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  • DU PECHE DE CHAIR POUR UNE MEILLEURE APPROCHE DE DIEU

     

     

    B E R N A R D

    C O L L I G N O N

    D U P É C H É D E C H A I R

     

    POUR UNE MEILLEURE APPROCHE D E D I E U

    PERSONNAGES

     

    MAATZ Pascal, docteur, né le 23 août 1967, 36 ans. Exerce à (47) Moncap

    Divorce prononcé aux torts du mari, lui-même.

    Aide-manipulateur : Fat Kader Ben Zaf, patron de bar-expositions. Énorme et « jovial ».

    Pascal a pour maîtresse Madeleine Bost, ancienne boulangère devenue prostituée rue H.. L'emmène avec lui à Châteauneuf-en-Bousse ; Madeleine connaît la buraliste locale, ancienne pute, comme elle. Participera, sans grande conviction, à un stage de sculpture au bord du Bassin d'Arcachon.

    .

     

     

    François dit Frank NAU, son demi-frère, FILS DE MEDECIN

    Marchand de chaussures. Magasin à Vergt-du-Périgord. S'intéresse au tarot.

    Aide-manipulateur d'Annelore Mertzmüller :

    Père Duguay, espion à Châteauneuf-en-Bousse, surveille la strip-teaseuse Annelore Mertzmüller. Epie les femmes dans les couloirs obscurs de l'hôtel de Boutthes.

    François dit Frank a pour maîtresse Annelore Mertzmüller – strip-teaseuse pieuse – qui connaît très bien Madeleine Bost. La strip-teaseuse est séquestrée à Châteauneuf-en-Bousse par le Père Duguay.

     

    Les deux femmes ignorent, au début, que leurs deux amants respectifs sont demi-frères.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Terra incognita

    L'expression roman mort (« plus du tout de fiction, de l'information ! ») prête à rire depuis son apparition, début XIXe siècle. Voici

    Du péché de chair dans la connaissance de Dieu.

    Entreprise « qui n'eut jamais d'exemple » où nous avons ébauché ou dégrossi nos marionnettes.

     

    Il est deux façons de rejoindre Dieu. :

    1° l'orgueil mathématique : quelques initiés ou mystes, en fins d'asymptotes, effleurent Dieu sait quelle image de Dieu

    2° l'humilité de a) celui qui ne mange ni ne chie

    b) celui qui admire en son miroir chaque partie de son corps créé, «  rendant grâce » à mesure, puis une fois pour le tout  : « Seule et unique prière ! » - ce prêtre exagère. Tous les prêtres exagèrent.

    Nous n'emprunterons ni cette voie, ni les autres.

    En revanche :

    - soit une strip-teaseuse  et deux hommes.

    - Grand A Maatz, né juste après la dévaluation du franc malien ; son nom signifie, en germanique, « le nigaud », « le niais ». Son âge restera fixé à 36 ans, le vôtre. Il a votre taille. Lieu de naissance et signes particuliers : les vôtres. Nationalité  française. Études de médecine, externe 4 ans puis 3 ans d'internat. Thèse : « Soins primaires et Outils de veille », mention passable.

    - Grand B Nau.

    	
    
    
    
    
    
    
    
    
    
    Pour NOS AMIES LES FEMMES  faisons léger. 
    Sous forme de mots croisés par exemple.
    1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 1 P U T A S S E R I E 2 R + + C O U R E + N 3 O N A N + C O + A C 4 S A L O P E S + N U 5 T + + N O R + C U L 6 I C H + + + L I S E 7 T R O N C H E R + R 8 U R S U L E + A R A 9 É + T + E + N G + + 10 + + + C A B A E R T 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 HORIZONTALEMENT 1. État naturel de femme 2. Qu'il se dépêche.
    Patron des deux sexes, honoré de maintes libations.
    Kéza , noblesse gasconne 4. Paradoxalement, à celles
    qui ne veulent pas. Comme un cul. 5. Nord sans d.
    Préoccupation essentielle 6. Avant liebe dich. Demoiselle de Bécaud
    7. Activité fine 8. Qui rit quand on l'encule. Qui rit.
    9. Nouvelle Gauche. 10. Au cabaret, c'est le bordel. .
    VERTICALEMENT 1. Rare au masculin. 2. Demi-pute de Zola.
    Casimir, Raymond, Roger (dans l'ordre) 3. Aluminium. Soigne la chtouille. 4. Ce qu'elles disent toutes. A poil. 5. Syllabe d'enculage. Ne pas tourner autour. M. et Mme Pipe ont une fille. 6. Le comble de l'horreur. (...) - suie-moi le cul. 7. Prétexte à chasteté. Largeur. Fin de la pute précédente 8. Parfois du cul. Sur la bite du bizuth. 9. Pas Dei. 10. Sodomie programmée.
    Reste à placer : vulve, clite, con, poil.
    
    
    LE TROU DU QUIZZ   
    Êtes-vous une femme ? 
    				Oui        _
      				Non       _
    				Autres     _
    Aimeriez-vous être 
    				Pute         _
    		        	Cultivatrice         _
    			Strip-teaseuse     _  
    Vous masturbez-vous ?
    				Jamais      _
    				Jamais      _
    				Jamais      _
    Aimez-vous les hommes ? 
    				Ben…        _
    				Euh...       _
    			C'est-à-dire...      _
    Votez-vous
    				À droite   _
    				À gauche   _
    				Au centre  _
    Votre mec porte-t-il 
    				À droite   _
    				À gauche   _
    				Au centre  _
    Votre tour de poitrine
    				90 C         _
    				85  D        _
    				A   10       _
    	----->    		cuirassé coulé.

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 6

    
    
    
    	    Le docteur Pascal Maatz habite chez lui tout clos. Grand et chauve, couronne bouclée grisonnante et fêtard, nombre de partenaires sexuels imposant, du moins pour un homme. Fut également marié, puis divorcé, à ses torts : Ludovika née Hirschheimer avait accouché la quantité, considérable en Occident, de trois enfants – ce matériau fera l'objet d'une autre narration. En ayant donc par-dessus le crâne, rendue fébrile et vindicative par tant de passades extranuptiales (rien de tout cela ne semble présenter la moindre vraisemblance : je ne vois que désert sexuel tout autour de moi...), Ludovika obtint la garde exclusive des trois garçons. Certains pensent qu'elle épousa son avocat, grand amateur d'enfants. 
    	Ils seraient tous partis dans le Cantal : au bout du monde. Le Dr Maatz connaît la route ; en remontant vers le nord-est par Fumel et Rouget, on gagne vite Aurillac, voire St-Flour. Mais à quoi bon. Confiscation donc de descendants âgés aujourd'hui de 8 à 14 ans, qui oublient leur père corps et bien. Rien dont l'homme se détache aussi aisément que des liens de paternité (Pascal Maatz ne dispose pas d'une sensibilité exceptionnelle : comment supporter, sinon, d'entrer ainsi, professionnellement, et par effraction, dans le corps des gens ? - exception faite cependant de ses émotions pieuses dans son oratoire, trop chaud l'été, trop froid l'hiver, juste  sous les tuiles du toit, où nul ne doit avoir accès).
    Il en change lui-même les fleurs. S'y livre à des ostentations secrètes de piété : acteur et public. Enfant déjà il installait, sous ses combles, une chapelle à Marie, nourrie de représentations saint-sulpiciennes : fades crucifix, chromos de madones – sur le sol un Antoine au discret cochon. Adulte à présent, Pascal célèbre son culte sur un prie-Dieu rapetassé, face à quelques objets larcinés sur les tombes (depuis, saisi de contrition, il demande pardon aux morts), sans oublier la grande Vierge tout en bleu et Thérèse  Gobe-Glaires (de Lisieux). Il se recueille ainsi entre deux consultants, leur faisant croire à des urgences. Fâcheux pourtant qu'on le voie redescendre de sa soupente en remontant, à la dérobée,  sa braguette. Il fréquente Bordeaux, 18 rue H., une habitude, selon Mauriac in Genitrix : Madeleine, de la  génération du  baby-boom (45/69) : propre, rangée, en gris, pas trop physique, la cinquantaine honnête avec un sac à main cabas  ; un peu popote, une fois par quinzaine, pour l'hygiène. 
    Le docteur ne veut pas savoir qui passe avant, qui passe après - « quatre ou cinq fois par jour lui dit-elle, on n'est pas des vaches tout de même » . Un jeudi sur deux. Il pourrait aussi bien séduire n'importe quelle femme dans un délai raisonnable – mais  pas que ça à foutre [sic]  

    COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 7

     

     

     

    	
    							X
    
    	Grand B
    François dit Frank Nau, cadet et chaussurier, naquit d'un autre père. C'est un lunatique, à qui survint la fantaisie de transformer un jour sa maîtresse Annemari-e (diphtongue germanique) - en pénitente du strip-tease, sans qu'elle ait pu toutefois y renoncer tout à fait. François dit Frank a souvent traqué chez lui, ou chez l'autre, la névrose de haut vol, sans pouvoir pourtant frôler ces hauts portails de la folie. François dit Frank n'a pas brillé par ses études ; ce n'est pas qu'il se soit particulièrement vautré dans la cancrerie : simplement, rien de ce qu'on appelle choses de l'esprit (la médecine ?) ne l'a véritablement passionné.  Le choix des chaussures, après tout - l'hygiène des pieds, jusqu'aux bonnes ou petites manières, gestes pour mettre ou ôter ses souliers, ne révèlent-ils pas l'homme et l'âme aussi sûrement que ses furoncles ou ses rythmes cardiaques ?  
    
    François dit Frank, passé vendeur après stage 
    à Fougères (mise en place, fichier clients),
    s'est porté acquéreur d'un atelier du Périgord.
    Tourne sur les marchés, négocie ses ventes,
    ce qui lui rembourse l'essence et l'usure.
    La camionnette s'ouvre à tribord par un auvent
    latéral, exhibant les chaussures en boîtes carton
    ou transparentes : Zaramion, Lady-Top,
    Princesse Alyne. Il faut bien vivre. Et,
    pour l'orgueil, affichant prix et délais, du
    sur mesures, « couture trépointe ».
    Lui reviennent parfois des éclairs hors-saison
    sur son passé, ou sur l'argent qu'il devrait
    à Pascal, s'il prenait cruauté à ce dernier de
    se faire rembourser. François dit Frank ne
    ressemble à son frère que par l'implantation
    de ses cheveux, dégagés à mi-crâne et blancs,
    depuis la trentaine.
    Outre les souliers haut de gamme et l'étude
    de la langue tchèque (hommage à grand-mère
    Agata), François dit Frank Nau s'intéresse
    au tarot, sans en tirer bénéfice, mais
    non sans conclure, en privé, sur certains indices :
    leur pléthore démontre nécessairement une trame
    explicative, ou l'autre. Le nébuleux devient
    déduction ;
    rien qui s'oppose plus aux logiques
    mathématico-médicales ! D'où, chez notre
    cartomancien, ce flou de l'âme et ce vice
    artistique : talmudiste ou catholique, marxiste
    ou freudien - quoi que vous puissiez ruminer ou
    concevoir, quelles que soient vos restrictions les
    plus personnelles - toujours l'un ou l'autre de ces
    vagues devins parviendra à ficher sa flèche
    au milieu de vos cœurs.
    Chaque lame reçoit de lui seul désormais
    sa signification, à sa guise. C'est pour ne pas
    entacher le renom de son frère, médecin généraliste !
    qu'il affiche l'identité controuvée de Frank Nau.
    Il n'a pu le faire inscrire à l'état civil, mais
    se désigne ainsi sur son auvent de camion :
    "Frank Nau, Fort-Saint-Jacques, Dordogne ».
    François dit Frank est un homme "sensuel,
    sans problème" - sens. ss. pb. Ils sont tous deux
    fils officiels d'un cardiologue nantais, rigoriste,
    qui préfère au bâtard son légitime. Renchérissant
    dans le convenu, la mère adore ce petit François,
    son "fils en coton" comme elle l'appelle. Bouclé
    avant même d'avoir blanchi. Dès la mort de
    ses deux parents, voici trois et quatre ans,
    Frank Nau manifestera de grandes dispositions
    hétérosexuelles, comme si en vérité la vie
    lui avait ôté le capuchon des yeux ; sa maîtresse
    actuelle est une Germanique, issue des
    Mertzmüller de Rauffendorf,
    aus einer großen Familie. Une grande blonde
    à tresses postiches, strip-teaseuse « en scène et
    à domicile », et qui n'accorde à ses peepers que
    la stricte abstinence.
    Que François dit Frank Nau, 1m 68,
    savetier (s'il en reste) à St-Jacques et
    Fougères soit parvenu à s'attirer les bonnes grâces
    d'une telle femme, une artiste ! tient du miracle :
    sociétal, conjugal - lui, le raté ("...ton frère
    a décroché son diplôme de médecine !") baise
    l'une des plus belles Èves de France
    et d'Allemagne. La mère, sans jalousie,
    demeure en excellents termes avec son fils,
    l'admirant même plus que l'autre : nul ne
    contestera qu'il soit plus facile, à y bien regarder,
    d'escalader sept années d'études après le bac,
    dont deux en externat même indemnisé, que
    d'inscrire sur ses tablettes non seulement
    une femme, ce qui en soi constitue déjà un exploit,
    mais l'une de ces athlètes glacées qui lèvent
    la cuisse en cadence ou se déloque savamment,
    fût-ce de Rodez à Béziers à mille francs l'entrée
    sans le champagne.
    X Pascal, pour sa part, exerce en contrebas d'un de ces bleds que surmonte un axe départemental, en l'occurrence Salbez-Moncap-Faucon. Le pharmacien occupe un recoin humide place Arbrissel (1047-1117). Potard et toubib se renvoient leur clientèle entre catarrhes et matins de cuites : le Baron d'Yeul se laisse boire et le brouillard tient bien la route. Entre les deux caducées, le simple et le double, se dresse la Salle des Fêtes au fond d'une fausse impasse - jusqu'à la chicane d'un sentier mal rembourré de tuiles, qui mène sous le nez des vaches et plus si affinités. Moncap, sept cents habitants,  façades et pavés noirs. CHAPITRE DEUX CONFIDENCES NON DE FEMMES – PREMIER DÉVOIEMENT 9 Ne pensons pas que deux confidentes se limitent à parler de cul ; nous évoquons ici pourtant, loin des métropoles, une horizontale en rupture de passes et son amie dont nous parlions plus haut, Annelore Mertzmüller, strip-teaseuse. Le piquant de l'affaire est en effet que la maîtresse du chaussurier et celle du médecin se connaissent et se croisent depuis trop d'années : Annelore offre en scène son cul dans une aura de compassion bouddhique, tandis qu'Madeleine Bost, ex-boulangère, se vendait naguère en métropole bordelaise pour 3 francs 6 sous, tarif Palais-Royal. Or les deux amies parlent le moins possible de sexe. Leurs assises se tiennent dans un salon de thé du quartier piéton, à Saintes (Mediolanum Santonum). Comme elles sortent d'une vie mouvementée, elles comparent leurs voyages. Elles n'ignorent pas qu'elles possèdent chacune son homme, sans se douter d'abord que ces deux-là soient frères, de noms différents mais de mère unique, et lorraine. Les deux amies connaissent les itinéraires, et s'échangent recettes et adresses de routiers : « abondants, mais si bruyants ! » - puis vont chasser plus loin. X À Châteauneuf-en-Bousse , au pied de cette place forte aujourd'hui renfrognée dans la neige, se cache le monument négligé de Robert du Plessis-Bertrand, que les livres d'histoire ne mentionnent plus. Mais nos demi-frères pour leur part découvrent un club de chasse, où se rencontrent des paysans forcément madrés, aux yeux non moins finauds, tous inoffensifs et reposants tant qu'il ne s'agit pas d'héritages ou de bonnes mœurs (nous disons "en-Bousse", nous excusant à l'avance auprès de l'équipe municipale, qui devra bien se résoudre à ce que l'on ne parle pas uniquement de sa commune en termes de dépliants touristiques). L'amitié entre femmes, dans l'imaginaire de l'homme, n'est trop souvent qu'une possibilité d'infinies consolations après une baise trop rude ou ratée, l'homme n'offrant souvent d'autre choix que l'allégresse du soudard ou la flaccidité de l'ivrogne… Il existe à l'écart de la route un hôtel au bas du plateau, vers le sud. Là s'est confiné un simple client ; il a monté la butte et l'a redescendue vers le nord dans la neige d'un chemin creux, cherchant le monument si encensé jadis par son maître d'école, aujourd'hui cénotaphe si délabré, où Robert du Plessis-Bertrand sur son lit de mort reçut des Bavarois les clés de la ville. Son corps se décomposa sur les chemins, et l'on dut procéder à une totale éviscération puis ébullition. Mais en COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 10 laissant derrière soi la Tarenne, l'homme lui a très précisément tourné le dos ; il remonte vers le bar-tabac, bredouille et réfrigéré, face au portail roman. « Quelle température fait-il ? » demande la patronne à la cantonade. -  Cinq sous zéro, répond-il. « Dix ! s'indigne la buraliste, moins dix ! - Je ne pense pas répond-il. La bonne femme prend vivement l'assistance à témoin pour fustiger ce plateau pourri coupé de tout on les voit défiler sur l'autoroute en bas, y en a pas un qui monterait s'arrêter ici - Madame, vous habitez un pays que vous ne méritez pas – mais il se tait. La tenancière prend parfois trois semaines pour arrondir sa bourse sur le trottoir de Limoges ou Bordeaux et se fait relayer par une collègue : roulement de roulures. L'inconnu repart en sortie de bourg, Hôtel Citarel, surchauffé ; se change, enfile son veston de curé, descend dîner. Deux couples en table 10 ; Pascal Maatz et son ex-boulangère en rupture de tapin, Madeleine Bost ; plus, sa meilleure amie, Annelore Mertzmüller, de noble famille schwartzwaldienne, avec François dit Frank Nau. Tous quatre mangent, boivent et s'agitent beaucoup ; l'ambiance vire à la baise d'après le dessert. Le prêtre anonyme repart dans sa chambre, guette par la porte ouverte de la salle de bain la bande son d'un coït acharné. Il se branle deux fois au-dessus du bidet, pour éviter les saloperies des chambrières, soigneusement hurlées à voix basse : il est dérangé çui-là tout seul la nuit et des traces dans les draps,. Les femmes, en effet, ne laissent aucune trace. Petit-déjeuner : « Qu'est-ce qu'il m'a mis hier soir ! (chuchoté) et toi ? - Il n'a pas pu, il était trop soûl ! Madeleine rescapée du trottoir confirme l'échec du docteur Maatz. Si petite, moche et terne - bouclée grisonnante - que c'est elle qui doit baiser le mieux. L'ouïe exacerbée du curé gris souris chope les miettes au-dessus des tasses. - Et le corbeau ? - ...un client - il part juste après. » Telle est très souvent la coutume chez les femmes : à tout échec au pieu, consolation lesbo. Entre femmes ça ne compte pas - les hommes, c'est curieux, pensent très exactement le contraire. Le prêtre paye ostensiblement. Tu vois bien ! murmure la Mertzmüller, à la limite de l'audible. Il flâne faussement dans le hall d'entrée, voit les deux amies gagner croit-il le couloir des chambres – pas d'issue par là – puis revient sur ses pas : moquette rouge muqueuse, chaque porte entrouverte émet de troublants effluves. Puis la ventilation forcenée (-5°) décèle au loin les ombres ambiguës des femmes de service, faisant de son cheminement toute une gynécographies ; second échec : les fesses flétries (par trop d'hommages ou trop de négligence) l'auront éventé. COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 11 Alertées par ce bon père en civil dont la fausse indifférence évite jusqu'au moindre frôlement de pain ou de cuillère, elles se sont entendues, au quart de cil, pour un refuge plus sûr. L'ecclésiastique fureteur se demande ce qu'elles ont toutes à jouir d'une façon si particulière. La solution serait que Mertzmüller, Annelore, strip-teaseuse, baise de tous ses centimètres carrés de peau, sans la moindre extériorisation, simulatrice à rebours (feindre de ne pas jouir), tandis que l'homme se contorsionne. C'est ainsi que les deux amies tenaient les deux frères dans l'ignorance ; eux non plus n'ont rien révélé, aussi chaque sexe s'imagine avoir dupé l'autre. Annelore après l'amour fait bouffer ses cheveux sur son front. Madeleine, bigote et pute, reste simplement moche ; elle baise le pendentif en croix qu'elle n'a pas quitté, chaste ce matin-là, en dépit des assauts médicaux plus qu'avinés. Annelore de son côté se livre dans sa solitude à la macération, mortifiant sa chair exhibée par des jeûnes, pour éviter sur scène les traces d'un éventuel fouet de discipline. La flagellation - expiation définitive - elle l'envisage contre un pilier d'église, juste la veille de sa retraite. Ce qui n'est pas demain la veille. Précisons si ce n'est déjà fait que le père Duguay (l'espion d'hôtel, c'était lui ! d'où la fuite ! ah le con!) est curé de cette paroisse. Madeleine ne l'a pas reconnu. Annelore, bien évidemment, si. Elle ne l'a jamais décrit. Elle a rejeté tout scandale entre les petits pains et les cafés. L'impudent François Duguay ne sera ni petit, ni chafouin - ni énorme ni maigre, ni rien de ce que sont les curés dans les livres, mais parfaitement banal, si ce n'est un penchant vers l'espionnage masochiste, et, jadis, une propension à faire l'original dans les fonds de bistrots pour attirer l'attention des hommes à l'heure de la fermeture, puis s'éclipser sans conclure… Quant à sa bonne, la soixantaine, bigote en sauce, teint de pruneau, ex-jeannette et guide, elle n'a pas du tout le sexe fripé, comme se le figurent les mécréants, mais une vulve à peu près vierge, parfaitement constituée, par analogie avec le zizi qu'il nous fut donné d'apercevoir sous les draps d'hôpital, vivement soulevés, où gisait un curé de C., agité par les drogues. Moi qui vous parle, j'ai entrevu un zizi de curé, et il n'était pas pédophile, je le jure. COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU CHAPITRE TROIS 12 DEUXIEME DÉVOIEMENT Le but du jeu est d'établir un savant basculement, de la Vie à la Mort (au masculin comme il se doit, der Tod), de l'ascétisme à la joie s'il se peut. Or passant quelque jour par l'immense cimetière de Limoges, j'y fus frappé par une épitaphe poignante, sur une plaque émaillée : "A MON MARI – A SON ŒUVRE" accompagnée d'un autoportrait à l'encre sous verre bombé, assez bon, sans plus ; d'autres portraits ornaient trois dalles voisines, comme si les amis du défunt avaient poussé l'abnégation jusqu'à se faire inhumer dans la même section. Mon dos fut alors parcouru d'un frisson. Je fus aussi frappé, à Limoges, mais plus subsidiairement, par la carte postale représentant "l'Hôtel de Ville" d'Alfred Leclerc, "construit à l'imitation de celui de Paris" ; ce qui serait risible, si je n'avais pas assisté à un spectacle théâtral extraordinaire, où tout s'explique : une troupe locale avait ressuscité le sinistre cabaret du Dernier des Hommes à St-Cyr-sur-Morin, Zone crapuleuse des années 25, dans une nostalgie pathétique. Venu à Limoges pour me changer d'air (à chacun son budget), je retrouvais le dépaysement, au creux même du dépaysement : ces comédiens limousins non plus n'aimaient ni leur ville ni leur époque. Je voyais sur la piste des Limougeauds et Geaudes clamant (...archifaux!) la soif inextinguible d'un Paname inexorablement passé et dépassé - celui de Joséphine, celui de Paul Poiret ; d'un Paris aspirateur de tous les arrière-grands-parents arrachés de leurs vertes prairies bien fauchées d'Ambazac ou de St-Yrieix .Spectacle à tordre les entrailles, grandiose, ringard, englué quelque part dans les marécages des second et premier degrés. Beate Hoffmann, bonne du curé (« pute le week-end à Bordeaux rue H. » - ce serait drôle) s'enfuira peut-être en compagnie de l'essuyeuse de verres au fond du café de La Teste (Gironde), formant l'un de ces si nombreux couples de femmes en cavale. Quant au docteur Maatz, client occasionnel, il deviendrait si bouffon dans ses oraisons, là-haut sous les combles, qu'il s'en suiciderait. Mais les poutres sont trop basses. Je calomnie mes personnages. X COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU CHAPITRE TROIS 13 Les hommes communiqueraient par téléphone car ceci se passait en des temps très anciens. N'est-il pas préférable d'entendre une voix humaine au bout d'un fil ? telle est du moins l'opinion courante. Les personnages féminins se déplacent, personnellement, plus volontiers. Il faut de nos jours que les femmes figurent le mouvement, après avoir symbolisé du fond des âges l'immobilité ("L'homme est le voyageur, la femme est le clocher", disait à peu près le plus mauvais Musset). COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 14 CHAPITRE QUATRE TROISIÈME DÉVOIEMENT Ben Zaf. Tête rouge, bouche toujours ouverte comme une carpe sur la berge. Perpétuellement vif, gros et hors d'haleine. Le docteur Maatz fait sa connaissance à l'occasion d'une exposition, car Fat Ben Zaf tient galerie, et le toubib veut persuader sa maîtresse autrefois pute, Madeleine Bost (9 rue H.) à présenter au public ses productions plastiques. .Naîtra entre ces deux hommes, le médecin et le gros tenancier, une complicité inexcusable entre deux êtres opposés, au nom de l'art. Maatz parle donc ainsi à son complice : "Je veux que tu trouves merveilleux, incomparables, les sculptures de mon "habitude" (il le tutoie d'emblée, lui explique brièvement ce qu'il faut entendre par "habitude") « et que tu le fasses savoir, partout autour de toi ». Le patron de bar-galeriste commande à travers salle un "Bourbon Quatre Roses" pour lui et son client. Toujours haletant, toujours soufflant : Sa Vitalité est épuisante Il boit peu. Offre des orangeades avec ou sans vodka. Madeleine, pute-sculptrice, assiste cette fois aux entretiens suivants. Il s'agit donc d'exposer ses sculptures : laides, pyramidales, cubiques ou sphériques plus ou moins barbouillées, emboîtées, râpées, lissées. Le gros Ben Zaf se montre enthousiaste. Une fois sifflés les orangeades et le bourbonsmall batch petit lot ») le contrat est signé. Madeleine Bost est tirée d'affaire, 2-64-03-05-61-0814. Elle sculptait déjà entre deux passes. Le petit studio près du lit à « deux places l'un dans l'autre » devenait exigu. « Moi, je sculpte » précise-t-elle. « Les autres ne sont que des installateurs ! des étalagistes . » - Madeleine, ôte ta poutre… Parfois même elle soude au fer Conrad 50W. Ben Zaf répète en boucle c'est inimitable - ça n'a rien à voir. Les critiques sont assassines : "L'esthétique du panier à salade" (Les Aventuriers) - parfois les critiques écrivent vraiment ce qu'ils pensent. « Ce qu'elle sculpte tient debout, n'importe où, s'adapte à tout, noir ou blanc, gris, rose. » François dit Frank Nau, chaussurier, encourage du fin fond de l'Ille-et-Vilaine la maîtresse de son frère. Le docteur Maatz : « Surtout ne pas déprimer ! » La médecine selon lui se tient stricto sensu entre le laisser-faire naturaliste et le minimum interventionniste. Pascal, dans sa pratique et dans ses goûts, s'oppose à l'acharnement thérapeutique. Il serre dans son portefeuille un formulaire en ce sens COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 15 CHAPITRE QUATRE Mourir Dignement. Don du foie, de la rate et du cœur (ce qu'il en reste dit-il). Jamais le pieux docteur Maatze n'est parvenu à faire modeler par sa maîtresse la moindre Maternité ni Pietà. Il est vrai que certains artistes ne se font aucun scrupule de dégager, dans le creux d'un bois flotté, à coups de gouge, une boule surmontée d'un crâne : "La Vierge", déclament-ils, "avecques son Enfant" (ou ce qu'on voudra). Le docteur prie toujours quant à lui devant sa Vierge bleu ciel dès qu'il en a l'occasion. « Mais pas devant des sphères » dit-il. L'amant d'Hélène - sculptrice d'occasion - joue le bon prince et paye tout. Dans ces relations improprement qualifiées de "machistes", c'est aussi bien la femme qui protège l'homme. De l'autre côté de la table à café standard grenouillent le gros Arabe et son bourbon : "Ben Zaf, "Fils du Vent" - « Fils de rab » rectifie le docteur – Kader lui jette un regard noir - « ...je prends 20% à la vente. L'exposition se fait dans le bar : rez-de-chaussée, mezzanine, à votre choix. Toute sorte de compartiments et de recoins, bien éclairés de partout, grande surfaces exposante. » Le bar occupe la totalité du rez-de-chaussée, mezzanine à balustres sur trois parois. Le plancher pose sur des entrecroisements de pilotis, face au port envasé 14h/24 – embarcations sur le flanc à marée basse. Sous le plafond se suspend une pinasse Bonnin Frères à hélice 1909 : L'Amicale, à mi-hauteur, passée au brou de noix. Juste sous la quille, un comptoir biface en longueur alla spina (long mur aux deux extrémités duquel viraient serré les chars de course– perchoir des parieurs téméraires). Et de partout, Bordeaux, Lyon, Rodez, accourent peintres et sculpteurs pour profiter des effluves de fraîchin et de brai de calfat. Ben Zaf s'essouffle, boit peu, tend sur son ventre à bout de bras des contrats que chacun signe et parafe. L'exposition tiennent les plus grands pans de mur auprès du bar, ou les surfaces lambrissées sur deux niveaux. Pas question d'accéder à la pinasse qui fracasserait tout sous sa chute. Ben Zaf de plus se flatte d'une excellente initiative : inviter un big swing band à péter les tympans, avec piano dans le fond et sexagénaires hilares sur la photo du site, trompette, rythmique etc ; (Ben Zaf n'y connaît rien) « juste pour le vernissage" - contresens aussi barbare que « Jazz en Quercy » ou de Haute-Provence au pied des vieux murs, dont les meilleurs tutti évoquent au mieux l'harmonie du verre pilé au fond d'une lessiveuse -ou si vous préférez, une soirée Salsa-Clé-en-Main ? Mais 20 % de réduction ne sont pas à négliger. Devoir se brailler dans la gueule pour s'entendre parler pousse à l'indulgence, et les buts du Dr Pascal, pour l'instant, restent encore obscurs. COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 16 CHAPITRE CINQ Le Père Duguay à Châteauneuf, espion auriculaire, s'est vu précisément délégué auprès d'Annelore M., strip-teaseuse au grand cœur, qui se fait troncher en chambre après avoir offert en scène son spectacle à Dieu. Le prêtre connaît aussi Fat Kader ben Zaf à la Teste, près d'Arcachon. Tout ce petit monde bouge beaucoup. Chaque demi-frère (le médecin, le chaussurier) s'est mis en tête, un moment, de corrompre, quelle qu'en soit la manière, la maîtresse de l'autre : celle du pieux Généraliste, celle du Godassier ; comment s'y prendre ? Pascal prépare toute une casuistique, afin de paralyser petit à petit la strip-teaseuse de son frère dans le filet du péché, on ne peut plus étranger à cette dame. Or ce premier projet s'avère intenable : trop de consultations, trop de contestations, de pages à composer, trop de soi-même à jeter dans une tâche frivole ou dans un trou sans fond : devenir célèbre et rester soi-même ? un tour de force ! bien sot qui place sa survie sur une si hasardeuse barcasse - écriture, lecture, qu'est-ce donc que cela ? Chacun se borne donc, en définitive, à défigurer sa propre maîtresse, et, sans le savoir, court au désastre  : en effet, une telle individualisation des tâches les perdra tous deux. Le Père Duguay, mandaté dans un premier temps par les deux frères, ne rendra donc plus ses rapports qu'au spécialiste du pied, François dit Frank Nau. Le prêtre espère à présent voir, et non plus entendre seulement, telle ou telle femme en train de baiser, au lieu de se branler lui-même misérablement à l'abri d'une cloison au-dessus du bidet (pas de tache, évacuation immédiate). ...Après son espionnage donc des corridors d'hôtel, le Père Duguay (ni grand ni petit, ni chafouin ni ventru ; c'est déjà trop qu'il soit ordonné prêtre) a regagné son église en lave, dont le porche un peu de biais fait à peu près face au bistrot-cartes-postales, de part et d'autre de foutus courants d'air. Il ne se sent chez lui que dans son église, multipliant les signes de croix, recueillant les maigres aumônes des troncs : St-Antoine, Ste-Thérèse (qui a vraiment sur sa photographie des traits de paysanne). Il ne se rappelle plus quelle autre, ou peut-être la même, fut obsédée dans son agonie par la vision d'un grand mur gris. « Le Christ est peut-être un grand mur gris". Duguay prie à genoux bras en croix, ou de tout son long sur les dalles quand le portail est clos. Toute exubérance est en effet honnie du peuple autant que du Clergé, qui s'est bien juré de mettre au pas les visionnaires et autres saltimbanques ; Duguay a tout intérêt à se méfier des vieilles salopes qui ont viré son prédécesseur, lequel avait émis des doutes, pendant son sermon, sur la virginité de Marie ; il en avait été de même COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 17 CHAPITRE CINQ pour le précédent, parti visiter Nazareth avec le Denier Jubilaire, au lieu de le donner aux pauvres. Duguay passe un peu trop souvent derrière le vieil autel, celui qui ne sert plus, pestant contre les chandeliers fendus sous la crasse. Il se souvient aussi d'un soir où, de son vivant, perdu dans les Landes, il s'était réfugié en tenue laïque au fond d'un bistrot avant fermeture. Et à son insu (donnez-moi mon Dieu pleine maîtrise de mon corps) avait multiplié tics et mimiques au point d'attirer l'attention d'un client du cru. Ce dernier s'était détourné des autres, et le contemplait depuis le bar d'un air étrange. Duguay s'aperçut alors, avec un horrible malaise, qu'il avait dragué cet homme, et qu'il ne lui faudrait pas trois minutes avant que cet inconnu ne le rejoignît à sa table et ne l'invitât chez lui tous volets fermés. Duguay s'éclipsa in extremis et ne voyagea plus. Depuis, il se cloître dans son église : verrou poussé, génuflexion, traversée de la sacristie - trois marches de plus, et le voici au presbytère mitoyen. Parfois il salue l'autel en claquant des talons, bras tendu. Jamais Monseigneur n'a eu vent de lui ni de sa paroisse. Pourtant le prêtre est bien dingue. Son invention favorite était le téléphone, qui, sans posséder encore (à cette époque) la magie de l'informatique, permettait déjà de réduire les contacts au seul son de la voix : il obtenait instantanément, dans la discrétion, ce musulman du Bassin d'Arcachon qu'il avait connu jadis Dieu sait comment. Tous deux, Kader Ben Zaf, bien grossi, et lui, prêtre ordinaire, obéissent aux directives des deux frères : Pascal, médecin, et François dit Frank Nau, vendeur de chaussures. Mais ces deux-manquent d'envergure, et de résolution. Ils se contentent de prendre des nouvelles, comme un maquereau « relève le compteur », mais sans la moindre trace d'arrogance. Ben Zaf se charge donc, en définitive, de l'ancienne prostituée, Bost, et l'héberge pour rien dans sa soupente, lui faisant enchaîner stage plastique sur stage plastique : Maatz l'a persuadée, quant à elle, de se sculpter sculptrice, lui fait miroiter les prestigieux débouchés d'un café-galerie visité depuis Paris. Depuis, Madeleine ne quitte plus guère le Bassin, glaise au four après glaise au four. Cela lui convient. Son amie, la Mertzmüller, là-haut, s'effeuille encore sur les scènes de Tarbes ou Montluçon, et n'en démord pas : c'est faire œuvre pie que de montrer son cul, œuvre divine. Annelore affirme avoir préservé plus de cent trente pédophiles du passage à l'acte – à moins qu'elle ne les y ait incités, car il est formellement interdit aux effeuilleuse de se prostituer sous peine de renvoi immédiat ; elle excite, puis se dérobe. Que reste-t-il au soulagement des hommes ? pour certains pervers, la réponse va de soi. Mertzmüller Annelore apprécie pourtant l'acte de chair : à COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 18 CHAPITRE CINQ chaque assaut charnel du marchand de chaussures, elle émet un grand cri, comme à l'hôtel de Châteauneuf précisément où le Père Duguay appréciait, de manu, son art du cantabilé amoroso ; les injonctions de François dit Frank à son âme pusillanime et damnée restaient confuses - à moins qu'il ne se fût agi de faire toucher du doigt l'irréparable séparation de l'âme et du corps ? ...conception qui révulsait, précisément, le père Duguay. Parfois, le prêtre se prenait à détester son Église. Et tandis que son commanditaire François dit Frank s'essoufflait à suivre l'effeuilleuse de Néris à Forges-les-Eaux, le bon père, pour sa part, demeurait sur le plateau, en retrait, jaloux de reprendre pleine autorité sur elle, et craignant les pédés de rencontre. Les deux frères pensaient asservir leurs maîtresses respectives, leur faire payer ce qu'ils n'avaient jamais vécu : être femme. Il faut en vérité que ces deux-là soient bien frappés. Qu'ils aient beaucoup de temps ou des réserves sur leur compte. Leurs activités en effet s'effilochent. La demi-fraternité n'aboutit qu'à l'éventail restreint des demi-mesures. Jamais ils n'auraient songé tous deux à se concerter, à échanger de longues stratégies. Chacun pour soi : est-ce que ce sont des manières ? Les deux maîtresses ne les voient guère que de loin en loin, uniquement pour un coup, « une passe ». Les dialogues restent brefs, si les actes sont prolongés ; la corvée n'est pas coûteuse. En vérité, chacun, ici, chacune, pense à autre chose. Il faut donc nécessairement que les acolytes, Père Duguay sur le plateau et Fat Kader sur le bassin, fassent fausse route. Sinon c'est à pleurer. Les deux supposées victimes, rappelons-le, se consultent régulièrement, non seulement à Châteauneuf-en-Bousse, comme il est normal entre belles-sœurs de la main gauche (ayant fini par l'apprendre), mais aussi, ce que les hommes ignorent, dans le fameux café vieillot, religieusement conservé, de la zone piétonnière à Saintes (Charente Maritime).

    COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 19

    CHAPITRE SIX
    
    
    
    
    			« Allô ? Fat Kader ben Zaf ? tout baigne à La Teste ! » C'est le mot de passe. Kader fait fête à l'autre bout du fil à son ami Duguay, prêtre et acolyte en manipulation : oui, dit le cabaretier ; mademoiselle Bost, ex-boulangère des trottoirs, mord à l'hameçon, se pose en artiste, et commence même à sourire. Des stratagèmes sont élaborés pour écouler ses œuvres, grâce à quelques habiles galeristes et commissaires priseurs. Quant au curé, là-haut sous sa Margeride, que peut-il prétendre ? Avoir persuadé Annelore de s'enterrer quelques journées par mois à Châteauneuf-en-Bousse (1280 mètres), pris d'assaut par Robert de Montbrond (1370) – tient déjà de l'exploit.  	En vérité pourtant, les  négligences et le dilettantisme des commanditaires ont abouti à ce constat : les seconds rôles ont pris le pouvoir. 
    
    							X
    
    	Annelore Mertzmüller, comme nombre de mystiques, éprouve souvent une nécessité de discipline et de rachat : entre ses tournées, soumises aux aléas de crépusculaires imprésarios, elle se livre à des retraites, conjugales sinon monastiques, auprès de  François dit Frank Nau, marchand de chaussures, en son hôtel Citarel chambre 8 – sans toutefois dépasser le fétichisme des jarretelles, ce que la  femme (en quelque sorte) estime dégradant - so gemein !  soupire-t-elle, so erniedrigend ! Mertzmüller jouit peu. Quant aux autres décrochages, Mertzmüller les consacre à ses bronches, pour les soustraire aux tabagies passives sous les voûtes des caveaux et autres bars à musique.  « Nous irons » dit Frank « à Châteauneuf-en-Bousse, ou bien La Chaise-Dieu ». 
    	Va pour Châteauneuf. Le père Duguay se rengorge, abreuve là-haut sa victime de  casuistique, invoque les grands jésuites du XVIIIe siècle, les RR. PP. Habert et Valla. Pensée rococo dit-il. Annelore lui prête une oreille indécise ; le cadeau visuel de sa chair nudée aux messieurs (et dames) très chics et d'un certain âge lui semble encore bien plus personnel que toutes les pénitences et réconciliations. Les reproches de frivolité la laissent de glace. La translation de sa beauté (toute palpation serait du dernier déplacé) relève non seulement les virilités flapies mais aussi  à ses yeux son propre niveau de conscience, infiniment supérieur aux raisonnements vétilleux d'un jésuite. 	Cependant, Annelore étouffe. Les frères commanditaires ont laissé carte blanche à Duguay. Ils se sont fait, sur le Bassin ou sur les hauts plateaux, supplanter. Les demi-frères soudoyeurs n'ont rien pris au sérieux, ni les entraves ni leur amour. Le temps des donjons n'est plus, mais des têtes vides et des cœurs de papier. Ce que  Duguay n'a pas prévu, c'est qu'Annelore est de plus en plus attirée par Beate Hoffmann, servante et dentellière ; car l'amitié (tout sexe hors sujet) se révèle souvent plus ardente que toute autre attache de convention. Aucun rapport avec les compensations que l'on s'octroyait entre femmes, quand Pascal et Frank (calibre 420) partent en chasse. Tout reste bien compartimenté ; Annelore la strip-teaseuse consolide, au fond des campagnes, des relations plus solides qu'entre filles de salle. Elle rejoint, au second étage du presbytère, la bonne du curé, bossue d'origine allemande elle aussi, la soixantaine. Qui recoud, reprise tout, aubes, surplis réglementés par Vatican II. « Au contraire de mon métier », dit l'effeuilleuse en souriant. 
    	La sexagénaire invente et brode à satiété ses vêtements sacerdotaux, comme avant la tenue du Concile. Elle en coud même de très excentriques, inspirés du cinéma (cardinaux à roulettes ?). Il règne entre ces deux femmes, Beate und Annelore, dans cette mansarde à l'armoire profonde, d'impalpables affinités. D'emblée, elles se parlent en allemand - Annelore ne trouve à l'employer sur scène que dans ses pastiches de Marlène, longue et grave - qui ne lui conviennent pas. Quel plaisir de converser avec Beatrice, qui préserve ce Hochdeutsch suranné de Luther, prononcé en lettres gothiques... Nul ne les comprend, pas même le Père Duguay, qui se targue de germanisme, niveau guide touristique : n'a-t-il pas rédigé la notice Châteauneuf-en-Bousse und seine Umgebung (« et ses environs »), dont une touriste du Mecklembourg lui a renvoyé à sa grande honte un exemplaire abondamment rectifié, qu'il dissimule mais consulte. 
    	Les deux femmes baptisent leurs conversations d'un beau nom français : « Les Entretiens de la mansarde » ; ils portent sur la nomenclature des habits ou ornements, dans les deux langues ; sur les points et figures de broderies et brocarts. Ces envoûtantes litanies bilingues pourraient aussi bien tirer de l'ombre ces solides armures des combattants terrestres, reîtres et chevaliers d'Auvergne et de Dauphiné sur les rives du Rhône, entre St-Clair et Condrieu - de celles que portait précisément vers 1330 Robert du Plessis-Bertrand. … Après de longs silence où toutes les deux cousent (Mertzmüller lève ainsi de mémoire ses patrons de scène), les propos s'orientent inévitablement vers les grandes manœuvres des Mâles et des faux-culs (falschen Fünfziger, « faux quinquagénaires »…) : « Je vous sauverai de toutes ces manigances chère amie, croyez-moi ! » Beate (« Sœur Beate », dit le prêtre) se chipote souvent avec le Père Duguay, de ces petits accrochages entre cousin/cousine passé l'âge de se tripoter – comme s'ils l'étaient en vérité.
    	Le sujet de ces escarmouches est souvent de savoir l'usage auquel il convient d'attribuer les grosses pièces de 10F de la quête, 
    
    
    CHAPITRE SEPT
    
    
    
    Bien que la fille Bost, prostituée rangée, participe aux orgies modérées de Châteauneuf (quand le Docteur à jeun s'y rend en vacances), il lui reste son « ouverture sur le Bassin » ;  là-bas, sa principale alliée reste la propre épouse de Fat Ben Zaf. Autant ce dernier, directeur de son stage, rouge et haletant (combien de temps encore ?) répand autour de lui le vent et l'agitation, autant sa compagne se cantonne, attentionnée, à l'office du bar. Le jour du vernissage, le swing band bien tonitruant s'était montré commode pour elles deux : par-dessous le vacarme des cuivres, elles vaitn découvert un de ces tunnels de fréquences bénies des sourds et audibles d'eux seuls. 
    	Mais qu'un intrus survienne – qu'est-ce que tu peux bien entendre avec le son si bas -  et force le volume -  et tout se brouille ; le sourd ou la sourde se lève et s'en va. « BCBG » est le surnom donné par Fat Ben Zaf à sa femme. Femme aux longs cheveux blonds serrés en queue de cheval, meilleur et seul appui d'Madeleine, dont elle n'ignore pas l'ancienne vocation. 
    
    
    
    
    CHAPITRE HUIT
    
    
    
    
     De pères différents, Pascal et François dit Frank Nau, ne s'étaient véritablement connus que vers leur 22e année, s'étant bornés à quelques cartes de vœux. Leur mère s'était remariée . Elle  exalta le premier fils, celui d'un avocat, aux dépens du cadet, fils de médecin, futur marchand de chaussures : « Tu te rends compte ? pour un fils de médecin ? -  Oui maman.» Quant à l'autre géniteur, celui de Pascal Maatz, il était resté seul, ombrageux ; il avait livré son fils à de sombres études de médecine, ayant pour sa part préféré le droit. Lorsque le fils Maatz eut enquillé avec succès ses trois années de DFG, il éprouva donc le besoin de connaître son demi-frère François dit Frank, le marchand de chaussures. 
    	La première entrevue manqua de chaleur : le futur docteur Pascal, outre une sacrée bougonnerie, manifesta déjà les inquiétants symptômes d'une bigoterie de fraîche date : « Bigot, bougon - bien la peine de faire des études », lui reprocha François dit Frank. Lequel courait marchés et foires, du Maine-et-Loire au Tarn,  s'approvisionnant si nécessaire en cuir car il cordouanait lui-même à l'occasion, « pour  ne pas perdre la main » ; il possédait la faconde des vendeurs publics, ne la quittant que pour sa compagne, envers laquelle il se montrait, de façon très inattendue, plus réservé. Il arrivait même qu'il la corrigeât, devant son propre frère. Il reçut de ce dernier une lettre particulièrement mortifiante : « Tes plaisanteries » écrivait Pascal, « atteignent un niveau de platitude jamais égalé. Tu manques de la plus élémentaire ambition .» François dit Frank, malgré son nouveau prénom, restait mou. 
    	Passé six mois de bouderie,  la correspondance reprit, mollement : santé, comptes commerciaux, ou bien, côté médecin, de fastidieuses évocations de paysages. Soudain tous deux se découvrirent, au hasard de ces confidences écrites qui surviennent en pleine indifférence, pour meubler : un goût de possession, d'emprise, sur leurs maîtresses respectives, « à moins qu'elles ne les possédassent eux-mêmes » : la seule idée d'une telle inversion jetait les deux femmes dans le fou-rire. La mère des deux grands garçons s'étant ces entrefaites entichée de secondes noces  aux bras d'un amant bolivien, les demi-frères se revirent plus librement à Fougères, puis à Moncap (Lot-et-Garonne) où Pascal exerçait obscurément, puis à Châteauneuf-en-Bousse, en Lozère, où survinrent les premières copulations plus ou moins ardues, assez souvent simultanées : cela faisait longtemps que les deux maîtresses se consolaient l'une l'autre.
    	Les deux frères se découvrirent aussi, ou se forgèrent, un goût commun pour la chasse et l'ennui. Ils décidèrent, à huis clos, de briser une fois pour toutes leurs femelles, par désappointement de les faire mal jouir. « N'en disons rien », chuchotèrent-ils, « car la vie de province est dure » - les deux fils, orphelins de pères, délaissés de mère, se devaient de prendre leur revanche !  La terne pute Madeleine Bost serait promue grande artiste départementale par un Maghrébin scrupule.  Et l'autre, l'étincelante, die prinkelnde Annelore Mertzmüller, offrant sur scène un corps savamment dévoilé, apprendrait d'un curé haut-languedocien, le Père François, voyeur, l'ineptie, l'hérésie de ses  porte-jarretelles et autres ornements, et la supériorité autrement gratifiante de la prière.
    	Périlleuse double manœuvre, échanges bâton-bâton avec doubles saltos. Les filets tiendront-ils ? Entraîneurs : Fat Kader Ben Zaf, en son bar du Bassin, et sur le plateau, le père Duguay. Monique, épouse du tenancier girondin, et la bonne, Beate Hoffmann, feraient tout, chacune dans son angle, pour graisser les barres, pour que les hommes tombent. Ainsi s'expient les sexes. Du fond de son antre, Fat Kader déploie toute une panse d'enthousiasmes afin de justifier l'alliance hideuse entre swing et peinture, où les brames du cuivre assassinent sans remède toute velléité de sensation plastique. 
    	Parfois c'est un tableau, heurté du coude, qui s'effondre au sol. On époussette, on replace.  Dans l'ignorance de Wagner, Fat Kader accomplit le Spectacle Total. 
    
    						X	
    
    		Le remodelage dévolu au Père Duguay semble plus ardu : Mertzmüller dispose d'arguments liturgiques imparables : prenez et mangez-en tous, car ceci est mon corps. Un tel dévoiement ne peut s'ancrer que dans le vice ! Pascal Maatz quant à lui flagelle son esprit sous sa soupente et les yeux de sa Vierge en plâtre peint. « Je ne suis pas croyant » dit-il « j''accomplis des rites ; mes universités, mon positivisme, m'interdisent tout basculement mystique. »  Et ce qu'il mime devient ce qu'il croit. Le médecin ne veut rien prouver ; il se trouble hors de sa spécialité. Foi, doute ; médecine, échouent dans le monde réel en dépit de nombreux hybrides et de tous les cyborgs. Voilà pour le Salut. La Charité ? de nos jours, les soins gratuits, chers aux fouriéristes, ne sont plus nécessaires : la SS concrétise, cautérise toutes les légendes. 
    	Le médecin prodigue à tous sa substance charitable. Peut-être manque-t-il à Maatz d'être le docteur des pauvres. L'amour terrestre enfin, comme il le mène,  empile les imperfections. Rien ne distrait donc Sa Morosité. Ses sports favoris sont portés au pinacle, puis au pilori, jusqu'au tennis « qui détraque le poignet » (« sport » vient du français « desport », « divertissement ». Madeleine Bost, ex-tapineuse de la rue H., qu'il exile et cloître non pas en Margeride à portée de griffe du Père Duguay - quelle folie de réformer celle qu'on devrait tuer – mais dans une lourde brasserie testerine, sous un ventre opaque de Tunisien. Fat Kader lance tous  produits statuaires ou picturaux, comme si leur séjour sur ces cimaises valait accession au Grand Bazar de l'Art. Pour sa part, en son cœur, même en confidence à sa Vierge, Pascal Maatz traite Madeleine de «fade  greluche ». 
    	Expression tout droit inspirée par son frère François dit Frank.  Ce dernier lui suggère un certain mépris envers son ex-prostituée de maîtresse («mon Annelore, au moins, ne fait que montrer artistiquement son cul »). En retour,  docteur Maatz-Bigot englue son puîné de culpabilité religieuse : « N'as-tu pas honte de voir à quel point la Vierge a souffert pour toi ? » La question est de savoir si l'humain représentera la perfection divine. Pendant ce temps Madeleine la Pécheresse, après le modelage, se fait une réputation de fumeuse d'herbe frelatée. Les dealers de verre et de laque (on trouve de tout, même dans la coke…) adorent Madeleine, les  exposants font de même. Sa personne et ses œuvres jouissent d'une popularité croissante, mais priorité à la beuh.    
    	Annelore Mertzmüller, au pied de la Margeride (Truc de Fortunio, 1554m.) vit à présent à l'hôtel choisi par Maatz, qui se mêle des affaires de son frère. Elle reçoit régulièrement le bon Père chargé de lui injecter le virus du remords. C'est le docteur Pascal (et non pas Rougon) qui les domine tous, même si François dit Frank n'est pas en reste pour la contamination rampante. 
    
    CHAPITRE NEUF
    
    
    
    
    	Le Père Duguay reçoit son médecin commanditaire dans un oratoire : ce n'est en vérité qu'un vieil autel de fond de sacristie, au coffre arrière jonché de débris : sous-verre de saint Joseph, un autre de Paul Miki supplicié à Nagasaki en mille six cent vingt-deux ; les palmes plastifiées de saintes Juste et Rufine patronnes de Séville et des potiers. Ce bric-à-brac heurte le docteur Maatz, si soigneux de son sanctuaire saint-sulpicien. Il voit aussi des colonnes en bois torses pour baldaquin, et trois chaises rempaillées par Cécile, mère vénérée  de Charles P. Mais il inspire à pleins sinus la poudre de vieille encaustique. Voyant son hôte froncer les narines, Duguay se méprend, propose de passer chez lui, mais Pascal Maatz tient à rester là, parmi les prie-Dieu et les planches de confessionnal. 
    	Il confie au prêtre, qui croise les jambes (cela se tolère aujourd'hui) qu'il entretient lui-même, deux étages au-dessus du cabinet, son petit lieu de culte où il brûle, régulièrement, de petits cierges à la cire d'abeille et de l'encens vendu par boîtes de 20. Le prêtre blâme ces bigoteries. Quel est l'objet de votre visite ? - Je possède une femme… - possède, quelle drôle d'idée - que j'aimerais lancer sur le marché de l'Art. Elle expose pour l'heure au Café Ben Zaf de La Teste. Résistera-t-elle à tant de gloire ? 	
    	- Je ne retourne plus jamais dans ces régions, répond le prêtre. Je ne retourne plus nulle part. Ici je suis, ici je reste » (marre d'être pris pour un dragueur à tantes dans un arrière-bistrot) « La gloire n'a jamais effleuré même de loin la moindre expo de brasserie. Fat Ben Zaf m'informe au téléphone trois fois la semaine - Madeleine Bost ne court aucun risque. »
    	Assurément, l'exposition n'était que la première étape, unique en général ! D'un chemin de croix promotionnel. Mais il fallait un doux rêveur, une rêveuse invétérée quoique pute, pour imaginer une suite. Impitoyablement le Prêtre moucha un par un dans sa conversation tous les cierges fumeux de ce ciel des esthètes (« lamentablement substitué, entre parenthèses, au Ciel des catholiques »). Et les dévotions solitaires (« vous m'en aviez déjà parlé ») d'un médecin de bourgade sous le toit de son grenier ne présentent (« excusez ma rudesse ») aucun sens commun. - La religion en soi est une absurdité » réplique Pascal. « Pourquoi donc priez-vous » rétorque le prêtre. 
    	- Vous n'êtes pas croyant ? 
    	- Cherchant » répète Duguay. 
    	Il esquisse un ricanement, puis tombe dans un de ces accès d'hilarité qui s'empare du Dalaï Lama lorsqu'il s'exhibe à la télévision en pleine prière. Car oui, le Dalaï-Lama riait. Il avait même des crises de fou-rire. Ça foutait tout par terre. Un tel ricanement de prêtre catholique, et qui plus est directeur de conscience et convertisseur d'effeuilleuse, réfutait d'emblée toute accession au transcendant, au-delà même de tout amour ou de pardon. 
    
    	Banal, non ? Ainsi ou à peu près s'exrime Pascal (le Grand, le Blaise) dans ses Pensées. Pour ce qui est du Père Duguay, « second couteau monté en graine » (pour emprunter au Savetier François sa métaphore), la voie pavée de mystique d'un certain Abbé Darboy d'après saint Denys, ou, plus tard, les tourments d'un Ernest Hello, ne lui avaient laissé qu'un vague scepticisme dépourvu de certitudes, car le scepticisme a ses certitudes. La nature ingrate du père Duguay s'était donc prise au double nœud coulant des deux escaliers de l'Esprit : folie spéculative d'une part, folie des visions de l'autre. Effrayé de sa propre tête, tout homme et tout prêtre dit-on soupçonnent toujours tôt ou tard qu'ils ne seront plus que des os. 
    	...La médecine, voilà du concret ! - le docteur objectait pourtant qu'il ne croyait pas à la médecine (le Roi te touche, Dieu te guérit!) - C'est ta première confession » ironise le prêtre ; tu n'accordes donc tes soins que dans le doute. - Médecins du corps, médecins de l'âme, même échec. » Duguay reconnut alors, tout à fait hors de propos, que Fatima (1917) et Medjougorjé (1981) n'étaient que des impostures. Comme tous deux mènent le chemin des bâtons rompus, le docteur en médecine s'avise qu'il pourrait aussi bien s'enquérir, après tout, des progrès de son frère en déstabilisation de maîtresse : « Et que dit-elle ? 
    	- La Mertzmüller ? elle se tait - c'est beaucoup. 
    	- Veux-tu que François dit Frank te trouve une autre mission ? Celle de la séduire ? 
    	- Je ne touche plus aux femmes depuis des années. 
    	- ...qu'il te laisse carte blanche ? 
    	- En quelque sorte, fit l'ecclésiastique. 
    François dit Frank le faisait déjà. Il manquait d'envergure pour forger les femmes, sur l'enclume de sa domination. On dit aussi con comme un enclume. Et lorsque deux entités essentielles entrecroisent leurs desseins, ils ne trouvent à parler que de Dieu et de leurs indifférences. Qu'importe la liberté des femmes et l'accomplissement des projets quels qu'ils soient, dominateurs ou esthétiques.Le docteur Maatz se rabat sur sa propre monture de jouissance : 
    	- As-tu vu les productions de la Bost ? Je t'en ai envoyé par la poste. En veux-tu de meilleures ?
    	- Cela ne se peut. Je connais les platitudes de ta bien-aimée ; elle ne peut pas s'améliorer. 
    	- Tu es bien catégorique. Tu ne crois pas aux forces de mon amour ? Aux résolutions que j'ai prises, aux grandes choses que j'ai prévues pour elle ? 
    	Le prêtre regarde le médecin sous le nez avant d'éclater de rire. 
    	Pascal Maatz cède à la tentation : il prétend que Duguay est fatigué, qu'il vit dans un trou de Lozère, qu'il manque de femmes ; il ne lui faudrait qu'un bon voyage. Comment peux-tu juger de tout cela ? Duguay se vexe et repense à la tapette landaise. En réalité, Pascal Maatz vient de toucher du doigt l'inanité de sa démarche. On ne se charge plus d'une femme pour la métamorphoser. Pygmalion est bien mort. 	- Plus jamais de voyage ! s'écrie le prêtre d'une voix étranglée. Un véritable cri de terreur. Plus jamais ! » Le poursuit aussi jusqu'à l'obsession le traumatisme sensuel de ces gémissements à travers une cloison de la salle d'eau – je verrai Frank Nau mon frère dès lundi déclare le médecin en glissant 2000F de récompense au prêtre à même la main – nous ne serons que lui et moi – mais on ne retient pas des femmes évadées.
    
    							X
    
     Chacune prend le large et rejoint l'ancien lieu de rencontre, le vieux salon Saintais, où l'on sert du thé fort, vert pâle, avec des pétales séchés. L'ancienne prostituée parle d'abord ; passées les premières semaines et la chute des feuilles, elle sait pertinemment que l'exposition permanente de Fat Ben Zaf rassemble et dispersera sans connaissance ni discernement les productions plastiques de tous les médiocres du Bassin. Question culinaire, Fat Ben Zaf servait d'abord des chorizos qui râpaient bien la gueule, avec des platées de fruits de mer. Progressivement les parts se sont réduites, à mesure qu'augmentait sur les murs la proportion de croûtes. Pour finir on voyait tous les cadres à touche-touche, comme au Château de  Chantilly, génie en moins : tauromachies dacquoises et abondance de pinasses arcachonnaises. « Les tableaux se tuent, tous, mutuellement !
     ...Kader a fait venir au vernissage une formation de  swing (saxos, basse, drums) aussi déplacé qu'un tablier de forgeron sur un kangourou. Je joue fort,  je joue fort bien : pas terrible.
    	-  Pourtant, Charlie Parker ? dit Mertzmüller.
    	- Connais pas. Mais on pouvait à peine causer. Chaque génie pictural, avec sa sainte smalah en train de bouffer. Très bruyant. Quinquagénaires et plus, tous fauchés, mal fringués » - l'âge où le velouté de la peau devient pathétique ; il faut se rappeler ce qu'était chacun d'eux, homme et femme, un par un, pour les estimer séduisants.  Seuls les conjoints de longue date parviennent à ce degré d'abnégation – comment s'appelle ce génie qui peignit sur un seul portrait l'homme à tous ses âges à la fois ? Baldung Grien ; et celle qui se déshabille demande à son amie si [elle] sculpte toujours, « à cinq mètres 20 sans filet » répond l'autre, la Stripperin enchaîne sur son catéchisme personnel, Madeleine Bost renvoie la balle : « Tu montres tes fesses et tu vois Dieu ? - Je le fais voir. Mon cul est un reflet de la divinité » ce qui se dit Mein Arsch ist ein Spiegelbild der Göttlichkeit. Elles éclatent de rire, un serveur saintongeais traverse à grands pas l'embrasure du fond.  « S'il était spectateur » dit le Mertzmüller, il entrerait au bras de son épouse, qui ferait bien semblant de s'emmerder mais qui n'en perdrait pas une miette, jouissant méchamment du moindre défaut de galbe ou de cambrure. Les messieurs boivent et s'encouragent entre les tables. Bientôt les bonnes femmes sont aussi hourdées que leurs mecs. 
    -  On aime ou on n'aime pas ». 
    	Un silence. 
     - Dieu se fait attendre. » dit la strip-teaseuse.  
     - Descends de ta Margeride. Ton curé en rupture d'inquisition t'excite contre ta propre chair. Il se branle pendant tes confessions. »
    	Annelore Mertzmüller se récrie. Elle ne confesse rien. Du tout. On ne dit plus « confession » mais « réconciliation ». Duguay ne l'entretient que de l'âme et de ses dévoiements. Il ferme les yeux sur sa domestique, dernière tuyauteuse du Bousse : godronnage de jabots, coiffes, et collerettes. Sa langue maternelle est l'allemand. C'est très important pour moi, ne sois pas jalouse. Si tu l'apprenais aussi, nous pourrions converser. » Madeleine parle peu de sa complicité avec la femme du bistrotier. Les deux femmes de Saintes, prisonnières de leurs culs de femmes, répugnent à sortir, l'une devant l'autre, de leurs ornières : leurs deux alliées les sortent d'un rôle appris, d'un répertoire incrusté, d'une composition toute victime… 
    
    						X
    
     Francis Duguay, prêtre, ne pense pas que le sexe de l'homme puisse entraîner de bien gros  péchés. La strip-teaseuse  :
     	« Les hommes ne nous sauvent pas de l'ennui. Ils peuvent aussi nous nuire. Mais il n''existe pas que des  rougeauds turgides, qui desserrent leurs cravates en sifflant comme des sphincters ». 	L'ancienne pute :   
    	- Jamais le Docteur Pascal ne m'a parlé des hommes en ces termes. Je ne couche avec personne d'autre que lui, et cela ne me prive pas. Tu trouves mon ancien métier bien excitant, parce que tu sors d'une grande famille…
    	- Mertzmüller von Kohn, complète Annelore, rien à voir avec les von Lark. Mais rien de plus borné que de montrer ses nibards à un premier rang de vieux lards qui bavent dans leurs coupes. 
    	- Je croyais que tu ne les voyais pas ? 
    	- Le premier rang, si. Heureusement, je me concentre sur le numéro – heureusement, je prie après la soirée. 
    	- Tu t'astiques  le cerveau… 
    	- Le numéro, c'est mon offrande. Pas aux vieux cons , mais à l'esprit, dont ils sont inconscients. Et puis ni cake ni sorbet ; ici je ne bois que du thé. Le métier tue tout ce qui se présente – tous les métiers - même le plus beau – même le mien. » 
    Madeleine Bost revient sur sa vie ; petite, rue H., elle examine les passants du haut de sa lucarne, «  mon hublot » dit-elle. « Ma mansarde donne sur tous les monstres, poissons et poissonnes, Je laisse pendre un crochet au bout d'un fil ». Parfois un passant tire d'un coup sec cet hameçon qui pendouille sous son nez. » La fillette et l'adulte rient à chaque bout du fil. Madeleine, « araignée de mer », relance sa ligne. Plus tard, en classe de seconde, une petite professoresse toute sèche, répétait à ses disciples : «Rappelez-vous que vos seules perspectives d'avenir seront les souvenirs de vos rêves de jeunesse ». 
    	- Tu ne veux donc plus devenir  une grande artiste ?  demande l'Allemande. 	
    	- Je n'en ai plus la force. Je ne l'ai jamais eue. Le Docteur joue avec moi ; j'ai lu tout son jeu. Il me parachute chez ces ringards tartouilleux : pinasses du Bassin, vue sur le Pyla et moirures de jusant. Moi je tripote la glaise, ils me regardent en coin, je place mes petits nus bien encaustiqués sur l'étagère, on me dit que ça sent bon et tout s'arrête là. François dit Frank Nau un jour s'est déplacé pour lui tirer le Grand Jeu : calme plat. Il n'avait jamais vu ça. C'est un taré avec son tarot.  L'avenir, c'est à moi  toute seule. Qu'est-ce qu'il a bien pu te prédire à toi ? » Frank Nau, chaussurier, n'a jamais jugé bon, ni faste, ni utile, de dévoiler à sa propre maîtresse, coincée dans le Chapeauroux, la moindre parcelle d'avenir. 
    	- Et c'est avec ça que tu couches ? Il te dit que ce destin n'est pas pour toi – reste comme tu es, brillante, éclatante, pour toujours ?  Verarschung !  
    	- Wie Bitte ? 
    	- Foutâche de gueule. Tu sais l'allemand à présent ? 
    	- Frank Nau ne veut pas t'encrasser dans toutes ses magouilles, c'est ça ? - preuve de son amour, évidemment ? »
      Elles se prennent la main par-dessus la table. Dans les orgelets des vieux buveurs, dans leurs cornées nostalgiques, la fugitive du Gévaudan décrypte à livre ouvert les Inepties des Insalubres. Annelore dégage sa main - son amie s'apitoie sur ces vieux couples de tous sexes, sur le tireur de cartes aussi - c'en est trop, car depuis trop longtemps la comédienne  tamise ses émotions, tamise, sans plus savoir où elle en est : 
    	« Le Père Duguay a ses raisons ; il me tire les vers du nez, je me console  en allemand avec la bonne dentellière, Beate, mais nous ne parlons que ruches et bouillonnés, Fältchen und  Bouillonen. Détours opaques pour la confidence. Langue isolée : «À toi seule je peux me confier – comment veux-tu que je parle à un homme ? pourquoi m'est-il interdit de me dénuder, splitternackt, sur une table bien payée de salon bourgeois, du Puy à Marvejols, sans me retrouver à dos avec flics et bigots ? »  De son côté, c'est Madeleine la repentie du macadam qui se dit certaine que leurs hommes de manipulations, Pascal et François dit Frank, éprouvent les mêmes abandons, les mêmes inconsistances. Leurs vies restent fixes et clouées, le premierun réduisant les anthrax, l'autre débitant et créditant bottines et baskets ?
    CHAPITRE DIX
    
    
    
    
    		Duguay s'entretient avec François dit Frank. Ce dernier vient seul s'enquérir de sa strip-teaseuse  - si elle  progresse en chasteté ? La bonne assiste à l'entretien mais soupire en français ; le père Duguay n'est pas fixé : les belles théories d'Annelore,  qui s'exhibe aux foules en sauvant les âmes, ne sont pas une hérésie – tout juste une ineptie. Cette oisonne qui de loin en loin désormais se déplume sous les projecteurs locaux n'attend qu'une volée de plomb dans sa cervelle-   pour peu que François dit Frank se mette à l'aimer, par hasard. S'il ne tenait qu'à moi, vous l'épouseriez. Le godassier se rebiffe : Je ne mets pas de plomb dans mes semelles.- Ne le prenez pas si à cœur s'écrie le prêtre. 
    	En effet dit-il: « Un moine que je connais se place tout nu devant sa glace, énumère chaque partie de son corps jusqu'au dernier orteil, et « rend grâce à Dieu», à chaque étape, et pour le tout. Il estime dit le prêtre que c'est la plus belle et la plus complète des prières. 
    	- Que faisait un miroir en pied dans une cellule…. ? répond le marchant. 
    	Le Père Duguay reconnaît qu'il est en effet difficile de concevoir son corps comme une grâce. Beate baisse les yeux sur son carreau de dentellière. 
    
