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der grüne Affe - Page 6

  • LE CHEMIN PARCOURU

    L E C H E M I N   P A R C O U R U

    DÉFINITIF

    COLLIGNON

     

    AVANCER EN ROULEAU COMPRESSEUR ET NE TENIR COMPTE DES DOUBLONS QU’AU FUR ET A MESURE

    « priant »

    privilégier la première version DANS LE DOSSIER JAUNE, bien plus authentique 67 01 02

     

    1) Nuit à Rossenberg

    a) les lieux (trois pages)

    1) le bâtiment et ses entours (une page)

    2) la chambre blanche, le petit lit de fer, le portrait d’ Henri V de Chambord. (une page)

    3) ma compagne à côté de moi (une page) et l'impression étrange des volets hermétiquement clos. (une page)

    b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons,

    c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'Issigeac à l'horizontale.

    Cette partie est devenue inutile, car tout a déjà été développé dans les paragraphes précédents, avec force détails.

     

     

    DIX PAGES ( SIX SEULEMENT)

    LE PLAN QUI SUIT EST INEPTE ET DÉPASSÉ

     

    2) L'effondrement

    a) alors que je me promène, effondrement d'une aile, je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, cf. une illustration de la collection "Tremblements de terre et catastrophes naturelles"

    b) les hommes vont sur le terrain (torchis, colombages), (laine de verre, masques) - moi, je suis méprisé, on ne me confie que le nettoyage de la vaisselle, aidé par des fillettes, puits à chadouf

    c) Evocation effectivement d'O. qui me traite de Gugusse et de L. qui me remet le moteur en marche. Ne pas hésiter à dévoiler alors leur peu glorieux avenir (digeridoo, Uruguay)

     

     

     

     

     

    3) Mes lectures (Musset aux chiottes à la caserne, chapitre sur Ulysse dans "Si c'est un homme", ceci avec l'une des fillettes. Mais, "après-midi vaseux".

    a) mon bouquin, sa découverte dans les décombres, mon rafistolage, ce que je m'en promets

    b) un commentaire là-dessus

    c) ma transmission, très chaste, pendant la nuit à la petite fille, cf. Nuit de Mai, "Que c'est beau !"

     

    4) Ma soûlographie en mémoire de l'ermite

    a) le menu pantagruélique "Au Paléolithique", "Au Grand Béarnais" à Sarlat, les sauveteurs se restaurent

    b) Je suis ridicule et hargneux, cf. le barak hongrois, les cinq litres de vin avec O’L.

    c) Une agressivité sauvage, ma paranoïa n'ayant cessé de croître

    j,j,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,

    5) Le voyage du retour

    a) Le trajet à travers le Bocage, avec la petite fille dont nous ne savons pas tous les deux qui est le père ; petite route et cimetière de G., pèlerinage ultra-lent car nous n'y reviendrons plus.

    b) le peintre Manolo, les adieux à tous.

    c) engueulade magistrale devant la petite fille pour savoir qui de nous deux est le père.

     

    6) Il faut pourtant larguer la fillette chez sa mère

    a) l'accueil plus que mitigé, cf. Machinchose à Kekpar.

    b) accueil dégueulasse de la fillette, cf. fille de V. à Villaras, écœurant.

    c) elle nous annonce qu'elle va l'abandonner chez une autre copine

     

     

    7) Achat de bouffe cours Dr Lambert

    a) je médite ma vengeance en achetant des produits avariés

    b) je me lamente sur ma vie ratée, en retraçant la vie antérieure de mon compagnon et de moi

    c) le repas est dégueulasse, avec la radio qui hurle sur le jambon d'York

    8) Toujours la soirée studieuse

    a) Je reviens sur Musset

    b) je fais le tour de tous mes bouquins

    c) je fais effondrer à mon tour toute ma cabane

     

     

     

     

     

     

     

     

    9) Coincé dans ma poche d'air, j'attends les sauveteurs.

    a) je me sortirai de là, j'irai à St-Flour

    b) je ne pourrai jamais, jamais vivre seul

    c) j'entends la voix de mon compagnon qui demande qu'on arrête les recherches, on m'arrose de créosote avant de mettre le feu.

    Pendant ce temps-là je creuse, pour m'évader, deux cents mètres plus loin.

    FIN DU PLAN INEPTE ET DÉPASSÉ

     

    JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE JE

     

     

    Il est sur une bosse une lieu étrange et pénétrant, clairière nommée Calvitie de Vénus, où se dresse une haute maison de bois, conforme aux silos de ces contrées : trois étages dont le dernier donne juste au-dessus les cimes. Nous sommes dans l'Ouest canadien (Calgary, Mouse Jaw) où s'étendent ces vastes arpents de blé de printemps.

    Le rez-de-chaussée s’ouvre sur un rond de prairie pelé, sans trace de culture ni d'aucune sorte de jardinage. Le propriétaire, Stoffer Jywes, passe de plus en plus loin sa tondeuse à gazon, sur laquelle il s'assoit, et débroussaille de plus en plus loin, pour éloigner les incendies.

     

     

     

    Il semble tout sec et décharné, tondeur d’Apocalypse: il range en fin de jour son engin sous un appentis. Sa femme Jamie entraîne dans son cercle tous ceux qui l’approchent, souriante et gauche.

    Le haut bâtiment montre d’ingénieux volants superposés d’une lourde gitane en bois noire et goudronnée, figée dans une verticalité bitumineuse, dont l’entêtant parfum revit après chaque badigeonnage. De rares ouvertures s’étagent sous les auvents.

    L'intérieur vertical présente ses « échelles de meunier », trappes, rampes vernies où se décantent des nuances blond de miel. Il fait toujours bien chaud dans les étages.

    I, a, 2

    Lui et moi bénéficions de l’hospitalité. Il régnerait dans notre pièce un froid glacial, si nous ne disposions d’un chauffage aux senteurs entêtantes ; rien qui s'épuise plus vite que ces gazinettes. Nous occupons un petit lit de fer qui grince lorsque nous nous rejoignons sous l'édredon. Les deux panneaux du lit montrent des ferronneries à volutes, le matelas formant une étroite gouttière, et nulle nuit ne me revient en mémoire que je ne l'associe à d'intenses courbatures dues à l'emmêlement obligé des membres, tant supérieurs qu'inférieurs.

    Nous aimons bien notre lit qui fleure bon la douilletterie. Or ce n'est pas un crucifix qui le domine, mais un portrait de Bonaparte par David, avec ce profil gauche où s’emboîte un menton dans son cou empâté. Dormir sous le portrait de Napoléon serait obsédant, si nous ne endormions très vite au sein des lourdeurs impériales. Sitôt tirées à l’aube les barres de volets, nos regards se posent sur l’autre affiche en revers de porte : c’est un Christ aux Souffrances creusé par la douleur. Sur sa peau de plâtre viennent des coulées de sang rubis. Sitôt enjambée la fenêtre nous foulons l'herbe, et les volets pleins sonnent sur les bardeaux. Mon compagnon refuse de tailler sa moustache.

    Il a de forts besoin de sommeil ; je puis aussi bien me promener plus d'une heure, dans la rosée, avant qu'il ait songé à s'éveiller. Il sent le fongicide pour le bois. Au début j’étouffais sous le poids de ses jambes. Bateau calfaté poupe en terre, goudron fissuré. En attendant qu’il ait fini de se secouer comme un porc, je me sens utile, je sais où l'on va. Il ne dort en vérité jamais vraiment. Parfois je ne le sens plus. Nous emmêlons nos membres au petit matin. Ma barbe gratte encore à peine car je suis rasé de la veille au soir.

    Nous n’avons jamais froid dans le lit ni la pièce malgré - 25 dehors, il règne toujours ici la transpiration des corps grassouillets - Dieu me préserve de sentir à l’aube choquer contre ma jambe un tibia de barres à mine (hommes désagréables tous, taillés en raboteurs et mous de la bite "vous êtes attendrissants", "ils ont été dans notre ventre"). Au petit déjeuner nos corps se séparent et c'est le silence, l’air absent au dessus du bol chaud - les yeux lourds de suie froide et ramenant hâtivement sur nous les pans de nos robes car nous couchons nus.

    . L'été la porte intérieure s'entrouvre déjà sur nos hôtes, en salle, bénévoles, souriant, prévisibles jusqu’aux côtes. Cet accueil jadis nous raidissait : d'autres que nous pouvaient donc s'aimer aussi bien que nous : le grand débroussailleur maigre et silencieux, qui mange avec des claquements de grand oiseaux du Mackenzie. Je hais ces gens et leur suis si attaché que je ne sais plus rien. L’hôtesse tourbillonne avec des chuintement de chouette dépeçant sa proie.

    Parfois mon mec et moi partons dans les bois à nuit tombante fusils cassés, malgré l’interdiction de Saskatoon ou Regina : tout est loin. Nous imitons le hibou, qui reprend nos cris par nichées entières dans le crépuscule ; et nous apercevons parfois sur la branche indistincte l’ombre géante et tutélaire - nous rentrons alors une sorte de mort dans l’âme. En vue de la haute tour nous fermons sèchement nos fusils.

    Nous ne nous touchons pas de la nuit. Il est des obscénités qu’on ne commet pas, retranchés. Nos armes sur le râtelier de bois, les yeux appesantis, nous ronflons dans le plomb, le volet du matin bat sur les bardeaux, plus lourdement la paroi, les effluves de chicorée montent, et la chouette-coucou nous avertit que le breakfest est prêt. Nous reniflons nos frusques de nemrods, grognant des scènes. Jadis nous vivions au sud, près des silos où fermente le grain sous la paupière obtuse des thermostats : gratte-ciel, où il ne viendrait à personne l’idée de précipiter un Boeing.

    Nous devons de l'argent, des services à nos hôtes. Nous venons tous les ans depuis des années, depuis d’Edmonton :326 miles. Chaque été, chaque hiver, nous ramènent chez Jywes et Holly, son épouse. Nous leur devons cela. Ils nous ont acheté la Tour - alors que rien, strictement rien ne les y obligeait. Mais comme ils ont bien vu que rien ni personne ne nous ferait mettre « la main à la pâte », que nous n’étions pas dignes, détestant bricoler détestant passer fongicide ou lasure, ils se sont obligés à loger ici, pinceau sur pinceau, goudron sur goudron, planche à planche - eux aussi possédaient leur pavillon-pelouse, en banlieue, à la pêche en week-end au Last Mountain Lake par moins quinze - mais ici, à la Masure, ce sont eux qui entretiennent cette maison.

    Est-ce qu’il ne s’était pas agi, à un moment donné, d’un putain de billet de loto gagnant que nous aurions partagés, est-ce que nous ne nous serions pas bien mieux entendus jadis qu’à présent, est-ce que nous n’avions pas échangé nos culs ou nos maris, n’y avait-il pas entre nous de ces secrets qui traînent à l’intérieur des sectes ou communautés depuis l’offensive du Têt ?canadiens ou pas... Les héros seuls de tels épisodes sexuels confus peuvent concevoir l’invulnérabilité de nos liens. D’avoir senti subrepticement glisser en soi telle queue à vous non destinée, qu’on soit mâle ou femelle - ceux-là peuvent comprendre l’impossibilité archi-absolue de toute rupture, lorsque le vent qui se faufile entre les cimes vient lécher nos volets.

    Les nuits comptent plus que les jours, chacune ici concentre une épaisseur qui plombe, sur tous ces lieux sans véritables noms ou localisations ; une densité qui plombe dans un sommeil où nul ne sait ce qui rampe ou pénètre, femme grasse ou bite obstinée sous falzard crasseux.

     

    1 b) 3 3)je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel) couche ou non avec le mâle.

     

     

    De notre chambre à deux hommes fermée par des barres à la salle à manger descend une échelle dite de meunier qui provoque la mort de tant de gamins qu’il faut clore le haut par une tirette dont seuls les vieux possèdent la clé. Mais ce sont les étages supérieurs que je gagne avec lui. Dans le rêve nous sommes habillés, fusils cassés le long des hanches, montant les yeux fixes dans le noir où nous acquerrons la vue perçante des nyctalopes. Ce sont des chambres vides en hauteur, comme si le bâtiment se rehaussait à mesure que nous l’explorons, comme s’il s’érigeait, de salle d’eau en salle d’eau - lavabos borgnes gouttant dans la pénombre, literies nues roulées - matelas dévidant leurs rayures, ampoules grésillantes constellées de chiures, plus propres à effrayer qu’à éclaircir, er, tandis que s’ébranlent d’en bas dans notre dos à nous toucher - de lourds usufruitiers qui demandent ce que nous fouillons là-haut à claquer les ampoules – et nous signifient de payer d’hypothétiques hypothèques. Ils sont entrés sur nos talons dans les incessants étages avec le Loup-Bossu qu’ils relâchent la nuit depuis le bas-fond de leur cave qu'ils ont ramené de banlieue. Ce monstre pose au Wild Art Seven-Two et teint ses pommettes en pourpre dans les attitudes les plus difformes. Puis il est revendu sous forme de pâtisseries. Courir devant son souffle saccadé dans les étages nous jette dans la terreur – et si nous perdons du terrain son mufle pointe au ras du colimaçon et c’est le bâtiment tout entier qui tremble. Après la mort de nos hôtes la tour subsistera quelque temps puis faute d’entretien s’affaissera sur nous devenus sciures. Retour à Edmonton pour le printemps : cours de charpente. Rétablissement du courant pour que les lampes toutes nues cessent enfin de cligner comme des paupières.

     

     

    2) L'effondrement

    alors que je me balade, effondrement d'une aile,

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

     

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments,

     

    I, 2, a : une page

     

     

    X

     

    Deux chemins partent de la clairière (tondue par Jywes qui traîne sa tronche de cheval sur sa tondeuse) - deux sentiers si raides de part et d’autre de la haute calvitie que coiffe la tour ; au point de lutter contre la descente avec autant d’obstination qu’à la monter, tant les buissons, les ronces nous agrippent au passage, nous couvrent la chute ; c’est celui du sud qui nous retient le plus.

    Celui du Nord plus doux mènerait à l’Étang Travey ; il caresse d’abord à hauteur d’épaule par ses fougères arborescentes. Il se dégagerait de ces petits champignons éclatants (lorsqu’on les foule) un parfum de spores, poussière balsamique.

    1. Et je les parcourais, alternativement, déplorant le peu d’espace offert par ces bois ancestraux, tandis que mon compagnon de lit gisait raide auprès du fusil qu’il caresse. Je songeais à cette canne entre nos corps placée. C’était la pente sud ou femelle, et mes nombreux passages à pied dans ses broussailles rendaient chaque fois moins piquants mes agrippements, lorsqu’il me sembla ouïr un craquement sourd au loin ; la terre ondule sous mon pied, des éboulements se détachent au sein des fourrés. Remontant la pente essoufflé ou retenu des deux poings à terre, j’ai ressenti que le Gand Hercynien Canadien, à l’abri des séismes, subissait une secousse bien réelle.

    Tout le monde a déjà ressenti un séisme : sensation de nausée, perte d’équilibre et de tout repère, angoissante question de sa propre existence (un point, une poussière) : il y a dans cet abandon une douceur infinie, des engourdissements. Je voulus courir vers la cabane, dont plusieurs épingles me séparaient dans les fourrés. Les arbres autour de moi criaient sans s'abattre ; ils seraient mon cercueil en m'ensevelissant - il existe ici une espèce à baume remontant à mille ans.

    Peut-être la houille hante-t-elle ce sol où je me bats - mais qui songe à planter des chevalets d’extraction parmi les lianes blanches ? Pourtant c’était comme un jeu. Mes paumes s'écorchaient. Les basses branches m’entraînaient dans une valse facétieuse.

    Puis le sol recouvrait sa stabilité. Je courais sur les aiguilles sèches. Puis tout ondula de nouveau comme reptation de serpent, d’autres lacets se dessinaient entre les buissons. Amour terrifiant avec Nature, danger affectueux non dépourvu de délicatesses où je

    ne risquais rien tant que ne s’ouvrait pas sous moi la propre crevasse de mon ventre aussi vite fermée qu’ouverte. Le bâtiment quand je le vis enfin m’offrit l’image d’une invraisemblance ô combien absolue par son inconcevable  effondrement car un quadrilatère avait subsistébâti en lieu et place du tassement vertical auquel s’attendre en château de cartes. Les convulsions du lynx ou de la tortue sur lesquels nous autres vermine humaine vivons s’étaient orientées de telle sorte que les volants d’écorces étagées restaient cousus l’un sur l’autre comme autant de grands pans d'écailles.

    Puis d'un coup, au-delà d’une flèche de bois capricieusement propulsée à la verticale, toute l'habitation de Mont Shaïle s’était affalée vers l’Alaska, une épine dorsale brisée, un long chevauchement de chevalets vertébraux, espadon mille fois rompu et rerompu, léviathan fossile mal répertorié, vestige d’un séisme de millions d’années avant nous, et la terre sous moi se dérobait encore, pieds. Et par-dessus planait la sciure, le parfum fort des particules suspendues dans cette saveur où naissent les vocations de forestier quel que soit le salaire - écharpe odorante et blonde, sans nul départ d’incendie

    De là où j’étais les arbres m’avaient masqué l’effondrement de vent dans les feuilles. Je me suis penchée pour cueillir du bout des doigts cette poudre merveilleuse, et je pensais qu’ainsi s’effondrent les empires. Enfin pensais-je la prison n’existe plus - champignons et insectes la dissoudraient. Je longeais ces poutrelles, ces planchers désormais verticaux, priant l’intérieur de moi-même pour que cet état divin se prolongeât, car la femme est proche du divin autant que le sommet s’affale à terre et en épouse les contours) l’angle, techniquement parlant, 25° ? 45 ° ? où tous ces enchevêtrements se présentaient.

    Et rien, Dieu merci, n’était reconnaissable, ni la chambre, où trônaient les hideuses images, ni la chambre des deux monstres, l’homme et la femme encore condamnés à leur sexe respectif, seule peut-être la tondeuse à gazon osait montrer son large siège de cuir en forme de cul : je voyais les deux étroites ellipses dessinant sur le cuir la marque des fesses d’un certain Jywes.

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, une page

    Alors seulement j’acceptai de penser aux humains. Qui était vivant, qui était mort ? Le cheval maudit, l’homme à la tondeuse ? Notre hôtesse, la graisseuse, toujours à virevolter au milieu de ses tartines ? Mon compagnon le chasseur, sale et raide dans ses pantalons militaires, et qui ne me touchait jamais pendant la nuit ? Je ne l’aurais pas suporté : qu’il se lavât, d’abord. C’était vraiment, j’y revenais toujours, l’odeur qui m’emplissait tout entière, du poumon à ces cavités que je sentais, nouvelles et palpitantes, désormais vivre en moi - mais pour combien de temps ? Mon Dieu, faites que mon changement de sexe se confirme ! La sciure me pénètre par tous les pores. A la moindre odeurde cadavre, d’ici quarante-huit heures je suppose au plus tard, je sens que je redeviendrais un homme.

    En même temps, quelque chose s’agitait dans mon esprit : « Tu n’es pas raisonnable. Tu es monstrueuse. Tu jouis du spectacle, tu palpes le bois frais, sans t’inquiéter de ceux qui vivaient là, qui se préparaient à vivre une de ces merveilleuses matinées solitaires. Tu aimerais, n’est-il pas vrai, qu’ils revécussent, qu’ils revinssent à la vie, afin de reprendre cette histoire qui ne t’avait jamais appartenu...

    Tout est trop calme. Il ne règne absolument pas d’atmosphère de mort. Une heureuse coïncidence a fait que tous auront survécu. Je me fais peur. Il n’y a pas de mal. Ils sortiront de leur cage de bois, soit de la partie miraculeusement restée intacte, soit de cette longue avancée disloquée. Et c’est d’abord le cheval funèbre, le chevaucheur de tondeuse à gazon, qui s’ébroue de sa sciure, tout près de la base, où le poids a pesé le moins. Il me regarde hébété, les bras ballants. Il ne trouve rien à me dire, ses lèvres sont retroussées exactement comme celles d’un cheval sur le mort, je vois ses dents jaunes dont je détourne toujoiurs le regard pendant les petits-déjeuners si copieux.

    A mon grand désespoir, à mon grand soulagement - comment définir ces deux choses, là, juxaposées ? - je vois la boulette sortant par la demi-porte restante, car la catastrophe l’a surprise au milieu des étages. Elle était en train de manger, les lèvres lui dégoulinent encore de sirop d’érable. Pourquoi les tremblements de terre n’éliminent-ils jamais ceux envers lesquels nous sommes redevables ? Pourquoi me trouvais-je si proche, dans un chemin creux, encombré de buissons ? Où est mon chasseur ? Il étire son long cou de l’autre côté du bâtiment, il revient lui aussi de promenade, il a pris le second sentier, vers le nord, il ramène par les ouïes une carpe à demi morte, que l’affolement a jetée sur sa ligne,

     

     

     

    TEXTE DU CHEMIN PARCOURU

     

    COLLIGNON LE CHEMIN PARCOURU

     

    L'EFFONDREMENT DE ROSSENBERG TEXTES

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Sec et décharné sur sa tondeuse, il semble en vérité quelque cavalier dégénéré de l'Apocalypse de Dürer, motorisé, utilitaire et monotone. Il la remise sous un appentis, en lisière des hauts feuillus qui délimitent sa clairière. Sa femme est tout le contraire : une joyeuse boule de graisse, dont le sourire efface la disgrâce, et qui accueille le mieux possible les visiteurs, à l'endroit où parvient la route tortueuse et sans issue menant à cet ermitage conjugal.

    L'extérieur du bâtiment consiste en un savant assemblage, tout simple en réalité, commun encore en ces régions, de lattes goudronnées se recouvrant l'une l'autre, mieux ajustées encore vers le Nord-Ouest. Le tout, recouvert de divers enduits, présente l'aspect d'un gâteau de bois indigeste et revêche, aux rares ouvertures disposées sous les auvents, toutes munies de raides escaliers externes imposés par la législation anti-incendies.

    L'intérieur retrace l'histoire d'une lutte contre la verticalité : ce ne sont qu'échelles de meunier, trappes périlleuses et rampes vernies, où règnent cependant des teintes blond clair, presque miel : il fait toujours bien chaud passé le premier étage. xxx61 05 04 XXX

    rossenberg 4

    I, a, 2

    la chambre blanche et son décor (le petit lit de fer, le portrait de Henri V comte de Chambord). (cf. aussi l'affiche de Saratov)

     

    Les deux êtres décrits plus hauts détestent autant qu'il se peut les visites, qu'ils appellent "intrusions". Ma femme Jeanne et moi bénéficions seuls de leur hospitalité ; ils nous logent alors dans une chambre du rez-de-chaussée, à gauche, donnant de plain-pied sur la pelouse. Il y règne un froid glacial, à moins que nous n'y transportions un de ces chauffages d'appoint, aux résistances rougeoyantes, à l'odeur entêtante : rien qui s'épuise plus vite que ces minuscules bouteilles de gaz compact, riches sans doute en émanations de Co².

    Nous dormons dans un petit lit de fer protestant, qui grince allègrement lorsque nous y sautons, pour nous abriter sous l'épais édredon. Les deux panneaux du lit présentent des ferronneries courantes à la fois et remarquablement exécutées, il n'y manque pas une volute, ce mot rappelle "volupté", ce que nous nous efforçons d'atteindre, souvent avec succès : le centre du matelas forme une étroite gouttière, et nulle nuit ne me revient en mémoire sans que je ne l'associe à d'intenses courbatures dues à l'emmêlement obligé des membres, tant supérieurs qu'inférieurs.

    Mais nous aimons bien notre lit, qui fleure bon le faux puritanisme et ses ferreuses douilletteries conjugales. Ce n'est cependant pas un crucifix qui le domine, mais un portrait de Napoléon, Neumeier, Nicolas Ier ou II, le Maréchal Ney... en rapport avec une commémoration). Je crois qu'il s'agit fort banalement d'un portrait de Napoléon par David, avec tout ce qu'on peut d'imaginer de plâtreux, ce profil gauche empâté, au menton engagé dans la graisse, majestueux mais déjà déchéant, le jaune cru, "gros jaune", et les écaillures déjà lézardant l'esquisse. Rien d'officiel. Que du cruel, malgré le projet de "portrait équestre". Dormir sous le portrait de Napoléon devientdrait obsédant, si nous ne nous endormions tout de suite elle et moi, par son poids justement.

    Nos nuits sont encombrées de lourdeurs impériales, de jaunes d'oeufs mal digérés, propices aux infarctus. Le matin, lorsque sont enlevées les lourdes barres de fer qui closent le volet, nos regards se posent sur une affiche décharnée, occupant le verso de la porte : un horrible Christ aux Souffrances, le visage chantourné par la douleur, ce qui veut dire creusé de l'intérieur. Sur sa peau friable coulent de voluptueuses larmes de sang, comem autant de rubis malsains. Les couleurs sont donc : jaune impérial, rouge christique, gris poreux d'une chair d'agonie, et nous.

    Puis la clairière, qui se dégage à un mètre sous nos fenêtres mêmes, qu'il nous suffirait d'enjamber pour fouler toutes ces herbes des Rocheuses du Nord... Les volets de bois lourd résonnent en se rabattant sur les bardeaux superposés comme autant de volants d'une lourde, noire, goudronnée, improbable gitane, qui danserait sur place, dans une verticalité aussi figée que celle de la femme de Loth : une statue de bitume.

    L'odeur est là. La maison est un effroyable bateau fiché poupe en terre, comme un bloc de goudron fissuré. XXX61 05 04XXX

    1 a 3 Ma compagne

    Cette femme qui est dans mon lit est un homme. Je le vois comme un mâle maigre, affublé d'une moustache qu'il ne veut jamais couper ni tailler. Il est beaucoup plus facile de se faire enculer. On se sent utile, on sait où l'on va. Pourquoi n'ai-je jamais été de force à concevoir ce que c'est qu'une femme ? Elle a des besoins tellement plus énormes que moi en sommeil que je puis aussi bien me promener dans les sentiers alentour une heure,batifolant dans la rosée, avant qu'elle ait ouvert l'oeil. La femme qui est dans mon lit est une femme. Je ne parviens pas à me décider. Elle ne dort jamais. Au sein du plus profond sommeil et quelle que soit la question que je pose, elle sera capable d'émettre une opinion ou un soupir, tout cela très pertinent. Nous nous connaissons depuis si longtemps qu'elle change de sexe à volonté de mes fantasmes. Je ne sens plus son odeur. Nous emmêlons nos membres au petit matin, au début de notr eliaison je m'étouffais sous le pids de ses jambes, puis j'en ai redemandé, ce jour-là j'ai compris à quel point nous formions un vieux couple de vieux chevaux. De retour.

    Je me suis plaint d'elle, car c'est mon principal sujet de conversation : dire du mal de sa femme est la preuve même de son amour, de même que le blasphème est preuve de l'existence de Dieu. Il n'y a pas de crucifix dans la chambre, mais mon Dieu il faut toujours que tout un rite soit respecté, de petits baisers sur la bouche et les yeux, de frôlements de joue, de soupirs tendres, et c'est malgré la misogynie la sortie du four même du sommeil de je ne sais quelle pâtisserie moëlleuse, ma barbe ne gratte pas trop car mon rasage date de la veille au soir.

    Cette chambre en vérité est un étouffoir, nous n'y avons jamais froid malgré les moins trente du dehors, il y règne toujours au moment une tranpiration, une buée moite sur la lèvre supérieure de ma compagne délicieusement semblable à un loir, par le grassouillet de son corps, et Dieu me préserve de trouver un jour emmêlé à mes jambes les raides bâtons squelettiques d'un mâle moustachu, rassurant mais sec, sec, sec. Qu'est-ce qui fait qu'une femme puisse supporter le corps d'un homme ? Combien nous sommes désagréables, taillés comme des charpentiers, bâtis en barre à mine, avec des érections défaillantes - elles me disent, les femmes, du moins la seule que je connaisse et qui les a remplacées toutes, "Vous êtes attendrissants", "nous pouvons vous porter dans notre ventre", mon Dieu se peut-il qu'une d'entre elles ait osé proférer qu'elle refusait d'être enceinte d'un garçon pour ne pas avoir un sexe mâle dans le ventre, mon Dieu once more n'importe quoi.

    Puis nous passons au petit déjeuner, et là, d'un coup, c'est le silence : les corps ne se touchent plus. Ni mots, ni caresses, juste l'air abruti de qui a trop dormi, au-dessus d'un bol chaud.

    b) les raisons pour lesquelles nous y sommes, (trois pages) le froid ou le chaud selon les saisons, et

    1) invariablement les connards qui nous hébergent,

    2) nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

    3) je n'ai jamais pu déterminer si mon mec (je ne suis pas homosexuel, nous nous débrouillons chacun de notre côté) couche ou non avec le mâle, cf. aussi le bossu d'Issigeac et cet hôtel abandonné.

     

    I, b, 1) invariablement les connards qui nous hébergent.

     

    Soixante-dix, quatre-vingts fois que s ais-je, nous avons débouché dans cette salle sentant la cendre hiver comme été, frissonnant sous nos longues robes de chambre et invariablement trouvant les toasts juste saisis à point, ou ramenant sur nous les pans inusités de nos habits de vie, car nous couchons nus et ne noue réajustons que pour des besoins de décence. L'été, la porte s'entr'ouvre, et déjà, quelle que soit l'heure, nos hôtes sont là, invariablement souriants et humains, et comme nous sortons de notre tendresse personnelle, ce petit-déjeuner agit invariablement comme un viol : comment d'autres êtres que nous peuvent-ils s'aimer et avoir croupi au lit, le leur, comme nous, avec d'autres choses à se dire ou à ne se point dire ?

    Le grand maigre, taciturne, ouvre et ferme ses longues mâchoires de crocodile, non si bien endentées cependant. Il mange salement, avec des claquements, je guette invariablement les pluvians nilotiques picoreurs de canines. Je hais ces gens et leur suis attaché si viscéralement que je ne sais plus que penser : ainsi de l'homme, ou de la femme, qui partage ma couche. La boulette de graisse qui sert de femme à notre hôte tourbillonne autour de nous en imitant, à la lettre, la chouette: c’est-à-dire non pas ce doux ululement du hibou,mais cette criaillerie de l’oiseau nocturne dépeçant sa proie. Depuis, à mon compagnon comme à moi, il n’est croissant si chaud ni moelleux qui ne rappelle un goût de rongeur mort.

    Parfois lui et moi partons dans ces bois, à la tombée de la nuit, nos fusils cassés à la main, malgré l'interdiction formelle des autorités du Saskatchewan : tout est si isolé ici. Nous feignons de pousser les cris du hibou, il nous est répondu par nichées entières alignées sous le long ciel arctique. En vérité nous sommes surpris, même rageurs, de ne point voir sur la branche à peine distincte ne fût-ce qu’une ombre tutélaire de rapace. Nous rentrons seuls, une mort délicieuse dans l’âme, et dès la haute tour hantée par le vieux couple, comme une porte refermée, nous refermons d’un seul déclic nos deux fusils.

    Décidément, mon compagnon de nuit est un homme. Mais nous ne nous touchons pas de la nuit. Il est des obscénités qu’on ne commet pas. Nous couchons casqués et bottés. Ce lit de fer, c’est une tranchée. Il y a eu beaucoup de viols, réussis ou tentés, entre hommes, devant Verdun ou sur le front de Somme. Ici, contemplant devant nous nos virilités sur le râtelier de bois, nous appesantissons nos paupières, et sombrons dans le plomb jusqu’au petit matin. J’ouvre alors le volet qui bat sur le mur, je sens monter les effluves de chicorée amère, déjà la chouette humaine nous informe que tout est près, ajoutant quelques crouacs qu’elle croit de très bon augure. Alors éclatent entre les deux hommes que nous sommes, renfilant nos pantalons sans nous laver pour descendre décents, de sourdes scènes entre nos dents rentrées.

     

    2)nous leur devons de l'argent et des services, voilà pourquoi nous sommes là, tous les ans depuis des années,

     

    (une page)

    Nous venons d’Edmonton, au sud. C’est sans originalité. Nous ne devrions pas appeler réellement cette ville « Edmonton », qui existe réellement. La nôtre se perd au milieu d’un désert froid, touffe de gratte-ciel où personne n'aurait la moindre idée de précipiter un avion. Les silos qui la cernent atteignent en perspective une hauteur extrême, l'ensemble fermentant sous le regard obtus des thermostats lumineux. Mais tous les étés, tous les automnes, tous les hivers aussi (les déneigeuses du cru démontrent leur efficacité) (il n’y a qu’au printemps que la boue empêche tout) - nous ramènent chez Jywes et Holly, son épouse.

    Nous nous y sentons obligés. Nous sommes leurs obligés. C'est pour nous qu'ils ont acheté cette haute maison, qu’ils appellent entre eux « la Masure », alors que rien, strictement rien ne les y obligeait.

    Mais comme ils ont bien vu que rien ni personne ne nous ferait mettre « la main à la pâte », que décidément nous n’étions pas dignes de ce somptueux cadeau injustifié, ne sachant ni l'un ni l'autre bricoler quoi que ce fût ni passer une couche de lasure ou de fongicide, ils se sont sentis obligés d’occuper la masure, de l’entretenir, d’y passer couche de brosse sur couche de brosse, goudron sur goudron, de clouer bardeau sur bardeau, volant sur volant. Ils avaient eux aussi leur petite maison bien cernée de pelouse, en banlieue, ils partaient à la pêche au Lac des Esclaves, température inimaginablement négative - mais ici, c’étaient eux qui entretenaient la Masure qu’ils nous avaient offerte.

    Est-ce qu’il ne s’était pas agi, à un moment donné, de Dieu sait quel billet de loto gagnant que nous aurions partagés, n’avions-nous pas jadis échangé nos femmes ou nos maris, n’y avait-il pas entre nous de ces secrets de sectes ou communautés toutes antérieures à janvier 73, Canadiennes ou pas... Seuls les survivants de ces temps confus peuvent se figurer correctement le caractère indissoluble de tels liens – sentir se glisser en vous une queue subreptice – d'où linconcevable éventualité de toute rupture ; le silence qui tombe sur vous pendant des années d'après-vie ; les folies qui vous font chuinter comme une chouette ou boubouler - culpabilités traînantes, désespoirs jouissifs qui s'immiscent, à l'heure où le vent dégringole des cimes et lècher les volets.

    Les nuits comptent double des jours, bien plus que cette lumière avortée,entre Moose Jaw et Keepsie, tous ces lieux sans véritables noms. Densité morne qui plombe d'un coup dans le sommeil, où l’on ignore ce qui vous rampe entre les jambes : si c’est un homme ou l’obstination raide sous la crasse d’un falze immobile.

