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der grüne Affe - Page 138

  • Parenthèses et songes

     

    50 10 19 Parenthèse

     

     

     

    Escalier sur les voies de Caen.JPGRéflexions : C'est moi qui ai voulu en rester à 18 ans. Je n'ai pas à me plaindre. Avec l'impuissance qui s'y rapporte. Je dois m'accepter. “Connais-toi toi-même”. Ma comédie sociale,mes faux-fuyants, j'en ai ma claque. Baiser je ne peux plus. C'est au-dessus de mes forces. E finita la commedia. Une autre comédie commence – crois-tu ? dormir.

     

     

     

    50 10 31

     

    Lors d'une discussion dont le début m'échappe, je déclare à ma femme : “Je suis impuissant”. Ce qui lui déplaît profondément : elle répète ma phrase avec acrimonie ; c'est un prétexte pour ne pas la satisfaire. Mais je ne suis pas seul responsable ! C'est à elle aussi qu'il appartient de me stimuler ! Mais il faut se lever, rejoindre sa voiture pour se rendre à son travail : il fait déjà grand jour. Mais à travers les murs, je l'entends s'écrier : “Sur quel ton il a dit ça ! C'est humiliant ! C'est humiliant !” Et dans cette rue très claire de Tanger, je me fais la réflexion qu'elle l'a bien cherché, sans pouvoir me départir d'un fort malaise. Il faut bien que ces sentiments procèdent d'une certaine réalité, puisque je les ressens toujours à mon réveil.

     

    50 10 31, nuit

     

    Les premiers instants du coucher sont douloureux. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que l'on parvient à surmonter l'angoisse de franchir les Portes de la Nuit. Portes du moi, mystère...

     

    Celui qui dans ses veilles ressent malgré lui des sentiments si discontinus, si disparates, possède peut-être après tout le don de personnalités multiples ; mais est-ce si sûr ? est-il possible, est-il facile et honnête pour lui d'en tirer parti, peut-il impunément se glisser sans dommages dans ces diverses personnes ?

     

    Cerrtains autres, peut-être les mêmes, s'aperçoivent avec désolation que c'est seulement au coucher que se révèlent de fortes résolutions, juste au moment qu'il n'est plus temps ; il ser tenté d'espérer une belle mort à venir, pleine de vaillance et d'enseignement pour son entourage s'il y en a ; mais c'est peut-être aussi qu'il se faut raffermir et recomposer avant de doser inconsciemment le bon mélange, devant produire les rêves sinon révélateurs, du moins réparateurs. Parfois, au réveil, cette résolution a traversé la nuit : mettez-le en pratique.

     

    Il vous faut donc dominer, discipliner les courants divergents, les utiliser, à des fins littéraires (pour ceux qui manquent d'ancrage concret). Les invocations, équilibrages et déséquilibrages cuisinés dans le rituel des pratiques et prières (d'aucuns diront superstitieuses) devraient dans l'idéal permettre une vie perpétuellement passionnée, que bien peu d'entre nous pourraient supporter. Il existe des livres de prières pour les trois cent soixante-cinq anges de l'année ; chacun peut se les procurer dans les librairies spécialisées. Peut-être y croirez-vous ; maintenez cependant toujours une distance, et n'oubliez pas que la sincérité rend fou, mais que la fausse science est bonne.

     

    Birobidjan P.S. Je ne sais pas quoi faire de mon sexe. Pourquoi ? Mourir perplexe.

     

    50 11 03

    J'ai rattrapé mon chat sur le fleuve Amour, gelé, en vagues.

     

    (Dans l'autre monde, le chat s'est enfui de sur mes genoux. Je l'ai caressé sous la gorge, et le temps de sentir une grosse cicatrice, il m'est sauté des genoux et je ne l'ai jamais revu. Pouvait-il croire que je voulais l'achever ? Quelle terreur ai-je ravivée, quel égorgement animal, je l'ignore. Les deux occasions où je l'ai revu, il s'est enfui).

     

    Le fleuve Amour, séparant la Chine de la Sibérie, longeant le Birobidjan où Staline établit des juifs, signifie en réalité « fleuve boueux ». Dommage.

     

     

     

  • Comptes rendus de Diderot

     

    Diderot poursuit son compte-rendu : « L’heure du dîner vint. Au milieu de la table était d’un côté Mme d’Épinay et de l’autre M. de Villeneuve ; ils prirent toute la peine et de la meilleure grâce du monde." Que veut dire "prendre toute la peine" ?

