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der grüne Affe - Page 144

  • Delirium très mince

     

    Les armées parfois massacrent, afin d'accuser l'ennemi. Peut-être aussi les habitants du ksar ont-ils tué de leurs propres enfants, afin d'entretenir l'émeute et l'insurrection, afin de communier sur les corps avant de s'entretuer, de s'entresacrifier rituellement sur les corps dépecés de leurs propres entrailles, chair de leur chair. Ils sont 42 corps, découpés dans d'immenses corbeilles, vanneries plates au travail remarquable, soulllées de sang. La lutte n'est pas près d'être finie. Il semble qu'elle durera infiniment, si la religiosité s'en mêle, si la rejointure à la divinité exige tant de cruautés, de cruor, « le sang répandu ». Vénus Anadyomène.JPG

     

     

     

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    C'est alors que survient l'enfant. Il s'appelle Mohi, il est pur et blanc, tel que je fus à dix ans. La tour qu'il construit atteint trente étages, D'abord il empile, entasse sable sur sable.

     

     

     

    Une publicité m'a fait croire que moi, enfant de dix ans, je pouvais augmenter la hauteur d'un gratte-ciel (30 étages) en empilant étage sur étage comme en un gigantesque jeu de construction. Je peux aussi augmenter le confort de ces appartements cubiques. Au lieu de cela je me retrouve sur une terrasse gravillonnée dominant le vide, jouant à rebondir sur un trampoline avec un initiateur à peine plus âgé style Spiderman invisible. Nous rebondissons de plus en plus haut et de plus en plus loin au risque de me casser la gueule en franchissant la bordure. Je me retrouve plus tard dans un appartement vides de meubles, comble de gens, hermétiquement clos derrière des baies vitrées d'où l'on découvre de haut d'autres gratte-ciel semblablement disposés et garnis.

     

    Le jeu consiste, pour fêter je ne sais quoi, à faire exploser d'immenses pétards qui font hurler de terreur des gosses, à la frayeur desquels nul ne réagit. Je suis scandalisé et veux les réconforter, mais la foule compacte m'en empêche. Il est aussi question de publicité renforçant des villes, mais sur la carte, vues de près, ces villes sont comme ruinées. Dans les appartements, le vacarme épouvantable fait penser au massacre de la famille du tsar en 1917. On n'a pas le droit d'épouvanter ainsi des enfants.

     

  • L'Eclaircie

     

    Encore un écrit dont je ne me souviens plus. Sollers, comme la culture, s'évanouit comme un panache au-dessus du train, il est tout ce qui reste quand on a tout oublié ou publié, cette impression évanescente à laquelle nous serions malvenus de faire la moindre référence explicite. Les Américains ne le traduisent plus : trop français, trop léger, trop « champagne ». Ça le fait rire. De même un jour sur une plage une femme disait-elle à Picasso : « Monsieur Picasso, je n'aime pas du tout ce que vous faites ». et le peintre de répartir  : « Mais Madame, ça n'a aucoune immportance. » Si nous n'aimons pas Picasso, si nous dédaignons Sollers, ces deux enflures peuvent nous regarder de haut en nous assassinant d'un « aucoune immportannce », nous renvoyant à nos insignifiances, à nos médiocrités recuites, à nos petits fiels étroits, à nos ternitudes.

     

    Sollers assassine Houellebecque démolissant Picasso, ce dernier ayant « l'âme laide » et ne pouvant peindre, d'après monsieur Louis, que la laideur. Ce Louis, alias Houellebecque, peut parler ; à la laideur, il ajoute même l'insignifiance et le tirage à la ligne. Plus l'ambiguïté : est-il dénonciateur, ou profiteur, ou les deux ? Difficile d'échapperr aux clichés, aux réactions convenues, étiquetées, hiérarchisées, déchaînées par Sollers et Picasso. L'éclaircie prétend qu'un jour, qui sait, de ce cap découpé du continent asiatique, surgira au moment où nul ne s'y attend, où tous désespèrent, une «éclaircie » du même genre que Picasso, qui foutit tout en l'air, ou que Manet, dont le nom signifie « il reste » en latin, mais qui lui aussi éclata dans la peinture comme un coup de tonnerre dévastateur, ZIM, BOUM, TA-TSOIN.

