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der grüne Affe - Page 2

  • Pourquoi ont-ils tué Péguy ?

    C O L L I G N O N

     

    POURQUOI ONT – ILS TUÉ

    P É G U Y ?

    deuxième édition (la première au Bord de l’Eau, 33 LORMONT)

    Je referais bien mon œuvre, en mieux, mais personne ne s'en apercevrait (Jules Renard ?)

     

    Je ne veux pas qu'on me défende. Je n'ai pas besoin d'être défendu. Je ne suis accusé de rien.

    “Je ne redoute rien tant que ceci : qu'on me défende.”

    Charles Péguy, Notre Jeunesse

     

    ...Et cependant voici cent ans et plus que l'on défend, que l'on pourfend Péguy, tiré, tiraillé, annexé, à gauche, à droite, depuis sa vie, depuis sa mort le 5 septembre 1914 ; cent ans et plus qu'il s'enfonce à son sujet des portes ouvertes. La chose est entendue. Or les portes ouvertes sont celles qui ont les plus solides chambranles. Défendons Péguy. Et attaquons Péguy ; pour la bonne mesure. Indéfendable. Trop de partisans prônent le seul Péguy saint, le Péguy de sacristie tout enfumé d'encens. Trop d'opposants évaporés font de lui le chaînon manquant de Maurras à Hitler. Carrément. Nous avons tous tué Péguy.

    Péguy nous parle. Puis s'éloigne. Nous ne le comprenons plus – puis il nous revient, en pleine face. Je ne détiens pas de clef, je ne déroule ici aucun arcane ; au sein d'une immense clarté levons notre torche hasardeuse – superflue peut-être. Le monde s'effondre, Péguy brûle encore.

    X

     

    Préliminaire

    Charles Péguy, poète, écrivain, catholique, socialiste, né en 1873, mort au Champ d'Honneur.

    Mon père, instituteur de campagne, Hussard Noir de la République, mort athée dans son fauteuil un 26 août d'avant 2000.

     

    Portrait 1

    Dans un livre j'ai rencontré un jeune homme de quinze ans, qui [ne] me ressemblait [pas] comme un frère ; pâle, émacié, face large, intense, soupçonneuse ; des oreilles en anses de soupière, qu'il suffirait de saisir pour que la tête, lourde, hydrocéphale, déborde : celle de Charles P., livré à l’objectif en 1888, l'année du bon général Boulanger. La photo de l'adolescent montre ce regard lourd, mûr, aiguisé,devant qui l'adulte rend les armes et baisse la tête.

    Sur un autre cliché, à 40 ans tout juste (manœuvres de 1913), le lieutenant Péguy, barbe rousse et jambes croisées face au soleil, pose sur une chaise – lui-même fils et petit-fils des rempailleuses d'Orléans, les quatre pieds au sol, à même la terre de France. Barbu, serein, austère et flamboyant sur son siège paillé, celui que ses hommes surnommaient le Pion.

     

    Péguy, adulte, avait le teint si noir et les yeux si clairs que la petite fille de Jacques Copeau se pencha vers sa mère : "Maman, est-ce que c'est un charbonnier ?"

     

    Portrait 2

    Comment passe-t-on de sa tête de quinze ans à sa tête d'avant la mort. Grandes Manœuvres de 1913. Annulées 1914 "pour cause de guerre". De quelle manière peut-on inférer l'avenir - à partir d'un cliché. Comment le faciès batracien de Charles P. a-t-il pu se muer en ce masque héroïque fixé cette fois en 1909, bête traquée, fauve résolu, acculé à fond de terrier, dans un rencoignement de son bureau des "Cahiers de la Quinzaine" - passer de l'âge d'Adam (créé à l'âge de quinze ans) à celui de l'homme vieillissant (ils étaient vieux avant que d'être) "On est vieux ; ce qui est pire, on est vieilli”

    Naguère, les enfants kidnappés (qui ne survivent statistiquement que quelques heures à leur rapt) bénéficiaient seuls de ces logiciels permettant d'évaluer leur bouleversement physique vraisemblable. A présent chacun de nous peut se transformer ad libitum ; suivre un jour à venir, un jour horrible de progrès, la progression de notre propre décomposition – de cunabula usque ad arcam, du berceau jusqu'au cercueil) - noter que la seule vérification infaillible, remonter de sa gueule d'aujourd'hui à sa frimousse d'enfant, n'est pas encore tout à fait au point). Différence essentielle, d'essence, entre Leconte de Lisle, “qui vieillissait vieillard”, et Hugo, “qui vieillissait vieux” - Charles P. de nos jours n'écrirait plus “l'homme de trente ans ce n'est pas seulement le premier vieillissement de la force, c'est l'inscription, la première conscription prise du vieillissement charnel de la mémoire”.

    En bas de page : Dialogue de l'Histoire et de l'Âme charnelle Trente ans, c'est devenu l'adulescence. L'âge où l'on ne veut plus grandir ("A quarante ans, il adhéra au parti communiste des USA") - «  Quel âge a-t-il ? C'est la question que chacun se pose. Dès que l'on parle d'un autre, la première question qui vient, qui jaillit spontanément , c'est : quel âge a-t-il ?" Je suis cela ; peu à peu les ans me creuseront, me graveront les veines et les tempes.

    Je n'ai jamais rien lu au front des vieillards. Peut-être se sont-ils seulement beaucoup ennuyés. Ma tête tournera comme une toupie sous la hache, comme ces viandes grecques autour des broches verticales, mes fanons se tendront, je tenterai de rattraper mes traits entre mes doigts!

    Car ce que nous pardonnons, ce que nous passons le moins chez les autres, c'est la jeunesse.

    X

     

    Mes sources (Forschungsquellen) sont les textes mêmes de Péguy, aux vieilles éditions de la Pléiade. Et le “Lagarde et Michard” du XXe siècle, où Claudel et Péguy à eux seuls (édition 1962) font, occupent à eux seuls 79 (soixante dix-neuf) pages, respectivement 37 et 42). Céline : une seule page (“un auteur bien noir”), Artaud, pas même un nom - Lagarde et Michard donc n'ont pourtant pas manqué de flair, eux qui citent en dernière page Beckett, Ionesco (théâtre) ; Bataille et Blanchot (“théoriciens”) ; Robbe-Grillet, Sarraute, Butor (pour le roman) - le dernier texte est tiré d' Un Balcon en forêt de Gracq : “Peut-être qu'il n'y a plus rien ?”)

    Péguy nous dit ce qu'obscurément nous attendions : que nul ne connaît les secrets de l'histoire, même littéraires ; que tous ceux qui ont cru déchiffrer ses obscurs panneaux se sont toujours lourdement trompés ; si grands que soient nos espoirs ou nos anathèmes, l'Histoire enfantera toujours plus d'imprévisibles mystères que nous n'aurions jamais su en imaginer. Il n'y a pas de sens de l'Histoire.

     

    Péguy contre la prédestination

    Péguy en effet se prononçait contre toute prédestination individuelle.

    Ou bien tout repose sur le diviseur zéro, le diviseur absurde (car diviser par zéro n'est pas même zéro ; c'est proprement, mathématiquement, inconcevable). L'homme, en ce point d'intersection entre l'inexorable horizontale du plan temporel humain, et la verticale, couperet de Dieu –– tire de sa substance et de sa rage l'acte et la parole : et chacun, à l'instar du Maharal de Prague, façonne son propre nocturne Golem.

    - ou bien Dieu a tellement aimé l'homme qu'il l'a créé libre - et dans cet espace de liberté et d'amour laissé par Dieu (posons Dieu comme “x) : l'homme ne s'en jettera pas moins dans le pari fou de la

    vie et de la reproduction, sous le regard d'amour de la Lumière. Et d'un abîme à l'autre éternellement Péguy balance. Libre dans son espace autant que la fourmi dans son itinéraire entre les graviers que la botte ne parvient pas à écraser.

    Un salut qui ne serait pas libre, qui ne serait pas, qui ne viendrait pas d’un homme libre ne nous dirait plus rien. Qu’est-ce que ce serait. Qu’est-ce que ça voudrait dire. Quel intérêt un tel salut présenterait-il.

     

    Péguy ne fera baptiser aucun de ses fils : "Il faut se méfier des curés. Ils n'ont pas la foi, ou si peu.”.

     

     

    Généalogie, ou retour à l’obscur

    Toute généalogie est nécessairement, avant tout, cosmologie. Notre famille est en effet condition nécessaire de notre venue au monde, de notre création du monde.

    Le père de Péguy, Désiré, communard, mourut quand il avait dix mois.

    Toute cosmologie implique mythologie. Mais que tous ces morts (syndrome de Barrès) parleraient par notre bouche, exerceraient leurs droits sur nous, je n'y crois pas. Je ne saurais y croire. Je ne saurais descendre de toutes ces générations bornées, deux, puis quatre, puis seize, telles que les présente, exigeantes, tutélaires, Charles Péguy. Cadavre dans son placard : « le grand-père Jean-Louis, vigneron qui travaillait la terre (...) grand buveur, il roula sous un train à l’âge de quatre-vingt un ans, le 20 mai 1885, et son petit fils n’en parlait pas » (Simone Fraisse, Péguy, aux Écrivains de toujours, éditions du Seuil).

    Comme les peuples légendaires, certains sont descendus des dieux, de nulle part. Ex nihilo. Péguy, non.

     

    Péguy ; Barrès

    Quand un homme comme M. Barrès va chez son éditeur, ils peuvent traiter, ils peuvent causer de puissance à puissance”. “Monsieur Barrès a fort bien noté plusieurs fois que le mouvement dreyfusiste fut un mouvement religieux”. Péguy admirait son classicisme. “La culpabilité de Dreyfus, je la déduis de sa race : celle de Judas”. Ça, c'est de Barrès. Malaise. Péguy fut soutenu par Maurice Barrès lorsqu'il s'est agi de décerner le prix inaugural de l'Académie Française. Fausse note ?... L'antisémitisme avant et après Auschwitz : ce n'est pas le même. “Auschwitz”, disait Bernanos, “a déshonoré l'antisémitisme” - ah bon ? Ces reproches que l'on faisait à Péguy, vers la fin de sa vie, de ne plus fréquenter que des juifs. De s'enjuiver. Bon nombre des abonnés aux Cahiers de la Quinzaine étaient des juifs. Des juifs pauvres. Méprisés par les juifs riches.

    Maurras [1868/1952] – Bernanos (suite) [1888/1948])

    “Quand je trouve dans l'Action française, dans Maurras, des raisonnements, des logiques d'une rigueur implacable (...) comme quoi la royauté vaut mieux que la république (...) j'avoue que si je voulais parler grossièrement je dirais que ça ne prend pas.” Et même si Charles P. avoue, quelques lignes plus bas, que l'expression “mourir pour le roi” lui “dit quelque chose”, “alors j'écoute, alors j'entends, alors je m'arrête, alors je suis saisi”, l'allusion se conclut par ces mots de Michel Arnaud, beau-frère de Gide : “Tout cela c'est très bien parce qu'ils ne sont qu'une menace imprécise et théorique. Mais le jour où ils deviendraient une menace réelle [les royalistes] verraient ce que nous sommes encore capables de faire pour la République”.

    Dans “L'Argent” nous lisons : (“Le dernier ouvrier de ce temps-là était un homme de l'ancienne France”) et aujourd'hui, dit Péguy, le plus insupportable des disciples de M. Maurras n'est pas pour un atome un homme de l'ancienne France”. Péguy, représentant (de) la "Vieille France" au même titre qu'un Chevalier des Touches (“[Charles], celui qui a été élevé à Orléans entre 1873 et 1883 a véritablement touché ce qu'était la vieille France d'autrefois”) - Péguy n'a pas opté pour le royalisme mais pour la République. C'est un seul et même héritage de la vieille et vraie France. La même droiture. La même loyauté. La même vertu. De Vercingétorix à saint Louis, à sainte Jeanne d'Arc.

    À Robespierre même ("durée" bergsonienne : nous sommes à la fois notre passé, notre présent, notre avenir ; c'est pourquoi il serait illusoire, et nuisible, de nous renier en quoi que ce soit). Péguy quant à lui n'a jamais voté. Louis Barthou prétendra même qu'il n'était pas un assez ferme républicain. Voyez où va l'égarement : certains se sont même plus tard sentis si farouchement républicains qu'ils ont voulu retremper, entre celtes, les ailes du coq gaulois dans le sang du dragon germanique, celui qui rend Siegfried invulnérable. Bernanos, en revanche, ne collabora jamais. Péguy lui servit de modèle. (L'auteur de Nous autres Français (il “s'efforce de se garder à droite et

    à gauche”, Encyclopédie Larousse) s'en fut élever des vaches au Brésil - il n'y a pas de sot métier.

    Mais l'aîné des Péguy, Marcel, resta, jusqu'à sa propre mort en 1972, antisémite et raciste.

     

    Prémisses d' une bibliothèque idéale

    Péguy lisait peu.

    - les Évangiles (...qu'est-ce que ce dieu – qui ne sut ni danser, ni rire ? - Homère, Sophocle - mais Eschyle ! ("je ne parle naturellement pas de ce méprisable Euripide" - seule référence à ce dernier dans toute l'œuvre de Péguy) "tandis que nous ne sommes que de pauvres modernes", (Onzième Cahier de la huitième série) ; Corneille, il l'attire, il l'annexe à la sainteté ; talibanisme à notre sens que ce fracassage de statues perpétré par Polyeucte ; Hugo (Victor-Marie, Comte Hugo) dont le voisin de Péguy Louis Boitier lui récitait Les Châtiments - Descartes, aussi absurde qu'une démonstration mathématique - "Je pense, donc je suis” - (“quelque chose pense, passe à travers moi”, donc je suis - admirable contradiction voire aporie) - Descartes qui n'a jamais suivi sa Méthode... Pascal encore, et Georges Sorel, et Bergson - cela s'appelle, du beau nom puisé dans l' Illustration de la langue française (Joachim Du Bellay) - l' “innutrition”.

    Peu d'autres. Pratiquement pas de contemporains. Vous voyez bien qu'on peut s'en passer. De la lecture.

     

    Quelques repères temporels

    Huysmans :

    conversion, 1895, En route

    1898, la Cathédrale

    1906, Les Foules de Lourdes.

    Mort en 1907

    Claudel : né en 1868. Croyant qu'il avait du génie, et sa sœur du talent, quand c'était le contraire. Qualifié de grosse vache biblique par Mme Airelle Lemarié, professeur de faculté.

    1889, Tête d'or

    1892, La Jeune fille Violaine

    1893, L'Echange

    1905, le Potage de Midi (c'est exprès)

    1900-1908 : les Cinq Grandes Odes ("Le soleil, ce flambeau occulte / Qui éclaire toutes choses par-derrière")

    Jamais Huysmans oblat de Solesmes, jamais Paul Claudel ne figurent à l'index nominum des deux volumes de prose publiés à la Pléiade en 1957. Nous ne possédons pas l'édition plus récente. Péguy ne mentionne Claudel nulle part. Mais il surveille ses productions Le P. de Lubac dit : "La lecture de Claudel m'exaltait et me fatiguait ; celle de Péguy, même en ses polémiques les plus fumeuses, me reposait toujours."

    1909 L'Otage, qui souleva la répulsion de Péguy : ainsi donc, c'était cela, le catholicisme qui plaisait, le catholicisme qui “avait du succès” ? ...qui “marchait” (auprès du public), qui “fonctionnait” ? "L’Otage de Claudel est trop Action Française (...) Ça ne vaut rien, c’est de la politique" lui fait dire Garutti. Alors que la Jeanne d'Arc de Péguy n'avait pu obtenir le Prix de l'Académie...

    ...1914 le Pain dur, 1916 Le Père humilié

    1912 : l'Annonce faite à Marie

    1923/24, le Soulier de Satan (bon j'arrête).

    (...Bernanos, 1888-1948. Henri Jammes, 1868-1938...)

     

    Laissons à d'autres le soin de déterminer quelles forces obscures, ou appels de la Grâce, ont pu susciter chez ces auteurs catholiques leurs inspirations : mais le fait demeure que le Péguy du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc (1897) et le Joris-Karl Huysmans d' En Route (1895) n'ont jamais éprouvé le moinsre besoin, la plus minime démangeaison, de confronter le parallélisme de leurs itinéraires spirituels, malgré la cathédrale de Chartres. Rien non plus du côté de Léon Bloy, ou d'Ernest Hello. Cependant huit lettres de Claudel à Péguy ont été retrouvées. Claudel défend la Catholique, Apostolique et Romaine, Péguy ne fait pas baptiser ses enfants. Claudel fustige le philosémitisme de Péguy : il a vu "dans tous les pays du monde" l'action de la juiverie."

    Péguy entretient une correspondance plus calme avec le laïc Alain-Fournier né en 1886, mort le 22 9 1914 dans la courageuse attaque (aux dernières nouvelles) d'une ambulance – c'est gênant. Le Grand Meaulnes date de 1913 ; le point commun entre les deux hommes, futures victimes de la Grande Guerre à quelques semaines d'intervalle, serait assurément à chercher du côté POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 9

     

     

     

     

    d'Hernani, d'une admiration éperdument partagée pour Victor-Marie, comte Hugo, puisque l'amant de Doña Sol, comme plus tard le Grand Meaulnes, obéit au funeste appel du cor nocturne, brisant à tout jamais leurs amours à peine assouvies - « Vous irez loin Fournier, vous vous souviendrez que c'est moi qui vous l'ai dit”. Quant à Edmond Rostand, il n'eut pas d'effet sur Péguy, peu sensible aux effets, précisément : "Croyez-vous", écrit-il (Entre deux trains) que si le public avait reçu comme il convenait" ( c'est-à-dire en boudant) « ce Cyrano de Bergerac, dont les journaux ont dit tant de bien, M. Edmond Rostand [...] aurait jamais osé lui proposer ce jeune Aiglon, dont les journaux ont dit tant de bien"...

    Ôtons donc de la perspective, du soleil de Péguy, aussi bien et une fois pour toutes les vaticinations vaticanistes huysmansiens que les hennissements patriotiques d'Edmond Rostand, admirateur de Déroulède. La religion, le patriotisme de Péguy ne trempent pas, ne sauraient tremper dans le cocardisme. Mais tout le monde admirait Victor Hugo. Et Napoléon.

    Parler aussi de Jacques Maritain, converti en même temps que lui, (mais pour Péguy, dans le secret, le christianisme fut un approfondissement du socialisme: quand on aime, on ne peut désaimer). Maritain le seconda pour les "Cahiers de la quinzaine"(Péguy l'appela le «coadjuteur) . Ils se sont brouillés en 1910 : Jacques était trop "à droite" (voire ex-antidreyfusard) ou trop raide dans ses convictions (il avait défendu Jaurès au nom de l'unité socialiste) ; trop formaliste aussi (il croyait aux sacrements, Péguy ne fut jamais marié religieusement, formalité pourtant très répandue même parmi les non-croyants, comme sa propre compagne). Péguy se croyait "en relation particulière avec Dieu", sans avoir fait baptiser ses enfants (lui-même l'avait été par ses parents, parce que "ça se faisait").

    Maritain n'est-il pas allé jusqu'à lui reprocher de "vivre en concubinage" - Maritain, dans son obédience pontificale, n'est-il pas allé jusqu'à s'en prendre au juif Bergson, que Péguy révérait. Quant à la foi catholique de Péguy, elle semble à Maritain sentimentale, inconvenante, "populo", et pis encore, "littéraire". Péguy versait même dans l'anticléricalisme : Ce qu'il y a d'embêtant, c'est qu'il faut se méfier des curés, avec leurs pieds d'éléphants.

     

    X

     

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 10

     

     

     

    « Que l’esprit ne manque point de chair.

    Que l’âme pour ainsi dire ne manque point de corps.”

    Le porche de la deuxième vertu

     

    Jeanne d'Arc, première atteinte

    “Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,

    Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas

    Meuse adieu : j'ai déjà commencé ma partance

    En des pays nouveaux où tu ne coules pas”

    Jean-Nicolas mon arrière-grand-père naquit à Manheulles, qui marque depuis le partage de Verdun, en 843, la zone frontière par excellence, coupant le pays de Charles le Chauve de celui de Lothaire ou Lotharingie, à mi-chemin exact de Metz et de Verdun. Les programmes d'histoire ne mentionnent plus cela, cette brouille, cette broutille, entre les trois petits-fils de Charlemagne, d'où naquirent mille ans de conflits pour l'Europe. Or l'idéologie présente du jour d'aujourd'hui prône en vérité absolue que pour bien connaître l'histoire d'aujourd'hui, il suffit de connaître celle de la veille. Le nez dans le guidon. Surtout pas de recul. La table rase, tabula rasa, le vice par excellence.

    Heureux étudiants, vous qui planchâtes sur les cours du pétrole dans les années 80, ou l'organisation syndicale des manufactures de Roubaix dans les années 20, vous qui prenez Napoléon pour "un ancien roi", vous qui par classes entières ignorez jusqu'à l'existence de la Commune de 1871, et même celle du général Franco y Bahamonde - comment pourriez-vous soupçonner que Jeanne d'Arc puisse être autre chose que l'idole de Vichy et du Front National... “Il faut que France, il faut que chrétienté continue" - la Lorraine sauve la France, ou la perd (Bazaine à Metz, août 1870 ; rendu avec 100 000 hommes, pour avoir cru que l'Impératrice de Prusse voulait coucher avec lui).

     

    L'incarnation - Les rempailleuses

    Métier difficile, nécessitant une grande force physique (deux ans d'apprentissage) ; on commence par les coins de la chaise.

    "Tu ne vas tout de même pas travailler de tes mains !" - répétait ma mère.

    « J'aimais travailler dit Péguy ; j'aimais travailler bien ; j'aimais travailler vite ; j'aimais travailler POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 11

     

     

     

     

    beaucoup ; je ressemblais ainsi à ma grand-mère qui était une travailleuse dure, et qui avait travaillé tant dans son existence qu'elle en avait le corps tout cassé (« en deux ») les étrangers qui passaient dans le faubourg, voyant tant de chaises empilées sur un carré, comprenaient parfaitement que toutes ces chaises n'étaient pas des chaises pour s'asseoir, mais que c'était la maison d'une rempailleuse de chaises »

    Mon père et ma mère ont voulu me soustraire à leur enfance besogneuse, à la honte du travail manuel, synonyme pour eux d'inculture et de misère. me l'épargner : "Tu ne vas tout de même pas travailler de tes mains !... ».

     

    X

    De la guerre

    Mon père naquit trop tard pour conserver de la Grande Guerre autre chose que le souvenir d'un joyeux branle-bas, où surnagent les images d'un régiment d'Annamites, qui touillaient le riz dans un immense chaudron, et de Russes qui dansaient à la façon de leur pays devant le petit Noubrozi émerveillé. Le jour de l'armistice, il y eut grand carillon, et Noubrozi, huit ans moins cinq jours, tira comme les autres la corde qui serpentait derrière les sonneurs sur le dallage du narthex ; quand ils lâchèrent d'un coup la corde, mon père, qu'ils n'avaient pas aperçu, passa entre les jambes d'un géant américain – ils étaient donc déjà là, ces cons ? - et fut plaqué tout hurlant contre le trou de la croisée d'ogives.

    Noubrozi traversera la France au printemps 40 en camionnette, capitaine au volant et lui-même carte en main (Michelin, 1cm pour 2 km), par les chemins de traverse d'Aubergenville à Marcellus au fin fond du Lot-et-Garonne, ce qui lui valut, ainsi qu'au capiston, de ne pas croupir quatre ans prisonniers. Charles Péguy, bien avant luit, devance l'appel en septembre 92 et s'engage à la 2e compagnie du 3e bataillon du 131e d'infanterie à Orléans.1895, 20 août - 21 septembre : période d'instruction militaire (Orléans, Coulommiers[sic]) - promu sergent le 22 ; nouvelle période d'instruction militaire (re-Coulommiers).

    27 août - 20 septembre 1900 : instruction militaire, et manœuvres en Beauce. Du 10 au 20 septembre, manœuvres d'armée, en Beauce (puis sous-lieutenant, lieutenant, mort.) Je fus réformé le 14 avril 1971, pour les 60 ans de ma mère : "débilité légère - menace de déstructuration POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 12

     

     

     

     

    des mécanismes névrotiques compensatoires". Vive la France. Le patriotisme de mon père se manifestait au moindre de nos déplacements. Il ne manquait jamais de se récrier : "Comme elle est belle, la France !" Peut-être partageait-il avec son beau-père le renchérissement de ceux qui ont moins risqué leur vie que les autres : mon grand-père aux roulantes, servant aux "soldats émerveillés" de la "salade en première ligne" - son gendre mon père incarcéré en 44 pour "intelligence" - avec l'ennemi, avec l'ennemi...

     

    X

     

    Le cadavre de Péguy MORT AU CHAMP D'HONNEUR sentit tout de suite bon. Qu'il était désormais commode, avantageux, juste et bon, d'embrigader le lieutenant Péguy, de l'engranger tout chaud au bénéfice de la propagande patriotique ! Et vichyste ! (“Et sa voix crie toujours : Tirez ! Tirez, nom de Dieu !” - “Un admirable exemple – la Mort du poète” - imagerie d'Épinal) - les témoignages s'accordent : Péguy mourut debout, refusant de s'abriter malgré les cris, les injonctions de ses soldats. Péguy est mort en héros.

    Cependant on meurt toujours de quelque(s) atteinte(s). (Notre Jeunesse). Péguy n'est pas mort d'avoir été boudé par l'Académie. Mais pas un fascicule de lui à ma Bibliothèque Municipale (“Il a mauvaise presse, non ? il est de droite ?”) comme à Orange, mais dans l'autre sens...) - thèse : “De l'exploitation » – de l'abus ! - « de Péguy par les fascistes” (comment ont-ils fait, à Vichy, pour l'amputer de ce fameux, flamboyant et bien encombrant militantisme dans l'affaire Dreyfus ? « exception qui confirme la règle » peut-être ? ) - aussi sournois ma foi, aussi imparable, irréparable, que l'enrôlement de Nietzsche, de Wagner, par les nazis – Péguy édité en Pléiade dès 1941 – putain c'était toujours plus mérité qu'Aragon.

    En vérité (“Péguy et Vichy”), rien ne comblerait autant ma curiosité que de lire (il doit bien y en avoir) les articles nécessairement dithyrambiques, voire les feutrées polémiques ayant pu agrémenter cette sacralisation. Il est vrai que l'indépendance de la presse, en 41...

    Emergence de Péguy

    Dès 1911, Barrès tenta de faire attribuer à Péguy le prix de littérature de l'Académie ; Lavisse, Directeur de l'École Normale Supérieure, “pape de l'histoire officielle”, patriote, clérical, laïque et colonialiste (je cite le Larousse) - le lui fit manquer, soutenant contre

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 13

     

     

     

     

    toute attente la candidature de Romain Rolland, (« écrivain pour couturières, qui écrit comme une couturière » : de qui est-ce ?) jusqu'ici meilleur ami de Péguy. Romain Rolland, qui maintint sa candidature, le récompensait bien mal d'avoir publié Jean-Christophe. (il n'aurait pas apprécié, paraît-il, que les Cahiers se réservassent la pleine et entière propriété de ses œuvres à lui (Seizième Cahier). Mais Laudet, Le Grix, Lavisse (“Pétrole et eau bénite : c'est très porté”) - autant d'ennemis doucereux qui blackboulèrent sa “Jeanne d'Arc”.

    Péguy comptait sur une reconnaissance publique ; vingt années de carrière épuisante, éreintante, besogneuse, aux “Cahiers” lui rapporteraient tant soit peu de reconnaissance ; Péguy ne pardonna pas. Car il connaissait son propre mérite. Il savait qu'il avait écrit un chef-d'œuvre, qui serait peut-être exclus de nos programmes – protestations des parents laïques) ...Barrès ne lui avait-il pas laissé entrevoir qu'il pourrait “être de l'Académie Française d'ici trois ou quatre ans” ? C'est aussi un article de Barrès qui l'a fait connaître du grand public. Après sa mort. C'est un grand écrivain, dit-il en substance, un grand poète, peut-être un saint, qui vient de mourir...

    Mais ni Maurras, ni l'Action française, ni plus tard Vichy - n'ont jamais pu le récupérer. Le cerner. L'enchâsser. “Race", "Nation", "Peuple", chez Péguy – ce sont tout de même de tout autres choses qu'entre les mâchoires de JMLP. D'autres l'ont démontré bien mieux que je ne saurais faire. Certains même reprochent à Péguy son estime pour un Henri Massis de l'Académie française (“c'est un fort honnête homme”) élève d'Alain et de Bergson ; mais ne mélangeons pas tout. “C'est bien moins l'attirance de Pierre Massis que l'attitude prise par Pierre Massis vis-à-vis de la Sorbonne qui devait surtout le rapprocher de Péguy” - Pléiade, note p.1603 du tome II. Ce que fût devenu Péguy, s'il eût survécu, appartient au domaine de la vaine spéculation et du procès d'intention.

     

    L'affaire Dreyfus

    Péguy fut dreyfusard, de la première heure, viscéral (ce qui servit peut-être de caution au pétainisme qui le déforma ?) ...Dreyfusard donc Charles P., mais refusant d'exploiter Dreyfus à des fins politiques, dreyfusard mais refusant d'entrer en anticléricalisme, aussi bien qu'en cléricature absolue, béni Péguy, mais jamais cul-béni. Rien de plus exaspérant d'entendre parler de Péguy (et c'est presque à toutes les fois) comme d'une grenouille de bénitier, comme d'un cafard de sacristie. Encore maintenant. Même et je me demande parfois si ce n'est pas surtout parmi les “spécialistes”. POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 14

     

     

     

     

    Mon Dieu, si vous existez, sauvez mon âme, si j'en ai une” (c'est la plus belle prière que je connaisse ; elle est de Voltaire). Mais nous suivons moins Péguy lorsqu'il veut écouter, aussi, avec celle des autres, la voix des prêtres, exclus des réunions syndicales aux cris d' « À bas la calotte » 6 en effet, le point de vue du clergé fut le seul, pendant des siècles, voire sous peine de mort. Et comme l'affirme un socialiste : « À bas la calotte », cela veut dire « À bas l'éteignoir » - oui, le raisonnement humain est un terrain miné ; essayons cependant quant à nous, et de toutes nos forces, de ne pas céder aux violents coups de boutoirs de la misanthropie.

     

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    Péguy dut beaucoup aux juifs, "qu'il a beaucoup fréquentés" - "ils ont la religion dans le sang" – mais au lieu de justifier une accusation, beaucoup se contentent de répéter une calomnie. C'est plus commode. L'exergue de cet ouvrage se réfère précisément à certains malveillants l'accusant de ne pas avoir su “prendre le virage”, du dreyfusisme mystique au dreyfusisme politique : soit combiste, anticlérical (illustration a contrario : avant Lech Walesa, le catéchisme était interdit ; après son accession au pouvoir, obligatoire...) - soit antimilitariste. Péguy ne sombra jamais ni dans l'un, ni dans l'autre. Ni dans la naïveté de croire, avec Jaurès, que les syndicalistes allemands sauveraient la paix...

    Péguy devint obsédé par la dégradation de son capital de mystique, à l'utilisation de son idéal dreyfusiste en machine de guerre politique, pire : gouvernementale, contre les clercs, contre les guerriers. Péguy n'en était pas, n'en était plus. Ce n'était donc pas lui qu'il fallait défendre, mais tous ces soi-disant meneurs d'hommes qui, sciemment, politiquement, cyniquement, s'étaient engouffrés dans la brèche de la plus vile démagogie. Il imaginait encore moins qu'ensuite, pour s'être détaché des opportunistes, parmi lesquels il plaça jusqu'à Jaurès « (Il est si bon maquignon)”, et Combes, seuls désormais auto-estampillés “de gauche”. Il lui sera reproché d'avoir fait le lit de la droite, voire pire (cette manie qu'il a, d'employer sans cesse le mot “race” ! voir plus haut). Pourquoi Sollers a-t-il cité Péguy en le jetant “dans la fosse commune de la France moisie” ? a-t-il oublié l'Affaire Dreyfus ? Pourquoi aussi Péguy, dans De l'Argent, suite, s'est-il laissé aller à vouloir supprimer l'ennemi intérieur, comme en temps de révolution guerrière, quand cet ennemi s'appelait Jaurès ? “Tu sais quel respect, écrivait-il en 1900 dans sa Lettre du Provincial, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 15

     

     

     

     

    quelle amitié, quelle estime j'ai pour la robustesse et la droiture de Jaurès". Mesura-t-il plus tard ce qu'il en coûta de mêler sa voix aux aboiements, aux chienneries assassines d'un Lucien Daudet ? ...il est tout de même gênant, exaspérant, de ne jamais, jamais ! pouvoir admirer quelqu'un proprement, sans réserve, inconditionnellement, jusqu'au bout - pourquoi parle-t-il, à propos de Jaurès, de guillotine, et d'une “grande voix” qu'il s'agirait de couvrir d'un “roulement de tambour”, comme l'on fit pour exécuter Louis XVI, traître à sa patrie ? Il écrit dans le Petit Journal daté du 22 juin 1913: « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos ».

     

    Juifs (encore...!)

    Combien au contraire Péguy réserve-t-il son admiration mystique pour Bernard-Lazare, celui qui déclencha l'Affaire Dreyfus (“Je ferai le portrait de Bernard-Lazare. Il avait, indéniablement, des parties de saint, de sainteté. Et quand je parle de saint, je ne suis pas suspect de parler par métaphore”) ; ...un cœur qui battait à tous les échos du monde, un homme qui sautait sur un journal, et qui sur les quatre pages, sur les six, huit, sur les douze pages d'un seul regard comme la foudre saisissait une ligne et dans cette ligne il y avait le mot Juif, un être qui rougissait, qui pâlissait, un vieux journaliste, un routier du journal(isme), qui blêmissait sur un écho, qu'il trouvait dans ce journal, sur un morceau d'article, sur un filet, sur une dépêche, et dans cet écho, dans ce journal, dans ce morceau d'article, dans ce filet, dans cette dépêche il y avait le mot Juif ; un cœur qui saignait dans tous les ghettos du monde...”) - la France pourrie, Péguy ? Lui, l'ami de Bernard-Lazare? Souviens-toi Péguy de ce que tu as écrit sur Jaurès. Les paroles s'envolent, scripta manent – les écrits restent...

