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  • L'HISTOIRE D'AMOUR

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  • HENRI SERPE

    KOHN-LILIOM HENRI SERPE

     

     

    Henri, dit Serpe.

    Son profil est celui d’un quartier de lune : avec le creux pour les dents. Les meules.

    Semblables à ces excroissances cornées qui sur le fil des faucilles néolithiques – sciaient l’orge.

    Il a les cheveux jaunes et le menton qui pique (une barbe rase en éteules).

    Vers quarante-cinq ans, son corps s’est incurvé : le visage est un petit croissant, posé sur un grand ; quand il met les mains dans les poches, ses genoux fléchissent et les tibias forment le manche.

    Il fait paître sa chèvre sur un terrain vague.

    Il ne voit guère que sa chèvre.

    Il lui raconte des histoires, le bras autour de son cou : l’oreille, cornet soyeux, frémit, et la bête mâchonne, pensive. Il scrute les protubérances à la base des cornes et passe ses doigts sur les bourgeons. Sa chèvre s’appelle Lydia. Il affirme que « lythia » signifie « chèvre » dans une langue morte d’Asie Mineure.

    Henri habite un réduit de bois. Pour passer « en ville » on pousse une planche. Jadis il fut portier dans un grand hôtel italien. Il portait une casquette à côté du tambour, dans un uniforme bleu métallisé. Il lui en est resté un besoin de musique rapide, assouvi au Bordel. Il ne monte pas. Il boit, au bar, de la chartreuse ou de la bénédictine : liqueurs cuites de moines. Les filles rigolent :

    « Grand Serpe ! Tu te les es coupées ?

    C’est lui qui alimente le juke-box, le patron Fred lui sourit.

    Il regagne son terrain vague : Robinson de banlieue – au loin, il entend le ressac : autoroute A43.

    Le mercredi les gosses jouent sur le parking.Le ballon passe les haies hirsutes ; un gone surgit, s’excuse et retourne au parking : Henri Serpe est soulagé. Mais ce n’est pas un sauvage : il écoute son transistor, à l’heure des offices israélites shema Yisrael etc. Son voisin, Meyer, affirme que « Serpe » est une déformation de « serfati », « j’ai brûlé ». Les juifs voient des juifs partout. Meyer habite un pavillon, derrière une haie. Quand Henri Serpe chie dans la haie de seringuas, Meyer gueule. C’est un homme à barbe noire et ses cheveux bouclent.

    Meyer avait voulu fonder un commerce de baignoires, en s’associant le robinson Henri. Lorsqu’il avait fallu nommer l’association, Serpe avait déclaré :

    « Serpe et Meyer » sonne mieux que « Meyer et Serpe ». L’affaire en est restée là.

    Meyer disait : « Je suis propriétaire de ce pavillon de banlieue. Sans une erreur du cadastre, votre enclos n’existerait pas ».

    Henri Serpe appelait son abri « la cabane à outils ». Il y avait trouvé une pioche. Une toile goudronnée lui servait de toit. Henri eût aimé agrandir son « chez soi » : il aurait creusé le sol, percé des galeries, amené l’eau et l’électricité. Mais il n’était pas propriétaire. Il invita un jour son ami Meyer au bloc C, appartement 144, vide.

    La porte s’ouvre en traînant sur le sol une croûte de gruyère. Meyer porte dans son sac une flûte de pain, des cerises, un saucisson et du rosé. Serpe a volé en terrasse des restes de cantal et un yaourt. Les deux amis se sont assis dans la poussière.

    Après le repas, Meyer a joué de la flûte. Les pièces vides renvoyèrent les échos, mystérieux, anachroniques. Des rites de pharaons. Meyer vivait à l’aise, dans des meubles bon marché, avec sa femme et sa fille. Son cousin militaire parfois s’invitait le dimanche, pour bouffer. Il était sec comme le schnaps. Serpe y fut convié. Au dessert, plutôt allumé, Meyer proposa au clodo bien propre la main de sa fille Héloïse. Héloïse sursauta, le cousin militaire essuya ses gerçures labiales. Mais Serpe remit l’assistance à l’aise en déclarant que sa masturbation bi-hebdomadaire lui suffisait amplement.

    Héloïse sursauta plus fort. Sa mère apprit ainsi un mot de français, accompagné par Serpe d’un geste sans équivoque. Meyer apprécia, in petto, mais le déjeuner tourna court, on n’offrit pas de cigare à Henri Serpe qui s’en fut. Lui parti, le cousin capitaine déclara, crachant un noyau de cerise qui tinta de façon menaçante sur le bord de l’assiette, que lui vivant, il n’était plus question que cet individu franchît le seuil de cette demeure. Meyer poursuivit cependant ses visites anthropologiques. Henri lui narra l’épisode de sa « Gameline », une clocharde qu’il avait autorisée à cuver sous son toit.

    Elle s’était traînée près de lui, puis avait tiré de sa poche un vieux missel, sans lire, pour se soûler de l’odeur de vieille encre et de papier bible. Elle avait soupiré, s’était endormie, avait ronflé toute la nuit. Tous les soirs, pendant trois semaines, elle était revenue, tenant son missel. Henri Serpe se voyait parfois octroyer la permission de le respirer. Il respecta la Gameline jusqu’au bout. On la trouva morte un soir dans la rue des Roses. Il ne disait pas s’il l’avait regrettée. Il racontait volontiers cette histoire.

    Dans son chez lui sur une étagère trônaient dix volumes d’Henry Miller. Quand il avait fini la rangée, il relisait tout en partant de la gauche. Et un beau jour, hanté par cette vie grandiose et nébuleuse, il décida de « faire un tour », un grand tour, un tour définitif, comme on dit « jouer un tour ». Il prit sur lui Sexus et s’en fut dans les rues tout le jour : mais le soir, il était revenu sur le Terrain par le trou de la planche basculante. Le surlendemain, il emporta de quoi écrire, puis incendia sa cabane, qui brûla longuement, tandis qu’aux fenêtres de l’immeuble voisin les locataires se penchaient en se bouchant le nez parmi les fumées de goudron.

    Dès que Lydia la chèvre avait humé le désastre, elle s’était enfuie. Un camion la renversa. Henri Serpe ne l’apprit que beaucoup plus tard. Il ne dit pas non plus s’il l’avait regrettée. Et tandis qu’il marchait, sentant déjà son estomac gargouiller – est-ce qu’on ne pouvait pas s’empêcher de manger ? - il reconnut, levant les yeux sur celui qu’il avait heurté, Meyer et sa barbe noire et son nez au couteau. « J’ai faim », dit Henri Serpe. « je n’ai pas pu supporter la fumée de ton goudron, répondit Meyer, ni de ta crasse ». Ils ont éclaté de rire. Ils se promirent, à ce moment leurs rires devinrent quasi hystériques, de ne plus jamais avoir faim, et d’envoyer au diable tous ces foutus raisonnements corporels, qui entravent la vraie vie : « Et nous vivrons d’Esprit, pour l’Esprit et en l’Esprit ».

    Ils furent arrêtés au coin de la rue des Violettes.

    Au commissariat de la rue Poilut, Meyer s’esclaffa à l’idée que sa femme et sa fille auraient pu mourir – du moins l’avaient-elles glapi – dans l’Incendie ; on les avait relogées au 5e étage de l’HLM, côté non goudronné – ce détail, asséné d’un air sombre par le brigadier, excita particulièrement leur hilarité. La femme n’avait pu lâcher les fruits au kirsch, qu’elle tenait encore sur ses genoux, assise de l’autre côté du mur, sur la banquette en bois du corridor d’attente. On leur fit passer la jatte, dont ils avalèrent alternativement un fruit, puis l’autre, entre les bourrades de l’interrogatoire.

    Mais les flics les empiffraient de gruyère sec entre deux fruits pour en dénaturer le goût. Quand ce fut le moment de lamper le kirschwasser, le brigadier ôta la jatte que Meyer inclinait goulûment vers sa vaste barbe, et le siffla lui-même avec satisfaction. Puis, dans un rot tonitruant, il les chassa à grands coups de pompes dans le train. Les deux hommes s’éloignèrent sur la Nationale, bourrés de bouffe, hoquetant de l’alcool dont les fruits étaient imbibés. Au bout d’un kilomètre, ils se sont arrêtés : « Que faire ? » Crevés d’ennui, comme le soir tombait, ils s’allongèrent dans un fossé, bien enlacés pour se tenir chaud : car ils avaient, lors d’une discussion où chacun renchérissait de plus belle, radicalement éliminé toute connotation homosexuelle.

    Meyer imagina qu’au bout de quelques jours chacun pouvait bien, tout en marchant, se branler à côté de l’autre sans que l’autre sourcillât ; et comme il étalait volontiers sa culture, il rappela cette anecdote sur Ésope, qui, « voyant un jour son maître marcher en pissant : « Eh quoi ! s’exclama-t-il ; nous faudra-t-il donc chier en courant ? » Pour chier, en fait, c’était une autre histoire, et la pudeur de Serpe revenait au galop. Il se cachait derrière les fougères, sans s’en torcher toutefois parce que ça fait pisser le sang par le cul, et Meyer… faisait le pet. Un matin, sortant d’un de leurs fossé, ils entendirent un bruit de cloches : non loin béait le porche d’une église. Une foule superstitieuse s’y engouffrait pour la grand-messe, Pâques ou Pentecôte. « Allons-y », propose Meyer, qui était juif (il le reconnaissait enfin). Les bancs s’allongeaient dans la pénombre. « Si nous nous allongions côté femmes ? » dit Serpe. « Elles placeraient leurs gros culs sur nos visages ». Meyer fit observer, en fin connaisseur de la liturgie chrétienne, que l’opposition des sexes ne se pratiquait plus guère. Il instruisit même Henri à mi-voix de toute la symbolique de la messe, pestant lorsque le curé bâclait un signe de croix ou un verset. Le prêtre fronça les sourcils dans leur direction. « Je vais te raconter un souvenir d’enfance » chuchota Meyer. À ce moment le curé descendit de l’autel et les expulsa vers la sacristie. Aussi sec il revint à la Sainte Table afin de distribuer le reste des hosties , toutes lippes pendantes.

    Dans la sacristie, ça puait l’encens froid et le soufflet d’harmonium. Meyer fouilla les armoires, Serpe l’en empêcha : « On attend le curé » dit-il. Ils se sont assis sur des chaises à la fois boiteuses et paillées. Un tuyau de poêle maintenu à l’horizontale traversait obliquement la pièce pour s’enfoncer dans un trou du mur. Amen ! Le prêtre surgit en se frottant les mains :  « Une messe, ça creuse ! » Il ouvre d’un coup les battants de la penderie, et tire une batterie de jambons de derrière les amicts et des pots de rillettes, comme un chien qui déterre un os. Dans son dos les autres attrapent tout au vol : « Prenez et mangez ! » s’écrie le curé. « Car ceci est le corps du Porc qui périt pour nous ! » Quant ils eurent chassé la faim et l’appétit, le prêtre dit : « J’aurais sacrément bien de partit avec vous autres, car vous me paraissez gens qui savez vivre. - Et vos ouailles ? s’inquiète Meyer. - Sans moi ! Il y a là de vieux trumeaux qui pratiquent, qui pratiquent depuis soixante ans et plus. Elles récitent la messe en latin, et à l’envers. Les femmes devraient dire la messe. Ma Deux-Chevaux nous attend devant la porte du transept. Je m’appelle Darguin.

    - Nous serons, dit Serpe, les musiciens de Brême. J’ai ma flûte. Nous gagnerons de l’argent ». Les deux autres demeurent sceptiques ; Meyer fait observer que les musiciens de Brême étaient 4. «...avec la Deux-Chevaux nous serons 5 » - elle démarre. La foule, dépêchée avec pierres et fourches par Mgr l’ Évêque, se lance à leur poursuite : véhicule immatriculé 897 HX 48 . «Ne vous souciez pas, dit le prêtre ; j’ai dans la boîte à gants tout un jeu de Chiffres et de Lettres ». Ils s’échappent donc. De joie, le curé veut effectuer des sauts périlleux sans cesser de rouler. Ce doit être extrêmement périlleux, surtout dans les virages. Meyer objecte que les situations de ce genre se reproduisent à longueur de pages de Raymond Queneau, du génie duquel il commence à douter. « Herr Meyer, dit l’ecclésiastique, votre culture littéraire m’emmerde. Apprenez que je n’ai rien lu de ce Queneau, et que je ferai ma galipette ».

    Et il fit une galipette au-dessus du volant, et Meyer siffla d’admiration, et la 2CV s’effondra dans un fossé (fracas).

     

    X

    Serpe décide de les abandonner, voit sans regret disparaître dans un virage la deuche remise sur pied, heureux d’être seul. Glad to be lone.

    Comme le soleil est haut, Serpe se sent libre et supérieur, et marche en direction de deux collines, la tête merveilleusement vide, comme après une journée de plage (souvenir lointain). Très vite cependant, se coucher ou manger lui paraissent de grosses difficultés. Au milieu d’une montée sous les pins, il s’affale au sol, et quand il se réveille, la nuit est venue.

    Il se relève péniblement, considère les étoiles en pissant contre un tronc, marche jusqu’au matin ; son découragement s’est évanoui au lever du soleil. Mais il n’est pas si facile de vagabonder. Pourtant le monde lui appartient : à quelques pas de là gît Meyer, qui a planté là son curé après l’avoir délestéde son argent. Tous deux redescendent de l’autre côté des collines. Ils se montrent les billets de banque : « Nous allons prendre un splendide petit-déjeuner. »

    Le village s’appelle Réalmont, dans le Tarn. Ils s’installent sous les arcades. Le bourg a depuis longtemps pansé les plaies d’un vieux massacre anticathare : tout le monde dans le puits, et hop ! Soleil du matin, pain y café con leche. « J’ai été marié, dit Serpe (très lointain souvenir).

    - Je parie que tu as un enfant, dit Meyer, qui parierait sur n’importe quoi.

    - Un garçon de six ans (mettons que c’est tout ce que vous apprendrez sur le passé d’Henri Serpe) – et ta fille ? »

    Meyer hausse les épaules et rattrape le guéridon en terrasse qui perd l’équilibre. Voilà ce que c’est que de parler d’enfants. «Tes chaussures sont dégueulasses », dit-il à la place. Rachètes-en des neives : il y a un magasin en face.

    - Il n’est pas encore neuf heures.

    Le patron débarrasse les guéridons voisins de leur rosée. Il empoche l’argent des Clodos-de-Frais,leur débarrassant le petit-dèj de sous leur nez – Henri raccroche de justesse un dernier bout de pain de la corbeille, que le gros homme courroucé lève déjà fort haut.

    « C’est bien de voyager quand on est riche, dit Serpe.

    - C’est même la seule façon, renchérit Meyer. Il tire de son veston un portefeuille épais comme un sein.

    « Tu vas balancer ça tout de suite!s’écrie Serpe.

    - Pas question ! »

    Le patron ressort de sa boîte :

    « Qu’est-ce qu’ils veulent encore, ces deux peigne-culs ?

    - Vous avez un peigne ?

    ...Meyer entraîne Serpe à travers la place : « On change tes souliers d’abord…

    - Ça va puer des pieds…

    - Çà…

    Ils reparaissent tous deux chaussés de neuf.

    - C’est la réflexion de la vendeuse qui t’emmerde ?

    - Je t’avais bien dit que ça allait puer.

    - La pureté du clodo, c’est sa crasse !

    - D’où tu sors ça ?

    - D’un catéchisme à moi, dit Meyer.

    Quelques kilomètres plus loin, route d’Albi :

    « À Paris, reprend Meyer, ils ont des cabines où tu peux te laver un quart d’heure, avec serviettes, gants etc. Sortie d’Austerlitz.

    - Austerlitz ?

    - Ben la gare. « 

    Ils quittent la nationale.

    « À quoi penses-tu ? dit Meyer.

    - À ma chèvre.

    - J’ai lu ce matin sur un bout de journal qu’elle s’est fait saccager par un camion.

    - Tu est sûr que c’est elle ?

    - En pleine ville, à deux rues de chez moi ?

    - Pourquoi dis-tu encore « chez poi » ?

     

    *

     

    Ils arrivent à l’hôtel des Trois Bougnats. « Ça sonne bien » dit Meyer. Sur le mur on voit deux queues de billard entrecroisées, avec deux boules. « C’est devenu rarissime » dit Meyer.

    Comme on n’est pas très loin dans la journée, toutes les chambres sont inoccupées. Une boutonneuse de 19 ans, toute en clite, regarde leurs fripes de travers. Meyer veut tirer une liasse de banknotes, Serpe l’arrête d’un geste, et se met à extirper, avec force mimiques, deux billets crasseux de sa poche de pantalon. La pucelle les saisit en reniflant. Ils la suivent, raides dans l’escalier raide. Elle leur donne deux chambres communicantes. Puis elle se retourne dans sa robe verte avec suspicion, et rengloutit ses os dans l’escalier quasi de meunier. Les deux hommes se regardent par l’encadrement. Serpe se passe le dos de la main sur les poils de barbe : « J’ai encore faim. Où est le portefeuille ?

    - Regarde, dit Meyer.

    Il tire de sa pochette le large larfeuille de cuir : « Tu croyais que c’était de l’argent… Ce sont des cartes d’État-Major du Pas-de-Calais.

    - Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ça ?

    Il lui tire les cartes des mains et les balance dans la corbeille d’hôtel.

    « Il ne reste pas d’argent ?

    - Tu pues.

    - Je croyais que c’était toi.

    - Faudra plus descendre à l’hôtel ».

    Serpe, seul, appuie son front à la fenêtre. Il entend Meyer se relever, ouvre la porte communicante : « Et si on rejoignait les hippies ? Paraît que les filles…

    ...ne baisent pas plus qu’ailleurs, répond Meyer à travers la cloison. Ce sont les mêmes qu’avant, qui baisent – mais en faisant plus de bruit qu’avant.

    - On irait sur la Côte !

    - Je déteste la Côte.Toutes les Côtes. Je déteste les hippies. D’abord, y en à plus. C’est dans le journal.

    - Viens, dit Meyer. Descendons manger, il nous reste tout de même 57 francs, on va se faire servir par la branleuse de clite. »

    Pendant le repas, ils sifflent chacun leur litre. Ils se racontent leurs histoires de cul, la fille en vert leur passe les plats du bout du bras en détournant la tête. Elle pue des aisselles, mais finit par s’assoir avec eux au dessert. Ils prennent trois cafés. Dans la chambre 6, elle les lave, les rase, les change, avec de vieux falzars de son défunt père. Au petit matin, elle voulait partir avec eux en emportant la caisse.

    Après leur sperme, les deux compagnons exprimèrent de sérieuses réserves. La fille aux habits verts plaida sa cause, passant outre les mufleries de Serpe qui chantait l’un après l’aure les couplets de Jean-Gilles mon gendre. Serpe finit par se tourner contre le mur ; au boudin instant, il ronflait. Gina (c’était elle) tenta de l’égayer, sans succès : « J’introduirai la variété dans votre ennui ! » dit-elle.

    Un ricanement surgit du matelas :  « T’entends ça Meyer ? Notre ennui ! Henri n’avait ronflé que d’un trou. « Vous n’allez pas me faire le coup de la misogynie ?! » sexe-clama Gina ; il manque une femme, dans votre histoire !

    - Laisse-nous crécher 3 jours là sans payer, proposa Serpe en se retourna. Après, on verra. »

    Gina répondit avec frayeur qu’elle n’était pas la seule à s’occuper des Trois-Bougnats : que si elle accordait la gratuité, so, frère s’en apercevrait ; qu’au vu de leurs têtes, il avait parlé d’avertir la police. « Fais-toi virer », suggéra Meyer.

    - Attends.

    Elle descend au rez-de-chaussée, lui lançant un baiser, mais toise Serpe, allongé, avec défiance. Celui-ci détourne la tête : « Après avoir lu tout Miller ! » l’engueule Meyer. - Quoi, « Miller » ? - ...Celui qui s’envoyait toutes les femmes qu’il croisait ! - Je n’ai pas besoin de bouquins pour me faire une opinion.

    Ils entendent soudain une violente tambourinade à la porte. Meyer pâlit sous sa barbe et se dirige vers le loquet. Un gros homme obstrue toute l’embrasure. Quand il s’avança, le plancher plia. Serpe lui-même sur son lit ramena ses genoux au menton. Mais le colosse ne semble pas furieux. Il repousse la porte dans son dos. Qu’est-ce qu’elle a ma sœur ? Meyer hoche la tête en avalant sa salive.

    Le gros frangin s’est dirigé vers le lit, glisse la main par dessus Henri, la redescendit entre mur et sommier. On entendit un claquement d’interrupteur : le bonhomme a désigné d’un air farce un aérateur qui s’était mis à grésiller : « Ça ne sent pas la rose chez vous ». Il réclama 6000 francs pour sa sœur, plus un pourcentage mensuel. Il écartait les bras d’un air avantageux, de part et d’autre de son bide.

    Serpe se leva, commença placidement à se rhabiller. Meyer fit observer à l’autre que ni Serpe ni lui n’avaient le premier sou nécessaire. « À moins, ajouta-t-il, que nous ne vous supprimions, ne vous dévalisions, et ne ravissions votre sœur ». Serpe siffla admirativement : il avait toujours estimé le beau langage. « Comme ça, d’accord » dit le gros frère. De sa poche, que le ventre comprimait, il tira à grand-peine un revolver, qu’il leur tendit.

    Serpe rigolait. Il manipulati l’arme sous l’œil ahuri de Meyer lorsque le coup partit. L chemise du colosse se déchira, il s’écroula sans un cri. Il n’y eut pas de sang. La sœur survint, « échevelée, livide », se griffa les joues ; pour quitter la pièce, les deux hommes enjambèrent le corps. Au moment où Serpe passait le pied par-dessus la poitrine de l’obèse, l’œil s’ouvrit fixement sur les pantalons neufs du père mort que le fugitif emportait sur lui. Les deux hommes et la femme ne ralentirent qu’au bord d’un canal. Une péniche rouillée mouillait là. Serpe voulut monter à bord, mais un chien se mit à aboyer férocement. « Passons », dit Meyer – « de toute façon, nous n’aurions pas dépassé la première écluse. Puis il faut du mazout, un permis, toutes sortes de paperasses… - ...je sais, interrompit Serpe.

    Tout ttrois marchaient désormais entre le ciel et le rang de peupliers du chemin de halage. Meyer et Serpe serraient très fort les mains de Gina, chacun de leur côté. Ils fixaient la cimes des arbres sans tomber. À la cabane de l’éclusier, ils quittèrent le canal, et par un petut chemin gravillonneux, regagnèrent la route en contrebas. Longtemps ils ont déambulé. Gina parlait, on ne l’écoutait pas.

    Serpe a continué de manifester son hostilité à la gent féminine par d’infimes détails de comportement. Puis avec Meyer se sont échangés d’obscurs propos, phrases ébauchées, caramels d’expressions mal dégluties. Puis une scène violente éclata. Meyer et Gina sont partis de leur côté, « pour fonder une famille ». Serpe a ricané lourdement : c’était une fuite. Mais pour arroser la décision prise, qui valait mariage, Meyer et Gina ont disparu derrière un talus hanté de fourmilières, tandis que lui restait en bas, sans rire, à réfléchir.

    Il finit par compter les fourmis : Meyer ne romprait jamais. Lui-même, Serpe, croyait avoir rompu. Mais plus il y pensait, plus il avait envie de rire. Il n’était pas assez en colère. Les fourmis qui couraient sur ses jambes l’avaient apaisé. Quand il se sentait dans ces états de sérénité, rien au monde n’eût pu le faire accéder aux délices de l’angoisse ou du déchirement. Il regrettait de n’avoir rien à regretter.

    Gina et son compagnon reparurent, époussetant leurs fourmis respectives : ils allaient s’éloigner pour de bon, décision confirmée. Serpe les applaudit : Meyer, grâce à ses diplômes, parviendrait à se refixer, irréversiblement cette fois. Les adieux se scellèrent autour d’une tranche rance de Vache qui Rit – Dieu merci, c’était l’été. Ce bond dans l’absolu serait châtré dès les premiers froids.

    Seconde séparation – mais Henri Serpe s’assurait que celui-là, Michel Meyer, ne cesserait de revenir se faire plaindre ou pardonner, tenter ou se faire tenter. Serpe n’en marcha que plus vigoureusement. Il contempla les nouveaux amants qui s’éloignaient sur le versant d’une colline, au sommet de laquelle trônait quelque carcassonnette locale : close, et dominante. Serpe s’en détourna dans l’allégresse,  « enivré à la coupe des orgies éternelle ».

    La route s’allongeait, frôlée de part et d’autres par les méandres d’un cours d’au ou par le canal sournoisement tangent, se rapprochant, s’éloignant. Il écouta sur la rivière le bruit d’étrave d’une branche immobile, coincée dans le courant. L’air devint lumineux. S’étant assis, il arracha une touffe d’herbes avec ses racines, qu’il se mit à émietter entre ses souliers neufs : l’odeur des pieds menaçait de percer celle du cuir.

    Il n’avait plus pour argent que trois billets, laissés par Meyer avant son départ : la femme avait exigé une plus grosse part pour « Eux-Deux ». Henri marcha, bien contrarié de ne pas savoir exactement où il se trouvait. Il ne pouvait rejoindre le Pas-de-Calais, dont il possédait quelques cartes d’État-Major, que d’ici cinq bonnes semaines de marche.

    Il se demanda pourquoi lui, Henri Serpe, avait repris la route : ce n’était en tout cas ni par curiosité, ni par révolte – mais comment se nourrir, une fois les billets épuisés ? Vol, ou prostitution ? à 47 ans ! d’après l’Américain Miller (qu’il prononçait « Miyé »l’avait), il suffisait de demander : l’argent venait tout seul.

    Il se récitait des passages où Miller extorquait, dans la plus pure gentillesse, maints dollars à ses victimes consentantes. Or la première âme rencontrée fut une paysanne, poussant deux bidons de lait dans une carriole ; comme il portait des souliers neufs, elle lui rendit son salut sous son foulard. Il se proposa pour pousser la carriole, menant une conversation inodore. Parvenus à la ferme, il obtint une mesure de lait qu’il but sur-le-champ.

    Le corps d’Henri, en quartier de lune, l’avait mis à l’abri de toute boulimie – cependant, il sentait que toute faim signifierait immanquablement une diminution de ses facultés intellectuelles : Henri Serpe exigeait de spéculer à vide, c’est-à-dire hélas l’estomac plein – sans compter une tentation grandissante de se confier à toutes ces organisations caritatives, heureusement abstraites et déficientes aussi longtemps qu’il fuirait les agglomérations de quelque importance.

    La deuxième rencontre fut celle d’un paysan mâle ; car la campagne grouille de  paysannes et zans qui, derrière chaque buisson, attendant patiemment le vagabond pour l’accompagner en lui fournissant matière à philosopher. C’était un homme râblé. Il refusa de se laisser porter sa fourche pour de l’argent. Il avait peur d’en recevoir un coup, en mémoire de tous les clochards qu’il avait expulsés de sa grange ou de son pailler. Serpe, se retrouvant seul, revit Meyer en son esprit. Peut-être fallait-il vagabonder en été, s’enfermer l’hiver ? Meyer n’avait rien trouvé de mieux que de se rengluer avec une femme, de refermer la porte ; les femmes étaient décidément de vrais pots de colle, ne fût-ce qu’anatomiquement parlant. Il était libre. Il avait faim. Il pensait, pour l’instant. Il mendia, une fois, six francs dix.

    Il rencontra un groupe de hippies, dont c’était l’époque. C’était la première fois qu’il en voyait de près. Il leur parla un peu, il leur sembla stupide ; d’autre part, il était vieux. Il n’avait pas beaucoup lu, en dehors de Miller, qu’il prononça Mi-yé. L’un de ces hippies l’aurait bien accepté dans le groupe, mais le fait d’ignorer jusqu’au nom d’Artaud le déconsidéra. Ils étaient donc aussi humains que les autres.

    Henri Serpe, hochant la tête, retrouva sa misanthropie. Et il marcha plus loin, mais cette fois, il s’en rendait compte, la nuit tombait. Il dormit dans des roseaux, se réveilla tout courbatu, bouffé aux moustiques, sans avoir vu d’étang. C’est donc la désorganisation qui lui pèse le plus. Il n’ a plus de points de repère, comme une chèvre, ou un enclos. Je ne vais tout de même pas retourner en banlieue !

    ...S’ils étaient 15 ou 20, femmes comprises, ils referaient Cartouche et Mandrin. c’était un grand malheur que l’État n’eût plus toléré le vagabondage. Pourtant, mendier de porte en porte, marcher ensemble – quel délit ? Ce seraient des hommes mûrs, car ceux de vingt ans lui font peur à présent, aussi peur que lorsqu’il en avait autant lui-même. Il prit cela pour de la philosophie. Henri Serpe soupira très fort et longuement. Cela le fit rire. Devait-il encore longtemps marcher vers la Corrèze ? Il fit un peu de stop, tant qu’il n’était pas encore crasseux. À la fin de cette journée, il se sentit aussi plein de découragement que d’espoir. « Assez réfléchi » se dit-il. « Passons aux choses sérieuses. ».

    Il  a chapardé, mendié 7 francs, s’est couché. « Je veux rencontrer des humains, dit-il encore, afin de m’éprouver ».

    Des paysans toujours et encore, occupés aux travaux des champs : les uns hersaient, d’autres gaulaient les noix, d’autres taillaient les vignes à contretemps ou repiquaient le riz. Dans tous les chemins creux, devant tous les porches, une multitude d’hommes et de femmes en chapeaux de paille et bottes, portant sur l’épaule fourche, pelle ou tracteur, se dirigeaient en tous sens l’air affairé.

    Parfois ils se bousculaient, et se disaient « pardon » en patois. « Il ne sera pas inutile », pensa Henri Serpe, de se procurer auprès d’un cultivateur un agréable sentiment de féconde altérité. Après en avoir écarté de la main deux ou trois, il avisa un cul gonflant un pantalon, qui s’abreuvait à quatre pattes de paysan au bord d’une fontaine paysanne. La chose n’était pas habituelle.

    Lorsque l’être se fut relevé, Henri Serpe vit non pas un porc ni un cheval à culotte courte, mais un véritable paysan, qui s’essuyait les moustaches sous son chapeau. « Mon brave... » - commence Henri Serpe à haute voix – mais cette appellation eut sur le terrien l’effet contraire à celui escompté. Crachant par terre et levant le poing, la créature humaine se lança dans un torrent d’imprécations incompréhensibles, qui permit du moins à leur destinataire d’apprécier les sonorités d’un mâle dialecte.

    C’était un homme de 55 ans, vêtu de grosse toile bleue. Il portait des sabots propres assez inattendu, et sa braguette des taches de cambouis. De sa bouche mal rasée s’échappaient les derniers effluves mal rincés d’un repas à l’ail. Henri lui demanda si l’eau était bonne. « On boit pas comme des bêtes, nous aut’. J’avais laissé tomber une pièce d’un franc et une grenouille. V’là la pièce, et pis v’là la grenouille. »

    Elle s’échappa. « Bordel ! » jure l’homme en se remettant à quatre pattes, « La vache ! C’est vot’faute aussi, vous m’devez 6 francs 80. » Henri se fouilla, en tira 4 de sa poche. Le paysan tourna le dos sans remercier, s’enfonçant le chapeau sur la tête. Henri Serpe fut très déçu de ce contact humain. Il remuait ses derniers francs au fond de sa poche. D’autres paysans se présentèrent, mais il les repoussa doucement.

    Il souhaita la nuit. Au village de St-Jean, tous étaient encore aux champs. Ne restait plus que les vieilles et les chiens. Poursuivi par les aboiements de ces derniers, il atteignit le porche de l’église, bâtie en 4832 comme en témoignait la gravure. Il ne fut pas surpris de reconnaître le curé Darguin, surgissant de la nef, toujours aussi rond, toujours joufflu.

    « Ils m’ont viré ! » cria Darguin. « Je viens de recevoir, ajouta-t-il, le denier du culte. Tenez ! Ne comptez pas, ne comptez jamais ! » Henri Serpe sentit la bonne humeur renaître, à palperl les substantielles enveloppes. Or une vache seule passait devant l’église, la corde au cou. « Apparemment », dit le curé, « c’est un don. « Mais dans le fabliau, la vache retourne chez son propriétaire en compagnie de celle du prêtre, qui est sa sœur de lait.

    « Voici désormais votre vache, in nomine patris...- cela ne se peut pas ! qu’en ferais-je ? »

    - Vous parleriez ensemble, avant que de la vendre. Qu’est-il arrivé ? demande Henri. - Mon fils ( Darguin, les yeux au ciel) ces paroissiens-là n’ont à m’offrir que de l’argent – adieu jambons, adieu saucissons ! Adieu, pots de rillons ! Je dois tout acheter.