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    Celle de parler, de "tenir le dé de la conversation" ? Et qui fut ce Villeneuve ? Ma foi, il y en a trop. Et je suis là pour galipetter, non pour me confire en éruditions importunes. "Nous dînâmes splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces ; ah ! mes amies, quelles glaces ! c’est là qu’il fallait être pour en prendre de bonnes, vous qui les aimez. » C'est niais. C'est con. Nous sommes, nous autres, bien plus sérieux, bien plus ânes bâtés. Nous ne savons plus converser, car nous avons voulu « être sincères ». Jean-Jacques a bien gâté la conversation, avec sa prise au sérieux d'Alceste. C'est bien lui qui s'ennuyait au point de chercher ce qu'il fallait répondre avant même que l'autre eût fini ses phrase, afin que le propos ne tombât point dans le silence.

     

    C'est ainsi que nos forums télévisés ne sont plus que des gens qui disputent, qui n'entendent pas qu'on puisse être d'un autre bon sens que le leur et sombrent dans la stupidité de vouloir convaincre. Et voilà pourquoi nos amis québécois s'exclament à peine refermée sur nous la porte de sortie : « Maudits Français ! Il a fallu encore qu'ils défendent leurs opinions ! » Là-bas les conversations sont plates, on ne s'y dispute pas, mais c'est aussi qu'il doit être bien ennuyeux d'échanger sans cesse des platitudes ou des évidences, tout cela au nom du respect. C'est ce qui m'a retenu d'y aller vivre, sans compter mes irrésolutions bien entendu. Bref, M. Diderot s'empiffre et nous fait chier. « Après dîner, on fit un peu de musique. La personne dont je vous ai déjà parlé qui touche si légèrement et si savamment du clavecin nous étonna tous, eux par la rareté de son talent, moi par le charme de sa jeunesse, de sa douceur, de sa modestie, de ses grâces et de son innocence. » Ah, voilà bien la fausse note !

     

    Pourtant que j'eusse aimé, pour plagier le style, assister à ce récital, si XVIIIe dans son jus, alors qu'ils ne le savaient pas ! Mais Diderot ne s'embarrasse pas de mélomanie : son truc à lui, c'est la jeunesse chaste et pure, le Greuze en chair et en os, la « douceur », la « modestie », oh que ça le chatouille les émotions malsaines, le petite-fillisme parapédo, « sans exagérer, Emilie à quinze ans » ! L'apogée de la fréquence masturbatoire chez la fille ! Emile fut publié en 62, l'éducation d'Emilie n'était que de plaire à son futur mari ! Emilie, Emilie ! comme tonne Elisabeth Badinter, pour indiquer avec empressement que l'on a carrément comme d'habitude « oublié » la fille ! Balayé, noyé de honte, Jean-Jacques ! Ah ! les belles petites oies blanches, vraies et fausses vierges, que le XIXe siècle nous a concoctées treize à la douzaine, les belles petites salopes frustrées qui empoisonnent les ménages et les maris à l'occasion !

     

    Ce n'est pas bien de se moquer ; mais les curés y allaient fort eux aussi, parmi lesquels le propre frère de Diderot, qui recommandait la chasteté à sa femme alors que lui-même ne s'était jamais gêné pour courir le guilledou ! Une femme honnête n'a pas de plaisir, c'est bien cela, monsieur Tenenbaum, que l'Eglise recommandait officiellement en chaire ! Ô détestable époque ! Notez que le plaisir des femmes, bien des hommes ne savent toujours pas quoi en faire. Et les femmes s'imaginent encore parfois qu'il leur manque, qu'il n'est pas assez intense... Mais je sens que je vais dire des bêtises, si même elles ne débordent par hasard à ras bord des lignes...

     

    Sacré Diderot, qui prônait en chaire la plus complète liberté sexuelle y compris pour ce sexe féminin si opprimé, mais qui veilla si jalousement sur la chasteté de sa fille qu'il la maintint dans la chasteté jusqu'à 24 ans (comment voulez-vous après cela jouir avec un homme quand on s'est consciencieusement astiqué la moule depuis des années) afin de la marier avec un petit noble bien pourvu de thune ! « Les applaudissements qui s’élevèrent autour d’elle lui faisaient monter au visage une rougeur, et lui causaient un embarras charmant. » Nous concevons fort bien cela. Ce sont de tels témoignages de chasteté naturelle, charmes aujourd'hui disparus, qui poussent les vicieux dans les bras des trop jeunes demoiselles.