     

    De la chambre d’en haut à la salle à manger d'en bas dégringole une échelle-de-meunier trompe-la-mort, barrée en son sommet d'une sécurité dont seuls les adultes possèdent la clé. Nous explorons les étages encore au-dessus : fusils cassés contre la hanche et les yeux fixes dans le noir, l’œil nyctalope aux becs recourbés - chambres désertées d’étage en étage en vérité tout comme si le bâtiment s’était construit haussé de pièce vide en pièce vide ; lavabos gouttant dans le noir, draps roulés ou défaits, matelas rayés, ampoules souillées de chiures - blafardes et grésillantes, bien plus propres à effrayer qu’à illuminer. Tandis que s’ébranlent au dessous de nous mais plus effrayants que s’ils s’étaient trouvés là tout proches à nous toucher - les usufruitiers qui demandent ce qu’on peut bien foutre là-haut à brûler de l’électricité pour voir quoi, bon Dieu,depuis le temps que ce foutu hôtel est abandonné. À moins qu’ils ne nous demandent de les payer pour tous les travaux d’entretien qu’ils voudraient nous coller, auxquels nous ne consentirons jamais, jamais.

    Nous savons qu’ils introduisaient avec nous dans la cage d’escaliers cette créature qu’ils relâchent la nuit de sa cave, non point l’  « enterrée vive » mais ce bossu bitord, par-devant par-derrière, ramené de leur banlieue proprette. Cet homme, Vercassis, exerce en banlieue la profession suivante : modèle pour nain de jardin. Il teint son nez, prend les poses les plus difformes et se fait payer tant la photo. Puis les plasticiens reconstituent sa silhouette par « D.A.O. » et le revendent sous forme de figurines.

    Se voir courser dans l’escalier de nuit par un tel monstre nous flanque à tous les deux des terreurs indicibles : voir son nez de grotesque passer la spirale nous accélère à mort dans les étages à perdre le souffle. Que va-t-il advenir de nous ? mon Chasseur et moi ne savons plus planter un clou. C’est tout le bâtiment norvégien qui s’ébranle au milieu de la nuit. Nous savons qu’après la mort de nos nourriciers le bâtiment restera quelque temps à peu près bien entretenu, puis qu’il s’affaissera sur nous, peu à peu avec les années, puis tous, hommes de chair et bâtiments de bois, rentreront sous forme de sciure dans le vaste cycle de la nature.

    Nous reviendrons à Edmonton (Saskatchewan) pour le printemps. Nous prendrons des cours de bricolage et de charpente. Nous rétablirons le courant électrique de façon satisfaisante, pour que les lampes sans abat-jour cessent enfin de trembloter comme autant de paupières.

     

    c) élargissement de l'espace, sorte de vaste palombière aux ramifications immenses, cf. l'hôtel d'Issigeac à l'horizontale.

     

    Cette partie est devenue inutile, car tout a déjà été développé dans les paragraphes précédents, avec force détails.

    2) L'effondrement

    alors que je me balade, effondrement d'une aile,

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

     

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments,

     

    I, 2, a : une page

     

    Deux chemins s’échappent de la clairière où Juwes incessamment promène sa silhouette chevaline sur sa tondeuse ; les deux chemins descendent raidement, de part et d’autre à peu près de la haute calvitie que surmonte la bâtisse. Il faut avec entêtement lutter contre la descente avec autant d’obstination qu’on en mettrait à gravir, tant les buissons, les ronces, les végétaux piquants en général vous retiennent au passage, vous protègent de la chute, ainsi qu’une mère abusive, agrippante. C’est le chemin du sud qui vous retient le plus. Au Nord, la pente plus douce menant au Grand Lac des Esclaves caresse d’abord l’épaule à travers le tissu, au point qu’on souhaiterait être nu, par de hautes fougères arborescentes ; il se dégage alors de ces petits champignons éclatants (qui éclatent lorsqu’on les foule) un parfum pénétrant de spores, éjaculation végétale, poussière balsamique : la voix mâle, opposée à la voie femelle ?

    ·1 Et je les parcourais, alternativement, déplorant le peu d’espace offert par ces bois ancestraux, tandis que mon compagnon le chasseur reposait tout raide auprès de son fusil. Je songeais à cette arme entre nos corps placée comme à l’épée qui sépare Tristan d’Yseut dans la légende du Morrois. C’était la pente sud ou « femelle », et mes nombreux passages rendaient chaque fois moins piquants mes agrippements, lorsqu’il me sembla ouïr un craquement sourd et proche à la fois et lointain ; la terre ondulait sous mes pieds, des éboulements se distinguaient dans les impénétrables fourrés qui m’lotoenclosaient.

    Remontant alors avec essoufflement, parfois les deux mains à terre, je pressentis que le Bouclier Hercynien, qui se croyait à l’abri des séismes, subissait une secousse improbable et réelle. Tout le monde a déjà ressenti cela : sensations de nausée, perte d’équilibre, perte de tout repère, l’angoissante question métaphysique de sa propre existence (« Je ne suis qu’un point,, une poussière près de l’engloutissement ») - il y a dans cet abandon à l’infini une douceur elle aussi infinie, comme celle qui vous prend lors des endormissements. Je voulais courir vers la cabane, dont plusieurs tournants me séparaient au plus épais des fourrés.

    Les arbres craquaient, ils ne s’abattaient pas. Ils fourniraient le bois de mon cercueil, je serais enseveli parmi eux. Il existe au Canada de ces espèces balsamiques, remontant à des siècles, et de génération en génération, à des millénaires. Peut-être des gisements de houille hantent-ils ces sous-sols, mais qui planterait des chevalets d’extraction au milieu de ces arbres millénaires, tout chenus de bavures de lianes argentées ? Je regrimpais péniblement la pente. C’était comme un jeu. Les forsythias de là-bas m’écorchaient le creux des mains. Les branches basses se dérobaient à mon étreinte, semblaient voulori m’entraîner dans une valse infernale et facétieuse.

    Puis le sol recouvrait sa stabilité. Je courais sur les aiguilles de pins ou d’épicéas, bien rangées et bien sèches. Puis tout réondulait comme la peau d’un serpent, le perfum était pénétrant, un nouveau tournant se précisait entre les buissons bas. C’était un amour merveilleux avec la nature, quelque chose de dangereux et d’affectueux, comme d’uen mère éléphant avec un chaton. Mais ces gros animaux sont capables de délicatetsses inimaginables. Je ne risquais rien, à moine que le démon n’ouvrît sous moi une de ces crevasses d’engloutissement, aussi vite refermées qu’ouvertes.

    2° une illustration de la collection "tremblements de terre et catastrophes naturelles"

    Une page

    Le bâtiment, quand je le vis, m’offrit l’image d’une invraisemblance absolue. Comment avait-il pu se faire qu’une surface aussi réduite au sol n’eût pas provoqué un effondrement « en château de cartes » ? Les mouvemets du chat, ou de l’éléphant, ou de la tortue (disent les Japonais) sur lesquels nous vivons, vermine humaine, sont rigoureusement imprévisible. Une partie du bâtiment restait vigoureusement intacte. C’était la moitié sud-est. Les étagements de bois, les volants de jupe ligneuse restaient fix »s l’un sur l’autre comme autant d’écailles intactes. D’un coup, au-delà d’une flèche de bois plus capricisues, que la secousse avait amené à la verticale, toute la maison du sommet de Mount Shyle s’était affalée au nord-ouest, en direction de l’Alaska. C’était une épine dorsale brisée, un long chevauchement de chevalets d’échine, un espadon mille fois rompu et rerompu, un léviathan fossile mal classé encore par les paléontologues, comme si le tremblement de terre s’était produit vingt millions d’années avant notre ère, et que les morceaux d’un ichthyosaure - les mots m’échappent, comme la terre sous mes pieds. La sciure planait par-dessus tout cela. L’odeur était merveilleuse, les particules demeuraient suspendues à deux mètre ou trois au-dessus du sol, et répandaient cette saveur de bois qui détermine les vocations de forestiers for ever, quel que soit le bas salaire qu’on obtienne dans ces professions déshéritées, loin de tout.

    Un journaliste pressé -j’aurais pu vendre très cher mon reportage, mes clichés si j’avais eu l’esprit de porter sur moi un Nikon 400 E - « Je devrais me barder d’appareils photographiques, ces deux sentiers sont si riches que je rapporterais au poins de quoi garnir deux albums » - et puis j’oubliais - aurait alors mitraillé cette scierie bombardée,ce chaos d’éclatures où subsistait le grand dessein d’un architecte. Nulle fumée ne s’élevait encore, à l’exception de cette écharpe odorante et blonde, et c’était merveilleux, en vérité, que nul incendie ne se fût déclaré, ni ne menaçât, car mon odorat était aux aguets. Tous les sens jouissaient e la perspective eshétique offerte à moi. Les oreilles jouissaient d’une sorte d’écho : de là où j’étais, les arbres bienveillants m’avaient masqu » le bruit de l’effondrement, qui avait dû se produire très lentement, comme un froissement de vent dans les feuilles. Je me penchai pour cueillir au bout de mes doigts de cette matière merveilleuse, et je pensais qu’ainsi s’effondrent les empires, il n’en reste plus que le parfum qui pour toujours entête les civilisation à venir.

    Des champignons, des insectes, se repaîtraient de cette sciure. J’étais subjuguée, transformé en femme, ouverte à toutes les sensations. Enfin, pensais-je, notre prison n’existe plus. Je ne pensais pas : « Comment vais-je réapprendre à vivre désormais ? » Non, la destruction, préalable à toute renaissance, m’apparaissait dans toute sa bienfaisance. Je longeais ces « poutrelles désaxées », ces planchers désormais verticaux, j’évaluais en connaisseuse ‘désormais j’étais femme, pour un certain temps, je priais l’intérieur de moi-même pour que cet état divin se prolongeât, car la femme est proche du divin autant que le sommet s’affale à terre et en épouse les contours) l’angle, techniquement parlant, 25° ? 45 ° ? où tous ces enchevêtrements se présentaient.

    Et rien, Dieu merci, n’était reconnaissable, ni la chambre, où trônaient les hideuses images, ni la chambre des deux monstres, l’homme et la femme encore condamnés à leur sexe respectif, seule peut-être la tondeuse à gazon osait montrer son large siège de cuir en forme de cul : je voyais les deux étroites ellipses dessinant sur le cuir la marque des fesses d’un certain Jywes.

    je sais qu'il y a qq dessous, je décris les bâtiments, une page

    Alors seulement j’acceptai de penser aux humains. Qui était vivant, qui était mort ? Le cheval maudit, l’homme à la tondeuse ? Notre hôtesse, la graisseuse, toujours à virevolter au milieu de ses tartines ? Mon compagnon le chasseur, sale et raide dans ses pantalons militaires, et qui ne me touchait jamais pendant la nuit ? Je ne l’aurais pas suporté : qu’il se lavât, d’abord. C’était vraiment, j’y revenais toujours, l’odeur qui m’emplissait tout entière, du poumon à ces cavités que je sentais, nouvelles et palpitantes, désormais vivre en moi - mais pour combien de temps ? Mon Dieu, faites que mon changement de sexe se confirme ! La sciure me pénètre par tous les pores. A la moindre odeurde cadavre, d’ici quarante-huit heures je suppose au plus tard, je sens que je redeviendrais un homme.

    En même temps, quelque chose s’agitait dans mon esprit : « Tu n’es pas raisonnable. Tu es monstrueuse. Tu jouis du spectacle, tu palpes le bois frais, sans t’inquiéter de ceux qui vivaient là, qui se préparaient à vivre une de ces merveilleuses matinées solitaires. Tu aimerais, n’est-il pas vrai, qu’ils revécussent, qu’ils revinssent à la vie, afin de reprendre cette histoire qui ne t’avait jamais appartenu...

    Tout est trop calme. Il ne règne absolument pas d’atmosphère de mort. Une heureuse coïncidence a fait que tous auront survécu. Je me fais peur. Il n’y a pas de mal. Ils sortiront de leur cage de bois, soit de la partie miraculeusement restée intacte, soit de cette longue avancée disloquée. Et c’est d’abord le cheval funèbre, le chevaucheur de tondeuse à gazon, qui s’ébroue de sa sciure, tout près de la base, où le poids a pesé le moins. Il me regarde hébété, les bras ballants. Il ne trouve rien à me dire, ses lèvres sont retroussées exactement comme celles d’un cheval sur le mort, je vois ses dents jaunes dont je détourne toujoiurs le regard pendant les petits-déjeuners si copieux.

    A mon grand désespoir, à mon grand soulagement - comment définir ces deux choses, là, juxtaposées ? - je vois la boulette sortant par la demi-porte restante, car la catastrophe l’a surprise au milieu des étages. Elle était en train de manger, les lèvres lui dégoulinent encore de sirop d’érable. Pourquoi les tremblements de terre n’éliminent-ils jamais ceux envers lesquels nous sommes redevables ? Pourquoi me trouvais-je si proche, dans un chemin creux, encombré de buissons ? Où est mon chasseur ? Il étire son long cou de l’autre côté du bâtiment, il revient lui aussi de promenade, il a pris le second sentier, vers le nord, il ramène par les ouïes une carpe à demi morte, que l’affolement a jetée sur sa ligne,

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Cette nuit-là

     

    C O L L I G N O N

    C E T T E N U I T – L À

     

    " Je vis seul

    " Je dors seul

    " Je meurs seulement

     

    "Rhacophore petite grenouille arboricole aux palmures postérieures très développées pouvant servir de parachute au cours de sauts effectués dans les arbres des forêts tropicales du Sud-Est asiatique (...) Nom usuel: "grenouille volante" (Larousse universel, t. XIII)". Chaque soir le garde m'ouvre les portes de la serre ; je trouve là, sur 30m de haut, de quoi satisfaire ma curiosité. À mes pieds les racines de palétuviers baignent dans un marécage en réduction où plongent les reflets sombres sur des profondeurs égales. Mes jumelles d'intérieur jouent sur les verticales, remontent vers les cimes où se distinguent les racophores sautant de branche en branche, atteignant même les eaux mortes à mes pieds : j'apprivoise ou du moins nourris mes petits ranidés de divers insectes tirés d'un petit coffret de santal cylindrique.

    Le garde est natif de Malaisie, naturalisé – nous entendons par là "français". Distant et sec dans l'exercice de ses fonctions. Ma mère à moi provient de Battambang, près de Kok Ampil,au nord du pays khmer. On a dans ces contrées abondamment usé de cruauté, dans des grottes où se tinrent des massacres. Bien que je sois également né dans cette ville, je n'y retournerai plus. Perspective unique à cette heure nocturne, la haute verrière du Jardin des Plantes, accessible par pur privilège dans l'obscurité, après fermeture. Il en coûte bien des soins, et bien de l'argent, d'entretenir ces massifs arborés, dont les cimes se pressent aux membrures sommitales de la grande serre.

    Je prends quelques clichés (800 ASA, grand angle) de ces merveilles batraciennes planantes, indiscernables à l'œil profane. Les lianes s'encordent sur les troncs moites. Il me vient l'image d'un corps aux membres soudés sous le feu des cauchemars. Cette nuit où je m'engage m'ouvrira le plus définitif des tunnels, jamais je ne replacerai mes pas dans mes empreintes ; juste avant de perdre connaissance brasenbae preah chong si Dieu veut, je

    verrai sous mes paupières voleter les phosphènes étincelants de mes Créatures ; il ne me reste plus qu'à reposer en paix. Dans mon dos le Malais referme les panneaux de verre.

    Je n'ai pu obtenir que la clef des grilles extérieures ; je marche au jugé dans ma nuit. Au 25 rue Buffon j'occupe au premier étage un appartement aryanisé dont l'occupant disparut à Kœnigsberg en 45. Avant d'y parvenir je dois effectuer quatorze fermetures de ma main, alternant à bout d'avant-bras les clés du pesant trousseau ; certaines actionnent jusqu'à trois serrures. Il m'en faut quatre personnelles pour ma porte, que le proprio juif a fait blinder avant sa mort. L'épreuve de la nuit constitue à proprement parler la véritable vie. Chez moi les vasistas haut placés, bridés à la façon des Génies courroucés sur les stoupas; étirés, menaçants.

    Monté en chaussettes glissantessur le bureau verni, je passe à l'étroit mon bras tout entier dans le noir extérieur, tremblant qu'une main ne m'agrippe. De là je saisis et déplie sans les voir les volets de plasrique, assujettis très vite du dedans l'espagnolette.

    La longévité moyenne des ranidés n'excède pas quatre ans.

    Je n'aurai pas plus qu'eux accès à la vieillesse. Les trois premières lettres forment le mot "vie" – vetus/ vita : sans parenté. Poursuivant ma seconde mission de clôture, j'accède aux portes-fenêtres en balcon d'angle,où tentent de pousser 25 petites cactées en autant de petits pots, séparées de la rue par des vantaux. Quand j'ai bien tout fermé me voici à l'abri des monte-en-l'air et aures vandales. Ma mère a pu rapatrier du Kampoutchéa l'argent, les bijoux "volés au peuple". Quand elle mourut, voici dix-neuf ans, 1 mois et 9 jours) elle recommanda de ne rien investir en fermetures automatiques en dépit des publicités (bulletin météo d'Euronews).

    Je suspens mon trousseau personnel à côté du compteur. Je pense aux femmes croisées dans la rue tout le jour, que j'aurais tant voulu connaître à l'instant du plaisir ; ce sont leurs mains qui s'attardent à présent sur les clôtures de leurs logis, avant que leurs yeux ne se ferment à leur tour. L'instant du coucher reste celui du plus grand courage. C'est après m'être vu au miroir, la tête entre les lampes face à moi, qu'interviennent sur mes traits les convulsions de ma virilité : demain je serai ferme. Un homme – ferme, femme, à une lettre près. Cela ne peut manquer. Dormons et reprenons des forces. Sur l'Atlas blanc Bordas, "Index des noms", j'avance de trois villes par jour, en ordre alphabétique, dans telle pays, telle contrée où jamais nulle étincelle batracienne (l'ai-je oublié) n'aurait la moindre chance de survie. Si loin de tout tropique, entre Munich et Ingolstadt, in der Hallertau – double rangée de façades blanches dans le brouillard avec frontons, larmiers, doubles vitrages.

    Et par beau temps le lendemain des cultivateurs à lunettes qui partent au labour en costume de confection.

    Je ne pense pas que mon sommeil affole les foules : à peine sous les draps et dans le noir, je m'adonne avec ferveur à la catholique habitude de l'Examen de conscience. Qu'ai-je fait de ce dernier jour qui me fut confié, de ma vie qui n'a plus lieu d'être. Si j'ai suffisamment souffert et bien rendu. Défilé dans mes yeux fermés des mines défaites et des habits des hommes ou de leurs rictus, éclats de voix, de rire etc. - écriture et méditation malgré le sommeil toujours en embuscade, envois de messages - moins par téléphone toutefois, où se dépense en pure perte un trésor de chaleur, plutôt par lettres, aux réponses tardives et décevantes.

    Bénie soit la toile, qui sans profondeurs ni brouilles ni mort d'homme parvient à parler sans fard. Sur la toile envoyer paître tel ou tel, peu importe le tort ou la raison, les échecs viennent tous de l'autre et la sottise est réciproque. Préférence encore pour ces jours de solitude ou de compagnies légères (vendeur de journaux, cafetier qui me pose la tasse sous le nez sans un mot, manques d'égards où couve la haine, c'est la vie, je ferme les yeux. Heureux les hommes qui referment leurs tiroirs avant la nuit comme des portes ou des volets.

    Je fus soupçonné du meurtre d'un vieillard locataire au fond du jardin, c'était à s'y méprendre un Gartenzwerg bien glabre et cabossé, voûté, le nez pendant et le pantalon flasque. Je l'aurais tué disait-on pour retrouver mon carré d'herbe et de plantes si rares à Paris, au fond d'un puits de murs où le soleil vient peu. J'aurais dû signaler ses grommellements, ses loyers en retard, ses incessantes allées et venues (alors je l'ai tué) – "Monsieur Truong Phan Van" ont dit les journaux "n'a rien laissé paraître" il me gâchait le paysage, de sa cambuse je ferai un pavillon d'été – le vieux a disparu. Famille introuvable (deux nièces à Lyon, qui l'ont peut-être interné au Vinatier – certains vieillards s'enfuient vers leur "âtre" comme ils disent, glacial mais où ils ont vécu trente ans.

    Je me soupçonne fortement d'avoir tué ce vieux. Je ne peux rassembler ce qu'il faut d'argent pour réhabiliter son bouge, sa bauge, à mon seul profit. Peut-être qu'il n'est pas bien mort. Ce souci me taraude avant mon sommeil, puis viennent les grenouilles rhacophores, qui veille ? qui dort ? qui vit qui meurt et toutes ces choses. Puis les grenouilles s'évanouissent en pleine mangrove. Épreuve ultime : dans le lit, affronter ma mort – que philosopher, c'est apprendre à mourir à bon marché (ou à vivre ? jamais de la vie) - j'ai ouï dire qu'il existait "une forme de bouddhisme" qui laissait subsister les passions tout en s'en détachant – à vérifier – consulter Sénèque, Nazianze (Grégoire, dit le Théologien) "Sois à la fois l'athlète et le spectateur" ou mon prochain.

    Mon lit de mort est le centre du monde – quoy ! N'ay-je faict suffisant exercice ? - avec mon jeu de réussites "Les Dames de la France". J'explique : si la carte que je dis à haute voix coïncide avec celle que je tire (la carte), c'est que je mourrai demain. Roy de Pique ! - l'As est sorti, je survis d'un jour et rebats trois fois. Le record est à fin avril, et quand enfin je meurs coïncidence Bouche et Main je pousse un grand cri et mon cœur bat plus fort, la roulette russe n'est pas mal mais c'est très, très dangereux. La fusion finale au sol àl'herbe ne m'effraie pas car je suis très, très loin de l'échéance (l'imminence) on dit que Charles-Quint lui-même chanta les répons du fond de son cercueil : répétition générale Monastère Cuacos de Yuste 1557.

    Vitalie Cuif, épouse Rimbaud, se fait descendre ("la mère Rimbe") dans sa bière sur deux cordes au fond de la fosse "pour voir". J'ai de plus en plus peur j'expire lentement ente mes lèvres question : Suis-je le seul sommes-nous seuls à souhaiter tout au fond de soi l'exact ajustement de l'instant conscient et de l'éternel, seconde après seconde - autre chose, tout de même ! que la quête du bonheur pursuit of happiness – je refuse : yoga, zen, bouddhisme, sénéchaussée (doctrine de Sénèque) – non : c'est à moi seul, à moi seul de créer, seul membre du club, seul dépositaire de la fausse vérité. L'entrée précise dans le sommeil mesure à elle seule à quoi sert ou ne sert pas de vivre qui perd l'heure perd le jour qui perd le jour perd le mois, l'année, la vie – "Las voyez comme en peu d'espace" on passe de l'enfance à la plus blette maturité.

    La mise au lit en bière est le seul instant qu'il faut retarder, puis de justifier, puis d'accomplir. Mon lit depuis que je dors seul présente l'ancien baldaquin aux piliers tordus comme un Bernin, le ciel hélas privé de couronnement ou de tissu plissé (le fameux "ciel-de-lie" en pout-de-soie épaisse et mate, avec embrasses retroussées sur les courtines ; autour de la couche court un large rebord de chêne communément nommé "châlit". Le chat prend position là pour la nuit, à tendre le bras seulement je le touche. Parfois la nuit je l'entends lourdement descendre sur le parquet ou légèrement se repercher. Il me veille. Bashtet est "la déesse chat, "aspect serein de la lionne guerrière".

    Il veille le seul humain lumières closes. Alors je pense à tout. Parfois se lève en moi la Vague de Persécution, et lorsquej'ai réglé, mais pas avant, leur compte aux opposants, je dis le mot "décontraction" – figurez-vous chaque partie de votre corps abandonnée comme un chiffon au point que toute chair se détache comme dans un chaudron d'eau, sentez le frisson chaud des muscles et du bouillonnement. Passer en revue les tissus musculaires même si leur dénomination reste incertaine, tout un pan de corps qui soudain se relâche ou bien ce dessus de la jambe nommé droit fémoral ou le flanc gauche ou droit; autour du genou j'imagine un rayonnement d'aiguillettes ou losanges sans existence anatomique - je n'ai plus lu Décontraction pour tous après p.35 ch.II car on voulait m'apprendre à ralentir ou à presser mes battements de cœur je n'ai qu'un cœur [sys- et diastole] - plutôt crever.

    Répéter je dors d'un profond sommeil jusqu'à la clôture des yeux intérieurs et si cela ne vient pas vous vous serez toujours apaisé me dit le médecin - rien ne me fait plus peur que de vivre ou penser lihrement ; l'animal seul incarne et mérite la liberté – le chat le chien l'oiseau – ma folie n'est pas pour demain. Au cœur de la nuit je me lève et j'urine, échec. La nuit remonte à la plus haute adolescence. Jusqu'à treize ans le sommeil d'un enfant. Réactivation de la scène où la Mère me sermonne : à 4 ans passés resté sale, Maman commande à présent je cesse de pisser au lit, parce que ça fait de la peine à papa (je le vois de côté, feignant la plus profonde afflication) (« Tu feras celui qui a un gros chagrin ») (il ne me semble pas plus chagriné que ça). Du jour au lendemain mon abstinence est totale. Ce que père et mère ignorent, c’est qu’il n’est rien de tel que ce mensonge, largement divulgué dans les années 50, pour inhiber sans remède, pour bloquer tout désir d’action quelle qu’elle soit chez l’enfant et l’adulte. Il m’est encore et pour toujours impossible d’agir. Je prenais le jour pour la nuit (errance d’horloge interne) – la vie se prend, s’obtient pendant la nuit. Le jour n’apporte que des devoirs.

    Des corvées. Pas de vie. De nuit l’esprit touche et goûte au déroulement éternel. De jour on court de remords en remords. Obtention Zéro.

    Réveil de nuit. Pipi faible, envie faible, peur d’avoir envie. Juse avant je rêvais que je pissais. Surplombant le pot, le seau, la cuvette douteuse, je dis un prénom, un patronyme, deux dates – naissance et mort. Je ne tue pas le père je veux l’indépendance. J’ai lu ça dans un livre. 1885-1947 : 62 ans. Le jour, le mois : 28 mai pour la naissance, 3 décembre pour la mort. Si la date de mort dépasse le jour où je suis : mort retardée, mais mort quand même. C’est un homme, très rarement une femme. Autrefois je donnais à l’homme le prénom qui est le mien. Je ne me suis jamais débarrassé du monde à éliminer : « Je ne suis pas x. Je ne suis pas x. Mon prénom seul et son nom à lui. Mort le 3 décembre 1947.

    NOM EST NON. MÈRE EST MER. PÈRE EST PERD.

     

    Puis je retourne me coucher. À tâtons. J’enjambe le chat, étendu comme un sphinx sur le châlit. Je rabats mon drap. Passé 5 heures inutile impossible de dormir. Transposition d’ordre littéraire inconcevable. Les ours en hivernage eux aussi se relèvent. Comme eux je ne souille pas ma couche. Bern-hart : Fort comme un Ours. Forcé à chier. Veiller, agir : non pas chier mais se retenir de chier. Jouir dans l’efficacité, oser, c’est risquer de chier. Parler c’est chier ( risquons la métaphore) jouer sur scène, lire-écrire. Déféquer pour capter l’attention de la mère. Professer pour capter l’assistance, le blâme, l’attention. Les mères d’élèves. Les jeux de mots.

    Reste à établir que toute communication souille ; c’est une épreuve alors qu’il est si simple de pisser. De nuit face au miroir placé là par le précédent propriétaire, anxieux de vérifier ses attributs virils…

     

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    Ne pas emmerder son interlocuteur. Ne pas lâcher une de ces gaffes qui brouillent pour vingt ans. Biaiser. Sans cesse. Blaguer sur la corde raide au-dessus des lions. Tout ce qui forme groupe, assisance, classe, public ; salle des professeurs ; corps de garde, dîner de cons, cantiques sportifs – tous adorent le rire. Les fauves aiment rire et bâiller. L’individu reste douteux, périlleux, réfractaire. Il peut n’entendre point raillerie. Renvoyer par exemple ses propres railleries – le boomerang merdeux. Voire vous prendre pour un con – pire : un fou. La façon dont les femmes ricanent en s’inclinant sur leur voieine. À quoi sert le professeur ? qui peut le dire. Ils me regardent tous et se mettent à rire.

    Face à l’abîme. Si mes disciples ont ri j’aurai atteint mon but.

    Dans la mollesse, et malgré moi.

    Mes écrits aussi seraient excrétions. Cahiers, simple feuilles entassées dans l’armoire et jusque sous les pieds de la bibliothèque – juste un châtiment ? Tu blâmes ceux qui se sont poussés par intrigue tandis que tu ne sais qu’écrire ?… l’alpiniste a besoin du dernier de ses crampons. Le sponsor, l’œil vissé sur ses comptes en banque, est aussi indispensable – que penserait-on d’un grimpeur en espadrilles ? Pour habiller de nuit ton impéritie, tu remets ta faute sur les autres ? qui n’ont rien compris ? qui ne t’auraient pas compris ? Tu comptes donc exciter leurs rires, comme à tout le reste ?

    Quant à l’amour, tu vois bien : les tendresses en bouffées ne s’adressent qu’aux ombres. L’humanité - t’est réfractaire.

     

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    Lire au lit (non plus) n’est pas un plaisir. Un professeur, un pape – sont forcés de lire. Mes titres de chevet sont ceux que j’ai décidé de lire. Accumulation du savoir avant d’affronter Dieu. J’affronte Dieu. Qui ne s’abaisse pas aux interrogations. Voici les titres.

    1) Virginia Woolf, dont j’adorai naguère Orlando, prodigieuse conjuration de la gloâre à travers les siècles et les sexes. Appâté, j’ai décidé de dévorer ses plus gros ouvrages. Le volume entier n’est qu’un empilement de mises au point télescopiques sur les feuilles d’arbres, les escargots et autres friselis d’écume. On n’y tient pas, on suffoque. J’entends bien que c’est de l’excellente littérature, qu’il faut avoir lue, dont il faut s’informer et s’instruire.

    Il en va de même du n°2), qui signe Elias Canetti : « Écrits autobiographiques », douze cents pages de papier Bible, Nobel 81 : autre apnée, tyrannique, masculine cette fois. Rien n’est épargné au lecteur : pas un filet d’air – chaque personnage décrit jusqu’aux poils de barbe, jusqu’à la longueur de langue appliquée sur les doigts dans le livre pour tourner les pages, pas une description qui ne soit scrutée, pas une circonstance qui ne soit décortiquée, fibre à fibre, jusqu’aux lambeaux les plus insupportables. De quoi que l’on parle, de qui que l’on disserte, romans, grands hommes, forcément célèbres, nécessairement les plus passionnants, les plus palpitants, toujours l’oppressant, l’indécollable Canetti leur a consacré son attention la plus scrupuleuse, la plus admirative, la plus exclusive, au point de demeurer des heures, plusieurs jours du mois jusqu’à la fin du mois, devant telle peinture, tel infirme, telle demeure, invariablement les plus captivants, les plus éblouissants du monde. On se sent con devant l’immense Canetti. Devant ces intarissables marais explicitatifs témoignant, n’est-ce pas, d’un tel appétit de vivre et des Aûûûûtres.

    Nous autres : « Il s’assit ». Canetti : « Comme il était encore debout, il prit place sur la chaise qui se trouvait devant lui, afin de se soulager de la verticalité de sa station précédente ». Assurément Stefan Zweig, Henry James et Schnitzler eux-mêmes passeraient auprès de lui pour des parangons de sobriété.

    3) Lucrèce (Titus Lucretius) « De Natura rerum » n’arrange rien, à deux pages tous les quatre jours (une en français, une en latin) pour ne pas mourir d’ennui, d’exaspération. Lucrèce ou les joies de la version latine. Pour mon

    4e) auteur de chevet, il doit en tout cas être vivant, « non-mort », no-sferatu. Plus frais, plus vif que les autres. Souvent aussi de style « navet froid », quand la « petite édition » me l’envoie au titre d’envoi de presse, gratis pro Deo. C’est ainsi que j’alterne Lucrèce, Elias, Virginia et Paroles d’étoiles, témoignage collectif d’enfants juifs cachés pendant la guerre : ravaudage extrêmement réconfortant, rhapsodie dantesque et très rigolote de récits défraîchis, rancis, par des contemporains vivants, immédiats, vieux et présents pour le coup, à jamais.

    Le comique provient aussi d’une toute autre liste qui m’attend le lendemain, pour la vie diurne, à boire jusqu’aux dernières gouttes en vertu du principe éminemment discutable que « toute page écrite le fut par un être de chair et de sang ayant voulu te toucher, t’atteindre à travers les siècles et la mort », et que nulle goutte n’en doit tomber. Cela va de Dieu (Bible Segond) jusqu’aux fascicules « Camus (Albert) en 10 leçons » ou Calderón ou Chrestien de Troyes. Si je ne lisais que ce qui me plaît, autant tout plaquer passé la page 10, comme vous.

     

    *

     

    Laissé sur la table à Koustcha je pars à l’est « à St-Flour » par exemple, « à Jérusalem ».

    Les livres seuls ont été sauvés, dans l’Estafette achetée comptant dont le chauffeur a disparu vers le Grand Nord. Ici les murs sont recouverts du haut en bas : toute bibliothèque est un cimetière vertical. « Livres : monde vivant, nourriture essentielle. Ne craignez rien ». « La vraie vie consiste en un processus incessant d’ingurgitation-régurgitation ». « Le miel est du vomi d’abeilles ».

    Assurément Grecs et Latins tuaient au moindre soupçon de non-conformité sociale.

    Mais leurs rouleaux leurs volumina jadis à l’usage d’élites protègent à présent comme ils ont été protégés. Les rôles sont inversés. Sous leur couverture saumon les Cicéron, dont les laïus émeuvent et exaspèrent, avec leur mauvaise foi leurs arguments boiteux leurs péroraisons et clausules – Clodius, tué par hasard ? à d’autres !… - Cicéron dans ses lettres, soucis familiaux, noces tardives, pucelles petits pruneaux bouclés sur les parois – cuisses de mouches et tifs en touffes, vite accouchées plus vite crevées – que peut-on dire…

    Éplucher les bas de page, apparats critiques d’universitaires, abréviations décryptées par Duclos de B. qui déplorait en cours la mort de sa femme j’ai mal refermé la porte avant Jeannine est tombée ses omégas tombaient comme des couilles et je m’endors en tripotant mes omégas chauds comme un lavis de Motherwell « Il existe pour Cicéron diverses familles de manuscrits les uns dérivant de l’archétype B bien correct, les autres s’étant recopiés sans vergogne, interpolant les notes marginales toujours aller disait Duclos vers la « lectio difficilior », le texte le plus biscornu, meilleure garantie d’authenticité. Passages obscurs, Le Grec esparagraphes abscons, raisonnements obtus combattus ou prônés par Keil pour Varron, parfois Scaliger obiit 1558, Rat Maurice pour Virgile ou Catulle – notes méticuleuses mouchetant la traduction comme autant de chiures séculaires ou sacerdotales.