    Henri propose sa vache. « Adieu, dit le curé, ta traite est longue à faire. - C’est cela même, citoyen curé, ces pis sont bien gonflés.

    Nous nous réjouirons du succès de l’affaire

    Une autre fois.

    Darguin lança de loin une bénédiction, tandis qu’en perspective les cornes tressautaient, des deux côté des hanches. Puis il regagna sa cure : il lui restait de quoi se préparer pour le cinéma. Henri Serpe s’enhardit à enfourcher le ruminant. Il aperçut une ferme au toit brun. Le Paysan l’attendait sur le pas de sa porte, 8 francs à la main. Il riait : Henri comprit que pour la deuxième fois, il ne reverrait plus le curé Darguin. Il rendit contre argent la bête.Il avait failli à sa tâche : un voyage sans fin ni solution. Il fuyait avant tout les humoristes. Palpant dans sa poche le Denier du Culte, il se dirigea vers le village suivant, plein d’appétits nouveaux.

    *

    Serpe avait beaucoup marché. Comme ses hanchez le faisaient souffrir, il s’était taillé un bon bâton. Ses souliers, son odeur et sa barbe lui donnaient à présent une allure extérieure définitive. Irrémédiable. Seule note vive, l’éclat rouge d’un sac à dos dérobé. Malgré une sauvage parcimonie, le ^pécule du curé avait rejoint le souvenir du même.

    Henri n’était plus qu’un ventre creux. Il parvint dans une banlieue, à l’endroit précis prend son trottoir, d’un seul côté. Un soldat assis là, le calot dans les mains, tourna sa tête rasée pour voir venir le vagabond. Il semblait attentif et buté. Sur sa poitrine on lisait Mathias Aigle. En se levant il rectifia le pli de son pantalon, et suivit Henri Serpe comme un épi détaché par le coiurant ?

    Les premières villas, badigeonnées, dressèrent leur plénipotence. Henri se serait bien douché. Il regardait parfois le soldat par dessus son épaule. Soudain le bas-côté se releva derrière son rebord, formant talus ; là s’ouvrait l’arcade en partie maçonnée d’une ancienne champignonnière. Un arbre avait poussé par là-dessus, disjoignant la voûte de pierre. Une femme en surtout de peintre avait installé là son chevalet ; ses fortes hanches blanches garnissaient un pliant de plein-air. La toile représentait sans complexe un homme nu à quatre pattes sous la voûte, avec une racine dans le cul, ramifiée en bourgeonnements monstrueux, vus comme en transparence. Il tentait de se retourner, griffant la mousse . « Original » dit le soldat. La femme se retourna. Les deux hommes contemplaient la toile, épaule contre épaule. « Je m’appelle Hedna ». Les compagnons semblaient cette fois s’étreindre sous le coup de la peur:Henri Serpe ayant en effet tout replié son corps, sa fente buccale disparaissait de profil entre le menton et son nez.

    Le soldat exhibait une rondeur ahurie. Il roulait des yeux. Hedna posa les mains sur ses propres fémurs écartés. Puis elle rangea son matériel avec application : pinceaux, chiffons et tubes. Quand il ne resta plus que la toile et le chevalet : « Rendez-vous utiles dit-elle : transportez-moi ça chez moi ». Le soldat se chargea de tout. Henri flairait le bon coup. Il se fit appeler « Paul Charge ».

    « Vous êtes en permission ?

    - Oui, mais sans personne à voir. Je ne veux pas non plus retourner à la caserne.

    - J’ai des habits civils, proposa Hedna en tournant la clef dans la serrure.

    Une avalanche d’aboiements survoltés se déclencha à l’intérieur. « Ici ! Frélis ! » Du haut des marches une voix d’homme rappelait trois énormes clebs. Mathias laissa échapper le chevalet, qui s’effondra sur une échine hurlante et canine. « J’en ai sept ! » cria Hedna. « Plus un mari ! » Ce dernier descendit en renfort :

    - Mathias Aigle, dit « Paul Charge ».

    - Henri Serpe.

    - … (aboiements forcenés)

    Hedna haussa le sourcil. Tons montèrent l’escalier intérieur, chiens hurlants compris.

    - Stamboul ! Munich ! Vos gueules !

    Henri aperçut en montant, coincé dans la poche arrière de Mathias, un portefeuille qui lui sembla confortable pour un appelé. Sur le palier du haut, l’odeur canine devint irrespirable. Hedna montra sur sa droite une pièce jonchée de paille et d’ossements : « Pour nous, c’est à gauche ». Un capharnaüm de toiles peintes et de bibelots croulait sur et sous les tables. Ici, la thérébentine venait presque à bout des puanteurs. Hedna ouvrit une fenêtre ; le mari, « Norbert ! », assujettit un chevalet entre les livres çà et là sur le sol.

     

    X

     

    Ils vécurent ainsi vingt jours ensemble. Mathias et Serpe dormaient sur un bat-flanc très large, séparés par un traversin en longueur auquel le soldat tenait beaucoup. Le repas se prenait sans manières autour de longs tréteaux grossièrement débarrassés de leurs tubes, flacons et palettes. La chambre de Norbert, au fond du palier, demeurait verrouillés : les chiens n’y avaient pas accès.

    Norbert était dessinateur industriel. On entrevoyait parfois un plan inclinable, une « girafe », tout une matériel méticuleusement rangé. C’était le mari qui subvenait aux besoins du ménage ; ses commanditaires n’étaient reçus que dans ce bureau, qui possédait aussi une entrée indépendante, en haut d’un escalier externe. Norbert appelait son atelier « le Sépulcre ». C’est ainsi que vivaient l’homme et la femme, côte à côte. Simplement, Norbert estimait logique de pouvoir perturber le monde d’Hedna, conçu, lui, pour être perturbé. Quant au soldat Paul ou Mathias, il avait acquis au suprême degré, à moins que ce ne fut un don, l’art sacré de ne rien faire. Se gratter méthodiquement le crâne, os par os, pouvait lui prendre dix à vingt-cinq minutes. Après quoi il se curait les ongles ou les dents, l’un n’excluant pas l’autre.

    Hedna se lassa un jour de voir Norbert se vautrer sur tous les amas de coussins baptisés « sofas ». « Je n’ai toujours pas de vêtements civils » grommela le soldat. - Tiens c’est vrai, j’avais oublié ». Elle lui avait jeté un vieux pantalon et une veste de défricheur. « Des godasses ?... » La Péri, corniaude de forte taille, lui apporta dans la gueule une paire de grolles acceptables en agitant la queue. « C’est ta pointure » dit Hedna.

    « Tu me feras le plaisir de sortir régulièrement cette racaille ». Les chiens dégringolèrent de leurs perchoirs respectifs pour lécher les mains de Mathias. Il les promena, parvenu très loin de sa caserne d’origine. Son pantalon était si vaste que de dos, on aurait cru qu’il avait chié. Dans la rue, les chiens, bondissant et clabaudant, flairaient les caniveaux, les mollets des passants, puis revenaient se frotter contre lui.

    Les flics reconnurent les bestiaux d’Hedna. Ils saluèrent Mathias comme un ami de la maison. De ce jour Mathias se montra d’humeur plus égale. Quand il nourrissait les bêtes, l’étage résonnait du happement des crocs. Henri Serpe de son côté refusa de servir de modèle à l’artiste : « Des tableaux de pédé ! pour qu’on me reconnaisse ! » Hedna éclatait de rire : « Ça vous sortirait de l’incognito !

    - Détrompez-vous madame, répondait Serpe avec cérémonie. Je n’ai pas toujours été dans l’ombre.

    - Vous êtes donc aussi, à votre manière, un déserteur… Ce que j’aimerais, ce serait votre opinion sur mes toiles ; sur leur valeur technique, évidemment, puisque les sujets vous défrisent : formes, couleurs, dessins, contrastes... » Serpe se récusa. Hedna poursuivait, en agitant ses boucles : « Justement ! Il me faut une appréciation pure de tous préjugé. Tenez – le tirant par la manche – celle-ci, très vite, sans réfléchir ? » - son mètre soixante, sa silhouette de sculptrice, n’en imposaient qu’à son Norbert de mari, qui avait pris le pli de l’ignorer le plus possible. Elle considérait avec inquiétude Henri Serpe qui tournait et retournait la toile devant la fenêtre.

    Elle n’avait presque jamais vendu, à l’exception de trois ou quatre fantaisies érotiques enlevées par les pédales haut de gamme de la capitale. « Eh bien ? » Henri Serpe reposa charitablement le tableau de chant sur le parquet. Il n’avait vu de tableaux que sur les illustrations du Petit Larousse. L’excommunication de Robert le Pieux. « Quand on a vu un tableau, on les a tous vus ». « Qu’en pensez-vous ? »

    Henri Serpe n’en pensait rien. Cerff sodomisé pzr une locomotive. « Alors là non c’est dégueulasse ». Les yeux d’Hedna s’affolèrent. « Je n’y connais rien » - se reprenant - « mais tout le monde aura envie de regarder ». Hedna qui se ressaisit. « Vous voulez gagner de l’oseille ? ...Organisez un enlèvement… - ...vous allez nous aider ? » Ils restent face à face. Norbert sort de son studio, figé, la main sur la poignée de porte, la bouche ouverte. Henri Serpe promet son concours, Norbert achève d’entrer, Hedna replace le Cerff sur les autres, contre le mur. La discussion se poursuit à trois, une volée d’aboiements éclate dans l’escalier.

    La porte du bas claqua violemment : Mathias revenait de promenade à chiens, Mathias ferait partie du complot. Ils ont tous préparé l’enlèvement pendant trois semaines. Plusieurs projets furent confrontés. Mathias approuvait tout, à la file, les coudes sur la table, ne levant l’un ou l’autre que pour siffler un litre de 11°5. Il fut prévu d’aménager une petite pièce sans fenêtre, pour une fille d’industriel, « n’importe quelle fille n’importe quel industriel » répète Mathias ; Henri prendrait une autre chambre.

    Celle-ci avait un lit, un lavabo, de la lumière. Henri cessa d’assister aux conférences, Hedna relégua ses tableaux, Norbert négligea ses commandes et Mathias ses chiens. Henri s’allongea dans le lit désert de la fille, refuge en sursis, mais il lui fut tenu rigueur de sa réclusion, et les repas s’en ressentirent : une maussaderie générale. Un jour qu’Hedna l’accablait de reproches, il l’interrompit pour demander 400F ; interloquée, elle les lui allongea. Serpe acheta une flûte à bec et travailla sa tablature ; le si bémol déclencha invariablement un hourvari de jappements dans la remise puante où les chiens se morfondaient, désormais, nuit et jour.

    Et pas moyen de jouer en sourdine. Avec une flûte à bec. Mathias dans la chambre voisine se réveillait en jurant et tapait du poing dans le mur. Henri Serpe s’arrêtait de jouer mais continuait à penser. À présent qu’il s’était habitué au confort, nourri, logé, son ancien séjour sur le Terrain Vague lui semble bien misérable. Il avait pourtant tenu deux ans. Deux ans de boue et de poussière de saison, en compagnie le samedi des clients de la Boîte Nikkei, dont le nouveau propriétaire avait flegmatiquement conservé l’enseigne. Il regrettait sa chèvre, et jusqu’à son odeur qu’il retrouvait intacte en lui trayant le pis. Jadis il en avait élevé dans le Queyras, où il s’était construit un abri de poutres et de pierres. Il avait aussi (quel passé!) conduit des camionnettes d’endives Tourcoing-Napoli, avec plein de citrons pour le retour ; un jour deux tonnes avaient pourri sous le soleil : plage de la Giovanna, presso a Sorrente. Viré.

    Trois mois dans un refuge éphémère à Salerne (Casa dei Vagabondi) Serpe s’était converti camariere (garçon de café) au noir dans la région de Bénévent ; de temps en temps, affublé d’une casquette, il remplaçait un certain Beppo à la porte du Valera. Nostalgie du roulage de tables à trois pieds sur la terrasse, aux premiers rayons piquants du soleil. Il jargonnait plus ou moins le dialecte… Quant à la fille à enlever, brusque retour à la réalité présente, elle n’avait que neuf ans. Il s’agissait de la kidnapper à la sotie des classes, ou plutôt – à la correspondance de tramway.

    On la transporterait dans la chambre sans fenêtre, par l’escalier montant directement du garage. Ça ne marchera jamais pense Henri, de toute façon, je serai loin. Il pensa au petit garçon qu’il avait eu en Italie : Italo, justement. Il aurait cinq ans. Il avait fallu se marier, faire transmettre les documents par le consulat. Il avait pris en gérance, avec son épouse, une petite boîte de plage, à Termoli.

    Mais peu après l’accouchement, Francesca s’était mise à boire, ^pour entraîner la clientèle disait-elle. Tu sais bien que je ne finis jamais les verres ! Elle les remplissait souvent. Serpe avait bu à son tour. Quelques ivrogneries, des querelles avec la police, Il Superbo avait dû fermer huit jours. Henri s’était enfui, là-bas en Italie, bourré comme un bénédictin, on l’avait retrouvé entre les poubelles de Chieti.

    L’argent de reste avait permis de le rapatrier. C’est à la suite de ce bref épisode conjugal qu’Henri Serpe, après un dernier séjour en détention, avait convaincu un leveur du Queyras de lui confier ses chèvres. À ce moment,des coups violents ébranlèrent la cloison. Presque aussitôt surgissait Mathias : « Tu sais l’heure qu’il est, feignasse?!

    «  …Trois heures, qu’on a passé à discuter, pendant que Monsieur nous casse les couilles avec sa flûte !

    « ...On pourrait roupiller, maintenant ? » Henri Serpe replaça posément l’instrument dans son étui, après l’avoir consciencieusement écouvillonné. Les chiens lancèrent un dernier jappement, puis se turent. Mathias avait rageusement éteint la lumière. Henri s’allongea dans l’obscurité. Bien sûr, il repartirait. Pour la première fois cependant, il n’éprouvait aucune exaltation.

    Son encoconnement prolongé lui avait révélé une lassitude, une fragilité extrêmes. La faille s’était rouverte ; il en avait une prescience obscure. Cette enfant qu’on enlèverait, ce serait lui. S’évader… Plus tard, se souvenant à tout jamais de sa séquestration, la fille vagabonderait sans trêve. Poour lui, Henri Serpe, la cavale avait commencé juste après sa naissance.

    Il se remettait à penser. Celui qui attend la quarantaine pour réfléchir est en danger de mort. Mais il ne voulait plus errer le long des routes, ni tomber d’épuisement dans le fossé, nourri de touffes d’herbes, puant, morveux. La piètre nature du clochardisme se dressait au bout de ses semelles comme un vieux spectre haillonneux.

    Norbert s’était procuré un revolver, Hedna un ouvrage de psychologie de l’enfant. Elle peignit en deux jours un Henri Serpe à la croisée des chemins. « Vous nous quittez ? avait-elle lancé, je vais vous peindre ! » Sur une toile, en gris et bleu, Hedna représenta, debout comme un cylindre, Henri Serpe en costume de ville, un bouquet à la main. De chaque pied partait un chemin. Le tout léché, du sommet du melon à la pointe des souliers. Seul celui de droite laissait percer trois orteils turgescents ; le lacet traînait sur le sol comme un serpent gorgé de suc. Hedna signa juste au bas de ce pied. Henri ne pourrait jamais emporter ce format (23 sur 1m20). De toute façon il était immortel, désormais.

    Mathias n’avait presque pas réagi : jamais Henri ne s’était proposé pour le relayer dans ses fonctions canines, et le déserteur lui en gardait rancune. Cependant approchait la date fatidique. Serpe ne voulait dénoncer personne, bien que la prise d’otage, qu’il avait pourtant suggérée, suscitât en lui une profonde répugnance. Il voulait fuir. Il accepterait seulement quatre billets supplémentaires, à titre de chantage, avant de reprendre la route.

    Pris de faim, il se rendit à la cuisine où il dévora, en pleine nuit, une cuisse de poulet à la mayonnaise. «Je mange, pensait-il, je demande de l’argent. Mais je veux rester honnête. Or, le seul moyen de subsister. La première amoureuse venue me comprendrait. » Il rassembla dans un sac à dos les chaussettes et les slips dont Norbert ne voulait plus. Un savon neuf.

    En passant devant la porte, il buta sur une chienne qui se mit à gueuler. Mathias frappa du poing contre le mur, celui des chiens, puis se rendormit. Serpe renonça aux billets supplémentaires, à titre de chantage, sortit dans la rue et gagna les champs. Il vagabonderait quatre ou cinq jours, pour bien se remémorer l’inconfort et se fortifier dans ses résolutions. Puis il chercherait à revoir Meyer, Gina, l’abbé Darguin.

     

    X

     

    Ce fut Gina qui vint lui ouvrir. Il ne souvenait pas qu’elle fût si petite. Elle maintenait la porte entrebâillée par une chaîne. De sa voix la plus aigre elle balança vers l’intérieur : « Henri Serpe ! »

    - Miller ?

    - Serpe !

    - Fais entrer ! »

    La porte devait se refermer pour se rouvrir, et déjà il tournait le dos.

    « Tu te décides ? »

    Meyer sortait des toilettes en se rebraguettant. Comme son ami survenait ainsi, épuisé par le jeûne et la forte pente, il fut en premier lieu nourri. Le couple l’observait, tous deux muets, debout, sans fard ni coup de peigne. Serpe mangeait en observant : Meyer était devenu glabre, sa mâchoire semblait aligner une série de boules totalement dépourvues d’harmonie ; il avait reconstitué, avec une autre, son ménage de la « Rue des Acacias. Demeurait pourtant un espoir, puisque nul moutard ne s’annonçait.

    Meyer-le-Glabre intercepta le regard de son ami sur le ventre de sa femelle, ex-fille d’auberge : « Tu ne seras pas déçu ». Serpe répondit « Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ». Ses yeux repassèrent sur ses hôtes contraints : les deux en robe de chambre, avec des yeux de mauvaise nuit, sous le lustre pendant. Il demanda où était la fenêtre, s’y dirigea en s’essuyant la bouche : cela donnait sur le vide, au-dessus de (telle) vallée. « Nous sommes bâtis sur roc, expliqua Meyer ; nous avons même une deuxième fenêtre » - sans blague… Celle-ci donnait sur un ravin moins creux, et la succession des rampes d’accès, que l’arrivant matinal reconnaissait aussi, conservait ces calades serrées debout de petits galets. « Je me suis percé la semelle sur votre foutu chemin. Où est ma chambre ? 

    - Par ici, grinça la femme.

    - Je me laisserai repousser ma barbe, grommela le Meyer.

    - Le parfait amour, siffla Gina. Revenue debout dans la grand-salle, elle inclinait sa tête de fouine sur un bol de thé aigre, qu’elle remporta avec elle. « Tu dois faire ton trou mon vieux », conseillait Meyer en accompagnant son hôte, qui se sentait gagné par un improbable ravissement ; de cet homme et de cette femme semblait émaner une honte somme toute réconfortante. Il poussa même jusqu’à la confiance, la cinquantaine reprenant volontiers la vie au point d’incertitude où l’a laissée l’adolescence. Passé de l’une à l’autre, sans transition. « Qu’est-ce que t’es venu nous emmerder, Henri Serpe? » dit sourdement Gina, toujours marchant, maintenant sa soucoupe.

    - Je pourrais toujours visiter le curé. Un homme drôle, et compatissant.

    - Et ensuite ?

    La tasse fait un petit raclement. Meyer pose sa main sur le bras devenu tendineux de sa compagne :  « Henri Serpe ignore les convenances et les bonnes paroles. Allons tous ensemble chez Darguin » puis à mi-voix « si nous refusons il va s’incruster ». L’avant-bras de Gina se crispa. « Il lui faut une communauté. Un monastère » poursuit-il en montrant du menton Henri Serpe, qui considère les ravins en mâchant.

    « Nous allons repeindre le débarras » dit-elle à haute voix, sans savoir s’il prendra le change. Il lui demande si elle se souvient des Trois Bougnats, lorsqu’elle montrait aux clients les chambres. Gina fait « oui » de la tête et propose une date de départ, ni trop lointaine, ni trop proche. Suivirent dix jours de séductions réciproques, Gina résorbant ses angulosités. Entortillant Serpe de tout ce qui peut agrémenter la Vie Immobile : randonnée en Sidobre, cinéma de Graulhet programmé en allemand sous-titré, disques de limonaires et de Gustav Mahler, salade de noix dans son huile. Pêche sur le Tarn et paseo sur le chemin de ronde de Puycelci. Vous êtes bien certain monsieur Henri, minaude-t-elle, de ne plus vagabonder ?

    - Promis juré.

    Meyer, à sa façon, se préparait, achetait pantalon et brodequins de combat. Le débarras fut en effet repeint. L’on partit sans bagage ou presque, la route aux pieds, l’abbé au bout. Meyer conserve une ancienne adresse du prêtre – mais « vagabonder à trois, est-ce bien raisonnable? Trois rythmes qui diffèrent, dialogues largement mités de vides, porte-à-faux entretenus par les instabilités de chacun. Il fallut se résoudre au train, et parvenir au sud de la Charente  :Abbé Meyer, Aubeterre-sur-Dronne. Il s’y trouvait, mais ABSENT POUR LA JOURNÉE comme en témoignait le panneau que désignait du doigt la bonne coréenne et monoglotte.

    Meyer étant allergique au téléphone, tout se passa chastement : Serpe endormi en rond plus fatigu de train que de marche à pied – sa chambre à un lit lui rappela certains bouges de ses années de loufiat calabrais. Dès le petit matin il se sentit chez lui entre ces quatre murs dont nul ne pouvait, lui excepté, combler le vide. Son corps étiré touchait aux angles du plafond. Il s’est levé. Meyer à côté se rinçait le visage, s’étant souvenu au dernier instant qu’il devait désormais laisser pousser sa barbe. Et sur son palier Serpe pensait qu’il n’était rien de tel qu’une chambre d’hôtel pour recommencer sa vie. Un tremblement de verres à jus de fruit sur les plateaux remontait l’escalier sur les deux étages.

    prout,proust,vigneronLexomil,moil'noeud,Pompée

  • Gygès

    C O L L I G N O N

    G Y G È S

    Sujet tiré d’H érodote

    par COLLIGNON Bernard

    (Camembert, prêt-à-porter)

    PERSONNAGES

    CANDAULE - roi de Lydie

    TYDO - reine de Lydie

    GYGÈS - favori du roi, conseiller de la reine

    XIPHOS - conspirateur, ami deGygès

    LYGDIA - servante de Tydo

    COURTISANS N° 1 - Scatophagos

    N° 2 - Phallokratès

    N° 3 - Pompattyphus

    N° 4 - Trichomonas

     

    ELBATÈS - ennemi mortel de Gygès

     

     

    ACTE UN

     

    La scène représente, côté jardin, un portique, d’où descendent trois marches.

    Un plan incliné, large, figure une large rampe de faible hauteur, terminée par une pierre

    angulaire figurant un échiquier.

    Au lever du rideau, XIPHOS et GYGÈS jouent aux échecs sur cette pierre d’angle.

     

     

    GYGÈS va déplacer une pièce.

    XIPHOS l’arrête d’un geste :

    Pas ça. Ton cavalier est en prise.

     

    GYGÈS hésite, remet sa pièce en place.

    XIPHOS

    Pourquoi n’avances-tu pas ce fou ? ...tu prends ma reine, et je suis presque mat. (1)

     

    GYGÈS

    Je te vois venir : juste après, tu descends ta tour, et c’est moi qui suis mat. (Silence concentré) (À lui-même :) Dois-je déplacer ce cavalier ? Hein ?

     

    XIPHOS

    Hmmmm...

    GYGÈS, avec résolution :

    Je le déplace…

    (Silence. Xiphos avance la main)Tiens !

    Ah non ! Non ! je le laisse où il est.

    (Il replace le cavalier)

    Et pourtant…

    (Xiphos montre des signes d’impatience. Gygès reprend le cavalier, le laisse en suspens, puis le repose)

    (Pris d’une illumination subite)

    Tiens ! J’avance le fou, je prends la reine, et ton roi est presque mat !

     

    XIPHOS

    Mais si je descends ma tour ?

     

    GYGÈS

    Pas du tout ! Où vas-tu chercher cela ?

    (Il joue)

    Je prends la reine…

    (Il insiste lourdement)

    Je prends la reine…

    (Xiphos déplace une pièce avec fatalisme)

    (Hilare)

    Le roi est mat ! qu’est-ce que tu dis de ça ?

    XIPHOS

    Ailleurs se tourne mon esprit est tourné ailleurs…

    GYGÈS, l’interrompt :

    Moi, je suis toujours tout à ce que je fais…

    XIPHOS

    Je songeais à notre affaire… Ne devrions-nous pas soudoyer Ogdoas ?

    GYGÈS

    Ce démagogue, ce sac à vin ? Il gâcherai tout. Qu’il reste dans son trou.

    XIPHOS

    Ogdoas, c’est le peuple, donc, toute la garnison. Il a vingt mille hommes, à nous tous dévoués.

    GYGÈS

    Dis plutôt à toi, oui…

    XIPHOS se lève, solennel

    Que le ciel…

    GYGÈS

    C’est à lui de tenir de tels serments…

    XIPHOS

    Le roi se l’est attaché à coups de millions. Mais (il se penche, jette un regard circulaire) – si tu lui donnes le gouvernement de Bithynie (2), il te suivra, toi.

    GYGÈS

    Et ensuite, comment se débarrasser de lui ? ...Et puis il est énorme. Il marche comme ça.

    (GYGÈS se lève et l’imite grotesquement)

    XIPHOS

    Tu es trop seul Gygès. Tu ne connais pas la cour. Malgré ce que tu crois, tu te trouves aussi isolé que le jour de ton arrivée.

     

    GYGÈS

    Je gagnerai le peuple. J’octroierai vingt talents par tête.

    XIPHOS

    Vingt talents ! Où les prendras-tu ?

    GYGÈS

    Dix, alors. Mais sera-ce suffisant ?

    XIPHOS

    Je pense bien !

    GYGÈS

    Ne vaudrait-il pas mieux quinze talents ,

    XIPHOS

    Et la garnison, comment la garderas-tu ? Tout le trésor n’y suffirait pas. Si tu commences comme ça, tu ne pourras plus t’arrêter.

    GYGÈS

    Laisse-moi réfléchir… J’ai une idée : soudoyons Ogdoas. Je lui offre les revenus de Bithynie, car si nous le tenions à l’écart du complot… (geste circulaire)…il ameuterait le peuple contre nous.

    XIPHOS

    Mais comment se débarrasser de lui ? Et puis il est énorme ! Et il marche…

    GYGÈS l’interrompt

    Quand cesseras-tu de me contrarier ? Qui commande à la fin ?

    XIPHOS, effrayé

    Chut… Chut…

    GYGÈS

    Nous pouvons agir dès demain.

    XIPHOS

    Je t’apporte mille hommes et toute la cavalerie.

    GYGÈS, se ravisant

    Attends… Ne pourrions-nous repousser cette échéance ?

    (XIPHOS reste dans l’expectative)

    Et puis non… Hier – hm, demain… soir… cours avertir Ogdoas.

    (XIPHOS va pour se retirer, quand apparaissent LE ROI et sa suite)

     

     

    SCÈNE II

    GYGÈS, XIPHOS, LE ROI, SUITE

     

    LE ROI est couvert de bagues et de bijoux. Il porte une longue robe à l’orientale. Autour de lui, quatre courtisans. Il descend majestueusement les marches. Devant lui, COURTISAN N°1

    (SKATOPHAGOS), balaie la poussière d’une main, la recueille de l’autre et l’avale avec empressement. À côté du ROI, COURTISAN N°2 (PHALLOKRATÈS), agité de tics, avec des gestes précieux, époussette sans cesse le vêtement du ROI et le rajuste. Derrière, POMPATYPHUS et TRICHONOMAS se poussent à qui sera le plus possible en contact avec le ROI. Ils sourient et redoublent de courbettes quand le ROI les regarde, mais sitôt qu’il détourne les yeux, ils s’envoient des reards furibonds, se marchent sur les pieds, se donnent des coups de coude, se bousculent, se pincent, etc.

    POMPATYPHUS imite ou esquisse tous les gestes du ROI, essayant même de les anticiper ; se trompant quelquefois.TRICHONOMAS essaie de voir ce qui va sortir de sa bouche, empressé, l’oreille tendue, et se retourne vers les autres en approuvant frénétiquement de la tête.

    Ce jeu doi se prolonger pendant toute la scène, sauf indications contraires.

     

    CANDAULE, écartant les bras -POMPATYPHUS même jeu

     

    Ah, Xiphos, et toi, Gygès, que je suis aise (3) de vous voir en ce lieu.

     

    TRICHONOMAS , en écho

    en ce lieu/

    POMPATYPHUS, bouffonnant

    Oh oui alors !

    SKATOPHAGOS, toujours à quatre pattes, agite frénétiquement la tête, XIPHOS s’incline profondément, GYGÈS légèrement tout en gardant sa dignité.

    XIPHOS

    Majesté…

    GYGÈS

    Divinité…

    SKATOPHAGÈS fixe Gygès d’un air courroucé parce qu’il ne s’incline pas suffisamment

    CANDAULE distribue un sourire à celui-ci, une caresse à celui-là, se laisse toucher, mais d’un air parfaitement détaché

    ...Tous conviennent en ce palais que, de dépit, les géraniums se flétrissent aux pieds de la reine.

    TRICHONOMAS

    de la Reine.

    TOUS

    C’est juste, Sire… Aphrodite elle-même… Hélène… Europe (4)… Narcisse (5)…

    GYGÈS

    Nous en convenons aussi, Divinité. Nous en parlions justement…

    TOUS

    Aaaah… Aaaah… (mines diverses d’extase ; SCATOPHAGOS doit outrer tous les mouvements des autres).

    CAND AULE

    Eh bien, qu’en dites-vous ?

    POMPATYPHUS

    vous ?

    Airs interrogatifs de tous. SCATOPHAGOS, soupçonneux, est prêt à sauter sur XIPHOS et GYGÈS ; PHALLOKRATOS suspend son époussetage.

     

    XIPHOS et GYGÈS, extatiques

    Ah, Divinité…

     

    XIPHOS, seul

    Cythérée (6) en personne…

    Les visages se détendent. N°3 (POMPATYPHUS) envoie des baisers à Gygès. N° 1 (SCATOPHAGOS) baise ses pieds et revient à quatre pattes aux pieds du roi CANDAULE

     

    N° 3 (POMPATHPHUS)

    Ce regard, Divinité…

     

    (N° 1 (SCATOPHAGOS) désigne ses yeux, qu’il a écarquillés)

     

    N° 4 (TRICHONOMAS) en écho

    Ah, ce regard…

    (XIPHOS porte la main à ses yeux)

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    Et sa chevelure ? (aux autres, péremptoire) Vous avez vu sa chevelure ?

     

    N° 4 (POMPATYPHUS) en écho

    ...sa chevelure ?

    (N°1 (SKATOPHAGOS) mime une haute coiffure très compliquée, ou imite une coquette se peignant)

     

    N° 3 (POMPATYPHUS) d’un ton pâmé

    Sur ses lèvres embaumées…

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) mime une coquette se mettant du rouge (GYGÈS écœuré) N° 1 (SCATOPHAGOS) envoie sur le roi CANDAULE un nuage de poudre parfumée)

    CANDAULE

    À toute heure, pour moi seul, tant de joyaux : ne suis-je pas le plus favorisé du royaume ?

     

    TOUS, enthousiastes

    Oh si ! si Majesté, si Sire…

     

    N° 4 (TRICHONOMAS)

    Sissire, sissire, sissire…

     

    N° 1 (SCATOPHAGOS) manque se décrocher la tête

    N° 3 ( POMPATYPHUS)

    ...du monde, Sire…

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    ...de toute la terre entière, Sire…

     

    N° 1, SCATOPHAGOS

    Et de la lune…

     

    CANDAULE au N°3 (POMPATYPHUS)

    En attendant, on n’entend pas ses seins grelotter sur ses cuisses, comme la tienne…

    (Tous rient)

     

    N° 3 (POMPATYPHUS) la main sur la poitrine

    Mais, Divinité… (il rit très jaune)

     

    CANDAULE au N° 4 (TRICHONOMAS)

    Ni cette verrue si mal placée…

     

    N°4 (TRICHONOMAS) cesse de rire d’un coup

    Mais… Mais… (N° 3 (POMPATYPHUS) d’un seul coup explosé de rire)

     

    CANDAULE au N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    Et ta Myrto, Phallokratès, pleure-t-elle toujours sur sa toison… occipitale ?

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) rit très, très jaune)

    CANDAULE reprend son air faussement rêveur

    ...Et ses pyges ? Vous avez vu ses pyges ?

     

    N° 1 (SCATOPHAGOS) à quatre pattes, à XIPHOS et GYGÈS)

    Ça vient du grec, ça…

     

    TOUS, presque en même temps

    Ses… ah oui ! ses py… parfaitement !

