplir, avant le pas décisif. Quant aux Fugitifs, leurs remords creusent dans l’estomac un pli profond : la honte de laisser derrière soi sa ville mère en proie aux douleurs : trahir, ou porter secours ?

    Ceux qui s’introduisent à MOTCHÉ ne ressortent pas. Une serveuse à cigarette m’apporte sur sa soucoupe une part de tarte chaude. Tous ceux que je croise depuis ma fuite passent sous mes yeux comme autant de barques sous le faisceau d’un phare. Il ne me reste plus que le trottoir de la tarte, ce que les enfants ne mangent pas. Le restaurant est cerné. Violation du statut de neutralité. Comme je suis seul consommateur – c’est donc moi que l’on recherche. Tout le monde se bat, tout le monde se fout de moi ? Peut-être plus. Irruptions d’hommes en armes. Sans frapper, déployés dos au mur autour de ma table.

    Je n’entends que le bruit des corps et des tissus qui les couvrent. La serveuse, avec un flegme de bandes dessines, essuie au bar. Le grand homme au turban fantaisie, qui se détache et s’avance, n’est autre que Sri Hamri le Rouge, que je reconnais parfaitement. Il ne vient pas m’arrêter. Il me fait l’honneur de venir à ma rencontre. Il me présente : « Le seul recours du pays de Motché », « Fils deKréüz, homme de sens politique ». Si tous les partis posent les armes, il me reconnaîtra, lui, Bou Akbar, comme autorité légitime. J’acquiesce en niant de la tête : c’est un mouvement que l’on fait en Orient, un oui qui ressemble à non.

    Ils repartent sans m’avoir enlevé. Je commande : «Un autre café ». Hamri m’a remis au monde. L’univers n’a pas d’au-delà. Si j’avais franchi les murs de Motché, ils m’auraient abattu comme un chien. La reconnaissance de Hamri, ancien médecin-chef de l’asile psychiatre de Damas, ne prend valeur qu’ici, à l’intérieur du chancre. Je me lève pour examiner sur le mur une carte : à vingt kilomètres infranchissables, le port de Hatifah. Qui le tient ? Dehors, je suis repris à l’épaule par Zoubeï, qui fut fou avec moi. Il multiplie les protestations de fidélité, jure qu’il me fera revoir mon fils avant qu’il me descende.

    Tous autour de moi s’agitent en mes lieu et place. De quoi remercier Dieu. Soubeï m’accompagne d’une main ferme, serrée au-dessus du coude. Il me présente un guerrier de plus, aux cheveux raides et sales,  qui m’adresse la parole avec un fort accent français – tout le monde ici prend un pseudo-accent arabe… Il a le front haut, un rictus, je reconnais la première page du journal du 15 : Dominique Paziols en personne. « Bon tireur ! quinze morts dont trois enfants ! Ton premier homme sûr ! » Le jeu consiste à ne pas le reconnaître. Zoubeï est vraiment fou. Si j’avais seulement quelque but infiniment noble à poursuivre -

    - nous parvenons à une caserne. Les murs sont jaunes, l’immeuble déserté, cible parfaite pour canonniers désœuvrés. À peine installé sur une couverture militaire, à même le sol, j’apprends qu’un corps d’armée se mettrait à ma disposition, sans connaître ma cause, ni sa justesse. Voici Hadjan, le pourvoyeur de poudre. Il me salue militairement dans l’encadrement de la porte ; je me rassois sur ma couverture. « Tu peux vaincre » me dit Paziols. Je me dresse,car tous me dominent de leurs vastes statures. Je croyais pouvoir me reposer. Fasciné, je demande à Paziols s’il revoit « les fantômes de [s]es victimes ». « Je dors paisiblement » dit-il.

    De son treillis il sort un petit tube vert qu’il baise en murmurant des formules chrétiennes. Ma première décision sera donc de libérer tous les droits communs, et de leur distribuer des armes. Bienheureux les doux, car ils seront méprisés. Et les violents ? « Ils n’obtiendront même pas la Grâce » - bienheureux les morts, car ils le resteront. Je tiens à présent mon Dixième de Ville. Mon père est dans le coma. Le cessez-le-feu devient interminable. Hadjan me remet un chien, me demande si je le reconnais. L’ancien s’est fait descendre. Pourquoi ne pas reconnaître celui-là. « Tu devrais le promener souvent ». Tout le monde promènerait son chien. Une ville en paix où les chiens se promènent. Tirant les dieux comme un drap sur leur tête. Je pisserai sous le regard de Dieu. Je me penche pour caresser le chien.

    Une balle me manque. Comble de monotonie. Coups de feu de toute part, comme un aboiement isolé, de nuit, déclenche tous les chiens du quartier. Je fais tirer – le rideau. Le Forcené de Longrupt démêle pour moi le sens et la philosophie de cette guerre. Il me dit avoir laisse derrière lui en France tout un paquet de journaux. Dans sa chambre. Il suppose que les gendarmes les épluchent, ligne à ligne, ils se rendent utiles, dit Paziols avec un large sourire. Puis avec une méticulosité crispante, il démonte, graisse, remonte son percuteur. Je crève de honte. Il faut que j’oublie l’épaisseur de sa chair.

    Qu’on ne démonte pas. L’épaisseur de ses joues. L’ombre, sous ses pommettes. Où avons-nous la tête, de ne pas dormir. Six jours plus tard, nous prenone le café, toujours dans la caserne. Des petits soldats bruns s’affairent de tous côtés. La cour en grouille, aucun tir ne parvient des montagnes qui nous dominent. Sri Hamri, jadis psychiatre-chef, nous rend visite. Il me promet le renfort de « tous les fous de Damas » » - « Excellent » dit Paziols. Je pense qu’on ne se battra jamais. J’envoie deux hommes chercher du pain et de la viande. L’homme au pain ne revient pas. C’est couru. « Ils sont insaisissables » dit Sri Hamri. La viande est gâchée par les plombs - « ils tirent avec n’importe quoi ! » Plus tard Paziols se couehe en travers de ma porte. Je rêve de mon fils qui me pourchasse.

    De cette femme encore jeune,impotente, qui m’exhorte à prendre les armes : « Rien ne m’échappe » répète-t-elle.

     

    X

     

    Huitième journée. Le soleil tache mon lit de camp. Je me lève, je ne prie pas. Si je retrouvais la juive, tétraplégique sur son couvre-pied, Hôtel… Hôtel… J’appelle :

    « Paziols !... »

    Deux yeux terribles ensommeillés clignent à l’’entrebâillement de la porte. Il retourne s’assoir sur le lit, nous parlons de lui. « Je n’ai tué que pour me défendre ».

    - Et les enfants, Dominique ?

    - Je visais Dieu.

    Facile. « Tu compliques tout, جورج - Sidi Jourji.

    Je voudrais resserrer autour de moi comme un châle tous ceux qui se sont éloignés. Se sont effilochés. Depuis cette fameuse Caserne, mes partisans me semblent manquer de résolution. Est-il aisé, facile, de vivre, après avoir choisi son camp ? « Prends ton couteau et vient » dit Paziols.

    Mon guide est un tueur d’enfants. Je me place en retrait de lui, derrière un long mur bas (6,50mx 0,80). Paziols provoque l’escarmouche. Qui s’étoffe, par échanges croissants. Nous sommes à l’abri de part et d’autre. Nous ne nous voyons pas. Je m’aperçois que nos adversaires , dans les moments de silence, imitent des cris de blessés. Paziols réplique au soleil par un hurlement atroce. Recharge, tire. Esquive au jugé : « À ton tour’. Mon cœur se hérisse contre les crimes de cet homme. Il me dit que, sans trop y croire, je devrais viser tel angle de fenêtre.

    Le plein air ne me vaut rien. Raté. Je crois. Bientôt mon père sortira de clinique. De ma gauche un bombardement se rapproche. Au bout de la rue trois brancardiers traînent des morts en direction des caves. Face à nous c’est le repli. Toujours vivant ; je ne dois tout de même pas être le seul. Au-dessus de la fenêtre ouverte une ménagère secoue la salade. Le bombardement s’éloigne vers l’est. Je dois dominer ces nuées. Celle-ci crève sur l’Hôpital. j’espère que Kréüz est à l’abri. Ou ailleurs. A-t-il au moins œuvré pour le bonheur du peuple.

    Paziols m’interrompt : « Attention, سيدي جورج Sayidi Jurj : tu as descendu plus d’Arabes que d’Européens ». Je réponds queje n’ai pas choisi. Bientôt je marcherai abasourdi dans les couloirs de ma caserne, dans ces réduits pisseux meublés de lits de camp. Paziols à côté de moi refusera de me confier une arme. Ce matin le magasinier s’est fait tuer en allant chercher le lait. Voici le neuvième jour. La guerre emprisonne. La promenoir est sur le front. Je cherche en vain partout un livre.

    Paziols exagère. Il me traite pourtant avec humanité : je ne suis pas comme un otage enfermé sous la tente au milieu d’une pièce close. Comment peut-on se résigner. Comment peut-on ne pas se résigner. Les troubles qui suivent la libération proviennent-ils de cet écœurement d’eux-mêmes après tant de capitulations. D’aucuns se jetteraient sur les armes en hurlant. On ne les garderait pas vivants -ou bien ?

     

    X

    Soudain mon fils est devant moi. « Je suis ton fils » comme un plat dialogue. Et j’ai répondu « Prouve-le ». Puis juste après «Qui te l’a dit ? »

    Son cou sans trace de balle mais mangé de barbe. Il montre en souriant ses dents très jaunes. Il me révèle avoir sauvé deux femmes du viol. « J’ai tiré en l’air ils se sont enfuis tout de suite. » Elles ont rajusté leur voile et m’ont permis de les raccompagner. Avant de passer leur porte l’une d’elles a écarté les pans de sa robe ; si je l’avais sautée la ceinture aussi : « Tu es un vrai combattant.

    - Je n’ai pas choisi.

    - Je dirige cette place. Tu es venu te soumettre à moi.

    - Restitue cette arme.

    - MOTCHÉ se bat partout. - Jette. - Tu veux voir ton fils désarmé ?

    - Pourquoi n’as-tu pas tiré ? - je veux dire – sur moi.

    - Père ! Ils t’ont menti. Je ne te tuerai pas.

    - Ton Grand-Père agonise à l’autre bout de la ville.

    - Je t’y conduirai. - Rejoins ton poste et ne crois plus aux légendes. Ne tue pas de femmes sans m’en référer ». Il se met au garde-à-vous, conserve l’arme, et rejoint le rez-de-chaussée. Comment a-t-il pu s’introduire ici ? Le bureau d’accueil me confirme que « cet individu » a « décliné son identité ».Je secoue l’employé par dessus le guichet, il roule des yeux sans répondre.

    Je me suis barricadé posément dans ma chambre, intimant à Paziols de tirer à vue. La réaction de mon corps me déçoit beaucoup. Une espèce d’affolement. Puis le ciel envoya des bombes. Paziols, en poste sur le palier, n’a pas bougé. Il ne souhaite pas descendre aux abris. Toute la ville s’embrase et s’amuse, tandis que je veille et suis veillé, semi-terrorisé, sous la garde rapprochée d’un descendeur de 15 persones, dont nul ici de le poursuivre. Je frappe à l’intérieur de ma propre porte. Paziols m’ouvre instantanément, les yeux lourds de sommeil.

    Il s’endormira immédiament dès qu’il le voudra, sous les explosions. C’est un assassin. Il me menace. Réveille-moi encore bâtard et je te descends et tu seras moi. Il dort appuyé au montant, si j’étais lui, devenu lui, le premier venu me traînerait au poste pour son massacre – qui nous bombarde ?

    Il répond « El Ahrid, de Syrie. Toi, dors. »

    Je perds toute notion de l’heure et ne compte plus les jours. Paziols me réveille dans ce monde et m’apporte un brouet dans une assiette de guerre en alu. Je comprends aussitôt tous ces fous qui tirent au long de la rue, au rez-de-chaussée sous moi. Dans mon lourd sommeil j’entendais leurs cris. Le secrétaire que j’ai hissé de son siège s’est fait tuer, rien qu’à exhiber son visage aux fenêtres. Partout le staccato des tirs automatiques et les brusques arrêts de mécanique détraquée. Paziols me charge sur l’épaule jusqu’au sous-sol où il m’attache aux canalisations d’eau. Ça coule sous le plomb, où je plaque ma langue. Il me délivre au bout d’une heure fin d’alerte il n’est plus seul à être fou mais la fatigue le tire vers l’agonie prends ce fusil j’ai reçu des ordres.

    De Sri Amri ?

    Pas de réponse.

    Je redescends, pousse la porte et tire, trois silhouettes s’abattent au bout de la rue, des soldats rigolent c’est le coup de bol du débutant – je recharge, je retire, je me sens bien comme avec des femmes. Plus loin je passe un barrage, seul, armé. On me rend mes papiers. Mon arme n’est pas confisquée. Personne ne me tire dans le dos. Je vise le ciel et tire pour voir. La situation s’aggrave. Il n’y a plus de siuation. Ni Paziols ni mon supposé fils ne me rattraperont.

    J’erre et je porte mon fusil. Des cadvres en treillis, alignés debouts contre un pur, attendent la voirie. Sur un kiosque épargné j’apprends que des plénipotentiaires extraterritoriaux se dirigent vers MOTCHÉ : il devient urgent de fuir. Peut-être existe-t-il d’autres paix à négocier de par le monde. Est-ce qu’on rouvre l’aéroport. Se renseigner. Je crie à haute voix Je suis le fils de Kréüz ! Les passants se détournent au comble de la gêne. Ile ne me croient pas.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • SIDOINE I 86/99

    V, 3, 6, 8, 10, 13

    Premier sac de la Ville qui frappa beaucoup plus les esprits que la chute, au mois d'août 76 de l'Empire de Rome, hier encore, sous Giscard (1976 Ancien Style) ; "le diadème qui couvre son front n'est pas une vaine parure, mais l'insigne légal de la puissance" – c'est bien là tout ce qui reste. "Détail important" précise la note 1 : "L'empereur d'Orient, Léon" ("le Lion"), "a reconnu officiellement Majorien (...) » Étrange Orient, sous perfusion, pour mille années de plus. "Les deux hommes d'ailleurs" (Léon et Majorien) prirent ensemble le consulat, aux calendes de janvier 458" – ainsi accomplissons-nous aussi tous les rites : élections, alliances ou rivalités, sans voir que nos gestes sont morts.

    À partir de quand est-il trop tard ? "Le consulat, poursuit Apollinaire, "...grandit l'Empereur" – ô vénérable mascarade : elle a vécu, l'Europe romaine… Ravenne,

    capitale d'Empire, à l'abri des marais -

    clairons éteints dans la brume de l'aube - "le monde, je l'avoue, avait tremblé quand vous refusiez de recueillir le fruit de votre victoire" – il ne refusait pas : il hésitait  -– mesurait-il les risques ?

    Vaincre, assurément, mais pas trop ; sinon, liquidé par le Germain-Chef. Ce manque d'empressement fut en réalité celui de Léon, empereur d'Orient, peu soucieux de reconnaître un rival. C'est alors que déboule en plein travers de notre texte l'atroce boursouflure de la "Prosopopée de Rome", où débaculera tout le carton-pâte des panoplies - Roma bellatrix, nous dit la note - "Rome belliqueuse" avait pris place sur son trône, sein nu, tête casquée couronnée de tours". Ce que nous distinguons hélas, en cette année 457 de notre ère, c'est cette lassitude, ce ressassement sans espoir et sans répit.

    R. 31

    V, 14 à 35

    Quant à la Flapissime Rome, "sa réserve accroît la terreur qu'elle inspire" – quelle terreur ? - "sa vaillance s'irrite d'être surpassée par sa beauté" – quelle beauté ? Rome est une hommasse qui fait la gueule. "Le tissu de sa robe est de couleur pourpre; une agrafe aiguë la mord de sa dent recourbée" – assez, assez. Sidoine barbouille. "La déesse s'appuie (...) sur l'orbe vaste d'un étincelant bouclier" l'assistance ronflait sous une avalanche de fossiles. Romulus et Rémus, mièvres couilloncicules, osent-ils

    seulement effleurer la Louve ? n'ont-ils donc pas compris, nos petits sculpte-tombes du quattrocento,à quel point ces magots replets souillent la majesté du fauve ? "on aurait eu bien peur de la caresser" - quam blandiri – "à cause de sa gueule béante" ô niaiserie !- "pourtant, même façonnée par l'art, elle craignait de dévorer les fils de Mars" – ô profond crétinisme ! - "au premier plan le Tibre" - aurons-nous droit à la "barbe liquide" ? – "les ronflements d'un sommeil mouillé" – "madidum... soporem"hélas, oui. ..Sa poitrine est couverte d'un manteau qu'a filé Ilia son épouse ; allongée sur la couche limpide, elle voudrait supprimer les murmures des ondes et assurer le repos de son fluide mari".

    Les frontières du ridicule sont ici pulvérisées. Jusqu'aux sarcasmes en sont ratatinés. "Telles sont les splendeurs du bouclier". Son modèle en effet se trouve au chant IV de l'Iliade, où l'univers entier se reflète au bouclier d'Achille. Sidoine affuble donc sa Rome d'une "lance au manche d'ivoire", virilement ivrognisée par le "sang des guerriers". Courage ! Il ne nous reste plus qu'à révérer Bellone, déesse des guerrières, "élevant un trophée et courbant un chêne sous le poids du butin. Le trône, d'un seul bloc, est taillé dans le porphyre rouge de la montagne d'Ethiopie (...)" - les clichés s'entassent. Les Romains n’exploraient rien. Ils achetaient, ils pillaient. V 14/35 OUI

     

    R. 32

     

    V, 37-38/ 41-53 / 56-60

    Simple soiffarde cupidité de pecquenots. C'est pour l'argent que Rome aura conquis le monde. "On y a joint d'un côté le Synnade, de l'autre la pierre de Numidie qui imite - ô douloureux z’hiatus ! – ("imitant") - gloire et beauté très loin, très loin après l'utilitaire. Description, d'ailleurs, venue de Stace (40-96). À l'assemblée des Provinces, chacune posera aux pieds de sa maîtresse, Roma, ses productions, comme chez nous en 31 sur les affiches coloniales. Sous nos yeux harassés se heurtent sans fin les syllabes et l'arbitraire flamboyant de la syntaxe : "Sitôt la déesse assise sur son trône, toute la terre à l'instant même vole vers elle" – colon y en a parlé, négro aplati : "L'Indien apporte l'ivoire, (...) le Sère des soieries" (ambassade en Chine du IIe siècle [165]), l'Attique son miel (Atthis mel), (...) – "...l'Arcadien ses chevaux, le Chalybe des armes - ils avaient inventé l’acier - "(...) le Pont, du castoréum (jus de cul du visqueux castor) (...)" tant la petite Rome a conquis de terrain.

    Et la moulinette s'emballe : la Sardaigne et ses mines d'argent, pauvres de nous! "toutes les fois que le ciel s'emporte, la terre là-bas prend plus de valeur" ! interminable distribution des prix - et voici, pitié ! pitié! La Requête de l'Afrique en pleurs aux joues déchirées, "courbant le front" déjà de toute éternité, brisant les épis bien légers de sa couronne (les Vandales bloquent le grain - ) bou-ou-ouh ! moi malheuweuse là dis donc, toi donner mwin gwand homme blanc –twoisième pawtie du monde" et cinquième roue du chariot de l’empire.

    ...Brave général Boniface, qui donne à Genséric ses bateaux pour niquer l'hérétique : "Ce fils d'une esclave, ce pillard, Genséric (...) tient depuis longtemps mon sol sous son sceptre barbare" – mille fois les ariens, n'est-ce pas, plutôt que les donatistes, ô crétins de chrétiens prêts à s'entre-tuer, il était temps vraiment, quinze ans après la prise de Rome, de virer ces Vandales, qui "n'aiment pas ce qu'ils ne sont pas eux-mêmes" ! argument qui laisse pantois.

    V 37 / 60

    OUI

     

    R. 33

    V, 61-62, 65-66, 69-80, 88-89

    Ce racisme social (« ne pas ressembler à tout le monde) dont je souffre et, je l'espère, résiduel, fut donc pendant des millénaires le fondement de toutes les sociétés. "Ô force assoupie du Latium - il rit d'avoir vu tes murs céder devant tes ruses". Ils ont tout emporté. Inversion des rôles..."Et tu ne brandis pas ta lance ?" Non – mais il a fait retraite, le Vandale. Avec ses troupes… majoritairement berbères. Regagné sa base sans encombre à Carthage, possédée depuis plus de quinze ans. « Ta victoire est désormais certaine, [Rome], si tu combats comme tu as coutume de le faire après une défaite." Oui, les Carthaginois furent vaincus, en - 202… Mais le temps des Scipions n'est plus. Et Majorien sera plus tard, lui l’empereur, battu sur mer, par des Vandales, avant d’avoir pris le large... proche,large,Sylvie

    En + 410 en effet, première prise de Rome par Alaric ; en 455, rebelote avec Genséric - vite, vite, un gros badigeon de passé : "Mais (...) il te retrouva tout entière dans le bouclier de Coclès –te pertulit uno / Coclitis in clipeo" beaux cliquetis, beau mouvement de menton, effondrement : "des milliers d'hommes harcelaient un unique guerrier (...)" - le roi ennemi enfin », Porsenna, 657 ans plus tôt ! « averti par la mort de son secrétaire, déguisé en roi, et ce dernier, secrétaire, et ce dernier en roi ; puis Scaevola se fit brûler la main, pour la punir d'avoir manqué sa cible - "car le bourreau » - des attaquants - « fuyait devant les tortures de l'accusé" – cet assassin raté, Romain, orgueilleux fanatique...

    Nous ne cessons de ressasser jusqu'à la nausée nos insupportables Droits de l'Homme ; de même, mille ans après sa fondation, la Ville de Rome espère, par la fausse loi de la symétrie, se tirer à nouveau de ce mauvais pas - or cette fois, plus de coup de talon au fond de l'abîme : deux sièges, deux prises, deux sacs - mais encore une fois, un seul homme", unus, "repoussa une armée entière", voyez comme le français affadit, distancie tout, lorsque le latin heurte et corusque - peut-on raviver ces étoffes-là ?

    Pas plus que Sidoine redorer les trompettes romaines : Porsenna battit en retraite devant le Gaucher Brûlé, mais il s’agit d’une légende… Cette fois Genséric le Vandale occupe l'Afrique. "L'ennemi qui t'accable est lui-même inquiet", beau vers, se référant à la défaite, ensuite, des Vandales en Corse (456), en face de Rome – revanche sans lendemain.

     

    V 61/89 OUI

    R. 34

    X

     

     

    Déjà les Barbares occupaient l'Empire, soldats mercenaires ; en face d'eux, d’autres Germains. Les Huns païens eux-mêmes complétaient depuis des lustres le contingent romain. Et ce sont donc les Wisigoths, solidement installés d’Agen à Toulouse, qui suggérèrent (ou imposèrent?) à l'illustrissime Avitus, précepteur collabo de leur prince héritier, de revêtir la pourpre impériale : un Gaulois, empereur de Rome ! notre écervelé mondain, Sidoine, époux tout frais de Papianilla fille d'Avitus, se retrouvait ainsi en Monsieur Gendre ! qui mieux que lui chanterait la gloire du nouveau dirigeant ?

    Sidoine prononça donc, devant le Sénat gaulois en extase, l'Éloge officiel ou Panégyrique du grand Avitus Augustus, Arverne. Monsieur Gendre, biberonà l'illusion, pensait Rome éternelle – tandis que Ricimer, Suève, bombardé patrice bien avant Clovis, tenait toute la poigne du pouvoir.

     

    X

     

     

    AUCUN VERS OUI

     

    R. 35

    Une fois massacré l'impérial beau-père, Sidoine calta en s'embrenant quelque peu la toge, car lui aussi avait participé au complot gaulois. Il rejoignit le pays des Arvernes ; quelle est alors la meilleure voie de Lyon à Clermont ? combien tout était dépeuplé ! combien de mares au Diable hantées de brouillards ? Il se fit oublier. Se réfugia dans ses propriétés de belle famille en pleine Auvergne. Parcourut ses domaines, recevant du haut de sa monture d'humbles témoignages d'affection.

