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der grüne Affe - Page 140

  • Kerouac escalade

     

    A présent le voici (second sommet) près du Paradis, dans l'innocence des daims, avec plusieurs mois de provisions. Seuls les aguerris peuvent affronter cette solitude sans tutoyer la folie. Mais quand je faisais le poirier fourchu, nous dit-il, avant de me coucher, sur ce toit de rocher, dans la lumière de la lune, je pouvais voir la terre littéralement sens dessus dessous et considérer l'homme comme un insecte bizarre et vain, plein d'idées étranges se promenant la tête en bas et s'accordant plus d'importance qu'il n'en a. Jamais nul n'a communiqué aussi clairement, surtout aussi modestement, l'exaltation apparemment toute simple procurée par l'extase.

     

    C'est quelque chose de très ténu, comme une arête, entre le sens du vide et le sens de la plénitude. Rien n'existe, mais tout sent. Aporie apparente et tenace. Compassion, mais détachement, autre chose que l'implication charitable. Dénuement. Adaptation à l'érémitisme ou à la société la plus grouillante. Stoïcisme antique, dont il serait enrichissant d'étudier la filiation avec les mages perses ou les sages indiens. Se voir mort et néant et s'approprier cette propre mort et ce néant, par la contemplation interne des merveilles du monde, et reporter à l'infini la question du pourquoi. Ainsi le condamné au peloton se pelotonne-t-il sur lui-même en retenant son souffle, s'enfouissant dans sa mort imminente afin de l'apprivoiser, de se la rendre une chose privée, décidable par soi-même à force d'acceptation. « Que vivre, c'est essayer de mourir ».

     

    Et sur la montagne, intensément vivre, en mourant au monde. Ici finit ma science. Et je pouvais comprendre que cet homme se rappelait pourquoi son rêves de planètes, de plantes et de Plantagenêts était issu de l'essence première. D'autres se penchent sur l'origine de la matière, Damien ou Higgs, et malgré leur occidentalisme, effleurent le souffle primordial. Eckart et Plotin eux aussi, par des pentes opposées, explorent le vide divin, le second par l'interposition gnostique d'intermédiaires intellectuels (« l'Intellect »), le premier par la fusion de soi et du Dieu créateur, dont nous avons aussi le pouvoir, comme le montreront les siècles à venir : et nous vaincrons toute maladie, par la puissance de nos cerveaux, à condition qu'elle soit innocente ; car nous sommes vide et énergie.

     

    Nous venons d'ascensionner de bien hautes cimes spirituelles. Cependant j'ai bien lu que le bouddhisme, auquel ici Kerouac veut nous initier tout en nous laissant libre, avait été relativisé par son auteur, lequel effectua son retour vers le christianisme. Et dans « Les clochards du Dharma », ce mot que n'auraient pas compris les lecteurs eud' chez nous, ce retour progressif à la spiritualité chrétienne, pouvait se laisser prévoir : par la présence universelle des montagnes, de sa flore intense, de son enivrant oxygène, de ses fatigues exaltantes. C'est par les tapis de fleurs, les reflets du ciel sur les lacs ou des feux de camp sur les roches, par les miroitements des ruisseaux et la fuite sauvage des nuages, que l'homme s'élève jusqu'à ses cimes internes. C'est par l'acceptation et la jouissance corporelle du monde créé que l'on parvient à l'extase, et non par la proclamation du néant d'ici-bas, ce que n'est pas non plus le bouddhisme.

     

    Le christianisme présente en son cœur en effet, en son essence même, une constante célébration de l'incarnation, une certaine porosité avec le panthéisme naturaliste, l'acceptation de la fusion des corps et du divin. Cela va même jusqu'à l'exaltation du corps, à l'orgie, qui horrifierait les bien-pensants soi-disant chrétiens de la puritaine Amérique. Nature, oui, camping, exploration, abstinence de sexe et d'alcool, mais par intermittences, retours aux altitudes plus modestes, mixité, volupté, que l'on retrouve, bien plus que dans le christianisme traditionnel, dans la pratique du tao. Toutes les voies sont ouvertes, y compris l'athéisme, qui ne pourra jamais cependant, jamais, nier le mystère dont nous sommes à la fois cernés et pétris.