     

    N° 3 (POMPATYPHUS)

    Ah oui, ses pyges !

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS) admiratif, mais méfiant

    Mes dieux !…Mes Dieux !…

     

    CANDAULE, soudain sévère

    Et qu’en savez-vous, pour évoquer ainsi les fesses de la Reine ?

     

    TOUS

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) envoyant au ROI des nuages de poudre que celui-ci tente d’éviter) – se chevauchant mais distinctement

     

    PHALLOKRATÈS :

    Nous supposions, Sire…

     

    POMPATYPHUS

    On vous croit sur parole…

     

    TRICHONOMAS

    On ne veut pas vérifier…

     

    POMPATYPHUS

    Mais vous disiez…

    SCATOPHAGOS

    On supposait… (geste équivoque, évoquant la mise en place d’un suppositoire. Le ROI lui botte les fesses, il court à quatre pattes en gémissant devant la scène (9). Il reviendra peu après.

     

    CANDAULE

    Donc, Mesdames et Messieurs, concluons : quel miracle la nature a-t-elle suscité, pour éclairer nos Faibles Yeux sur le Beau Immortel ?

     

    TOUS sauf Xiphos et Gygès

    La Reine !

     

    CANDAULE

    Pourquoi cries-tu « La Reine ! » après les autres ? TRICHONOMAS balbutie ; POMPATYPHUS le fusille du regard. SCATOPHAGOS rigole en douce, PHALLOKRATÈS le dévisage d’un air méprisant. Le ROI se retourne rapidement vers SCATOPHAGOS qui rabaisse brusquement les coins de sa bouche.

    ...Passons pour cette foi (à tous) Et quelle femme, mortelle ou immortelle, peut soutenir l’éclat de ses perfections ?

     

    TOUS, plus XIPHOS

    Aucune !

    CANDAULE

    N’est-ce pas Gygès ?

     

    GYGÈS se reprend vivement

    Aucune, Divinité.

     

    SCATOPHAGOS lèche les pieds du ROI. PHALLOKRATÈS soulève sa robe et l’évente par dessous.

    CANDAULE, mi-soupçonneux mi-plaisant

    Mais que disiez-vous exactement sur la Reine, à mon arrivée ?

    Les manèges des COURTISANS s’estompent jusqu’à la fin de la scène.

     

    GYGÈS

    Sire, nous avons tous loué la fermeté de votre cœur, lorsqu’il éleva sur le trône une humble servante de la cour de Phrygie.

     

    CANDAULE, pensif, sans plus se soucier de ses courtisans

    ...Tout au long du voyage, Papa n’avait cessé de me seriner : (il imite) : « La fille du roi de Phrygie est le meilleur parti que nous pussions trouver ! Elle t’apporte en dot un canton… d’une richesse ! de l’orge, des cochons, des vaches… comme s’il en pleuvait ! Tu te rends compte ? Surtout que le trésor est assez bas en ce moment. Et puis (clin d’œil) c’est une gaillarde, quatre coudées de haut, elle te fera de beaux gros enfants. Guili-guili ! - Mais elle a dix ans de plus que moi ! - Ça ne fait rien, tu auras tes petits camarades (les COURTISANS se tortillent) (CANDAULE baisse la voix, prend un ton grivois et rauque) ...et des concubines ! (10) » Bref, nous arrivons… Et là je vois… Zeus, Apollon, Hadès ! Une grande et grasse fille blême, qui me souriait de ses trente-et-une dents, et qui avait un nom… Agathô ! Agathô ! j’en ris encore : pendant le repas (les COURTISANS se préparent à rire, XIPHOS pousse GYGÈS du coude, en levant les yeux au ciel) je lui ai susurré : « Passe-moi le plat, Agathô ! (les COURTISANS s’esclaffent) Vous comprenez ? « Le plat, Agathô ! » Wahaha… (GYGÈS et XIPHOS rient poliment) Non, mais là, je ne sais pas si vous avez très bien compris : le plat, Agathô ! « plat », « à gâteaux »… C’est un jeu de mots : »plat », « Agathô »… Hmm ? (GYGÈS et XIPHOS rient un peu plus fort). Mon père était furax. Y bavait dans son assiette, le vieux. (il change de ton) Soudain parmi les femmes qui nous versaient le vin, je remarque… alors là fini de rire… Je ne savais plus où j’étais… Nous nous sourions…

    D’un sourire engageant le premier est suivi

    De ses bras elle effleure au passage ma tête

    - comment faire ? Ma prétendue ne me lâchait pas d’un cothurne. Alors on s’est rejoigné aux cabzingues. (grave)

    Dès le premier élan elle m’a tout donné :

    Sa couronne de violettes » -

     

    LES COURTISANS s’apprêtent tous à rire, mais POMPATYPHUS, qui a mieux observé, les calme en vitesse. XIPHOS feint une quinte de toux. GYGÈS reste impassible.

     

    Je reviens, et devant l’assemblée : « CANDAULE a choisi son épouse : TYDO, fille d’Agapès ! » Big scandal. Le père d’Agathô sourit en parlant de folie de jeunesse, de toute part on veut me faire avouer que je plaisante, que je suis ivre, mais je n’en démords point, et je me retire en

     

    déclarant que je ne veux pas quitter la cour avant d’avoir obtenu satisfaction. Mon père, verdâtre, vient me trouver : « Quoi ! espèce de petit déguieulâsse, alors que je te présente en personne à l’héritière du trône de Phrygie, c’est d’une de ses servantes que tu t’amouraches ? De quoij’ai l’air,je te le demande ! Je lui ai répondu, et ça ne lui a pas plu. Mais il a bien pu me rAbattre les oreilles de sa dot, de son autorité paternelle et de la gloire immortelle de nos aïeux (chœur en sourdine desCOURTISANS (11), je n’en suis pas moins revenu de là-bas avec TYDO… Et depuis… j’admire…

    « Chaque jour me découvre une beauté nouvelle,

    Et il n’est pas de jour que je ne rêve d’elle ».

     

    Mines extatiques des COURTISANS qui scandent, chuchotent :

    Oh ! des alexandrins !… (Ils respectent une ou deux secondes de rêverie)

     

    CANDAULE

    Allez, vous autres. Je voudrais parler à GYGÈS, seul.

     

    Les COURTISANS sortent silencieusement, avec le même manège qu’à l’entrée, autour d’une firle de roi. XIPHOS les suit sur un signe discret du ROI.

     

    SCÈNE III GYGÈS, CANDAULE

     

    CANDAULE

    Gygès, je pense que tu ne me crois pas quand je parle de la beauté de la reine.

     

    GYGÈS, se récriant

    Sire, qui peut mettre en doute…

     

    CANDAULE, indulgemment

    Je t’observais. Oh, pour la politesse, aucun reproche : un léger sourire, juste assez pour paraître te divertir, mais rien de trop, digne, les yeux à terre – une contenance…

     

    GYGÈS

    de sept litres environ, Divinité.

     

    CANDAULE

    ...mais dans ton regard, je n’ai vu qu’un enthousiasme de commande.

     

    GYGÈS, amer

    N’as-tu pas autour de toi suffisamment d’approbation ?

     

    CANDAULE

    Ne me parle pas de ces guenons. C’est ton opinion qui m’importe.

     

    GYGÈS

    Qui suis-je, pour en juger ?

     

    CANDAULE, vivement

    Il ne me suffit pas, vois-tu, de n’oser murmurer son nom que dans le silence de l’alcôve.

    « Libre aux gens du commun de celer leur amoureuses

    D’asphyxier leur cœur sous les draps de la honte,

    Et le mesquin reflet d’une beauté commune ».

    Mais moi, à qui Zeus envoya Aphrodite en partage, quelle honte saurait me retenir ? (avec force et conviction) Ma reine est ma foi (12), elle est ma preuve de Zeus, et je la répandrai, et j’en ferai croisade (13). Si princes et seigneurs font fi de mes appels, détournant leurs regards, j’irai, je les renverserai, et les enchaînerai à son trône. Si le monde n’accourt au pied de ses autels, j’irai, je conquerrai le monde. Quant à toi, Gygès, si tu restes incrédule, ou tiède seulement,

    « Dussent les Rois de Tyr, d’Elam et de Memphis

    Déposer à ses pieds leurs insignes royaux,

    Et franchir les déserts pour un de ses sourires, »

    je serai malheureux, tout simplement. (14)

    (il sanglote) /

    Boo-hoo, hoo, howhow…

    (se reprenant)

    Les oreilles sont moins crédules que les yeux. Et voici à quoi je songe : que diras-tu, sije e la fais voir… nue ?

     

    GYGÈS

    Divinité !

    CANDAULE

    Tu es de ses familiers. Tu connais les arcanes du palais. Il te sera aisé de la surprendre.

     

    GYGÈS, fortement choqué

    Divinité ! ces propos malsains…

     

    CANDAULE

    Poil au sein.

     

    GYGÈS

    Qui perd sa chemise, perd son honneur. Une femme doit rester cachée.(solennel) Nos aïeux ont dit une excellente chose, il ne faut pas transgresser…

     

    CANDAULE

    Justement, elle n’en a pas.

     

    GYGÈS

     ...les anciens ont dit : « Que chacun respecte son bien » - ô roi Candaule, respecte les lois des ancêtres, si tu veux être respecté.

     

    CANDAULE, ravi (15), se lève avec empressement, étreint les éâules de GYGÈS

    Cher, dévoué Gygès. Quel poids tu m’ôtes ! Comment pouvais-je douter de mon serviteur, de mon seul ami. Ta présence me comble. Je te veux en retour combler de mes faveurs. Je te nomme sur-le-champ gouverneur de Phrygie, et te charge d’y veiller aux levées d’impôts, dont tu auras bonne part. Tu toucheras sur l’ensemble de notre royaume les droits d’hypothèques et de scellés. Le domaine de Pourizouskalos et toutes ses terres, je te l’octroie aussi, tu en seras propriétaire. Le palais de Gâtheux-en-Bavarois t’appartient également, tu pourras t’y installer, toi et ta domesticité, et il sera à toi et à tous tes descendants, jusqu’à la septième génération et demie (16). Et tu seras capitaine de ma garde d’honneur.

     

    GYGÈS se gardavouse

    Je le suis déjà, Sire.

     

    CANDAULE

    ...eh bien, je crée pour toi la dignité de Grand Chasse-Mouches de la Garde. (le roi garde un silence très fin)

     

    GYGÈS (après un silence plein de grands mots)

    Ainsi mon Prince voulait m’éprouver ? Que me réservais-tu, si j’avais accepté ? (le ROI se tait, mais le regarde par-dessous, tripotant ses ongles) C’est contre moi, ton seul ami, que tu as machiné une ruse aussi grossière ? Crois-tu qu’à ce point j’aie perdu la mémoire ? ...les yeux d’Agazoklès (17) transpercés au fer rouge… Pharos (18), broyé hurlant sous un amas de pierre…

     

    CANDAULE

    Tais-toi…

     

    GYGÈS

    Kadanès éventré (129

     

    CANDAULE

    ...Pardon, KadaMès… (20)

     

    GYGÈS

    ...d’entrailles couronné.

     

    CANDAULE, sourd et rageur

    Tais-toi !

     

    GYGÈS

    Sa mère, devant ses yeux, forcée…

     

    CANDAULE l’interrompt, la main crispée sur l’avant-bras de GYGÈS, en un rugissement

    Tais-toi ! Tais-toi !

     

    GYGÈS

    Ah, je sais ta douleur !

    CANDAULE même jeu

    Tu connaîtras la tienne ! - Si je veux, Gygès, entends-tu, si je veux, à l’instant même où je peux me débarrasser de toi, pour tes mauvaises manières. Et je l’aurais pu depuis plus longtemps (insinuant) Au retour de Phrygie, ne te surpris-je point à courtiser la future Souveraine ? Tu faisais moins le fier ! Comme tu me supplias de t’épargner ! Te souviens-tu comme, en sa présence, tu tombas à MES genoux ? ...Mais tout cela est oublié, cher Gygès. Si je l’avais voulu, pourquoi eussé-je attendu si longtemps ?

     

    GYGÈS

    Et pourquoi pas ?

     

    CANDAULE brusquement dur

    J’ai des ordres à donner. (Il sort)

     

     

     

    ACTE DEUX

     

     

    SCÈNE PREMIÈRE GYGÈS, XIPHOS

     

     

    XIPHOS (furtif)

     

    Il est parti ?

    GYGÈS

    Oui.

     

    XIPHOS

    La plus belle gaffe de ta carrière de gaffeur, tu l’as faite/

     

    GYGÈS

    En lui rappelant ses crises d’humanisme ?

     

    XIPHOS

    S’il n’y avait que ça… Son bouffon lui en rappelle bien d’autres… Mais ton refus...(il se tortille)

     

    GYGÈS, scandalisé

    Mais… çà, mais…

     

    XIPHOS

     ...de voir…

     

    GYGÈS, outré

    ...de voir quoi, je te prie ?

     

    XIPHOS

    La… la reine… (il esquive une baffe)

     

    GYGÈS

    Mais tu écoutais, gredin ! (il lève la main)

     

    XIPHOS, précipitamment

    Seigneur, tu n’auras pas à le regretter ! Je te sauve la vie si tu m’écoutes. Il t’a bien donné le gouvernement de Phrygie ?

     

    GYGÈS

    Eh bien ?

     

    XIPHOS, en un souffle, exorbité

    Elbatès…

     

    GYGÈS

    Quoi, « Elbatès » ?

    XIPHOS

    Il l’a promise également à Elbatès.

    Très vite pour tous les deux :

    GYGÈS

    À Elbatès ?

    XIPHOS

    À Elbatès

    GYGÈS

    À Elbaba… ?

    XIPHOS

    Ja. Yes. Da.

    GYGÈS

    À mon plus mortel ennemi ? À Elbagie, la Phrytès ? (emphatique) mais il va me trrrucider ! (il s’effondre sur le cube de pierre).

    XIPHOS

    C’est bien là-dessus que compte le roi.

    GYGÈS

    Que faire ?

    XIPHOS

    Crois bien qu’il va s’arranger pour qu’Elbatès le sache au plus vite.

    GYGÈS

    Que faire ? (22)

    XIPHOS

    ...et qu’Elbatès te trrrrucidera…

    GYGÈS

    Sans aucun doute, dans une heure tu es mort.

    XIPHOS

    ...et les asticots…

    GYGÈS

    Et puis cesse de répéter toujours la même chose ! Va, cours, vole, et ramène Candaule, trouve quelque chose !

     

    SCÈNE II

     

    GYGÈS, seul en scène

    Ô despote plus fourbe que tous les plus fourbes !

    J’avais bien deviné, mais c’était le contraire.

    Comment après cela te regarder en face ? Ô reine, comment supporter ton regard sans rougir ? ...les rides du remords ravageront mes traits…

    La pourpre de ma honte chiera sur mon front

    Mes genoux s’entrechoqueront.

    Mes dents s’entrechoqueront.

    Si tu me dis « Qu’as-tu, le Mendès ? » - où trouver les mots pour te répondre ?

    Ma reine, ce n’est pas ainsi que j’avais espéré te voir nue ! Ô couche royale au milieu des carbases (23) et des purpuréines !

    C’est pourtant vrai qu’elle a du charme la vache… Et j’aurais fait un bon roi, après l’assassinat…

    Mais soyons réaliste : qu’elle me voie, et c’est la fin. Elle se plaint au Roi, et kouik ! (24)

    adieu ma belle tête !

    ...Et puis j’en ai marre de ce Candaule, Dancule ! (25) Depuis quand me tourne-t-il autour ? « Mon cher >Gygès » par-ci, « Mon cher Gygès » par-là, il me prend à l ‘écart pour des futilités, je n’ai pas un moment que je ne sois épié – si je consens, je suis lié (26). Des deux côtés, la mort m’attend… Mon devoir est de tout révéler à la ÈReine – un-un-un-un instant… qui va-t-elle croire, du conseiller fidèle ou du mari ? Il serait plus facile de me faire disparaître pour étouffer le scandAUle très drôle.. Hé, tentons le sort. Si Candaule me croit complice il se méfiera d’autant moins. Je m’en lave les mains, et je m’en rince l’œil.

    Silence

    La seule solution c’est de tuer Elbatès avant qu’il ne m’égorge. (Il se monte) Qui est-il après tout cet Elbatès ? Un fier-à-bras, un soudard qui n’a jamais que deux têtes de plus que moi ! D’intelligence autant qu’un amys, qu’un érébinthe ! (27) Croit-il m’intimider ? qu’il se présente, qu’il vienne me chercher! (il fait des moulinets)

     

    SCÈNE III. -

    GYGÈS, EBATÈS

     

    ELBATÈS (colosse hilare, féroce)

    Me voici. Que me veux-tu ?

    GYGÈS (dans un sursaut d’épouvante)

    Rhâââââh !!

    ELBATÈS (doucereux, fielleux)

    Te serais-tu converti au dieu des Égyptiens, (28) ô amys, pot de chambre à pédales ?

     

    SCÈNE IV

    LES MÊMES, CANDAULE

     

    CANDAULE

    Doucement, Elbatès. Ce n‘est pas le moment de te fâcher. (À Gygès) Gygès me fait appeler, j’accours à l’appel de Gygès. (Elbatès sort)

    I, SCÈNE IV

    GYGÈS, CANDAULE

     

    CANDAULE (s’installe et se drape sur la rampe)

    Je t’écoute.

    GYGÈS (très embarrassé)

    Céans vous ai mandé (29), Sire ; je sais que les usages…

    CANDAULE

    Eh bien tu le vois, je suis venu. Que veux-tu ?

    GYGÈS

    Sire, c’est trop d’honneur. Je rampe dans la confusion. Je ne saurais assez vous exprimer mon infinie gratitude…

    CANDAULE

    Certes, certes. Mais expose-moi, je te prie, la raison de ton appel.

    GYGÈS

    Majesté, c’est que… je ne sais… Peut-être allez-vous trouver… (il prend un grand élan)

    Je crois que…

    CANDAULE le coupe vivement, à mots chevauchant :

    As-tu peur d’Elbatès ?

    GYGÈS décontenancé

    Naturellement il se reprend, de façon à faire croire à une amphibologie (30)initiale ) …, non, (se raffermit) je suis votre garde, rien ne saurait m’effrayer.

    CANDAULE

    Tout à l ‘heure pourtant, il se montrait bien insolent avec toi.

    GYGÈS

    Sire, pour être soldat je n’en suis pas moins homme. (Explicatif) Je ne suis pas de ceux qui frappent d’abord et disputent ensuite (prenant l’air de celui qui expose un point de vue particulièrement sagace) Ce qu’il faut, avant tout, c’est être diplomate, Divinité. Ne pas foncer à tort et à travers, mais concilier, réconcilier, circonvenir, négocier au plus près (il s’arrête sur un sourire expectatif, figé, mains contournées restées immobiles)/

    CANDAULE

    Je vois que je possède au moins un soldat intelligent… ; (GYGÈS montre de l’embarras, soupçonnant qu’on se moque de lui) Et, Xiphos, dis-moi, que penses-tu de lui au juste ? (GYGÈS hésite) Tu peux t’exprimer sans crainte, nous sommes seuls (à ce moment paraissent quatre têtes de part et d’autres des coulisses) Oui, je comprends, tu ne l’apprécies guère.

    GYGÈS

    Boff (31) vous savez…

    CANDAULE

    N’est-ce pas ? Je le vois toujours à tes côtés, et « mon cher Gygès » par-ci, « mon cher Gygès par-là » - tous les prétextes lui sont bons pour te consulter. Ne t’a-t-il pas retenu l’autre jour une bonne heure à propos de l’inclination de l’aigrette sur le nouveau casque Psi 3-14 pi-pi-prime ? (32)

    GYGÈS

    Si, et une autre fois sur l’écartement réglementaire des deux premiers orteils pour le salut militaire de campagne… et une autre fois…

    CANDAULE

    Oui, j’ai bien vu que tout ce fayotage t’importunait. Ce n’est certes pas avec des flatteries de ce genre qu’on peut te corrompre…

    GYGÈS

    Assurément. Pour la modestie, je ne crains personne.

    CANDAULE

    C’est d’ailleurs pourquoi tu l’as chargé de mener en personne le défilé du 14 Hécatombeïon. (33)

    GYGÈS

    Il fallait bien s’en débarrasser d’une façon ou d’une autre.

    CANDAULE, avec grande commisération

    Quel fâcheux que ce Xiphos.

    GYGÈS

    On ne s’en défait pas.

    CANDAULE, montrant ses jambes

    C’est comme des varices.

    GYGÈS

    Un vrai pot de colle forte.

    CANDAULE

    Et, note bien, prêt à te trahir à la première occasion. Bref une promiscuité fort dangereuse. Il t’enlisera dans les marécage de la cour.

    GYGÈS

    ...toujours (34)

    CANDAULE

    Et moi, je veux qu’elle te soit au contraire un refuge, un asile. Je vais te débarrasser de ce Xiphos (dans un rire, et se courbant pour claquer la cuisse de GYGÈS qui rit à son tour, contraint) Dès demain, je le mute à Perségratokupolis. (35)

    GYGÈS

    Ah ! Perségra… !

    CANDAULE

    ...tokupolis, parfaitement. Es-tu heureux ?

    GYGÈS battant des mains

    Oh oui alors !

    CANDAULE change de ton ex abrupto

    Mais tout cela ne nous apprend pas, mon cher Gygès par-ci par-là, ce qui t’a fait me mander en ces lieux, où j’ai eu la bonté de me transporter…

    GYGÈS

    Divinité, c’est au sujet de votre… proposition…

    CANDAULE

    Quelle proposition ? (36)

    GYGÈS

    La reine…

    CANDAULE répète, attentif

    ...la reine…

    GYGÈS

    La reine, nue…

    CANDAULE

    « La reine, nue… (brusquement, feignant l’indignation) Que viens-tu me braire ?…

    GYGÈS

    Mais, Divinité, tout à l’heure, ...sur la reine…

    CANDAULE

    Sur la reine ? qui, sur la reine ? qu’est-ce que tu délires ? (il coupe GYGÈS chaque fois que celui-ci veut s’expliquer) Qu’as-tu à bégayer ? … Pourquoi ces mots sans suite ? Exprime-toi clairement !

    GYGÈS, le coupant avec force

    JE-VEUX-VOIR-LA-REI-NA-POIL comme tu me l’as proposé tout à l’heure !

    CANDAULE, chafouin

    Et tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? ...par Zeus, si je m ‘attendais… comment eussé-je pu le deviner ? tu m’avais si bien assuré qu’une femme devait rester cachée…

    GYGÉS

    Il est vrai, mais…

    CANDAULE

    ...qu’il ne fallait contempler que son bien…

    GYGÈS

    Sans doute…

    CANDAULE

    ...que nos ancêtres avaient bien raison…

    GYGÈS

    Certes, mais…

    CANDAULE

    ...que leurs lois étaient inviolables…

    GYGÈS

    Je n’en disconviens pas, mais…

    CANDAULE

    ...et qu’un Roi se devait le premier de les respecter (contrit) quelle déception, Gygès, quelle affliction me ravage le cœur.

    GYGÈS, hors d’haleine

    Elbatès !

    CANDAULE

    Allons, je vois avec plaisir qu’il me reste au moins un soldat intelligent

    GYGÈS

    Un officier majesté.

    CANDAULE

    Un grand officier intelligent. Eh bien soit. Tu verras dès ce soir ce que tu… ce que je désire.

    GYGÈS

    Mais comment la Rein prendra-t-elle  la chose ?

     

    CANDAULE

    Elle ne prendra rien, et surtout pas la chose, car elle ne te verra pas. Voici comment nous procéderons : avant l’heure du coucher, je m’introduirai moi-même (37) derrière (38) le battant de la double porte. Peu de temps après, la Reine se présentera, puis moi-même, derrière elle, au lieu de fermer la porte, comme les nuits sont chaudes, je tirerai seulement la tenture. (pause).

    Devant la porte se trouve un siège, où la Reine chaque soir fait glisser un à un ses vêtements. Tu pourras ainsi l’admirer à l’aise. Quand elle tournera le dos pour se diriger vers le lit, à toi alors de te faufiler hors de la pièce sans être vu.

    GYGÈS a écouté très attentivement ; il sourit, se lève, et acquiesce

    C’est entendu.

    CANDAULE se lève et ajoute négligemment

    Je te laisse Pourizouskalos, et la forteresse de Gathys (GYGÈS s’incline). Quant à la Phrygie… je penserai à te confier une province moins lointaine et plus accueillanter. À tout à l’heure, Gygès (exit)

     

    SCÈNE VI – GYGÈS, seul

    (fait une grimace au Roi en direction des coulisses).

    OK Ducon (voix étouffée) Ciel ! La Reine !

     

     

     

    A C T E I I I

     

    SCÈNE PREMIÈRE

    GYGÈS, TYDO, LYGDAMIS (suivante)

     

    TYDO

    Pour te montrer qu’il n’est pas que le Roi pour te venir trouver .

    GYGÈS semble souffrir beaucoup au cours de la première partie de l’entretien)

    Votre Éternité peut en tout lieu m’honorer de sa présence.

    TYDO

    C’est pour cela que je t’ai choisi : pour ta fidélité – qu’as-tu ?

    GYGÈS

    Éternité, vos paroles me touchent.

    TYDO

    Tu es mon meilleur interprète. Qui, excepté le Roi, est plus haut placé dans mon estime ? … Tu vas mener auprès de lui une intervention qui demande beaucoup de tact. Dis-moi : que s’est-il passé en Mysie ? (39)

    GYGÈS se retrouve sur le terrain politique

    Eh bien le roi Sélévon (40) a péri, voici deux semaines, et que le rustre Milas (41) règne désormais sur le royaume.

    TYDO

    Or ce rustre, comme tu le définis si à propos, cherche à se faire reconnaître : Arsénikys de Mylos (42) est à demi gagné.

    GYGÈS

    Mylas et Arsénikys, Voilà qui nous prend en tenaille.

    TYDO

    N’est-ce pas ? et je veux, moi, que tu dises au Roi Candaule que le  seul remède est de reconnaître Milas et de faire alliance avec lui.

    GYGÈS

    ...contre Arsénikys, justement. Mais le roi Candaule acceptera-t-il de reconnaître un usurpateur ? Vous savez combien il tient au principe de droit divin…

    TYDO

    Tu penses que ce sont des idées de femme ,

    GYGÈS

    De la plus aimée des Reines ;;;

    TYDO

    D’une femme quand même… et dès qu’une femme se mêle de politique… (43) Toi seul peux le convaincre. Présente cela comme le fruit de tes seules réflexions. Ce pays n’est pas prêt pour la guerre. Tu as mieux que moi l’oreille du Roi. Persuade-le.

    GYGÈS

    Bien, Éternité.

    TYDO, plus douce

    Déjà pour le rejoindre ! Il te quitte à l’instant. De quoi t’entretenait-il ? Car il te parlait de bien près, te retournant avec sa serre ! (44)

    GYGÈS

    Euh… Ben…

    TYDO

    Quelle que soit ton opinion, Gygès, tu lui dois d’abord assistance.

    GYGÈS

    Cependant, Majesté, en l’occurrence…

    TYDO

    Tu discutes le Roi ? Je ne t’écoute plus.

    GYGÈS, fataliste

    Nous avons aussi parlé de XIPHOS. Le Roi l’envoie en garnison à Perségratokoupolis…

    TYDO

    Comment peut-on placer un tel crétin à un poste aussi menacé ? Je t’y verrai bien davantage. Tu saurais mieux braver les Assyriens. Tu saurais les contenir, les forcer sur leur propre territoire.

    GYGÈS

    Ne me regretterait-on pas si je succombais ?

    TYDO

    Tu reviendras, GYGÈS, les coups ne sauraient atteindre un homme tel que toi.

    GYGÈS

    Bien sûr, je suis si prudent…

    TYDO

    Pense au retour triomphal que tu ferais à Sardes ! sais-tu que de toute part on te veut marier ?

    GYGÈS, minauderies pédrastiques

    Merci bien…

    TYDO

    Va, n’oublie pas ta mission.

     

     

    SCÈNE II – TYDO, LYGDAMIS

    Le plateau s’obscurcit, projecteur sur les deux femmes. Un serviteur apporte un fauteuil (46). L’espace troué par le projecteur est censé représenter le cabinet de toilette de TYDO. LYGDAMIS, debout derrière elle, la coiffe. Pendant ce temps, changement de décor.

     

    TYDO

    Ce Gygès ! Quelle orudebnce barbonnesque ! « Ne me regretterait-on pas si je succombais ? » Je le vois très bien dans vingt ans d’ici, vieux renard de cour, le front dégarni, l’œil en coulisse et la barbe en vrille, susurrer quelques doctes préceptes du haut de son embonpoint (alors seulement elle s’assied, et Lygdamis commence à la coiffer). As-tu vu cet air froid, compassé ? ...Je crois bien qu’aujourd’hui, il se guindait plus encore que d’habitude. Quelle pâleur !… - il était pâle, n’est-ce pas ?

    LYGDAMIS l’air con

    Voui Madâme…

    TYDO

    « Éternité, vos paroles me touchent ». Il aimerait parler sur un autre ton – à droite celle-là, Lygdamis. J’ai réussi à le faire nommer capitaine de la Garde. Pourquoi ne cherche-t-il pas à se mettre en valeur ?

    LYGDAMIS

    P’êt’ben qu’c’est pas un guerrier, Madâme.

    TYDO

    Dommage…

    LYGDAMIS

    ...ellan.

    TYDO

    Comment ?

    LYGDAMIS

    Magellan.

    TYDO

    Comprends pas. Un peu plus haut, derrière, s’il te plaît. (46)

     

    Le projecteur sur le couple TYDO-LYGDAMIS, côté cour, s’éteint. La Reine sort. Autre projecteur sur le fond (tenture). Le ROI dispose GYGÈS comme prévu, puis ressort (47) (48)

     

    SCÈNE III LE ROI, TYDO, GYGÈS

     

    Le ROI entre ; tenant la REINE chastement par la main, de loin. Il s’assied sur le tabouret et se met à chanter. La REINE écoute d’un air amoureux et hautain à la fois, se conformant à son personnage. Puis noir absolu et projecteur sur le ROI qui se dévêt style travelo, éparpillant ses vêtements aux quatre coins. Par dessous, il peut porter un caleçon 1900, des fixe-chaussette, toute la panoplie, voire anachronique (râtelier, œil de verre, au choix de l’acteur. Il se couche en plongeant sur le lit, folâtre. Bruitage grotesque : basson, cris d’animaux, rires stupides, chasse d’eau…).

    Projecteur sur la REINE seule, qui se dévêt le plus simplement possible (collant chair de préférence). GYGÈS, après hélas un ou deux gestes d’hésitation, s’éclipse alors que la REINE se retourne pour s’allonger. Il s’enfuit, éperdu. Elle l’aperçoit, puis finit par s’allonger, au ralenti.

     

     

    ENTRACTE

     

    ACTE IV

     

    SCÈNE PREMIÈRE TYDO, LYGDAMIS, SERVITEURS

     

    TYDO, énigmatique et majestueuse

    ...car « nul n’est plus digne que celui qui vient de marcher dans l’ordure » (49).

    Vivant, THOULOS, je le veux vivant. (À un autre) Surtout restez de marbre. Que rien dans votre voix ni votre attitude n’éveille le soupçon. (les serviteurs acquiescent et sortent par des directions opposées).

     

    SCÈNE II TYDO, TROISIÉME SERVITEUR

     

    TROISIÉME SERVITEUR (air puceau)

    Vous, Majesté, si pure, si digne de respect…

     

    TYDO (sans s’attendrir)

    Va, mon bon Zélis, rejoins-les, fais ton devoir. (exit Troisième serviteur)

     

    SCÈne III TYDO, LYGDAMIS

     

    L’éclairage baisse progressivement. Lumière diffuse, vert d’eau. LYGDAMIS se rapprochera progressivement de la REINE. Celle-ci montre une grande agitation

     

    TYDO

    « Si digne de respect... » ...tellement digne en effet qu’on a voulu voir ce qui se passait là-dessous ! (elle froisse sa robe) (silence) Oui, Lygdamis. Souillée, violée du regard (cela lentement, comme dans un rêve) (puis le débit s’accélère) Pis encore : examinée comme une jument par un (ce mot doit éclater) palefrenier ! (faiblement) Et cela, par un homme, en qui j’espérais un peu… J’espérais qu’il me délivrerait… Ah ! j’aurais préféré cela du dernier de mes marmitons… (élan, cri) Pourquoi n’as-tu rien demandé toi-même ! (plua sourd, puis crescendo) Mais il est un homme que je méprise plus encore : c’est Candaûaûaûle… (geste de surprise de LYGDAMIS) (ex abrupto) Oui, c’est lui, n’en doute pas ! ui a inspiré – qui a ordonné ce gesten car Gygès n’eût jamais conçu de lui-même un tel acte. Seul un être qui me (écraser le mot) méprise – a pu me réduire de la sorte au rang de putain. (Bruits grotesques : basson, cris d’animaux, rires stupides, chasse d’eau)(Perdue en elle-même) Que de regards troublés en ma présence… Que de bouches voilées… Le Roi me trahissait, et tous le répétaient… Que de fois je tentais de l’arracher à ce rôle… (les bruits s’accentuent) Puis lasse de mendier en silence, je le méprisais – que je suis submergée par tous ces mépris ! (un pet en coulisse) le voici… (elle fait un geste pour renvoyer LYGDAMIS, mais esquisse elle-même un mouvement de fuite) Va t’en, LYGDAMIS (exit LYGDAMIS) – que je me compôôôse… (disant cela elle revient lentement au centre de la scène et se campe,majestueusement, drapée, impassile, sur un pouf-trône...=

     

    SCÈNE IV – TYDO, GYGÈS

     

    GYGÈS (vêtu de vert sombre, entre d’un air normalement dégagé. La REINE, marmoréenne, lui désigne un siège plus bas, où GYGÈS se drapê)

     

    TYDO (voix nette, lente, éviter le ton coupant)

    Je t’ai vu hier soir…

    LYGDAMIS, en coulisses

    ...Poil aux génitoires.