     

    Il me viendra peut-être de ces troubles ambigus. Mais « On la fit chanter ; et elle chanta une chanson qui disait à peu près :

     

    Je cède au penchant qui m’entraîne ;

    Je ne puis conserver mon cœur.

     

    Mais je veux mourir, si elle entendait rien à cela." Le complexe d'Arnolphe. Notre Denis dépassait largement la cinquantaine. De tels attendrissements nous révulseraient. Nous ne pouvons plus adhérer, nous autres si instruits, à ces fables de pure ignorance, car nous savons les troubles pensées des enfants, leurs tripotis, leurs inexpertes mais concrètes salacités. "Je la regardais, et je pensais au fond de mon cœur que c’était un ange, et qu’il faudrait être plus méchant que Satan pour en approcher avec une pensée déshonnête." En ce temps-là nous pouvions dire "Je suis honnête. Je suis sincère. Je pense, je ressens ceci, cela." On raisonnait clair, logique, mathématique, bourrin. On était au Siècle des philosophes : il y avait ceux qui pensaient bien, ceux qui pensaient mal ("La gazette de Trévoux" par exemple).

     

    Les niaiseries criminelles et ecclésiastiques étaient à la lettre vécues dans les consciences chrétiennes comme de nos jours les dogmes de l'écologie, de l'égalité des chances, de l'excellence des autres y compris des terroristes, qui ne sont que les conséquences, les pauvres, de notre ignorance de l'autre, ignorance dont je me félicite. Seulement, il est facile de démonter la croyance en un enfer comblé de flammes où hurlent et se mettent à bouillir les damnés pour l'éternité des éternités. Cela est trop niais, cela est trop con. Les admirateurs des Philosophes n'ont pas assez de louanges pour leurs grands précurseurs, et croient voir (laissons-les faire) dans Le jeu de l'amour et du hasard un renversement révolutionnaire (pléonasme) de la hiérarchie sociale - mais pas du tout : à la fin, maîtres et serviteurs se retrouvent à leurs vraies places – ne pas cependant juger tout Marivaux à cette même aune.

     

    Combien je préfère les doutes du siècle suivant, les déchirements du XXe, les houles grossissantes du XXI ! Ici tout est clair et net, mais pas au point que Diderot ne se penche sur les vertiges sataniques, éprouvant le besoin de les nier, sur les délices affriolantes d'un tel pucelage à cueillir : c'est ainsi que certains Espagnols prenaient plaisir à faire susurrer hijos de putas à une pauvre gamine de cinq ans, lors d'une manifestation contre l'E.T.A., qui en sont assurément, mais que dire des adultes qui s'attendrissent sur les grossièretés qu'ils font proférer à une petite fille. Fils de putes l'E.T.A. si l'on veut, mais au moins, pas obscènes.

     

  • Le combat avec l'ange

     

     

    La couverture du Traité d’athéologie d’Onfray présente des teintes extrêmement acidulées, pour un sujet qui peut-être n’en comporte pas. Il s’agit d’une reproduction du « Combat avec l’Ange » par Delacroix. Un détail, en bas, u bandeau rouge vif, aux deux tiers de la hauteur, un gros plan sur le visage des lutteurs, l’ange serein, à peine troublé par la lutte, l’homme tête baissée de tout son poids comme un bouc. Nous savons que Jacob fut vaincu, et gagna dans la circonstance le surnom d’ « Israel ». Une défaite, mais honorable, victoire en revenant à l’Ange, si sûr de soi, si dur, si hiératique. Mais dans l’esprit de Michel Onfray, c’est l’élan de bouc de l’humain , au sommet de l’effort puant, qui jettera bas l’envoyé du Seigneur et l’expédiera à l’abîme.