    Je serais devenu l’un d’eux érudit aux lourdes haleines, un de ces ASSIS grêlés de loupes si faciles à ridiculiser si difficiles d’accès – admiration qu’en mil neuf cent quarante même au cœur des barbares des correspondances teigneuses s’échangeassent sur la question urgente de telle conjonction ou tel optatif oblique et la question se pose, fracassante : de savoir si l’érudition sauve de la barbarie, ou si plutôt elle l’accentuerait, par contraste – s’engager ! (vous vous souvenez?) faites de la politique ! (qu’y gueulaient) – aimez les gens ! (c’était donc ça?)

    pour ma part, (ô épigones!) retenez ceci : la seule, l’unique bouée, ce sont les livres, chacun d’entre eux, au pied de mon lit, à même le sol où ils prennent sur eux la poussière car je maltraite ceux que j’aime : Collections Athéna, Budé, couleur paille ou brique – ma maison , trop de soleil décidément chez les Grecs, trop de lumière et de cigales, trop de [aï], de [oï]. Trop d’obstination à se donner raison, à toujours chercher la lumière, à respirer, à vivre. Le Grec est un peuple héliotrope – versatile disait Thucydide – je préfère mes Latins . Les Latins me semblent toujours surpris à souffler dans leurs longues flûtes funèbres ces accents tristes et descendants de l’Hécyre de Plaute (la BelleMère, titre emprunté au grec et seul vers chanté conservé de toute l’Antiquité romaine) avec des relents de tombeau mal clos .

    Les Grec s’enculaient au soleil comme autant de bestioles innocentes,  les Latins dans la gêne éteignaient la lumière, par honte, par scrupule, ils me ressemblent. Sous le texte romain sourd toujours la plainte de celui qui ne croit pas mais tente malgré tout de persuader au moins le lecteur. C’est le dynamisme des Hellènes qui me répugne. C’est qu’ils croiraient à la vie, ces cons. Au soleil, au progrès, à l’été – je vais vous dire: à la Vérité, avec un grand V. Rien de plus chiant qu’un Platon, incarné par Socrate (c’est tout dire) : toujours à enfiler perle sur perle, à baiser les mouches, pour finalement sortir d’énormes banalités : obéir aux lois, obéir à papa et autres balivernes. Le tout sur fond de perpétuel ricanement de Monsieur-Je-Sais-Tout, Socrate, toujours hilare, style Bénigni qui tortille du cul sur fond d’Auschwitz

    Les Grecs ont Raison. Rien de plus chiant. Rien de moins grand. Trois exceptions (pour la grandeur) et non des moindres : Eschyle, Homère (tout de même) et, one more time, Thucydide. Les romain, eux, sont fils du caveau. Proches de la mort et de la nuit. Une exception là encore : Virgile – enfin à peu près. Quant à moi, qui m’aime, j’aime ces incertitudes de compréhension, ces lacunes et ces lambeaux. J’aime ne pas comprendre tout à fait Lucrèce, ni Tacite. Les langues antiques ne sont plus sues. Un agrégé de nos jours en sait tout juste autant qu’un grimaud de seconde en 1830 – et je n’ai pas eu l’agrégation. J’aime au lit avant de m’endormir ces vagissements de langue imparfaite dont je n’entends qu’un mot de loin en loin, comme la voix d’une mère éteinte, qui percevrait aussi ma voix par les espaces détrempés.

    Un accident m’a brusquement privé de femme – toujours vivante – en un passé que je voudrais toujours éloigner, en de certains instants que j’aurais peine à préciser. Tout prénom serait dérisoire. Un jour qu’elle dormait – de plus en plus souvent au point de coudre matines et vêpres – elle mourut s’éteignit en invoquant ses personnages visages rôles ou créatures. Depuis longtemps je n’existais plus m’exerçant à sa délivrance à nos envolées vers nos propres ciels, avant ma désertion – depuis je dors en enroulant autour de moi le drap plissé linceul en long non point tout à fait toutefois, car si je hais le ciel ou le soleil j’aime aussi bien la vie de nuit faite à notre image.

    Car j’ai peur de la mort. La vraie – celle qui sonne en fin d’épreuve posez vos stylos je n’ai rien compris au sujet Jules 1912/99 mort à 87 ans je le dis en éliminant car l’animal risque sa peau s’il s’accroupit pisse ou défèque. Mes morts ont parfois père et mère dont je détaille à mi-voix les filiations puis je rentre à l’abri de ma braguette : vouloir éliminer le pornographe est une aberrante hérésie. Parlons pornographie. Qui n’a pas vu de fille entr’ouverte sous le ballet de ses phalanges n’est qu’un grossier butor tant l’innocence et la brutalité des éclairages ici révèle et dévoile en toute plénitude l’irréfutable visage de la seule véracité des femmes. Qu’on nous épargne la besogneuse vulgarité des pipes, l’insondable écœurement des couilles ou des anus de mâles en gros plans souillés de hideuses pilosités.

    J’entends de véritables et vigoureuses branlettes de femmes, non pas de ces poses efflanquées aux effleurements chiqués ( frémissantes et fragiles langueurs…) mais de bonnes grosses paluches bien vigoureuses avec leur halètement accélérés. Ça c’est de la femme, de la vraie, de la branleuse bi-quotidienne et hardi que je te frictionne, dispensée sans problème de nos petites tripettes larmoyantes et ratatinées. Et le moment du renfilage de string avec le claquement repu de l’élastique sur la chair n’est pas de loin le moins bouleversant de tous. Après quoi elle se rhabille, reprend ses airs de faux cul et te fait embarquer par les flics à la moindre allusion : harcèlement, la main sur l’épaule : tentative de viol, c’est comme ça maintenant.

    Heureusement qu’il y a le porno.Béni soit le porno. Jamais la moindre scène de viol ou de violence dans le porno. La femme aime l’homme. Elle lui tire le zgeg à la première occasion. Dans la réalité j’ai toujours l’impression de ne jamais pouvoir faire jouir une femme qu’en jouant au violeur. C’est humiliant. Si c’était la femme encore qui te montait dessus. Mais c’est rarissime. Même dans le porno hélas. Et puis dans ce cas-là tu jouis tout de suite tellement c’est bon. Au moins tu ne lui auras pas nui. Je suis un farouche défenseur du porno. Je ne vois pas ce que la défense de l’enfant vient faire là-dedans. Les enfants «susceptibles » de tomber sur un programme ?

    Ils peuvent aussi bien tomber sur leurs parents. Interdisons tout acte sexuel entre adultes consentants. Sauf la femme bien entendu, salauds d’hommes ! Interdiction aussi de la photographie et du dessin. Tandis que dans les films X, même si c’est imité, c’est bien foutu, bien convaincant, et les pénétrations se font sans trucages j’espère. Fermer les boutiques spécialisées ? Ne nous trompons pas de cibles : la pornographie à l’image est parfaitement inoffensive. Les gosses réussiront bien de toute façon à tomber sur quelque chose… Les abolitionnistes me mettent hors de moi. Tant que les femmes resteront toujours farouchement opposées à toute sexualité hors liaison, que nous reste-t-il donc à faire, à nous autres salauds d’hommes ?

    L’homosexualité ? La branlette ? Rien de plus facile pour les femmes, si pures, si divines, que de se gouiner entre elles ou de se frotter trois fois par jour. Seulement nous, les salopards, nous ne fonctionnons pas comme ça. Cette nuit-là. Cette nuit qui ne finit pas.

     

    X

     

    Ces films toujours les mêmes. Puritanisme des stéréotypes, même calibrage de bites, même blondeur fadasse des filles, même vacuité cérébrale. Cette absence de mots tendres. Cete solitude, cette serviette souillée entassée dans la huche à linge, bien au fond. Ce cafard immense. Cette absence de femme à tout jamais. Ce retorcharge infini des doigts de la main droite. Ces promesses de ne plus recommencer, de tout recommencer, l’amour, une vraie femme qui aimerait, qui serait émue, qui donnerait et recevrait, la confiance, les yeux dans les yeux , l’épaulement, la vie et non plus la nuit… dis-moi ce que je cherche. Je me recouche lourdement. Profonde nuit trouée d’images mouvantes, movies, mieux que cinéma, kinè, plus sec, typiquement grec.

     

    X

     

    Ariane Mnouchkine. N’a jamais dû voir un traître film porno. Condamne du haut de son altitude. N’a pas besoin de ça, elle. Les actrices de sa troupe lui suffisent. C’est tout de même plus propre qu’un homme. Je m’en fous. Ne sait plus ce que je pense de quoi que ce soit. Le porno porte en filigrane son désenchantement, comme la fraude en douane, le calendos et la musique de Brahms.

     

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    Comme à confesse. Je ne me toucherai plus. Je baiserai sans capote. Et tu sais que tu ne sauras t’empêcher de baiser, de boire, de battre tes enfants. Si tu les violes, que les flics te butent. Je peux baisser le son. Je suis mieux les dialogues. Du verbe suivre. Je me branle avec un goulot dans le cul. Pour séduire une femme, il faut la forcer dans ses derniers retranchements. Prendre le risque. La femme veut être forcée. Veut jouer. C’est ça mes nuits. Où je m’ennuie, où les sexes à poil ou sans poils m’illuminent et me foudroient. Du vrai Genet. Il ne se passe rien dans la vie. La nuit le jour. Juste que la vraie vie serait la nuit. Le vrai destin c’est la nuit.

    Parce que les cloportes ont le droit de vivre. Même les plus nuls ont leurs conquêtes. Là sous leurs yeux. Les hommes font des pointes sans sombrer dans le ridicule. La faute. Et que ferais-je d’une femme. Permanent qui-vive, la vérité au-dessus de nos forces. La femme qui est dans mon lit n’a plus vingt ans depuis longtemps. C’est de Reggiani. Je couche avec une religieuse. Elle était là dans mon lit avant que je la rejoigne, déjà pendant le film, elle ne bouge pas quand je m’allonge, de tout son long osseuse, à plis raides dans sa longue robe régulière bien qu’elle ait résilié ses vœux mais sans m’écouter, sans me plaindre. Jadis elle a fondu des cierges à Belloc.

    Avec un peu plus bas sur la pente les Frères au fromage de vache et de chèvre. Je reste indifférent. Je ne risque rien avec toi – une phrase de toi – vous pensiez que je vivais seul – enveloppée de la tête au pied le temps d’une longueur Voici le moment, ma nuit, croisée des chemins (ce que montrent les deux tibias croisés sous la gorge) tant il est vrai que l’amour n’est actif que discipliné et porté par la haine qu’il porte à son contraire – pense très fort qu’elle te veut du mal. Qui veut se faire aimer d’elle sombrera.

    Hors de question de pouvoir si peu que ce soit soulever ces voiles nocturnes, aussi empesés que par l’eau, la pisse, ou l’art statuaire. Colère et parano sont bonnes conseillères.

    La moniale est dans ton lit. Elle hait ta personne et ton corps. Que feras-tu ? il t’est interdit de sortir de la nuit. Demander à chaque femme de procurer la suivante. L’os de son coude et ses tibias, la mère qui rejette l’enfant qui prend toute la place. Rien de plus estimable au monde qu’une femme qui s’ouvre. Elle s’ouvre pour moi jusqu’à la fin des temps. Aucune pour lui succéder. Qui demande s’abaisse, qui cède sombre et déchoit. Nul ne sort de la Grande Nuit. Les nuits se dilatent et se joignent. Sans elles et sans leurs pièges – que devenir.

    Les Sœurs Visitatrices sont chargées « par la maison mère de visiter les monastères d’un ordre ».

    Où se trouve la légende de femmes et de filles qui se refilent leurs amants comme une bonne adresse ? Une sœur aurait-elle été la seconde mère, l’Alliée ? Aurions-nous commis – révélé – l’inceste ? Pouvons-nous concevoir une sœur qu’on ne baise pas ? Pourquoi fallait-il accepter jadis de se trouver entre deux Chastes-Gouines (« blanches », « pures ») sans toucher autre chose qu’un cul déjà plongé dans le sommeil ? ...celles qui se frottent à grand ahan de porteurs d’eau les veilles d’examens n’aiguillent pas non plus vers d’autres filles, le lit n’abrite que cadavres, American people say « girls » instead of « women » - is every nun a corpse ? toute religieuse est-elle un cadavre ?

    C’est un bien étrange phénomène de sentir sous soi cette houle qui monte et s’abaisse en poussant ses notes d’oiseau tandis que l’homme panache l’onde – et lorsque la femme puisque femme il y a se fout de sa gueule parce qu’il est parti trop tôt je n’y suis pour rien enfin je crois. Tenir en haleine la femme mentir téléphoner déjouer prendre de vitesse la crise et l’attentat- au lieu de tout bonnement caboter de pute en pute – la nuit seule devant la cornée des écrans se respirer le foutre au dos de sa main – ronfle et retourne-toi je me branle à l’abri.

    Nulle ne doit soupçonner tandis que je regagne à pas de loup mon lit – que je viens de plonger au plus profond des corps en gros plan.

    Se tamponner avec le pantalon du pyjama pour hommes, lui présenter le dos sec et dormir. Si retourné vers elle et serre ses épaules, ma religieuse ronronne comme un cochon, chose inévitable à éviter. Le cadran lumineux marque 2h 35, la sonnerie part en vrille à 7h, il y a tricherie. La première fois je fus épouvanté de ce corps sacré, opaque. J’aurais appelé au secours – mais j’étais le premier accusé.

    De quoi serait-elle morte? La décomposition n’eut pas lieu. Une dessication peut-être, progressive, sans parfum particulier. On s’habitue. Amants nocturnes prenez garde. C’est à cela que Primo L. distingue à coup sûr l’homme du sous-homme ; qui partage sa couche avec son corps mort passe au-dessous de l’animalité. Cadavre asexué, long, lourd, vêtu d’une longue bure froide de gisant. Je ne l’étreindrais pas et fuirais son contact. Nuit après nuit sa présence gardienne -

    il ne ronfle jamais, forme contrepoids, de quelque part que l’on se tourne et se secoue. C’est cette immobilité raide qui me conduit à reconstruire et reconsidérer le temps, à passer tant de nuits innombrables à travers mort et sommeil, en une seule et longue nuit. Les jours paraît-il se suivent sans se ressembler, de joies de misères et puis on t’nterre et puis c’est fini. Aube et crépuscule successifs, queue du serpent qu’il déglutit, nuits de plus en plus longues et de plus rapprochées.

    Rien ne se passe pendant les nuits, rien de l’une à l’autre. Tout juste si nous constatons une série de rêves suivant l’autre. Il faut pour le moins dix ans pour que les rêves se différencient. D’enveloppe en enveloppe les nuits n’en font plus qu’une, naissance et tombeau, l’essentiel en vérité ne change pas. Rien ne change.

    Désormais la nuit sans femme.

    J’ai connu d’autres nuits. Illuminées, clandestines - irrépétées. Ni moi ni elles ne nous connaissons. Les identités se greffent comme des organes, femmes sans description ni noms, s’étant avanturées, m’ayant tendu la main, tirant l’essentiel enfoui jusqu’aux derniers va et vient - sans verbalisations impures - combien nous aimerions que l’homme ainsi fût déchargé de tout premier pas, de toute erreur, étant bien entendu que que toute femme purifie ce qu’elle touche jusqu’à la pomme qu’elle tient.

    Nous ne dirons rien de no poses ou de nos émotions, sous l’aréole jumelle des seins, dans les bouches nerveuses.

    À présent j’attends toute la nuit.

    Il y avait jadis espoir et succession.

    Amateurs d’engloutissements s’abstenir.

    Bénies les visiteuses spontanées sans victimes ni proies.

    C’est un mythe qui jouit contre l’autre.

    Elles partent toutes vêtues, souvent drapées dans leurs fourreaux lamés sns plus de coups de hanche ni flexions. Des rêves d’accouplements dignes sans sucs ni soupirs, où chacun garderait son altitude, où le don serait si total que rien n’en serait secrété. Je hais

    - les souffles bestiaux

    - les jets de vapeur où le ciné croit exalter tous les signes de la parfaite copulation.

    Jamais nous ne vivons de tels égarements

    Mais revivre autant de palpitations clandestines, tandis qu’industriels nocturnes, magasiniers ou soignantes de garde, somnolent, ou se pincent, aucun péché ne nous effleure.

    Je revois ces lampes me transperçant des paupières à la nuque, tandis que le juge note ligne à ligne ce qu’il ignore, soupirs révélés, cris irrésistibles au fond des cours. La baise à cru sous les scialytiques. Une seule et même tonalité, connaissances, regrets et rareté. Où nous avions prévu l’explosion et l’enlacement ce ne sont plus à tiers de mots qu’éléments d’une rhétorique évitée. Tant de répétitions, d’échanges et d’évanouissements, de dix en dix ans.jene sais plus si c’était vrai ou si je l’ai rêvé tant la nuit s’est refermée comme un sexe gorgé si vite asséché. Tant de femmes nocturnes se sont détournées. Tant d’infinies raréfactions par extinctions du flair, de l’offre et de la demande.

    Cris de plaisir sur trois étages, fuite éperdue des chats sur les gouttières, propos plus graves et détendus d’après l’amour, ce qu’on appelle postlude. Escapades, trains à prendre, longues pentes urbaines de nuit vers les consultations.Ou aux heures de pointe. Ma vie sera pure comme une flûte quelle flûte ? Pourquoi veux-tu me voir encore ? c’est pour mieux te sentir mon enfant, pour mieux te remettre en place. Pour que ton pas soit moins fier, que tes fesses se desserrent, et que je sois longtemps seul à savoir ce qui se passe, sous vos arrogances, dites de Femme Pure – puis – justement – l’infirmier, la puanteur des pièces chaudes et closes, la protection a posteriori, je dois me protéger, les réprmandes – tort, toujours tort – qu’est-ce que l a nuit ?

    Comment désormais la nuit ne pas penser à aujourd’hui – ce jour ?

    Après tant de mois d’abstinence, de propositions froides – pourquoi me troubler pour si peu ? Fantômes si faiblement étreints, si mal, entre deux heures – il y a une pièce de tes vêtements que tu n’ôtes jamais, c’est ta montre – existence de guinguois, entre deux trains dérobés, plus de quinze ans d’attente, pour que femme vive et que l’homme demeure…

    Je n’ai jamais cessé de faire croire que j’aimais, par cruelle gnérosité, jamais véritablement combattu cet appel du vide – mentir à tout prix plutôt que de sombrer, ce qui me traversa d’une nuit l’autre, du premier vagissement au dernier soupir (l’amour ici sns aucun nom ni vraies circonstances- en marge de toutes vies – malgré des noces de trente et quarante ans, malgré les bons coups de hasard et ces si mystérieuses fidélités à qui n’est point toi, mais repeint, plus beau, plus noble – que tu ne seras jamais. Car le verbe n’engendre que le verbe, dieu uniquement formé de mots, que tous prieraient, qui finirait par acquérir une existence, car tu ressentirais pour lui de l’amour, à la façon des vrais vieux croyants ; les mots seraient le visage de Dieu.

    Tu estimes que ta nuit serait vide si l’on n‘y faisait entrer les femmes : elles s’y sont diluées, crainte d’être connues. Au fond des mots puis des choses - les transférations se feront d’elles-mêmes. Si tu te rattaches au Verbe prends garde que cela t’engagera plus gravement, plus grièvemet que tu ne penses. Le dieu t’envahirait – prier : seule pensée que je puisse porsuivre avec quelque cohérence – durant mes insomnies ; si j’étendais le bras, je la sentais charnelle, respirant forte et régulière. Je la parcourais, l’explorais, l’étouffais en elle sexe ou visage. Je trouvais là dans ces asphyxies subliminales, une exaltation, force lumineuse dans l’obscur – par ces phosphènes tapissan le velours interne des paupières, exaltaton de la tête et du front où je rejoins, par les palpitations des muqueuses internes, le seul indice de l’accomplissement.

    Les poussées de la verge ensuite sont bien peu de chose, tant l’énrgie supérieure déjà s’est déversée, l’écoulement de la semence n’étant que la confirmation maladroite et grêle de l’accession précédente. Nous avons pris un temps extrême à supporte ce prolongement de moi-même: le corps de l’autre ; ce n’est que depuis dix années, très peu à l ‘échelle humaine, que nous avons découvert sa nature et destination, me compléter. Le corps sans quoi je ne pouvais vivre, sans lequel je n’étais pas mon corps. Je l’ai longtemps senti comme un intrus. Peut-être qu’à changer de femme sans répit cette évolution ne se produit pas, de corps en corps , ce passage de soi à soi-même, révélation du corps définitif et primitif, poids éternel de mort apaisée.

     

     

     

     

     

  • Ce macchabée disait

    Ce macchabée disait



    Couché dans mon cercueil, reprenant peu à peu mes esprits, sentant les quatre planches, n'étouffant pas - comme j'aurais dû les entendre, ces battements de mon coeur, et comme il est étrange de ne rien entendre...

    Impossible. Tétra. Plus la tête. Par la fente la lueur d'un cierge - défaut de capitonnage - mes héritiers ne m'ont pas très bien encapitonné - un tic de ma bouche a fait glisser le linceul de mon visage - j'ai chaud, très chaud - soudain je me sens soulevé: le coup discret du Chef de Marche sur le bois près de l'oreille, les six hommes au pas lent, de vagues pleurs chuchotés troublés de temps à autre par un sanglot plus perçant - ils s'imaginent nous transporter doucement. Dignement. C'est faux.
    Ils nous heurtent aux portes. Ils jurent dans l'escalier en colimaçon par-dessus la boule de rampe - j'ai le mal de terre. Puis le corridor, le perron râpé (je reconnais chaque marche, passager cette fois de mon véhicule) - trottoir. Ma boîte enfournée dans une autre boîte, déposée sur la plate-forme. Pas de grand air, pas de cheval, pas de dais : à présent, les héritiers veulent poser le cul sur des coussins pour suivre leurs morts.

    Je sentais les relents de pétrole, j'entendais les hoquets du moteur qui s'étouffe en seconde. Puis un ronron fade mêlé à la chaleur distillée par les vitres du corbillard, étalant sur le cercueil une rosace diaprée. Enfin je suppose. Si j'avais réduit ma consommation de clopes, je me serais prolongé de trois mois ; je ne serais pas mort en plein mois d'août... Revivre ? je tords le nez. Le corbillard s'arrête devant Saint-Firmin. La porte arrière bascule, je suis tiré, hissé. A la résonance, j'ai reconnu l'église.

    Un piétinement de moutons derrière moi. Des chaises qui raclent, des nez qui reniflent. Mes nausées reprennent : un boiteux pour le tangage, et un pédé qui tortille - proportion d'homos dans la profession ? Un cierge se renverse. Petit affolement sous le plancher, puis - mouvement d'ascenseur - le catafalque - un requiem chanté ! Je n'en crois pas mes oreilles. Ils doivent être drôlement débarrassés... Allez donc "prodiguer des largesses"' à des héritiers. On va me laisser longtemps là-dedans?

    Je vais attraper un chaud et froid. Il ne faut pas éternuer. Collecte. Qui peut être venu ? Au bruit, une cinquantaine de personnes. C'est peu. C'est beaucoup. Bon Dieu ce que cet enfant de choeur chante faux. C'est le petit Haffreddi. Sale Juif. J'espère bien que ma femme, ma fille et les trois frères Fiouse auront de la peine un jour - allez au trou le Bernard ! et bloum, bloum, les mottes de terre... "Il est mieux où il est" - pourquoi pas. Un Dies Irae à présent ! C'est qu'ils réussiraient à m'effrayer, ces cons. Surtout que la voix de l'enfant de chœur filerait la colique à un squelette. Mon prof de biolo disait : "On porte son squelette à l'intérieur de soi. ..."Mes os sont liquéfiés par ta -colère ô Seigneur... - Psaume CIII et des poussières... "Devant ce cher cercueil..." Je crois bien. Plus cher que ce qu'il y a dedans - eh! Père Monnard, tu doist'en foutre éperdument : une âme en plus pour le serial killer, là-haut ! "Douloureuses circonstances..." "Coup imprévu..." - j'ai dit : « Faites-le entrer, si ça ne me fait pas de bien, ça ne me fera toujours pas de mal !" Alors ils m'ont foutu l'Extrême Onction.
    Ah curé, curé, qu'est-ce qu'on aura rigolé ensemble, avec tes putains de bondieuseries Mais aujourd'hui je n'ai plus le cœur à rire, un Kyrie, un Pater, c'est le Paradis garanti sur facture, que je sois damné si j'y coupe ! Mais alors pourquoi suis-je toujours allongé là-dedans, 2m x 0,60 - même que malgré le rembourrage ça commence à devenir dur ... Au lieu de répondre il m'encense la charogne - pense-t-il "Fichu métier", ou pense-t-il vraiment "Au pouvoir de l'Enfer arrachez son âme, Seigneur"? Trajet jusqu'au cimetière. Ils enlèvent la femme de sur ma caisse. Elle m'étouffait. Puis on m'enterre. Je regrette les funérailles d'antan, les vraies grandes bouffes grecques, le chant XXIV de l' Iliade, on donnait des jeux, on savait rigoler à l'époque.
    Puis plus rien. Les petits éboulis de terre qui se tasse. Des chuintements. Le calme plat. Je suis vraiment coupé du monde. Je suis mort, à présent, véritablement mort. Enfant, ma mère m'emmenait choisir le tissu d'un nouveau costume ; à peine sorties des lèvres, les voix s'étouffaient dans les rames d'étoffe - des voix voilées - à présent c'est la terre qui pèse sur mes lèvres, le tissu de la terre sur le couvercle, il le défoncerait, m'envahirait comme une trombe, emplirait ma bouche et mes yeux. Un jour le marbrier me chargera de ses quintaux de pierre...

    Combien de quintaux pour un tombeau ? Un tombal, des tombeaux. Je voudrais crier. Fuir. Quelle folie ! Que peut-il m'arriver de plus, à moi mort ? Quelque chose me dit que des risques subsistent... Je frissonne. La terre, la terre... Oh ! comme je regrette d' être mort! Et je pensai : « Peut-être que je suis vivant. Qu'on m'a enterré vivant.

    Pourtant mes muscles ne répondent plus. Peut-être vais-je mourir vraiment. Je perds connaissance. Un bruit de voix qui me réveille. La voix vient d'en haut.

    Ma tatie, au Paradis ? Dialogue animé : "Personne n'en saura rien ! - Il n'en est pas question Madame. - Il est bien là, j'en suis certaine ! voyons, quelques coups de bêche... - Le règlement... - Je ne vais tout de même pas perdre un chapeau de ce prix-là! - Je ne peux pas rouvrir une fosse... - Et qu'est-ce que je vais mettre pour la communion de sa fille ? »Je devine le geste impuissant du fossoyeur. ...Vais-je passer l'éternité sous le chapeau de ma tante ? Long silence. Puis un grattement sur le bois. J'essaie de me tourner - " il est sous la terre une taupe géante qui fore les cercueils..." - un chuchotement indicible : « Eh... a... an... ou...? » Je m'entends dire :

    - Qui êtes-vous ? - Etes-vous bien ? Vous - sen - tez - vous - bien?" Une voix sépulcrale, encombrée de parasites - la mienne, un bourdonnement : "Le satin m'étouffe. » - Remuez légèrement. Vous êtes nouveau. Un mort de fraîche date - vous ne tarderez pas à vous habituer. C'est le mort d'à côté qui vous parle. Je vous ai entendu enterrer. Vous verrez, c'est sympa ici, on sait s'organiser - il y a des cimetières où on s'emmerde, mais pas ici. Il y a de l'animation. - Quel âge avez-vous ? - Je suis mort à quarante-cinq ans.

    « Mais ça fait dix ans que j'habite le caveau treize. On compte dix ans d'âge. Mon nom, c’est Michel Parmentier - je reviendrai plus tard. Pour l'instant, dormez. Les jeunes morts ont besoin de beaucoup de sommeil." ...Ou plutôt je m'enfonce dans une

    sorte de glaire onirique, une longue coulée de rêves emmêlés. Ma femme se penche sur moi. Le souvenir des derniers coups d'artères au fond de mes tympans "...j'entends des pas dans l'ombre" - puis des vagues, des roulis de songes - une musique poignante et lancinante de requiems mêlés, de Mozart, de Jean Gilles, de Cherubini (I et II) pour la mort de Louis XVI ; des éclairs glauques, une sourde douleur dans la nuque.

    Des gargouillis en bulles à la surface de mon cerveau. Et, au milieu de déchirants points d'orgue , une voix qui me transperce : « Bernard! Bernard ! Je te verrai la nuit prochaine !" et la face de Dieu m'éblouissait, et mon corps amoindri me semblait voltiger entre les murs de mon cercueil - je m'éveillai trempé de sueur : « Voisin ! Michel Parmentier ! » La voix me semble douce : « Vous m'avez fait peur, dit-il. Comment vous appelez-vous ? - Le Rêve ! Le Rêve ! - Quel rêve ? Comment vous appelez-vous ? - Collignon ! Bernard Collignon ! - J'aurais dû vous prévenir. Ne vous tracassez pas. Dieu n'est pas si terrible. Vous vous en tirerez avec un sermon et quelques rêves de purgatoire."

    Ce jour-là, j'eus tout le temps de penser - à ma vie, ni plus ratée ni plus perdue qu'une autre. C'était ma petite fille de sept ans que je tenais dans mes bras. C'était ma femme qui me baisait tendrement la joue avant de s'endormir - nous faisions cela religieusement. C'était le terrible accident du 18 juin 40 où mon père avait laissé la vie. Le fleuve à nouveau se déroulait sans fin, avec de longues échappées ensoleillées sur ce qui aurait pu être, des paysages inconnus où mon corps s'ébattait, de voluptueuses reptations subaquatiques dans l'Aisne, mon corps ruisselant, et, à mon côté, la Fiancée me tenant par la main.

    La prairie inondée, les grenouilles, une de nos maisons au dos si large contre la crue épanchée de la Vesle... Quelques heures plus tard, une lueur s'infiltra par le couvercle soulevé. « Salut ! » La tête hideuse et sympathique de Parmentier : "C'est le terrain qui conserve par ici". Il inspecte le cercueil : « Ce n'est pas grand, chez vous. On ne vous a pas gâté. Nous ne pouvons pas tenir à deux, je reste sur le bord. Mais plus vous vous décomposerez, plus vous aurez de liberté de mouvements. Quand vous serez bien décharné, vous pourrez commencer à sortir.

    « En attendant je vous amènerai du monde. - Arrangez-moi les plis du linceul sous le pantalon, c'est insupportable. » Il le fit. "Je suis venu vous réconforter un peu avant la visite à Dieu. C'est le trac, non ? - Plutôt. » Je lui révèle que j’ai touché » ma petite fille, que j'ai sodomisé ma femme, que je me suis prostitué quelque temps, lorsque j'étais étudiant... « Diable ! fait-il en se grattant précautionneusement la tête. Avez-vous tué ? - Oui, sur une barricade. - Ecoutez - je ne veux pas être pessimiste, mais vous en aurez lourd.

    « Je connais un abbé, dans l'allée, en face, qui doit subir toutes les nuits des cauchemars de remords. Parce qu'il faut que je vous explique : l'enfer, le purgatoire, ce n'est pas du tout comme vous vous le figurez là-haut. Il n'y a pas d'enfer, juste le purgatoire, et même pas à jet continu, parce que le Patron sait bien que nous ne pourrions pas tenir." Il hoche la tête en soupirant : « Croyez-moi, le purgatoire, c'est infernal. Et tout le monde y passe. Le ratichon, en face, ça fait vingt ans qu'il tire. Il appréhende les nuits, il réveille ses voisins.

    « Enfin un conseil, soyez bien calme, bien humble, et il vous sera beaucoup pardonné. Je vous quitte, ma femme m'appelle" (je n'entendis rien) "elle ne m'a rejoint que depuis deux ans, elle est encore très... tourmentée." Je m'étonne de l'entendre parler avec cette crudité. "Oh vous savez, ici, on ne fait plus attention. Au revoir !" Je le retiens, anxieux. « Allez du courage. Tout le monde doit y passer. » Après quelques instants d'angoisse, je me sentis plongé dans un profond sommeil. Une voix me déchirait les oreilles en criant mon nom, avec les inflexions écrasées d'un haut-parleur mal réglé : « Bernard ! Bernard ! » - et il me semblait que le couvercle appuyait sur moi de toutes ses forces, comme pour expulser mon âme de mon corps. En outre, pour autant que j'en pusse juger, je sentis que j'étais sorti de ma tombe, et qu'une part de moi flottait bien au-dessus, dans un espace d'une autre nature. Je ne pouvais voir ni mon corps ni mes membres, mais je sentais, loin sous moi, ma poitrine et mes os broyés à suffoquer, tandis que, distinctement et simultanément, une espèce d'autre corps, projeté et immobilisé "en l'air" à une distance incommensurable, se trouvait maintenu là en position repliée, la tête sur les genoux, les mains derrière le dos. Osant à peine relever les yeux, je vis une immense estrade de bois nu, où trônaient des anges noirs, drapés dans leurs ailes. Je compris que ce qui me ligotait

    ainsi, ce qui me forçait à rester immobile, c'était la présence, l'essence même de Dieu. Je me trouvais englobé en Lui, et Sa force me pressait de toutes parts. Un Souffle Ardent me parcourut, qui intimait compréhension, sans qu'il fût besoin de mots.

    Il m'accusait d'inceste, et du meurtre d'un flic. Alors le Souffle m'enserrait plus âprement. Et je baissais la tête en murmurant. Et je sentais mon corps, celui d'en bas, pressés entre deux grils rougis. Je voulus regarder au moins les Anges en face! Ils se tenaient fort droit, comme il est juste : Juges, et Témoins. Ils me semblèrent ridicules, et Dieu lut en mon coeur. Je m'inventai de nouveaux crimes, et chaque aveu me courbait un peu plus : n'avoir plus assisté à la messe depuis... « Je m'en fous ! » tonna DIEU, et les Anges éclatèrent de rire, en découvrant leurs dents aiguës comme des poignards.

    Tranchant enfin mon sexe avec mes propres dents je le tendis à l'Ange le plus proche, qui l'enfouit sous ses plumes. Enfin je murmurai, écrasé de repentir et d'amour : « Seigneur, je ne suis que poussière. - TEL EST TON REVE, ECOUTE, dit le Seigneur.

    TU SENTIRAS TON AME COMBLEE DE REMORDS. ET CE REMORDS TE SERA VOLUPTE, ET CETTE VOLUPTÉ TE SERA PLUS GRAND HONTE ENCORE. ET DE LA HONTE MÊME TU TIRERAS TA VOLUPTÉ. Retourne dans ta tombe, et crois en Ma Miséricorde." Tel fut Son ordre. Et les anges s'envolèrent, agitant leurs ailes noires en poussant des cris rauques. Je me trouvai d'un coup les yeux ouverts, Michel Parmentier près de moi : « Ça va mieux ? ...Je vous ai regardé, ce n'était pas beau à voir. - Pourquoi êtes-vous venu ? En quoi puis-je vous intéresser ? - Entre morts, il faut bien s'entraider. Tenez - il s'écarta - je vous présente ma femme. » Ses yeux bleu pervenche pendaient de leurs orbites. ELLE PUAIT. C'était la première fois que l'odeur m'incommodait.