     

    Même Sartre n'a pu résoudre l'aporie du matérialisme pur et simple, substituant l'Histoire de l'Homme à Dieu – mais où va l'homme dans son histoire, sinon au mystère de l'Accomplissement.... Nous poursuivrons ces considérations, comme toujours, par un extrait du texte lui-même. Petit Smith, après une longue et lente escalade de plusieurs jours, parvient au pied du dernier escarpement précédant le sommet du Matterhorn californien :

     

     

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    « - Il est tard, dépêchons-nous. » Japhy partit aussitôt, à toute allure, et même au pas de course, parfois, lorsque nous devions passer à droite ou à gauche des longues coulées de l'éboulis. Ces éboulis sont des glissements de rochers et de terre qui rendent la progression très malaisée et cèdent sous les pas en petites avalanches. À chaque foulée, il me semblait m'élever davantage, grâce à quelque ascenseur géant. Je m'étouffai presque, de saisissement, lorsque je me retournai et vis tout l'Etat de Californie étendu à mes pieds dans trois directions, sous le ciel bleu immense parcouru de nuages comme par autant de planètes ; des vallées lointaines et même des plateaux se déployaient en perspective, ainsi que les monts Nevada pour autant que je pus en juger. Il était terrifiant de regarder vers le bas et de voir Morley, comme une tache incertaine, sur le bord du petit lac où il nous attendait. » Cet homme, extrêmement bavard, a dû retourner sur ses pas pour avoir oubliéquelque chose d'essentiel, puis il est revenu ; mais le voilà trop épuisé pour continuer avec les deux autres. « Pourquoi ne suis-je pas resté auprès de ce vieil Henry ? » pensai-je. J'avais maintenant peur de monter plus haut, terrorisé par le sentiment de l'altitude. Je craignais aussi d'être balayé par le vent. Je revécus en toute lucidité tous les cauchemars où je m'étais senti précipité au bas de montagnes ou de gratte-ciel. Tous les vingt pas, il nous fallut bientôt nous arrêter pour souffler.

     

    « C'est à cause de l'altitude, Ray, dit Japhy en s'asseyant près de moi, tout haletant. » Rappelons que Japhy s'est converti, entièrement, au bouddhisme, et qu'il partira l'année suivante dans un monastère au Japon. « Mange des raisins secs et des cacahuètes et tu verras comme cela te donnera des forces. »

     

    « Chaque fois que nous mangions, en effet, nous sentions revenir nos forces tant et si bien que nous repartions d'un nouvel élan pour' franchir vingt à trente pas d'une seule traite. Puis il fallait s'assoir de nouveau, en sueur malgré le vent aigre, sur le sommet du monde, morveux comme des enfants qui jouent dehors trop tard, un samedi soir, en plein hiver. Le vent commençait à hurler comme dans les films sur le désert du Tibet. La pente devenait trop raide pour moi. Je n'osais plus regarder en arrière. Je m'y risquai cependant. On ne voyait plus Morley au bord du petit lac.

     

    « Plus vite, hurla Japhy qui me précédait maintenant de trente mètres. Il commence à être diablement tard. » Je regardai encore une fois le sommet. Il était à portée de la main. Nous l'atteindrions en cinq minutes. « Plus qu'une demi-heure », hurla Japhy. Je ne le crus pas. Après cinq minutes d'escalade acharnée, je tombai. En me relevant, je vis que le pic ne s'était pas rapproché. Ce que je n'aimais pas, c'était le brouillard qui enveloppait le sommet, comme si tous les nuages du monde s'étaient donné rendez-vous à cet endroit.

     

    « Je ne verrai rien de là-haut, de toute façon », murmurai-je. Pourquoi me suis-je laissé entraîner jusqu'ici ? Japhy était reparti tout seul, me laissant le sac de cacahuètes et de raisins secs. Non sans un sentiment de solitude solennelle, il venait de décider de continuer tout seul, même s'il devait y laisser sa vie. Il ne s'assit plus une seule fois. Bientôt il y eut entre nous l'étendue d'un terrain de foot-ball – une centaine de mètres. Je voyais sa silhouette diminuer. Je regardai en arrière et demeurai pétrifié comme la femme de Loth. C'est trop haut, hurlai-je à l 'adresse de Japhy dans ma panique. » L'exclamation est en italique, indiquant un renoncement métaphysique. Il ne m'entendit pas. Je courus encore quelques mètres et tombai, épuisé, à plat ventre. Je glissai un peu sur la pente. « C'est trop haut ! » hurlai-je encore. J'étais affolé. Si je glissais encore, les éboulis se transformeraient en avalanches.