     

    Mais « les braves gens n'aiment pas que / l'on suive une autre route qu'eux ». Manet m'indiffère au plus haut point, la notion de « progrès » dans l'art me semble, comme à Baudelaire, une infamie ; surtout, chez nous, c'est le reflux : devant la mort tout s'efface. Manet fut un courant d'air salutaire. Picasso un tsunami. Picasso me dépasse. Dépasse pas mal de gens. Ne peut être réduit à un conformisme. Non plus qu'à un anticonformisme, parce que quand même, merde, il a produit, aussi, des merdes. Manet, je m'en fous. Il appartient à une civilisation morte, le XIXe siècle, plus ensevelie que Pompéi : mort en 1883, plus loin encore que la Préhistoire. Picasso en revanche fait partie de nous, il nous infecte, il a démoli la peinture, la sculpture, les femmes, tout ce qu'il touchait.

     

    Il pétait, c'était génial. Il chiait, c'était génial. Il se torchait, encore génial. Il éjaculait, c'était du délire. Alors, forcément, les petits esprits, ceux qui ne sont plus des enfants, ceux qui sont dans la connerie, l'ont détesté, le méprisent, le considèrent comme un petit-maître surfait, surévalué, surcoté, monté en graine et en épingle. Dans la mesure où l'opinion de la crotte de nez qui vous parle peut jauger Picasso, nul ne devrait l'estimer plus haut que, tenez, Arcimboldo, qui compose des visages à partir de poissons ou de légumes. Ce qui ne serait déjà pas si mal. Le bonhomme Picasso me déplaît. Pas moyen de se décrotter le nez en sa présence. Pas moyen de parler à bâtons rompus, d'échanger des considérations sur le temps ou le tour de Fragnce, f-r-a-g-n-c-e. De vos crottes et de vos bâtons il ferait des montages, il fait d'une selle de vélo une tête de taureau, comme un môme, et tout le monde encense.

     

    Or Picasso est le héros de L'éclaircie. De Sollers, qui attache sa barque au vaisseau Picasso dans l'espoir de se faire emmener lui aussi à la gloire éternelle (si Hollywood, si le Net, si la Photo acceptent la suirvie de Picasso). Sollers ? Autre scandale. Successivement initiateur ou suiveur de toutes les idéologies de gauche ou de droite (papiste même, pas fasciste, non, tout de même). Clown batifolant, inclassable, divaguant de femme en jéroboam, de formidable en jeune fille, fidèle, débauché, chaste, âgé, empaté, Don Juan, évanescent, ne s'intéressant qu'à ceux qui l'aiment lui et son œuvre, et qui a bien raison. Il raconte ses promenades, ses rêveries, tout s'oublie sitôt le livre fermé.

     

    Il écrit toujours bien. Pas de ces lourdeurs, de ces longueurs interminables à la Houellebecque. Un éminent bavardage à la Horace, le passage d'un sujet à l'autre, puis le retour, comme un pinceau qui revient, les détails qui se précisent, les parfums qui se renforcent, la mélopée sollersienne, sceptique et obstinée, constructive d'espoirs en dépit de tout – sagesse qui Dieu merci - encore un gros mot – ne sait pas qu'elle est sagesse. Le mystère est de comprendre, d'admettre, qu'un homme si indéfinissable ait pu s'amouracher des vulgarités picassiennes, de ce tape-à-l'œil tapageur et constant poussif, je-rote-je-pète-rien-ne-m'arrête, sans gêne, blaireau, malappris, machiste, haineux, fumier, méprisant, inhumain, écrasant tout sans aucun doute sur sa supériorité, son génie, sa modestie et la légitimité de tout ce qui se rapporte à son nombril et à sa bite de taureau, comme Picasso ?