    Elle commença à m'embrasser, me fixant avec des lueurs éloquentes. « Excusez-la, dit Michel, vous lui faites envie, vous êtes encore tout frais. » Elle tourna vers son mari un regard interrogateur. Il acquiesça. Elle glissa une main sous mon linceul et me fit bander comme un mort. Mais pris de pudeur je les renvoyai tous les deux. Après quoi je restai longtemps de mauvaise humeur.

    Quelques jours, quelques nuits s'écoulèrent - moi aussi (j'appellerai "jour" l'intervalle inégal séparant deux temps de sommeil - intervalle plus court apparemment que sur la terre - pour qu'on s'ennuyât moins sans doute ? Je n'ose penser pour que les rêves reviennent plus souvent... La nuit surtout est dure à supporter. On dort un peu - très peu - puis le sommeil survient, très lourd, puis s'effondre lui-même, comme défoncé par-dessus.

    Puis tranchant la nécrose, taillant son manchon, chutant de plus en plus bas, le cylindre pestilentiel et lumineux du SONGE - non pas à proprement parler une vision, mais une sensation qui se propagerait au corps entier : chaque pore comme un

    œil, aussi autonome qu'un organe entier : une boule au ventre, une boule derrière l'os du front, le Remords comme une matière lumineuse et pourpre, ou le rubis au front de LUCIFER.
    Et aussitôt, infecte, la jouissance, l'ignoble complaisance, l'atroce volupté de l'avilissement. ...Je me réveillai en sursaut, lèvres bourdonnantes. Je passai mon doigt sur mon ventre. Il s'enfonça. Un peu de sanie s'écoula. Des bouts de vêtements sombrent dans la chair liquide ; du bout des doigts je les repêche et les projette, comme des mucosités nasales, sur les parois. Mes mouvements deviennent moins gourds, je suis très fier de cette nouvelle agilité de mes index... Le sommeil me reprit et de nouveau, terrible, le cauchemar m'envahit. Ce n'était pas une histoire vécue, ni des visions, mais une horrible sensation, physique, de remords. Rien de plus terrible que ces rêves d'aveugle. Parfois le sommeil calme revenait, parfois non. Les jours et les nuits avaient perdu leurs repères. Mais sommeils et veilles se succédaient rapidement.
    J'eus envie de la femme. J'appelai. Elle vint. Elle me fit l'amour en riant : « Excusez-moi, j'étais privée depuis si longtemps ! » Elle me vida, et je constatai avec plaisir qu'au moins, sous terre, l'avantage était que les femmes jouissaient aussi vite avec un homme que seules en surface. Au moment ou l'orgasme commençait à venir, survint le mari : "Ne vous dérangez pas pour moi !" Il nous regarda jusqu'au bout et respecta notre postlude. "Elle vous rend service, dit-il.

    « En vous secouant, elle vous aide à vous décomposer davantage... Françoise, tu pourrais rester plus longtemps, par politesse. « J'ai hâte de retrouver le violoniste, au bout de l'allée. » Et je constatai avec non moins de plaisir que les femmes mortes montraient beaucoup plus de chaleur et de spontanéité. « Ne croyez pas cela de toutes, me confia Michel Parmentier. Vous avez de la chance avec la mienne. »Mais ce qui me préoccupait le plus, c'était le Temps. L'ennui. "Michel, comment faites-vous, ici, pour compter le temps ? - Compter le temps ? - Calculer les jours... Michel rit doucement. "Que vous êtes jeune! ma femme posait les mêmes questions... Eh bien, nous pouvons toujours nous régler sur les "bruits d'en haut". Quelque chose de précis, par exemple, les rondes du gardien, et des jardiniers. On les entend marcher, pousser la brouette, parler... - On comprend ce qu'ils disent ? - Bien sûr, avec un peu d'entraînement. Il y a une ronde à 11 heures, et une à 17 heures, avant la fermeture... Mais vous verrez, on cesse vite de s'y intéresser.
    « On s'habitue vite à l'éternité. On s'installe.. . - Il doit bien y avoir quelques marchands de pantoufles, ici ? - Au bout de l'allée, oui... Que voulez-vous dire ? » Je laisse tomber la question dans le vide. "Tenez, reprend-il, je me souviens de la visite des deux beaux-frères, il y a de ça... trois mois, peut-être ? Ils étaient là à discuter au pied de ma dalle, et le premier se met à dire : "Il est toujours là-dessous ce vieux con..." Je l'entendais gratter la terre avec son pied. Et l'autre lui répond quelque chose dans le genre : "C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux.

    « De toute façon il était condamné. Et puis qui est-ce qui pouvait bien l'aimer? - Vous avez pourtant l'air bien aimable... » Il hausse les épaules, secoue ses orbites d'un air fataliste. Sa mâchoire s'allonge et pendille, il la reclaque en frappant du carpe, avec un bruit de cigogne. Soudain je m'avise d'une étrangeté singulière : « Mais dites-moi... - Oui ? - Comment se fait-il donc que nous puissions nous voir, l'un et l'autre ? ...D'où vient la lumière? - Tiens ? D'où vient la lumière ? c'est ma foi vrai ; nous n'y avions jamais pensé…

    Je hasarde l'expression de "perception extra-sensorielle". Il reste dans le vague. "Et nous, reprends-je, on ne nous entend pas ? - Non. La plupart du temps, ils n'ont pas l'oreille assez fine. - "La plupart du temps" ? - Ici, nous avons le silence ambiant, nous ne respirons pas, notre coeur ne bat plus... - C'est beaucoup plus facile ? Vous êtes sûr ? » A ce moment mon jéjunum miné laisse échapper, entre cuir et sanie, un doux phrasé bulleux. De tous les coins du cimetière, par le couvercle à demi soulevé, me parvient, semble-t-il, proche ou lointain, toute une rumeur concertante de chuintements, de sifflements, de craquements indéfinissables, ce qui remit fortement en question pour moi l'existence de ce fameux Peuple Souterrain auquel il me faudrait peut-être bien bien croire, peut-être même à quelque sauterie ou danse macabre.

    De la terre se coula à l'intérieur de mon habitacle, formant sur le satin de lourdes traînées grasses. Ca n'a pas d'importance, ce truc ; pour ce que vous allez en faire, du satin... » Il est vrai que les visites - une, surtout - ont singulièrement terni le lustré de

    mon étui. "On peut nous entendre, de à-haut, reprend-il encore, si nous projetons notre volonté. - Les médiums ?- Pas seulement. Finalement, nous pensons très fort, et cela suffit. - Tiens, c'est vrai ; je ne me sens pas remuer les lèvres, quand je parle. - Vous comprendrez vite les paroles d'en haut, répète-t-il. En revanche, pour voir, il vous faudra du temps. »

    Je restai silencieux.. Ma première visite d' "en haut" ne fut pas, comme j'avais la faiblesse de l'espérer, celle de ma femme et de ma fille. C'étaient des pas lourds, de grosses voix masculines, indiscrètes et cependant indistinctes. Michel Parmentier traduisit : "Ce sont les marbriers. Ils prennent les mesures." Je m'inquiétai : "Si le cercueil est solide, ça ne vous écrasera pas. Autrement, si ça vous diminue l'espace vital, vous en serez quitte pour émigrer. - On peut donc sortir de là-dedans ? - Et moi donc ? « ... Quand vous serez bien décharné." Il passa son doigt sur mes yeux, d'où coula une sanie repoussante.

    "Pour vous, ce sera assez rapide." Plusieurs semaines passèrent ainsi. Je restais de longues heures allongé. Michel Parmentier venait souvent m'entretenir. J'appris ainsi un grand nombre de choses. Je l'interrogeai par exemple sur des points de hiérarchie. Cependant je m'ennuyai beaucoup. Je me disais que ce n'était pas la peine d'être mort. Parmentier m'apprit que l'ennui faisait aussi partie du "purgatoire".

    Quant à sa femme, elle -préférait visiblement le jeune pianiste du bout de l'allée.



    Qu'y a-t-il en dessous de nous ? demandai-je. - C'est un cimetière du XVIIIe s. Ils mènent une mort totalement indépendante. - Et plus en dessous ? Il fit un signe d'ignorance. Mais il me désigna la direction de la fosse commune : «Il est très difficile d'y vivre », dit-il. Quant à mes périodes de sommeil, elles étaient troublées de songes atroces, dont rien ne venait atténuer le caractère horrible. Seuls étaient animés les jours de fête.Deux mois et demi après ma mort, je perçus une grande agitation à l'étage au-dessus. Des enfants couraient parmi les tombes. L'un d'eux m'écrasa l'estomac en passant sur ma dalle, qu'on avait installée entre temps. J'entendis le bruit d'une gifle. "C'est la Toussaint", me dit Parmentier. J'étais scandalisé, de mon vivant, par tous ces gens endimanchés poursuivant leurs conversations sur eux-mêmes, leurs impôts, leurs tiercés, insoucieux du sort qui les guettait. On riait, on rotait, on s'interpellait. Je fus partagé entre l'assentiment et l’indignation, voire le désir de surgir, comme j'étais, à la surface, bien que cela me fût encore impossible, pour les accabler d'horreur et de reproches.
    Mais non, dit Parmentier. Laissez-les donc. Ils nous rappellent un autre temps, ils se croient heureux, ils nous font marrer, c'est maintenant, le bon temps. Écoutez-moi ce raffut ! Je ne reconnus pas ma femme ni ma fille. « Elles viendront un autre jour. Aujourd'hui, c'est la grande foire des vivants, qui veulent oublier qu'ils seront morts demain. » Elles vinrent en effet le trois novembre, jour de la Saint Hubert, et leurs douces voix incongrues récitant le "Notre Père" me parurent incomparablement fades

    en comparaison du joyeux tohu-bohu de la Toussaint. Ému cependant, j'envoyai du fond de ma tombe un "Je vous aime encore" appliqué. Je sentis qu'elles en eurent l'intuition, car ma femme du moins m'adressa sur la dalle un baiser et des mercis précipités. Je fus un instant attendri par ma petite Nadine. Les pensées m'étaient plus accessibles que les paroles ; mais je me désintéressais de plus en plus de ma vie passée.

    En fait, je m'ennuyais à mourir. Pour me distraire, j'étudiais les progrès de ma décomposition. Les intestins n'étaient plus qu'une bouillie, où le sexe avait disparu. Un jour une autre mort vint me rendre visite : son cercueil s'était effondré, il cherchait un autre gîte. "Excusez-moi, dit-il ; ce n'est pas drôle de devoir jouer les pique-cercueil." Je dois mentionner aussi les cérémonies du Onze Novembre, la musique épaisse, les garde-à-vous. "Curieux, dis-je à Parmentier. Il me semble que les piétinements proviennent de notre niveau« Devant, sur la gauche. - C'est le carré des soldats, me dit Parmentier. Leurs squelettes marquent le pas sous la direction d'un grand colonel décharné. Vous avez dû déjà les entendre. C'est leur punition d'avoir été soldats." Et comme je m'étonne : « En compensation, précise-t-il, leurs rêves sont plus doux. »

    Trois coups sur la paroi. Je m'éveille avec peine. « Visite médicale ! » Je me dressai sur mon séant, rejetant mon couvercle. Un grand squelette chauve se tenait là, un caducée gravée sur son front jaune. "Vous allez pouvoir quitter la chambre", ricana-t-il. - Mais je ne suis pas encore... Il haussa les clavicules :



    "Vous dites tous ça, me dit-il. On dirait tous que vous avez peur. Pourtant vous vous emmerdez assez, dans ce cercueil. Vous n'allez
    pas me refaire le coup de l'utérus. Ce disant, il avait tiré de sa fosse iliaque un assortiment de pinces et de scalpels. "Tendez un peu le bras droit ? « Vous n'avez pas peur, j'espère ? Un grand mort comme vous ! " Il sectionna quelques ligaments. "Ça fait mal ?" Je ne sentais rien du tout. Il gratta mon radius sur toute sa longueur. "Du vrai poulet bouilli, déclara-t-il. Laissez ça au fond de la marmite, ça pourrira sur place, vous n'en êtes plus à ça près." Il me gratta de même toute la jambe. La chair se détachait en aiguillettes baveuses. Ma rotule lui glissa des métacarpes, il la remit en place. "Comment vais-je faire pour sortir, si mes os se détachent ?

    - Ils l'auraient fait de toute façon. Ca ne tient plus, tout ça." Il jeta derrière lui un fragment de ménisque, puis tira d'entre ses côtes une provision d'agrafes et de fils de fer. Je n'osai lui demander d'où pouvait provenir la matière première : ferrures de cercueils ? chirurgiens enterrés avec leurs instruments ? "Ça c'est du solide, fit-il en posant les premières agrafes. C'est pour la mâchoire surtout que c'est primordial. - Et vous ? - Moi, je tiens tout seul. " Je n'insistai pas. Lorsqu'il m'eut ligaturé, proprement agrafé du haut en bas, il me demanda :« Vous ne connaissez personne dans le quartier?

    - Si, Michel Parmentier. - Il faudra qu'il vous aide pour les exercices de concentration. Vous vous déplacerez par influx magnétiques, mais il faut vous apprendre à les développer. » Il replaça ses instruments dans ses cavités, puis me serra les phalanges à les briser. « Je reviendrai dans un an, pour vous enlever toute cette ferraille. Adieu !» Aujourd'hui, à travers terre, le garde a conversé avec moi. J’ai rencontré aussi des fantômes, j’ai constaté qu'ils avaient beaucoup de force. J'acquis des connaissances diverses : sur une guerre passée entre les morts, dont Parmentier ne put me donner que des détails confus. Je reçus également la visite de la joyeuse bande du caveau vingt-trois : toute la famille, et certains amis, fumaient du pissenlit séché. Certaines séances se déroulaient dans la loge du gardien de nuit, en surface.

    Un jour, on a enterré en face, dans le quartier des caveaux. J'ai entendu la lourde porte se refermer, puis le curé, puis le corbillard. Ils sont repassés devant moi en disant pis que pendre de la défunte. Mes journées se règlent sur les tournées des jardiniers, qui sifflotent, ou des gardiens, qui ne sifflotent pas. Je reconnais chacun à son pas, et à ses soliloques. Ma femme vient moins souvent. J'ai appris qu'elle se masturbe avec le volant de ma voiture. Le jour où j'ai obtenu du médecin-chef la permission de sortir, je me suis affolé : « Mes os vont se détacher ! - Concentrez-vous! » J'ai appris à nager dans la terre, à repousser les mottes souterraines, sans muscles, mais en bandant ma volonté. Parfois je reviens sur mes pas à la recherche d'un os. Une fois j'eus une altercation et nous nous réconciliâmes après avoir essayé chacun l'os (mais elle (c'était une femme) se l'était essayé à l'emplacement du vagin) (on jouit

    comme le reste, par volonté). On circule sous l'allée, ou bien on franchit les cercueils. Je peux rendre des visites, voir enfin les soldats. Pour ne pas m'égarer, il a fallut d'abord me promener avec Michel Parmentier. Les points de repère souterrains sont peu nombreux. Il y a quelques pierres indicatrices. Il existe aussi des couloirs d'une tombe à l'autre, mais ce réseau demeure encore assez anarchique : la terre, àforce d'avoir été remuée, est devenue plus meuble. Dans certains quartiers, les morts ont réalisé un beau réseau de tunnels. Avec mon voisin je suis allé voir une jeune fille morte récemment. Nous l'avons beaucoup surprise.

    Elle est encore très belle et son odeur modérée. D'ailleurs je me suis habitué, je ne sens moi-même presque plus rien. Nous avons parlé à la jeune fille. Elle a raconté sa mort, j'ai voulu la faire sortir, mais Michel est intervenu : « Vous allez l'abîmer : ses muscles ne répondent plus, et elle n'a pas encore fait les exercices de volonté. » Je voulus la posséder, mais ma tête décharnée l'effrayait. Nous avons poursuivi notre promenade. Nous nous heurtions parfois à des parois de ciment: les caveaux de famille. Ils sont très utiles pour se repérer. Dans le quartier riche du cimetière, ils se touchent. Un jour, nous parvenons au mur extérieur. Je propose l'aventure, mais Parmentier me le déconseille : nous risquerions de tomber dans les égouts ; une fois, un camarade à lui y fut retrouvé, la police l'a pris pour un clochard mort, elle a fait des recherches, elle a cru découvrir une identité, et un vivant a été classé mort. On a réenterré le camarade, bien content de retrouver, après quelques errances, son domicile fixe.

    J'assistai un jour à une séance du Tribunal d'Accès. Elle se tenait dans un souterrain voûté. Il s'agissait de savoir si tel ou tel mort était devenu, véritablement ou non, un squelette viable. Ces derniers, rangés derrière un grand couvercle en guise de bureau, huaient le candidat, par trois claquements de mâchoires, ou les applaudissaient (quatre claquements, deux fois deux). Ayant été récemment intronisé, je m'essayai aux claquements, mais cela fit rire: squelette de fraîche date, mes os résonnaient de façon molle et novice. C'était un tribunal d'une propreté éblouissante. Solennels, ils jugeaient une dizaine d'autres morts dans le même état, mais d'aspect bien plus noir.

    Un autre squelette, devant la barre, témoignait que chacun s’était bien débarrassé de toute trace de chair. L'un d'eux, appelé, se présenta muni d'un dernier lambeau mal placé, qu'il essaya de dissimuler entre ses cuisses. Ce furent des huées (trois claquements de mâchoires). Je récidivai. Les regards se tournèren de nouveau vers moi, et l'assistance éclata en huées de quatre claquements (deux fois deux), car j'avais encore, malgré tout, de nombreux lambeaux de chair.

    Je m'enfuis. Moi aussi je passai plus tard devant ce tribunal et m'en tirai fort bien, et même, certains de mes os tombaient en poussière. Dans la fosse commune, la situation est presque avantageuse, on vous fout dans la chaux vive, et après quelques jours de bousculade, les morts passent sans transition à l'état d'esprits. On peut se faufiler à travers pierres. On devient immatériel. On peut même remonter à l'air libre. Nous avons taillé quelques bavettes avec le gardien, qui nous assoit tous sur des sièges de paille et nous donne de quoi fumer.
    Enfin prendre l'air et ses ébats parmi les tombes, se prélasser ! Mais de nuit seulement. Nous nous allongeons parmi les sépultures, nous faisons des danses macabres grâce aux musiciens enterrés avec leur instrument.

    A l'issue du bal, nous finissons la soirée dans un caveau. Les propriétaires nous y offrent de l'encens. Sur différentes étagères, des cercueils, où les cadavres présentent leurs degrés de décomposition. Les plus jeunes, en se soulevant, peuvent participer aux réjouissances. Grâce au gardien, l'encens est complété par de l'opium. Je fais des promenades avec la jeune fille que j'ai vue, et que j'aime. Demain, nous serons mariés. La vie continue. Nous irons en voyage de noces à l'étage au-dessous. ...Le macchabée fait ses ultimes découvertes. Tout a duré un ou deux ans dans son temps à lui, mais un million d'années sur terre. ..La bataille d'Azincourt est figée comme une gelée et se passe éternellement. On la retrouvera telle quelle. Pourra-t-on y toucher ? Les événements du passé sont ceux qu'ont imaginés les hommes de l'an 8000.

    Je suis persuadé qu'on voyagera dans le temps. A la limite, l'espace se recourbe sur lui-même comme une sphère. Nous sommes à sept milliards d'années-lumière et ici à la fois, mais ces deux points de l'espace se recouvrent : comme une vibration (tels les électrons qui bougent tant, qu'ils en restent immobiles. Il en est de même pour le temps.

    Mais je crains fort, cher Houellebecq, d'avoir abusé de votre patience.

     

  • Carré de dames R

    C O L L I G N O N

    C A R R É D E D A M E S

    AUTEURS DE MERDE

     

    - Watson's international Encyclopedy...

    - Tell on... exciting... - la vieille femme se rengorge.

    Le représentant se redresse, trapu, les mains bien à plat sur la table :

    "Décidées ?

    - Oui, dit-elle.

    - Un petit verre ? dit l'autre vieille.

    Elles boivent d'un trait :

    - Du porto.

    - Et du bon."

    De la première l'homme ne voit que le nez : une arête, irrégulière ; l'autre, Gretel, ridée comme un vitrail au soleil couchant. Le petit représentant se méfie : une fois de plus, on le fait boire. Le porto l'écœure, l'estomac lui brûle. Sa tête tourne. Les vieilles tiennent le coup. Elles sont à présent rouge sombre, en étau ; il s'écarte :

    "L'Encyclopédie Watson, chef-d'œuvre de la rigueur anglo-saxonne...

    - Aryenne.

    Il sursaute.

    "Vous n'êtes pas spécialement nordique, n'est-ce pas ?

    - Non, de Nice.

    - Arabe ?

    - Tout de même pas.

    Le jour qui baisse. Sur un fauteuil un tas de couvertures qui somnole. Au-dessus du Niçois passe un dessous d'escalier tournant dans la pénombre.

    "Où va cet escalier ?

    - Porto ? dit Jeanne.

    Le goulot tinte. Le représentant brun pose la main sur son volume :

    "C'est toute une somme. De tout ce qu'on peut savoir.

    - Encore un ? - ...je peux finir ? - ...la bouteille ? - ...ma phrase ?

    - Nous n'avons pas besoin d'encyclopédie.

    - Nous sommes l'Encyclopédie.

    - Vous ne savez pas tout ! ...Tout est là !" Il désigne son livre.

    - Dô héne, là-dedans ? reprend Gretel en son dialecte- l'homme empoigne la bouteille et la vide en

    roulant des yeux. Alors l'âtre s'illumine. Dans un crépitement surgit du feu la forme accroupie d'une femme en noire activant le soufflet : Je ne suis pas d'accord dit-elle - c'est Marciau, 140 cm. La mâchoire de Jeanne s'éclaire par-dessous 'un coup, la peau ridée de Gretel vire au mauve et l'escalier jette une lueur mauvaise : je n'achète pas l'Encyclopédie Watson. Elle tient sa pelle à feu toute droite. L'homme prend les autres à témoin

    "Vous étiez d'accord, vous deux ; ça fait trois quarts d'heure qu'on discute.

    Gretel répète trois quarts d'heure. L'homme titube dans l'éclair des flammes, heurte le tas de couverture.

    LE TAS : Aïe !

    L'HOMME, apoplectique : Y a quelqu'un ?

    Le tas répond bien sûr imbécile. L'homme revient sur ses pas, solennel. Il se masse le front et le genou : "Savez-vous bien - voix grave - ce que c'est qu'un imbécile ?

    - Rekarte ta klace répond Gretel. Jeanne rectifie ta glace. - Je ne vois pas de miroir ici. - Pas besoin dit-elle. Ti d'ann autô chrêsoïmetha ; dit la couverture Ce que vous en feriez ? répond-il "Ô courte sagesse, ô sexe imbécile et faible ! c'est bien folie de courir aux miroirs- mais bien plus grande encore de les briser – celle-ci est de moi.

    - Proxima mors mox auferet nos dit Jeanne au long nez.

    - Sind wir noch immer Frauen ? demande en allemand la Naine à la pelle - sommes-nous encore des femmes ?

    L'homme les considère dans le jeu des flammes, et lorsqu'il se rassoit ses articulation craquent nettement. Pas de pitié dit-il à haute voix. "La vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile courent à la mort comme à l'honneur du triomphe"

    - CREVE dit l'infirme

    - Du Bossuet, Mesdames.

    - Sur l'exaltation de la croix, Premier sermon.

    - Je sais dit l'homme.

    - Bossuet pue du cul dit Jeanne.

    L'homme tire vivement j'ai là aussi de sa mallette une estampe qu'il étale et lisse d'un revers de main, puis se recule vivement – toutes se regroupent autour du parchemin où se distinguent une

    faux, un reflet de flamme une mitre dit Soupov en roulant son fauteuil, d'archevêque – "...avec un texte en vers" ajoute l'homme je ne vois rien dit la Naine. Le représentant tourne le commutateur mais les têtes se tournent, réprobatrices. La Soupov sur son siège frémit du menton, le feu pâlit, l'homme les dévisage : C'est l'estampe et non mois, Mesdames, qu'il faut examiner.

    - Vous nous avez bien toutes examinées ? bien désossées ? dit la grosse assise. L'homme se tire le pantalon et se carre sur sa chaise : "La gravure" (ton didactique) "a pour titre Der Tod und der Tor" (on distingue en effet, dans la manière de Dürer, un évêque siégeant, la mitre en bonnet d'âne, disputant avec la Mort une partie d'échecs. La Mort s'y tient debout sous forme d'écorché ou de transi, l'immense faux juste au-dessus de la mitre ; à son pagne déchiqueté pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table, l'ecclésiastique allonge une main gantée toute garnie de bagues).

    "Voyez comme il sourit, l'homme d'Eglise, tant il est sûr que s'il est un écu à gagner, l'imbécile l'emportera sur le philosophe – mais dans les plis des yeux, et du menton, observez bien les stigmates de la sottise" - la Naine répond que tout dépend de la façon dont on tourne l'œil – "mais l'Evêque a tort, la Mort étend le bras" - "mat à l'étouffée coupe la Naine : Cavalier noir f7". Au bas de l'estampe deux quatrains gothiques, en moyen français, l'autre en haut-allemand :

     

    Cil cuyde engeigner la Mort

    Par luy desrobber sa bource -

    L'inbecille doubte encor

    Sil a terminé sa course.

    La Naine ensuite lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le quatrain symétrique en Neuhochdeutsch. "Il s'en est fallu de peu, ajoute l'homme, que cette estampe n'ait brûlé, dans l'incendie de St-Léger (Sankt Leodegar)- à Lucerne (1633) - voyez ces traces rousses...

    - ...Vous y étiez...

    - ...observez également – il place la feuille à contre flamme - ces minuscules coups d'épingle sur la Faux – et sur l'Echiquier : signe de croix.

    - Conjuration, dit Jeanne.

    - Exorcisme, rectifie le représentant : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O PERE SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...

    - Ta gueule.

    Sans sursauter l'homme tient la gravure immobile. Jeanne repère d'autres écorchures "sur la tranche, à gauche" – la Naine insinue la thèse d'un arrachage crapuleux très récent.

    Jeanne distingue entre les lignes quelques traces en caroline minuscule – Palimpseste tranche le représentant. "Comment diable" hargne la Naine "cette gravure est-elle en votre possession ?" Le représentant niçois invoque l'autorité du Second Cosmopolite alchimiste Sendivogius : "...transmission au Nonce apostolique moyennant fortes indulgences – ce qui se négocie bien plus cher d'habitude – puis passage par Henri-Jules de Bourbon-Condé - jusqu'au grand David d'Angers – post Revolutionem rerum - je dispose aussi par d'ailleurs" ajoute-t-il "d'une importante fortune personnelle - écoutez cette étrange anecdote :

    "Le 5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de l'Incorruptible – un chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la main de son partenaire, posée sur un fou devant lui, n'était plus qu'un infect assemblage d'os et de tendons. Levant ses yeux horrifiés, il vit que son adversaire avait pris l'aspect d'une momie suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa ; par-dessous se trouvait cette gravure. Il ne se rappelait pas l'avoir jamais possédée, ni aucun autre de son lignage – et nul de ses gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit sur-le-champ pour l'émigration sans avoir pu réunir ses biens, jusqu'au fin fond de l'Angleterre, et n'en revint jamais.

    "L'écorché s'était éclipsé par une autre issue, laissant derrière lui une infecte pestilence. Les domestiques assurèrent plus tard que dans la venelle où il s'échappa, l'homme avait repris son aspect naturel, la perruque juste un peu de travers. Il s'appelait Jen de Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé arrêter le chevalier..."

    L'auditoire hoche la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui reste sur la table, à demi-enroulée, embarrassante. Il proteste que les enchères sont montées très haut et qu'il ne compte pas la laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes. Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le charge de vendre une telle œuvre. Certains de mes confrères précise-t-il gravement - Gretel marmonne Sorcier de pacotille et le représentant, imperturbable, déclare ex abrupto que [ses] pensées ont pris un autre cours.

    Marciau double ses lunettes d'une loupe et scrute la gravure qu'elle s'est appropriée. De sa poche marsupiale elle tire un crayon, du papier pour prendre des notes. Soupov sur son fauteuil se signe précipitamment à l'orthodoxe et laisse retomber sa main. Gretel bâille. L'homme éternue soudain, sursaute, quelle heure est-il ? - Huit heures et demie dit l'infirme. La Naine renchérit ça fait tard sans lever les yeux de sa feuille. Gretel : Ma montre est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute? - je plaisante... - ...moi j'ai faim dit Gretel - Vous pourriez m'inviter à dîner." Grimace : on n'a pas de chambre. Pesante et contrariée Soupov lève le bras, fixant tour à tour les trois autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage le dîner. Soirée gaufres." L'homme s'incline. Soupov roule sa chaise vers l'âtre et la table, face à lui, où les lueurs croisées du feu et du plafonnier révèlent d'un coup ses joues lunaires.

    Les trois autres se lèvent. Marciau, sur la pointe des pieds, place en équilibre la gravure sur ses deux volutes. Soupov demande à l'homme s'il est attendu chez lui : Vous ne m'attendiez pas non plus ,e suppose. Jeanne au long nez passe les plats : "Pour Azraël – Je ne suis pas l'ange Azraël" - "Dieu aide". L'homme ouvre les bras, souriant, complet prune et cravate à pois : Ma tenue n'est pas très protocolaire et Jeanne cligne de l'oeil. Gretel balance les couverts qui cliquètent. Soupov tourne le cou d'un air réprobateur - vous êtes vraiment représentant de commerce ? allez- soyez gentil - montrez-nous votre carte !

    L'homme se met à rire et se fouille en vain vous auriez pu ôter mes dicos de la table tout de même - il les replace lui-même dans sa mallette. La Soupov se signe précipitamment sous sa serviette. Jeanne : Vous êtes juste en face de la patronne. - Je n'avais pas l'intention de changer de place. Gretel hausse l'épaule. Soupov incline avec grâce ses deux mentons. La Naine allume deux chandelles de part et d'autre de l'estampe à la façon d'un tabernacle ; L'homme inspecte la gravure, le rictus de la Naine, à nouveau la gravure : des profils. Devant lui deux cierges en enfilade vacillant devant le feu. Au fond à contre-jour la tête renfrognée de Soupov j'en veux pas de ce machin.

    L'homme se soulève en biais pour vérifier, bien en face, le filigrane ou "marque d'eau". Touche du coude le sein de Jeanne qui pouffe en le servant puis réteint le plafonnier. Les quatre femmes et l'homme éclairés par dessous, sinistres. L'infirme penchée à gauche tourne dans un cadre un gaufrier antique plein de pâte au-dessus de la flamme : deux plaques de fonte dans les étincelles. Juste à sa droite Gretel en embuscade pique tout ce qu'elle peut dans la pile de gaufres au ras de l'assiette ; la gnomide fait circuler le plat Et le rhum ? râle Gretel entre ses gencives. - Devant toi. Tu ne la vois déjà plus. Après tout ton Porto ! - j'ai caché le magnum" souffle Jeanne à l'oreille de l'homme. Gretel renverse l'alcool au-dessus de sa gueule édentée : "Encore un gorgeon... - Permettez-moi de vous faire observer" s'enhardit le représentant "que vous avez mis le pouce sur l'embouchure." Gretel se vexe.

    Attention dit Jeanne elle est bien partie méfiez-vous. - Une bouteille dans la gueule c'est vite parti – Laissez-la tranquille intervient la Naine en ôtant la grosse fiole des mains de la vieille qui se rabat, décicément, sur les gaufres Le dernier représentant qu'on a eu dit Gretel la bouche pleine on l'a violé. Marciau confirme : On a bien rigolé. "Il courait dans tous les sens dit Soupov il ne trouvait plus la porte : "Bon-alors-écoutez-moi-bien-j'ai compris- v'là tous les papiers-je-me-tire -foutez de ma gueule - plus vous voir plus vous entendre- où c'est la porte – au plaisir – du balai"

    Jeanne mime la scène, entasse tout dans une forme de mallette et roule des yeux de dément – Soupov s'effondre sur ses seins, Gretel se plie au ras des flammes. La Naine, enfouie dans une gaufre, pouffe comme un édredon qu'on tape. Il en a oublié sa camelote! - Pardon : deux paquets d'échantillons 45t. Linguaradio dit le Représentant. Les quatre vieilles se regardent, ahuries : "Comment savez-vous ça ? - Bien fait dit Gretel ; d'abord moi j'aime pas les Arabes. - Pas Arabe ; Niçois. - Lui aussi ? - C'est pareil, au sud de la Loire, c'est tous des nègres. - Tu sais ce qu'ils te disent, au sud de la Loire ? Est-ce que tu le sais ?

    Arrête de jouer les Ray Charles, pose ta fiole et laisse-moi des gaufres nom de Dieu ! - Y a pas de cidre ? - la grande Jeanne disparaît dans une espèce de resserre d'où elle ressort avec trois litres de brut c'est pour vous - A votre blace dit Gretel je me méfierais elle a l'air vachement partie, un partout. L'homme engloutit le cidre et les gaufres : "Vous mangez toujours ensemble ici ? - la bouche pleine – vous avez de bonnes alloc, non ? Marciau à ras de table fixe l'estampe et la retourne – soudain - la vision se détache, à l'envers, saisissante, en gros traits noirs sur le grain de feuille : la mitre se met à trembler, la bourse oscille au bout de son cordon, la mort joue des mâchoires. La faux s'agite - la Naine alors cligne de l'œil et tourne l'image sous le goître de Soupov, qui sursaute. Le Représentant ne désarme pas, cherche entre les quatre vieilles un lien, une onde, quelque chose - ...entre nous deux complète Jeanne. Gretel : Vous voulez qu'on parle de cul ? - Cuve et tais-toi dit Soupov (hautaine, tournée vers l'homme) nous parlerons de cul si Monsieur le désire. - A propos dit l'homme pas de visites ? - Comment, "à propos" ?s'indigne-t-elle. Le représentant s'embarrasse, le gaufrier tourne et grince sur ses tringles dans un bruit d'armure, Jeanne mâche bouche ouverte et depuis quand vous connaissez-vous ? - Bien assez longtemps fait Soupov très morne. - C'est pour moi ça ? c'est moi qui t'emmerde ?" mais l'homme repère un long regard de biais coulis vers la Marciau qui s'est bien gardée de souffler mot.

    Il se frotte les mains pour ôter quelques grains de sucre. "En tout cas dit Jeanne c'est nous qui nous sommes connues les premières. - C'est nous qu'on s'est connues rectifie Marciau. "Pardon" intervient Soupov, j'ai connu Gretel avant toi. Petites annonces complète la Mulhousienne - Soupov précise : "Pour aide ménagère" – Na ja ! soupire l'autre, et dans ce long soupir passent des kyrielles de serpillières et de seaux hygiéniques ; de gants sous les aisselles et le long des seins gras. Il faut avouer récite Jeanne que vous eussiez été tout ébaubis d'apercevoir notre future amie vêtue de satin noir et chapeautée, tricot en bataille, épiant les ébats des danseurs et seuses, battant de sa pantoufle le tempo d'un baïon. Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?