     

    Tout fut déjà écrit de cette lutte. Dans des tons verts, ocres, incroyablement heurtants, Jacob trace une diagonale, de deux-tiers dos. Il est déjà déséquilibré. Si l’ange tombe, l’homme lui roulera par-dessus. Il porte un sac de peau, reliée à l’épaule par un cordon de portage. Sa main droite étreint la main semblablement tendue de l’ange. Son genou gauche se lève à l’endroit des couilles, que les anges n’ont pas, mais celui-ci tout de même a dévié ce genou furieux, l’emprisonnant et le bloquant de biais sur son bas-ventre, afin de lui ôter toute énergie, toute faculté de revenir en arrière pour renouveler son élan.

     

    C’est ainsi que la hanche de Jacob en sera déboîtée. Et autour de ces deux corps mêlés un tourbillon de bras et de jambes , déréglé chez l’homme, tout- en extension, parfaitement serein chez l’ange, qui semble plutôt esquisser un pas de danse décidé : jambes fléchies à peine plus que pour marcher, le bras droit parallèle à la cuisse , la main gauche bloquant la prise, comme s’il s’agissait de contenir quelque fougueuse cavalière soudain devenue folle. C’est lui en vérité, dans sa fausse douceur , qui dégage l’impression de la plus calme virilité, l’assurance, le sang-froid, une certaine tendresse admirative, qui remportera la victoire . Et derrière lui, signe superflu, soigneusement empesées, les deux ailes, à peine dérangées, la plus éloignée ne montrant que sa pointe, au second plan.

     

    Autour de ces lutteurs, une nature échevelée, buissonnante, qui semble prise d’un tourbillon participatif, dans les verts, dans les roux, une de ces natures de création du monde, qui cerne et qui halète. Et franchement, la bande-annonce ou plutôt le titre, somme tout cela comme un bandeau limitateur, mesquin, l’auteur et son œuvre en vente l’emportant sur l’illustration. Tout rouge, épais, avec les renseignements blancs de lettres .Or le motif reprend, agrandi, dans les 22% d’espace restants.

     

    Il n’y a plus que les têtes, tant le combat se livre là. L’home fonce encore. Il est rouquin, sanguin, tête baissée comme un méditant musclé. C’est l’attention de l’ange qui fascine : toutes ses pensées passent dans sa tête. Il aime cet homme. Il le respecte de toutes ses forces. Il et si sûr de l’issue favorable du combat qu’il ne songe pas un instant à s’indigner de l’audace sacrilège du gardien de boucs. Dans son profil , dans son regard traversant la boîte crânienne se list l’admiration sans réserve pour celui qui ose une lutte perdue d’avance, celle de l’homme contre Dieu. C’est ainsi qu’une femme contient l’élan déchirant du mâle, prête à céder, prête à concéder l’amour si violemment sollicité.

     

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    L’ange aussi est roux, ses cheveux volent dans l’action. Il lui suffit de si peu de forces pour vaincre, mais de plus qu’il n’aurait pensé. Il s’est ressaisi. Il n’est pas le Dieu que l’homme va bouter hors de sa raison, mais du mystère de l’existence humaine , à laquelle revient et pour toujours le dernier mot.

  • Les clés de l'enfer

     

     

     

    Au paradis, nous préférons de loin l'enfer, parce que Satan l'habite. Voilà qui est dit, et nous n'y reviendrons plus. Les murmures de Satan m'ont paru exécrable. Voilà qui est dit, et nous allons nous y étendre. Un homme, Jean, admirable, plein de pognon et puissamment chrétien. Sa femme, Monique, deux qui la tiennent, voilà qui est dit, encore un peu elle s'appelait Ginette. Très très chrétienne. Un sculpteur qui loge au fond du jardin dans un atelier de sculpteur, avec un caractère de sculpteur, ardent, fougeux, refoulé, athée comme une cuiller, et une tête de sculpteur qui sculpte. Au milieu des années 50, en pleine répression des prêtres ouvriers, condamnés par la papauté de 1954 à 1965 – Les murmures de Satan furent publiés en 59 – la famille de Monique et Jean forme une communauté chrétienne avec d'autres aventuriers de la foi, « qui logent au château ou dans ses dépendances ».

     

    Ils sont sous la direction spirituelle de l'abbé Muire, qui n'est pas sans rappeler Mugnier, lequel confessait tout le faubourg St-Germain vers 1900. Cet abbé forme interface avec les autorités ecclésiastiques. Il observe honnêtement, et s'aperçoit que la vie commune, prières communes, repas communs, couples fidèles, génère des tensions très fortes. Monique d'abord, qui suit son mari, pense de façon fort décousue (forcément, une femme...) mais possède une intuition (forcément) proche du cliché : Nous Deux, Bonnes Soirées, le Pélerin, au choix. Elle est donc parfaitement con et ventionnelle ; se demande ce que c'est que jouir, et ce que veut ce mari tourmenté par la perfection, instigateur d'une organisation qui les dépasse.