     

     

    Un grand homme d'Aurillac.JPG

    Il est vrai que la mauvaise foi petite-bourgeoise et cryptofasciste révélée par ce eommentaire de cuvette à chiottes serait aussitôt prise pour autant de compliments par la clique de flagorneurs de Picasso, qui, au rebours d'un organisme humain ou telle installation artistique engouffrant tout pour le transformer en merde, enfourne ladite merde pour la transformer en pâtisserie fine. Picasso, Sollers, sont des incompris, avec tous deux leurs inconditionnels et leurs vomisseurs, à la différence près que Sollers sera toujours distingué, alors que Picasso sera toujours merdeux. Sollers a toujours changé d'opinions, mais jamais d'être : il est resté cultivé, humain, humaniste dans le sens « pétri d'humanités », de culture. Picasso est inhumain parce qu'il n'y a pas en lui la moindre once de sensibilité humaine, d'humanité, de culture, de connaissance. C'est une mécanique qui chie des mécaniques, et chacun de s'extachier, les lobbies veillent, les lobbies spéculent, les lobbies empochent. Soutine me déchire et m'apporte, le Soulages des années 50 m'illumine et m'emporte (à présent il chie du goudron, mais il faut bien que décrépitude se passe), Barceló m'apporte. On me dira que sans Picasso il n'y eût point eu de Soulages ni de Barceló, certes, de même que sans une abondante merde les rosiers ne produiront jamais de roses.

     

    Mais c'est bien connu, la rose a des épines, toi merde, tu n 'en as pas. Et comme disait mon ami Jean T., je m'arrête, parce que je vais dire des conneries. Et je laisse couler le fleuve Sollers, passant d'un sujet à l'autre en ses ressassants méandres 

     

  • France, tu veux crever

     

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    France tu veux crever M'enserrer dans tes horaires tes gestes souples et mesurés quand j'ai envie d'entrer dans la rue comme on entre en religion, de gueuler que je suis bien autre chose parmi tous ceux qui s'avancent. Le drame est de ne pouvoir se maintenir en une seule humeur je suis le maître du monde né pour ébranler du bout de mes ailes les piliers mêmes de notre Goutte d'Eau majuscule MENTEURS MENTEURS bouffe-merde réducteurs de têtes Les Français n'ont pas besoin de connaître les poèmes de Frau Mayröcker Babouin Babouin je lis je monte aux barreaux de l'échelle qui branle ce sont les textes et le vieux Jôns refuse de fêter son centenaire comment peut-on ainsi invoquer le centenariat – qui de vous vécut jusque-là et pourra raisonner France France tu peux mourir Et si le soleil ne se levait jamais Tue et crie Waluliso à moi Mouna – tout doit être recueilli comme le sperme du roi d'Espagne il n'est pas possible que cette peau-là sur mon ventre pourrisse

     

     

     

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    Tu es seul, c'est le moment c'est l'instant de mûrir d'un coup et de prendre d'autres points de vue sur l'existence. Tes rêves recueillis relancent la machine : un jour je récrirai, mais à la main. Mon doigt me fait mal. Il me semble que j'ai le cafard depuis mon enfance. Mais c'est faux. 61 ans de Frank, au beau système pileux facial : régénéré. Aurait une amante noire et s'embellirait pour cela. Jacques, aux mollets de baobab, doit surveiller son médicament. Muriel, 70 ans, épaissie. Arielle siestolâtre. Ludwig zézayant sympa, énigmatique. Ne veut pas laisser paraître son inculture. Bernard lourdaud sur son sentier. À chacun son paquet. Ici le Singe Vert. Ici le quadrumane. Ici les trois qui se croisent les mains derrière la tête, signe qu'ils seraient mieux ailleurs, désir d'évasion d'après les manuels d'observations comportementales. Mais comme tous l'ignorent, n'ayons pas de scrupule. Des sportifs qui courent à l'écran, soufflant des joues. "Ce n'est pas intellectuel" – si, Justine : c'est une autre partie du cerveau qui fonctionne.