    Très vite on est venu le resolliciter pour honorer le successeur - n'y avait-il pas du mépris pour l'histrion ? Sidoine était-il inconsistant ? Il n’avait jamais eu la moindre influence. Quelle vanité le fit-elle plier ? "Lui seul saura donner du lustre à nos cérémonies. Il n'y en a pas deux comme lui pour chanter les louanges du successeur : un riche hochet comblera le poète" (Anglade). En lui promettant la vie sauve, on le convainquit de renfourcher sa plume pour flagorner, cette fois, Majorien.

    Lequel ne tarda pas (quatre années tout de même) à se faire à son tour dessouder par son ancien complice, l'incontournable Ricimer, Germain jaloux des succès militaire de Majorien. Seconde fuite de notre vaillant poète, Sidoine, autre récupération par la peau des fesses pour procéder à l'éloge officiel cette fois-ci d'Anthémius – et de trois - plaignons, en vérité ! le supplice des esprits supérieurs, Guignols de service et brosse-bottes. C'est que Rome, voyez-vous, en était encore à chercher l'Homme providentiel, avec des couilles de singe. Le formatage séculaire des mentalités romaines ne pouvait laisser envisager aucune autre analyse : l'homme à poigne, point.

    Sidoine se tourna donc vers l'Église, seul moyen de s'en sortir alors sans perdre la face ou la tête : dans les ordres ! Papianilla et son époux se séparent donc, et deviennent chacun homme et femme de Dieu. Sidoine brûlant les étapes fut bombardé à l'épiscopat d'Augustonemetum ou Clermont.

  • ROSWITHA

    C O L L I G N O N

     

    R O S W I T H A

     

     

    Moi.

    Roswitha.

    68 ans. Murée dans mon passé.

    Condamnée.

     

    Certains de mes papiers portent mon nom : Stiers.

    Il n’est pas trop tard pour régler mes comptes. Je ne me suis fixé aucun but.

    Toute ma vie derrière moi. J’ai agi aussi absurdement dans mon ménage qu’Alexandre sur ses champs de bataille.

    (Ce débat ne m’intéresse plus).

    Veuve.

    Domicile Blumgasse 40, WIEN, 1er étage. La fenêtre de la cuisine donne droit sur la Brigitenauer qui mène au Pont du Nord, qui mène à Prague. La pièce éblouissante tremble au niveau des quatre voies de circulation surélevées. J’aime ce grondement continu. Ma circulation est parfaite.

    Je ne peux me défaire d’aucun souvenir. Leur valeur marchande est nulle. Au mur, une carte des capitales européennes où se fixent les reproductions en plastique des divers monument : j’ai conservé St-Paul de Londres, l’Escorial et le Hradschin. Mon lit a des colonnes torses.

    Je me n’ennuie jamais.

    Je possède des étagères et des Figürchenmöbel (meubles à bibelots) surchargés de poussière. J’essuie deux statuettes nues, l’une en position fœtale, l’autre sur le flanc, « offerte », comme ils disent : de mon doigt recouvert de tissu, je suis les plis des figurines, aines, seins, nombril.

    À 68 ans tout continue : j’évolue et me questionne ; ce n’est pas du tout ce repos, cette résignation que j’avais imaginée. On m’a menti : les humains ne sont pas tous semblables.

    II

     

    Je n’ai commencé à vivre que fort tard, après le mort de mon mari, c’est-à-dire après son départ avec Annette, qui l’a nettoyé en dix-huit mois.

    À son retour, je l’ai vu dormir, dormir, dormir : devant la télévision, au lit, le matin jusqu’à dix heures, l’après-midi de deux à quatre, jusqu’à cinq en été.

    ...Lorsque mon père se penchait sur moi pour m’embrasser dans mon lit, sans qu’il y prît garde ma vue plongeait par le décolleté de sa chemise de nuit.

    À dix-huit ans, je suivais mon père.

    Diplomate, désœuvré, il m’emmenait partout. Nous sommes arrivés à Puigcerda par la route de Ripoll. En 1933, l’Espagne était encore calme, et mon père passait toutes mes fantaisies. Nous sommes descendus de nos mulets, le dos scié du cul aux omoplates. L’alcade en personne m’a soulevée de la bête pour me déposer, jambes raides, face au panorama.

    Après le dîner de fonction, j’ai entraîné mon père par le bras et nous avons tourné par les rues de Puigcerda, enroulées sur leur butte comme autour d’un sombrero.

    Le lendemain matin, je suis sortie sur la terrasse, il était déjà neuf heures, et les chasseurs tiraient dans la vallée.

     

    III

     

    Arrigo

    Je mens. Je m’appelle Arrigo Sartini et je mens. Mon âge est de 35 ans, j’étouffe, je veux me venger de tout et ma dignité est grande. Je vis avec Nastassia, depuis 60 mois que j‘ai comptés . Nastassia est la petite-fille de Roswitha.

     

    L’humanité : la tenir en réserve, comme du fumier pour les fraises, sans l’admettre à sa table – et qu’ils n’aillent pas faire, les hommes, d’une solitude, que j’ai choisie, une solitude imposée.

     

    IV

     

    Nastassia

    C’est la petite-fille de Roswitha. C’est le troisième personnage de l’histoire. Elle vit à Bordeaux, elle est folle, elle peint. Son langage est très littéraire, très fleuri, très ridicule. Non, je ne laisserai pas le lecteur se rendre compte par lui-même. Oui, je prends le lecteur pour un imbécile. Elle s’adresse aux personnages qu’elle a représentés sur ses toiles. Elle dit :

    « Accourez, fantômes bien-aimés. Fantômes éclatés, pulvérisés sur ces murs. Sur mes murs il y a des tentures. Des éclats de ma tête sur les tentures. Vous êtes dans la poussière que je respire.

    « En 1823, un homme, ici, s’est suicidé. Il s’est tiré dans la bouche. Son crâne s’est ouvert. Le revolver est tombé en tournant, sur ce guéridon nacré, au milieu des boucles et du sang.

    «  C’était mon ancêtre.

    «  J’aurai aussi des descendants. Des successeurs. Je profère à voix basse vos noms sacrés.

    «  Il y a celui qui me pousse, physiquement, aux épaules, et me force à sortir.

    «  Celui qui dérive, évanoui, nu, renversé, sur sa barque.

    «  À présent je suis toute à vous. Je vous ai constitués. Vous m’avez façonnée jusqu’à l’intérieur de mes paupières.

    «  Tenez-vous prêts. Nous ne sommes plus seuls. Plus jamais seuls. Je suis l’épouse d’ARRIGO.

    « Je resterai toujours avec vous. »

    Ici, Nastassia ajoute une phrase apprise :

    «  Je m’agripperai au cou de la dernière Girafe en peluche que mon père, le Para, veut m’arracher. »

    Puis :

     

    « Fantômes, voici : très loin, à l’est des Alpes, à Vienne, ROSWITHA nous appelle, ROSWITHA nous convoque. J’arrive. Nous arrivons, chargés de bombes. Pas un de nous ne manque à l’appel.

     

    V

     

    Retour à Roswitha (Vienne).

    Lettre à Nastassia, en allemand, anglais, et français :

    «  Liebe Nastassia !

    «  Komm Dū mein liebes Kind, komm !

    (« J’ai besoin de tes lèvres fraîches » : cette phrase a été raturée. )

    «  Here comes the plane

    « The hand that takes

    (« Voici l’avion / La main qui prend » - L. Anderson)

    « Nastassia, c’est moi qui t’ai élevée, moi ta grand-mère - deine Großmutter, et ta mère, Deine Mutter, traînait d’asile en asile.

    « Les souvenirs me font mal, c’est pourquoi, itaque, je ne veux plus que tu m’abandonnes.

    " Arrigo, Nastassia, ne m'abandonnez pas.

    " Songe à ma vengeance, qui est la tienne, souviens-toi de tes jeux sur la plage du lac, à Neusiedl.

    " Souviens-toi de tes dessins d'enfant, et du crayon toujours à retailler.

    " Le complot portera mon nom : R.O.S.W.I.T.H.A. Signé Roswitha"

     

    La vieille dame pense qu'ils règneraient tous les trois, NASTASSIA, ARRIGO, "et moi, tous trois indécelables et frappant partout, sur les despotes mous.

    " Post-scriptum : Emportez tout avec vous. Tout ce qui vous retient, afin de l'avoir à vos côtés, toujours présent, pour le combattre de toutes vos forces.

    "Nastassia, tu es partie à l'autre bout de l'Europe, au sud-ouest de la France, chez les Welsches. Tu t'es calfeutrée dans les tentures, tu t'es barricadée dans les toiles que tu as peintes : il ne faudra rien oublier. Je ne sais rien de cet Arrigo.

    Ta Grand-mère qui t'aime,

    Roswiha

     

    VI

     

    Nous revenons à Nastassia (Bordeaux). Elle peint, elle est folle, elle dit :

    "Fantômes - "

    ...encore !...

    "...dans la discipline, regagnez le bois lisse de vos cadres ; revenez dans vos propres portraits. Nous partons.

    "Derrière les tableaux que je décroche court une araignée. Arrigo, mon époux, court la ville afin de rassembler une montagne de papiers, documents, passeports.

    " Prenez place sur les toiles, dans les toiles, faceà face, ou dos àdos, car je ne verrai plus vos traits - et vous roulerez dans mon dos dans vos cercueils plats, cercueils vitaux, mon ventre, en épaisseur, à plat."

    Fin de citation.

    " J'en ferai d'autres ! j'en ferai d'autres ! Faro gli altri !" criait Francesca da Rimini en tapant sur son ventre, à la mort de ses fils.

    Arrigo répliqua :

    " Nastassia n'est pas seule à trancher des racines. A mon père mourant, je réserve au milieu de mon coeur une place de choix".

    Ils partirent.

     

    VII

     

    Roswitha (Vienne) pense :

    ...Ils sont en route.

    Chaque semaine, ma petite-fille, Nastassia la folle, me rendra visite. Elle feuillettera les journaux sur la table de nuit, il y aura "Hör Zu" ("Ecoute"), "Kurier", "die Krone".

    Elle s'assoira au bord du lit, étalera la revue sur la courtepointe. Arrigo, son époux, restera debout, il fera quelques pas dans la pièce. Il regardera pour la centième fois la carte au mur des capitales d'Europe. Il touchera un objet, s'informera de sa provenance, le soulèvera. Le replacera sur sa place de poussière.

    Je lui répondrai, il m'ennuiera, il sera correct.

    ...............................................................................................................................................

    " J'aurai appris du moins à ne plus geindre. il y a dix ans que je ne geins plus. C'est fort peu. Depuis la mort de mon mari très exactement, nettoyé en dix-huit mois par sa grue (von seiner Gimpelhure) ; vers la fin je l'ai vu dormir :le matin jusqu'à dix heures, l'après-midi de deux à quatre.

    " Cinq heures en été.

    " J'ai brûlé des kilos de jérémiades.

    " J'écris à Nastassia.

    Wien den 26. Juni 198*

    "Liebe Nastassia,

    " Heute bist Du 22 - vingt-deux ans - tu liras très agacée mais je revois cette petite fille de huit ans que j'avais emmenée sur le Neusiedlersee en 1962 - godu tu me parlais sans cesse tu réclamais à boire à manger, une balle, un crayon. J'acordais tout, j'étais ravie.

    " (...) et puis viens. KOMM.

     

    VIII

     

    ...et retorne l'estoire a reconter de Nastassia et de sa folle compaignie...

    Nastassia dit que des lambeaux de rêves resteront ici à tout jamais, qu'ils ont dit (les déménageurs) "N'en prenez que 40 !" - et que dos à dos, ventre à ventre, une fois de plus, en voyage, le Nu, la Bombe, la Fille au Couteau, l'Egorgé Nocturne et l'Homme de Théâtre, tous tableaux NOCTURNES sauf

    les Fils de l'Aube et

    le Trépané

    Le camion roule, roule, tous les cadres s'entrechoquent.

     

    Roswitha, femme deVieille, attendant sa petite-fille

     

    Sie sagt:

    "Dieu merci, je suis parvenue à soixante-huit ans sans devoir porter de lunettes. Je mis sans fatigue. J'ai connu les exécutions, les pogroms. Je n'éprouve plus de plaisir, les mots croisés m'engourdissent sur le fauteuil, parmi le bienfaisant vacarme des automobiles.

    " Nous autres, les Habsbourg, nous n'avons pas cédé aux vertiges de l'épuration. Je peux recevoir sans encombre tel ex-secrétaire de Seyss-Inquart.

    « Le sang a séché – taches de vieillesse sur mes mains, nécrose des tissus.

    «  Il m’apporte, cet ex-secrétaire, de bien belles grilles à compléter.

    «  Il me laisse des exemplaires du Völkisches Blatt. Chacun peut le lire à la demande chez tous les restaurants du XIIIe arrondissement.  

    «  Cet homme s’appelle Martino.

    «  Martino voudrait que je distribue des tracts : « Toi qui connais bien Vienne... »

    «  J’en ai une pile sur la table. Mais, par ordre alphabétique, ça fait 11 900 rues.

    Au téléphone :

    « Non, Lieber Martino ; ce n’est pas parce que je suis « aryenne », comme vous dites… Passez me voir quand vous voudrez. »

    * * *

    Nastassia, petite-fille de Roswitha, peintre, folle, raconte

    C’est le trajet vers Vienne. Nastassia dit :

    « Depuis Genève, j’éprouve une peur sourde. Arrigo se tient près de moi, silencieux, les mains serrées sur le volant. Ses mains ressemblent à des serres. Il me dit : « Je pense à mon père, qui est en train de mourir ». Nous roulons vite. La voiture, surchargée, prend les virages trop larges, le ciel baisse, la nuit tombe. Rapidement c’est une muraille, grise, devant nous. Arrigo accélère :

    «  - C’est la neige. » Ses mains tremblent. Les flocons se jettent à l’horizontale. À droite, un talus qui s’abaisse, se relève, et se rabaisse, comme une ouate qu’on déchire. Je vois aussi du néon, nous avons quitté l’autoroute, je vois encore, des feux de position, qui s’enfoncent, qui se perdent – Arrigo se guide sur les ornières et se met à rire.

    «  Il s’arrête.

    «  Il descend courir tête basse vers les néons.

    « Sur le pare-brise la neige monte, grain à grain, s’édifie. Nuit noire, dix-sept heures Il reste une chambre !

    «  Au restaurant, sous le toit surchargé de neige, Arrigo s’épanouit, commande un menu d’une voix forte et décharnée, je ne l’ai jamais entendu mastiquer l’allemand de la sorte – avec des contractions de doigts, des trismes mandibulaires…

    «  Je devrai vivre dans cet hiver des mots. »

    «  Dehors, lever de tempête – ici les menus cartonnés, rouges, savonneux, les Mädchen couleur ketchup et bas blanc ». Le lendemain après l’amour ils ont tous les deux affronté la plaine blanche et crue, le ciel et le sol deux plaques d’amiante. La route a disparu, on roule au jugé sur la neige rase.

    «  Le terrain monte. Devant eux un camion-remorque contre-braque et zigzague à reculons.La remorque part en travers.

    « Zusmarshausen. Je ne sais pas prononcer ce nom. Arrigo se paie ma tête. Sapins. Moins seize. Ça dérape. Sur le plateau j’aperçois les premiers chasse-neige. Le premier gros sel gris.

    Nastassia appelle :

    « Arrigo ! Arrigo ! »

    Arrigo ne répond pas. Il pense en allemand.

    Le froid descend malgré le jour. Il ne neige plus. Nastassia se souvient confusément du chuintement du radiateur, sous les tentures du motel. Nastassia serre ses deux poings dans ses deux gants. À mesure que ses bronches se bloquent, elle entend près d’elle Arrigo respirer plus profondément, enfoui dans sa Germanie.

    Nastassia ferme les yeux.

    Ses cils brûlent. Elle tremble.

    - Kannitzferstehn – tu peux pas comprendre – une langue dure comme une lame, les joues d’Arrigo dures comme un rasoir.

    Le ciel gris.

    Le peu de jour qui est passé.

    À Salzbourg il est quinze heures. La lumière baisse. À l’abri, sous les portiques, un thermomètre indique – 18. Les douaniers se penchent :

    - Rien à déclarer ?

    Un officier ricane :

    « Französisch Bazaar ».

    Les deux doigts à la visière.

    Salzbourg se rapproche. Arrigo ne manifeste aucun étonnement . Un petit homme ouvre la portière. Il ressemble à Charlot, trait pour trait. Il baragouine avec conviction. Arrigo veut l’aider à porter les valises. Charlot refuse.

    « Nous sommes dans un palace.

    Le petit sexagénaire chaplinien gravit l’escalier en heurtant les valises qu’il dépose au seuil de la chambre en plein monologue.

    « Je vois des dorures, des plafonds immenses. Arrigo veut refermer la porte – le petit homme est toujours là.

    - Vielleicht sol ich Ihnen etwas geben ? Peut-être dois-je vous donner quelque chose ?

    - Jawohl ! répond le petit homme avec solennité.

    ...Arrigo se jette sur le lit tout habillé :

    « Lis-moi du Claudel.

    - En allemand ?

    - En français.

    Le froid glisse sous les doubles-fenêtres. La neige s’est remise à tomber, et, dans la nuit, il tonne, des éclairs bavent entre les flocons.

    Nastassia, épouse d’ARRIGO, note ses impressions :

    « Nous sommes sortis dans les rues. Il fait si froid que nous devons alternativement

    «  fourrer une main dans une poche, frotter notre nez ; main droite, main gauche.

    « Nous contournons la cathédrale par le nord à travers une place glacée, l’orage vire « lentement, nous suivons une pente raide tout au long de la falaise.

    «  À même le roc de la Citadelle un panneau métallique aveuglé de néon :

    « E R O S C E N T E R »

    - C’est ça que tu veux visiter à Salzbourg ?

    «  Je sais qu’il va répondre : « Oui, les putes ».

    « Il répond : « Oui, les putes ».

    « Deux maisons à angle droit s’engagent sous les rocs. De grandes femmes tristes font des signes. « La plus âgée parle français. Arrigo disparaît au premier. On m’apporte des triangles de fromage

    « cuit, de marque « Edelweiss ». J’ai bien changé, oui, bien changé.

    « J’obtiens de l’eau. Je grimpe l’escalier sous les cris allemands – je suis poursuivie. Je «  pousse une porte, Arrigo est de dos, tout habillé. Je vois qu’il fume. Trois prostituées nues

    «prennent des poses qu’il leur indique en tudesque. La taulière est montée derrière moi. Arrigo se « retourne d’une pièce :

    - Je ne les touche pas.

    - Je ne t’ai rien demandé.

    « Il leur dit de s’embrasser. Elles s’embrassent/ D’écarter les jambes. Etc. La taulière dit : «Il a payé ». Je réponds : « Ça suffit ».

    Retour à l’hôtel. Le petit Charlot nous refuse l’entrée : « Il est déjà dix heures ». Nous lui donnons 25 öS.

    « Lis-moi du Claudel.

    « Dans le réfrigérateur nous trouvons du Sekt, des triangles « Edelweiss », du bourbon. « Du tokay. Arrigo me parle en dialecte, je fais observer qu’en Autriche on ne parle pas si raide. « Dans la salle d’eau la baignoire est verte et les parois vert et or. L’étroitesse de la « pièce donne au plafond une hauteur obsédante.

    « Nous prenons le dîner au rez-de-chaussée. Personne ne s’aperçoit que nous sommes « ivres.  

    « Clientèle polyglotte.

    « Un télégramme sur un plateau d’argent :

    « PÈRE DÉCÉDÉ »

    Nous remontons immédiatement dans notre chambre. Arrigo se montre fébrile :

    - Pas question de rebrousser chemin.

    « Il ajoute :

    - C’est un piège.

     

    « Sur-le-champ je dois improviser une oraison funèbre. Elle n’est jamais assez « élogieuse, jamais assez sobre…

    « J’ai connu le père d’Arrigo : un homme grand, ridé, qui parlait du nez. C’était un ostréiculteur. Ses seuls voyages : Marennes, Arcachon. Il entretint toute sa vie des polémiques avec « les savants ses confrères : allemands, hollandais, anglais. Des lettres d’insultes en toutes les « langues.

    - Retravaille la péroraison, dit Arrigo. Et puis, apprends l’allemand.

    - Hai dimenticato l’italiano ?

    - Je ne veux plus entendre cette langue de portefaix.

    - Je te traite de con, en français. »

    « Le discours est achevé/ Il reste du gin. Arrigo vomit dans la baignoire :

    - Pour ce prix-là on peut tout saloper.

    - Je ne suis pas d’accord.

    Le lendemain la note s’élève à öS 1200. Arrigo comprend 120. Grimace du caissier. Grimace « d’Arrigo en flagrant délit d’oubli de langue. Le caissier nous toise mit Arroganz.

    « Vienne est encore loin. Le ciel s’est dégagé. Moins treize à quatorze heures quinze. « Nos haltes se multiplient. La radio de bord hurle, sirupeuse.Nous écumons toutes les stations-service. Café, café. Les clients s’expriment avec mesure : ils sont ivres.

    « À seize heures, la forêt, la pente, la neige au sol ; les coups de vent sur les viaducs, la sensation de rouler au sommet d’un ballon qui se dérobe.

    « La taïga.

    « Puis la route qui se creuse, les talus dénudés, frangés de toupets de sapins, la route qui redescend, les remblais qui s’espacent – soudain, une meule lumineuse de fils tissés, entrecroisés, saupoudrés d’un fouillis d’éclats, comme un ciel reversé en contrebas : Vienne, illuminée, dédalique, arachnéenne et déliée – svastika déglinguée - Rosenhügel dit Arrigo.

     

    XI

     

    À présent Roswitha, 68 ans, reprend la parole

     

    ...H’ai appris sur Arrigo de certaines précisions.

    Il tiendrait un « Emploi du temps ».

    Nastassia m’écrit :

    « Je t’en apporte un exemplaire ».

    Il en change à peu près chaque mois :

    « Mercredi 18h : Lecture. 18h.26 : Correspondance. 18H 53 : W.C. »

    - Fait-il l’amour à heures fixes ?

    Nastassia l’en soupçonne.

    J’ai l’idée de fabriquer à mon tour, moi, Roswitha, un « Emploi du temps ».

     

     

     

    XII

     

    Arrigo, terroriste au service du R.O.S.W.I.T.H.A

     

    Il dit :

    « Je suis convoqué au 26e étage de la Tour de Verre Circulaire.

    « Il y a des barrages aux 10e et 20e étages.

    - Même les chefs d’État se font contrôler, M. Sartini.

    « Le Bureau, pour me recevoir, adopte la position de « tir groupé ».

    «  Il y a :

    El-Hawk, Seisset, Laloc, Roïski.

    « El-Hawk » (« le Faucon ») me fixe par dessous ses lunettes. Ses phalanges craquent.

    « Seisset le Français porte une monture en or et la moustache en brosse oxygénée.

    « Les mots sortent tout ronds de sa bouche étroite et rose.

    « Laloc est basané, Roïski myope.

    « Ils devront tous disparaître.

    «Il faut toujours éliminer le plus de personnes possibles avant de vivre.

    « P.S. : J’espère tout de même vivre quelque chose de bien plus exaltant qu’une stupide histoire d’ « espionnage »!Hi hi !

    - Vos responsabilités (disent-ils) sont écrasantes. Nous vous fourniront la Liste, l’Arme et l’Alibi ».

    « On me fournit aussi une villa badigeonnée de jaune au fond d’une cour d’auberge.

    « Au premier », dit mon guide, « un nid conjugal : immense cuisine, mansardée chambre, une quantitude de recoins et le palier interne sur mezzanine. Téléphone, balustrade en bois clair ».

    Nastassia, brune, compagne d’ARRIGO, parle de « chrysalide qui s’enterre », en effet :

    - les murs sont profonds

    - les fenêtres creuses

    - au milieu du jour, il faut l’électricité

    - les clématites obscurcissent les vitres

    - etc.