     

    GYGÈS change de couleur, et, insensiblement, d’attitude. Son cœur bat à coups redoublés) (bruitage possile)

     

    TYDO

    Désormais, Gygès, ton choix est clair. TUE (sursaut de GYGÈS) le Roi et usurpe son trône, après avoir usurpé ses droits – ou bien moi, Tydo, qui suis encore Reine après l’affront, je te ferai châtier comme tu le mérites, pour ton abjecte docilité ;

     

    GYGÈS

    Reine ! ...Je vous en conjure !

     

    TYDO

    Gygès ! Quand cesseras-tu d’être un courtisan ! Ou bien lui pour m’avoir prostituée, ou bien toi pour m’avoir regardée.

     

    GYGÈS

    Reine !

     

    TYDO (poursuivant)

    Achève ton acte. Car une femme de mon rang, SEUL UN ROI PEUT L’AVOIR VUE. (GYGÈS ne soupire pas, baisse les yeux mais garde la tête droite. Éviter pour la REINE le regard sévère, et pour l’ensemble le style engueulade du « naughty boy ». Sobriété)

     

    GYGÈS (un peu plus ferme, résolu à l’inévitable ; voix sèche)

    Comment ferons-nous ?

    TYDO

    Le châtiment viendra d’où est venu le crime ? Ce soir, tu te placeras derrière cette même porte, avec ton poignard. Quand le Roi sera endormi, tu le poignarderas. (elle le tire de son sein et le jette à Gygès qui l’attrape au vol, sans trembler). Mes amis !

     

    SCÈNE V .- LES MÊMES, GARDES

    Pendant l’apparition des gardes, GYGÈS considère le poignard, interdit ; puis la résolution revient sur son visage ; il dissimule l’objet)

    TYDO

    Accompagnez le Seigneur Gygès à son cabinet ; il y trouvera de quoi s’occuper jusqu’à ce soir. Veillez bien à ce que personne ne le dérange. (Les gardes encadrent respectueusement Gygès. Exeunt.)

     

     

    A C T E V

     

     

    SCÈNE PREMIÈRE . - TYDO, CANDAULE

     

     

    La Reine se regarde pensivement dans un psyché. Le Roi entre furtivement. La Reine l’aperçoit mais ne marque aucun sentiment. Il s’assied sur un pouf.

     

    CANDAULE

    J’étais venu contempler la Reine au lever de l’aurore. J’étais venu voir si la nuit t’avait transformée.

    TYDO

    Transformée ?

    CANDAULE

    Si un soleil nouveau s’est reflété en toi.

    TYDO, se retournant théâtralement

    Eh bien me voici (elle se lève) Contemple. (elle esquisse autour du Roi une lente ronde de possession sphyngienne et le fixe d’un œil profond. Le Roi se tourne à mesure sur son siège, amusé et pensif)

    CANDAULE

    C’est toi qui me contemples…. ?

    TYDO

    Pourquoi non ? (elle poursuit au ralenti)

    CANDAULE la prend par la main

    Cesse – « Je hais le mouvement qui déplace les lignes »… (49) Laisse-moi te regarder.

    TYDO

    C’est moi qui regarde aujourd’hui, c’est moi qui possède.

    CANDAULE, fièrement

    Qui veut me posséder ?

    TYDO

    La Reine.

    CANDAULE (mélodie descendante)

    Le ROI possède la Reine.

    TYDO

    Et Gygès, le Roi.

    Jeu de scène à la discrétion de l’acteur : feint de ne pas comprendre, ou tique légèrement, ou sur le point de s’expliquer, ou bien feint l’étonnement, etc.)

    ...Qui es-u, toi qui te livres à tes courtisans, et te fermes à moi ? (faisant la liaison après « fermes »)

    CANDAULE

    Est-ce que je me livre ?

    TYDO

    ...cajoles tes gitons, mais évites ta femme ?

    CANDAULE, laudatif et explicatif

    Tu es la Beauté. Tu es l’idéal.

    TYDO

    Es-tu heureux ?

    CANDAULE

    La Beauté ne se touche pas, l’Idéal ne s’atteint pas.

    TYDO

    L’Idéal ne se contemple pas. Il se prend (Elle esquisse un geste, il se gare instinctivement) (50)

    CANDAULE

    Arrière ! (La Reine se recule et laisse retomber le bras, découragée)

    TYDO, morne

    L’ennui me ravage. As-tu pensé que les statues peuvent s’ennuyer ? (Silence) Lygdamis me peigne, je la peigne à son tour, nous…

    CANDAULE

    Tu es aussi seule que moi ? (Silence, pause). Le Roi se lève rapidement, et tente maladroitement d’embrasser la Reine)

    TYDO, se dégage et crie

    Ne me touche pas ! (51) (Le Roi conserve sa posture, les bras en avant, foudroyé) C’est soi-même que tu embrasses ! c’est ta victoire que tu veux étreindre !

    CANDAULE

    Ma victoire ?

    TYDO

    Oui ! c’est ma dégradation, c’est ma souillure qui te transporte ! Et Gygès est ton complice ! (Elle s’enfuit. On entend au loin un battant de bronze qui se ferme)

     

    SCÈNE II. - CANDAULE, seul.

    Seul… (geste impulsif vers la sortie) Oh ! (regard circulaire) Tout est vide… Tydo ! Je l’ai tant regardée que je ne l’ai point vue – de ses grands yeux aveugles… Mais la frôler, mais lui parler sans jouer ! me découvrir… (plus bas, sourdement) Elle me méprise, depuis longtemps (rage contenue) Que ne me suis-je vengé d’elle plus tôt ! Oui c’est une juste vengeance que j’ai assumée. Devant toute la cour j’aurais dû l’exposer ! ...je me tourne moi-même en dérision, je demande à chacun d’être aussi esclave que moi… Et à Gygès, plus qu’aux autres… Toi qui m’as toujours fui, toi qui d’entre mes mains as toujours su glisser (plus vif) Tu ignores le bienfait que je te dois – qu’elle t’ait vu, tant mieux ! Je suis en ton pouvoir à présent…

     

    SCÈNE III .- CANDAULE, GYGÈS

     

    GYGÈS apparaît dans le dos du Roi. Éclairage sinistre vert sombre. Il tient son poignard (reflets jaunes sur le visage, verts sur le poignard)

     

    CANDAULE ; se retourne. Il ne manifeste pas de surprise trop forte

    TOI...

    GYGÈS - voix étouffée, comme se parlant à lui-même

    Douleur, angoisse, incertitude – je vous tiens – sans ciller – au bout de mon poignard.

    Ce disant, il s’estun en un lent mouvement de glissade. Les voici corps à corps.

    CANDAULE

    Je ne pensais pas mourir de ta main.

    GYGÈS

    Tu mens.

    CANDAULE

    J’aime la vie. (52)

    GYGÈS

    Meurs.

    Canndaule pousse un long cri mélodieux d’opéra. Rampe, recroquevillé, vers le public, de côté. Puis il s’affaisse, en boule. À ce moment, lumière blanche éblouissante.

     

    SCÈNE IVGYGÈS, LE ROI (mort), TYDO

    TYDO

    Gygès, qu’as-tu fait ?

    GYGÈS demeure immobile. TYDO alors va se pencher vivement sur le cadavre du ROI. On l’entend murmurer son nom. GYGÈS reste figé. Elle revient)

    Qui t’a ouvert la porte ? Qui t’a permis de frapper maintenant ?

    GYGÈS montre son arme.

    TYDO

    Je t’aurais délié. GYGÈS montre son incrédulité.

    Il ne m’a jamais approchée. Idole il m’a prise, idole je suis restée. Mon orgueil m’a gelée. Je l’ai poussé jusqu’ici.

    GYGÈS la prend aux épaules, tandis que la REINE ne peut détacher les yeux duROI. Sourdement :

    Je me suis échappé de vive force et je me suis vu face à face.

    Plein feu sur le groupe. Des esclaves recouvrent le ROI d’un linceul et le tirent discrètement. Fanfares de style Mouret.

    Il n’a pas résisté. Il est tombé très vite.

    TYDO

    Adieu.

    GYGÈS

    Nous serons dignes de toi.

    Rumeurs de FOULE, qui s’amplifient.

    Le Roi est mort ! Youyous. Gygès l’a tué !

    LA REINE écoute. Bruits de projectiles.

    TYDO serre les poignets de GYGÈS

    Tes mains ne tremblent pas.

    Un FORCENÉ surgit, l’épée à la main.

    LA REINE s’interpose vivement :

    Sacré ! La mort si tu le touches !

    LE FORCENÉ (souffle court)

    Ils te tueront, GYGÈS ! (il sort précipitamment)

    GYGÈS, résolu :

    Allons.

    Du fond de la scène s’est avancé un praticable. GYGÈS et TYDO y prennent place en le contournant. Ils se retrouvent face au public, derrière une tribune. La FOULE envahit le plateau. DesVOIX crient :

    Candaule !

    GYGÈS

    Peuple ! (Les voix se taisent assez vite)

    Toi qui cherches un recours,

    Toi qui, dans les ténèbres, vas criant

    Où trouver mon garant ? Où trouver mon roi ?

    Vois le signe des dieux au-dessus de ma tête (projecteur)

    Les dieux cette nuit ont tranché.

    Ils m’ont, cette nuit, investi.

    C’est moi, peuple, que tu attends !

    GYGÈS, roi de Lydie !

    Le praticable, insensiblement, s’est élevé

    Et à présent, Lydiennes, Lydiens, à pied, à cheval, en voiture, sous la pluie, la grêle et la tempête, partout où votre pied hésitera, partout notre honneur soutiendra votre toit !

    Il écarte les bras, renverse TYDO d’une baffe, tout s’écroule, et un corps de ballet burlesque fait son entrée côté Jardin sur un rythme de french cancan, musique d’Offenbach.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ;

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    treuil,brouet,brouette

  • GASTON DRAGON

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

    GASTON-DRAGON 1

     

    A L'USAGE DES MAL-COMPRENANTS

    Le 10 décembre 1945 au matin, le père de ma mère, Gaston Liénard, mourait écrasé sur le verglas par un camion-benne vide. Ce drame fit de ma mère une épave nerveuse. Elle transmit à son fils l'admiration qu'elle portait à son père, et lui enjoignit de l'égaler en virilité. Ce petit-fils donc exprime ici les sentiments contrastés qu'une telle situation fit naître en son âme. Un tel idéal reste à tout jamais inaccessible. Très souvent, il se comparera au héros grec Héraklès, chargé d'effectuer ses Douze Travaux ; mais lui, petit-fils de Gaston-Dragon, comme il le nomme, n'accomplira aucun exploit : il restera noyé sous sa propre paralysie.

    Le présent écrit présente une tentative de transposition, d'interprétation littéraire ; le lecteur en constatera vite les limites, ou les outrances. Ce livre n'est cependant pas plus mauvais que bien d'autres.

    2

    EXERGUE

    Les exploits d'Ulysse, accomplis par la ruse et l'intelligence, me semblent méprisables ; car je sais très bien, moi, je suis largement payé pour savoir, que l'intelligence sans la force ne mène absolument nulle part.

     

    Mise en garde L'auteur ne croit ni à l'intelligence, ni au mérite, mais à la loi du plus fort : force physique, force séductrice, force calculatrice. S'il échoue, il n'en tirera nul enseignement. Il s'estimera plutôt victime, il élaborera plutôt les plus fourbes des scénarios, plutôt que d'admettre la moindre part de responsabilité ou la moindre chance de réhabilitation. Sa malhonnêteté intellectuelle pourra ainsi se déployer en toute impunité, sous couvert de ce quil appelle « la littérature ».

     

    3

     

    AU LECTEUR

     

     

     

    Lisez lentement. Lisez successivement. Ne cherchez pas à tout prix l'enchaînement. Tout se constituera en son temps, à son rythme. Formons une alliance où nous ne craindrons rien l'un de l'autre.

    Note

    Cet avertissement s'avère en effet de la dernière utilité pour ceux qui ne cherchent dans la lecture qu'un divertissement ; nous lisons trop vite, parfois même la télé allumée, quoique le son soit coupé... Mais l'alliance proposée ensuite, sans souci de cohérence avec ce qui précède (amenée par le simple contraste de « crainte » et de sérénité vient là comme un cheveu sur la soupe, sicut capillus in intrito.

     

    4

     

    PERE-HISTOIRE (1)

    Père-Histoire ayant expédié l'inconnu - gravé par son nom sur le monument aux morts - dans les camps du même nom (2), fut condamné au peloton. Mon père Noubrozi fut écroué par nos libérateurs (3) , en forteresse à Laon : commutation en droit commun ; quand la « cité » de la ville fut bombardée, Père-Histoire déblaya les corps dont une jeune fille anonyme à bout de bras ; il me dit que rien ne peut rendre l'odeur de la mort. Que rien n'en peut approcher. Dont rien ne donne l'équivalent. Odeur sui generis. J'en viens à penser que cette odeur donne faim ; les pisse-presse, après l'incendie parlant immanquablement d'une « ignoble odeur de brûlé ». Les plus précis hasardent : « sucrée ».

     

    Notes

    (1) Il s'agit du père véritable, historique en quelque sorte, de l'auteur, « Noubrozi » (voir cette œuvre, publiée dans le premier numéro de la revue « Le Bord de l'Eau » ; l'auteur se réfère ici à des faits platement exacts.

    (2) Cet inconnu, bien que je pense connaître son nom, reste ici anonyme. Il ne sera plus fait mention de lui par la s) uite.

    (3) Les Américains

     

    5

     

    PARTURITION

     

     

     

    Mes trois prénoms chrétiens sont Gaston, Lucien, André. Dieu dessécha mon âme, et purifia mes lèvres d'un charbon ardent; et Isaiae labra carbone ardenti purificavit.(4) La cathédrale de Limoges présente en bas-relief sous le buffet d'orgues les Douze Travaux d'Hercule, paganisme patent, dont nulle notice ne fait mention (5). André, l'Homme, deuxième prénom, fut d'abord le nom de mon second père, le médecin accoucheur. "Boucher !" criait ma mère , « Boucher ! » - le

    sang giclait! giclait partout ! sur les murs, sur le sol, les cuisses ouvertes de ma mère et la table aux

    pattes torses où la famille a mangé jusqu'à mes treize ans.

     

    Notes :

    (4) Dans l'Ancien Testament, les lèvres du prophète se trouvent ainsi habilitées à porter la parole de Dieu. C'est ainsi que notre auteur s'égale aux plus nobles figures bibliques.

      1. (5) Cette observation, exacte au demeurant, ne présenta aucun lien apparent avec ce qui précède, ni avec ce qui suit...

     

    ..."Me voici. Mes yeux sont d'azur baignés."

    Valéry, "L'Enfance de Sophocle"

     

    6

     

    GOYA

    Sans souvenir encore. Pourtant, passé le meurtre des serpents (6) , d'autres monstres se lèvent à l'horizon d'une mémoire antérieure, d'immenses jambes nues franchissent au loin en déchirant les brumes de longues étendues d'eau pâle, terre et mer emmêlant leurs contours indécis. Fermant un instant les yeux, puis les rouvrant, je m'aperçois que les visions s'estompent. Je porte au sommet du crâne l'ombilic ou la fontanelle des vies antérieures. Mère avant moi déjà vivante. Boute-en-train – pour étrange que soit le terme ,désignant un étalon  chargé d'exciter la jument, puis qu'on éloigne pour lui substituer, en douce, le véritable géniteur. « C'était un numéro » ajoutaient les commentateurs - définition de cirque ; jusqu'à une date toute récente, j'ai cru que lres circonstances sanglantes de ma naissance l'avaient transformée en créature dépressive, or, elle l'avait toujours été, comme tous les « rigolos ». Mais le visage de ma mère m'apparaît surtout, dans ma mémoire,

    comme celui d'une Gorgone, au hideux rictus (7)

    Trône à seize ans ma mère en costume d'Esther sur un cliché sépia parmi les jeunes pensionnaires entorchonnées de châles. "Un jour en classe » dit ma mère « à la question "qui fut le roi de la Lorraine en 1738 ? j'ai crié : Stanislas Leszczynski !" (8)

    Ma vie est le monde, et son histoire, ma cosmogonie.

    Notes :

     

    (6) Allusion aux deux serpents envoyés par Héra pour étrangler Hercule, encore au berceau. N'oublions pas que notre héros, de loin en loin, prétend se hausser au niveau du grand Héraclès ou « Hercule »(7) L'auteur exagère. Mais il ne renonce pas à transformer les évocations de son enfance en épisodes

    mythologiques, sans omettre les références picturales (Goya, Valéry, Sophocle – le foutoir...)

    (8) Deux circonstances où la Mère se trouve mise en valeur. Ce rappel se relie difficilement, là aussi, à ce qui précède ou à ce qui suit.

     

     

    7

    LA MORT DU DRAGON (9)

    Histoire de la mort du père d'Alcmène, Gaston-Dragon. Gaston, de « Vaast », prononcé [vâ], («gare St-Vaast »de Soissons). Saint Gaston initia Clovis aux mystères chrétiens - « Terre Guaste » signifie terre déserte, dé-vastée. Die Wüste. Un jour de verglas, 8 h 12, décembre 1945. Gaston-Dragon meurt écrasé par un camion-benne à betteraves, vide, tête broyée, plate comme un fromage au sang ; c'était de son vivant le « chien » du patron : le contremaître, celui qui aboie sur les ouvriers « Plus vite fainéants ! » Dur-à-lui-même-et-aux-autres comme on dit, universellement détesté à la sucrerie d'Aguilcourt Arrête ! Arrête ! tu viens d'écraser le père Liénard ! (là-bas en Picardie on ne dit pas « Monsieur, Madame », on dit « le père », « la mère ») - Mais je lui parlais y a pas une minute - Il vient de glisser sous tes roues !

    Quinze jours avant sa retraite. Quinze jours avant Noël. « Quand j'ai vu » dit la Veuve « arriver de loin le Maire, l'Adjoint, le Patron, tous en noir chapeau bas j'ai su tout de suite qu'il était arrivé quelque chose." Notables de campagne aux phrases convenues - il se retirait toujours pour que je n'aie pas d'enfant - « Tu les préfèrerais à ma fille (10) ! » - et cette fille était ma mère Alcmène absente ce jour-là, la Seconde Epouse du Dragon, debout, se prenait la Mort en pleine

     

     

    face. Si éloignée que fût ma mère, à dix kilomètres en ces temps si lointains où le bout du monde était l'autre chef-lieu de canton, juste le téléphone du Maire en cas d'urgence, elle fit un rêve : mon père était sans tête criait-elle je ne vois pas la tête papa papa – s'il portait ou non un bandeau dans le rêve - si le sang (11) (...) - je ne sais plus répond-elle plus de tête plus de tête un souvenir coagulé comme à bout de souffle à bout de mémoire ; j'ignore encore jusqu'au bout si ma mère a pleuré crié je ne connais pas le tréfonds de ma mère (12). (En vérité Gaston-Dragon portait de larges bandes étanches et immaculées sur ce même lit d'exposition du corps où je devais plus tard enfant rejoindre Seconde Epouse devenue veuve, à sept heures du matin en été, mes parents dormant encore ; elle frappait doucement sur les conduits d'eau chaude, pour que je la rejoigne au sein de cette couche imprégnée de bergamote et d' « odeur de femme » - il faut un odorat subtil et affiné pour sentir le plus quintessencié des parfums. Je prétendis un jour en être incommodé. « Comment peux-tu » me dit la veuve «savoir ces choses-là ? » - ainsi donc loin d'en faire mystère les femmes admettaient comme allant de soi, reprenaient à leurs compte et maléfices cette appréciation révoltante... Ma mère Alcmène prétendit (j'avais là-dessus opiné de jour, en pleine cuisine) que j'avais dû « flairer » (c'était mon mot) parmi les jambes ouvertes de la bonne logée chez la Veuve et qui se fût au rebours de toute vraisemblance assoupie sur sa chaise en position propice - je ne me souvins d'aucune exploration, ni reptation, de cette espèce.)

     

    Notes :

     

    (9) Retour au thème de cet ouvrage : la mort accidentelle du grand-père, que l'on assimile à un dragon germanique...

    (10) Telles sont bien sûr les paroles incongrues qui résonnent à ses oreilles à l'instant même où elle apprend la mort de son mari, Gaston-Dragon.

    1. Questions que j'ai posées, plus tard.

    (12) Sept années ont passé, l'auteur évoque ici, par contraste, l'un de ses premiers souvenirs dit « voluptueux »

     

    8

    FIGURES DU PERE (13)

    Un père tout embarrassé, comme contaminé, de son entrave charnelle : Amfortas, Roi Pêcheur, Cophétua (« Que fais-tu là?) blessé, navré, mehaigné d'un coup de lance enmi les hanches non pas claudiquant mais bien dévergé, lacéré et castré ; à lui tout le miel et la résurrection selon son rite, lorsque la terre gaste reprendra couleurs de fleur et d'herbes, rameaux, bourgeons (14). Je consolerai ce père et oindrai ses parties de ce natron dont on conserve les momies car « il est plus grand mort encore que vivant. (15) Arthur roi des échecs - Arcturus : « L'OURS » ; à déplacer case après case, parcimonieusement, dont l'ultime campagne se fit contre le fruit de son inceste (Mordred l'Usurpateur) qui le trancha de son épée, tant qu'on vit le ciel entre les lèvres de sa plaie (16). ...Arthus figé, en son palais de Camaalot, dans une éternelle célébration de Pentecôte ou d'Annonciation ; premier célébrateur, démiurge de ce monde où nous vivons et mourons tous (17) ; sans aventure personnelle ni quête qui vaille, mais bien les ordonnant, les déléguant : tout ce qui part du roi se voit fondé, se déroulant, lui revenant, tout accomplissement s'estampille, s'authentifie par lui : assimilé de la main blanche (18) aux divinités de Rome, tout citoyen romain quoi qu'il fît en effet se référant au regard, à l'action d'une entité divine ; actions décalquées, répercutées à l'échelle du ciel, firmamentum, inscrits, portés en ombre. Père : aussi bien Wotan déchu, dépité dans l'amour des Walsung, héros humains et vaincus - ou Encélade, enchaîné sous l'Etna (19).

    Je fus adoré de mon père. Il se fonda sur moi. Ainsi les mortels rachetaient-il les dieux(20) ligotés de certitudes ; tout homme est Messie ; toute femme emmure dans le temps, de la naissance au grand scellement de la mort (21) . Ni le Christ ni Oreste ; ni même Isaac fils dAbraham (22) qu'il

    épargna ; je fus, avec mon père, juste un homme. Valant n'importe qui. (23)

    Notes

    (13) Sans lien direct avec ce qui précède, l'auteur à présent évoque la figure de son propre père, mari d'Alcmène. Il se le représente sexuellement mutilé, à l'instar du roi Amfortas.

    (14) C'est ce qui se produira lorsque le roi blessé recevra le baume guérisseur : tout son domaine refleurira.

    (15)Noter ici le disparate des références : d'une part, l'embaumement des momies égyptiennes ; d'autre part, les paroles prononcées dit-on par Henri III lorsqu'il aperçut au sol le corps de son ennemi Henri de Guise, qu'il venait de faire exécuter : « Qu'il est grand ! Il est encore plus grand mort que vivant. » Le roi de France put s'en apercevoir : il fut assassiné, par vengeance, moins de huit mois plus tard (1589)

    (16) Allusion ici à La mort le roi Artus, de Chrétien de Troyes ; l'auteur a rassemblé ici plusieurs souverains légendaires, tous frappés d'une forme d'impuissance, politique ou sexuelle.

    (17) Nulle part il n'est question de ces attributions du roi Arthur, ici purement imaginaires.

    (18) Il s'agit d'une sorte de magie blanche, qui assimilerait le roi Arthur aux divinités romaines ; il y en avait un grand nombre. Toutes les activités humaines possédaient un dieu. On ne pouvait agir sans se trouver sous le regard de l'un d'entre eux.

    (19) Dieu ou titan, réduits eux aussi à l'erreur ou à l'enchaînement.

    (20) Thème du père que le fils rachète.

    (21) L'homme sauve ; la femme est menace d'engluement.

    (22) Il ne manquait plus que celui-là.

    (23) ...Sartre, par-dessus le marché.

     

     

    9

    PREMIERE APPARITION DES EURYSTHEES

    Le roi de Mycènes, Eurystheus, dont le nom signifie « aux grandes forces », fut le beau-frère et le commanditaire des travaux d'Hercule (24). Un jour sur cet écran qui me tient lieu de ciel (25) sont apparues dans le jeu les Déesses Jumelles, au longues chevelures blondes, qui s'exprimèrent parlèrent ainsi : « Nous sommes les Eurysthées ; nous te révélerons les fallacieux accomplissements de la soumission (26) ; car si c'est bien par elle qu'on obtient ce qui surpasse toute rébellion, soumission s'accordant à Dieu, c'est dans la convulsion de la défaite et de la mort que toute grandeur se révèle, puisque le couinement du rat sous la serre s'inscrit à tout jamais dans le temps, dimension de l'homme dont l'éternel se trouve à tout jamais privé » (27). Lorsque Gaston-Dragon mourut, la terre s'arrêta ; seul celui qui meurt demande un nom sur sa tombe. Qui se soucie du nom d'une divinité ? «Ô Zeus, ou quel que soit le nom que l'on t'accorde... »

     

     

    Innombrable est le compte de ceux qui doivent mourir. (28)

     

    Notes

    (24) Ce personnage est relativement obsédant chez notre auteur.

    (25) Ecran d'ordinateur évidemment.

    (26) « On obtient tout par la soumission » - « Plus fait douceur que violence » - mais ce n'est bien souvent qu'une illusion : l'on perd plus, tout compte fait, que ce que l'on gagne...

    (27) ...Mieux vaudrait alors se faire écraser, mais dans la révolte et la plus orgueilleuse fierté...

    (28) Les phrases apparemment erratiques se rapportent à un sentiment d'immortalité divine accordée au grand-père Gaston-Dragon ; tant le souvenir transmis est demeuré vivace dans l'esprit de son petit-fils. Comme Dieu, ou la Divinité en soi , il n'aurait pas même besoin de nom pour être invoqué (la tombe de Gaston n'est plus visible, et se trouve à présent sous un croisement d'allées du cimetière de Guignicourt, indécelable ; c'est là qu'il faut certainement chercher la raison de ce brusque épanchement mystique).

     

     

    10

    PERE DECEDE (29)

    Père décédé disait le télégramme. Un certain Evguéni, père de mon père (30), passa dans l'opinion pour le mort : buveur, pourri d'asthme et bassiné d'eucalyptus. Le tampon de la poste indiquait '"GVIGNICOVRT". En cette époque les époux naissaient à trois lieues l'un de l'autre. Les cousinages étaient légion. Les types humains, appelés races, n'étaient que des ressemblances de familles. Mais les géographes ont cru, de bonne foi, qu'il existait de telles « races », vosgiennes, meusiennes, comtoises... Gaston-Dragon, Evgueni, un seul village, de quel père s'agissait-il ? Eugène Collignon, 1873-1945 ; époux de Sinne, Wisigothe, 1883-1959. Parents de mon père.

     

    Notes

    (29) La figure du père (ou du grand-père) bascule perpétuellement de la surévaluation à l'évanescence, à l'évanouissement. L'auteur oppose ici le père de sa mère (Gaston-Dragon), présenté comme un parangon de virilité, à son propre père, estimé lâche et pleutre.

    (30) Eugène Collignon, autre grand-père de l'auteur. Il n'existait aucun lien de parenté ni de ressemblance physique entre les deux grands-pères, tous deux nés près de Verdun, puis échoués, par hasard, à Guignicourt.

     

     

    11

    PAROLES RAPPORTEES

    De Sinne, Wisigothe (31) : A Guignicourt, la guigne y court. 

    - Pour être satisfait de son destin, toujours regarder au-dessous de soi.

    "Le vin d'Arbois, plus on en boit, plus on va droit" : Une carte postale du cru représente un incoyable (1795) vacillant sur son gourdin tordu ; ajouter à la consommation du vin d'Arbois celle du pastis (Evguéni), et le guignolet-kirsch (Sinne) - je n'ai jamais dit-elle à sa bru éprouvé le moindre plaisir avec mon mari. Mon père Noubrozi m'a dit : J'ai assisté à des scènes, mon fils, dont tu n'as pas idée (le poussant quelque peu sur ce sujet, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait de bagarres à coups de chaises entre époux plus que fortement éméchés).

     

    Note

    (31) Epouse d'Evguéni ; mère de Noubrozi, père de l'auteur. Surnommé « Mon Colonel » par son mari. Mère Fouettard...

     

    12

    LE ¨PETIT HOMME DANS LE LIT DE LA VEUVE (32)

    Je parlais avec elle à sept ans, Veuve de Gaston Dragon, à sept heures du matin (voir plus haut) ; je lui décrivais une base militaire secrète, sous les glaces d'Arkhangelsk, où s'exterminaient les espions des deux camps. C'était l'an 4004 de notre ère ; la naissance du Christ passait juste entre nous et la Création du monde. Les Martiens, disait Veuve Dragon, possèdent deux mille et cinquante ans d'avance.  Les soucoupes parurent cette année-là dans le ciel, particulièrement nombreuses.

     

    1. Ou : l'auteur dans le lit de sa grand-mère, à Guignicourt

     

    13

    DEUXIEME APPARITION DES EURYSTHEES (33)

    Ce chapitre, où se précise la mission démesurée d'Héraklès, présente une fois de plus de nettes similitudes avec les indication de jeux vidéo ; le lecteur doit bien garder à l'esprit ces données du game boy, afin de ne pas céder aux désorientations. Les Jumelles Blondes ou

    « Eurysthées » empruntent leur nom à celui du commanditaire, Eurysthée, beau-frère d'Héraklès, afin qu'il accomplisse les « Douze Travaux d'Hercule ». Ce subterfuge littéraire (34) est destiné à introduire l'Olympe dans l'aventure somme toute banale d'une famille d'agriculteurs ouvriers lorrains. L'écran montre un char de feu sur fond d'étoiles, et deux immenses chevelures blondes retombent sur quatre reins ; les comparatistes évoqueront qui les Walkyries, qui Guenièvre, ou Yseut, princesses dignes d'amour (et d'abnégation).

    La voix des Eurysthées offre le sensuel métallisme des artefacts téléphoniques : structure hachée, voix gazées (mirliton, papier à cigarettes ?). De ces jumelles lovées, incurvées tête-bêche naguère dans la même poche utérine, émanent désormais deux souffles retournant aux mêmes bouches. Le voyeur ou le joueur éprouvent la sensation à la fois douce et confuse d'une masse de cheveux, étouffante un peu, sur les narines et la bouche. L'écran affiche ce qui fut la Mission même d'Héraklès : purger le Continent de tous fauves et reptiles. Je conclus hâtivement qu'il faut me concilier ma propre mère, en m'assimilant au père même, si célébré, de cette dernière : Gaston, ou Vaast, celui-là même qui jadis catéchisa Clovis, et périt sous les roues d'un véhicule utilitaire.(35) Les Eurysthées figurent toujours dans le ciel, sur un nuage en forme de char. Voici les chances, ou « armes » :

    1°) les avantages de mes adversaires ne seront ni la Peur qu'ils inspirent ni la Force, mais l'Envoûtement, la Fascination (appelée « charme », « pitié », « langueur ») (36)

    2°) étant l'offensé, j'aurai toujours le choix des armes (les autres, quoi qu'ils aient fait ou omis de faire, seront toujours dans leur tort.)