     

    Deux éclairs, à quelques semaines de distance, m'ont révélé une subite envie de courir, un instinctif besoin atrophié, comme un accomplissement de soi, un dépassement, pour les muscles, faisant partie de soi. Puis c'est retombé. Je ne l'ai plus jamais ressenti. Occupe-toi de toi, sans complaisance. Il faut à certains du renouveau constant, les premiers contacts sont toujours les meilleurs, on déploie tous ses charmes en dépit des fâcheux qui gueulent en terrasse : elle et .......................................................................................

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    moi nous entendions comme larrons en foire. Elle avait de beaux seins émouvants portés en balconnet. Je lui racontais des sottises et nous pouvions parler sans nous répandre en polémiques. Elle soutenait la pénalisation des clients de prostituées.

     

    Je soutenais moi que c'était une mauvaise solution ; un jour l'érection serait punie d'amende. Tout irait bien mieux si les hommes ne voulaient pas "introduire leur machin", comme disait Delphine Seyrig. Mais ici, il règne une déconnexion des cerveaux épuisante à la longue. Gens, exercez vos cerveaux si vous ne voulez pas sombrer dans les insignifiances : apportez toujours vos outils avec vous. Les fulgurances qui surviennent, privées d'écriture, s'évanouissent, dans la presse du quotidien ; mais pour peu que j'en aie le temps, les voilà qui disparaissent : étions-nous faits pour briller dans ces assemblées où il ne se passe rien ? "C'est l'écriture ou moi", déclarait Knesset. Je ne sens ici nulle communication.

     

    Avec Sylvie, j'y reviens, c'était l'amitié ; mais nous vivions si loin, si séparés dans nos activités ! Nous ne pourrions nous revoir que dans bien des mois, rien ne peut se passer si l'on ne couche pas, et je devrais, dit-elle, interrompre mes flirts interminables avec Kohani, car je l'empêcherait de tourner la page, tournée en fait depuis longtemps. Salut, gens de Paris, écrivains de Bogota et d'ailleurs. Nous dépendons tous désormais d'une défaillance de fil électrique : un fil vous manque, et tout est dépeuplé. Fions-nous à nos instincts – mais la ouate envahit nos cœurs, pour nous protéger de l'ennui. Je me remettrais bien à boire. À 70 ans je balaierai encore mes bordures de trottoir. Je suis aussi comme les autres et cette vie n'a aucune raison de se prolonger indûment. Maurice viendra avec sa barbe de grand enfant : et nous parlions de cul, de bière, de punch, d'automobiles. Arielle tartinait ses pieds, sauvait un lucane, Gilles renonçait à écraser l'insecte. Je suis déjà venu ici quarante fois. La torpeur gagne. Dis-moi l'heure. On rigole mollement. Peut-être que tout le monde s'emmerde. Pourquoi cela. Pourquoi manger. À présent l'odeur fade et sournoise des pets, le ramollissement cérébral, l'agrément des attentes molles, une convivialité sans aucun abandon, je n'ai jamais toléré l'évasion du cerveau sans qu'elle se transforme en eau de boudin...

     

    Pourtant combien j'étouffais entre ma femme et mon chat ! "...Choses que chacun peut dire sur les évènements de la vie quotidienne..." Les informations sortent d'une boîte en fer percée de trous. Je me souviendrai de tout, avons-nous acquis la maîtrise de la littérature ?!... météo sans tache, bonne humeur perpétuelle, les avions tombent et je me sens bien. "Voudriez-vous venir dans mes bras ?" Mais cela ne me dit plus rien. Tant d'humeurs répandues me rebutent. "Cette horreur du sexe", répétait ma psychiatre, "cette horreur du sexe" – ces seins fripés émouvants vus d'en haut, ces rides qu'ils portaient à leur surface supérieure, et ce fond de vous qui doit vous remonter, afin de bien consolider votre jeu – lis-moi toujours et ne réponds jamais, je sais quelle est ta vie, tes projets sont peut-être d'aller vieillir en Corse, je t'aimais bien je t'ai déçu.