    - Qu'est-ce que tu y foutais toi-même ?

    - But artistique.

    - La chasse aux vieux tableaux ?

    - J'observais, dit Jeanne, solennelle.

    - Qu'est-ce que j'avais de si observable ? dit Gretel.

    - Il émanait de cette femme un je ne sais quoi...

    - On le saura que t'as été gouine. Moi aussi, mais che le crie pas sur les toits."

    Jeanne prend les autres à témoin : "Je n'ai jamais parlé de ça. Si je t'ai observée, c'est que tu correspondais exactement au type de petite vieille...

    - "Petite vieille ! petite vieille ! t'avais qu'à te regarder, eh, cadavre !

    - A soixante-douze ans on n'est pas vieux, dit la Soupov, conciliante, retournant ses gaufres.

    - Je me serais sentie flattée de servir de modèle.

    Gretel, 83 ans : "Et avant de passer, la Soupov, tu vas me les payer, ces trois derniers mois de soins ?

    Soupov, exorbitée : "Et les gaufres ? Et ton couvert à l'œil ? Et ta copine que tu as ramenée ? (sans laisser à Jeanne le temps de protester) – et la Marciau, là, est-ce que je lui ai demandé de s'installer ici ? oh, tu en sors, de tes mots croisés quand je te parle?

    - On peut toutes se tirer, si tu veux ! tu crèveras sur ton fauteuil ! - Je suis de trop, peut-être ? susurre le Représentant, extatique. La Soupov s'étouffe dans une quinte de toux : des chocs profonds et sourds en ondes mamellaires gélatineuses, tandis que la louche dégouline sur les plaques de fonte. Gretel en titubant la redresse elle se laisserait bien crever ! Marciau la Naine rassoit l'ivrogne et Soupov se rétablit seule en soufflant, l'œil égaré, puis reprend sa tâche sans mot dire.

    Marciau roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous avez la télé ici ? - Derrière vous." Le représentant se tourne. "On n'a jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille. "Changez de chaîne pour voir ?" - même image, ronronnement plus aigre Curieux ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se rassoit, bouffe une gaufre.

    ...S'il y a des disques, ou la radio. "Nous avons un disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui." Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent bon ici. D'habitude chez les vieux ça pue. Chante la pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main sur son cou, répète c'est étouffant - vraiment étouffant.

    - Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau ; comme un échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête - tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers ses lunettes - "désir" ?

    - Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.

    - Aveugle, dit Soupov.

    Jeanne : "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu : "Satisfait" - On l'avive, dit Jeanne. Soupov précise qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.

    "Il naît", reprend l'homme. Je veux le confort et la gloire déclame Jeanne. "Moi Gretel darde ses yeux ivres. "Deux verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept lettres – orgasme évidemment ! - ça ne colle pas. Gr

    - Si, dit l'homme.

    La Soupov rit à grands coups d'asthme.

    - "Poisson gadidé" en sept lettres ?

    - "Bonheur" ?

    - Monsieur retarde d'une définition.

    - Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher ça ? - lâchez ça tout de suite ou j'appelle la police ! Mesdames je vous prie ! Mesdames !

    - ...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? - Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules myrtiformes ça y figure dans votre machin ? hymen, cul ? - ...les grands mots soupire Jeanne.

    - Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique, physique...

    - C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.

    - Soupov, ne commence pas à marchander.

    - ...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...

    Le représentant siffle le fond du litre :

    "Parfait, mesdames, parfait !" - s'essuie les lèvres - "le français n'a plus de secret pour vous !

    - Das mag sein dit Jeanne en rapprochant son assiette ("cela se peut") – Gretel se carre au fond de sa chaise : "¡ Si que está cómico ! ("il est vraiment comique !")

    - I'd rather said : ridiculous

    - Vous, vous là, d'où sort cet anglais de cuisine ?

    - Sie tun mir Weh ! Vous me faites mal !

    - Kitaxè pos inè kokkino o kyrios dit la Naine ("Regarde comme il est rouge le monsieur")

    - De votre temps, bafouille l'homme, de votre temps, on passait le certif à douze ans !

     

    On manquait l'école pour les vendanges !" - ses yeux roulent – Jeanne lui presse la

     

    main qu'il retire furieusement – lui sert du cidre qu'il repousse et finit par vider. Il se redresse enflammé, récupère des deux doigts récupère sur la cheminée l'estampe qu'il redéplie sur la table :

    "Chaque mot "révèle un visage et multiplie les clés de l'humain, multiplicates keys to humanity – toutes éclatent de rire – AINSI braille-t-il LE JEU ROYAL -

    - ...le roi est mort interrompt la Naine ch'châh mat -

    - ...qu'on appelle "échecs" – Xadrez [chadrech] em português

    - ...exalte le Dieu-Equestre qui fraie sa voie libre à la Mort - ma mort, ta mort, sa mort – or, que remarquez-vous, là, sous la plante des pieds de l'évêque ? è una serpiente, un serpent - le représentant désigne de plus en plus rapidement les détails de la gravure : "En roumain ! - A mietza, la mitre. - Finnois ! - Borekkü ! (la bourse).

    - Norvégien ! - La cordelière, de hartlinck !

    Le Représentant crie, écarlate : Vous inventez ! - Nil invento dit Soupov, je n'invente rien. L'homme sur son siège. La Jeanne lui tamponne le front : "Nous avons bluffé." Il se redresse d'un coup, épouvanté : "C'est pour me rassurer. - Nous ne connaissons pas un mot de toutes ces langues, dit Soupov avec bonté. - Je savais bien que c'était impossible" – le petit homme s'efforce de crâner. Il repousse le mouchoir. Gretel ricane. De l'armoire elle extrait un bandonéon flétri, large comme la main ; l'instrument déroule un soupir aigre A la cabreto politas ! - Trop facile grommelle la Naine soudain de très mauvaise humeur.

    Et le bandonéon se met à scander, Gretel joue faux fortissimo en clopinant Quando vieïra l'aguaida / qué maliz em la paya / a peçar del ascado – tantza las vièlhas ! - C'est du bidon - Ta gueule et Jeanne enchaîne les sauts, la Mulhousienne bombe le torse, la fausse Russe tourne et rôtit ses gaufres comme des damnés. Marciau la roule en cercle, Jeanne les entraîne dans sa polka cagneuse ell's dans' entr'elles et on s'en fout soudain lâche en réclamant du beurre ! des pommes ! et s'engouffre dans la resserre.

    La Naine est restée bras en l'air, Gretel renfonce le bando dans le costaud

     

    comme on se brûle et secoue son soufflet qui brame - apparition de l'huile et de la poêle à manche de bois. Les pelures serpentent et Soupov s'empiffre. La Naine faudrait du punch Gretel coupe Je m'en occupe et tire du buffet le Rhum – ...du guignolet-kirsch ? s'étrangle l'homme – Jeanne pèle et coupe les pommes – Soupov au gaufrier : vingt secondes, gaufre – trente secondes, gaufre – sucre ! ...orange !... dépêchez-vous pour les beignets ! - les pâtons crépitent, ça pue la friture, agitation de membres et de mandibules au-dessus de la table – écumoires. mains, couteaux.

    Le représentant aspire à pleins naseaux. Gretel pose cinq bols en marmonnant, l'assiette garnie de sucre. Une allumette, un froufrou de flammes où coulent des galères sous les lèvres qui serpentent d'une fossette à l'autre ; et dans leurs cheveux des mèches couleur étain, blafardes - à hauteur des yeux, le puits des orbites. Kirsch cognac ça jure. Panne de citron - Faut tout finir -

    "Quand' jo te foutch la mano al culo...

    - Pas celle-là, pas celle-là !

    L'homme frappe du poing : Moi j'en connais une ! Voix pâteuse. Il se hisse sur la chaise, les vieilles s'agrippent en pouffant comme on vesse ; les tifs de l'homme se collent sur son front de petit taureau ridicule qui se rattrape, à quatre pattes sur la table, Gretel rumine, Soupov pèse à deux mains. Le représentant se redresse à genoux, hagard, les yeux rouges et la bouche torve sous l'abat-jour blanc : Je vais vous en pousser une bonne. La Soupov écarquille les yeux. Quelle honte dit la Naine iI va nous faire le Dies Irae - Non Mesdames mugit-il Mais si je le chantais ça donnerait CECI : Di-es irae di-es illa etc.

    - C'est faux ! Cest faux ! - roulant des yeux, tordant ses doigts boudiné, bavant le cidre à plein menton. Des deux bras il bat la mesure. Gretel lui crie de foutre le camp par la cheminée, Soupov : ...que la terre l'engloutisse - de préférence ! - le représentant s'interrompt : Je ne repartirai pas sans pognon ! Il est furieux : les bouquins, OK, je vous les laisse - mais l'estampe, là, derrière mes jambes - il les écarte - vous me l'achetez. - Quoi, 400F, 400F chacune ? - il plonge la main vers les seins de Soupov C'est toujours là que ça se planque ! Jeanne déplore sa grossièreté, Marciau la Naine le contourne et frappe la cheville avec le tisonnier , le Niçois hurle et les insulte toutes : Quatre cents francs ! Quatre cents francs ! Jeanne et la Naine le rassoient. Silence. La fausse Russe reboutonne sa liseuse : Nous l'achetons. Sur la table la jatte s'est renversée, la pâte coule lentement vers l'estampe. La Naine agrippée au tisonnier éponge la coulée blanche et le feu s'effondre en étincelles. L'homme a relevé le front, ricanant d'une oreille à l'autre ; de sous sa chaise il tire alors une aumônière orange vif qu'il ouvre des deux doigts.

    Jeanne tire de sa manche 50F, il se relève en titubant épaules hautes aumônière béante - Gretel n'en [donnera] pas plus et décroche son sac à main de la crémone. Marciau jette au trou son billet plié, l'haleine du représentant est intolérable, la Naine a détourné la tête en inclinant son tisonnier. Soupov tire enfin du tablier sa bourse à fermeture d'or et dix de der ! crie l'homme en tirant le cordon d'un coup sec, Soupov fait claquer son fermoir. Le Représentant se dandine en grognant comme un ours, rempoche sa bourse, souffle du nez deux ou trois coups, gagne la porte. Se tourne vers la table, désigne largement les ustensiles, gaufrier, jatte, et l'estampe : "Ceci vous appartient". Il se retourne encore : I shall return. Puis il éteint le plafonnier, les abandonne aux lueurs du brasier, tandis que par la porte un tourbillon neigeux file entre ses jambes et vient mourir sous la table.

    Puis le battant se referme, et, semblant sortir du fond de l'âtre, éclatent du dehors, basses et rauques, les accents terribles du Dies Irae qui se perdent plus loin dans la rue. Gretel bondit sur ses pieds, rallume tout. Soupov rogne un quartier de pomme dont elle crache les pelures, une à une, du bout de la langue. Jeanne pousse un cri strident Brûlez ça, je ne veux plus la voir, jetez-la au feu !" Gretel avance la main, l'infirme l'arrête au poignet, la Naine regarde l'infirme qui la relâche, Gretel saisit l'image, l'étire ; un instant les personnages se raniment par transparence, l'évêque sourit niaisement. Puis penchée sur la table Gretel lâche l'estampe.

    Le papier tombe à plat sur la braise, des flammes claires jaillissent du squelette ainsi que du front de l'évêque. Puis le feuillet se ronge. La faux de la Mort résiste ; la pointe enfin se racornit, le manche finit par sombrer ; ne subsiste qu'un fragment de triangle luisant comme l'acier, que Jeanne saisit entre ses doigts, une goutte de sang lui vient à l'index. Le lendemain dans les cendres de l'âtre elle trouve un éclat de verre à moutarde.

     

    X

    Début janvier. Soupov, Gretel, sous le gris d'une aube avortée. Par le carreau s'insinue le froid du brouillard - vues du dehors deux ombres l'une aux genoux de l'autre - mise au jour indéfiniment repoussé, double embryon - dernières étoiles par les trouées - il est mort à son tour dit sourdement Soupov les mains jointes, puis à plat sur les genoux. "Il y avait bien du monde à l'église" dit Gretel. Jeanne assise sur un coin de table esquisse un bâillement ; fixe la vitre grise, apathique. "J'ai vu" dit Gretel "les deux cousins Rubeaux... - On ne les connaît pas tes Rubeaux. La table encore jonchée de l'Encyclopédie Watson en quatre tomes.

    Sous l'ampoule Marciau la Naine les ouvre l'un après l'autre, pointe l'index et recopie des citations dans des marges de journaux ; les volumes se referment dans un choc mat. "Il y était, l'autre" ajoute Gretel. - Le Niçois ?" Le jour se soulève. Un réverbère qui clignote dans la brume. "La dernière fois que je l'ai vu... - ...il était bien bourré, achève l'infirme. - ...il schlinguait bien à trois mètres. -... grand, les joues creuses... - Ce n'est pas le Niçois – C'est Ménestrel, dit Soupov. - Qu'est-ce que tu veux que ça nous foute, à nous, "Ménestrel" ?" Jeanne insinue que la Soupov a couché avec lui, "Ménestrel".

    - ...Comment s'appelait le curé, déjà ? Par dessus les têtes la Soupov trace un sillon sur la vitre - le grand, avec son complet gris fer ? - aide-moi donc ! - Il s'asseyait en bout de table, tout raide, et moi à l'autre bout. On débouchait la crème de cacao. - Le curé? - NON. MENESTREL. - Quand je l'ai vu la dernière fois dit Gretel eh la vieille ! qu'il me dit. T'as rien à boire dans ton cabas ? - Il portait une cravate dit Soupov. On se faisait du pied sous la table... - Quand t'auras dessoûlé je réponds. - Aujourd'hui c'est mon anniversaire de mariage il me dit - de toute façon sa femme - ou sa sœur, on n'a jamais bien su - y a que le curé qui ne lui est pas passé dessus. - ...et encore, dit Marciau. - De quoi je me mêle ?" Gretel : "...je lui réponds T'as pas honte dans des états pareils ? "Honte de quoi la vieille ? Moi je lui reparle surtout pas vu l'odeur... - Fallait lui changer les draps toutes les semaines, il appelait ça se les vider.... - IGNACE ! -...Quoi, IGNACE ? - Le nom du curé : Ignace ! - Comment ça Soupov, tu logeais Ménestrel chez toi ? - Au premier étage à Monségur" - Jeanne prenant des airs entendus - "Non, l'autre, dans le Lot-et-Garonne...

    - Et ton mari pendant ce temps-là ? - Dans la chambre à côté. Je lui répétais tous les détails..." La Naine fait claquer sa langue. Gretel décrit la mise en terre. Se tord les bras. Le poêle c'était un grand drap noir avec les grosses larmes d'argent. Quatre hommes le portaient bien haut pour pas salir le velours. Ils avaient la tête droite et les yeux levés. - Il me disait que je sentais le pourri, que ça l'excitait." Gretel reprend qu'il a voulu souffrir jusqu'au bout, des méthodes naturelles ! pas de piqûres ! il répétait : pas de piqûres! à l'ancienne ! conscient ! - Ça ne m'étonne pas dit Soupov. - Moi je n'y étais pas, c'est la Rubeaux qui m'a tout raconté.

    - Tous les jours que Dieu fait il descendait au cimetière. Quand il est venu chez moi la première fois, il venait d'y passer la nuit, par terre. Tous les cimetières du coin, il les a visités. Une fois on l'a retrouvé fin soûl entre les tombes - il n'en a pas parlé, de ça, dans son roman... - ...parce qu'il écrivait ? demande Jeanne. La Soupov répond qu'il lui en a même envoyé un exemplaire, elle ignore qu'elle a bien pu en faire je n'ai pas pu le finir, il racontait des horreurs – qu'il allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons - "ça je le savais" – mais avec l'instituteur par-dessus le marché – "...ils faisaient bien la paire ces deux-là - sans parler de la femme - enfin..."

    Gretel s'est rassise. Il lui avait demandé des nouvelles. Tu viens pas nous voir tous les deux ? - Qui çà ? - T'as pas connu Brenner, du temps que tu étais pute ? - Ils l'ont relâché ? - Et alors !" - y puait des pieds le Ménestrel, du cul, de partout. Il m'a dit T'aurais pas des nouvelles de ma femme ?" Je lui en ai donné, il faut être humain, sa femme est partie avec un troisième, à Nice - Lequel ? crie Jeanne. Qui est-ce ? - ...Il m'a demandé qui c'est ? que je le déboîte ! Il a fini par me foutre la paix, le Ménestrel - il habitait avec l'instite dans une cabane en planches, sous la décharge, à Monflanquin..." Gretel rajuste les plis de la couverture sur les genoux de l'infirme. Qui a conservé sa pose favorite, le cou droit comme une divinité assyrienne. Marciau poursuit ses fouilles dans la serviette oubliée par le représentant : un porte-peigne, pochette, carnet, des cartes routières. Le brouillard s'est en gros dissipé. Jeanne lit par-dessus l'épaule: "Tron Mersen. Drôle de nom pour un Niçois – ...région de Liège dit Soupov - Tu crois qu'il faudrait lui rapporter ? - Il l'a fait exprès." La lampe exténuée du lampadaire dans le faux jour.

    Passage dans la rue de courtes silhouettes empaquetées. Jeanne et la Naine explorent les départementales ; certains secteurs délimités par des pointillés se voient méticuleusement rayés de longues obliques parallèles. Quelques noms de villages, encadrés, occupent le centre d'un réseau arachnéen de routes noircies.

     

    Extraits lus par Marciau la Naine du Carnet de route de Tron Mersen

    "8 février 8h – Passé le pont sur la Tardoire – forte pente – la route part au nord – pluie légère – petite fille rousse, seins obtus" – C'est bien de lui dit Soupov – "Cimetière de la Maisonnais – cote 284" – à la ligne

    "Nestor Astier 1919 – 1971 (52 ans). Je pisse.

    " Bernadette Ouffrès 1897 – 1942 (45 ans) P.P.E. ("Priez pour elle")

    " Jean-Louis Thimeau, Isidore Blars, Ursule Athmann.

    " Aux Dognons, E-W" – Encyclopédie Watson, traduit la Naine. "St-Mathieu. Sole meunière. Commande par téléphone UN CERCUEIL TROIS CRÂNES UN "REGRETS ETERNELS" – tête des clients" – Jeanne interrompt le débit monotone de la Naine pour demander si le représentant ressemble à Ménestrel Pas du tout assène Soupov. Gretel ricane : Exemplaire unique - Jeanne prend des notes. Contre le jour bas se dessinent leurs silhouettes emboîtées, Soupov trônant, Gretel à ses genoux comme un rapace de Vinci. De là monte un marmottement d'occlusives et de sifflantes caractéristique du langage humain, tandis qu'au loin ronfle dans une côte la troisième forcée d'une voiture - ou bien crépitent, sourdement, les tirs perlés des premiers chasseurs le brouillard est levé - ...le curé ? "ils" l'ont fait venir, le curé ?

    - Ménestrel ne parlait plus, on venait de lui faire sa morphine.

    - Ça soulage vraiment ce truc-là ? dit Soupov.

    Jeanne et Marciau sur la carte dépassent Cromières crom.... crom... plein la bouche, comme du fromage - Cussac, disgracieux, désinence aristocratique d'un cul - grand-route, pompe à mélange deux temps - morveux de village - croissance rapide, morgue et acné. Gretel brode et dilue, s'apitoie, mime ce qu'elle n'a pas vu, s'effare et dégouline. Soupov accentue sa raideur - Chez Fiataud articule Jeanne - Fiataud quelle horreur - la gnomide voit dans tous ces noms-là une sécheresse vaniteuse d' "agriculteur propriétaire" - Il roulait des yeux, comme ça, mime Gretel, il voulait se redresser le vlà qui se met à souffler c'est la Viviane qui m'a raconté - en ramenant tous ses draps - Gretel se gratte les jupes d'un air égaré -

    - Et alors ? Et alors ?

    - Il est retombé avec la bouche en biais, même pas pu avaler l'hostie, il a fallu lui enfoncer – écoutez ce que je trouve crie Jeanne : Nicolas Eillant, 1899-1978 ! 1903-1980 – il prévoit ceux qui vont mourir ! Soupov se signe trois fois Et pour nous, tu vois quelque chose ? - Il a "sauté" Limoges ! Ça ne reprend qu'à St-Léonard. - De Noblat ? - De Noblat - tu crois en Dieu maintenant, Soupov ? - Tes origines russes on n'en croit pas un mot. - Mon second mari était de Dniéproguess.

    - Deux ans de mariage, tu parles...

    - Je porte son nom. Niet, nié viérou v'Boga - je ne crois pas en Dieu - pas de crucifix chez moi, pas de miroir". Gretel pousse la chaise roulante contre la table. Toutes se pressent autour du carnet ; à St-Privat - Urbain Yon - dalle avant gauche écornée - récité Notre Père Je vous salue Je confesse à Dieu. St-Louis, sol meuble, Acte de contrition Credo (in unum Deum) - elles se sont regardées dans les yeux - Gretel demande Tu ne vois pas Monségur, Lot-et-Garonne 47150 ? Trop loin vers le sud carte 79 pli 6" dit Jeanne. Elles troquent alors les cartes routières contre des cartes

    à jouer, déploient le tapis, forment deux équipes Belote ! Tierce ! fotzvlèker déjà onze heures ! faut qu'je chauffe la soupe à mon homme ! (Gretel à Soupov) je reviens pour la tienne juste après ! Des années que l'Alsacienne se trimballe par tous les temps rue Pelletier, sept heures au lever, onze heure pour la soupe et six heures, faire pisser le vieux, pisser la Soupov, aller, retour, la mère la femme la soeur hagne donc la guerre les morts les enfants les ménages à faire et les gros sabots de la vie à se traîner le cul bloqué dans la rue foulard autour du cou, depuis que l'homme est tombé sur son siège pour ne plus se relever.

    D'un impotent l'autre torcher nourrir laver, décrire ce qu'on a vu dans le vent sur le pavé, les passants qui font la gueule ou qui se confient, récits, ravaudages. monologues. Le vieux qui guette sa mort, la chaise devant le soleil qui recule. Un rez-de-chaussée vert dehors comme dedans, l'odeur de chou froid ; la clé qui tourne, Hervé qui suit des yeux Tu prends ta soupe ? Hun hoan répond l'homme. Gretel approche le plat qu'il balaie méchamment de son bras gourd et la fixe de ses yeux durs. Gretel le frappe aux épaules en criant qu'il peut crever tout de suite, qu'elle sera débarrassée, claque la porte et s'en va - Le mien, tiens, ça fait longtemps qu'y bande plus. Elle ajoute que par-dessus le marché il voudrait qu'on le suce. Merde alors.

    A onze heures du soir Gretel sort en promenade. Son quartier alterne chantiers, terrains vagues, palissades. Les grues dardent leurs bras clignotants. C'est le coupe-gorge. Si le Vieux savait ça il hausserait son épaule valide. Il se réjouirait en dedans. Gretel clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues déjà tracées les rôdeurs se concertent. Gretel porte un gros sac gris bourré de pelotes de laine T'aurais plus d'emmerdes que de pognon Gretel sourit - au bout d'une barrière et d'une place anonyme s'étire une enseigne rouge sous dix étages vides. Gretel guette la fermeture du Taxi-Club. Jusqu'à ses pieds le néon répand ses braises pâles ; sur l'asphalte

    passent les ombres déformées des buveurs. A minuit l'enseigne s'éteint soudain, le grésillement s'interrompt sur les bruits ressuscités de la ville au loin. Sous un petit porche sombre un barman roule deux poubelles dans un renfoncement, laisse tomber dans sa poche un trousseau d'acier S'il fait tout à fait noir je lui parlerai l'ombre vacille dans sa direction en souriant au vide, étriqué dans un petit complet de velours élimé - pardon monsieur pardon - je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser - dès qu'une femme aborde un homme n'est-ce pas tout de suite on s'imagine - il ne cesse pas de sourire voyez comment je suis habillée - juste "en cloche " - le manteau marron, la voilette, la vieille souris qui longe les murs

    C'est bête un homme approuve le barman - juste aujourd'hui le catogan gris le serre-tête - et ça suffit pour se faire embêter vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle se demande quand [elle] sera enfin débarrassée de "ça" - je l'ai remballé il insistait "mon vieux t'as l'air con" je lui dis, je serais un homme ça me vexerait moi mais lui non il continuait – l'homme en peluche fixe son bandeau en oreilles de Mickey - les cernes charbonnés sur trois bons centimètres - Les hommes reprend-il tous des cochons - Tenez reprend Gretel ce mardi je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis redescendue Merde je lui ai dit Merde je sais pas moi je serais un homme

    L'ours approuve en sifflant dans ses dents "Vous comprenez ce que je veux dire ? Elle a vu tout de suite que celui-là n'était pas comme les autres "au fond vous n'avez pas de chance avec les femmes vous allez vers elles et toc vous êtes refusés – moi quand je vois des jeunes filles faire les coquettes j'ai envie de leur envoyer des tartes." Personnellement Gretel se voit comme un homme : attaquer "mais dès que l'homme fait le moindre pas la femme le fait marcher - seulement si vous restez là dans votre coin tranquilles sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu

    Je sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes aussi c'est l'éternel manège – si vous restez sans bouger la femme ira vers vous sinon c'est elle qui choisit toujours elles ont l'avantage - il fait un pas de côté Mon fils mon fils dit-elle en posant la main sur son plaît-il ? - Vous connaissez Denis, mon fils Denis Fitzel il ne travaille plus ici dit l'homme en relevant la tête - et Gretel attendez en relâchant son bras - vous pourriez lui remettre – Je ne sais pas où il habite – elle fouille dans son cabas d'où tombe à terre une patate molle - Je ne suis que gérant dit-il pas de stylo pas de papier sur moi

    Denis Fitzel vous l'avez bien connu tout de même – "Ficelle" ? ça fait trois mois qu'il est parti. - Vous avez l'air si aimable si compréhensif ! Le gérant découvre ses dents jaunes sous la lumière Un crayon j'ai trouvé un crayon Je n'ai pas de nouvelle dit l'homme sur qui retombe le visage professionnel "A Paris je crois Marseille ou Clermont" Gretel à présent le suit, dit qu'elle aurait voulu voyager Bulgarie Turquie Roumanie... - De beaux pays Madame de beaux pays" l'Ours presse le pas Et la bonne aventure monsieur voulez-vous la bonne aventure Je vais m'installer à mon compte dit-il "à Nevers ; avec Denis.

    - ...Denis ? - Sifakis, un ami" Gretel tire de sa poche une poignée de bons de réduction : "C'est pour lui ça peut servir vous savez" l'homme les fourre dans sa poche, un prospectus tombe au caniveau COURS DU SOIR FORMATION CONTINUE Gretel le ramasse et l'essuie j'habite à côté juste à droite – Je tourne à gauche dit-il comme vous voyez Excusez-moi répète-t-elle je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer le gérant n'imagine rien, s'éloigne et se retourne, Gretel se retourne et part et bouscule la porte et s'essuie les yeux chausse en butant sur le paillasson vous êtes toujours pas couchées ? - La porte ! - Quoi la porte? - Qu'est-ce qui t'arrive dit Soupov de sa voix de gorge sonLa porte quoi merde, la pluie qui rentre ! Gretel ôte le serre-tête et renifle ça sent le vieux ici le deuil et la suie reprends ton souffle et ne secoue pas trop ton parapluie (dans un grand froissement de polyamide) la Naine ricane Fitzel tu vas laisser ta peau dans tes enterrements nocturnes - Jeanne : "Je te prépare une camomille - Il reviendra j'en suis sûre. - Si c'est de ton dernier mort que tu parles... - Mon fils va revenir. - Tu viens de le revoir ? - Presque - Jeanne allonge le bras vers son carnet de notes, et Soupov, de sa voix adipeuse: Toute mort est connaissance. "Un jour mon fils mourra" poursuit Gretel "44 ans, grand brun, serveur d'hôtel ; il s'habille feuille morte ou canelle, on le rencontre en sortie de bar jamais avant minuit" les yeux de Gretel se troublent.

    Elle demande du rhum. "Ne joue pas les ivrognes - trois gouttes et t'es cuite à faire tourner les tables" Jean-Paul Rigio 25-80 C'est dans le journal dit Soupov obsèques à dix heures - Gretel tousse à grands coups, finit sa tasse les yeux perdus parmi les crevasses et les rides. La Naine assise pattes pliées sur le barreau de chaise a repris ses définitions cruciverbistes : il reviendra – juger les vivants et les morts je suppose ? "avec tous ceux qu'on s'est tenus sur le ventre" ? - j'espère bien que tu ne nous enterreras pas, Gretel: tiens, si je saute à terre et que je cours au placard, qu'est-ce que j'en tire ? un vieux tricot gris, graisseux, tu ne sais pas tricoter." La Naine l'entoure à la taille, lui dit de ne plus tousser, de se couvrir les épaules.

    X

    Un autre jour Jeanne, qui n'a jamais cessé d'écrire, se voit publiée dans Vrîka qui tire à 120 exemplaires. Elle s'est acheté une pipe à 55F. Soupov mentionne les "tourments de l'exercice des lettres". Jeanne la fusille : "Qu'est-ce que c'est que ça ?

    -Eh bien, ma pipe ! éteins ton briquet, tu vas le vider. - Tu m'as suivie pour acheter le même ! Pour toute réponse, l'infirme désigne sa couverture sur les genoux. Gretel apprend à tricoter : "Tu piques de gauche à droite ; la droite dans le première maille – par-dessus, comme ça..." Gretel s'applique, lèvres jointes, épaules serrées. La Naine corrige l'arthrose, le jaune augmente dans ses yeux. Je l'ai toujours eue cette pipe dit Soupov je ne l'ai jamais cachée. Jeanne tire de son sac à main le n°5 de Vrîka : "J'ai trouvé", c'est du grec. Gretel : "Y a même pas d'images." Oeil fielleux de la La poétesse. J'ai fait exprès dit Gretel. Jeanne s'écrie qu'elle a maintenant "le pied dans l'embrasure", qu'"on ne peut plus la chasser." Les autres s'inquiètent du texte. Demandent "si elles y sont". Le tricot de Gretel s'allonge comme une vie - la Naine effleure ses épaules. Jeanne pense qu'elles sont toutes, autant qu'elles sont, elle comprise, définitivement moches. Même pas pitoyables. Moches. Sous les rides elle cherche et reconstitue les jeunes filles, comme Baudelaire.

    Elle imagine enfin l'enfant flétri de la Gretel, et ceux qu'elle-même n'a pas eus. Se repasse les prises de bec, les belotes à quatre. "Si l'on vous annonçait, pendant une partie de balle, que la fin du monde aurait lieu dans une heure, que feriez-vous ? - Je, dit saint Louis de Gonzague, continuerois à jouer à la balle. Il mourut de la peste en soupirant Quel bonheur ! A 23 ans. Si un jour un de mes poèmes pense Jeanne paraît sous un autre nom, j'attaque bille en tête - bille en tête ! ajoute-t-elle à haute voix ; "et je me fais passer pour impotente : ça me fera de la pub. - C'est clair approuve la Soupov.

    Jeanne évoque sa propre timidité : "C'est une force de connaître ses faiblesses (Pascal) - C'est vrai ? - Non, j'invente." Mime un dialogue entre elle et l'éditeur Coupez-moi cinquante pages - modifiez-moi le dénouement - Pas bon ton ton sketch dit l'infirme. - Du moment qu'ils me publient... (désignant le lino élimé) : ils viendront se traîner à mes pieds pour un feuillet - ils publieront mes notes de blanchisserie - je suis prête à baisser culotte devant n'importe qui, à poil et à quatre pattes", et Gretel pouffe Tu t'es déjà vue à poil ? - Parfaitement que je me suis regardée répond Jeanne, seulement moi ça ne fait pas dix ans que je n'ai rien dans le ventre – tiens, pas plus tard que l'année dernière - qu'est-ce que t'as à t'étrangler ?

    - Che m'étrangle pas, che m'esclaffe. - Lis-nous un peu tes "publications", propose Soupov.

    Texte de Jeanne

    "Le Georges ramène vraiment n'importe qui ; à 54 balais dans les bars, en train de s'afficher, pour attirer chez moi les louftingues des quatre sexes, papoti, grignota, calembours à deux balles pour amuser la vioque - on n'est pas plus élégant. Chiche qu'il se met au clavier – gagné - Goose Rag, c'est tout ce qu'il a su pondre depuis ses 17 ans - regardez-moi comme il s'excite il va bientôt jouer avec sa queue Maître, ô Maître - c'est qu'il salue, ce con - le grand barbu se gave du revers de col jusqu'aux rouflaquettes. Sans oublier l'autre pingouin qui suce ses huîtres avec les gouines - plus un qui se lèche les doigts comme un macaque - la ménagerie...

    "Je suis sous le lampadaire on va me voir toute la gueule mais oui ma chère les éclairs sont délicieux tu peux te les - non je ne suis pas fatiguée toujours pas crevée le petit macaque se met le bout du cul sur la bergère et se tire la mèche sous le nez en posant ses mots comme des pattes de mouche mon père disait, mon papa m'a dit c'est élevé dans les bonnes traditions ça, et modeste et gnangnan Oui madame Non madame tiens prends donc tes langues de chat comment vous appelez-vous – Bernard - la langue entre les dents – S'il connaît Olivier ? – C'est mon meilleur ami – son meilleur ami... - un chic type – c'est trop.

    "Excellente idée Georges, tes diapos, la pénombre, ma main sur la petite épaule du petit con Va donc vérifier la lampe Geo plus haut non plus bas plus à droite (la cloche!) baisse un peu l'appareil - pas tant - tu as fini de revenir après chaque photo Tu as le soin de l'appareil restes-y c'est qu'il a parfaitement compris ce pauvre type ; il y va quand même. Sur l'écran la poste de Papéété, caserne Bruat, le cou duveteux du puceau-macaque doucement dans l'ombre une fois une fois encore vider

    la moëlle des petits enfants Ma main sur son épaule, doigts tout secs tous boulés d'arthrose Je vais me le garder pour moi – mais - qu'est-ce que je sens ? il prend ma main la serre – petit vicelard – ça se croit un homme – je ne t'ai pas attendu pour avoir mon compte de bites – VA CHIER

    Jeanne repose sa prose, Soupov : "Ca m'étonnerait qu'on publie ça - On en imprime de pires" dit la Naine et Jeanne refourre les feuilles dans le dossiers toutes phalanges frémissantes bande de biques pourries. Cadavres imminents - bon titre - Marciau la Naine s'est remise à ses mots croisés - la Soupov : noisette de cerveau frit dans la graisse - pétrification.

    J'aime l'automne et ses silences

    L'enchantement de ses douleurs

    Et les muettes confidences

    Que le fruit murmure à la fleur...

    ......