     

  • Elucubrations de Tillinac

     

    Le plus beau est pour la fin : « De Gaulle parlait de l'honneur et de la grandeur de la France, jamais du bonheur des Français et presque jamais de leur fric. L'économie ne s'en portait pas plus mal et le romantisme de cet aventurier nous aura bercé d'une rêverie fastueuse. » C'est bien là le drame. Non solum pane. L'homme ne vit pas seulement de pain. Il lui faut du rêve, de l'idéal, du fastueux. Du fumigène. Si vous réduisez la politique à des histoires de statistiques du chômage et de l'argent qui manque dans le porte-monnaie (il en manquera toujours, vous trouverez même des grands patrons qui se plaindront de se faire accabler d'impôts), si vous pensez qu'il faut réduire le nombre de chômeurs et l'inégalité sociale, vous n'allez pas nécessairement nous emballer.

     

    Mais si vous vous contentez de secouer votre crinière de Villepin en sortant de grands discours de distribution des prix (sans prix), vous n'allez pas enthousiasmer grand monde non plus. Ou alors, d'autres. Ou pis encore, le cochon de votant, le cochon de payant, sera séduit à la fois par l'un et par l'autre, sera rebuté par l'un et par l'autre. Pas de pognon sans idéal, car la vie est courte et aussi banale, mais pas d'idéaux ni de drapeaux sans pognon. Un peu de tout. C'est pourquoi certains s'enfoncent dans les conjectures économiques plus chiantes qu'une oraison funèbre de Bossuet, tandis que d'autres nous font miroiter des exaltations patriotiques dangereuses et bien commodes pour nous faire oublier la misère : « Vive l'Empereur ! » criaient les grognards avant de retomber morts dans la neige (ah non, Napoléon était déjà rentré à Paris ; putain de légende...) De Gaulle donc, ce grand romantique aventurier, plus les mesures sociales de Charles ?

     

    Cela nous semble bien approximatif. Renseignez-vous, monsieur Tillinac. Et vous, monsieur Hollande, faites-nous rêver. Euh-hheuh... « Tel s'honore » nous dit l'auteur des Considérations inactuelles « d'avoir adhéré à un parti il y a vingt ans et d'être toujours encarté un demi-siècle plus tard » (« Rimbaud n'était pas encarté », nous dit-il plus haut ; certes, mais il a fini marchand d'armes cherchant à se marier dans les Ardennes). « Moi, clame-t-il, » ce militant, « je suis fidèle à mes idées, à ma famille politique. » Eriger ainsi en vertu » (on a les érection qu'on peut) « nécrose et servitude fait froid dans le dos. Churchill a changé quatre fois de parti, et autant de fois de circonscription, sans que sa conscience y trouve à redire. » Après le général, Winston Churchill, son plus fidèle soutient et son plus fervent engueuleur. Notre salon.JPG

     

    Cependant, renseignez-vous encore : le parti communiste, n'aurait-il pas fait plusieurs grands écarts, depuis le pacte Germano-Soviétique, et le « bilan globalement positif » ? N'aurait-il pas comme des tiraillements dans le périnée (ou des tirailleurs dans les Pyrénées?) ...Les gaullistes, pourrait-on savoir ce qu'ils ont conservé des théories ou de l'attitude du Général De Gaulle ? L'affairisme faisait-il partie des ambitions de notre président d'alors ? Lui-même n'y a pas trempé, c'est tout à son honneur, mais ses fameux « compagnons » ? Pour eux, comme pour les affairistes socialistes d'ailleurs, « l'économie ne » se porte « pas plus mal », c'est certain. A moins, ce qui se pourrait bien, que l'affairisme ne soit dans les gênes de l'humanité, ou du moins l'ambition personnelle.

     

    Mais pour quitter ces parages philosophiques de comptoir, constatons qu'il n'est pas nécessaire de changer de parti pour cautionner des convictions totalement opposées, selon les âges et les circonstances. Ainsi parlait Casanova : « Connais toutes les femmes, tu n'en connaîtras aucune », je manque d'expérience pour le contredire, mais « connais une seule femme, et tu les connaîtras toutes », et là, nous sommes bien d'accord. L'homme de droite ne fait pas de politique, mais il sent d'où vient le vent et réalise ses ambitions personnelles, son ego, pourquoi pas, mais alors, ce n'était pas la peine de piétiner les Occidentaux contemporains qui paraît-il ne pensent plus qu'à exalter leur ego égoïste en méprisant tiens donc les traditions.