     

    Avant les hippies existaient les beatniks, chevelus, vagabonds, crasseux et sans foi ni loi. Mais le communautarisme frappait déjà, tous engsemble tous engsemble gnouf, gnouf, et la tentation divine était grande de reconstituer le Christ et ses apôtres, dans la fraternité bienveillante rongée par la discipline et l'espionnite. En URSS, c'était autre chose mais le communisme aimait bien ce qui est commun. Ici, rien n'est commun : nous avons affaire à des âmes d'exception, du moins qui essayent de l'être, et se rendent compte qu'il est difficile de vivre dans le Christ, avec la discipline et la foi d'un monastère ou couvent mixte. L'ennui est que Jean, cet homme admirable, veut devenir un saint, et se tourmente tant qu'il peut, au nom d'une recherche de pureté, d'idéal, d'absolu, d'irrationnalité même, car il est trop ardu d'escalader le Sinaï tous les jours.

     

    Cela pourrait donner un bon film, comme pour Les aristocrates ou Les écrivains. Quelque chose de satirique et de profond, une analyse sociale virulente. Nous penserions volontiers à Bernanos, à Mauriac. Mais le souffle de l'un et l'haleine de l'autre ne se retrouvent pas dans ces Murmures de Satan, lesquels se cantonnent au niveau du murmure justement. Le marquis de Saint-Pierre se contente d'une prose digne de Troyat, dédicataire de cet ouvrage, et verse parfois au Guy Des Cars, autre authentique aristocrate, frôlant même le magazine féminin catholique. De même, les atrocités des Lettres persanes de Montesquieu côté sérail ne parviennent-elles pas à nous émouvoir, parce qu'elles ont un style souvent mou, fénelonien, et lorsqu'on s'assassine à l'imparfait du subjonctif, dans des phrases bien balancées, sans un mot plus haut que l'autre, eh bien le lecteur ne peut y croire, ne s'y met pas, voit cela comme un spectacle bon chic bon genre.

     

    Les héros de Michel de Saint-Pierre sont vus et dépeints à travers le prisme déformant du bon ton, de l'affèterie précieuse, du cliché mondain : pensons à l'agonie de Gros-Louis, ouvrier bien comme il faut ; à ce sculpteur crinière au vent dont les tourments nous touchent peu, à Jean, qui se fait des nœuds dans la tête à cause d'une conception archaïque du christianisme : ce dernier place la barre tellement haut que personne ne peut la franchir. Vieillotterie du langage, vieillotterie du sentiment religieux, vieillotterie des rapports sociaux. Nous arrivons plus peut-être à cerner la problématique du personnage féminin : elle reçoit par héritage sans doute une grosse somme d'argent.

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    Vous savez ce que c'est : dans une communauté, dans un couple même, la tentation est forte de garder cet argent pour soi et pour ses enfants au lieu de le remettre dans le pot commun, à partager avec d'autres pécheurs, dans la mouise à peine diluée, à peine atténuée. Il n'est pas besoin d'être une femme pour désirer enfin une maison bien à soi, un foyer, des meubles et des biens à transmettre, car nous ne sommes pas faits, en dépit des utopistes, pour vivre dans un phalanstère avec des règlements de pensionnat, ni dans une colonie de vacances pour adultes attardés. Que la sainteté tienne de la folie, cela se peut, mais n'importe quel dingue irresponsable ne peut se prétendre par là même sur la voie de la sainteté.