    C'est la forêt enceinte et jamais maternelle

    C'est ce zéphir ami que provoque quelqu'un

    Pour chatouiller les seins sous les chemises claires

    ...

    ...la vie court vers son destin

    L'UNIVERS DE L'HOMME SE MEURT !

    Le bras de Jeanne retombe et le jour baisse :

    Feuille-fille est destituée

    Feuille-fille est prostituée

    - Jeanne lit pour l'ombre, chantant la pluie, les chiens mouillés - demain la chambre, demain l'âtre et les ragots, demain la gloire – Soupov, tu n'écoutes pas. Soupov répond qu'elle a tout écouté ma pauvre, mais qu'elle n'ira pas jusqu'aux éloges : "Trop "Lamartine"...! "la forêt enceinte... chatouiller les seins... destituée, prostituée - on le sent venir d'un kilomètre" - l'infirme atteint sur ses genoux sa pipe qu'elle commence à bourrer. Jeanne alors s'aperçoit que Gretel porte le même tricot qu'elle-même. Retournée sur son siège, Soupov atteint l'interrupteur, l'ampoule s'éclaire, la Naine en compense l'éclat par l'allumage du lampadaire. Pas d'extérieur ; ni radio, ni télé. Quelques comptes rendus d'obsèques édentées ravinées de rides - Jeanne observe Soupov, ses yeux de chien de boucher, son double menton où l'œil cherche les filets de sang ; Soupov à qui ses mains éternellement posées sur les genoux morts confèrent des allures de sphinx vulgaire.

    Expiant quelque crime antérieur à sa race – et vous vivrez de mots, pour dans les siècles des siècles. Pourrie d'éternité. Marchant immobile vers sa Reine à naître. La seule vérité, c'est qu'on va toutes crever - toutes à la fois ou l'une après l'autre. On ne s'attendra pas beaucoup. Jeanne tirait des martingales. Quelle idée pense Gretel Si c'est pas malheureux... Elle ajoutait que l'infirme aimerait y passer en dernier pour emmerder le monde mais la première à partir, assurément, entraînerait les autres – Il te faut des morts pittoresques n'est-ce pas – des bons mots, des faux départs – Jeanne réplique : Tu t'imagines avoir tout ton temps ? Soupov parie qu'elles passeront à l'éternité, toutes sans exception.

    La Naine veut tirer les cartes – jure ses grands dieux qu'il n'y a rien ni personne là-haut ni autre part et tape le jeu sur la table : Ce qu'il y aura quand tu seras morte ? exactement la même chose et peut-être mieux Marciau s'interrompt pour fixer la Soupov qui craint de toutes ses forces de laisser échapper son secret pendant l'agonie "On dit n'importe quoi à ces moments-là" répète l'infirme "Et ce serait vrai" dit la Naine Vous ne saurez rien dit Soupov je vous enterrerai toutes. La Naine: "On te foutra du coton hydrophile dans le cul". Gretel exige un beau tombeau de marbre à dorures, avec son fils et ses petits-enfants, avec du Bach et du Verdi, et des grandes couronnes à perles violettes.

    Jeanne écrit dans le silence. Je voudrais assister dit-elle à mes propres funérailles, comme un esprit, écouter le sermon et souffler dans les Jeux de viole – au fait, personne ne veut être brûlée ? Toutes se récrient. Embaumées, non plus. En ce qui me concerne dit la Soupov c'est déjà fait. On raille la Jeanne sur son dernier poème. Pour ce que vous direz, vous autres ! "On ne dira rien" répond la Soupov. Gretel soupire le nom de son fils. Jeanne les regarde toutes à présent silencieuses, chasse la vision facile des cercueils alignés, ou plutôt? dispersés, jetés en quatre orientations différentes – à quoi bon pourrir de conserve ?

    - « De conserve », très drôle.

    - Ta gueule.

    Soupov s'avise alors d'enterrer sa vie. Je veux un bal dit-elle. Ses trois compagnes ont donc escorté le fauteuil, chromé de neuf, cahin-caha sur la chaussée. Gretel a croisé sur sa poitrine deux revers mauves en forme de triangle. Marciau la Naine en carapace verte ressemble à une grosse cétoines, Jeanne s'est enrobée dans un fourreau feuille morte. Un bal où on s'amuse, où on se décolle le baquet ! On a toiletté la Soupov, couverte d'une robe jaune à grand décolleté bateau ; son postiche oscille sur son crâne comme un bloc d'anthracite. Jeanne serre sous son bras une pochette slave.

    La Soupov sourit au printemps comme un fruit, lance vers les fenêtres des signes de ses bras hydropiques. La rue qui monte. Gretel qui pousse, Jeanne qui l'aide d'une main. Les coups de vent chassent des plaques de soleil froid (on vous croyait morte!). Rue St-Sever des laquais descendent un perron de marbre pour soulever l'infirme. Des chœurs et des fanfares venus du cloître à l'intérieur résonnent sous un grand bouclier de ciel carré. La foule sur l'herbe et le sable. Tous éclatent de rire : Bienvenues ! et les baudruches lancées des mezzanines rebondissent sous les coups de poings. Une araignée de carton remplit tout un char.

    Des musiciens en rang d'oignons soufflent des notes uniques et dissonantes. Soupov tordue salue partout les pétarades et les chiens. Les fêtards s'écartent devant Gretel qui fait pivoter la chaise de Soupov et la rattrape en tournant elle aussi. Un bal où on s'amuse ! réclamait l'infirme et ses joues tremblotaient. Nous serons ridicules répondait la Naine, mais le Maire en bandoulière enchaîne les cognacs que lui tend l'adjoint au sommet du perron. La foule hisse le fauteuil au fond du cloître dans le chapître et Jeanne a perdu sa pochette. Derrière elles la porte se ferme dans un bruit de ventouse. À l'intérieur tout est nuit, lustres cuivrés, lambris et parquets luisants.

    Le long des murs en cordon le public immobile, et la musique devenue soudain furtive. Les quatre femmes regroupées, fauteuil au centre et Gretel fixée sur le dossier - quatre hommes se détachent des cloisons - Demi-tour crie Soupov demi-tour ! - et les ont rejointes. Ménestrel celui qu'on croyait mort - en veste brune à revers ponceau. L'Ours, le Niçois - l'Homme Vierge du Texte publié - Nous sommes foutues dit Soupov. L'Ours a saisi Gretel par la taille et le Puceau pose sur Jeanne une main spasmodique tandis que le Niçois s'incline jusqu'au sol devant la Naine. Ménestrel alors d'un signe a déclenché aux quatre coins quatre parties d'orchestre, et tous les assistants détachés du mur se sont mis à danser.

    Chaque Ange entraîne sa disciple et Ménestrel au bout de longs crochets tourne en toupie face à lui la Soupov étourdie, transfigurée, bras tendus. Autour des couples ainsi formés s'élargit un espace où le Puceau sous sa face à plaques roses tient la Jeanne sous son haleine. L'Ours se dandine lugubre, Ménestrel ricanant lui désigne le Représentant qui valse avec la Naine à niveau de braguette. Puis tous les cavaliers ramènent les danseuses au buffet où Gretel refuse de boire, tandis que le Niçois force la Naine à écluser cul sec une flûte de Moët. Les Anges sourient sans relâche, le Faux Puceau découvre ses gencives. Le Plantigrade exhibe ses crocs, boit au goulot. Les serviteurs en guêtres et perruques circulent sans se heurter.

    Et bien que les orchestres se soient tus les couples tournent encore robe à robe en froissant les étoffes - le chef se tournant bras levés, Ménestrel baisse la tête et le galop se forme - fortissimo chassé-chassé - sous les lustres ; mais les Huit hommes et femmes assis à l'écart se parlent par gestes au milieu du vacarme Je m'appelle Gabriel s'écrie le Puceau ; Ménestrel se cramponne au fauteuil, un genou plié : Te souviens-tu de nos nuits ? ce bal, je l'ai monté pour toi - Soupov tend à bout de bras sa main grasse à baiser sans soulever ses hanches - une marquise à collier de cristal salue en cliquetant et la Mort qui la suit porte un loup au mufle doré tes yeux sont morts Hélène il est trop tôt – Pousse-moi, vire dit Soupov je veux danser - tous autour d'elle se sont retournés.

    Ménestrel se relève et la retourne encore - Hélène rit, s'agrippe aux accoudoirs de ses doigts bagués - tous les saluent, anonymes, en noir, Ménestrel se dérobe et trace à présent de longs cercles sur d'autres valses à longs relents de Sibelius, la basse gronde au premier temps comme un seau plein d'eau ; Gretel et l'Ours relevés se font face, l'Ours lève une patte après l'autre et découvre les dents - le rythme est à son goût. Une flamme morne stagne dans ses yeux ; sous les lèvres de Gretel se pressent les mots qu'il aurait fallu dire - et l'animal pose les pattes jusque sur son dos. Alors ils oscillent tous deux, appuyés sur le cœur comme deux matelots par gros temps.

    Il la touche tout bas du bout de son museau et la valse épaissit l'atmosphère où halète Soupov sous ses seins sur son trône à pivot, et le Niçois montre à la Naine aux verres embués les plis indéfroissables de ses pattes noires petite dame en vert, tu sais ce que je sais. - Représentant dit-elle j'ai jeté ton évêque au feu - Buvons encore sa veste ouverte à deux battants propose des rangées superposées de fioles j'ai de tout - je suis un orgueilleux Marciau rit aux tintements du verre cétoine bien-aimée dit-il catin trop verte,c'est toi qui mourras en dernier, Soupov étire son ultime port de bras – l'Ours exhibe le liseré de ses gencives et le puceau empeste sa mortelle haleine - C'est tout ce sperme répond-il qui me remonte aux dents - Ménestrel la toise avec condescendance.

    L'Ours roucoule. L'orchestre bat de tous ses archets. Les flacons passent de mains en mains sans qu'aucun ne se brise à terre. Les Quatre Cavalières, chacune à sa hauteur, se sont servies à même son torse. L'orchestre alors debout, fortissimo, attaque le Rigaudon de Rameau. Les couples bavent et boivent. Soupov tombe à terre, l'Ours la pousse du pied dans un angle, Gretel crie T'as plus rien sous ton habit, représentant ? qui hisse la Naine - plus haut, plus haut ! que je voie toutes leurs perruques ! Le nez tavelé du Puceau coule et Jeanne se débat. Soupov remise seule en selle tourne à grands coups de ses bras sous les jabots, Ménestrel secoue deux flaches d'Eristoff à bouts de bras, ses jambes rouges étincellent en tout lieu.

    -Tiens-toi à mon épaule que je te descende scarabée vert à ras du sol Chacun suffoque sous le musc et la poudre et les couples se raréfient, bouches alourdies, mains aux poches. La lumière se tamise et le froid descend, Jeanne courbée de dos soutenue par le Vierge à la taille, reste le son sourd des cordes dissonantes, elle parvient au bord d'une gravière d'eau froide où elle tombe, et son ombre a coulé dans un creux de miroir. La Naine pousse un cri, les lèvres des hommes se sont confondues et Marciau perd connaissance.

     

    X

     

    Brive et quatre murs. Marciau tombe fréquemment dans d'éprouvantes rêveries et la Soupov serre les dents, le nez vers les genoux. La Naine a demandé le programme du soir. Soupov se penche et reçoit le coussin dans le dos. Premières notes sur l'écran aveugle. Les survivantes s'installent en geignant comme des vieux ponts. Maintenant que la Jeanne est morte on va pouvoir regarder la télé tranquille. Sur l'écran, la famine, les squelettes : "Les faits sont là. C'est à vous d'agir, et vite." La Soupov se frictionne le dos - toute une vie d'encaustique - hanches, vertèbres. "Ils sont des milliers qui réclament votre aide.

    "Ces images se passent de commentaires. - Marciau, as-tu bien refermé le gaz?" - soudain Pierre Pipe encadre à l'écran sa grosse gueule d'ange - les joues peut-être un peu moins rondes, le teint moins vernis. Alors toutes ont cessé geindre. Tout un passé, toute une vie de guerre et de privation – et chargeant son soupir de toute l'affliction qu'elle a pu concentrer, Soupov s'est écriée : Mon Dieu qu'il a maigri !

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    Le mois de juin fut torride. On rouvrit les vitres calfatées de crasse. Le caniveau poussa de gros relents graisseux. La Naine réfugiée dans le dernier coin sombre conserva la soif sous sa langue. Les mouches ont circulé. Gretel est revenue vers les trois heures : "Je lui prépare des salades fraîches". Elle reste dans la porte, son œil gallinacé piquant l'un après l'autre bougeoir, le cadre en teck, le calendrier Massey Ferguson. Elle est venue passer l'index sur le manteau de cheminée, renifle - il faudrait fermer la fenêtre – "Mais la salade, il aime ça ! Il en a repris deux fois, trois en tout."

    La Naine regarde Soupov en dessous : "Elle en a pour longtemps comme ça ? ...Tu l'as nettoyée ce matin ? ...je dis ça, pour les mouches... Tu as balayé au moins ?"

    La seule chose qui intéresse Gretel, c'est de savoir s'il est arrivé du courrier de Marseille : mon fils a trouvé un emploi de barman ; il n'a jamais bu une goutte de whisky – qu'est-ce que tu écris ? Marciau répond J'écris ce que tu dis.

    ...Soupov n'existe plus que par la peur. De son siège émanent des gémissements, ses mains déformées tressautent. Gretel la secoue. Un ronflement brusque redresse son cou, ses yeux s'égarent. La Naine tire de son tablier le jeu de cartes que Soupov se met à fixer; Gretel rapproche de la table le fauteuil roulant, les mains de l'infirme les saisissent d'un coup : "J'ai tiré l'as de pique". Soupir. Elle étale en soufflant les douze figures. A qui as-tu pensé ? Soupov se tait. Gretel dit : Je préférais la belote à quatre. Soupov répond qu'elle a oublié. Marciau ramasse le jeu et le renfonce dans sa poche ; à contempler le teint plombé de la Soupov, à écouter les radotages de Gretel, la Naine se prend à espérer : "...la dernière" murmure-t-elle à mi-voix en raclant la cendre - puis "je dois me surveiller."

    Des bribes d'oraisons funèbres s'agitent sous son crâne. Il lui semble entendre frapper C'est toi ? Jeanne ? Jeanne !! - Qu'est-ce que vous foutez là-dedans ? crie le Niçois à travers la porte. On vous entend gueuler du bout de la rue !" Gretel se lève d'un coup. L'homme entre sans invitation. "Vous ne me remettez pas ?" Tourné vers Soupov : "L'argent ? - Quel argent ? - Vous devez six mensualités ! - C'est lui... c'est lui... répète Gretel. Soupov parfaitement lucide tire cent francs de ses guenilles, le Niçois claque entre ses doigts le billet qu'il enfourne dans son pantalon.

    Il demande si les vieilles ont un magot. Soulève Soupov par les fesses. L'infirme le frappe au visage, la couverture tombe à terre, ses jambes sont de vrais poteaux couverts d'édèmes. Foutez le camp. Plus vite que ça. Elle agrippe l'homme, qui la fait tomber. Marciau : Aidez-moi ! Le représentant s'empare des jambes, elle rue tête en bas prenez mes bras ! Gretel et la Naine la replacent par les hanches, l'homme s'épuise à hisser le buste. Soupov étouffe, souffle et l'Homme reste là, bras ballants - Marciau la Naine lui montre la porte d'un coup de menton, il empoigne d'un coup sa mallette et laisse là ses cartes routières Je reviendrai dit-il. Dès son départ Soupov mains jointes jure en sanglotant qu'elles y passeront toutes, l'une après l'autre, la Naine ajoute "c'est l'ordre des choses" ; elle arrache des mains de Gretel son litre de rhum qu'elle brise à terre, Soupov renifle toute l'odeur d'un coup. Gretel tombe sur une chaise – les yeux fixes – une plaque rouge envahit son visage, la Naine courbée sur sa pelle en plastique balaie les débris, Soupov se mouche à petit bruit, le verre tombe en cliquetant dans la poubelle, Gretel sursaute.

    Soupov retrouve ses yeux droit devant, mains à plat sur les genoux, regard meurtris. Gretel pousse un gémissement où Marciau ne prend pas garde, occupée à feuilleter le carnet de route du fuyard ; quand elle a relevé la tête et s'est approchée de la chaise, Gretel est morte.

     

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    Pendant trois semaines, Soupov et Marciau sont restées seules. Soupov, cramponnée sur son plaid, regarde de tous ses yeux ce petit être qui s'obstine, effrayé, perché sur l'escabeau : visiblement, la Naine n'était pas comprise dans ses martingales. Elle fixe Marciau, tremblant de se tromper, souhaitant et craignant sa mort. Plus rien ne subsiste de l'autorité qu'elle infligeait à ses compagnes ; ni de sa vulgarité (dont elle faisandait ses radotages) - tu n'es plus une grande dame dit la Naine. Soupov devient cette masse glabre et gémissante qu'il faut pourtant manipuler, nettoyer. Les soins les plus intimes ne rebutent pas la plus petite, qui prend tacitement à Gretel morte son emploi. Soupov en souffre.

     

    X

     

    C'est maintenant Marciau qui pousse la porte rue Pelletier. Bouffée d'urine. La pièce baigne dans un vert chartreuse, aussi sombre et laid que peut l'être un séjour de vieux. Monsieur Hervé. S'il vous manque quelque chose. Une silhouette à contre-jour sur le fauteuil ; tous les paralysés tournent-ils ainsi le dos à la lumière? - Il chique ses joues sous sa visière. La Naine à présent distingue la mandibule qui rumine, les sourcils blancs sur les yeux creux. Il a levé sa canne, elle a dévié le coup, la canne tombe, qu'elle ramasse et lui retend. Il suit tous ses mouvements. Marciau explore la cuisine : sous l'évier, l'eau de Javel et la lessive.

    Dans le buffet des assiettes volées, un beurrier rance, du sucre et juste de quoi manger pour midi. Marciau fait frire une omelette. L'homme ne bouge que les yeux, tord la moustache. Il dit je ne peux pas me servir de mes bras il ment - par chance Hervé avale sans baver. Parfois la Naine emplit un verre d'eau rougie qu'elle porte à ses lèvres : C'était bon ? - Oui merci. Sa tête s'incline, il se met à ronfler, un relent d'urine s'élève.

    X

    16 avril

    Frank

    C'est comme si tu étais mort hier. Je ne pleure pas sois tranquille. Seulement ce poids sur la tête et la poitrine. Mes jours et mes nuits, etc. Se peut-il que tu

    26 avril

    Dix-neuf ans que je t'écris tous les jours. Pourquoi ne réponds-tu pas. Tu dois penser que je suis stupide. Je me sens fatiguée sans toi.

    2 mai

    La Soupov ne meurt toujours pas. Je ne sais pas si je suis prête.

     

     

    K O H E Ц

     

     

     

     

     

     

     

  • BLOCKHAUS B

     

    C O L L I G N O N

     

    B L O C K H A U S B







    « Cette pluie m’emprisonne. Je ne peux plus atteindre les arbres. »

    Il y a son nom sur l’enveloppe.

    « ...la prairie s’est détrempée jusqu’au centre de la terre... »

    Les oiseaux croassaient de toutes leurs forces. Il pleut depuis le premier du mois.

    « Si j’avais de bonnes bottes, je pourrais remettre la lettre : c’est le même nom, mais

    ce n’est pas moi . »

    S’il traverse la prairie – le champ de boue, le cloaque – il deviendra une masse informe. Au mieux le vent l’encroûtera. Et puis, de l’autre côté des arbres, il y a le Fleuve.

    « Celui qui porte mon nom a besoin de cette lettre. Plus que moi. La lettre, à moi-même, n’apportera que des tourments . »

    Il habite loin, loin, au sec, dans son dos :

    Formán Tikhonovitch Biédrinine

    Blockhaus B

    « Je ne suis pas cet homme. »

    Les corbeaux dans le ciel font et défont des cercles noirs. Il tend les bras comme un fusil :

    « Pan ! Pan ! »

    Sans s’émouvoir, les oiseaux s’engouffrent dans une énorme boule d’arbres malades, au bord du marécage,puis, l’homme entreprend la traversée.

    À chaque pas la boue monte aux genoux. Il regarde sa montre : quatre heures avant la tombée du jour. Il tâte le message dans la poche de sa chemise : il pouvait aussi bien tout laisser derrière soi. Les choses au pire, il trouverait au bourg une chambre sèche, un pantalon propre.

    De trou en trou il se déhanche.

    Le soleil perça les nuages réveillant des nuées de moucherons acides. Il eut le souvenir d’heures paisibles, de soirées à l’air libre, sur le banc, le jardin fait. De ce côté-ci du marais, à présent derrière lui, se trouvait Bostrovitsa, un gros village plein d’enfants placides. Devant lui, Gréménovo, où il n’avait jamais mis le pied depuis la destruction du pont – plus exactement, l’édifice branlait de toute part depuis l’attaque des Stukas. Ils avaient bombardé les réfugiés. Les autorité l’avaient déclaré impraticable.Dangereux. Il avait sauté, le pont, par ordre du voïvode.

    Il fallait prendre le sentier.La boue, après la décrue, avait là aussi tout recouvert.

    Les anciennes photos du Pont d’Aval le montraient aux jours de gloire, grouillant comme une fourmilière : bateleurs, charrettes, marmaille… c’était avant la naissance d’Endrick. C’était avant la mort du grand-père. Avant le bombardement.

    L’homme avança, leva les bras, tira sur ses cuisses, laissa s’écouler un tonnerre de jurons. L’eau touche le ventre. Les sous-vêtements se sont trempés d’un coup. Il prendrait froid. Désormais coûte que coûte il fallait un docteur. Celui de Gréménovo. Pourquoi lui, Formán, douillet, grincheux, avait-il entrepris cette folie de vouloir à tout prix remettre cette lettre à son destinataire, dont il ne connaissait foutre Dieu que le nom, le sien ?

    La vase remonta sous ses pieds. Bientôt la partie de son corps au-dessus des genoux se trouva hors de l’eau. Il souffla. Ses mains, demeurées sèches, vérifièrent encore sous la chemise que le message n’avait pas bougé. De l’autre côté de la digue il apercevait, sur le ciel gris, les premiers toits pointus de Gréménovo.

    Les premières cheminées se mirent à fumer. Dans un bruit de succions alternées, il se dégagea au plus vite, gravit un perron sans rampe, redescendit quelques marches sur l’autre rive : il était sur le pavé, au sec, à Gréménovo. Il dégoulinait de saleté, mais nul, à part lui, ne foulait le sol irrégulier de cette demi-rue, à l’abri, face au marais. Formán repartit de l’avant. Il se sentit revivre. Il avait malgré tout retrouvé de l’inquiétude, malgré le jour encore haut, et en ressentit une BLOCKHAUS B 4









    vague honte. Son reflet dans une glace extérieure – un tailleur en faillite - le persuada de chercher au plus vite non pas un médecin, mais un magasin d’habillement, pour remplacer son pantalon, devenu bloc de boue.

    IL lui faudrait aussi des chaussures. Alors seulement il pourrait se présenter au Bloc B, Kuiaz Ulitza, et remettre décemment le message.

    La vendeuse de pantalons lui effleura délicatement la braguette au moment de l’essayage. Il se contenta de lui réciter quelques vers. Elle n’avait pas encore allumé la lumière : la boutique baignait dans le gris. Formán oubliait sa mission.

    La vendeuse l’entraîna dans une arrière-boutique plus sombre, où ils prirent un café sur une table branlante près d’un réchaud. Il découvrit sur son crâne à elle, derrière l’oreille, une cicatrice en relief.

    « Ils m’ont interrogée un peu brutalement, dit-elle avec un pauvre sourire.

    1. Il ne lui demanda rien, le jour continua de tomber, la couronne bleue du brûleur prit une intensité vacillante. Bientôt ils se trouvèrent tous deux vêtus d’amples robes de chambre.

    « C’est celle de mon mari, dit l’habilleuse. Il m’a quittée après l’interrogatoire. Et toi, que vas-tu faire ?

    Il tira la lettre de la poche de sa chemise.

    Tandis qu’elle prenait connaissance du message,une étrange torsion paralysa l’estomac de Formán, et il se sentit à la fois proche de l’évanouissement et rempli d’un étrange espoir, solide au-delà de toute raison. Il se leva pour marcher, passa dans le magasin où les vêtements, à présent, semblaient autant de fantômes suspendus aux épaules. Raides, parallèles.

    Un miroir lui renvoya une image si effrayante qu’il chercha et trouva instinctivement un interrupteur. Les néons tremblotèrent, puis s’allumèrent brutalement dans un grésillement continu. La jeune femme le rejoignit, ferma le magasin de l’intérieur, baissa le volet de fer.

    « Je m’appelle Viéritsa, dit-elle. Reste avec moi. Tu porteras la lettre demain.

    À peine quitté son village – définitivement, il s’en avisait à présent – Formán devait à présent composer avec l’espèce humaine. Qui plus est, avec une femme – l’être le plus exigeant et le plus dévoué qui fût. Une vendeuse de pantalons, au visage rond et grave, avec une couronne de cheveux bouclés et une cicatrice au-dessus de l’oreille.

    La chambre au-dessus du magasin donnait sur le marais. Ils avaient fait l’amour au rez-de-chaussée, sur des manteaux étalés à la hâte, en pleine lumière. À présent, la fenêtre éclairée découpait sur la vase et les plantes un grand carré glauque en contrebas de l’autre côté de la digue.

    Même ici, de l’autre côté de l’eau et des joncs, au-delà des frontières de provinces, d’autres policiers sévissaient, d’autres tortures. Pourtant, Formán se sentait désormais en sécurité. Il ne pouvait être poursuivi pour les mêmes délits que Viéritsa – bien qu’ils eussent commis ensemble l’acte le plus répréhensible aux yeux de tous, en tous pays.

    Mais la cicatrice était ancienne. Il parcourut encore du doigt la boursouflure sous les boucles, et la femme eut encore ce petit rire triste ou inexpressif. Dieu merci, ils s’étaient aimés tout de suite, sans tous ces atermoiements qui découragent l’un et l’autre sexe.

    Ils éteignirent la lumière et se couchèrent sagement l’un près de l’autre, comme d’anciens mariés, en tirant bien le drap chacun pour soi, pour éviter les plis. Quand Formán se réveilla, il tenait Viéritsa par la main, le matin doux éclairait une chambre de dimensions modestes, à l’ameublement neutre, et il comprit pourquoi l’amour se fait surtout dans la nuit.

    Mais il n’éprouva nulle amertume, rien d’autre que ce sentiment de douce sécurité. Viéritsa s’éveilla à son tour, et posa sur lui son sourire.

    Ils quittèrent le magasin sans être vus.

    « Il n’est que sept heures, dit-elle, et c’est dimanche. Cherchons ensemble le destinataire de ta lettre.

    - Qu’y a-t-il d’écrit ?

    - C’est une convocation au Commimissariat, dit-elle en souriant. Ils se sont trompés de province.

    - Il faut trouver un autre pays, dit-il.

    - Qui postera la lettre ?

    - Est-il indispensable, avant notre départ, de tourmenter un inconnu ?

    - Peut-être qu’ils le convoquent pour lui dire : « Vous êtes innocent ! ». Le ton général du formulaire ne semble pas déplaisant. Oui, cet homme va recevoir un certificat d’innocence.

    - Cet homme porte mon nom.

    Il demanda la lettre, l’ouvrit, se tourna vers le mur et la lut :

    - Ce n’est qu’un formulaire ordinaire, dit-il.

    - Nous sommes des gens ordinaires, dit-elle, nous faisons des choses tout à fait ordinaires.

    Il hocha la tête d’un air dubitatif et remit la lettre dans sa poche. Il était propre à présent, presque élégant.

    Le bourg tardait à s’animer. Ils se dirigèrent vers une gare en faisant le compte de leurs ressources.

    Ils pensèrent dévaliser une station-service jaune et verte, mais ils se contentèrent de demander quelques smenks au pompiste. Il les leur tendit en riant : il connaissait la musique. Il ne s’aperçut pas que Viéritsa volait trois Karamélis. La police ne poursuit pas ce genre de chapardeurs. Dans le train, ils se partagèrent les Karamélis. Leurs dents se collaient, ils s’ouvraient la bouche l’un devant l’autre, se rappelant l’excellent farce du chien qui mâche un chewing-gum : le chien se tord la gueule et se racle le museau avec la patte. Le train démarra vers Sankt-Iresk.

    Formán et Viéritsa se regardent gravement. Ils sont assis face à facesur les banquettes en skaï de Vonat-Kompanyi, sans billet, « après avoir risqué sa vie dans les marais » dit Formán. Viéritsa ne pense pas retrouver son emploi, parce que les néons du premier étage sont restés allumés.

    « Un court-circuit est si vite arrivé ! »

    Elle s’accuse et pleure.

    Formán lui relève sa tête bouclée. Elle dit :

    « Nous agissons comme des enfants ».

    Formán tapote sa pochette : il lui reste la lettre :

    - Un certificat d’innocence, c’est quelque chose !

    Le train roule, ils examinent le paysage, l’un à l’endroit, l’autre à l’envers. Le train est un pont qui roule, entre le passé et l’avenir. Viéritsa espérait que l’Autre dirait la vérité, Viéritsa craignait le mensonge. Formán se sentait épuisé à l’avance de toutes ces confidences qu’il faut faire aux femmes.

    « Une queue de sirène, qui empêche de marcher. »

    Il dit cela tout haut, Viéritsa le comprit, posa sa main brune sur la main verte de Formán : ils pensaient les mêmes choses en même temps :

    - Plus tard, dit-elle.

    Ils se caressèrent le visage. Le contrôleur passa dans le couloir sans s’arrêter.

    Formán et Viéritsa se retrouvèrent à 14h 38 sur le quai d’un pays tout à fait inconnu. Il flottait dans l’air une odeur marine. L’État de Wyczurie n’était pourtant pas si étendu. Le train s’était arrêté souvent, il n’avait jamais dépassé les 100kmh.

    Ils contournèrent les bâtiments de gare :

    « La Baltique » dit-elle.

    C’est horrible, pensa-t-il.

    La lettre était sur son cœur, il avait failli à son devoir. Viéritsa devinait tout. D’abord, elle prétendit que les frontières s’étaient déplacées. Qu’une décision administrative - « du fond de tes marécages, tu ne pouvais pas savoir ! » - avait repoussé les frontières de Wyczurie vers le nord et la mer.

    Les uniformes avaient changé, mais il y avait toujours des uniformes. Ils interrogèrent un de ces hommes. Ils apprirent que les troupes d’Abimani s’étaient emparé sans résistance de la nation amie de Wyczurie, pendant les heures consacrées au sommeil.

    Autour d’eux, dans la gare, dans les rues avoisinantes, et au centre ville, tout le monde souriait, soulagé. Les amoureux s’étreignaient dans les rues piétonnes. Le sol pavé de briques rouges figurait des rigoles, des troncs de cônes en pierres accumulées formaient au centre des allées des piédestaux de lampadaires.

    Toutes les boutiques étaient fermées pour le dimanche. La zone commerciale butait contre un mur gris souillé de  tags. Ils revinrent sur leurs pas, trouvèrent une autre rue, défoncée, sans boutiques, aux trottoirs dentelés : la vieille ville des entrepôts, aux vitres brisées, reprenait ses droits. Mais il y avait eu ce rêve de vitrines, et l’on respectait le dimanche, cette année encore. Formán et Viéritsa marchaient main dans la main, évitant les dislocations du trottoir. Ils trouvèrent plus confortable de prendre le milieu de la chaussée, déserte, bosselée.

    Formán se sentit l’estomac creux : le remords, sans doute.

    - Tu n’as pas risqué ta vie. L’eau n’a pas dépassé ta poitrine. Le fleuve a changé son cours. « Je dois me débarrasser du message » dit-il à haute voix.

    Ils le jetèrent dans la première boîte aux lettres venue : grise, avec un petit auvent.

    - Je me sens mieux.

    - Tu veux tout balancer, Formán. Un jour ce sera moi.

    Il n’en savait rien. Il le lui dit, la serra contre lui, la fit avancer dans des rues ouvrières, et désertes plus que jamais. Les crampes reprirent : c’était la faim.

    - J’aime mieux ça, dit-il.

    - Préfères-tu rentrer ?

    - J’ai de l’argent.

    - Tu me trouves monotone ?

    Il répondit seulement qu’il souhaitait rencontrer d’autres personnes pour fuir ensemble, plus loin.

    - Mais je suis tout un groupe, dit-elle.

    Viéritsa effectua un geste désespérément commun, mais qui provoque toujours l’émotion : serrant la taille de Formán, elle colla sa poitrine à la sienne et renversa le visage. Il lut dans ses yeux beaucoup de foi tranquille.

    - C’est justement la religion du groupe qui a tué notre pays, dit-elle.

    Il se dégagea doucement. La rue, sonore, descendait vers la mer. Après un passage à niveau, ce fut la plage, la Baltique, les boîtes à conserve, un soleil clair sorti des nuages. Formán retroussa son pantalon, courut vers une barque et la mit à flot. Ils s’y étendirent et se laissèrent dériver, confiants dans la force de leurs bras et dans les rames sèches au long de leurs corps. Et quand ils se furent accouplés, c’est-à-dire collés côte à côte sans ôter leurs vêtements, une heure sans mouvement, Formán passa la main sous une pale de rame et sursauta : une enveloppe sèche était camouflée là, qui portait son nom, et l’adresse de l’autre encore. Il secoua Viéritsa, lui mit l’enveloppe sous les yeux. Ils l’ouvrirent à grands coups saccadés. La barque roula. « Un instant », dit la femme en posant un doigt sur la bouche de Formán. Si tu me rejettes, tu me trouveras toujours sur ton chemin ». La lettre disait « Rendes-vous à Copenhague ». Il empoigna les rames. Déjà l’hélicoptère de ronde avait pris son tour dans le ciel du dimanche.

    D’abord ils furent pris pour de paisibles canoteurs. Le ciel restait dégagé, il régnait enfin une douce chaleur. Bientôt, comme ils longeaient la frontière des eaux, la voix du haut-parleur, tombée du ciel, leur enjoignit de regagner la zone autorisée. Ils se rallongèrent au fond de la barque. Pendant trois jours, au centre de détention pour hommes, Formán refusa de manger. Viéritsa fut mise avec les femmes à Voïdansk. Tous les soirs, à la même heure, les gardiens des deux prisons tournaient les clés jusqu’au lendemain matin. Tous les deux dessinaient sur les murs un plan imaginaire de Copenhague. Dans leur ignorance, ils multipliaient les canaux,si bien que leur Copenhague finissait par ressembler à celui d’Amsterdam.

    Les gardiens tolérèrent cette innocente manie. Bientôt, les murs de presque toutes les cellules, dans les deux prisons, se couvrirent de graffitis, puis de fresques. Cela détournait les prisonniers de toute tentative d’évasion. Les récidivistes, lorsqu’ils retrouvaient leurs murs, admiraient de nouvelles perspectives. Un codétenu initia Formán aux échecs. À Voidanek, Viéritsa écoutait les récits de voyage d’une nouvelle amie. Celle-ci prêtait l’oreille aux anecdotes de la petite vendeuse de pantalons, débitées d’une petite voix honteuse. La gardienne se mêlait à la conversation, avant l’heure du couvre-feu ; parfois, elle récitait du Fejtö, scandant les vers avec son grand porte-clés rond, comme sur un tambourin à cymbalettes.