     

    Les Juifs (encore )

    Pour la première fois en terminale, j'ai su, j'ai appréhendé ce que pouvait bien être "un Juif". Je fréquentais une certaine Rachel D. "Méfie-toi", me dit ma mère, "ces gens-là peuvent te coincer avec leur fille, le revolver à la main - tout passait par le ton, l'accent de ma mère - et te forcer à l'épouser" - combien n'eussé-je pas béni celui qui, revolver au poing, m'eût contraint d'épouser Rachel D., juive tunisienne ! ...Péguy écrivit sur les juifs des pages qui, aujourd'hui, seraient d'utilité publique. Son meilleur ami Lazare Bernard (de son vrai nom) mourut de toutes POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 16

     

     

     

     

    sortes d'épuisements cérébraux et cardiaques. Il représentait l'incarnation si l'on peut dire de la mystique d'Israël, non pas la “politique juive”, ni l'État Juif (Péguy ne fait pas dans son œuvre la moindre allusion à Theodor Herzl) mais l'Israël de la Bible (qui n'est pas non plus celui de saint Paul, étendant la notion à tous ceux que le Christ a élus). Péguy trouve aux juifs des particularités, des spécificités, il dit “cette race”, mais suffit-il d'employer ce mot, de vouloir définir le juif pour aussitôt se faire taxer d' “antisémitisme” ? ...cessons donc de tout voir avec nos gros yeux de 2017, nos bons grands yeux tout embués de certitudes et de vertus.

    Il existe chez les juifs, dit Péguy, comme chez tout homme du peuple, un désir éperdu de ne surtout pas, à aucun prix, passer d'une “période”, où Dieu merci rien n'arrive, à une “époque”, où se réactivent les forces de l'Histoire. Comme disaient certains juifs : “Ne vous préoccupez donc pas de l'Affaire, laissez-nous plutôt faire des affaires” - quel humour ! (Péguy : “On lui en voulait surtout” (à Bernard-Lazare), “les juifs lui en voulaient surtout, le méprisaient surtout parce qu'il n'était pas riche.”) Péguy relève donc, chez Bernard-Lazare, qu'il ne fallait ni territoire, ni autorité d'État – juif, ou autre. Il se livre dirions-nous, se laisse aller à un éloge, à une considération forcément “datée” du peuple juif d'avant Auschwitz (par la force des choses) : ”Ils savent ce que ça coûte que de porter Dieu et ses agents les prophètes. Ses prophètes les prophètes. Alors, obscurément, ils aimeraient mieux qu'on ne recommence pas. Ils ont peur des coups. Ils en ont tant reçu. Ils aimeraient mieux qu'on n'en parle pas. Ils ont tant de fois payé pour eux-mêmes et pour les autres.” Plus loin (Notre Jeunesse) :”Je connais bien ce peuple. Il n'a pas sur la peau un point qui ne soit pas douloureux, où il n'y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, la mémoire d'une douleur sourde, une cicatrice, une blessure, une meurtrissure d'Orient ou d'Occident.” Et enfin : ”Ils reconnaissent l'épreuve avec un instinct admirable, avec un instinct de cinquante siècles. Ils reconnaissent, ils saluent le coup. C'est encore un coup de Dieu. La ville sera encore prise, le Temple détruit, les femmes emmenées. Une captivité vient, après tant de captivités. De longs convois traîneront dans le désert. Leurs cadavres jalonneront les routes d'Asie. Très bien, ils savent ce que c'est. Ils ceignent leurs reins pour ce nouveau départ. Puisqu'il faut y passer ils y passeront encore. Dieu est dur, mais il est Dieu.”

    ...Le désir donc que rien ne se passe. Que les “prophètes” justement, n'aient pas à intervenir, à retentir. Et Péguy nous dit cette chose terrible, que l'on eût bien acheté la paix pour tous les Autres Juifs par un bon sacrifice de bon bouc émissaire, à savoir Dreyfus, parfaitement, lui- POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 17

     

     

     

     

    œuvre même. Et tel autostoppeur juif, à qui je demandai sottement, impudemment, pour meubler, “l'effet que cela fai[sai]t d'être juif”, me répondit “cela fait l'effet d'être un homme” ; à savoir toujours inquiet, sur le qui-vive, menacé par la mort et le sarcasme, qui est peut-être pire que la mort ; les juifs seraient-ils plus hommes que les autres ? ...principalement, essentiellement, en tant que persécutés ? Bernard-Lazare, mort de l'indifférence des autres juifs, qui se fussent bien aussi, après coup – et la famille Dreyfus en premier lieu, et les jauressistes avec elle - accommodés d'une simple amnistie – disparut 37 ans, tué par la conspiration du silence.

    À rapprocher de Péguy, futur mort par excès d'idéalisme. Laisser la parole à Péguy, voilà ce qu'il faudrait. Le lire en public avec le ton, la masse et la subtilité d'un Cuny, d'un Trintignant. Pouvoir se dire que l'on a ce poids, qu'on l'a acquis, mérité de l'acquérir : juste lire Péguy sur les planches, comme on a lu Céline ( je dis ça comme ça ; ce n'est peut-être pas le moment ; ce n'est jamais le moment). “Israël une fois de plus” (dit Péguy) ( à propos de ce silence imposé par les juifs eux-mêmes à la Justice) “Israël poursuivait ses destinées temporellement éternelles” (il ne s'agit pas de l'État, évidemment, mais de l'ensemble des juifs). Péguy exalte l'affaire Dreyfus à la façon d'une guerre, la seule qu'il ait pu véritablement mener – avant sa mort - une guerre sans victime corporelle. Affaire Dreyfus mal menée, malmenée, “des lions menés par des ânes” - c'est ce que l'on a pu dire au début de la Guerre 14 - mais déjà donc, forcément, pour l'Affaire Dreyfus.

    Même après que Dreyfus eut été réhabilité, on ne pouvait nier qu'il se fût hélas développé, incarné - une telle vague d'antisémitisme !... de l'affaire Dreyfus à Auschwitz, il n'y a qu'un pas, qu'une avenue, un boulevard ! Dreyfus, victoire à la Pyrrhus. Méfie-toi de tes amis, Péguy. Méfions-nous tous, tant que nous sommes.

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    Retour sur la prédestination ; l'Histoire

    L'affaire Dreyfus illustre très précisément l'opposition de Péguy entre “mystique” et “politique”. Cette opposition rebattue s'accompagne d'une autre incompatibilité, qui n'est pas sans nous toucher, tous, individuellement, d'infiniment plus près que nous ne le pensons. Revenons en effet sur la question de la prédestination. L' “Affaire”, dit Péguy, s'est vu d'emblée revêtir d'un POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 18

     

     

     

     

    caractère, d'un prix exceptionnel. Ne parlons pour l'instant que de l'évènement, de la “période” qui succède à l' “époque”. Péguy s'étonne, bientôt se scandalise de ce que certains événements, certaines époques “fassent date” ; avant lesquels, après lesquels rien ne se ressemble tout à fait, rien n'est plus comme avant, tandis que certains autres, certains personnages mêmes, voire certains peuples (nous avons ici le mot “race” sous la plume, “peuple (élu)” “Il n'y a que vous, et nous”, disait-il à des Juifs, parlant d'eux-mêmes, et des Français...) - disparaissent, meurent, en grandeά majorité sombrent corps et bien dans le grand gouffre (barathronn) (βάραθρον) de l'histoire, laissant derrière elle plus de sandales que n'en abandonna Empédocle sur les lèvres de l'Etna.

     

    Comment se fait-il (en toute justice, en toute justesse, en toute exactitude) que les uns, hommes, ou événements, soient retenus, soient sauvés, soient élus, historiques, significatifs, alors que d'autres ne le sont pas, malgré tous leurs efforts (Péguy pensait-il à lui ?) Comment se fait-il, en toute bonne mathématique, que A ne soit pas égal à A. Et nous pourrions bien sûr en ce cas objecter que nous aussi, bien souvent, outrepassons la question, que nous nous élevons “en touche” (botter en touche de l'Éternité, en chassant le ballon de l'échelle humaine, car alors, comme de juste, l'avantage revient à l'adversaire) - la question, notre question, celle de Péguy, est très exactement (tout bien considéré) celle-ci : pourquoi tel homme (tel événement) est-il élu et non pas moi, ou pis : pourquoi suis-je l'élu, moi, et non pas l'autre, ce qui démolit, ce qui castre bien plus encore.

    Car l'élection, le choix de la destinée, la célébrité, se trouvent au centre même de la Problématique Moderne, avec d'autant plus de force qu'on les proclame, qu'on les prétend toutes deux exclues, (ça se't à 'ien). Beaucoup piétinent plus bas que terre, en terrain de vile puérilité, tout souci de gloire. Et les compagnons du temps de l'École Normale Supérieure se fussent également gaussé de toute prétention littéraire axée sur la gloriole, eux qui voueraient leur vie, de toutes leurs forces, à l'instauration du socialisme universel. Mais après tant d'années de travail, de dévouement, de génie patiemment conquis, (“Un feu d'artifice dans une cave”, disait un journaliste à propos de Nietzsche) - nul plus que Péguy, nous révèlent les frères Tharaud, ne désira la gloire – tout en affirmant que celui qui écrit « pour la gloire » se perd à jamais - cette gloire que plus personne aujourd'hui ne désire.

    N'est-ce pas.

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    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 19

     

     

     

     

    Les Hautes Ecoles – De la Vanité

    L'occasion me fut donnée à moi aussi, enfant, de fuir les contrées obtuses ; l'inspecteur en effet remarqua, parmi ces enfances villageoises, un élément vif et doué, désireux de plaire et de briller : "Qui est cet enfant ? Il doit absolument se présenter à l'examen d'entrée en sixième.

    - Monsieur l'Inspecteur, c'est mon fils.

    Péguy, après Rimbaud, avant Camus, en ces temps où la démagogie ne se gargarisait pas encore d'une imbécile “égalité des chances”, car il existe des conditions inférieures ma bonne dameplombier, balayeur, que sais-je - dont il faut absolument préserver les socialistes – a dû au directeur de l'École Normale (les élèves instituteurs s'exercent en effet devant de véritables classes) de s'inscrire au lycée Pothier d'Orléans, in extremis, à la rentrée de Pâques. Péguy lui manifesta une reconnaissance éperdue de l'avoir exposé à une culture à quoi le fils de rempailleuse de chaises n'aurait su prétendre : “J'étais déjà parti, j'avais déjà dérapé sur l'autre voie, j'étais perdu quand M.Naudy (...) me rattrapa si je puis dire par la peau du cou et avec une bourse municipale me fit entrer en sixième à Pâques. (...) Je me demande souvent avec une sorte d'anxiété rétrospective, avec un vertige en arrière, où j'allais, ce que je devenais, si je ne fusse point allé en sixième, si M. Naudy ne m'avait point repêché juste à ces vacances de Pâques. “

    ...Où tu serais allé, Péguy ? dans le gouffre du peuple, celui où Jean-Jacques avait précipité ses enfants, celui d'où l'on ne revient pas. Même à l'heure actuelle. Le gouffre de ceux qui ne passent jamais à la télévision – sauf en micro-trottoir, et bon Dieu ce qu'ils ont l'air con. “J'avais douze ans et trois mois. Il était temps.” Approfondissons encore, et digressons s'il se peut. Ce thème de la prédestination, de la gloare (Orlando de Virginia Woolf, trad. Catherine Pappo-Musard) (Virginia Woolf n'a jamais eu qu'à naître, à se cultiver, et à se suicider, quel pot !) – ce thème nous tient décidément à cœur. « Et qui a commencé à étudier à la question de la grâce et de la prédestination, il sait bien quand il a commencé, mais il ne sait pas bien quand il en finira ». (Entre deux trains). Nous autres donc, jeunes gens qui dissimulons (crainte de passer pour prétentieux) ce désir si fort de “la gloire temporelle” - être reconnu dans la rue, quel esclavage dit-on (si c'est France Gall qui le dit...), sans parler des lunettes noires, parce que “ça abîme l'homme” (c'est Gérard Manset qui le dit), il nous faudrait donc dauber, hypocritement, baver sur cette vanité si humaine.

    Chers contempteurs, chers niveleurs de l'égalité, laissez-nous donc l'espérer, même si c'est élitiste, même si c'est fasciste, cette notoriété, Péguy lui-même, à la fin de sa courte vie, a POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 20

     

     

     

    souffert de se la voir, en définitive, refuser. Par un vieillard nommé Lavisse, dont les manuels d'histoire de France ont bercé toutes les écoles. Péguy s'est vu contester la reconnaissance de son travail, de sa probité. C'était, chez eux, le heurt de deux patriotismes : un laïque, un religieux. Vous qui si volontiers crachez dans la soupe de la gloire ou tout au moins de la reconnaissance, laissez-nous donc une fois l'occasion de nous en remplir une assiette ; vous qui pensez déjà (belle sollicitude) aux grosses indigestions qui saisiraient, qui feraient crever les Soudanais affamés, pensez d'abord à leur donner le simple nécessaire, la ration de survie, à tant d'indigents qui crèvent à travers toute(s) leur(s) vie(s).

    Et surtout (dit Péguy), vous tous qui rabotez le génie, qui proclamez urbi et orbi qu'il n'existe pas, qu'il n'est que le reflet d'une situation sociale et anthropologique donnée, ne cherchez pas non plus pour vous (soyons logiques!) le respect ni la gloire, et si vous démolissez l'Homme dans ce qu'il a de plus accompli, acceptez donc aussi d'être démolis, sans médailles, ni promotions ni prébendes d'Université – sans honneurs, au pluriel, au pluriel !

     

    Gloire et survie

    Il faut être comme tout le monde, faire comme tout le monde - ne pas troubler de grosses bulles la surface du grand marécage – ne-pas-se-montrer-à-la-télé-comme-Bernard-Henri-Lévy - alors qu'en fait nos grands gueulards égalitaires, parfaitement ! voudraient confisquer, eux, toute l'attention, par ici la caméra s'il vous plaît - “pourquoi lui et pas moi ?” - ce que Sollers a lu sur les gueules des solliciteurs de dédicaces. Péguy dénonce, justement, ceux qui fondent leur carrière sur le mépris de la gloire, du spirituel, du divin, de quoi que ce soit qui puisse rehausser l'homme au-dessus du vulgaire ; qui vantent l'irrespect des valeurs sauf pour eux-mêmes (pourquoi sommes-nous mon Dieu si aisément déchiffrables…).

    Nous savons à quel point nous avons dû souffrir et nous cravacher pour nous ravaler, nos vies durant, au rang de crapaud dans la sous-crapaudière. Il n'est rien de plus douloureux que de redescendre du vedettariat de soi-seul, du “feu d'artifice dans une cave”, à la modeste et rondouillarde condition de Monsieur Tout-le-Monde. Sartre dans ses Mots nous donne à voir un garçon vaniteux, trouvant pour finir dans l'existence et le service des Auuuutres un accomplissement plus complet, plus justifié, plus éclatant. Mais tous n'ont pas les capacités de résilience de monsieur Sartre. Nous n'avons pas tous autant de gaz sous la pédale. Certes, chacun de nous possède des facultés particulières, à cultiver le plus possible, afin de les proposer aux autres –

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 21

     

     

     

     

    mais il est des cadeaux sans cesse refusés (pourquoi mettons-nous toute une vie à comprendre ce qui nous ronge ? mystère de la Grâce rationnelle...) Jadis, il était si généreux, si humain, de vouloir laisser sa trace dans l'histoire, l'histoire littéraire (“Je voulais figurer dans le Lagarde et Michard de l'an 2000”, dit à peu près Sartre), ou militaire, ou picturale. Une telle démarche était encouragée par les maîtres, promue par l'élitisme républicain, ce qu'on appelait du si beau nom d'émulation. Les Anciens se vantaient d'échapper, en latin correct (vous avez, cette langue élitiste et fasciste) au vulgaré pecus. Odi profanum, "je hais le profane" - mais l'émulation reste le plus bel exemple de l'égalité dans un contexte de fraternité ; une rivalité fraternelle.

    Voilez-vous la face, pucelles de la pensée ! La célébrité, maintenant, est donc celle des vedettes de reality-shows, dont on démontre premièrement, par une double et tartufique exécution publique, non seulement qu'elles sont en fait absolument comme tout le monde, précisément pressenties ou sélectionnées (et non pas « nominées » ou « nommées ») en fonction de leur ignoble (non-noble) faculté de se conformer, d'être conformiste à la façon de tout le monde, avec le moins de particularités, le moins de diplômes, le moins de correction dans l'emploi de la langue possible, donc le plus incapables de se décoller de ce que les organisateurs et manipulateurs du peuple - et en même temps, et contradictoirement, qu'elles ne sont pas dignes, ces vedettes, de dépasser : sitôt promues, sitôt oubliées.

    Nous leur signifions à la fois : vous êtes uniques, vous serez célèbres, et – en même temps, illogiquement, salopement - vous n'êtes pas capables de devenir célèbres, retournez à votre nullité. Coup double. Double jeu. Double écrasement. A bas la gloire. Mais vive la gloire. Quelle angoisse, madame Lagasse ! C'est tout juste ce qui est arrivé au capitaine Dreyfus, incapable de soutenir cette célébrité qui lui tomba d'un coup dessus. Par sa médiocrité, par l'incapacité où il fut toujours de prendre la mesure de l'immensité de ce qu'il représentai. Péguy cherchait la gloire et bne l'a pas eue, de son vivant ; celui qui n'en voulait pas l'a eue, en plein dans le mille, ce capitaine d'artillerie qui donna sottement (par son retrait) son aval à cette grande dépréciation, à ce monnayage, de l' “Affaire Dreyfus”, à cet avilissement du mystique au politique, de l'Idée à la magouille : anticléricalisme, antipatriotisme.

     

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    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 22

     

     

    De l'efficacité

    Nous voulons de l'efficace martèle toute notre époque, et tous ceux qui la hantent, nous voulons de l'utile, et de l'immédiat (n'oublions pas qu'il “est vain de détester son époque, car nous n'en connaîtrons pas d'autre”. Alors, disons-le une bonne fois : Péguy n'est pas prophète. Péguy n'est point de notre temps. Il ne le préfigure, il ne l'annonce pas. Il dit ce qui fut de tout temps. Cessons de proclamer à tous vents “la modernité de Péguy”, “la prescience de Péguy”, “mon copain Péguy” (“c'est vrai que”, “cerise sur le gâteau”, “en fait” - “actualité de Péguy”, “achetez mes patates”...) Nous prétendons, nous, que c'est justement dans la mesure où un écrivain nous paraît lointain, folklorique, préhistorique même, qu'il nous est le plus proche. Mais ça, on le trouve déjà dans Renaud Camus. Et ça ne va pas plaire à tout le monde, forcément - il y a de Belles Âmes qui haïssent, comme ça, par réflexe, pavloviennement, avec autant d'acuité dans le jugement que ceux qui pètent après le cassoulet.

     

    De la Race, et des Intellectuels

    Deux mots reviennent de façon obsessionnelle chez Péguy, deux gros mots : race et intellectuel. « Un homme qui défend le français, le latin ou le grec, ou simplement l'intelligence est un homme perdu”. Devons-nous à toute force préciser à quel point il est, il a toujours été facile à tous les manipulateurs de tirer deux mots de leur contexte (la langue de la race, disait BHL) pour leur faire dire ce qu'on veut ? ...Le “parti intellectuel” chez Péguy, ce sont tous ces décideurs de Sorbonne, Sorbonnards, Sorbonagres et Sorbonicoles de Rabelais, les mêmes qui à travers les siècles dictent ce qui doit ou ne doit pas être dit, écrit, pensé. Péguy lui-même, assurément, est un intellectuel.

    Mais ses adversaires sont ceux qui nous apprennent ce qu'il faut faire dans les cafés, chez nous, à l'école surtout (ô combien). Ceux qui décident de l'actualité, de ce qui sera de l'actualité et de ce qui n'en sera pas. A l'époque de Péguy, tous ceux qui ont une solution, qui décident qu'à partir de tel instant du raisonnement il convient de ne plus croire en Dieu, mais en la sociologie, en l'anthropologie, de préférence en langue allemande (eh oui... c'est par le matérialisme le plus épais, le plus ricaneur, que Charles Péguy définit « l'esprit prussien »...) - tous ceux qui de tout temps ont voulu régir et régenter la pensée unique (et c'est encore le même sarcasme que se jettent à la face les tenants de toutes les pensées « Vous êtes la pensée unique ! »), l'Art unique, la POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 23

     

     

     

     

    musique unique - avec aussi peu de sérieux que la mode maxi succéda aux modes mini. Répétons que Péguy n'a pas été un précurseur, que tout ce qu'il a dit est vrai dans toutes les générations depuis le Veau d'Or de la Bible. L'homme n'a à sa disposition qu'une vingtaine de chapeaux (cf. Musil) qu'il fait se succéder sur sa tête, en s'imaginant qu'il s'agit de pensées... Ne nous enfermons pas dans le cercle étroit de notre époque, dans notre actualité, dans notre vanité de Maudite et Grandiose époque à laquelle n'est-ce pas toutes les autres devaient nécessairement aboutir. Sortons de l'infantilisme.

    Ayons le respect de nous-mêmes, ni meilleurs, ni surtout pires que ceux qui nous ont précédés ou nous suivront.

     

    Parenthèse sur le salut et sur la mort

    Ma mère désira - quel oxymore ! - des obsèques religieuses. C'est bien là tout ce qu'elle a pu désirer… Au-dessus de sa dépouille un prêtre agita par trois fois le goupillon : "Si nous n'attendions pas” dit-il en chair(e) et en substance - “notre propre Résurrection, nous ne serions pas là autour de ce cercueil" - je reconnus bien là une boutade à la Noubrozi : mon père, nourri au lait suri de l'Ecole Normale, apostolique, laïque et républicaine, s'était assurément exclamé "je ne crois pas à toutes vos bondieuseries de résurrection, de Jugement" - ce que jamais Péguy n'eût cautionné (nous faisons ma foi de l'anticléricalisme petit-bourgeois aussi fructueusement que les meilleurs élèves de Clemenceau).

     

    De l'étude ; de l'Ecole (suite)

    . L'Ecole – un temple, oui, dorique. Temple de l'Ascension Sociale – pourquoi regrettez-vous, ô mes braves tartufes, que l'école n'aide plus à s'élever dans la société, vous qui vous déclarez les amis du peuple ? et de l'égalité de tous les métiers ? Il y aurait donc (tiens donc ! tiens donc!) des métiers intéressants, des métiers valorisant, et d'autres métiers démotivants et vils ? L'«ascenseur social », tiens donc ! ...fourbes que vous êtes… serait-ce que le Peuple Ignorant Pue ? [l'ignorance pue...chut...] ...qu'il importe de tirer tout un corps social de la boue immonde où il gît et barbote comme un troupeau de porcs ? Mon père a représenté le corps des “Hussards Noirs de la République” intronisé par Jules Ferry. Comme Jean Coste. - Jean Coste est un personnage. Il n'est POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 24

     

     

     

     

    pas imaginaire. Il n'est pas littéraire. Il est vrai. On en parle comme de quelqu'un. Nous savons qui c'est. » “Je connais donc les instituteurs. Je les connais comme un inspecteur général ne les connaît pas. “ - (Jean Coste, héros de mauvais roman, par Lavergne, “employé de perception aux appointements de 60 francs par mois”). Mon père, comme lui, farouchement républicain, robespierriste, bonapartiste jusqu'au bout des ongles, et votant à gauche. Charles Péguy conserva toujours le plus profond respect à ses maîtres, qui étaient de cette trempe-là, de cette race. Fussent-ils athées.

    Car il est une façon d'être athée qui vaut mieux que certaines façons d'être croyant. Relisons ce texte où Péguy évoque l'indicible émotion qu'à sept ans il sentit monter en lui, douce et profonde, de voir en rang marcher au pas les jeunes dieux, petits garçons de son âge, pour entrer en classe, tels de jeunes guerriers spartiates au son de la flûte. Le petit Péguy pleura de joie et d’émotion en voyant sur deux rangs le régiment, la garde sacrée, montant à l’assaut du Savoir au son de la double flûte – maçonnique au plus noble sens du terme : "les élèves en chantant marchaient au pas, régulièrement, en chœur, les uns derrière les autres... ils entrèrent un par un, toujours chantant, et le chœur admirable ne cessa qu'un certain temps après qu'ils furent entrés” - vision sublime de la Cité Idéale ; et non pas “enrégimentement” ni préfiguration de quelque “ordre nouveau” que ce soit. "Aux premières notes de leur chanson, j'avais senti en dedans ce coup profond qui me donne envie de pleurer ; aussitôt une émotion de surprise et d'admiration anxieusement indéfinissable m'avait tout entier et d'un seul coup envahi ; jamais je n'aurais inventé cela ; jamais je n'aurais même osé supposer cela ; jamais je n'aurais supposé que l'on pût comme eux chanter et marcher d'un tel accord, au lieu de marcher comme tout le monde." Je bute ici le premier qui me parle de fascisme.

    Invoquer le fascisme sitôt qu'il s'agit d'harmonie, d'ordre et de volupté, sitôt qu'il s'agit d''Ecole, me semble l'étalage d'une ignorance, d'une étroitesse, d'une petitesse d'âme, solchen Kleinheit, dignes de ces commissaires du peuple (décidément…) qui voulurent sous la Commune détruire Notre-Dame, motion à laquelle s'opposa résolument ce poète nommé, si je me rappelle bien, Paul Verlaine.

    De l'éducation

    "Quand j'étais à l'E.P.S. de Mézières - moquez-vous de moi tant que vous voudrez, c'était terrible (...)” - mon père hochait la tête. Il n'avait pas fait Verdun ; il avait fait Mézières. ("Je POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 25

     

     

     

     

    comprenais difficilement comment des parents dignes de ce nom pouvaient livrer leurs enfants à ce triste sort [...] Autant de souvenirs atroces que je n'ai jamais pu effacer totalement de ma pensée. Pendant une semaine, nous perdions tout contact avec l'extérieur." (Michel Radelet). Noubrozi cependant, mon père, m'a toujours présenté ses Maîtres comme autant de héros de l'Iliade. Noubrozi fut inscrit comme interne au Cours Complémentaire de Vouziers. Ses parents, Evguéni, Foncine, habitaient la même ville. "Même les lancinantes promenades du jeudi se faisaient en rangs, deux par deux." (Michel Radelet).

    Tournant un jour la tête vers la maison paternelle, mon père fut rappelé à l'Ordre : "Collignon ! Tête... droite !" Son frère Jean-Aristide dit Jean, externe, venait porter le chocolat de quatre heures à l'interné. Il y eut bien .des pleurs sur ce pain-là. ... En ces casernes, en ces casemates, Noubrozi, qui lisait peu, s'imprégna avec avidité d'une petite manne de culture ("Ton père, tout ce qu'il a lu, disait Peggy Dark, c'est des extraits de manuels scolaires"). Les Maîtres savaient tout. Sévéres et justes. JUSTES. ("J'ai beaucoup moins connu de MaÏtres, explosa-t-il, plus tard - que de CHEFS !" A Mézières comme à Laon, où Père Puni obtint plus tard un poste de surveillant d'Ecole Normale (logé, nourri), l'Ordre était respecté (d'une chevalerie que Péguy n'eût pas reniée) - Du bon usage du Père - Aide-mémoire à l'usage des fils martyrs.

     

     

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    DE LA RELIGION, du salut

     

     

    Péguy respectait les non-croyants, qui avaient le courage de le dire, tout uniment. Péguy respectait, par exemple, Anatole France. Il acceptait tout adversaire respectueux. Avant tout, qui se respectait lui-même ; qui ne jouait pas sur les deux tableaux. “Ce qu'il y a d'embêtant, c'est qu'il faut se méfier des curés. Ils n'ont pas la foi. (Lettre à Lotte, professeur). “Tout le dépérissement du tronc, le dessèchement de la cité spirituelle, fondée temporellement, fondée, promise éternellement, ne vient point des laïques, elle vient des clercs.” (Dialogue de l'Histoire et de l'âme charnelle). Sa femme n'était pas croyante. Il ne s'est pas marié à l'église. Il n'a jamais fait baptiser ses enfants.

    ..."Notre Père qui êtes aux cieux" disait Prévert "restez-y" ("et nous nous resterons sur la terre / qui est quelquefois si jolie") - que non pas. En ces temps où l'on vouvoyait Dieu, où le Christ POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 26

     

     

     

     

    sur la Croix ne portait ni baskets ni casquette pour faire “tendance” - "que votre nom soit sanctifié" - comment « sanctifier » le Nom de Dieu ? - "que votre règne arrive" - "Descends, descends sur cette terre à l'instant je t'en supplie je t'en conjure, je te l'ordonne, Règne de Dieu", sanglotait Hello (Ernest, 1826-85) - "Seigneur, écrivais-je à dix ans, accordez-moi les roses du martyre - et je lisais encore, apprenant par cœur dans le Paroissien romain vu et approuvé par Mgr Alfred Evêque de Limoges - "Seigneur, ne me reprenez pas dans votre indignation, et ne me châtiez pas dans votre colère (...) car je suis sans force ; guérissez-moi, Seigneur, car mes os sont ébranlés. Réduits en poussière. Mes plaies se sont putréfiées et corrompues par l'effet de ma folie" - voilà, très exactement, ce qu'on osait donner à lire, à réciter, sans honte ni recul, aux petites filles, aux petits garçons - “en vérité, dit Kierkegaard, c'est vouloir rendre fou un enfant que de lui présenter ainsi comme un dogme, à l'âge tendre qu'il a, cette terrible profondeur des mystères chrétiens, c'est en vérité vouloir le rendre FOU".

    Au temps où Peggy Dark ma mère obtenait son diplôme de Première Communion, en l'église de G. le 26 mai 1923, voilà ce que c'était que la religion ; ce que je lisais dans ce missel dont ma petite enfance s'était imprégnée. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir de “remise à jour”, d' aggiornamento de la Religion. Elans masochistes, flagellations ("Ayez pitié de moi, que je puisse parler. Mais que suis-je moi-même à vos yeux, pour que vous me commandiez de vous aimer, et, qu'à défaut de cet amour, vous vous irritiez contre moi, et me menaciez de terribles misères ?") (Saint Augustin, Les Confessions) - voilà, voilà très exactement ce que c'était, à travers les siècles, que l'enseignement de la religion.

    A l'usage du peuple. Pour le soumettre. Au service du masochisme, de l'amour de la douleur. C'était cela, et sans doute nulle autre chose, la religion, du temps des Péguy, des Léon Bloy (Périgueux 1846 – 1917), des Renan ("Que l'on demande à ma raison de se soumettre une fois, deux fois, devant l'absurde, au nom de Dieu, et j'y consentirai ; mais que l'on m'ordonne d'y renoncer plus de cent fois, plus de mille fois, voilà ce à quoi ma raison, reflet de la Raison de Dieu, qui l'a placée en mon Esprit pour que je sois à son image, voilà le blasphème à quoi ma raison ne saurait consentir.") Nous ne voulons pas d'un Péguy bonne sœur, sulpicien, suintant d'eau bénite. Enfant, Péguy se rendit à la messe et pria comme nombre de ses petits camarades.

    Ne pas oublier que Rimbaud a fait sa première communion. Ce que nous ne parvenons pas à comprendre, ni même à imaginer, c'est comment Péguy, en dépit de tous ces délires, (voir ce POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 27

     

     

     

    qui se dit encore avant la messe (“bénissez-moi mon Dieu parce que je suis un pécheur”) jamais il ne conçut la religion comme un bourbier, d'où émerge l'âme, pantelante de repentir. Jamais Péguy (ce qui en vérité tient du prodige) ne se sent coupable, jamais il n'envisage un seul instant que Dieu ne puisse pardonner, ne soit toute miséricorde. Sa conception de la religion, au rebours de tant de lamentables pleurnichades, consiste en une immense rédemption de tout ce qui fut créé, de tout ce qui est humain, de toutes les actions, inscrites dans cette irréversible équivalence du Terrestre et du Céleste.

    En vérité, l'Incarnation christique elle-même nous implante dans notre glèbe, au cœur des cieux. Chez Péguy ne règnent ni culpabilité ni terreur terroriste ni sanglots morbides mais la Certitude que du fond de son inépuisable bonté, Dieu et sa complice la Vierge, car souvent nous n'osons nous adresser à Dieu, nous rachètera, car il est descendu sur terre pour cela. Cette “racination”, cette adaptabilité, ce pragmatisme, c'est dans et sur la terre que Péguy les trouve. Le plus horrible et désespérant péché en revanche est celui de ces prêtres qui veulent à toute force ramener la religion chrétienne à ce qui est l'erreur, précisément, des autres religions, et qui plus est des philosophies, tant stoïcienne qu'épicurienne : celle qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait y avoir de pont, de passerelle, de fil si ténu qu'il fût, tendu entre la Divinité et nous autres, vermines jouissant parfois de nos ordures mêmes.

    Eh bien malheur aux spiritualistes, car ils n'ont rien compris au christianisme même, qui est l'inscription à tout jamais de la matière, du corps et de l'imperfection, dans le Divin. Comme un crapaud dans l'asphalte. Au point que je me demande, au vu de tous ces prêtres qui maudissent (maudissaient ?) la chair , le Péché de Chair, au point de faire de l'acte sexuel même Le péché par excellence, celui qui précipita Adam et Eve du paradis terrestre (curieuse parenté allemande entre “schlecht”, mauvais, et “Geschlecht”, le sexe), et que Péguy sans doute s'est demandé bien avant nous, s'il a jamais existé de chrétien vraiment chrétien depuis l'établissement du christianisme.... Pourquoi donc le Christ et sa Mère sont-ils donc morts vierges... Ô ignobles tripatouilleurs d'évangiles.