    J'éprouvai à ces voix de grandes voluptés, suivant de l'œil les profils sinueux des deux sœurs jumelles ; j'aurais enfin

    3°) le droit, sur mon lit de mort, de crier "Assassins, assassins" (titre de Philippe Djian) à tous ceux qui me soigneraient, devant tous vivre alors que je mourrais, infirmières décolletées, blouses transparentes et bordures de slips visibles (dans What (titre de Polanski) l'héroïne chevauche un vieillard agonisant, jupe relevée : Origine du monde au seuil de laquelle retombe foudroyé le vieux aux yeux brisés d'extase, murmurant "Que c'est beau". (37)

     

    Notes :

    (33) Personnages imaginaires, déjà rencontrés. Ces Jumelles aux longs cheveux blonds apparaissent sur l'écran

    de la console de jeux de l'auteur. Il semble bien qu'elles représentent ici l'éditeur, qui passe commande auprès de l'auteur lui-même.

    (34) ...et mégalomaniaque...

    (35) Confusion soigneusement entretenue entre Héraklès, cha rgé de tuer le dragon, et saint Gaston, ou « Vaast », ecclésiastique ayant réellement existé (à défaut de l'Olympe, du moins l'Histoire sainte...) Tous deux ont une tâche particulièrement difficile à accomplir : purger la terre de ses monstres, ou l'esprit de Clovis, roi des Francs, de ses démons païens. L'auteur multiplie les modèles de virilité, afin sans doute de n'en élire aucun.

    (36) Le thème du vaillant héros amolli par la traîtrise de ses adversaires, en particulier féminins, lui servira toujours d'excuse pour ne pas avoir accompli sa mission, pour avoir failli à son idéal. Nous sommes avertis : ce sera toujours la faute des autres, et l'auteur n'aura fait que succomber à sa confiance et à sa naïveté.

    (37) Soit une (Olympe), deux (Philippe D.), trois et quatre références (Polanski, Courbet). Je m'avance donc en toute sûreté. J'utilise désormais la première personne, afin de ne rien dissimuler de ma vanité. Le mot « vanité » signifie, à l'origine, « vacuité » (de « vacuus », « vide »).

    Les Eurysthées m'accordent en fait l'exorbitante autorisation de ne rien faire, de m'en trouver absous, d'accuser les autres, et par-dessus le marché de me plaindre d'eux. Est-il nécessaire de préciser que jamais éditeur n'a conseillé à son auteur de se conformer à de tels schémas ; il faut donc que ces Jumelles symbolisent tout à fait autre chose.

     

    14

    MISSION (SUITE)

    • Tu feras, dirent-elles (et leurs voix alternées (amœbées) (38) vibrent comme un écho la façon des anges d'Abraham) l'amour, aussi souvent, aussi longtemps que nécessaire ; « en effet, » poursuivait la seconde, « loin de nous l'idée que l'abstinence confère quelque pouvoir que ce soit". Tel Antée reprenant vigueur sitôt qu'il touchait du pied la Terre (sa mère), je recouvrerais mes forces sitôt que je suivrais à la lettre les indications confiées sur un phylactère (parchemin roulé passé dans la ceinture.) Muni de ce précieux viatiques et sans me battre ! j'affronte le monde entier, en évoquant les souvenirs de ces ténèbres prénatales, avec les précisions me permettant de reconstituer sur pilotis ma cité lacustre (ce concept popularisée par les historiens n'a peut-être jamais existé, les pilotis n'étant dit-on que des appuis de cloisons, le niveau des lacs s'étant alors élevé : c'est la deuxième thèse).

    Je me souviens d'immenses salles de mariage, de grandes formes d'hommes et de femmes enjambant l'espace, minuscule je cherchais à disparaître dans les forêts de jambes...

    Notes :

     

    (38) Les chants amoebées (prononcer « a-mé-bé ») sont utilisés lors de joutes verbales et poétiques entre bergers, tandis que leurs troupeaux nécessairement bucoliques paissent paisiblement...

     

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    CORPS A CORPS

    Les Eurysthées me convient à une lutte à trois (39) de type grécoromain dont je parviens à me dépêtrer (40), bien qu'elles se soient révélées plus musculeuses et souples que je ne pensais : plus d'une fois leurs clés m'ont ôté le souffle.  L'Ange ayant plusieurs fois touché terre demeura

     

    vainqueur, laissant au fils d'Isaac une boiterie de la hanche en signe d'appartenance. Les Muses

    (41) m'ont tordu à ras de sol, et les voici à présent qui râlent contre le sable (42) ; reprenant leur vol, elles m'assurent que je porterai à jamais la marque d'une extrême vulnérabilité : un point particulier du corps, comme un talon d'Achille mal baigné ; Siegfried mal baigné du sang du Dragon, portant dans le dos à mi-chemin d'épaules ce point "qu'on n'atteint jamais", emplacement funeste d'une simple feuille - sexe de femme entre les épaules ? - que le traître Hagen transperce de l'épieu (43) ; il n'est cependant pas inéluctable que je périsse un jour de la sorte : les livres m'entourent de toutes parts (44)

    Je me suis relevé fortifié ; une pénétrante odeur de tilleul (45) se dégagede mes épaules (dans mes vies antérieures je n'ai combattu qu'à mains nues, craignant que l'adversaire justement ne retournât mon arme contre moi ; recherchant le corps à corps et la morsure (Tu te bats comme une fille - j'en étais fier) (mais je refusai d'être femme, pour ne pas échanger de prison contre une autre (46) ) - (les Eurysthées me confirmèrent que les femmes exigent entre elles un certain nombre de contraintes que nul héros, fût-il (47) masculin, ne saurait affronter. Désormais je renonce à relater mes nombreuses entrevues avec les Eurysthées ; elles m'ont tant visité qu'elles flottent pour ainsi dire autour de moi comme la Cape d'invisibilité, die Tarnkappe (48)

    Notes

    (39) Il semble exclu de voir ici une représentation symbolique du triolisme ; cette note même cependant invite à la plus grande circonspection.

    (40) Le but de cette lutte est en effet d'immobiliser l'adversaire, à l'aide de figures appelées « clés ».

    (41) Autre façon de dire « les Eurysthées »

    (42) Tantôt les unes, tantôt l'autre (comme ici) ont le dessus.

    (43) Noter une fois de plus le brouillage des références. : bibliques, antiques, germaniques.

    (44) Il n'est pas précisé si les livres agissent à la façon d'un rempart, qui isole, ou à celle d'une armure, qui permet de vaincre l'extérieur.

    (45) Signe de victoire, mais aussi bien de vulnérabilité.

    (46) La digression n'est qu'apparente.

    (41) Ou « futile » ?

    (48) Procédé consistant à supprimer du récit une instance, des personnages dont on ne sait plus que faire, dissimulé sous une dernière pirouette culturelle, en l'occurrence germanique.

     

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    VOCATION DE PRETRE (49)

    C'est une bien belle église que celle de GVIGNICOVRT. Enfant, bigot, bien gominé, j'escaladais par le talus d'abside la pente glissante et couverte de ronces d'où tombait, pressé, impérieux, du clocher, le premier coup de la messe (50) . J'ai dérapé dans mes souliers dominicaux, serrant dans le poing une image pieuse où l'on avait cousu en scapulaire un coupon véritable de la robe de Marie. J'ai prié, pesté contre la boue, l'âme pure et les pieds sales. Franchissant enfin le porche, qu'il m'aurait suffi de découvrir en contournant le bâtiment d'église, par la grande entrée, comme tout le monde, je constatai que pas un paroissien ne s'était encore présenté.

    Déçu de leur tiédeur, fier de mon épreuve, premier de l'assemblée, j'ai attendu, à la fin de l'office, le prêtre dans la sacristie. Les enfants de chœur troussaient par-dessus tête leurs soutanelles rouges à dentelles douteuses sans mesurer un seul instant l'honneur insigne qu'ils avaient eu de côtoyer le Seigneur-même. A l'homme de Dieu j'ai déclaré « Je veux devenir prêtre » Or loin de s'extasier, ("Voyez ce jeune garçon ! il n'est pas comme vous ! il sera prêtre !") il ronchonna je ne sais quoi, me renvoyant à moi, petit merdeux. (51)

     

    Notes

    (49) Digression sur le catholicisme. L'auteur, en mal de références, donne ici uen version abrégée d'un souvenir d'enfance authentique (le souvenir, pas l'enfance. )

    (50) L'enfant ne s'est pas aperçu que le véritable porche de l'église se situait de l'autre côté, à l'endroit...

    (51) Il fallait bien caser ce souvenir-là quelque part.

     

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    MA MERE EN DELEGATION (52)

    Il me revint de racheter les pleurs de ma mère : toute jeune à GVIGNICOVRT, privée en son temps des funérailles de sa propre mère (« Tu n'iras pas à l'enterrement de cette traînée ») (53)

    (premier oracle de Gaston-Dragon) ma mère Alcmène fut déléguée en rattrapage aux inhumation paroissiales, représentant la famille. Un jour (54) ce fut son propre tour (ou « MA MERE EN REPRESENTATION ») (55) et je me suis placé le lendemain à cet endroit précis vacillait la veille (56) , perché sur ses tréteaux, le cercueil plein d'elle afin d' y flairer cette amorce de macération -

    que rigoureusement ma mère

    m'interdit de nommer ici(57)

    • de sournoise décongélation (visage d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille - chuchotait ma fille épouvantée (58) - papa, regarde] ) ma mère tout entière drapée dans la robe de chambre plaquée sur ses chairs suspectesvolume abstrait (59) suspendu désormais à 120 cm

    du sol j'ai sentis ce lendemain, physiquement, la vibration d'une masse de chêne verni fantôme dont mon père l'instituteur m'avait jadis transmis la dénomination magique : parallépipède rectangle. Ma mère désira - des obsèques religieuses : "Si nous n'attendions pas » disait le prêtre « la résurrection, à coup sûr nous ne serions pas ici réunis" - c'était bien une réponse à cette faconde de mon père qui cabotina sans doute (60) : "Je ne crois pas à toutes ces histoires de Résurrection, de Bon Dieu, de jJugement" - du ton faraud de celui qui suça le lait sûri de l'Ecole Normale et républicaine. A qui on ne la fait pas. Sur le corps de ma mère le prêtre agita le goupillon, et ce fut tout. (61)

     

    Notes

    (52) Le plan de l'ouvrage consiste en un cheminement sinueux ; ici, l'auteur veut montrer combien il était difficile d'appréhender le caractère dépressif de sa mère.

    (53) Bien se souvenir que cette épouse indigne avait trompé son mari tandis qu'il combattait sur le front.

    (54) Beaucoup plus tard, le 2 août 1984.

    (55) Elle représentait, dans le rôle principal, et bien malgré elle, son propre enterrement

    (56) Et non pas « la vieille », humour.

    (57) Brassens, évidemment...

    (58) Ma propre fille, que je croyais ainsi éduquer à la mort, me reprocha plus tard de lui avoir imposé cette épreuve bien trop tôt (elle n'avait que onze ans).

    (59) Je reviens désormais au lendemain de l'enterrement, où je suis revenu, à la même heure, devant l'autel, à l'endroit précis où avait été déposé le cercueil de maman.

    (60) Lors de l'entretien supposé qu'il eut avec le prêtre pour définir les modalités de la cérémonie.

    (61) Paragraphe particulièrement difficile à suivre, en raison du glissement perpétuel entre le jour de l'enterrement, la veille de celui-ci (où peut-être mon père s'est entretenu avec un prêtre ) (mais je ne le pense pas), et le lendemain, où moi-même suis revenu sur les lieux ; j'y ai ressenti d'étranges phénomènes, peu perceptibles, ici amplifiés.

     

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    DE MA MISSION, ET DERECHEF (62)

    "Tue le Dragon » dit mon père ; « délivre-nous toi et moi en atteignant Gaston où qu'il se trouve, Enfer ou Ciel. (63) Jamais, mon fils, jamais ta mère Alcmène, telle que tu l'as connue, n'a pu admettre que je fusse en quoi que ce soit l'équivalent de son père des Terres Guastes (64) . Si tu te baignes dans le sang de ce Gaston-Dragon, il te révèlera son règne et sa longévité. Tu deviendras lui, et vous ne serez plus qu'un, moins maléfique pour moi, je sais que tu m'aimes. Pour toi tout bénéfice : pourvu à ton tour de toute supériorité, tu consoleras ta mère la tête haute, et ton père sera plein d'estime (65), et toi-même deviendras à ton tour Fondateur (66) . Il n'est pas exclu que le cycle se reforme parmi ta descendance - que t'importe ? » Il n'ajouta pas que j'aurais enfin dénoué le fil des générations, devenant père de mon père et de ma mère. (67) Je ne promis rien et fis bien ; mais il me défendit de l'imiter, ni de me soucier de lui. Ce qui me fut impossible. (68)

     

    Notes

    (62) L'auteur veut faire croire qu'il a volontairement commis une maladresse, sous forme de pédante répétition. En réalité, il s'agit d'un rafistolage.

    (63) En clair : « Débarrasse ta mère du souvenir de son propre père ; imite-le, remplace-le, mais débarrasse-nous tous de cette présence morbide. »

    (64) Nous rappelon que « Gaston » ou « Vaast » a peut-être pour origine le germanique « gouast », qui signifie à la fois « dévasté » et « désert ». Cela renvoie au roi mutilé Amfortas, dont le royaume était dévasté, jusqu'à ce qu'on trouve de quoi guérir son souverain...

    (65) Le père de l'auteur, Noubrozi, parle de lui-même, tel qu'il sera une fois délivré de ce pesant fantôme.

    (66) Fondateur d'une nouvelle dynastie, repartant de zéro, et parfaitement purifiée de ses miasmes.

    (67) Le pouvoir de rédemption que je m'attribue aisi s'étendrait aussi bien sur mes ascendants, mon père et ma mère, que sur mes éventuels descendants.

    (68) En clair : au lieu d'imiter Gaston-Dragon, père de ma mère, décédé avant que j'aie pu vraiment le connaître, j'ai fortement été imprégné par la personnalité de mon père, bien plus névrosé ; ma mission aura donc échoué. De toute façon tout ce monde-là est mort, « et moi-même je ne me sens pas très bien » (Woody, évidemment)...

     

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    ENQUETE

    Consultant alors les Eurysthées j'appris :

    • que Gaston, fervent joueur d'échecs, initia mon père son gendre à ce jeu pendant neuf mois d'état de grâce après les noces ; que jamais du vivant du Dragon, avant que la Roue n'eût fait éclater son crâne, mon père ne l'avait vaincu - la diagonale de l'Evêque ( Bischofsdiagonale) surgissant de l'angle opposé sans qu'il eût jamais pu parer la Tenaille de la Mort (Todeszange) ;

    • chose ignorée de tous les acteurs de cette histoire : l'homme des terres-guastes (69) ne pouvait se fléchir que par le recours à la femme (70) ; à tout homme il ne laisserait nulle chance, le combattrait à mort. En ce temps-là je consultai beaucoup. Or ma mère s'écria : "Jamais mon père ne m'a manqué de respect" - il est tant d'autres façons, Lotharingienne Alcmène, de manquer de respect à sa fille. (71)

     

    Notes

    (69) Est constamment désigné ainsi Gaston-Dragon lui-même, dont le nom (Gaston/Vaast) signifie « désertée »

     

    (70) J'ai donc fort peu de chances, en tant que garçon, de fléchir l'esprit courroucé de Gaston-Dragon, décédé

    de mort violente.

    (71) Ne pas autoriser sa fille à revoir sa propre mère, fût-ce le jour de son enterrement, constitue un traumatisme aussi destructeur que celui de l'inceste.

     

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    LES EBRANLEURS DU MONDE - ENOSICHTHONES (72)

    Mes investigations menées à bien (dans ce lieu idéal où l'on ne mange ni ne dort, où l'on demeure sans cesse éveillé sans fatigue, où le temps lui-même obéit à des lois inconnues) (73) j'ai reçu à nouveau la vision des ébranleurs du monde : Héraklès encore parut en ses dimensions véritables, torse nu de trois-quarts, tête, épaules. Effaré je contemplais cette expression massive, dominant de la barbe et des bras musculeux la plaine brumeuse où fuyaient les foules sur leurs chariots, traînant leur exode éperdu sous les cuisses mêmes du monstre (Francisco Goya y Lucientes). Je le vivais en ma vision, ce tableau, de toute ma frayeur ; craignant que le monstrum, signe des dieux, qui proprement démonstre leur puissance, ne se retournât. Devais-je en vérité m'affronter à ce Colosse, afin de refonder l'harmonie de leur Monde, recousant leurs lèvres et les miennes ? (74)

     

    Notes

    (72) Les Grecs appelaient ainsi Poséidon : l'Ebranleur du sol ; il présidait également en effet aux tremblements de terre.

    (73) L'auteur veut désigner ainsi, de façon inutilement alambiquée, ces régions de soi-même profondément enfouies, à l'abri des atteintes extérieures.

    (74) Il n'y a pas ici à proprement parler de succession chronologique ou même dialectiquement logique ; la réflexion procède à la façon d'une ellipse, revenant souvent sur ses pas, ou bien élargissant son champ d'investigation de manière imprévisible. C'est la seule justification que nous ayons pu trouver à ces redites et autres redondances de l'auteur.

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    DIEU EN SOI (75)

    Rien ne garantit que l'intuition, ou la raison seules, m'eussent mené sur la bonne voie : l'ignorance et la malédiction humaines l'emporteront toujours (76) De Gilgamesh à Faust, la seule chose qui importe est de se garantir, « seul animal » dit-on « qui sait qu'il doit mourir » : "Si vous goûtez de cet arbre de vie » - nous en avons goûté, nous sommes morts - « vous connaîtrez le bien et le mal » - nous sommes dévorés de différences - « et vous serez comme des Dieux » - car tout dieu abolit toutes différences, toutes contradictions poussées à l'extrême, et cependant fondues - toutes découvertes ne sont-elles pas conjointement le plus grand blasphème et la mort du dieu, son remplacement, sa succession ?

    Alcmène, mère mythologique et véritable d'Héraklès, répond à Zeus (il ne s'agit que d'une obscure famille picarde) : "Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il restera un légume immortel" (Amphitryon 38 Acte II Scène 3). S'il n'y avait plus de mort, tenant compte des infinies possibilités des temps, toutes les virtualités successives ou simultanées de l'homme pourraient s'accomplir, il ne serait plus alors besoin d'une multitude d'hommes, et seul existerait Moi-Dieu ; qu'importerait alors qui je suis, ou mon nom. J'aime donc qui je suis à présent, nommé dans et par ma mort, mon corps et ses déplacements, et sur ma tombe on lira : Ci-gît Héraklès, homme de lettres - deux dates, le trait d'union. C'est donc pour l'épitaphe seule que je vis, le nom, et non l'éternité, son exact contraire.

     

    Notes

    (75) Le texte vise à se hausser au niveau de la recherche métaphysique. Nous avons ici des réflexions assez élémentaires, sincèrement ressenties, mais volontiers boursouflées.

    (76) Il ne s'agit donc plus seulement de neutraliser les forces maléfiques de Gaston-Dragon, mais de découvrir, ou d'approcher, à l'occasion de cette quête, les mystérieux rapports ou oppositions entre l'homme et le Divin.

     

     

     

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    LA MORT DU JUSTE (77)

    Gaston-Gustave, dit le Dragon (1885-1945), mourut sans que je l'aie frappé (78). Avant que j'eusse pu le faire, soit lors de ma petite enfance. L'affliction ne s'applique pas au tiède (79); Evguéni, évoquant les derniers sacrements de l'Eglise, prononça ces mots : « Si ça ne me fait pas de

    bien, ça ne me fera toujours pas de mal ». Et il les accepta (80) - l'affliction sincère, en revanche, vole à tire-d'aile vers Gaston maître-chien, ce qui désigne chez les betteraviers le contremaître haï de tous, l'accélérateur de cadences, dur à soi-même dur aux autres. Son crâne a fini broyé entre roue et verglas. (Pour moi je suis tendre à moi-même ; de dureté pour moi les autres se sont bien assez chargés (81). Lorsque Gaston-Dragon de nuit rentrait du bistrot, il aboyait à toute force en faisant gueuler tous les clébards enchaînés du village et les hommes juraient : Ce con de Dragon !(82)

     

    Notes

    (77) Retour sur la scène obsédante de l'écrasement du crâne. Peut-être l'auteur âgé de treize mois s'est-il rendu compte de ce drame qui frappait sa propre mère. Il serait utile de savoir à qui il fut confié durant cette épouvantable épreuve.

    (78) C'est en effet parvenu à un certain âge (non autrement déterminé) que le héros, si l'on peut dire, se vit confier par « les Eurysthées » la mission de se débarrasser, post mortem, de ce fameux « Gaston-Dragon » si envahissant.

    (79) Le « tiède », c'est Evguéni, grand-père cette fois-ci paternel, qui ne suscitait aucune affection ni d'un côté ni de l'autre, sorte de patriarche bourru, cloîtré dans l'alcools...

    (80) Nous rappelons que les deux grands-pères moururent à deux mois d'intervalle : Gaston-Dragon le 10 décembre 1945, Evguéni en février 1946. Mais le télégramme « père décédé », envoyé en décembre donc, était ambigu.

    (81) Cette réflexion est appelée par association d'idée avec la dureté du crâne.

    (82) Autre association d'idées, consécutive cette fois à l'emploi du mot « chien ». Le lecteur chercherait en vain une cohérence logique à ces textes.

     

     

     

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    LA TUNIQUE DU MORT (83)

    Sa mort me ronge à la façon d'une tunique enduite de poison (83) ; chair corrodée ; incorporation ; acrylique belge repassé à même le bras (84). Investi, revêtu de la Chair de Dragon, depuis le front, les mâchoires, jusqu'à la taille ; rival d'un mort qui est tout autre chose qu'un Arthur, Cophétua, le Méhaigné - dont une lance a cisaillé le sexe – celui (85) de mon père était l'harmonie même. D'abord nous proposerons « Les Oracles du mort » (86), Paroles de Dragon, objets, depuis des lustres, de vénération. Or ces formules, communes à tous terriens de mon pays lotharingien (« à tous les paysans lorrains »), témoignent de la plus vaine tyrannie. Ce sont vantardises. En dépit des idolâtries dont ma mère honora les moindres proférations du Dragon son père ; imitations scrupuleuses dans la mesure où la sexuation des voix les laisse entrevoir ; mais tout cela n'a pris naissance, ne s'est substratifié, que sur un amoncellement, sur un ciment d'atavique sottise. Sotte prérogative de la mort tenant à bout de bras je ne sais quel flambeau... (87)

     

    Notes

    (83) Allusion à la tunique de Nessus, qui provoqua chez Hercule d'horribles brûlures. L'auteur cherche toujours, en dépit du bon sens le plus élémentaire, à rattacher son expérience à celle des travaux et autres exploits d'Hercule, auquel il est diamétralement opposé... Quant à la tunique, les chrétiens ne pourront s'empêcher d'observer le rapprochement d'Hercule au Christ, tous deux suppliciés, tous deux envoyés vivants aux régions supérieures...

    (84) Fait divers belge authentique : une épouse avait cru bon de repasser en vitesse une manche de chemise en tissu synthétique à même le bras de son mari ; on imagine la suite. Le rire est facultatif.

    (86) Mon père, devenu gâteux, pissait devant moi pendant les promenades à l'hôpital d'Aubricourt, dont un médecin aurait volontiers coffré toute notre famille pour raison psychiatrique... Je crois qu'il exerce encore, ce connard...

    (86) Vont suivre à présent toutes sortes de propos que ma mère, Alcmène, jugeait caractéristiques de son père Gaston-Dragon, donc tout à fait dignes d'admiration, et qu'elle m'a transmis, afin de perpétuer sa mémoire.

    1. Contrairement à une croyance très répandue, la mort ne grandit personne. Elle est même d'une extrême banalité.

    2.  

     

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    DE LA FRATERNITE - DE LA TRANSMISSION (88)

    L'homme vit seul. La seule existence de l'homme est de se contempler. D'échanger d'un semblable à l'autre d'ineffables signaux : Je suis un homme. - Je suis un homme. Regarde-moi. Interprète-moi. Croâssements de corbeaux. Cacardements collectifs de bernaches sur les sables, en errance, à marée basse, avant de prendre leur envol. Signaux d'identité, valeur phatique – je suis ici - emphatique du discours - regarde-moi, je te regarde – fraternité animale perdue, ignorance réduite au pressentiment de l'espèce, fondue parmi les brumes, vers une destinée-destination commune ; liens sociaux, où se découvrent si tôt chez les hommes les aimantations de la cruauté. Il ne sert à rien en vérité de connaître un homme. Connaître un homme n'apprend rien. La multiplicité ramène à l'unité. (La multiplicité comme attribut de Dieu ?) (89)

    Notes

    (88) Attention, je vais philosopher.

    (89) Le raisonnement est celui-ci : un homme immortel connaîtrait à la fin toutes les destinées. Il serait Dieu. Mais comme il meurt, la multiplicité infinie des destins a besoin de sa multiplication pour se réaliser. Voir plus haut.

     

    25

     

    DU MAGNETISME – DES PÔLES

    Gog et Magog : dans les littératures juive, chrétienne et musulmane, personnifient les forces du mal. Nos Ecritures les peignent sous forme d'une double montagne. Rappelons que les forces juvéniles d'Héraklès défirent au berceau les deux serpents d'Héra. L'adolescent s'il veut vivre écrase les têtes de ses père et mère (l'Hydre aux cent Têtes ?) ; les émanations du Dragon mort ici pestilencisent et faussent les vibrations de l'un à l'autre entre Gog et Magog ; les adultèrent, les frelatent. C'est à l'enfant de déjouer, au-delà ou en deçà des magnétismes parentaux, les frémissements antérieurs, la menace ancestrale et diffuse du Dragon. Père et Mère ainsi transmettent leurs conflits couvés sous la menace immense où nous avons vécu. Vastes orages (Saint Vaast) (90), mous et inaboutis, brumes infiltrées sous les chairs.

    L'esprit méphitique de Gaston-Dragon, ni tout à fait mort ni dissous, sans absolution reçue BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 22

     

     

     

     

    ou donnée – fomente (91) un grésillement à la fois pesant et délétère, une dissolution de nerfs ; je parviens au pied des Monts Jumeaux « Gog et Magog » dans ce repli organique et chancreux appelé Guignicourt - à Guignicourt la guigne y court. (92)

     

    Notes

    (90) « Gaston » fait au nominatif « W/Vaast » (« vaste »).

    (91) En français : « provoque »

    (92) Vous aurez compris qu'il s'agit d'un itinéraire non pas matériel, mais spirituel, symbolisé par des lieux.

     

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    UNE VILLE ETRANGERE ET DETRUITE

    Plus tard je suis en train de vivre (93) en une ville étrangère et détruite où toits et terrasses abondent de ces herbes au suc jaune, herbe aux mendiants, qu'ils appliquaient (94) sur leurs plaies pour les ulcérer. Se dissimule en ces contrées d'arrière-gorge (95) telle cité aux crépis jaunes et gris, ou bien vieux rose, échappée aux tapis de bombes, souffrant sur son asphalte une irruption de vieux hommes niant leurs propres exactions (96) : Polonais, Hébreux...) : "Les prisonniers marchaient sur deux colonnes ; peut-être y avait-il des exécutions sommaires (Hinrichtungen) dans l'autre colonne. J'entendais bien des coups de feu. De mon côté je n'ai rien remarqué." (97) Vienne. (98) Décor, dédale poudreux où survivent vieux et vieilles aux yeux vides cachant sous leurs cabans des armes enrayées, non point tant toutefois qu'elles n'exécutent, de loin en loin, quelque cible choisie pour sa beauté ; je me souviens de certains noms, Arrigo, Nadia ; Martino, des territoires irrédentistes de Trieste.

    Autant de morts sans traces ; mais Roswitha donnait, de son deux pièces ouvrant sur les deux voies d'un pont autoroutier, des ordres de liquidation. Elle portait une perruque rousse et bouffante dont les volutes sales couvraient à peine sa calvitie. (99) Je la surnommais "Robespierre", certains affirment sans preuves qu'il s'agissait de ma mère (100) ; l'Hôpital Général (Allgemeines Krankenhaus) vantait le souvenir de son extrême compétence lorsqu'elle officiait, jadis, dans la section des grands vieillards (101). De retour en France j'écrivais à ma mère une carte postale, où je disais que Roswitha serait le titre d'un roman, d'une imagination en cours dont elle serait l'héroïne - je ne reçus pas de réponse. Depuis quand les Sibylles répondent-elles à ceux qui les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 23

     

     

     

     

    consultent ? (102)

     

    Notes

    (93) L'auteur fait toujours semblant de raconter ses rêves. C'est le même procédé que celui de Nerval dans Aurélia, mais en nettement plus chiant.

    (94) Au Moyen Âge, bien sûr. Qui mendie encore aujourd'hui ?

    (95) Allusion au pélerinage proprement surréaliste de certains jacquaires derrière les dents du géant Pantagruel...

    (96) Allusion cette fois au roman Roswitha, du même auteur, auquel ce dernier espère bien que le lecteur se reportera ; le décor en est la ville de Vienne, où l'auteur vécut de 1978 à 1982.

    (97) C'est en effet par de tels arguments foireux que les gentils accompagnateurs des marches d'évacuation de camps (« Marches de la mort ») tentent de s'innocenter. A noter que le gouvernement autrichien a tout de même réussi un championnat de foutage de gueule international, lorsqu'il prétendit avoir été la première victime du nazisme par l'Anschluss, alors que les Autrichiens moyens n'auront jamais été les derniers à soutenir la politique d'Adolf (de « adelphos », le frère).

    (98) Qu'est-ce que je disais ?

    (99) Ces allusions vous deviendront claires si vous lisez Roswitha, de Bernard Collignon (je plaisante...)

    (100) Non, là, j'en rajoute.

    (101) On s'amusait bien, dans les services de nuit de la section « vieillards » . Depuis, en France, nous avons eu l'affaire Malèvre.

    (102) L'auteur a seulement consulté une généraliste, dont le prénom l'a fait flipper. De retour en France, il a effectivement écrit à cette praticienne.

     

    27

     

    DE GOG ET DE MAGOG (103)

    Gog et Magog sont les jumeaux de tous les maux (104) ; sur leurs chemins extérieurs ou secrets il m'appartient de recenser, au fond des ravins, des dépressions marécageuses, les taureaux et les hydres. Ces deux monts semblables s'enlevaient sur la plaine tels deux seins, écrêtés, ravinés - en vérité j'œuvrais pour la gloire de l'homme, la civilisation même (105) ; dans le réseau d'étroits boyaux reliant Gog à Magog je rencontrais souvent deux êtres malheureux et délétères, Père et Mère, cherchant en vain à m'entraver : fascination d'enfance, et du malheur passé (106) - eh oui, gémissaient-ils,  eh oui, d'une longue intonation fascinante(107). Dans ces tranchées j'avais subi ces BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 24

     

     

     

     

    tortures passées (108), sous les yeux ronds cerclés d'or (les phares chromés) du "Masey-Ferguson" (109), tracteur au mur sous cellophane, illustration sans fin de l'« Ephéméride Perpétuel » (« fabriqué à Etrépagny – Eure »). (110)

     

    Notes

    (103) Et on remet ça.

    (104) Au lieu de se livrer à ces jeux de mots à la con, l'auteur ferait mieux de rappeler que ces deux montagnes jumelles symbolisent le Mal dans les écrits mystiques, bibliques ou autres.

    (105) Et revoilà Hercule, qui rit quand il articule.

    (106) Notre héros qui se dresse à lui tout seul contre toutes les misères que lui ont infligées son papa et sa maman, perdu qu'il est dans les contrées mythiques, et de plus en plus empêtré dans ses références.

    (107) « Eh oui ! »m'a toujours semblé la formule qui résumait le mieux toute la condition humaine. C'est l'unique phrase que se renvoient les petits vieux sur leur banc, le menton appuyé à la crosse de leurs cannes. Pour une version plus comique, voir Javaloyès, Christine.

    (108) « Il s'agit de l'aveu de mes premières baises », devant ma mère éplorée ; mon père fit semblant d'être écœuré au point de ne plus vouloir me parler.

    (109) Illustration en noir et blanc, au mur de la cuisine de ma grand-mère ; elle servit plusieurs des années, seules changeaient les fiches de jours et de quantièmes.

    (110) Là, j'en rajoute ; ce sont les vieux harmoniums de campagne qui sont fabriqués à Etrépagny.