    ...  « Suprême raffinement » (dit le guide) : « une grille différente ferme chaque fenêtre, avec une serrure différente, prête à bondir d’un angle à l’autre sur ses losanges de ferraille coulissante.

     

     

     

    Arrigo,

     

     

    Arrigo, époux de Nastassia, continue d’écrire :

     

    « Su nous

     

    « Si nous étions frère et sœur, nous ôterions nos organes génitaux pour la nuit. Nous les enfermerions sous plastique dans un tiroir de table de chevet.

     

     

    « La moquette du premier étage répand, sur toute sa surface, une moiteur magnétique.

    « Les motifs du papier peint sont d’horribles gros yeux empilés.

     

    Nastassia, brune, épouse d’Arrigo, prend la parole

     

    « Le premier soir « de la villa », une puanteur précise nous guide vers le four, où pourrissait dans un pot jaune – un ragoût de vieux bœuf.

    « J’ai descendu l’escalier de bois en tenant les deux anses à bout de bras, l’estomac chaviré. Tout a disparu corps et biens dans la poubelle de l’auberge. J’ai respiré sous le ciel noir, observé le bâtiment du Heuriger, c’est ainsi qu’on nomme les auberges de ce pays.

     

    « Le hangar de bois faisant suite à l’auberge, vers nous, vers notre « villa », ; bruissait de lumières comme un Boeing aptère où flageolaient des ombres d’incendie. J’écoutais le violon, le hautbois, la caisse claire. J’écoutais cogner les poings et les culs de chopes, et le micro gras où les lettres « p » tapaient comme des pouf de tambours.

    « Quand la baie s’est ouverte entre les planches, j’ai vu l’orchestre courbé, tordu sur ses instruments.

    HOY ! HOY !

     

     

    - hurlait la noce - ma parole ! Moi même, Nastassia, je criais avec eux comme des chiens ».

    Nastassia – dit le narrateur – a remonté le perron vers chez elle, perron couvert de feuilles recroquevillées, frisées, par le gel. Au 123 bientôt, de l’autre côté de la rue, des quatre rails en creux de la Straszenbahn - « c’est ainsi qu’on nomme les tramways dans ce pays »- Nastassia, folle, peintre, exposera ses toiles, dans une chapelle à demi-souterraine au badigeon jésuite, avec au fond d’une voûte à berceau une croix plate, en stuc, à même le mur.

    « Je pense », dit Nastassia, « à ces crochets de fer auxquels Adolf H. fit suspendre ses propres officiers ».

     

    XIII

     

    Premier rêve d’Arrigo, petit-gendre de Roswitha

    « Sous les yeux empilés du papier peint, je me débats au sein d’inextricables foules encombrant la salle d’attente d’un dispensaire : formes allongées ou accroupies, appuyées l’une à l’autre.

    « On en trouve jusque dans le cabinet du cardiologue où l’on s’assoit et où l’on parle fort. La prescription est inaudible et Frau Doktor élève la voix. Elle porte une tignasse rousse et m’envoie, à moi, Arrigo, malade – une plaisanterie.

    « Ses deux voisins rient très fort. La consultation est terminée. Deux femmes jusqu’ici effondrées se lèvent soudain pour prendre leur tour, la cardiologue se nomme

    ROSWITHA

    - et n’est pas cardiologue mais neurologue.

    « Je suis admis à m’allonger sur un divan d’angle – quatre femmes à présent exposent leur cas toutes ensemble avec animation. Je sens ROSWITHA de plus en plus attentive, de plus en plus lasse. Puis elle referme les rideaux, demande d’une voix éteinte qu’on n’admette plus personne et se détend sur un fauteuil à bascule.

    « Quand elle se redresse, c’est mon tour. Et quand je me suis levé, j’étais banalement nu. Roswitha se trouve à table, face à moi, dans un restaurant de luxe bon-dé où règne le sans-gêne d’une cantine.

    « Des clients debout attendent nos places. ROSWITHA se penche au travers de la table, mais sa voix domine à peine le vacarme. Elle est très rajeunie. Lorsque nous nous sommes levés sans avoir pu achever les gâteaux, un gros homme les a saisis, puis avalés dans un rire vulgaire. Il est satisfait d’avoir pris nos places.

     

    XIV

     

    Nastassia, peintre, brune, folle, se confie – s’exhibe : SA HAINE DU PEUPLE. Se fait menerE par son mari dans cette halle où des Tchécoslovaques boivent, fument et pètent. Elle s’est vêtue pour cela d’un bustier violet, d’un diadème sur son chignon vieux jeu. Elle a commandé ein Gespritzt et contemple les tablées d’ivrogne.

    Le jeu consiste à fixer un Slave immigré dans les yeux jusqu’à les lui faire baisser.

    Arrio s’est enivré peu à peu, ils ont gagné un lièvre au loto, ils l’ont relâché dans la cour : à moins de gagner le Mauerpark tout proche, cet animal ne survivra pas. Les tourtereaux (Nastassia et Arrigo) rempochent toute leur monnaie, sans le moindre pourboire.

     

    XV

     

    Nastassia contredit cette version

    « J’aî donné öS 20 au violon, dans sa casquette doublée rouge »/

    Ajoutons que la neige est revenue, suivie d’un froid féroce.Il faut boire un schnaps de prune appelé Slibowitz, très parfumé, à même le goulot.

    Pour en revenir à la neige : ce sont d’abord des mouchetures sur le côté des marches, et, le matin suivant, les marches sont couvertes comme des tombes, bosselées, que Nastassia castre à la bêche. Les pelletées flottent, et retombent. Le ciel reste plombé, les gens disent :

    « Nie war es so finster, il n’a jamais fait si sombre.

    La nuit vient avant quatre heures. La nuit, ils ne sortent pas (Nastassia et Arrigo). La neige s’écroule du toit ; ils croient qu’on secoue la porte d’entrée. Arrigo, blême, a tiré au hasard dans le noir. Des clients de l’auberge rôdaient dans la cour. Nastassia ajoute :

    « Je décroche le linge séché par le gel, le tissu se déchire, les dos des chemises, les mouchoirs, avec un bruit de papier. Le premier décembre, le thermomètre atteint moins vingt ».

     

    XVI

     

    Roswitha revoit toute sa famille. Elle écrit :

    Observer, sans agir. Sans railleries. Vivre comme une vieille – comme les autres vieilles -

    qui m’a donné le modèle de la vieillesse ?

    Je fais exactement tout ce qu’elles font.

    Personne ne se méfie.

    CE DÉBAT NE M’INTÉRESSE PLUS – il ne faut plus que ce débat m’intéresse.

     

    XVII

     

    Nastassia, brune, folle, peintre, prenant possession de sa nouvelle (éphémère) demeure

    Elle dit :

    « La salle de bain se trouve à l’angle le plus sombre de la maison. La pièce est dépourvue de radiateurs. Les carreaux émaillés, mauves, ajoutent à l’impression de froid. La baignoire fuit.

    «  J’utilise la machine à laver des locataires précédents, des Suisses. Les fils électriques traînent sur le pavé de la salle de bain, dans l’eau. Hier, de grandes étincelles claquaient sur le carrelage dans une enivrante odeur d’ozone.

    « Arrigo et moi faisons souvent l’amour dans la baignoire.

    «  Je ne suis pas retournée à la galerie de peinture : l’autre côté de la rue, au-delà des rails de la Straszenbahn, me semble aussi éloignée que l’autre côté de la ville. »

     

    XVIII

    Arrigo, espion sans envergure, reçoit enfin ses « Premières Instructions »

    Il dit :

    « Premières instructions : attirer Tragol, mâle, et N., femelle, jeunes. Les peindre nus (cf. Nastassia). »

    Ils se tiennent par les épaules sur le canapé, ils se voient dans un miroir, Nastassia les peint à la lumière d’un spot. Derrière le dossier, une tenture leur masque ARRIGO armé d’un revolver à silencieux. ARRIGO observe leur reflet.

    Il attend que l’esquisse au fusain soit tracée.

    Tragol et N. (« Nouchka ») se retournèrent, ARRIGO, démasqué, se montra. Ils éclatèrent de rire. Nastassia prépara, parce que c’était l’heure, une salade de fruits de mer, avec du poulpe, au sépia. Les betteraves ajoutaient dans les sauces de petites îles violettes, un fort poisson gisait dans ces liquides.

    L’appréhension fit glisser les mains de Nastassia et la jatte s’écrasa au sol. Tragol, mâle, Nouchka, femelle, tous deux jeunes, aident au ramassage des débris.

    « Attention de ne pas vous couper ! »

    ARRIGO se fait traiter de comique au téléphone, par une voix parfaitement blanche.

    Il dit :

    « Mes proies m’échappent. J’ignore pourquoi je devrais les abattre. Je crois plutôt que : Rien.

    «  J’éprouve les tranchants de la jatte contre mes lèvres : si je presse, mon sang coulera. Nastassia pousse un cri ; je me suis entaillé. Elle suce ma plaie dont elle recrache le jus violacé.

    «  Je lis dans les journaux (poursuit Arrigo) qu’un groupe de forcenés (mâles), u crâne parfaitement rasé, se sont introduits mitraillette au poing dans une Institution Scolaire. Poussant la porte d’une salle de classe, ils ont menacé les élèves et leur professeur ».

    À cet endroit du récit (poursuit le Narrateur), les comptes-rendus divergent. Les uns disent que les Salopards ont arrosé l’ensemble, abattant les corps parmi les tables renversées, dans un bruit atroce. D’autres journaux affirment :

    - que le maître, se glissant le long du mur en direction de la seconde porte, a désarmé les Hommes par derrière et les a mitraillés avec leurs propres armes, jusqu’au bout du couloir.

    - que le maître s’est enfui, sans plus.

    - que le seul terroriste survivant serait parvenu dans le bureau de Sir A. Zery, président de sept sociétés fictives. Celui-ci aurait sévèrement réprimandé le  survivant pour le caractère expéditif du commando, mais ne lui en aurait pas moins remis une somme important.

    (« Cette dernière affirmation, dira ultérieurement Arrigo, ne m’a pas été communiquée par voie de presse et je me refuse à en révéler la source ».)

     

    XIX

    Martino, Quatrième Personnage de l’Histoire

     

    Il dit :

    « Il faut les supprimer tous les deux, ARRIGO et sa femme !

    «  Je crains que mon poids, mes bras courts, ne me permettent pas une efficacité maximale. Mais ce couple d’incapables revient chaque soir de nuit, à pied, en remontant la Lainzerstrae. Le fracas des tramways sera mon plus précieux auxiliaire.

    « La Lainzerstrae vire sans cesse à gauche, en montant. Les lumières y sont faibles.

    «  Le couple se faufile, l’un suivant l’autre, le long des murs, sur le trottoir rétréci. Ils rentrent tous les deux la tête dans les épaules, à leurs pieds la neige est silencieuse.

    «  Le couple prend des chemins de traverse : tout un système de ruelles à angles droits parmi les murs bas des maisons de plaisance, où se faufilent des passages enneigés menant à des jardins privés.

    «  Balançoires ankylosées par le gel, buissons. En bas des pentes s’ouvrent des portières de grillage, ils pourront s’enfuir, les rats : entre les bancs et les stères de bûches.

    «  La crosse glacée du Lüger me brûle la peau.

    (ARRIGO dit à NASTASSIA :

    «  Nous avons bien fait. Les chiens sont couchés, les propriétaires ont perdu les clés de leurs portillons. L’Autriche présente, au sein de son cadastre, des espaces rigoureusement inextricables.

    «  Tu feras ce soir un bon tour de cour avec ta carabine. Et puis, Nastassia, lis bien les petites annonces. Achète « Krone Zeitung » au premier Indien transi que tu verras dans les rues marcher à reculons à six heures du matin, entre les voitures, aux feux rouges sans chaleur. Ils touchent 1 öS par exemplaire vendu ».

    XX

    Roswitha, vieille, commanditaire supposée. Elle dit :

    « Je suis restée allongée huit heures de suite. Beaucoup trop pour mon âge. Des pensées noires sont venues. J’ai revu mon père, et sa fâcheuse manie de (…)

    « Je me suis retirée là, entre deux meubles, derrière les fenêtres sur sur. Patience. Patience dans le tumulte.

    Réflexion :

    « Les Empereurs de l’industrie, comment sont-ils fabriqués, à l’intérieur ?

    ...et et abruti d’Arrigo qui répète je veux me venger…

    - C’est vrai, confirme Arrigo. Et quel tort m’a-t-on fait ?

     

    XXI

    Roswitha, vieille et folle, parle de Martino, vieux nazi

     

    Elle dit :

    « Les tracts sont toujours sous l’armoire.

    «  Hier, réunion politique. Vingt personnes, âgées, ou des gamins. Je me suis assise sur une chaise très raide.

    « En 1945, MARTINO et moi plongeons à bicyclette dans les fossés, sous les alertes.

    - Vous allez vous faire tuer !

    - Oui, mais en plein air !

    « Les bombardiers battaient des ailes. Un jour ils nous ont visés. Nous avons ri tous les deux, sous les herbes au ras de l’eau, mourant de peur. Je me souviens aussi de la débandade des Hitlerjugend Bergmanngasse…

    « Hier Matino faisait son discours sur une estrade de classe. Il portait un ciré vert, déchiré d’en bas par un chien. Le bouton du milieu manquait. Martino manquait d’éloquence. Ses mains pendaient au niveau du sexe. Il les a regardées puis de sa main gauche il a saisi son poignet droit, pour l’immobiliser.

    « Le public suivait les mouvements de ses mains, tandis qu’il répétait : « Auschwitz n’est qu’un montage hollywoodien ; les victimes sont de faux disparus.

    XXII

    Arrigo, petit-gendre de Roswitha, brun, fou, parle

     

    « Nous sommes traqués. On a ENCORE frappé sur notre porte l’autre nuit : l’armature en fer tremblait sur le verre cathédrale ».

    « Il neige encore. Dans la cour, les déménageurs :

    ZIGEUNER U SOHN »

    « Nos meubles et nos caisses descendent le perron. Deux Yougo glissent sur leurs talons. Ils disent, dans leur langue :

    - Plus à droite. Lève. Attention.

    « Les Yougo portent des cartons cubiques. Ils respirent fort. Un troisième, invisible, dispose le chargement dans le camion. Les voici qui manœuvrent sous la voûte, nous quittons la cour du Heuriger.

    «  - Nous serons très bien chez mon oncle », dit Nastassia – quel oncle ?

    «  Il fabrique de la poudre. Quelque chose de tout à fait artisanal. Juste au-dessus de chez nous ».

    « Une vieille de vieille vient de crever, après trente-huit années de séjour. L’appartement est libre.

    «  Le camion passe la voûte. Le chargement mal arrimé balle dans les virages. Les Yougo s’arc-boutent : pavés, tramways, aiguillages. Par le bas du cul laissé béant, nous voyons des pavés pâtissés dans l’asphalte, la neige boueuse, les pare-chocs, les calandres. Nous sommes secoués dans la pénombre, accrochés aux meubles, avec des sourires contraints ».

    ARRIGO ne veut rien dire à NASTASSIA : il éprouve l’impression absurde absurde, mais très nette, que les Yougo les comprendraient, même en hébreu. Surtout en hébreu.

    Le camion s’est glissé en marche arrière dans une haute galerie traversière en stuc, qui le gaine, juste au-dessus de la bâche. La galerie débouche dans une arrière-cour.

    Vienne regorge d’arrière-cours.

    C’est là, dans des bâtiments opaques et bas, qu’on fabrique la Poudre.

    Juste avant la cour dans la galerie monte un escalier tournant. La rampe, en spirale, gêne les mouvements. Les coudes s’éraflent. Les Yougo ahanent, s’effacent, obséquieux.

    Le fils de Roswitha - !!! - porte une tête rousse, toute en poils. Les poings sur les hanches, il casse le cou, du haut de son mètre 55, pour nous voir trimer :

    « Si vous fumez, crie-t-il à travers sa barbe, ne jetez pas de mégots par la fenêtre!BOUM !

    Il se marre.

    Ce con.

    Les Yougo craignent leur employeur ; pourquoi faut-il donc que j’en frotte un, dit Arrigo, ventre à ventre ? » dans l’escalier à vis trop étroit ?

    ...Quand la vieille de vieille est morte, elle venait d’acheter une baignoire. Une baignoire toute neuve, rose, avec l’étiquette encore au fond.

    L’appartement est dégueulasse.

     

    XXIII

    MARTINO , vieux nazi corpulent, se confie

    Il dit :

    « J’ai vécu moi-même dans cet appartement, au-dessus de la poudrerie. Moi j’aimais bien ma tante. Il y avait la cave, où ces imbéciles se réfugiaient en 45 : la rampe de fer encore au mur pour descendre, et le couloir, sous la terre, sous la poudre, avec ses soupiraux étirés comme des yeux de Chinoises.

    « Au fond, c’était me réduit à brouette ; je la tirais dans l’escalier. Ce qu’elle pesait !

    «  Il y avait des portes en fer rouge, ouvrant sur des pyramides de gaines à cartouches. On n’entrait pas, à cause des rats. » (« der Rattten wegen »).

    « Et plus profond, trois autres caves.

    «  Une caisse à main gauche, remplie de sciure – trois tortues hibernantes bourrées là-dedans, énormes, j’ai déblayé la sciure avec les doigts pour dégager les carapaces. Les tortues sifflaient je me suis fait pincer.

    « La tante consommait ses confitures avec vingt années de retard : des rangées de bocaux sur les étagères pourries – il fallait tâter du bout de la petite cuillère – si le foie pince on jette tout. Le foie pinçait souvent.

    « Je les vois d’ici les deux Frantzouses quand il faudra remonter le charbon dans les seaux sans anses !

    « Je dois être le seul maintenant à connaître l’emplacement et la quantité de juifs du 17 mai flingués sous l’escalier pourri qui descend au cul-de-basse-fosse. Là où le sol est resté nu.

     

    XXIV

     

    Roswitha, vieille de Vienne, prétendue terroriste

    Elle parle :

    Autour de moi, 60 % de vieillards : VIENNE. Je veux sonder chaque vaisseau exsangue de ce grands corps, y découvrir quoi y rampe.

    Plus de 30 000 rues, suffisamment pour une vie – ma tentation, depuis l’enfance, de me mettre à compter, comme ce personnage de théâtre, un, deux, trois – jusqu’à l’infini.

    Je ne passerai pas, de mon vivant, la lettre G du répertoire…

    Après-midi d’automne. J’ouvre la fenêtre sur le pont Brigitte. Chopin hurle sur le tourne-disque ; il acquiert ainsi, dans le fracas de la circulation, une intensité insoutenable. Je colorie sur son papier toilé une grappe de raisins ; ce sont de petits crânes d’huile translucides.

    Cortot est mort avec trois pieds de fard sur les joues.

    Raisins délicieusement aigres, rues infiniment prévisibles, silences et chats traversant à pas lents comme des mains sur un clavier. Je peux entendre, sur le disque, chaque grésillement du repiquage.

     

    XXV

    Arrigo, espion, soliloque.

    Il dit :

    « Sans mission. Sans rien à vaincre.

    «  J’erre, de rue en rue. J’entreprends de lentes et systématiques explorations. Mes levers sont durs, le thermomètre intérieur stagne à 13, le feu s’est assoupi pendant la nuit.

    «  J’enfile ma robe, descends l’escalier coudé de la cave. L’air est glacé, les brumes chaudes du sommeil s’effilochent, il ne reste plus bientôt qu’un tronçon tiède au fond de mon ventre, vers l’aorte et la face interne des reins.

    « Je jette de grandes pelles de charbon dans un grand seau noir. Les fragments de combustible frappent le métal battu, les pas des Viennois matinaux glissent devant le soupirail asiatique. Je porte à deux mains comme un Saint-Sacrement la masse du maudit seau qui me scie les paumes.

    « Il faut reposer le récipient devant chaque porte, derrière chaque porte à ouvrir et à refermer. Il faut boucler tous les cdenas. Déjà les Officiants des Poudres, dans la cour, sont en exercice.

    « Ils me frôlent dans les couloirs sous les ampoules nues. La voix du Fils de Roswitha, petit barbu roux, retentit d’ordres aigres derrière une paroi de bois interrompue à vingt centimètres du plafond.

    « L’art autrichien par excellence : le recoin.

    « Je monte les étages en courant : si je me reposais, la coupure inférieure du seau m’arracherait un cri de douleur.

     

    Nastassia, brune, folle, compagne obstinée d’Arrigo. Elle parle. Elle dit :

    « C’est à moi de secouer la grille du poêle. Mon oncle, fils de Roswitha (le roux) s’obstine à dire « le four ». C’est le même mot en allemand : der Ofen.

    « Je vide les cendres. La matière grise monte en suspension, imprègne les narines, les cheveux. J’étage les papiers, le bois et le petit charbon. Puis le gros.

    « Le poêle (le four…) - s’éteint ou ronfle un peu au hasard. Nos mains à tous deux restent nores et grasses, nous nous nettoyons l’un à la cuisine, l’autre à l a salle d’eau, au-dessus de la baignoire vieux rose. L’étiquette est demeurée collée. Quatorze degrés ce matin. Petit déjeuner sur la table plastifiée, contre le mur, informations en allemand, entrecoupées parfois d’une voix d’outre-tombe :

    « Werbung » - « Publicité ».

    « Parfois quelques mots de français, si brouillés, si lointains... »

     

    XXVII

     

    Arrigo, sans emploi, médite

    Il dit :

    « Tous les petits matins, quand je me lave, et que la buée forme sur les vitres une pellicule décente, j’aperçois, au même étage, de l’autre côté de la rue, un ouvrier quadragénaire ventru et blanc. Il enfile son pantalon : le rebord des fenêtres ne me permet pas d’en voir plus.

    « Nastassia dit :

    - Tous les matins, je t’entends ramer ou piaffer sur le tapis de sol pour te former les muscles.

    «  Je réponds :

    «  - Il faut faire l’amour et monter les seaux de charbon ».

    «  J’ai trouvé à la cave, derrière l’étagère aux confitures, un message sans date, dans une enveloppe très épaisse et piquetée de jaune :

    «  - Voilà six mois que nous vivons là » - dit le message, « Thérésa et moi. J’ai 43 ans, et je ne « pense pas atteindre beaucoup plus : juste un fils à faire naître. Thérésa est de race noire, peu bavarde, et mal considérée. Elle craint le froid. La cave est sèche, sombre et glacée. C’est tout.

    - Il y a « c’est tout » sur le manuscrit ?

    - Oui. (Un temps). Crois-tu qu’ils sont enterrés dans la cave ?

    - Beaucoup de gens, répond, vivent sur des charniers. À Poitiers, en France, on a construit tout un lotissement.

    - Ne plaisante pas.

    - Je ne plaisante pas.

     

     

    XXVIII

    Roswitha, rousse et vieille, se secoue

    « Je connais une armurerie Benedikt-Schellingergasse.

    PREMIÉRE RUE TIRÉE AU SORT

    On ne refuse pas une arme à une vieille dame.

    Le magasin se trouve en haut de la rue, près des arcades de la Hïttelsdorfer.

    Il enveloppe l’arme dans un papier journal, comme un bas morceau de poulet. Il s’est penché de tout son buste au-dessus du comptoir, le ventre compressé parmi les crosses. J’ai enfoui dans mon cabas le pilon du Lüger avec mes Sellier subsoniques – de quoi flinguer 127 personnes – les maniaques notent tout – je vais distribuer les tracts nazis de Martino mon jeu sera subtil chaque victime

    sera choisie dans telle rue par Ordre Alphabétique mais abattue plus loin, après filature.

    Benez- (Jara-) gasse : qui était-ce ? < compositeur d’opérettes > - clé de contact – ce sera bien facile.

     

     

    XXIX

    Arrigo, à son tour

    Nastassia me prête son arme. Le crime, conséquamment, ne sera pas de moi.

    Le revolver pèse lourd au fond de ma poche 850g toutes les places assises de la Strassenbahn sont occupées, sexagénaires, septua- octogénaires, souffrantes et ventripotentes, la balle se noie dans la tripe.un

    Je suis resté debout sur la plate-forme arrière avec cinq ou six hommes de mon âge. Incongrus. De trop. Les hommes circulent toujours debout à Vienne. Ils se tiennent aux courroies. Nos corps masculins se heurtent dans les virages, pas un ne sent le Lüger dans ma poche.