     

    Il est vrai que Baudelaire a revendiqué le droit de l'homme suivant : celui de se contredire. Alors, un peu de poésie, ça ne fera pas de mal : après tout, c'est un homme, ce Tillinac, il divague, lui aussi. « Palais de l'Elysée. Bureau du Président. Il regarde distraitement le décor qu'encadre une fenêtre. Ciel bleu, miroitement du soleil sur la mare aux canards du parc. Un merle vole d'arbre en arbre, comme s'il cherchait une issue. Soudain, il passe d'une tirée d'ailes derrière le mur de l'allée de Marigny. Si j'étais locataire de ce bureau, la tentation d'imiter cet oiseau me tarauderait au bout de peu de jours, et je me plais à imaginer une évasion rocambolesque, la nuit, déguisé en flic, » (c'est mieux qu'en Arabe), « avec épilogue au zinc d'un de ces bars chers à Blondin. Remettez-nous ça ! » Hélas, les bistrots, ceux qui restent, vont bientôt fermer à neuf heures et tout le dimanche.

     

    Beaucoup de choses justes, mais heureusement, beaucoup de choses fausses, une humanité, un bariolage, un changement d'avis en cours de route de la part de votre serviteur, qui espère vous avoir confirmé dans vos convictions : à savoir que tout vacille, qu'on n'est pas sorti de la verge, et qu'on peut lire Tillinac et ses Considérations inactuelles, crayon en main.

     

  • Amours entraves

     C'est par méfiance encore que je lance la fausse piste d'Emilia du Salvador, conquise à force de m'entendre parler sa langue : entre mis brazos  chantonné par elle en redescendant l'escalier - mais sobrement défilée sitôt qu'elle m'avait vu en compagnie de mon épouse. Lazare pourtant m'écoute avec intérêt, je prête aussi l'oreille à ses histoires, qu'il narre avec aisance, confiance et vulnérabilité, m'étalant naïvement son irrémédiable vulgarité : « les petites », dit-il.. Amour, émotions, nulle trace : cela ne se dit pas. Les femmes peuvent se montrer naïves ; vulgaires, jamais.

     

     

     

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    Pour Hanouki et moi, Petit-Keller, toujours les sièges avant, dans son véhicule ou le mien, devant le tachymètre immobile, sous le pare-soleil de la vitre arrière. Je signale que la fosse à radio de bord est toujours occupée par d'affreux filins sans destination, formant le décor le plus abject : il représente des liens non effectués. De son côté, Hölderlin aussi aimait une femme mariée, en un temps où nul ne contestait les liens sacrés du mariage. Trois ou quatre fois l'an, le poète longeait une haie jardinière, non loin de sa bien-aimée, dans une certaine allée, au sein d'un certain buisson, entre les rameaux duquel Hölderlin glissait un billet enflammé ; sa bien-aimée, en promenade innocemment au bras de son époux, tandis que ce dernier tournait la tête, subtilisait alors la missive amoureuse ; et cela dura des années.

     

    Comme on savait aimer alors. Comme on savait s'enferrer sur l'hameçon de l'impossible. Et tu voudrais toi, Hanouki, que je me hâte dans mes démarches, que j'accomplisse Dieu sait quels exploits ménagers, inspiré que je suis de telles infidélités livresques, nourries de la rareté même ! Tu as changé désormais, tu ris plus souvent. Tu montres ta force. En vérité, gémir ne te convenait pas.

     

     

     

    X

     

     

     

    Episodes ultimes : cette peluche à grosse tête, au front soucieux, les yeux en globes et la bouche pleurarde, déposée dans l'encoignure du magasin, fauchée à trente secondes près par deux femmes, une poussette, une petite fille : c'était pour toi, Hanouki - tu arrivais flanquée d'une petite grosse chiante confidente. Puis je t'ai apporté cinq gâteaux orientaux, en me courbant bien bas, lorsque tu trônais à ta caisse ; tu me réponds « Merci pour les gâteaux mais je te supplie de ne pas venir à mon travail. Je préfère encore que tu me téléphones, mais rarement. » Téléphoner ? où cela ? À ton travail, ou bien chez toi ? Nils a-t-il enfin retrouvé du travail ? Et ton fils, Gatien ? » Je voudrais seulement savoir si elle me lit. Parfois oui : car ses sentiments sont les mêmes que les miens, « comment se fait-il que la seule personne à qui tu puisses te confier soit éloignée à tout jamais ? » - « je n'ai pas le choix » répond-elle, sans doute le fait de me voir entraîne-t-il chez elle une extrême anxiété, que j'interprète en « culpabilité » ; tant elle se sera liée par des serments solennels ! tant Nils, amoureux malgré sa rustrerie, pressent les réactions de ma bien-aimée aux moindres nuances de son regard !