     

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    LA VEUVE EN SA CUISINE 

    poutine,mallory,souviens-toi

    grumeaux,cristaux,lavage

    Assistait au supplice (111) la Veuve, Seconde Epouse, survivante, les traits carrés d'une calandre de radiateur, ne se départissant jamais de son rôle (112), ni des indélébiles contusions qu'imprime le décès violent de l'être cher, du sceau de l'épreuve sur sa face spongieuse ; seule justification de son être. Les enfants compatissent peu – âge sans pitié : je répétais sur ses genoux macchabée, macchabée, macchabée) (113). Sa cuisine aux quatre murs gluants de badigeon vert gras exhibait, détachait - faisant maigre pendant à l'énorme cuisinière en fonte ronflant d'une mangeaille à l'autre (il fallait préciser dès le repas fini fût-ce en pleine canicule ce que nous voulions pour le soir) - se détachait une pendule carrée (114), d'un vert blafard jurant sur le vert bouteille. Il en tombait le tic-tac lentement saccadé de la mitraille à vieux (115) –

     

    « Et tout battait encore au cœur du Disparu. »

     

    Notes

    (111) Toujours cet aveu, que nul ne me demandait de faire ; j'étais sujet en ce temps-là aux accès de délire masochiste les plus vomitifs.

    (112) Grand-Mère Fernande arborait habituellement un air particulièrement rébarbatif et rogue.

    (113) L'écrasement de Gaston-Dragon ne remontait qu'à une huitaine d'années ; mais huit ans, pour un enfant , quelle éternité !

    (114) Vous avez bien compris n'est-ce pas ? En face l'une de l'autre, et de dimensions tout à fait différentes, la cuisinière et la pendule plate, accrochée au mur.

    (115) Oui, bon, Jacques Brel...

     

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    L'ENFANT, LE TEMPS (116)

    J'ignorais qu'il fût si proche encore (117), qu'il m'eût tenu lui-même dans ses bras : le temps commence pour l'enfant à sa venue au monde ; son atelier restait maniaquement rangé : gouges, poinçons, chignoles par rang de tailles sur le mur. Je sentais le parfum des copeaux (estompé au cours des années), je touchais l'établi couvert de cicatrices. Couturé. Gaston-Dragon irréparable avait tourné de sa main mutilée (scie circulaire) cette petite meule verticale et roussâtre que je lançais : accélération, extinction progressive, dans un mugissement de rame de métro – ces voies souterraines récemment découvertes (un voyage à Paris pour L'auberge du cheval blanc) me pénétrèrent de ravissement - je pouvais donc m'échapper ; les souterrains devant la meule s'étendent à l'infini, perdus à l'extrémité clignotante de longues lignes perdues - j'annonce à haute voix toutes sortes de noms.

    Avant de m'endormir je me chuchote une infinité de toponymes villageois, par ordre alphabétique. Je me souviens d'être allé jusqu'à « V ».

     

    Notes

    (116) Encore un paragraphe victimaire.

    (117) Gaston-Dragon, bien sûr.

     

    • BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 26

     

     

     

     

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    L'ENFANT, LE PÉCHÉ (118)

    Le temps de la Question Ordinaire sous les yeux cerclés d'or du Masey-Ferguson survient deux ans plus tard – au sein d'un temps immobile - quand je m'avise d'avouer à ma mère - n'est-ce pas dans ce gros volume d'Histoire Sainte – lis donc, tu nous foutras la paix - que je découvre entre deux gravures - Massacre des Macchabées / Daniel dans la fosse aux lions - l'assertion sans réplique suivante : les bons enfants n'ont aucun secret pour leurs parents. Je confie donc à ma mère l'étrange chose que nous commettions cousine Berthe et moi dans cet autre village - ah ! ce sont là de bien étranges époques pour vous autres - comment Valery Larbaud a-t-il bien pu parler sans frémir du "vert paradis des amours enfantines" ...?

    Cousine Berthe - qu'elle soit bénie, et à jamais - se branle au-dessus de moi, très loin, très longuement et très vigoureusement, comme font les filles, sans révéler jamais, sans m'expliquer ce qu'elle fait, tandis qu'à l'intérieur d'elle j'attends qu'elle s'achève, sans jamais révéler à l'enfant le plaisir qu'elle se donne. On me cachait des choses. Forcément, à un gosse. Juste avant je fais mes prières - on les recommencera les cochonneries d'hier soir ? - Tais-toi, tais-toi si tu veux qu'on puisse continuer – tout mon répertoire de prières m'affluait aux lèvres, Confiteor compris, je me vidais ensuite, tout l'esprit, pour m'étanchéifier ; pour me dédoubler ; me dédouaner, m'insensibiliser.

    Juste après l' « acte de contrition ». L'acte bien. Merveilleux. Extraordinaire. Bien que je ne connusse pas l'éjaculation. Ou puisque. Sous le calendrier « Masey-Ferguson » aux phares cerclés d'or ma mère feignait d'étouffer devant la Veuve Gaston en se couvrant les yeux de son mouchoir : "Mon Dieu !" - quel Dieu ? - mon père, écœuré, m'évita. Toute information, tout choc, me furent épargnés. Lorsque j'apprends un jour qu'ainsi se font les enfants je ne peux imaginer que je sois né au prix de cette ignominie ; je suis assurément le seul de toute la terre suffisamment dépravé pour imaginer semblable saleté, d'introduire son sexe dans le sexe d'une fille, fille du frère de son père – la chose est en vérité si lointaine que j'ai grand tort, promis à de si hautes destinées, de m'y attarder aussi sottement.

    Notes

    (118) Il me faut donc absolument y revenir...

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 27

     

     

     

     

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    L'ENFANT ET LE SING-KIANG (119)

    Reçu ce jour de Pékin l'autorisation formelle. Ou mieux l'injonction. De me rendre au Sing-Kiang (Xin-Jian) « région désertique ; élevage ovin ; extraction du pétrole » - sous réserve, sous restriction expresse de ne jamais franchir le Kunlun Shan (7724 m) limite administrative du Tibet (Xi-Zang. Je revis en rêve (120), du verbe « revivre », ces hôtels miteux d'oasis dont le gérant me poursuit d'étage en étage (Toi payer ! Toi payer !), ces toilettes pour femmes où je me réfugie, géantes, inondées, labyrinthiques, ces combles pourris couverts de gravats (Ecole de Pub du XXe ) et ce cimetière - avec ma propre tombe au fond, mal tenue, sable passant sous les quatre planches en haut de la pente – le porche entre ses deux piliers doriques, devant l'aiguillage du tram, le bordel juste en face et son juke-box bariolé comme un cul de mandrill.

    Le Sing-Kiang offre à l'exploration une matière inépuisable. Sur les plateaux brumeux qui le dominent j'évoque les jumelles Eurysthées que j'ai vues enterrées côte à côte se pelotant de leur vivant sur le lit de leur mort avec leurs blonds cheveux de nymphes. Ma mère Alcmène s'indigne : "N'avez-vous point de honte, entre sœurs? » En riant elles répondent « Non vraiment, dans six mois on est là-dessous ». Ce qui advint. La seule vérité je vous le dis consiste en ce sommeil qui se poursuit sans trêve au fond de nous de la naissance à notre mort.

     

    Notes

    (119) Et nous voici repartis pour des métaphores plus ou moins géographiques ; fastidieuses ou non, je ne saurais le dire... Mais quoi que vous disiez, je serai toujours d'avis contraire.

    (120) Ne pas oublier que l'auteur, d'après les sous-sartriens de sous-préfecture, a « choisi » la paralysie, a « choisi » de ne vivre qu'en rêve.

     

    32

     

    MISE EN PRESENCE (121)

    Gaston-Dragon s'étant glissé un jour sous la bête, le dos contre le ventre, sous les quatre jambes d'un cheval souffrant

    (Pris de tranchées. ("On purge bébé").

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 28

     

     

     

     

    "Sentant sa fin prochaine"

    et le massant risqua ainsi sa propre vie : "Si le cheval se couche, la bête écrase l'homme » affirma l'assistance, admirative, ajoutant quand ce fut fini : "Ces bestiaux-là, ça sent quand même si on leur fait du bien."

     

    Notes

    (121) Le lecteur se voit désormais plus régulèrement mis en présence de Gaston-Dragon, dans sa vie quotidienne, telle qu'elle a été transmise par Alcmène à son fils, auteur de ces lignes.

     

    33

     

    ORACLES DE GASTON (122)

    1) pétant : "Si y pleut de ce vent-là, y tombera de la merde" (« y » prononcé correctement (fusil, sourcil) ; amuissement du "l" en finale ; nul n'a jamais dit "s'il"). Gaston-Dragon mange bien, boit bien – "On m'appelle : Bouffe-Tout-Boit-le-Reste" : ainsi se complimentent en Lotharingie les gros appétits ; des « Bouffe-Tout Boit-le-Reste » ; le comique provient de ce qu'après le « tout », il n'y a rien – puis brusque passage du quantitatif au qualitatif : il reste donc encore à boire ! Sa fille ma Mère m'a dit: « Je ne ne l'ai jamais vu soûl. ». Il disait aussi : « Un Pou(r)la Gueule » (ne pas prononcerle « r »). Ou bien : « De c'plat-là, j'en mangerais sur la tête d'un pouilleux ! » Pas une mauviette le Gaston-Dragon, mais un bon gros paysan lorrain Nam'donc, ("Notre-Dame donc" ?) qui récitait au lit "Notre Père qui êtes aux cieux" et s'endormait tout sec sans avoir fini sa prière. (« ...si fatigué qu'il commençait juste « Notre Père... » « ...et plouf ! il s'endormait.") La Veuve me mimait son élocution ensommeillée. Il n'y avait pas que la fatigue ; le père Dragon n'était pas le dernier à caresser l'amphore. Et c'est peut-être à ces beuveries campagnardes qu'il faut rattacher

    2) le deuxième oracle "Dégueule, cochon, t'auras de la rave", car tout cochon malade, atteint de vomissements - et celui-là ne buvait pas - se soignait par d'abondantes pâtées de raves. Un jour la Fernande, à la ferme, Seconde Epouse à venir, avait dû enjamber un cochon en plein passage. "Voilà-t-il pas que le cochon se relève et me trimballe à travers toute la cour de la ferme ; y avait pas moyen de l'arrêter."

    3) ayant mangé : "Débarrassez, sez !" Note préalable : sitôt que tel ou tel a dit ou fait telle ou telle chose, une seule fois - le voilà immanquablement affublé de l'imparfait de l'épopée. « Il fit » devient « fesait ». Cela prolonge, fige, répète ; fonde en coutume un évènement apogée.

    (exemple inverse : ayant schématisé sur une table d'écolier un coït, je fus sévèrement puni : "Passe son temps à dessiner des obscénités" – C'est une seule fois ! - Oui, mais c'est la tienne. ») Explication (« débarrassez, sez ! ») : à la fin du repas le café tardant, Gaston-Dragon tira d'un coup la nappe à soi, tout fut précipité au sol ; la répétition de la dernière syllabe se réfère explicitement au commandement militaire, qui se conçoit exécuté à la fraction de seconde.

     

    Note

    (122) Nous allons nous apercevoir que les expressions ainsi rapportées et transmises àson fils par Alcmène, avec toute sa piété filiale, ne consistent qu'en des expressions toutes faites appartenant, selon toute vraisemblance, au fond commun du discours populaire des campagnes de ce temps-là et de ce pays-là.

     

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    PASSIVITE DE SECONDE EPOUSE (suite du précédent)

     

    • ...et elle ne disait rien ?

    • Oh non, tu penses ! (123)

     

    Note

    (123) Astucieux, non ? Présenter la suite comme une rupture, très brève... A rapprocher de la « rime en écho ».

     

    xxx 59 10 19 xxx

     

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 30

     

     

     

     

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    IMPUDENCES (124)

    A ma mère "Est-ce que tu veux une demi-livre de bifteck sans enlever les os ?" - ma main sur la gueule. Alcmène jeune fille répondait en serrant les dents, à reculons comme un bête rétive : "Eh ben alors... Eh ben... - Dis que j'en ai menti ? dis voire que j'en ai menti ?" Un Dragon ne ment pas.

     

    Notes

     

    (124) Il est très malaisé de déterminer ce qui a bien pu suggérer à l'auteur telle succession de chapitre plutôt que telle autre. Ici, deux séquences brèves, destinées à montrer comment à cette époque un homme se faisait respecter de sa femme, et de sa fille.

     

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    ORACLES DECLAMES (125)

    "Nous disions donc, Mathéos" - prononcez "matéheausse" - que le bruit de la mer-d'empêchait les poissons de dormir" - Alcmène se demanda quelle avait bien pu être cette fameuse "Théôs" - j'imaginais quelque solide bellâtre entourant de son bras les frêles épaules d'une poupée en costume régional, contemplant la mer pour la première fois... ou plutôt un nommé "Mathéos" - de quel opéra-comique tenait-il ces formules - quel Parisien connu dans les tranchées (...) -

     

    Note

    (125) Reprise, donc, des paroles immortelles que ma mère a cru bon de me transmettre (et elle avait raison).

     

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    ORACLES CHANTES scato crescendo

     

    Il chantait : « Au bain Marie j'ai vu tes charmes

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 31

     

     

     

     

    « Au bain Marie j'ai vu ton cul » (« bain-marie, hihi !)

    Il chantait "Dégueule de tout ce que tu voudras

    "Dans les sentiers remplis de mè-è-è-rd- (feignant de se reprendre) - ...leuh... ("de merles", ah ah !)

     

    Il chantait « J'avais mis ma main dans la...

    reprenant « J'avais mis ma main dans la... eh merde, je n'sais plus ! » Mimer avec les mots la glissade dans la merde. Ou bien, au dernier moment, l'éviter, second degré paysan.

     

    Il chantait « Ah c'que c'est beau d'chier dans l'eau

    « On voit sa merd' qui nâ-âge

    « Si j'avais su qu'c'était si beau

    « J'aurais fait davantâ-âge.

    Virgile on vous dit. (126)

     

    Note

    (126) Il semble que cette fois, les notes en fin de §§ s'avèrent moins nécessaires.

     

    38

     

    DES FEMMES

     

    Un homme exprimait-il des idées tant soit peu favorables à l'émancipation féminine, Dragon grommelait :

    • Tout ça, c'est des opinions de pédé...

    Aux femmes du lavoir : « Vous lavez toujours ?" ("votre pucelage")(du verbe « avoir », évidemment). Elles répondaient "vieux cochon", "vieux machtagouine !" (127)

    A une qui courait, l'interrompant dans sa course :

    - C'est la fête au Paradis ?

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 32

     

     

     

     

    - Pourquoi ?

    • Parce que les seins dansent !

     

    XXX 64 07 02 XXX 39

     

    ETYMOLOGIE, tenant lieu de la note 127 :

    Je demande à ma mère, qui l'emploie sans malice, la signification du mot « machtagouine », qu'elle trouve très pittoresque, sans pouvoir le rattacher de près ou de loin à quelque particularité linguistique lotharingienne que ce soit. Gaston Dragon l'employait pour désigner plus vieux que lui : « Vieux machtagouine » ! Ce n'est qu'à cinquante ans passés que sa fille en comprend l'étymologie de ce mot : il désigne les vieux impuissants incapables de faire jouir leurs femmes autrement que par une pratique bucco-génitale réservée (croyait-on) aux (« Mâche ta ») - gouines.

    . C'est moi également qui apprend à l'innocente Alcmène, consultant les prescriptions d'un remède combattant le "prurit vulvo-anal", la différence entre "vagin" et "vulve" : ma mère ignorait ce dernier mot. Quant à Gaston-Dragon, il avait rebaptisé le village natal de ma mère : de « Vavincourt », dans la Meuse, (127) il fit "Vagin-Court".

     

    Note

    (127) En Allemand, « die Möse » signifie « le sexe féminin ». Trop fun.

     

    40

     

    SECONDE EPOUSE

    Il se retire d'elle. Tu préfèrerais tes propres enfants.

    Il l'appelle « la mère » : « Ho ! La mère !... » Elle ne le fut jamais. Pure malignité. Gaston Dragon sait parfaitement qu'il n'est pas question d'envisager qu'elle le devienne, ni par lui ni par aucun autre (j'appelai toute ma vie Alcmène "la mère", "maman" m'écorcha toujours la gueule). bouche). En revanche le grand homme plia devant Seconde Epouse : Fernande obtint que "la Simone" (c'est ainsi qu'on se surnomme) accomplirait l'essence de sa fémité en étudiant l'Art du BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 33

     

     

     

     

    Ménage à l'Ecole Ménagère de Guny. Ma mère interne retrouva chaque semaine, passés cinq jours ou plus de promiscuités scolaires, son trop faible bourreau embelli.

     

    41

     

    ECOLE MENAGERE

    Il existait en ce temps-là de ces écoles où les filles se voyaient confirmer qu'elles étaient bel et bien

    de vraies femmes, destinées par la configuration de leur sexe à "tenir un ménage", écoles où tout un essaim de Ménagères leur apprenait à coudre, à cuisiner, récurer, lessiver, ravauder.

    "Molière ne pouvait pas savoir que ces travaux ménagers si méprisés par Armande ("de se claquemurer aux choses du ménage") seraient un jour enseignées dans des établissements spécialisés comme une science" (« Les Femmes Savantes », éd.Belin, 1932, note en bas de page) [sic]. En tant que science.

    La femme à sa place.

    Notre plus grand comique, Molière.

    Ainsi s'imprégnait dans les cœurs de toute une génération féminine l'aigreur et la férocité de la répression bitardo-connassière. Alcmène apprend à foutre son doigt dans le cul des poules pour les aider à pondre ; ce qu'elle fait consciencieusement plus tard à son garçon, quand l'intestin rebelle et masculin tarde à fonctionner. D'ailleurs ça gouinait ferme à l'Ecole Ménagère. C'est ma mère qui me l'a dit. Ecole ménagère de Gouiny. « Mais c'est que les hommes nous respectaient, dans le village, quand on défilait pour les promenades ! il n'y en aurait pas eu pour nous adresser un seul mot déplacé. » Braves rustauds de ces temps-là... toutes gouines, dont elle... J'avais pris un air écœuré - qui es-tu, petit merdeux, pour juger ? Plus tard, je m'en souviens, ma mère minaudait sur le siège avant où est-ce que vous m'emmenez ? où on va comme ça ? - la peau plaquée hideuse sur son crâne - du fond de la petite bagnole d'ami (128) Alcmène s'extasia une dernière fois devant son bâtiment de bois l'Ecole Ménagère, conservé du fond des âges, avec son pignon brun, ses bardeaux opaques.

     

    Note

    (128) ...Un ami...

     

    42

     

    LE SOURIRE DE MA MERE

    Je voudrais revenir sur ce "hideux sourire" d'Alcmène

    ("...et ton hideux sourire

    "Voltige-t-il encore sur tes os décharnés") (129)

    lors d'une arrestation de mon père - il avait passé à l'orange. Le temps d'un sermon de flic, j'ai vu ma propre mère, depuis le siège du passager, se pencher, fardée à plâtre, de tout son long jusque par-dessus les genoux de mon père en souriant de toutes ses rides, pour charmer le gendarme, charme très exactement semblable, ce jour-là, aux grâces d'un transi (« sur un tombeau, effigie d'un cadavre plus ou moins décomposé. »). Voir sourire ma mère, la bouche en fer à cheval renversé, fut pour moi aussi obscène qu'un sexe ouverte dégoulinant de bave (mentionner ici les deux rêves où je fornique le squelette et les chairs de ma mère, couverte de bijoux, puis qui se décompose sur la plage en mugissant "n'as-tu pas honte de m'abandonner dans cet état ».

    Jason qui conquit la toison pourchassa et tua les Harpyes, oiseaux griffus qui souillaient de leur merde les mets de Phinée, vieillard aveugle, et s'envolaient hors d'atteinte en poussant des cris affreux.

    Je n'ai jamais beaucoup aimé Jason, ce concurrent surfait.

     

    Note

    (129) Vers de Musset, appliqués à Voltaire.

     

    43

    TRANSMISSION

    ...Ma vie débuta sur ce lit par cet homme, Gaston-Dragon, qui commença par mourir, et bien que je ne fusse ni ne susse rien, tout cependant déjà tenait dans mon berceau (que si jamais Gaston n'eût été aplati sous une double roue arrière, jamais sa fille Alcmène ne m'eût transmis tant de choses sur l'homme qu'il fut et qui me fit frapper dans sa main : "Plus fort ! Plus fort ! Ah ! tu seras un vrai Dragon !")

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 35

     

     

     

     

    Or j'étais dans le treizième mois de mon enfance. (130)

     

    Note

    (130) Ça va ? Vous suivez ? Vu, les imparfaits du subjonctif ?

     

    44

     

    MANQUEMENT (131)

    Quatorze du Bélier dans l'ère bâtarde (132). Gaston-Dragon déchire l'enveloppe adressée à sa fille : Ange pur, ange radieux – ainsi s'adressait à sa bien-aimée son fiancé mon père pas mal con, n'ayant rien trouvé de mieux qu'un librettiste de musicastre (133) pour exprimer son inflammation de cœur. Tandis que sa fille folle de rage poursuivait Gaston-Dragon à travers la cuisine, ce dernier brandissait la missive à bout de bras, vociférant grassement l'ignoble opéra suite de Gounod (ce Faust que les Germains couverts de honte n'osent appeler que Marguerite) : «Porte mon ââââme au fond des cieueueueueux...! »

     

    Notes

    (131) Ici Gaston-Dragon va faire quelque chose de pas bien du tout.

    (132) Quatorze avril du calendrier chrétien.

    (133) « Mauvais musicien ». L'œuvre de Gounod, Faust, étale tant de platitudes et de mièvreries petites-bourgeoises (c'est là que l'on peut entendre le fameux Air des bijoux) que les Allemands, rougissant en effet de l'insondable distance qui le sépare de son modèle, le Faust de Goethe, ne le désignent jamais autrement...

     

    45

     

    « LES BAS COULEUR PEAU D'CUL » (134)

    Pour l'éternité relative de la si brève consomption du corps humain, ma mère porte en son cercueil ces bas couleur peau de cul raillés par Evguéni. C'était le temps de la grande misère d'après-guerre, quand les filles allaient cuisses nues. Et l'Evguéni jusqu'à sa mort d'asthmatiqueet d'ivrogne alla répétant : « Tiens v'là la Simone (135), avec ses bas couleur peau d'cul ! »

    • Et j'étais mauvaise, disait ma mère, j'étais mauvaise !

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 36

     

     

     

     

    Notes

    (134) Allez, on change de grand-père. C'est du père de mon père cette fois qu'il s'agit.

    (135) Dans la réalité, ma mère s'appelait Simone et non « Alcmène » . Ça fait nettement moins prestigieux, mais au moins, c'est prononçable. Quant au grand-père, il disait évidemment « la Simone, avec ses bas », etc., et non pas « la Simone, cent trente-cinq », etc...

     

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    ULTIMA VERBA (136)

    ...Mon père à qui sa propre sœur disait par raillerie Amphitryon, ne veux-tu pas être curé ? - Non, non ! se récriait mon père. « Pourquoi n'épouses-tu pas l'Alcmène, qui est toute seule et bien malheureuse ? »

    « Nous marchions sur le bord de l'Alphion, disait-il (137) , près du pont démoli de 1918 ; et nous ne savions quoi nous dire...

    • Assez ! beugle ma mère sur son lit d'hôpital ; pas de passé ! pas de passé ! (voix forte, rogue) – et moi : « Veux-tu voir le curé ? » - il errait, le romain, l'apostolique, le cou perdu dans sa soutane, comme un diable en peine – « a-t-elle encore sa conscience ? » demandait-il d'une voix timide - Je m'en fous ! a hurlé ma mère à travers tout l'étage. Le curé décampa.

     

    Notes

    (136) « Les dernières paroles » (du Christ je suppose) (n'oubliez pas qu'il n'y a plus que les fascistes à présent pour savoir le latin).

    (137) « Il », c'est mon père, Noubrozi, qui raconte sa vie au chevet de ma mère mourante.

     

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    AMOUR SACRE DE LA PATRIE (138)

    Ancien combattant de Sailly-Saillisel (Pas-de-Calais) : Gaston-Dragon portait la soupe en gros bidons. Moins exposé qu'au front. A ce qu'on dit. Jamais de « roulement » ; faut-il tant de métier pour nourrir le soldat ? L'obus dans la marmite. Trois morts.Ou les gros paquets de boue dans la soupe. «On bouffait tout. »

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 37

     

     

     

     

    Je me rends au cimetière militaire de Sailly-Saillisel. Je vois des gratteurs de tombes, groins de porc sur la gueule, pulvérisateur en bandoulière, projetant des gouttelettes au chlore, méphitiques, vert sombre, dans la pénombre crépusculaire, sur les dalles british, dont la pierre exsude un imputrescible lichen. « Tous pédés » disait G-D. « On leur sciait la branche par-dessous, dans les feuillées. Ils tombaient tous dans la merde » - et Gaston imitait les gargouillis indignés de la langue anglaise. Ça c'était de la vanne.

    La Marseillaise. Gaston-Dragon l'écoute au garde-à-vous, tandis que mon père s'est assis en tailleur, exprès, sur l'herbe : « Je ne me lève que pour L'Internationale. » Gaston grommelle : « Je te la lui ferais écouter la Marseillaise moi, à grands coups de pied dans le cul... »

    Gaston-Dragon a perdu (fait de guerre ? scie circulaire ?) une phalange. Un jour il réclame à l'administration une revalorisation de pension. Le préposé du guichet répond : « Pour avoir droit à la tranche supérieure, il faudrait que vous ayez perdu une phalange de plus. -Ma phalange, vous savez où vous pouvez vous la mettre, ma phalange ?

    Pendant la sonnerie aux morts, Gaston-Dragon se sent envahi d'une extraordinaire émotion. C'est comme un frisson de larmes et de fierté. Cela commence par deux notes plaintives et nobles, chevauchées à l'arrière par des fla de tambours à contre-temps : un, un-deux, un-deux trois. Puis tout s'éteint dans un dernier roulement assourdi, le linceul retombe sur la plus grande mélancolie du monde...

    Alcmène jeune fille a visité tous les charniers. Douaumont. Lorette, où reposent les six autres Soldats Inconnus. Elle en a contracté une haine farouche de la mort. Ce qui ne se compense absolument pas, pas du tout, par un quelconque amour de la vie : elle ne la hait pas moins. Elle raâle, ma mère, elle geint, elle gâche tout.

     

    Note

    (138) Ce sont des anecdotes, relatives à Gaston-Dragon, sur le même sujet : la Patrie.

     

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    SAPIENTIA DRACONTEA (« de dragon »)

    Pour mettre un terme aux discussions sans fin, que ce soit en matière politique, ou religieuse, mon BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 38

     

     

     

     

    grand-père Gaston-Dragon use d'une formule magistrale, ménageant toutes les susceptibilités ; pour peu que le ton vire à l'aigre, il coupe court : « Ecoute » dit-il, - tu as raison, et moi je n'ai pas tort. » Suprême sagesse -

    • FIN des oracles de Gaston.

     

    49

     

    • A MOI MAINTENANT (139)

    Je n'ai pu connaître l'épreuve de la guerre.

    Mon absence totale de ce qu'il est convenu d'appeler Virilité me permet en revanche de surmonter plus tard L'EPREUVE DE LA JALOUSIE.

     

    Note

      • (139) On le voit, la liste de mes épreuves réussies se limite à ces deux lignes ; il ne s'agit que d'un exploit négatif.

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    LES EPREUVES D'ALCMENE, MA MERE

    • Toute sa vie ma mère malade. Hideux sac à chagrin. Pourquoi ? Remontons un peu : Gaston-Dragon, poilu, cocu, la rime est bonne. On ne cocufie pas un poilu. Un héros. Beaucoup ont dû s'en accommoder. Mais pas Dragon. Dont le vrai fils, le Légitime, est mort (de la peste espagnole) tandis que le Bâtard, le fils de l'autre, a survécu. « On ne l'a jamais appelé que le Bâtard », dit ma mère, « je ne me souviens même plus de son nom » - honte au « bon vieux temps » : l'ivrogne, le boiteux, le cocu du village. Alcmène détestait tout ce qui rappelait le passé, jusqu'aux « films à costumes » : « Regarde-moi toute cette misère », disait-elle au milieu des plus belles mises en scène – « toute cette misère » - c'était vrai ; tout était miséreux dans le temps, préjugés, superstitions. Les hommes crevaient à trente ans et les femmes frottaient leurs linges tous les mois sur la planche.

    • Ma mère Alcmène, à sept ans, derrière les rideaux de sa fenêtre – Tu resteras à la maison pour garder l'bâtard - assista au départ du convoi funèbre du vrai petit frère. De mon petit oncle de BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 39

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    • huit ans, Lucien fils légitime de Gaston-Gustave, dans la boîte -Tu n'as pas su le garder en vie celui-là – sans qu'on me l'ait dit je suis sûr qu'il l'a crié à sa femme, Delphine Bort, comme Bort-les-Orgues disait-elle, Tu n'as pas su le soigner celui-là répétait Gaston-Dragon - et Bâtard de survivre, Alcmène réquisitionnée « Toi, tu resteras à la maison pour garder le bâtard »- bébé tout de même – voyant s'éloigner son petit frère dans le cercueil à travers la vitre et la pluie (140)

      • S'étonner après cela qu'elle ait été si malheureuse, si dramatique. Si malade.

    (140) Je sais bien que je me répète, mais je trouve ça si poignant...

     

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    SUITE DES EPREUVES

    Assassins, assassins... (141)

    Je vous parle d'un temps qui vous semble aussi révolu que la cour vue par Saint-Simon, le vrai, le Duc : cocufiage avec fruit (142). Mais cour misérable, cour de ferme plutôt que royale... Alcmène idolâtra son père à proportion du mal qu'il lui avait causé. C'est lui qui l'a coupée de sa propre mère. : jamais de pardon. Tu ne reverras plus ta mère ! Ma mère ne l'a plus revue ; fille de femme adultère, fille de répudiée. D'un coup, et sans interruption, de huit à seize ans. Cette année-là sa mère Delphine mourut, d'une crise d'urémie ; on ne soignait donc rien de ce temps-là ? Trente-huit ans. Elle souffrit tant pour mourir qu'elle tordit les barreaux du lit de la force de ses seuls pieds. Une mort à la Zola (143)

    ...Et Gaston-Dragon dit, et ce fut sa seule épitaphe, le seul véritable oracle : « Elle est morte par où elle a péché. » « Comme si une crised'urémie avait un rapport avec ces choses-là » dit Alcmène. (144) Interdite d'enterrement de sa mère. Le crime jusqu'au bout. Ne plus jamais parler. Interdiction de se souvenir. Je n'ai qu'une photo sépia de la Delphine.

     

    Notes

    (141) Titre de Djian. J'en suis profindément jaloux. Ce sont les mots que j'aurais aimé prononcer sur mon lit de mort, en grinçant des dents, pour maudire l'humanité entière. Depuis, je suis devenu tout mou.

    (142) On sait que le Duc de Rouvroy de Saint-Simon haïssait toute espèce de bâtardise, et contribua aux piétinements des bâtards de Louis XIV après la mort de ce dernier.

    (143) Voir la mort de Coupeau dans L'assommoir.

    (144) Les genitalia, bien entendu – les pudenda, « dont on doit avoir honte ».

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 40

     

     

     

     

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    VESTIGES D'INCESTE

    Ma mère me transmit scrupuleusement les mots les plus crus de Gaston-Dragon. Rien sur sa mère. Etait condamné toute dévotion non exclusivement consacrée au Héros, Ancien Combattant et Père. L'époux, le gendre, mon père à moi, ne fut rien. Alcmène laissa même entendre qu'il y aurait bien peu d'importance aux relations plus intimes qu'il n'eût fallu entre elle et moi. Quinze années sans plus séparèrent plus tard la fillette de sa marâtre, Seconde Epouse, triomphante et nouvelle promue : la Fernande, plantureuse, que j'ai connue, bien dodue. Alcmène accrochée à ses jupes cria : « Je vous interdis de coucher avec mon père ! » On riait très fort en ce temps-là des petits mots d'enfants.

     

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    LECTEUR INGRAT, MON FRERE

    Vous avez déjà cela sans doute dans vos familles : « Un homme parmi les hommes » disait Sartre « et qui vaut n'importe qui . » J'ai renoncé à me prendre pour Hercule. A représenter ma famille sous forme olympienne - voyez d'où vient l'expérience aux vieillards : du racornissement hormonal des méninges. La sagesse, fille de l''impuissance : quelle leçon...

     

     

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    LA FOLIE MA MERE

    Après la mort de Gaston-Dragon, Alcmène devenue folle fut internée à Sainte-Anne, l'asile d'Althusser, celui dont j'ai longé les murs blafards, et d'où l'on ne ressortait pas (existe-t-il encore un refrain de Bruant - "A sainte-A-a-a-nneûeûeûh..." (A Belleville, A St-Lazare) ? J'ignore, chose incroyable, combien de temps ce fut après l'écrasement du Dragon - il suffirait d'écrire, de solliciter tels témoignages encore vivants, les preuves tangibles... ont-ils conservé les archives ? J'ignore si ce fut bref. Insidieux. Mon père signa de sa main l'ordre d'internement – s'attirant une inextinguible et sauvage rancune : car le mari alors avait autorité sur sa femme.