    Il faudrait que je chante comme un enfant.

    « J’ai un revolver, j’ai un revolver…

    Je ne connais pas ma cible. Vingt mille öS à gagner.Un emploi sûr. Tout Vienne à traverser ; des

    vieilles qui montent qui descendent. Parfois un vieux avec sa canne ou son tripode.

    ...Tout à l’heure, j’avais vu déboucher sur moi la rame rouge sortie du brouillard. Je me suis engagé sur la voie pour prendre une photo-souvenir. Je m’en souviens maintenant. Il y a cinq minutes. Mon appareil photo pend à mon poignet gauche, au bout de sa dragonne.

    Une dragonne est une petite courroie.

    C’est un petit Nikon, il décrit un cercle à chaque secousse, comme un pendule.

    Le revolver est plaqué contre ma cuisse. Si je tirais, il me fracasserait la cheville, ou le genou.

     

     

    XXX

    Roswitha, vieille, dangereuse, armée

     

     

    Le Narrateur :

    Elle, Roswitha, échoua dans son entreprise. D’abord, le trajet de la Boschgasse à la rue Beneš était long, difficile.

    Les deux rives du Danube sont mal reliées.

    Roswitha vit de petits blocs de quatre étages, que séparaient de prétendus espaces verfs balayés de coups de vent. Devant elle, une Hongroise poussait un lourd landau

    Il n’y avait que la bordure des trottoirs, le sol restait meuble. Roswitha parcourut la Jara Benešgasse, le musicien. Chaque étage avait un balcon de ciment. Les locataires mettaient un point d’honneur à personnaliser leur balcon : sur le mur en retrait, un fer à cheval, un joug et un épi, une roue et un fer à cheval, un pot de fleurs. Une roue.

    Les pelouses formaient des plaques aux teintes indéci-

    ses. 

    précis,grammaire,indéfrisable

    Porte 8, « Harowitz Beltram » - gitan ? Un paillasson : ce sont de braves gens. Roswitha s’aperçut qu’elle avait oublié son arme.

    Dans la voiture, à même le siège avant.

    Harowitz ouvrit la porte. Roswitha tenait la main dans son sac à main.

    Il crut que Roswitha venait mendier.

    « Excusez-moi, dit-elle. Je voudrais prendre sur votre balcon ce bel épi de maïs que j’ai vu de la rue.

    Les sourcils de Harowitzse contractèrent, mais il s’effaça : les vieilles dames sont respectées en Hongrie. Elle détacha l’épi de maïs et sortit en remerciant.

    Harowitz referma doucement la porte sur elle, et Roswitha, sur le palier, avant de descendre, s’essuya soignement les pieds.

     

     

    XXXI

    Nastassia, peintre, et le marchant (justement) de tableau

    - Connaissez-vous mes toiles ?

    Le marchand est un phoque et secoue ses bajoues poilues : « J’ai tout ce qu’il me faut : du Nolde, du Kokoschka, du Romako. »

    Il soulève à mesure les cadres au bas des murs. Chez lui, tout est laid : fauteuils en peluche rouge, tenture à rayures, toiles à touche-touche toutes époques confondues.

    Le marchand de tableaux transpire. Il reçoit en pantoufles :

    - Vos toiles choqueraient ma clientèle. De plus, ma clientèle ne serait pas assez choquée. »

    Un couple bien mis à présent s’avance. Le marchand signe un papier, le couple bien mis signe à son tour, la femme porte un tailleur Elisabeth II. Quand elle s’incline, pour se venger, Nastassia aperçoit une vilaine veine bleutée.

    Un domestique monte sur une chaise et décroche le tableau vendu : il représente un homme vert, qui tient ses boyaux dans ses mains :

    Introspection,

    d’après Egon Schiele.

    « J’ai beaucoup de toiles en attente, dit le gros homme. Je paie des impôts considérables.

    Le couple achète aussi, pour la cuisine, un vase de fleurs hollandaises, avec un papillon en trompe-l’œil.

    Nastassia prend congé, refuse le thé.

    - Ne vous fâchez pas, Madame… ?

    - …

    - Vous trouverez d’autres marchands… Dès que j’aurai une place libre… Apportez-moi un tableau un autre jour… Ils sont très jolis vraiment (l’air penché, avec la tasse et la soucoupe) – allez donc voir Untem de ma part…

    - Je m’en garderai bien, Herr Hyckner…

     

     

    XXXII

    Arrigo, demi-fou, squatter :

     

    « Je fais comme si j’achetais la forêt. Un morceau de forêt. Plus tard j’achéterai tout le reste.

    « Une partie plate, aménagée, préférée par les sots. L’autre montueuse. Broussailleuse. Dieu merci les touristes préfèrent les terrains de boules. Ma maison est au milieu des ronces.

    « Je resterai seul.

    « Libre, beau, riche et seul.

     

    XXXIII

    Nastassia, folle, peintre, se livre à des spectacles hasardeux

     

    « Rencontre atroce et simple sur la Benkgasse, courte et avortée en parvis d’asile : deux vieux de sexe indéterminé, soutenus l’un à l’autre, à peine capables de marcher, dans un seul manteau lâche d’où sort une canne. Démarche tremblante et les yeux vides. La vieillesse est la pire folie, une canne pour deux et le vide.

    « Si je suis folle, que ce soit par excès de raison, car je suis venue de très loin, pour cette rue qui tourne entre trois bancs de ciment.

    « Les deux silhouettes saccadées, comme elles se dirigent vers l éternelle noria des allées.

    « Le manteau gris qui flotte.

    «  Rue suivante.

    «  Roswitha m’a appris les vertus immarcescibles de l’Ordo Alphabeticus.

    «  Bennogasse. Hauts, très hauts bâtiments, moulures sucrées, boîtes à Viennois, suants, tanguant sur les trottoirs, le pied devant l’autre, sans cannes, sans luxations, ni rien qui retienne à la vie. Les filtres aplatis de Marlborough dans le caniveau sec. Étages jaunâtres, verdâtres, tous les « - âtres ». Au bout de la rue je repars sur le trottoir opposé, l’inversement de perspective n’apporte rien, c’est dans ces rues parfois que justement le drame se déclenche, l’enfant qui traverse, la voiture Corps Diplomatique, le crâne écrasé entre deux nattes blond sanglant, le père beugle achevez-moi et toute la compassion dégoulinant d’étages en étages…

     

    XXXIV

     

    Arrigo, espion, brun, fou, en des lieux puérils et faussement secrets

     

    «  ...Dans un quartier reculé de Vienne. Tous les quartiers de Vienne sont reculés.

    « Tables désalignées, plafond bas, des noms devant les hommes sur les tables : balayeurs, visseurs d’écrous, vêtus de bleus de chauffen plafond infrarouge. « Entre eux et moi, dans l’espace vide, les ouvriers déambulent. À l’aise. Où que j’aie vu des ouvriers, toujours à l’aise. Avec des mains noires, et la voiture au fond sur pont élévateur.

    « Je me suis rapproché du bureau (Büro Vier). Donc, les conversations me deviennent audibles, transcriptibles. J’ai froid malgré les rayons infrarouges.

    « Les verrières sont recouvertes, à droite, à gauche, de grands tissus aux couleurs de l’Autriche, de la Pologne (rouges), du Zaïre (bleu et jaune), du Brésil vert. Le soleil se couchant, le vert envoie sur tous et tout des taches d’affections cutanées. Le dialogue s’est établi, après installation, sur l’abondance des réfugiés nourrissez-les, Vous nous donnez trop peu, bien trop peu – zu wenig nach !

     

    « Mais nous ne pouvons pas les abattre ! »

    Le camp d’Emshaufen qui déborde.

    - Tous ces Polonais sont riches ! ils ont tous leur voiture !

    - Ils n’en tireront rien ici.

    - Ouvrez les espaces verts de Ketten.

    - Mais les vivres ? ...les tentes ?

    - Demerden Sie sich ! (dans le texte)

    ...du moment que Sandro touche son fixe…

    - On ferme ! On ferme ! Wir schliessen !

    Des ouvriers poussent des poutres métalliques sur des rails.

    - Herr Sartini ? c’est au fond.

    Une salle d’atelier aménagée en buffet. Les tables forment un grand U, sans apprêt : nappes négligées, plats de pommes de terre. Une annonce en polonais : « Les réfugiés de Krimphausen sont fiers de vous présenter les meilleurs mets, préparés pour vou ».

    - Un peu d’héro dans la sauce ? ..;c’est Amnesty qui fournit.

    - N’écoute pas ce ravagé.

    Arrigo Sartini voit une femme assise sur un coin de table, jambes écartées sous une grosse assiette de purée ornée de bougies d’anniversaire.

    « Je m’appelle Genova. J’aime la purée. »

    Il sait qu’il ne reverra plus la femme. C’est toujours comme ça dans la vie.

    Les traits de Genova ressemblent à ceux de Nastassia. Son nez lui plaît, long, fin comme une queue de goy. Elle dit :

    « La religion de mes pères, rien à foutre. »

    Elle souffle les bougies et engloutit le plat.

    « J’offre une Vyroubova ? »

    Genova accêpte, jette l’assiette en carton et les bougies dans une poubelle à ses pieds. Il passe lamain dans les cheveux noirs de cette femme. Il n’imagine aucun piège. D’un coup elle se recule, relève une mèche, ils se lèvent tous les deux en se rajustant :

    « J’ai une place pour la London de Haydn, viendrez-vous ?

    - C’est gratuit ?

    Il ne la reverra plus : Nastassia l’attend ce soir chez les… les…

    Comment se fait-il que nous puissions fréquenter – qui que ce soit ?

     

    XXXV

     

    Roswita, vieille, fille de diplomate, Viennoise

     

    Elle dit :

    - À soixante-huit ans, une femme n’intéresse plus qu’elle-même. Je marcherai tant que je peux. Ils vont bien voir si je ne « réinvente » pas les rues de la ville. Bensasteig : se garer Bergmanngasse, je monte l’escalier.

    « Essoufflée je débouche sur un fond d’impasse. Les voitures stationnées là se calent le train arrière avec des semelles de bois. Les pneus s’appuient comme des joues, le frein à mùin bloqué à fond, la première engagée.

    Un homme qui promène son chien.

    L’angle inférieur droit des façades touche le sol. Le gauche s’en éloigne. Dans le triangle ainsi formé s’ouvre un garage mal foutu.

    L’homme tient son chien en laisse. Il lui parle rudement et tape dessus à coups de canne, je tape sur la cale à pneu d’un petit coup de pied sec, le bois résonne, je dégage la deuxième, l’homme frappe plus fort.

    La voiture a reculé, freins non serrés, quel imprudent, quelqu’un crie derrière la fenêtre du premier (du rez-de-chaussée), je lève les bras, le véhicule atteint les marches et tombe. La ta tôle gueule, des têtes autrichiennes garnissent les fenêtres, je poursuis mon chemin.

    La Feuille de Chou minimise :

    Attentat d’une folle

    - aucun effort :

    « ...l’automobile est restée suspendue de biais à mi-parcours », l’homme et son chien « ont éhappé de peu à une mort certaine », photo d’une Kneipe (gargote) au bas des marches, rang d’oignons de retraités éberlués, casquettes, gros nez -

    une demi-page, tout de même !

    J’ouvre ma fenêtre, circulation intense.

     

    XXXVI

    Nastassia, petite-fille de Roswitha,marchant sur ses traces. Se prend pour une terroriste.

     

    Elle dit :

    - La ville regorge de sens interdits.

    « C’est la deuxième neige de novembre ?

    «  Rue Karl-Benz, exactement ressemblante à ses parallèles : énormes pavillons, et la plaine, immédiate, jusqu’en Bohême ; la vile de Vienne cesse brusquement juse au bord d’un labour, aux sillons crêtés de neige.

    « Pavillosn gros et tues étroites, à toucher les rangées de grilles. Trottoirs très hauts. Du sale, du froid, de la fange. Maisons massives, avec chambres, amilles et cheminées épaisses, trois hommes et cinq femmes épaisses par tott. Pas d’enfants, pas d’enfants.

    «  Il est quatorze heures, pas de lueur sur terre comme au ciel. Je ne crie pas Au, Dieu m’est témoin que je ne crie pas. Au bout du boyau, une machine très asthmatique obstrue l’espace

    WERKSTATT

    CHANTIER

    Les murs sont frigifugés. Tous ces Immeubles de géants, remplis de nains, je les donnerais, pour dix mètres de chemin noir.

     

    XXXVII

    Roswitha, vieille, terroriste, gâteuse

     

    Elle dit :

    « À Vienne je trouve toutes les raisons de poser des bombes. Le Nazillon me donneras des unes, et des autres.

    « Avec mon père, j’aurai voyagé, avant la Guerre, à travers l’Europe. Nous représentons, nous, les vieux, soixante pour cent de la population à Vienne.

    « Je promettrai la main au Nazillon.

     

    XXXVIII

    Martino, nasillon, quinquagénaire

     

    Il dit :

    ...que le jour tombe ; qu’il reste enfermé ; qu’il se méfie ; qu’il n’est pas bon de s’exposer ; qu’il s’enroule dans son cache-col ; qu’il n’est pas vraiment gros, juste adipeux ; huileux ; antisémite modéré. Il imagine des complots. Sinon, il mange trop.

    Il a acquis une ouïe extraordinaire, une grande aptitude au silence ; cela ne lui sert à rien ; il ne connaît que la voie de ses voisins (die Stimme seiner Nachbarn). Lui ne ne montre pas.

    Il se colle aux cloisons.

    Laissons-lui la parole, « Au dehors, je prends l’air joyeux, tout cela doit être décidé.

    « Je n’imagine pas un seul instant quel mari je ferais pour Roswitha ».

    Martino redresse son torse. Il fouille dans sa poche, en sort une pincée d’autocollants à croix gammée rouge, quelques croix tombent sur le sol, il se baisse en soufflant, les recueille au bout de ses doigts. Il se redresse sur son palier, se dandine, descend l’escalier, lance aux deux concierges un lazzi en dialecte de Bolzano (Bozen).

    Les Autrichiens revendiquent la vallée du Haut-Adige.

    Dans la rue, sur le pavé, ses souliers roulent comme deux coques pourpres. Il a vissé son cache-col, humé le vent, tourné à droite, sorti de sa poche une petite croix qu’il colle avec un bruit de miel. Martino dévale sur ses jambes courtes la Berggasse : immeubles de pain d’épice et de candi.

    La pente est raide.

    Il prend garde en traversant la Liechenstattstrasse puis la rue s’aplatit, Martino voit des vitrines bêtes où croupit un hors-bord à la verticale, moteur Johnson, une planche à voile.

    Martino s’arrête au Dix-Neuf. Sur le cuivre froid Freud Museum – d’un geste vif de son bras courtaud Martino colle la croix rouge, la gammée.

    Mais tous les jours, l’insigne se décolle un peu plus tard, autour du doigt de l’Opposant, cet inconnu.

    « Cette fois, mon Opposant, il te faudra un couteau. Ça tient, ça va tenir ».

     

     

    XXXIX

    Nastassia, peintre, folle, emménage

    Sie sagt :

    « Je vois deux vieux qui me regardent, un de chaque côté, coincés sous le linteau de leurs fenêtres basses, sous la voûte.

    « J’ai descendu six marches, voilà ma crypte. Là, j’expose. J’invente mes horaires. Je ne supporte les visiteurs que par hasard .

    Une femme arrive : « Cachez-moi ».

    Grande, noire et bouclée : « Cachez-moi ». Je désigne mes murs sans niches ni recoins. Elle s’appelle « Clara Stasi ». Si c’est vrai. Un homme la suit : descendant les marches, mains dans les poches. Elle dit c’est un jeu.

    L’homme pivote avec des grâces de char.

    Il dit « Je m’intéresse à l’art ».

    Une à droite, l’autre à gauche.

    Clara serre les poings dans ses poches. Le gros homme aussi. Les gros sont très vifs. D’un geste il va me lacérer la toile : « Celle-ci » dit-il.

    - Ce n’est pas à vendre ».

    Il comptait am-stram-gam. J’ai suivi ses yeux. C’est un très vieux truc.

    Il me demande pourquoi j’expose, j’aime coucher avec mes acquéreurs, nous marchandons en italien de cuisine, il essaye de nous toucher de part et d’autre de lui, nous nous sommes dérobées. Il a tiré de sa poche d’imperméale un sachet blanc que nous identifions vite en éclatant de rire et comme il n’a sur lui aucune arme nous le fouillons.

    Nous lui avons donné deux femmes nues au sépia et le renvoyons.

    Il ne fait que passer le seuil et revient avec un petit ami éblouissant.

    Este amigo dice :

    « RETRÓN ; es mi nombre – je suis chilien.

    « Il tire de son jean un Glock-17 extra-plat. Je connais cette arme et la crains par-dessus tout. De l’autre poche il tire un sachet de poudre d’or. Il me raconte une longue histoire compliquée, un nom revient souvent : Antofagasta. J’empoche l’or. Les deux hommes pivotent et s’en vont, la femme les suit ausitôt. Je suis retournée plusieurs fois dans ma galerie : l’Italienne n’est pas revenue. Ma vie est mal construite. Mais le Chilien nous rend visite un autre jour, à l’étage, au-dessus de notre poudrerie. Il fixe toujours ARRIGO avec une intensité exaspérante, déjà son accent devient intermittent. Croyant nous informer :

    « Dans votre cave il y a des cadavres. Tous n’ont pas été tués par le bombardement de 45.

    - Pas un seul » confirme Arrigo : « pas d’impact direct sur le bâtiment ».

    Retrn baisse la voix, se penche vers nous par-dessus le guéridon, haussant les sourcils : « Helmut et Theresa sont vivants. Voyez cette fissure, ajoute-t-il , et ce mot ein Riss me convainct définitivement : son accent est faux. Il dit que Helmut et sa femme se trouvent à l’étroit. Que la lumière leur manque, et l’air – que le bébé va naître. Ils aimeraient qu’il naisse libre. Un métis. Thérésa est noire.

    Helmut n’a pas osé le dire à sa mère.

    « Je ne les recevrai pas » dit Arrigo.

    - Mais c’est vous qui occupez leur appartement » - il se renverse dans son fauteuil en riant silencieusement, allume un cigarillo qu’il secoue dans un grand seau de cendres, tend l’oreille vers la fissure dans le plâtre – Arrigo l’imite pour se payer sa tête.

    « J’entends le vent » dis-je.

    Il fume.

    Nous ne le reverrons plus.

    Je sens autour de nous d’impalpables présences. La vieille voisine de palier ne sourit jamais, elle dit juste Grüsz Gott. Arrigo lui demande :

    « Viendrez-vous avec nous à la messe de minuit ?

    - Jawohl !

    Elle vide son seau dans les toilettes. Le 24 le thermomètre marque – 17, la vieille nous suit sur le verglas d’un pas hésitant, Arrigo demande :

    Ob Sie schon Ski getrieben haben, « si vous avez fait du ski ?

    - Jawohl ! Encore une fois.

    Sous les lampadaires, les mollets de la vieille serrés dans des bas trop tendus de coton gris, semblent deux sucres d’orge.

    La petite église est comble. Toute une communauté plus ou mois francophone, en majorité zaïroise, et Roswitha fardée derrière un pilier : ses lèvres tranchent sur sa peau poudrée

    Les Noirs ont l’accet belge.

    Je serre très fort le bras d’Arrigo.

    Une Zaïroise enceinte, petite et trop corpulente, s’appuie contre un quadragénaire au crâne glabre, de race blanche. Il s’incline. Il ne porte 0as la moindre trace de charbon.

    - Allons-nous-en.

    - Et la vieille ?

    ROSWITHA leur fait signe. Ils voient l’autel de profil, mais le prêtre s’adresse à tous, se tournant de tous côtés. Des plaques d’infrarouge qu’on a montées sur des bouteilles à gaz. Helmut – si c’est lui – desserre son cache-nez. Le prédicateur multiplie les mouvements de bras, c’est un scarabée vert, avec brbe et moustache, il proteste contre l’Apartheid. Il finit en battant des élytres et retourne prier.

    Theresa – si c’est bien elle – communie, sa mâchoire pend, recevoit son Dieu donne un visage mort, Nastassia contemple ce géant vert au bouc noir. Pédophile ?

    Arrigo : « Que regardes-tu ?

    - J’espère que tous ces Nègres ne vont pas envahir la maison.

     

    XL

    Arrigo, germanophile et misanthope, parle.

     

     

     

    Il dit :

    « Au bout du sentier, là commence la forêt. Le Urwald, la Forêt Originelle.

    J’ai suivi une femme entre deux murs.

    Leparc de Scheenhardt aux portes de leur ville.

     

     

  • Réserves

    62 06 Ce n'est que fort tard que j'ai appris - ô candeur de mes maîtres ! - qu'un mot grec ne pouvait avoir qu'un seul accent, sauf si un enclitique le suivait. Il a fallu que je le découvrisse moi-même. C'était « évident », chers professeurs. Ben voyons. De même qu'il était « évident » que le do, le ré, possédaient chacun leur fréquence : c'était « évident ». Pour moi, « do » pouvait aussi bien être n'importe quelle note, puisque de n'importe quelle note on pouvait, effectivement, faire partir une gamme... dont la première note ne pouvait être qu'un « do », arbitrairement ! J'ai passé de onze ans jusqu'à vingt ans à ne pas pouvoir comprendre ce système des gammes, de do, de ré, de mi.. Dans l'impossibilité donc de faire la moindre dictée musicale, où mes seules notes justes étaient celles qui étaient fausses, par étourderie. Car je faisais des efforts, je vous le jure. Mais voilà : les hauteurs des notes, c'était « évident ». Un seul accent par mot grec, c'était « évident ». Pédagogues de mes couilles...

     

    62 11 11 Seigneur accorde-moi juste un vers, une expression qui puisse 'm'immortaliser, “les moutons de Panurge”, “l'œil du maître” "daffodils" : car ce n'est que par là que l'homme survit, juste un fragment de phrase. Il ne me reste plus le temps que d'inventer, de découvrir, une simple formule qui me rappellerait,. A présent l'écriture me fait ressentir. Prenez leçon de moi, écrivains ratés.

     

     

    62 11 19 .D'autres qui découvraient l'existence d'Aix-en-Provence, ou du Puy-en-Velay – sauf une : “Ah oui ! J'y suis allée en vacances !”Alors Jeanne d'Arc, pffff ! Cette foutaise...