    						X
    
    	Aucune des deux ne se sent prisonnière ; leur surveillance tient compte largement de leurs convenances personnelles. Elles parcourent en voiture d'immenses et tortueuses distances pour se rejoindre. Ni l'une ni l'autre ne saurait justifier le choix de Saintes, en dépit de ses Dames et de Germanicus – monuments classés - peu  soucieuses en vérité de Romains ou d'Échevinage. On les voit se rejoindre au Grand Veneur des années trente, avec baies vitrées à moulures en stuc. Châteauneuf et ses laves décroissent à l'infini sur les plateaux venteux. « Jamais un homme n'osera nous espionner ici ». 
    	Au Grand Veneur les langues ne tournent qu'entre les dents. « Jamais tu n'es venue » dit Madeleine « à La Teste » prononcé « tête »pour voir ce que j'expose ; cela te changerait de tes loges viciées... 
    	- Je ne montre presque plus. Mais je répète, je répète... » (Annelore de Margeride ne voit plus ni cul ni coulisses : rien de tel encore, pour les geôles, qu'un ecclésiastique)
    -  Montre-moi de tes sanguines, puisque tu en portes un plein carton. 
    	- ...une pochette ! regarde mes portraits » - ils t'apprendront pourquoi je ne crois pas à mon génie . 
    - Tu veux rire ? … Le gros là, c'est Fat Kader ? 
    - Oui. 
    - ...pourtant je ne l'ai jamais vu !  ...Tu ne te prends donc pas au sérieux ? 
    - Pas plus que toi. Regarde ma série de spectateurs. Tu me les as tellement décrits : graisseux, couperosés… 
    - ...sans en avoir vu non plus. 
     - Ils ne me quitteront jamais. Moi aussi j''en ai vu dans mon ancien boulot »
    Elles se passent les esquisses, dans de grands froissements de raisins et de cavaliers. Bon coup de crayon, sûr et net, sans vocation pourtant à bouleverser l'art du dessin. « Je ne pourrais pas faire mieux, Annelore » Un temps. 
    ,  Tu atteins tes limites ? 
    - ...L'écart est trop grand. » - plus bas : j'ai vu là-bas un véritable bordel…
    -  ...dans ton ancienne « affectation » ? 
    -  Plaît-il ? 
    - Rien. 
    -   ...Je ne serai plus jamais pute, Annelore…
    La conversation marque une pause, entre les baies et les miroirs chromés ; l'artiste reprend doucement, évoque une tapisserie humaine de tout ce qui se peut trouver de rapins de seconde zone, épaves de Bassin, d'exploitants barbus bas du cul et autres larves : tous dépassés – comme moi : mes
    modelages ont cent ans, la vie n'est plus là, mes privations me rendent dingues…
    - Tes privations ?…
    - Tu sais bien… »  
    L'Ange Bleu germanique du Bas Rouergue décèle chez les sanguines une certaine présence, künstlerisches Niveau. « Je te les montre à toi ; mon Pascal n'y fait pas attention. Mon histoire n'intéresse plus le Docteur Maatz, avec deux a. .	
    	- « Il n'y a pas de sot métier ». 
    	-  Tu ne me dis que des conneries. 
    	- A qui vas-tu faire croire que tu sors d'une pâtisserie, quand tu arrondis tes fins de trimestre en tapinant rue H. ? 
    	- Et- toi, Fräulein Mertzmüller, tu es vraiment bavaroise, depuis que tu montres ton cul sur scène au fin fond du Gard et de l'Hérault ? ...tu parles français comme une vraie Chinonaise ! » - plus bas encore : tout se sait, tout circule.
    Le silence revient sous les lourdes embrasses à tentures. Le salon désert dort. De nouveau le murmure de l'artiste : sur les logorrhées de Fat Ben Zaf, son fausset perpétuel– c'est pourtant bien lui qui m'expose -  après tout, la cuisine est bonne : paellas sur fond de tonneaux, couscous roulé aux doigts, toute la sauce réchauffée des vanités – Ben Zaf  se dandinant d'un groupe à l'autre comme un chien sur ses pattes arrière – on lui jette des bouts de chorizo qu'il bouffe au vol - 
    -...Ambiance Beaux-Arts ? 
    -  Tu connais ? 
    - Entendu parler.
    -  Attends, je ne l'aime pas, le Ben Zaf ; il pue par tous les pores. Empile n'importe quoi, chefs-d'œuvres, saloperies. Ça l'étouffe. Il écrit des powêêêmes, avec une rose sur la couverture. Il m'a demandé le prix d'un dessin pour l'illustration. Je lui ai demandé, exprès, un prix exorbitant.
    	- Tu lui as fait peur ?
    	- Il n'y connaît rien. »
    Madeleine Bost papote. Tous tolèrent Kader. Troc des vanités, la mienne pour la tienne.Son numéro de gros, leur numéro d'artistes. Et personne ne se ruine. Ailleurs on ne vendrait rien non plus. Madeleine, qui se promène librement, découvre chez Dragade, au Moulleau, une magnifique tortue sur panneau de bois, « six pattes, très vernie, avec écailles coruscantes…
    	- Was ? 
    	 - ...Coruscantes - étincelantes - la concurrente m'a proposé un petit échelonnement, je repars avec la bête, 48 mois tarif raisonnable, pas plus qu'une voiture – juste une simulation chère Madame – mais le temps de faire des passes ? y en a plus...
    - Tu t'y remettras ? .je veux dire - au dessin ? 
    - Non. »
    L'après-midi descend sur les satins de Saintes. Les deux amies reprennent leurs palpations, deux ans déjà (la vie vous prend, la vie vous lâche) si peu pour bien se retrouver - savoir si elles furent, pour de vrai, pute, effeuilleuse, ou pâtissière… ce que vient faire ici l'idiome germanique… 	Dans une autre galerie arcachonnaise, Madeleine rencontre un sculpteur autrichien prétentieux : ein Angeber. 
      - Comment ? 
    -   ...quelqu'un qui « voudrait bien », ein Möchtegern – c'est bien le mot que tu m'as appris ? Je lui dis en français  j'adore votre aviateur en cuivre sur la place il fait tout ce qu'il peut pour ne pas paraître flatté…
    	- ...reparle moi de Ben Zaf… 
    	- ...il rabâche des trucs sans queue ni tête – le jazz, le swing (Bennie Goodman, Hines, Art Tatum)…
    	- ...tu retiens bien…
    	- ...mais c'est que je déteste ça ! les musiciens couvrent les voix, couvrent l'œil - personne ne voit plus les tableaux, mêmes aux chiottes du sous-sol – boum boum boum – les basses qui vibrent dans les cuvettes – figure-toi qu'en fouillant à côté de la chasse j'ai déniché des vieux catalogues de peintres et de sculpteurs : Poitou, Roussillon, de partout, dans les crottes de rats – qui suis-je… » Les satins bouffent les fins de phrases, Fat Ben Zaf gros et gras fascine les consommatrices, se superpose aux deux bourreaux absents, lointains, abstraits, sans ambitions ni vrais pouvoirs, hantés de mornes fantaisies - barreaux invisibles - bourreaux, bureaux, barreaux ? ...Madeleine et l'épouse invisible du gros s'accrochent là-bas, au sud-ouest, à leurs vies huileuses. Kader Ben Zaf poursuit ses discours fous. 
    	À Lisbonne il ne parlait pas, ne s'exprimait pas. Tout le monde aurait su qu'il était arabe. Là-bas il avait joui des chuintantes portugaises, observé l'universalité de l'espagnol, lingua franca indiscutée par l'absence bénie des Deux Plaies, l'anglaise et l'allemande. ...L'italien royal, partout sonore, impérieux, fanfaresque – mais pas un mot d'arabe, disait Kader, pas un mot dans toutes les rues. Et ce qui l'avait là-bas frappé le plus, c'était cette distinction flûtée du français, filet d'aristo capable de muer les pires ordures en précieux murmures – quintessence infiniment fragile et cristalline « fin de race », en voie d'extrême extinction. Kader avait aussi sa propre théorie de la danse : « Sylvie trahit la femme » disait-il « et l'homme et toute espèce de sexe par ses angles maigres et ses contorsions de désossée. Il n'y a plus d'arrondi, ni fesses ni muscles - juste un faisceau de fibres humaines. » À son tour la modeleuse d'argile évoquait la fluide et filiforme Caroline à l'Hôtel des Gares sur ce minuscule écran aux couleurs  baveuses : c'était  à Aurillac, en errance ; elle avait joui de Carolyn Carlson en intimité -  j'ai dansé dit-elle comme une folle, face à elle, en pas-de-deux total, comme deux femmes nues jusqu'aux pieds jusqu’à deux heures - comment dites-vous «  pas-de-deux » en allemand ? 
    	- Pas-de-deux. Le monde entier danse en français. Je danse aussi sur scène où la moindre hésitation, le moindre contretemps détruit tout le numéro. Il ne suffit pas de se déloquer. Nous pourrions nous associer, sans la moindre ombre masculine - leurs liens, à ces deux-là, sont de pure imaginations » Le soir est tombé sur Saintes. Les prisonnières sont assises tandis que la lumière monte peu à peu dans les angles du vieux salon de thé. L'intensité de la vie est bien la plus rongeuse angoisse. Elles poussent jusqu'à Bordeaux pour ne pas manquer Béjart.  Elles pleurent devant l'éclatante jeunesse  des  Danses grecques interprétées sans le moindre bouzouki. Sur la scène un  magnétisme tel que je me suis mise à pleurer, le souffle court; de joie et d'indignité, de  bonheur trop intense et nul ne sait qui pleure ou tient la main de l'autre et la salle entière éclata en acclamations ATHANATI criaient-ils ATHANATI  soyez-tous immortels oli athanati ! - maudits soient les plus mauvais spectacles murmuraient-elles, qui vous laissent avec la boule au ventre sans doigts ni phalanges  sur le trottoir de vos cœurs.
    CHAPITRE ONZE
    
    
    
    
    	Dans le sous-sol de l'hôtel à Bousse où la Déshabillée descend de sa chambre 8  s'enfonce un dancing au plafond bas et rouge où l'on se rend de très loin, sur ces plateaux de lave fractionnés. Le gérant saisonnier  s'appelle Pinky comme dans Brighton Rock (« Rocher de Brighton ») et porte des collants roses ; les spots lui taillent un profil de jouvence ; Annelore le rejoint d'un saut sur l'estrade et pose la tête sur son  épaule, tandis que jerkent plus bas dans l'éclat  d'autres possédés aveuglés  & stroboscopiques. « je promets dit Pinky d'assister aux Mystères de Grèce dont vous m'avez parlé » peut-être a-t-il mal compris. Pinky boit sans interruption sur mon plateau dit-il 10k de satanisme et 10 t de carton-pâte : . « Je possède une panoplie de spots mais rien  qui convienne à ton style » (c'est un  explorateur d'églises et de cimetières où les gardiens l'enferment de nuit sans savoir, il participe aussi aux baptêmes et  mises en terre, se farde de bistre et d'ocre, récite en scène ses fables de tombes et de pioches pliées sous les imper lorsque le sol est meuble) - Pinky, allez-vous m'autoriser un jour à me montrer dans votre cave ? Pinky se signe - « À l'envers ! » s'écrie-t-elle, À l'envers ! » L'homme en collants roses et très bavard prononce Kabbale avec 2 b, commente les Séphirot ou les noms magiques de Dieu, lit et relit Se sentir vivre. Pinky souffre aussi d'un mal de poitrine dont nous guérissons désormais, entretenant une petite toux sèche, et cite des passages du Saint Antoine de Flaubert.  Pinky, minaude l'Allemande, pourquoi ne récitez-vous pas plutôt cela en lever de rideau ? 
    
    CHAPITRE DOUZE
    
    
    
    
    	Madeleine Bost, rapatriée de la Côte d'Argent,  s'est remise à prier en compagnie de son amant  longtemps délaissé, sous les combles à Moncap (Lot-et-Garonne). La Vierge en plâtre ne l'inspire pas : Pascal Maatz prie comme on éjacule, et le moyen de se confier à cette madone de gypse comme un perroquet de vitrine – c'est tout un. Pascal ne la quitte plus d'une semelle et la tient sous sa main. Qu'importe si  frère François dit Frank, de son côté, séquestre ou non sa conquête. Les eaux baissent pour tous, Saintes même revient cher ; les voix racornies par le fil passent mal,  « ça ne va pas » répète  Annelore es paßt nicht  comme on dit d'un vêtement qu'il vous serre. La mésentente de la forme déteint sur le fond, - un généraliste suffira, dit Pascal. 
    
    						X
    
    	La praticienne tient consultation à  Canques, capitale des noisettes. Elle donne des conseils absurdes : reprenez la prostitution - rien ne vaut l'autonomie financière - doublez vos tarifs – votre corps vaut le maximum. - Madame » (et non « docteur ») « les tarifs ne dépendent pas de moi. » Dès la seconde consultation, la doctoresse la supplie à deux genoux en essayant de lui descendre son shorty – Madeleine s'enfuit. La Canquaise la bombarde de courriers de rappel pour le paiement des honoraires je m'en occupe  dit Pascal. Annelore restant pour sa part coincée en Margeride par un vicieux tour de vis de chiourme. Madeleine se tourne vers François dit Frank Nau  qui descend de son plateau  n'est-il pas naturel dit cet homme que deux frères se visitent régulièrement ? Ces deux-là ne se connaissaient guère, autrement que par ouï-dire. 
    	La rencontre fut mémorable, Frank Nau-le-Mal-Chaussé n'eut rien de plus pressé que d'étaler son Grand Jeu de tarot tout au fond d'un vieux café reproduisant à s'y méprendre, à Villeneuve, l'établissement désuet de Charente-Maritime ; mais peut-être n'était-ce aussi qu'une illusion. Le Grand Jeu commencé dans la solennité se poursuivit par les prédictions les plus absurdes et les plus intolérables concernant la propre maîtresse de son propre frère. Aux remontrances de cette dernière, François dit Frank n'opposa que des haussements de sourcils qui se voulaient significatifs, poursuivant ses élucubrations. 
    	Et bien qu'il eût payé leurs deux consommations, Annelore Mertzmüller ne souhaita pas le revoir dans l'immédiat. Le nombre de nabots se multipliait autour d'elle, si même il ne finirait point par la contaminer.  Il se peut que j'expie mes fautes, pensa-t-elle, car la langue pieuse en elle se faufilait (sauce aux cèpes) de hareng. 
    
    
    						X
    
    	Loin de s'être amendée ou repentie, Madeleine Bost retrouvait ses anciennes pratiques professionnelles. Sa chambre d'exercice à Bordeaux (que le docteur nommait cabinet de consultations) n'était qu'un réduit très propre mais qu'il fallait aérer après chaque utilisation, ce qui amoindrit l'âme. Madeleine voulait fuir. Bien plus loin que Saintes ou la Lozère. Peut-être la Roumanie. Ou bien l'Italie ; elle avait vu là-bas, dans des lointains de vitrines et des renfoncements de son passé, de ces Christs charbonnés au 6B jouissant de façon outrageusement obscène, jusqu'à cligner de l'œil entre ses bras tendus aux badauds du trottoir, Puis au mépris de toutes les attentes, Madeleine disparut pour de bon. Son amant François dit Frank Nau ne s'émut pas outre mesure : « Elle reviendra ». Vers Cuenca en Espagne, la Bost, rebaptisée Viudita ou « Petite Veuve », gagna beaucoup d'argent.
    
    					X
    
    	Mertzmûller Annelore, strip-teaseuse, rejoignit Madeleine, plus tard, dans une cité de la vallée du Pô. Elle s'appelait cette fois, en italien, Vedovella. Elles s'étreignirent avec transport. Aucun mâle fantôme ne les possédait plus, ne cherchait plus à les forger sur leur enclume en bite molle. L'une d'elles fit des passes, au niveau inférieur. L'autre se déshabilla sur scène, au niveau supérieur. Elles se déplacèrent ensemble vers les villes de l'Adriatique, lesquelles regorgent de lieux de loisirs et de casinos (Rimini, Riccione). Il existe là cent kilomètres et plus de plages ininterrompues, ce ne sont que chaises longues et cabines, tous pavillons frémissants aux souffles froids d'hiver ou tièdes ou chauds. Souvent la strip-teaseuse pleurait à l'issue de ses spectacles sans éclat : « Je n'ai plus envie de faire l'amour » - et l'autre prisonnière en fuite lui serrait la main sur le lit de tout son cœur : quand ça me prend, je me soulage au plus vite, et toutes deux échangeaient des sourires et des phrases crues, comme souvent tous ceux qui se flattent d'aimer le monde entier. 
    	C'était tantôt dans un hôtel et tantôt dans l'autre, d'Ancône à Pescara, de Fano à Rimini. Mertzmüller avait reçu du Bon Père Duguay deux petits livres poste restante, dont elle lisait le soir une page de droite en français, puis celle de gauche en latin ; c'étaient Horace et Cicéron, qu'elle estimait peu tous deux,  trop mous, trop bavards. Passant d'une langue à l'autre, elle avait cependant éclairci progressivement les correspondances de mots et d'expressions. Elle avait découvert  d'autres auteurs, plus tardifs, plus faisandés – plus ecclésiastiques. « N'est-ce pas tout de même une curieuse créature, disait le docteur à son frère utérin, que cette strip-teaseuse de province en fuite se soit entichée des auteurs de la basse Latinité ? Bon gardien vraiment que ton curé qui lui parlait de littérature !  - Ce curé est de ton choix, Monsieur mon Docteur. De toi aussi l'idée d'échanger nos fantasmes. Elle aime tout ce qui est nomenclature, étiquetage : son effeuillage, pièce à pièce, est une véritable liturgie. Sais-tu que la moindre hésitation d'un demi-quart de seconde coule sans retour l'envoûtement et le désir du spectateur de base ? …que je suis heureux de sa fuite ! (le chaussurier baissa la voix) : elle collectionnait en français, en allemand, les termes les plus surannés de tous les habits de curé : aube, amict, chasuble – Meßhemd, Achseltuch, Kasel – première à l'examen de Communion Solennelle ! »
    	Délivré de sa chimère, l'être humain meurt. Annelore Mertzmüller ne s'épanouit finalement qu'à la perspective d'un numéro double, entièrement nouveau : dévêtissement  simultané d'une vieille et d'un curé.  L'eau des femmes était passée entre leurs doigts, et maintenant les deux frères émerveillés, désappointé de leur mésaventure, scrutaient sur leurs mains humides les traces et minces gouttes qu'elles avaient laissées dans leur escapade. 
    CHAPITRE TREIZE
    
    
    	
    	François dit Frank Nau, vaisseau minuscule en forme de mocassin, bascula le premier. La vie, dépourvue de la femme qu'il admirait, sans avoir su la plier à sa (sourde) domination, la vie lui pesait. Il revient à Châteauneuf-en-Bousse pour picoler avec le prêtre à la santé du conquérant breton, Bertrand Du Guesclin. Le chaussurier repart vers l'ouest sur les routes, lesté d'une grande provision de vins et  liqueurs. Il boit au volant, à même la bouteille. Partout où il passe il offre à boire, et chacun, en ce temps-là, le replace sur son siège : « Maintenant qu'il est assis, il ne tombera plus ». Chacun vante, bourg après bourg, sa gaieté constante, ses plaisanteries de commis voyageur à son propre compte. 
    	Il tombe un jour, bien loin de Fougères, plus gris que de coutume, place Mangold à Vergt. Capitale de la fraise et du sirop d'érable. François dit Frank assène aux habitants c'est un choc irréparable : ils aiment le bon vin, du Monba aux Côtes de Vaures, mais sans s'abaisser à s'enivrer en public Les vendeurs de sa boutique font de leur mieux, forcent le train, détournent finement les grosses blagues de poivrots. Il s'installe au-dessus, pour cuver. Il prolonge l'étape à l'appartement du dessus, se montre le moins possible. Un jour il ramène chez lui, en plein centre bourg, une maîtresse, lorsqu'on le croit en prospection vers Saintes (131km à vol d'oiseau). Pour la première fois, le peuple ébahi contemple une strip-teaseuse, qui ne fait pas mystère de sa carrière : « J'étais en Italie, sur l'Adriatique. Cet homme baise mieux que son frère ». 
    	Ils ne savent pas où est l'Adriatique. C'est ce qu'ils font croire. Elle le montre sur une carte épinglée dans l'arrière-boutique, ils se sont bien foutu d'elle, Annelore repart le soir même. Un jour  François dit Frank revient en voiture de Périgueux, plus ivres l'un que l'autre et miraculeusement indemnes. Ils s'engouffrent dans l'escalier en gloussant, enlacés, puis ferment bruyamment leurs volets en plein jour. « Périgourdin n'est pas cancanier, mais n'en pense pas moins. » Certains soupçonnent que le Patron a froissé de grosses coupures à l'arrêt, au-dessus du volant, avant de couper le contact.  Les ventes de chaussures accusent une baisse sensible, au point qu'il faut virer une puis deux vendeuses. 
    	Plusieurs familles de Vergt en sont fortement affectées : faut-il ajouter foi aux révélations d'un demi-frère inconnu, même généraliste assermenté, sur la pédophilie supposée de Frank Nau  ? Pascal Maatz accouru de Moncap se retrouve peu après entre deux gendarmes, qui portent sous  le bras un bel assortiment de films taïwanais  -tandis que la dégringolade de l'honnête commerçant ne dépasse pas, tout de même, un certain niveau de cancans de province. Reste à régler le basculement du médecin. Mais qu'est-ce que l'originalité ? 
    CHAPITRE QUATORZE
    
    
    
    
    	Vous aurez noté que les revirements et basculements successifs des personnages ici barbouillés ne montrent aucun lien de cause à effet.  A cela deux explications : d'abord l'échec d'une intrigue indigente, dont que l'auteur ne s'est pas « donné les moyens » - j'adore cette expression de vulgaire finance – de nouer les fils. Une  seconde explication consiste dans l'incapacité de l'auteur, y compris dans sa vie personnelle et sociale, de consentir au moindre effort pour instituer des relations dites « efficaces ». Reprenons en effet ce fameux Pascal Maatz, généraliste du Lot-et-Garonne. Mettons-lui dans les mains non pas L'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais Cioran : Précis de décomposition.  
    	Eh bien ! Loin de succomber aux instances pressantes de l'un ou l'autre de ces ouvrages éminemment toxiques, notre Pascal de poche s'en trouve délicieusement infecté, au point d'acquérir toute l'Œuvre du grand Roumain, que ses disciples avaient surnommé le Dément. L'efficace thérapie des sourates cioraniques le débarrasse de tout scrupule : Maatz l'installe sur une étagère, bien en vue derrière son bureau de consultation, juste à la verticale en dessous de sa chapelle. La clientèle (patientèle !) roule des yeux ronds, l'interroge parfois sur ce grand médecin, ou bien prend des airs entendus .Le docteur peu à peu se met à vaticiner, tient des propos calamiteux : il gagnerait mal sa vie, se plaint de l'excès de praticiens par rapport aux populations, prescrit des absurdités, on le quitte.  
    	Les jours de garde, le secrétariat local déplore au téléphone que ce soit justement lui cette fois-ci, conseille d'attendre, ou d'appeler plutôt un remplaçant. Le lendemain, Pascal raconte sa vie aux patients, ceux qui restent. L'un d'eux propose : « Pourquoi ne partez-vous pas en Afrique ? Vous pouvez fonder un hôpital de brousse au Niger, au Congo, vous regorgeriez de suppurations jusqu'au ras des bassins ». Pascal consulte Dieu dans son oratoire, bazarde sa vierge en plâtre, et sans avertir ni frère ni maîtresse, s'engage au Congo-Brazzaville où l'ouvrage ne manque pas. L'argent, si. Très vite il se lie avec le clergé, en particulier un certain Dufouga, missionnaire, qui, de beaucoup, préfère laisser les tribus à leurs croyances ancestrales. « Nous ne servons plus à rien » dit-il. 
    	Pour se consoler, le père tâte un peu de médecine et pas mal de la bouteille. Il aurait préféré se conformer à à Charles de Foucauld, perdu à Béni Abbès. Ils en parlent longuement  tous deux après leurs journées de labeur. Ils s'estiment l'un l'autre, alcool et fatigue aidant. Le Blanc convertit le Blanc. Ils désertent vers le Bérongou (973 m), à la frontière du Gabon. Tous deux partagent la même écuelle en bois. Des collègues font le voyage pour les orienter vers Linzolo, où les compétences médicales font défaut – tout le monde se fout des compétences du prêtre. Maatz et Dufouga soignent les petits pasteurs de hameaux, ils sont unis comme des deux couilles de la main. 
    	La population les adore : ils réussissent toutes leurs cures, et sauveraient la fille du chef s'il en existait une. Pascal revient en Europe, arrache des subventions ; la somme reçue, nos deux Itinérants gagnent la rive du Congo, s'achètent un canot, passent au Kinshasa, se font kidnapper, libérer, boivent et meurent jeunes, en pleine forme.  Très loin de là, au pied du Bérongou, les lettres d'Europe ne sont plus ouvertes ; jamais le docteur n'aura su que Bost, Madeleine, abandonne définitivement toute prétentions artistiques, et confectionne des gâteaux en forme de cubes ou de sphères, dans le quartier chic de Tourny à Bordeaux. Ceux qui voudraient se souvenir d'elle, savoir à quoi elle ressemble, doivent se figurer une petite blonde frisottée. 
    	Elle arrondit ses fins de mois en tapinant rue Fondaudège ou Huguerie, à deux pas, où la clientèle est discrète : Existe-t-il des putes épanouies ? Tel est le titre de son livre - la réponse est non, mais elle ne s'engage ni dans les ordres ni dans la gloire. Elle a rompu avec tous ceux qu'elle a connus, qui ont voulu faire d'elle un jouet pour médecin fou. Elle apprend la mort de Pascal juste la veille de Noël. Elle se marie, obtient un enfant le jour de ses quarante ans.  
    CHAPITRE   QUINZE
    
    
    
    
    	Le père Duguay s'est senti perdu dès qu'il s'est retrouvé sans but dans la solitude d'un petit chef-lieu de canton de montagne, 500 habitants l'hiver. Sa proie lui est échappée. Il s'engueule une bonne fois avec la tenancière du bistrot-tabac, juste en face du portail de l'église : les femmes vont à la messe pendant que les hommes se soûlent ! Le père Duguay prie à genoux, les bras en croix, de nuit, sous la voûte rougeoyante du Saint-Sacrement. Le voici assailli d'une terreur sue-bite : il fait trop noir ; la veilleuse illumine tout juste le bout de son nez. Annelore Metzmüller s'est enfuie, il se lève d'un bond, renverse un prie-Dieu en cherchant l'interrupteur, je ne recommencerai plus - ...uh ! uh !  reprend l'écho, puis Duguay hurle en sentant sous ses doigts les doigts de Béate sur le même bouton - il est trois heures, mon Père  - ...je priais, connasse !
    . 
    	La bonne veille sur lui. Tous deux remontent en s'engueulant l'escalier interne du presbytère. Le lendemain matin le voici roulant vers La Chaise Dieu par Langogne, Chaspuzac et Loudes, Au « Monastère et Terminus », il s'inscrit in extremis à la session de Chant grégorien, comme « participant local », ne recueille que scepticisme au vu de ses médiocres performances, vire sa servante d'un coup de téléphone : qu'elle retourne donc au Vogtland ou Bailliage, aux confins de la Bavière ! elle perpétuera la tradition dentellière et ne prononcera plus un mot de français ; dès le deuxième jour de solitude, , il bute sur la discipline du chef de stage, qui lui dénie toute illusion de choriste à moins lui dit-il que vous ne fassiez retraite à Notre-Dame de Randol, où vous pratiquerez le grégorien à longueur d'offices. Même la nuit ! Il s'ennuie, là-bas, férocement. Seuls les âmes fortes ou les athées résistent au grégorien. 
    	C'est, au Moyen Âge, le pire des péchés : on l'appelle « acédie », ou dégoût des gens, de tout ce qui peut advenir – de toute la création divine, c'est donc péché mortel. « Troubles maniaco-dépressifs ». L'abbé Duguay manque donc de mourir et passe trois mois au centre Hospitalier de Laragne-Montéglin, puis on perd sa trace.  
    CHAPITRE SEIZE
    
    
    
    
    	Le patron de la boîte de nuit très précisément sise sous l'hôtel Citarel n'a pas tenu, dans cette histoire, de rôle majeur ; l'effondrement de Pinky (animateur de son propre établissement) diffère par son exceptionnelle profondeur. Il sombre en effet dans la délinquance la plus sordide, en invitant d'abord, au sein de ses nouvelles tentures, une patrouille de scouts, qui sèment la zone avec le soutien particulièrement efficace d'une escouade de bouteilles de gin à 37°5. Renouvellement total, d'autre part, des draperies murales : le tamisé, le violacé,  descendent leur pente naturelle jusqu'au satanisme de bazar. Étape suivante : intronisations bidon, cérémonies payantes, films floutés, émanations sulfureuses  et chasubles de brocart damassé. 
    	Un soir particulier, les deux héroïnes à la fois, Annelore Mertzmüller, Madeleine Bost, revenues l'une du bordel et l'autre d'Italie, font succéder, aux camomilles rassies de Saintes, aux plages strip-teaseuses dell'Adriatica, le prétentieux foutoir de Pinky pour y vider leurs bons verres en se dévidant leurs inépuisables confidences. Pinky, séduit, les enlève toutes les deux à ses frais dès le premier vol pour sa capitale fétiche, Jérusalem. Dans le quartier des Cent Portes ou Méa Shéarim, il hante un réseau ultra-secret de boîtes sulfureuses et souterraines où les bordels pullulent, ce qui est pour le moins extravagant. Les hassidim bien entendu ignorent tout. C'est un réseau de galeries qui relient, sous les check-points les plus pointilleux, sous les terroristes ou parmi eux, ces établissements sacrilèges ; autre chose en vérité que l'ex petit écrin de Châteauneuf-en-Bousse. 	...Mais n'en croyez rien. Ainsi se parachève dans le délabrement le plus total cette embrouillade de fausses mainmises et d'affranchissements velléitaires. Pour le gros Maghrébin et son inconsistante épouse, voici bien longtemps qu'ils croupissent : Monsieur dans son cimetière, Madame au fond du Moulleau d'Arcachon. Il existe croyez-moi Dieu sait combien d'autres récits du même ordre. Nous recommandons plus particulièrement, de Malcolm Lowry,  Au-dessous du volcan sur lequel je m'égare encore de temps à autre, et qu'il vous faudra lire ou de relire plutôt que de vous être échinés sur mes conneries. Ciao. 
  • LA DOCTE ASSEMBLEE

    COLLIGNON LA DOCTE ASSEMBLÉE 1

     

     

     

     

    - Ta gueule !

    - La porte !

    New O' reste interdit. Dans la pénombre il aperçoit douze formes enveloppées autour d’une table.

    - Fais chier !

    -...Courant d’air !

    New O' passe, la porte se ferme, deux fous à l’attache au ras du sol (chauves, hargneux, blêmes) s’aplatissent en bavant).

    Lutti désigne un siège vide ; elle-même, tout en rouge, s’installe vis-à-vis, de biais, les projos rouges montent d’un ton, les formes humaines s’émurent progressivement : une épaule, une main qui sort de l’étoffe, une tête qui pousse un voile. Des bribes de mots, des bâillements des deux sexes. Tous pour finir se débarrassent d’une lente torsion des épaules. À présent tous les personnages, ordinairement vêtus, se lèvent précipitamment pour disparaître par les fentes des murs, côtés cour et jardin. Lutti, New O', se regardent par-dessus la table, et reçoivent dans les oreilles le concert simultané, obscène et solennel des chasses d’eau.

    Puis tous revinrent s’assoir, très naturellement, et se parlèrent. Mais chacun parlait devant soi, mêlant soupirs, silences et mélopées, sans paraître s’adresser à tel ou tel en particulier ; les mots indistincts se perdaient tous pour finir dans un étang noir, cette longue table transparente allongée là entre eux tous.

    Dans le dos du témoin se trouvent trois baies basculantes donnant sur une cour cimentée ; face à lui se tient l’assemblée, alignée, têtes basses et parlantes à la fois. Entre les bustes avachis se dressent sur le mur douze plaques de marbre vissées formant rectangles en hauteur ornés de demi-cercles : dessus et dessous. Enfin tout le long du plafond règne une cimaise gris argent. C’est une chaude après-midi d’octobre.

    New O' reconnut face à lui Douce et Biff, dont Lutti la Rouge lui avait parlé. Douce présente un visage plâtré rose au fond de teint, où font saillie les forteresses écarlates des lèvres et le bourrelet mauve des lèvres. Ses larges dents sont mouillées de fards, des yeux cernés de cils trop noirs vrillent l’espace sans expression. Sur sa tête trône une perruque de Méduse : boucles au petit fer, d’un blond d’abcès.

    À son côté rampe tout assis un petit homme à gros crâne déjeté, crépu et nez crochu, toutes choses qu’il ne convient pas de dire ; il forme avec Douce un couple inséparable.

    Ces deux personnages donnèrent au nouveau venu l’idée de sa propre supériorité ; Lutti, de biais face à lui, faisait signe à New O' de n’en rien croire. Elle désigne, du menton, sa voisine.

    « Celle-là ?

    - Oui. »

    Tronche antipathique. Une GÉANTE aux cheveux roux qui retombent, tout raides, nez puissant arête fine, bouche au rasoir et des yeux de serpent d’eau. New O' n’aime personne ici. Lutti lui fait parvenir, par le travers de table, noire, vitrée (rappel) - un message plié sous le nez de l’assistance indifférente. La lettre dit de se méfier, de tendre son esprit, et, en cas de doute, choisis la colère. « Tu dois » poursuit Lutti « te rappeler point par point ce que nous avons découvert ensemble.

    « Des insurgés se sont présentés par la porte à double battant, aujourd’hui condamnée. À leur tête marchait Djiwom la Géante, en perruque rousse. C’est en leur nom qu’elle a gueulé, présidé aux dégradations.

    « Les Insurgés réclament un droit de regard sur Nos Activités ; droit d’appel sur Nos Verdicts, renvoi immédiat de Biff et Douce, et la suppression de l’Instance – comme si on pouvait supprimer l’Instance !

    « Nous avons supporté leurs vociférations plus d’une heure. Dès que nous avons tenté de répondre, Djiwom a crié, interrompu tant et plus. Tu la vois près de toi silencieuse et remplie de fiel. Ses sentences comptaient parmi les plus sévères – il est bien question d’insurgés !

    « Elle fait à tous de sobres ouvertures d’amitié, elle t’en fera aussi. Tu peux en tirer profit si tu sais garder la mesure, et manœuvrer ».

    N’importe qui pouvait intercepter ce long message visiblement rédigé de la veille.

    À côté de Lutti tout en rouge, et presque en face en biais, deux autres femmes en contraste :

    Fida, âgée, minuscule, bleu cru, fourrage d’une main ses boucles en tignasse. De l’autre elle cure ses dents que ses doigts masquent. Ses traits tirés vers le nez figurent une physionomie de rongeur, où deux yeux minuscules et myopes fixent le vide au-dessus de deux mandibules grignotantes.

    L’autre femme au contraire est quadragénaire blonde aux langueurs de fausse fauve, portant beau sur un cou à trois rangs, où rutile un collier d’or. Mézoï s’est opposée aux Insurgés. Elle a discouru sans jamais s’interrompre. Même sous le tumulte le plus forcené. Ses phrases refaisaient surface comme autant de résurgences et le silence restaurait de longues périodes où revenaient les tournures soignées, que l’on écoutait sans comprendre avant que le vacarme ne reprenne, sans qu’elle eût daigné y prendre garde.

    Mais Fida, dite Naine Bleue, a obtenu, par ses cris de souris, ses chicotements, l’admission de Djiwom au sein de la Docte Assemblée, ainsi que ! ...ainsi que le renvoi des Insurgés, sans réponse. La reconnaissance publique auréole visiblement ce Couple disparate, Fida et Mézoï, couple féminin, uni par la lettre N.

    Enfin, fermant la longue table, à l’opposé, en biais, un Trio : le Maître des lieux, flanqué de ses deux jumeaux bouffons ou chiens de garde : Maître Luhać [lou-hatch].

    Froid.

    Hiératique.

    Les mains posées à plat sur la vitre noire et transparente, le regard fixe devant soi. À sa droite un Paysan Vosgien puissamment taillé tête étroite et longue dolichocéphale cheveux ras, il est travaillé de tics ses longues mains et ses avant-bras tremblent et sa bouche est fendue d’un sourire et face à lui sanglée dans un tailleur gris souris une femme aux yeux pétillants visiblement brûlant d’entendre de bons mots. La tête minuscule de Chaffa encadrée de longues anglaises vire sans cesse de Luhać à l’Assistance On la dit dit Lutti très liée au Grand Lorrain. Des mains ces deux-là se font des niches sous la table sombre et translucide et pour cela on devait passer juste au-dessus des genoux du grand maître – méfie-toi méfie-toi de Luhać avait dit Lutti. Il n’a pas son pareil pour désarçonner les flatteurs -

    - Il dézingue les lèche-culs.

    - Exactement. Il ne croit pas à l’amitié, mais tous recherchent la sienne. Il est en relation avec l’Instance.

    New O’ demande ce que c’est que l’Instance. « Nous dépendons tous dit Lutti d’une Autorité qui règle nos départs et nons entrées.

    - Nos intronisations et nos évictions.

    - Non moins exactement. Qui vient dans l’Assemblée ne peut plus se retirer, sauf invitation expresse de l’Instance.

    - Personne ne sort d’ici ?

    - Chambres, toilettes, réfectoires : un vrai conclave. »

    New O’ évoque par plaisanterie la possibilité d’intrigues en vase clos : « ...conclave mixte », dit-il. Lutti n’en disconvient pas. New O’ demande à Lutti si ce n’est pas elle, l’Instance. Il se demande si dans le cas contraire, il aurait pu s’introduire ainsi dans la Docte Assemblée. Lutti répond qu’ « il se trouve des voies parallèles » - entretien préalable dans un salon attenant, tout en cuir, dont une sortie donne directement sur la Maison Centrale. « C’est une prison » dit-elle.

    New O’ ne se souvient plus de l’existence ou non d’un monde extérieur, à supposer qu’il y ait vu le jour. Il comprit qu’on l’introduisait dans un monde plus clos, où il devrait observer, manœuvrer. Quelle improbable intervention extérieur aurait-elle pu ébranler ces murailles… Les œuvres qu’il a projetées s’insèrent toutes à ce schéma :

    - le héros libéré d’asile

    - intronisé par une femme

    - ...doit détrôner le monarque en champ clos (mais y échoue) (d’où l’effondrement du monde et le retour aux Folies Originelles. Il sort de ses réflexions.

    Échec au monde dit-il.

    « Luhać met à profit tous les détournements de sens, dit Lutti. Garde-toi des paroles à double portée.

    Noujaud dit New O’ promet de se taire mais ajoute :

    « J’aimerais gagner, cette fois.

    Il repasse dans sa mémoire les péripéties de l’entretien : Lutti se tenait bras écartés jambes croisées, livrant sa poitrine et fermant le sexe. Son ensemble rouge se détachait sur le canapé de vrai cuir. « Un jour je lui ferai fermer les bras et ouvrir les cuisses » ». Mais des yeux, il ne quitta plus Luhać, qui le fixait, mais sans que le comparaissant montre le moindre trouble : les yeux morts de Luhać traversaient sans les voir les objets et les hommes. Luhać fit ainsi le tour de la table, et de chaque côté de son trône lorsqu’il se fut assis, Chaffe et Souvy, tassés chacun en pyramide, se houspillaient en faisant semblant de rire. Le Maître les secoua de lui, ils regagnèrent alors leur place, froids, raides.

    Luhać prit la parole, et tous les regards se tournèrent vers lui :

    Que veulent les insurgés ? nous renverser. Que proposent-ils ? Rien.

    Sa vois est mesurée, nasale mais très claire pour un homme. « Notre pouvoir, nos connaissances, l’étendue de nos attributions – ne sauraient se partager ni se transmettre ; ni aux Moyens-Courriers, ni à leur protégé le Peuple » - à ce mot l’Assemblée retient une exclamation de dégoût. « Nous avons su adapter nos énergies à des notions nouvelles, par un système bien compris de cooptation. Nous remercions Bràthair New O’ de s’être joint à nous. »

    Les têtes pivotèrent dans sa direction. Il pensa pourquoi ne fait-il pas mention de Lutti  puis les têtes repivotèrent en fixation conforme. Luhać rappela que le peuple aspirait au savoir. Que ces gens appelaient cela « démocratie ». « Or  les forces Barbares» poursuivait-il « triomphent toujours, comme la mort. Notre gloire est de repousser le plus souvent, le plus loin possible, afin que par la suite ils s’inspirent de nous. 400 ans séparent Marc-Aurèle des Burgondes ». Dans le lointain (L’Impossible Extérieur) New O’ distingue les vois d’une multitude déterminée. Les autres l’entendent-il ?

    « Nous avons un jour enfreint nos lois. Une seule fois. »

    Il se passe la main sur sa barbe crissante. « C’est pour elle » - son doigt se pointe sur Djiwom « que nous avons ouvert la première brèche.

    - Elle nous est dévouée plus que toute autre au monde ! s’exclame Douce en pinçant les lèvres. Choffa l’invite à « ravaler sa connerie » : Djiwom est le ver dans le fruit. Choffa est un clown femelle. Luhać poursuit son discours monocorde. Sans élever la voix il énumère les griefs : Djiwom ne présente aucune des garanties attachées aux représentants les plus anciens ; il est à prévoir qu’ensuite bien d’autres viennent inconsidérément altérer la composition de l’Assemblée ; il est pour le moins étrange soit dit en passant que certains se soient crus autorisés à investir un inconnu de privilèges mal justifiés..

    Tous regardent Noujaud, puis Lutti, puis Noujaud.

    « Djiwom s’est infiltrée à la faveur d’un climat insurrectionnel instauré peut-être par celles-là mêmes qui l’ont installée sur ce siège. Sa conversion aux vues de l’Assemblée doit d’autant plus inciter à la défiance. Elle a berné la loyauté des siens et n’hésitera pas à duper son propre camp.

    « Fida et Mézoï, dit-il un peu plus haut en se tournant vers les jumelles disparates, vous avez disputé devant moi pour introduire cette géante rousse qui n’est pas de notre race. »

    Noujaud dit New O’ interroge Lutti du regard ; celle-ci détourne la tête. Fida redresse son profil de rongeur.

    « Fida, c’est à vous seule que devrait s’adresser ce reproche.