    ... « Autrement alors », dit Péguy, il n'y avait pas lieu que le christianisme existât ; “ ce ne serait pas la peine. Ce serait, c'eût été l'éternité tout de suite » ....car s'il n'y avait que sa Grâce, le monde n'aurait pas lieu d'être, mais serait tout en Lui et non séparé de Lui, sans qu'il soit besoin de ce mythe pesant appelé “Christ”. Le Messie, l'homme parfait, peut à la rigueur se concevoir ; mais un Dieu qui se fait Homme : pure mythologie ! dont le caractère inimaginablement encombrant POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 28

     

     

     

     

    (d'aucuns disent imposteur, (“Christ n'a pas existé”) - ce qui plomberait irrémédiablement, coule bas dans un premier temps tout ce que Péguy peut bien avoir échafaudé...)

    Les textes le présentent aussi comme “Fils de l”Homme” (bar nasha en araméen), "être humain", n'importe qui, "on" - tout fils de l'homme est un Christ potentiel : Des Christs par milliers, film de Philippe Arthuys, 1969. “Fils de Dieu” ? Nous sommes aussi, chacun de nous, fils de Dieu. Péguy réhabilite l'Incarnation, le salut ici-bas, l'ordre de la chair réhabilité dans son éclat et sa noblesse ("Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui, le fils d'homme pour que tu en aies souci ?" (Psaume 8, 5).) L'Incarnation n'est pour l'incroyant qu'une séduisante spéciosité ; le Christ, une arnaque. “Vous comprenez, (mon ami), s'il avait voulu se retirer, être retiré du monde, il n'avait qu'à ne pas y venir, dans le monde. C'était si simple. Comme ça il en était retiré d'avance”.

    Humour. Plus loin, car Péguy rumine : “S'il avait voulu se retirer du monde, si tel avait été son objet, c'était si simple, il n'avait qu'à ne point y aller dans le monde. Les siècles n'étaient point ouverts encore, la porte du salut n'était point ouverte, la grande histoire n'était point commencée. (...) Ce court-circuit était inutile.”

     

    De quelques rappels élémentaires sur la prédestination et la Vérité (suite)

    Si en effet nous étions d'emblée pénétrés par la grâce de Dieu, il n'y aurait pas cette beauté de l'imperfection. Insérons ici une petite parenthèse humoristique ou amère : il semble véritablement qu'il en soit de la réception de la parole péguyssienne comme de la parole divine – ou de toute vérité – quelle qu'elle soit ; ce serait trop simple, trop terrible, si tout le monde comprenait tout, en ce bas monde. Tous se précipiteraient sur le toboggan ascensionnel de la perfection, ou de la vie éternelle – à partir du moment où tout serait démontré, disons démontrable. Il n'y aurait alors plus rien à démontrer, foudroyés que nous serions tous par la « divine évidence”. Il en est donc de la parole de Péguy comme de celle des Prophètes. Voilà pourquoi il faut que toute société ne soit perçue qu'à la manière d'une flamme vacillante.

    Bénissons notre imperfection. LA CERTITUDE SERAIT PIRE ENCORE QUE L'ANGOISSE – la pire des angoisses, c'est la certitude. Voilà pourquoi il n'est pas bon que les mystères de la foi soient révélés. Ni la Vérité. Jamais en entier. Nulle part.

     

     

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    Les deux problèmes de l'humanité

     

    Les deux problèmes de l'homme sont donc premièrement, et au-delà de la gloire matérielle,

    “A quoi ça sert de vivre et tout

    “à quoi ça sert en bref d'êt'né” (Bérenger)

    Deuxièmement, de vouloir survivre au-delà de notre oraison funèbre que nous entendrons peut-être, par quelque phénomène spirite – et de fait, non seulement à l'emplacement exact du cercueil de ma mère, mais aussi (autosuggestion) - sur les tombes de Balzac (Père Lachaise), Stravinski (San Michele), Voltaire (vidée par des royalistes) (rien pour Jean-Jacques, en face, au Panthéon), j'ai ressenti cette vibration – mais nullement à l'emplacement du sacrifice de Péguy à Villeroy – la seule question est de savoir (premièrement) si je survivrai, et (deuxièmement, subsidiairement) sous quelle forme.

    Telle est la double question. Qui correspond, dans le mode spirituel, aux angoisses de célébrité (de reconnaissance) et de prédestination (en ce bas monde). A supposer. A supposer que Péguy demeure à jamais obscur. Existe-t-il au moins, dans l'autre monde, une compensation ? Car c'est bien pour cela que l'on croit... dans un premier temps... Ces deux abîmes pascaliens ouverts de part et d'autre de chacun de nous, la religion chrétienne tente de les combler par le double mystère 1) de l'incarnation, 2) de la résurrection. L'incarnation, ou Fils de Dieu fait homme, à condition qu'on meure.

    Et qu'on ressuscite. Tel quel. Mais que d'abord Péguy meure. Si véritablement le dieu s'est incarné parmi nous, ayant véritablement tout racheté : le moindre de ses gestes, de ses plus hauts, de ses plus sublimes abnégations jusqu'à ses accroupissements les plus intimes, tout s'inscrivant (se réinscrivant) dans un contexte céleste – comme il en avait été chez les Romains où quelque action qu'on fît, naître, accoucher, pisser ou passer la porte, tout s'inscrivait, se répercutait sur la voûte du ciel, le “firmament”, qui était ferme et creux par dedans comme une voûte crânienne où nous vivions (sk-ull, “le crâne”, sk-y, “le ciel”) dont nous serions les obscures pensées) – alors, tout avait son pendant, son répondant, et nous devions répondre, correspondre à tout, répondre de tout, telle étant donc aussi pour le Chrétien la vie rachetée, rédimée, inscrite, divine - totalement rachetée, totalitairement – si tout est dieu, alors il n'y a pas d'issue. Nous ne devons pas même POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 30

     

     

     

     

    souhaiter d'issue, car nous vivrions en Dieu. Retour à la case départ, mais cette fois en Dieu immanent, voire contingent (qui pourrait aussi bien ne pas exister), et non plus transcendant. Tout suicide est inopérant. Big Father – Our Father, who art in heaven. D' une part le moindre de nos mouvements, qui chez le païen se projette sous le miroir des dieux, se répercute, chez le Chrétien, jusqu'à frémit douloureusement dans la chair de Dieu, ici appelée Jésus (“Jésus souffre avec nous jusqu'à la fin des siècles” (Pascal) - “chair” et “Dieu” étant, du strict point de vue théologique, rigoureusement identiques.

    Le Chrétien ne peut donc être que coupable. Pécheur, donc coupable. Coupable de ce fossé même entre l'homme et Dieu et aussi du comblement de ce fossé par le mystère de l'incarnation. Puisque tout ce que nous faisons de mal, tout ce qui est péché, atteint par conséquent, par contamination, de chair à chair, aussi bien l'homme que Dieu. “Tout ce que vous aurez fait de bien à l'un de vos frères, vous me l'aurez fait à moi-même” - certes, mais aussi, de mal. C'est ainsi que l'instrument même de la rédemption, qui est l'Incarnation, devient vecteur d'aggravation, d'approfondissement infini du péché. Voilà justement ce que Péguy doit récuser.

    La crucifixion comme justification de la culpabilité. Le piège.

    Pourquoi ont-il tué Péguy. Pourquoi ont-ils crucifié Jésus.

    Première tentation

    “On ne nous dit rien, c'est bien la preuve qu'il faut que cela soit caché, donc preuve que cela est - il n'y a rien, donc on nous le cache, et moins nous aurons trouvé d'armes de destruction massive, plus ce sera la preuve qu'il y en a, d'autant plus qu'on en trouve moins. Or, fâcheusement, chez Péguy après bien d'autre, c'est précisément l'absence de preuves, chez Péguy, qui constitue non pas une preuve du christianisme (“de telles preuves, il n'en faut pas”) (où serait le mérite s'il y avait preuve), mais une preuve de l'amour de Dieu envers nous, et même de sa considération et de son respect : “Dieu a tellement aimé l'homme qu'il l'a voulu libre” voir plus haut. L'Église a réponse à tout. Elle “ne répond pas à côté des questions, elle répond au-dessus” (Barbey d'Aurevilly, “Les Diaboliques”). Le fait religieux présente le cas de figure proprement dit, voire limite – où c'est bel et bien l'absence de preuve qui constitue une preuve. Preuve pour le meilleur et non pas pour le pire. Credo, quia absurdum, je crois, parce que c'est absurde, ou plus exactement CREDIBILE EST QUIA INEPTUM EST (Tertullien).

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    Retour à la question numéro deux : survivrai-je ?

    Deuxième angoisse, complémentaire, greffée sur la première et constitutive : survivrai-je, moi, Péguy, en tant que tel ? (pour qui postule Dieu, rien d'impossible) - qu'est-ce que mille milliards d'individus pour Dieu ? pour l'infini ? Nos savants ne spéculent-ils pas sur des nombres infiniment plus grands ? C'est ici que nous attendons de pied ferme nos modernes, cible privilégiée de Péguy : comment pouvait-on au Moyen Age” (“en ces époques reculées”) (Péguy, bloc détaché du Moyen Age) “se soucier d'une question aussi absurde, aussi déstructurante, que le salut de son âme ?” ("le paradis, etc.", air connu) – alors qu'il ne s'agit de rien de moins que de la survie individuelle ?

    Et n'objectons pas que de tels soucis n'ont plus place en notre âme « à nous autres modernes ». Ma foi si. Frousse intense, sourde épouvante – de l'ange au légume et du légume à l'ange - “je sens trop mes fibres continuer celles des autres hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort. Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il n'y aura pas un légume immortel”(Giraudoux, Amphitryon 38 II, 3). Nous disons donc : si je survis, il faut que ce soit en tant qu'individu, et non pas rejoint à Dieu, plongé dans Dieu, ce qui est à proprement parler disparu, anéanti dans la lumière - faut-il que l'homme recule, que l'imagination s'épouvante, pour préférer encore se limiter pour son éternité, pour sa petite éternité, à sa mesure, à sa petite vie terrestre infiniment, indéfiniment prolongée ?

    La vérité, c'est la mort. Autant de dimensions où nous ne pouvons vivre, où notre air se raréfie, où, à la lettre, nous fondons. Pourtant Péguy croyait profondément en une Vérité. La Vérité non du néant, mais de l'arbre intermédiaire où nous vivons, à flanc de falaise, sur l'abîme. Et dans cet arbre, à bord de cet arbre humain, il n'y a pas de place pour l'injustice.

     

    X

     

    Outrecuidance encore de s'imaginer que tout est découvert pour les siècles des siècles, ce que Péguy appelle l' “intellectualisme”. Nous sommes priés de retourner aux sources, de revenir aux textes, ceux de Péguy. Constatons par exemple, après tant d'autres ! que Péguy n'a pas utilisé le mot "race" dans le sens de Gœbbels, mais dans celui de tradition maintenue : la « race française »

     

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    est le fruit millénaire d'une correspondance entre un peuple et une terre irriguée par des siècles de christianisme. Nous dirions à présent « le génie » français, ce qui ne veut pas dire que tout Français est un génie… C'est à cette vision de la nation qu'adhèrent plus tard Bernanos (l'arrrière-grand-père...) et de Gaulle. Par conviction, Péguy s'oppose à cet « universalisme facile » qui commence, à ses yeux, à marquer la vie économique et culturelle : « Je ne veux pas que l'autre soit le même, je veux que l'autre soit autre. C'est à Babel qu'était la confusion, dit Dieu, cette fois que l'homme voulut faire le malin ».

    Pour Péguy, tout ce qui relève de la confusion et du désordre nous enchaîne ; ce sont l'ordre, l'organisation, la rationalité qui libèrent. Or il se trouve hélas que nous avons affaire, chez les plus ignorants, les plus hargneux adversaires de Péguy, à des rabougris de la comprenette qui, leur démontrât-on le plus rigoureusement possible ce qui est vrai, ce qu'il en est, nous écouteront ou feindront de le faire avec attention (“il n'est pire sourd...”) puis reprendront leur petite moulinette à la note même où ils l'auront laissée, débitant comme des mécaniques Pé-guy-fascis-teuh, Pé-guy-fascis-teuh..

    Enfin nous ne nous sentons pas tenus à l' “efficacité”, autre marotte de ceux que Péguy aurait appelé “les intellectuels”... Les intellectuels sont ceux qui ont toujours raison.

    Mourons perplexes.

     

    X

     

    La grande tentation des intellectuels

    Or (même sujet, même tentation) le Juif Maimonide (1135-1204) n'a-t-il pas suggéré seuls les hommes qui se seront livrés à une démarche d'ordre intellectuel seront en état d'accéder à la Miséricorde de Dieu, qui est de conserver leur conscience, par les siècles des siècles - ce à quoi j'adhère à toute force, moi Bernard C. fils de Noubrozi, moi qui suis entré en sixième contre précisément l'ineptie de mon saint patron de Clairvaux (aliquid invenies in arboribus majus quam in omnibus philosophorum operibus, "Tu trouveras plus dans les arbres que dans toutes les œuvres des philosophes", justifiant ainsi fût-ce sans le vouloir tant d'obscurantismes, tant de fanatismes, homo saccum excrementium, “l'homme est un sac à merde” - inter urinam et faeces nascimur, “nous naissons entre la pisse et la merde”) - entré en sixième, à l'instar de Péguy, remarqué lui aussi par son instituteur, fin de la parenthèse.

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    La cible de Péguy, ce ne sont donc pas les érudits sorbonagres et sorbonicoles, mais les Intellos au sens actuel du mot ; “ceux qui se livrent à un travail, à une recherche intellectuels”. Sans être nécessairement cuistres, monstres de prétention ou de mandarinat. Or ceux-là précisément, écrivains, profs, toute cette clique, n'auraient-ils donc aucun droit, aucune priorité ni dignité supplémentaire à l'égard de ces loques ignares, l' « humanité de remplissage" ? Quoi ! ces êtres sans diplômes, sans “démarche intellectuelle”, se peut-il que nous n'ayons pas plus de mérites, que nous ne méritions pas, plus que les autres, d'être sauvés ? Se peut-il que « ces gens-là » ne le méritent pas moins, tout simplement ? que l'autre monde ne soit qu'un reniement de notre vie de chair, et à quoi bon nous avoir tous affublés de ces innombrables oripeaux (éventuellement) de la misère, ou de la Grande Culture ici-bas, s'il suffit de mourir pour revêtir de toute éternité, par droit naturel et de plein droit, du fait même d'avoir subi la mort, pour recevoir cette chape de lumière ?

    Quoi ! le peuple, la pléthore, la populace, sera, seront sauvé(s) dans la mesure exacte où elle aura été sans instruction : vrai ou faux ? ...Pourquoi Péguy abandonna-t-il alors sa première destinée pour "faire des études" et monter à Paris ? voir plus haut page 19...

     

    La foi

    Dans sa grandiose et pathétique lettre à Un nouveau théologien, Monsieur Laudet, s'expose le plus rageusement possible la foi grave et naïve de Péguy. Il en est à brandir son catéchisme, avec citation de la page, pour démontrer sa foi (la seule véritable rédemption ne serait-elle pas ce trépignement désespéré, ce mantra qu'on appelle incantation, la Lettre (Verbum) – la Littérature ? - tout relent de sacristie ventilé, ce qui est attaqué chez ce Monsieur Laudet (Un nouveau théologien...) c'est cette prétention qu'il a de distinguer deux vitesses dans la religion (ce qui d'ailleurs s'est toujours fait, de tout temps) : celle des gens de peu, vaguement méprisés, et celle des intellectuels selon Péguy, considérant la religion avec un petit sourire de condescendance ("on ne nous la fait pas”) - “la religion chrétienne, il faut en prendre et en laisser”.

    Péguy ne lâche rien. La Foi, pour lui, c'est de vivre en Dieu, sur le plan de l'absolu, et aussi, celui de l'immanence la plus incarnée (à l'exception de l'essentiel, prétend l’Église : les sacrements : pas de mariage religieux, ni de baptême pour les enfants de Péguy…) Il a même récité des Je vous salue sur des impériales d'omnibus. Chaque minute de travail doit être une prière, parce que Jésus, Incarnation par excellence, a travaillé lui-même, de ses mains, dans la charpenterie de

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    son père terrestre Joseph (n'oublions pas cependant que le mot "charpentier" signifiait, en hébreu, "homme supérieur", un "as" en quelque sorte ; or nul n'a imaginé Joseph en joueur de carte; cette charpenterie tient sans doute de la pure légende). Rappelons-nous ce que répondait le cardinal Marty au fameux Grand échiquier de Jacques Chancel : “Monseigneur, avec tant d'occupations, comment trouvez-vous le temps de prier ?” Et l'Éminence de répondre : “Mais [mon fils], je suis toujours en prière.” - ...vivre en Dieu. À travers Jésus-Christ. Car si le corps de l'homme, le travail de l'homme, doit jamais retomber en poussière, sans la moindre rémission - alors cela ne vaut plus la peine de vivre, alors la vie est foutue, alors oui ce n'est pas Jésus, c'est la Vie même qui n'existe plus.

    D'où l'importance, pour les catholiques de jadis, et qui aboutit à tant de guerres : présence réelle et matérielle du corps et du sang de Jésus dans les deux espèces de la communion - ou bien la foi, seule, qui place en l'hostie le corps du Christ ? (nous ne pouvons nous empêcher d'évoquer cet imam (épinglé par Voltaire), qui croyait dur comme fer en dépit de sa science que Mahomet, les jours d'éclipse, glissait matériellement la lune dans la manche matérielle de son manteau).

     

    Péguy donc, charnellement

    ...Mais admettons, comme un charbonnier, l'existence d'un Jésus charpentier, ordinaire, sans miracles. Sans qu'il soit allé toutefois jusqu'à devenir “père de famille”, ce seul "aventurier au monde", auprès duquel les plus fringants séducteurs ou pirates ne sont rien - "Travail, Famille, Patrie » c'était pourtant bien beau - or Jésus n'a pas fondé de famille (encore moins de patrie) : afin d'éternellement rester le Fils ? on le dit ; ce que Jésus n'a jamais dit. Mais toute chair, alourdie ou non de son poids de livres, se trouve après lui justifiée, rachetée par l'Incarnation. Indifféremment. Sans diplôme. Ce qui est religion de paysans. De jacques en révolte (j'en valons ben d'autres [devise de Polichinelle]).

     

    De la damnation

    ...Que faire alors des damnés, intellectuels, ou non ? doit-on les racheter ? ne faudrait-il pas plutôt que tous les élus sombrassent dans la damnation, afin de racheter ceux qui sont tombés? POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 35

     

     

     

     

    JEANNE D'ARC :

    "O s'il faut, pour sauver de la flamme éternelle

    Les corps des morts damnés s'affolant de souffrance,

    Abandonner mon corps à la flamme éternelle,

    Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle"

    Ce qui fut exaucé – Optato impleatur

    Péguy, au contraire de Pascal, n'a pu se résoudre au dogme de l'Enfer (c'est qu'ils étaient bien épais, les catho, vers 1900 – rien de plus souple au contraire aujourd'hui, et comme ils ont bien su tâter l'air du temps...) « Imaginé ou non pour épouvanter les pécheurs, l'enfer a plus encore épouvanté les chrétiens les meilleurs » (Toujours de la grippe). La damnation, c'est l'exclusion. La damnation, c'est l'indifférence des anges - ceci dès ce bas monde : avez-vous observé l'égoïsme des gens heureux ? « nous sommes souriants ! toujours prêts, toujours optimistes ! pourquoi ne faites-vous donc pas comme nous ? » - la catastrophe que ce serait, d'ailleurs, si les gens heureux se penchaient réellement, de toute leur âme, sur les malheureux : ce redoublement stérile de tout le malheur du monde - ne parlons même pas, là non plus, d'une efficacité - face au deuil, face au mal de vivre ?

    Péguy mourut au champ d'honneur. Comme Gavroche.

    ...Car se penchant sur la misère du monde, ils perdraient, conséquemment, tout leur sentiment du bonheur. Ils n'oseraient plus.

     

    X

     

    Poursuivons : dans la perspective où les élus sont les Reconnus, par Dieu, par le Père, par la Télévision – ou pour les plus chanceux, les plus avisés, les plus avinés, par eux-mêmes - les damnés de ce monde en effet se consument en quête éperdue de Rédemption, de Reconnaissance. Comment la fraternité peut-elle émaner des supérieurs en gloire – si différents ! - même si nous ne sommes après tout que les infinies déclinaisons du Même ? Pourquoi diable tant, ou si peu d'ambition ? Qu'est-ce qu'être "un autre" ? et si nous sommes tous, comme on peut le soupçonner, consubstantiels, comment se peut-il qu'il y ait damnation ? exclusion, rejet, obscurité ? voire même la mort ?

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 36

     

     

     

     

    Ces humains que nous méprisons, dont nous sentons en nous l'illusion d'optique - par quelle inconséquence désirons-nous être reconnus par eux ? Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent eux-mêmes par leur propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l'homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse (Pascal, Pensées). C'est bien à Pascal que nous sommes en définitive renvoyés.

    Pascal a frappé Charles Péguy sous deux autres perspectives : celle de la souffrance du Christ à Gethsémani, et la révélation des trois ordres (le Corps, le Cœur et l'Esprit) - mais ce qui importe ici est de savoir si oui ou non le Mal se rachète, se rédime, s'il y a rédemption ; la fille de Roland peut-elle épouser Ganelon - celle de Don Arias épouser Rodrigue - Adolf, "le Frère" - Hitler, sera-t-il sauvé ? Vous sursautez - Satan nous murmure encore : Où seraient-ils tous, Hitler, Ivan le Terrible, Staline, s'il n'y avait pas l'enfer?)…

     

    Prière de Péguy

    Si leur souffrance servait, mon enfant, si elle pouvait servir, mais alors ils seraient dans la communion. Or ils ne sont pas dans la communion. Or c'est le dogme de l'enfer, de l'exclusion, qui, bien plus que les excès de mondanité du clergé, a si longtemps éloigné Péguy du christianisme. Il ne pouvait supporter l'Enfer, cette cruauté de Dieu.

    Amor doloris

     

    ...En dépit de ce vacillement dubitatif, sidérant, devant le dogme infernal, demeure pourtant chez le chrétien cet amour de la souffrance, les délices morbides de ces psaumes appris par cœur à l'âge tendre de huit ans, ces cantiques où l'on se prosterne devant la Face Coléreuse de Dieu, ("mes os se réduisent en cendres devant toi ô Seigneur mon Dieu") - est-il possible que cette pleurnicherie devienne précisément susceptible, hélas ! dans la perspective chrétienne de cette décadente Belle Époque, de rendre tout chrétien digne, précisément, du salut ? « Il faut qu'il y ait au fond du sentiment chrétien une épouvantable complicité, une hideuse complaisance à la maladie et à la mort » (Toujours de la grippe). Et le désespoir de Jésus, lamma sabbacthani - pourquoi m'as-tu abandonné - serait le seul titre, le seul sésame, auquel et par lequel

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 37

     

     

     

     

    nous obtiendrions le salut ? “Per derelictionem tuam. Nous invoquons Jésus par son abandonnement” - Un nouveau théologien, § 308.

     

    Le prix de la Rédemption

    ...Le plus grand péché étant la lâcheté, les sanglots seraient-ils, conséquemment, le moyen d'être racheté ? le salut par la peur ? par la honte ? sans qu'il soit même question de sacrements ? Les paroles du Christ au jardin des Oliviers, soit le fond même de la condition humaine, seraient-elles l'unique processus de Rédemption ? Pour cela donc, et uniquement pour cela que tu es de chair et de larmes, out of flesh and tears, pour cela même - tu seras sauvé - pis encore - serons-nous, du fait même que nous sommes pécheurs, sauvés ? Où le péché abonde, la grâce surabonde (Épîtres de saint Paul aux Romains, V, 20) ? comme s'il n'y avait pas le Bon et le Mauvais Larron, Dismas et Gestas?…

    L'homme serait donc nécessairement sauvé par cela même qu'il est homme, et qu'il doit mourir ? ...et qu'il a peur. Car le corps, mon ami, le corps charnel se défend, le corps se révolte, il ne veut rien savoir, le corps. Ce corps mortel ne veut rien savoir de la mort. Ce corps périssable nous lui disons qu'il est périssable, dans nos littératures. Et il ne nous dit pas le contraire, parce qu'il ne nous dit rien, c'est un garçon qui se tait, parce qu'il n'est pas dans les littératures, il ne travaille pas dans nos littératures. Mais quand c'est la mort pour de bon, la mort qui n'est plus dans les littératures, quand il s'agit de périr le corps comprend très bien qu'il n'y a plus à blaguer. Un instinct profond l'avertit, un secret instinct organique, que c'est sérieux, qu'il s'agit de mourir même. Pour éternellement, pour temporellement, et peut-être pour éternellement, éternellement. Alors il se révolte, le corps. Il se défend. Ça n'est pas juste. Ce n'est pas organiquement juste. (Dialogue de l'Histoire et de l'âme charnelle)

     

    Soumission - foi – confiance

    Il y a dans la soumission de la créature à son Dieu quelque chose de plus sacré que dans sa révolte, quelque justifiée qu'elle soit ; car cette soumission participe à la nature même de Dieu. Et aussi, paradoxalement, nous ressentons, dans la rébellion, dans la convulsion, quelque chose de plus saint que dans la soumission, “car le cri étranglé du rat sous la serre transperce le piaillement rauque de l'oiseau et se répercute à tout jamais dans la dimension sacrée de l'Homme”. C'est précisément POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 38

     

     

     

     

    sur ce péché, sur cette peur et cette lamentable foirade ou condition humaine que se fonde la rédemption : "...il me semble, dit Péguy, que c'est ici que les chrétiens sont désarmés, profondément faibles. C'est précisément sur ce péché, sur cette peur que s'appuie, que s'enracine la rédemption, (“comme une lame sur le défaut de l'armure”) - "Oui, vous avez raison, répond le médecin ("Toujours de la grippe") . Un bon chrétien doit manquer d'un certain attachement profond à la vie, animale, et je dirais presque d'un Temps, d'un enracinement végétal. D'où - sans doute une certaine hésitation dans la défense la mieux intentionnée, une certaine incertitude, inexactitude et maladresse à la vie."

     

    Pour certains donc la peur de la réalisation, le refuge en Dieu sait quelle imagination de Dieu - avant même d'avoir vécu - de même que certains voudraient bien composer directement pour les bibliothèques, avant de s'être tant soit peu souillé au contact du public, de l'Acte de l'achat - scelle notre salut. Et c'est précisément pourquoi, à cause de cette peur, à cause de cette terreur, que nous reprenons tous à la fin du Credo le plus bel article de foi, le plus extraordinaire et pathétique espoir ; le plus inimaginable et le plus fou qui ait jamais osé retentir sous la voûte des cieux : et exspecto resurrectionem mortuorum, “ ET j'attends la résurrection des morts” - ce “et”, comme ce qui ne pourrait avoir le moindre rapport logique avec ce qui précède, comme si l'on disait “à propos", "pendant que j'y pense“, « où avais-je la tête” - conséquence ET rupture – incarne en réalité le plus important, le plus dingue, le plus essentiel ; le plus aveugle et le plus vrai, le Cri même de l'Humanité : “ ET j'attends la résurrection des morts”, ET exspecto resurrectionem mortuorum,

    Les séminaristes diront que nous découvrons l'Amérique ; et qu'il suffirait presque, à ce compte, d'être vivant - pour croire en Dieu (et qu'il suffirait, peut-être, de n'y pas croire, en toute sincérité, pour être sauvé...)

    X

     

    X X

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 39

     

     

     

    LA MORT LA GLOIRE LA GUERRE

     

    Incroyable prolixité de Péguy, bourrant ses œuvres – mais avec soin - comme s'il devait mourir vite (avec non moins de soin) - "Heureux ceux qui sont morts pour une juste guerre". Combien ne l'aura-t-on pas rabâché. Appris par cœur. Contre le pacifisme internationaliste. (“Jaurès, toujours éloquemment, continua de vaticiner que le peuple allemand, les socialistes allemands, la social-démocratie allemande étaient là pour s'opposer au cuirassier blanc de Tanger” (c'est Guillaume II) (J & J Tharaud Notre cher Péguy”) (certains faux imbéciles substitueraient volontiers de nos jours aux Allemands le mot « musulmans » ) - mais qu'aurait dit Péguy d'un ouvrage comme Au-dessus de la mêlée (Romain Rolland) (« un écrivain pour couturières qui écrit comme une couturière ») venant après Jean-Christophe qu'il publia dans les Cahiers de la Quinzaine) ? ...des poèmes de Marcel Martinet (1887-1944) ? – dont celui-ci, daté du 30 juillet 191 4 :
    Tu vas te battre.

    Quittant
    L’atelier, le bureau, le chantier, l’usine,

    Quittant, paysan,
    La charrue, soc en l’air, dans le sillon,
    La moisson sur pied, les grappes sur les ceps,
    Et les bœufs vers toi beuglant du fond du pré (...)

    Mineur, quittant la mine
    Où tu craches tes poumons
    En noire salive,

    Verrier, quittant la fournaise
    Qui guettait tes yeux fous,

    (...)
    Tu quittes ta livrée, tu quittes ta misère,
    Tu quittes l’outil complice du maître ?
    Tu vas te battre ?

    (...)



    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 40







    Pauvre, tu vas te battre ?
    Contre les riches, contre les maîtres,
    Contre ceux qui mangent ta part,
    Contre ceux qui mangent ta vie,
    Contre les bien nourris qui mangent
    La part et la vie de tes fils,

    (…)

    Pauvre insurgé, tu vas te battre
    Contre ceux qui t’ont fait une âme de misère,
    Ce cœur de résigné et ce cœur de vaincu… ?

    Pauvre, paysan, ouvrier,

    Avec ceux qui t’ont fait une âme de misère,
    Avec le riche, avec le maître,
    Avec ceux qui t’ayant fusillé dans tes grèves
    T’ont rationné ton salaire

    (...)

    Et qui ont fait pleurer devant le buffet vide
    Ta femme et vos petits sans pain,

    Pour que ceux qui t’ont fait une âme de misère
    (...)
    Contre les dépouillés, contre les asservis,
    Contre ton frère, contre toi-même,
    Tu vas te battre, tu vas te battre !

    Va donc !

    Dans vos congrès vous vous serriez les mains,
    Camarades. Un seul sang coulait dans un seul corps.
    (…) le peuple entier des travailleurs


    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 41







    Était là ; le vieux monde oppresseur et barbare
    Sentant déjà sur soi peser vos mains unies,
    Frémissait, entendant obscurément monter
    (...)
    Les voix de la justice et de la liberté,
    Hier.(...)

    Et toi, toi aussi, tu as des mitrailleuses,
    Toi aussi tu as un bon fusil,
    Contre ton frère.

    Travaille, travailleur.
    Fondeur du Creusot, devant toi
    Il y a un fondeur d’Essen,
    Tue-le.
    Mineur de Saxe, devant toi
    Il y a un mineur de Lens,
    Tue-le.
    Docker du Havre, devant toi
    Il y a un docker de Brême,
    Tue et tue, tue-le, tuez-vous,
    Travaille, travailleur.(...)
    Regarde la fosse commune,
    Tes compagnons, tes père et mère…

    Et maintenant, et maintenant,
    Va te battre.

    - lequel Martinet assura (tant mieux !) les poètes allemands pacifistes de toute sa sympathie, jusqu'en 1915 (Martinet fonda cependant les « Cahiers du Travail (1921) en référence aux Cahiers de la Quinzaine de Péguy).

    Seulement, Péguy n'a pas vu l'an 1915, il n'a pas su même ce que c'était que ler janvier 1915, ni “l'enlisement des tranchées”, il n'a connu que le pantalon rouge (“Le pantalon rouge, Messieurs, déclamait l'imbécile Eugène Étienne, ministre de la Guerre en 1913, le pantalon rouge, c'est la France !”) J'ai visité le haut lieu du sacrifice de Péguy. "A toutes celles et à tous ceux qui seront morts pour tâcher de porter remède au mal universel". Un simple monument aux morts, une stèle POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 42

     

     

     

    collective, sans statue. Le nom de Péguy parmi les autres, à son ordre, à son rang alphabétique – en haut de la colonne - de droite... "J'aimais recommencer les défaites. Combien n'ai-je pas recommencé les défaites avec cette étrange impression qu'à chaque fois que je les recommençais elles n'étaient pas consommées encore, elles n'étaient pas." ...Wagram ? victoire à la Pyrrhus (trente-quatre mille morts) – wargames, « jeux de guerre » - vous ne pouvez pas comprendre ce que c'est que la Bataille pour nous autres, peuples de l'Est - races de l'est - chaque Lorrain, chaque Orléanais - « c'est dans notre sang » - est le soldat, la bête et la mort tout ensemble. Et disons-le, avec Cioran : “Le préjugé est une vérité organique, fausse en soi, mais accumulée par générations et transmise : on ne saurait s'en défaire impunément. Le peuple qui y renonce sans scrupules, se renie successivement, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à renier. La durée et la consistance d'une collectivité coïncident avec la durée et la consistance de ses préjugés” (Précis de décomposition).