     

     

    62 11 22 Il nous en vient d'ailleurs tant d'autres (« Tu te sers, Viêt”, à un copain de Saïgon, dont la sœur (pourquoi pas) répétait « moi j'écarte et tu enfonces” - volontiers ma foi : il s'agissait de forcer entre deux mâchoires de pince les deux plaques d'un sous-verre…)

     

     

    62 12 04 Bonjour. Je souhaiterais vous renvoyer l'article dont le n° de facture est le 9267236, mon numéro de cliente est le 503 556 20, mon adresse est A. Malheureusement, le relai "O" ne consent pas à vous renvoyer le paquet en cause, disant qu'il lui faut une icône de type "smartphone" (appareil que je n'ai pas) afin qu'il puisse cliquer dessus. Je trouverais dit-il ce symbole "en regardant sur internet". Or, en explorant votre site, il m'est impossible de repérer une telle icône (ou une "clé"). Malgré les documents en ma possession et que je présente, rien ne convient, trois fois de suite, et le délai de rétractation se trouve atteint. Pourriez-vous me préciser ce que je pourrais faire. Avec mes salutations les meilleures. A Téléphone7. 62 12 07 Le monde est comme ça depuis la nuit des temps et sera comme ça jusqu'à la nuit des temps. Parce que la seule vérité, la seule de chez Tout Seul, c'est qu'un jour ou l'autre on va tous CREVER. Alors on fait tout ce qu'on peut pour ne pas y penser, car un monde habité par la VERITE serait un asile de fous où tout le monde hurlerait d'horreur. On prend donc un peu de hauteur, au lieu de débiter des vérités à deux balles. Tenez, moi, par exemple, je ne me gêne pas pour vous faire de la métaphysique à deux balles. 61 08 30 (?) C'était encore le temps où nous descendions la rue Paul-Louis Lande pour déboucher sur la faculté des Lettres, qui fut transférée trois ans plus tard, progressivement, au centre des terrains vagues talençais. Les bus en direction du campus grouillèrent. Puis nos étudiants se motorisèrent : tâchez-voir de trouver une place libre dans les parkings, à l'Université Michel-Montaigne : les roues trébuchent sur les racines au pied des grands arbres plantés là pour faire joli, et qui ne tarderont pas à encombrer, pour peu que les édiles s'en mêlent, ou s'emmerdent. 62 01 17 Exactement ce que j'avais demandé à mon directeur de maîtrise, qui fut nommé à Lille. Puis je me suis rendu compte que potasser une maîtrise se faisait au petit bonheur la chance, et que le prof se contrefoutait totalement de vous suivre dans vos travaux : l'étudiant français travaille sans filet avant de se planter devant un jury d'inspecteurs de travaux finis. Alors j'ai calé. Mais non sans une nostalgie tenace pour tout ce que cette préparation de bientôt 40 ans m'aura permis de côtoyer 62 01 29 Je préfère alors renoncer à la liberté, car la tyrannie me manquerait trop (pour l'exercer). Maintenant, qu'on l'exerce sur moi, pas de problème, j'ai d'ailleurs toujours plus ou moins eu l'impression d'en subir. Les frontières dues à la liberté d'autrui sont trop subtiles, mouvantes d'un individu à l'autre et même d'une heure à l'autre. Respecter la liberté d'autrui, c'est se soumettre je ne dis pas à la tyrannie mais au moins à l'arbitraire, aux caprices, aux humeurs d'autrui, c'est chiant comme la mort, c'est se fatiguer toujours à jouer au funambule, parce que personne ne respecte exactement l'autre comme l'autre voudrait être respecté, on appelle ça "les rapports humains", ça fait chier, et j'ai autre chose à foutre, alors j'évite les autres le plus possible. Tout le monde n'a pas l' "instinct" des frontières, on m'a toujours engueulé pour mes gaffes, alors je me replie, je parle à 4 ou 5 gens et à mes fournisseurs, et ceux qui ont le sens des relations humaines eh bien tant mieux pour eux, quant à moi j'ai assez gigoté sur mon fil en faisant le guignol et en me cassant sans arrêt la gueule, alors maintenant stop, rideau, walou, point barre. 62 02 09 Mme Thérèse n'a sans doute jamais vu de film porno : ce sont toujours les femmes qui font les avances, et jamais je n'ai vu de violences. C'est un vrai paradis : des femmes qui veulent, et qui ne prennent pas les hommes pour des salopards violeurs et vicelards. Donc des films très éloignés de la réalité. Mme Hargot, dépassez donc le générique, et cessez de prendre les hommes pour des porcs et des bourreaux. De toute façon maintenant j'évite les femmes le plus possible, et je ne m'en porte pas plus mal. Vous avez gagné, Vous êtes (re)devenues carrément dissuasives,moralistes, puritaines et repoussantes. Vous nous méprisez. Au moins comme ça vous êtes libres. Eh bien, pour votre gouverne, nous aussi. Si vous souhaitez récupérer le contenu de votre blog, allez dans l'administration du blog, puis dans l'onglet "tableau de bord" puis dans l'onglet "outils" et cliquez sur "exporter". Vous recevrez ensuite un email sur l'adresse du compte de blog. Dans cet email envoyé par "sudouest service" vous avez un lien pour télécharger l'archive de votre blog, avec l'avertissement suivant : "Une fois le fichier téléchargé, nous vous invitons à décompresser l'archive avec le logiciel de votre choix (7-zip par exemple). Pour consulter votre blog en mode "déconnecté", ouvrez simplement sur la page "index" se trouvant dans le dossier décompressé." Il s'agit en fait d'une copie de votre blog que vous pourrez regarder sur votre ordinateur, même en étant déconnecté d'Internet. ...C'est on ne peut plus clair. Vous n'avez rien en caractères hébreux ? ... avez-vous observé combien l'agglomération bordelaise s'étend désormais très exactement autour de son cimetière ?) - 63 02 26

     

     

    63 03 24 La "table du temps et des fêtes mobiles" sur mon missel ne va pas au-delà de 1960, considéré sans doute en ce temps-là comme le comble de l'avenir, au-delà duquel il eût été dangereux, indécent, de porter l'esprit. Je m'en fous de la Grande Librairie. Djian n'est capable que de sortir des conneries niveau Sud OUest Dimanche ("rendre aux autres ce que j'en ai reçu", on dirait le curé de ma paroisse). Les autres ne sont que des parvenus convenus devenus cons. Des écrivains qui fabriquent du pâté de campagne pour Carrefour. Et que je te vante ma petite cuistance, et que je te fais le modeste, et que je ramène ma petite tronche de gonzesse à claques... La semaine précédente, c'étaient Onfray et Lucchini, alors "Plus dure sera la chute" comme ils disent. Mais vraiment, quand je vois ces énergumènes de la platitude, je ne me sens pas, mais alors pas du tout écrivain. Pourtant je le suis, dans mon fond de tiroir. Seulement, ceux-là ne sont pas de ma bande. Ma bande à moi tout seul. Et zobi cake. Travailler quinze heures par jour, je ne vois pas en quoi ça forme l'esprit. On a juste le temps d'aller chier et de courir se coucher. Les médecins, les hommes d'affaire, et autres, font des métiers passionnants, je ne dis pas. Mais 9 métiers sur 10 sont ultrachiants, tu passes ta vie à gagner des clopinettes pendant que le patron et les sous-chefs n'arrêtent pas de t'engueuler parce que tu ne vas pas assez vite. Alors un avenir de zombie comme ça, la jeunesse n'en veut pas. "Le travail" n'est pas une valeur en soi. Merde alors. H72f0c36baa1608a164b9b5d06e6c21ef.jpgaka Ka mate, ka mate! ka ora! ka ora! Ka mate! ka mate! ka ora! ka ora! Tēnei te tangata pūhuruhuru Nāna nei i tiki mai whakawhiti te rā Ā, upane! ka upane! Ā, upane, ka upane, whiti te ra! Vais-je mourir, vais-je mourir ! Vais-je vivre vais-je vivre ! Vais-je mourir, vais-je mourir ! Vais-je vivre vais-je vivre ! C’est l’homme aux cheveux long Qui est allé chercher le soleil et l’a fait briller à nouveau Je marche vers le haut, je marche à nouveau ! Un pas vers le haut, un autre… le soleil brille ! J'aime pas les anniversaires j'aime pas les gens j'aime pas mes amis j'aime pas ma femme je m'aime pas j'aime pas le suicide. Alors je couche avec ma femme je reçois mes amis je fréquente des gens je souhaite des anniversaires, et quand je me regarde dans la glace je me tutoie. Quand même. Et toujours pas de suicide, tiens, là, ça ne marche pas. Et à force de se faire enculer, on y prend goût, on se met à aimer la vie (car la vie n'est qu'un grand boyau anal), et l'un dans l'autre on se démerde, oui, bon, c'est c'lààà ouiiii, et si je me tais ça ne dérange personne, ILS continuent à discuter sans moi, et même, de choses intéressantes, qui ne sont pas moi, ce monde me surprendra toujours. 14 05 16 non, la culture n'est pas en recul. Ce sont les projecteurs qui se braquent toujours et de plus en plus sur les plus cons. Nous avons toujours été une minorité, une ELITE, parfaitement, je répète une ELITE. Dont 99% des "gens" se foutaient et se sont toujours foutus. Mais qui ont fait l'histoire du monde.

     

     

    21 05 16 - je me demande si cette famille Norel ne serait pas descendue d'anciens juifs, d'où leur piété ostentatoire ; je me souviens que tout le monde avait récité la prière avant de se coucher, à genoux sur les tommettes roses de la cuisine ; après quoi j'étais allé coucher avec mon camarade, et nous avions échangé fait sous les draps des concours de pets. Ensuite, j'avais dû me relever en pleine nuit pour vider sur le fumier le contenu d'un pot de chambre plein à ras bord, croupissant depuis des jours sous la grande armoire ; impossible de se rendormir vu la puanteur intacte - Les maîtres à penser de Nuit debout sont des bolcheviks d'occasion, des Che Guevara bas de gamme dont la vraie passion n'est pas la liberté mais la servitude. S'ils arrivaient au pouvoir, ils commenceraient par enfermer tous les opposants dans des camps, ce que le communisme a su faire de mieux. La radicalité est toujours une preuve d'impuissance. Ils sont archi-minoritaires et ne représentent rien.'' - Pascal Bruckner - A NOTER 21 MAI 16 FAIT Je ne suis peut-être pas génial, même que je viens d'annuler d'un coup de pouce huit lignes extraordinaires surtout question modestie. Mais enfin j'aimerais bien que la fermeture sans cesse repoussée de ces blogs privés stoppe ses effets délétères : une connexion, zéro, une, zéro, c'est un peu trop binaire tout de même, au point de ressembler à l'électro-cardio d'un agonisant, ou à l'électro-encéphalo de Ribéri. Nous étions nombreux à demander la glaire, euh la gloire, alors ne nous déceptionnativisez pas. Vous êtes déjà nombreux devant la Phynale, à humer les relents d'aisselles moites, de crampons terreux et de couilles écrasées. Bientôt vont retentir les harmonieux "Paris, Paris, on t'entube !" ( oui, bon, il y a des enfants sur la toile), je regarderai une mi-temps, sur mon ordi de bureau, comme ça ma femme ne viendra pas me ferche. Allez, bande de mégalo, joyeuse joie de vivre, et revenez me donner la joie de donner. Je m'en fous de mon nom, il ne me plaît pas, j'aurais préféré Tartempion ou Crachouillard. Monsieur et Madame Tête-en-Feu ont une fille, comment l'appellent-ils ? Macha. Je vous laisse réfléchir là-dessus. Hardt Vandekéén von Kohn, Graf von Hüttelsdorf und Barstatt-Mandegen. Sieg, ZOB! Sieg, ZOB ! • Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer, • On n'aime point, Seigneur, si l'on ne veut aimer. Burrhus, I, 1 de Britannicus A NOTER 63 05 22 F ITR

     

     

     

    Bataille, comme Foucault; comme Baudrillart, comme Barthes, m'ont toujours profondément indifféré. Ce sont des philosophes qui parlent qui parlent qui parlent. DE quoi, on s'en fout, ils s'en foutent, ils ronronnent comme un chauffage central, ils pourraient parler de la cachexie des bêtes à corne ou du céleri rémoulade, je m'en fous, ils s'en foutent, ils font du bruit, pas la moindre passion, pas la moindre personnalité, ils font cours, parfaitement interchangeables, ils répandent la poussière, on ne sait pas ce qu'ils pensent au juste, eux non plus, quand ils ont fini on referme son classeur, on secour sa poussière et on va au bordel. La procédure d'export est simple. Le blogueur peut exporter son blog en se rendant dans la rubrique "Outils" de l'onglet "Tableau de bord".  Cliquer sur la demande d'export Vous recevez AU BOUT DE QUELQUES HEURES un mail (à l'adresse indiquée dans l'onglet "compte", si ce n'est plus la bonne, il faut la changer avant de faire la demande d'export) Cliquez sur le lien reçu dans votre boîte mail et téléchargez l'archive. Elle est compressée, il faut la dézipper (généralement vous avez un outil pour cela sur votre ordinateur) dans un dossier que vous créez (généralement, il suffit de faire "glisser-déposer" le contenu du dossier d'archive vers le nouveau dossier). Pour accéder ensuite aux données du blog, double-cliquez sur le fichier "index.html" qui ouvrira votre navigateur (même hors connexion). Il est nécessaire de préciser que cet export contient une archive de tous les contenus et media / fichiers publiés sur le blog et sont restitués dans un format ZIP. Ce format n'est pas ré-importable sur un autre outil du marché mais peut être conservé sur votre ordinateur et consulté même hors connexion, même quand le blog n'existera plus.  Si vous souhaitez des précisions, merci de me contacter à : jm.leblanc@sudouest.fr 63 6 27 Tiens, je m'en fous totalement de cette fermeture inique (sa mère) sur la plate-forme Sud Ouest. Rien ne sert à rien puisque de toute façon vous devez mourir, on connaît, j'en ai fait mon pain sec de tous les jours. Mais j'aime aussi la devise de Sarah Bernhardt : "Quand même !" que mon grand-père meusien prononçait "quante même). Que feriez-vous si vous étiez en train de jouer à la balle et qu'on vous annonçât la fin du monde dans vingt minutes ? Question posée à St Louis de Gonzague : "Je, dit-il, continuerais à jouer à la balle". Ce "Je, dit-il", n'est-il pas admirable ? Ledit saint mourut à 22 ans dans l'extase pour ne pas dire dans l'éjaculation. A chacun sa connerie la mienne c'est de continuer coûte que coûte, même si j'ai manifesté une grande passivité, car la passivité "pour avoir la paix", la "lâcheté" si souvent dégainée par des  crétins qui  ne vous arrivent pas à la semelle (à se demander de quoi Allah se mêle), eh bien ça se paye, comptant, très gros, très douloureux, au moins autant que toutes ces merdes à couilles qui vous balancent sans se gêner leur propre exemple à la gueule, en toute modestie. J'ai appris une chose, moi qui me suis toujours comporté comme tout le monde, c'est-à-dire comme un génie méconnu dont on s'arracherait plus tard les documents biographiques, c'est qu'il suffit ("y a qu'à, faut qu'on, vrai con) de laisser parler sa personnalité ou faute de mieux sa personne, et alors, alors mon pote, tu peux écrire tout ce que tu veux, ce sera bon de toute façon, parce que ce sera toi. Turanzin. Car il ne suffit pas d'être refusé par tous les éditeurs pour être excellent. Et je m'arrête, parce que je vais dire des conneries. CETTE PHOTO EST DE VINCENT PEREZ. LE DANSEUR QUI SAUTE, LE PHOTOGRAPHE N'A PAS COMMUNIQUE SON NOM. IL EST RUSSE ET VIT TRES LOIN D'ICI, PERSONNE N'EN A RIEN A FOUTRE. XXX 63 07 01 XXX 63 07 02 l'incapacité de l'auteur, y compris dans sa vie personnelle et sociale, de consentir au moindre effort pour instituer des relations dites « efficaces ». « J'y suis bien arrivé », « Comment on a fait nous autres » - eh bien, ramassis d'ignares, lorsqu'on a bien une fois pour toutes constaté que tous ses efforts ou prétendus tels ce qui revient au même aboutissent rigoureusement au même résultat, à savoir infinitésimal, on laisse tomber, je laisse tomber. Immaturité ? Parfaitement. Paranoïa puérile ? Oui. 63 07 08 noter : shakespeare fait We are such stuff As dreams are made on; and our little life Is rounded with a sleep. The Tempest Act 4, scene 1, 148–158

     

     

     

    63 07 13 “Et qu'on m'ôte donc ce disgracieux scrotum, ce fétu ridicule - coupez ! » - au nom, disait-il, des promesses non tenues - les femmes, que je sache, n'ont jamais rien promis. 

     

     

    Dans un bar de Bagnères-de-Bigorre j'observais un jour un ancien para qui paradait au bar ; il tenait en laisse eût-on dit un petit homme de son âge, qui buvait ses paroles, suivait ses regards avec la dévotion dévorante d'un véritable chien, prêt à bondir à la gorge de quiconque sur le moindre signe de son maître. Il y avait là quelque chose de bouleversant, d'insondable, et de profondément pitoyable. Je pensais aussi à ce Philippin asexué, chevalier rampant, Anaclecto (Reflets dans un œil d'or) : soumis, servile, adulé comme un chiot familier ; de tout le film je demeurai fixé sur ce second rôle où je m'identifiais sans distance ni restriction, au détriment de l'intrigue essentielle, que j'estime encore inimaginablement invraisemblable. Bonheur hypnotisant de la cette intense soumission. De cette garde extatique en piteuse déroute devant la folie meurtrière - je n'approchais pas d'une telle extase. J'étais grand, lourd, blanc. Le jour où mon ami Landry, calquant toutes mes expressions à m'en exaspérer, m'avait mystérieusement traîné derrière les chiottes pour m'exhiber son petit bout de chair grêle et visqueux, je m'étais esquivé sans un mot dans la gêne la plus extrême ; pourtant nous avions tous les deux treize ans. Jamais nous n'avons par la suite évoqué cette erreur. Mais se rouler dans l'herbe comme un chien ventre à l'air devant les cousins Gine que je trouvais beaux (morts alcoolos côte à côte au cimetière à St-Lys), je l'avais fait. Déculotter Jean-Guy Rabot dans le fossé pour le sucer, je l'avais fait. Les garçons de mes classes auraient décelé sans faillir ce désir non de sexe mais de soumission. Seule une extrême connaissance de soi doit toujours corriger la vocation, et sans relâche y présider. 63 09 06 Quand je vois tous ces ingénieurs hautement diplômés qui se précipitent généreusement sur l'Europe pour résoudre le problème du chômage, j'en ai les larmes aux yeux.

     

     

    63 10 10 Bientôt nous allons élire les présidents en fonction de leurs coutumes sexuelles. On n'a qu'à faire comme l'empereur Héliogabale : il mettait devant lui à poil tous les candidats à de hautes fonctions, et il choisissait celui qui avait la plus grosse. Comme ça tout sera résolu. Et pour les femmes, on prend le tour de nichons. Et allez hop ! Je suis désolé, l'Education Nationale ne fait pas EXPRES d'orienter les élèves en fonction de leurs résultats. Les matières dites "bourgeoises" sont des matières fondamentales, et quelqu'un de nul qui ne veut pas travailler n'aura qu'une "mauvaise" orientation. Ou alors, on étudie aussi d'autres matières, mais sans culture générale. DONC, une orientation pour ceux qui ne savent rien de culturel. J'ai fait 39 ans de "conseils de classe", et JAMAIS nous n'avons orienté QUI QUE CE SOIT en fonction de son origine sociale. Mais à 4 en maths et 2 en français, forcément, on ne devient pas PDG. C'est quoi, ce mépris des "petites professions" ? Un maçon, c'est plus con qu'un ingénieur ? Un jardinier, plus crétin qu'un notaire ? L'Education Nationale fait son boulot, il faudrait que les journalistes arrêtent depuis 40 ans de tirer dessus à boulets rouges avec des griefs parfaitement ineptes. Après, les parents embrayent et répètent à leur enfant que ce qu'ils apprennent c'est de la merde "bourgeoise" qui "ne sert à rien". Ensuite, ces élèves-là sèment le bordel en classe et prétendent qu'ils ont de mauvais profs. Y en a marre de l'hypocrisie. C'est la vie qui fait le tri, si ce n'est pas les profs d'abord, c'est le patronat, et un coup de pied au cul, un !! 55 02 01 Mais moi, l'auteur, l'indécent, dont l'intervention ici même est le comble de l'indécence, je suis passé directement de ma campagne axonienne (de l'Aisne) à Tanger, urbaine, exotique, sans rien de commun avec Paris. Enfance à la campagne, adolescence marocaine. Ni paysan, ni Pied-Noir, auparavant changeant de village, extérieur à tout, vivant reclus chez ma grand-mère, et les fils du fermier – puis, d'un coup, filles espagnoles et juives de Tanger, sexe et nombril, seul. le brequin vit avec la brequine dans une petite grange a flanc de montagne----il y neige depuis hier et on ne le reverra caracoler au bord des torrents que lorsque reviendra le printemps avec le retour des oies sauvages----le brequin en profitte pour brequiner joli et refaire son poil d'hiver et la brequine pour tricotter coudre tresser la paille en faire des paniers et des chapeaux pour quand viendra l'été----ils dorment plus longtemps car avec  le changement d'heure et la neige qui a cassé les poteaux électriques il n'y a plus de courant dans l'étable------en plus il a perdu sa carte bleue et n'a donc plus un sou pour faire venir les dépanneurs ou s'acheter un groupe électrogene--------encore???????????????? (Fkj) Descriptions "en l'air", sans illustrations. Comme un match de football à la radio, et ça marche encore très bien. Vous imaginez. C'est précis, c'est vivant, et je donne mon avis de façon outrecuidante. Et ce n'est pas long. Allez-y. 64 01 31 Elle s'en va : « Ciao, bonne émission » avec un accent néo-aztèque à couper au couteau. Voir un homme s'escrimer sur un cahier n'incite pas à la conversation. Je veux une efficacité immédiate. « S'intéresser à elle » ? Navré. Je ne sais plus si je souffre ou si j'en prends mon parti. Les « moi » seraient donc successifs ? Voyons voir comment les moi sont. Ma cohérence est donc : « Moi, vivre ? Ça va pas non ? Avec tous ces risques ? Plutôt rester morpion, plutôt toute sa vie, râler contre le monde entier. » - est-on naturellement introverti ? ¿ Mexicana, me quieres ? De l'intérieur de ma voiture, et vitres relevées, je demande cela aux femmes que je croise sur les trottoirs. Et je me réponds en chantonnant sans fin, sur l'air de Papa maman la bonne et moi : « T'es vieux t'es moche t'es con tu pues / Tu crèves t'es vieux t'es moche t'es con... », etc... Donc: j'ai eu peur. Mais : l'ai décontracté surtout, l'air de s'en foutre, consentir à perdre mon temps, à ne pas « faire mes devoirs » pour Papa l'Instite, il me reste à tourner en troisième personne pour composer le personnage.

     

     

    64 02 13 Mon épicier arabe m'appelle « chef ». Moi, jamais je n'oserais appeler qui qui ce soit « chef » (malgré mon gendre qui m'a dit que tous « ces gens-là » nommaient « chef » les personnes qui leur semblaient sympa). Il m'a toujours semblé à moi que c'est l'expression du plus grand mépris, et il m'est arrivé si souvent de prendre publiquement des tronches de chien battu que je me demande pourquoi les autres en ont ainsi profité, au lieu de m'avertir fermement de reprendre, sur les traits de mon visage, mes esprits, ma dignité. 64 03 03 

    tronche,pépère,chat

     

    N'importe quel candidat peut être accusé de n'importe quoi. Moi-même, si n'importe qui fait une enquête sur n'importe quoi, je puis être jugé justiciable de quoi que ce soit. Le monde est UNE NOUVELLE DE KAFKA. Je ne crois pas à la justice, quelle qu'elle soit, de quelque époque ou de quelque pays que ce soit. Exemple : j'ai le nez au milieu de la figure ; or, un nez ressemble plus ou moins à un pénis. Des enfants peuvent le voir en pleine rue. DONC n'importe qui peut m'accuser de pédophilie, et il se trouvera toujours quelqu'un pour le faire, surtout si je suis candidat à la présidence de la République. Fermez le ban.

     

     

    64 03 23 La Grande librairie, toujours aussi fausse et banale. L'enfance comme pureté... Je me suis toujours senti sale, double, insincère, d'aussi loin que je puisse remonter dans l'enfance. Toujours l'impression de ne rien faire ou dire de ce qu'il fallait, et pire, toujours l'impression que je ne pensais pas, que je ne sentais pas ce qu'il fallait. Croyez-moi, c'est atroce. Et ça ne m'a jamais quitté. Et en plus, certains connards viennent me dire que je l'ai fait exprès, et que je ne vais tout de même pas me mettre à me plaindre. FUCK YOU ALL. ILV, 64 05 04 Madame, Monsieur, Un nouveau ticket vient d'être créé. Vous pouvez le consulter à l'adresse http://www.inlibroveritas.net/ticket-public.html?open=kpWXZA%3D%3D. Si vous avez des questions, consultez notre FAQ http://www.inlibroveritas.net/faq.html 12 05 17 Bon, encore une interdiction. Pas les Noirs, pas les Belges, pas les pédés, pas les bonnes femmes, pas le gouvernement, pas le pape, pas les vieux, pas les esquimaux, pas les enfants, pas papa, plus rien, on ne rigole plus, du tout du tout du tout. C'est vilain de rire. C'est pas beau. Ca fait de la peine. Bouhouhouhou. On va tous chialer, et après, eh ben on se foutra sur la gueule au nom de la morale et de la pitié compassionnelle. . Pas les chiens, pas le sexe, pas les oiseaux, pas la merde, pas Dieu, plus rien on vous dit, plus rien plus rien plus rien. Merde ! Putain ! Chiottes ! Cul de curé, pine d'ours et bonne d'enfants !