    - Elle avait repoussé son siège, avait raconté Lutti dans l’ancien salon de cuir. Elle s’appuyait d’un bra sur la table, en secouant l’autre comme une possédée. Elle braillait, la Fida : « Le peuple a besoin d’instruction ! Il doit savoir où on le mène ! qu’on leur donne des livres !

    - Et Luhać ? avait demandé New O’ .

    - Il ne pouvait plus ouvrir la bouche ! avait poursuivi Lutti. Les vitres volaient sous les pierres ! » (« c’était un vacarme à ne plus s’entendre »). Et New O’, la veille donc, avait demandé : « Avez-vous résisté ? »

    - Nos gardes se seraient fait tuer !...Fida ajoutait : »Notre système est pourri ! Luhać tient tous les pouvoirs ! Au nom de quoi ? » - et les autres autour d’elle de crier l’Instance ! l’Instance ! Fida s’emportait : « Qu’est-ce qui le prouve ? - Pas besoin de preuves ! » Elle hurlait à l’ingratitude : Vous êtes plus nuls que les Extérieurs ! » Lutti achevait alors son enseignement : il fallait « voter, destituer Luhać, « régénérer nos institutions »…

    ...Pour l’instant, là, tout de suite, Luhać poursuivait :

    - ...et vous aussi, Mézoï, vous êtes désormais indésirable au regard de l’Instance…

    - Des preuves ? dit Biff.

    Les jumeaux bouffons, Mâle et Femelle, s’abstinrent d’aboyer.

    - Vous nous avez soutenus, Mézoï. Vous avez préservé Notre Savoir de l’invasion des masses ; mais sur un ton, monDieu ! si mesuré, qu’on y décelait de l’ironie, ne protestez pas ! De l’ironie. C’est vous qui avez suggéré cette prétendue solution prétendument démocratique et véritablement détestable d’admettre Djiwom au conseil «  - encore ! soupira New O’ - « Prendre la tête, jeter le corps », tel était votre Mot. À présent, c’est votre tête à vous, à vous tous, que réclame l’Instance ».

    ….Lorsque Luhać eut fini de parler, pour ne rien dire, sans avoir beaucoup levé la voix, il se fit un instant de silence.

    - Me sera-t-il permis de m’exprimer ? » C’était Mézoï, d’une voix sifflante. Sans attendre de réponse, elle se lança dans une longue et sincère dissertation, portant fréquemment la main à son collier-gorgerin. Mézoï conservait l’intime conviction que les Masses tireraient le plus grand profit de l’Instruction.

    Cette dernière cependant ne devait leur parvenir que très progressivement, eu égard à leur naturelle turbulence, dont on pouvait encore percevoir, à l’instant même disait-elle, les échos extérieurs.

    Il lui avait paru judicieux que les plus libéraux de l’Assemblée, ainsi que les plus ouverts du peuple, joignissent, « parfaitement, joignissent » leur savoir-faire afin de promouvoir une distillation homéopathique de la culture dans l’organisme populaire. Rien ou presque n’avait été jusqu’ici amorcé, mais elle ne désespérait pas que la « collusion » souhaitée n’entraînât une « évolution positive de la conjoncture ».

    Ce langage excite dans l’assemblée une hilarité nerveuse. L’inexpressivité de Luhać vire à la performance. Lutti cligne de l’œil et Noujaud sourit à l’unissons. Les deux bouffons à l‘attache demeurent impassibles.

    Djiwom prend la parole.

    Noujaud trouve le temps long, les autres pensent de même. Ils se grattent le corps ou bien jouent avec leurs mains. Et tandis que Djiwom présente sa défense (larges épaules, regard bleu pâle sans un cillement, mâchoire agitée, voix rauque ; buste droit, bras sans expression) – Noujaud dessine une carte géographique de son invention, avec fleuves, rivières, capitales et grandes routes.

    Lutti lui fait parvenir à travers table un papier plié, en mauvaise élève : « À la prochaine récré je me mets à côté de toi ». Noujaud répond de même : « Djiwom a un dentier, elle croit que ça ne se voit pas ». Lutti : « Elle s’en sort bien, la vache ». Noujaud : « Malgré tes 50 ans, tu gardes des yeux de braise et ton sourire en coin ». Les passeurs de papiers se font des passes à ras de table.

    Abaissement sensible de l’âge mental.

    Quand Fida à son tour, du haut de sa petite taille, se met à pérorer, tout le monde se tasse au fond de son siège. Djiwom elle-même lance à Noujaud un papier plié : « Le verdict est couru d’avance ». Luhać regarde la petite Fida dans les yeux. Elle a des sourcils touffus. Lutti : « Tu n’es pas là pour lorgner les femmes ». Plus tard, la même : « Prépare ton intervention ».

    Noujaud regarde à droite, à gauche, effaré : personne n’a intercepté cette boulettes expédiée d’une phalange. Des têtes s’inclinent, des signes s’échangent. Fida continue de se défendre avec la dernière énergie, son petit museau de tire-bouton se plisse et se déplisse. Elle invoque les Droits de l’homme et personne ne proteste. Noujaut : « Crois-tu qu’il faille donner l’instruction à tous ? » Lutti acquiesce en haussant les épaules (« évidemment »). « Mais ce sont des Barbares ! » crie-t-il à voix basse. Le Grand Biff a tout entendu, il répond que « les Barbares sont toujours vainqueurs ». NOUJAUD finit par se lever, tout accroupi, et rejoint Lutti au niveau de la cuisse : « Ils ne veulent pas du Savoir, mais le Pouvoir ». Une pause : « ...pourquoi supportez-vous Luhać ? » Fida pérore : « C’est pourquouah nous devons leur accorder les moyens d’une vigoureuse et définitive Réorganisation » puis se rassoit.

    Noujaud, hors de sa place, tient devant lui une grande feuille vide prise au hasard devant lui. Tout le monde rit, c’est bien la première fois. Le décor est le même : carreaux de marbre noir veiné blanc plaqués au mur, etc. Noujaud défendra Luhać, par amour instinctif des chefs : les chefs savent ce qu’ils font. Biff et Douce se parlent à voix basse : Douce-la-Repeinte descend en flèche la binette à Noujaud : gueule, maintien, voix présumée. Son rouge à lèvre violet se tord de dégoût comme un sale anus. Biff -le - Jaune renchérit, prononce « fachiste » et « niais » assez fort pour être entendu. Douce dit « débat dépassé » (même jeu). Les yeux de Noujaud se plissent, se déplissent, vers le haut, vers le bas : « Luhać, di-il, tu es le meilleur. Tu racontes des balivernes. Tu profères des méchancetés. Car tu connais chacun de nous ».

    Biff s’écrie Ma parole ! il l’a appris par cœur ! Il n’y a rien sur sa feuille !

    Fida : « Et la politique extérieure ? »

    Nouhaut poursuit l’agitation de l’encensoir (Luhać ne manifeste rien ; Nieto-Gonzalez, au-dessus de ses rangs de colliers, le considère avec angoisse) – Noujaud conclut vite, très vite : « C’est pourquoi, nous nous en remettons à toi, Chef, quelles que puissent être tes imperfections. Nous affronteront l’éternité, si c’est toi qui nous guides. »

    Murmures désapprobateurs.

     

    Luhać se relève. Il porte sa cravate gris perle. Ses deux bouffons à l’attache se lèvent, portant sur le visage la pleine mesure de la stupidité : à droite Souvy, Vosgien, bûcheron. À sa gauche, Chaffa, brune, frisée, de Montauban. Noujaud froisse à grand bruit sa feuille vide. Chaffa, suraiguë :

    « Ne touchez pas aux livres ! » (les mains en grappin sur les seins).

    Souvy, menaçant :

    - Le savoir ! Au peuple ! (fait le geste de brandir une hache)

    Luhać, glacial :

    « Ändere die Geschichte ein wenig – change de disque ».

    Souvy change :

    « Le pouvoir à ceux qui en sont digns !

    Chaffa secoue les boucles :

    - Brûlez tout, brûlez tous les documents, les responsables, pouvoir au peuple !

    - Vous êtes grotesques, dit Luhać en resserrant sa cravate. Voyez combien les Révoltés vous trompent. Leur vrai but est de défoncer les vitrines. Ils ne sont pas si malheureux. Mettons un coup de frein à la démocratie. Tout peuple maudit le savoir. Ou il ne serait pas le peuple.

    - Tout de même, ose interrompre Nieto-Gonzalez, le niveau général de culture…

    - Ta gueule, dit Chaffa .

    - Tout vaut mieux que…

    - Ta gueule, dit Souvy.

    - Je ne comprends pas, reprend Lutti qui se lève enfin, pourquoi les grossièretés de ces deux bouffons

    à l’attache prennent soudain autant de poids ». Elle se rassied dans l’indifférence générale. Luhać secoue la tête :

    «C’est afin de déséquilibrer le ton, entre l’exposé d’une thèse et la dérision……...Bientôt le débat se réduira, se desséchera… s’épurera…

    - Que pensez-vous de l’épuration ethnique en Bosnie-Herzégovine? demande Biff-le-Jaune.

    Luhać répond qu’il s’en contrefout.

    La conversation prend un tour nouveau.

    Douce et Biff se sont consultés. La première ouvre sa bouche rouge en respirant avec difficulté : « Si je vous comprends bien, le style hésite entre satire et psychologie, les deux en réduction.

    - Tout à fait, dit Lutti. Les personnages manquent, nous manquons d’épaisseur, et tout ce qu’on peut retenir en dernière analyse est un raisonnement désastreux en faveur du Chef.

    - Mon discours, précise Nouhaut en se rengorgeant, ce qui lui creuse au cou un triple collier de rides, comme telle femme plus haut mentionnée. Pendant ce temps les protestataires criaient toujours, pour la liberté d’expression. Nieto-Gonzalez, par dessus ses propres colliers de chair, qualifia cette agitation de « décor sonore ».

    Un élément du décor vitré vola sous un pavé.

    « C’est un trucage », dit Fida. « L’Instance exagère ».

    Djiwom la Géante voulut intervenir, Les deux bouffons, mâle et femelle, lui firent fermer [s]a gueule. Nieto-Gonzalez exprima soudain l’extrême lassitude de sa propre laideur. Luhać agita sles bras de haut en bas :

    - Ne baissez pas les bras ! l’essentiel, je vous le dis : nous sommes ici enfermés tous à clé. J’ignore pourquoi ». Douce et Biff expriment le doute le plus véhément (ah si ! ma foi si!). Luhać se rassoit, penaud comme jamais. Nieto-Gonzalez se perd dans les prolongements de lamentations. Soue le pavé, le vernis conclut Nouhaut.

    - Pourquoi nous sommes là, nous le saurons bien assez tôt, dit Luhać. Vous devrez pour cela me juger, m’éliminer.

    Le Mâle et la Femelle des bouffons : Ta gueule.

    - Il est fâcheux tout de même, intervient Lutti, qu’on ne puisse pas ouvrir la…

    - Ta gueule.

    - ...pas à elle, interrompt Luhać sans réplique.

    Il invite Lutti à poursuivre, mais elle a terminé. Très affable, il ouvre les bras :

    « C’est à vous, chers collègues…

    - Collègues ?…

    - ...de déterminer, en votre âme et conscience…

    L’assemblée reste atterrée.

    On frappe à la porte. Nouhaut fut pris d’un rire nerveux : il n’y avait pas de porte.

    Chacun se tourne plein d’espérance vers ce choc timide, qui se répète comme un grignotement de ver dans le bois.

    - Vous voyez bien qu’on peut entrer dit Biff.

    - On ne peut pas sortir, dit Luhać.

    - Cette nouvelle intrusion… commence Nieto-Gonzalez.

    Les bouffons se dressent comme des chiens, Nieto-Gonzalez se rengorge et se tait.

    - Mais c’est Ngwadja !

    Le balayeur.

    On n’avait pas si souvent l’occasion de rire. De se fendre la gueule.

    Il est entré, noir de peau, tenue verte et balai de même en fanes de plastique. Il a posé l’outil contre le mur et tient par la main une femme « pure pulpe d’Espagne ». Elle ne quitte pas Luhać des yeux. Féroce. Ngwadja la désignait de la main ouverte, comme unr marchandise. Il parla posément, sans sourire, avec l’accent français parfait dit-on des bords de Loire. Ngwadja est venu de la prison guinéenne de Sarreguemines (Lutti, sur son papier, fournit ainsi à Nouhaut, d’un coup, trois sujets d’étonnement : qu’il puisse ainsi exister, en des pays si lointains, des lieux d’enfermement si semblables à ceux qu’il a connus, d’où l’on pouvait sortir ou s’évader, selon le cas.

    Que Sarreguemines, cité faïencière, excentrée, fortifiée, se trouve promue Centre du monde. Enfin, et surtout, qu’un Guinéen s’exprime si bien en langue française.

    Marika, l’Espagnole, au nom délibérément estonien (mais rien de balte ne paraît dans ses traits andalous, silhouette curviligne et ramassée) n’est pas inconnue à Nouhaut. Ainsi donc ils ont libéré la femme qu’il aimait ou qu’il avait aimée. Aurait aimée. Lutti lui avait tant parlé de « tous ceux qu’il verrait » que Nouhaut a fait le plein, s’est rassasié déjà des assistants d’ici. S’est reconstitué d’eux-mêmes, d’eux seuls. À présent, voici qu’ils ont libéré cette femme, Marika, tant et tant de fois représentée, puis reléguée.

    Tout à côté, ici même, à Sarreguemines, dans cette salle aux murs plaqués de marbre, se tenait la session permanente de réadmission. Vraisemblablement, tous les participants de cette mascarade figuraient des fous, assassins, ou assassins devenus fous.

    Pour ne pas contrarier Nouhaut, maigre, pâle ; au visage creusé latéralement des tempes aux mâchoires, Lutti lui fit passer un message encore : « Ne t’étonne pas si nos participants présentent des contours indéfinis, des personnalités floues ou rudimentaires, des noms qu’on retient mal, rien en fait qui puisse suffisamment les identifier.

    - Tant pis, dit Nouhaut à haute vois, ce qui attira sur lui l’attention de tous. Mais l’homme de peine en combinaison verte avait à nouveau capté l’attention :

    « Luhać vous le dit, vous devez le croire. Il faut le renverser pour qu’il s’accomplisse. Et d’autres tomberont avec lui. Nouhaut pensa : Pourquoi ne me regarde-t-il pas ? « Voici le récit d’une tromperie, d’une séduction, d’un viol. Cette femme qui m’accompagne (désignant Marika) ne connaîtra jamais le père de l’enfant qu’elle porte. Le père, c’est lui (le Guinéen désigna Luhać) ou bien celui-ci (son index se tendit vers Nouhaut).

    - Je n’ai jamais touché cette femme ! s’écrie Nouhaut.

    - Mais tu l’aurais bien voulu, intervient Marika.

    Les regards de l’assistance vont de l’un à l’autre, puis à Marika, dont ce sont les premières paroles. Les plus proches pivotent vers elle sur leur chaise. Marika montre un profil busqué, aquilin même. Ses yeux sont enfoncés, et sombres.

    - Comment s’appelle ton enfant ? demande l’homme de peine.

    - Niklas.

    Nouhaut confirme de la tête.

    « Il sait son nom ! s’écrie le Noir. (Et moi, murmure Luhać ? -Ta gueule dit Souvy le bouffon – d’un ton métallique, source d’une hilarité mécanique.

    Nieto-Gonzalez et ses colliers reprennent : « Vous avez parlé d’un viol ». C’est la première fois qu’elle vouvoie un Noir.

    - Séduite et abandonnée, ajoute Nazdö, dont le nom commence aussi par un N.

    - C’est bien le moment, observe fielleusement Douce, d’avoir l’accent espagnol ». Dans sa tartine de fards.

    Nazdö rectifie : « Catalan. C’est loui (elle pique Luhać du doigt) le coupable ». Ce dernier se montre ravi, une excellente raison s’offrant à son éviction. Le Noir (Gwadjan) se tourne en coulisse, derrière Luhać, et déclame :

    « Les demoiselles de Luhać ! »

    Une demi-douzaine, de 20 à 30 ans, s’échelonnent autour de la table, chacune derrière un membre de la Docte Assemblée. Nouhaut le Héros fut ébloui, et souhaita vivement que chacune d’entre elles n’eût pas été engrossée par Luhać. Vérification faite à la lorgnette (il la tira de sa poche), aucune ne présentait la moindre courbe extérieure de grossesse. Tous, réactifs jusqu’à l’extrême, applaudirent leur coordination de mouvements. Lutti seule, la Psychologue, se tortilla tout assise dans son polo de couleur rouge :

    « Cela ne vaut rien. Du tout. Depuis notre relation, nos hésitons entre la mystique, le document, le pamphlet, sans jamais nous départir d’une superficialité qui prend à la gorge. Nous frôlerions volontiers le vaudeville. Pour l’humour juif, il attendra. »

    - Je ne suis pas juif », coupe Nouhaut le Héros. Qu’eût-il pu d’autre.

    - ...ou l’humour tantouze…

    - ...non plus ! »

    Un débat s’éleva sur les capacités de s’y retrouver.

    - ...de qui parlez-vous ? ...qui devrait selon vous « s’y retrouver » ?

    - Mais l’Instance ! Voyons! l’Instance ! » Lutti levait au ciel ses bras maigres.

    S’abattit un silence consterné. La Docte Assemblée sentit passer sur elle un souffle de faiblesse ou de vieillardise, puis tous se sont repris, en temps que Jury de Concours. Et tandis que Nieto-Gonzalez, dans ses colliers de peau ; que Fida, du bout de son museau, renchérissant sur l’Instance qui disait-elle avait pourtant toléré « bien des choses », Nouhaut se tournait en tous sens autour d’une subite démangeaison culière, découvrant soudain que son siège était pivotant. Il admira, seul silencieux, celles qui gravitaient mathématiquement autour de la table longue. Chacune portait en badge leur nom sur la poitrine : Ogaden, Béréni, etc. En y regardant plus précisément, Nouhaut le Héros pensait détecter sur chacune des indices de gravidité.

    Toutes les sept sans exception. Durant toute la semaine suivante, Nouhaut le Héros, muni de son exclusif laisser-passer, tint rancune à Lutti la Psy, l’Introductrice, l’Initiatrice, ce qu’il appelait son revirement. Elle devait absolument, c’était son statut, soutenir son Initié, sans faille ni condition – et voici que, tout inopinément, elle emboîtait le pas à l’Instance !

    Chacun parlait au nom de l’Instance.

    Et dans sa facile cellule, Nouhaut se choisissait une compagne, Béréni, Goledda, et se confiait à elle au moment du sommeil, du grand double salto arrière. Dans son établissement psychopénitentiairee - « j’ai niqué l’Instance, j’ai niqué l’Instance » - il avait épinglé (pinned up) les sept portraite en pied (Ogaden, Pirini) toutes les jeunes femmes aussitôt recueillies sur posters à gauche en sortant, il les entretenait, elles écoutaient dans le ravissement, il sombrait dans le sommeil avant d’avoir pu penser au sexe, désespérément ressemblant d’une femme à l’autre.

    Quand l’insomnie célébrait son triomphe, il se relevait pour tenir un très beau journal intime, relié plein cuir.

    La vraie vie, c’était cette grande sale aux marbres gris, très éclairée, à longue table de bakélite noire cernée d’apôtres fébriles ou mornes.

    Lesquels d’entre eux pouvaient-ils regagner leur domicile ? Car ils s’étaient tous endormis, la première fois.

    Ils vivaient en société, enfin guéris. Les femmes, à demi enceintes, appartenaient-elles à la vie ? ...il les priait chaque soir : « Sortez-moi de là ! Sortez-moi de là ! » LUTTI l’avait amèrement trompé : « Considérez, Mesdames et Messieurs, la richesse de cœur que c’est, la tension sans bornes de la corde secrète, la sensation tant de fois éprouvée du pincement délicat, de l’électricité subtile à fleur de crâne en début d’amouré – New O’ fut violemment surpris par la vivacité des réaction. Assurément le charme n’était plus de mode, ni la satire – pas une femme assise qui ne glapît avec férocité. Il se tut, et conversa en son sein avec ces yeux mobiles d’autrefois, ces flexions de mains et les frémissements d’une âme si antérieure à tout cela.

    Tout le monde criait.

    Il se leva.

    Il se dirigea vers le Bouffon Femelle – Chaffa, resta interdite : il lui dit à quel point il l’avait connue jeune et désemparée, si empêtrée de ce qu’elle pensait dissimuler. Sitôt qu’une femme lui dit-il prend de l’assurance elle cesse d’en imposer. Il avait pressenti tout ce qu’elle vivrait – nous nous serions étroitement noués sans indécision – Nous entendons ce que nous ne devons pas entendre interrompt Douce sous ses fards – Perte de temps dit Biff – au fait – au sujet -

    - Il n’y a pas de sujet » la Géante est levée New’O découvre qu’il n’est pas sorti, qu’ils ne sont pas sortis, tous ceux qui l’entourent, de l’Hôpital, que tous ici chaque jour se rassemblent pour s’accoucher d’eux mêmes - PERDU dit Lutti TU AS PERDU

    Rien saurait ébranler Luhać En conséquence enchaîne-t-il en vertu des pouvoirs contestés dit Djiwom contestés qui me sont conférés par l’Inatance - etc., etc.

    Celles qu’on expulse, qui s’accrochent à leur banc, les plus typées, les plus gueulardes : celles qui ont « quelque chose à dire ». Exit Mézoï et ses bourrelets de cou. Exit Noffe et son museau de souris. Exit Djiwom, la Géante Rousse.

    « Nous aurons fait tout notre possible » déplore Noffe.

    « La dictature est inexpugnable » pérore Mézoï.

    « Démerdez-vous » conclut Djiwom.

    Ces dames, debout, se lancent dans une confuse diatribe à trois voix. Interrompue par les bouffons, Souvy et Chaffa, qui les chassent sans ménagement. Trois autres jeunes femmes prennent les places vacantes. Il n’y a pas lieu de retenir leur nom, ni de l’une ni de l’autre.

    Alors intervient ce que les plus Avertis ont prévu : le décor tout entier pivote, y compris les marbres, la longue table noire et tous ceux qui s’y trouvent, cramponnés des deux mains à leur chaise en passant sous le cul. Et dans toute la salle ouverte en abîme soudain devant eux, un peuple, le peuple, jusqu’aux derniers gradins, jusqu’au dernier des strapontins. Et qui n’applaudit pas. Froid, plutôt hostile, avec des raclements de gorge ou des grognements difficilement interprétables, des claquements de mains sans conviction.

    « Trop facile, grommelle Lukać, d’abord dans son bouc, puis de plus en plus ferme : Le voici donc, ce fameux peuple que je rejetais. Il s’apprête à rugir, ou pis à se taire. Au moins sommes-nous assurés de sa parfaite attention.

    - Sire, ils ne sont pas armés, dit le Bouffon.

    - Ont-ils seulement payé leurs places  ?

    La psy se fait toute petite.

    Parallèlement, Noffe se rapetisse, pour bien cacher qu’elle est revenue. Quant à New O’, il piaffe d’impatience, et Djiwom, elle aussi de retour, dresse de profil son masque d’oiseau.

    Qu’est-ce qu’on fait ? répète Souvy. Qu’est-ce qu’on fait ?

    Luhać étendit les bras :

    « Chers amis, bonsoir ! »

    Et le public répond :

    «  Ta gueule ! »

    Facile grogne Mézoï dans ses replis.

    Toutes les trois se tenaient à l’instant derrière leur chaise précipitamment occupées.

    Dans le public se trouvaient des gens plus pauvrement habillés que ceux de ces temps-ci. Des femmes sans micro interpellent Luhać, lui tendant un questionnaire.

    Vous m’avez déjà posé ces questions, devine New O’ d’après les mouvements de lèvres.

    Les braves femmes lui demandent en riant comment il se représente « une forêt ».

    « Haute, à troncs clairs, espacés. De beaux sous-bois couleur orange.

    - Touffue, rompue, barrière infranchissable, dit New O’.

    Tous les acteurs se regardent au comble de la gêne :

    « Qu’est-ce qui lui prend ?

    - Ce n’est pas à lui de parler.

    - Il va tout foutre par terre, dit Biff.

    Le public s’agite, les têtes se rapprochent et s’éloignent, des constellations de têtes se font et se défont. Ta gueule glisse Chaffa, clowne femelle.

    Luhać répond encore aux questions traditionnelles sur « le sentier », « la clé », « la cabane » : son sentier est « large et haut », il monte, descend, mène à droite, à gauche, et bien que New O’ se taise à présent, tout le monde le voit écrire frénétiquement sur un registre rouge qu’il tient sur ses genoux.

    Il note que Luhać ramasse « la clé », la fourre dans sa poche (« Moi aussi ») : que, s’il vient à rencontrer une maison perdue, il n’a pas le moindre désir de la visiter ni de rendre la clé trouvée aux éventuels propriétaires (« Moi non plus »).

    «  Dans un lac » dit le Chef aux représentantes de l’Instance, « bien sûr je plonge, nage, le plus longtemps possible. Je ferai creuser une piscine, aplanir des courts de tennis, construire un hôtel et aménager un parcours de golf ».

    Il ment, écrit New O’, souligné trois fois.

    « Vous rencontrez, au beau milieu d’une clairière, un lion »

    - Je le persuade de me laisser passer.

    New O’ s’indigne que la question soit infiniment mal formulée. « S’il dort », pense New O’, « s’il veille, s’il le voit ou ne le voit pas – rien n’est précisé. Imaginons : s’il dort, je le contourne. À pas de loup. De loin, de très loin. Sinon j’effectue le plus grand détour qu’il me soit possible, même à travers les fourrés, à travers les épînes.

    - Le lion, dit un spectateur, symbolise les Responsabilités ».

    Nous estimons pour notre part que M. Luhać ne manifeste aucune lâcheté, en affrontant le fauve à mains nues. Mais aucunt témérité, non plus : l’audace de ses bras procède infiniment d’un art de la persuasion.

    Des applaudissements ont éclaté, relayés par ceux de la Docte Assemblée sur le plateau, plus discrets. Évidemment. New O’ fait le geste d’applaudir, juste le geste. Quant à ce mur qu’on lui propose, qu’on lui oppose soudain, au travers du sentier, « infini à guche, infini à droite, infranchissable par le haut », tandis que New O’ se contenterait d’en scruter chaque pierre ou moëllon, chaque mousse et chaque insecte, pour toujours, Luhać, très fier, personnellement, proclame qu’il le franchira, quelles que soient les responsabilités. Nouveaux applaudissements sur les planches.

    Répondant aux yeux interrogateurs de New O’, Lutti la Rouge lui fait glisser un papier plié :

    L E MURC’ EST LAMOR T

    New O’ n’applaudit plus et pressent la suite. Il saute sur ses pieds comme un traducteur de D., contourne la table face au public et crie :

     

    « Vous participez à une imposture. Votre place n’est pas ici mais : chez vous entre la cuisine et » (les ch… , si vous voulez) « devant les Sept d’Or de la télé. Jamais il n’était question d’avoir recours à vous. Nous devions décider seuls, entre personnes capables, de la destition de Luhać ou de sa reconduction, et de son mandat.

    « Ce n’est pas vous qui l’avez accordé, ce n’est pas à vous d’y mettre fin ;

    - C’est nous, dit un grand brun du premier rang, nous qui avons installé Luhać.

    - Et l’instance ? » New O’ s’est mis à hurler. Le public s’écrie « à bas l’Instance », puis « il n’y a / Pas d’instance ! » - Nex O’ ricane avec outrance, les insultes lui font comme une pluie de pisse.

    « Pourquoi avez-vous renvoyé les vieilles ? » a-t-il demandé.

    Les femmes restantes aussi se demandent pourquoi sur la scène sont montés si peu d’hommes. Le grand brun du premier rang réplique vous avez bien assez de culs ailleurs. Les femmes du plateau protestent, « les vieilles sont la sagesse, connaissent les solutions ». New O’ se tord de rire en silence, car chaque vieille dame est revenue, debout, chacune impassible, derrière les sièges où sont assises les remplaçantes, les substituées, qui ne rient pas davantage.

    Luhać non plus.

    Lutti on plus, psychiatre des hôpitaux. Le balayeur noir fait un signe.

    Les Belles Enceintes en lieu et place des vieilles, placées debout dans leur dos, n’ont pas eu droit à la moindre chance. Personne ne les a décrites, n’a évoqué les troubles qu’elles suscitent dans les cœurs. Dans leurs jeans anachroniques, dans l’accentuation de leurs formes arrondies, elles sont reparties. Les vieilles dames ont recontourné leurs sièges, et se sont rassises, alors que pas une ne dépasse les soixante ans : Noffe au museau plissé, Nézoï aux colliers de chaire et d’or, Djiwom la Géante aux pattes d’Ourse sur les oreilles.

    Et Djiwom, cette dernière, s’adresse au Peuple :

    « Peuple ! Nous n’avons pas plus d’existence ni d’épaisseur à vos yeux que ces tutures mères. Nous aussi nous sommes tenues, comme elles, enceintes, belles et courageuses. Silencieuses. Mais pas plus alors qu’aujourd’hui, nous n’avons eu le droit ni l’occasion d’exhiber nos véritables personnes, ou seulement de les mettres en valeur. Je voulais, moi, vous instruire. Vous renvoyer à tout ce qui est écrit. Aux Saintes Écritures de Chateaubriand et de Jules Romains dit Farigoule.

    « Ni à la Bible, ni au Coran. Ni à leurs commentateurs et autres exégètes ».

    Djiwom la Géante s’est rassise.

    Noffe au Museau Plissé prend la parole.

    Ce qu’elle dira n’a pas d’originalité.

    Son fil avait été rompu :

    « ...je reprends… et puis merde… Vous êtes tous venus là pour vous payer ma poire, sous prétexte que j’ai réussi, et malgré moi ».

    Noffe au Museau Plissé croyait facilement découvrir qu’on se payait sa tête.

    Nézoï aux Colliers de Chair se rengorge dans ses rides réplique :

    « Moi, en dépit de mes prises de position très méfiantes à votre égard, ô Peuple que nous flattons toutes, je ne refuse pas à être prise à partie, à m’offrir en cible à vos flèches ».

    Car Nézoï la Troisième se figurait volontiers être prise à partie.

    Que pouvait-on attendre de New O’ ? Qu’il défendît l’inexistant bilan de Luhać ? Il ne connaissait pas cet hommr ; ni son action néfaste, quelle qu’elle fût. Il sortait juste d’hôpital. Mais cela ne l’obstrua d’aucune sorte : il enchaîna considérations insignifiantes sur extrapolations sans bases. Il bénit l’existence d’un chef, ce qu’on ne lui demandait pas. Il félicita le coordinateur compétent, ce que Luhać n’était pas. Il parla de la « molle férule » ayant permis l’accroissement et la prospérité de la Caste des Flamines ».

    Il fustigea le pivotement de la scène, appelé « encyclème ». Il blâma l’extension à tout un chacun du droit de spectatorité, comme un vaste coup de trahison du Destin.

     

     

     

  • Tableaux d'Anne Jalevski

    LA ROBE DE CHAMBRE 67 07 17 1

     

     

     

    C’est celle de mon père. Du moins j’aime à le croire. En tissu éponge, verte, orange et rouge, en bandes verticales. Dedans, il y a moi. J’aime à le croire, bien que mon sept huitièm avant me prête un profil nasal de couteau, que je n’ai pas. Toute une période est là. « Époque » ne convient pas. Vingt-quatre à vingt-huit ans. L’atelier surchauffé où nous étions les rois du monde, comme l’œuf devant qui le monde se tiendrait, recevant les oracles. Et le moi lisant, sur ses genoux, le volume en touche bleue, sous le décolleté d’homme et la peau gris rose. Une ébauche au bord du jetage, que nous avons gardée pour la trace matérielle, la preuve. Que c’était vrai. L’estrade de tissu rouge. Le tibia, le pied, l’autre replié sous le cadre, et je posais en lisant, pour ne pas perdre de temps.

    Absorbé, tête penchée, juste un trait de mâchoire, une esquisse d’oreille et le double tiret des yeux, nu sous la robe absorbante, prêtant l’image d’une éventuelle concentration car je ne le lisais guère en cet instant. Derrière moi les six carreaux d’un ciel bleu gris, un peu trop d’eau, ce vase sur un coin d’estrade, au ras du sol en surélévation la fausse perspective d’une assise de Kleiderbaum, ce mot que j’ai fondé pour désigner, plus tard, le porte-habits. Les traits sont appuyés, couleurs vives et contrastées, l’ensemble inachevé, mais l’épaisseur est forte, comme un pignochage, un alliage de méticulosité rageuse et d’esquisse indicatrices : fleurs incertaines de papier peint, cadre et moulure suggérées vers la gauche, vers le haut.

    Nous pensions que c’était le sommet de nos vies, détachés du monde en notre nacelle comme une bulle montante, hypnotisés par les bouffées du gaz intermittent le long de la rampe bleue d’un radiateur défectueux.

    LUDOVIC ROMNESTRAS

    TABLEAUX D’ANNE À Cocteau 680107

     

     

     

     

     

    Ce tableau appartient à la phrase Primordiale .

    Il précède les Beaux-Arts et présente les imperfections de la passion.

    Cocteau écrivit

    « Je n’aime pas dormir », du regard qu’il portait sur un amant près de lui endormi. La silhouette du visage apparaît, émincé, indisticnte, spectrale. Un œil est vide à l’antique, l’autre expose un iris pensif à paupière capotée, le bas du visage aigu enveloppant le baiser qu’il retient. Au premier plan s’étale un demi-visage méduséen, aplati en perspective rasante. Le nez large remonte sur le front en étroit chanfrein de bas-relief primitif. Un œil bridé s’allonge étroitement fermé sur son sommeil. L’autre ne montre qu’une amorce latérale d’orbite. Le sourcil disparaît sous une lourde mèche orange qui monte en flamme oblique.

    Un autre flamboiement du même roux communique à ce fragment de visage une auréole de combustion passionnelle (il en existe une troisième en descendant, plus indécise et mince reliant l’allongé au scrutateur. Le visage lui-même ou ce qu’on en dévoile est fait de ce plâtre gris que la flamme pourrait dissoudre si toutefois ces flamme brûlaient, mais le buisson ardent ne se consumait pas : le Méditant contemple les yeux mi-clos la terre promise du dormeur où lui manque l’accès. Entre les flamboiements pointe une corne bleue. Plus haut, et sur toute la droite au-dessus de l’endormi, c’est une envolée sans autre discipline que l’imagination des gaz ou l’indéchiffrable dissolution des rêves : on en est enveloppé, tout opiomisé, mais elle ne résout aucune énigme et ne dévoile qu’elle-même. Ainsi flottent deux esprits liés dans les volutes des dissolutions des cieux…

    LUDOVIC ROMNESTRAS

    TABLEAUX D’ARIANE CHEMIN MAUVE 68 05 16 3

     

     

     

    Mauves. Titre et couleurs dominantes. Œuvre mineure aimable. Un chemin couleur d’eau vite étréci par un tournant, formant point de fuite vers le rien : de vagues frondaisons aussi bien montagnes, un éclair noir de serpent sur la queue croché dans les nuages. Le ciel de nuées mauves se faisant face bec à bec, espèces d’Alaska et de Sibérie inversés (Alaska gauche ou occidental) : oiseau sibérien à l’est d’une carte, dont l’épaule figure aussi bien la courte mandibule de dinosaure volant, tandis qu’à note gauche l’Alaskosaure fend ses profondes mâchoires souriantes. Deux mouettes bleu gris lui font un œilvers angulaire et Dieu sait quel ruban burlesque descendu sur le mufle. Entre les deux becs, ou angles, le ciel se plâtre en dégradé gris, mauves ou bleu très pâle .

    Ne cherchons pas d’exactitudes anatomiques mal perçues par l’artiste lui-même, qui multiplie les visions naissantes, à moins que ce ne soit le commentateur… Nosu verrions bien aussi vers le hait, très large, une autre gueule dont la béance figurerait alors une tête en pain de sucre. D’autres trouées seraient alors des bras, plus bas, une taille mince entre les deux becs polaires, les jambes se perdant au point de n’être plus que des membres vaguement digérés. Une ultime nuée mauve, en dessous de toutes, pointe aussi son bec vers l’horizon montueux. Un ciel mollement convulsif donc, « Où les oiseaux passent / Comme des menaces », précurseurs de lourds orages pleins d’eau. Nous pourrons nous inquiéter d’une vision qui semble ,n’avoir pour objectif de comprendre « à quoi ça ressemble ».

    Reliant le terre au ciel comme l’arbre Ygdrassil, un feuillu d’algue plate monte ficher sa pointe au bas des monstres affrontés. Voilà donc huit angles qui s’affrontent, et sensiblement autant de baies profondes. Seul sourit, de tout son prognathisme, le préhistorique Alaska… L’arbre est une algue, un autre feuillage en cœur plat renversé tient comme un découpage sur fond de halliers bistres sommés de jaunes pâles sommeillants. Le mieux est de compter, là encore, les troncs : deux sur la langue jaune d’une improbable emblavure, trois au milieu du large chemin gris, peut-être un autre à supposer sur le bord du cadre. À droite de la diagonale mauve vive, peut-être berge d’un canal, un angle de chiffre 7, ramolli, avec un ventre blanc, et d’autres liens végétaux semblant raccrocher le terrestre au céleste. L’horizon ne donne que sur une barrière, feuillages, montagnes vagues, paysage d’aube dans l’humectation embryonnaire de la mise au monde.