     

    Et j'en révèle autant de mon côté. La reverrais-je à présent que tout sentirait le renfermé, le réchauffé. Seul le contact prolongé de nos corps réamorcerait l'amour, vain, sans autre projet - que la contemplation, et la fusion.

     

  • Démocratie et impérialisme

     

    Monstre perché.JPGEst-ce d'avoir invoqué Dieu, imprudemment, impudemment, qui m'a soudain privé de tout un texte précédent ? J'y parlais fort intelligemment du caractère exigu de la Guerre du Péloponnèse par Thucydide, du découragement né de récits minuscules, à l'échelle de l'actuel km², où les habitants d'une ville se déchirent entre factions, chacune d'entre elles résolue à faire appel à l'ennemi, celui du petit bourg d'à côté, plutpot que de composer avec ses intérêts de lasse. Je racontais sur un ton acerbe et vraiment épuisé tel de ces innombrables coups de main qui ne font ni vainqueurs ni vaincus, se soldant souvent par un massacre : des riches sur les pauvres, des pauvres sur les riches. Ainsi de cet ignoble massacre de Corcyre, où les assiégeants, démocrates paraît-il, avaient ôté les dalles du toit, pour massacrer d'en haut à coups de flèches les défenseurs à bout de souffle.

     

    Nous avions évoque le discours d'Hermocratès, de Syracuse, qui alignait des banalités en faveur de la paix, et du renvoi chez eux des troupes athéniennes, fortement interventionistes : mais il est on ne peut plus difficile de défendre la paix face à des va-t-en-guerre ; or, par miracle, les stratèges athéniens, moyennant finance, s'étaient retirés. Ils furent blâmés à leur retour, car ils auraient pu, les pleutres ! s'emparer de toute la Sicile. Et nous en arrivions, l'année suivante, à l'intervention de Brasidas, Lacédémonien, contre Mégare, dont les Athéniens cherchaient à s'emparer : toutes les nuits, la porte de l'arsenal s'ouvrait, pour laisser passer sur un chariot de mise à eau le navire de patrouille.
    Pendant que le navire passait, les battants ne pouvaient se refermer : les Athéniens et leurs alliés, traîtreusement, s'étaient faufilés par cette brèche et emparé des installations portuaires de Nisaia ! Et c'était alors que Brasidas, depuis la terre, était intervenu ; son principal objectif était d'entrer dans la ville de Mégare pour s'assurer de sa loyauté. Car dans cette guerre au microscope, tous les attaquants disposent de complices à l'intérieur de chaque forteresse. Il demanda donc aux Mégariens de lui ouvrir leurs portes, du côté de la terre, en annonçant qu'il avait bon espoir de ressaisir Nisaia, le port, séparé de la ville par des murailles. Il faut refoutre les athéniens civilisateur à la baille !

     

    Mais (les auditeurs sont tout ouïe, à l'affût du moindre stratagème, comme nous devant nos écrans de football) les deux partis dans la ville éprouvaient, l'un comme l'autre, des inquiétude (ô combien de bons mots perdus pour l'éternité ! mais revenons de notre chagrin) : les uns craignaient que Brasidas, après avoir fait revenir les bannis, ne les fît expulser eux-mêmes ; car Brasidas est essentiellement du parti de Brasidas. Les Mégariens ont fait appel à lui, mais à condition qu'il se retire après son intervention : "Tu nous a bien rendu service, prends l'oseille et tire-toi." Brasidas sait parfaitement qu'il ne sert que d'instrument. Les autres, que la peur de se voir traiter ainsi d'amenât les démocrates à se jeter sur leurs adversaires, provoquant ainsi la ruine de Mégare. Il faut suivre : qui sont ces expulsés ? démocrates ou aristocrates ? En tout cas, on se fout sur la gueule : tuons les aristos, ce sera toujours ça de pris – au moment même où (la ville) était guettée par les Athéniens établis à proximité. Car les Athéniens étaient démocrates, mais auraient bien annexé la démocratie mégarienne.