     

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    L'ENFANT SANS MERE

    Je fus placé enfant à Trézels, dans l'Allier. Pensionnaire chez un vieil homme que j'appelai "le pépé de Trézels". (épisode très net encore du manège d'enfants, où son épouse et lui m'avaient emmené : - Tu fais un tour, et ça revient" – je pleure et ne veux pas monter - je ne reviendrais plus - peut-être ; le tapis roulant se déroule en ligne droite à l'infini, peut-être ; je ne crois plus aux explications d'adultes.

    Les portes de Sainte-Anne un jour se rouvrirent sur ma mère, à force de volonté : « Tu seras retournée sur le gril par tout un aréopage de médecins ; répète-toi je dois tenir – je dois montrer ma cohérence et tu seras libérée ».

     

    Notes

    (145) Mes notes se sont raréfiées. J'espère que vous continuez à comprendre ? Merci.

     

    56

     

    L'ENFANT STOÏQUE

    Douze ans plus tard : une éternité ! Je suis peut-être enfin débarrassé d'Alcmène (146) en danger de mort. Cette opération a pour nom la totale. Cette mutilation. J'ai vécu en pension (147) chez M.Hall, instituteur s'origine anglaise à V., père de trois enfants. Dans leurs albums je fait connaissance avec le Marsupilami dessiné par Franquin : je lis toutes ses aventures, je ris aux éclats. Dans une lettre à mon correspondant allemand j 'écris : "Die Unglück ist auf unserem Haus", piétinant la grammaire allemande : "Le malheur est sur notre maison". Je laisse lire mon voisin d'étude par-dessus mon épaule. Je me sens très intéressant.

    Je découvre chez Mr Hall ce merveilleux instrument appelé "kaléidoscope".

    J'ignore à quoi je dois attribuer ce brouillage permanent de toutes les époques de ma vie (148) Je compare cela aux transistors dont toutes les longueurs d'ondes se sont superposées, ne laissant ouïr qu'un inaudible, universel crachouillis - le vaste monde entier rendu définitivement incompréhensible. Tous âges confondus. Ma mère a survécu. (149)

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 42

     

     

     

     

    Notes

    (146) Il s'agit de ma propre mère ; quelle inhumanité, n'est-ce pas ? - rien de plus banal en fait. Malgré tous les artifices plus ou moins littéraires, je ne parviens pas à persuader le lecteur que mon expérience m'a semblé exceptionnelle...

    (147) Notez le rapprochement des deux séjours chez autrui : 1946, 1958. Deux ans, quatorze ans.

    (148) Ce rapprochement du kaléidoscope et du transistor déréglé n'est-il pas éminemment suggestif ? NON ? Allez chier...

    (149) Et cette distorsion narrative ? Que dites-vous de ma distorsion narrative ? ...Vous ne savez pas ce qui est beau...

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    LE TOIT DU MONDE

    Le Sing-Kiang, à l'extrême nord-ouest de la Chine, est une étrange contrée. Tout le monde s'apitoie bruyamment sur le Tibet ; du Sing-Kiang on ne connaît que les déserts - ou les half-tracks ; cela s'étend sur des dizaines de milliers de km², bordé de vagues chaînes de montagnes à peine surélevées, dessinant sur la carte d'improbables boudins, dont aucun relevé orographique véritable n'est jamais effectué. Avec des lacs salés aux contours pointillés, sitôt gonflés sitôt taris. Faites rouler par milliers, pendant des siècles, les plus lourds et sophistiqués des engins militaires, faites gueuler par des officiers des ordres aussi gutturaux que la langue chinoise les puisse imaginer : jamais les rocs, les sables ou les neiges du Sing-Kiang, son ciel métallique, ne retiendront la moindre empreinte d'occupation humaine. (150)

     

    Notes

    (150) Oui je sais, ça vient là comme un cheveu sur la soupe. Et la liberté de l'artiste  ? - La liberté du lecteur consiste à ne plus lire. Et toc.

     

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    LA FEMME DU LAC

    Dans cette dimension prétemporelle m'apparut un lac bleu soutenu, de sel et d'acide, où flottait sur sa barque une jeune femme ; seule et droite sur le poison liquide teinté de curaçâo ; sans BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 43

     

     

     

     

    rémission dissoute au moindre geste dépourvu de précision. Elle ramait debout à petits coups presque immobiles. Ses mouvements s'étant progressivement amenuisés, son souffle suspendu, je parvins pied nu à la rive en même temps qu'elle. Si bien des femmes aux Enfers ont guidé les hardis voyageurs, Shub-ad-Ur Enlil, la Sibylle Virgile, et Béatrice Dante (151) , ce n'est que moi, Liliom, qui réduisis mes gestes aux berges de l'acide avec ces infimes précautions que l'on voit aux joueurs méticuleux levant tour à tour sans frémir les jonchets emmêlés. (152)

    Ce fut donc cette femme que j'aimai sur décision des Jumelles Eurysthées, ramenant du Sing-Kiang ces herbes dont je devins fou. (153)

     

    Notes

    (151) Noter que ces trois groupes de mots devraien tcomporter le verbe « a guidé » ; les trois seconds termes sont donc des compléments d'objet, des COD ( les instituteurs ont d'abord eu recours aux initiales, ce qui fait plus scientifique, puis à la suppression de la notion, au nom du juste combat de la goche contre l'élitisme. Noter que l'on ne met pas d'accent circonflexe sur le mot satirique « goche », car alors, le son [o] redeviendrait fermé, comme dans « gauche ». C'est pourquoi il serait si expédient d'adopter dans ce cas une graphie anglo-saxonne : the gosh (by gosh ! Tudieu ! )

    (152) Vous pensez bien que si je gigote au bord du lac d'acide, je risque des éclaboussures extrêmement dangereuses...

    (153) Traduction : les Eurysthées m'ont encoyé là-bas pour y rencontrer ma future épouse, et j'y ai cueilli de l'herbe qui rend fou, c'est-à-dire de l'herbe de la Liberté : enfin, je vais pouvoir fuir ma famille et me marier ! La liberté, on vous dit...

    ...Avez-vous observé que cette fois, le descriptif ou le visionnaire a fait place à des éléments narratifs ?

     

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    MA VIE

    Une ligne à construire jusqu'à totale érection de cette geôle (154) , dont la Femme à la fois constitue la cloison, la porte et la fenêtre, les barreaux, partie de moi-même (155) - c'est ainsi que dit-on Héraklès s'est extrait (156) d'Hippolyte, reine des Amazones, abaissé sous Omphale(157), heureux de filer la laine à ses pieds.

     

     

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    Notes

    (154) « construction de cette prison »

    (155) la femme est à la fois ce qui emprisonne et ce qui délivre ; mais peut-être tout cela n'est-il que « partie de moi-même », une imagination.

    (156) « a fini par plaquer »

    (157) Reine de Lydie, que le colossal Hercule, amoureux, a servi en tant qu'esclave, fileur de laine...

    Sens : La vie du narrateur s'est construite à partir de sa position vis-à-vis des femmes : seraient-elles sa délivrance, ou plutôt sa prison ? Il se demande s'il n'a pas gaspillé sa force à s'imaginer qu'il était leur esclave.

    Questions : Repérez le jeu des métaphores, en rapport avec les références mythologiques

     

     

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    A QUOI REVENT LES MERES

    Ce qu'elles deviennent. Alcmène chlorotique, aimante, pâmée entre les bras et les gants blancs d'un officier supérieur autrichien soutaché d'or.

     

    Sens : Il s'agit des rêveries amoureuses de la mère du narrateur (« Alcmène » : l'auteur aime à se rapprocher d'Hercule, avec lequel il ne possède nul point commun). « « Soutaché » : les uniformes autrichiens, avant 1914, comportaient des soutaches, c'est-à-dire des revers de manches brodés d'or sur fond blanc immacué. Le belle-mère de l'auteur, quant à elle, préférait les officiers russes, et les promenades nocturnes en traîneau, toutes sonnailles dehors.

     

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    MISSION ACCOMPLIE (158)

    A présent revenus de tant de chevauchées (159) nous contemplons ces photos éparses, infimes solutions de nitrate d'argent. "Je sens dit-elle (160) un ennui, la misère, une haine ; sur toutes ces photos d'enfance tremblées où je ne suis pas, autant d'imperfections techniques en noir et blanc de temps et de lieux si lointains sertis (161) par les gros cadres dentelés de ces clichés de pauvres" – depuis je vis dans une immense nuit (162), prenant les dimensions de la fondation du monde, nuit multipliée où je m'étends pour toujours auprès d'elle (163) , avant l'étincelante nuit de tous les tombeaux. Je vois de longs repas, des cafés d'où la fumée s'élève (164), où tandis que les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 45

     

     

     

     

    tasses tiédissent naissent les phrases de nos lèvres, franges de rêves effleurant ces mondes d'ailleurs, étranges marécages qui nous dissoudraient.

     

    Notes

    (158) N'oublions pas que le narrateur a été investi d'une mystérieuse mission par les Eurysthées ; ces jumelles blondes représentent en réalité son éditeur, unique, mâle et brun. Eurysthée, dans la mythologie, fut le commanditaire des fameux Travaux d'Hercule.

    (159) Notez la confusion sciemment entretenue entre la mission du narrateur, la mythologie et la quête des chevaliers médiévaux ; en effet, Héraklès/Hercule n'a jamais à proprement parler « chevauché ».

    (160) « Elle » : Alcmène, mère du narrateur ; elle déteste tout ce qui se rapporte au passé.

    (161) « serties » : « entourées »

    (162) Le narrateur revient décidément à sa personne ; ce qui le fascine est cette continuité des nuits, qui se prolongent de l'autre côté du globe, pendant sa journée, puis qui reviennent, comme s'il n'y avait qu'une seule nuit continue, de l'une à l'autre, devant à la fin l'engloutir, comme de juste (« l'étincelante nuit de tous les tombeaux »)

    (163) « elle » : sa femme ? sa mère ? l'auteur n'évite pas toujours ces lourdeurs dans le sous-entendu...

    (164) de longues années durant, l'auteur achevait ses repas, en compagnie de son épouse (« mit Bobonne »), en devisant autour des tasses de café ; on parlait de rêves, mais sans aller trop loin, de peur d'être engloutis, et de ne plus savoir revenir dans le monde réel (c'était l'homme qui éprouvait cette crainte).

    Sens : après avoir accompli sa mission (mais il ne semble pas qu'elle ait porté ses fruits), le « héros » se repose en prenant du café en pantoufles avec sa femme.

     

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    TRANSMISSION, SUITE

    Les Eurysthées (163), dont je me disais libre, m'enjoignirent de formellement régurgiter, sur la tête d'innombrables disciples répartis sur quarante années d'existence, tout le venin du Dragon afin de m'en purger (164); toute cette impuissance et ce savoir qui m'étouffaient. Les disciples s'en emparèrent à leur guise. Ils dévorèrent mon viatique (« ce que le pélerin porte avec soi pour manger dans ses étapes. ») Sans cesse il en vint d'autres (165), et le temps fut sacrifié, car je transfusais tout le sang du dragon pour ne pas mourir ; en vérité je vous le dis ce furent de bien incontrôlés débordements, les jaillissements de la vasque d'un mort. Si les druides sont sanctifiés, c'est en raison de ceux qui les ont irrigués, et non d'eux-mêmes. Je ris de tant de nouveautés que l'on propose(166), car toute transmission, de toute éternité, consiste en un Maître assis sous son chêne(167) , dont il tire son ombre et sa susbstance ! ... répandant sur les disciples en cercle ce dont lui-même se dépouille afin qu'ils prêchent à leur tour la divine parole... Que les actifs aillent donc, tels des porcs, fouiller du groin entre les racines de l'arbre ; ils cherchent le fruit grossier des glands, afin de s'en goinfrer ; nous autres, touchés peut-être par la grâce, mortifions-nous, car nous ignorons le peuple : prêts à mourir pour lui, mais damnés, plus que quiconque, au moindre mouvement d'orgueil. Et croyez-moi, c'est difficile.

     

    Notes :

    (163) Il s'agit toujours de ces fades jumelles intermédiaires, portant le nom du commanditaire des travaux d'Hercule, sans lesquelles notre héros semble éprouver bien des difficultés à rassembler ses esprits...

    (164) Le narrateur prétend ici que les enseignements (bien minces) de son grand-père Gaston-Dragon doivent être transmis à ses élèves ; il purifiera le « venin » de ces paroles ancestrales et le transformera en suc nourricier... En réalité, le grand-père n'est aucunement responsable de tant de haines et de rancunes accumulées. Il s'agit plutôt de ce que l'esprit de l'auteur s'est cru obligé de thésauriser en son arrière-boutique, en réponse aux mauvais accueil de sa mère, et aux conflits conjugaux qu'il a subis, mais aussi abondamment provoqués...

    (165) D'innombrables élèves e collège...

    (166) Il s'agit ici des abondantes réformes, toutes plus inefficaces les unes que les autres, qui ont agité l'Education Nationale en un prurit incessant, durant les 39 ans et demi de sa carrière.

    (167) ...ou derrière son bureau en contreplaqué... ne voilà-t-il pas que notre narrateur se prend pour saint Louis à présent...

     

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    LES INNOCENTS

    J'ai lu dans Héraklès que l'infâme Euripide (164), m'avait imaginé, moi, héros éponyme, dans un accès de démence : je massacrais mes propres enfants ; et ce massacre atroce intervenait non avant mes exploits (on les aurait destinés à payer, à racheter ce meurtre), mais après eux : sans plus aucun rachat possible (165) ; juste pour démontrer l'imposition brutale du joug divin sur les épaules mortelles : ils devaient s'humilier devant les dieux (même Héraklès, fils de Zeus), sans se rapporter à leurs propres forces, entendez-vous, Mortels Actifs ? tas de cons agités ? l'éclat de vos exploits ! eh bien ! une minute, une seule minute de folie suffit à démolir le Temple de vos BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 47

     

     

     

     

    Gloires ! Ah ! Pauvres hommes d'action de mes couilles ! Aussi j'ai tué mes enfants, j'ai brûlé mes propres livres (166). Et quand mon œuvre s'est embrasée, le crépuscule s'est abattu ! (« les livres » en allemand se dit "Bücher", le bûcher : je suis le premier mortel à établir un tel rapprochement...)

     

    Notes :

    (164) C'est le seul qualificatif trouvé par Charles Péguy, dans la seule occurrrence de ce mot présentée par son œuvre

    (165) Notez ici l'incohérence de la métaphore : jamais il n'a été question que, tel Héraklès, je massacrasse mes propres enfants, mes élèves... Peut-être cependant l'envie ne m'en a-t-elle pas manqué (et réciproquement...)

    (166) Ah ! « celui-ci ne s'attend pas du tout ! » («Les Femmes savantes »)

    Questions (167)

    1. Montrez que la trivialité du langage exprime le désespoir d'Héraklès. (3 points)

    2. N'y a-t-il pas dans ce passage une survivance obstinée des thèses de l'auteur, qui à tout propos et hors de propos tient absolument à s'acharner sur tous ceux qui veulent agir, pour guérir le monde de sa souffrance ? (2 points) Montrez la contradiction avec la mission d'Héraklès proprement dit, qui voulait purger la terre de ses monstres. (3 points)

    (167)De telles questions devaient figurer à la suite de chaque petit chapitre. Mais j'ai la flemme, et le temps presse.

     

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    POUVOIR, FEMME ET SOLITUDE (165)

    J'ai lu que la Femme, à qui nous accordons tant de pouvoirs, n'a que celui de nous mettre au monde. Ensuite nous restons seuls. Abandonnés. Comme elles-mêmes. Et nous ne parvenons à être, à véritablement être, qu'à l'extérieur d'elle. Mon désespoir devient tel, alors, que mes larmes

    eussent pu submerger le bûcher de mes livres.(166)

    Je conçus alors, en un éclair, que la quête de l'identité, gisant en ces pages brûlantes (les miennes)

    ne pouvait rencontrer sa justification (167)

    ...que dans l'Eternité. Si tu es éternel, tu es Un ; étant Un, que t'importe l'Identité ?

    ET TOC. (L'auteur pense ainsi avoir résolu une extrême aporie)

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 48

     

     

     

     

    Gaston-Dragon meurt, crâne broyé (168). Les dents enfouies dans la terre (169) , tout ce qui reste d'un homme - à moi transmis par Alcmène ma mère - donné à mon tour à deux mille disciples (170).

     

    Notes

    (165) Une fois de plus l'auteur va rejeter la faute de tout sur la Femme.

    (166) Ce n'est qu'un alexandrin.

    (167) Autre alexandrin, à condition de respecter la synérèse (« -tion » : une seule émission de voix.)

    (168) On le saura.

    (169) Seule preuve d'identité du mort ; les dents sont la partie du corps qui se décompose en tout dernier. En premier, ce sont le cerveau, et les parties sexuelles.

    (170) Ainsi donc les dents du dragon figureraient le contenu même de l'enseignement prodigué par l'auteur. Ce dernier devient (encore plus) confus.

     

    65

     

     

    DELITEMENT (171)

    Sous ce tumulus arasé par l'érosion errent les dents du Dragon (172) . Pour ôter, transporter la terre qui les couvre, on me demande 800 schékels d'argent ("Etablissements Schönsohn")(173). A présent sur Gaston-Dragon la terre est toute plate (174) ; sur sa corpulence de Fafner (175) : il se ceignait d'une large écharpe serbe, pour prévenir le tour de rein. Tombe et ventre éclatèrent. "Je suis allée le voir; dit Seconde Epouse, comme tous les matins ; la voirie n'était pas encore passée, sinon ils m'auraient prévenue" - autre époque - "pour me dire de ne pas y aller. C'était comme si on avait bombardé la tombe. Exactement comme un trou de bombardement." J''insistai.

    J'étais enfant. J'ignorais ce que donnait, ce que produisait, en vrai, "un trou de bombardement". Ce qui s'entendait pour un témoin de 14/18 restait lettre morte en 63 de l'Ere Nouvelle - "comme un trou d'obus ; tu vois ce que c'est qu'un trou d'obus, tout de même." Je me suis souvenu d'une exhumation chez Taupin, éclusier (176) : un petit crâne tout propret au fond de son entonnoir, chacun déclarant bien doctement qu'il s'agissait d'une religieuse enfouie là en toute hâte, droite sous les bombardement portant le brancard, indemne jusqu'à crevade et tombe et ventre éclatés donc de Gaston (autre exemple : à l'enterrement de Guillaume le Bâtard dit le Conquérant BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 49

     

     

     

     

    (15 août 1087), par forte chaleur, le corps éclata ; "tous les murs de l'église se couvrirent d'une effroyable bouillie sanieuse, assistants de s'enfuir, clergé en tête, hurlant au Diable." Le monographe ajoute que les évêques, précautionneusement, revinrent plus tard sur leurs pas, recueillirent les restes épars et procédèrent, en privé cette fois, à de plus sobres.) « Mon Gaston, » dit Seconde Epouse. c'était comme si je le perdais une seconde fois"

    N'empêche. J'aurais bien voulu voir ça.

     

    Notes :

    (171) Il s'agit de la décomposition de la tombe, mal entretenue, au-dessus des corps eux-mêmes en décomposition.

    (172) Les dents de mon grand-père se trouvent au-dessous de sa pierre tombale.

    (173) « Chœunn-zônn » : « beau fils »

    (174) La pierre tombale s'est cassée, on l'a jetée aux gravats ; le tumulus s'est aplati.

    (175) Fafner et Fenrir sont les deux dragons de Wagner.

    (176) M. Taupin était éclusier. Vous n'entendrez plus jamais parler de lui.

     

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    MISE AU TOMBEAU DE SECONDE EPOUSE (C'EST SON TOUR A PRESENT)

     

    J'ai refusé de la revoir en 77. Quand ce fut son tour. Ses restes tenaient deux misérables chaises en guise de tréteaux, dans un cercueil ratatiné – quand j'était petit, je jouais à prendre sur mes jambes Seconde Epouse tout entière, la suppliant de ne pas tricher, de ne pas se retenir, pour se laisser peser de tout son poids ; mais elle ne s'abandonna pas, pour ne pas me blesser. Pendant sa dernière maladie, les médecins de Reims l'avaient fait fondre. Quand on la mit en terre au-dessus du Dragon, Alcmène ma mère gueula comme un veau "Papa ! Papa !", en pleine cérémonie, au bord du trou. Comme une plaie rouverte. Il a fallu la retenir de sauter dans la fosse. « C'était répugnant", répétait mon père, « absolument répugnant". Mes parents dormirent chez une femme du peuple, meilleure amie de ma mère (177), qui témoigna toute sa compassion. Puis ils sont repartis, puis on avait oublié quelque chose, ils sont revenus, et la femme du peuple à ce moment-là s'est montrée extrêmement désagréable, et froide.

    Mon père a déploré cette attitude.

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 50

     

     

     

     

    PUTAIN ON LES AVAIT ASSEZ VUS TOUS LES DEUX.

    Mon père a toujours été un naïf.

     

    Notes

     

    (177) Cette connasse n'arrêtait pas de dire du mal de son mari. C'était là toute sa conversation.

     

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    SCENES D'HERITAGE

    Délégué plus tard au palais de la défunte (178), mon père Noubrozi trouva là tous les neveux qui ripaillaient comme des Vandales ; jamais ils ne s'étaient souciés de la Seconde Epouse, les neveux de La Fère. Leur père, frère e la défunte, était un pâtissier qui se tuait au travail à soixante-sept ans passés, pour sa femme. Tous étaient accourus, sauf lui, et se gobergeaient en grands soiffards : main basse sur la cave à vins, tous soûls comme Pégase (179), gambadant de la cave au grenier - "Pas un mot de regret, disait Noubrozi, pas le moindre respect, tous bourrés, une honte, une honte." Il était intervenu, mon père. Il était intervenu courageusement, ah mais ! quand les héritiers avaient brûlé toute une masse d'archives familiales qu'est-ce qu'on en a à foutre maintenant qu'elle est crevée. Il leur avait dit mon père, il avait dit, "Vous n'êtes pas malades d'allumer ce feu-là juste en dessous du poirier ?" - des arguments à leur portée - "vous voulez qu'il soit complètement foutu le poirier ?" Ils s'en foutaient les neveux, ils en étaient au raisin fermenté, et ça cavalcadait sur trois étages, "une honte mon fils, une honte".

    Elle avait bonne cave la Femme Dragon, elle aimait la bonne chère, elle avait reproché à mes parents de "vivre chichement", un souvenir de La Fontaine, "chichement", répétait mortifiée ma mère, "chichement". Pour ma mère, la répétition d'un mot sur un certain ton de mépris tenait lieu de suprême argument.

     

    Notes :

    (178) Il s'agit de la maison de Fernande, Seconde Epouse, après le décès de cette dernière.

    (179) Canasson de l'inspiration poétique. Cette allusion est ironique.

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 51

     

     

     

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    LA DERNIERE FOIS

    Je me demandais ce que je pourrais bien lui apporter pour améliorer son ordinaire ; Seconde Epouse n'aimait guère régaler, faisait même payer à mes parents leur entretien lors de leurs visites. J'achetai au dernier moment un gâteau et une bouteille de blanc ; Fernande - son véritable nom - refusa ma bouteille, m'envoya quérir à la cave un meilleur cru, plus doux - connaisseuse, avec ça... J'avais pris aussi de une bande magnétique. C'est surtout moi qui ai parlé, saccadé, tremblant de n'être pas naturel et ne l'étant pas du tout. Rien d'autre n'arriva rien qu'un profond ennui. Je répétais tout ce qu'elle disait. Je quittai GVIGNICOVRT en hurlant, au volant : "

    Ça sent la mort ! ça sent la mort!" - et ne m'arrêtai qu'aux confins du Département du Nord...

     

    Commentaire

    Ma quête d' Eternité aboutit dans une certaine mesure.

     

    69

    PEGGY DARK

    Je dois racheter les pleurs de ma mère. Ma Mère Peggy Dark : n'était-ce pas elle qui toute jeune, s'étant vu écarter des propres funérailles de sa mère, fut déléguée aux mises en terre de tout le bourg. Aux enterrements. De GVIGNICOVRT (Aisne) (belle église). ...Me faudra-t-il un jour, et pour le peu de temps qu'il me reste à m'en souvenir, porter mes pas à GVIGNICOVRT en cet endroit précis / que rigoureusement ma mére / m'interdit de nommer ici - où l'on (ex)posait sur leurs catafalques maints cercueils accompagnés par elle jeune fille, afin d' y flairer (moi) cette amorce de macération de chair sentie cinquante-cinq ans plus tard au lendemain de son enterrement dans cette autre église, sans style, à l'autre bout de la France et de cette vie - n'ayant pas même averti, pour sa mort la plus proche famille - en cette boîte où Peggy Dark le matin même, ma mère, décongelée, fraîche et d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille !] - sanglée dans sa chemise à ramages oranges – espace donc au-dessus du dallage, au milieu de la nef, où je sentis physiquement, le lendemain de la cérémonie, la vibration morbide, mortelle, subsistante, exactement coïncidant avec ce volume appelé par mon père parallépipéde rectangle , à l'emplacement exact et vide désormais – du cercueil...

     

     

    70

    IMMORTALITE, SUITE

    Supposons que nous devenions immortels. Nous aurions alors en nous toutes les vies vécues : toutes les virtualités, avec la capacité de les réaliser toutes. Plus ne serait besoin que la vie se scindât alors en une multitude d'individus. Ou bien nous échouerions dans le marais infini de nos propres vies, marais-cage, où se décomposeraient au sol toutes nos mollesses, et la force des Choses (ici, serrement de gorge). Telle serait l'Immortalité, sans besoin même d'un chat bâtard, survivant des bombardements de toutes les Allemagnes (180). Il ne nous resterait plus qu'à trembler. Ainsi sombre(181) l'épopée d'un croquant (182) qui s'est pris, l'espace de 50 pages, pour Héraklès dit Hercule, fils de Zeus et d'Alcmène, elle-même fille d'Electryon.

    Notes :

    (180) Bébert.

    (181)  Part en couilles

    (182) C'est moi.

  • GARDIEN STAGIAIRE

     

    C O L L I G N O N

     

    G A R D I E N S T A G I A I R E

     

    À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

     

     

    Radôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries

     

    Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

    Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le fin sentier juste distinct dans l’herbe, et levant les yeux voit au-dessus de lui la sphère surplombante, immaculée, désormais carcérale, du radôme converti : non plus « capteur d’infini » mais signe et repère d’enfermement. Œuf surprise, bombant ses casemates, guettes et logements de gardes, tandis qu’en contrebas disséminés parmi les buissons plats s’étendent les préfabriqués (écoles, un peu de tout, à racheter). Ici s’abolissent toutes perspectives, il a rejoint ses obscurs collègues, battant la semelle sur la neige rase.

    Mains dans les poches, bonnets noirs et cache-cols. Ils toussent, pleins de gnôle ou sans ; toux grasses, ou sèches, ou caverneuses ; enchaînés dirait-on par plaques de cinq ou six… Juste émergé des brouillards du chemin, j’ignore encore (car c’est moi) ce que je dois faire, mais je sais que je n’y ferai. Belle et nouvelle contrée. Granit, habitants fiers dit la notice (maquis décimés, combats d’Hercos en 44 et fusillade de St-Dours dite erreur d’épuration ou Massacre de la noce, ni documents ni preuves, ola ènndaksi, « tout est en ordre ». La Centrale est pleine et les gardiens aussi, et pas au chocolat-liqueur. Frappant le sol à 7h25 parlant de la guerre. Mobilisés sur poste « on ne va pas se faire poignarder dans le dos ». Je vous fais visiter la prison maintenant que je connais : dans la boule blanche, les salles de conférences. Projections vidéo et tout. Les miradors tout autour, décor, bidon, jamais personne dessus. Sinon comme partout ailleurs, Bretagne, Limoges, Krougne-en-Bèze. En tout cas c’est mixte. Enfin c’était : tout le monde bien surveillé, séparé, brimé, les femmes en haut sous la boule, les hommes en bas sur la pente. C’est dur pour les hommes. « Au moins les hommes vous foutent la paix » - les femmes s’arrangent toujours. Pas d’évasions, pas de jonctions, ni en montant, ni en redescendant – vous voyez ça d’ici, baiser dans les cellules ? des cellules reproductrices ? celle-là je l’ai répétée à tout le monde, c’est comme ça que j’ai failli être populaire, puis on m’a remballé « tu fais chier t’es pas là pour rigoler » - Là : CENTRE DE RÉÉDUCATION FERMÉ D’HEMNÈS (CRÉFEM) en tout cas c’est mal chauffé.

    Pour punir un peu, pour que ce soit bien rude, roboratif, rééducatif – rappel question mixité : seulement dans les ateliers. Autrement chacun chez soi, en haut, en bas, verrous, alarmes. Effectivement des viols. Enfin : un viol ; trois jours après, les gonzesses envoyaient une expédition punitive, elles en ont chopé un au hasard la copine aussi elle a morflé par hasard elles ont coupé les couilles et le reste on entendait le mec gueuler, elles ont rapporté le paquet sur un plateau dans leur quartier, ça hurlait de joie elles se sont gouinées toute la nuit, y a pas eu un gardien pour bouger – depuis plus de viols, terminé, basta – méfiance, abstinence, mais je n’y crois pas : il doit bien y avoir des ponts, des tunnels ? ...la chaufferie par exemple, en évitant les gaines avariées…

    Toujours les nonnes qui fabriquent des cierges, toujours les moines le fromage ou la gnôle. Icion ne fabrique rien. Juste des bricoles, des exercices pour reconstruire l’esprit. Je viens d’arriver je ne me mêle trop de rien, on m’a nommé là, maintenant que je n’y suis plus, c’est juste pour vous faire visiter la prison. D’abord expliquer comment j’ai abouti là. Devant la prison. Moi je suis de Ripoll, vous savez, la Catalogne, tout en bas (son cloître, son monastère) (le Centre Fermé, en France, vous ne le trouverez pas sur la carte ; mais les deux pays travaillent la mano en la mano.

    Et précisément ce jour-là, où on n’attend plus que moi, grève à la RENFA (Red naciolan de los Ferrocarriles Españoles, - ¡Todos en lucha! - bien bloqués, les trains, pour des points de carrière ou Dieu sait quels aménagements d’horaires - “sans faute au Centre le (tant) à 7h 20” en grand sur la falaise. Je n’aijamais fait de rencontres.”Ma vie en fut qu’une successions de rencontres” - tu parles ! une succession de rendez-vousarrachés de haute main ! “J’ai eu de la chance” bien planifiée, la chance ! À d’autres ! ¡ cuentaselo a tu abuela ! Juste le 6 novembre j’ai croisé un Portugais, motard, on en s’est plus revus, vous pensez… Il s’arrête place de la Gare pour me demander sa route en portugais (de toute façon, si tu ne parles pas le caralan on t’envoie chier), je lui ressors trois quatre expressions d’Assimil on commence à parler, il me prend en croupe et ça tourne et ça vire, l’un portant l’autre sur la Nacional cien cincuenta y dos, falaise à droite, à pic à gauche.

    La physique moi je n’y crois pas. Non plus. Le coup de la “force centrifuge” ou “ pète” à moto, bidon. Que les avions tiennent en l’air si ça leur chante ; un jour on finira bien par s’en apercevoir, que c’est bidon, ce jourlà les zincs se casseront la gueule avec des mecs dedans et le bon sens sera enfin rétabli. Je reste raide sur la selle comme un cierge, la Bugazzi à 30° tout ce que je vois c’est qu’à me laisser pencher dans l’axe comme il n’arrête pas de hurler on va se viander comme deux ronds de flan deixe-se ir ! qu’il me gueule “laisse-toi aller !” - c’est quoi exactement “se laisser aller” ? Trois camions à la file nous dévalent dessus, les baraques en contrebas 3 – 400 m au fond à gauche, et partout : COTO DE CAZA – COTO DE CAZA – qu’est-ce qu’on peut bien chasser là-dessus, ça monte, ça tord, le trou à gauche encore heureux falaise à droite je bande sur son dos c’est réflexe, il me dit “ma gonzesse est comme toi, plus je me penche plus elle est raide on va se tuer qu’elle dit” je braille “Elle a raison”, le vent pleine poire, le Portos ferme sa gueule.

    Moi c’est l’ordre, que j’aime. La logique. Ni la physique, ni les maths, ce défi au bon sens (moins par moins donne plus et autres balivernes - pas besoin de ça pour « faire gardien », reçu 100e et dernier sur 330). Le motard freine en plein lacet : là-bas c’est son village, au bout du zigzag blanc qui plonge dans le crépuscule : « Demain faudra que je tronçonne de l’autre côté » - je m’aperçois que j’avais sa tronçonneuse au cul attachée de biais – ce qui tombe ici ne remonte pas dit-il. Ce sont des amis qui le logent. Je dois attendre ici pour l’autobus du soir, « un peu plus haut dans le virage ». Il commence sa descente frein moteur à bloc (plus le moteur tourne, plus ça freine…) - puis je me recule sous le surplomb, et à mi-gouffre au fond je vois son gros œil qui s’allume plein phare – à gauche, à droite, de plus en plus mince et profond.