    « MURIEL » 681009 4

     

     

     

    Muriel, huile sur carton toilé concave par humidité. Très mal entretenu, barbes et éraillures sur la tranche, petites taches de non-couverture. Pochade amoureuse et sincère visage vers la gauche en oblique, blonde gonflée en cornes avec raie centrale, grands yeux irréalistes écarquillés. Nez droit, bouche sensuelle aux coins abaissés qu’elle n’a jamais eue. Les portraits d’Anne Jalevski sont tous, à cette époque (signature « Tom Luce »), tout sauf réalistes. Les arrière-plans restent esquissés, zébrures embrouillés de noir sur vert sale, avec sans doute les deux premiers niveaux d’un palais ou d’une église. Le cou entièrement drapé dans un châle bouffant qui s’engouffre dans un col. Habits d’automne. Le regard, énorme, nous fuit. Quelque chose qu’on ne voit pas. Œil qui étonne, redoute et souhaite à la fois. Vision d’un amour à regret contemplé ou quitté, retrait en soi. La joue creuse et marquée. Une débauche d’adjectifs. On ne voit pas les mains. L’oreille au lobe soudé s’entoure de cheveux blonds mi-courts. L’ombre dessine aussi sur le front un creux de coup violent ou de réflexion. Tout implique le renfoncement dans le confort d’anti-automne, comme si les bras hors-cadre resserré réassujettisaient le gros manteau : bistre rouge sur une épaule , vert bleu à notre droite, demi-manteau. Nous aimerions presser ce paquet féminin dans nos bras, le rassurer, l’amener à la tolérance d’un léger désir. Tout est saisi dans l’éphémère d’une expression, je cherche en vain à la faire parler. Farouche, le mot que je cherchais.

    Les yeux, le nez, la bouche et le bout du menton : dans ce triangle tout son être, en soi immensément rencogné. Faut-il avoir saisi un tel secret dans un visage toujours vu accueillant, fatigué, ou pensif, jamais flashé dans un rêve surpris : le plafonnier du dortoir brusquement ouvert, elle se défendrait, surprise et peur en surface, mais à l’abri de son méplat si clair. Une teinte pâle et lissée, européenne à n’en plus pouvoir, assombri sous l’œil, éclairci dès la pommette et s’épanouissant sur le front lisse et impénétrable. L’ombre part du creux frontal, contourne en petit pont le coin de l’œil droit, s’épanouit sur le creux de joue, ombre le coin droit des lèvres jusqu’en soubassement et coupe en diagonale le menton : cela fait un oiseau : large et immense aile supérieure, bec épais épousant celui du modèle, bord supérieur d’aile dérobée sous la mâchoire.

    Les yeux cernés de noir, le droit en queue de poisson, pupilles rétrécies, cils fardés et longs, mystères à nous approprier…

    LUDOVIC ROMNESTRAS DESCRIPTIONS ET NOTATIONS

    TABLEAUX D’ANNE « ÉVEIL » (Dominique K.) 5

     

     

     

    Une emme s’éveille, sort de l’aube en s’étirant, seins à l’air et tout à fait nue. Elle est appuyée sur la jambe droite et tend la gauche en demi-pointe. La droite et la gauche seront entendues pour le spectateur. Nios nous sommes toujours demandé ce que la représenation des nus, tant masculins que féminins, pouvait bien avoir de si extraordinaire. Tout agacement mis à part, cette femme s’étire, une main sur montrant la paume sur le front, coinçant par-dessous une autre main qu’on ne voit pas. Toute la oile est jaune et bleue, teintes tendres et dirait-on comestibles. Les bras s’opposent par la saignée, le coude à droite se distinguant par son acuité sur fond bistre brun : en effet, pour endiguer cette uinvasion de beurre, une paroi fonce revient vers nous ; un plancher mauve, jaune et bleu revient vers le premier plan, , portant la signature et le pied droit, plus proche de nois, sans anatomie fixe mais au métatarse plus ou moins bot.

    L’autre pied, de profil, tend sa voûte au dessus d’un bistre mauve. Les jambes, fortes et lisses, montrent la force et l’équilibre sans tomber dans la musculature. La droite, ou jambe d’appui, est largement lacérée d’un grand os extérieur bleu, interrompu au genou. La gauche, plus traditionnelle, se tend harmonieusement selon les lois de l’anatomie Les deux se rejoignent sur une pilosité sombre et discrète. Le ventre présente des traces de tavelure, dont les lividités pourraient inquiéter. Nous ne décelons aucun indice de sensualité, car les nus féminins peints par des femmes en présentent rarement les caractéristiques, inventées ou ressenties (c’est le même) par les hommes. Les épanchements bleus se poursuivent sous le diaphragme , un « 4 » au niveau inguinal, une balafre en triangle évasé qui prend du flanc et déborde sur la courbe inférieure des seins.

    Entre les seins serpente une longue mèche capillaire ; dont un détour semble se paralléliser à la pointe du sein, comme si l’autre sein s’était replié vers la gauche. La pointe du sein droit se retrouve au centre d’un cercle traditionnel. Comme pour montrer à la fois la face et le profil. La mèche en remontant s’épaissir et se love au travers du cou incliné, long, jeaune et fortement marqué. Le visage est ahuri de sommeil, bluche petite et petits yeux très précisément modulés. La mèche tourne sur la nuque et nous ne désirons pas ce nu innocent et fraîchement baîgné d’aurore.

     

  • LE CLOÏTRE

    C O L L I G N O N L E C L O Î T R E

     

     

    Il était parvenu à cette espèce de satisfaction. Voyant autour de lui la vastitude des campagnes, les prés, les bois et tout ce qui s'ensuit (vaches, femmes dans les bourgs et draps sur l'herbe), il se sentait le possesseur, l'englobeur des choses. Ses poumons se soulevaient, il absorbait les champs, le val, un clocher ruminant sur Volsonne, et les fumées au loin vers Waldebourg. Son souffle passait sur les blés, les haies, les potagers : l'abbaye profitait de tout, la natalité galopait, la longévité longéviait. L'abbé Jean-Robert enrobé dans son embonpoint succédait à l'abbé Jean le Loup. Le successeur à présent régnait sur mille arpents de vignes, de villageois et de rivière, et s'appliquait volontiers l'ironie.

    Vingt ans auparavant, anno Domini quatorze-cent soixante-sept, il était entré là, par un sombre jour de neige ; il ne tombait du ciel qu'une grande grisaille de lumière ; le fils cadet du rempailleur n'avait pas suscité de miracle à St-Cloud-d'Ambervilliers. Les jeunes femmes ne l'amusaient pas, les vieilles non plus. En bref sa bite molle le faisait chier. Finalement il se sent fait pour des choses plus nobles. Plus longues, tiens, justement. À la mesure de ces bâtiments noirs, très lourds, avec des ardoises très noires jusqu’à mi-sol des murs, et des cheminées à rôtir des sarrasins.

    Il en habite un, au sommet d’un monticule sans excès, dont l’abbaye occupe tout le plateau. En dessous, dans toutes les directions, des vallonnements vachement fertiles.

    Sous la neige (c’est janvier) le Frère Ikselles, mort depouis, montre à l’impétrant 1) le réfectoire, 2) le cellier, 3) les dortoirs. 4) la bibliothèque et les commodités. Plus les parchemins attestant de la fondation de l’abbaye en l’an de grâce 909 (CMIX). Et très vite, vingt-huit ans à peine avaient suffi à Jean-Robert de Baume pour conquérir les têtes, les cœurs et les confiances, si bien que ses pairs applaudirent à sa désignation par le pape Léon VII : abbé de St-Cloud d’Ambervilliers.

    La vie de moine passe comme un jour, la règle empêche qu’on se voie mourir, empêche qu’on se sente vivre. Mais Jean-Robert de Neuzanville n’était pas un abbé ordinaire. Il parvint à se faire attribuer, en sus de son réduit réglementaire, le rez-de-chaussée d’une tour où s’ébattaient jusqu’ici volontiers les volailles – en bref un ancien pigeonnier où promptement s’aménagèrent trois étages. Les fromages se vendant, les aménagements intérieurs permirent à l’abbé une bonne retraite. Il n’était ni mieux chauffé, ni mieux nourri, mais pouvait ainsi s’appliquer la devise de Sénèque :

    Sanabimur, si separemur modo a cœtu -

    Nous serons guéris, à condition de nous éloigner de la foule.

    C’était un haut homme, puissant, sanguin, bien proportionné. Il lui fallait cet air des cimes, disait-il en riant, pour appliquer à son gouvernement la lucidité indispensable. Le jour où le Frère Ikselles intronisa ce nouvel homme en ces lieux, je me suis méfié. Les distractions sont rares dans les monastères, à moins de se réjouir de la régularité liturgique. Je me suis fait espion. Malgré l’interdiction j’ai tenu un journal où je notais tous les faits et gestes, et les pensées de Jean-Robert. Déjà, on l’a castré du Neuzanville. Puis il a demandé de lui-même à se faire instruire de la vie de saint Robert, Rien pour moi-même, tout pour les autres. Il a juré entre ses dents. Il s’est signé. Qu’a-t-il vécu dans sa vie « d’avant » ?

    Il n’est poussé par nulle vocation. Il aurait mieux caché ses réelles ambitions. Mais ses dents dépassaient aux commissures. Toujours à côtoyer le chef de notre communauté, à le narguer sitôt le dos tourné. Toujours à rudoyer le novice : gueuler sur le coupeur de bois, l’homme des seaux de lait, l’homme des vaches.

    Il a senti, très vite, que ça se voyait. Il s’est donc appliqué à la transparence, à la discipline et aux mortifications. Il avait parfois dans les yeux des lueurs, et du verdâtre au creux de ses joues. Certes, il n’était pas aussi rouge qu’aujourd’hui. Il ne soufflait pas en montant les escaliers. Je ne susi jamais arrivé à le trouver désagréable : Dieu aurait pu, s’il l’avait voulu, me créer à l’image de Jean-Robert ! qu’il me pardonne mes pensées sur mon propre abbé.

     

    L’abbé Jean-Robert s’éloigne de la fenêtre sur le vallon. Il s’installe sur un prie-Dieu, au milieu du cercle de pavés rouges. Dieu voit tout.

    « Je me souviens » pense l’abbé -peu enclin à penser en ce jour - « d’avoir été le seul depuis saint Jean le Loup à présenter mes intentions, dans un discours préliminaire : le rescrit.

    « Nous avions bien bu » poursuit-il. Du bon vin dans des brocs tout simples. Des discours, en latin, en allemand. Je m’en suis trouvé exalté. C’était aussi comme un grand puits de lumière, irradiant tout mon intérieur, canalisation divine, faille de tous et de chacun. Je pouvais à volonté ouvrir ou clore la plaie de tous mes amis et frères, au nombre de 72, 6 fois Douze. Ils m’obéirent tant, que j’en fus confondu. La Grâce est terrifiante. Enfin le puits disparut. »

     

    Jean-Robert priait peu. On le voyait soucieux, le vert au creux des joues. Il inspectait partout, redoutable. Il contrôlait qui se confessait, qui non. Muni de l’indult papal, il eût prospecté le secret

    des confessions. Puis il se renferma de plus en plus souvent. Et le renfermement ne va pas sans une extrême conviction que tout est Vanité. C’est assurément le but du moine : certains s’affligent, d’autres s’enflent d’orgueil ou de désespérance, mais les meilleurs sont tentés par l’absurde Vacuité du monde. Je peux vous en parler : ils m’ont renvoyé trois fois.

    Jean-Robert s’affligeait : n’être qu’un abbé, c’était du petit monde. Il avait inventé le recroquevillement d’Envie. Il se rabattit sur nos boutonnages et sur nos laçages, souliers d’hiver, sandales d’été. Ah ! c’était un drôle d’abbé.

    Jean-Robert s’infligeait des pénitences. Il se cognait la tête aux murs, ou de ses poings. Il restait à genoux des heures. Il ne s’agissait pas d’élancements mystiques. Juste une question d’organisation. Apparemment. Il humiliait à heures fixes sa chair abondante et gourmande. Avec méthode, il se flagellait quelquefois.

    Quant au frère Ikselles, il se chargeait des contacts extérieurs : Monsieur de St-Dié. Frère Ikselles n’eût jamais révélé ces bagatelles à quiconque. Au bout de trois minutes de flagellation, l’abbé Jean-Robert transpirait comme un fleuve. Il s’était appliqué à méditer sur Dieu, sur le Fils, saint Joseph ou Marie. Mais il eût estimé ridicule ou fâcheux d’atteindre l’extase. Il s’essuyait avec un gant de crin, et mangeait du poisson toute une semaine. Scrupuleux donc, à sa manière dure envers les autres et lui-même : à genoux sans coussin devant l’autel, soit ; jeûnes fréquents, soit. Mais ne jamais couler dans les excès de Remiremont, sous la cornette ithyphallique de Mère Cécile-Andrée de Bonnefont.

    Frère Ikselles était le seul à se souvenir des sœurs « bonnefontaines ».

    Cependant, cependant :

    La cellule du Père Supérieur Jean-Robert ouvre sur une Bibliothèque largement pourvue en exégètes de Bouddha. Il en a tiré une philosophie tout à lui, qui ne retient -de façon élémentaire ! - que « l’affirmation du néant, qui est Dieu ».

    Il vit profondément de cela.

    Il s’affine vers Dieu.

    Dans ses méditations paumes levées, il tente le Grand Sommeil, qui est connaissance suprême. Par la rupture avec le lien charnel, ca grand corps accède aux ciels purs. Quand il déplie ses jambes en lotus où passent les fourmis, Jean-Robert sent s’épancher au sommet de sa tête une insondable torpeur.

    Comme un coup de masse de bronze.

    Il se sent apaisé, descend donner des ordres d’une voix angélique et veille à tout son monde avec des effleurements de cristallier. Il s’efforce de voiler ses élans de fierté. Il relit les passages sombres de Job et de l’Ecclésiaste, et se retrouve chrétien comme devant.

    Rien ne lui semble plus important que l’étude de soi-même.

    Rien ne lui semble plus important que de le rejeter.

    Ne plus manger. Ne plus bouger. C’étaient les derniers temps de son séjour à l’Étage. Il aspirait, bloquait son souffle et répétait aum d’une voix caverneuse, tenue le plus longtemps possible.

    Ses entrailles cérébrales frémissaient.

    Il s’absorbait, tout de même, devant le Christ en Croix.

    Malgré ces macérations, les jeûnes et les privations de chauffage, il sentait persister en lui de vieilles attitudes, raisonnements vicieux, jugements erronés et attributions de beaux rôles. Ces stupides persistances, pourtant, lui étaient gages de sincérité : le Père Jean-Robert, immobile, croisées ouvertes, se sentait parfois satisfait de ses insatisfactions.

    * * * * * * * * * * * *

     

    ..Zachée, quant à lui, s’étourdissait de chasses. Rien de plus facile dans ce pays-là : au pied des montagnes, chaque vallée contenait de l’ours, du cerff et du faucon bleu. Ou bien du lièvre, des perdrix.

    Plusieurs fois par semaine, Zachée de Broisy sortait son équipage, chevaux, chiens d’Artois et bâtards. Il chargeait son dos de flèches, son poing d’une pique ou d’un épieu à l’ancienne.

    Comme dans la chanson, « la venaison garnissait les saloirs ». Bien sûr il s’ennuyait comme une bête, et les festins lui rappelaient avec remords les vertus de Jean-Robert, Prieur de St-Clothy d’Ambervilliers, dont la renommée avait franchi les 50 lieues qui séparaient le Mont Clovis de ses domaines.

    Surtout, Zachée de Broisy connaissait des difficultés sans mesure avec l’administration départementale du Jura, parce qu’on n’avait pas idée, en 1883, de chasser « à la médiévale », quand les meilleurs fusils étaient en vente partout, nom de D. !

    C’est pourquoi Zachée de Broisy sanglotait in petto en considérant le vénérable Jean-Robert de St-Clothy, cousin par alliance de sa première femme. Zachée essuie souvent sa barbe, grasse, courte et drue, comme obscène, comme plaquée. Toujours humectée. Courteau, de joues renflées, rose et potelé des doigts, suffisamment agile pour jouer du serpent. Mélomane, lui faut-il vraiment renoncer à toute la boursouflure de la vie par désir d’amour divin, de Purification ? Les sons l’hallucinaient, il se composait des polyphonies, entre deux communions du dimanche. Il était bien le seul, à cent lieues à la ronde.

    Le pâté de sanglier communique une humeur bien robuste, on se sent plus près de Dieu quand on a bouffé du bon sanglier, le Dieu de Zachée semble n’avoir pas plus de consistance que celui de son lointain cousin. Ce cousin voit Dieu à huit heures précises, quand le soleil perce la verrière d’ogive, différemment suivant les saisons. Zachée, lui, sent son Dieu dans son oreille, ou dans son ventre.

    Jean-Robert le Cousin nage dans le bonheur de sa sainteté naissante, mais Zachée s’ennuie : trop de chasses, trop d’amis, trop de repas. Fils de putes ! s’écria-t-il un jour qu’il avait bu (ces jours sont très rares) : débarrassez la table, et me débarrassez aussi. Je ne ferai plus de vieux os, la goutte m’entrave et je ne pisse plus ».

    - Vous mangez trop de gibier, dit le serviteur.

    - Vous servez trop de gibier, dit Zachée.

    - Il semble que Monseigneur ne se soit pas déchargé depuis un fort long temps.

    - Je frise l’apoplexie, Nestor, je dépasse quarante-six ans. C’est un miracle que mon ventre soir resté plat ». Le serviteur le trouva vulgaire ; Zachée verrait sa maîtresse tantôt. Elle était dans la pièce voisine, attendant le plaisir du sangliophage. Zachée grimace : « Je ne pourrai jamais styler ce porte-plat ». « Contre la mélancolie » poursuit le serviteur, « le Sieur de Boisy lui-même n’a pas trouvé de remède . - On ne dit pas « le Sieur de Boisy ».

    Avec la bonne ecclésiastique, en service d’extra, ils le jetèrent sur un lit dela pièce voisine où la maîtresse en titre est venu sucer quelque gland vaguement baveux. Il ne pouvait plus s’agiter. Mais dès qu’il fut seul et ses mains torchées, il écrivit ce qui suit :

    « Cher ami cousin Jean-Robert,

    « Je suis le seul à pouvoir de traiter de ces titres. Curieuse destinée décidément pour nous autres, qui t’a mené à la tête d’un grand monastère, tandis que je me vautre à la ferme parmi les femmes et les dépendances.

    « Nous avons fait la Petite École ensemble, mais tu es monté à Nancy – qu’est-ce qu’on se sera donné tous les deux sur le plateau, chasses et galopades ! Tu ne refusais pas le cheval – j’ai dû pour ma part y renoncer cette année : des douleurs atroces, pour moi et pour la bête en raison de mon poids, et tu chassais, je m’en souviens bien, plus que je ne priais.

    « Puis nous allions basculer, non pas les belles au moulin comme nous le faisions croire, mais les sacs de farine dans le pétrin du boulanger.

    «  Tu as fait des pèlerinages pour voir du pays : Notre-Dame en Italie, tandis que je me charroyais de Marseille à Montpellier, où les gens comprennent mon patois latin. Je rapporte de la poussière et toi des bénédictions. À Béziers j’ai inventé les fréjolles de calmoutiers : des miettes de poisson, des cougourdes ; mêler à de l’ail, plus une piperade, un brin de lièvre, et c’est immangeable ». Plus tard : « Comment fais-tu pour vivre, ô cousin de ma première épouse ? sans manger ni dormir, ni presque boire à ce qu’on dit ? Dieu dans nos légumes, dans nos fruits ? je ne le trouve pas. Mon rêve est de me purifier de l’envie, par l’admiration, mais je me sens tout décapé de par dedans. Tu vois Dieu ? Cela doit te suffire. Toi, le Prieur, intercède ».

    « Prie-le d’alléger mes sauces, de rendre à mon rébec son efficacité soignante. L’acédie, ou l’ennui, est péché capital. Et Dieu à tout instant, sous ta verrière, ce ne serait pas de la gourmandise ? ...Jusqu’à mon admiration, qui ne te manque pas ». Plus tard : « Ce qui signifie, cousin d’alliance, que ne demandant rien tu obtiens tout. Prends garde au péché d’excessive satisfaction, sans même savoir si tu le commets. À ta place je le commettrais. Pourtant tu ne dis jamais de quelles grâces tu profites. Les autres disent : « Sa renommée a volé jusqu’à nous ».

    «Modeste et fier en même temps. « Dieu est silence », mais les mines que tu prends sont-elles du silence ? As-tu l’air extasié, ou absent, très froid ? Comment supportent-ils, en ton monastère de St-Clothy, que rien ne soit vraiment administré ? Ton second ; Ikselles, très vieux, n’a-t-il pas toute autorité en ton nom ? Il tremble de peur de mourir : n’est-ce pas une honte, venant d’un moine comme lui ? ...Tu pourrais voir Dieu dans une rivière, ou dans les poissons que tu pêcherais, comme il est dit dans la Genèse ? ...Tu t’élèves et parades au sommet de ta verrière, phénomène de foi. De foire. Si tu meurs, parlera-ton de « transfert en haut lieu » ? Seras-tu remplacé par une momie de cire blanche ? « Itinéraire d’un grand saint », « De la momerie à la momie »… - j’achète.

     

    Maître Zachée de Boizy,

    À vous toute autorité et salut.

    De par le Roi (que je suis), je vous apporte l’ordre et l’honneur de rejoindre notre bonne ville de B., dont je vous ai fait maire avec approbation de tous les échevins du lieu. Par toute la Comté il n’est question que du talent dont vous touchez et composez du luth et laissez faire à merveilles toutes demoiselles aux sacqueboutes.

    Vous êtes aimé. Il n’est jusqu’à Lyon qui ne résonne de vos louanges. Vous vous entendez en tous arts, voire en cuisine, mais de celui-ci en vérité vous faites trop état. Vous composez en vers ou prose, produisez force talentueuses comédies et parades.

    Vous n’êtes pas reçu à ma cour à proportion des inimitiés que vos conduites avaient engendrées en d’autres temps, ores sçavez que tous bons roys n’ont point coudées franches. Aussi vous enjoins comme de dessus que retourniez à B. de la Comté, afin que vous accomplissiez en icelle ville l’obligation la plus estimée, la plus enviée qui fust oncques, assavoir défendre nos plaines et plateaux de mon cousin le Roy de France Louys, onziesme du nom. »

     

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    Zachée de Broizy ou Boisy épousa le mercredi 26 avril 1476 Dame Athénaïs, grasse et plus âgée que lui, sans intérêt financier. Pour plonger plus avant dans la déréliction peccamineuse (« pour s’abaisser dans le péché ») par l’assidue fréquentation du trou des femmes, ou pour alléger son acédie, qui est «tristesse en présence de Dieu ».

    Mes frères, ce n’est ni l’un ni l‘autre. Voici un homme et une femme jusqu’ici confiants en Dieu et en leurs forces venues de Dieu. Quel besoin avaient-ils, l’un et l’autre, de s’embarrasser d’embrassements de compagne ou de compagnon, dont l’homme au moins pouvait trouver dans sa débauche une satisfaction complète de ses ruts ?

    Car, cher cousin Zachée, vous n’avez jamais dit, j’entends proféré, devant témoins, mot de votre épouse. Voici donc ses qualités : quarante années sont bien pesant fardeau pour les femelles. Il est à craindre qu’elle soit veuve et flanquée d’enfants difficiles de composition, voraces de complexion. Si les enfants s’étant départis d’elle engendrent un manquement, elle se sera soit prostituée car il n’est point de haute marche d’un état l’autre : c’est en vérité chercher l’abri des écus à l’orée du grand âge, qui vous fera grand déshonneur à moins que vous n’y voyiez bénéfice, soit vouée à grandes vertus, s’étant jusqu’à ce jour préservée par miracle divin, que vous auriez pu adorer sans vouloir par mauvaiseté flétrir de vos concupiscences.

    « Puisse-t-elle en ce cas vous convertir, ce que nous souhaitons de toutes nos prières et supplications ».

     

    Zachée admira comme il faut la prose balancée de l’Abbé. Il ne révéla rien à son épouse et la baisa comme un bûcheron.

    Le messager suivant apportait un vieux bref de Sa Sainteté. Il fallut régaler d’importance un si grand courrier. Zachée transporta donc son ventre en ses appartements. Se cala entre deux coussins et lut : la renommée du Comte-Abbé avait franchi le Jura et les Alpes, jusqu’à Rome ; l’excessive humilité engendre l’excessif orgueil, et ne s’abaisse pas à rechercher les sommets d’un monastère, mais trouve au contraire, dans la communauté des Frères, reculade et bénignité ; le comportement du Prieur de Saint-Clothy, aggravé par la consultation de certains livres des Indes et de Cathay, avait relégué le susdit monastère sous la tutelle d’un frère d’Ikselles, indigne par sa naissance de telles honorables fonctions.

    Et le courrier du Pape à Zachée, tout gros et valétudinaire qu’il fût, enjoignait de se mettre en route sans tarder afin de relever, cinquante lieues au nord, l’Abbé Jean-Robert. Zachée, frappé de la foudre, donna son accord sous pli scellé, après consultation de sa seconde épouse. « Qui prendra soin de mes domaines ? » gémit-il. - N’avons-nous pas Leamington mon fils aîné ? car elle était anglaise.

    * * * * * * * * * * * * *

    À cinquante lieues de là, Jean-Robert sortit de méditation et se frotta l’estomac. Cette sensation survenait plus souvent ces dernières semaines : il se sentait partir dans une extase, dont il n’aurait su dire si le Christ l’inspirait, ou quelque autre action : douleurs de la passion, sourire de Josaphat ou contemplation d’une croisée d’ogives. En ce moment précis où l’anneau cérébral se haussait lentement, une douleur l’atteignait à gauche sous l’épigastre. À la verticale du cœur. De même sa langue se gonflait, ses oreilles tintaient.

    Un voile passa devant ses yeux.

    Certains jours une nausée lui remonte du ventre. Il se figure que Dieu lui mesure sa grâce.

    Il  s’aperçut que tout bonnement il avait faim. Alors il s’est levé de son banc de prière en se frottant les genoux, qu’il avait larges et cagneux malgré les coussins. Il a vérifié les fermetures des fenêtres : toutes prennent l’eau ou le vent, dégoulinent des jointures et communiquent le froid. Jean-Robert le Moine, depuis des années, à travers les saisons, crève de froid, d’humidité, de faim ou de soif. Il offrit à Dieu tout cela. Ayant descendu quelques marches, il urina longuement dans un tuyau de plomb. C’était un perfectionnement, car il avait gagné des calculs déchirants ; des aigreurs à ne pas manger ; à ne pas boire, ces haleines indescriptibles. Voilà pourquoi Frère Ikselles avait pris tant de place : un moine qui n’était que moine, et qui de simple flair s’était improvisé Prieur.

    On allait voir ça.

    « Tadeo ! »

    Tadeo n’a pris ses vœux que de l’an dernier. Petit, jeune et jaunâtre, il ne présente aucune tare supplémentaire, et son seul titre au monacat est la Vocation. Il marche libre et droit. Il se laisse rudoyer sans perdre sa dignité. Il admire son maître, dont il approuve l’orientation mystique. Cependant, il ne s’y oriente pas lui-même.

    Aujourd’hui, les bras croisés, il contemple de ses cinq pieds de haut la chute prévisible de son maître dans les errances d’ici-bas.

    « Vous avez présumé de vos forces » dit-il.

    - Faites-moi parvenir un bassin d’eau chaude ».

    Tadeo hèlea un novice dans  l’escalier tournant. « Retournerez-vous aux turpitudes d’ici-bas ?

    - Je veux me débarrasser de Frère Ikselles. Il finira par me faire oublier.

    - Frère Ikselles est connu des frères fromagers, des fournisseurs de bure et des collecteurs de cuir, mais c’est auprès des clercs et chevaliers que votre renommée s’est confortée. Vous êtes toutefois moins connu que Dieu. »

    Ils se sont mis à rire, l’eau chaude fut apportée, le Prieur retroussé trempa ses chevilles et l’eau devint noirâtre. Il pensa qu’il ne renoncerait pas aux voies de la sainteté, mais par d’autres moyens. Il ne communiqua pas cette pensée.

    « Le dortoir », dit Tadeo. Puis, entre ses dents : « Première Étape ».

    Jean-Robert le Prieur contempla cette immense carène de pierre, où s’alignaient cent vingts corps bruns sur cent vingt couches – dont soixante dans la bure de part et d’autre, sous autant de soupiraux nichés au creux des voûtes.

    *

     

    L’abbaye cistercienne de St-Clothy s’enorgueillit de la plus belle toiture de Franche-Comté. Les nervures descendent à hauteur d’homme. Au mur du fond l’œil-de-bœuf centré sous une ogive. Un pavage luisant comme peau de chat. À droite, le baldaquin du Chef de Chambre où se succédaient les novices – naguère ; Jean-le-Loup y avait mis bon ordre. Triste épisode. « Tu admires l’arche, Prieur. Mais tu te livrais au désordre. Si tu reviens, le hasard sera ta loi. Nous serons plongés dans ton caprice. Les amoureux de la paix se rejoindront ici pendant le jour. Et le tourbillon reprendra. Car c’est le Diable de trop servir Dieu, comme tu l’as fait sous ta verrière ».

    Il garda pour lui ses pensées. Précisément sonnèrent les trois coups de l’Angélus du soir. Les formes sur les lits pivotèrent sur le cul et 240 pieds se posèrent sur le pavé.

    « C’est un bon exercice » dit le Prieur.

    - Passez encore inaperçu, chuchote Tadeo.

    L’unité s’émiettait. Les uns bâillaient, d’autres priaient, le dernier se grattait. Tous les corps se mirent à sentir. Quelques ablutionnaires clapotaient parmi les seaux de bois, de l’autre côté d’une cloison. Près d’eux poussaient les constipés.

    « J’avais oublié tous ces bruits » dit Jean-Robert.

    Les frères convers à présent ôtaient les literies, passaient les balais en fredonnant. C’était une belle communauté que St-Clothy, bien organisée, dont il fallait s’estimer très fiers. Même si les convers étaient exemptés des exercices de dévotion. Le dortoir fut bientôt

    net. Jean-Robert s’avança entre les deux rangées de couvertures brunes : 60 de part et d’autre, en comptant le baldaquin. L’air neuf circulait ; grâce aux ouvertures de la voûte. Le prieur palpait les lits : C’était donc là que se reposaient ou s’agitaient les frères commis à sa charge, tous ces vases humains si longtemps relégués sur les basses étagères…

    S’il se replaçait parmi eux, ils lui en sauraient gré. Mais il ne fallait pas que son lit personnel fût rop central, car une excessive familiarité lui semblait mortifiante ; le baldaquin

    Le baldaquin ne devait renfermer qu’un régent de dortoir : Jean-Robert ferait supprimer ce poste et cet insigne.

    D’autre part, une couche trop ostensiblement placé contre le mur ou tout près de la porte, exposée au vent des latrines, sentirait l’orgueil. Et Jean-Robert se décida pour une couche aux deux tiers du rang de gauche, quand son accompagnateur, lui touchant l’épaule, fit observer que les vœux de la communauté seraient suffisamment exaucés s’il rejoignait simplement sa Chambre de Prieur ainsi qu’il seyait à ses fonctions, fût-elle la mieux chauffée du bâtiment. « Ce n’est que justice » dit Jean-Robert, et nul n’y trouvera à redire.

    - Si, moi.

    Côté latrines, Ikselles venait d’apparaître. Son neveu l’accompagnait, noiraud, chafouin, les mains tremblantes. Les quatre religieux se dévisagèrent sans indulgence. Le vieil Ikselles ne tremblait point. Sous son cou les fanons demeuraient strictement parallèles, et ses yeux gris transperçaient la carrure du contemplatif repenti.

    Pour à Tadeo, il ne détachait pas son regard des mains du neveu, que ce dernier tentait en vain de dissimuler. « Je n’ai rien à dissimuler » dit Jean-Robert.

    Ikselles répondit que le Prieur n’avait rien à dissimuler ; qu’il reprendrait sa place après avoir bien reconnu de sa propre bouche qu’il l’avait négligée ; qu’il s’était envolé vers Dieu, mais qu’il le ramenait vivant, en sa propre personne », acheva-t-il.

    Les deux moins vieux se contemplaient à lèvres arrondies : Tadeo se sentait à son tour gagné de tremblements – il s’aperçut avec effroi que c’était de colère. Le neveu se réfugia derrière la haute taille du Frère Ikselles.

    « Là-haut je priais pour vous », articula Jean-Robert.

    - Puis c’est devenu de l’orgueil, dit le grand vieillard.

    - Et chez toi » - sa voix se raffermit - « de l’ambition ! tu m’as supplanté. »

    Les deux moins vieux s’agenouillent dans l’allée. Ikselles plie le genou devant l’abbé. Jean-Robert le bénit mon fils bien qu’il soit plus âgé que lui-même.

    Tadeo jure intérieurement : les mains des deux gands moines, à présent, se sont mises à trembler. Le chafouin releva subitement un œil plein de franchise. Mais Tadeo se refuse d’y voir l’action de la Grâce et se redresse le premier. Les deux jeunes gens, congédiés, disparurent par l’escalier, se tenant par l’épaule, comme le leur recommandait le confesseur.

    « Il n’y a pas de réconciliation » dit le vieil Ikselles en se relevant.

    Il se frotta le genoux.

    « Et qu’as-tu donc appris ? engrangé, de là-haut ? ...prions Dieu que ce nouveau discernement ne te lâche plus. »

    Il faisait froid. Chacun d’eux parcourut le dortoir dans toute sa longueur en sens opposés, refermant les vasistas en tête de chaque lit, par un système de poignée coulissante. «Je suis devenu sensible au froid » s’excuse Jean-Robert. Ikselles propose de se jeter une bière. Quand ils eurent bu et prié, ils s’accordèrent liberté de circulation.

    - J’en suis heureux, ironise Jean-Robert.

    *

     

    Lemmington, fils de l’Anglaise, a le cheveu jaune, l’œil indécis et le menton fuyant. On ne lui connaît aucune liaison féminine. Il appartenait à cette génération veule fournie par les monastères et les villes d’eau. Il avait donc vingt ans au remariage de sa mère Athénaïs. Il n’accompagnait jamais son beau-père, Zachée, dans ses chasses, mais chevauchait les bêtes les plus vicieuses. N’oubliez pas, mon beau-fils, de veiller à la rentrée des fermages. Le vieux Crut et les frères Charrit se font un peu tirer l’aumonière. L’architecte d’Arbois devait soumettre un devis pour les toits de Buvilly. Sans oublier les soins aux moutons.

    Leamington acquiesçait en français, fixant Zachée de ses yeux jaunes à travers ses cils d’albinos. Zachée a toutes les raisons de se méfier. Il a décidé de ne pas céder à son propre instinct, gardant en mémoire l’exemple d’Auguste et de Tibère son beau-fils.

     

    *

     

    Au grand repas d’adieu donné par les chasseurs, Athénaïs fut la seule femme.

    Ils s’étaient tous déguisés à outrance : cornes de Vikings, massues den carton, colliers de tétines de truie. Athénaïs avait quelque peu déliré, car c’était la veille du départ. Elle avait pressenti que son époux se ferait moine, elle en éprouvait du dépit. Au XVIe siècle, les guerres de Religion ensanglantaient maintes contrées, les papes avaient d’autres évêques à fouetter que de muter les supérieurs indignes. Que ferati-on de ce John-Robert ? un garçon de cave ?

    Les chasseurs bramaient en chœur, tandis que l’époux d’Athénaïs qu’on appelait à de nobles fonctions bavait sans honte dans sa barbe. Une certaine hérésie vint à l’esprit de Dame Athenaïs : les humains ne différeraient les uns des autres que par de négligeables : couleur de peau, papisme, anglicanisme… Elle considérait de près ces diverses trognes diversement grimées. La beuverie fut interminable.

    Le lendemain, Zachée, dégrisé sous l’œil ironique de sa femme, composa un itinéraire qui lui donna tous les tourments d’un motet. Il se décida pour un pèlerinage pédestre, à la mesure de la renommée du Mont Clothy, ne fût-ce que pour s’honorer d’un bouclier de réflexion.

    Athénaïs partirait avec lui.

    Nul ne peut se prévaloir de parcourir plus de cinq lieues la journée. Zachée choisit donc avec le plus grand soin ses points de chute, toujours en direction du nord, en tenant compte des prétendues fragilités constitutionnelles des dames.

    Pour se purifier, il passa la veille en chemise, dans sa chapelle.

     

    *

     

    ...Il existait dans la forêt de Chaux une restreinte communauté de laïcs, très adonnés cependant à tout ce qui semblait relever du divin. Ils vivaient de l’état de charbonniers. Ils reçurent Zachée ainsi que son épouse : ces deux seigneurs venaient de loin rien que pour eux. Les charbonniers se sont battus exprès à grand renfort de longues lattes et de tisonniers géants. Ils ont poussé des cris gutturaux. Ils ont dansé autour des tablées de cugneux, barbouillés de motifs à la suie. Leurs femmes ont revêtu des habits inattendus, se poursuivant comme des feux follets. Elles partageaient leurs jeux avec les enfants, car en forêt de Chaux les femmes ne doivent pas vieillir.