     

  • L' "Histoire véritable" de Montesquieu

     

    Quittant non sans satisfaction Le temple de Gnide, nous tombons dans pire encore, à savoir l' Histoire véritable, aussi fausse que son titre le laisse prévoir, présentée par un libraire qui veut gagner de l'argent, et qui n'est autre bien entendu que le sérieux Montesquieu lui-même ; il est vrai qu'un homme de sa position ne se fût pas aidé en publiant des ouvrages d'une telle légèreté. Bien d'autres avaient agi ou agiront de même. Il imite en cela Lucien de Samosate et ses Histoire vraie, repris par Apulée dans son Âne d'or, mal traduit dès le titre car c'est de rousseur qu'il faudrait parler : toute vache rousse chez les Hébreux, tout enfant roux chez les Egyptiens, se faisaient brûler en tant que porte-malheur...

     

    La publication de cette Histoire véritable est contemporaine de Gil Blas de Santillane, "dernier chef-d'œuvre" nous dit-on de la littérature picaresque : le Moyen Âge, Cervantès, tant d'autres, aiment à nous promener d'histoires en histoires, savamment enchâssées l'une dans l'autre, ou bien astucieusement successives, afin de nous rendre compte des tribulations d'un héros, animal ou humain. C'est ainsi que Gil Blas, héros de Lesage, nous promène du haut en bas de l'échelle sociale, depuis les détrousseurs de grands chemins jusqu'aux archevêques. L'âne de Lucien ou d'Apulée devaient se régénérer afin de recouvrer apparence humaine. Finalement Montesquieu se saisit du thème qui conviendrait le mieux à une telle ascension : celui de la métempsychose.

     

    Un mauvais sujet devient insecte après sa mort, puis passe en oiseau, en perroquet parleur, en chienchien que sa maîtresse accable de baisers, puis en vaurien pendu à 18 ans mais courageusement, le voici courtisan. Un jour il sera homme de bien et ne se réincarnera plus. Le tout se déroule dans une contrée où l'on croit à ces balivernes, dans un Orient fantasmé avec toutes les fadeurs et clichés que l'on peut évoquer en ce XVIIIe siècle friand de découvertes et d'exotisme. Les Lettres persanes en effet qui précèdent n'ont pas encore épuisé cette veine. Montesquieu est encore jeune et ne peut produire deux œuvres majeures à la suite. Il en projetait le remaniement, sous forme de dialogue, et s'aida pour cela des appréciations de Jean-Jacques Bel, dont une étroite rue de Bordeaux porte encore le nom : ce fut un parlementaire et journaliste mort dans la quarantaine, j'allais dire comme tout le monde, ami de Montesquieu et académicien de Bordeaux.

     

    Puis Montesquieu laissa ce projet, pétri d'autres préoccupations, et nous devons notre indulgence à ce ramassis d'aimables fadaises qui ne nous apporte qu'un peu d'esprit et beaucoup de généralités. Il s'y trouve bien moins de ces observations sociales qui déjà dans les Lettres persanes frayaient la voie aux constructions du futur Esprit des Lois : "parfois le vieil Homère sommeille", et nous ne quittons guère les lieux communs de l'inconstance des destinées et de la corruption humaine généralisée : chacun, chacune, entretient en secret un amant, une maîtresse, et l'imitation des grands gymnosophistes indiens n'est pas à la portée d'un mortel du dernier commun. Notre héros devient fripon, triche au jeu dans nos contrées, dépouille ainsi de grands seigneurs enrichis sur le peuple et constate que "[s]es belles manières leur donnoient tant de goût pour [lui] qu'ils étoient au désespoir quand ils se trouvoient obligés de s'ennuyer à jouer avec quelque honnête homme". C'est déjà le Neveu de Rameau, mais ce dernier ne sort point de sa condition et n'est déjà plus picaresque. "On me mettoit de toutes les parties de plaisir, et je dépouillois une société de si bonne grâce que toutes les femmes me lorgnoient, ce qui m'étoit très souvent à charge," (le pauvre) "car les distractions que cela me donnoit m'empêchoient de jouer mon argent." Tiens donc. Caltez volaille. "Tirez-vous gonzesses" (il est bon de traduire, transferendum bonum).