    Et cette arène sous les tirs de trois mille bouches à feu, c'est Verdun. A mille lieues de toute exaltation, de toute glorification de la guerre. Mais quand même. Quante même. Sucé du fond des mamelles (tant que nous y sommes...) l'éternelle et noble solitude, nous autres seuls de tous les Français à pouvoir dire ce que c'est que la guerre, l'esprit de la guerre, toujours sur les trajets de guerre et dépositaires de toute la métaphysique - de toute la mythologie de guerre. La guerre à renouveler tous les trente ans, avec et contre les mêmes ennemis héréditaires. Nous avons fait cette fois-ci la guerre pour ne plus jamais la faire. La Der des Der. Nous avons donc cru, nous autres héros de toute la France, nous avons combattu ah les cons ! « pour l'extinction de toutes les guerres et [certains pour] l'établissement sur terre du socialisme universel”, entendez en ce temps-là “de la Justice Universelle”.

    Nous nous sommes étayés sur la dictature guerrière, nous avons comme on dit combattu le mal par le mal afin que la terre d'elle-même se soulève - loin de nous le crime ! - et plus profondément encore commis la sottise de prétendre qu'un jour viendra la paix universelle, et que les lions enculeront les gazelles en se refaisant les lèvres. Péguy sait, il comprend, que la guerre qu’il voit venir n’est pas un simple affrontement entre nations ou entre impérialismes. Il sait, il comprend, que son enjeu de la guerre est la « liberté du monde », qu’elle est un affrontement matriciel, qu’elle oppose, comme il l’écrit, l’idée de civilisation et le concept de Kultur, la nation élective et la communauté organologique, deux systèmes, deux visions du monde : la France républicaine et l’Allemagne impériale, la passion du droit et le culte de la force...).

    Michel Laval, dans "'Le Monde", 5 septembre 2014

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 43

     

     

     

     

    La guerre fait partie de l'homme. A ce qu'il paraît. Jusqu'ici. Ce qui fonde l'humain n'est-ce pas, c'est le sentiment de la mort. La guerre est la mort par excellence, massive, inexorable. Donc la guerre, c'est, par excellence et définition, ce qui fonde l'humain. Beau syllogisme ! ...Péguy dénonçait ceux qui prêchent les deux paroles à la fois, car le peuple, qui n'y entend pas malice, s'en tient toujours à l'image la plus forte. Malheur aux courtisans, disait-il, du style et de l'effet. Malheur aux courtisans du doute. Ici même je perpètre, sur cette page, le crime idéologique suprême défini par Péguy. Un murmure alors sourd de mes entrailles, tel un répugnant borborygme : en fut-il donc exempt lui-même… Seul un tripatouillage génétique, peut-être, mérité par la nature humaine dont nous aurions incessamment « fait le tour » - .butant toujours en définitive à bout du cercle sur ce diamant, cette indissoluble concrétion diamantaire de sang et de tripes, la guerre.

    ...Au mémorial d'Inor, au sommet de la côte de Meuse, sortant du bois où cinquante soldats allemands luttèrent à mort contre/avec cinquante soldats français, j'ai fait l'appel, solitaire, liturgique, de leurs cinquante noms allemands, de leurs cinquante noms français. À jamais gravés sous la voûte bétonnée de ce blockhaus bâti sur leurs os. Je les ai appelés un par un, à voix haute. Du fond de leur immense, glorieuse connerie. Dans cet étripage confraternel s'était accomplie une célébration, un rite sanglant, un sacrifice humain. Ici cinquante Boches, cinquante Welsches se sont vaillamment, proprement embrochés, à la baïonnette. En redescendant j'ai civilement salué un groupe d'élus municipaux remontant nonchalamment la pente à ma rencontre, pour vérifier, comme ils font toujours, si je n'avais point chié, ou tracé quelque blasphème, slogan bêlant ou Hakenkreuz (croix gammée) tous deux également hors sujet.

    Au champ des morts de Sailly-Saillisel, j'ai observé plus tard une cohorte d'aspergeurs, vaporisateurs en bandoulière, le groin sur la gueule, enfumant chaque tombe d'une épaisse pulvérisation verte, afin de la purifier du lichen - comme si de la surface, en vérité, les survivants gazaient interminablement les morts. À Notre-Dame de Lorette près Vimy, où sont entreposés sous des crêpes flétris les six soldats inconnus que le tirage au sort par le deuxième classe Auguste Thin, orphelin de guerre, pupille de la Nation, n'a pas retenus pour trôner sous l'Arc de Triomphe ("Il me vint une pensée simple. J'appartiens au 6e corps. En additionnant les chiffres de mon régiment, le 132, c'est également le chiffre 6 que je retiens. Ma décision est prise : ce sera le 6e cercueil que je rencontrerai») j'ai vu, gravissant sous le soleil la funeste cote 145, où les combattants canadiens gagnèrent l'indépendance de leur pays, à compter du 11 décembre 1931, un jeune homme de mon POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 44

     

     

     

     

    âge revêtu de cet uniforme canadien qu'ils avaient porté, C'est dans la Nécropole Nationale de Notre-Dame de Lorette, la plus vaste de France, que figurent sept grands ossuaires bordés de murets, portant pour seule inscription : Ici reposent les restes d'environ 4000 soldats inconnus 2297 pour être précis – étant bien évident pour toutes nos générations de larves pourries d'eau de rose (“Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil”) (sans oublier l'ineffable “principe de précaution”) - que “défense du territoire” et “de la culture” ne vaut pas un pet de lapin, lapin nécessairement fasciste.

    Nous voici tous désormais résolument dévirilisés. L'une des horreurs de la guerre, c'est que les femmes y soient épargnées - rassure-toi, Montherlant, elles y meurent désormais en première ligne ; non pas toujours en uniforme, mais dans leurs maisons, l'enfant sur la poitrine comme une médaille - elles meurent en tant que femmes. J'entends encore ces lycéennes dégoulinantes de vertu, qui visitant les casemates, horribles abris où périrent dans le gaz maints et maints de leurs glorieux prédécesseurs masculins, bêler consensuellement c'est-là-qu'on-se-rend-compte-que tout-ça, la guerre, ça-sehh-à-hhien” - mais ma fille, pauvre fille, ma pauvre gonzesse - ils la voulaient, la guerre, ils ne voulaient rien d'autre que cette guerre, il n'y avait plus que ça à vouloir, il n'y avait rien de mieux que de casser la gueule à l'Autre, parfaitement, l'Ennemi, là, juste en face - fasciste ! fasciste ! - la Guerre, la Der des Der, pour que ça ne se reproduise plus, pour que ce soit tellement atroce que ma parole, on ne voudrait plus jamais la faire. “Plus jamais ça”. “Ça sert à rien" : refrain meurtrier d'ovins pullulants - mais à quoi servez-vous donc, larves ?

    Je me rappelle aussi l'indignation de cette collègue bien-pensante devant la perpétuation du défilé du 11 Novembre, en tête les Anciens, en queue les enfants qui suivent au pas - “Tu comprends, plus tard les enfants auront envie de la faire”... Non, imbécile, personne n'a "envie" de faire la guerre. Mais certains pacifismes sont plus meurtriers que la guerre. A Douaumont, au fort de Vaux, des deux côtés, par une tragique et immense erreur, criminelle tant qu'on voudra, mais immensément respectable, criminelle et respectable, arrangez cela - des centaines de milliers d'hommes se sont étripés, la rage au cœur – pour la dignité, pour la cessation de toutes les guerres.

    Je refuse d'envisager un seul instant que Péguy soit mort “pour rien”. La guerre Quatorze a servi éternellement, dans l'absolu. Même si personne n'a jamais su pourquoi au juste elle a éclaté. Et la guerre suivante, on ne l'a pas faite. On ne l'a pas bien faite en 40. On n'a plus voulu la POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 45

     

     

     

     

     

    faire. « Je préfère être un Allemand vivant qu'un Français mort ». Giraudoux. Total, Oradour - raccourci sacrilège. Forcément sacrilège. Les Poilus ? ils avaient la conviction d'incarner la Civilisation, la Culture et la Foi. Et s'il y a jamais eu un seul instant de notre histoire où le sens de ces mots ait jamais autant été méprisé, bafoué et traîné dans la boue, c'est peut-être bien, Occupation mise à part, celui que nous sommes en train de vivre. Car Justice implique Guerre. Qui dit Justice dit Guerre. Dit rébellion. Révolte, Révolution. D'après Péguy. Il y a de l'Antique, il y a de l'Antigone, du Gavroche, chez Péguy.

    De nos jours, on préfère négocier, finasser, toujours finasser. L'ennui, c'est que ceux d'en face ont gardé leurs armes. C'est bien fâcheux. C'est bien embêtant. Le Méchant refuse de négocier. Après avoir épuisé tout son stock de mauvaise foi, il sort son stock d'obus. Ceux qu'on lui a vendus. Alors on leur fait à chacun son procès : « Eh toi là-bas, tu as massacré des Français. Oh mais c'est pas bien du tout. On va te traîner au tribunal. Méchant. Panpan tutu..  Eh, toi là-bas, ...» Le négociateur et le jugeaillon se gavent de honte sauce munichoise. La Déclaration des Droits de l'Homme, dit Péguy, n'est pas précisément une déclaration de paix universelle. C'est très précisément là que réside, que gît notre contradiction contemporaine. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée (Matthieu 6, 34-36). Fallait-il négocier avec Hitler ; pinailler sur le nombre des camps et des Juifs à exterminer.

    En laisser déporter 14 325 par exemple pour en sauver trois ou quatre ; ou le contraire. Mais ça ne se passe pas comme ça. On aimerait bien que l'honneur ne se négocie pas. Est-ce que vous vous figurez par hasard que qui que ce soit possède une ébauche de solution. Vertige : tout notre raisonnement menace de se réduire au sentiment. Pascal - qui ajoute il est vrai que “la fantaisie est semblable et contraire au sentiment, de sorte qu'on ne peut distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie, l'autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle”, etc. Que faire, Docteur. Bien sûr que j'ai peur. Bien sûr que j'enverrais les autres se faire casser la pipe à ma place.

    De plus en plus en vieillissant. Mais combien j'admire, lâchement, ceux qui n'ont pas eu peur. Non pas parce que “c'étaient des hommes”, mais parce qu'ils osaient représenter, qu'ils assumaient la définition même de la nature humaine, qui est le conflit. Ce qui ne veut pas dire que plus je fais la guerre plus je suis un homme. Enfin si. Enfin non. Ceux qui barbouillent au minium POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 46

     

     

     

     

    Morts pour la peau” ou “Morts pour rien” sur les monuments aux morts, s'imaginant rendre justice aux morts”, les insultent en réalité, les retuent et les souillent, en ce qu'ils incarnent l'Homme. Je n'ai pas de solution.

     

    X

    De nos jours, des bataillons de cabris vont bêlant «  les valeurs de l'Europe, les valeurs de l'Europe !» - et je leur demande moi, à tous ces satanés bêleurs, s'il faut vraiment, au nom des valeurs paraît-il de l'Europe, que l'Europe tende le cou et CRÈVE. Nous n'avons pas de solution.

    “Un massacreur de génie, Monsieur de Moltke, écrit Maupassant, a répondu un jour, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici: “La guerre est sainte, d'institution divine ; c'est une des lois sacrées du monde : elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments : l'honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme.” Et Maupassant de poursuivre : “Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes, redevenus des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation. Alors que le droit n'existe plus, que la loi est morte, que toute notion de juste disparaît, nous avons vu fusiller des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu'ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés à la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusil, histoire de rire.

    Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.”

    Vous voyez bien que ne nous ne sommes pas de dangereux bellicistes, nous autres de l'Est (ou d'ailleurs) – mais c'est à nous, en premier lieu (justement), qu'il échoit, qu'il appartient de graver les héros sur les monuments. Les Anciens Combattants, écrit je crois Jules Romains, ne pouvaient supporter d'entendre parler de la guerre – Tais-toi. Tu n'y étais pas. Tu n'as pas le droit d'en parler – non plus qu'ils ne pouvaient s'empêcher d'en parler. Les deux. A la fois. C'est dans la mort reçue. Dans la mort échangée - non pas évacuée - que se trouve la plus épouvantable mais la plus efficace concélébration, entre ennemis, entre amants, de la mort, de la haine et de l'amour que l'homme porte à l'homme. La Condition Humaine de Malraux s'inaugure par l'intromission atrocement charnelle d'une lame de poignard. Pendant la Guerre Quatorze, on ne verra pas l'assassin. Ou lui plongeait aussi bien (rarement) sa baïonnette dans le corps - sans volupté, mais qui POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 47

     

     

     

     

    peut le dire ? Ici se condensent, s'affrontent de façon vertigineuse deux idéologies, deux relents idéologiques plus exactement, deux hésitations aussi étrangères l'une à l'autre que deux ordres pascaliens, aussi imperméables que deux castes ; ici se révèle quelque chose d'enfoui depuis les gladiateurs étrusques; quelque chose que les moutons raffinés ne peuvent plus concevoir, à notre époque où même les curés osent déclamer en chaire (déjà pourtant à Limoges en juin 44...) que la souffrance humaine est désormais devenue intolérable, vidant ainsi d'ailleurs la religion chrétienne de toute essence et justification.

    Nous savons tous à présent, oui, que la guerre est mauvaise, que la souffrance est mauvaise – cela vous apprendra, lieutenant Péguy, et tous les autres, à glorifier le fait d'armes, l'épopée, après Victor Hugo, après Balzac, après Musset - imaginez, à un siècle de distance, que Napoléon soit mort en 1921, et figurez-vous le retentissement qu'il aurait encore - ils ne savaient donc pas, ces combattants, ces braves gens (“Les braves gens !” s'exclamait Guillaume devant la charge des cuirassiers de Reichshoffen en 70 – personne en 14 ne savait, ne voulait savoir, que tel serait le destin des Pantalons rouges de 14 : être pris pour des cibles, pour des cons.

    ...Ce grand sursaut de 1914, des compagnies entières envoyées au massacre contre des balles, vous avez bien lu, à même des projectiles dont on ne voyait pas même les expéditeurs - charge héroïque, charge criminelle - contre une mitraille propulsée à 1000 kmh.

    X

     

    Voilà où mène l'exaltation de la bravoure, des Soldats de l'An II

    ...Contre toute l'Europe avec ses capitaines,
    Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,
    Avec ses cavaliers,
    Tout entière debout comme une hydre vivante,
    Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante
    Et les pieds sans souliers !

    - aux Grognards de la garde - bravoure à la fois impériale et révolutionnaire ; voilà où mène la croyance qu'il faut de temps en temps que la Terre saigne (“La Terre est une femme, les guerres sont sesrègles », Comme disait Staline aux gars du Klu Klux Klan...
    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 48

     

     

     

     

    (Herbert Pagani, même s'il mélange un peu les genres); que le peuple, “la race” disait-on, se soulève et saigne pour une prétendue grande cause. De Waterloo, où les chevaux s'entravaient dans leurs entrailles, à Solférino où les hommes gueulaient au fond des fossés jusqu'à leur dernier sang. Que s'est-il donc passé, Monsieur Péguy ? quelles furent les causes profondes, névrotiques, de la Guerre 14 ? Car celle-là à coup sûr, Celle que j'préfère, fut engagée sur un coup de prurit. Autant nous avons eu raison de combattre Hitler (bien que les pacifistes extrêmes, un Marcel Martinet, un Jean Giono, en aient douté) – nous n'en avions aucune, autre que fantasmatique, de nous battre en 14 - sinon cette tension aiguë de la menace et de la peur, à décharger d'urgence - atroce orgasme éventreur de l'Europe.

    Flaubert déjà ne dit rien d'autre en 70 : on se bat sans raison, parce que ça gratte. Thème repris par Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu (1935) : une démangeaison fratricide, entre gens qui se ressemblent trop. Nous sommes devenus, voyez-vous, si raisonnables. Nous croyons que les frères sont faits pour s'aimer – vous n'aurez pas ma haine. Nous ne voulons plus tacher nos bermudas, mourir pour rien, nous ne voulons plus mourir du tout. Nous refusons d'être mortels. "Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il n'y aura pas un légume immortel. Devenir immortel, c'est trahir, pour un humain" (Amphitryon) - nous ne voulons plus être des hommes. Au moindre froissement de bottes, pacifistes et jauressistes crient tous en chœur : “Négocions ! Négocions !” - la vie (la survie) serait donc le bien suprême ? - rester vivant est-il devenu le seul et unique devoir du croyant ? “Il ne nous reste plus”, disait Philippe Noiret, “que le courage d'être lâche”.

    Mais il nous est à nous tous, en revanche, rigoureusement et à tout jamais interdit de jeter l'opprobre ou le dédain sur ceux qui ont fait la guerre, de revisiter le passé, de révisionner le passé (nous aimerions savoir ce qu'il aurait pensé, Péguy, d'Israël, des Arabes, des Tchétchènes, de tout ça – c'est idiot, n'est-ce pas ? ) - je n'exalte pas la guerre. Je place, je replace ces hommes au-dessus des plus grands martyrs de toutes les Fois, même, et je dirais surtout, s'ils sont morts le ventre bourré d'eau-de-vie en gueulant des obscénités. Ces lieux où tant d'hommes ont donné la mort à tant d'hommes et vaillamment reçue participent d'une horreur reptilienne et sacrée. Mais par un de ces balancements exaspérants qui font qu'il n'y a jamais moyen d'avoir une opinion franche et sans mélange, il nous faut ajouter ceci : nos héros étaient souvent féroces autant que ceux d'en face. 

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 49

     

     

     

     

    Cessons de les imaginer comme nous les aurions aimés. Nos braves bêlards, croyant sans doute que les conscrits de 14, de 15 et même de 18, ne marchaient au combat qu' à coups de pieds dans le cul, se trompent. Autant que ceux, les mêmes peut-être, qui fantasment sur les cathédrales bâties “à coups de triques” par des populations d'esclaves, ce qui est faux.

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    Tous tellement sûrs d'eux, les intellectuels. Péguy voulut fonder un "parti intellectuel" en pleine affaire Dreyfus. Le drame est qu'aujourd'hui ce sont les journalistes qui se sont arrogé ce titre. Or ils ne sont pas du même ordre au sens pascalien du terme - ils souillent la littérature et la pensée, toutes exceptions confirmant la règle.

    Deutschland

    Dans l'Est, rien de plus ordinaire que d'apprendre l'allemand ; à Mézières donc, les garçons possédaient ou croyaient posséder un solide bagage de trois ans d'études. Mon père Noubrozi, le nouveau, dut rattraper son retard. Il suivit du fond de la classe, notant tout ce qu'il pouvait. On l'interrogea, les autres se récrièrent :"Pas lui, pas lui !... Il est nul !" Le prof s'obstina. Noubrozi répondit, gagna la tête du classement et s'y maintint. Ses condisciples lui passèrent la bite au cirage. Puis il assura toute la correspondance allemande et féminine de ces messieurs.

    Les Allemands, les vrais, sont venus plus tard. Mon père les reçut chez lui : des gens comme les autres, qui voulaient l'unité de l'Europe ; qu'il avait vus, avec le tremblement jouissif des couards, entrer à Bruxelles au pas de l'oie, "la botte à hauteur d'omoplate, mon vieux, à hauteur d'omoplates !" - "J'ai vu arriver les Allemands à Paris ! J'étais au métro Temple. J'ai vu les Allemands défiler en rangs, et j'ai vu la totalité des Français applaudir des deux mains. Ils étaient au moins sur cinq, six rangs. Les trottoirs étaient noirs de monde. Tout le monde applaudissait les Allemands !” “Paroles d'étoiles”, éd. Librio.

    Pendant la guerre j'aurais crevé de trouille, je me serais fait passer pour fou jusqu'à crever de faim à l'asile (L'Extermination douce, Bord de l'eau) - Noubrozi préféra obéir. Il fut Secrétaire de Mairie à Essises. Il l'était quand les Boches sont arrivés. Il le resta. Et mon couillon de père de compléter les formulaires : "vaches, .....tant ; lapins, .....tant ». Et le fils P. qui ne s'est pas présenté au S.T.O. - Service du Travail Obligatoire – on n'en revenait pas toujours vivant - POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 50

     

     

     

    Pourquoi n'avez-vous pas démissionné ? - J'aurais dû. (Céline à Meudon, en 52, petite voix de poulie rouillée : "Je me suis trompé...")

     

    Deutschland, Fortsetzung (suite)

    ...L'officier boche apportait par les oreilles le lapin réquisitionné, et mes parents se régalaient à l'œil, le genre de lapin qui te fait condamner à mort par les comment déjà ? "Tribunaux des FFI" ; Noubrozi venait juste d'écouter Radio-Londres ; l'officier posait la main sur le poste encore chaud et regardait l'aiguille : "Ach... London !" Il aurait pu faire fusiller mon père ; que les Allemands étaient gentils ! korrekt ! ...Qu'il était brave mon papa de balayer les merdes fraîches des Vaillants Patriotes sur les tombes allemandes de 14-18 ! "Un jour à cause de vous on se fera tous fusiller !” Noubrozi fut condamné à mort pour « intelligence » (avec l'ennemi, avec l'ennemi…), puis tiré de là par les Américains.

    À Carcassonne ils n'ont pas fait tant de façons : tout les collabos fusillés sur la place, parmi les glapissements de la populace. Les Ricains n'ont jamais mis les pieds à Carcassonne. Je suis devenu moi aussi premier de la classe. Avec mon béret de chauve, comme papa, béret droit, de résistant, trop tard. Le racisme ? "Une erreur". Fin de digression. Et Péguy ? (“la guerre : un morceau qui ne passe pas”).

     

    LORRAINE

     

    Le deux novembre 1895, Jour des Morts, Péguy visita Domremy et Vaucouleurs. Je fus jadis enthousiasmé à la lecture de La Colline Inspirée de Barrès. Le Culte du Moi en revanche - que de fadeurs, que de flatulences ! - voulant tutoyer l'Éternité, vautré dans le moisi. Joseph de Pesquidoux, autre vaste oublié, Gascon. Mes trois jours à 16 ans au bord de la Meuse - m'auront suffi à mesurer le racisme lorrain - "on ne sait jamais avec ces gens-là" – leur criminelle sottise : ma cousine violée dans le foin, ce fut son père qui fut ostracisé. À Lacroix-sur-Meuse. Quand on a une fille, on la tient". C'est pourquoi me laissent désespérément froids tous les enracinements, tous les “Blut und Boden” (“Sang et Sol”), jusqu'aux "Adieux de Jehanne à la Meuse", malgré ses envoûtantes finales endormeuses, avant de prendre la route du bûcher.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 51

     

     

     

     

    Les adieux à la Meuse (suite)

    "Adieu , Meuse endormeuse et douce à mon enfance...

    O Meuse inépuisable et que j'avais aimée...

    Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine...

    O Meuse inaltérable, ô Meuse que j'aimais..." -

    sont un digne parallèle des plus pures lamentations de jeunes filles sacrifiées, Iphigénie, Antigone fille maudite d'Édipe (je tiens à cette orthographe), tant il est vrai que par l'inépuisable approfondissement du terroir l'Autochtone parvient, par cette "racination", à l'Universel. (une classe de Viennois, sollicitée, s'abstint hautainement de tout commentaire - jusqu'à ce que j'eusse rencontré, plusieurs années plus tard, le substantif "Möse", prononcez "Meuse", désignant le sexe féminin – ni grivois, ni médical, tout simplement le nom que porte en allemand le sexe de la femme. Impossible en français d'exprimer cela sans rictus. Il existe un mot allemand, qui permet d'appeler le corps par son nom.

    ... Péguy fut sédentaire. Il ne sortit jamais, que je sache, de France – n'allant jamais plus loin qu'Orange, une seule fois, pour entendre de l'Eschyle (et à Sanary, je crois) - c'est ainsi que tous les lieux de Péguy peuvent s'interchanger ("Orléans, qui êtes au pays de Loire"; Domrémy, la Meuse, Notre-Dame de Paris, Chartres et la Beauce, Notre-Dame de Cléry, Vendôme, Vendôme)) - tous les lieux chez Péguy renvoient à la terre, à Jehanne, à la France, à l'amour terrien - “la partie pour le tout”, ce qu'on appelle donc une synecdoque (“Figure de rhétorique consistant à prendre le plus pour le moins, la matière pour l'objet, l'espèce pour le genre, la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel... ou inversement - “les mortels” pour “les hommes”, “un fer” pour “une épée”, “une voile” pour “un navire”.)

     

    La « race française »

    est ainsi le fruit millénaire d'une correspondance entre un peuple et une terre irriguée par des siècles de christianisme ; le christianisme est d'abord païen, au sens du latin paganus (paysan) (pèsan) ? Or

    Il faut un jour (justement) quitter la matrice - l'enracinement, le ressassement, le repassage incessant au sein de ces mêmes artères bordelaises ou lorraines, voies de passages et d'obstructions, bords de Meuse ou labyrinthe aquitain – constitue pour moi et bien d'autres le pire POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 52

     

     

     

     

    des étouffements. Rester, demeurer, s'enraciner, c'est un crime. Contre l'esprit. “Péril en la demeure” ne signifie pas “dans la maison”, mais dans le fait de demeurer. Ceux qui demeurent, sur place, bourrés de leur propre glèbe, jusqu'à en crever, qu'ils crèvent. Et je suis devenu l'un d'eux. Il n'est pas vrai que l'on choisisse les situations où l'on s'est empêtré. Où l'on s'est trouvé empêtré. Ce "choix" dont les philosophes à deux balles veulent nous crucifier implique, par définition, adhésion, réflexion et conscience. Sincérité, joie, élan. On ne choisit pas par défaut. On ne choisit pas par inertie.

    On ne choisit pas “faute de mieux”. Je n'ai pas choisi. N'en déplaise à Sartre et aux comportementalistes de mes fesses. Je me revois errer jadis le long de ces mêmes rues, parmi ces foules de moi-mêmes compressés à n'y pouvoir couler , comme des flots de lave morte dans tous les quartiers de cette ville – n'a-t-il donc servi à rien d'avoir vécu, vieilli, mûri, d'avoir, dit-on, "évolué" ? J'ai rué une fois, une seule petite fois, dans les brancards, je me suis exilé, je nous ai exilés, nous sommes à présent revenus pour toujours, pour le toujours de nos jours terrestres, quoique les morts parfois soient enterrés en position fétale (je tiens à cette orthographe, certains ignares se mettant à prononcer "feûtale") - mais cela ne console point, ne nous consolera jamais.

    PÉGUY PAYSAN, suite

    Péguy n'a pas connu la méchanceté paysanne. Péguy parle paysan. Quel écrivain, à présent, est paysan ? ou bien se prétend tel ; il vous fait de la mauvaise littérature, de la mauvaise poésie (Bazin, L'Eglise verte), “les champs, les prés, les p'tits oiseaux, les fleurs”), de la poésie de déjà-vu, de toujours vu. J'habitais de tout petits villages, mon père l'Instite était là justement pour sortir les ploucs de leur plouquerie, pour les débouser, s'en sortir, devenir salariés. Péguy avait laissé choir derrière lui la paysannerie, mais dans une même lignée, une même rupture qui reste continuité, fidélité : Paris – et le regard vers ce qu'on a quitté, depuis l'endroit où l'on est parvenu.

    Péguy, pénétré de rédemption collective dès son jeune âge, collecte des fonds pour soutenir les grèves des sublimes travailleurs jusque dans la cour de l'E.N.S. Rue d'Ulm (et non pas rue d'U.L.M. - authentique...) Et je me souviens moi (quel contraste !) de la façon dont les ivrognes du Soissonnais, qui avaient bu pour se donner du cœur, sont montés à l'étage pour dire Allez Monsieur C. on est venu boire un coup avec vous, tous complètement ronds et en dimanche, se POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 53

     

     

     

     

    bousculant sur le palier, et mon père et ma mère, puritains en diable, refusant avec des mines pincées, “on ne va tout de même pas se mêler à tous ces poivrots”, et c'est vrai qu'ils étaient complètement bourrés, le maire et l'adjoint en tête, et ils sont repartis fêter ça entre eux, au bistrot, l'arrivée du nouvel instituteur, qu'est ben fier, qui veut pas se soûler avec nous, et de ce jour-là ils ne l'ont pas aimé. Moi je n'y voyais pas malice, je ne voyais que des gens sympas, à qui mes parents me disaient qu'il ne fallait plus parler, qui m'empêchaient d'aller chez eux, "tu n'iras plus chez ces gens-là”.

    Il n'y a pas de mots au Sahara pour désigner “le désert”, “on appelle ça le pays”, pour moi les paysans c'étaient “des gens”. Péguy, lui, n'a jamais renié ses origines. Mais en parlant de son instituteur, qui l'a introduit au lycée : SANS CET HOMME-LÀ, J'ÉTAIS PERDU.

     

    Griefs. Suite.

    Péguy : combat noble et clair. Noubrozi se débat dans la boue. Il met ses mains dans le cambouis. Péguy n’a jamais connu la tourbe des Parents d'Élèves. Il reste dans les hauteurs, Péguy. Avec les Normaliens. Avec les Intellectuels (vrais ou faux) de Paris. Il connaît les foules « pour ce qu’elles sont, flottantes, lâches, faibles, capables de tout, hors le bien » (Débats parlementaires) - malgré le beau Triomphe de la République, où la foule a scandé "Vive Dreyfus", "Vive Zola", et chanté L'Internationale. Il plane. Mais de son œil d’aigle, il voit tout, jusqu'à la misère des instituteurs de campagne. LE PEUPLE. Parlons-en. Péguy finit par habiter Lozère, en banlieue parisienne. Avoir su qu'on ne se remettrait jamais de ses ancêtres paysans. Un arrière-grand-père vigneron - Péguy souffrit de son allure “peuple”.

    Péguy n'est jamais revenu à la terre de ses ancêtres. Il n'y a plus effectué ensuite que de brefs séjours. Plus je lis Péguy, plus il me semble accumuler malentendus et contresens : voici que nous lui reprochons d'avoir été en quelque sorte traître à sa classe, de n'être pas resté à sa place, de ruser, de mentir. Il n'aimait guère ceux qui renient leurs origines : les ouvriers qui veulent le confort des bourgeois, les catholiques mondains comme Laudet, qui veulent en remontrer aux vrais croyants, les riches qui veulent jouer aux pauvres – mais entendons-nous bien : s'il a quitté sa classe sociale et ses pesanteurs, et ses inflexibles prédestinations, il ne les a jamais reniées, il n'en a jamais eu honte – dans Pierre, commencement d'une vie bourgeoise (inachevé donc inédit de son vivant) Péguy s'est pourtant gaussé de cet arrivisme des pauvres, qui pensaient que l'obéissance et les POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 54

     

     

     

     

    diplômes pourraient mener ce petit garçon à de grandes destinées chez ceux de la Haute ? Au salut social ? - mais il n'a jamais dit que je sache qu'il fallût rester attaché à la glèbe. Il n'a jamais dit que le socialisme contredisait le désir de s'élever, l'émulation, l'élitisme. En vérité mortifions-nous, car nous ignorons tout du Peuple

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    Socialisme et rédemption : Jeanne d'Arc

    Rien de plus facile à présent que de trouver le point d'articulation entre socialisme, religion, et mystique. Jeanne d'Arc a lutté "pour l'établissement de la République socialiste universelle". Selon lui. Jeanne d'Arc fut un instrument aux mains de Yolande d'Anjou, belle-mère de Charles VII, qui voulut restaurer le panache royal ; ne pas oublier que ce fameux sire de Baudricourt, à Vaucouleurs, qui plaça une escorte sous les « ordres » de Jeanne, était une des connaissances de Yolande. Quant à la fameuse scène où Jeanne a reconnu le roi sous son déguisement, elle fut soigneusement et plusieurs fois répétée. Il serait temps que tout le monde le sache une bonne fois pour toutes. Pauvre Péguy.

    Reportons-nous pourtant à « cet enfant de treize ans, qui, serrant les lèvres, portait l'abîme chrétien sur l'impériale ensoleillée... Facile de sourire... Honte sur moi si plus tard, quand j'aurai quarante ans, soixante ans, je jette un regard d'ironie indulgente sur un visage de treize ans habité par une douleur inconnue" (Jules Romains, Les Hommes de Bonne Volonté t. IV) "Ô mon Dieu dit Jeanne, qui n'atteindra pas vingt ans, j'ai pitié de notre vie humaine où ceux que nous aimons sont à jamais absents." Charles P. se déchire au plus profond, au plus douloureux de soi-même par la grande douleur de Jeanne, qui voulait sauver tous, le monde entier, "mieux que Jésus-Christ".

    Et ce point d'articulation, c'est dans Toujours de la grippe que nous le trouvons : "Ne consentira jamais à [l'idée de l'Enfer] quiconque a reçu en partage ou s'est donné un sens profond et sincère du collectivisme. Ne consentira pas tout citoyen qui aura la simple solidarité. Comme nous sommes solidaires des « damnés de la terre », des « forçats de la faim."

    Et plus bas :

    "Nous n'admettrons pas qu'il y ait des hommes qui soient traités inhumainement. Nous n'admettrons pas qu'il y ait des citoyens traités inciviquement. Nous n'admettrons pas qu'il y ait des POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 55

     

     

     

     

    hommes qui soient repoussés du seuil d'aucune cité." "La seule matière proposée au courage collectif dans la cité harmonieuse est la vie intérieure et le travail désintéressé" - telle est l'agrafe, le crochet précis qui permit à Charles Péguy, dès son jeune âge, de dénouer son écheveau. D'abord en tant que socialiste. Mais "tandis que le député de Carmaux tente d’accommoder le marxisme avec la tradition républicaine, Péguy entend rester fidèle à un socialisme de tradition française, mélange de courants utopistes et des principes mutualistes d'un Proudhon ou d'un Leroux" (Samuel Bartholin, La dernière guerre de Charles Péguy)

    Notons ici le rejet par Péguy de la lutte des classes : pour lui, toute lutte, toute guerre, implique un vainqueur et un vaincu, relève donc de la pensée et de la pratique bourgeoises. L'étude seule et la culture peuvent parvenir à la révolution, sans violence. Voilà pourquoi tous ont rejeté Péguy.

