Proullaud296

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Kerouac escalade

 

A présent le voici (second sommet) près du Paradis, dans l'innocence des daims, avec plusieurs mois de provisions. Seuls les aguerris peuvent affronter cette solitude sans tutoyer la folie. Mais quand je faisais le poirier fourchu, nous dit-il, avant de me coucher, sur ce toit de rocher, dans la lumière de la lune, je pouvais voir la terre littéralement sens dessus dessous et considérer l'homme comme un insecte bizarre et vain, plein d'idées étranges se promenant la tête en bas et s'accordant plus d'importance qu'il n'en a. Jamais nul n'a communiqué aussi clairement, surtout aussi modestement, l'exaltation apparemment toute simple procurée par l'extase.

 

C'est quelque chose de très ténu, comme une arête, entre le sens du vide et le sens de la plénitude. Rien n'existe, mais tout sent. Aporie apparente et tenace. Compassion, mais détachement, autre chose que l'implication charitable. Dénuement. Adaptation à l'érémitisme ou à la société la plus grouillante. Stoïcisme antique, dont il serait enrichissant d'étudier la filiation avec les mages perses ou les sages indiens. Se voir mort et néant et s'approprier cette propre mort et ce néant, par la contemplation interne des merveilles du monde, et reporter à l'infini la question du pourquoi. Ainsi le condamné au peloton se pelotonne-t-il sur lui-même en retenant son souffle, s'enfouissant dans sa mort imminente afin de l'apprivoiser, de se la rendre une chose privée, décidable par soi-même à force d'acceptation. « Que vivre, c'est essayer de mourir ».

 

Et sur la montagne, intensément vivre, en mourant au monde. Ici finit ma science. Et je pouvais comprendre que cet homme se rappelait pourquoi son rêves de planètes, de plantes et de Plantagenêts était issu de l'essence première. D'autres se penchent sur l'origine de la matière, Damien ou Higgs, et malgré leur occidentalisme, effleurent le souffle primordial. Eckart et Plotin eux aussi, par des pentes opposées, explorent le vide divin, le second par l'interposition gnostique d'intermédiaires intellectuels (« l'Intellect »), le premier par la fusion de soi et du Dieu créateur, dont nous avons aussi le pouvoir, comme le montreront les siècles à venir : et nous vaincrons toute maladie, par la puissance de nos cerveaux, à condition qu'elle soit innocente ; car nous sommes vide et énergie.

 

Nous venons d'ascensionner de bien hautes cimes spirituelles. Cependant j'ai bien lu que le bouddhisme, auquel ici Kerouac veut nous initier tout en nous laissant libre, avait été relativisé par son auteur, lequel effectua son retour vers le christianisme. Et dans « Les clochards du Dharma », ce mot que n'auraient pas compris les lecteurs eud' chez nous, ce retour progressif à la spiritualité chrétienne, pouvait se laisser prévoir : par la présence universelle des montagnes, de sa flore intense, de son enivrant oxygène, de ses fatigues exaltantes. C'est par les tapis de fleurs, les reflets du ciel sur les lacs ou des feux de camp sur les roches, par les miroitements des ruisseaux et la fuite sauvage des nuages, que l'homme s'élève jusqu'à ses cimes internes. C'est par l'acceptation et la jouissance corporelle du monde créé que l'on parvient à l'extase, et non par la proclamation du néant d'ici-bas, ce que n'est pas non plus le bouddhisme.

 

Le christianisme présente en son cœur en effet, en son essence même, une constante célébration de l'incarnation, une certaine porosité avec le panthéisme naturaliste, l'acceptation de la fusion des corps et du divin. Cela va même jusqu'à l'exaltation du corps, à l'orgie, qui horrifierait les bien-pensants soi-disant chrétiens de la puritaine Amérique. Nature, oui, camping, exploration, abstinence de sexe et d'alcool, mais par intermittences, retours aux altitudes plus modestes, mixité, volupté, que l'on retrouve, bien plus que dans le christianisme traditionnel, dans la pratique du tao. Toutes les voies sont ouvertes, y compris l'athéisme, qui ne pourra jamais cependant, jamais, nier le mystère dont nous sommes à la fois cernés et pétris.