     

     

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    La narration retrouvera de ces accents plus tard, décrira des joueurs. Si illimitées que semblent les actions des hommes, elles retombent toujours dans les mêmes schémas. Pourtant nulle partie d'échec n'en reproduit exactement une autre. Nous naviguons de lieux communs narratifs en lieux communs spéculatifs, car nous ne saurions invoquer de philosophie. "Il était une fois un tricheur." Bon. Qui n'en tirait pas toujours bénéfice. Finira-t-il en prison, sur une prairie de duel ? "Quand on m'annonçoit dans une compagnie, il se faisoit une acclamation générale ; j'étois un homme d'importance, quoique je n'eusse ni emploi, ni valeur, ni naissance, ni esprit, ni probité, ni savoir." Nous avions oublié les clichés de morale, et nul ne se soucie plus de la naissance, à l'exception des basanés : car nous aussi possédons nos clichés.

     

    Pour attaquer l'innocence, et pour la défendre. Racistes et antiracistes. "Je commençai une autre vie dans la ville de Corinthe". Nous voici en terrain plus connu. La cour précédente, où sévissait le tricheur, appartenait donc plutôt à quelque royaume du Moyen-Orient, car ces mœurs dissolues sont de tous temps et de tous lieux, ce qui permet de transporter ailleurs ce que le moraliste veut blâmer dans son propre pays : procédé vieux comme le monde. Avalanche de clichés à prévoir. Notre déploration même, notre lassitude, sont clichés. Adoncques : "J'entrai dans le monde avec une assez belle figure", entendez "apparence", "un air assuré et une très grande liberté d'esprit." Les caractères de notre migrateur se conservent à peu près semblables d'une peau à l'autre. Grand mystère en effet de ces permanences, ainsi que les tourments et les félicités dont "les dieux" dixit protagonista se complaisent à doter les humains, les promenant de carcasse en carcasse au lieu de les mener tout de suite à leur fin : douce raillerie, déjà exprimée dans ce texte par notre ressuscitant personnage, alias le jeune Montesquieu lui-même : "Mon talent principal fut une facilité singulière à emprunter de l'argent". Ne pas rembourser ce que l'on doit en abondance est déjà moins malhonnête que de piller les seigneurs au jeu.

     

    Mais d'une identité à l'autre nous voyons cependant un progrès bien lent, bien languissant. A moins qu'il ne fasse bien des fois retourner sur le gril une nature si imprégnée de vice avant de lui ouvrir les portes du nirvâna... "Je trouvai des gens très complaisants, mais un homme" – enfin une péripétie ? - "qui avoit été de mes amis, me devint insupportable, car il ne me voyoit jamais qu'il ne me parlât de le payer". Sorte de leçon morale par la pratique. Mettons qu'il soit tué en duel et n'en parlons plus, car il est déjà dix heures et dix-huit minutes.

     

  • L'Art d'aimer, d'Ovide

     

    L'art d'aimer, en latin Ars amatoria, "l'art amatoire", d'Ovidius Naso, soit "Ovide au Grand Nez", n'est licencieux qu'en sa toute dernière partie, lorsqu'il donne des conseils aux femmes, en particulier de feindre le plaisir si l'on a le malheur de ne pas le ressentir. Mais je commence, dirait Madelon, le roman par la queue. Il faut procéder par le charme, la gentillesse, l'instruction, Messieurs, n'oubliez pas l'instruction, l'humour raffiné qu'elle procure, car votre cerveau, vous l'emporterez jusqu'au bûcher, tandis que vos traits se flétriront, que votre menton tombera, entre autres choses. Et puis lavez-vous, soignez-vous, parez-vous, parfumez-vous, sans pour autant dégager à dix pas une odeur de cocotte.