    De la démocratie, ou de la Rédemption

     

    TOUT LE MONDE A LE DROIT D'ÊTRE SAUVÉ : "Je m'attaquerai donc à la foi chrétienne. Ce qui nous est le plus étranger en elle, et je dirai le mot, ce qui nous est le plus odieux, ce qui est barbare, ce à quoi nous ne consentirons jamais, ce qui a hanté les chrétiens les meilleurs, ce pour quoi les chrétiens les meilleurs se sont évadés, ou silencieusement détournés, mon maître, c'est cela : cette étrange combinaison de la vie et de la mort que nous nommons la damnation, cet étrange renforcement de la présence par l'absence et renforcement de tout par l'éternité. Ne consentira jamais à cela tout homme qui a reçu en partage, ou qui s'est donné l'humanité". (Toujours de la grippe) - c'est là tout le "Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc", "Mon Dieu comment se fait-il que vous puissiez dans votre infinie Miséricorde condamner vos créatures à la damnation éternelle."

    Ne fût-ce qu'à la mort même...

    Nous réclamons la fondation d'un ordre monastique dont la vocation serait de remédier à tous les péchés, à tous les torts et tous les massacres qui se sont perpétrés et perpétués par les siècles des siècles. Ses adeptes deviendraient fous.

     

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    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 56

     

     

     

     

    PEGUY ET LE SOCIALISME, suite

     

    La mission du socialisme

     

    « Chez lui, la vision ne s’embarrasse guère de conditions historiques et autre rapports de production, et mise avant tout sur la réforme morale et les liens coopératifs » (Samuel Bartholin?)

    ... « La cité harmonieuse a pour citoyens tous les vivants qui sont des âmes, tous les vivants animés, parce qu'il n'est pas harmonieux, parce qu'il ne convient pas qu'il y ait des âmes qui soient étrangères, parce qu'il ne convient pas qu'il y ait des vivants animés qui soient des étrangers. (Péguy, Marcel) (nous avons failli nous corriger, parce qu'il y avait des répétitions ; puis nous nous sommes aperçus que c'était du Péguy, dans le texte ; nous n'avons donc pas voulu « corriger » Péguy…) Pour les mal-comprenants (1), précisons : "étrangers à la cité", qui accepte les étrangers, et les dissout dans l'amour et l'harmonie qui la constituent. La cité socialiste d'avant la scission de Tours, d'avant la Grande guerre : c'est très exactement une rédemption, grâce aux pauvres et immenses moyens humains. Le christianisme prendra chez Péguy le relais, ne fera qu'approfondir le relais.

     

    1. a) double hérésie du socialisme

    Ce serait

    1°) le trop d'incarnation, traduit par un anticléricalisme desséchant, un antispiritualisme suffocant. "Par le péché de l'homme la mystique est devenue politique." "La même action, qui était légitime, devient illégitime". Il ne faut plus que l'on puisse s'exclamer devant de beaux immeubles, comme je l'ai entendu en 1967 : "Regarde moi ces concessions à l'esthétisme bourgeois, au lieu de faire de beaux toits ils auraient pu construire trois étages en plus" – connards.

    Mais aussi

    2°) l'insuffisance d'incarnation, ce qui revient au même.

    ...Ni excès d'idéalisme, ni excès d'incarnation, qui est guerrier, qui est anticlérical - ni trop homme, ni trop Dieu ; les Byzantins (bites en zinc ? pardon…) qui se battaient dans les rues de Constantinople pour des motifs que nous jugeons, nous autres, ah ! si futiles ! si ridicules !

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 57

     

     

     

    s'étripaient pour l'essentiel – justement : Christ est-il vraiment Fils de Dieu ? ...d'où : b) l'affaire Jaurès - « l'affaire Jaurès » - un socialo, Péguy, contre les socialo(s?) - tel Mauriac (plus tard), un chrétien contre les chrétiens. Péguy n'a jamais voté. Péguy n'a jamais fait baptiser ses enfants. Jaurès, lui, ou Lincoln (votants achetés, pour abolir l'esclavage…) sont des tacticiens. Jaurès eût viré doctrinaire. Jaurès eût proposé, puis imposé, par (horrible !) exemple - un art socialiste, cher à Khroutchev (plus tard), lequel se gaussait de ces prétendus nouveaux artistes, qui « représentent les sapins avec la cime en bas et les racines en l'air". Nous ne savons pas ce que c'est que “l'art socialiste”. Nous n'avons, nous ne voulons avoir aucune idée de ce que ça peut bien vouloir être. "Des jeunes gens" - c'est Jaurès qui s'exprime - "littérateurs, artistes, m'ont demandé de vous dire ce soir ce que, pour nous, dans notre conception socialiste, représente l'idée de l'art" - et Péguy (« Brève réponse à Jaurès") : "Je m'arrête aussitôt, et je proteste contre ces jeunes gens, et contre celui qui les a bien accueillis. Ces mots : ce que, pour nous, dans notre conception socialiste, représente l'idée de l'art, n'ont pour moi aucun sens. Ou bien s'ils avaient un sens ils donneraient à penser que nous avons, comme socialistes, une représentation particulière de l'art. (Baudelaire lui-même traitait d'infamie la notion même de « progrès » dans l'art...)

    "Au lieu que nous avons une idée de l'art uniquement parce que nous sommes des hommes - et d'ailleurs nous préparons la révolution sociale afin que l'art apparaisse - libre - à la connaissance des hommes." Et sentez bien la différence, Messieurs les Assimilateurs rapides, malgré votre analyse à deux balles où Péguy pressent déjà ce que sera l’oppression soviétique, l’oppression culturelle prétendument socialiste - « je me représente encore », dit Péguy ( “Un essai de monopole “) « 

    un spectacle beaucoup plus grandiose; nous aurons, quelque premier mai, la fête de la Fédération de la grande révolution jaurésiste ; on célébrera, on commémorera la disparition des anciens abus ; on fêtera la suppression des anciennes iniquités ; on réunira au Champ-de-Mars, avec l’assentiment du Matin, les cinq millions d’enfants des écoles de France, garçons et filles ; cinquante mille instituteurs, cinquante mille officiers officiers de défense républicaine les aligneront et leur feront faire un immense par file à gauche, aux accents de l’Internationale ; ce sera l’Apothéose de la Délation. »

    Le parti eût imposé à tous la même discipline. Il eût été interdit d'exprimer une opposition aux résolutions votées par le parti. Voire d'exprimer son opinion en d'autres termes que la

    langue de buis du parti. Ce qui arriva très vite. Autre chose, ou la même chose : qu'est-ce que ces POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 58

     

     

     

     

    gouvernants qui veulent imposer à tout un pays la vulgate dite laïque ? ...Depuis quand les instituteurs devraient-ils, de Paris à Madagascar (où l'on ferme les écoles religieuses pour obliger les élèves à rejoindre l'École d'État) – se faire propagandistes ? Il ne faut pas que l'instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement ; il convient qu¦il y soit le représentant de l'humanité (...) Il doit assurer la représentation de la culture. C'est pour cela qu'il ne peut pas assumer la représentation de la politique, parce qu'il ne peut pas cumuler les deux représentations. (De Jean Coste). Et ce que Péguy rejette par-dessus tout, c'est le corps doctrinal, dogmatique, de toute propagande : « méfiance instinctive, quasi anarchisante, avec le pouvoir et la politique –dont les noces avec le socialisme sont susceptibles selon lui de conduire à des postures démagogiques, et notamment à la pire d'entre elles, la «démagogie intellectuelle»- merci, décidément, Bartholin.

    ...Cela se termine toujours par le massacre, par les « propagandisés », des « impropagandisables »… Sombre prescience ! ou simplement souvenir, car tout se répète, des trop fameux excès de la Révolution, laquelle était alors aussi proche, chronologiquement, ne l'oublions pas, que pour nous par exemple la Guerre 14 (mais réduire la Révolution à Robespierre et Robespierre à la Terreur est aussi… de l'infamie).

     

    Péguy ne remplaça pas davantage le dogme « socialiste » par le dogme « chrétien » ; il sentait même – là aussi – le soufre. Et certes, en contrepartie, dit le diable, certains religieux obtus (pléonasme ?) tentent de faire enseigner que la terre est plate, ou que les théories de Darwin (de Freud, ça vient…) ne sont, justement, que des théories... (Je suis encore en retard d'une guerre, d'un combat...). Et c'est pourquoi (« c'est la raison pour laquelle, ânonnent les ânonnants), 2014 n'aura pas tellement vu de célébrations de Péguy (livres, films, rétrospectives) – Dieu sait qu’il y aurait eu bien des choses à commémorer, en cette année, l'écroulement, par exemple, de la civilisation (« C'est en 14 que tout s'est mis à déconner », Céline, de mémoire) – mais bel et bien de Jaurès, dans les méthodes ou dans les tentations duquel ce geignard de Péguy entrevoyait, sans s’imaginer un seul instant devoir prophétiser, tout le totalitarisme soviétique, jusques et y compris les parades grandioses, terribles et imbéciles des enfants des écoles acclamant le Petit Père des Peuples.

    Nous entendons d'ici certains sectaires me reprochant de faire du sous-Bernard-Henry Lévy, « ce qui n’est pas peu dire », ajouteront-ils – eh bien, tant mieux – d'ailleurs BHL ne l'aime pas non plus, Péguy :  « Le malheur étant que, emportés par leur rage, entraînés par cette haine pour POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 59

     

     

     

     

    leurs anciens camarades de lutte devenus maîtres du pays, ils se laissent aller à parler comme leurs ennemis d’hier, Maurice Barrès en tête. « À bas la démocratie ! dit maintenant Péguy. A bas le suffrage universel ! Vive l’énergie nationale ! Vive l’instinct de la race ! Vive le tambour français ! Vive les canons français, fins et maigres comme des adolescents français ! Vive la guerre qui est devenue l’espérance de tous les vrais Français ! Pauvre Péguy, pauvre lieutenant Péguy qui y part, en effet, à la guerre, comme Apollinaire, la fleur au fusil, persuadé – c’est toujours lui qui parle – que « la première gloire est vraiment la gloire de la guerre ».  Dixit Bernard-Henri Lévy.

    Tandis que Péguy se verra, horreur, célébré par tous les descendants de lepénistes (on aura oublié (j'ose espérer) Le Pen), les grenouilles de bénitiers, intégristes et inquisitrices de tout poil, ô paradoxe, ô insulte suprême envers ce chantre de l’indépendance suprême, encore ce mot de chantre est-il suspect, le condamneront. Le peuple aime les simplifications, Péguy le savait : la Droite encensera Péguy, la Gauche Jaurès, et tous les contresens de se répercuter à l’infini. Dans Jaurès donc, en filigrane, déjà Lénine. Dans Péguy, l'honnête homme, celui qui mourra – pour de bon. Jaurès en effet incarne bel et bien l'homme de l'avenir, défilant derrière les drapeaux rouges. “Je te prédis des choses étonnantes. Nous verrons peut-être le rétablissement des sacrifices humains. Nous verrons les penseurs envoyés au bûcher ou à la chaise électrique, pour avoir professé des hérésies. Nous verrons des procès de sorcellerie et la persécution des Juifs comme au moyen âge. Nous verrons des foules hurler d'amour au passage d'un despote et des fils d'électeurs socialistes [“c'est moi qui souligne”] se rouler à terre en criant : Ecrase-nous, dieu vivant !” Certains estimeront que je cite trop longuement Jules Romains, plus tard pacifiste à la Daladier ; que je fais, comme on disait, trop de "personnalités" ; mais à la connaissance de ceux qui accuseraient bientôt Charles P. d'avoir joint ses aboiements à la meute qui finit par assassiner Jaurès, je tiens absolument à porter ceci : "...j'attends pour dire tout ce que je crois avoir à dire sur et contre la politique de Jaurès, la tactique de Jaurès, l'action de Jaurès, la philosophie de Jaurès, la théorie et la pratique de Jaurès, que la ruée odieuse des barbares et des ingrats, des mufles et des envieux, des nationalistes et des antisémites, et des militaristes, des brutes et des rageurs, des ennemis et des faux amis se soit un peu apaisée."

    Mais ce qui est bien plus grave, et suscita mon incrédulité au point de négliger les preuves les plus tangibles, il écrivit hélas dans le Petit Journal du 22 juin 1913 : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès (variante orale POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 60

     

     

     

     

    invérifiable : « Il y a deux choses que nous collerons au mur : l'Avis de mobilisation générale, et Jaurès ») - nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos ». ...Quelle fut donc la faute impardonnable de Jaurès ? d'avoir instrumentalisé, gouvernementalisé, le dreyfusisme. Je pense ici au grotesquement intitulé Parti Révolutionnaire Institutionnalisé” du Mexique (ou au “dadaïsme d'État” régulièrement dénoncé par les artistes). Voyez la déviation, l'hérésie imposée par les dreyfusards de la onzième heure à ceux de la première. Eux, les premiers, estimaient qu'il était déplorable de trahir sa patrie, et défendaient Dreyfus contre cette accusation infamante.

    Voilà qui est logique. Mais aller proclamer, sans que Jaurès y contredise, qu'il n'était, de toutes façons, pas si grave d'être un traître, que les militaires étaient tous d'affreuses ganaches, qu'il ne fallait faire aucun cas de la Patrie, et qu'il n'était pas si mauvais, qu'il convenait même de trahir - (decet, il convient) - pourvu qu'on sacrifiât aux très nobles idéologies antimitaristes, et se permettre « en même temps » de défendre Dreyfus en affirmant qu'il n'avait jamais fait ce qu'il aurait finalement, idéologiquement, déontologiquement, fallu faire, trahir le pays, telle était l'absurdité, le porte-à-faux, le reniement, qui flanquait tout par terre. C'est pourtant cet illogisme, cette trahison pour le coup dialectique, cette ignominie si justifiée pourtant qu'elle fût par l'ignoble attitude des corps armés bourgeois constitués - qu'il eût fallu cautionner, promouvoir ? “ Jeter le bébé avec l'eau du bain” comme on ne disait pas encore à tout bout de champ (das Kind mit dem Bad ausschütten, 1512) ? Péguy en eût hurlé de rage.

    De même en est-il aujourd'hui où il suffit de décréter tel ou tel “raciste”, quoi qu'il ait pu dire par ailleurs, et sans analyse préalable, pour le diaboliser : l'essentiel était, alors, de bouffer du curé, de bouffer du militaire. Et si tout le monde chante Pourquoi ont-ils tué Jaurès, c'est de façon bien plus pertinente à présent qu'il conviendrait de se poser la question : Pourquoi ont-ils tué Péguy ? Pourquoi - « mais voyons, c'est lui qui ne demandait que ça ! » Et voilà pourquoi c'est Péguy "qui a mauvaise presse", comme disait l'une de mes amies, sans avoir peut-être lu ni l'un, ni l'autre. Impossible également de faire acheter le moindre volume de Péguy à une certaine médiathèque dont je tairai le nom par pitié.

    Nous ignorerons toujours ce qu'il en fût advenu si la générosité de Charles P. ,l'avait emporté ) sur le sectarisme embryonnaire de Jean Jaurès. Et droitiers de tout poil, Péguy mort, d'enrôler dans leur camp le malheureux posthume outrageusement, calomnieusement ballotté dans

    la même charretée de revanchards (Léon Daudet ; « Tuez Jaurès ») qui livrèrent Jaurès aux balles de Villain, le 30 juillet 1914. Mais Jaurès n'était pas le seul : lui aussi, Charles Péguy, s'était renié. Le mécanicien du Paris-Toulouse, en ces temps où la radio n'existait pas, fit halte à chacune des stations, et du haut de son marchepied, cria aux voyageurs Ils ont tué Jaurès. Ce fut la guerre.

     

    X

     

    Le grand mystère est de savoir comment l'on est passé de l'union syndicale, de l'union sacrée (ainsi que la prêcha Jaurès dans ce fameux Square du Chapeau Rouge au bas du XIXe arrondissement, désormais si désert, si désuet, si niaisement peuplé de joggers en leurs matutinales mises en jambes) contre la guerre – à l'union sacrée contre le Boche. Péguy n'a jamais cru à cette assimilation naïve, peut-être grandiose et naïve, du syndicalisme français au syndicalisme allemand... Pourtant ce sont bien les Allemands qui déclencheront la révolution Spartakus (Wilhelm Liebknecht – Rosa Luxemburg) réprimée dans le sang par les troupes gouvernementales en 1919… bien plus tard... après la défaite.

     

     

    L'ombre anticipée du baron Sellières

    L'autre grand mystère, chez Péguy cette fois, est cette inénarrable vision, digne du baron Sellières, dont il nous gratifie dans L'Argent. Caricaturons. Il aurait existé un bon vieux temps, où les ouvriers ne se révoltaient pas, tiraient gloire de leur pauvreté si chrétienne, se contentaient de leur dénuement. Ils priaient tous les soirs devant la sainte Vierge avant d'envoyer leurs enfants se coucher – car Dieu sans doute avait pourvu à leur souper. C'est embêtant. Très Cité de la Joie : plus on est de pauvres, plus on est fraternel, moins on a de besoins. C'est beau comme l'Antique. Très épicurien dans le grand sens du terme. Savoir se contenter de peu. Un riche envieux est plus pauvre qu'un pauvre satisfait.

    Il n'y aura plus de misère ouvrière. Le pauvre de Péguy sera celui qui travaille dans l'atelier de Joseph. L'atelier, pas la grande usine. C'est le petit artisan indépendant. La boutique de Monsieur Poujade. Je ne devrais pas dire cela. L'instruction, vous dit-on. La maman de Péguy n'avait pas trop aimé cette révolte de son fils, alors qu'il suffisait de si peu à ce dernier pour se payer

    une belle carrière universitaire, avec tous les honneurs (« ...au pluriel ! au pluriel ! »)

    La fin de l'humanisme, déjà  

    Jacques,Bourdeilles,fantôme

     

    Péguy n'admet pas que la défense de Dreyfus implique nécessairement l'attaque systématisée contre toute armée, contre tout clergé, contre tout sacré. Il n'admet pas cette évolution. Il attaque MM Lanson, Brunetière, Langlois, parce qu'ils ont introduit une sorte de ravalement, de ravinement de toutes les valeurs. Au nom de la science, de la méthode scientifique appliquée aux lettres et à la philosophie, tous affairés à se bousculer sur le mât de cocagne des ambitions personnelles, les voici aboutis aux plus franches sottises, à des absurdités à hurler que nous payons encore, Ils déshumanisent, désespèrent l'homme déjà, démontrent, métaphysiquement et pour ainsi dire métascientifiquement, que nous ne sommes (ce que nous n'avons jamais voulu savoir - ce que nous n'avons pas besoin de savoir) que poussières, que mécanismes, sans aucune fissure par où pourrait s'infiltrer par exemple la gloire, pour Corneille, la grâce, pour saint Martin, pour sainte Jeanne d'Arc (“si j'avais démontré que Jeanne d'Arc était une gourgandine, ils m'auraient applaudi”), pour Dieu.

    La science nous ravale au concret. Voilà pourquoi nous nous ruons à présent sur la religion et ses atroces succédanés. Dans la rationalité scientiste, faussement, roidement objective, des universitaires de ces temps-là, passe déjà ce vent décapant qui nous laisse sur notre petit croupion, sur notre sol dénudé, bise suicidaire avant-coureuse de la Première, et pourquoi pas de la Seconde guerre Mondiale. De Renan à la télévision, vertigineuse descente. Péguy refuse cette descente, ce passage à la trappe de tout génie, de toute grâce, de toute faille par où quoi que ce soit de spirituel puisse s'immiscer. Il observe que ses grands blackbouleurs, ceux qui lui ont dédaigneusement dénié, à lui Péguy, la grandeur de Corneille, la sainteté de Jeanne et de Martin, se livrent également à des imperfections, laissant malgré eux se coulisser, malgré tout, le souffle de la vie, de ses erreurs, par les défauts de leurs cuirasses de chitine, jusqu'à en apprécier, malgré tout, cette gloire temporelle qu'ils fustigent si zézaiement chez les autres...

    Ils nient l'imprévisible, le flou, le subjectif, le poétique, le génie, Dieu – tout en ayant recours eux-mêmes à tout ce dont ils nient l'existence même, parvenus, en dépit de la sainte Exactitude. Ils sévirot à grande échelle dans les Ecole supérieure du professorat et de l'éducation (ESPE) ex-IUFM, dans les manuels de français destinés à l'enseignement secondaire : “Désormais (dit le parolier de Guy Bedos) l'enseignement du français est à la littérature ce que la gynécologie

    est à l'érotisme”. Nos Diafoirus sont passés de la sociologie, dont l'analyse a démontré les grossières approximations, à ce qu'ils prennent pour du structuralisme. Total les cours de français sont hyper-chiants, et d'une superficialité à toute épreuve ; c'en est au point que les instructions officielles recommandent avec la plus extrême sévérité aux enseignants de ne surtout plus se livrer à cet exercice, ringard, de l' « analyse psychologique ». Donc, plus de psychologie ! Phèdre, Andromaque - n'ont plus de psychologie ! Ce ne sont plus que des actrices qui récitent de telle et de telle façon des vers composés de telle et de telle façon, sur du papier, en relation, en rapport, en référence à tels ou tels antécédents, des “sources” comme ils disent !

    Et voilà comment ce qui se pressentait, avant même la guerre 14-18, est devenu la norme des jeunes disciples décervelés. Péguy, moi-même (je sais...) œuvrons précisément dans l'imprécis, dans l'impression, le subjectif. Ce qui n'est pas une raison pour sombrer dans le superficiel ou le sentimental facile. Mais du temps de Péguy, ces forces abrasives, ces érosions, n'en sont qu'à leurs débuts. Elles rongent, grignotent, naïvement, férocement. Et les plaidoyers de Péguy, désespérés, pour la sainteté, pour la liberté de regarder vers le haut, ces investigations fiévreuses, ses indignations, s'apparentent dans leur pathétisme aux derniers soubresauts, aux violents soubresauts, de l'homme qui voit monter le ras-de-marée du siècle nouveau, préparé de très loin par Renan, par le positivisme d'Auguste Comte, et de plus loin encore par Diderot et l'athéiste d'Holbach.

    Tout se vaut. Ça nous apprendra. Devant la mort assurément tout se vaut, tout se brise. Mais il y a cette extraordinaire phrase de Sartre. Un aveu d'aporie : “La vie et la mort se ridiculisent l'une l'autre” - En vérité la colère de Péguy nous évoque, mutatis mutandis, toutes proportions gardées, cet affolement qui saisit Voltaire (esprit s'il en fut totalement éloigné de celui de Péguy (ennemi de l'ironie) – à moins de leur trouver des parentés lorsqu'il s'agit de la recherche de la Justice) - lorsque le vieil Arouet s'aperçut qu'insensiblement (le choc fut bien plus rude du temps de Péguy) le goût du public se corrompait, que les spectateurs petit à petit et de façon irréversible, sans que l'on sût pourquoi, commençaient à préférer Shakespeare, non pas dans sa traduction édulcorée, mais dans le texte, à Corneille, à Racine – à Voltaire. De loin, de très loin, Voltaire flairait avec répugnance les premiers relents de l'attendrissement romantique ; Péguy sent déjà l'anéantissement de la pensée de l'homme dans une théorisation inepte, mais d'autant plus efficace, qui prépare déjà, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 64

     

     

     

     

    par le mépris de la grandeur humaine, par l'abandon de Dieu - les massacres de Champagne où il se laissa tuer – mais la veille de la date officielle, ce qui ôta aux enfants de Péguy toute revendication honorifique, à vingt-quatre heures près... - qui anticipe ainsi, par cette dévaluation de l'homme, les massacres en devenir du XXe siècle, celui que Victor Hugo s'imaginait devoir être celui de la paix et de la fraternité universelles.

     

    De l'effondrement du monde ancien

    ...L'ordre du jour n'est donc plus, Charles Péguy, de “trouver de nouveaux saints”, il s'agir de démontrer au peuple que la notion même de sainteté, de génie, de grâce, n'est plus rien. Que Mozart et le dernier cireur de bottes sont égaux, que le dernier citoyen lambda et Louis XIV sont semblables, parce qu'ils sont allés chier tous les jours, et qu'ils mourront, et dans la foulée pourquoi pas tout de suite, et que Bouvard est un aussi grand philosophe que Derrida.

    ...Finalement, le génie, Dieu, tout ça, et si c'était vrai ? (Marc Lévy...)

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    L'amour ?

    Nous n'avons pas envie de ressasser le "Lagarde et Michard : "Il est reçu à l'École Normale en 1894" (...) Dans la "cour rose" de Sainte-Barbe, il s'est lié avec les frères Tharaud » (p.445) (nous nous passerons d'eux), « avec Joseph Lotte qui fondera le Bulletin des professeurs catholiques de l'Université, et surtout avec Marcel Baudoin."

    Qui ignore qu'il épousera (civilement !) la femme de ce dernier à son décès, lui faisant quatre enfants ? qu'il ne les baptisa point, qu'ils ne crurent pas en Dieu (du moins avant sa mort), non plus que sa compagne ? qu'il signera "Marcel et Pierre Baudouin" sa Jeanne d'Arc de 1897 en hommage à son ami "trop tôt disparu"? Qu'il écrivit les "Quatrains", "écho, pathétique dans sa pudeur" (je cite) "d'un drame intime" ? "Son cœur fut déchiré, mais sa fidélité ne succomba point ; et peu à peu, après de longues tortures, il retrouva la paix de l'âme". (Un nom ? Mme Favre.)

    Mon Dieu, on ne couchait pas comme ça, à l'époque, cependant c’était plus simple : il y avait des codes, une procédure bien précise, on faisait ça, ça et ça, comme à la manœuvre, c’était dans le règlement, la réglementation en vigueur. La femme consentait, la place tombait, se POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 65

     

     

     

     

    rendait, au son du tambour, son cœur “battait la chamade”... Péguy n’était pas un tombeur. Ouf. Les femmes ? ...Péguy n'en parle pas. Du moins en prose. Ou bien en des termes que n'eût pas désavoués l'auteur de La Femme, le bien oublié Michelet, qui agaça si prodigieusement la Beauvoir (« L'Abreuvoir », disait Vian...) Sans doute Péguy *

    estimait-il, comme tout homme de son temps, qu'il n'était pas nécessaire d'accorder le droit de vote aux femmes, parce qu'elles voteraient comme leur mari, à moins qu'elles ne votassent à l'opposé, ce qui nuirait à l'unité des ménages.

    Ou comme Hugo : “L'homme s'efforce, invente, crée, sème et moissonne, détruit et construit, pense, combat, contemple, la femme aime. Et que fait-elle avec son amour ? Elle fait la force de l'homme.” (Discours des funérailles de Mme Louis Blanc). Ou comme les Quarante-Huitards, et plus tard les Communards, tenez (Péguy était fils de Communard) "non pas seulement dans le temps mais dans l'âge et l'événement de Vallès" (Dialogue de l'Histoire et de l'âme païenne) - qu'il ne fallait pas que la femme se mêlât de Révolution, que les hommes, les vrais, se battaient pour qu'elles pussent élever leurs enfants à l'abri des Lois faites par l'Homme, derrière les rideaux bonne femme de leurs cuisines.

    Ne pas oublier les Portugaises de la Révolution des Œillets, qui furent renvoyées chez elles, à leur cuisine, après simulacre de viol.

    "Péguy et les femmes" : vous risqueriez d'être déçus.

    Ce qui ne l'empêcha pas de composer Ève, poème sur lequel je ne puis résister à vous citer les Frères Tharaud (coucou!) (Notre Cher Péguy) : “...je reçus un matin cet énorme Cahier [de la Quinzaine] portant ce titre tout nu Ève ; quand je l'ouvris et que je vis s'aligner comme à la parade cinq quatrains à la page, et cela pendant quatre cents pages ; quand je calculai mentalement ce que cela faisait de vers entassés les uns sur les autres, sans repos, sans accalmie ; quand je vis qu'à la première ligne Jésus-Christ s'adressait à la première femme, commune mère du genre humain, et qu'à la dernière ligne il lui parlait encore, j'avoue que je reçus un choc, et qu'en dépit de ma dévotion pour la grande aïeule et Péguy, je fus saisi d'épouvante.”

    ...Je n'ai pas lu Ève. Je n'ai pas lu tout Péguy. J'en demande bien pardon aux critiques. Péguy lui-même me justifie (trop facile) : disant qu'il est impossible de parler absolument de quelque auteur, de quelque œuvre que ce soit, ayant tout lu, y compris de ce qui s'est écrit sur eux, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 66

     

     

     

     

    avec prétention à l'objectivité scientifique. De quoi parlais-je au début ? De femmes ? ...j'ai dû gaffer. (Plus tard, j'ai lu ce long, ce peut-être grand poème. De ma sottise à son génie, nul arc électrique ne s'est formé, rien ne m'est resté, imperméable je suis, doublement, demeuré ; la femme,bien réelle, de Péguy, et sa belle-mère, ne l'aimaient pas, le tenaient pour un obstiné ; d'autres femmes ont côtoyé (Geneviève Favre) ou traversé sa vie (Blanche Gabriel) – mais la femme, telle quelle, restait un devoir ; qu'il a profondément, douloureusement respecté. Là n'était pas son ciel, ni son enfer).

     

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    La prolixité de Péguy (“Qui ne sut se borner...” [air connu])

     

    Bourrant, bourrant, comme s'il devait mourir demain. Entassant. Ève : huit mille vers. Tant d'autres à venir, qu'il n'eut pas le temps d'écrire, ni n'aurions eu le loisir de lire. Mais prévisible; honnêteté, ressassement, d'un bout à l'autre. Il est aussi important de fabriquer du pain que des livres : mais qu'est-ce qui ressemble davantage à un morceau de pain qu'un autre morceau de pain. Pourtant s'accroît cette sensation, à mesure que l'on s'achemine vers la fin de l'œuvre de Péguy, à savoir : que jusqu'ici l'on n'a rien lu, on n'a encore rien vu, que le meilleur est au fond du pot, que l'on se demande jusqu'où Péguy ne fût pas descendu, dans son ininterrompu creusement. On lit comme on suit son chemin, de station en station, empilant sur soi de strophe en strophe tout le poids de l'immense respiration du monde.

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    De la répétition

    Souvent l'on reproche à Péguy son goût, son obsession de la répétition. Le premier obstacle, souvent définitif, souvent rédhibitoire, où l'on se heurte, dès le premier abord, la première page de Péguy, c'est le piétinement, l'impression non pas de lire, mais de pétrir, de labourer. De fabriquer des chaises. Exemple : “Étant donné que ce grand peintre (Monet) a peint vingt-cinq et trente-sept fois ses célèbres, ses admirables nénuphars, il a peint aussi (et en cela même) un grand problème, un ramassement de grand problème, un problème singulier de maximum et de minimum. POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 67

     

     

     

     

    Étant donné qu'il a peint vingt-cinq et trente-sept nénuphars, toutes choses égales d'ailleurs, quel sera le meilleur, le mieux peint ; quelle fois sera la meilleure. Le premier mouvement, le mouvement du bon sens, le mouvement logique, et en un certain sens le mouvement mécanique est de dire : le dernier, parce que de l'un sur l'autre jusqu'au dernier toujours il prend, toujours il gagne, toujours il acquiert, (et toujours il garde ce qu'il acquiert) (condition nécessaire et sine qua non), toujours il monte. Mouvement illusoire” - et ça continue encore et encore - y revenir.

    Piétinement vaut malaxation, vaut pétrissage ; foulage du vigneron, du corroyeur. L'œuvre de Péguy ne peut être "complète" (Charles Péguy, œuvres choisies poétiques éd. Ollendorf, 14 mars 1914) ; Saint-John Perse, Hésiode (le bouclier d'Achille), Homère (même topos) veulent comprendre, inclure, célébrer l'univers entier : "La terre vaste sur son aire roule à pleins bords sa braise pâle sous les cendres" (Saint-John Perse)... Péguy a exprimé le suc, de toute sa pression, son expression, du monde et de son âme entière.

     

    1. a) la répétition est exaspérante - car c'est par là que l'étudiant (celui qui lit, qui lit le texte, espèce rare, et parle d'autre chose que de son smartphone (hélas ! jusque dans les facs de lettres !...) - aborde Péguy, nécessairement : par cette lourdeur incantatoire. Cette litanie, ce côté casse-pieds du pas de pèlerin - ou bien soudain ces successions de points essoufflés en fin de versets, phrase achevée ou non :

    "Il avait bien compris qu'il ne pouvait pas vivre comme cela.

    Avec des enfants malades.

    Et sa femme qui avait tellement peur.

    Si affreusement.

    Qu'elle avait le regard fixe en dedans et le front barré et qu'elle ne disait plus un mot.

    Comme une bête qui a mal.

    Qui se tait.

    Car elle avait le cœur serré.

    - etc. etc.

    (voir aussi les pressantes, inefficaces consolations, représentations de Madame Gervaise à Jeanne, répétitions en tant que preuves ; les reprises claudéliennes, ces phrases de l’est, répétées POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 68

     

     

     

     

    aussi dans mon enfance : “Il va se casser la gueule ! ...il va se casser la gueule” - la première fois en mélodie montante, prédictive, affirmative ; la seconde moins forte, trois tons plus bas, en écho, je vous l'avais bien dit – clausule valant preuve, démonstration, conclusion. Flux montant dit Halévy, chaque fois revenant incessamment sur lui-même, la vague recouvrant sa portion suivante, plus haute, plus large, imperceptiblement, couche après couche, sable et territoire.

     

    1. b) la répétition est musicale

    Envoûtante, incantatoire – ainsi, modulant le même thème sur sa flûte, Amphion a-t-il édifié les murailles de Thèbes – ne dit-on pas “littérature édifiante” - Péguy n'a pas caché ses cheminements, disposant sous nos yeux, marche après marche, tous les étagements de sa pensée – où Flaubert estimait qu’à une idée correspondait un seul mot – mais il se trouve à présent des lecteurs pour déguster les repentirs du vieux R.P. Cruchard...