    J’ai attendu le bus 40 minutes, c’est long, quand la nuit remonte vous lécher les pieds – il ne s’est arrêté que pour moi - « vous n’avez pas vu le panneau ? » - 10m² de gravier cinquante mètres plus haut, je ne pouvais pas le savoir. La route se creuse, quatre vieilles sur les banquettes de flanc se grognent des conneries de vieilles en sautant dans la ferraille. Je me lève, me rassois, titube d’un bras de fauteuil à l’autre en me donnant des airs de vomir et me laisse tomber sur le siège défoncé derrière le chauffeur. Les vieilles coriaces me remarquent à peine. J’entends dans les cris de tôle que

    les hommes ça ne vit pas vieux, que ça ne tient pas la route - 70Km/h en montée – faudrait arriver pour la soupe qu’est-ce qu’il fout il se traîne ¡ se está arrastrando ! je dégueule DÉFENSE DE PARLER AU CHAUFFEUR – SE PROHÍBE DE HABLAR CON EL CONDUCTOR – je me retourne en m’essuyant les lèvres « Quand est-ce qu’on arrive à Hemmes » - je prononce [émèss] – et la vieille en noir la plus proche me demande quelle langue parlez-vous à la fin c’est un sabir d’espagnol et de catalan, mâtiné d’italo-galicien car je ne connais pas de langue à proprement parler, juste quelques fragments de dialectes pour épater la galerie – para impresionar a la galería.

    Mon motard mousquetaire sera demain matin sur l’autre versant à tronçonner ses arbres. J’ai replacé ma main sur mon estomac, refait le geste de boire, elles m’ont toutes regardé en haussant les épaules et le car virait toujours – c’est un clown / es un original riz safran crevettes y más de gambas ma vieille me fait une proposition : tengo une habitación para alquilar – chambre à louer : micro-ondes plaques électriques mini-four cafetière lava et sèche-linge, vaisselles et ustensiles – génial je dis es genial ce n’est pas très idiomatique. Son prix me convient, elle ne parle plus recroquevillée sur son loyer calculé au plus juste gagnant/gagnant meilleur rapport qualité prix « Cherche étudiant type européen posé, aisé, visites non admises ». « Il ne faudra pas faire de bruit j’habite avec ma sœur vous serez juste au-dessus de chez nous » ça promet.

    J’espère baiser les deux sœurs on m’a déjà fait le coup (la mère, la fille effacée chat coupé vieilles peaux tavelées) mais je n’escompte rien ne rien calculer, juste le tant par mois.Mon motocycliste à cette heure-ci mange du riz andalúz avant d’aller au lit la tronçonneuse dans l’allée le nez dans l’oreiller chacun son métier y las vacas ( ¿ estarán bien custodiadas ? ) - « seront bien gardées » - ça m’étonnerait – surtout les espagnoles. Je ne reverrai plus la tronçonneuse. La logeuse apprécie mon métier, mes revenus, la garantie de l’ordre public. « Dames 65 ans réputation intacte ch. Messieurs âge en rapport p[as] s[érieux] s [‘] a[bstenir] » - où dormir ? Pas d’hôtel à Hemmes, je devrais me couper les cheveux (brushing, extension, coloration) – j’oublie tout c’est ma vie qui s’avance GARDIEN STAGIAIRE.

    La vieille et moi descendons mon bagage entre les jambes à l’entrée du plateau. L’autocar ferraillant disparaît tout gonflé de veuves avec deux gouttes de sang arrière dans le brouillard cochon castré qui se carapate après le coup de bistouc. Ma vieille en noir trace devant elle un huit horizontal en énumérant des lieux-dits chuintants correspondant à un itinéraire. L’autocar public repasse à vide sans s’arrêter. Il repasse mi-plein pour charger ici. C’est absurde. Épuisant. Je m’en fous. Elle se tait, passe devant, quatre cents mètres dans la brume et voici la maison très étroite avec son réverbère tremblant et son sapin qui pique la lune au ciel par là-dessus. « Le sapin donne juste à votre étage ça fera moins seul ».

    C’est la sœur qui m’ouvre avec son doigt crochu, me scrute jusqu’aux tifs et tourne le dos pour se recaler dans le fauteuil pelé, même voix même accent : pas de jeunes filles, pas de bordel (¡ no ruido ! ¡ no batahP ola!)- ni vacarme, « et vous ferez attention de ne pas faire craquer le parquet » - ici : pas d’hôtel ; c’est les vieilles, ou le trottoir. Les sœurs Bandini. Des Corses en Catalogne, on aura tout vu – pas de crucifix dans l’escalier, toujours ça. Sitôt que j’ai fait trois pas pied nu sur faux plafond, j’entends râler comme si j’y étais il fait exprès je ne respire plus je n’écris plus ça fait du bruit sans desserrer les dents pas une miette à terre et pisse en biais sans tirer la chasse et me couche à 9h45.

    Deux ampoules 40watts, l’une au plafond l’autre au chevet des occasions comme ça on les regrette toute sa vie – faudra vous couper les cheveux je me recoiffe raie au centre tifs tirés rien envie d’autre avec la main. Le lendemain service de première nuit c’est dortoir avec tente au milieu, ciel-de-lit courtines, le pion qu’on voit se déshabiller (c’est moi) en ombre chinoise, 10h 10 couvre-feu ; je me suis assis bien innocent au petit bureau sous tente, relu le règlement , dix minutes de Schiller dans le texte, déloquage raide sans « ralenti strip-tease » - oublié d’éteindre la lampe merde et merde. Partout autour de moi de grands corps sales virils. À ma gauche calme plat, six lits à droite que j’entends tirer à touche-touche en d’effroyables grincements j’aimerais penser que c’est autre chose non c’est bien ça, le rythme est bon, jeune et vigoureux façon couilles rabattues c’est mieux côté filles je le jure je le jure – intervenir ? prendre des risques ça me la ratatine,les têtes de lit qui cogne au mur comme des bélier ça béline ferme.

    J’aimerais les rejoindre. Mes larmes montent. La pire destructuration consiste à se persuader qu’on pense autre chose que ce qu’on pense. La psychanalyse je me le récite en boucle consiste à ne pas voir ce qui existe et à voir ce qui n’existe pas. Je te transformerai dit l’amante – à une femme jamais je n’eus l’impression de donner quoi que ce soit.

    La femme part si loin si haut que tu le vois bien, qu’elle est seule. Que tu es seul. L’homme est avec toi. En toi. La femme se sert de toi pour rester seule. Sous ma tente j’ai pleuré sans vraiment savoir pourquoi. Les prisonniers avaient de la chance, les filles, là-bas, de même, par-delà trois salles et six cloisons. Ne pas s’attendrir. Ne pas s’aigrir. Depuis toujours je m’abandonne aux deux. Ce soir je m’endors à l‘horizontale, dans un coin de drap, gorge stricte. J’ignore ce qui coule sur mon visage – cruelle nature. Dans huit semaines mes gars vogueront au large de Valdivia (Republica Argentina)- « la rééducation par la marine en bois », pas de femme à bord, couplets gueulés dans la tempête, pureté du large, loin d’ici, qui est Galère en pleine terre.

    Ils escaladeront les mâts et s’enculeront dans les hamacs, en quête d’équilibre.

    La nuit qui suit j’explore la cour intérieure de l’établissement, quatre étages aveugles au-dessus de moi. J’ouvre la porte de la chapelle désaffectée avec mon passe – tandis que sous la lune dans mon dos mes prisonniers rapprochent à grand fracas leurs putains de lits dans leur putain de dortoir. Je referme sur moi le battant du portail. En rêve à l’harmonium à l’angle du transept où rôde l’écho des ogives : tremblant d’être découvert, viré, tout autour de moi la pierre s’emplit d’harmonie comme un grand ventricule. Lorsque tout est fini je gagne au jugé la porte de la sacristie, en vérité Dieu m’agrippe l’épaule, mon dos se pourrit d’horreur, mon cri bute en fond de gorge, ni le rêve ni Dieu ne s’achèvent jamais.

    Je ne me souviens plus si dans le rêve je fermais ou non les portes en prévision d’une retraite stratégique – jamais je ne l’ai poursuivi au point où me voici ce soir, bien éveillé, avant le dénouement : une ouverture dans le mur du fond donne sur la sacristie aux grandes penderies où bâillent les aubes empesées, sans têtes, surmontées d’impostes pâles et rectangulaires – je pousse d’autres portes dans bien d’autres pièces, poussé dans le dos par le vide. Je vois dans celle-ci des amas de tissus froissés. J’entends de loin une conversation très floue de femmes, et dans l’ultime salle où je me suis glissé ce sont distinctement les sœurs juste derrière cette porte devant moi, dont l’ouverture inopinée au moindre froissement de ma part me piégerait en vêtements de nuit – les sœurs, ce soir, ont oublié de s’enfermer, négligé leur clôture, dont j’ai abusé, compromis, engoncé comme je suis dans leurs murs, en possibilité de tout subir en mes humiliations. Sœurs qui s’entretiennent de lessives ou d’oraisons, parlant comme on prie, en ces lieux où nulle ne s’exprime que ce ne soit qu’en Dieu. Prenez pitié de moi tandis que je décrois, frémissant de m’être imaginé Dieu sait quelle débauche de ces femmes posées sereines au cœur des nuits, sans plus de séparation que cette mince porte d’enfer ; et quatre pièces à retraverser vides dans mon dos, je me paralyse, hagard, priant.

    Je me souviens d’avoir franchi à reculons portes et vantaux jusqu’à cette chapelle obscure que j’ai refermée, devant moi, sans un murmure.Le parfum progressif d’encaustique m’eût guidé sans retour, si j’avais poursuivi, jusqu’à cet atelier où frémissait la potence à mèches trempée dans la cire ,le doux écoulement de la louche d’arrosage. Ou bien j’aurais surpris derrière une cloison les chos d’une prise de voile, bouffées d’orgues, versets et répons latins. J’entendis un matin à Civray, dans l’hôtel où je logeai à 6 heures en été, l’ultime gémissement, sourd, guttural et glaçant d’un assouvissement solitaire de fille. Glaçant parce qu’il m’excluait, parce qu’il m’expulsait. La serveuse sortit, svelte, souriante et pure, délicatement penchée sur les plateaux et les sous-plats d’argent, le liséré du slip dessiné sur la peau blanche, les gros doigts pleins de mouille.

    ...Je l’aurais surprise agenouillé baisant sa main tombée répétant je vous aime pour la vie entière je vous aime vivant les paroxysmes de l’agonie puis en elle j’aurais enfoui ma face entière à m’en coller cils et paupières. Nous aurions fui le plus au sud des îles d’Italie jusqu’aux Sporades ? Elle aurait rabattu vers moi toutes les filles Ça n’existe pas ça n’existe pas disent-elles. Prétendent-elles. Nulle douleur plus irrémédiable que de sonder une femme en son point d’origine, seule de nous autres à ne rien désirer que soi-même. Haussé sur la pointe des pieds dans la chambre où j’étais parvenu après l’enfilade des pièces vides, j’aurais aperçu par l’imposte vitrée le vaste dortoir des nonnes, avec le haut dais blanc de la maîtresse interne.

    Mais loin de s’y enfouir comme aurait fait tout homme équilibré, la surveillante se fût livrée avec toutes à ces plaisirs interdits qui font du mâle une absence désirée. Je rapprochai ce songe par la suite, calfeutré dans mon abri, d’un office religieux où les laïcs, tassé en contrebas d’un contrefort en bois, pouvaient apercevoir en profils perdus les rugbystiques Cisterciennes, autant d’échines inclinées au rythme d’une litanie, dont les voix pure avaient submergé de honte mes imaginations morbides. Un visage parfois se détournait vers nous,

    Chortges,Georges,chouchou

    près ou loin, comme des moutonnements d’écume : les yeux fuyants, malsains, les joues rougeaudes ou blettes déclinant tous les degrés d’un désir indécis étendu à tous, tout homme que j’étais ; jamais en vérité, dans nulle étreinte ou nuls préliminaires, même précis jusqu’à l’exhibition, je n’avais perçu ni authentifier à ce point le désir féminin, d’en être assuré, d’y croire, comme en cette prise de voile – c’en était une en effet, mais hantée. Je me suis vu aussi confiné en quelque sombre arrière-fond de lingerie, sous les coups de bélier de soixante nonnes lubrifiées, chacune ayant prétexte à repasser en lingerie,jusqu’à la Mère Supérieure qui tantôt dans mes délires chevauchait en selle ou ameutait les flics. Risibles blasphèmes où me couvraient les blâmes autant que les cons. Ajouter ces rendez-vous que nos prenions, Sœur Camille et moi, sur ce raidillon encaissé où donnait en douce un portillon de bois. Elle attendait debout près de sa bicyclette, coiffe baissée, et nous nous serrions fort des épaules aux coudes ; souvent je respirais la pulpe de ses doigts, pensant défaillir.

    À présent nos jurys connaissent à nouveau d’affaires ecclésiales et nous aurions risqué très gros. Cette nuit-là, sous la clôture, tout souffrait, je suis revenu sur chacun de mes pas, suffoquant de bonheur. Le lendemain j’eus les verrous tirés, rien d’autre les autres nuits, semblable étourderie ne se présenta plus. Je suis aujourd’hui allongé sous mes draps. À l’autre bout du dortoir d’hommes où jamais les lits ne se sont attirés vers l’autre, un dingue pousse un cri de coq à cinq heures du matin et se prend une godasse en pleine gueule. À six heures vingt tapantes, je me rue le premier aux cuvettes, deux rangs qui se tournent le dos : décrassage dare-dare, bouillante, glacée.

    Huit minutes. Comment font-ils. Je me passe la main sous la braguette en pliant les cuisses, m’inonde le cul du pyjama. Je suis bien le seul. Mon transistor en équilibre sous le miroir, musique arabe à font – mmechoua – solitude Abdelhalim Hafiz. Vol de pantoufles, des belles, des fourrées ; pied nus sur le carrelage trempé – j’espionne les pieds – larron identifié – la nuit suivante à pas de loups passées les enculades je me les récupère – les pantoufles – à 6h 33 le transistor en pleine tempe – il est mort – moi ça va. Toujours dernier de toilette. Ma chambre en ville plus question : le bruit de ma respiration empêche les filles Bacchiotti de dormir ; et l’encaustique de l’escalier me nique les sinus. Les deux vieilles coincent comme des momies – natron, goudron, viscères – je reste en dortoir.

    Claquemuré sous les draps dès 9h30, les pouces aux oreilles – c’est mieux chez les filles, merde, couvent ou pas. Enfant je m’endormais sous les filles qui pissent,  mes veines fendues en long. J’imaginais ça. Autre chose que toutes ces bitailleries d’ados. Ici les défis sont premièrement de se faire accepter par les hommes, secondairement par les filles, je pleure dans le noir en serrant les dents je ne veux pas être homo je refuse je refuse ce rejet qu’elles m’imposent. Il est quatre heures le dingue pousse le cri du coq et se ramasse trois tatanes ça vise mieux. Je vais l’engueuler fou fétal se ratatine sous le drap il rit ou sanglote ici t’es chez les loufs c’est tout ce qu’ils savent me dire les gardes, chez le filles sûr que c’est plus calme.

    Plus beau.

    Les mecs tu leur parles religion ils répondent on n’est pas des pédés.

    La cantine est mixte, la Cheffe grogne comme un ours. Nadia Kovaltchik. Nous mangeons côte à côte au réfectoire annexe. Neige et beau temps, administration, elle aspire sa soupe, parois vertes repeintes à frais ça résonne à mort personne ne lui a donc appris à bouffer proprement et pas la cuiller en travers comme un gosse ? j’en ai mal aux joues tellement ça me crispe la gueule. Après la crème dessert on se lève elle se détache de la ceinture une clef de son trousseau de taulière : « Clef d’atelier – pour toi » - pas trop tôt – Réinsertion Par le Travail – je l’ai suivie deux jours après bâtiment D : les dingues attachés trois par trois quatre à quatre tous laids hommes et femmes assommés sommeillants.

    Du haut des mezzanines la Kovaltchik veille sur tous. Un jour de garde un jour de RPT rien de précis. Verrocchio, Bellini : jamais entendu parler. Leurs yeux vides. Je leur parle comme à tant d’autres. « Recopiez les modèles ! » On me dit que j’ôte la liberté.

    Justement. Ils osent montrer leurs reproductions. Je t’en foutrais de l’expression libre. Maniérisme, Égypte ancienne, Rembrandt. Mes fous qui sourient. Sans quitter sa mezzanine la Kovaltchik les fait chanter. Danser. Toute la chiourme. En rythme et dans les effluves. Voix souple et grave, nasale ; métallique. Leur odeur âcre.

    NOTE DE SERVICE

    détartrage douches – URGENCE – l’hiver est infini, moisissure du gymnase. Kovaltchik, svelte et droite sur la mezzanine, knout à l ‘aisselle, manche en bois de cormier. Éducation, répression ? 1960 dernier cri,  boîte à dingues sauce Pinel (Philippe) « premier à considérer les fous comme de véritables malades. Il créa les premiers asiles. Fondateur de la psychiatrie moderne. D’abord on fournit des planches et des punaises, des pinces. Mais c’est fini. Comme les viols. Les détenus sainement nourris, en abondance. Douche tiède et savon à volonté. Tout le monde signe ses œuvres.

    De leur vrai nom ou d’un autre : des humains traités comme des humains. Une femme, une prisonnière, attire mon attention (Kovaltchik cependant, la gardienne, bouclée, svelte, présentant mieux (malgré la soupe qu’elle aspire) – Salvadora, c’est son nom, moyennement atteinte, grand front, les yeux attendris la mèche relevée.

    Je l’aime si je veux car nul n’est amoureux Seigneur s’il ne veut aimer Burrhus à Néron peut-on libérer Salvadora la direction élude. Je loge à présentBloc Six, murs camouflés kaki (interminable hiver, noir et froid 13° dans la chambre. Les yeux bruns de les collègues trahissent une commune origine. Je suis détenu dans l’éternité. Qui a besoin de moi ? Dans la salle mixte je n’ai d’yeux que pour Salvadora. Sous les plafonniers les déliquescents lisent courbés avec application. Pour peu que deux d’entre eux se rapprochent la Kovaltchik ou moi-même à demi-soulevés de nos sièges leur intimons l’ordre de se taire.

    Si c’est Kovaltchik je reprends la parole après elle. Parmi les punis le plus brun s’appelle Eilath. Les autres gardes que moi – vivent en ménage dans leur cube. Un matin je suis sorti par temps froid. Je guette en ville au droit d’une porte plein cintre, entre la rue de Hemmes et l’ouest. À six heures il fait noir une herse remonte dans l’épaisseur du mur et tout un flot de cyclistes s’écoule, vareuses, casquettes, sacoches sous le cul, Eilath est engagé facteur viré d’ici, ou bien – promu d’office ? je ne suis pas amoureux je dis « mon cœur » comme on dit « dieu » commodité de langue. Si la télé de l’internat salle basse diffuse championnat patinage il memonte deslarmes à voir ces duos si uniment liés si tendrement, si ardemment que tout sépare sexe homosexualités respectives en si exceptionnelles connivences de corps – parcelle à parcelle, au point que la plus infime inadaptation précipite au sol ; relevés sans délai souriant et tournant sous les yeux humectés d’assistance – un tel parallèle assurément recèle plus d’amour que s’ils s’étaient ici unis charnellement La musique recouvre nos souffles homme et femme soudés – sertis – tout autre chose en vérité que poussée-lubrification

    Je déplore l’absence de couples d’un même sexe

    Je ne dors plus ni au dortoir ni chez les sorelle corsicane je n’imagine plus les filles ahanant sous leurs doigts par-delà les cloisons. L’un des stagiaires aime Vincent Van Gogh il se nomme Le Paon chaque soir je remets le cahier des présences Un jour Le Paon se cache dans l’armoire alors on a ri je crains – qu’on me sépare de Salvadora je suis sûr que c’est mieux côté filles.

    Le facteur Eilath apprend le métier ;

    C’est en taxi que j’ai filé.

    Rien de plus émouvant que deux préposés à vélo se suivant roues chuintantes sur les trottoirs instructrice en tête, vareuse et casquette ; Eilath enregistre chaque mètre, numéro à numéro, recoins, détours et caprices du cadastre (voies qui partent àangle droit sans changer de nom, virages à cheval sur deux communes – chiens – résistance des boîtes à lettres. La voix de l’instructrice est professionnelle, tamisée. Affectueuse. Eilath et elle ont repéré ma planque – mon taxi ; ce sera donc Salvadora, elle seule. Le lendemain, plus tôt, mettons au plein de la nuit, j’erre, j’explore : plateau fortifié, pans de murs sournois, solitude.

    Puissance et détresse. Je me suis mis debout de pied en cap, tandis que les cloportes d’internat se lave à pas d’heure à grands coups de bras devant le lavabo glacé, ou dort, ou se branle. Dans la rue noire un chat me suit dans la rue queue droite, je le caresse à chaque pas, comme une canne à ras de sol qui se dérobe ou se frotte – la main sous le ventre : trop familier. Le chat crache. Se dégage et me resuit. Répond à mon appel, Fridtjof Nansen ! - arctique – Fridtjof ! à voix basse et sifflante, jusqu’à six heures où sous le porche surgit la troupe ponctuelle des petits facteurs frissonnant, juchés sur leurs cadres, grelots et sacoches frémissantes, Nansen s’est enfui – Eilath lève une main gantée, je fais le vœu de ne plus l’épier – toujours fixer le détenu dans les yeux – l’esquiver à bon escient – Salvadora l’emporte – je dois me tirer de là.

    Sous prétexte de prime j’obtiens le quart de nuit chez les Enculateurs et parviens à cacher Salvadora D. sous ma tente intérieure, quatre courtines sur quatre tringles juste avant l’entrée en classe. Après nos ruts et nos chaleurs quand les poumons s’apaisent, le silence devient si grand que nos souffles s’étouffent, nous chuchotons et baisons captifs. Célestes. La veille encore nous pensions impossible qu’une femme pût s’accrocher à ma ferraille – jamais nul ou nulle n’aurait couru un si grand risque.

    Faufilée avant l’aube Salvadora D. rejoint Yozef dont le deux roues motorisé ronfle sourdement 710 DL 02 Salvadora en croupe et lui se sautent au bord du Croll sur la berge, Yozef lui apprend l’ukranien d’abord les mots d’amour indispensables et le plié de couverture en dix secondes. Tu ne penses qu’à ça dit-elle sous la glu qui coule jamais elle n’aurait dit ça sous mes quatre rideaux discrets. J’ai mes sources. Il était une fois deux frères, Cléobis et Biton. Leur prêtresse de mère un jour devant se rendre au temple, les deux bœufs d’attelage moururent, ou furent volés. Cléobis et Biton tirent le char sacré très lourd où elle trône, et la prêtresse arrive à l’heure dite. Une déesse alors paraît dans un nuage, prête au « plus beau cadeau convenable aux humains » comme l’a demandé la mère Prophétesse.

    Hécate protectrice des héros (car c’était elle) aussitôt leur accorde la Mort et le Sommeil, sans qu’on puisse jamais découvrir qui meurt ou qui dort. Mieux vaut en effet dit la déesse pour les mortels de n’être jamais né ». La mère en sanglota longtemps de gratitude. Question : « La vie vaut-elle d’être vécue ?» Je fus chargé même stagiaire d’apprécier les commentaires sur une échelle de 1 à 10. Les réponses reflétèrent une profonde superficialité si nous pouvons risquer l’oxymore (c’était à l’internat de Hemmes une durée de libre nostalgie, dans un obscur hiver de cinq mois pleins – cafardage et promiscuité) les détenus-internes répondirent en toute ingénuité. Dans leur langue hésitante ils opposèrent la Foi aux multiples incertitudes – que pouvait-on attendre d’une société gardée de jour et enculée de nuit. Je suis décidément sûr et certain qu’il est mieux, infiniment mieux, d’être une femme.

    Je prends également toute liberté avec Salvadora D. Nous ne craignons pas de nous faire voir. Nos épaules se touchent. La direction me convoque : Guilaine Chevagnu, HEC (Hautes Études Carcérales) : « Vous n’êtes plus un prisonnier comme les autres ! Songez-y ! » Rappel à l’ordre.

    D’ailleurs je ne réfléchis plus à mon passé. Plus du tout. « Manifester son attachement. Envisager qu’on y réponde – rien que cela… - porter la main sur un être dont vous sollicitez - dont vous attisez le désir : autant de manquements. Nos détenus s’accouplent nous dit-on – quant à nous : ne nous accordons rien. »

    Ne rien manifester ici. Mais diversifier. Intensifier. Guetter, lancer l’œillade. Derrière les toilettes hier, entre le mur suintant et la muraille d’enceinte – je pince quatre ou cinq filles en plein doigté collectif – j’obtiens de les scruter à fond contre impunité – je soufflais plus qu’elles – maîtriser à l’extrême le corps et le visage – Salvadora D. fait de même – je jure d’y arriver. Aujourd’hui famine en cuisine – chacun compte et recompte ses petits pois.

    Ce que me trouvent les femmes. Et certains hommes. Comment supposer la moindre émotion chez quiconque- femmes dûment dressées dès l’enfance à ne jamais rien laisser suinter. Au réfectoire avec la K.L.O. qui me recherche nous jonglons entre platitudes et longs silences rompus, horriblement, par intervalles réguliers, par d’atroces aspirations de potage – les parois nues de notre salle réverbèrent chaque déglutition. Nos brouets ingurgités, la porte refermée sur nos dos séparés, j’enregistre l’humiliation totale : un besoin d’aimer, immédiatement, n’importe qui. À l’extinction des feux donc, tandis que tous en pyjama rayé s’enfoncent sous leurs draps rêches, je glisse à mon extrémité, dans l’interstice sous la porte condamnée, QUARTIER FILLES, uneApologie du Nazisme en fascicule quatre pages vierseitiges Heft avec la croix gammée dessus – bouffonnerie qui ne peut être imputée qu‘à moi – qui d‘autre en effet que moi – Salvadora et Kolenko chacune aimée – à ma Polak-Litva seule akivaidzu s‘adresse mon (pamphlet, manifeste ?) - qui d‘autre…

    Les filles devinent tout la Kolenko bouffe en mode dégueu mais saura tout de ma désillusion sur les pronazis de Vilnius et de Jedwabnie. Les SS observent un strict rituel de table. Du plus scrupuleux raffinement. Dès le lendemain atterrit sur le bureau de Guilaine Chevagnu, Supérieure, ce message personnel, qu‘elle me reproche : „Ce document“ dis-je „ne vous est pas adressé“ „C‘est vrai – mais „ajoute-t-elle „n‘importe qui pouvait l‘intercepter, glissé sous la porte, et le lire, et le soumettre à mon appréciation comme c‘est son devoir“ et de rappeler que nul n‘ignore la nature des barbaries qui se sont ici perpétrées, au-delà du cercle polaire, à Hemmes“. Je me suis écrié Montrez-moi ce papier – Je connais mon métier fut la réponse. La Guilaine refuse et fait bien. J‘aurais bondi pour déchirer ces feuilles – je suis muté d‘office – mais j‘ai crié que deviendront mes détenus ? La Supérieure a souri largement quelqu‘un prendra soin d‘eux. J‘appris qu‘elle m‘avait su de ce réflexe un gré infini.

    Un visage de bois plus que jamais sera le seuil qui me convienne. Je voudrrai le conserver toujours. Je m‘enfuis la nuit même avec Salvadora vers la côte, loin du gel : fauchant dans la rue un side-car vert flashant, je rabats la coquille et n‘embraye – comme enseigné – que passé le premier virage en pente :nous dévalons sur la neige, l‘amoureuse se tasse dans la corbeille : lacets – précipices – longues alternances de traces blanches au sol et d‘obscurité totale, à ras des roues nous doublent des 10t Plateau Standard ou Polybennes qui brament des freins dans la descente, ou remontant tout grondants de l‘abîme tout mufle illuminé (nous resterions broyés, nacelle sans fond, routier stoppé pied levé porte ballante, convois bloqués beuglant à pleins klaxons, corps hélitreuillés tournoyant sous le ventre d‘acier) (je n‘aimerais pas dit Salvadora me sentir partir) (sa main glacée serrant la mienne mourrai sous le vent coupant) le matin nous arriverions sur une place étincelante, pissotières arcades et comptoir en zinc.

    Les flacons alignés tête en bas tenant l‘équilibre sur les becs doseurs. Première bouteille en haut à gauche, but du jeu : descendre nuit après nuit rang de scotch sur rang de scotch – au bar Almirante descendre de selle et saluer des deux bras façonchef d‘orchestre Beethoven crie le barman Beethoven bien bourré (ressemblance ?) Salvadora Bourbon cul sec Ma tournée ! - bouquet pharmaceutique – il chiale comme un veau plaqué par sa femme le nez tout bubonnant au-dessus des liqueurs au Café aux Bananes, Bailey‘s, arrière-bar plongeant au fond sous les voûtes enfumées, gosses hurleurs à quatre pattes soufflent au cul des chiens parents bien torchés qui se ruinent au tarot. Sur la place à présent écrasée de soleil parade un régiment d‘alguazils à tricornes bouillis, bras tendus saccadés glorieuse déùarche entravée militaire – un garde rompt les rangs se dirige vers moi – Salvadora du tabouret de bar fascinée par le cadencement des bottes tandis que je m‘incline tout assis pour palper sur la table à la bouche et sans renverser une goutte un grand quart de gnôle à ras bord, le soldat me prend sous le cul par les barreaux de chaise et me renverse à bout de bras au-dessus de sa tête ; suffocation, cul-sec obligé.

    Ovation.

    Le juke-box qui gueule Gloria des Them. Hymne tribal. La chaise reprend pied. „Garçon ! - Plaît-il ? - Quand on entend cette musique-là“ serveur expectatif „on se sent immortel ! ¡ otra vez por favor ! La clique envahit le troquet, je dégueule dans un casque, acclamations

    Ils me regardent tous et se mettent à rire

    Le géant : Voulez-vous que je rétablisse l‘ordre ? - Non. - Pourquoi ? - Je serais humilié tous m‘oublient. Les tournées qui s‘enchaînent. Moi genou en terre l‘oreille à même la calandre et tympans détruits baisés jusqu‘au fond de la tête faute d‘en prendre plein le cul on en prend plein l‘étrier je lui fous le coude dans la gueule, il veut m‘entuber à travers le falze, sa connasse de bourge se tard de rire, je me relève et lui roule une pelle, je lis le mépris dans ses yeux et je pleure toutes les larmes de mon corps, hoquets-hoquets.

    Femmes et soldats me cajolent, je crie vous êtes moches !

    Le Culbuteur de chaise m‘apporte un formulaire d‘expulsion à mon nom dans l‘arrière-salle. Mon sang ne fait qu‘un tour. Au Sud d‘ici, où je suis envoyé, le plat pays s‘étend à l‘infini, les cercueils mêmes pourrissent et nos disparaîtrons la bouche pleine de terre comme il est dit dans la chanson, j‘ai pris l‘épouse par le bras je la dresse debout Salvadora me plaque pour un pantin pélélé qui vend du cuir et des ponchos rayés made in Cochabamba ma main coupe l‘espace, septante ivrognes hurlent et dansent à grand renfort d‘alcool de patates. Nul ne sortira d‘ici que j‘en aie donné l‘ordre.

    Les voici qui closent les yeux puis s‘assoient tâtonnant sur les accoudoirs et les tabourets ; l‘appariteur distribue les feuilles, tous prennent des notes à l‘aveuglette, la boîte chromée débite la rengaine à Sheïla, les Septante retrouvent les Paroles, premier exercice. Puis Reggiani chanteur à texte ; Nougaro, jazz, rocky, swing, enchaînement sur Orphée, tu m‘aimes de Pierre Henry, Petrouchka de Stravinski. Dodécaphonie. Bruckner. Beethoven. Une heure et demie sans la moindre lassitude. Lorsque Salvadora abandonnée par le Cochabambino revient sur ses pas, saisie par l‘immense silence abattu d‘un coup sur la place passe la tête et le buste par la porte entrebâillée, elle aperçoit, parole, ma foi jurée, les Septante de tous les âges laissant couler des larmes, absorbant au comble des jouissances l‘harmonie divine et montant peu à peu de Monteverdi, soit le ciel exactement descendu sur la terre, je marche vers la mort et je suis fou de joie.

     

    FIN

     

     

     

     

     

     

     

     

  • FRAGMENTS INESSENTIELS

     

    pleurs,grincements,dents

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