     

    Soignez votre haleine, vos vêtements, soyez beaux vous aussi, délicats, attentionnés, beaux parleurs, car "moi aussi", dit Ovide, "j'ai aimé, mais j'étais pauvre, et ma seule richesse était mon discours amoureux." Ce sont là des recommandations élémentaires, mais qui pouvaient surprendre chez les mâles romains, plus prompts à dégainer l'épée qu'à traiter le beau sexe avec des égards. Oui, les hommes et les femmes étaient amoureux au temps des Romains ; l'homme ne régnait pas comme un despote, la femme se rebellait et commandait, c'était elle qui demandait le divorce, comme de nos jours, seule de toutes les femmes autour du territoire romain. Ses biens étaient protégés, elle jouissait faute de mieux d'une très haute considération, elle n'était ni voilée ni confinée dans un gynécée grec au premier étage avec défense de sortir : en Attique, c'étaient les hommes qui faisaient les courses avec le poireau qui dépassait du panier, mais non tas de pervers je parle du marché aux légumes.

     

    Tous les détails du service amoureux sont à votre disposition, dans ce manuel du parfait séducteur latin, ce que fut Ovide lui-même qui le paya très cher, car l'empereur Auguste l'exila jusqu'à la fin de ses jours au bord de la Mer Noire pour avoir levé ses yeux et autre chose aussi vers des princesses impériales : nous n'en saurons jamais rien de façon précise, mais tout porte à le croire. Ovide se tenait une fâcheuse réputation de suborneur de vertus, y compris conjugales : il est dit dans son traité qu'il faut suborner d'abord le mari, se lier d'amitié avec lui, échanger des regards avec sa femme quand il baisse les yeux ou s'engloutit dans une grande coupe de vin, que l'on renouvelle autant de fois qu'il le faut.

     

    Sombres projets.JPGOn joue sous les yeux de l'époux, on trace avec le doigt des messages codés dans le vin répandu sur la table, on se fait du pied, la femme sert à boire en appuyant bien le sein sur l'épaule de l'amant...Bref, L'art d'aimer serait une véritable école de libertinage. Une école militaire aussi, car l'auteur affirme avec humour que tout homme soumis au général Cupidon, armé de son arc et de sa flèche, subit un véritable entraînement de soldat : à lui les veilles (passées à attendre devant la porte de la belle), à lui les soumissions au général en chef, la belle en personne : si elle aime une chose, aime-là ; si elle déteste ceci ou cela, déteste ceci au cela ; si elle t'ordonne telle ou telle mission impossible ou périlleuse, accomplis cette action ou cet exploit, et ne te plains jamais, continue d'adorer celle qui te commande et te malmène ainsi. Où l'on voit que la soumission de l'amant à sa bien-aimée n'était pas l'apanage des troubadours mille ans plus tard, mais faisait partie des codes universels de la relation amoureuse.

     

    La différence est que le Moyen Âge introduira des notions de culpabilité, de mystique aussi, de séparation riche en souffrances et en formation morale ; Ovide, homme antique, ne voit autour de lui que des dieux et déesses n'ayant qu'une envie, celle de fricoter dans la joie. Nulle culpabilité, le mari cocu n'est qu'un mari cocu, et non pas le représentant des lois divines, sombres et sacrées, puisque les dieux se livrent eux aussi à l'adultère. Le but du jeu est de faire l'amour dans le plaisir mutuel, et non de rejoindre la beauté de la divinité comme chez Platon, lui aussi homme antique. Les derniers vers du poème d'Ovide (et non point Ovidie) vantent l'amour physique, et les dernières indications de son traité Ars amatoria s'adressent aux femmes, en plus petite quantité, non que la femme ne soit pas digne de recevoir des conseils, mais parce que, d'instinct, elle n'en a pas besoin.

     

    C'est Vénus-Aphrodite et son fils Cupidon-Eros qui mènent le monde, non seulement de façon sauvage, comme chez Lucrèce, qui fait de la folie génétique et reproductrice le moteur même de toute l'animalité, de toute l'humanité, mais aussi de façon cultivée, culturelle plutôt : l'humain transforme ses instincts en un code issu du bon sens, de la raison, d'un instinct du plaisir et du raffinement, un art, dans le sens aussi de technique, transcendée par un instinct de la qualité supérieure – un instinct civilisé, qui s'insère dans une société, dont les codes sous-tendent ladite société sans s'y opposer de façon dangereuse ; plus tard, l'amour illicite constituera un danger pour la hiérarchie sociale.