     

     

    64 6 3 aller sur moteur de recherche DERNIERE HARKA ... pour sauter comme eux faut du poil au .. et bien entendu du poil aux f... oyez gentilshommes qui sont ces manants etc ... ou alors ELOGES DU PARA www. apophtegme .com ou héritage/symbo4 camp d'idron c'est le lieutenant R.MAIRE qui avait adapté ce chant de la légion .. sur la route près d'un vieux chène , pour sauter comme eux etc ... hémanridron.com paroles paillardes .. Amitiés MCM Écrit par : MARECHAL | 30/05/2017 3 juin 2017 ilv, présentation du « Péché de chair ». Ce qu'il advient lorsque des machos sans énergie veulent faire de leurs maîtresses des créatures sans volonté propre.

     

     

    30 09 2017 Je constate depuis plusieurs années que le moindre universitaire auteur d’une thèse poussive se voit désormais ouvrir largement les portes de l’édition dite savante, alors même que plus aucun écrivain contemporain ou presque ne serait capable, et ne parlons pas de dignité, d’évoquer l’œuvre d’un de ceux dont il a hérité. Qui voudrait d’une préface de Yannick Haenel sur Melville, ou d’un texte de Mathias Enard sur Balzac ? Pas moi ! ASENSIO, noter 64 10 04 Quand j'étais gosse je voulais me libérer de mes parents, et mes rêves étaient de déclencher une guerre mondiale. Puis en grandissant je le suis aperçu que tout le monde était contre moi et me mettait des bâtons dans les roues parce que j'étais un peu bizarre et même complètement dingue. A présent j'ai compris que je me prenais pour un aigle et que je n'étais qu'une poule ou le roi des cons. Alors qu'on arrête de nous bassiner avec des histoires à la graisse de kangourou. Parce que les aigles, de là-haut, eh bien ils vous chient dessus. 64 11 04

     

     

    64 12 27 Mon agence immobilière exigeait une indemnité après désistement, et je prétendais au téléphone qu'on m'avait volé mes papiers d'identité ; ils veulent me voir en personne, je réponds que je pars au Nicaragua (incohérent d'ailleurs : comment aurais-je pu, sans papiers ?) ; puis c'était mon propriétaire à Rostren, ce gros plein de barbe, qui entendait se faire payer pour un mois de plus (j'étais parti sans préavis), demandant à mon principal de me retenir mon loyer sur ma paye ! Hélas, pour un Camus il y a cent crétins fils du "poheuple" qui foutent le bordel dans la classe en empêchant les autres de bosser, voire en l'empêchant de le faire parce que c'est un lèche-cul du prof. Les "enfants de pauvres" sont persuadés que"ça ne sert à hhien " de faire des études et qu'il vaut mieux se mettre à trouver un boulot au lieu d'aller flemmarder à la fac. Quand on n'a pas les bases on n'a pas les bases point barre. C'est une fatalité, parce qu'on n'a pas les documents sous la main d'une part, parce qu'on hérite d'une culture qui nie absolument la nécessité du savoir, et qui emboîte le pas derrière tous les contempteurs de l'enseignement qui aboient et chient sur tous les profs qui sont tous des crétins par principe. Je suis pour le retour au préceptorat, et pour ceux qui ne le peuvent pas, il y a le téléenseignement qui marche très bien aux USA et en Australie. Sans qu'on ait besoin de passer la moitié du cours à empêcher les fils du peuple de se bagarrer entre eux en faisant le plus de bordel possible. Quelqu'un qui veut s'élever dans la condition sociale doit d'abord s'isoler et bosser. Mais aller dire et répéter que la salope d'Education Nationale et les pauvres cons de profs FONT EXPRES de perpétuer l'ordre établi sont des criminels de la pensée.En sport, il y a les premiers et les derniers,quelle que soit la façon de s'entraîner. Pour le sport, on trouve ça très bien. Pour l'éducation, c'est l'abomination de la désolation. L'éducation procède par "élimination", et alors ? comment voulez-vous faire autrement ? Il faut mettre 18 à tout le monde au nom de la démocratie ? Il faut délivrer des diplômes de math sup à des prétentieux qui ne savent même pas faire une division ? Et je ne parle pas de la littérature, qui ne sert mais alors là absolument à rien de rien ! Il y a 95% des gens qui refusent la culture sou prétexte que c'est la "culture bourgeoise" - mille excuse, je préfère Mozart à Mireille Mathieu et Voltaire à Cyril Hanouna.

     

    3 1 2018 C'est vague comme la mer ce que tu réponds. J'estime que tout le monde sans exception prend exactement les mêmes risques que le voisin, et que si on ne risque pas sur un plan, on risque sur un autre. Simplement, les uns exhibent leurs risques et les autres risquent sans le montrer. Un fonctionnaire pépère risque autant, en ennui, en monotonie, en vie conjugale, en soucis financiers, avec ses fils qui se droguent, que Untel qui grimpe sur l'Himalaya. A la fin on meurt tous, et c'est le risque supérieur, et sans filet pour personne. Exemple, je n'ai rien risqué pour "la sécurité de l'emploi", mais j 'ai risqué ma santé mentale en faisant un métier universellement méprisé, à me faire engueuler par des gamins qui n'hésitaient pas à répandre partout le bruit que je ne savais pas faire mon métier, avec le soutien de tous les journalistes. Je n'admets pas que certains estiment, unilatéralement, avoir pris "plus de risques" que moi. Changer de partenaire conjugal, d'accord, c'est un risque, mais conserver toujours le même contre vents et marées, eh bien c'est un putain de risque aussi, et j'en ai pris autant plein la gueule que d'autres. 5 janvier 2018 Il n'y a pas la moindre trace d'antisémitisme dans Voyage au bout de la nuit, qui est d'une fraternisation universelle. Ce n'est pas Céline, l'auteur, c'est le génie, par la bouche dégueulasse de Céline. Maudissons le trou du cul de Céline qui a chié cette oeuvre, mais bénissons la merde fécondante qui en est sortie. Quand j'écris, ce n'est pas moi qui écrit. Il serait temps de faire la différence entre ce qui est écrit par la bouche de Dieu et le salopard dans lequel, que vous le vouliez ou non, Dieu a choisi de s'incarner. Cela dit, je n'ai JAMAIS défendu l'antisémitisme. Les chefs-d'Oeuvre, SI. 1 Gérer J’aime · Répondre · 30 m Didier Blum Vous cautionnez avec une analyse tordue très celinienne. C'est votre choix, je ne le respecte pas. 1 Gérer J’aime · Répondre · 25 m Bernard Collignon Hugo était un salaud, il a provoqué la folie de son frère en lui chipant sa fiancée. Claudel était une pourriture, qui a laissé sa soeur croupir à l'asile. Voltaire était une pouffiasse, qui a maudit les juifs dans son Dictionnaire philosophique. Shakespeare était un antisémite forcené. Je serais très obligé à vos Seigneuries de bien vouloir daigner m'indiquer les ouvrages qu'il me serait bien permis de lire, avec ma plus profonde révérence.N'oublions pas non plus que Villon a poignardé un prêtre, et que Vigny en a dénoncé un autre pour le bagne, afin de profiter de sa propriété. Et vidons, vidangeons toutes les bibliothèques infectées par cette bande de dégueulasses immondiciels. Sans propagande, un pouvoir ne peut rien faire, vu le nombre d'opposants qui vont toujours lui aboyer aux basques, quoi qu'il fasse. Pour qu'un gouvernement soit efficace, il faut museler l'opposition, qui sinon devient hystérique (voir tout ce que l'on a déversé sur Sarkozy, Hollande, Trump,Poutine). Et quand tout le monde est dans la rue, on change le gouvernement, qui de l'opposition passe, cette fois, aux manettes, et à son tour musèle l'opposition. La démocratie est paralysante. Tout le monde braille, et rien ne se fait. C'est tantôt les uns, tantôt les autres qui ont le pouvoir et le pognon, les hommes sont comme ça, et de temps en temps le peuple ramasse tout de même quelques miettes, lesquelles seront remises en cause bien entendu par une opposition, etc... C'est la nature humaine, et qu'on ne vienne pas nous bassiner avec la perfection de la vertu : elle n'a donné que des catastrophes.Gérer

     

     

    65 04 28 L'édition, c'est réservé aux colosses de la communication humaine. Et rien 'exaspère autant que de voir ces athlètes s'efforcer de démontrer qu'ils sont aussi de petites choses fragiles et secrètes... Le pire, c'est qu'en même temps, ils le sont. Il faut être né comme ça. Voir Céline qui a joué les persécutés alors qu'il entraînait des autocars entiers de médecins spécialistes d'hôpital en hôpital à travers tous les Etats-Unis et le Canada en une frénésie de tournées de chanteurs de rocks...Et que je te baratine, et que je te pousse tout le monde au cul,  et que je te fais des conférences en anglais devant les plus hautes sommités médicales... Je t'en foutrais, moi, du petit toubib souffreteux de banlieue ! à la fin, peut-être,  mais celui qui a pu le plus peut le moins. Et Lamartine amoureux transi qui courait tous les bordels d'Italie ! ça fait du monde je te jure... Etc, etc... Bref, si on n'est pas menteur, tricheur, parano et schizo, on ne devient rien, mais rien du tout, en littérature. 65 06 16 Si tu veux de la concurrence, depuis des mois j'entends le sang circuler dans ma tête, un bruit sourd et aigu à la fois, plus des vertiges. Mais je ne vais pas passer ma vie chez le médecin, qui va me déclencher un traitement du tonnerre de Dieu avec de la chirurgie, de la chimio et tout le bataclan, et une fin de vie de larve entre fauteuil et hôpital, pour la plus grande gloire de l'héroïsme médical et de la Sécurité Sociale. 65 06 17 3

     

    65 07 20 Une bonne dose de don pour l'intrigue, aussi. Ceux qui réussissent jouent tous un DOUBLE JEU. C'en est même répugnant. "Ah que je suis malheureux ! ...pourriez-vous me présenter à Untel ? ...et me préciser le montant de mon compte en banque svp ? Aaaah, quelle souffrance que la condition humaine ! De quel côté la caméra ? 65 08 08 Sur Facebook, on peut râler contre tout et n'importe quoi, on se sent vachement important, et quand quelqu'un ne vous plaît pas on peut l'allumer comme une bête ou le saquer. Et franchement, je ne peux plus m'en passer. Il y a eu "avant Facebook" et "après Facebook". C'est fini, la timidité, les interrogations sur la manière dont il faut parler, diriger son regard, faire attention à ses mimiques, avoir peur de tout le monde et de soi-même, fini tout ça. Merci Facebook d'avoir transfiguré ma vie. Et je peux même me foutre de ma propre gueule. Merci. A noter de mon Liégeois : On médit de la pornographie mais c'est la pornographie qui m'a sauvé de l'amour. S'il n'y avait pas eu ça, je crois que je serais devenu fou...  Pas du tout, pas du tout... J'ai erré en jouant à touche-touche, "tiens, si j'essayais ça... tiens, si j'essayais ça". Et à un moment donné, "ça" c'est débloqué, mais je serais bien emmerdé de te dire comment. J'ai eu de la chance dans mon errance, c'est tout. Je n'appelle pas ça "vouloir", en serrant les poings, en serrant les dents, avec la logique et les coups de poings sur la poitrine "gourou-gourou c'est moi que j'ai les plus grosses". Je trouve parfaitement ridicules les gens qui parlent de leur "vvvvolonté" alors que c'est le hasard et la Grâce de Dieu (tout de suite les gros mots...) qui font tout le boulot. Il faut bien que les faibles arrivent aussi à se démerder, de temps en temps. 65 12 02 Oui, désolé, je marche, je cours, je galope. Chez les gilets jaunes, je discerne la volonté de hurler sans y remédier, jusqu'à ce qu'on en crève en tourbillonnant sur soi-même. La rage d'imputer aux autres tous les malheurs du monde n'a d'égale que la rage de certains autres à vouloir vous démontrer que tout est forcément de votre faute à vous. Les deux positions sont aussi connes l'une que l'autre, et je les renvoie dos à dos. Non pas en face à face,mais en fesse à fesse. Face au néant, que veut dire "avoir raison" ? Le raisonnement mène aux mêmes abîmes autodestructifs que l'hystérisme. L"hystérisme étant bien fatigant, je me permets de choisir la flemme.

     

     

    65 12 02 C'est emmerdant, mais que j'offre mes faiblesses à tout vent, Lefth me l'a déjà sorti. Fâcheux. Réponse : ce n'est pas parce qu'un masochiste se tortille en gueulant "Vas-y fais moi mal mets-la moi bien profond je jouiiiis" que l'on doit obtempérer en s'acharnant sur le connard. Quand je vois quelqu'un qui a l'air con, ou boiteux, ou nègre, je ne vais pas lui gueuler dessus "ah le négro, ah le boiteux, ah le con". Non. Je m'abstiens, je me détourne, je le laisse tout seul avec sa merde, ou bien j'essaie de trouver un remède, un adoucissant, et non pas "ah, tu jouis des coups de poings dans la gueule ben tiens connard en v'là une dizaine"... Désolé. Décembre 2018 : C'est de LUI que je parle là, pas de moi. J'ai été comme ça plus ou moins il y a fort longtemps, la préhistoire. Oui le cerveau peut des choses, mais par définition il ne peut rien contre l'irrationnel. "je sais bien, mais quand même", c'est ce que je le fais, c'est ma devise.Si je me soumets au pire c'est parce que je sais qu'il sera remplacé par pire encore parce que je n'ai pas l'envergure pas la résistance et que je préfère les catastrophes connues aux catastrophes inconnues. Je n'ai pas envie de me retrouver dans un poste de police ou à l'asile de vieux parce que j'aurai voulu être libre, planquer ma femme et me retrouver à brailler sur un trottoir. Quand je fais l'intéressant je résiste parce que je sais que je me rends ridicule ou odieux je sais de quoi je parle merde j'ai 74 ans si je n'ai toujours pas compris c'est en effet que je suis con. J'attends des autres qu'ils me foutent la paix si ce n'est pas trop demander. Tu me vois aller faire des scènes de ménage dans un bureau d'éditeur, me casser la gueule dans une manifestation, voyager et arriver complètement claqué avec la tourista dans les boyaux, partir au Tibet et devenir un glaçon qui délire ? Vivre avec un mec et assassiner une pute pour compenser ? Tripoter une petite fille et me retrouver en taule ? Faire de la politique et me faire insulter ? Conquérir une connasse et me retrouver sous une avalanche de coups de téléphone insultants ? Enfin quoi merde ! Me ruer sur des islamistes et finir égorgé avec les couilles dans la bouche ? C'est confus ce que tu dis ; des généralités généreuses. Moi, c'est clair, concret, désastreux et destructeur. Alors pour le peu de temps qui me reste, NON, MERCI, NON, MERCI. Je continue exactement comme j'ai commencé, je connais le chemin, j'irai jusqu'au bout de ma ligne sciemment réfléchie et pesée archipesée avec mon cerveau et mon affectivité, advienne que pourra, n'advienne rien du tout, d'ailleurs, n'en déplaise aux esprits chagrins, merde, con, putain, chiottes. SI VOUS AVEZ LU JUSQU'ICI SANS RIGOLER, VOUS AVEZ GAGNE UNE BRANLETTE GRATUITE. De Schubert. devise.si http://devise.si/

     

     

    65 12 26 : J'ai lu, j'ai lu, mes poumons sont vides, je ne peux plus crier, ça m'arrivera de temps en temps, comme un chien qui fait couic-couic sous les roues des connards. Je ne peux pas être "pour le peuple". J'ai toujours détesté les travailleurs, les pue-la-sueur qui ne respectent rien de rien, qui rotent à table et qui conspuent les arabes, les juifs, les femmes et les pédés. Qu'ils se bagarrent avec les bourgeois si ça les arrange, moi je suis du côté des érudits qui à travers les siècles, les guerres et les épidémies, dissertaient sur une virgule chez Lucrèce ou les significations d'hiéroglyphes. Et quand je réagis, c'est comme à des piqûres de moustique. A bas les idéologies, vive les langues mortes, moi je travaille sur ce que je connais. Les crève-la-faim sans culture me font chier, les bourgeois qui les assassinent m'écoeurent à dégueuler, vive la Divinité, vive les Bouquins.

     

     

    66 01 14 Re: bco Les ballades avec toi au ralenti sur les petites routes de l'Entre-Deux-Mers sont de véritables petits joyaux de bonheur et de respiration. Les femmes sont magnifiques à regarder, à adorer, à se masturber devant des images, mais dans la vie quotidienne ce ne sont que des soucis, des récriminations d'éternelles victimes, quand on baise on est un salaud et quand on ne baise pas on est un pédé, de toute façon on est un homme DONC on a tort, tu n'as qu'à lire les médias, alors non, excuse-moi, les femmes, c'est PAS un bonheur. Toujours à se foutre de votre gueule ou désireuses de profiter de la situation, non, merci. Sauf toi, bien entendu. Les femmes ne sont supportables que si l'on évacue totalement la notion de sexe et de sentiment. A ce moment-là, ce n'est plus la peine qu'il y ait des femmes, ou des hommes, évidemment.

     

     

    20 01 19 Exact. J'attends que les choses se simplifient, que Dieu se mette entre parenthèses par exemple et que la Tout Eiffel se dresse sur sa pointe. Et si je regarde froidement, "je ne sais pas toi" comme on  jargonne, mais moi je vois la mort, et ceux qui voient autre chose c'est qu'ils se sont mis un bandeau sur les yeux pour voir l'intérieur du bandeau et pas la mort ; quand je regarde "froidement", c'est "froidement", pas avec des fioritures socio-psycho-éthiques et je ne sais quoi. La seule vérité c'est la mort point barre. Le cabotinage est mon expression naturelle, je suis un acteur qui se regarde jouer, et il  n'y a pas de honte à chercher la justesse de ton pour ne pas emmerder les autres et ne pas s'emmerder soi-même. Le manque de cabotinage s'observe chez les pierres et chez les grenouilles, et je me sens plutôt humain, tu vois. Dès que je me réveille je dois surveiller mes pensées qui commencent à galoper comme un hamster dans son tambour et sous les projecteurs. Je suis calme ne t'en fais pas, j'explique. Je me défends toute la vie contre le malheur justement, c'est-à-dire contre moi, et contre la sottise, la mienne et celle des autres. 14 02 19 Les ouvriers sont des connards, impossible à cultiver. Ils m'ont tiré les cheveux longs pour  voir si c'étaient des vrais. Ils détestent les arabes,les juifs et les pédés.Vous n'arriverez jamais à en faire lire un. Je préfère de loin les intellos, on a au moins un langage commun. Vive la culture, bordel, vive la culture. Mais, je suis incapable aussi, comme les ouvriers, d'écouter un raisonnement suivi : je trouve qu'il y a des "sautes" du raisonnements, des incohérences, des "logiques" qui n'en sont pas. Exemple typique : "Les hippopotames ont la peau verte, DONC le vent vient de l'est. "DONC" ? "DONC" ? ...et quand vous ne comprenez pas, les intello se fâchent ! vous faites exprès de ne pas vouloir comprendre ! non : je n'aime que les dingues et les illogiques.

     

     

    16 02 2019 Oh que oui que c'est dur, toujours les regards ironiques, les petits airs entendus et supérieurs, les moues de mépris, les ricanements, les "Tu parles !" déchiffrés sur les lèvres des passantes dès que je les regarde, ça te fabrique un climat de rancune et de haine que je ne te décris pas. J'adore ce que tu me dis : "La sacralisation de leur petit con ou leur liberté sexuelle". Leur liberté consiste essentiellement à refuser tous les hommes sauf les 2% qui de toute façon s'envoie qui ils veulent, et à pouvoir se branler en soufflant comme des locomotives. Les fachos espagnols commencent à se repositionner contre le "Fffféminisme". Redresserions-nous enfin, faute de mieux, la tête ??

     

     

    18 02 19 La raison démissionne. Pour ma petite pomme prétentieuse : il y a désormais pour moi deux catégories : la mauvaise, qui veut tuer du juif, et la bonne, qui ne veut pas tuer du juif. Oui, je me classe dans la première catégorie, parfaitement, et je vous emmerde. 21 02 19 Je ne crois pas que l'humain détienne la clef de l'humain... A un moment donné, c'est la force des choses, le destin, appelez ça comme vous voulez, qui décide. Quand un homme tombe, il bat des ailes dans le vide avec ses bras. Mais il se casse la gueule. Combattons quand même, pour l'honneur.. 12 03 19 Pascal Taintignies Les femmes comme vide couilles pour protéger les enfants

  • Les Quêteurs de beauté

     

    COLLIGNON

    LES QUÊTEURS DE BEAUTÉ

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 3

     

    ARENKA 6

     

    LE TEST 21

     

    VENTADOUR 7 P. 39

     

     

    LE CHEMIN DES PARFAITS 7 P. 44

     

     

    LE BUCHER D ELISSA 12 P.

     

     

    LES QUETEURS DE BEAUTE 13 P.

     

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 4 P

     

     

    MACCHABEE 17 P.

     

     

    LÉGITIME DÉFENSE

     

     

     

     

     

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 3

     

     

     

     

    "Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne me surprend pas. Ainsi -

    penchez-vous un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un jeune homme espagnol.

    - N'avez-vous pas appelé la police ?

    - Que pouvions-nous faire ? "

     

    ...Tanger en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de ronds-points,

    baptisés et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le rattachement

    de la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer et Tolstoi,

    au centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par un trou du mur d'enceinte.

    Dès l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons de verre.

     

    - Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre. Ou en face, je ne sais

    plus.

     

    Le jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec trois

    camarades. La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire est différente. Deux

    autres, puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les lampes brillent. Les

    plaisanteries tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on tourne ses

    bons mots en dérision.

    C'est un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a de grands yeux

    et les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs, l'entraînent par la brèche

    avec des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.

     

    "...et il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "

    On lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire en avant, il lance des

    ruades dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé ses jambes,

    il a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont d'indignes sanglots, des supplications - les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.

     

    "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " - le pauvre jésus ! comme il était mignon ! " ¡ Madre ! ¡ Madre ! La mère ne vient pas. Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent les présé‚ances :

    à qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent l'étroitesse, d'autres le confortable,

    le jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce n'est plus drôle.

    Il n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une seule immense

    sensation confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à qui jamais plus il ne se

    confiera surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent encore à

    poncho,Sabatier,Turc

    l'instant ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante coulée dans son

    corps.

     

    "Vous avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur cinq étages, sans

    intervenir ? À vous rincer l'œil ?

    "Viens voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant

    "Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta police ? Tu

    t'imagine qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"

     

    "...Chaque seconde durait des siècles... »

     

    "...On voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent tous, va ! Tu penses bien qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.

     

    ...Je jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...

    "...On serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne s'était pas fait

    enculer! "

     

    Ils me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre, s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois que les Chardit nous invitent (...)

     

    ...Pedro Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus loin possible, avec

    tout un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée - bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles étaient femmes...

     

    ARÈNKA 6

     

     

     

     

    Pour les enfants qui lisent,

     

    espèce en voie de disparition...

     

    ARÈNKA 7

     

     

     

     

    Pourquoi chercher dans les rénèbres ?

    Je suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,

    Resplendissant chercheur drapé d'obscur,

    Alambic cérébral des céréales d'or.

    Pour moi, prends ce balai de caisse claire

    Et conduis-le au sein du tambour,

    Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.

    Un rien suffit à Dieu : tout s'effondre,

    Et le seul fait d'être regardé (...)

     

     

     

     

     

     

    ARÈNKA 8

     

     

     

     

    Il était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des voitures.

    Il n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres : on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.

    Pourtant, la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas au-dessous des nuages.

    Comme il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes sortes de merdicaments.

    Bien sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de très vilaines taches en surface.

    Ils eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des pyramides et l'Océan.

    Ils avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause

     

     

     

    ARÈNKA 9

     

     

     

     

    du tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.

    Ils fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.