     

    1. c) la répétition est célébratrice

    Certains grammairiens fous et gigantesques décomptérent tous les mots susceptibles d’exister, par toutes les combinaisons possibles, selon toutes les racines bi-, tri-, quadrilitères (à deux, trois, quatre consonnes), combinées à toutes les voyelles ou diphtongues de la langue la plus riche, la plus inventive, la plus musicalement, mathématiquement, phonématiquement luxuriante des quatre mille autres recensés à la surface de la terre - l'arabe. Au commencement assurément était le Verbe - le divin balbutiement de Dieu, sans cesse réfracté, réverbéré. Immobilité tourbillonnante des atomes. La répétition se trouve ainsi participer de la transcendancer. Nommer, c'est créer. Ce que nous appelons nominalisme. Toute représentation langagière s'enivre à ce leurre. Ainsi l'écrivain comme la souris dans son pot de lait se débat pour finir au sommet de sa motte de beurre. Misère, oui, des mots. Impuissance finale de Rimbaud (si nous avons bien compris). De Racine, contraint lui aussi de se taire, après avoir écrit tout un plan de tragédie (“Elle est terminée, Sire ; il ne me reste plus qu'à l'écrire”). Puis composant Esther, Athalie, désormais absentes de nos scènes. L'Homme, qui ne possède que le mot, use et abuse de la fonction directement incitatrice du MANTRA : la répétition créatrice. Notre inconscient se précipite alors, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 69

     

     

     

     

    au sens chimique, en langage : Jacques Lacan. Rappelons aussi les admirables constructions verbales de la Kabbale aux Trois Colonnes, éternel mandala de Dieu. Péguy transpose un apparent le verbiage en muraille – homme des mots, mais aussi des actes ; il en est mort - accomplissant ainsi l'acte humain par excellence, l'acte suprême et le non-acte, le sceau, la preuve, la mort. L'acte proprement ontologique de l'homme est la Mort. L'acte définitif et de définition. Du mot à la mort. De même Dieu, pur Verbe, n'est que le Rien, et, de cet infini vibrato, fonde à chaque instant l'univers, de même le mot de l'homme, qui pense en mots, fonde et confirme à la fois le monde et l’Acte.

    X

    Question bien bête (je dis comme les choses me viennent) : après tant de répétitions, de litanies, de célébrations d'Eve ou de Jeanne – comment Péguy a-t-il pu si longtemps tergiverser, atermoyer, dans sa conversion au catholicisme (“Vous êtes un lâche !” lui jeta Psichari, petit-fils de Renan. Agenouillez-vous, (priez, faites semblant de croire,) abêtissez-vous, et vous croirez) - or quiconque s élève contre toute discipline de parti, fût-il le dreyfusard, ne saurait volontairement ni visiblement cautionner Pascal lui-même dans sa proposition irrationnelle, ici trop librement recomposée. C'est donc bien plus Renan (tout « modernisme mis à part) dont Péguy pourrait ici se réclamer.

    Il n'a jamais fait baptiser ses enfants, et ne s'est résolu écouter la messe que deux fois, vingt jours avant et la veille de sa mort. Par son piétinement de pèlerin des lignes, Péguy aura finalement créé son propre rite, sa propre liturgie.

     

    Valeur, également, apotropaïque, c'est-à-dire conjuratrice, de l'incantation, du bercement : Péguy place ses enfants sous la protection de sainte Geneviève, puis de la Vierge :

    "Ses trois enfants dans la maladie, dans la misère où ils gisaient.

    Et tranquillement il vous les avait mis.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 70

     

     

     

    Par la prière, il vous les avait mis.

    Tout tranquillement dans les bras de celle qui est chargée de toute la douleur du monde."

    C’est dans les mêmes cadences que Péguy présente à Marie a Cathédrale de Chartres. La Répétition, l’Incantation est le Verbe même de Péguy : neque eum posse verbo deficere qui credidisset in Verbo - "Le verbe ne saurait faire défaut à qui a foi en le Verbe" - la répétition étant non seulement, comme nous pourrions nous en flatter, recréation proprement dite, mais aussi rédemption : insoluble, réversible et improbable articulation, d'une part, de la parole sur l'action, et de tout cela sur la foi. Cependant Charles Péguy écrit : “...il n'y a pas de rachat. Ceux qui sont morts sont bien morts. Ceux qui ont souffert ont bien souffert. Nous n'y pouvons rien." Il est vrai qu'il ajoute : C'est à peine si nous pouvons atténuer un peu le futur." (Encore de la grippe) - mais ceux de ce siècle, ceux "du siècle", au moins, qu'ils soient sauvés (noter qu'en son jeune temps, Péguy estimait que passé trente ans, les bourgeois devenaient irrécupérables...) (les fonctionnaires, aussi - qu'est-ce qu'on dit comme conneries quand on est jeune - surtout les professeurs, “deux fois fonctionnaires”) "Il me faut une compensation, sinon je me détruirai. Et une compensation non pas quelque part et un jour, dans l'infini, mais ici, sur terre, et que je la voie moi-même. J'ai cru, je veux aussi voir moi-même, et si, à cette heure-là, je suis déjà mort, qu'on me ressuscite, car si tout se passe sans moi, ce sera trop dommage. Si j'ai souffert, ce n'est tout de même pas pour engraisser la future harmonie de ma substance, de mes crimes et de mes souffrances au bénéfice de quelqu'un d'autre (...) Je veux être là quand tout le monde apprendra d'un coup pourquoi tout était ainsi. " Et cette fois-ci, c’est Fédor Dostoïevski que nous citons, Les Frères Karamazov.

    La Répétition est rédemption par sa puissance, par son impuissance, expression du plus grand manque donc de la plus puissante plénitude (le plus grand Être est le plus grand Néant) de la plus extrême béance et lâcheté, du plus grand péché donc, et par conséquent de la plus grande salvation, de la plus grande Rédemption (exceptionnellement Péguy a payé de sa vie, a interrompu sa phrase, le phrasé, l'écoulement, le flux de son Verbe et de sa Leçon - pour le transmuer directement, dans l'Acte suprême (qui est Sacrifice) - au beau milieu d'une dissertation sur Bergson (au milieu d'une phrase, il posa sa plume, et se leva pour rejoindre son régiment) - tel ce trompette polonais qui se fit transpercer la gorge par la flèche de l'assiégeant mongol, sauvant Cracovie.

    Si bien qu’à présent pour toujours la sonnerie militaire, le Hejnal, pieusement transmis, s'interrompt net, au milieu de la note. Le Verbe s'interrompit, mais la Ville fut sauvée.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 71

     

     

     

    Des mots

    L'homme n'a pour lui que les mots. Le Verbe. Tout raisonnement consécutif restera cependant secondaire, car les mots, ne renvoyant à rien de concret, peuvent démontrer n'importe quoi, aussi bien chez les avocats, les sophistes, que chez les concepteurs d'Auschwitz et d'Hiroshima. Il ne faut pas démontrer. Il faut répéter. Anesthésier. Créer la foi, n'importe quelle foi. Car hélas, car malheureusement, le raisonnement humain est un CHAMP DE MINES. Ceci est directement opposé à Péguy.

     

    Célébrons le mystère de la foi (prière)

    Foi en Dieu, Foi en un socialisme et en une justice universels. Lorsque Péguy était athée (ce qui dura peu), il dut participer à une réunion d'étudiants chrétiens ; pour ne pas le heurter, il fut décidé que l'assistance réciterait le Notre Père, mais que Péguy, l'orateur, n'apparaîtrait qu'ensuite à la tribune... Dieu, absurde ? Le socialisme, l'égalité de tous, ne l'est pas moins ; la chambre, la turne de Péguy à l'Ecole Normale s'intitulait (c'était écrit au-dessus de la porte) “UTOPIE” ; la vie n'est pas moins absurde ; et chaque pas que nous faisons dans la vie, chaque fois que nous croyons à la vie, nous le faisons en Dieu, car l'absurdité de la Vie, preuve de l'absurdité de Dieu, est également preuve de Dieu. (“Croire en vie est croire en Dieu”) :

    (“A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu,

    A toutes celles et à tous ceux qui seront morts,

    Pour tâcher de porter remède au mal universel

     

    En particulier

     

    A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,

    A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine,

    Pour tâcher de porter remède au mal universel humain ;

    A toutes celles et à tous ceux qui auront connu le remède

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 72

     

     

     

     

    Cest-à-dire :

    A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,

    A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine,

    Pour l'établissement de la République universelle,

    Ce poème est dédié.

    Prenne à présent sa part de dédicace qui voudra.

    Dédicace de la Première Jeanne d'Arc (Tharaud 1897)

    Retour sur certaines entourloupes, ou apories (contradictions insolubles)

    Revenons sur terre. Retrouvons chez Péguy l'attitude même qu'il ne faut pas avoir. Il est impossible, matériellement, spirituellement impossible, à un croyant, à tout croyant, quelle que soit sa foi, de démontrer, voire simplement de montrer, ce qui le fait croire. La foi est une expérience incommunicable. Croire en Dieu, c’est sentir Dieu. Mais il n'est pas un croyant qui ne se soit un jour cassé les dents, malgré tout, et le sachant, sur les absurdités de ses démonstrations, car il a cédé à la tentation, il a voulu expliquer.

     

    La Rédemption (parenthèse)

     

    Examinons cette proposition : "Au jardin des Oliviers, Jésus pleura sur les abandonnés. "...Sur les damnés, Péguy ? sur les fous, les criminels, les assassins ? Karadžić ? ...Ingénieuse, combien spécieuse idée que celle du Jésus-Sauveur ; Jésus tout de même n'a pu se damner pour racheter les péchés. Examinons ce dogme de la rédemption. L'Église insulte la raison, exalte la raison, étincelle de Dieu. Une épreuve est envoyée soit par Dieu pour vous éprouver, soit par le Diable pour vous perdre. A tout jamais je suis séduit, je le serai jusqu'à mon lit de mort, par l'irréfutable rhétorique, la Scolastique (il existe une "sainte Scholastique" (480-543) de l'Église, qui est ce que l'on a jamais produit de plus grandiose. De plus total. Bien avant le marxisme. Bien avant Freud. L'Église, comme tout système fermé, marxisme, psychanalytisme, comme tout - isme, est un merveilleux moyen de toujours avoir raison, le moyen d'avoir raison : on se donne raison (Camus)

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 73

     

     

     

     

    Prosélytisme, suite

    ...Alors que le propre de la foi, c'est précisément d'être réfractaire à toute rationalité. On peut s'approcher de la foi par le raisonnement, mais on ne peut en aucun cas parvenir à convaincre. Fût-ce par générosité. En lisant tant de déclarations de Péguy sur la Sainteté, sur Dieu, Joseph, Jésus et la Sainte-Famille et même Jeanne d'Arc comme si tout cela était, justement, parole d'Évangile, le lecteur averti se remémorera tant d'arguments dont regorge par exemple un Leibniz, qui va jusqu'à arguer du fait que l'on continue à croire même après démonstration de l'absurdité de la foi (mais ceci peut-il se démontrer... bonne objection en effet...). Le croyant qui continue à croire en dépit de tous les raisonnements, dit Leibnitz, démontre la foi de la même façon que l'enfant que l'on a fessé continue à rire après la fessée ! De quoi rire en vérité. Ou plutôt, de quoi rire, virgule, en vérité.

     

    L'enfance et le génie

     

    J'aimerais ici récuser un axiome de la pensée de Péguy : que l'enfance est le lieu de la Foi, que la foi du petit enfant est plus pure, du moins procède d'une source plus intacte, moins polluée que celle de l'adulte. Voire, que l'enfance est directement limitrophe, possède une frontière, poreuse, un voisinage, une mitoyenneté avec le génie. Que l'enfance est un reflet du ciel. Or l'enfance est le royaume de l'imperfection. De la peur. De l'oppression. Du bourbeux. « Être enfant : on est épié, et on attend . On attend. On attend.” Je ne sais plus de qui c'est. On étouffe, enfant. Ça dépend des enfances.

    Bien sûr M. Homais. Je ne parlerai que de mon enfance à moi. Quand je l'aurai considérée comme heureuse, c'est que je serai bien près du gâtisme. Noubrozi, mon père, retiens bien ça du fond de tes 76 ans ( puis il est mort) ON NE GUEULE PAS COMME ÇA SUR UN ENFANT. Les cris sont des coups. Et voilà pourquoi, Péguy, je ne peux pas regretter mon enfance, ni dire que l'enfance c'est le génie. Alors vous pensez, les souvenirs d’enfance heureuse de Péguy, ce que j'en ai à considérer. J'ai chialé tous les soirs à heure fixe,. Lorsque je me suis senti nerveux (des convulsions, mais juste pour [m]e rendre intéressant a dit le médecin, “Ne vous en faites pas : rien de neurologique”) - lorsque je me suis senti énervé, ma mère m'a fait mettre nu sur les marches POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 74

     

     

     

     

    de bois, et m'a lancé à toute volée un grand seau d'eau froide sur tout le corps. C'est voluptueux. Un petit secret entre elle et moi. Non, je ne fais pas l'amour sous la douche. Péguy non plus. "Je veux aller à l'école avec papa." Mon papa est instituteur. Il prononce “insihuteur”, comme les gens autour de lui. Noubrozi m'attache à mon siège, dans sa classe, avec des tendeurs, une règle rouge entre mes dents, comme un mors. Je bavais rouge ; je croyais que je saignais. Il faut excuser les jeunes parents jeunes ; ça ne sait pas toujours très bien comment élever les enfants. Mon père avait à peine quarante ans.

    Après cela, il quitta Buzancy pour insuffisance de paye- salaire unique d'instituteur égale misère, la situation n'a guère évolué depuis le Jean Coste de Péguy, si l'on n' y ajoute pas une gratification de secrétaire de mairie - voilà pourquoi à Essises mon père n'avait pas démissionné. En pleine guerre. C'était pour nourrir le gamin. Prononcez “gamain”, comme dans l'Aisne. Comme dans Les Cht'is. Je ne vois rien de bon dans l'enfance. Ni de génial. Ni de propice à la Foi, qui serait ma foi meilleur que les autres. L'enfance est la patrie du bourrage de crâne. Où l'on apprend aux enfants qu'ils sont bons pour se faire exploser dans des bus. Par exemple. Ou bien qu'ils seront toujours coupables devant Dieu quoi qu'ils fassent.

    Mon père m'a donné les Livres : la prison et la clef.

     

    Destinée, ô Destinée. Parenthèse malvenue.

    Le pourquoi de la destinée. Faute de mieux se rattacher, se renglober, se réincruster en amont, faute d'avoir fondé (pour l'avenir). “L'image de mes nuits de fièvre”. Tu voulais te purifier de toi, Péguy ; tu voulais te laver de ton clown, auteur de ces lignes. “Cette élégance de Mauss, il n'y faut plus penser”. Et que disait Péguy ? Que disait-il en son privé ? Était-il rigolo? Il avait la foi, et nous feignons, nous autres, de ne croire en rien. Mon horreur de toute foi. Je ne crois qu'en la culture, mais ceci est une autre histoire. Facile de parler ici de l'actualité ou non de Péguy, de tout ce qui peut passer pour désuet (parlant un jour à un charmant modèle, que ma femme souvent avait dessinée nue, de "mes travaux sur Péguy" : « Qui c'est ? un Français ?" Elle entendait Peggy. Il est vrai qu’elle ignorait jusqu’au nom de Richard Wagner.

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 75

     

     

     

     

    Péguy et l'Histoire – Divagation

    De mon père, Noubrozi, qui fut aussi mon instituteur, je ne me rappelle que les cours d'histoire. La classe lisait le résumé du Lavisse (inlassablement pourfendu par Péguy). Noubrozi interrompait les ânonnements de ses élèves : "Oui..." et donnait les détails. En octobre tous les ans : les Gaulois. Le Moyen Age tout du long. Jeanne (prononcée "Jeune") d'Arc, son idole. Jamais nous n'avons dépassé Waterloo. La France s’arrêtait à Napoléon. À dix-huit ans l'histoire cessa de m'intéresser : expliquer la Première Guerre Punique par les variations du cours du blé à Rome me sembla incongru, abracadabrant et pour tout dire parfaitement vil. Dictature du marxisme. Quant aux géographes, ils s'embourbaient dans le scientisme physico-météorologique le plus délirant.

    Où sont les cours de papa ? les derniers sujets demandent de traiter des « espaces économiques du Japon » et de l’ « évolution du chômage de 1977 à 1995 » . Le libéralisme rejoint le marxisme-stalinisme le plus effréné. Il n’y a plus que l’économie qui compte, vous comprenez. Et le Règne Absolu de l’Horoscope… .La fin de l’histoire, qu’ils disaient.

     

    Ce que dit Péguy (la différence absolu de l’Écriture)

     

    « Incroyable naïveté savante, orgueil enfantin des doctes et des avertis ; l’humanité a presque toujours cru qu’elle venait justement de dire son dernier mot ; l’humanité a toujours pensé qu’elle était la dernière et la meilleure humanité, qu’elle avait atteint sa forme, qu’il allait falloir fermer, et songer au repos de béatitude. » « ...une humanité Dieu, arrêtée comme un Dieu dans la contemplation de sa totale connaissance, ayant si complètement, si parfaitement épuisé le détail du réel qu’elle est arrivée au bout, et qu’elle s’y tient. » - prophétique, Péguy ? Lorsque tout a été dit « depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent » ? ô La Bruyère !- mais c’est plutôt à Renan (L’Avenir de la science) qu’il répondait : «Un seul être résumant », disait ce dernier, « toute la jouissance de l’univers, l'infinité des êtres particuliers joyeux d’y contribuer, il n’y a là de contradiction que pour notre individualisme superficiel. (...) Tout dépend du but (...) » - ce qui rend perplexe, c'est la réaction de Péguy : de tels accents “soulève[nt] en [lui] des indignation légitimes : « il y a des phrases, dans ces textes, qui vous rendraient démocrate. »

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 76

     

     

     

     

    Note de l’auteur : Sur Monsieur Péguy. Le flot rance.

    C’est très bien Monsieur Péguy de se tourner vers l’extérieur, vers la misère du monde. Encore faut-il ne pas avoir eu de parents chiants. De parents piétinants. Bon Dieu j’explose. Ce type ne me ressemble pas du tout - croyez-vous que je sois jaloux... Savoir se libérer de ses parents, penser aux Autres ? moi non. Excusez. Pas fait exprès. C’est le destin. C’est le bilan. Ma mère apprend que Noubrozi joue les jolis cœurs, devant les jeunes vendeuses de chez Brémard. "Le voilà, disaient-elles, voilà le petit vieux avec ses conneries." Il n'achète rien. Il se croit plaisant. Écoute bien ça, connard d’humain : ne te moque jamais, tu m’entends, jamais, de l’homme qui se ridiculise. Il était une autre fois un jeune sous-chef, qui venait de loin en loin disputer avec mon père une partie d'échecs - jusqu'à ce qu'un jour son épouse fit irruption chez Noubrozi : «  Qu'est-ce qui te prend de perdre ton temps avec ces gens-là ? Tu ne vois pas que c'est un vieil imbécile ? Qu'est-ce qu'on dirait de toi au bureau si on savait les gens que tu fréquentes ? C'est à moi de t'apprendre ce que tu te dois ? » Ce que tu te dois. Tel quel.

    Il y a dans ce bas monde des inadaptés caractériels qui n'ont jamais pu, jamais su dépasser les humiliations subies par leur propre père. Humiliés et offensés.Des bas-de-plafond n'est-ce pas. Vous auriez agi tout autrement. Vous avez agi tout autrement. Qu’ils sont donc méprisables, eux, tous ceux qui n'ont pas trouvé de solution, d'échappatoire !
    C'est qu'ils ne l'ont pas vraiment voulu, n'est-ce pas.
    Nous connaissons par cœur ces petites phrases haineuses et convaincues. Moi aussi je suis convaincu. Avec, et sans calembour. Je hais les gens, je hais les gens, je hais les gens. Tous les gens. Je ne connais pas cet homme (Math., 26, 72) Me sera objecté que Péguy lui-même fut en butte à toutes sortes de saloperies, lâchages, attaques assassines de la part des Langlois, Lavisse et autres “Le Grix ou Legrie ou le Gril ou Legril.” Certes ! Assurément ! Du moins les a-t-il subies, ces attaques, les a-t-il essuyées, ces vomissures, alors qu'il était mûr, adulte, rédacteur, en possession de tous ses moyens ! Comme il vous les aura tous étrillés, et en quels termes, tous ces sous-hommes, tous ces sans-souffle cloportiques !

    ...Mais celui qui dès les années de sa formation, d'enfance ou d'adolescence, a subi de tels coups de canif au curare, déstructurants, destructeurs, celui qui n'aura su (voulu ! bien entendu, voulu ! n’est-ce pas !) voir que le mauvais côté des choses et des Autres, celui qui n'a pas reçu la Grâce d'embellir, d’honorer tous ceux qui l'approchaient, celui-là, jamais, jamais il n'aura, il ne POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 77

     

     

     

     

    récupérera la foi. La moindre parcelle, la moindre particule de foi. Ni en Dieu. Ni en lui. Ni l'espérance. Ni la charité. Jamais. Monsieur Péguy. Ce souci de sauver l’humanité. (« Prends garde à toi, Philippe ! tu as voulu sauver l’humanité » (Musset, Lorenzaccio) Je me fous de l’Internationale Socialiste. Je me fous de sauver les humains. Mais c'est encore Péguy lui-même qui apporte la solution. Ses textes ressemblent en cela aux deux Testaments de la Bible, l'Ancien et le Nouveau, en ce qu'ils peuvent apporter tout ce que l'on veut de plus contradictoire, soufflant le chaud et le froid, et admirables dans les deux cas. Nos petites plaintes exprimées à l'instant ne sont rien d'autre que les nobles et ignobles gémissements de quiconque a mené une guerre civile, contre lui-même, à l'intérieur de son propre camp, de sa propre famille.

    Or, Péguy nous dit que la pire défaite contre un ennemi comportera toujours plus d'honneur et d'accomplissement qu'une seule victoire, nécessairement douloureuse et souillée, souillante, contre soi-même ou ceux de son propre camp. Il a connu pourtant lui-même aussi ces amères victoires. C'est pourquoi le Christ et Jeanne d'Arc procèdent de la même douleur, d'avoir eu à vaincre ceux-là même qui auraient dû les soutenir, les Prêtres, pour Jésus, l'Église et le Roi, pour Jeanne d' Arc. Voilà pourquoi chaque vaincu, chaque geignard, n'ayant pu détruire efficacement ses propres forces mauvaises, peut lui aussi se réclamer de ces deux-là - je pleure sur mon sort ? je suis Jésus, je suis Jeanne... Bien sûr je ricane. Je ne plaisante pas : je ricane.

    Mais nous sommes légion, qui n’avons rien à voir avec cet homme. Ce gars bien. Nous ne sommes pas du même niveau. Nous ne sommes pas du même ordre. Lui et moi. Au sens romain, au sens pascalien du terme.

     

    Angelopoulos.

    Le plus beau film que je connaisse, le plus emblématique, c’est L’Apiculteur d’Angélopoulos. On y parle une langue grecque démotique, admirable en tout point. On y rencontre une jeune actrice, fille de Mourouzi, parfaitement superflue - où a-t-on vu qu’une gamine de quinze ans poursuivît de ses assiduités un plus que quinquagénaire grognon, jusqu’à même coucher avec lui ? Mais toute grotesque invraisemblance sénile mise à part, Angelopoulos a signé là un de ses chefs-d’œuvre, car c’est ainsi que j’aimerais finir, comme l'Apiculteur, errant à l’infini sous la neige avec mes abeilles au cul. J'attendrais la mort, comme lui, sans abeilles, la tête vers le sol, près d’un rocher.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 78

     

     

     

     

    Jugement Dernier

    Si j'étais un auteur sérieux, auteur de la Sorbonne, j'écrirais ici un de ces chapitres qui font date ; Noubrozi mon père et moi-même traînerions Péguy devant un tribunal imaginaire, façon "Tribunal du peuple" (des FFI ?) pour délit de perfection - mieux : d'incitation à la sainteté. Car «Notre Péguy » fut très exactement le contraire d'un raté moral. Il ne s'en est jamais douté. Il fut aussi très exactement le contraire d'un homme de lettres. Il a même existé, entre sa vie et sa mort, une adéquation parfaite, conséquence logique, et non pas "session de rattrapage". Il est, ce qui reste impardonnable, LE SEUL DONNEUR DE LEÇONS QUI SOIT ALLÉ JUSQU'AU BOUT. Ainsi régla-t-il ce conflit avec ce fameux principe de la réalité, que Péguy/Sartre jugent incontournable, alors que nous le tenons pour négligeable.

    Rien de tel, n'est-ce pas, qu'une bonne guerre. Celle de 14, n'en déplaise aux bourses molles d'à présent, tout le monde a voulu la faire, et se foutre sur la gueule. D'après Goncourt, l'homme n'est valable que par ce qu'il a conçu et non par ce qu'il a fait, car dans la vie, on ne fait pas ce qu'on veut disait Peggy Dark, ma mère. Devant ce Tribunal de soi-même dont je parlais, j'épinglerais tous ces épigones (épigone : « celui qui vient après ») , j’épinglerais à nouveau et inlassablement tous ceux qui se sont "retrouvés" engagés au sens sartrien du terme, et qui ne se sont pas pris la tête dans les mains en se demandant "J'y va-t-y j'y va-t-y pas", bien qu'ils nous aient présenté ainsi la chose, la bouche remplie de Courage et de Volonté.

    Alors que c’est venu tout seul, sans le moindre mérite ; tu as le courage de tes hormones, pas plus. Ou si tu y tiens absolument, je veux dire dans l'absolu : à la juste mesure de ce que Dieu, la Providence, la Divine Prévoyance, a prévu pour toi. Péguy, après tout, n'a pas fait exprès d'être parfait. Nous lisons dans Maître Eckhardt : ne te désole pas de ne pas être un grand saint, de ne pas mettre tes pas dans ceux de Jésus en le suivant de près. Apaise-toi, car il est évident que Dieu, dans sa toute sage Providence, a proportionné tes forces à ce que tu es capable d'entreprendre, et qu'ainsi tu suis ton chemin et Sa volonté. Ensuite, Homme de Courage Relatif, tu te démerdes avec tes raisonnements pour expliquer la chose à tous ceux qui te regardent, et qui jugent.

    Péguy n'a rien expliqué. Il était comme ça. Fait comme ça. Mon horreur pour toute action en général, pour les hommes d'action, pour "les ceusses qui ont osé", et qui viennent sans POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 79

     

     

     

     

    cesse vous plastronner avec leur "courage", et qui sont enfin "parvenues" à "s'en sortir", passant sous silence tout naturellement, comme une chose qui va de soi, tous ceux qui ont eu très exactement autant de courage et plus encore, mais qui, Dieu sait pourquoi, ont échoué, quand le mérite de la réussite, croyez-moi, de la reconnaissance - consiste à avoir rencontré les bonnes personnes au bon moment (Temps-Contretemps, Saunders, extraordinaire interprétation de Terzieff).

    Et surtout, surtout, ô vainqueurs, ô parvenus, à éliminer sans la moindre pitié toutes les rencontres encombrantes, inférieures, « qui ne vous rapportent rien », n'est-ce pas, qui ne sont pas destinées à vous aider vous-mêmes, et qui retombent à la renverse dans les ténèbres. Gérez, cultivez vos rencontres. Abandonnez, trahissez, trahissez. Soyez intransigeants. Vos parents, vos amis, vos proches, tous ceux qui ne sont pas « à votre hauteur », « de votre trempe », faites le vide autour de vous et choisissez surtout, choisissez bien, négociez bien, louvoyez bien, salopez bien. Alors vous atteindrez votre Sommet. Voilà ce que veut dire « Je dois toute ma vie à des rencontres » (« de hasard », bien entendu).

    Ô bienheureux qui portez en vous une âme indéfectible de Courtisan des Autres et des Rencontres, péniblement décrochées après des mois de démarches, d’intrigues et de travaux d’approche  !!! ...mais vous n’en dites rien… Là où chacun se récrie sur les exploits de ces héros (lesquels, dont Péguy, n'ont rien demandé) je vois tout simplement, c'est tellement plus facile, "la main de Dieu" (mettons: du Hasard Hormonal) - mais, je le répète, plus de morale, plus de leçon de conduite par pitié, plus de piédestal, que dis-je: plus de démonstrations, plus de justification a posteriori, et je dirais même plus : nous ne voulons plus de logique, plus de ces enchaînements de “cause” à “effet”, où s'embrouillent tant de beaux raisonneurs qui n'ont qu'un seul but en fait : te prouver, à toi l'adversaire, à toi qui es en face, que c'est toi qui as tort, que c'est toi la misérable blatte ordinaire, qui dois disparaître.

    Une fois encore et toujours, sous tous les déguisements, sous toutes les pattes blanches du discours humain, LA LOI DU PLUS FORT. Elle règne derrière toutes les philosophies humaines. Péguy l'a exercée en toute innocence, en toute pureté. Aussi n’est-ce pas lui que nous devons admirer, mais la Force, il dirait Dieu. Je ne veux plus, non plus, de ces esprits cauteleux qui

    se dérobent tant et si bien qu'ils parviennent toujours à retomber sur les papattes empantouflées de leur petite raison. Je ne veux plus de ces autres moi-mêmes. Plus jamais, plus jamais cette POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 80

     

     

     

     

    ébouriffante outrecuidance - "Vous dont la barque est petite, restez près du rivage". Autrement dit : Homme du commun, ta gueule. L'ennui est que nous soyons tous précisément des hommes du commun. La seule leçon à donner, c'est la mort. La mort de Péguy. Chapeau bas. En accord parfait avec ses engagements. MAIS AUSSI, il n'a eu aucun mérite. Il a juste suivi sa destinée. Le cave se rebiffe.. La seule notion de sainteté que j'aie consiste en une UNE SAINTE horreur du principe d'efficacité. Une sainte horreur de la sainteté. Péguy plane infiniment au-dessus de tous ceux qui l'ont statufié, encensé, trahi. Pourquoi ont-ils tué Péguy ? Pour que les Ecritures fussent accomplies.

     

    Lui, et chacun de nous, moi.

    Si je me demande qui je voudrais être, et qui pouvait me servir de modèle, je ne puis répondre que - non pas Péguy - mais moi ; de même, au jeune homme qui me demandait qui j'admirais, “comme ça, spontanément”, je n'ai pu répondre que “moi”, tant je suis réfractaire à toute idée d'admiration. Le moi me passionne car j'y suis enfermé, corseté, condamné. Qui se connaît connaît l'univers. Le Narcisse de Valéry.

     

    Un homme, un vrai

    Non décidément Péguy, cette barbe de patriarche telle que vous nous décrivez avec tant de caricaturale jubilation, telle que vous la regrettez si plaisamment, “flavescente ardescente rouge, bien taillée quadrangulaire descendante” , ne m'inspire qu'aversion, sauf dans l'extrême décence des vieillards. “Diminuée descendante, secrètement rutilante” - Péguy, c'est un patriarche archaïque que tu décris là, jeune patriarche, mais déjà, en son temps, archaïque, un scandale érotique, délirant, et tératologique - chose horrible que le poil viril. Péguy est viril. Du dernier poil de barbe au dernier poil de raisonnement. Dans son sens des responsabilités, de la clairvoyance et de la justesse. À aucun prix je n'eusse aimé être Péguy.

    Le corps de Péguy. “Non pas vulgairement, non pas grossièrement conquérante” - toujours la barbe - “mais triomphalement royale” - comment peut-on mon ami, comment peut-on imaginer baiser avec ça, cette barbe, en tant que partenaire, mais aussi en tant que tel, en tant que soi, comment peut-on imaginer pomper sur un corps de femme sans s'être préalablement purifié, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 81

     

     

     

     

    castré, de ces immondiciels “caractères sexuels secondaires”, la barbe et la moustache, la “pilosité faciale”, si affreusement caractéristique, comme si ce n'était pas assez de ces répugnants poils de torse - à supposer comme Péguy, à supposer ! ...que tant de hideur puisse s'imbiber de distinction, de parfum viril, comment juger les femmes qui se soumettent à ça, qui se mettent en dessous, qui acceptent de descendre jusqu'à cette véritable zoophilie, de cette atroce tératophilie (“amour des monstres”) ? Et ce long pantalon sociologue, ces manchettes républicaines” - bien sûr à présent Péguy se moque, prend ses distances vis-à-vis de cette gravure de mode - “ce fin pli vertical du pantalon si également, si équitablement rémunérateur”- que veut-il dire ?

    Si bellement rendant hommage à chaque centimètre de jambes ? ...ou d'autre chose ? Les corps d'athlètes grecs ne m'ont jamais semblé désirables, avec leur tout petit sexe – vous voyez bien qu'il faut en avoir honte – ces corps ne sont pas de chair, juste de marbre, juste fait pour courir sur la piste et blesser l'adversaire à coups de coudes. Les sportifs que nous avons vus un soir se rouler dans le sable et se gratter au strigile en grande reconstitution hellénique m‘ont semblé exhiber à l’écran la plus infecte crasse qui se puisse concevoir.