     

    Ils avaient raison, les Athéniens, puisqu'ils étaient démocrates ; donc, ils conquéraient tout ce qu'ils pouvaient, sûrs de leur bon droit et de leur excellence politique. Les démocrates mégariens, eux, préféraient établir la démocratie pour eux-mêmes, renvoyer Brasidas et envoyer les démocrates athéniens se faire voir chez les Grecs. On ne laissa donc pas entrer Brasidas, allié douteux, car, de part et d'autre, on estimait qu'il valait mieux se tenir tranquille et voir venir. Régler ça entre Mégariens, en quelque sorte. Pas bête ! Les deux partis prévoyaient une bataille entre les Athéniens et les troupes arrivées à la rescousse...

     

  • Couverture des "Malavoglia"

     

     

     

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    Les Malavoglia. La terre tremble de Visconti. "Per il nostro mato padre" – "Peril mio caro marito". Placards de deuil siciliens. La mère et la fille, la première à cauche, voilée de noir, le mouchoir sur la bouche, les yeux perdus de regard ibtérieur. Derrière elle, poing serré comme pour la frapper, la fille, visage dur, fermé, sourcils froncés de colère contre la mort, contre la mère, une expression farouche et résolue sur le visage, mais résolue à quoi ? Que peut-on contre la mort, du marin en mer, contre le destin, qui s'acharne sur – encore ! - la famille Toscano surnommée "Tire-au-Flanc" par antiphrase, qui avait toujours "des barques sur la mer et des tuiles au soleil". Tous périront, finiront mal. Ce n'est qu'une prise de vue à commenter.

     

    La tentation est grande de s'apitoyer. De considérer mon père disparu dans sa flemme et dans les douleurs, avec son injonction : "N'abandonne jamais, disait-il, jamais rien, ou tu deviendras petit vieux en moins de temps qu'il ne faut pour le dire." La veuve, c'est la Grande, la Longa. Toute petite, grandie par la contreplongée. Sa main sort d'une manche noire, indistincte, d'une cape ensevelissante et couvrant tout le dessus de tête, ses yeux sont élimés de larmes. Existe-t-il un maquillage qui sèche les paupières et ravage les cils, ou bien cette actrice a-t-elle pleuré à s'en brûler l'œil ? Ses traits sont prématurément vieillis. Toutes ces pauvres gens se sont usés dans la misère.

     

    Le mur et les planches disjointes sont parsemés d'ombres de feuilles et de lumière, en noir-et-blanc. Les affiches de deuil, allongées, de biais et parallèles, portent les inscriptions susdites, clouées ou punaisées (vérifier la date d'invention des punaises : 1902/1903 , cloués donc, l'histoire se déroulant vers 1865). La placard de la fille à son père s'est froissé sur la disjointure importante des planches verticales. Tout est rafistolé, c'est la douleur qui donne tant de rage à ce visage de la fille. Elle ne se mariera pas. Ses seins proéminent. La rage l'embellit, ses longs cheveux nours tombent le long de son visage ovale, aux fortes pommettes : "Je ferai... Je ferai..." Que feras-tu, Destin tracé ? Contre qui crisperas-tu ton poing serré sun un tissu noir ? Tu veux te battre ? On se cabre contre la mort. Corsage gris, tissu modeste, grandeur du malheur, étouffantes destinées de bourgade, séisme en 1818, éruption de l'Etna en 65 détruisant des quartiers, l'homme ne peut que serrer les poings sur le vide. Toute une famille s'effondrera, ce qui est très souvent le thème des romans. "Ntonio cadet sombrera dans l'alcool, et portera le poignard sur la police. On ne devrait rien savoir de l'histoire quand on décrit la couverture d'un livre. Je pensais, moi, que la fille haïssait la mère, de n'avoir pas toujours fait ce qu'il fallait pour l'amour de son père, toutes les filles sur ce point sont des Antigones. En vérité sous ces sourcils rejoints nous voyons Erynis.