    Enfin on leur fit manger du porc et du fromage cuit, ils ont bu du vin de sureau, léger et pétillant. «Bon Dieu » dit Zache au réveil, « j’ai encore la gueule de bois ». Lui et son épouse alors se rendirent, tout cahin caha, dans un village nommé Boussières, au sud-ouest de Besançon. Jamais ils n’avaient franchi ces limites. L’autre fête s’est tenue dans une grange, un rès haut bâtiment de planches curieusement disposées à la verticale. Aux alentours de cette grange, les hommes burent tant dans le paillis que les femmes venaient les houspiller sans cesse : « Un quart d’heure ! disaient-elles ; et je rentre à la maison ! Il est une heure du matin, et tu t’obstines encore à boire !

    - Ce n’est que le début de l’amusement ! répondaient les hommes. Elles brandissaient la Bible comme des démones, ce que jamais n’eussent fait les vraies croyantes de là-haut, en forêt de Chaux. L’une d’elles assomma son mari. C’était une belle Bible. Zachée s’endormit à même une botte de paille, souillé comme un malade. Son épouse, après avoir couché avec Dieu sait qui, revint au matin le réprimander :

    Damned, he said, encore la gueule de bois.

    - It’s the last time, répondait-elle.

    Athénaïs paraissait sincère et souriante. Elle rentrait le repentir tout au fond de soi. C’étaient deux beuveries successives, loin de leur maison ; la seconde avait amené l’épouse elle-même à la perdition : « Réveille-toi » répétait-elle dans les deux langues. Elle lui caressait les cheveux :  « Tu pensais t’ennuyer avec moi en voyage » ; qu’une femme n’a rien à faire en monastère d’hommes. Tu imagines m’abandonner en route à quelque communauté de femmes compatissantes. Et tu bois, because you think we're going to go our separate ways.

    C’est juste répond Zachée.

    - Aussi, poursuit l’Anglaise, nous ne devons pas nous hâter. Nous pouvons halter dans une auberge à Besançon, une noble et confortable auberge. Et je demande qu’alors nous réfléchissons les deux à tout cela. Tu auras besoin d’une nouvelle vie. Dans ton domaine à Buvilly, tu souffrais de la mangeaille.

    « Tu ne t’accordais pas à moi. Purifions-nous et soufflons.

    - Je veux remplacer Jean-Robert, moine.

    - C’est par envie. Depuis quand le commerce avec Dieu est-il une facilité ? »

    Ils arrivèrent à Besançon par grand temps de soleil. Ils choisirent une auberge qui ne serait pas tenue par un moine. Leurs gens tenaient toutes les chambres. Tout était cher et justement évalué. À l’étage le couple occupait la plus belle pièce, tendue de vert : quel apaisement !

    Et trois fenêtres, un plancher propre !

    « Laissons les domestiques s’empiffrer dans les communs. La fille d’auberge nous suffira. Fais-lui porter de l’eau, dit Zachée.

    Athénaïs accepta d’une petite fille en vert une grosse cruche. Il montait des communs, de l’autre côté de la cour, des rires gras et des obscénités de domestiques gavés de viandes. Comme il faisait chaud, Athénaïs et Zachée s’étendirent sur le même lit, habillés, sans se toucher. Lorsqu’ils se réveillèrent, le soleil baissait, la populace avait fait succéder au repas de midi les agapes du soir. Les hurlements s’étaient multipliés. Une pénombre d’été s’infiltrait dans la grande chambre, comme dans un sous-bois. Des effluves de mimosa flottaient : « Jean-Robert nous envoie son message », a soupiré Athénaïs.

    Zachée pensait quant à lui que la présence de son épouse entraverait sa Révélation. Elle s’était levée du lit, lui tenant le bras, tandis que la domesticité ivre, étonnée enfin de ne pas voir paraître son maître, le réclamaient irrespectueusement à travers la cour.

    Zachée priait dans la grande chambre verte. Cette sensation ne lui était pas revenue de longtemps. Il tenait la main de sa nouvelle épouse dont il faudrait se séparer.

    « Quelle joie, pensait-il, de sentir tout son ventre s’épanouir sous une infinité de petits doigts agiles et masseurs, qui broient doucement et expulsent la graisse. Il n’aurait avalé ni miette, ni goutte d’eau, de vin moins encore. Le gibier cesserait de s’agiter dans ses entrailles ; la goutte l’abandonnerait ; il pisserait d’abondance. Aucun doute ne prendrait d’assaut son âme. Et cela du simple jeûner. Athénaïs était de plus en plus laide, anglaise, intéressée. Zachée, ne mangeant plus, se remettait à croire. L’ennui ne cernait plus ses tempes. « Prie », répétait Athénaïs. « Prépare-toi à tes nouvelles fonctions.

    - Je n’aurai pas tant à prier, dit-il ; je ne serai qu’un abbé laïc.

    - Tu m’abandonneras dans un couvent à Épinal ou Remiremont.

    - Jamais, de ma vie.

    Et ils pleuraient dans les bras l’un de l’autre. Zachée se dégagea en s’écriant j’imposerai la présence de ma femme.

    « Et nous aurions la meilleure chambre dit Athénaïs. Cela il ne le faut pas.

    - Cet hypocrite de Jean-Robert, Prieur, passe la vie au dernier étage, sans nourriture ni chauffage. En récompense, Notre Seigneur lui octroie béatitude sur béatitude.

    - Tu blasphème. La prière ne suffit plus. Tu ne parviendras pas à la sainteté de John-Robert.

    - Qu’il se déchoie lui-même. Pourquoi Notre Saint-Père m’aurait-il envoyé ce rescrit ?

    - Il est moine informé que tu le crois.

     

    X

     

    Rejoignant seul les mystères du dortoir, Jean-Robert aspira les âmes sommeillantes ; de part et d’autre se levaient et flottaient les voiles blancs qu’on tirait pour la nuit. Jean-Robert s’accouda sur le bord d’une fenêtre. Sa carrure l’emplissait tout entière.

    La vue dominait le cloître. Il avait oublié de contempler la terre, au point qu(il pensa l’avoir sous ses yeux tout entière. Trois émerveillements lui vinrent à l’esprit ; d’abord, que le monde était grand : le cloître s’étendait aussi loin que les pas pouvaient le désirer ; à celui qui n’avait pour se dégourdir que les deux cents pieds carrés d’une cellule ouverte sur le ciel, un espace terrestre offrait l’évasion de quatre massifs verts délimités de larges allées, cernés de vastes et profonds déambulatoires.

    Ensuite, que le monde était beau : dans la verdure entretenue s’enchâssait une vasque parfaitement circulaire, et les arcades répétaient, sans monotonie, leurs ogives.

    Enfin, le Monde était bien fait : tout disait l’équilibre. Aucune aspérité ne troublait le déroulement clos des pensées libres. L’ombre et le soleil seul se mouvaient, sans qu’on en prît conscience.

    Jean-Robert descendit d’un pas dégagé. Il déambula. Il retrouva le Rythme. Et non côté d’appliquer aux flancs du cloître la symbolique héréditaire, il s’appliqua aux questionnements les plus vains et les plus féconds. Le côté nord lui rappela, par l’ouverture de la Salle Capitulaire, la vanité des pouvoirs ; mais il songe aussi que désormais Frère Ikselles avait voix prépondérante.

    L’est lui représenta le renouveau de la mort : souvent la main divine vous prend pour la nouvelle énergie de l’au-delà. Le sud en le longeant l’emplit de sérénité car le soleil est la plus humble des étoiles. Pour l’ouest qui longeait l’abbatiale, ce furent les flots de la mer, qu’il n’avait jamais vus, au-delà des flux de cantiques ; en effet, on y chantait à ce moment. Méditer menait à tout, c’est pourquoi il avait ressenti l’orgueil et le vide. Passons aux saints, dit-il.

    Les colonnes en présentaient huit par couples, soit quatre couples à demi engagés dans la pierre. Nous connaissons cela par la Colonne Dioclétienne. D’abord Côme et Damien. Cyrille et Méthode ensuite, au sud Hélène et Constantin son fils, à l’Ouest Augustin et sa mère Monique.

    Jean-Robert vint se placer devant chaque groupe et tenta de prier – en vain. Il se remémora les hauts faits de chacun, les Confessions de l’évêque d’Hippone (Annaba), les conversions de Monique ; Hélène et l’Invention de la Vraie Croix, Constantin conciliant pour les païens. Jean-Robert demande au vieil homme s’il prie le Saint-Esprit. Le vieillard grimace dans ses rides : « Je préfère le Simple-Esprit ».

    Le Prieur préférait redescendre sur terre. Il y retrouve de vieilles notions orthodoxes, telles que la transsubstantiation de l’hypostase.

     

    X

     

    Zachée. De son côté. Ne se presse pas. Il se réveille curieusement séché de ses larmes : un mauvais moment. Il considère son épouse à côté de lui dans le même lit, et s’ils ne cessent un jour de se lamenter, ce sera du propre. Lucide pour le quart d’heure, Zachée fait un point : même la débauche accordait volontiers de semblables répits…

    Il comprend qu’il ne peut rien hâter ; que son lointain cousin le Prieur Jean-Robert Hans Ruprecht est bel et bien redescendu de son piédestal. Et que se diraient-ils donc. « Beaucoup de choses, bâille Athénaïs. Tu parles à haute voix.

    - Je ne veux pas passer si vite, répond-il, d’une prison à l’autre, de la mangeaille à l’austérité.

    Zachée pense et ne parle plus. Rien de tel pour célébrer la liberté qu’une lancinante présence à ses côtés.

    « Hans-Ruprecht ne va que dans un seul sens.

    - Qu’en sais-tu ? rétorque Athénaïs.

    Elle congédie, à peine les deux pieds sur terre, trois servantes et un marmiton, qui retournent à leur point antérieur. Fin de la domesticité itinérante. On ne connaît les êtres qu’à la mesure de la séparation imminente.

    Le chariot à l’ancienne écrase, plus tard, les pierres du chemin. « Les draps de la nuit dernière étaient rudes et confortables » commente Zachée.

    - Tu t’ennuies moins, répond Athénaïs.

    Les serviteurs s’en sont allés. Le couple les a chargés de récompenses, même le « fidèle compagnon de débauche ». Au moment de prendre congé, dans la dernière révérence, Zachée délivre à ce dernier son âme de haut en bas dans ses yeux délavés : « Vous n’avez de trois jours pleins fait ripaille ». Il prononce ces mots avec une profonde tendresse.

    Zachée tient les ridelles. Le chariot parvient au bourg de S. Les habitants y fêtent l’exemption d’impôts décrété par celui qu’ils nomment « Le Moine de la Haute-Tour ». Ils ne connaissent pas son nom. Ce moine, à ce qu’ils prétendent, s’entretient avec Dieu depuis si longtemps que nul n’en a fait le compte. Ils exagèrent. Mais c’est des cons.

    Le Prieur Hans-Ruprecht redescend de son antre à colle-nuages pour épandre ses bienfaits sur les possessions de l’abbaye St-Clothy, dont ce gros bourg est le plus éloigné, mais il faut bien que le chariot avance. Vraiment le bourg le plus ignoré, le plus négligé. « Il a commencé par nous ! » Les bourgeois se réjouissent. « Jusqu’où n’ira point sa générosité, dont nous obtiendrons un surcroît de bénéfices. »

    Et partout dans les rues les cochons courent à ras du sol, poursuivis d’enfants maigres. Athénaïs et Zachée ne trouvent ni gîte ni couvert, mais tout le monde bouffe en tous lieux. Les habitants rotent à pleines fenêtres ouvertes, mais « il n’y en a que pour douze ». Coucher en quelque auberge, il ne fallait pas y songer. Le tout proféré en toute innocence, le sourire gras, le rire partout mais nulle part le sarcasme. Les impétrants de St-Clothy se prennent pour Joseph, et Marie. Deux nobles figurent se portent à leur rencontre. Ils ne les revirent plus par la suite, parce que la vie est mal faite.

    C’était un sodomite et son alter ego, le visage enchâssé dans une guimpe formant barbette en toile bise. Athénaïs et Zachée respectèrent leur manie. La fête de S. les tenait à l’écart, leur manifestant une politesse affectée. Les deux hommes proposèrent leur humble local, honoré par le jeûne, la prière et l’humilité. « Nous n’avons point pratiqué depuis cinq ans », dit l’un de ceux que rien ne distinguait de l’autre. « Cependant ils nous considèrent toujours comme des sodomites », ajouta le second.

    - Ne serait-ce pas en raisons de ces vêtements de femme ? interrogea la riche anglaise, car elle était l’une et l’autre. Le premier confirma qu’ils se considéraient encore l’un et l’autre comme d’authentiques sodomites.

    Ils passèrent tout quatre une nuit sans agitation, à l’écart du centre, en quatre chambres séparées. Les deux travestis furent des fils de bonne famille, et leur maison n’avait jamais connu de grandes attaques. Zachée fut tenté de demeurer là, maisAthénaïs, boursouflée d’ambition, persuada son nouvel époux de reprendre la route.

    « Une nuit encore » demanda-t-il. « Rien ne presse ».

    Et ce 26 octobre 1475, le drame survint. Il fut long et circonstancié.

    Unebande de pillard, se disant étudiants, avec un fort accent de Norvège, vint assiéger le refuge des sodomites, ainsi désignés par les braves gens.

    Accoururent à la rescousse les moines de Crycione, courroucés par les festivités de S. (bourg riche en porcs) – ils se battirent aussi bien contre les Normands que contre les sodomites, afin d’être les premiers à châtier ces derniers.

    La confusion fut )à son comble dès que surgirent les sergents de la prévôté, etc.

    Zachée priait, les deux sodomites se serraient aux épaules, inclinant de part et d’autres leurs jolies têtes en poussant des cris étouffés. Athénaïs, penchée à la fenêtre de son Premier Étage, déversait sur les assaillants toutes les injures anglaises dont elle avait perdu l’usage.

    Zachée la tira en arrière, barricada aussi la porte de l’escalier : toutes ces précautions le rafraîchissaient. Il s’élançait enfin contre le vaste monde, en éprouvait la vivifiante sauvagerie : le chasseur devenait gibier, il alternait les oraisons agenouillées et les transferts de coffres sous la poignée de l’unique entrée, unique sortie. Déjà l’escalier tremblait sous leurs pas, les poings furieux s’abattaient sur le bois, le tocsin finit au loin par retentir. L’animation dilatait les narines de Zachée, gras, barbu, soufflant, de la porte retentissante à la fenêtre pour tout fortifier .

    Ce jeu cesserait tôt ou tard. Bientôt il serait libéré, fuyant, passant à l’abri de Hauts Murs d’abbaye, et tous lui obéiraient. Les assaillants bruyants montraient trop d’ivresse pour l’emporter, sans force durable ni méthode. Les coups sur les planches, les hurlements s’espacèrent. De nouvelles voix poussèrent de nouveaux rires, parmi lesquels Zachée reconnut son nom. Il murmura, reconnaissant, que les siens l’avaient suivi jusqu’ici. Athénaïs, qui se croyait définitivement débarrassée d’eux, poussa le juron le plus répugnant qu’on eût jamais ouï en toutes les langues.

    Zachée débarricada l’unique porte, son ventre et sa barbe à la fois détendus d’un coup se portèrent à la rencontre des deux amants qui n’eurent que le temps de s’écarter l’un de l’autre. « Par Dieu », s’écria-t-il, « c’est une bien forte résolution de faire pénitence ; Mais voici bien trois jours que je bois de l’eau fraîche. » Voilà qui était bien suffisant.

    Il débarrassa l’épaisse porte et se précipita dans l’escalier, accueillis par de nouveaux cris de retrouvailles. Athénaïs, verte, calme et pincée, lança par dessus son épaule un Connais-toi toi-même dont il devait passer des mois à entrevoir la pertinence, en un tel lieu, en un tel moment. Puis elle se renferma sur elle-même et passa ses nerfs et son sexe sur les deux invertis, ce dont ils demeurèrent tous trois étourdis et satisfaits.

    Cependant, tous chasseurs et buveteurs entraînèrent Zachée dans une salle basse. Ils étripèrent des dames-jeannes.

    « Eh bien, Maître Zachée, s’exclama le plus gros, paraît-il que la lutte du bien et du mal n’est rien d’autre pour toi que celle de Cruche et Barrique ?

    Et tous de hurler de rire, à la Wiking :

    « Au tonneau, Domine Zachéa !

    - En beuverie d’adieu, suggéra le plus gros d’une voix respectueuse.

    Il allait donc falloir reprendre femme. « Pas cela mes petits frères, gémissait Zachée, pas cela ! »

    Il ne s’ennuyait plus.

     

    XX

     

    Cependant les mains de Jean-Robert se mirent à frémir : il faisait son entrée dans la bibliothèque. La pièce n’était un boyau : long, blafard, garni d’échelles. Pas tant d’ouvrages,un savoir concentré, tassé, sans ouvertureexterne, à l’exception d’une haute fenêtre au bout, plaçant d’emblée le consultant à contre-jour. Des escabeaux aux pattes râpeuses, des tables en longueur au bois délavé plein d’esquilles. Une compacit rébarbative ; l’étude ne saurait devenir un jeu. Le moine ou le méditant n’obtiennent pas la science de Dieu mais au contraire une extrême méfiance, une multiplicité de paliers d’accès, etc.

    Jean-Robert s’enquit absurdement des nouveautés : le gardien, pâle comme un venin, leva son regard aux paupières caronculées, « la sciance de Dieu ne se renouvelait guère », « Dieu demeurait unfini », « Depuis votre descente, il ne s’est pass modifié ». - Quant à moi, se dit Jean-Robert, je demeurais dans l’éther, qui ne représente rien ». « Que se passait-il donc ici-bas ? » demanda-il à haute voix. « Qui est Empereur ? Quel duc, quelle république ?

    - Nous n’en savons rien, dit le nain verdâtre.

    - Où est le catalogue ?

    - Nous n’en tenons plus.

    Ce gardien-là résolument hostile. Par ce nain vert fut poussé un ricanement. Jean-Robert alors roula l’escabeau et se hissa au dernier niveau, des ouvrages les moins demandés. Il put se repaître de poussière, dénicher les vieux Grecs, tout près des voûtes. Tels étaient ses étonnements de jeune homme.

    Il redescendit chargé d’une épaule à l’autre, il étala le tout sur une table en bois. Il ouvrit les volumes tout droits sur leurs tranches, et ressentit une grande plénitude. Le gardien, qui n’avait pas quitté sa chaire, ne le quittait pas des yeux. Dans son vagabondage Jean-Robert évoqua la Vierge du Puy, les déjeuners de pâtisseries de sa vie précédente, les complies chantées à dix voix (dir. Ernest Eddison), sans poouvoir assembler suffisamment de mémoire du moindre des titres qui l’avaient accompagné.

    Ce n’était plus qu’un sentiment d’avoir  lu, un assemblage de réplétions éthérées. Il releva, de sur ses mains où il l’avait posé, son grand front blême aux lisières clairsemées.

    Le minuscule gardien vert descendit de sa cathèdre – Hean-Robert eût-l pu souhaiter fil d’Ariane plus repoussant ?

    « Voici notre allée de la Voie Orthodoxe », présentait le nain.

    «Frère Gaudriole » ! C’est bien vous «  - le nom lui était à présent revenu – quel rongement lui avait reverdi le teint, enchâssé le regard – comment le Bibliothcaire était-il devenu si boiteux ?… Le Prieur renouait avec ses hérésies. Jamais ses précepteurs jadis n’avaient entravé sonaccès aux livres pernicieux. Il avait digéré de tout. Il lui venait à présent un grand mal de tête, une avalanche de ces titres et les diatribes du Nain le plongeaient dans l’hébétude.

    Le Nain le guida de quelques pas de plus. « En quel siècle sommes-nous ? »

    Le Nain ne semble pas surpris.

    « J’avais pensé à 1873 » ajouta Jean-Robert.

    - Cela m’étonnerait » dit le Nain. « Nous n’éprouvons aucune des préoccupations de l’Église à cette époque. Nous sommes tout aussi éloignés des controverses jésuitiques.

    - Tu parles bien, Frère Gaudriole. Quelle poutre t’est tombée dessus ?

    Le Nain ricana. Il exhalait un relent de moisi. Les rayons de l’Imaginaire Humain ne manqua pas d’intriguer le Prieur : il gisait là quelques pauvres volumes dépenaillés et mal classés. « Tout est dans les Livres de Dieu ».

    - Imbécile.

    Le Prieur Jean-Robert pensa aux corps médiévaux tordus dans les affres du délice. Aux aspérités cornues de certaines miches de pain. Au vent dans la côte de Plancoët, aux alcools avalés très vite, aux menaces de l’hiver, aux portes grinçan, à ces bouordonnements d’oreilles qui surviennent dans les fièvres, aux propos échangés dans les grandes demeures sonores.

    Au paysan qui bêche et pioche.  

    Aux menaces qui cernent les chambres, aux plantes des pieds gagnées par le froid, aux plafonds qui s’écaillent, et tout cela portait un lien, et le Prieur quittait les salles de bibliothèque, le Nain se rasseyait sur son siège, et tout recommençait : une tête passait par l’embrasure d’une porte. Une petite tête chauve et bornée, puis une autre, une autre, diversement petites mais mangées de grands yeux bruns. Il reconnaissaut à présent tous ses frères et eux, surpris de le revoir, tenant la porte et s’effaçant, s’efforçaient de cacher leur stupéfaction, comme s’ils s’étaient vus de la veille, balbutiant en passant devant lui de confuses prières latines et finissant par se répandre autour des tables dans son dos comme un liseré fécal autour des tables rondes de lecture.

    Puis, pourvus de volumes, ils tournaient des pages, l’œil par dessous. C’étaient bien ces mêmes moines qu’il avait fini par fuir, intelligents, moutonniers et suspicieux.

     

     

     

     

  • LE CHEMIN PARCOURU

    L E C H E M I N   P A R C O U R U

    DÉFINITIF

    COLLIGNON

     

    AVANCER EN ROULEAU COMPRESSEUR ET NE TENIR COMPTE DES DOUBLONS QU’AU FUR ET A MESURE

    « priant »

    privilégier la première version DANS LE DOSSIER JAUNE, bien plus authentique 67 01 02

     

    1) Nuit à Rossenberg

    a) les lieux (trois pages)

    1) le bâtiment et ses entours (une page)

    2) la chambre blanche, le petit lit de fer, le portrait d’ Henri V de Chambord. (une page)

    3) ma compagne à côté de moi (une page) et l'impression étrange des volets hermétiquement clos. (une page)

    b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons,

    c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'Issigeac à l'horizontale.

    Cette partie est devenue inutile, car tout a déjà été développé dans les paragraphes précédents, avec force détails.

     

     

    DIX PAGES ( SIX SEULEMENT)

    LE PLAN QUI SUIT EST INEPTE ET DÉPASSÉ

     

    2) L'effondrement

    a) alors que je me promène, effondrement d'une aile, je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, cf. une illustration de la collection "Tremblements de terre et catastrophes naturelles"

    b) les hommes vont sur le terrain (torchis, colombages), (laine de verre, masques) - moi, je suis méprisé, on ne me confie que le nettoyage de la vaisselle, aidé par des fillettes, puits à chadouf

    c) Evocation effectivement d'O. qui me traite de Gugusse et de L. qui me remet le moteur en marche. Ne pas hésiter à dévoiler alors leur peu glorieux avenir (digeridoo, Uruguay)

     

     

     

     

     

    3) Mes lectures (Musset aux chiottes à la caserne, chapitre sur Ulysse dans "Si c'est un homme", ceci avec l'une des fillettes. Mais, "après-midi vaseux".

    a) mon bouquin, sa découverte dans les décombres, mon rafistolage, ce que je m'en promets

    b) un commentaire là-dessus

    c) ma transmission, très chaste, pendant la nuit à la petite fille, cf. Nuit de Mai, "Que c'est beau !"

     

    4) Ma soûlographie en mémoire de l'ermite

    a) le menu pantagruélique "Au Paléolithique", "Au Grand Béarnais" à Sarlat, les sauveteurs se restaurent

    b) Je suis ridicule et hargneux, cf. le barak hongrois, les cinq litres de vin avec O’L.

    c) Une agressivité sauvage, ma paranoïa n'ayant cessé de croître

    j,j,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,

    5) Le voyage du retour

    a) Le trajet à travers le Bocage, avec la petite fille dont nous ne savons pas tous les deux qui est le père ; petite route et cimetière de G., pèlerinage ultra-lent car nous n'y reviendrons plus.

    b) le peintre Manolo, les adieux à tous.

    c) engueulade magistrale devant la petite fille pour savoir qui de nous deux est le père.

     

    6) Il faut pourtant larguer la fillette chez sa mère

    a) l'accueil plus que mitigé, cf. Machinchose à Kekpar.

    b) accueil dégueulasse de la fillette, cf. fille de V. à Villaras, écœurant.

    c) elle nous annonce qu'elle va l'abandonner chez une autre copine

     

     

    7) Achat de bouffe cours Dr Lambert

    a) je médite ma vengeance en achetant des produits avariés

    b) je me lamente sur ma vie ratée, en retraçant la vie antérieure de mon compagnon et de moi

    c) le repas est dégueulasse, avec la radio qui hurle sur le jambon d'York

    8) Toujours la soirée studieuse

    a) Je reviens sur Musset

    b) je fais le tour de tous mes bouquins

    c) je fais effondrer à mon tour toute ma cabane

     

     

     

     

     

     

     

     

    9) Coincé dans ma poche d'air, j'attends les sauveteurs.

    a) je me sortirai de là, j'irai à St-Flour

    b) je ne pourrai jamais, jamais vivre seul

    c) j'entends la voix de mon compagnon qui demande qu'on arrête les recherches, on m'arrose de créosote avant de mettre le feu.

    Pendant ce temps-là je creuse, pour m'évader, deux cents mètres plus loin.

    FIN DU PLAN INEPTE ET DÉPASSÉ

     

    JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE

     

     

    Il est sur une bosse une lieu étrange et pénétrant, clairière nommée Calvitie de Vénus, où se dresse une haute maison de bois, conforme aux silos de ces contrées : trois étages dont le dernier donne juste au-dessus les cimes. Nous sommes dans l'Ouest canadien (Calgary, Mouse Jaw) où s'étendent ces vastes arpents de blé de printemps.

    Le rez-de-chaussée s’ouvre sur un rond de prairie pelé, sans trace de culture ni d'aucune sorte de jardinage. Le propriétaire, Stoffer Jywes, passe de plus en plus loin sa tondeuse à gazon, sur laquelle il s'assoit, et débroussaille de plus en plus loin, pour éloigner les incendies.

     

     

     

    Il semble tout sec et décharné, tondeur d’Apocalypse: il range en fin de jour son engin sous un appentis. Sa femme Jamie entraîne dans son cercle tous ceux qui l’approchent, souriante et gauche.

    Le haut bâtiment montre d’ingénieux volants superposés d’une lourde gitane en bois noire et goudronnée, figée dans une verticalité bitumineuse, dont l’entêtant parfum revit après chaque badigeonnage. De rares ouvertures s’étagent sous les auvents.

    L'intérieur vertical présente ses « échelles de meunier », trappes, rampes vernies où se décantent des nuances blond de miel. Il fait toujours bien chaud dans les étages.

    I, a, 2

    Lui et moi bénéficions de l’hospitalité. Il régnerait dans notre pièce un froid glacial, si nous ne disposions d’un chauffage aux senteurs entêtantes ; rien qui s'épuise plus vite que ces gazinettes. Nous occupons un petit lit de fer qui grince lorsque nous nous rejoignons sous l'édredon. Les deux panneaux du lit montrent des ferronneries à volutes, le matelas formant une étroite gouttière, et nulle nuit ne me revient en mémoire que je ne l'associe à d'intenses courbatures dues à l'emmêlement obligé des membres, tant supérieurs qu'inférieurs.

    Nous aimons bien notre lit qui fleure bon la douilletterie. Or ce n'est pas un crucifix qui le domine, mais un portrait de Bonaparte par David, avec ce profil gauche où s’emboîte un menton dans son cou empâté. Dormir sous le portrait de Napoléon serait obsédant, si nous ne endormions très vite au sein des lourdeurs impériales. Sitôt tirées à l’aube les barres de volets, nos regards se posent sur l’autre affiche en revers de porte : c’est un Christ aux Souffrances creusé par la douleur. Sur sa peau de plâtre viennent des coulées de sang rubis. Sitôt enjambée la fenêtre nous foulons l'herbe, et les volets pleins sonnent sur les bardeaux. Mon compagnon refuse de tailler sa moustache.

    Il a de forts besoin de sommeil ; je puis aussi bien me promener plus d'une heure, dans la rosée, avant qu'il ait songé à s'éveiller. Il sent le fongicide pour le bois. Au début j’étouffais sous le poids de ses jambes. Bateau calfaté poupe en terre, goudron fissuré. En attendant qu’il ait fini de se secouer comme un porc, je me sens utile, je sais où l'on va. Il ne dort en vérité jamais vraiment. Parfois je ne le sens plus. Nous emmêlons nos membres au petit matin. Ma barbe gratte encore à peine car je suis rasé de la veille au soir.

    Nous n’avons jamais froid dans le lit ni la pièce malgré - 25 dehors, il règne toujours ici la transpiration des corps grassouillets - Dieu me préserve de sentir à l’aube choquer contre ma jambe un tibia de barres à mine (hommes désagréables tous, taillés en raboteurs et mous de la bite "vous êtes attendrissants", "ils ont été dans notre ventre"). Au petit déjeuner nos corps se séparent et c'est le silence, l’air absent au dessus du bol chaud - les yeux lourds de suie froide et ramenant hâtivement sur nous les pans de nos robes car nous couchons nus.

    . L'été la porte intérieure s'entrouvre déjà sur nos hôtes, en salle, bénévoles, souriant, prévisibles jusqu’aux côtes. Cet accueil jadis nous raidissait : d'autres que nous pouvaient donc s'aimer aussi bien que nous : le grand débroussailleur maigre et silencieux, qui mange avec des claquements de grand oiseaux du Mackenzie. Je hais ces gens et leur suis si attaché que je ne sais plus rien. L’hôtesse tourbillonne avec des chuintement de chouette dépeçant sa proie.

    Parfois mon mec et moi partons dans les bois à nuit tombante fusils cassés, malgré l’interdiction de Saskatoon ou Regina : tout est loin. Nous imitons le hibou, qui reprend nos cris par nichées entières dans le crépuscule ; et nous apercevons parfois sur la branche indistincte l’ombre géante et tutélaire - nous rentrons alors une sorte de mort dans l’âme. En vue de la haute tour nous fermons sèchement nos fusils.

    Nous ne nous touchons pas de la nuit. Il est des obscénités qu’on ne commet pas, retranchés. Nos armes sur le râtelier de bois, les yeux appesantis, nous ronflons dans le plomb, le volet du matin bat sur les bardeaux, plus lourdement la paroi, les effluves de chicorée montent, et la chouette-coucou nous avertit que le breakfest est prêt. Nous reniflons nos frusques de nemrods, grognant des scènes. Jadis nous vivions au sud, près des silos où fermente le grain sous la paupière obtuse des thermostats : gratte-ciel, où il ne viendrait à personne l’idée de précipiter un Boeing.

    Nous devons de l'argent, des services à nos hôtes. Nous venons tous les ans depuis des années, depuis d’Edmonton :326 miles. Chaque été, chaque hiver, nous ramènent chez Jywes et Holly, son épouse. Nous leur devons cela. Ils nous ont acheté la Tour - alors que rien, strictement rien ne les y obligeait. Mais comme ils ont bien vu que rien ni personne ne nous ferait mettre « la main à la pâte », que nous n’étions pas dignes, détestant bricoler détestant passer fongicide ou lasure, ils se sont obligés à loger ici, pinceau sur pinceau, goudron sur goudron, planche à planche - eux aussi possédaient leur pavillon-pelouse, en banlieue, à la pêche en week-end au Last Mountain Lake par moins quinze - mais ici, à la Masure, ce sont eux qui entretiennent cette maison.

    Est-ce qu’il ne s’était pas agi, à un moment donné, d’un putain de billet de loto gagnant que nous aurions partagés, est-ce que nous ne nous serions pas bien mieux entendus jadis qu’à présent, est-ce que nous n’avions pas échangé nos culs ou nos maris, n’y avait-il pas entre nous de ces secrets qui traînent à l’intérieur des sectes ou communautés depuis l’offensive du Têt ?canadiens ou pas... Les héros seuls de tels épisodes sexuels confus peuvent concevoir l’invulnérabilité de nos liens. D’avoir senti subrepticement glisser en soi telle queue à vous non destinée, qu’on soit mâle ou femelle - ceux-là peuvent comprendre l’impossibilité archi-absolue de toute rupture, lorsque le vent qui se faufile entre les cimes vient lécher nos volets.

    Les nuits comptent plus que les jours, chacune ici concentre une épaisseur qui plombe, sur tous ces lieux sans véritables noms ou localisations ; une densité qui plombe dans un sommeil où nul ne sait ce qui rampe ou pénètre, femme grasse ou bite obstinée sous falzard crasseux.

     

    1 b) 3 3)je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel) couche ou non avec le mâle.

     

     

    De notre chambre à deux hommes fermée par des barres à la salle à manger descend une échelle dite de meunier qui provoque la mort de tant de gamins qu’il faut clore le haut par une tirette dont seuls les vieux possèdent la clé. Mais ce sont les étages supérieurs que je gagne avec lui. Dans le rêve nous sommes habillés, fusils cassés le long des hanches, montant les yeux fixes dans le noir où nous acquerrons la vue perçante des nyctalopes. Ce sont des chambres vides en hauteur, comme si le bâtiment se rehaussait à mesure que nous l’explorons, comme s’il s’érigeait, de salle d’eau en salle d’eau - lavabos borgnes gouttant dans la pénombre, literies nues roulées - matelas dévidant leurs rayures, ampoules grésillantes constellées de chiures, plus propres à effrayer qu’à éclaircir, er, tandis que s’ébranlent d’en bas dans notre dos à nous toucher - de lourds usufruitiers qui demandent ce que nous fouillons là-haut à claquer les ampoules – et nous signifient de payer d’hypothétiques hypothèques. Ils sont entrés sur nos talons dans les incessants étages avec le Loup-Bossu qu’ils relâchent la nuit depuis le bas-fond de leur cave qu'ils ont ramené de banlieue. Ce monstre pose au Wild Art Seven-Two et teint ses pommettes en pourpre dans les attitudes les plus difformes. Puis il est revendu sous forme de pâtisseries. Courir devant son souffle saccadé dans les étages nous jette dans la terreur – et si nous perdons du terrain son mufle pointe au ras du colimaçon et c’est le bâtiment tout entier qui tremble. Après la mort de nos hôtes la tour subsistera quelque temps puis faute d’entretien s’affaissera sur nous devenus sciures. Retour à Edmonton pour le printemps : cours de charpente. Rétablissement du courant pour que les lampes toutes nues cessent enfin de cligner comme des paupières.

     

     

    2) L'effondrement

    alors que je me balade, effondrement d'une aile,

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

     

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments,

     

    I, 2, a : une page

     

     

    X

     

    Deux chemins partent de la clairière (tondue par Jywes qui traîne sa tronche de cheval sur sa tondeuse) - deux sentiers si raides de part et d’autre de la haute calvitie que coiffe la tour ; au point de lutter contre la descente avec autant d’obstination qu’à la monter, tant les buissons, les ronces nous agrippent au passage, nous couvrent la chute ; c’est celui du sud qui nous retient le plus.

    Celui du Nord plus doux mènerait à l’Étang Travey ; il caresse d’abord à hauteur d’épaule par ses fougères arborescentes. Il se dégagerait de ces petits champignons éclatants (lorsqu’on les foule) un parfum de spores, poussière balsamique.

    1. Et je les parcourais, alternativement, déplorant le peu d’espace offert par ces bois ancestraux, tandis que mon compagnon de lit gisait raide auprès du fusil qu’il caresse. Je songeais à cette canne entre nos corps placée. C’était la pente sud ou femelle, et mes nombreux passages à pied dans ses broussailles rendaient chaque fois moins piquants mes agrippements, lorsqu’il me sembla ouïr un craquement sourd au loin ; la terre ondule sous mon pied, des éboulements se détachent au sein des fourrés. Remontant la pente essoufflé ou retenu des deux poings à terre, j’ai ressenti que le Gand Hercynien Canadien, à l’abri des séismes, subissait une secousse bien réelle.

    Tout le monde a déjà ressenti un séisme : sensation de nausée, perte d’équilibre et de tout repère, angoissante question de sa propre existence (un point, une poussière) : il y a dans cet abandon une douceur infinie, des engourdissements. Je voulus courir vers la cabane, dont plusieurs épingles me séparaient dans les fourrés. Les arbres autour de moi criaient sans s'abattre ; ils seraient mon cercueil en m'ensevelissant - il existe ici une espèce à baume remontant à mille ans.