    De l'âge

    Péguy, lieutenant bouillant de vitalité, homme mûr et père de famille, héros de notre temps, comme il avait le sens de la mort ! Et comme il avait le sens de l'âge, et de l'irréversible, sentant approcher cette frontière folle de la Quarantaine - « ...où l’on devient ce que l’on est » ? (à d’autres, à d’autres…) - "...quel âge a-t-il ? C'est le commencement de tout, mon ami, la source de tout renseignement, de tout jugement, l'origine, le point d'origine de toute estimation.” Et dans une variante : “Après, on peut causer. Pareillement, parallèlement, et inclus, nulle offense ne nous est aussi sensible que la perpétuelle offense du vieillissement, que l'injure de l'âge ; point n'est besoin des fureurs de Phèdre : ce que nous pardonnons, ce que nous passons le moins, c'est la jeunesse” - et la vieillesse, Péguy, et la vieillesse…

    Toi qui vécus si vite et tous les âges à la fois, simultanément, avec une si terrible prescience (tu t'es renseigné, tu t'es enquis auprès des Hommes d'Âge, jusque sur la subtile différence qui sépare les Soixante et les Soixante-Dix ans, jusqu'aux exceptionnels dépassements des Quatre-Vingts, “après lesquels chaque année semble le recommencement à zéro, dans un POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 82

     

     

     

     

    éblouissement, dans le hors-temps d'un éternel Supplément de vivre)” - “Quarante ans est un âge terrible. Car il ne nous trompe plus. Quarante ans est un âge implacable.” Non Péguy, non. Cinquante, si tu permets. Que tu n'as pas connu. Que tu n'auras jamais connu ( à 40 ans j'ai perdu ma mère ; ce fut un envol de vautour de dessus mes épaules – je me souviens encore du lieu précis, dans cette chambre du premier étage, où cette sensation précise m'advint - l'impression tout au contraire de commencer de vivre). Chaque année j'ai l'impression de me mettre à vivre. Terrible sensation, terrible maladie, à jamais dépourvue d'accomplissement, de plénitude, de – comment dites-vous, déjà ?

    De virilité. Toujours cette impression de devoir vivre, vite, avant de mourir, très prochainement, sans avoir eu le temps de rien faire, de rien obtenir. C'est à chacun de nous que s'applique ce précepte de Sénèque : “Il n'est rien de plus ridicule qu'un vieillard qui s'apprête à vivre” - non pas, Domine Seneca, mais poignant, mais pathétique. Et Péguy à son tour : “Si près du jugement et faire encore le pitre, quelle affreuse misère.” (L'Argent suite) – voilà ce que fut notre vie, Monsieur Péguy. Et non pas de mourir glorieusement comme vous en 1914, avec une belle barbe rousse tombée au champ d'honneur, “vers les cinq heures du soir” - a las cinco de la tarde. Comme un taureau.

    À la Cyrano. À la Rostand.

     

    De l'identité

    Retour aux paysans, retours aux bourgeois. Il est de bon ton aujourd’hui de les nier. Ces différences. Puis, il n'y eut presque plus de paysans. Qui passent plus de temps devant leurs courbes d'ordinateurs que sur les tracteurs. De plus, c'est bien entendu, tout ouvrier (il parle aussi des ouvriers) devient nécessairement bourgeois. N’aura jamais aspiré qu'à s'embourgeoiser. Désormais les classes sociales se réduisent à deux, les personnes qui désirent s'instruire, et celles, infiniment plus nombreuses, infiniment plus insolentes, infiniment plus arrogantes, qui ne le désirent pas. Infiniment plus revendicatrices de l'ignorance, de la jouissance de la meute, du hurlement de la meute.

    Et qui vaincront, puisqu'il paraît que c'est la loi, “la loi de nature”, que ce soient toujours, immanquablement, inexorablement, les Barbares qui gagnent. Qu'on les appelle fanatiques

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 83

     

     

     

     

    ou plus précisément - ignares. Mais il est temps de marquer une pause, de considérer ce que nous avons fait, nous autres d'Occident : élévation du niveau des esprits, au prix de quelle immodestie hélas, de quelle prétention croissantes. Je pense à ces prolos qui boivent leur Pernod en compagnie de 8 ou 10 idées, toujours les mêmes, depuis les années 50. Les années 30. Et qui refusent de passer le mur, de passer la cloison mitoyenne, pour aller voir du théâtre, dans la salle d'à côté. Sans payer. Putaing cong. L'immuable, juste à côté de moi. L'autre côté de la cloison. Ils refusent d'y passer. Au chaud dans leur crasse. Dans leur satisfaction. Qu'ils appellent – que les bobos intitulent, sans scrupule - « culture populaire ».

     

    La culture des autres

    Moi aussi je ne suis qu'un prolo. Un petit prof de lycée de fin fond de province. En retraite qui plus est. Il m'est arrivé de pressentir, d'entrevoir la classe sociale juste au-dessus de moi. Des bourgeois, des vrais, des “de l'Enseignement Supérieur”. Ils sont venus en visite. Dans notre petit lycée. Ils ont courbé la tête pour passer sous la porte. Des gens très chic, très chaleureux, très instruits, très simples, à la façon de la Duchesse de Guermantes, qui n'est si simple que parce que l'on pourrait penser (rappelons) qu'elle pourrait justement ne pas l'être du tout, « simple ». Mais surtout, des gens qui ne parlent que d'une seule chose, une seule à la fois. Qui ont une passion. Qui n’y tolèrent pas le moindre écart.

    Qui dès l'instant où tu glisses une plaisanterie, une ironie (chose que détestait Péguy par-dessus tout), voire l'ombre, le soupçon d'un doute, le moindre coup d'œil morne - te fusillent du regard comme une sous-espèce, comme un malotru qui vient de péter au beau milieu d'une mesure de Fauré - à contretemps n'est-ce pas ma chère. Mais les Passionnés, les Péguy, ils ont tout de suite repris au bond, de volée: “Comment entendez-vous cela ?” Cette réflexion que j'ai lâchée, comme ça, pour combler, pour meubler, voilà qu'il faut à tout prix la reprendre (de volée), la développer, en expliciter tous les aspects, la « subsumer » comme ils disent, la rattacher à tout ce qui peut (en) être dit, à tout ce qui a pu (en) être dit.

    Dans le sérieux. Dans la logique. Dans l‘adulte. Dans la véritable problématique intellectuelle de grands penseurs modestes et populaires, aôh, aôh. Pour que tout se tienne, tout se récupère, tout cohère. Tu discutes avec eux avec l’angoissante sensation de plancher à l'oral devant

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 84

     

     

     

     

    un jury d'agrégation. Et toi, avec la petite pierre que tu viens de lancer en l'air (avec ma petite pierre… ma mère) juste pour voir, à la frivole, alla frivola, tu te retrouves tout étourdi qu'elle te revienne sur la gueule, à la boomerang, non sans avoir brisé tout de même les vitres quelque part, au-dessus d'une ancienne serre très fertile, très civilisée ; et que déjà tout l'Ordre monte au créneau pour colmater la brèche afin que tout soit bien réorganisé, retassé, rationnel, bien dans les cacases fixées pour les paradoxes, sans rien remettre fondamentalement en cause, surtout pas la Conviction du Monsieur (ou la Dadame, pour les Phphéministes).

    Et toi, toi qui n'es pas “quelqu'un de sérieux”, tu ne comprends déjà plus rien à ce que tu viens de dire, cela te dépasse, “les mots ont dépassé ta pensée”. Alors ils jouent avec ta pierre, les sous-Péguy, tu ne la reconnais plus, tu ne parviens plus à raisonner, parce que tu n'es pas un intellectuel engagé, parce que tu ne t'engages plus, parce que tu fais la chose la plus suspecte du monde : de la littérature (du moins tu essaies...) - et qu'il n'est rien de plus mal famé qu'un littérateur non-engagé, qui ne vote plus à gauche - tu restes court, tu restes coi, et tu passes pour un con , et dans le meilleur des cas, à supposer que tu ne sois pas pris à partie, on ne fait plus attention à toi, et la prochaine fois tu resteras entre profs dans une salle de profs à parler de profs à d'autres profs.

     

    Le chat lancé du troisième étage retombe toujours sur ses pattes

    (Sans rapport avec ce qui suit, ni ce qui précède : j'aimerais que ce livre fût traduit en allemand, seule langue où "les livres" se disent "Bücher", prédestinés au Bûcher. Par défi. Par bravade. Par puérilité, qui ne choque plus personne n'est-ce pas – mais alors, pourquoi le mentionnez-vous... Je suis le premier homme à établir un tel rapprochement. [“Bücher/Bûcher”]. ) Si je devais ici copier, imiter Le Perroquet de Flaubert, de Julian Barnes, j'insérerais quatorze sujets de dissertations tirées d'annales imaginaires, sur Péguy. On dénicherait aussi une étude de texte, façon "linguistique". «  Péguy et Wagner ». « Péguy et Nietzsche ». « Péguy et André Spire » publiés aux Cahiers en 1905 – André, dont l'homonyme Antoine (et descendant?) détourne toujours opportunément la conversation – trop sioniste n'est-ce pas, trop sioniste. «Charlie et la chocolaterie ». «Péguy et Romain Rolland » - (Jean-Christophe), alors inconnu, désormais de nouveau inconnu ? Flaubert dirait “L'imbécillité consiste à vouloir conclure” - mais cette pirouette ne saurait suffire.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 85

     

     

     

     

    Donc : Charles Péguy (prenons notre souffle) fut toujours mal jugé Dernièrement encore un abruti l'associait au pilote du Boeing n°1 du 11-9-01 : “Atta-Péguy a foncé dans la tour”. Et puis, voyez-vous, Charles parle toujours de la “pure race française”. Trente ans avant Auschwitz. Ça ne fait rien. On ne lui en tiendra pas grief. AUCUN rapport ne vous en déplaise. Que dira-t-on de nous d'ici trente ans ? Chaque époque – chaque individu - s'estime au sommet de la courbe, de la

    civilisation, de la conscience. Ce que Péguy disait de son époque s'applique parfaitement à la nôtre : s'il y en avait une qui n'aurait pas dû sombrer dans la duperie de l'autosuffisance, c'était bien la nôtre.

    Or le vingtième siècle s'est littéralement vautré dans l'autosuffisance : en 1941, nous devions tous devenir nazis ; en 1951, tous communistes ; en 1971, tous libertaires ; à présent tous libéraux, ou tous islamistes ; pauvres fous. En 1911 M. Seignobos, professeur d'histoire, garantissait qu'il n'y aurait pas la guerre. “Nous sommes les maîtres du lendemain, M. Seignobos, mais en aucun cas de demain”. Plus le vent de l'histoire s'obstine à virer au soupir de chiottes, plus le sens de l'histoire s'embrouille en un inextricable écheveau, plus les nouveaux prophètes s'obstinent à vouloir prédire. Une telle angoisse de la mort est proprement insoutenable. Chaque instant présent veut absolument promettre un avenir rigoureusement immuable.

    Nous exigeons des journaleux qu’ils jouent les pythonisses, et ils se prêtent au jeu, les pauvres, pour nous rassurer, ou nous épouvanter, enflés de leurs propres ridicules, qui est bien le seul avenir dont ils puissent se targuer. Toujours nous sommes déjoués. Péguy meurt d'un coup. Puis l'Histoire fait volte-face, nous ne pensons plus les mêmes choses. Aujourd'hui l'islamisme, demain l'eau potable, après-demain la grammaire slovène. Péguy, lui, parle pour l'immuable éternité. Sa dimension, chrétienne, se veut de tout temps et de tout lieu. Même si l'on en évacue le christianisme. Il n'y a pas de temps. Dieu ou le vide s'équivalent. Restent la foi, l'honneur, la justice, et cette inexprimable pulsation de vie que parcourt, par-dessous, cette “immense épouvante”... vous les avez eus, vos coups de trombones.

    À ceux qui se demanderont “ce que j'ai bien pu apporter de nouveau sur Péguy”, je réponds “ Rien. Mon petit moi peut-être. Mais lisez son œuvre. Au lieu d'en parler. Et n'oubliez jamais : il n'est rien de plus dangereux que celui qui démolit, puis qui se retire, comme une vague qui n'a rien dit, mais qui sape. Car le lecteur, lui, retiendra tout ce qu'il y a de plus nuisible.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 86

     

     

     

    CECI D'UNE PART.

    D'AUTRE PART et au contraire : il faut être de la dernière niaiserie pour s'imaginer un seul instant qu'une opinion puisse l'emporter sur l’autre. D’une part bis, il ne suffit pas qu'une opinion, qu'un système d'opinions ait été présenté, démontré, comme absurde et détestable pour que tout s'effondre. Il y a encore des gens capables de vous démontrer que la terre est plate. D'autre part bis, toutes les opinions doivent être défendues. L'essentiel est que celui qui les défende soit loyal. C'est dangereux ce que je dis là. C'est glissant. Un nazi sincère peut-il exister ? Réponse ? Monsieur Zemmour ? Qui osera répondre ? que oui ? que non ? Faudrait-il par hasard que je fasse confiance aux lecteurs ? Qui seraient paraît-il capables de discerner le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l'odieux ? Où sont les critères ? Dans le cœur ? Votre cœur ? votre « intime conviction » ? identité ou la diversité ?

    Parier sur le bon, le mauvais, l'existence de la nature humaine ? On enseigne aux élèves qu'il existe des moyens de démontrer les bonnes thèses, qu'il n'y a aucun moyen de démontrer les mauvaises thèses. Au secours ! LA VÉRITE AU PROGRAMME DU BAC ! Quel absurdité ! Quel pathétisme ! N'oublions pas cela : le raisonnement humain est un champ de mines. Enseignerons-nous alors, que le saut dans le vide est indispensable ? à un moment donné ? Quel moment donné ? dans la responsabilité, dans l'irrationnel, dans la pétition de Foi ? en Dieu ? en Marx ? en foiré ? Sur quelle mine doit-on sauter ? C'est vrai ? C'est-vrai-que, comme ils disent ? “En fait “ ? la foi mène-t-elle aux pires fascismes ? Confiance en l'homme, vous avez dit confiance en l'homme ? Être vigilant ? comme ils bêlent tous ?

    Même s'il n'y a pas de Petit Jésus, même s'il n'y a pas de Rédemption, de Père Noël ? .. Sommes-nous des philosophes pour classes de terminales ? Peut-on aller plus loin qu'Albert Camus ? Peut-on se contenter du scepticisme ? De l'agnosticisme ? Peut-on se contenter de TU NE TUERAS POINT ? même l'envahisseur, même l'homme armé, tu ne le tueras pas ? Je t'en pose, moi, des questions ?

    Quant aux spécialistes de Péguy, aux gens sérieux, aux gens graves, aux Hures Graves, le plus vraisemblable n’est-il pas en vérité qu'ils aient depuis longtemps abandonné mes pas ?

     

     

    Note (1) p. 56 : « les cons ».

     

     

     

     

     

     

  • Les pathétiques

    R. 1

    Ressusciter tous ceux qui tendent à l’Art sans être reconnus Éplucher tous les textes de blog, en quête de fragments.

        ...Transpositions ? inutiles ; ce livre ne sera ni édité ni lu.   Je le dédie au petit gouffre. 
       COMPOSITION  en taches d’huile. 
    « d’intérieur » p. 3
    
        Nous sommes tous des pathétiques réciproques, sur les sentiers des Landes en fin d’après-midi ou du petit matin. Nous parlons seul ou nous taisons, alerte à 50 ans,  à présent si poussif
    quinze ans trop tard. Nous en vivrons bien trois de plus. La vie s’étire en très gros plans de scénarios mal ficelés. 
    	Je n’ai jamais compris les deux montres qui tintent à la fin d’Une fois dans l’Ouest.
    
    						X
    
       Impasse Marguerite-Marie, Alacoque, vénératrice du Sacré-Cœur. Succession contiguë d’étroits pignons fendus par la longueur, logement de ci, logement de là. Ébauche de cité plus ou moins phalanstérienne comme il s’en trouvait en fin de siècle. Les logis inversés, un par versant de toit, se présente à l’entrée comme un long corridor élargi du fond par la  chambre et la  salle d’eau. Le tout s’ouvre sur un petit  carré buissonneux sous tonnelle appelé « jardin », coincé contre le mur d’enceinte général.
    		Nous y tenions six à table. D’un jardin l’autre tout s’entend au mot près. Revenons au seuil de l’impasse. Pour accéder aux logis serrés sur main droite, la terre et les débris vous râpent les semelles.  Des chats s’arrêtent net et vous fixent, avant de détaler sous les treillages. Ces rangs dévots de salades et de haricots bien tenus désignent des vies besogneuses et délatrices.  À d’autres les fables du bon peuple. Nous n’avons trouvé nulle trace d’âme. 
    	Les habitants se dissimulent ou se plaignent par lettre des nuisances nocturnes de mon pianiste : Benoît, que je visite à longs intervalles. Ils n’aiment ni son tour de taille ni ses oscillations ursines. Ma démarche incertaine elle-même alimente leurs phantasmes inquisiteurs. Je les soupçonne de soupçonner d’insanes scènes homosexuelles.
      Le  fond d’impasse, épais, herbu, s’il faut absolument une transition, permet juste le demi-tour d’un véhicule : vestige d’un terrain sur lequel tremble encore un préau de planches, je descends pisser devant une antique calandre mal abritée rongée de rouille. J’essuie mes doigts sur le tissu de cuisse, traverse le sentier, presse le bouton blanc : carillon deux tons, American fifties, main molle de l’artiste. Il a le souffle court et les intonations nasales d’un consommateur de psychotropes. Il vit ainsi sous son demi-pignon, un piano  droit en enfilade au long du mur, et l’épinette juste en face à  droite.
    	 Un orgue d’intérieur trône au fond dans la pénombre. 
        Deux chaises, une table ronde en pagaïe – partitions, fascicules paroissiaux - et quelques étagères. Soucoupe en équilibre, à ras bord de cajou, de pécan. Du vieil encens stagne dans les rideaux crème. L’unique visite d’Arielle (tu parles si souvent de lui ! ) a provoqué chez elle d’incessants battements de fenêtre  (j’étouffe!) par où  Jean-Benoît feignait de craindre l’intrusion du petit chat bien nourri. Insensible aux arpèges, gammes et renversements, Arielle s’enfuit et m’entraîne avant de périr d’asphyxie.  
    	Je ne suis plus retourné chez Benoît que seul, en  mission d’amitié. Marie-Pascale en effet, humaniste huguenote, m’a soutiré le serment de le tirer de dépression ou pire. Que ne soutire-t-on pas de moi. « Ne feins pas l’amitié », certes, mais que fallait-il faire ? j’étais promu visiteur sur parole de ce boyau hanté, curieux malgré tout d’exploiter l’occasion : l’autre est un solitaire dit-on,aussi jaloux que Dieu. Depuis ma droite	et jusqu’au fond , l’air entretenait  de féroces relents d’encaustique et de crasse équitablement répartis sous des bataillons de bibelots.
    3 À l’exception des instruments très bien entretenus, cest une suffocation de madones crasseuses et de crucifix de tout poil juchées sur leurs consoles, Marie sur offset punaisée au mur comme chez moi et que je prie, parfois. L’Église  en effet nous abreuve de souscriptions postales – mais le coût des relances absorbe in fine le montant des offrandes. Le jour où j’ai reçu 25 autocollants contre l’avortement, je les ai  renvoyés assortis d’un courrier plus qu’acerbe. 
    	J’ai juste conservé comme lui cette Maria de Fatima, aux larmes de cire sur ses joues imputrescibles. Je la prie aussi bien en latin qu’en grec, sans plus y croire qu’un histrion. Dans  son exil intérieur, Jean-Benoît prie pour lui et moi. Certains parlent d’autosuggestion. Je préfère croire. D’autres avant lui  ont cru en Dieu, chose qui arrive à des gens très bie ; en ce  même  instant d’autres prient pour nous. Nous retrouvons ici chez Benoît, impasse Alacoque, un de ces vieux  logis de  prêtres ou d’oblats esquissés par Huysmans  juste au-dessus des cloches de Saint-Sulpice. 
       
       							X
    
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       Après de longs  silences, Jean-Benoît me relance au téléphone : il jouait de l’orgue hier soir. Il a cru que je répondrais. Le rappelant au matin, j’ai reconnu sa voix lente. Il me proposait de l’entendre  ce dernier dimanche. Il me redemande  son lecteur magnétique sans stéréo, en piteux état, qui pourrait dit-il enregistrer ses  œuvres « à travers l’air, à l’ancienne ». Il a parlé de moi à ses prêtres, en m’attribuant  une grande culture et de l’originalité (aurai-je assez entendu ces inepties). Les constantes de ma conduite permettent de penser que loin de détester les hommes, je les dénigre par commodité. 
        Je couve Jean-Benoît parce que je n’ai jamais abandonné personne. Les gens de haut rang spirituel et autres grands esprits déplaisent à ma paresse ; ne sont-ils pas autosuffisants ? J’ai aussi repoussé les femmes : méfiance et hostilité. En revanche, une excessive douceur préside à mes rapports avec les chiants, car ils ont peut-être raison. Les transformer en créatures appréciables  nécessite une tolérance inépuisable, ainsi que le renoncement, dès qu’on les visite, à toute aspiration personnelle. 
    	Cette vaillance qu’on aurait exercée à connaître ses vrais parents d’esprit s’est diluée, dans l’apprivoisement des faibles, en justifiant ses propres générosités au nom d’une feinte charité ; ceux qui me blâment  ignorent la force qu’il aura fallu. Laisser-aller ne suffit pas : couler à fond nécessite autant d’efforts et de souffrances que la lutte. Cela suppose un concentré de persévérance aussi contraignant que d’escalader sa propre réalisation. Dans les deux cas, l’ego barbote et disparaît : aspiré d’en haut, par la raréfaction de l’oxygène – ou vers l’asphyxie de l’abîme. 
    	La seule fausse note est que le descendeur toujours a le regret de n’être pas monté ; mais, pour sa part, le grimpeur jamais plus n’aspire à descendre. Dans cette même optique, transformant ses incapacités en  systèmes, nous avons adopté la méthode «en tache d’huile », sans  chronologie ni liens 1ogiques. Non plus des systèmes en définitive, mais des prothèses. 
    
    (In domo Patris) mansiones multae sunt - nombreuses sont les chambres dans la maison de mon père. 
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    	Je propose à Benoît l’examen d’une Blockflöte (« dextérité manuelle ») en buis ou poirier. Il pourrait en vérifier l’efficacité, dans l’enrichissement du ton. Mais notre rapatriement à Dieu n’est pas impensable. Le Roi serait Louis XX de Bourbon, duc d’Anjou. Mais ce sont là débats stériles de croyants. Pour Jean-Benoît l’entretien d’âme et de corps est dévolue à la personne de sa mère, des emplettes au carrelage. La mort survenue du fils aîné avait livré la mère survivante, Odile, à la merci du second fils ; la mort à son tour, quinze années plus tard, de l’octogénaire protectrice avait vite réduit Jean-Benoît aux négligences résidentielles, vestimentaires et presque sanitaires : « Je suis devenu » disait-il « terne, sale et secourable ». Des  papiers glacés publicitaires jonchaient le sol en attente d’une improbable classification. En attendant on y glissait. Chez certains cas sociaux que les services abrègent en cassoss, nous avions connu   des chiens compissant les  journaux déployés sur le   carrelage : ainsi les Polonceau de Marchais, ou cousine Aline.

     

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       Plus tard  Jean-Benoît déménage en ville,  au  bas de la rue de Psak. Son père, nouveau veuf, n’ayant plus longtemps à vivre, est placé « en établissement » près de l’ancienne manufacture de tabac : l’appartement du père, s’est libéré. Jean-Benoît s’est donc laissé glisser en bas de côte. Une époque est passée. Le vrai Benoît sera toujours en  Haut-de-Ville. Toujours il hantera le boyau Alacoque, avant-dernière porte ; malgré les sons 
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    infects  et plats de ce long cachot. Il jouait en sourdine, de nuit, mais les ondes infiltraient encore le sommeil des nuls. Son pas  rampant et  chaloupé, sa silhouette imprécise, indisposaient ces gens de peu ; c’était un anormal, un dépressif, un fou. On le voit au clavier, quand la musique  suinte sur son profil , où elle s’imprime.
        L’orgue interne (une rareté) demeure muet  en fond de pièce ; il n’en joue qu’en retour d’écoute, jouissance interne de yogi ou de prostatique. Pour l’écouter en toute plénitude, il faut gagner les Prémontrés de St-Norbert ou moines blancs. J’assiste aux messes en récitant tous les répons. Aucune anxiété dans notre mécréance.
    	Il existait dans le Béarn une petite laide et boulotte  jouissant au milieu de la foule  à l’insu de tous : sous la coupole du kiosque s’asphyxiaient les tutti du chœur : rou-bou-droun-boudroun ta brahiola tis vroundoun – le son  gonflait sourdement comme un fruit tandis que Boule Rouge dardait à  la ronde, d’un air entendu, les étincelles d’une extase ignorée, où tous étaient conviés en vain. 
        J’observais aux Prémontrés de St-N. la ferveur des   convives  autour de l’eucharistie. Tous en état de grâce ?  je ne suis pas digne  (« dis un seul mot et je serai guéri » ). À supposer que l’admission   au sacrement soit devenue moins stricte, je le repousse  sans cesse, au risque de mon agonie, si j’en ai une. Parfois je sens une bouffée de joie, sous mon kiosque. Mais je mourrai. 
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        L’épinette privée de Benoît, plus volontiers joué sous  mes yeux,  se fait moins  rare. Le plus souvent  j’écoute son piano droit,  propagé durement depuis la cloison gauche. Le peu que j’aie touché de l’épinette plaît à Jean-Benoît, malgré le trouble que jette sur mes doigts  ses yeux voraces : le musicien s’est aguerri aux œillades des jury (souvent la télévision zoome sur ces étranges pattes) – je la joue « Espagne exotique », aux antipodes exacts du Padre Soler.
    
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    	Monté le voir un jour à la tribune en retrait, pour l’impro du Missa est, je me vois d’un signe dûment renvoyé au parterre. Redescendu prêter l’oreille aux vibrations et réverbérations d’en bas, je me figure cheminant de dos vers le transept. Parfois sans être monté je saluais Benoît de la main droite qui de dos me répondait de son rétromiroir.
    	Me revient à ce propos Anne l’altiste de Nancy sur son alto de Mirecourt an centre d’un amphi d’auditorium. Elle me certifiait qu’au grand jamais les huissiers, experts physionomistes, n’introduiraient quelque auditeur que ce soit aux regards tant soit peu suspects : « Ils te repéreraient sans hésiter ». « Tout de même, insistais-je, à supposer… - ...il n’y a rien à supposer… - ...qu’un fou dans le public te vocifère Le dièze, merde ! - ...je lui tendrais l’alto à bout de bras en gueulant TU VEUX LE FAIRE ? - non, elle n’ajoutait pas connard...
    
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    Je disais à Benoît qu’il suffisait d’abandonner ses doigts sur le clavier de l’épinette ses phalanges pour trouver la grâce. Benoît s’assombrit d’un coup : « ...ralentis  les dessus » Rien de plus facile que de jouer médiocrement de lépinette, et je  me replie   en bon ordre. Benoît  compositeur semble en effet plus susceptible d’émouvoir à cordes pincées que frappée. Il pense le contraire.  Les plus grands se fourvoient  sur leurs  talents : Voltaire prisait ses tragédies. Dzeu l’Ermite, perché dans son petit sixième, n’apprécie pas  plus  l’épinette que le  piano,   lorsqu’il la capte sur  les ondes : ni le  son ni l’inspiration.  
    	Au fond du logis de l’impasse Alacoque s’ouvre un jardin  carré grand comme
    
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    une table où nous avons mangé serrés un jour d’été,  en compagnie de  Marie-Pascale  et   des parents du musicien (courage, petit poète égyptien de  la Onzième Dynastie) - sa mère Cécile  avait placé les convives à l’abri du soleil, sous la tonnelle  entre  les haies de vigne vierge.  
    
      PHYSIQUE ET VÊTEMENTS de Jean-Benoît
       Son abdomen par temps chaud retombe sur sa ceinture. Je le vois grignoter ses noix de pécan, mouchetant sa barbe,  qu’il porte à la Debussy   de miettes alimentaires, avec moustache, parfois sans. Il me tolère de pleines paumes d’anacardias, et  puise en d’autres écuelles semblablement garnies, malgré son budget restreint. Il m’offre aussi ses nectars en boîtes à base de menthe ou de grenadine. Il porte en toute saison d’épaisses chemises gentleman farmer à  gros carreaux mauves, sans jamais transpirer. Il suce ou chique des mégots goudronneux, puis des Vichy pour son haleine. 
       Il m’en offre aussi, que je décline. Me propose des nectars frelatés, menthe acide en boîtes cylindriques, ou grenadine. 
    
    J’ignore à quelle occasion Jean-Benoît s’est lié avec Marie-Pascale, venue s’installer rue  Filiale au 26 en face, autre lotissement  maçonnique. Sans doute s’est-elle présentée en visite d’intégration : les trois Mansaut, père, mère et fils, l’accueillirent avec bienveillance.   
       
       Marie-Pascale
        Nous l’appelons Sœur Marie-Pascale, par manière de plaisanterie. Son anorexie se compense vaillamment par des accès de boulimie, de jeûnes repentants et de joyeux régimes. Déiste  éclectique, elle prie l’Univers d’écarter des rochers la montgolfière 
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    elle a voulu prendre place, et s’exprime au sol en submergeant l’auditeur d’une intarissable volubilité syllabique sans cesser de sourire. Reçoit chez elles des femmes et se ferait hacher plutôt que d’admettre sa boulimie de moules - quel mâle rédempteur voudrait de ce faciès rouge brique de former British colonel ? parfois je  l’emmène au Bordeaux-Luxembourg de 9h 8. Je laisse aller la main le long de mon levier de vitesse ; automatiquement  son genou recule. Cela ne prouve rien. Elle plaît aux hommes dit-elle et j’aimerais le croire. Nous sommes souvent invités chez elle, car j’ai depuis longtemps.convolé en hétérosexuelles noces  Dans son appartement luxembourgeoisement rangé la conversation  doit toujours s’échauffer deux  bons quarts d’heure avant que  les antennes  se  déplissent.
    	Alors  nous échangeons, sur Dieu ou le bien-vivre, ou l’une de ses connaissance absentes et très âgée dont elle dit du bien, à qui sont arrivées maintes aventures édifiantes ou navrantes : rencontre-t-on ses amis au petit bonheur ? qui choisit ? est-ce bien Dieu, la vie ou nous ? 
    	...Quelles relations Marie-Pascale entretient-elle avec  Louise la Malgache, envoûteuse et insaisissable  ? pourquoi le petit ami de Louise, avorton sec et  jaunâtre, traîne-t-il après lui  partout son vieux matou galeux ? Il se fait appeler d’Entragues, sans rien en lui du Vert Galant ni de Catherine-Henriette. Il vient essayer dans ma baignoire ses maquettes de navires, et n’y reviendra plus. Je ne puis m’empêcher d’aimer cet importun glabre ni de reconnaître en lui le superficiel qui ornait ma jeunesse,  où les tics bouffaient mon visage.  « Nerval s’est pendu » D’Entrague d’afficher une vive affliction : « Quand çà ? - En 1855 ». Son Ignorance se fige. 
    	Il adore l’informatique. Il interrompt la génitrice de Benoît évoquant dignement la  mort de  son fils - « ...où avez-vous donc trouvé ce  joli bracelet ? » - la main en vérité m’a démangé.
       
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     Le passé de Jean-Benoît

    La belle-mère de Jean-Benoît et son épouse se sont jetées un jour main dans la main, d’un 5e étage, après avoir prié Raël et le Soleil - quel gendre, quel mari survivraient à ce double sacrifice ? La famille évoque à présent la fable d’une collision de face, mais il est à jurer que Marie-République a toujours su qu’on lui mentait. Dans son cœur, l’enfants sait. Où se trouvait son père ce jour-là ? le père et beau-fils à ce moment ? Comment a-t-il pu abandonner sa propre épouse entre les pattes de la folle ? Marie-République issue de son union n’a jamais sonà consulter la presse de ce jour-là.

    Lorsqu’elle a revisité, jeune adulte, son père dans sa thurne, il ne lui parla que solfège et vanités d’artiste Marie-République écoutait, admirative et sans lassitude ; le soir même conçut chez soi son enfant qu’elle appela Bankoré. Il fut question qu’elle revînt vivre chez son père avec l’enfant et Nelson de Quezón City, tous trois dans les pièces du bas rue Filiale, faisant régner l’ordre et la propreté. Puis il n’en fut plus question. La présence constante d’un braillard nocturne effraya l’artiste insomniaque. La jeune famille s’est installée impasse Alacoque.

    J’entrevis un jour tout au fond le jeune père soutenant son garçon kaki cul nu au-dessus des herbes. Je me suis arrêté net sans qu’il m’eût aperçu. Nous aurions échangé des paroles avenantes : « Je passe ici aurais-je dit par hasard et j’ai poussé jusqu’à vous » « On sent la présence minine » - tout est clair, aéré, bien rangé (elle aurait souri) favorablement accueillies ; aurait suivi le piano droit naguère planté là de profil, que j’écoutais coincé sur ce fauteuil d’osier : « Parfois il me tendait ses partitions où je

     

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    pataugeais des yeux Vous pratiquez vous-même ? non je ne reste pas merci, je suis venu à l’improviste et j’aurais pris congé heureux de voir un lieu si bien réaménagé.

    Puis je serais revenu sur mes pas. Benoît lui-même a cinq enfants de femmes différentes. L’imaginer dans son passé relève de l’impossible. Il ne revoit plus ses fruits du premier lit, kidnappés par des Huguenots très stricts ; d’autres à présent veillent au

    grain du haut de leur Tour de Garde . Jean-Benoît, inquiet de mes textes biographiques imprudemment évoqués, ayant o dire par moi-même qu’il s’écrivait des choses sur lui, voudrait en savoir plus ; il me fait tenir en mains propres six ou huit feuilles raclées jusqu’à l’os, où le lecteur se voit sommé de ne déchiffrer que la musique et ses consolations ; « le reste, écrit-il, n’étant que « vicissitudes et brouillages communs à toutes les familles » - autant dire à boucler sous les cadenas froids de la névrose – tout ce que demande l’indiscret lecteur lambda : le seul pouvoir pour lui de comparer les seuls accès qui lui soient accessibles, ou susceptibles d’éclairer sa musique personnelle. « Ce qui ne saurait intéresser personne ». La seule qui pourrait apporter ses lumières n’est plus qu’un vieille cousine aphasique.