    L'homme ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou "maîtresse".

    Tous les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la mouvoir.

    C'était comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu, chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui savaient même se réparer toutes seules.

    Elles savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ; à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à purifier l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans, personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste, mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite, pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.

    Tellement ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide, qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes, pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire, commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef, je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.

    - Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.

    - Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.

    - Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.

    - Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant les bras.

    - Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un deuxième conseiller.

    - Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir. Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.

    - Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une fusée.

    - Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux quatre coins de la galaxie.

    - Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !

    ARÈNKA 11

     

     

     

     

    Fézir foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire mûrir les fruits artificiels.

    Vous voyez, tout était très bien organisé.

    Les marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.

    Sur chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient emporté.

    Il y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui pesait toujours, et même de plus en plus.

    Le chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour, Zirfé dit à Fézir :

    "Avez-vous remarqué cet enfant ?

    - Ce quoi ? dit Fézir.

    - Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...

    Zirfé avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.

    Fézir appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.

    "Je suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.

    - C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete. Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se prépare...

    - Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...

    - C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.

    Zirfé obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps, le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda, Gonzalès et Varaké.

    "Ces marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes, mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.

    "Envoyons donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous, général Albotchi !

    Le général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon réglementaire.

    Le départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas rompu.

    Les soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni armures, mais une espèce de couverture électrique invisible, appelée "champ magnétique". Par une opération de leur volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ou bien se mettaient à leur obéir. On voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.

    Arènka, au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.

    Quand les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre chez eux.

    Les habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats, les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de feuilles de platine, plus précieux que l'or.

    Les gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute façon, tout les amusait.

    C'est ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :

    "Les enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?

    - Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une aure planète.

    - Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir, et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.

    - C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.

    Le fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ; pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou bien "cra-cra-crac".

    Bref, un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur prendre leurs secrets de vie.

    - Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout ce qui était "chef" ou "en chef". Les expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes : les plus proches étaient les plus drôles !

    "Après tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires nous aussi'.

    Cette phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un malpropre.

    L'ont partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux se déplaçant très vite dans leur ciel.

    Bien entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.

    Les Arèenkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de loins étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se peignaient en vert totu le côté gauche, "afin" disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour écrire.

    Les Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans, fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre. On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes, lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.

    Ces deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef, car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle pensa vite à autre chose.

    Il fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges ! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres. D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de théories nouvelles.

    Tout cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les morts et leur faisaient des prières, ou ARÈNKA 16

     

     

     

     

    les Italophobes, qui ne croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :

    "Nous avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au chômage.

    Le fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien, et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient parfaitement heureux.

    "C'est parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait. Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.

    "Il nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle, une sorte de super-religion.

    - On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.

    Fézir le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.

    Le chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles qu'on connaîtrait.

    Bien entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient des vaisseaux sans gains.

    ...Mais à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait complètement idiote.

    "Ils n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un trou de balle !"

    ARÈNKA 17

     

     

     

     

    - Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents, et les privaient de dessert.

    - Mais si ! Messie ! répondaient-ils.

    - N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !

    On avait laissé trois prêtres par pyramide.

    À quoi les enfants moins bornés répliquaient :

    "C'est un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !

    - Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !

    Sic factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait". Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel, et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait, mais sans consommer de kérosène.

    Les prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.

    Sur l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux frais de l'État. Quand enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à trois dieux, etc.

    "Nom de Dieu ! s'écria le chef. Qu'on me balance tous ces prêtres en prison. Ils sont encore plus incapables que les professeurs ! ceux-là, grommela Fézir, ce n'est même pas la peine de les envoyer en expédition. Envoyons le Grand-Prêtre-En-Personne !

    - Moi je veux bien, dit Zirfé, qui décidément se prenait de plus en plus pour le Premier Ministre ; mais si on enlève le Grand-Prêtre-En-Personne, il ne pourra plus émettre les ondes antigravitationnelles a-x 24 wc² 44 bis et demi, et les pyramides se casseront la...

    - Et alors ! beugla le Chef en tapant du poing sur sa table transparente (mais il la croyait plus haute, si bien que son poing descendit plus bas, et qu'il se contusionna une couille) – comment faisait-on au début ? On va ramer ! Ressortez les vieux avirons du LXXXIIIe siècle !

    ARÈNKA 18

     

     

     

     

    - Le courroux vous égare, ô Votre Cheftainerie.

    - Possible, mais ça m'occupe.

    - Nous pouvons utiliser les échasses flottantes du LXXXVIe siècle, ce sera tout de même plus moderne, et nous n'aurons plus besoin de ramer.

    - Raison tu as, dit Fézir. Et convoque-moi le Grand-Prêtre-En-Personne.

    Le Grand-Prêtre etc. fit son entrée en titubant. Ce n'était pas un mauvais homme, simplement la religion lui était un peu montée à la tête : il se grattait toujours le nez en commençant par la gauche. Quand il apprit sa mission, il sauta de joie, et la pyramide fit une $

    embardée :

    "Je vais partir en voyage ! Je vais partir en voyage !

    Fézir et Zirfé se regardèrent en haussant les sourcils. Mais le Grand-Prêtre reprit une allure sérieuse.Il écouta le détail de sa mission avec une grande concentration.

    - Ce sera facile, dit-il. Jai le pouvoir de me transporter en plusieurs endroits à la fois."

    Il fit mieux : il rencontra personnellement les dieux de chaque religion connue, s'assit à leur table et discuta avec eux, pour connaître leurs intentions sur le monde. Il s'éleva jusqu'aux profondeurs insoupçonnées du ciel. Il se tint même au point d'où l'on aperçoit l'univers tout entier, comme une lointaine spirale.

    En même temps, il continuait à diriger, sur Arènka, toute la vie religieuse, et devenait de loin presque aussi important que le Chef en Chef. Et pendant ce temps les enfants se battaient dans la rue, pour rire. Ils écoutaient la télévision en direct de Dieu-le-Père. Ils étaient heureux comme des séchoirs à cheveux. Pourquoi les séchoirs à cheveux ne seraient-ils pas heureux ?

    Un jour le Grand-Prêtre etc. se dégonfla et reprit dimensions humaines. Il se grattait le nez, à présent, des deux côtés à la foi(s), avec et sans "s". À toutes les questions sur son voyage spirituel, il ne répondait que par un haussement d'épaules très fatigué, très majestueux. Le Chef en Chef conlut que le Grand-Prêtre connaissait un secret tellement grave que ce devait être là, précisément, le vrai Secret.

    On cessa de l'interroger. On organisa des sessions de méditation collective : chacun sur Arènka se concentrait à la même heure , le mieux possible. Le résultat fut que des pyramides se heurtèrent, d'où un grand nombre de blessés.

    ...Fézir et Zirfé, longtemps plus tard, se promenaient ensemble, les mains dans le dos, tête basse.

    "Qu'allons-nous faire ? se disaient-ils. Pourtant nous sommes riches, et, mieux encore, nous savons tout.

    À ce moment ils passaient près d'un enfant, dont on ne pouvait savoir si c'était un garçon ou une fille. L'enfant traçait dans le sale un cercle avec un bâton, puis un carré autour du cercle, puis un triangle autour du carré, puis un ovale autour du triangle qui était autour du carré qui était aurout du cercle (c'était un très gros tas de sable).

    Les deux adultes reçuren un choc électrique dans le cerveau.

    "Où as-tu appris ces signes ? demanda le chef.

    - À votre école.

    - Je veux dire, cette façon de les imbriquer l'un dans l'autre ?

    - J'ai trouvé tout seul. Beaucoup d'autres enfants l'ont trouvée aussi, et nous jouons ensemble à celui qui aura trouvé le plus grand nombre de dessins possible.

    - Regardez, Chef" disait Zirfé, le bouffon : "le triangle de Dieu, les points cardinaux, le cercle du Serpent qui se mord la queue..."

    Ils se turent. Au lieu d'admirer, ils devinrent jaloux, et le chef regretta que les prisons fussent abolies sur Arènka : il y aurait fait jeter l'enfant, garçon ou fille, pour insolence. Mais celui-ci ou celle-ci continuait à tracer des signes dans le sable artificiel : cela formait à présent comme un labyrinthe, et malgré soi l'on était forcé à le suivre des yeux.

    On ne pensait plus à rien, mais on se sentait merveilleusement calme et intelligent.

    "Nous connaissons cela, dit Fézir. Ces dessins s'appellent des mandalas. Nous les utilisons pour méditer : il faut suivre un par un tous les détours du labyrinthe avec les yeux. Quand on arrive au centre du mandala, l'esprit du Dieu descend en vous. Cet enfant n'a rien inventé.

    Cependant le fou du chef avait réussi à parcourir des yeux le mandala à toute vitesse. Il se sentit très fort et très intelligent. Il pensa qu'il ferait lui-même un excellent Chef en Chef. Il foutit son poing sur la gueule de celui qui se trouvait précisément à côté de lui, et après quelques manifestations de tunnels (il n'y a pas de rues sur Arènka) devint chef lui aussi.

    L'enfant devint son premier ministre, ce qui fit beaucoup rire. Les lois qu'ils faisaient tous les deux n'étaient pas si mauvaises. Ainsi, les horaires d'école ne furent plus obligatoires, mais comme ARÈNKA 20

     

     

     

     

    les élèves avaient davantage envie de travailler, ils apprirent davantage. On fit en sorte que tout pût fonctionner sans chef ni sous-chef.

    Tout le monde était heureux, grâce aux enfants, qui avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient, et qui pourtant ne commettaient pas trop de bêtises, puisque ce n'était pas interdit. Et puis un jour on s'aperçut que tout le monde, hommes et femmes, commençaient d'avoir les cheveux bouclés ; puis ils se voûtaient ; puis ils prenaient une voix de mouton !

    Bientôt ils ne savaient plus dire que "bêêê" et marchaient à quatre pattes, ce qui n'est pas commode pour tenir un cornet de glace. Mais les nouveaux moutons n'aimaoent pas l'herbe artificielle. Les enfants qui n'avaient pas été transformés en moutons heureux s'aperçurent que quelque chose s'était déréglé.

    "Bon, dit l'enfant, plus personne ne s'ennuie, mais tout le monde est devenu bête. Inventons autre chose". Il réfléchit beaucoup avec l'ancien fou du Chef, et ils imaginèrent de remettre en route les pyramides, l'une derrière l'autre, pour quitter la planète et son grand océan de mercure, et visiter toutes les autres, qui avaient déjà reçu les marchands, les militaires, les ethnologues et même le Grand-Prêtre, avec des majuscules, à présent Grand-Bélier au Parc 33.

    Décidement, les Arenkadis les avaient bien fait rire, tous ces habitants d'ailleurs.

    Le voyage durerait très longtemps, puisqu'on connaissait déjà trois cent quarante-six planètes et qu'on en avait découvert cinq cent soixante-huit autres, soit 914 en tout ! Que de fêtes, que de réceptions, que de soirées théâtrales en perspective !

    La planète de mercure, Arènka, resta toute seule. C'est là qu'on va maintenant s'approvisionner pour les thermomètres médicaux du monde entier, et les fusées pour Arèenka ont une forme de thermomètre pour mieux glisser entre les planètes. Les enfants et les adultes d'Arènka visitent tout le monde.

    Quand ils ont fini, ils recommencent leur tour. Il n'y a plus de moutons. On les a mangés. Quand les pyramides volantes descendent l'une après l'autre, on dirait une écharpe qui se pose doucement sur le sol. On mange ce qu'il y a sur l'autre planète, on donne en échange tout ce qu'on a rapporté des longs voyages d'esploration.

    Regardez bien dans le ciel : on dit que les habitants d'Arènka viendront bientôt sur la terre.

    Le rideau est levé.

    Il règne la tension d'une assistance profondément avertie.

    Le spectateur n'est-il pas cet homme assis sur scène à son bureau de fer ? dans un carré de lumière. Il a cinquante ans, le front austère et rogue.

    Les placeuses introduisent le dernier acteur. Des égards lui sont témoignés, puis elles remontent, de part et d'autre, vers les portes dont elles font soudain claquer les verrous. La lumière s'éteint dans la salle.

    L'homme sur scène a baissé les yeux, tiré puis repoussé le grand tiroir central, prend un dossier. Face à lui l'accessoiriste dispose un fauteuil gris, avachi sur ses tubes.

    Sort l'accessoiriste.

    Entre côté cour un secrétaire apportant par le dos une chaise à pieds clairs, pinçant lui-même des lèvres trois feuillets, écartant à bout debras son stylo ouvert : son nom parcourt la salle. Il est très grand, voûté, coiffé court et le front bas. Ses lèvres sont serrées sous les moustaches. Il a un rictus.

    Il ne porte pas de cravate. Mais un chandail gris fer, douteux.

    Il s'est assis près d'un haut fichier à glissière, a posé sa liasse sur les genoux, remplit un imprimé à petits coups.

     

    X

    X X

     

    Le président sort un cigare du gros tiroir latéral, puis se tourne vers les coulisses.

    Bredouillis provenu des coulisses :

    "Vous attendiez ? Qu'est-ce que vous attendiez ? Qui vous a dit d'attendre ?

    Le président range son cigare. Le tiroir se referme avec un bruit mou. Le bredouillis se fait chaotique.

    " Pas du tout Monsieur, pas du tout ! "FRAPPEZ, PUIS ENTREZ". C'est écrit sur l'écriteau.

    Bruit de battant côté cour. Un homme entre de dos, titubant, les genoux lâches. Le public

    LE TEST 22

     

     

     

     

    rit à contreremps. L'inconnu se tourne, les rires cessent. "Nous allons voir" soupire une riche femme. Les murmures s'éteignent. L'homme s'assoit de trois-quart arrière. On le voit mal. Le fauteuil étant éloigné du bureau, il s'appuie des coudes sur les cuisses.

    "Mettez-vous à l 'aise. Un verre d'eau ?

    - Non merci.

    - Nous connaissons votre dossier. Nous vous épargnons "identité, âge, profession"...

    Le fonctionnaire balaie le bureau de ses mains ouvertes, tripote un tampon.

    "Supposons que vous ayez là – il désigne un écran – une forêt".

    Apparition à l'écran d'arbres secs, parallèles, charbonneux.

    "Forêt", répète le secrétaire. Sa voix est nasillarde.

    L'individu s'exclame imprudemment que ce n'est pas là une forêt, mais plutôt des rangs d'oignons, un plant de tulipe... "Un dessin d'enfant !"

    Le président sourit, dédaigneux. "Une forêt, ça respire, ça prolifère..."

    Sur l'écran, tout se passe comme il a dit : une explosion d'émeraude imprégné de soleil, zébré de rameaux torses, jusqu'aux bords de l'écran.

    - Et avant la forêt ?

    L'homme se tasse :

    "J'avance. Un champ labouré monte vers l'horizon. Je marche dans la terre. Au bout, c'est la forêt. J'entends déjà son grondement. Je me hâte.

    " C'est une palissade de troncs blancs serrés...

    - "Blancs" ?

    Le greffier lève la tête :

    - Pourquoi ?

    Il replonge dans son dossier.

    - Poursuivez, dit le Président.

    - "...comme des incisives. Je crois pouvoir franchir – à ce moment, des buissons me barrent l'accès – de hautes ronces, en barricade d'un tronc à l'autre."

    Un spectateur se lève. Il tient son registre au creux du bras :

    "Je voudrais savoir si Monsieur possède une vue d'ensemble de cette forêt. S'il ne peut pas

    LE TEST 23

     

     

     

     

    voir, de très haut...

    - Rien dit l'homme, je suis au ras du sol.

    - A-t-elle des limites ? demande le président.

    - Ma forêt ne finit pas. Je ne conçois pas, je n'imagine pas ses limites. La Forêt m'est donnée.

    " J'entre."

    Le président s'impatiente.

    - C'est très touffu. Les ttoncs se battent dans le vent./

    - Tout à fait normal. La forêt est un lieu sombre; illimité. C'est ainsi qu'elle nous apparaissait.

    Ou bien, dit l'homme, je me redresse le buste d'un seul coup, je me jette les bras tendus, j'ai peur des ronces, qui me griffent, je coupe des lianes, du bois mort coupe mes pieds. J'écarte les coudes, j'étreins les épines.

    L'écran le montre qui perd l'équilibre, reçoit des balafres, un animal passe au premier plan, le public rit.

    Le greffier tend un verre d'eau, l'homme boit puis se renverse sur son fauteuil. Il se cramponne. Reprend une gorgée puis rend le verre. "Entrer en forêt" dit-il. "Entrer en religion".

    Le président ne répond pas, se tient près de lui, lui prend le pouls. Le patient ajoute :

    "J'ai fanchi le talus. J'entends la forêt qui se referme. Je vais mieux.

    Le juge passe dans son dos, pose le verre, se rassoit.

    - Je débouche dans un sous-bois. Les arbres sont mal disposés. Des fourrés vont encore à hauteur d'homme d'un tronc à l'autre. Des viornes bombent leurs hernies au niveau du cou.

    "J'entends des guêpes.

    "Je vois des troncs couchés pourris, des fondrières, des champignons glissants. Le regard bute sur les fûts, se perd dans les profondeurs.

    L'homme prend une inspiration :

    "J'ai trouvé ce que je vais faire.

    - Vous auriez pu... - le président ouvre les bas – découvrir une plantation, bien alignée...

    - Non, non...

    - ...entre des sapins rouges, sur un tapis d'aiguilles... (inscription sur l'écran de ce paysage, le public flaire).

    - Non.

    Le président tourne entre ses doigts une règle d'ébène aux arêtes de cuivre.

    - Il y a beaucoup de feuilles, dit l'homme.

    Il est soulagé d'un grand poids. L'écran se couvrant de feuilles naïves avec un oiseau, chantant sur une tige, la salle éclate de rire.

    Temps mort.

    Le président hausse les épaules :

    - Vous débouchez sur un chemin.

    - Je ne savais pas qu'il existait un chemin." L'homme croise les jambes et se met à fumer :

    - Juste un sentier à suivre... (il le trace en l'aur du bout de sa cigarette).

    - Conformiste, dit l'assistant.

    L'homme se retourne :

    - On ne vous entendait plus, le sous-fifre.

    - Seu Ilhães ! tonne le Président. De la tenue !

    L'assesseurincline la tête.

    - J'ai inventé ce sentier, dit l'homme.

    - Taisez-vous. Le clope.

    Il l'abat d'un revers de main.

    - Sur ce sentier, bien visible" – inscription sur l'écran – "une clé."

    - Une clé ?

    - C'est bien encombran, Seu Ilháes. Ni petite, ni rouillée – non ! Énorme. Étincelante.

    - J'hésite.

    Au premier rang la riche femme s'indigne.

    - Vous n'avez pas d'idée, fait le président ? Craignez-vous une décharge électrique ?

    - Précisément, dit l'homme.

    Il prend la clé, la met dans sa poche.

    - Et puis ?

    Le juge est apoplectique.

    - Et puis c'est tout.

    - Vous savez c'que c'est, qu'une porte ? crie le président. L'homme ne réagit pas aux cris.

    LE TEST 25

     

     

     

     

    Le président contourne son bureau, marche sur Ilhães d'un pas pesant. Il hurle :

    "Quelqu'un a perdu une clé !

    Ilhães allume posément sa seconde cigarette, l'ôte de sa bouche (petit bruit sec du papier) :

    - Je n'en ai rien à foutre", articule-t-il.

    - Vous la fourrez – comme ça – dans votre poche ?

    - Avec mon mouchoir par-dessus.

    - Sale facho, hurle l'assistance, sale facho !

    Le secrétaire lui a sauté dessus et le claque. Le président l'arrête d'un geste.Tous deux vont se rassoir en se tournant le dos. Ils tournent égalementle dos à Ilhães qui s'est dressé :

    - Je n'accepterai pas...

    - ...vous prenez tout, coupe sourdement le juge, amour, argent – "mais vous aimer, moi, vous accorder un sourire, un merci ?" - pour les plaintes" – il désigne son bureau – "c'est ici".

    La salle s'égaya.

    Le secrétaire a les pieds alignés sur son barreau de chaise. Le patient se rassoit les yeux bas mais luisants.

    La voix du juge, imbibée de douceur :

    "Nous ne sommes pas là pour vous persécuter, Senhor Ilhães. Il est indispensable pour votre bien-être – vous le savez – que nous nous prêtions à l'expérience" – il se désigne modestement - "jusqu'au bout".

    Il ajoute même que si le patient n'en doit pas retirer un plaisir extrême, une maison, une habitation apparaît au milieu de cette forêt :

    "Comment la voyez-vous ?"

    L'homme ne réagit pas.

    "Avez-vous peur ?

    - Pas du tout. Simplement, le toit est effondré. C'est une hutte, une espèce d'abri. C'est un tas de bois humide.

    - Humide ?

    - Il s'est mis à pleuvoir.

    - ..."à pleuvoir" dit le secrétaire (sur l'écran : une hutte effondrée, le sol détrempé ; des moussent qui

    LE TEST 26

     

     

     

     

    suintent, des rondins : entrée basse et triangulalire, dont on voir le reflet dans une flaque. Travelling arrière :un sentier, un creux regorgeant d'eau).

    - ...elle a dû s'effondrer sur ses occupants, dit le juge – un bras coincé paraît à l'écran, s'efface – une main crochue – pauvres parents, dit le juge, infirmes, perdus...

    - Il n'y a personne, coupe l'homme.

    - Mais s'il y avait quelqu'un, coupe le juge.

    - Ce seraient deux vieux sur un banc, courbés sur leurs cannes...

    - Conventionnel, coupe le secrétaire.

    - Ils seraient morts.

    - Et vous n'allez pas saluer vos parents dit le juge ?

    - Ce ne sont pas mes parents, ce sont des vieux.

    Grondements du public.

    - J'espère qu'ils ne m'ont pas vus.

    Protestations, confusion.

    - J'ai horreur de rencontrer des gens dans MA forêt.

    Clameurs congestionnées du juge. Il bat du bras sur le bureau.

    - ...c'est un cimétière, que j'aimerais trouver dans votre forêt. Mais vous n'en avez pas prévu." La vois de l'homme a baissé. Il laisse pendre les bras, soudain vague. Le président s'est adossé, la main sur les yeux. Or, le secrétaire leva sur son maître les yeux d'un chien. Le juge aussitôt claqua des doigts vers la coulisse, côté cour.

    Une femme apparut.

    Le secrétaire tend ses notes à cette femme, son stylo, le carton d'appui, revient fermement vers le prévenu, le saisit aux cheveux, le tourne assis face au public. Un faisceau dur tombe d'en haut. Jorge Ilhães a le visage hâlé, des cils très drus, ses bras pendent toujours.

    - "Le lac", dit le juge Fries.

    La secrétaire s'agite sur son siège, dit que c'est impossible.

    - Qu'est-ce qui est impossible, Mademoiselle ?

    - Je ne peux pas me représenter ce lac... du bleu, du bleu, mon Dieu, je ne peux pas !

    - Vous n'êtes pas interrogée. Notez, sans plus.

    - Mon stylo ne marche plus.

    - Taisez-vous, dit le juge. Le secrétaire lâche les cheveux, repousse violemment la tête du condamné, disparaît en coulisse côté cour. (Sur l'écran, le lac fixe, "californian blue". Tout l'écran est envahi). Le président demande :

    - Décris le lac.

    Voix brumeuse de Jorge. Paysage précisé à mesure : une étendue grise à présent, des rivages mangés de roseaux. Des branches qui trempent.

    Sur la rive opposée, à l'écran, passent de grands sauriens.

    La secrétaire souffle sur la pointe de son stylo, rougit, écrit précipitamment.

    "Le soir tombe", dit Jorge.

    Il ajoute : "J'ai froid". La salle retient son souffle. Fries relance le condamné :

    - Que faites-vous ? ...peut-être faut-il vous pousser ? ...auriez-vous peur, faites-vous le tour, demi-tour, prenez-vous des photos ?

    "Pissez, agissez, agissez donc !

    Le public :

    - Plonge ! Plonge !

    Ilhães, trempé de sueur, exorbité, avale sa pomme d'Adam, fixe la jupe de la secrétaire ;le juge suit le regard de Jorge, éclate :

    "Mademoiselle, cessez de vous branler !