    Peut-être la houille hante-t-elle ce sol où je me bats - mais qui songe à planter des chevalets d’extraction parmi les lianes blanches ? Pourtant c’était comme un jeu. Mes paumes s'écorchaient. Les basses branches m’entraînaient dans une valse facétieuse.

    Puis le sol recouvrait sa stabilité. Je courais sur les aiguilles sèches. Puis tout ondula de nouveau comme reptation de serpent, d’autres lacets se dessinaient entre les buissons. Amour terrifiant avec Nature, danger affectueux non dépourvu de délicatesses où je

    ne risquais rien tant que ne s’ouvrait pas sous moi la propre crevasse de mon ventre aussi vite fermée qu’ouverte. Le bâtiment quand je le vis enfin m’offrit l’image d’une invraisemblance ô combien absolue par son inconcevable  effondrement car un quadrilatère avait subsistébâti en lieu et place du tassement vertical auquel s’attendre en château de cartes. Les convulsions du lynx ou de la tortue sur lesquels nous autres vermine humaine vivons s’étaient orientées de telle sorte que les volants d’écorces étagées restaient cousus l’un sur l’autre comme autant de grands pans d'écailles.

    Puis d'un coup, au-delà d’une flèche de bois capricieusement propulsée à la verticale, toute l'habitation de Mont Shaïle s’était affalée vers l’Alaska, une épine dorsale brisée, un long chevauchement de chevalets vertébraux, espadon mille fois rompu et rerompu, léviathan fossile mal répertorié, vestige d’un séisme de millions d’années avant nous, et la terre sous moi se dérobait encore, pieds. Et par-dessus planait la sciure, le parfum fort des particules suspendues dans cette saveur où naissent les vocations de forestier quel que soit le salaire - écharpe odorante et blonde, sans nul départ d’incendie

    De là où j’étais les arbres m’avaient masqué l’effondrement de vent dans les feuilles. Je me suis penchée pour cueillir du bout des doigts cette poudre merveilleuse, et je pensais qu’ainsi s’effondrent les empires. Enfin pensais-je la prison n’existe plus - champignons et insectes la dissoudraient. Je longeais ces poutrelles, ces planchers désormais verticaux, priant l’intérieur de moi-même pour que cet état divin se prolongeât, car la femme est proche du divin autant que le sommet s’affale à terre et en épouse les contours) l’angle, techniquement parlant, 25° ? 45 ° ? où tous ces enchevêtrements se présentaient.

    Et rien, Dieu merci, n’était reconnaissable, ni la chambre, où trônaient les hideuses images, ni la chambre des deux monstres, l’homme et la femme encore condamnés à leur sexe respectif, seule peut-être la tondeuse à gazon osait montrer son large siège de cuir en forme de cul : je voyais les deux étroites ellipses dessinant sur le cuir la marque des fesses d’un certain Jywes.

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, une page

    Alors seulement j’acceptai de penser aux humains. Qui était vivant, qui était mort ? Le cheval maudit, l’homme à la tondeuse ? Notre hôtesse, la graisseuse, toujours à virevolter au milieu de ses tartines ? Mon compagnon le chasseur, sale et raide dans ses pantalons militaires, et qui ne me touchait jamais pendant la nuit ? Je ne l’aurais pas suporté : qu’il se lavât, d’abord. C’était vraiment, j’y revenais toujours, l’odeur qui m’emplissait tout entière, du poumon à ces cavités que je sentais, nouvelles et palpitantes, désormais vivre en moi - mais pour combien de temps ? Mon Dieu, faites que mon changement de sexe se confirme ! La sciure me pénètre par tous les pores. A la moindre odeurde cadavre, d’ici quarante-huit heures je suppose au plus tard, je sens que je redeviendrais un homme.

    En même temps, quelque chose s’agitait dans mon esprit : « Tu n’es pas raisonnable. Tu es monstrueuse. Tu jouis du spectacle, tu palpes le bois frais, sans t’inquiéter de ceux qui vivaient là, qui se préparaient à vivre une de ces merveilleuses matinées solitaires. Tu aimerais, n’est-il pas vrai, qu’ils revécussent, qu’ils revinssent à la vie, afin de reprendre cette histoire qui ne t’avait jamais appartenu...

    Tout est trop calme. Il ne règne absolument pas d’atmosphère de mort. Une heureuse coïncidence a fait que tous auront survécu. Je me fais peur. Il n’y a pas de mal. Ils sortiront de leur cage de bois, soit de la partie miraculeusement restée intacte, soit de cette longue avancée disloquée. Et c’est d’abord le cheval funèbre, le chevaucheur de tondeuse à gazon, qui s’ébroue de sa sciure, tout près de la base, où le poids a pesé le moins. Il me regarde hébété, les bras ballants. Il ne trouve rien à me dire, ses lèvres sont retroussées exactement comme celles d’un cheval sur le mort, je vois ses dents jaunes dont je détourne toujoiurs le regard pendant les petits-déjeuners si copieux.

    A mon grand désespoir, à mon grand soulagement - comment définir ces deux choses, là, juxaposées ? - je vois la boulette sortant par la demi-porte restante, car la catastrophe l’a surprise au milieu des étages. Elle était en train de manger, les lèvres lui dégoulinent encore de sirop d’érable. Pourquoi les tremblements de terre n’éliminent-ils jamais ceux envers lesquels nous sommes redevables ? Pourquoi me trouvais-je si proche, dans un chemin creux, encombré de buissons ? Où est mon chasseur ? Il étire son long cou de l’autre côté du bâtiment, il revient lui aussi de promenade, il a pris le second sentier, vers le nord, il ramène par les ouïes une carpe à demi morte, que l’affolement a jetée sur sa ligne,

     

     

     

    TEXTE DU CHEMIN PARCOURU

     

    COLLIGNON LE CHEMIN PARCOURU

     

    L'EFFONDREMENT DE ROSSENBERG TEXTES

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sec et décharné sur sa tondeuse, il semble en vérité quelque cavalier dégénéré de l'Apocalypse de Dürer, motorisé, utilitaire et monotone. Il la remise sous un appentis, en lisière des hauts feuillus qui délimitent sa clairière. Sa femme est tout le contraire : une joyeuse boule de graisse, dont le sourire efface la disgrâce, et qui accueille le mieux possible les visiteurs, à l'endroit où parvient la route tortueuse et sans issue menant à cet ermitage conjugal.

    L'extérieur du bâtiment consiste en un savant assemblage, tout simple en réalité, commun encore en ces régions, de lattes goudronnées se recouvrant l'une l'autre, mieux ajustées encore vers le Nord-Ouest. Le tout, recouvert de divers enduits, présente l'aspect d'un gâteau de bois indigeste et revêche, aux rares ouvertures disposées sous les auvents, toutes munies de raides escaliers externes imposés par la législation anti-incendies.

    L'intérieur retrace l'histoire d'une lutte contre la verticalité : ce ne sont qu'échelles de meunier, trappes périlleuses et rampes vernies, où règnent cependant des teintes blond clair, presque miel : il fait toujours bien chaud passé le premier étage. xxx61 05 04 XXX

    rossenberg 4

    I, a, 2

    la chambre blanche et son décor (le petit lit de fer, le portrait de Henri V comte de Chambord). (cf. aussi l'affiche de Saratov)

     

    Les deux êtres décrits plus hauts détestent autant qu'il se peut les visites, qu'ils appellent "intrusions". Ma femme Jeanne et moi bénéficions seuls de leur hospitalité ; ils nous logent alors dans une chambre du rez-de-chaussée, à gauche, donnant de plain-pied sur la pelouse. Il y règne un froid glacial, à moins que nous n'y transportions un de ces chauffages d'appoint, aux résistances rougeoyantes, à l'odeur entêtante : rien qui s'épuise plus vite que ces minuscules bouteilles de gaz compact, riches sans doute en émanations de Co².

    Nous dormons dans un petit lit de fer protestant, qui grince allègrement lorsque nous y sautons, pour nous abriter sous l'épais édredon. Les deux panneaux du lit présentent des ferronneries courantes à la fois et remarquablement exécutées, il n'y manque pas une volute, ce mot rappelle "volupté", ce que nous nous efforçons d'atteindre, souvent avec succès : le centre du matelas forme une étroite gouttière, et nulle nuit ne me revient en mémoire sans que je ne l'associe à d'intenses courbatures dues à l'emmêlement obligé des membres, tant supérieurs qu'inférieurs.

    Mais nous aimons bien notre lit, qui fleure bon le faux puritanisme et ses ferreuses douilletteries conjugales. Ce n'est cependant pas un crucifix qui le domine, mais un portrait de Napoléon, Neumeier, Nicolas Ier ou II, le Maréchal Ney... en rapport avec une commémoration). Je crois qu'il s'agit fort banalement d'un portrait de Napoléon par David, avec tout ce qu'on peut d'imaginer de plâtreux, ce profil gauche empâté, au menton engagé dans la graisse, majestueux mais déjà déchéant, le jaune cru, "gros jaune", et les écaillures déjà lézardant l'esquisse. Rien d'officiel. Que du cruel, malgré le projet de "portrait équestre". Dormir sous le portrait de Napoléon devientdrait obsédant, si nous ne nous endormions tout de suite elle et moi, par son poids justement.

    Nos nuits sont encombrées de lourdeurs impériales, de jaunes d'oeufs mal digérés, propices aux infarctus. Le matin, lorsque sont enlevées les lourdes barres de fer qui closent le volet, nos regards se posent sur une affiche décharnée, occupant le verso de la porte : un horrible Christ aux Souffrances, le visage chantourné par la douleur, ce qui veut dire creusé de l'intérieur. Sur sa peau friable coulent de voluptueuses larmes de sang, comem autant de rubis malsains. Les couleurs sont donc : jaune impérial, rouge christique, gris poreux d'une chair d'agonie, et nous.

    Puis la clairière, qui se dégage à un mètre sous nos fenêtres mêmes, qu'il nous suffirait d'enjamber pour fouler toutes ces herbes des Rocheuses du Nord... Les volets de bois lourd résonnent en se rabattant sur les bardeaux superposés comme autant de volants d'une lourde, noire, goudronnée, improbable gitane, qui danserait sur place, dans une verticalité aussi figée que celle de la femme de Loth : une statue de bitume.

    L'odeur est là. La maison est un effroyable bateau fiché poupe en terre, comme un bloc de goudron fissuré. XXX61 05 04XXX

    1 a 3 Ma compagne

    Cette femme qui est dans mon lit est un homme. Je le vois comme un mâle maigre, affublé d'une moustache qu'il ne veut jamais couper ni tailler. Il est beaucoup plus facile de se faire enculer. On se sent utile, on sait où l'on va. Pourquoi n'ai-je jamais été de force à concevoir ce que c'est qu'une femme ? Elle a des besoins tellement plus énormes que moi en sommeil que je puis aussi bien me promener dans les sentiers alentour une heure,batifolant dans la rosée, avant qu'elle ait ouvert l'oeil. La femme qui est dans mon lit est une femme. Je ne parviens pas à me décider. Elle ne dort jamais. Au sein du plus profond sommeil et quelle que soit la question que je pose, elle sera capable d'émettre une opinion ou un soupir, tout cela très pertinent. Nous nous connaissons depuis si longtemps qu'elle change de sexe à volonté de mes fantasmes. Je ne sens plus son odeur. Nous emmêlons nos membres au petit matin, au début de notr eliaison je m'étouffais sous le pids de ses jambes, puis j'en ai redemandé, ce jour-là j'ai compris à quel point nous formions un vieux couple de vieux chevaux. De retour.

    Je me suis plaint d'elle, car c'est mon principal sujet de conversation : dire du mal de sa femme est la preuve même de son amour, de même que le blasphème est preuve de l'existence de Dieu. Il n'y a pas de crucifix dans la chambre, mais mon Dieu il faut toujours que tout un rite soit respecté, de petits baisers sur la bouche et les yeux, de frôlements de joue, de soupirs tendres, et c'est malgré la misogynie la sortie du four même du sommeil de je ne sais quelle pâtisserie moëlleuse, ma barbe ne gratte pas trop car mon rasage date de la veille au soir.

    Cette chambre en vérité est un étouffoir, nous n'y avons jamais froid malgré les moins trente du dehors, il y règne toujours au moment une tranpiration, une buée moite sur la lèvre supérieure de ma compagne délicieusement semblable à un loir, par le grassouillet de son corps, et Dieu me préserve de trouver un jour emmêlé à mes jambes les raides bâtons squelettiques d'un mâle moustachu, rassurant mais sec, sec, sec. Qu'est-ce qui fait qu'une femme puisse supporter le corps d'un homme ? Combien nous sommes désagréables, taillés comme des charpentiers, bâtis en barre à mine, avec des érections défaillantes - elles me disent, les femmes, du moins la seule que je connaisse et qui les a remplacées toutes, "Vous êtes attendrissants", "nous pouvons vous porter dans notre ventre", mon Dieu se peut-il qu'une d'entre elles ait osé proférer qu'elle refusait d'être enceinte d'un garçon pour ne pas avoir un sexe mâle dans le ventre, mon Dieu once more n'importe quoi.

    Puis nous passons au petit déjeuner, et là, d'un coup, c'est le silence : les corps ne se touchent plus. Ni mots, ni caresses, juste l'air abruti de qui a trop dormi, au-dessus d'un bol chaud.

    b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons, et

    1) invariablement les connards qui nous hébergent,

    2) nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

    3) je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel, nous nous débrouillons chacun de notre côté) couche ou non avec le mâle, cf. aussi le bossu d'Issigeac et cet hôtel abandonné.

     

    I, b, 1) invariablement les connards qui nous hébergent.

     

    Soixante-dix, quatre-vingts fois que s ais-je, nous avons débouché dans cette salle sentant la cendre hiver comme été, frissonnant sous nos longues robes de chambre et invariablement trouvant les toasts juste saisis à point, ou ramenant sur nous les pans inusités de nos habits de vie, car nous couchons nus et ne noue réajustons que pour des besoins de décence. L'été, la porte s'entr'ouvre, et déjà, quelle que soit l'heure, nos hôtes sont là, invariablement souriants et humains, et comme nous sortons de notre tendresse personnelle, ce petit-déjeuner agit invariablement comme un viol : comment d'autres êtres que nous peuvent-ils s'aimer et avoir croupi au lit, le leur, comme nous, avec d'autres choses à se dire ou à ne se point dire ?

    Le grand maigre, taciturne, ouvre et ferme ses longues mâchoires de crocodile, non si bien endentées cependant. Il mange salement, avec des claquements, je guette invariablement les pluvians nilotiques picoreurs de canines. Je hais ces gens et leur suis attaché si viscéralement que je ne sais plus que penser : ainsi de l'homme, ou de la femme, qui partage ma couche. La boulette de graisse qui sert de femme à notre hôte tourbillonne autour de nous en imitant, à la lettre, la chouette: c’est-à-dire non pas ce doux ululement du hibou,mais cette criaillerie de l’oiseau nocturne dépeçant sa proie. Depuis, à mon compagnon comme à moi, il n’est croissant si chaud ni moelleux qui ne rappelle un goût de rongeur mort.

    Parfois lui et moi partons dans ces bois, à la tombée de la nuit, nos fusils cassés à la main, malgré l'interdiction formelle des autorités du Saskatchewan : tout est si isolé ici. Nous feignons de pousser les cris du hibou, il nous est répondu par nichées entières alignées sous le long ciel arctique. En vérité nous sommes surpris, même rageurs, de ne point voir sur la branche à peine distincte ne fût-ce qu’une ombre tutélaire de rapace. Nous rentrons seuls, une mort délicieuse dans l’âme, et dès la haute tour hantée par le vieux couple, comme une porte refermée, nous refermons d’un seul déclic nos deux fusils.

    Décidément, mon compagnon de nuit est un homme. Mais nous ne nous touchons pas de la nuit. Il est des obscénités qu’on ne commet pas. Nous couchons casqués et bottés. Ce lit de fer, c’est une tranchée. Il y a eu beaucoup de viols, réussis ou tentés, entre hommes, devant Verdun ou sur le front de Somme. Ici, contemplant devant nous nos virilités sur le râtelier de bois, nous appesantissons nos paupières, et sombrons dans le plomb jusqu’au petit matin. J’ouvre alors le volet qui bat sur le mur, je sens monter les effluves de chicorée amère, déjà la chouette humaine nous informe que tout est près, ajoutant quelques crouacs qu’elle croit de très bon augure. Alors éclatent entre les deux hommes que nous sommes, renfilant nos pantalons sans nous laver pour descendre décents, de sourdes scènes entre nos dents rentrées.

     

    2)nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

     

    (une page)

    Nous venons d’Edmonton, au sud. C’est sans originalité. Nous ne devrions pas appeler réellement cette ville « Edmonton », qui existe réellement. La nôtre se perd au milieu d’un désert froid, touffe de gratte-ciel où personne n'aurait la moindre idée de précipiter un avion. Les silos qui la cernent atteignent en perspective une hauteur extrême, l'ensemble fermentant sous le regard obtus des thermostats lumineux. Mais tous les étés, tous les automnes, tous les hivers aussi (les déneigeuses du cru démontrent leur efficacité) (il n’y a qu’au printemps que la boue empêche tout) - nous ramènent chez Jywes et Holly, son épouse.

    Nous nous y sentons obligés. Nous sommes leurs obligés. C'est pour nous qu'ils ont acheté cette haute maison, qu’ils appellent entre eux « la Masure », alors que rien, strictement rien ne les y obligeait.

    Mais comme ils ont bien vu que rien ni personne ne nous ferait mettre « la main à la pâte », que décidément nous n’étions pas dignes de ce somptueux cadeau injustifié, ne sachant ni l'un ni l'autre bricoler quoi que ce fût ni passer une couche de lasure ou de fongicide, ils se sont sentis obligés d’occuper la masure, de l’entretenir, d’y passer couche de brosse sur couche de brosse, goudron sur goudron, de clouer bardeau sur bardeau, volant sur volant. Ils avaient eux aussi leur petite maison bien cernée de pelouse, en banlieue, ils partaient à la pêche au Lac des Esclaves, température inimaginablement négative - mais ici, c’étaient eux qui entretenaient la Masure qu’ils nous avaient offerte.

    Est-ce qu’il ne s’était pas agi, à un moment donné, de Dieu sait quel billet de loto gagnant que nous aurions partagés, n’avions-nous pas jadis échangé nos femmes ou nos maris, n’y avait-il pas entre nous de ces secrets de sectes ou communautés toutes antérieures à janvier 73, Canadiennes ou pas... Seuls les survivants de ces temps confus peuvent se figurer correctement le caractère indissoluble de tels liens – sentir se glisser en vous une queue subreptice – d'où linconcevable éventualité de toute rupture ; le silence qui tombe sur vous pendant des années d'après-vie ; les folies qui vous font chuinter comme une chouette ou boubouler - culpabilités traînantes, désespoirs jouissifs qui s'immiscent, à l'heure où le vent dégringole des cimes et lècher les volets.

    Les nuits comptent double des jours, bien plus que cette lumière avortée,entre Moose Jaw et Keepsie, tous ces lieux sans véritables noms. Densité morne qui plombe d'un coup dans le sommeil, où l’on ignore ce qui vous rampe entre les jambes : si c’est un homme ou l’obstination raide sous la crasse d’un falze immobile.

     

    De la chambre d’en haut à la salle à manger d'en bas dégringole une échelle-de-meunier trompe-la-mort, barrée en son sommet d'une sécurité dont seuls les adultes possèdent la clé. Nous explorons les étages encore au-dessus : fusils cassés contre la hanche et les yeux fixes dans le noir, l’œil nyctalope aux becs recourbés - chambres désertées d’étage en étage en vérité tout comme si le bâtiment s’était construit haussé de pièce vide en pièce vide ; lavabos gouttant dans le noir, draps roulés ou défaits, matelas rayés, ampoules souillées de chiures - blafardes et grésillantes, bien plus propres à effrayer qu’à illuminer. Tandis que s’ébranlent au dessous de nous mais plus effrayants que s’ils s’étaient trouvés là tout proches à nous toucher - les usufruitiers qui demandent ce qu’on peut bien foutre là-haut à brûler de l’électricité pour voir quoi, bon Dieu,depuis le temps que ce foutu hôtel est abandonné. À moins qu’ils ne nous demandent de les payer pour tous les travaux d’entretien qu’ils voudraient nous coller, auxquels nous ne consentirons jamais, jamais.

    Nous savons qu’ils introduisaient avec nous dans la cage d’escaliers cette créature qu’ils relâchent la nuit de sa cave, non point l’  « enterrée vive » mais ce bossu bitord, par-devant par-derrière, ramené de leur banlieue proprette. Cet homme, Vercassis, exerce en banlieue la profession suivante : modèle pour nain de jardin. Il teint son nez, prend les poses les plus difformes et se fait payer tant la photo. Puis les plasticiens reconstituent sa silhouette par « D.A.O. » et le revendent sous forme de figurines.

    Se voir courser dans l’escalier de nuit par un tel monstre nous flanque à tous les deux des terreurs indicibles : voir son nez de grotesque passer la spirale nous accélère à mort dans les étages à perdre le souffle. Que va-t-il advenir de nous ? mon Chasseur et moi ne savons plus planter un clou. C’est tout le bâtiment norvégien qui s’ébranle au milieu de la nuit. Nous savons qu’après la mort de nos nourriciers le bâtiment restera quelque temps à peu près bien entretenu, puis qu’il s’affaissera sur nous, peu à peu avec les années, puis tous, hommes de chair et bâtiments de bois, rentreront sous forme de sciure dans le vaste cycle de la nature.

    Nous reviendrons à Edmonton (Saskatchewan) pour le printemps. Nous prendrons des cours de bricolage et de charpente. Nous rétablirons le courant électrique de façon satisfaisante, pour que les lampes sans abat-jour cessent enfin de trembloter comme autant de paupières.

     

    c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'Issigeac à l'horizontale.

     

    Cette partie est devenue inutile, car tout a déjà été développé dans les paragraphes précédents, avec force détails.

    2) L'effondrement

    alors que je me balade, effondrement d'une aile,

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

     

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments,

     

    I, 2, a : une page

     

    Deux chemins s’échappent de la clairière où Juwes incessamment promène sa silhouette chevaline sur sa tondeuse ; les deux chemins descendent raidement, de part et d’autre à peu près de la haute calvitie que surmonte la bâtisse. Il faut avec entêtement lutter contre la descente avec autant d’obstination qu’on en mettrait à gravir, tant les buissons, les ronces, les végétaux piquants en général vous retiennent au passage, vous protègent de la chute, ainsi qu’une mère abusive, agrippante. C’est le chemin du sud qui vous retient le plus. Au Nord, la pente plus douce menant au Grand Lac des Esclaves caresse d’abord l’épaule à travers le tissu, au point qu’on souhaiterait être nu, par de hautes fougères arborescentes ; il se dégage alors de ces petits champignons éclatants (qui éclatent lorsqu’on les foule) un parfum pénétrant de spores, éjaculation végétale, poussière balsamique : la voix mâle, opposée à la voie femelle ?

    ·1 Et je les parcourais, alternativement, déplorant le peu d’espace offert par ces bois ancestraux, tandis que mon compagnon le chasseur reposait tout raide auprès de son fusil. Je songeais à cette arme entre nos corps placée comme à l’épée qui sépare Tristan d’Yseut dans la légende du Morrois. C’était la pente sud ou « femelle », et mes nombreux passages rendaient chaque fois moins piquants mes agrippements, lorsqu’il me sembla ouïr un craquement sourd et proche à la fois et lointain ; la terre ondulait sous mes pieds, des éboulements se distinguaient dans les impénétrables fourrés qui m’lotoenclosaient.

    Remontant alors avec essoufflement, parfois les deux mains à terre, je pressentis que le Bouclier Hercynien, qui se croyait à l’abri des séismes, subissait une secousse improbable et réelle. Tout le monde a déjà ressenti cela : sensations de nausée, perte d’équilibre, perte de tout repère, l’angoissante question métaphysique de sa propre existence (« Je ne suis qu’un point,, une poussière près de l’engloutissement ») - il y a dans cet abandon à l’infini une douceur elle aussi infinie, comme celle qui vous prend lors des endormissements. Je voulais courir vers la cabane, dont plusieurs tournants me séparaient au plus épais des fourrés.

    Les arbres craquaient, ils ne s’abattaient pas. Ils fourniraient le bois de mon cercueil, je serais enseveli parmi eux. Il existe au Canada de ces espèces balsamiques, remontant à des siècles, et de génération en génération, à des millénaires. Peut-être des gisements de houille hantent-ils ces sous-sols, mais qui planterait des chevalets d’extraction au milieu de ces arbres millénaires, tout chenus de bavures de lianes argentées ? Je regrimpais péniblement la pente. C’était comme un jeu. Les forsythias de là-bas m’écorchaient le creux des mains. Les branches basses se dérobaient à mon étreinte, semblaient voulori m’entraîner dans une valse infernale et facétieuse.

    Puis le sol recouvrait sa stabilité. Je courais sur les aiguilles de pins ou d’épicéas, bien rangées et bien sèches. Puis tout réondulait comme la peau d’un serpent, le perfum était pénétrant, un nouveau tournant se précisait entre les buissons bas. C’était un amour merveilleux avec la nature, quelque chose de dangereux et d’affectueux, comme d’uen mère éléphant avec un chaton. Mais ces gros animaux sont capables de délicatetsses inimaginables. Je ne risquais rien, à moine que le démon n’ouvrît sous moi une de ces crevasses d’engloutissement, aussi vite refermées qu’ouvertes.

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

    Une page

    Le bâtiment, quand je le vis, m’offrit l’image d’une invraisemblance absolue. Comment avait-il pu se faire qu’une surface aussi réduite au sol n’eût pas provoqué un effondrement « en château de cartes » ? Les mouvemets du chat, ou de l’éléphant, ou de la tortue (disent les Japonais) sur lesquels nous vivons, vermine humaine, sont rigoureusement imprévisible. Une partie du bâtiment restait vigoureusement intacte. C’était la moitié sud-est. Les étagements de bois, les volants de jupe ligneuse restaient fix »s l’un sur l’autre comme autant d’écailles intactes. D’un coup, au-delà d’une flèche de bois plus capricisues, que la secousse avait amené à la verticale, toute la maison du sommet de Mount Shyle s’était affalée au nord-ouest, en direction de l’Alaska. C’était une épine dorsale brisée, un long chevauchement de chevalets d’échine, un espadon mille fois rompu et rerompu, un léviathan fossile mal classé encore par les paléontologues, comme si le tremblement de terre s’était produit vingt millions d’années avant notre ère, et que les morceaux d’un ichthyosaure - les mots m’échappent, comme la terre sous mes pieds. La sciure planait par-dessus tout cela. L’odeur était merveilleuse, les particules demeuraient suspendues à deux mètre ou trois au-dessus du sol, et répandaient cette saveur de bois qui détermine les vocations de forestiers for ever, quel que soit le bas salaire qu’on obtienne dans ces professions déshéritées, loin de tout.

    Un journaliste pressé -j’aurais pu vendre très cher mon reportage, mes clichés si j’avais eu l’esprit de porter sur moi un Nikon 400 E - « Je devrais me barder d’appareils photographiques, ces deux sentiers sont si riches que je rapporterais au poins de quoi garnir deux albums » - et puis j’oubliais - aurait alors mitraillé cette scierie bombardée,ce chaos d’éclatures où subsistait le grand dessein d’un architecte. Nulle fumée ne s’élevait encore, à l’exception de cette écharpe odorante et blonde, et c’était merveilleux, en vérité, que nul incendie ne se fût déclaré, ni ne menaçât, car mon odorat était aux aguets. Tous les sens jouissaient e la perspective eshétique offerte à moi. Les oreilles jouissaient d’une sorte d’écho : de là où j’étais, les arbres bienveillants m’avaient masqu » le bruit de l’effondrement, qui avait dû se produire très lentement, comme un froissement de vent dans les feuilles. Je me penchai pour cueillir au bout de mes doigts de cette matière merveilleuse, et je pensais qu’ainsi s’effondrent les empires, il n’en reste plus que le parfum qui pour toujours entête les civilisation à venir.

    Des champignons, des insectes, se repaîtraient de cette sciure. J’étais subjuguée, transformé en femme, ouverte à toutes les sensations. Enfin, pensais-je, notre prison n’existe plus. Je ne pensais pas : « Comment vais-je réapprendre à vivre désormais ? » Non, la destruction, préalable à toute renaissance, m’apparaissait dans toute sa bienfaisance. Je longeais ces « poutrelles désaxées », ces planchers désormais verticaux, j’évaluais en connaisseuse ‘désormais j’étais femme, pour un certain temps, je priais l’intérieur de moi-même pour que cet état divin se prolongeât, car la femme est proche du divin autant que le sommet s’affale à terre et en épouse les contours) l’angle, techniquement parlant, 25° ? 45 ° ? où tous ces enchevêtrements se présentaient.

    Et rien, Dieu merci, n’était reconnaissable, ni la chambre, où trônaient les hideuses images, ni la chambre des deux monstres, l’homme et la femme encore condamnés à leur sexe respectif, seule peut-être la tondeuse à gazon osait montrer son large siège de cuir en forme de cul : je voyais les deux étroites ellipses dessinant sur le cuir la marque des fesses d’un certain Jywes.

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, une page

    Alors seulement j’acceptai de penser aux humains. Qui était vivant, qui était mort ? Le cheval maudit, l’homme à la tondeuse ? Notre hôtesse, la graisseuse, toujours à virevolter au milieu de ses tartines ? Mon compagnon le chasseur, sale et raide dans ses pantalons militaires, et qui ne me touchait jamais pendant la nuit ? Je ne l’aurais pas suporté : qu’il se lavât, d’abord. C’était vraiment, j’y revenais toujours, l’odeur qui m’emplissait tout entière, du poumon à ces cavités que je sentais, nouvelles et palpitantes, désormais vivre en moi - mais pour combien de temps ? Mon Dieu, faites que mon changement de sexe se confirme ! La sciure me pénètre par tous les pores. A la moindre odeurde cadavre, d’ici quarante-huit heures je suppose au plus tard, je sens que je redeviendrais un homme.

    En même temps, quelque chose s’agitait dans mon esprit : « Tu n’es pas raisonnable. Tu es monstrueuse. Tu jouis du spectacle, tu palpes le bois frais, sans t’inquiéter de ceux qui vivaient là, qui se préparaient à vivre une de ces merveilleuses matinées solitaires. Tu aimerais, n’est-il pas vrai, qu’ils revécussent, qu’ils revinssent à la vie, afin de reprendre cette histoire qui ne t’avait jamais appartenu...

    Tout est trop calme. Il ne règne absolument pas d’atmosphère de mort. Une heureuse coïncidence a fait que tous auront survécu. Je me fais peur. Il n’y a pas de mal. Ils sortiront de leur cage de bois, soit de la partie miraculeusement restée intacte, soit de cette longue avancée disloquée. Et c’est d’abord le cheval funèbre, le chevaucheur de tondeuse à gazon, qui s’ébroue de sa sciure, tout près de la base, où le poids a pesé le moins. Il me regarde hébété, les bras ballants. Il ne trouve rien à me dire, ses lèvres sont retroussées exactement comme celles d’un cheval sur le mort, je vois ses dents jaunes dont je détourne toujoiurs le regard pendant les petits-déjeuners si copieux.

    A mon grand désespoir, à mon grand soulagement - comment définir ces deux choses, là, juxtaposées ? - je vois la boulette sortant par la demi-porte restante, car la catastrophe l’a surprise au milieu des étages. Elle était en train de manger, les lèvres lui dégoulinent encore de sirop d’érable. Pourquoi les tremblements de terre n’éliminent-ils jamais ceux envers lesquels nous sommes redevables ? Pourquoi me trouvais-je si proche, dans un chemin creux, encombré de buissons ? Où est mon chasseur ? Il étire son long cou de l’autre côté du bâtiment, il revient lui aussi de promenade, il a pris le second sentier, vers le nord, il ramène par les ouïes une carpe à demi morte, que l’affolement a jetée sur sa ligne,

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Cette nuit-là

     

    C O L L I G N O N

    C E T T E N U I T – L À

     

    " Je vis seul

    " Je dors seul

    " Je meurs seulement

     

    "Rhacophore petite grenouille arboricole aux palmures postérieures très développées pouvant servir de parachute au cours de sauts effectués dans les arbres des forêts tropicales du Sud-Est asiatique (...) Nom usuel: "grenouille volante" (Larousse universel, t. XIII)". Chaque soir le garde m'ouvre les portes de la serre ; je trouve là, sur 30m de haut, de quoi satisfaire ma curiosité. À mes pieds les racines de palétuviers baignent dans un marécage en réduction où plongent les reflets sombres sur des profondeurs égales. Mes jumelles d'intérieur jouent sur les verticales, remontent vers les cimes où se distinguent les racophores sautant de branche en branche, atteignant même les eaux mortes à mes pieds : j'apprivoise ou du moins nourris mes petits ranidés de divers insectes tirés d'un petit coffret de santal cylindrique.

    Le garde est natif de Malaisie, naturalisé – nous entendons par là "français". Distant et sec dans l'exercice de ses fonctions. Ma mère à moi provient de Battambang, près de Kok Ampil,au nord du pays khmer. On a dans ces contrées abondamment usé de cruauté, dans des grottes où se tinrent des massacres. Bien que je sois également né dans cette ville, je n'y retournerai plus. Perspective unique à cette heure nocturne, la haute verrière du Jardin des Plantes, accessible par pur privilège dans l'obscurité, après fermeture. Il en coûte bien des soins, et bien de l'argent, d'entretenir ces massifs arborés, dont les cimes se pressent aux membrures sommitales de la grande serre.

    Je prends quelques clichés (800 ASA, grand angle) de ces merveilles batraciennes planantes, indiscernables à l'œil profane. Les lianes s'encordent sur les troncs moites. Il me vient l'image d'un corps aux membres soudés sous le feu des cauchemars. Cette nuit où je m'engage m'ouvrira le plus définitif des tunnels, jamais je ne replacerai mes pas dans mes empreintes ; juste avant de perdre connaissance brasenbae preah chong si Dieu veut, je

    verrai sous mes paupières voleter les phosphènes étincelants de mes Créatures ; il ne me reste plus qu'à reposer en paix. Dans mon dos le Malais referme les panneaux de verre.

    Je n'ai pu obtenir que la clef des grilles extérieures ; je marche au jugé dans ma nuit. Au 25 rue Buffon j'occupe au premier étage un appartement aryanisé dont l'occupant disparut à Kœnigsberg en 45. Avant d'y parvenir je dois effectuer quatorze fermetures de ma main, alternant à bout d'avant-bras les clés du pesant trousseau ; certaines actionnent jusqu'à trois serrures. Il m'en faut quatre personnelles pour ma porte, que le proprio juif a fait blinder avant sa mort. L'épreuve de la nuit constitue à proprement parler la véritable vie. Chez moi les vasistas haut placés, bridés à la façon des Génies courroucés sur les stoupas; étirés, menaçants.

    Monté en chaussettes glissantessur le bureau verni, je passe à l'étroit mon bras tout entier dans le noir extérieur, tremblant qu'une main ne m'agrippe. De là je saisis et déplie sans les voir les volets de plasrique, assujettis très vite du dedans l'espagnolette.

    La longévité moyenne des ranidés n'excède pas quatre ans.

    Je n'aurai pas plus qu'eux accès à la vieillesse. Les trois premières lettres forment le mot "vie" – vetus/ vita : sans parenté. Poursuivant ma seconde mission de clôture, j'accède aux portes-fenêtres en balcon d'angle,où tentent de pousser 25 petites cactées en autant de petits pots, séparées de la rue par des vantaux. Quand j'ai bien tout fermé me voici à l'abri des monte-en-l'air et aures vandales. Ma mère a pu rapatrier du Kampoutchéa l'argent, les bijoux "volés au peuple". Quand elle mourut, voici dix-neuf ans, 1 mois et 9 jours) elle recommanda de ne rien investir en fermetures automatiques en dépit des publicités (bulletin météo d'Euronews).

    Je suspens mon trousseau personnel à côté du compteur. Je pense aux femmes croisées dans la rue tout le jour, que j'aurais tant voulu connaître à l'instant du plaisir ; ce sont leurs mains qui s'attardent à présent sur les clôtures de leurs logis, avant que leurs yeux ne se ferment à leur tour. L'instant du coucher reste celui du plus grand courage. C'est après m'être vu au miroir, la tête entre les lampes face à moi, qu'interviennent sur mes traits les convulsions de ma virilité : demain je serai ferme. Un homme – ferme, femme, à une lettre près. Cela ne peut manquer. Dormons et reprenons des forces. Sur l'Atlas blanc Bordas, "Index des noms", j'avance de trois villes par jour, en ordre alphabétique, dans telle pays, telle contrée où jamais nulle étincelle batracienne (l'ai-je oublié) n'aurait la moindre chance de survie. Si loin de tout tropique, entre Munich et Ingolstadt, in der Hallertau – double rangée de façades blanches dans le brouillard avec frontons, larmiers, doubles vitrages.

    Et par beau temps le lendemain des cultivateurs à lunettes qui partent au labour en costume de confection.