     

    À la fin d'ailleurs, l'abbé doit signifier à toute cette communauté de caractère religieux que les autorités ecclésiastiques demandent sa dissolution, l'avertissent de s'arrêter comme on freine juste au bord du précipice. Le prêtre cessera d'être le directeur de conscience de tout ce petit monde tourmenté par les envies de pécher, de baiser soyons nets, et se verra lui-même sanctionné s'il s'obstine à les guider ; or un prêtre a fait vœu d'obéissance, quelles que soient les révoltes contre l'Eglise établie. Puisque nous avons parlé d'amour, en termes peu châtiés, nous devons mette le nez dans la désuétude, dans l'archaïsme des rapports qui unissent ou désunissent les hommes et les femmes : depuis le sculpteur qui claque les fesses de son modèle après l'avoir tronché, comme sur une jument précise-t-on, jusqu'à Monique sous le charme et qui se laisse une fois embrasser, mais applique in extremis le fameux « courage, fuyons » propre aux deux sexes et non pas seulement aux femmes, dès que la morale catholique est venue fourrer le nez dans les culottes de tous. Nous assistons même à la scène grotesque où le mari tourmente grossièrement sa femme pour savoir, comme on disait dans les années cinquante, s'il « s'est passé quelque chose » entre elle et le sculpteur.

     

    Eh bien non, pauvre sous-cocu, aucun centimètre de l'artiste n'a pénétré le sacro-saint vagin de la mère de famille. Et le voilà tout soulagé, après qu'elle a juré « sur la tête du bébé », je cite. Cet homme se contente de peu, dans le péché comme dans l'absolution. Il adoptera le fils de Gros-Louis, l'ouvrier, rejeton déjà sournois, difficile et vicieux. En dehors de la papauté, sur le chemin de croix « où le Christ a pris plusieurs longueurs d'avance », en se foutant des approbations épiscopales. Pauvre épouse. Pauvre sculpteur, sur le visage duquel passent des reflets sataniques, artiste juste capable de sculpter sa propre tête même quand ce devrait être celle de Jésus. Quelle salade, quelle bouillie dans les têtes grouillantes de tous ces héros ou héroïnes, encombrées de divinité, de morale exigeante à deux balles, de tourments métaphysiques, existentiels, comme les nôtres pardi, mais surtout, car il s'agit d'un livre, si médiocrement exprimés, si « années 50» qui prolongent si bien les années 30.

     

    Le marquis de Saint-Pierre, disparu en 87, utilise à merveille le style, les ficelles et la psychologie des humains d'antan, mais une telle ligne de fracture civilisationnelle nous sépare à présent de ces années de plomb, où régnait un puritanisme féroce, un conventionnalisme rigide, que ses Murmures de Satan, qui naviguent entre l'outrance et le ridicule, ne sont plus guère qu'un témoignage historique des pesanteurs passées. Nous avons les nôtres, les intégrismes sévissent de plus belle mais dans un autre contexte, car il y a tant de choses sur cette terre ma bonne dame. En 1959, les frustrations sexuelles et existentielles se fissurent, et les certitudes s'ébranlent si j'ose dire.

  • De l'amour

     

    Nils est « gentil » : que signifie ce mot ? « noble » à l'origine ; « niaiseux » de nos jours. Il se passionne pour l'histoire. Et boit très peu – bien la peine de jouer les martyrs ! pourtant je prends son Nils en pitié. (« Ne jamais parler de l' « autre » m'a dit Lazare ; et moi je montre la photo de ma femme, la vraie, ce portrait d'identité fourré dans mon portefeuille !). Kohanim chéli veut m'exhiber ses pinçons sur la joue, « Regarde, là, regarde ! » - les traces ont disparu - quelle malchance ! Et si tout était inventé ? Si j'avais deviné toutes les affabulations, et qu'elle ne voulût plus me revoir, comme il arrive aux affabulateurs une fois sévèrement démasqués ? une fois qu'ils ont « perdu la face » ? de même Lazare n'était-il plus qu'un tout petit trou du cul, après dévoilement de toutes ses manigances... selon sa femme...

     

    Mensonges, mensonges ! Nager là-dedans, y vivre !. « Vivre, c'est mentir » (Dostoïevski) involontaires, bien sûr, les mensonges ; la mauvaise foi. Rien à voir avec l'autre, le méchant, le bon gros mensonge manipulateur énorme...