 

Même Sartre n'a pu résoudre l'aporie du matérialisme pur et simple, substituant l'Histoire de l'Homme à Dieu – mais où va l'homme dans son histoire, sinon au mystère de l'Accomplissement.... Nous poursuivrons ces considérations, comme toujours, par un extrait du texte lui-même. Petit Smith, après une longue et lente escalade de plusieurs jours, parvient au pied du dernier escarpement précédant le sommet du Matterhorn californien :

 

 

Parapet, blockhaus.JPG

« - Il est tard, dépêchons-nous. » Japhy partit aussitôt, à toute allure, et même au pas de course, parfois, lorsque nous devions passer à droite ou à gauche des longues coulées de l'éboulis. Ces éboulis sont des glissements de rochers et de terre qui rendent la progression très malaisée et cèdent sous les pas en petites avalanches. À chaque foulée, il me semblait m'élever davantage, grâce à quelque ascenseur géant. Je m'étouffai presque, de saisissement, lorsque je me retournai et vis tout l'Etat de Californie étendu à mes pieds dans trois directions, sous le ciel bleu immense parcouru de nuages comme par autant de planètes ; des vallées lointaines et même des plateaux se déployaient en perspective, ainsi que les monts Nevada pour autant que je pus en juger. Il était terrifiant de regarder vers le bas et de voir Morley, comme une tache incertaine, sur le bord du petit lac où il nous attendait. » Cet homme, extrêmement bavard, a dû retourner sur ses pas pour avoir oubliéquelque chose d'essentiel, puis il est revenu ; mais le voilà trop épuisé pour continuer avec les deux autres. « Pourquoi ne suis-je pas resté auprès de ce vieil Henry ? » pensai-je. J'avais maintenant peur de monter plus haut, terrorisé par le sentiment de l'altitude. Je craignais aussi d'être balayé par le vent. Je revécus en toute lucidité tous les cauchemars où je m'étais senti précipité au bas de montagnes ou de gratte-ciel. Tous les vingt pas, il nous fallut bientôt nous arrêter pour souffler.

 

« C'est à cause de l'altitude, Ray, dit Japhy en s'asseyant près de moi, tout haletant. » Rappelons que Japhy s'est converti, entièrement, au bouddhisme, et qu'il partira l'année suivante dans un monastère au Japon. « Mange des raisins secs et des cacahuètes et tu verras comme cela te donnera des forces. »

 

« Chaque fois que nous mangions, en effet, nous sentions revenir nos forces tant et si bien que nous repartions d'un nouvel élan pour' franchir vingt à trente pas d'une seule traite. Puis il fallait s'assoir de nouveau, en sueur malgré le vent aigre, sur le sommet du monde, morveux comme des enfants qui jouent dehors trop tard, un samedi soir, en plein hiver. Le vent commençait à hurler comme dans les films sur le désert du Tibet. La pente devenait trop raide pour moi. Je n'osais plus regarder en arrière. Je m'y risquai cependant. On ne voyait plus Morley au bord du petit lac.

 

« Plus vite, hurla Japhy qui me précédait maintenant de trente mètres. Il commence à être diablement tard. » Je regardai encore une fois le sommet. Il était à portée de la main. Nous l'atteindrions en cinq minutes. « Plus qu'une demi-heure », hurla Japhy. Je ne le crus pas. Après cinq minutes d'escalade acharnée, je tombai. En me relevant, je vis que le pic ne s'était pas rapproché. Ce que je n'aimais pas, c'était le brouillard qui enveloppait le sommet, comme si tous les nuages du monde s'étaient donné rendez-vous à cet endroit.

 

« Je ne verrai rien de là-haut, de toute façon », murmurai-je. Pourquoi me suis-je laissé entraîner jusqu'ici ? Japhy était reparti tout seul, me laissant le sac de cacahuètes et de raisins secs. Non sans un sentiment de solitude solennelle, il venait de décider de continuer tout seul, même s'il devait y laisser sa vie. Il ne s'assit plus une seule fois. Bientôt il y eut entre nous l'étendue d'un terrain de foot-ball – une centaine de mètres. Je voyais sa silhouette diminuer. Je regardai en arrière et demeurai pétrifié comme la femme de Loth. C'est trop haut, hurlai-je à l 'adresse de Japhy dans ma panique. » L'exclamation est en italique, indiquant un renoncement métaphysique. Il ne m'entendit pas. Je courus encore quelques mètres et tombai, épuisé, à plat ventre. Je glissai un peu sur la pente. « C'est trop haut ! » hurlai-je encore. J'étais affolé. Si je glissais encore, les éboulis se transformeraient en avalanches.

 

Commentaires

  • J'adore le film "La soupe aux choux" et j'emmerde Télérama.

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