    Je ne pense pas que mon sommeil affole les foules : à peine sous les draps et dans le noir, je m'adonne avec ferveur à la catholique habitude de l'Examen de conscience. Qu'ai-je fait de ce dernier jour qui me fut confié, de ma vie qui n'a plus lieu d'être. Si j'ai suffisamment souffert et bien rendu. Défilé dans mes yeux fermés des mines défaites et des habits des hommes ou de leurs rictus, éclats de voix, de rire etc. - écriture et méditation malgré le sommeil toujours en embuscade, envois de messages - moins par téléphone toutefois, où se dépense en pure perte un trésor de chaleur, plutôt par lettres, aux réponses tardives et décevantes.

    Bénie soit la toile, qui sans profondeurs ni brouilles ni mort d'homme parvient à parler sans fard. Sur la toile envoyer paître tel ou tel, peu importe le tort ou la raison, les échecs viennent tous de l'autre et la sottise est réciproque. Préférence encore pour ces jours de solitude ou de compagnies légères (vendeur de journaux, cafetier qui me pose la tasse sous le nez sans un mot, manques d'égards où couve la haine, c'est la vie, je ferme les yeux. Heureux les hommes qui referment leurs tiroirs avant la nuit comme des portes ou des volets.

    Je fus soupçonné du meurtre d'un vieillard locataire au fond du jardin, c'était à s'y méprendre un Gartenzwerg bien glabre et cabossé, voûté, le nez pendant et le pantalon flasque. Je l'aurais tué disait-on pour retrouver mon carré d'herbe et de plantes si rares à Paris, au fond d'un puits de murs où le soleil vient peu. J'aurais dû signaler ses grommellements, ses loyers en retard, ses incessantes allées et venues (alors je l'ai tué) – "Monsieur Truong Phan Van" ont dit les journaux "n'a rien laissé paraître" il me gâchait le paysage, de sa cambuse je ferai un pavillon d'été – le vieux a disparu. Famille introuvable (deux nièces à Lyon, qui l'ont peut-être interné au Vinatier – certains vieillards s'enfuient vers leur "âtre" comme ils disent, glacial mais où ils ont vécu trente ans.

    Je me soupçonne fortement d'avoir tué ce vieux. Je ne peux rassembler ce qu'il faut d'argent pour réhabiliter son bouge, sa bauge, à mon seul profit. Peut-être qu'il n'est pas bien mort. Ce souci me taraude avant mon sommeil, puis viennent les grenouilles rhacophores, qui veille ? qui dort ? qui vit qui meurt et toutes ces choses. Puis les grenouilles s'évanouissent en pleine mangrove. Épreuve ultime : dans le lit, affronter ma mort – que philosopher, c'est apprendre à mourir à bon marché (ou à vivre ? jamais de la vie) - j'ai ouï dire qu'il existait "une forme de bouddhisme" qui laissait subsister les passions tout en s'en détachant – à vérifier – consulter Sénèque, Nazianze (Grégoire, dit le Théologien) "Sois à la fois l'athlète et le spectateur" ou mon prochain.

    Mon lit de mort est le centre du monde – quoy ! N'ay-je faict suffisant exercice ? - avec mon jeu de réussites "Les Dames de la France". J'explique : si la carte que je dis à haute voix coïncide avec celle que je tire (la carte), c'est que je mourrai demain. Roy de Pique ! - l'As est sorti, je survis d'un jour et rebats trois fois. Le record est à fin avril, et quand enfin je meurs coïncidence Bouche et Main je pousse un grand cri et mon cœur bat plus fort, la roulette russe n'est pas mal mais c'est très, très dangereux. La fusion finale au sol àl'herbe ne m'effraie pas car je suis très, très loin de l'échéance (l'imminence) on dit que Charles-Quint lui-même chanta les répons du fond de son cercueil : répétition générale Monastère Cuacos de Yuste 1557.

    Vitalie Cuif, épouse Rimbaud, se fait descendre ("la mère Rimbe") dans sa bière sur deux cordes au fond de la fosse "pour voir". J'ai de plus en plus peur j'expire lentement ente mes lèvres question : Suis-je le seul sommes-nous seuls à souhaiter tout au fond de soi l'exact ajustement de l'instant conscient et de l'éternel, seconde après seconde - autre chose, tout de même ! que la quête du bonheur pursuit of happiness – je refuse : yoga, zen, bouddhisme, sénéchaussée (doctrine de Sénèque) – non : c'est à moi seul, à moi seul de créer, seul membre du club, seul dépositaire de la fausse vérité. L'entrée précise dans le sommeil mesure à elle seule à quoi sert ou ne sert pas de vivre qui perd l'heure perd le jour qui perd le jour perd le mois, l'année, la vie – "Las voyez comme en peu d'espace" on passe de l'enfance à la plus blette maturité.

    La mise au lit en bière est le seul instant qu'il faut retarder, puis de justifier, puis d'accomplir. Mon lit depuis que je dors seul présente l'ancien baldaquin aux piliers tordus comme un Bernin, le ciel hélas privé de couronnement ou de tissu plissé (le fameux "ciel-de-lie" en pout-de-soie épaisse et mate, avec embrasses retroussées sur les courtines ; autour de la couche court un large rebord de chêne communément nommé "châlit". Le chat prend position là pour la nuit, à tendre le bras seulement je le touche. Parfois la nuit je l'entends lourdement descendre sur le parquet ou légèrement se repercher. Il me veille. Bashtet est "la déesse chat, "aspect serein de la lionne guerrière".

    Il veille le seul humain lumières closes. Alors je pense à tout. Parfois se lève en moi la Vague de Persécution, et lorsquej'ai réglé, mais pas avant, leur compte aux opposants, je dis le mot "décontraction" – figurez-vous chaque partie de votre corps abandonnée comme un chiffon au point que toute chair se détache comme dans un chaudron d'eau, sentez le frisson chaud des muscles et du bouillonnement. Passer en revue les tissus musculaires même si leur dénomination reste incertaine, tout un pan de corps qui soudain se relâche ou bien ce dessus de la jambe nommé droit fémoral ou le flanc gauche ou droit; autour du genou j'imagine un rayonnement d'aiguillettes ou losanges sans existence anatomique - je n'ai plus lu Décontraction pour tous après p.35 ch.II car on voulait m'apprendre à ralentir ou à presser mes battements de cœur je n'ai qu'un cœur [sys- et diastole] - plutôt crever.

    Répéter je dors d'un profond sommeil jusqu'à la clôture des yeux intérieurs et si cela ne vient pas vous vous serez toujours apaisé me dit le médecin - rien ne me fait plus peur que de vivre ou penser lihrement ; l'animal seul incarne et mérite la liberté – le chat le chien l'oiseau – ma folie n'est pas pour demain. Au cœur de la nuit je me lève et j'urine, échec. La nuit remonte à la plus haute adolescence. Jusqu'à treize ans le sommeil d'un enfant. Réactivation de la scène où la Mère me sermonne : à 4 ans passés resté sale, Maman commande à présent je cesse de pisser au lit, parce que ça fait de la peine à papa (je le vois de côté, feignant la plus profonde afflication) (« Tu feras celui qui a un gros chagrin ») (il ne me semble pas plus chagriné que ça). Du jour au lendemain mon abstinence est totale. Ce que père et mère ignorent, c’est qu’il n’est rien de tel que ce mensonge, largement divulgué dans les années 50, pour inhiber sans remède, pour bloquer tout désir d’action quelle qu’elle soit chez l’enfant et l’adulte. Il m’est encore et pour toujours impossible d’agir. Je prenais le jour pour la nuit (errance d’horloge interne) – la vie se prend, s’obtient pendant la nuit. Le jour n’apporte que des devoirs.

    Des corvées. Pas de vie. De nuit l’esprit touche et goûte au déroulement éternel. De jour on court de remords en remords. Obtention Zéro.

    Réveil de nuit. Pipi faible, envie faible, peur d’avoir envie. Juse avant je rêvais que je pissais. Surplombant le pot, le seau, la cuvette douteuse, je dis un prénom, un patronyme, deux dates – naissance et mort. Je ne tue pas le père je veux l’indépendance. J’ai lu ça dans un livre. 1885-1947 : 62 ans. Le jour, le mois : 28 mai pour la naissance, 3 décembre pour la mort. Si la date de mort dépasse le jour où je suis : mort retardée, mais mort quand même. C’est un homme, très rarement une femme. Autrefois je donnais à l’homme le prénom qui est le mien. Je ne me suis jamais débarrassé du monde à éliminer : « Je ne suis pas x. Je ne suis pas x. Mon prénom seul et son nom à lui. Mort le 3 décembre 1947.

    NOM EST NON. MÈRE EST MER. PÈRE EST PERD.

     

    Puis je retourne me coucher. À tâtons. J’enjambe le chat, étendu comme un sphinx sur le châlit. Je rabats mon drap. Passé 5 heures inutile impossible de dormir. Transposition d’ordre littéraire inconcevable. Les ours en hivernage eux aussi se relèvent. Comme eux je ne souille pas ma couche. Bern-hart : Fort comme un Ours. Forcé à chier. Veiller, agir : non pas chier mais se retenir de chier. Jouir dans l’efficacité, oser, c’est risquer de chier. Parler c’est chier ( risquons la métaphore) jouer sur scène, lire-écrire. Déféquer pour capter l’attention de la mère. Professer pour capter l’assistance, le blâme, l’attention. Les mères d’élèves. Les jeux de mots.

    Reste à établir que toute communication souille ; c’est une épreuve alors qu’il est si simple de pisser. De nuit face au miroir placé là par le précédent propriétaire, anxieux de vérifier ses attributs virils…

     

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    Ne pas emmerder son interlocuteur. Ne pas lâcher une de ces gaffes qui brouillent pour vingt ans. Biaiser. Sans cesse. Blaguer sur la corde raide au-dessus des lions. Tout ce qui forme groupe, assisance, classe, public ; salle des professeurs ; corps de garde, dîner de cons, cantiques sportifs – tous adorent le rire. Les fauves aiment rire et bâiller. L’individu reste douteux, périlleux, réfractaire. Il peut n’entendre point raillerie. Renvoyer par exemple ses propres railleries – le boomerang merdeux. Voire vous prendre pour un con – pire : un fou. La façon dont les femmes ricanent en s’inclinant sur leur voieine. À quoi sert le professeur ? qui peut le dire. Ils me regardent tous et se mettent à rire.

    Face à l’abîme. Si mes disciples ont ri j’aurai atteint mon but.

    Dans la mollesse, et malgré moi.

    Mes écrits aussi seraient excrétions. Cahiers, simple feuilles entassées dans l’armoire et jusque sous les pieds de la bibliothèque – juste un châtiment ? Tu blâmes ceux qui se sont poussés par intrigue tandis que tu ne sais qu’écrire ?… l’alpiniste a besoin du dernier de ses crampons. Le sponsor, l’œil vissé sur ses comptes en banque, est aussi indispensable – que penserait-on d’un grimpeur en espadrilles ? Pour habiller de nuit ton impéritie, tu remets ta faute sur les autres ? qui n’ont rien compris ? qui ne t’auraient pas compris ? Tu comptes donc exciter leurs rires, comme à tout le reste ?

    Quant à l’amour, tu vois bien : les tendresses en bouffées ne s’adressent qu’aux ombres. L’humanité - t’est réfractaire.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

    Lire au lit (non plus) n’est pas un plaisir. Un professeur, un pape – sont forcés de lire. Mes titres de chevet sont ceux que j’ai décidé de lire. Accumulation du savoir avant d’affronter Dieu. J’affronte Dieu. Qui ne s’abaisse pas aux interrogations. Voici les titres.

    1) Virginia Woolf, dont j’adorai naguère Orlando, prodigieuse conjuration de la gloâre à travers les siècles et les sexes. Appâté, j’ai décidé de dévorer ses plus gros ouvrages. Le volume entier n’est qu’un empilement de mises au point télescopiques sur les feuilles d’arbres, les escargots et autres friselis d’écume. On n’y tient pas, on suffoque. J’entends bien que c’est de l’excellente littérature, qu’il faut avoir lue, dont il faut s’informer et s’instruire.

    Il en va de même du n°2), qui signe Elias Canetti : « Écrits autobiographiques », douze cents pages de papier Bible, Nobel 81 : autre apnée, tyrannique, masculine cette fois. Rien n’est épargné au lecteur : pas un filet d’air – chaque personnage décrit jusqu’aux poils de barbe, jusqu’à la longueur de langue appliquée sur les doigts dans le livre pour tourner les pages, pas une description qui ne soit scrutée, pas une circonstance qui ne soit décortiquée, fibre à fibre, jusqu’aux lambeaux les plus insupportables. De quoi que l’on parle, de qui que l’on disserte, romans, grands hommes, forcément célèbres, nécessairement les plus passionnants, les plus palpitants, toujours l’oppressant, l’indécollable Canetti leur a consacré son attention la plus scrupuleuse, la plus admirative, la plus exclusive, au point de demeurer des heures, plusieurs jours du mois jusqu’à la fin du mois, devant telle peinture, tel infirme, telle demeure, invariablement les plus captivants, les plus éblouissants du monde. On se sent con devant l’immense Canetti. Devant ces intarissables marais explicitatifs témoignant, n’est-ce pas, d’un tel appétit de vivre et des Aûûûûtres.

    Nous autres : « Il s’assit ». Canetti : « Comme il était encore debout, il prit place sur la chaise qui se trouvait devant lui, afin de se soulager de la verticalité de sa station précédente ». Assurément Stefan Zweig, Henry James et Schnitzler eux-mêmes passeraient auprès de lui pour des parangons de sobriété.

    3) Lucrèce (Titus Lucretius) « De Natura rerum » n’arrange rien, à deux pages tous les quatre jours (une en français, une en latin) pour ne pas mourir d’ennui, d’exaspération. Lucrèce ou les joies de la version latine. Pour mon

    4e) auteur de chevet, il doit en tout cas être vivant, « non-mort », no-sferatu. Plus frais, plus vif que les autres. Souvent aussi de style « navet froid », quand la « petite édition » me l’envoie au titre d’envoi de presse, gratis pro Deo. C’est ainsi que j’alterne Lucrèce, Elias, Virginia et Paroles d’étoiles, témoignage collectif d’enfants juifs cachés pendant la guerre : ravaudage extrêmement réconfortant, rhapsodie dantesque et très rigolote de récits défraîchis, rancis, par des contemporains vivants, immédiats, vieux et présents pour le coup, à jamais.

    Le comique provient aussi d’une toute autre liste qui m’attend le lendemain, pour la vie diurne, à boire jusqu’aux dernières gouttes en vertu du principe éminemment discutable que « toute page écrite le fut par un être de chair et de sang ayant voulu te toucher, t’atteindre à travers les siècles et la mort », et que nulle goutte n’en doit tomber. Cela va de Dieu (Bible Segond) jusqu’aux fascicules « Camus (Albert) en 10 leçons » ou Calderón ou Chrestien de Troyes. Si je ne lisais que ce qui me plaît, autant tout plaquer passé la page 10, comme vous.

     

    *

     

    Laissé sur la table à Koustcha je pars à l’est « à St-Flour » par exemple, « à Jérusalem ».

    Les livres seuls ont été sauvés, dans l’Estafette achetée comptant dont le chauffeur a disparu vers le Grand Nord. Ici les murs sont recouverts du haut en bas : toute bibliothèque est un cimetière vertical. « Livres : monde vivant, nourriture essentielle. Ne craignez rien ». « La vraie vie consiste en un processus incessant d’ingurgitation-régurgitation ». « Le miel est du vomi d’abeilles ».

    Assurément Grecs et Latins tuaient au moindre soupçon de non-conformité sociale.

    Mais leurs rouleaux leurs volumina jadis à l’usage d’élites protègent à présent comme ils ont été protégés. Les rôles sont inversés. Sous leur couverture saumon les Cicéron, dont les laïus émeuvent et exaspèrent, avec leur mauvaise foi leurs arguments boiteux leurs péroraisons et clausules – Clodius, tué par hasard ? à d’autres !… - Cicéron dans ses lettres, soucis familiaux, noces tardives, pucelles petits pruneaux bouclés sur les parois – cuisses de mouches et tifs en touffes, vite accouchées plus vite crevées – que peut-on dire…

    Éplucher les bas de page, apparats critiques d’universitaires, abréviations décryptées par Duclos de B. qui déplorait en cours la mort de sa femme j’ai mal refermé la porte avant Jeannine est tombée ses omégas tombaient comme des couilles et je m’endors en tripotant mes omégas chauds comme un lavis de Motherwell « Il existe pour Cicéron diverses familles de manuscrits les uns dérivant de l’archétype B bien correct, les autres s’étant recopiés sans vergogne, interpolant les notes marginales toujours aller disait Duclos vers la « lectio difficilior », le texte le plus biscornu, meilleure garantie d’authenticité. Passages obscurs, Le Grec esparagraphes abscons, raisonnements obtus combattus ou prônés par Keil pour Varron, parfois Scaliger obiit 1558, Rat Maurice pour Virgile ou Catulle – notes méticuleuses mouchetant la traduction comme autant de chiures séculaires ou sacerdotales.

    Je serais devenu l’un d’eux érudit aux lourdes haleines, un de ces ASSIS grêlés de loupes si faciles à ridiculiser si difficiles d’accès – admiration qu’en mil neuf cent quarante même au cœur des barbares des correspondances teigneuses s’échangeassent sur la question urgente de telle conjonction ou tel optatif oblique et la question se pose, fracassante : de savoir si l’érudition sauve de la barbarie, ou si plutôt elle l’accentuerait, par contraste – s’engager ! (vous vous souvenez?) faites de la politique ! (qu’y gueulaient) – aimez les gens ! (c’était donc ça?)

    pour ma part, (ô épigones!) retenez ceci : la seule, l’unique bouée, ce sont les livres, chacun d’entre eux, au pied de mon lit, à même le sol où ils prennent sur eux la poussière car je maltraite ceux que j’aime : Collections Athéna, Budé, couleur paille ou brique – ma maison , trop de soleil décidément chez les Grecs, trop de lumière et de cigales, trop de [aï], de [oï]. Trop d’obstination à se donner raison, à toujours chercher la lumière, à respirer, à vivre. Le Grec est un peuple héliotrope – versatile disait Thucydide – je préfère mes Latins . Les Latins me semblent toujours surpris à souffler dans leurs longues flûtes funèbres ces accents tristes et descendants de l’Hécyre de Plaute (la BelleMère, titre emprunté au grec et seul vers chanté conservé de toute l’Antiquité romaine) avec des relents de tombeau mal clos .

    Les Grec s’enculaient au soleil comme autant de bestioles innocentes,  les Latins dans la gêne éteignaient la lumière, par honte, par scrupule, ils me ressemblent. Sous le texte romain sourd toujours la plainte de celui qui ne croit pas mais tente malgré tout de persuader au moins le lecteur. C’est le dynamisme des Hellènes qui me répugne. C’est qu’ils croiraient à la vie, ces cons. Au soleil, au progrès, à l’été – je vais vous dire: à la Vérité, avec un grand V. Rien de plus chiant qu’un Platon, incarné par Socrate (c’est tout dire) : toujours à enfiler perle sur perle, à baiser les mouches, pour finalement sortir d’énormes banalités : obéir aux lois, obéir à papa et autres balivernes. Le tout sur fond de perpétuel ricanement de Monsieur-Je-Sais-Tout, Socrate, toujours hilare, style Bénigni qui tortille du cul sur fond d’Auschwitz

    Les Grecs ont Raison. Rien de plus chiant. Rien de moins grand. Trois exceptions (pour la grandeur) et non des moindres : Eschyle, Homère (tout de même) et, one more time, Thucydide. Les romain, eux, sont fils du caveau. Proches de la mort et de la nuit. Une exception là encore : Virgile – enfin à peu près. Quant à moi, qui m’aime, j’aime ces incertitudes de compréhension, ces lacunes et ces lambeaux. J’aime ne pas comprendre tout à fait Lucrèce, ni Tacite. Les langues antiques ne sont plus sues. Un agrégé de nos jours en sait tout juste autant qu’un grimaud de seconde en 1830 – et je n’ai pas eu l’agrégation. J’aime au lit avant de m’endormir ces vagissements de langue imparfaite dont je n’entends qu’un mot de loin en loin, comme la voix d’une mère éteinte, qui percevrait aussi ma voix par les espaces détrempés.

    Un accident m’a brusquement privé de femme – toujours vivante – en un passé que je voudrais toujours éloigner, en de certains instants que j’aurais peine à préciser. Tout prénom serait dérisoire. Un jour qu’elle dormait – de plus en plus souvent au point de coudre matines et vêpres – elle mourut s’éteignit en invoquant ses personnages visages rôles ou créatures. Depuis longtemps je n’existais plus m’exerçant à sa délivrance à nos envolées vers nos propres ciels, avant ma désertion – depuis je dors en enroulant autour de moi le drap plissé linceul en long non point tout à fait toutefois, car si je hais le ciel ou le soleil j’aime aussi bien la vie de nuit faite à notre image.

    Car j’ai peur de la mort. La vraie – celle qui sonne en fin d’épreuve posez vos stylos je n’ai rien compris au sujet Jules 1912/99 mort à 87 ans je le dis en éliminant car l’animal risque sa peau s’il s’accroupit pisse ou défèque. Mes morts ont parfois père et mère dont je détaille à mi-voix les filiations puis je rentre à l’abri de ma braguette : vouloir éliminer le pornographe est une aberrante hérésie. Parlons pornographie. Qui n’a pas vu de fille entr’ouverte sous le ballet de ses phalanges n’est qu’un grossier butor tant l’innocence et la brutalité des éclairages ici révèle et dévoile en toute plénitude l’irréfutable visage de la seule véracité des femmes. Qu’on nous épargne la besogneuse vulgarité des pipes, l’insondable écœurement des couilles ou des anus de mâles en gros plans souillés de hideuses pilosités.

    J’entends de véritables et vigoureuses branlettes de femmes, non pas de ces poses efflanquées aux effleurements chiqués ( frémissantes et fragiles langueurs…) mais de bonnes grosses paluches bien vigoureuses avec leur halètement accélérés. Ça c’est de la femme, de la vraie, de la branleuse bi-quotidienne et hardi que je te frictionne, dispensée sans problème de nos petites tripettes larmoyantes et ratatinées. Et le moment du renfilage de string avec le claquement repu de l’élastique sur la chair n’est pas de loin le moins bouleversant de tous. Après quoi elle se rhabille, reprend ses airs de faux cul et te fait embarquer par les flics à la moindre allusion : harcèlement, la main sur l’épaule : tentative de viol, c’est comme ça maintenant.

    Heureusement qu’il y a le porno.Béni soit le porno. Jamais la moindre scène de viol ou de violence dans le porno. La femme aime l’homme. Elle lui tire le zgeg à la première occasion. Dans la réalité j’ai toujours l’impression de ne jamais pouvoir faire jouir une femme qu’en jouant au violeur. C’est humiliant. Si c’était la femme encore qui te montait dessus. Mais c’est rarissime. Même dans le porno hélas. Et puis dans ce cas-là tu jouis tout de suite tellement c’est bon. Au moins tu ne lui auras pas nui. Je suis un farouche défenseur du porno. Je ne vois pas ce que la défense de l’enfant vient faire là-dedans. Les enfants «susceptibles » de tomber sur un programme ?

    Ils peuvent aussi bien tomber sur leurs parents. Interdisons tout acte sexuel entre adultes consentants. Sauf la femme bien entendu, salauds d’hommes ! Interdiction aussi de la photographie et du dessin. Tandis que dans les films X, même si c’est imité, c’est bien foutu, bien convaincant, et les pénétrations se font sans trucages j’espère. Fermer les boutiques spécialisées ? Ne nous trompons pas de cibles : la pornographie à l’image est parfaitement inoffensive. Les gosses réussiront bien de toute façon à tomber sur quelque chose… Les abolitionnistes me mettent hors de moi. Tant que les femmes resteront toujours farouchement opposées à toute sexualité hors liaison, que nous reste-t-il donc à faire, à nous autres salauds d’hommes ?

    L’homosexualité ? La branlette ? Rien de plus facile pour les femmes, si pures, si divines, que de se gouiner entre elles ou de se frotter trois fois par jour. Seulement nous, les salopards, nous ne fonctionnons pas comme ça. Cette nuit-là. Cette nuit qui ne finit pas.

     

    X

     

    Ces films toujours les mêmes. Puritanisme des stéréotypes, même calibrage de bites, même blondeur fadasse des filles, même vacuité cérébrale. Cette absence de mots tendres. Cete solitude, cette serviette souillée entassée dans la huche à linge, bien au fond. Ce cafard immense. Cette absence de femme à tout jamais. Ce retorcharge infini des doigts de la main droite. Ces promesses de ne plus recommencer, de tout recommencer, l’amour, une vraie femme qui aimerait, qui serait émue, qui donnerait et recevrait, la confiance, les yeux dans les yeux , l’épaulement, la vie et non plus la nuit… dis-moi ce que je cherche. Je me recouche lourdement. Profonde nuit trouée d’images mouvantes, movies, mieux que cinéma, kinè, plus sec, typiquement grec.

     

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    Ariane Mnouchkine. N’a jamais dû voir un traître film porno. Condamne du haut de son altitude. N’a pas besoin de ça, elle. Les actrices de sa troupe lui suffisent. C’est tout de même plus propre qu’un homme. Je m’en fous. Ne sait plus ce que je pense de quoi que ce soit. Le porno porte en filigrane son désenchantement, comme la fraude en douane, le calendos et la musique de Brahms.

     

    X

     

    Comme à confesse. Je ne me toucherai plus. Je baiserai sans capote. Et tu sais que tu ne sauras t’empêcher de baiser, de boire, de battre tes enfants. Si tu les violes, que les flics te butent. Je peux baisser le son. Je suis mieux les dialogues. Du verbe suivre. Je me branle avec un goulot dans le cul. Pour séduire une femme, il faut la forcer dans ses derniers retranchements. Prendre le risque. La femme veut être forcée. Veut jouer. C’est ça mes nuits. Où je m’ennuie, où les sexes à poil ou sans poils m’illuminent et me foudroient. Du vrai Genet. Il ne se passe rien dans la vie. La nuit le jour. Juste que la vraie vie serait la nuit. Le vrai destin c’est la nuit.

    Parce que les cloportes ont le droit de vivre. Même les plus nuls ont leurs conquêtes. Là sous leurs yeux. Les hommes font des pointes sans sombrer dans le ridicule. La faute. Et que ferais-je d’une femme. Permanent qui-vive, la vérité au-dessus de nos forces. La femme qui est dans mon lit n’a plus vingt ans depuis longtemps. C’est de Reggiani. Je couche avec une religieuse. Elle était là dans mon lit avant que je la rejoigne, déjà pendant le film, elle ne bouge pas quand je m’allonge, de tout son long osseuse, à plis raides dans sa longue robe régulière bien qu’elle ait résilié ses vœux mais sans m’écouter, sans me plaindre. Jadis elle a fondu des cierges à Belloc.

    Avec un peu plus bas sur la pente les Frères au fromage de vache et de chèvre. Je reste indifférent. Je ne risque rien avec toi – une phrase de toi – vous pensiez que je vivais seul – enveloppée de la tête au pied le temps d’une longueur Voici le moment, ma nuit, croisée des chemins (ce que montrent les deux tibias croisés sous la gorge) tant il est vrai que l’amour n’est actif que discipliné et porté par la haine qu’il porte à son contraire – pense très fort qu’elle te veut du mal. Qui veut se faire aimer d’elle sombrera.

    Hors de question de pouvoir si peu que ce soit soulever ces voiles nocturnes, aussi empesés que par l’eau, la pisse, ou l’art statuaire. Colère et parano sont bonnes conseillères.

    La moniale est dans ton lit. Elle hait ta personne et ton corps. Que feras-tu ? il t’est interdit de sortir de la nuit. Demander à chaque femme de procurer la suivante. L’os de son coude et ses tibias, la mère qui rejette l’enfant qui prend toute la place. Rien de plus estimable au monde qu’une femme qui s’ouvre. Elle s’ouvre pour moi jusqu’à la fin des temps. Aucune pour lui succéder. Qui demande s’abaisse, qui cède sombre et déchoit. Nul ne sort de la Grande Nuit. Les nuits se dilatent et se joignent. Sans elles et sans leurs pièges – que devenir.

    Les Sœurs Visitatrices sont chargées « par la maison mère de visiter les monastères d’un ordre ».

    Où se trouve la légende de femmes et de filles qui se refilent leurs amants comme une bonne adresse ? Une sœur aurait-elle été la seconde mère, l’Alliée ? Aurions-nous commis – révélé – l’inceste ? Pouvons-nous concevoir une sœur qu’on ne baise pas ? Pourquoi fallait-il accepter jadis de se trouver entre deux Chastes-Gouines (« blanches », « pures ») sans toucher autre chose qu’un cul déjà plongé dans le sommeil ? ...celles qui se frottent à grand ahan de porteurs d’eau les veilles d’examens n’aiguillent pas non plus vers d’autres filles, le lit n’abrite que cadavres, American people say « girls » instead of « women » - is every nun a corpse ? toute religieuse est-elle un cadavre ?

    C’est un bien étrange phénomène de sentir sous soi cette houle qui monte et s’abaisse en poussant ses notes d’oiseau tandis que l’homme panache l’onde – et lorsque la femme puisque femme il y a se fout de sa gueule parce qu’il est parti trop tôt je n’y suis pour rien enfin je crois. Tenir en haleine la femme mentir téléphoner déjouer prendre de vitesse la crise et l’attentat- au lieu de tout bonnement caboter de pute en pute – la nuit seule devant la cornée des écrans se respirer le foutre au dos de sa main – ronfle et retourne-toi je me branle à l’abri.

    Nulle ne doit soupçonner tandis que je regagne à pas de loup mon lit – que je viens de plonger au plus profond des corps en gros plan.

    Se tamponner avec le pantalon du pyjama pour hommes, lui présenter le dos sec et dormir. Si retourné vers elle et serre ses épaules, ma religieuse ronronne comme un cochon, chose inévitable à éviter. Le cadran lumineux marque 2h 35, la sonnerie part en vrille à 7h, il y a tricherie. La première fois je fus épouvanté de ce corps sacré, opaque. J’aurais appelé au secours – mais j’étais le premier accusé.

    De quoi serait-elle morte? La décomposition n’eut pas lieu. Une dessication peut-être, progressive, sans parfum particulier. On s’habitue. Amants nocturnes prenez garde. C’est à cela que Primo L. distingue à coup sûr l’homme du sous-homme ; qui partage sa couche avec son corps mort passe au-dessous de l’animalité. Cadavre asexué, long, lourd, vêtu d’une longue bure froide de gisant. Je ne l’étreindrais pas et fuirais son contact. Nuit après nuit sa présence gardienne -

    il ne ronfle jamais, forme contrepoids, de quelque part que l’on se tourne et se secoue. C’est cette immobilité raide qui me conduit à reconstruire et reconsidérer le temps, à passer tant de nuits innombrables à travers mort et sommeil, en une seule et longue nuit. Les jours paraît-il se suivent sans se ressembler, de joies de misères et puis on t’nterre et puis c’est fini. Aube et crépuscule successifs, queue du serpent qu’il déglutit, nuits de plus en plus longues et de plus rapprochées.

    Rien ne se passe pendant les nuits, rien de l’une à l’autre. Tout juste si nous constatons une série de rêves suivant l’autre. Il faut pour le moins dix ans pour que les rêves se différencient. D’enveloppe en enveloppe les nuits n’en font plus qu’une, naissance et tombeau, l’essentiel en vérité ne change pas. Rien ne change.

    Désormais la nuit sans femme.

    J’ai connu d’autres nuits. Illuminées, clandestines - irrépétées. Ni moi ni elles ne nous connaissons. Les identités se greffent comme des organes, femmes sans description ni noms, s’étant avanturées, m’ayant tendu la main, tirant l’essentiel enfoui jusqu’aux derniers va et vient - sans verbalisations impures - combien nous aimerions que l’homme ainsi fût déchargé de tout premier pas, de toute erreur, étant bien entendu que que toute femme purifie ce qu’elle touche jusqu’à la pomme qu’elle tient.

    Nous ne dirons rien de no poses ou de nos émotions, sous l’aréole jumelle des seins, dans les bouches nerveuses.

    À présent j’attends toute la nuit.

    Il y avait jadis espoir et succession.

    Amateurs d’engloutissements s’abstenir.

    Bénies les visiteuses spontanées sans victimes ni proies.

    C’est un mythe qui jouit contre l’autre.

    Elles partent toutes vêtues, souvent drapées dans leurs fourreaux lamés sns plus de coups de hanche ni flexions. Des rêves d’accouplements dignes sans sucs ni soupirs, où chacun garderait son altitude, où le don serait si total que rien n’en serait secrété. Je hais

    - les souffles bestiaux

    - les jets de vapeur où le ciné croit exalter tous les signes de la parfaite copulation.

    Jamais nous ne vivons de tels égarements

    Mais revivre autant de palpitations clandestines, tandis qu’industriels nocturnes, magasiniers ou soignantes de garde, somnolent, ou se pincent, aucun péché ne nous effleure.

    Je revois ces lampes me transperçant des paupières à la nuque, tandis que le juge note ligne à ligne ce qu’il ignore, soupirs révélés, cris irrésistibles au fond des cours. La baise à cru sous les scialytiques. Une seule et même tonalité, connaissances, regrets et rareté. Où nous avions prévu l’explosion et l’enlacement ce ne sont plus à tiers de mots qu’éléments d’une rhétorique évitée. Tant de répétitions, d’échanges et d’évanouissements, de dix en dix ans.jene sais plus si c’était vrai ou si je l’ai rêvé tant la nuit s’est refermée comme un sexe gorgé si vite asséché. Tant de femmes nocturnes se sont détournées. Tant d’infinies raréfactions par extinctions du flair, de l’offre et de la demande.

    Cris de plaisir sur trois étages, fuite éperdue des chats sur les gouttières, propos plus graves et détendus d’après l’amour, ce qu’on appelle postlude. Escapades, trains à prendre, longues pentes urbaines de nuit vers les consultations.Ou aux heures de pointe. Ma vie sera pure comme une flûte quelle flûte ? Pourquoi veux-tu me voir encore ? c’est pour mieux te sentir mon enfant, pour mieux te remettre en place. Pour que ton pas soit moins fier, que tes fesses se desserrent, et que je sois longtemps seul à savoir ce qui se passe, sous vos arrogances, dites de Femme Pure – puis – justement – l’infirmier, la puanteur des pièces chaudes et closes, la protection a posteriori, je dois me protéger, les réprmandes – tort, toujours tort – qu’est-ce que l a nuit ?

    Comment désormais la nuit ne pas penser à aujourd’hui – ce jour ?

    Après tant de mois d’abstinence, de propositions froides – pourquoi me troubler pour si peu ? Fantômes si faiblement étreints, si mal, entre deux heures – il y a une pièce de tes vêtements que tu n’ôtes jamais, c’est ta montre – existence de guinguois, entre deux trains dérobés, plus de quinze ans d’attente, pour que femme vive et que l’homme demeure…

    Je n’ai jamais cessé de faire croire que j’aimais, par cruelle gnérosité, jamais véritablement combattu cet appel du vide – mentir à tout prix plutôt que de sombrer, ce qui me traversa d’une nuit l’autre, du premier vagissement au dernier soupir (l’amour ici sns aucun nom ni vraies circonstances- en marge de toutes vies – malgré des noces de trente et quarante ans, malgré les bons coups de hasard et ces si mystérieuses fidélités à qui n’est point toi, mais repeint, plus beau, plus noble – que tu ne seras jamais. Car le verbe n’engendre que le verbe, dieu uniquement formé de mots, que tous prieraient, qui finirait par acquérir une existence, car tu ressentirais pour lui de l’amour, à la façon des vrais vieux croyants ; les mots seraient le visage de Dieu.

    Tu estimes que ta nuit serait vide si l’on n‘y faisait entrer les femmes : elles s’y sont diluées, crainte d’être connues. Au fond des mots puis des choses - les transférations se feront d’elles-mêmes. Si tu te rattaches au Verbe prends garde que cela t’engagera plus gravement, plus grièvemet que tu ne penses. Le dieu t’envahirait – prier : seule pensée que je puisse porsuivre avec quelque cohérence – durant mes insomnies ; si j’étendais le bras, je la sentais charnelle, respirant forte et régulière. Je la parcourais, l’explorais, l’étouffais en elle sexe ou visage. Je trouvais là dans ces asphyxies subliminales, une exaltation, force lumineuse dans l’obscur – par ces phosphènes tapissan le velours interne des paupières, exaltaton de la tête et du front où je rejoins, par les palpitations des muqueuses internes, le seul indice de l’accomplissement.

    Les poussées de la verge ensuite sont bien peu de chose, tant l’énrgie supérieure déjà s’est déversée, l’écoulement de la semence n’étant que la confirmation maladroite et grêle de l’accession précédente. Nous avons pris un temps extrême à supporte ce prolongement de moi-même: le corps de l’autre ; ce n’est que depuis dix années, très peu à l ‘échelle humaine, que nous avons découvert sa nature et destination, me compléter. Le corps sans quoi je ne pouvais vivre, sans lequel je n’étais pas mon corps. Je l’ai longtemps senti comme un intrus. Peut-être qu’à changer de femme sans répit cette évolution ne se produit pas, de corps en corps , ce passage de soi à soi-même, révélation du corps définitif et primitif, poids éternel de mort apaisée.