    Ils ne faisaient pas de cauchemars dans leurs cellules respectives. Dans la prison pour femmes, la garde présentait aux détenues des grilles de mots-croisé, dont elle gommait régulièrement les solutions. Ni tortures ni sévices dans ces établissements. On y surveille d’autant plus étroitement les prisonnières : dans le respect de l’humanité, mais sans faille.

    Pour Formán, tout faillit se gâter lorsque son gardien lui découvrit l’enveloppe et son contenu, qui avaient échappé aux fouilles d’entrée. Il comprit alors ces plans de villes tracés aux murs, et qui les transformaient en autant de fenêtres barrées de toiles d’araignées.

    Viéritsa, de son côté, parvint à faire sortir un message, que la gardienne s’était engagé sur l’honneur à ne pas lire.

    « Depuis que je vous ai confié la lettre, je ne dors plus » dit Viéritsa.

    - Moi non plus, répond la gardienne.

    - Vous l‘avez postée ?

    - Je le jure, répond la gardienne.

    Le directeur de la Prison des Hommes tourne et retourne entre ses doigts le message litigieux, qui lui est parvenu. Il baisse la tête derrière son bureau, avec une moue préoccupée :

    « Vous comptez vous évader N

    - Pas du tout monsieur le Directeur.

    - Pouvons-nous continuer à vous faire confiance, pour les réparations techniques, dans cet établissement ?

    - Sans difficulté.

    La gardienne de la Prison pour Femmes :

    « Voulez-vous sortir de là ?

    - Et comment ! répond Viéritsa.

    - Suivez-moi. Il y a longtemps que je veux m’évader moi aussi. Oublie donc Formán ».

    Celui-ci quitta la maison d’arrêt de Kostrzyn le même jour, en compagnie d’un apprenti magyar. Cet apprenti répondait au nom de Vasláv. Il s’intéressait aux phénomènes électromagnétiques et prétendait régenter les esprits. Vasláv ne pouvait subsister que dans la nature, il avait souffert plus que personne dans les bâtiments, où il n’était venu que pour une réparation bénigne. C’est pourquoi il pouvait ressortir.

    Mais son angoisse, au lieu de s’atténuer, avait pris des forces, lorsque Formán, à peu près de même taille, avait proposé d’échanger leurs tenues : « Moi en ouvrier, toi en prisonnier ». « Je suis trop blond » répondit vivement Vaslàv. « On ne me prendra jamais pour toi ». Le gardien les interrompit : - Ça ne marchera jamais. Prenez plutôt ce couloir, puis descendez l’escalier C, à gauche ; vous aboutirez tout droit sur les poubelles.Attendez le ramassage, glissez-vous parmi les hommes. Ils ne feront aucune difficulté. »

    Vasláv et Formán venaient juste de se connaître. Ils se regardèrent avec perplexité. Le gardien à présent tournait le dos. « Pourquoi pas » dit Vasláv le Hongrois. « Je t’accompagne. Tu seras moins suspect.

    « Tu es courageux » dit Formán.

    Après une nuit passée dans l’odeur aigre-douce des épluchures, ils suivirent les indications ho! les nouveaux ! Prenez les gants et videz-moi tout ça, en vitesse !

    Les poubelles basculèrent cul par-dessus tête au-dessus de la benne, se secouèrent, retombèrent à vide.

    Les deux nouveaux galopaient, chargeaient les grosses boîtes brunes, les détachaient, couraient s’attacher à l’arrière du camion orange.

    Au coin d’une rue de banlieue, il se détachèrent ensemble, lancèrent derrière eux leurs gants de protection, traversèrent une étendue de hautes herbes et se retrouvèrent au bord d’un ruisseau côtier à sec, épaule contre épaule, faisant des passes magnétiques sur un galet.

    Vasláv avait dix ans de moins que son nouvel ami. Ils longèrent la mer.

    ...Viéritsa et Xénia, la gardienne grosse et verte de jupe, se rendirent dans une petite maison déserte.

    « J’habite de l’autre côté des Maraîchers, dit Xénia. Nous ne serons pas dérangées. Le seul inconvénient, c’est le bruit des motoculteurs : ils binent le sol. Ils tracent des sillons. S’éloignent, reviennent, sans arrêt. Les hommes ne regardent que la terre, juste la terre : c’est un coin tranquille. Tu partiras d’ici quand tu voudras. »



    Elles sont parties ensemble, Xénia et Viéritsa, trois ou quatre jours plus tard. C’étaient en ce temps-là de curieuses destinées. Les uns longeaient la mer en direction des bouches de l’Odra, les autres s’enfonçaient vers les terres obèses du sud. Personne ne se reverrait.

    Formán n’avait pas de passé. Viéritsa non plus. Ils n’avaient jusqu’ici connu que la vie droite, qui d’une vendeuse de pantalons, dont la main s’était une fois égarée, qui d’un instituteur de bourgade. Les deux nouveaux venus, les pièces rapportées, Vasláv et Xénia, tenaient à faire partager leurs expériences antérieures, partager leurs interrogations sans réponses, à ces deux autres qu’ils accompagnaient désormais. Et depuis trois autres jours, de part et d’autre, l’électricien hongrois et la gardienne verte se taisaient, dans l’attente de jours meilleurs.

    «Szczecin, dit Formán. De l’autre côté, c’est l’Allemagne.

    - Qu’est-ce tu veux aller foutre là-dedans ? dit Vasláv.

    Le même jour, les deux femmes cherchaient dans Lódz un logement, occupé par une amie.

    « J’ai des amies dans toutes les villes » dit Xénia.

    *



    Tout séparait les deux amants.

    La lettre de Viéritsa s’était perdue.

    Formán avait disparu. Il avait conservé le message adressé à Pan Bérénine, Borsga, Blockhaus B.

    ...Le pays sombrait dans la décomposition. Les hommes remontaient l’Odra, arrêtés de pont en pont par les barrages. Xénia et Viéritsa s’enfonçaient à perte de vue dans les champs gras de pommes de terre. Les charrettes grinçaient dans l’air crépusculaire.

    Puis Viéritsa tomba malade. Xénia et elle séjournèrent quelque temps dans une bourgade frontière, au bord du fleuve. Formán et Vasláv les rejoignirent : on ne pouvait sortir de là ; tous les déchets s’accumulaient au même endroit, comme les débris tourbillonnant dans la bonde d’un évier.

    D’emblée, entre Xénia, qui n’avait pas quitté sa jupe verte, et le trop blond Vasláv, ce fut l’hostilité déclarée. Les amants réunis n’osèrent pas les contrarier, ils modérèrent les transports de leurs retrouvailles inattendues. Cependant, dès le lendemain, ils décidaient de se marier. Alors, leurs cerbères se réconcilièrent, juste un peu.

    Xénia murmura seulement les dents serrées que ce n’était pas la peine d’être sortis de prison, pour se marier.

    Le délai administratif imposé leur parut interminable. L’officier municipal ne manifestait aucune hâte à falsifier les papiers. Viéritsa se remettait peu à peu. C’était une petite ville de garnison, plongée pour l’éternité en 1960. Tout rassemblait à nouveau les quatre personnages, en premier lieu l’oisiveté. L’argent pourtant ne manquait pas, grâce au même employé municipal. Drôle de bonhomme.

    Ils atteignirent le début du mois de mai. Ils se rejoignaient dans un café au sol semé de sciure, et passaient des après-midi entières, et des soirées, à s’échanger leurs passés. Formán souffrait de tout cela, mais n’en laissait rien paraître : tout ce qu’il souhaitait éviter devenait inévitable.

    Viéritsa dévidait des souvenirs sans importance, ayant atteint ce point où la pudeur s’efface au fond des yeux. Les deux autres se roulaient avec délectation dans leurs années d’avant, se découvraient des complicités. Un souci commun de justification les soutenait encore.

    Pour finir, Formán et Viéritsa se taisaient, écoutant se confier les gens du commun. Il leur semblait encore et à jamais que rien ne s’était passé avant l’unique nuit d’amour, dans la ville aux marais, au-dessus du magasin d’habillement. Ils se rejoignirent plusieurs nuits, sans retrouver le goût de leur première étreinte.

    Cependant, le plaisir renaissait peu à peu, les rues se recouvraient encore de neige fondante, Vasláv ravaudait les canalisation vétuste du quartier, Xénia trouva un poste dans la Citadelle où croupissaient encore trente opposants.

    « Une lettre pour vous ».

    Xénia n’avait pu se résoudre au tutoiement. Formán, qui revenait de l’unique promenade au bord du fleuve troué de gravières, tendit la main. C’était son nom, c’était l’adresse :

    « BLOCKHAUS B »

    Un frisson lui parcourut le dos. Viéritsa lui arracha l’enveloppe, l’ouvrit et lut :

    « Tu es convoqué au Gouvernement Militaire ».

    L’officier, sec et brun de peau, le fit assoir dans uná fauteuil en cuir. Les trois autres avaient tenu à se faire également recevoir, et se tenaient debout à côté de l’officier.

    - Nous ne vous avons jamais perdu de vue, Pani Bilinine. Le pays n’est pas encore si désorganisé que vous le souhaitez. Nous connaissons les circonstances de vos évasions à tous », ajouta-t-il en regardant fixement Xénia.

    - J’ai été engagée à la forteresse, dit-elle.

    - Et vous avez prêté serment. Nous ferons sauter vos protections, dit l’officier brun, sèchement.

    Vasláv s’interposa :

    - Elle sera mon épouse. Elle n’aura plus besoin de travailler.

    - Quel âge as-tu ? demanda Formán.

    - Ving-huit ans.

    - Vive la Révolution grommela Formán. Puis, à l’officier :

    « Comptez-vous me réincarcérer ?

    L’officier lissa ses cheveux sur les tempes :

    « Uniquement vous avertir de vous tenir à carreau tous les quatre.

    Ils se retrouvèrent libres sur la grande place pavée, devant la Citadelle, incrédules.

    « Il m’a laissé la lettre, dit Formán.

    ...Ce seraient encore d’autres villes grises, comme le souhaitait Vasláv, d’autres campagnes nues à la fertilité incertaine.

    Ils fuyaient. Indifférenciés, ils se tenaient la main, ou marchaient l’un derrière l’autre. Les couples s’échangeaient dans la misère, tantôt de l’un et l’autre sexe, tantôt non. C’était à pied que l’on fuyait le mieux. Sous hauteurs du ciel gris, le vent poussant, la Guerre indispensable s’était éveillée, faisant de tous les êtres ces grains qui volent.

    Moins d’un pays, d’un groupe ou d’un parti contre l’autre que par l’effet d’un vaste bouillonnement, levure désordonnée de l’âme qui s’échappe à soi-même, et jette à l’air les balles et les obus – trop longtemps comprimés. La plaine s’achevait en forte rampes où dévalaient des rapides, puis en falaises.

    Ils escaladaient les rochers détrempés, s’aidant de la main sous les chutes d’eau, et dans le vacarme de l’eau précipitée passaient les échos distordus des canonnades. Parvenus sans manger,le troisième jour, au sommet des Contreforts Rouges ou « Monts de la Géante », ils contemplèrent les vastes plaines de Bohême.

    Le vent passait sur leurs têtes. À mi-pente montaient les premiers vergers. Les quatre humains méconnaissables descendirent entre les arbres à la recherche d’un village. Ils pénétrèrent dans une maison déserte, remplie de vivres et de couvertures à l’usage des vagabonds de passage.

    C’était une coutume de Bohême, avant la guerre. Mais on les avait vus, de loin, à la jumelle. Sans leur demander de rebrousser chemin, ni les tenir pour des espions, un garde-frontière en uniforme vint leur conseiller de poursuivre vers le sud-est, en évitant la capitale.

    Il apportait des vêtements, des chaussures et du savon. Quand ils se furent lavés et changés, le garde tendit le bras vers un sentier qui descendait sous les arbres, et leur souhaita bonne route et beau temps.

    Ils nexcédaient pas vingt kilomètres par jour. Le soleil pour la troisième fois marqua midi. Ils retrouvèrent leurs identités en s’étirant dans une clairière cernée de haies. En même temps les vivres vinrent à manquer.

    « Cafetiers ou comédiens, dit Vasláv. Tel est notre seul choix.

    Passant la tête par un trou de haie, le blond Vasláv n’en crut pas ses yeux : une grande maison se trouvait là, délabrée, avec sur le devant une verrière brisée. Partout la mousse des murailles et l’abandon. Gouttières rouillées, fenêtres pendantes, portes ballantes.

    À l’intérieur, plafond moisis, sol pourri, cloisons détrempées. Tous manifestèrent une profonde satisfaction et se répartirent les chambres les plus habitables : Vasláv dénicha au grenier un galetas confortable. La gardienne verte monta l’escalier aussi vite que ses jambes le lui permettaient.

    Viéritsa voulut aussitôt exercer le métier de vendeuse à Kreventcho, « 6km ». Ce furent des projets, et la nuit tomba, sans eau ni électricité. À Kreventcho, Formán et Viéritsa se procurèrent des vivres et du travail. C’était une époque bénie, car les morts procuraient des emplois.

    La maison fut remise en état, un restaurant ouvert. Leur premier client fut un vagabond. Un jour, en ouvrant les volets, Formán et la gardienne s’aperçurent que les deux autres avaient disparu, choisissant de reprendre la route. Alors la guerre franchit la frontière, un obus tomba, et rien n’exista plus.







     

     

     

     

  • BLATTES, BLATTES (Scénario)

     

    C O L L I G N ON

     

    B L A T T E S  , B L A T T E S

     

     

    LES FILMS DE MERDE

     

    PITCH

    Deux couples rivaux aménagent une ancienne boucherie en lieu de vente pour travaux de peinture sur soie. L’ambiance tendue, l’isolation du lieu choisi, la sottise humaine généralisée, le manque de motivation, présentent une image déprimante de toute entreprise humaine.

     

    THÈME

     

    Tout est vain, le monde est con, toute entreprise est vouée à l’échec, se lamenter est le but ultime.

     

    LE HÉROS

     

    1.QUI EST-IL ?

    Un homme de 48 ans, professeur profondément pessimiste, dont le seul but est de caricaturer tous ceux qu’il voit. Il déteste toute action et cultive l’inaction, l’imagination languissante.

     

    2. QUE FAIT-IL ?

    Il accompagne sa femme et l’amie de celle-ci dans une tentative de se faire reconnaître dans leur activité artisanale. Ses cours n’interviennent pas ici.

     

     

    3. D’OÙ VIENT-IL ?

     

    De Bordeaux, à 100km. Son activité consiste à transformer ses cours en perpétuel ricanement. Il n’est venu que pour suivre mollement le projet de sa femme, sans s’impliquer

    réellement, car il ne croit à rien, sauf au caractère victimaire de sa précieuse et inutile personne.

     

    4.OÙ VA-T-IL ?

     

    Absolument nulle part, où le vent le pousse. Sa femme et l’amie de cette dernière lui demandent de transporter su matériel à Fort-St-Jacques, alors il le fait.

     

    5. POURQUOI Y VA-T-IL ?

    Parce que sa femme Arielle le lui a demandé, sinon il s’en fiche. Il pense que les femmes ont toujours raison, ce qui est une excellente raison pour ne jamais prendre la moindre initiative. Simplement, par la seule force de son observation ironique et morne, il créera des mots et des images à peine moins chiantes que la réalité, qui n’est qu’une toile de fond de sa douleur mineure et narcissique.

     

    (« ETC. » : rien de plus. Un vrai sous-Houellebecq, une loque informe et vénéneuse)

     

    xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

     

    CARTON

    Tout être qui se sent persécuté

    est réellement persécuté.

    MONTHERLANT

    Le cardinal d’Espagne

     

    SEQUENCE 1

    INT. JOUR

    OFF

     

    Les blattes sont de petits insectes dégueulasses,

    hétérométaboles et dictyoptères. Ils trottent dans

    les lieux obscurs en faisant cra-cra-cra

    et se nourrissent de débris variés/

     

    1. GP Blattes : longues et brunes

    au plafond

    2. GP - sur les murs

    3. 4. 5. GP Blattes longues et brunes en positions différentes.

    6. INSERT : une ampoules à cent watts, éblouissante

    7. GP : Blattes aplaties éblouies qui font les mortes

    8. GP : Certaines contractent d’un coup leurs six pattes sur le ventre

    et se laissent tomber au sol.

    9. GP : Blattes

    qui filent sur le carrelage.

    10. GP : Pantoufle rageuse écrasant les blattes

    à même les parois et le plafond nus.

    11. Quatre pantoufles enfilées par des mains

    12. GP Blattes qui tombent.

     

    OFF

    « La mort la plus simple pour l’organisme le plus simple.

    Un petit rectangle simple, qui craque à peine.

    13. GP Cadavre écrasé contre le mur, raclé pour le faire tomber.

    BRUITAGE TRES ACCENTUÉ PDT TOUTE LA SÉQUENCE

    14. PLONG. SUR LES QUATRE BABOUCHES

    15. PM Carnage sur le carrelage, en perspective cavalière.

    16. GP sur les rescapées se cachant dans des fissures.

    17. PA. Deux humains, mâle et femelle au crâne rasé, roux pour la femme.

    Baladeurs sur les oreilles.

    La femme en tablier bleu.

    Ils comptent les cadavres en se courbant.

    PASCAL SCHONGAUER dit PAPIER

    Vingt-cinq.

    MARQUISE DE SCHONGAU

    Quarante-quatre.

    PASCAL

    Soixante-neuf. Quelle coïncidence.

    MARQUISE

    Va chercher un balai.

    TRAV. AV. PASCAL de dos cherche un balai dans un placard très sale

    ZOOM AV. Toiles d’araignées, très luisantes.

    TRAV. AR. PASCAL charrie les blattes sur la pelle.

    18. GP visage de la Marquise, surimpression STOCK : pelleteuses charriant des cadavres à

    Auschwitz.

    19. PA Ils enlèvent leurs écouteurs et coupent la musique.

    MARQUISE JEANNE

    C’était quoi pour toi ?

    Elle écarte les bords d’un grand sac en plastique.

    PASCAL

    Schubert comme d’habitude.

    PASCAL PAPIER est tout pâle. Il jette les cadavres à la pelle dans le grand sac.

     

    SEQUENCE 2

    EXT. JOUR

     

    Dans une voiture. PASCAL et MARQUISE JEANNE de SCHONGAU côte à côte

     

    MARQUISE JEANNE

    Maintenant on peut y aller.

    PASCAL

    ...avec le kilo de poudre qu’on leur a foutu dans le coquetier, les blattes…

    MARQUISE JEANNE

    ...elles peuvent crever.

    Un temps.

    Tu n’as pas oublié les tréteaux ?

    PASCAL

    Pas de danger.

    JEANNE

    Tu les as bien calées, mes toiles ? Ventre à ventre, ou dos à dos.

    PASCAL, bat :

    Tout baigne…

     

    SÉQUENCE 3

    EXT. JOUR

    1. PG Voiture, de dos, débouchant dans une rue étroite.

    2. CONT.PLONG. Panonceau défraîchi «BOUCHERIE »

    3. PM PASCAL et JEANNE, écouteurs à l’oreille, font plusieurs aller-retours de la voiture à la boucherie, transportant des paquets encombrants (tréteaux, toiles par deux).

    4. GP sur des barreaux de vitrine, verticaux, très serrés, à l’ancienne.

    5. TGP Intérieur des cannelures des barreaux, maculé de taches brunes indélébiles.

    6. GP Visage de PASCAL reniflant.

    PASCAL

    Ça sent le vieux sang. Séché.

    Il mâche dans le vide bouche ouverte, d’un air dégoûté.

    7. PG TRAV. GD Arrière-boutique.

    TRAV .AV. Cuisine en boyau.

    GP Un réchaud vétuste, un tuyau à gaz à date périmée.

     

    8. PM JEANNE de dos ouvrant une fenêtre crasseuse qui donne sur une ruelle à ras de caniveau, eaux sales. TRAV. BH Une fenêtre juste en face, rideaux bonne femme et cul de télévision 1992.

    9. P.G. PASCAL Schongauer et JEANNE Schongau installant toue sorte de paquets, tréteaux, tableaux, premiers rangements et dispositions.

    OFF :

    « ...soit pour les époux Schongau-Schongauer en location indivise un bâtiment sis six de la rue des Puniques, sur trois niveaux dont une boucherie désaffectée au rez-de-chaussée plus arrière-boutique attenante, chambre et dégagement plus point d’eau et toilette au premier étage plus chambres et toilettes au deuxième et combles, le tout constituant immeuble de rapport ou hôtel déclassé pour insalubrité (arrêté préfectoral du 20 juillet 1983), chaque chambre pourvue d’une literie, d’un mobilier d’hôtellerie adéquat et de tous tuyaux, robinetterie, lavabo et bidet en bon état de marche, à charge éventuelle pour les époux Schongau-Schongauer de réaménager à leur gré exclusif tout ou partie, intérieur ou extérieur, du bâtiment décrit susdit... »

     

    10. P.E. PASCAL et JEANNE remettant une forte liasse de billets entre les mains de LA FEMME AUBERGISTE (MAUD)

     

    11. P.E. PASCAL et JEANNE main dans la main, écouteurs pendants, s’engage dans le grand raide escalier de bois noir qui monte à l’étage.

     

    INT. JOUR.

    12. P.M. PASCAL SCHONGAUER s’arrête net :

    «  Douze vingtièmes de ma vie ; quatre ans par marche : 48 ans sur 80 ».

    Ils se tiennent par les épaules.

     

    13. P.M. Ils débouchent sur le grand palier qui comprend : une pierre à eau, un coin douche. Armoires, coffres, poussière.

     

    14. P.M. TRAV. AV.

    Couloir tordu ; au bout à droite une chambre en état d’abandon ;

     

    LA FEMME AUBERGISTE (MAUD) par derrière. L’HOMME AUBERGISTE. Tous deux très corpulents, l’homme très grand, de type alsacien.

    L’HOMME, qui les a suivis :

    « C’est la plus belle ».

     

    PASCAL

    « Sûr ! »

    15. PANORAMIQUE GD

    Une cheminée sous la poussière gluante. Une table de nuit. Lit. Couvre-pied lourd.

     

    16. P.M. JEANNE se tord les pieds sur les tomettes.

    17.G.P. PASCAL SCHONGAUER : son visage exprime une grande satisfaction. Il se frotte les mains.

     

    18. L’AUBERGISTE MÂLE

    « Ça donne juste au-dessus de la porte aux bouchers. Ne vous penchez pas trop » (doctoral) Quatre mètres cinquante.

    L’AUBERGISTE FEMELLE (MAUD)

    « C’est mon mari qui a installé la pompe. Et des toilettes dans le boyau. V’z’avez pas vu les toilettes ?

     

    JEANNE SCHONGAU

    « Il y a des blattes.

    MAUD

    « Vos aurez du produit.

    Les deux couples se comparent avec intérêt.

     

    MÂLE

    « On vous fait un prix parce que c’est insalubre.

     

    FEMELLE

    « Il faudrait des frais énormes.

     

    PASCAL, s’esclaffant niaisement :

    « Ha ha ! « Énormes ! »

     

    JEANNE le fixe férocement. Il se tait.

     

    19. P.M. Int. Jour

    Vue sur une chambre désaffectée, volets mi-clos, matelas roulés.

     

    AUBERGISTE FEMELLE, soufflant :

    Juste au-dessus vous avez une autre chambre, qu’est pas mal non plus.

     

    AUBERGISTE MÂLE

    Bon, moi je r’tourne bricoler.

     

    20. P.M. AUBERGISTE FEMELLE, guide les locataires

    Là c’est les cabinets. (Elle tire la chasse)

    Surtout vous n’en mettez pas trop. Pour le produit, vous passerez le prendre. On mange à sept heures.

     

    21. Travelling avant dans l’escalier

    PASCAL

    Qu’est-ce qu’il y a sous ç’t’escalier ?

    AUBERGISTE FEMELLE

    Ben c’est un puits. (Elle dégage, en tirant une planche, un puits intérieur fermé par une grille)

    À la fin de la guerre les Résistants ils ont balancé des miliciens. Alors ça remonte ! - moi je suis là que depuis trois ans.

     

    SÉQUENCE 3

    P.E. INT. JOUR

     

    1. Intérieur d’auberge campagnarde. Six tables serrées, nappes « bonne femme ».

    Représentants, camionneurs. Seule à une table, imposante, la MARQUISE DE BOUF ET BOILNŒUD. Grande, forte, blonde, 50 ans, se croit bon chic bon genre.

    JEANNE SCHONGAU, de dos, attendant qu’on la serve.

    PANORAMIQUE BAS DROIT vers HAUT GAUCHE

    PASCAL sort des toilettes en haut de l’escalier en se rebraguettant et redescend s’assoir en face de JEANNE SCHONGAU.

     

    OFF

    JEANNE, à PASCAL

    Je ne veux pas manger dans ce trou à rat.

    PASCAL

    C’est pour se faire bien voir.

    JEANNE, sifflante :

    Savonnette...

     

    2. P.E.

    L’AUBERGISTE FEMELLE (« MAUD »)

    Vous prendrez bien l’apéro ? (elle fait signe à SA FILLE) Trois Marie Brizard !

     

    LA FILLE s’éloigne, escortée par un PETIT AMI soumis aux cheveux d’oreilles d’épagneul.

     

    « MAUD »

    Il n’y a pas de clients ici. C’est pas des gens intéressants. Et puis avec tous ces putain d’impôts…

    La MARQUISE DE BOUF ET BOILNŒUD tique…

     

    3. INT. JOUR P.M.

    LE PETIT AMI

    Vous voulez de la musique ?

     

    Il met en route un appareil à musique, constitué d’un corps de buffet et d’un cercle de métal blanc, sous vitre.Ce cercle présente une infinité d’aspérités correspondant au mécanisme d’une boîte à musique.

     

    LE PETIT AMI glisse une pièce de cinq francs Napoléon III dans la fente, l’appareil se met en marche sous les yeux attentifs et dans le silence de tous ; il joue La marche des petits Pierrots.

     

    SÉQUENCE 4

     

    1. CUT – P. M.

    CARLOS, SOPHIE LA BLATTE

    Couples de touristes, lui : corpulent, type latino-américain, barbe de zapatero. Bagues, lunettes noires de comédie.

    SOPHIE LA BLATTE en robe légère et très démodée.

     

    CARLOS, sur le pas de la porte, écoutant :

    C’est vraiment chouette !

     

    SOPHIE, voix très aiguë :

    Patronne ! Deux menus très simples…

     

    MAUD

    Ici Madame, y a que du très simple.

    SOPHIE & CARLOS s’installent au milieu d’une attention respectueuse. Ils sont disposés de face avec PASCAL et JEANNE , légèrement décalés.

    Musique. On voit CARLOS s’enfiler trois ou quatre apéritifs, faire rigoler toute l’assistance avec de grands gestes ;

     

    2. GP visage de SOPHIE

     

    3. P.M.

    PASCAL SCHÖNGAUER - JEANNE SCHÖNGAU, CARLOS ET SOPHIE LA BLATTE parlent ensemble avec animation, la glace est rompue.

     

    4. P.M.

    JEANNE SCHÖNGAU, naïve, à CARLOS

    Ah ? Ils ont aussi des néonazis en Norvège ?

     

    SOPHIE LA BLATTE À JEANNE, pour changer de conversation :

    Je fais de la peinture sur soie : signes du zodiaque, symboles maçonniques…

     

     

    PASCAL, coupant maladroitement la parole à JEANNE /

    Ma femme attent cent quatre-vingt six échantillons de parfums, par le prochain car de Bajac. Et sur les murs, nous exposerons des instruments en miniature.

     

    JEANNE, qui peut enfin placer un mot :

    ...de musique.

     

    CARLOS parle bas à l’oreille de PASCAL en étouffant un fou-rire gras.

    Bitte…

     

    PASCAL rit sans façons.

     

    6. G.P.

     

    CARLOS

    Je suis un envoyé d’Oliver Blatt Blattstein - ne me regardez pas avec ces yeux-là.

     

    7 P.M.

    PASCAL se ressaisit.

    Une crème brûlée !

     

    CARLOS

    Nous allons exposer ensemble tous les quatre.

     

    JEANNE,à mi-voix :

    Pas de police surtout , pas de police !

     

    CARLOS

    Patronne ! Trois cognacs !

     

    JEANNE

    Quatre !

     

    CARLOS, à mi-voix

    Tant que je suis là, rien à craindre.

     

    SOPHIE tire d’un sac à main des reproductions, qu’elle fait admirer. Des représentants retournent bientôt ses photographies dans tous les coins gras du local

     

     

    SÉQUENCE 5- INT. JOUR

    Intérieur de l’ancienne boucherie aménagée en salle d’exposition.

     

    CARLOS

    Mesdames, Monsieur, nous voici tous en Mission d’Art, chargés…

     

    JEANNE

    ...et très éméchés…

     

    CARLOS lui jette un regard terrible

    ...chargés de faire luire en cette basse bourgade les Arts et leurs supports. La tâche sera malaisée, car nul ici à Fort-Saint-Jacques , ne voit l’intérêt d’acquérir un flacon de parfum, une clarinette miniature, que sais-je ; il faudra conquérir les populations.

     

    PANORAMIQUE DR. G. sur la boutique

     

    CARLOS

    Répartissons les tâches : les Hintzelstein, ou aubergistes, fournissent lessive, peintures, brosses et seaux.

     

    SOPHIE

    Et les pinceaux…

     

    CARLOS lui lance aussi un regard terrible.

     

    2. INT. JOUR

    CARLOS s’empare du meilleur pinceau, de la plus large cuvette ; on voit les autres, et spédialement PASCAL, se contenter de rogatons avcc des mines de dépit.

     

    3. P. E.

    Musique.

     

    Tout le monde au boulot, gueulantes devinées de CARLOS en train de morigéner tout le monde, il n’y a que lui visiblement qui saurait bien mieux faire que tous les autres.

     

    4. P. R. sur PASCAL, perché sur un escabeau, qui tartine sa peinture n’importe comment, ne sachant même pas tenir un pinceau, dans un angle encombré de tuyauteries.

     

    5. P. Américain sur CARLOS, perché sur l’escabeau juste en dessous, inspectant le travail de PASCAL.

    « T’es vraiment le bureaucrate, toi... »

     

    6. CARLOS a pris la place de PASCAL et se livre, ostensiblement, à un travail minutieux.

    PASCAL, entre ses dents

    « Démerde-toi, pauvre con ».

     

    7. P.¨M. SOPHIE, JEANNE, admiratives ; PASCAL les rejoint, plein de hargne

    JEANNE, lui tendant un cabas

    « Tiens, va faire les courses. C’est tout ce que tu sais foutre.

     

    SÉQUENCE 6 INT. JOUR

    Une supérette. PASCAL, VIEILLE ÉPICIÈRE, JEUNE ÉPICIÉRE en minijupe. CLIENT(E) S

    VIEILLE, accent du Sod-Ouest

    LA JEUNE passe auprès de PASCAL en tortillant

    « Vous désirez ? »

     

    PASCAL

    « Oui je désire, je désire euh… du thon… des œufs… un double-litre…

     

    La JEUNE ÉPICIÈRE le sert à mesure. PASCAL n’ose pas s’intéresser à la JEUNE et flaire LA VIEILLE.

     

    SÉQUENCE 7 INT. JOUR

    Dans la boucherie aménagée, tout le monde travaille, les tabliers blancs se souillent à grande vitesse, et CARLOS peinturlure avec enthousiasme.

    PASCAL, voix piteuse

    «  « Qu’est-ce que je peux faire ?

     

    Geste de JEANNE, il pose le sac à manger sur la table de l’arrière-boutique.

     

    2. Tous travaillent à la peinture. PASCAL, off, chante d’une voix avinée.

     

    3.

    PASCAL ressort de l’arrière-boutique, tourne autour des escabeaux en brandissant son

    double-litre sous plastique :

    « J’vais vous raconter une histoire drôle…

     

    TOUS

    Non ! Non ! Surtout pas ! Pitié !

     

    CARLOS du haut de son escabeau

    Tu vas la fermer ta gueule ?

     

    PASCAL, à JEANNE, désignant CARLOS :

    «T’aimes ça toi, les gros bras… Ça te change des p’tites bites…

     

    5.

    (Il boit au goulot) C’que vous pigez pas, c’est le désespogne, le désespoir de l’ivrogne.

     

    6. EXT. JOUR P.M.

    PASCAL fait le zouave sur le seuil de la boutiques

     

    7.

    PASCAL retourne dans la Supérette, se livre à un comportement théâtral

    Y a qu’moi qui travaille ici : Tiens filez-moi un fromage.

     

    LA VIEILLE ÉPICIÈRE, très digne

    Vous les avez derrière vous, Monsieur.

     

    8. INT. JOUR P. M.

    PASCAL revient en titubant, se raccroche à l’échelle double ;

    JEANNE, sur l’échelle, descend :

    Maintenant, ça suffit.

     

    9. PASCAL brandit sa bouteille :

    Au moins avec moi on se mââârre…

    CARLOS

    Tu nous casslek. Putain avec toi y a pas besoin de radio, on n’entend que tes conneries, tu fais chier.

    PASCAL

    Il est grossier, le monsieur qu’on ne connaissait pas tout à l’heure.

    SOPHIE

    Arrêtez quoi merde ! - Non, vous tout seul, monsieur Pascal.

    JEANNE

    Tu peux le tutoyer !

     

    PANORAMIQUE H – B

    JEANNE descend de son escabeau, le pinceau à la main, saisit la bouteille et la tord dans la main de PASCAL, l’arrache, passe dans l’arrière-cuisine.

     

    10. JEANNE, de dos, vidant la bouteille dans l’évier.

    11. G.P. sur PASCAL désappointé.

    12. P.M. PASCAL

    Regarde-moi tous ces bouffons le pinceau à la main, bande de prolos, même pas foutus de penser à la bouffe.

    Personne ne l’écoute.

    J’ai besoin de vin, moi. Ça ne vous vient pas à l’esprit bande d’enclumes que j’aie besoin de vin. Je suis un intellectuel, moi, je pense ! Et qu’est-ce que je vais faire, moi, sans pinard ?

    CARLOS

    Surtout pas de la peinture !

    13. G.P. PASCAL, larmoyant

    Tout le monde veut m’empêcher de peindre !

    TOUS poussent des cris ; confusion.

    Arrête de gueuler ! ...Braille pas si fort !

    Ils crient plus fort eux-mêmes que celui qu’ils veulent faire taire.

     

    14. P.M. PASCAL nettoie le vin et les débris de plastique avec une serpillière

    Ma bouteille… Ma petite bouteille…

    JEANNE

    Tu salis le ciment avec ta vinasse…

    PASCAL

    Tu n’vois pas que j’nettoye ?