    - Mais je ne me branle pas !

    - Et vous, là, qu'est-ce que vous en faites finalement de ce lac ?" (Sur l'écran, partant de l'accusé vers la rive, descend une faible pente semée de galets sales) (Plonge ! Plonge !)

    - Moi je nage, dit le juge soudainement calmé, sereinement renversé sur son fauteuil.

    - Oui, dit l'homme timidement.

    - Oui quoi ?

    - Je fais des ricochets.

    Le public éclate de rire ( - Vos gueules !)

    - ...j'enlève mes chaussures, je me trempe le bout des pieds, je fais passer l'eau et les cailloux entre mes orteils – j'ai retroussé mon pantalon...

    - C'est tout ?

    - Il y a trop de boue."

    Fries se tourne brusquement vers la secrétaire et joint le geste à la parole :

    "Regarde. Pas de culotte (Écarte les cuisses) – qu'est-ce que tu fous, Ilhães ? ...Moi, moi ! Qui suis un individu normal, je prends ma gaule – et je pêche !"

    Il frappe du plat de la main les cuisses de la femme.

    "Ça ne t'excite pas ? Ça ne bande pas, là-dessous ?

    Le Portugais, dans un effort démesuré :

    - Plus je bande, plus j'ai peur."

    Le bras de Fries retombe d'un coup. Il se voûte, ses traits s'abattent, il s'affale sur son siège, la secrétaire rabat sa jupe (je me trempe les doigts de pied dit-elle, je joue dans les cailloux) la lumière baisse, le juge se passe encore la main sur les yeux :

    "Reviens, Nicolas ; je n'en peux plus.

    Un autre juge fait son entrée. C'est Nicolas. Il est plus frais, plus âgé que son collègue. Il est accompagné du Secrétaire Précédent, lavé, rasé. Fries disparaît en coulisse, côté cour. Le vieux juge rajuste sa cravate, sourit :

    "Voulez-vous une poire ?

    - Non merci, répond l'homme.

    Fries refuse également.

    Le secrétaire prend la poire.

    "Voyez devant vous (dit Nicolas) un Lion. Un vrai lion, bien en chair, gras, doré.

    Il tient ses mains jointes, doigts entrelacés, sur le bureau : "...que faites-vous ?"

    Ilhães s'est à présent détendu. Son inquiétude n'est plus que la grande attention d'une partie d'échecs ou de bridge :

    "Cela dépend.

    - Oui ?

    - Est-ce que le Lion m'a vu ?

    - ... plait-il ?

    - S'il m'a vu, s'il ne m'a pas vu, c'est très différent... "

    Le second juge désigne un document sur le bureau : "Ce n'est pas précisé, Senhor Ilhães. Le formulaire ne le mentionne pas – que feriez-vous, Mademoiselle... - Hyacinthe, monsieur le juge.

    - ... ? - Je lui planterais un bâton enflammé dans la gueule, je le (belliqueuse, buste haut) – le public applaudit en riant -

    - ...et vous ?

    -...à supposer qu'il ne m'ait pas vu...

    - Sinon ?

    - ...y a-t-il un arbre – je vous demande cela voyez-vous parce qu'il se trouvera toujours un trouillard – ton méprisant – pour revenir sur ses pas...

    - ...se jeter dans le lac, ricane Fries – revenu s'assoir côté cour.

    Sur l'écran le lion remue faiblement la queue. Il est tout colorié d'un jaune paille uni.

    - Je mrche tout doucement, tout doucement" – à l'écran un pantin décati s'éloigne en levant haut les genoux et les coudes (rires)- "et je fais un grand, grand détour pour l'éviter, à tout prix, sans faire le moindre bruit.

    - Fuite des responsabilités, diagnostique aussitôt Fries.

    - Quel âge avez-vous ? dit le Second Juge.

    - Trente-six ans, répond l'homme.

    - Une honte, assène Fries.

    Le Second Juge pivote vers lui, qui récite :

    - "Un homme de 36 ans qui n'est pas parvenu à son but ne l'atteindra jamais. Trente-six ans est l'âge de la créativité maximale".

    Nicolas pousse un profond soupir.

    Il atteint au sommet d'une pile un imprimé qu'il pose devant lui et parafe énergiquement ; le juge tend la feuille à la femme, qui se retire.

    La scène a repris la couleur jaune. Fries reste debout, derrière la chaise vide. Ilhães est de trois quarts. Chacun dans son silence et son jaune sale.

    Le juge se dirige vers l'écran, une règle à la main :

    - Soient une droite x

    une droite y, parallèles.

    - Soient deux perpendiculaires

    grand A &

    grand B.

    Nous dirons qu'aucun entier pris dans l'ensemble / E / ne peut se déterminer hors du quadrilatère ainsi formé – bref, c'est un mur. Rigoureusement infranchissable. Même par-dessous.

    - Nous sommes donc sortis de la forêt.

    - Exact. Pour la dernière fois, accusé, que faites-vous ?

    - Rien.

    - Réfléchissez.

    - Vous me dites : "rigoureusement infranchissable".

    - Illimité dans les deux sens, précise Fries.

    - Je ne peux donc rien y faire.

    - Vous n'essayez pas de le franchir ?

    - ???

    - ...N'avez-vous pas au moins envie de savoir ce qui se trouve derrière ?

    - ...je peux m'approcher du mur, l'examiner : les insectes, les fourmis du mur ; les brins d'herbe ; compter les écailles de la pierre, gratter de l'ongle, regarder le grain de la pierre avec une loupe... le monde entier se voit sur la paroi du mur – c'est la din du voyage, n'est-ce pas ?

    Les deux autres demeurent silencieux.

    - Vous auriez pu me prévenir... murmure-t-il.

    Le juge et l'assesseur se regardent avec une stupéfaction hagarde :

    - ...d'habitude... d'habitude, tout le monde veut franchir...

    - Percer un trou...

    - Un tunnel...

    - "Infranchissable", vous avez dit "Infranchissable".

    - Vous pourriez pisser dessus, ricane Fries.

    - Elle est vieille, celle-là, dit le juge.

    - Il y en a même qui rebroussent chemin.

    - ...À moins que vous craigniez de retrouver le lion ?

    LE TEST 31

     

     

     

    Le président se lève et se place devant le bureau, à côté de Fries.

    On entend distinctement un cliquetis en coulisse côté cour.

    - Il n'y a rien après ce mur ? N'est-ce pas ? C'est terminé ?

    Les deux hommes se dérobent.

    Le cliquetis devient un rytjme. Un peloton d'exécution fait son entrée.

     

    - Arme... au pied !

    - Les autres veulent tricher murmure Ilhães. Pas moi.

    Le mur du fond s'enlève, découvrant la perspective d'une infinie muraille blanche qui se perd en oblique, tandis que bureau, fichier, tirés par d'invisibles câbles, rentrent dans leurs coulisses respectives. Applaudissements.

    "Tournez-vous.

    Ilhães se tourne :

    - Je vois la pierre. Le labyrinthe de la pierre : tout un réseau d'allées, d'anfractuosités...

    Les soldats se placent en ligne.

    - Que voyez-vous encore ?

    - Je vois le sable; une fissure ; un joint qui s'étale ; un brin de pariétaire.

    - Et des fourmis ? Voyez-vous des fourmis ?

    - Je les vois. Les unes montent, les autres descendent ; elles s'effleurent des antennes, puis reprennent leur chemin.

    - Comptez-les !

    - Une... une autre... trois, quatre... cinq... six...

    - Feu !

    Jorge Ilhães s'effondre.

    Le public s'apprête à sortir, bruissant de satisfaction : "un excellent spectacle en vérité". Chacun se retourne pour prendre son manteau, son châle, mais la lumière ne revient pas. Les ouvreuses restent au pied des portes verrouillées. Le fichier, le bureaun reprennent leur place, par une ingénieuse application de la technique.

    Au milieu du plateau le juge fixe le public :

    - Suivant !

     

     

     

    V E N T A D O U R

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    au regretté Hernri-Paul

    EYDOUX

    auteur des

    "Châteaux Fantastiques "

     

     

     

     

     

    Blanche, sur la muraille, tendant son cou de reine, chevelure en encensoir, est le Seigneur de Ventadour. Moi, Noble Sire de Ventadour, octogénaire et fortuné – je te défie, méprisable Cœur de Lion – deux enfants surgissant des fourrés, criant Montjoie ! dont l'assaut s'est brisé

    Premier Enfant Cache-toi Richard ! Je ferai le traître pour toi.

    Il rejoint Blanche sur le mur

    Manant dit-elle, je t'engage. Or balaie cette chambre".

     

    Èbles de Ventadour est un vieillard austère. De son cou pendent les fanons. Sa bouche est tordue d'un coup qu'il a reçu. Il paye mal, et peu. Il ne veut pas mourir, son valet vieillit dans l'indigence. Une nuit donc, ayant versé dans le vin fort une male décoction, le serviteur saute de son lit de sangles, car le seigneur le fait dormir auprès de lui ; Philippe tend l'oreille, au-dehors la pluie bat la campagne, les braises chuintent sous les gouttes, le vieux vicomte dort.

    S'habiller dans le noir et lever le loquet : c'est un instant. Le portail d'écurie grince etla pluie redouble. Il chausse son cheval d'épaisse étoupe. Allons visiter Geoffroy-Tête-Noire. Ne chauvit pas des oreilles. Le mercenaire est un brave homme autant que nous deux, prends garde aux pavés de la cour.

    Il mène la monture par la bride.

    Èbles se fie bien trop, par ces temps où les bandes écument le pays, Francs ou Anglais, il n'a aujourd'hui que six gens d'arme, l'un à l'entrée, l'autre à la souricière : "c'est un long couloir (...) en chicane, accessible aux piétons, pas même à des bêtes de charge", Eydoux scripsit "Des châteaux fantastiques". "Je vais" dit le serviteur au garde qui dégouline sous son bassinet "tendre des pièges

    - Par ce temps ! dit l'homme d'arme. Vraiment le comte mène bien son monde !

    Philippe dit que oui.

    Il est sorti serrant sous sa pelisse la clef entre les côtes. Lapente est rude à la descente et le torrent grossit. Geoffroy Tête-Noire loge sur l'autre rive.

    - Noble fils de pute - où cours-tu sur ta rosse ?

    - Voir Geoffroy Tête-Noire.

    - Saint Geoffroy vérole la noblesse ! Qui t'envoie ?" Son visage levé grimace sous l'averse.

    Philippe entrouvre son manteau : "La clef..."

    L'autre : "Descends".

    Il le fouillz : point d'armes.

    Qui dit clef dit porte. âtea

    La troupe à Geoffroy bivouaquerait bien mieux ici que sous les roches ; courants d'air et cendre dans les plats. Philippe suit l'homme, "D'où viens-tu ? - ...de Ventadour. Je ne parlerai qu'à Geoffroy" la pluie roule. "Qu'as-tu besoin du Tête-Noire ?" (plus bas) dis-moi où va la clef puis va-t'en Philippe ne répond pas. Tu veux être des nôtres ? - Non répond Philippe. Un temps. "J'ai mes conditions". Le garde crache à terre voilà bien de l'impertinence – moi aussi, ajoute l'homme, j'ai mes conditions – il montre une lame à son poing; Philippe fait observer que s'il meurt, plus de château. "C'est juste" dit l'autre en rengainant. Le sentier monte encore. La croupe oscille et s'élève sur le sentier, le ciel éclaircit ses branches sur les nuées, des gouttes tombent du croissant de lune, il s'ouvre une clairière bosselée, à l'herbe grise, à sa lisière une ombre quel'homme a frappée du pied : "C'est ainsi que tu veilles, cornard ? - Je m'étais assis répond l'autre en se massant assis assoupi c'est tout un – Pourquoi n'as-tu pas tué celui-là ?

    Le barbu tire alors de son sein la clef d'or en grimaçant d'un air avantageux – mais s'il menje le tue.

    On entraîne Philippe vers les roches et le repaire. Un rideau de peaux retombe après leur échine tandis que monte une odeur faite de cuir mouillé, de souffles lourds et de relens douteux. Sur des tréteaux repose un corps de femme auréolé d'une seule chandelle. Le corps semble se consumer lentement. Derrière lui se distingue l'ombre d'un veilleur murmurant qu'elle est passés tantôt, que c'était un garçon. L'autre les laisse seuls en compagnie du corps, et le veilleur ne cille pas. Tête-Noire sort de l'ombre et regarde la morte, puis Philippe :

    - Combien veux-tu ?

    Les survivants se sont levés pour suivre le marché : la forteresse de Ventadour, ses courtines, sa tor, son roc inexpugnale au-dessus des ravins, pour 6 000 tournois. Philippe défend son prix comme de son bien propres. Les autres hurlent et rient près de la morte. Geofffroy Tête-Noire considère Philippe avec indulgence : "Tu auras ton argent comptant sitôt que tu verras, dans le bayle, pendre ton maître au-dessus du bûcher".

    Philippe demande qu'on ne lui fasse aucun mal. Qu'il soit conduit hors du château. Lui et ses gens, avec honneur. Les rires s'épaississent. Le maître ensuite pourra gagner telle retraite qu'il lui plaira. Tête-Noire a fait taire ses hommes. "Qu'il en soit fait ainsi qu'il est demandé ; à présent guide-nous, car c'est sur-le-champ que doivent s'accomplir les bonnes résolutons".

    Les buffleteries s'agitèrent dans la pénombre.

     

    X

     

    Bien qu'on n'ait trouvé aucune trace de sépulture dabs ka chapelle même, "des sondages menés dans la petite chapelle latérale sous le niveau du XV e s. accusent d'importants bouleversements". (H.P. Eydoux).

    En effet, Geoffroy Tête-Noire avait imaginé reposer dans la chapelle du château. Ne l'avait-il pas bien largement dotée, "pour les réfections" ? N'en était-il pas devenu, par le droit de sa guerre, légitime propriétaire ? Mais le Duc de Berry, redevenu maître des lieux après un an de siège, ne l'entendait pas de cette oreille.

    Comment Geoffroy fut-il enlevé ?

    On imaginera volontiers quelque tableau nocturne, la fumée des flambeaux secoués par le vent, les glaçons des barbes rigides ; un moine enflammé, ou l'Archevêque hautain, proférant des imprécations purificatrices.

    S'est-on acharné à grands coup de barres, jusqu'au moine lui-même, sur l'impérissable monument qu'on avait su construire ? A-t-on précipité le corps aux douves ? Ou bien l'ont-ils, tout à demi-rongé fûtil, écartelé tout pourri (décapité, pendu, vidé) ?

    Peut-être tout se passait-il au printemps ?

    Trois compagnons avaient nonchalamment violé la tombe à coups cmairs de ciseaux, l'un assis sur la pierre, l'autre buvant ; puis sans témoins ni apprêts; l'on avai transporté le cercueil dans un honnête et doux cimetière...

    ("Tout premier, je laisse à la chapelle de St-Georges, qui sied au clos de céans, pour les réfections, dix mille & cinq cents francs, et pour le repos de mon âme.

    "...Item, à l'abbé, qui moult loyaument m'a servi, deux mills cinq cents francs.

    " ...Item encore...")

     

    *

     

    La fillette ne vit plus que par ses yeux. Toute la place y entre, et c'est trop peu d'espace et de poussière encore. Puissants chevaux nus. De noirs valets les montent, hargneux, en oripeaux gris. Ils crient et se cramponnent. Des grimaces creuses comme des ravins.

    - Père, penses-tu qu'il soit mort ?

    - Sans doute. Passé le premier bras, l'homme ne vaut plus rien. "

    La voix du ventre paternel. La fille soupire et reprend appui. Elle se meurtrit aux balustres, père et mère pèsent sur elle avec toute la foule.

    "Mère il ne bouge plus.

    - Il s'est évanoui tout de suite.

    Un grand cri a déchiré la foule quand le cheval au front gonfléa rompu l'attache du supplicié. Quand la bête a traîné le bras dans la poussière, on a un peu applaudi, sans plus : on attendait davantage de Pierre dit le Roux, qui avec son oncle Tête-Noire avait si bien et si longtemps tenu son repaire de Ventadour contre Berry.

    Il n'est plus qu'une masse rompue et poudreuse.

    Mais là-bas au soleil, c'est bien plus excitant. La foule rouge exhorte et geint. De vastes rires éclatent, les hommes huent, frissonnent. Et par-dessus ce roulis chamarré s'enrouent les cris des écuyers de mort, les hennissements sous le fouet. Et surtout, à intervalles réguliers et terriblement proches, les hurlements bestiaux du condamné dont on imagine à plaisir la barbe hérissée.

    Ses yeux roulent dans leur cercle.

    On admire ces biceps tendus qui par deux fois déjà ramènent les chevaux. La foule siffle, envoie des cailloux : "Tranche ! Découpe le verrat !"

    Le bourreau s'avance, hilare, lève son tranchoir. Le fer s'abat sur les jointures, le sang gicle et la foule est debout. Et la hache découpe, un à un, les membres sanglants, posément. Sur ses deux bras tendus le bourreau brandit le tronc. Tous l'acclament. Et comme le corps remue encore, avec mille précautions, l'homme de l'art dispose la tête au bord du billot. La tête roule. Les chevaux se cabrent, traînant leur quarts de viande, qui seront cloués aux portes la ville.

    Furtivement, sous l'œil goguenard des gardiens, tels viendront prélever quelque noix de graisse ou quelque phalange, pour soiner ou pour envoûter. La fillette aimerait bien un doigt de pied. Les parents refusent doucement :

    "Le Bon Dieu défend d'être si cruelle".

     

    X

     

    ...Le parfum des bruyères montant des ravins...

    Dans l'ombre les hommes réglaient leurs souffles, et les nouveaux venus s'asseyaient en rang dans l'herbe sombre.

    Quand apparurent les musiciens, en pourpoincts d'époque, le silence monta d'un coup. Dans les accords de harpe s'éleva la voix du grand Bernatz de Ventadour :

    Le temps va et vient et vire

    Par jours, par mois et par ans,

    Et moi, las ! ne sais que dire,

    Toujours même est mon désir,

    Même toujours sans changer

    Je veux celle que j'ai voulue

    Et dont jamais n'eus déplaisir...

     

    "...Aillas ! Tan cujava saber

    D'amor, e tant petit en sai !

    Quar eu d'amor n'o'm pèse tener

    Celei don je prou non aurai..."

    L E C H EM I N D E S P A R F A I T S

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    à Henri-Paul EYDOUX

     

     

    Paru dans "Le Bord de l'Eau" n° 2

     

     

     

     

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    ...Mais moi, c'est bien ainsi que je l'ai vue, Roquefixade ; c'est ainsi que j'an ai gravi les degrés, absorbé les brumes – Roquefixade claquant au vent sur son aire, roulée dans les nuages, roche fixée sur roche, juchée sur plis de roches raides, en draperies de failles verticales. Si prude, qu'on l'évite – ou qu'on va l'éviter : la route feint de fuir – et soudain, dans le dos, le long pédoncule blanc d'un chemin de village qui n'en finit pas de venir se fondre à l'asphalte...

    "Le village mène" dit le guide, une existence raréfiée" – vivent les existences raréfiées, autour d'une place "trop vaste", si défoncée, si déserte ! Les villages se dépeuplent, dit-on. Tant mieux. Ils ne seront jamais assez dépeuplés. Puisse Roquefixade mettre cent ans à mourir, plutôt qu'y pousse un jour une statioj-service, - plutôt que d'y voir, comme à Peyrepertuse, d'outrecuidants troupeaux humains saucissonner dans les pas de saint Louis !

    Qu'il n'y reste plus qu'un de ces vieux hautains, vautours du Pied-des-Monts, immobiles, éternels et fragiles, tel celui qui se tenait au centre de la place – diaphane, inébranlable, inséré, qui tremblait sur sa canne, comme un chêne tripode.

    "J'ai fondé le musée, disai-il. Ces mots prenaient dans ses yeux rouge vif des éternités d'épitaphe – anxieux, fier, il prenait sur nous sa mesure ("Est-ce tant, ou si peu, que ce que j'ai fait là ?" - entre un tas de fumier et le mur d'une étable.

    "Les Parfaits", entendez par là : les Grands Initiés, les Cathares. Et pouvait douter qu'ils n'y fussent montés ?

    Il reprenait ses explications, rituellement les reprenait, comme s'il avait voulu nous faire éprouver, imprimé sous la plante de ses pieds, le poids, scellé en lui, de ses pas, du temps où les bergers, où lui-même, montaient là-haut.

    Il demeura jusqu'au bout, nous regardant partir...

     

    *

     

    COLLIGNON LE CHEMIN DES PARFAITS 47

     

     

     

     

    Une draille caillouteuse, crottinée. Une âcre odeur de suint, des bêlements presque humains, et sur le mur une plaque citron où bleuit le patronyme hideux d'un Gambetta local. C'est le maléfice. La pénitence.

    Le château s'est retiré. Un vague champ pelé, jaune paille et verdâtre, lépré de pierres plates, nous sépare de rochers à mi-hauteur, trop ensoleillés, trop "pochoir". Soudain, dans un tourbillon de broussailles et d'arbustes, le roc nous assaille, de son arête étrangle le sentier, nous peinons sous une voûte.

    L'éperon reflue vers la droite.

    Et c'est le ciel, jusqu'où le val élève ses deux ailes poussant ses versants d'ombre, et nous, brins d'encens haussés par le sol, comme sur une pale...

    Par devant, des brumes enjambent le vallon, imprécises, vivantes et – regarde – cette muraille, à droite, en tuyaux d'orgue crevassés, qui s'éloigne parallèle – vois ! lancé sur la faille qui l'échancre, un mur qui s'arque comme un œil, troué par dessous. Il nous a presque atteints de sa plaie déversée ! car mille blocs sous l'orbite accourent – immobiles – traî,ne géante d'éboulis – vomissures, calculs de rocailles.

    C'est la voie directe au château.

    La tenter ? (considère alors) nos corps sous l'engrenage – les dents ébranlées – avalanche infinie où nos rebondirions dans le chaos-

    - reste le sol : voie sans gloire, indécise. Une sente hésite entre les bosses d'herbes, louvoie, se perd au creux d'humidités, décourageante comme le fil d'un procès, d'une vie. Pourquoi frayer sa route ? à dix pas tout est neutre.

    Sur les pistes que le vent peigne, en travers de ces gris où les plantes défont leurs losages, l'ombre des nuages lance son filet mouvant.

    J'attache mon regard au pied. Il pile la boue, sous l'herbe plaquée il fait juter le sol ; sur le roc il s'exhausse, de pierre en pierre, il grimpe, l'argile, sous lui, pousse ses gencives.

    La terre est bonne.

    COLLIGNON LE CHEMIN DES PARFAITS 48

     

     

     

     

    La terre est solide.

    La force de la terre passe au talon – nous retournant nous vîmes de grands versants frais se rouler sur nos traces... Le vent lance sur nos mollets ses chiens de brume.

    L'eau épouse nos poitrines. L'eau foularde nos torses : n'oublie pas, dit-elle, l'air que tu aspire, tes pieds qui me foulent, ces nues que tu vas guéant – tout m'appartient, tout est à moi etmoi – je t'assiège.

    Cependant sous nos pas le sol rythme ses coups sourds. Cependant l'air tressaille autour de nos épaules, les nuées se creusent : vastes conques, bancs, surplombs lourds.

    ...La pente s'est tenrue, nous grimpons,mains au sol parfois, sous les nuages dérobés, l'air s'émeut : l'on voit par terre des ombres d'ailes, des Walkyries passent dans le vent – puis des harpes, des chœurs d'enfants guerriers s'éloignent et reviennent, échos des antres nuageux – voici : le voile s'est rompu ; et dans une enfilade, tout un flot de corps de gloire processionne. Ce sont les noces de "Péreille, Sire de Montségur, avec Dame Corba de Lanta, qui devait périr dans les flammes à l'issue du Grand Siège?

    Par devant jouent mandoliers et harpistes. Le cortège grave et lent, blanc et or, monte entre les brumes, de longs bliauts, des visages guimpés, le bas du corps mangé dans la lumière, et des petites filles très droites sous leurs brocarts.