     

     

     

    X

     

     

     

    Allongés sur l'herbe, nos corps à angle droit, les portières ouvertes délimitant au-dessus du sol un carré de couverture rouge au ras des pneus - « je ne veux plus souffrir », dit-elle. Qui renonce à souffrir, renonce à aimer. J'écris mais ne poste pas (« mon fils Brice ouvre le courrier ! ») : « Jamais je n'ai trouvé chez d'autres ta lucidité, ton scalpel ; aujourd'hui je comprends – je pressens. » Aucun reproche dans ta bouche - nous nous dessécherons, tomberons l'un de l'autre par simple décision. Si tu pars ne me méprise pas, comme pour ceux d'avant. » Puis le temps du froid, sans nouvelles. Préparation de la dose.JPG

     

     

     

     

    La mécanique informatique ayant rompu la relation, quatre nuits de panne et nous voici éliminés, abandonnés du monde et de ses prothèses ; Kohanim ne me croit pas, je ne crois plus non plus.

     

     

     

    X

     

     

     

    Revient sans cesse en cause la coutume, inversée, des îles Malinovski : « On ne fait l'amour qu'avec celui dont on partage les repas ». Or les Trobriandais répètent : « Baiser dans les buissons, tant qu'ils veulent ; mais ne jamais manger ensemble, si l'on n'est pas dûment mariés » - tabounon sexuel, mais alimentaire.

     

    J'ignore quels sangs se mêlent dans ses veines. Pour moi je viens de Louis le Pieux : frontalier de Lothaire, et de Lotharingie.

     

     

     

    X

     

     

     

    « Si ton mari ne sait pas que tu le trompes, tu ne causes aucun tort. » Et autres arguments. « Il faut que nous arrêtions. Je fais quelque chose de mal » - « Je t'aime trop, je te quitte. » Cela n'existe pas que dans les livres. Elle a pensé se faire prendre au mot, abandonner. La litanie, l'antienne, le radotage, prétendent tout rehausser aux dimensions atemporelles : ni début, ni milieu, ni fin ; tout aura existé de toute éternité. Amour cyclique, carrément... Par cette quadrature du cercle je cherche à me dégager de tout libre-arbitre. Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ? à d'autres, Victor. Mes imaginations m'ont bercé, ou exalté,sans que j'aie rien fait pour que quoi que ce soit se matérialise : « immaturité », disent-ils.

     

    Regarder Kohanim, m'enivrer d'amour et de cendre, gémir, infantile - tout dans le bec sans rien bouger - conserver l'épouse et la maison d'adulte, jusqu'à l'avènement du temps ? ...réfléchissons : si je m'imagine, en même temps, que les autres sont responsables du mal qu'ils me font ? deux poids deux mesures ? pourtant j'ai bien le sentiment d'avoir construit cet amour de toutes pièces, de tout mon vouloir. Je me félicitais de cette volonté, même funeste. Une femme sensible à mon corps dès le premier instant où je la touche, comment pouvais-je imaginer cela. Son plaisir à présent - est-ce un acte médical ? un pas gymnastique ? «Mettre l'amour au pas » : l'homme ne « fait » pas jouir la femme. Qu'il ne tombe pas dans le piège où se précipitaient les Américaines des sixties, qui balançaient leurs lourds regards fardés sur les hommes au-dessous d'elles « si celui-ci me rate, quel con ! (« loque », « ordure »)» - mais c'est la structure même de chacune, et son expérience propre, qui feront qu'elle jouisse ou non - homme, fais tout de même ce que tu peux...

     

  • Et ceci se passait en des temps très anciens

     

    Cependant l'Empire poursuit ses écroulements, et ses Barbares sont chrétiens, tous hérétiques (niant la divinité du Christ). A 18 ans, l'Apollinaire (le nôtre, dont il ne reste aucun portrait) (fondue, la statue d'or de son vivant dans la bibliothèque ulpienne en ruines) – fut acclamé par la noblesse lyonnaise. On s'ébahit de sa virtuosité : l'écriture n'est plus qu'un jeu de mots - de quels siècles sommes-nous l'Antiquité ? ...la préhistoire ? donnerons-nous naissance à quelque cycle épique ? Roland, Guillaume d'Orange ? ...il était une fois, de siècle en siècle, une chaîne ininterrompue, atavique et sacrée, des moines de Saint-Michel-au-Péril-de-la-Mer à ceux de Munich ou Bobbio, dans ces atmosphères miasmatiques, intégristes, où l'on grattait et regrattait le parchemin de sa plume d'oie rêche ; priant, mourant vite, vite, le temps de passer le relais. Chateaubriand, Huysmans, haussent Sidoine aux premiers rangs.