     

    S É Q U E N C E 8 - EXT. JOUR

     

    1. P. G. Arrivée d’un autocar brimballant. Le chauffeur en descend, monte sur le toit et balance les colis aux gens qui attendent en bas.

     

    SOPHIE, en bas, tendant les bras :

    Mes flacons ! … c ‘est fragile !

    Elle montre des petits mollets tout maigres sous des chaussettes blanches.

     

    LE CHAUFFEUR 

    Il y a encore un paquet pour l’autre dame.

    Il le décharge précautionneusement.

     

    2. G.P. en gros plan sur des reproductions sur toile d’instruments anciens, d’icônes, etc.

    3. SOPHIE déballe, étale, et installe ses foulards et ses flacons vides.

    Elle fait flairer ses flacons autour d’elle :

    Sentez-moi ça !

    4. G.P. sur CARLOS, grommelant :

    Tout ça c’est de la connerie.

    6. G.P. sur SOPHIE

    Je vendrai tout, je vais tous vous nourrir, PASCAL pourra s’acheter du vin, du meilleur.

     

    TRAV. G.D.

    JEANNE, glaciale : ...Quel humour…

    7. PANORAMIQUE D.G. sur toutes formes de flacons, fantaisistes et contournées : cochons, grosses merdes bien moulées, etc.

     

    FONDU ENCHAÎNÉ

     

    SÉQUENCE 9 INT. JOUR P.M.

     

    1. JEANNE

    À mon tour.

    PASCAL déballe des trompettes, accordéons, violons, le tout de 15cm de haut.

    2. G.P. CARLOS

    Tout ça, c’est des conneries.

     

    3. PASCAL se rapproche de CARLOS

    Qu’est-ce que vous disiez sur Blatt et Blattstein ?

    CARLOS réticent

    Tout ça, c’est des conneries. Ça ne rapporte pas un rond.

     

    4.  P.E., PANORAMIQUE D.G.

    Vue sur les deux étalages, côte à côte et face à face, en forme d’U. Les deux tenancières, JEANNE et SOPHIE, semblent jouer à la marchande, et sont ravies.

     

    JEANNE

    Que c’est beau ! Elle minaude en tournant un foulard entre ses mains.

     

    SOPHIE

    Ce que vous faites est magnifique aussi.

     

    JEANNE, humant un flacon

    Qu’est-ce que c’est ?

     

    SOPHIE

    Du patchouli. Oh, et ça, qu’est-ce que c’est ?

     

    JEANNE, minaudant

    Une trompette.

    SOPHIE fait semblant de jouer sur une minuscule viole.

     

    JEANNE

    On ne peut pas en jouer !

     

    5. G.P. CARLOS

    Tout ça c’est de la connerie.

     

    6. P.M. SOPHIE s’extasie sur de grandes Vierges peintes en or sur fond d’or, un peu trop déshabillées

    JEANNE

    Oh vous savez, il n’y a pas de popes dans ce village.

     

    PASCAL, regard appuyé vers CARLOS

    Des Colombiens peut-être…

     

    P.M. CARLOS, qui se tape sur les cuisses

    Tout ça c’est des conneries.

     

    SÉQUENCE 10

    À plusieurs reprises, ACCÉLÉRÉ, JEANNE et SOPHIE exposent leurs étals, et tantôt l’une, tantôt l’autre, essaie d’empiéter sur l’étal de l’autre.

    SOPHIE

    La soie faut que ça se déplie.

     

    JEANNE

    Oh les jolis chats ! les jolis taureaux ! les jolis beuffes !

     

    SOPHIE

    C’est un tigre.

     

    JEANNE : Ou un bœux.

    SOPHIE

    Enfin quoi, tire un peu sur la soie, là, on voit bien que c’est un tigre, tout de même, il aurait fallu 50cm de plus pour bien voir la queue dans tout son développement.

    « Vous… - tu me donneras bien une vierge ?

     

    JEANNE lui tend un cornet à piston en laiton,modèle 1883

     

    SÉQUENCE 11 INT. JOUR

     

    1. SOPHIE, JEANNE

    JEANNE

    Des instruments miniatures : jamais personne n’a eu l’idée d’exposer ça avant moi.

    SOPHIE

    C’est comme mon cul ; on ne l’a jamais exposé non plus.

    JEANNE

    Ça ferait fuir le client.

    Elles se battent, les hommes les séparent – PASCAL est fin bourré.

     

    2. CARLOS, PASCAL

    P.M.

    CARLOS

    Les icônes m’ont toujours bien consolé dans ma cellule.

    PASCAL

    Et qu’est-ce qu’il veut au juste, le Blatt-Blattstein ?

     

    3. Nouvel assaut entre les deux femmes, nouvelle intervention.

    CARLOS

    Eh merde, vous ne pouvez pas tout simplement vous mettre l’une dans l’autre ?

    JEANNE

    Justement, allez vous faire mettre.

     

    4. EXT. JOUR Attroupement devant la vitrine.

    5. CARLOS, PASCAL

    PASCAL, pâteux

    Et pis t’arrêtes de soutenir ma femme, toi…

    CARLOS

    J’en veux pas d’ta femme ; même au lit elle garde ses godasses, comme Van Gogh.

    PASCAL, à JEANNE

    T’es pas prête d’en faire, du Van Gogh.

    JEANNE

    Et toi c’est pas l’oreille que tu d’vrais t’couper.

     

    SÉQUENCE 12 INT. JOUR

    1. P. M. Les DEUX FEMMES s’envoient leurs productions à la figure, les DEUX HOMMES essaient de les séparer

     

    2.

    PASCAL bourré veut rattraper les objets, mais il fait plus de dégât qu’autre chose.

     

    SÉQUENCE 13 EXT. JOUR P.E.

    Les AUBERGISTES et les villageois se sont attroupés devant la boutique, d’où proviennent des bruits de casse et des cris.

     

    L’ÉPICIÈRE JEUNE

    C’est peut-être pas des vrais artistes.

    LA VIEILLESSE

    Pt’êt’ ben juste des commerçants.

    LE TABAC

    Quoi, quoi, « des commerçants ?

     

    SÉQUENCE 14 INT. NUIT

    L’auberge.

    1. P.M.

    CARLOS, SOPHIE, JEANNE, PASCAL, LES DEUX AUBERGISTES

    AUBERGISTE FEMELLE

    Pour les chiottes, faudra vous méfier, pas en mettre trop, pas bourrer le papier.

    AUBERGISTE MÂLE, sentencieux

    Moduler le serrage des fesses, pour chier fin.

    PASCAL

    Pourquoi vous êtes toujours sur notre dos comme ça ?

    AUBERGISTE MÂLE

    On rend service, et on veut pas s’faire emmerder tout le temps pour du débouchage.

    AUBERGISTE FEMELLE

    C’est votre merde, pas la nôtre.

    SOPHIE

    Là n’est pas la question, c’est l’eau qui r’monte, on tire la chasse et on a le cul qui baigne.

    PASCAL

    Bravo le paysage quand on s’retourne.

    AUBERGISTE FEMELLE

    Et les douches c’est pour les chiens ? Mon mari en a passé des heures à bricoler un coin pour vous laver l’cul.

    AUBERGISTE MÂLE

    On parle jamais de ce qui marche.

    CARLOS

    Ouais les douches y a tout l’confort, on s’aperçoit que c’est occupé quand on voit la serviette sur la porte.

    AUBERGISTE MÂLE

    Putain jamais contents, je vous ai prévenus dix fois aussi que la flotte c’était pas terrible, venez pas vous plaindre pour les amibes, il faut chercher l’eau fraîche à la fontaine dehors.

    AUBERGISTE FEMELLE

    On vous en aurait bien passé du restau mais vu comment qu’vous êtes aimables…

    JEANNE, hurlant

    On va pas s’mettre à hurler, non plus ?

    PASCAL, gluant d’amabilité

    On pourrait peut-être manger chez vous, ce soir ?

     

    SÉQUENCE 15 INT. NUIT

    Les étages de la boutique vus depuis l’auberge

    1. P.M. TRAV. AV.

    PASCAL parcourt toutes les chambres, d’étage en étage

     

    2. P.R.

    Matelas rayés enroulés sur eux-mêmes.

     

    PAN. G.D.

    Volets qui se déglinguent, espagnolettes rouillées.

     

    3. INT. NUIT

    Visions de baise grotesque sur les matelas, (c’est ce qui passe dans la tête de PASCAL). Bruiitage de ressorts.

     

    4. P. M.

    PASCAL se jette sur un matelas ; boules de cuivre ; contorsions.

     

    5. P.M.

    PASCAL ouvre la lumière dans une autre chambre abandonnée, jour jaunâtre, ZOOM AV. sur le matelas rayé enroulé.

     

    6. G. P. PASCAL se prend le jus en tournant un commutateur en papillon de faïence. Hurlement :

    Erremmel !

    Cri soudain, atroce et tout proche, d’une dame blanche (c’est un rapace nocturne).

     

    7. STOCK

    Un enfant qu’on égorge, ou qui passe sous un camion.

     

    SÉQUENCE 16 INT. JOUR

     

    La salle d’auberge.

    L’AUBERGISTE FEMELLE

    Tu aurais pu tout de même les prévenir, pour la dame blanche dans la toiture…

     

    SÉQUENCE 17 INT. NUIT

    1. P.M. Salle à manger de l’auberge. TOUS.

    L’AUBERGISTE FEMELLE,buvant une Marie-Brizard

     

    Faudrait pas croire ! Tiens,moi, ben je baise quand même !

     

    L’AUBERGISTE MÂLE, se rapprochant de la table en fourrageant dans sa braguette

    Et comment qu’on baise.

     

    TRAV. G.D., PASCAL explique à JEANNE avec des gestes que la copulation doit s’effectuer par derrière vu la corpulence de la femme.

     

    2. P. E.

    TOUTE LA CLIENTÈLE dans le restaurant.

    3., 4., 5. : P.M.

    Diverses figures, le BURALISTE et sa bosse, l’ ÉPICIÈRE et ses cuisses nues, la MARQUISE de BOUF et BOILNŒUD un peu à l’écart mais condescendante avec son

    gros chignon blond pisseux.

     

    6. P.M.

    LE TABAC

    Tout de même, le communisme ça donnait de l’espoir aux gens.

     

    7. P.M.

    Regards lubriques de CARLOS cherchant à voir la culotte de l’ÉPICIÈRE quand elle croise les jambes. Il se passe la main dans la barbe. Il la tire, les yeux exorbités.

    L’AUBERGISTE FEMELLE ramasse l’argent de tous et soupire

    Vivement la foire tiens, qu’on gagne un peu plus de pognon.

     

    SÉQUENCE 18.

    INT. JOUR

     

    SOPHIE essaye d’allumer le réchaud avec des allumettes détrempées.À la fin une grande explosion qui la fait sursauter :

    Erremmel !

     

    SÉQUENCE 19

    INT. JOUR

    Arrière-boutique

    CARLOS bouffe à table comme un porc.

     

    SÉQUENCE 20

    EXT. JOUR

    PASCAL se paie la corvée d’eau, maintes bouteilles de plastique vides sous les bras. Il en laisse tomber une pleine au retour. Elle éclate.

    TRAV. AV.

    PASCAL pose les bouteilles sur la table. CARLOS engloutit des spaghettis, se soulève pesamment pour péter.

    P.M. TRAV. D.G.

    Entrée des DEUX FEMMES

    JEANNE

    Putain, encore des nouilles !

    CARLOS, la bouche pleine

    Nouilles, encore des putains !

    SOPHIE

    Bonjour le régime !

    CARLOS lui claque sur les fesses et se reçoit une claque de première

    PASCAL

    ...de toute façon, quand je propose de manger en face, je me fais traiter de savonnette…

    Il se ressert en spaghettis, boit à même une bouteille de vin en plastique

     

    SÉQUENCE 21 24

    INT. NUIT

    L’arrière-boutique

    CARLOS et PASCAL font les comptes, échangent des bulletins de vente détachables

    JEANNE et SOPHIE leur passent les bulletins, de couleurs différentes

     

    QUENCE 22

    INT. JOUR

    La boutique elle-même

    JEANNE et SOPHIE derrière leurs comptoirs, tirant la gueule – jeu de lumière suggérant l’écoulement de la journée, à plusieurs reprises, en accéléré. Aucune vente.

    ÉÉ

    SÉQUENCE 23

    INT. JOUR P.E.

    Un gosse s’enfuit avec un foulard. JEANNE le rattrape à l’extérieur, baffe le gosse ; arrive un colosse qui paye, rebaffe le gosse et baffe JEANNE.

     

    SÉQUENCE 24

    INT. JOUR P.M.

    PASCAL se barricadant courageusement dans sa chambre parce qu’il n’a pas voulu intervenir…

     

    SÉQUENCE 25

    EXT. JOUR P.M.

    Une MÉMÉ devant la vitrine, avisant les prix :

    Mais c’est de la folie !

     

    SÉQUENCE 26

    INT. JOUR

    TOUS. Chacun fait ses comptes avec une gueule sinistre.

     

    SÉQUENCE 27

    INT. JOUR

     

    JEANNE vend un violoncelle miniature à la Marquise de BOUF et BOILNŒUD

    JEANNE

    Madame…

    B. & B.

    Madame…

     

    SÉQUENCE 28

    INT. JOUR

    P. M.

    JEANNE montre, grâce à un ticket, qu’elle a enfin vendu quelque chose.

    SOPHIE

    On partage…

    Le partage de l’argent s’effectue.

     

    SÉQUENCE 29

    INT. NUIT

    SOPHIE

    J’ai vendu un foulard.

    JEANNE

    On parage…

    SOPHIE, indignée

    Ah non ! pour nous, c’est pas la même chose !

    CARLOS, gêné, se cure les dents

    On n’a pas reçu boucoup comme mandat cette semaine…

    SOPHIE

    On n’est pas des fonctionnaires, nous autres…

    PASCAL en arrière-plan, fumant de rage, boit une rasade.

     

    SÉQUENCE 30

    INT. JOUR P.M.

    Arrière-boutique

    1. TOUS en train de manger sans enthousiasme un plat de nouilles qui collent

    2. INT. NUIT

    TOUS, même jeu

    TRAV.G.D.

    JEANNE se mesure le tour de taille

    ZOOM sur PASCAL

    Il recompte mélancoliquement un fond de porte-monnaie

    CARLOS essaie de voir par-dessus son épaule, PASCAL se dérobe.

     

    SÉQUENCE 31 INT. JOUR

    P.M.

    TOUS en train de manger une purée infame

    PASCAL, à JEANNE

    Quand c’est toi qui fait la cuisine, c’est guère mieux… Bon, alors, on va manger en face ?

    SOPHIE, jetant de l’huile sur le feu

    Savonnette…

     

    SÉQUENCE 32

    EXT. JOUR

    DEUX MÉMÉS dans la rue

    PREMIÈRE MÉMÉ

    Moi j’achète pas là…

    DEUXIÈME MÉMÉ

    T’as vu les prix de ouf ?

    PREMIÈRE

    Paraît que c’est de la soie…

    DEUXIÈME

    Oh ben, pour poser son cul…

     

    SÉQUENCE 33 EXT. JOUR

    Le seuil de la boutique.

    CARLOS, PASCAL

    PASCAL

    T’es sûr que t’as rien à me dire pour Blatt-Blattstein ?

    CARLOS

    Oh moi, yo sé pas grand-chose.

    PASCAL

    Et alors ?

    CARLOS

    Ben alors il fait chaud.

     

    SÉQUENCE 34 EXT. JOUR P.E.

    Une banderole

    BIENVENUE À LA DCLIIIe FOIRE DE FORT-SAINT-JACQUES

    ZOOM H. B.sur LES AUBERGISTES et LES QUATRE EXPOSANTS

     

    AUBERGISTE MÂLE par la fenêtre

    Vous commencez par le tour extérieur.

     

    CARLOS

    Mesdames et messieurs, nous entamons la visite guidée de la place-forte médiévale de Fort-St-Jacques.

    « Fort-St-Jacques fut bâtie en cercles concentriques... »

    PASCAL

    ...ou avec trique…

    TOUS le regardent avec une intense pitié

     

    SÉQUENCE 35 EXT. JOUR, le soir tombe, les premières lumières s’allument

    TOUS derrière CARLOS, en troupeau de touristes

     

    CARLOS

    La cité de Fort-St-Jacques, typiquement médiévale…

    GROS PLANS sur diverses plaques de rues.

    BOULEVARD DE LA MARNE

    BOULEVARD DE LA SOMME

    BOULEVARD DE VERDUN

     

    SOPHIE

    C’est guerrier, c’est coquet.

     

    PAN. BAS-HAUT, vue des feuillages par dessous, vols d’éphémères sur contre-jour de réverbères

    ZOOM AV. sur PASCAL qui soulève à la main des plaques d’écorce de platane

    Le bonheur de l’entomologiste

     

    SÉQUENCE 36 EXT. NUIT

    CARLOS

    Ces remarquables bâtisses, mesdames et messieurs…

    PASCAL

    Eh, je me sens tout seul…

    CARLOS

    ...remontent à ces temps anciens où…

     

    PAN. DR. G. sur JEANNE, mimique exaspérée. Elle bourre les côtes à PASCAL qui joue les extatiques

    Savonnette… Espèce de savonnette…

     

    PAN. BAS-HAUT, P.M.

    Vieilles maisons à colombages, pignons aigus, portes rongées, pierres anciennes sous projecteurs.

    GROS PLAN sur une vitrine d’agent immobilier, photos suggestives, pris modérés

     

    SOPHIE

    ...et après, faut les allonger pour tout retaper…

    TRAV. AV.

    Église ouverte

    SÉQUENCE 37 INT. NUIT

     

    LE GROUPE en train d’ahaner à la queue-leu-leu dans un escalier en colimaçon.

    CARLOS, off, derrière PASCAL

    Putain t’as encore largué, toi…

     

    TRAV. AV.

    Parvis de l’église

    PAN. H-B, P.E.

    Vue de Fort-St-Jacques illuminée, guirlandes diverses

    CARLOS

    Figurez-vous…

    PASCAL

    Ta gueule.

    CARLOS se tait

    GROS PLAN sur PASCAL, mesquin

    J’lai eu, euh… J’lai eu euh…

     

    2. PAN. AV. ET H-B, diverses vues de Fort-St-Jacques révélant une structure concentrique.

    Bruitage : vent. Bouffées d’orchestre de village.

    3. P.M. sur LA GARDIENNE, qui gueule

    Alors là-haut vous vous maillez le cul, oui ? On ferme !

    4. TOUS dévalent l’escalier, tête basse, trébuchant

     

    SÉQUENCE 38 EXT. NUIT

    1. P. M.

    Une vitrine. Des femmes s’affairent, montent des décors au sommet d’échelles doubles.

    2. STOCK : Poissons ouvrant et fermant leurs gueules dans un aquarium

    3. P.M.

    CARLOS

    Vous verrez tout ce qu’on va vendre avec la foire…

    4. INT. NUIT

    TRAV. AV.

    Intérieur du magasin où la caméra a suivi LE GROUPE

    FEMMES au sommet de leurs échelles doubles

    Un BOUCHER en tenue

    Un peu plus de côté. Plus loin, le mannequin. Plus au fond. Le calendrier 1901 (géant) vers le devant, nous fermerons ensuite et pour toujours, il faut que ce soit beau, pour notre dernière fois.

     

    PAN. D.-G.

    LE BOUCHER se tourne vers le groupe des quatre

    J’ai fait ôter la vitrine – une fortune !

    Ça s’ouvrira sur la rue comme une vraie scène à l’italienne : j’ai fait monter des gradins (il les désigne) en face, et aussi derrière vous. (PAN. G.-DR., vue sur les gradins)

     

    LE BOUCHERIE

    Ma pièce va s’intituler La Manche et le gigot,le héros s’appelle Don Quichote. J’en suis l’auteur.

    CARLOS

    ¡ Muy bién !

     

    PAN. G.-DR.

    UN PASSANT,  dédaigneux

    Il fait ça tous les ans.

    LE BOUCHER tourné vers lui

    Monsieur n’est pas d’ici.

    LE PASSANT

    Ah ! pas d’ici…

     

    SÉQUENCE 37 INT. NUIT

    P.M. sur l’intérieur de la vitrine, décor avec papier aluminium pour la viande

    SÉQUENCE 38 EXT. NUIT P. M.

    Plusieurs habitants installent des guirlandes d’éclairage et de feuillage

    SÉQUENCE 39 EXT. JOUR P.M.

    La terrasse de l’auberge

     

    LES QUATRE, LE BURALISTE, LA FEMME DU BURALISTE, LES ÉPICIERS

    1.

    LE BURALISTE

    Moi je vous le dis, tout ça c’est de la foire. De la diarrhée. L’homme va voler l’homme.

    LA FEMME DU BURALISTE

    Tu vends bien du tabac !

    LE BURALISTE

    Je vends des livres aussi.

    LA FEMME

    Y a pas un seul Marx.

    PASCAL

    Ça ne se vendrait pas.

     

    2. EXT. NUIT

    Même décor, mêmes acteur. P.M.

    CARLOS

    Tout ça, c’est de la merde.

    PAN. G.DR. sur LE BURALISTE, qui parle et gesticule : cage thoracique difforme, tête de vautour.

     

    3. G.P.

    Les yeux brûlant du BURALISTE

    PAN. G.DR. G.P.

    Le visage tendu et ambigu de LA FEMME DU BURALISTE ; elle pense à la Liberté que ce serait que la mort de son mari.

     

    LE BURALISTE

    Je ne participerai pas à cette comédie. Le magasin restera comme il est. Prix inchangés.

     

    JEANNE, aux AUBERGISTES

    Et vous ?

    LE BURALISTE

    Ils peuvent rester ouverts tant qu’ils veulent ; moi, tant que ça me ramène des clients, juste à

    côté, ça me va.

    PASCAL

    Fumer donne envie de boire.

     

    3. EXT. NUIT

    LE BURALISTE, furieux

    Moi je me contrefous de votre opinion à vous quatre, vous m’entendez ? Toujours là à épier, à rôder !

     

    4. P.M. PAN. G.DR.

    Les QUATRE ouvrant et refermant la bouche, suffoqués.

    L’ÉPICIÈRE

    Ce bled est mort. L’alcool lui fera du bien.

    L’AUBERGISTE FEMELLE, à PASCAL

    Vous n’avez pas bien mangé, chez moi ?

    PASCAL, avec empressement

    Si si !

    JEANNE

    Savonnette…

    PAN. DR.G

    LE BURALISTE, vociférant

    Multiplier les cafés, c’est multiplier les points de fermentation du Peuple ! Nom de Dieu !

    (Il entonne « L’Internationale)

    LA FEMME DU BURALISTE le fait taire

    PAN. G.DR.

    L’ÉPICIÈRE remonte sa minijupe. Puis elle se refarde les lèvres.

    L’AUBERGISTE FEMELLE, au BURALISTE

    Quand c’est que t’auras fini de brailler, on pourra peut-être se faire un p’tit rami ?

    LE BURALISTE

    C’est un jeu de fachos !

    LA FEMME DU BURALISTE, admirative, à la cantonade

    Il gagne toujours.

     

    4. P.M. sur l’ÉPICIER qui gratte son crâne en pain de sucre

    5. P.M.

    SOPHIE

    Moi j’aime bien cette ambiance, tout de suite on se sent à l’aise.

    REAV. ARR.

    P.E.

    La terrasse où tous, autour de plusieurs guéridons rassemblés, jouent aux cartes.

    SÉQUENCE 40

    EXT. NUIT

    Terrasse d’un bistrot concurrent, vu de face

    LE CURÉ, en soutane

    C’est super, c’t’ouverture d’un deuxième rade. Ça fera toujours autant de cons en moins pour encombrer la messe.

    Il siffle une liqueur

    MUSIQUE de Jacques Brel venant à toute force ce l’intérieur

    LE CURÉ, tourné vers l’intérieur

    Ah non pas lui, c’est superchiant !

     

    SÉQUENCE 41

    INT.NUIT

    L’intérieur de l’hôtel : chambre, couloir, douche extérieure

    JEANNE, PASCAL

    1. PASCAL se brosse les dents

    2. TRAV. AV.

    PASCAL revient du lavabo extérieur, dit à JEANNE restée à lire sur le bord du lit

    À toi.

    Il s’assied sur le rebord du lit, feuillette une revue.

    JEANNE se rend à son tour à la salle d’eau extérieure ; on entend bientôt un bruit de chasse d’eau.

     

    3. INT. NUIT

    La chambre dans la pénombre, volets en tuile. Forts ronflements.

    PASCAL se lève pesamment, sort, bruit de chasse d’eau.

     

    4. P.M.

    PLONGÉE

    Les deux sur le lit ; ils se rapprochent à cause d’un creux dans le matelas, enlèvent leurs vêtements l’un après l’autre à demi endormis, se retombent l’un sur l’autre dans le creux, se séparent, se placent sur les deux extrémités en crête du matelas, se retombent dessus, ronflements.

     

    5. G.P. sur le visage apaisé de PASCAL, bruit de moustique. PASCAL se retourne machinalement. JEANNE lui écrase un moustique sur la gueule. Sursauts divers. JEANNE se relève pesamment, bruit de chasse d’eau.

     

    Va ouvrir la fenêtre on étouffe.

     

    PASCAL

    J’ai la flemme.

    JEANNE

    Fais chier.

    Elle va ouvrir la fenêtre, se recouchera-t-elle. Se bouche le nez

    Ah non, c’est le bouquet.

    PASCAL, somnolent

    C’est le mot.

    6. G.P. sur un réverbère EXT. en plongée ; ronflement de réverbère mal réglé

    7. JEANNE, somnolente

    Pascalou, on entend la lampe.

    PASCAL se retourne et ronfle.

    JEANNE, revêche

    Pascalou !… Pascalounet !

    PASCAL

    On n’a même plus envie de se branler…

     

    SÉQUENCE 42 INT. JOUR

     

    L’arrière-cuisine, au petit-déjeuner

    PASCAL et JEANNE, allures décavées d’insomniaques.

    CARLOS et SOPHIE, attitudes grivoises

     

    SÉQUENCE 43 INT. NUIT

    G.P.

    Couloir de l’hôtel. PASCAL, revenant des cabinets, se plante une écharde dans le pied. TRAV. AV. P.M.

    Sur le rebord du lit, il essaie de se l’extraire

     

    2.

    P.M. TRAV.AV.

    PASCAL ouvre à la file plusieurs chambres inoccupées.

    ZOOMS sur des matelas roulés, des lavabos sales, des robinets mal fermés, PASCAL s’y penche pour y boire ; gros borborygmes de tuyauteries.

     

    3. T.G.P

    sur les ronds de verre à dent sur les étagères en verre des lavabos.

     

    4. STOCK

    Un couple en train de baiser en surimpression sur un de ces matelas miteux.

     

    5. P.M.

    TRAV. AV. et B.H.

    PASCAL monte l’escalier, applique l’oreille contre la porte.

     

    6. Intérieur de la chambre de CARLOS-SOPHIE

    CARLOS et SOPHIE s’entretiennent sur le bord de leur matelas, à voix

    basse, de façon très animée.

    SÉQUENCE 44

    INT. NUIT

    1. P.M.

    PASCAL et JEANNE sur leur séant, dans leur lit, entendent au-dessus d’eux un vacarme de ressorts malmené.

    Feulement fortissimo de dame blanche, PASCAL et JEANNE sursautent, terrorisés. Le bruit des ressorts s’arrête sur une ultime détente : BOÏNNNNGG…

     

    JEANNE, décomposée

    Qu’est-ce que c’est ?

     

    PASCAL

    Une dame blanche…

     

    2. P.M.

    PASCAL et JEANNE sur leurs matelas, glissant lentement l’un vers l’autre dans leur sommeil, se séparent brusquement dès que leurs culs se touchent.

    Bruits de pas descendant l’escalier, on entend CARLOS heurter violemment quelque chose dans le noir :

    Hijo de puta…

     

    SÉQUENCE 45

    INT. NUIT

    P.M.

    1. Énorme détonaon.CARLOS et SOPHIE se solèvent d’un coup sur leur lit puis retombent, idem pour PASCAL et JEANNE (prévoir un plan en fausse coupe d’immeuble)

     

    PASCAL et JEANNE ensemble

    PUTAIN DE BORDEL DE MERDE D’ENCULÉ DE MES COUILLES !

     

    PAN. G. D. G.P. Pendule marquant 3h15 sur la cheminée

     

    2.

    Les QUATRE face à face sur le palier de la chambre du premier, dépoiraillés, hagards, en sous-vêtements déchirés.

     

     

    SÉQUENCE 46

    EXT. NUIT

    1. P.E. PLONGÉE

    puis PAN. H. B.

    Procession de Carnaval nocturne dans la rue . Cuivres, chiens, hurlements, mômes déguisés.

    VOIX DE L’AUBERGISTE MÂLE, masqué :

    Descendez de là-dedans, tas de touristes !

     

    2.

    LE TABAC que l ‘on reconnaît à sa difformité tend deux bouteilles de vin. PASCAL et JEANNE boivent au goulot.

     

    3. P.M.

    L’ÉPICIER avec son crâne en pain de sucre poursuit L’ÉPICIÈRE à demi-nue à coups de balai.

    4. G.P. CONT.PLONGÉE sur PASCAL s’arrêtant de boire au goulot pour roter.

    5. Défilé, de droite à gauche, de toute une population costumée, plus ou moins XVIIe siècle, derrière un canon d’époque qui roule. Fanfare, grandes enjambées. Huit ou dix piquiers et hallebardiers.

    6. T.G.P. sur un maillet de grosse caisse qui s’abat.

    7. T.G.P. sur une embouchure de trompete d’où perle une goutte de salive.

    8. P.M. La grosse caisse se crève sous un violent coup de maillet.

    9. P.M. sur un trombone en train de boire par l’embouchure, tandis qu’un acolyte y verse du vin.

     

    SÉQUENCE 47

    EXT. NUIT

     

    1.P.M. SUR LE CURÉ, seul à genoux sur une table du café concurrent, priant. Il tombe.

    Putain de bordel de merde.

     

    SÉQUENCE 48

    EXT. NUIT

    1. P.E. sur LES QUATRE suivant le cortège, échevelés, dépenaillés, style famille royale revenant de Versailles.

    SOPHIE marche en titubant et bâillant ; CARLOS lui glisse un goulot entre les lèvres.

     

    SÉQUENCE 49

    EXT. NUIT

    P.M.

    1. Arrivée du cortège au bistrot concurrent. LE CURÉ s’enfuit en rampant sous les tables.

    Des clients retranchés surgissent de derrière le bar et des salles du fond.

    CARLOS est désormais en tête des assaillants, brioche au vent.

    Il entre. Effet de brise-glace.

    Bagarre générale.

     

    2. P. E.

    Bagarre générale.

    UNE VOIX

    Eh t’es pas d’ici, toi !

    AUTRE VOIX

    On t’a vu au bistrot du haut chez la Grosse Maud.

    PLUSIEURS VOIX

    Même déguisé t’es toujours en Gros Lard.

    3. P.E.

    CARLOS se refraie un passage vers la sortir.

     

    SÉQUENCE 50

    EXT. NUIT

    1. P.E.

    PLONGÉE

    Cortège vu de haut, où l’on reconnaît LES QUATRE soufflant dans divers instruments ou mirlitons.

    2. L’AUBERGISTE FEMELLE ouvrant sonauberge. L’AUBERGISTE MÂLE accueillant tous ceux qui veulent venir.

    PAN. DR. G

    La tête du cortège arrive, menée par CARLOS et SOPHIE.

    3. G.P.

    Visages avinés criant.

    Bruits de bouteilles brisées.

    PASCAL, off

    Ça va tourner mal !

    DES VOIX, off

    Au feu ! Au feu !

     

    SÉQUENCE 51.

    EXT. JOUR

    1. P.M.

    PASCAL, de garde à l’étalage, le lendemain matin.

    VOIX off :

    Alors, on s’est bien marré hier soir ?

    AUTRE VOIX, off :

    Comme des bœufs !

    PASCAL, marmonnant :

    On n’a rien vendu, oui !

     

    PAN. G. DR.

    1. DES FILLETTES :

    C’est joliiii !

    2. P. M.

    Des vieilles femmes s’approchent, palpent, n’achètent rien.

    UNE VIEILLE

    Oui, bon, c’est pas mal…

    Elles repalpent, n’achètent rien, repartent.

    3. SOPHIE et CARLOS, de garde

    SOPHIE rajuste sans nécessité plusieurs objets ; pas de vente…

    SOPHIE et CARLOS disparaissent dans le magasin, reviennent chacun avec une chaise qu’ils traînent bruyamment, bâillent, s’affalent sur leurs sièges.

    4. P.M.

    Un vieux couple s’approche.

    Ils palpent, demandent le prix.

    SOPHIE

    C’est tant [sic]

    LES VIEUX, ensemble :

    Ennngculé... 

    Ils reposent tout et s’éloignent.

     

    SÉQUENCE 52

    INT. JOUR

    PASCAL, seul à sa table de chambre, tape à la machine.

    JEANNE, off :

    Pascaaal ! c’est ton tour de garde !

    PASCAL, levant les yeux

    Eh mêêêêrde !

     

    SÉQUENCE 53

    EXT. JOUR.

    P.M.

    L’AUBERGISTE MÂLE, sur le pas de sa porte, à PASCAL de l’autre côté de la rue :

    Vous en faitespas, c’est tous des ploucs !

    Pan. G. DR.

    PASCAL, devant son étalage :

    Je me disais aussi…

     

    SÉQUENCE 53

    EXT. JOUR

    1.

    P. M.

    CARLOS et SOPHIE, assis sur leurs sièges, barrant toute la porte. SOPHIE fabrique des espèces de tortillons à cheveux, les dispose dans une petite corbeille, place au centre une pancarte :

    CHOUCHOUS, 10 F.

    SOPHIE, off, aigre :

    C’est ça, faites comme chez vous !

    ZOOM AV. sur ladite corbeille.

     

    SÉQUENCE 54

    INT. J.

    P.M.

    PASCAL

    Pourquoi t’en ferait pas autant ?

    JEANNE

    Je ne vais tout de même pas travailler de tes mains !

     

    SÉQUENCE 55

    EXT. JOUR

    Même petite fille. Elle achète un chouchou, se le passe dans les cheveux, paye.

    SOPHIE, mielleuse

    Merci bien !

    PAN. B. H.

    SOPHIE à la fenêtre de sa chambre.

    Regarde-moi ces deux péteux. En train de faire le trottoir.

     

    SÉQUENCE 55 bis

    INT. NUIT

    1. P.M.

    PASCAL plongé dans un album sur les comiques américains d’entre-deux-guerres

    2. STOCK

    Une petite séquence des Marx Bros ou de « Certains l’aiment chaud ».

     

    SÉQUENCE 56

    1. INT. NUIT

    Chambre de PASCAL et JEANNE

    PLONGÉE

    Le couple essaie de dormir en se tournant le dos ; PASCAL, pris d’un rire convulsif.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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