     

    Ici, non. D'où le rappel à l'ordre de l'empereur à l'auteur, qui finira ses jours en actuelle Bulgarie. Mais en attendant, que d'humour, que de légèreté, que de superficialité, que de joie. Je dirai même que de bonheur. La lecture de L'art d'aimer est saine, souriante, c'est une perpétuelle leçon de grâce et d'aisance, dont la langue latine parvient à rendre l'aimable facilité : "Si Tu veux être aimé, sois aimable" dit-il. Ne sois jamais grognon, apporte des cadeaux et de belles, gentilles esincères paroles. Cette femme que tu aimes te mettras à l'épreuve, puis cèdera tout attendrie par ta bonne volonté, par ton apparente soumission, car il s'agit d'un jeu, d'un manège, d'une partie menée ensemble, sans hostilité, sans ces fameux complexes qui nous entravent. Et cet optimisme, cette jeunesse, cette joie de vivre, était appréciée aussi au Moyen Âge, où coulait un fort courant de jouissance, opposé à ces tourments décrits dans les romans courtois. Ovide ne se tourmente pas, il ne dépeint pas des êtres sauvages et demi-fous comme Médée qui assassine ses enfants pour se venger de leur père, Clytemnestre qui fait trucider son mari par son amant qui est son cousin, et autres horribles drames.

     

  • Déménagement doux

     

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    Lambert Wilson que ma "rage aiguillonne"me presse au cul d'une vive pupille. Ma tronche en biais le fait fuir sitôt que je me tourne. Il n'y a point de souci qui m'accable. Ici j'ai trouvé un accueil humain, sans plus de comédie sur une fausse entente ou complicité. Chacun a ses défauts et ses moutonnements de complexité, présente quelque chose au-dessus de sa surface de con. J'écris présentement dans la chambre de Franck, dont l'épaisse moustache entretient la sympathique vanité. Plus une ressemblance avec Nils son frère mort, voire avec sa mère que j'ai à peine connue.

     

    Sous l'escalier sa cousine me montre et me remontre d'abondantes photos de toute une vie ; il n'est point de circonstances qu'une jonchée de photos n'aient pas mémorisées. Mais alors se dévoile la vanité des vies, courant d'une joie à l'autre comme des enfants lâchés dans une confiserie. Et l'on s'aperçoit ou devrait s'apercevoir que ce ne sont point les barbecues d'un beau-frère anglophone ou les croissances de moustaches d'un oncle qui forment la vraie vie, mais les pensées qui se sont succédé, les lectures et les films, les sentiments et les innombrables rêveries qui nous ont révélé le fond de vie parallèle sur quoi se détache notre destinée véritable : qui est de rêver, de penser, de juger. Sécheresse.JPG

     

    Notre vie en sous-main n'est pas loin d'avoir été la seule vraie, à nous autres qui n'avons point vraiment agi ni infléchi la course de la planète. Bientôt je lèverai la barre de fer qui clôt pleins ouverts les volets d'ici, donnant un invincible sentiment de sécurité. En réalité cette barre est restée dressée sur le carrelage, inemployée. J'espère que ma femme saura surmonter la vie, car ici l'infinité plane, et le désir que tout s'aggrave pour les mal mariés. Pourtant je ne le veux plus, car les insurmontables inconvénients qui m'empêchaient de jouir ici de la simplicité et de la vérité se sont convertis en acceptation : pour nous autres les faibles, impuissants à nous transformer, il faut bien se résoudre à nous en être trop conté – trop grand, trop ample.

     

    Nous voulions être les héros du siècle, n'en étions sans le savoir  que les comparses, les piétinés obscur, à qui rien pourtant ne manquait des facultés de vivre...