  • André Maurois

     

    Maurois serait passé de mode. La Terre promise, j'en ignore encore tout. La composition en remonte à 1945 ancien style, soit 1992. Une petite fille de 6 ans récite ses prières, mais on ne consent pas à lui expliquer « le fruit de vos entrailles », « qui ne regarde pas les petites filles ». En revanche, la nourrice lui chante le roi Renaud, qui revient de guerre « avec ses tripes dans ses mains ». La fillette imagine des choses sales et sanglantes, devant symboliser plus tard les horreurs de la naissance. Voilà du gâchis, tel qu'il s'opérait encore entre les deux guerres, ou avant la première. Nous observons deux facilité dont les Maurois n'avaient pas conscience : d'une part, la surreprésentation du milieu très bourgeois, où l'on se vouvoyait de parents à enfants et réciproquement.

     

    Cette surreprésentation régnait déjà au XIXe siècle, farci de faux barons et de marquises d'opérettes, sans omettre princes ni princesses, encombrant tous nos classiques. Nous pourrions de nos jours les remplacer par des profs et des journalistes, voire des écrivains, fortement concurrencés tous par les pégreleux, vagabonds et toxicos de tous ordres. Le second cliché, dont hélas personne encore ne s'avise, consiste à conférer aux enfants ou ados des rôles essentiels, comme s'il n'y avait que la formation indélébile du futur adulte qui méritât qu'on s'y attarde. De fait, nous avons raison. : il faut au romancier un personnage déchargé de tout travail mécanique ou aliénant, comme un rentier, ou une adolescente en proie aux tourments, nourrie par ses parents.

     

     

    L'entrée du musée, depuis l'intérieur.JPG

    La concurrence vient, ces derniers temps, des hommes mûrs et des vieillards (après le remarquable précédent du Nœud de vipères ; nous a beaucoup frappé aussi Antonio Lobos Antunes. Mais chez Maurois, nous aurons, très traditionnellement (nous sortons de la dernière guerre) une fillette de six ans disions-nous, qui ne sera ni martyrisée ni attouchée. « Le dimanche, Claire était réveillée par les cloches dont le bruit joyeux montait du village ». Vie douce et teinte d'ecclésiastisme, où les fores spirituelles faisaient encore douce autorité. Vie aristocratique ou grande bourgeoise, dominant le village de sa gentilhommière. Existence traditionnelle, où pourront s'épanouir les méandres usés des amours douloureuses, ou accomplies.

     

    Pour l'instant, l'enfant se réjouit de la bonne lumière, des attentions de la bonne et du devoir de la messe. Puis viendra le curé. « En ouvrant les yeux elle voyait sur une chaise, près de son lit, sa robe de velours qu'avait préparée Léontine. » Très prévisible, très féminin ; la bonne porte un prénom de bonne, qui figurait déjà dans mon premier livre de lecture. « Sous les fenêtres, sur le gravier de l'allée, on entendait piétiner les chevaux qu'attelait le vieux Larnaudie, jardinier la semaine, cocher le dimanche. » Milieu riche, mais modeste... Nous avons droit aux voluptés de l'âge tendre, supposé perméable à toutes les sensations, voir Enfance de Sarraute. Lointain écho ici du narrateur de Proust, lorsqu'il s'éveille au-dessus des flots de Cabourg. Confirmation du rang social élevé : la possession de chevaux qui ne soient pas de labour, mais nécessitent l'emploi d'un cocher ; la présence, donc, d'un second domestique, mais avec domestique : ne porte-t-il pas deux casquettes ? Il ne s'agit pas d'une très grande bourgeoisie, mais de possédants sans prétention, n'ayant que ce qu'il faut en domesticité pour soutenir son rang ; plus tard, radins, ou victimes de la crise, disons, de 1929.

     

    Personnel stylé, respectueux. Il porte des identités de peuple, Léontine, qui coiffait une petite fille dans mon premier livre de lecture, et Larnaudie, qui fleure bon son Sud-Ouest mauriacien. Nous ne serons pas dépaysé, malgré notre méconnaissance évidente de ce milieu, si souvent mis en scène. Passons au petit déjeuner, sans parents ? « Dès que sa fille avait eu six ans, la Comtesse Forgeaud avait décidé de l'emmener à la grand-messe. » Noblesse d'Empire, sans particule, gagnée près des forges, du moins dans le patronyme. La Comtesse sera hautaine, attirera l'admiration, plus tard la haine de sa fille, et toutes les culpabilités qui immanquablement s'en suivent.