     

    Tous les siècles sont là, immobiles, chacun dans son costume et sa mémoire, où les populations reproduisent en boucle de ville en ville à l'identique les gestes de ces temps-là - comment raisonnait-on ? comment les hommes s'accommodaient-ils de leur si courte vie, mendiants, malades, torturés ? Comment s'imaginaient-ils en vérité que Dieu vivait parmi nous – penser le contraire eût été impensable ? considérez la chaîne humaine au fin fond de laquelle nous tend la main, de l'autre extrémité du temps, ce jeune écervelé sportif qui court après les balles, s'essuie, se rafraîchit d'un Côtes de Bourg ; puis vient son fils. Son petit-fils vendu aux Wisigoths. Puis les moines disais-je incessamment renouvelés, par vocations successives. Puis une longue théorie d'érudits, depuis Scaliger l'Agenais jusqu'au sein du XIXe germanique : Mommsen (1871-1903), Willamowitz-Möllendorf son disciple ; portant chaussettes, fixe-chaussettes, mourant encore à 32, 52 ans. Les professeurs postillonnants de Leipzig, et Colmar annexé, se saluaient rasés jusqu'aux bourrelets de couënne de nuque, engoncés de celluloïd ; parmi les conflits mêmes les plus barbares et les exterminations, se répondent et s'affrontent dans leurs souterrains les controverses philologiques allemandes et latines : dans l'Europe à feu et à sang, de vieux maniaques perclus et grandioses, aveugles au crimes perpétrés sous leurs yeux, se passent de l'un à l'autre, par-dessus ruines et charniers, le flambeau insensible de la mémoire.

     

    Erudits desséchés par l'âge et par le cœur, éternels assis, disséquant conjectures et préciosités syntaxiques d'écrivains morts, hors du monde, eux-mêmes en gilets d'intérieur inclinés loupes en main, dévorés de tics et de phlegmons contre les poêles fumants, marmonnant sous leur monocle leurs anapestes et dactyles et ravagés de vieilles voluptés : ainsi se sont amendés et fumés, dans l'agonie du monde, les Institutions de Cassiodore et autres Epîtres de Symmaque ou de Sidoine, en bout de chaîne, sous leurs pincettes d'entomologistes. Ils ont pour nom Luetjohann, Mohr et Sirmont, Thilo, Leo. Rimbaud les traite de cadavres, leur tresse sur le cul un entrelacs de vieux fétus.

     

    Ils repoussent de la gueule, baisent peu, mais leurs valets révèrent profondément Herr Professor, sans mettre en doute la nécessité de leurs immenses balivernes. Hommage éternel aux Teubner, aux Brakmann, aux pérennisateurs de la Prusse éternelle, Luetjohann, pieux savant germanique aux favoris poivre et sel, haleine chargée – me voici désormais rehaussé au rang de ces vieux puceaux ressusciteurs de nos pères. garants de toutes les survies, complices involontaires des massacres de leur temps, à l'abri de leurs cols durs et de leurs préventions. Honte et gloire à eux, car c'est au même titre que tous les moines, de Cork à Byzance, des deux extrémités du monde à l'abri des Barbares, qu'ils ont sauvé le Verbe, l'arsis et la coupe hephthémimère ; ici, restituant telle préposition, là, tel optatif oblique ; fascinés par la lectio difficilior , la lecture la plusdifficile : quel vieux scribe en effet, vers la fin de quelque Xe siècle, épuisé de jeûnes et de vigiles, au sein d'un écritoire assiégé par les vents, ne se fût laissé entraîner par la graphie la plus commune, ou le « bourdon » nommé le « saut du même au même », sources d'inextricables obscurités, où sombraient un à un les raffinements de l'aède...

     

    Pour moi, que le sort et ma volonté astreignirent à l'isolement le plus absolu, infirme de toutes relations humaines constructives et utillitaires, j'aurai accumulé d'innombrables produits, souhaitant que dans mes studieuses ténèbres un jour quelque chercheur aventure le faisceau de sa torche, et que je lui apporte sinon de grandes joies, du moins de l'instruction, quelque intérêt. Poignante ampleur des civilisations drapées dans l'agonie, que nous devenons toutes. N'imaginez pas, modernes naïfs, qu'il ait été réservé à notre seul siècle d'incarner tout le sel de la terre. Il ne restera rien. Il y avait en ce temps-là un ciel, de l'air comme aujourd'hui, comme celui que tu respires.

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