     

    La fillette fera l'apprentissage ainsi non seulement de Dieu, qu'il faut prier chaque soir même sans en tout comprendre, mais de la distinction, des habits à mettre ou à ne pas mettre, des personnes du monde à saluer, des manants à considérer dans la plus pontifiante condescendance. Qu'elle ne s'avise pas, vers les 16 ans, de s'amouracher de l'un d'entre eux, à moins qu'il ne soit fils de propriétaire foncier ! « C'est beaucoup trop tôt ! » avait dit le colonel. Elle s'ennuiera et se tiendra mal. » Comtesse et colonel, on pouvait tomber plus mal, on pouvait aussi tomber mieux, ces deux figures sociales ne laissant guère augurer d'une expansivité phénoménale : Monsieur paraîtra en uniforme, Madame en grande toilette, aussi lassante à l'avance que des poupées d'Europe centrale ou de Sicile.

     

    Il faut se tenir bien, respecter le code : on n'apprend jamais trop tôt. Mais nous gagerons qu'à deux ou trois naïvetés près, notre Claire qui est aux cieux ne commettra pas d'infraction, recevra de bons compliments bourrus de son père, qui si cela se trouve n'aura pu venir à la messe, retenu par quelque devoir de propriétaire ou de militaire planqué. « Le colonel se trompait, comme il lui arrivait presque toujours » (ces deux mots-là, nous les avions anticipés) « lorsqu'il essayait de prévoir les actions des êtres humains . » Rien de mieux en effet que les colonels pour jouer les têtes de Turc, engoncés dans leur raideur militaire, leur offuscation professionnelle, enfin leur masculinité pataude. Nous nous demanderons tout de même par quelle faveur ils auront pu devenir colonels, car il faut tout de même s'y connaître en psychologie vis-à-vis du soldat ou de l'officier, qui sont des humains, seuls, ou en collectivité nécessairement efficace.

     

    Et puis, tout père aime sa fille, au-delà de ses manières bourrues. André Maurois nous avait déjà présenté Les silences du colonel Bramble, qui n'auront pas marqué l'auteur de ces lignes. « Claire avait aimé les cérémonies de l'Eglise. » Tout devait l'y prédisposer ; d'ailleurs les enfants ne sont-ils pas sensibles à tout cérémonial ? Rappelez-vous les étourdissements de Péguy à regarder, âgé de sept ans, les petits élèves gagner leurs cours en rangs bien réguliers, chantant une douce mélodie où ne manquaient que les flûtes de Sparte ? Imaginons que Claire, au lieu de s'éprendre d'un riche manant, se sente plus tard (ou très tôt) attirée par la vie religieuse, comme le titre de « Terre Promise » pourrait l'induire ? et pour cela renonce aux terres bien labourables qu'un jeune parti agréé par ses pères pourrait souhaiter pour l'agrandissement de son domaine ?

     

    Que de rebondissements en perspective ! « Son appétit de gloire avait été satisfait par le banc réservé au premier rang, par le prie-Dieu de velours rouge, par les plaques de cuivre : COLONEL COMTE FORGEAUD. » Çà, déchaînons-nous : il n'est pas question de laisser perdre la perche qu'on nous tend, et notre talent, lui non plus, ne se hausse pas non plus au-dessus des dispositions communes. La petite Claire a déjà bien conscience de sa position sociale : rien ne pourrit plus les petites filles que les respects de ses domestiques. Sa robe d'autre part s'associera très bien au velours de son prie-Dieu. Pour se présenter à la table divine, d'autre part, il faut avoir sa place réservée, « sur la terre comme au ciel »: les manants se contentent de bancs anonymes. « COMTE COLONEL » est en majuscules, dans le texte et dans le cuivre.

     

    Cela sonne excellemment. La gloire de mon père, mais sans humour ni Provence. « Si elle tournait la tête, elle voyait à gauche un vitrail qui représentait l'Annonciation ; à droite, un vitrail de la Fuite en Egypte. » L'église de Combray fait des émules, et même un âne pour la Fuite. Ces épisodes attirent la majuscule, tant ils présentent des vérités du dogme ; le premier appartient aux féeries, le second aux légendes. Hérode était déjà mort à la naissance du Christ, ce que les prêtres se gardent bien de préciser. Il est vrai que le Christ est né en 6 avant lui-même... Comment d'autre part ce personnage eût-il été assez fou pour déclencher un tel Massacre des Innocents, alors que les Romains auraient vite fait enfermer ce possédé pire que les empereurs à venir... Les femmes sont donc à gauche de la nef, ce qui signifie à la droite du Seigneur...