     

    Mais rarissimes en vérité les lecteurs favorisés par le sens littéraire : «Tu m’as caricaturé ! calomnié ! Tu n’as pas le droit de dire cela sur moi, sur nous ! Tout est faux, d’un bout à l’autre ! » Et nous irions en justice, en dépit de son incompétence.

    La littérature « est un mensonge qui dit la vérité » : malheureusement, cela se répand sur la vie politique, jusque sur la vérité elle-même.

    Les imprécisions littéraires contaminent le monde factuel, tandis que le monde littéraire demande des précisions scientifiques 

    Jean-Benoît se révèle incapable de rendre l’appoint en petite monnaie.

     

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    Il craint par-dessus tout d’être reconnu, lui ou le moindre de ses proches – qui sommes-nous donc tous, ô gibiers de cercueils, pour nous rengorger de la sorte ? qui se soucie de nos vies de cloportes ? Et nos successeurs iront-ils se soucier des modèles ? Est-ce la vie du grand César, ou de Modigliani, que l’on raconte ?

    Ô trous du cul, qui refusez de vous voir sur les écrans, qui refusez rageusement de voir vos têtes sur les écrans, et qui couvrez d’insultes le pauvre diable qui aura laissé traîner vos traits minables en page dix-huit ?

     

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    Jean-Benoît ne sait aligner que d’ingénieuses successions d’exercices pianistiques insipides. Il s’imagine offrir à l’auditeur des « cascades de cristal », des « jaillissements de joie » - que dire ? dans quel repli de mon caftan la vérité se cache-t-elle ? Pourquoi faut-il que j’éprouve ce besoin de dire du mal de tous ceux que j’aime ou que simplement je croise ? Jean-Benoît m’attire et surtout me rebute – double ou contraire ? ou l’un ni l’autre – car on trouve, sans doute ! d’autres mesures que ma personne...

     

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    Jean-Benoît s’ouvre à l’épanouissement dans sa communauté renouvelée de bons chrétiens. Lorsque je le rejoins au sortir de sa messe, je sens que le prêtre, à ses mines furtives, apprécierait que je me présentasse, et je ne peux lui exposer, d’emblée, mon incroyance. De cela même encore ne suis-je pas certain. Jésus n’a pas existé : je partage

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    cette certitude avec ceux qui me le répètent. Puis-je pourtant communier, sans m’être entretenu auparavant avec un prêtre ? celui-ci est-il pédé ? à interpréter mes rêves de mecs, il y aurait de quoi s’interroger... Jean-Benoît n’est-il pas eunuque chimique ?….

    C’est pourquoi, une fesse en sincérité, l’autre sur le déni, je ne ferais pas de sitôt connaissance  avec Père Yves-André. J.B. se dirige alors vers ses admiratrices bénito-batraciennes, et je m’éclipse en évitant la comédie de le raccompagner chez lui – Dieu merci, les mendiantes du porche sont reparties...

     

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    Je ne me suis jamais habitué à Jean-Benoît. Il faudrait cesser de mettre tout le monde au même niveau d’amour. Pour Damien, j’aurai mis trente ans : cet autre Pathétique tous les dimanches au téléphone

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    à 9h20 me faisait sauter en l’air en hurlant comme un charretier enculé par son âne, et rien qu’à décrocher je dégoulinais de miel fraternel. Il ne faut pas être fier dans la vie. Mais se connaître jusqu’au fond de son calice, dût-on en dégueuler. Un autre, Ledru, m’aura pris quarante années… Où est la malsaine cohorte qui va prêchant sans trêve qu’on ne fait jamais rien malgré soi ? Sans l’avoir inconsciemment que dis-je expressément voulu ? Ô sornettes, ô massacres, ô larmes de mioches immatures… si tu les repousses avec indignation, ta vengeance n’aura pas de fin, ni tes lamentations.

    Mais si tu acceptes ta condamnation, tu mourras d’impuissance ; nul ne peut virer d’un trait de plume ses propres offenses, ni réparer ce qui une fois fut blessé. Pour d’autres raisonneurs moins abrupts, il existe une grande variété d’orchestrations, car le nuancier est infini ; nous nous livrons aux complaisances. On les appelle aussi « sentiments éprouvés » ; ils ne prouveraient donc rien ? nous ne devrions croire que nos comportements, sans ouvrir la voie aux réticences ? « Si vous ne l’aimiez pas, vous ne l’auriez pas fait » - ô simplisme… notre cœur serait un parasite à exciser . Où passeraient les regrets de 15

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    l’abstinence, les remords du gâchis - rien d’autre en vérité que pertes et profits ? Les émotions seraient factices ? Nous resterions enfouis sans recours sous les gravats des raisons actives. Rien ne reste plus à démontrer, nous n’avons plus qu’à décrire. À promener dans dans les débris nos détecteurs de pépites.

    X

    Adoncques Jean-Benoît me recontacte, observe combien de temps s’est écoulé depuis ma dernière messe, comme on fait à confesse. Temps lointain, temps des faux-semblants. Je promets de revenir, ne m’y sens pas tenu, car les simagrées m’emmerdent. Les clients de bistrot communient aussi, à grandes claques dans le dos tandis que leurs femmes vaquent à leurs bigoteries entre deux coups dans le cul. La prochaine fois ce sera moi qui le relancerai, Jean-Benoît Jambes Noires (jamais vérifié) - il faudra bien qu je le lui rende en mains propres, ce répertoire de colonnes égyptiennes, réticulées, palmées, papyriformes, C’était le temps du grand Champollion, mort de méningite à 40 ans. Tellement il travaillait. La jaquette m’avait plu, bariolage au minium et au méthylène, ainsi que la Grammaire égyptienne, hiéroglyphique, descriptive et

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    phonétique…Doré, Garnier, Du Bellay, que de surchauffe, éternelle combustion… Pour ce dernier, coup de front sur la table un certain 1er janvier – apoplexie disait-on. Mais dans ce gros volume, des courbures de fût, avec des cotes au centimètre. Plus de minium, juste du gris, du bistre, et des hommes en sarouel pour les proportions.

    Histoire de pimenter ma visite, j’amadoue Benoît avec des flûtes ou Blockflöten, tirées de mon bric-à-brac. « Ne reste pas longtemps » me dit-il - ce sera, s’il lui plaît, plus du tout – m’aurait-il décelé ? la faiblesse des faibles, comme elle s’évanouit… ! on se crève pour leur amitié ; mais aussitôt qu’ils peuvent ils s’enfuient, l’hameçons encore aux lèvres...

    Le dernier accueil que j’en ai reçu, souriant et apprêté, atteste de sa clairvoyance, sous ses apparences de lamentin.

     

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    	Arielle  et  Benoît parfois s’isolent   au  jardin, chez Marie-Pascale, pour tirer – quelques bouffées. « Peut-on vivre sans vie sexuelle ? » demande Benoît en tétant sa clope. Arielle dévide les 
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    lieux communs de l’abstinence, affichée par les femmes : la pénétration manque d’amatrices. À moins que le coït ne leur devienne obligatoire. Comment s’y retrouver ? Comment ne pas renoncer aux femmes ?  Et  tous deux tirent 
    sur leur sèche. 
    						X
       ...Jean-Benoît n’a rien de prêt ce jour. 
    Je me dérobe, coincé que je suis entre deux rendez-vous médicaux. « Je t’avertirai dit-il quand mon prochain disque sera prêt ». Pourvu que ce jour soit toujours à venir... Le vieux lecteur de cassettes qu’il m’a donné, qu’il me réclamait en retour (mais « reprendre, c’est voler ») devient inutile.
    
    				PSYCHIATRIE
       Tous les mois,  Jean-Benoît se fait administrer ce qu’il appelle une « injection ».Il  n’y a jamais manqué. Peut-être s’agit-il – pour une fois ! - d’une avancée soudain efficace de la psychiatrie. Les « injectés » se supportent  rarement  l’un l’autre. Peut-être Jean-Benoît s’est-il  vu privé de ses droits civiques. Cependant il  
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    demeura soumis à curatelle, toujours incapable de gérer  ses factures, écartant l’argent sur sa main : « Servez-vous !» - symptôme infaillible  sans doute ?  
    	 Je revois ce même geste  de Zoukave, paume ouverte, grand seigneur :  « Servez-vous ! disait-il à la serveuse - elle nous regardait perplexe puis se servait au creux de sa main sans le carotter d’un centime. Mon père était aussi picoré de la sorte - ainsi procèdent les mis sous tutelle, vieillards, idiots... Un lien énigmatique relie-t-il cette dyscalculie  à tel spasme épileptique ? Cela implique-t-il, de surcroît, un manque attesté de capacité citoyenne? Curatelle. Tutelle. Suspension des droits. Jean-Benoît est sous la coupe d’une tutrice qu’il traite de Grosse Gouine. La gouine lui laisse une misère par semaine. (Sur un parking, un mendiant que j’avais croisé, tout garni  de dents gâtées, me dit en crachotant : « Gardez-vous bien, monsieur, de vous faire mettre en tutelle, fût-ce par votre petit-fils ; voyez à quel point il m’a réduit, que   j’en sois forcé de mendier »). 
    	Juste après l’injection,  chacun se sent mieux, après  une grosse journée de fatigue  Un demi-siècle plus tôt ils auraient hurlé dans  leur camisole,  comme au  dépotoir de fous juste au nord d’Agen. Le lithium est le seul miracle neurologique depuis le Largactil, dit « de première génération ». Je l’ai lu sur internet. 
       
       LES DEUX PARENTS  DE JEAN-BENOÎT
       Le père
       	Le père de Benoît, maître d’hôtel, m’établit jadis un recette de haut vol, soigneusement élabore, dans le vieux bâtiment de mon fond de  jardin ; il faisait ce jour-là un froid à scier le beurre. Il m’a régalé d’autre part d’un bouquet de bonnes manières tirées d’un manuel de Rothschild (Nadine de), qui pourraient m’être utiles « si j’allais un jour dans le monde », ce dont j’ai toujours douté. Il se montra désappointé de ne pas recevoir en retour le somptueux repas  restaurantiel qu’il escomptait, en mondaine ambiance. Pour épargner mes faibles capacités sociales (qu’eussé-je  pu  dire ?) et ma bourse, je lui   fis cadeau d’un traité de « Cuisine libanaise » qu’il n’ouvrit jamais.  	Comme si javais voulu, en somme, lui  apprendre une partie de son métier. 
              Foutue convivialité.  
    La mère
    	La Maman de  Jean-Benoît (la « mère de » m’ayant toujours semblé de la plus haute inconvenance) portait le prénom d’Ilona. Elle tenait d’une souche  hongroise, francisée  en « Amsel de Beaumont ». À ma confusion, un soir chez Marie-Pascale, je crus sentir un net relent de pisse cuite émanant de ladite Budapesti, jusqu’à m’apercevoir qu’il provenait d’une poiscaille au court-bouillon mijotant en cuisine. C’est ainsi que j’appris à différencier pisse et pisciculture. Le soir  elle évoqua les circonstances du décès de son fils aîné, frère de Benoît - un  petit péteux, invité lui aussi, ashkénaze, l’interrompit tout net pour demander comme en passant si son délicieux bracelet venait bien « de chez Budma,  rue Karlova ». 
    	Je faillis vomir, ou frapper cet homme.  
    Le père [sic]
    Le père de Didier vint effondrer son abdomen sur  un fauteuil., où il s’affala d’importance. Nous l’avons vu se renverser  du vin sur le ventre et lanappe. Il s’en est montré navré, non point tant pour le  dommage causé, mais pour sa propre déchéance. Un autre soir je l’ai accompagné, pas à pas, tout claudiquant, jusqu’à la Trattoria Bretone [re-sic]. Plus tard encore je l’ai visité après son avc, au « Foyer des Anciens »... Il a compris ce que je lui disis. Naguère encore il émettait un  rire étouffé quand je lui  décochais mes histoires de cul. Il répondait   volontiers  aux questions par des oui ou non faiblement articulés après rassemblement de forces.  Il portait soldatesquement l’index à sa tempe : je te reconnais  camarade. Ou pour confirmer que la tête n’allait plus, même si le cœur battait. Je pense souvent à lui, qui me confiait jadis son impuissance, si tôt, si irrémédiablement ressentie, « comme une nouille contre un mur » dit un Indien. Nous nous retrouvions parmi  ces effondrés, lavés en 6mn chrono – fragments de consciences en fauteuils  ergonomiques, tordus  comme ceps de vigne ou communards convulsés entre les planches debout de leurs cercueils. 

      Un jour le petit Sépharade Moritzi fit irruption : terrible secousse pour ce trentenaire ns qui découvrait, derrière le rideau brusquement tiré, tant de corps déjetés ou ratatinés au fond des fauteuils comme autant de victimes pompéiennes. Tétanisé il se mit à hurler, déniant toute compétence aux soignante - ni tennis ni animation de groupe et crever pour toute perspective - les moribonds présents se soulèvent et tentent d’inverser leurs torsions - un mouroir !  une morgue ! -  entre sonde et pilulier, vrillé comme un cep sanglé à  sa planche - lui tord la gorge. 
    	Moritz ainsi s’est rendu indésirable ; Jean-Benoît lui adresse plus tard un pli bien vinaigré Sachez que je vous méprise souligné trois fois. Mon premier réflexe est de bien préciser au guichet mon identité pour écarter toute confusion.
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    	Marie-Pascale partage à l’occasion le déjeuner à l’étage en compagnie de Moritz Père. Ils mangent face à face, à chacun son plateau. Le vieil homme apprécie avec elle ses menus équilibrés. Pour moi, je viens seul. Moritz Père me reconnaît, en particulier pour prendre congé, quand ses petits yeux rond me percent avec détresse et reconnaissance. M’apercevant un jour par la porte vitrée quand je passe au volant dans sa rue, il me salue d’un grand sourire. La toute dernière fois, ses yeux sont restés fixés sur l’émission animalière de la TV. Je lui ai parlé en allemand. Il ne le comprend pas. Le personnel m’affirme cependant qu’il se trouve  bien de ma venue, et  que son amélioration se prolonge les jours suivants. J’aurai sdoncacrifié le plaisir d’un mourant à ma vanité d’opérette. Il mourut peu après. 
    
       LES ENFANTS DE JEAN-BENOÎT
       
       Je ne connais  de ses 5 enfants que Marie-République, les yeux en boutons de bottines, la voix lente et blanche de pucelée de frais. Petits seins au taille-crayon,.Elle se fait tringler par un  Noir et c’est elle que j’envie. Je l’ai vueadmirative et debout à côté de son père, qui ne s’entretenait que de sa musique, sa citadelle. Le soir même elle  engendrait  son fils, dans ce logis-boyau qu’elle habitait où j’avais visité Benoît. Il aurait souhaité que je visite Marie-République. M’aurait-il pressenti pour parrain ? je n’aurais su transmettre le moindre idéal chrétien - nous n’avons pas plus de preuves de l’existence de Dieu que de celle de Jésus. 
    	Ni même de la survie consciente.  Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont morts. Il existerait vingt terribles secondes, même après l’arrêt cardiaque, où le défunt garderait  conscience et la réincarnation défie la raison. 
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       Il fut un temps  où Marie-République et son amant noir envisageaient de  rejoindre Jean-Benoît, pour « former famille » rue Commerciale, où  il succédait à son propre père. Mais  le musicien ne sait composer  que dans sa Plâtrière  personnelle ; de plus , tout nourrisson en pleine force pulmonaire possède une capacité de nuisance peu commune. J’ai besoin de sérénité, dit le compositeur.  Le  couple et son enfant préférèrent donc se replier sur l’ancien bouge de la rue Alacoque,  où j’avais si longtemps visité l’artiste croupi Joël de Port-au-Prince ensemença, bina les plates-bandes, et Marie-République assainit l’intérieur à grands aspersions et jets de seaux d’eau javellisée. « Nous irions ensemble »  disait  Jean-Benoît, qui  décelait chez elle disait-il une irrésistible attirance pour  ma personne. Elle prononce ton nom avec extase. « Quand elle a dit « MonsieurC. elle a tout dit ». Sans tout à fait tout croire je me  préparais à tenir le rôle de l’ami  lointain, mais  Jean-Benoît n’en parla plus : Marie-République avait trouvé de quoi pourvoir à ses besoins d’adoration. 
        Ainsi tourne court ma mission de Mentor, prononcer «min », ou de menteur. Désormais  en Ville Basse, Benoît ne  daigne  ni nettoyer ni mettre en ordre quoi que ce soit. Ses toilettes répandent des nuisances olfactives, entendez par là que ça pue. J’y arrose  des moucherons jusqu’à mes narines. Il  faudra craindre le débarquement des Services Sanitaires et Sociaux, ou quelque escouade féminine analogue, qui  l’embarquerait pour mise en danger de  soi-même et d’autrui.. Marie-Pascale  faisant  un jour observer avec  diplomatie l’éventuelle opportunité d’une remise aux normes  d’hygiène, Jean-Benoît répondit fermement que  la question « n[était] pas à l’ordre du jour ». 
        Marie-Pascale se le tint pour  dit et ne revint plus.     
    							   X  
    
        Jean-Benoît aux claviers enchaîne, ligote et débite arpèges brisés, savantes gammes et renversements.  Il ne faisait pas ainsi dans ses toutes  premières compositions. Le mélomane en vient à regretter les premiers tâtonnements, vivaces et maladroits.  Dix  ans plus tard, nous en sommes encore à chercher la  fissure  où suinterait en fin  l’oxygène : en vain   De  subtils   écarts à la Josquin Desprez suffiraient, dans un premier temps : l’auteur   au contraire s’entête à les corriger,  persuadé qu’il est de son devoir de composer dans « l’harmonie  naturelle  et le contrepoint ». Il me suffit donc de somnoler d’une oreille molle. 
        Dernièrement il fit accorder son épinette, alourdissant la taille : il en  résulta un  roulement plus  profond. Le disque suivant sera donc « le  meilleur, tout    nouveau » - je me mets à l’affût du  moindre ornement - l’obstination porterait-elle ses fruits ? voici d’infimes  variations. «  La Sainte Vierge » dit Jean-Benoît, qui verse dans l’Ecclésiaste  et s’exprime de peu.  Quant à Nemrod, compagnon de lit  de Fraternité, il  admire de confiance.  Mystère de ces communions familiales dans leurs alignements de prie-Dieu.  Nemrod refuse de  sacrifier ses dreadlocks à   l’obtention  d’un emploi rémunéré.  
        Comprenons l’employeur. Comprenons  le chômeur.  La naissance a bouleversé tout cela : Nemrod,  à présent salarié occidentalisé, jardine tondu au fond de l’impasse Alacoque tel notre père Adam au seuil du Paradis. Nemrod  profondément  chrétien, éduqué chez les Frères Pélerins. Si  je visitais à présent, mais seul, ce couple et son enfant, je dirais :  « Puis-je présenter  mes respects à Madame votre compagne? » ( incliné vers la mère et le  fils Yacov). 
    	Quelle solennité. Je ferais semblant de m’égarer au second degré.  
    Partout l’ancien appartement-couloir de Jean-Benoît fleurerait  l’ordre et  la   propreté. « J’ai vachement faim » s’exclamerait  Nemrod.  Je poursuivrais : « Je suis  souvent  venu écouter votre père ». Nous parlerions du  vieux  piano  descendu en ville basse et du parfum d’encens, toujours décelable. 
    R. 33
    	Puis  je repartirais  sans  avoir  excédé   20  minutes.  
    	Alkan dès l'âge de 20 ans, il se retire de la vie publique, manifestant une forte misanthropie, et se consacre à la composition. Albéric Magnard fut un second grand méconnu. Il suffit de faire volontairement ce qu’on ne peut éviter. Révélation accablante. 
      Jean-Benoît reste un obscur dont rien ne permet de le sauver.    Artistiquement, il ne vaut rien  ; mes lignes dussent-elles se lire. Ils n’ont aucune chance de se voir ; j’y veillerai. 
     Ses progrès musicaux sont infimes : la Méthode rose, inlassablement surexploitée.  Le clavecin bien tempéré,  moins Bach. Benoît mourrait de douleur s’il le savait, malgré quelques soupçons. Or qu’est-il devenu ? quelqu’un de très sain, que nous avons aidé à franchir ces dix dernières années. Dieu ni Jésus,  raffermis sur le tard, ne l’ont sauvé de composer encore. Il s’est embaumé seul de son vivant. Prépubère entre les bras de sa mère, qui  lui  tourne les pages au-dessus de l’épaule. Ne feins pas l’amitié  Il n’en est pas mort. 
        Il distribue ou vend ses cassettes. La greffe d’amitié n’a pas tenu. 
    *	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*
    R. 34
    	...Bien s’émerveiller  que la tumeur soit bénigne. Votre cancer est guéri. Vous pouvez rentrer chez vous. Ainsi l’Église livrait-elle ses condamnés au bras séculier. L’équipe médicale au grand complet trône au pied du lit. Vous ne mourrez plus du cancer mais de ses suites. L’avocat du Luron postillonne : « Quiconque osera parler du sida sera poursuivi en justice ! ». Les médecins lui donnent raison :  Genté ne souffre que d’inoffensives métastases.  
    	Altzheimer,  folie douce,  autant de stations de croix pourquoi le tourmenter ? Dépistage, tuyaux ?  « quelques belles années devant vous » qu’entendez-vous par là, Doctoresse ? ...que je vivrai ? vous plaisantez ?  - « ce  n’est pas la ponction, dit-elle, qui donne le cancer, il était déjà là », mais  je me méfie des cellules dormantes : si peu qu’on  y touche, ne fût-ce que d’un mm3, la mauvaise chair enflera. S’ensuivront biopsies, analyses et chimios qui  ne  laissent à la fin que  la force de se  chier dessus. 
    	Regarde-moi : vivant tant bien que mal, attaché jusqu’au jour  au petit piquet des angoisses. Crever plutôt sous le regard humain que sous les microscopes de la  toubibaille («....ce  sont les mucosités qui encombrent la respiration » -  vous  donnez là, infirmière ! la définition même du râle » -  je l’ai prise un instant par la taille. 
    R. 35
    *	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	
    Marie-Pascale pousse le jeu  jusqu’au maniérisme : phrasé surjoué même dans la douleur ou l’amour – boulimie, sida, névrose, anorexie - nous mourons tous en  plein  chantier. 
    ****	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	*	   
       Dzeu 
    Je le connais si peu. Qualifié dans les premiers temps de fréquentation «facultative », devenu lucide sur ma personne : donc excellent.  S’est livré, rétracté, dérobé aux moindres martingales ou parallélismes. Dzeu   lumineux s’oppose à Jean-Benoît l’Obscur : une chute, pour lui, d’outil sur le crâne, et pour Jean-Benoît le double suicide d’une épouse et d’une mère, ont précipité Dzeu vers la lumière, Benoît dans ce Corridor Alacoque, où le soleil ne donne qu’en biais ; de là sont nées les plus brillantes perles pianistiques.         ...Dzeu, rasé, fenêtre ouverte sur le ciel, rampe dans ses méandres graphiques. Dzeu se moque de Jean-Benoît et de sa voix d’automate ; il apprécierait peu de se voir comparé au Nounours du Piano. Dzeu prend chaque mois son Neuroleptique d’Action Prolongée en intramusculaire. 
    							***
        Sarah prend ses amants chez les Grands Injectés : plus gourds, plus lourds, lents au débandage. Le sexe des  femmes est un atout de premier ordre :  quand  on a ça entre les jambes, on retombe toujours sur ses pieds ; toujours  un homme  s’intéresse à vous, fût-ce en mauvaise part. L’homme, lui, dans ses chiottes, peut toujours s’astiquer : aucune femme ne voudra le déranger (c’est leur mot : « déranger »...).  
      Benoît fut touché par la folie,  au cœur. Dzeu, à l’occiput même. Benoît, pachyderme, pressent les réserves  qu’on n’ose lui opposer. Mais aux suggestions d’orchestration, d’épaississement, il répond : «Non.  Jusqu’ici, je n’éprouve pas le besoin d’étoffer ma composition ». Comment lui donner tort  ! L’esprit souffle où il veut - flat spiritus ubi vult. .  « Je ne trouve  personne, hormis toi,  pour comprendre ma musique ». 
    R. 36
    
    Sa musique s’apparente à la thérapie. La constance de ses mélodies rappelle d’une part les charbonnages circulaires des médiums, surprenants visages ; d’autre part, le décompte des pas en cellule, avant la pendaison. D’où l’idée chez certains de réciter la série des nombres. Mais le fou s’en abstient, sachant que le maximum de ses propres secondes, 60² (24 x 365 x 100) + 7344 des années bissextiles, à supposer qu’il lui reste 100 ans à vivre, soit 31 543 344. 
        Mais à qui reste-t-il 100 ans à vivre.
      Benoît cherche l’intarissable lumière, l’inépuisable cristal des  cascades. Ruissellements suffocants des moussons, du simple pommeau de la douche. Puis, égouttant ses sonnailles, il cisèle ses notices : le voici décelant  d’infimes nuances. Et pour peu que j’en convienne, nous en détectons d’autres plus fines encore.
    	C’est à quoi tiennent pour finir ces fameuses notions de « difficultés surmontées », de « souffle  du génie »  et autres balbutiements - après cela, qui peut encore croire ? 
         Dzeu signe au verso un faune hirsute sortant des épines. Assurément nous aurions perdu l’art. Jusqu’aux traces . Mais la composition de Jean-Benoît se fraye parfois la voie jusqu’à lui-même. Benoît connaîtra-t-il enfin la libération ? ...Depuis peu  il s’est  fait bombarder aux orgues  :je le vois encore observer, par le rétroviseur de clavier d’orgue. Jean-B. alterne les offices avec un petit gras : un coup pour lui, un coup pour moi ; ce ne fut pas sans récriminations... 
         Je le revois d’en haut lorgner le long cortège des communiants, car désormais tout un chacun s’autorise à gober le Christ. Lorsque les saints convives se forment en colonne vers la Sainte Table, qu’ensuite ils s’en reviennent, l’organiste improvise dans la joie du recueillement.   C’est encore à Benoît qu’il revient, toujours tournant le dos,  d’escorter musicalement les retours d’autel ; puis il  repart vers chez lui – rue Commerciale, 20. 
        Puis il se laisse dériver dans l’écoulement des  jours.  Alors qu’auparavant sa concision brillait, il tenait à présent jusqu’à trois minutes consécutives de portées. Fier et enjolivé, sous sa blouse de Kazan verte, car enfin, ce que j’avais pressenti, ce qu’il vivait peut-être, s’était accompli : la muselière avait craqué.
    
    37
    	Rien de bien solide encore : il lui resterait de  longues années, avant l’Apogée des chefs, à la quatre-vingtaine. Seuls Dieu ou la Science  fixent le déclic, avant lequel rien n’existe, après lequel existe la musique. Évolution que rien ne peut interrompre, sauf la mort, ni accélérer. 
       
       
       Bélinda CHANTEUSE IVRE
        Il la mène à la baguette. Il la gourmande, la rabroue  :  « Tu ne vois pas que tu déranges? »   (en plein  office, Benoît  au piano, moi-même somnolant sur le petit fauteuil d’osier,  peaufinant dans ma tête siesteuse ma  brève  appréciation à venir). La fois suivante, la couperose de Belinda  vint (c’est le mot) confirmer  un léger parfum de futaille  Elle nous dégoise  La vie en rose, mais aussi « Esgourdez rien qu’un instant / La goualante du pauvre Jean / Que les femmes n’aimaient pas »- « Sans amour on n'est rien du tout
    (On n'est rien du tout)
    J’avais trouvé ces paroles ineptes, à l’exception du troisième vers - à présent j’en frissonne/ « Quand reverrons-nous Bélinda ?  - Kohn-Liliom, ne marche pas sur mes brisées ! » Quel plaisir peut-on prendre aux femmes ? ou leur donner ? leur seule nudité pétrifie jusqu’au réflexe, et nous ne pouvons trouver ni l’attaque ni l’ouverture, à moins de foncer à la bélier – la tendresse ? au moindre soupçon de réserve ou de délicatesse,trop heureuses de se dérober une fois de plus, car non, vraiment, t’es pas un homme. Après quoi elles râlent : nous manquons d’audace. La barre franchie, reste à les  laisser s’agiter, palpiter des muqueuses autour du cylindre et parfois crier, sans rien offrir à comprendre. La cavalière sur soi, quel plaisir à notre tour, belle revanche ! de contempler les poutres du plafond : sans Andromaque aurions-nous jamais vu ces femmes s’embrocher - ne nous serions-nous pas contentés, indéfiniment, fémininement, de nous-mêmes. Nous n’avons jamais vu Bélinda vraiment ivre. Parfois vacillante, dérivant sur les bémols, telle ces grues qui rivent au-dessus des nuées. Bélinda tient juste ses graves frémissantes - bombements de sexes clos - peut-on vivre sans vie sexuelle demandait Benoît dans cet étroit jardin serti  sous ses étages de tôle peut-être répondait l’épouse en fumant, peut-être.... « Mercredi, me dit Benoît, je reçois Belinda.

    goûtu,trou,cul

    - Je vous laisserai travailler. »  
    Il ne m’invite plus. Compose moins. Goûte la sérénité paroissiale. Apprécie les catholiques pratiquants. 
       
    							XXX
    
    
    
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      LES INTERPRÉTATIONS
      

    Ce qui subsisterait de Jean-Benoît sous les crocs des critiques serait sans doute infime. Ses derniers morceaux pourtant cheminent plus lents, moins prévisibles ; lutte entre l’homme et l’ange. Au-dessus d’eux se forme et s’évanouit toujours, par intermittence, la seringue mensuelle.

    Je tenais ma fille par la main, au bord de l’abîme, sur le sentier rocheux. Aussi sur la passerelle au Stefansdom àVienne.

        
       RETOUR AUX SOURCES BÉNÉDICTINES
    
       goulinades musicales, clausules  pétrifiées, abus  de  la pédale. Abus du  rubato,  enrobant mal de réelles défaillances. Les doigts des voleurs et autres prestidigitateurs s’engourdissent avec l’âge - pourquoi les pianistes en revanche s’affermissent-ils  sans limite ? (Squelette au Piano de Lizène). 
    	Benoît reprenait autant de fois que nécessaire les passages fautifs, souvent du tout début.   Depuis que nous nous  connaissons,  il ne me  le fait  plus. 
    	Parfois dans leur perpétuel ressac ces codas passaient inaperçus.
       MUSIQUE RÉPÉTITIVE
          Partitions très courtes (« ce qui excède [s]es capacités »),  titres enfantins ( « Les couplets de Papa »),  relents  de  Méthode Rose intarissable Jamais ne fût-ce qu’un demi-soupir.  L’auteur numérote avec  minutie  chaque partition, chacun de ses albums, Köchel Verzeichnis, BWV…  Il me fait suivre sur portée : je ne sais que parcourir, plus facilement sur main gauche, qui prend rarement le thème.  Les arpèges transgressifs enjambent les portées, Benoît corrige mon retard des yeux en effleurant mon coude ou mon épaule.   
    	M’initie à la tierce picarde, à  la basse d’Alberti, à d’autres notions qui me résistent   
    	Il s’écoute composer. Je m’écoute parler. Empotés dans la même pâte.
    		Les derniers albums témoignent d’une évolution stupéfiante : Jean-Benoît gauchit la carapace, pince l’épinette comme on pique un dard. 
      39    
           Pourquoi m’a-t-il affirmé,  descendu de son buffet d’orgue : « Tu pues » ? « Que tu viennes chez moi m’écouter, soit ; mais que tu viennes ici... » Pourquoi Benoît « n’ose »-t-il pas me confier quelque chose » ?  ...qu’il m’aime ? j’allume volontiers les  hommes ou les femmes - tout ce que je reproche à ces dernières. « Écris-moi ! »   Il s’y refuse. Il m’aime et me déteste ? froissé de  mes froideurs ? j’ai trop vécu de drames  pour y repiquer : plus d’émotions ; plus jamais, plus jamais. Je le prend pour un pédé » dit-il à mon épouse « c’est insupportable » - mais il est pédé. Je  suis, nous sommes, vous êtes - les femmes font bien moins d’histoires. 
        Il a pressenti nos duplicités. 
      Marie-Pascale au lieu de tonitruer comme charretier chuchote à mon oreille « Occupe-toi de Jean-Benoît  qu’est bien malheureux » (occupe-toi donc de la Simone qu’ est bien malheureuse  Merci  dit mon  père à sa sœur (39 ans de galère). 
        Je suis un infirmier. 
       Je visite Jean-Benoît, hume son vernis d’embaumement, courtise ses mélodies qui m’endorment et  lorsqu’il émerge enfin, après quinze ou vingt ans de bons soins, le voici qui retrouve au dehors un accueillant noyau de piété catholique.  
        Quand il ne téléphone plus - aurait-il décrypté mes intonations ?  
        J’aurai  du moins accompli mon rôle, car il faut qu’il croisse afin que je diminue. Il ne me revoit plus cette année que pour la «diffusion radiophonique » et me dispense désormais de ses appréciations que je lis au micro, dont un auditeur qui vous veut du bien lui aura déchiffré les perverses emphases.
    						X
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         Le seul jour où Jean-Benoît pénétra dans mes appartements correspond à l’annonce téléphonique, au milieu de notre repas, de l’hospitalisation d’Arielle : simple malaise de chaleur confinée ; mais les pompes hospitalières s’étaient mises en branle. C’était en d’autres temps.
    						   X
       
        « Vous pourriez croire que c’est de Beethoven ; eh bien , c’est de moi » . Extraordinaire mot d’enfant. Petit pénis d’Origène d’Alexandrie,  qui  fut un bien saint homme. Benoît engendra pour sa part cinq enfants, issus de trois unions. Jamais il ne me parle d’eux.
        Il m’offre ses disques. Les autres payaient cinq euros, puis dix. 
    
       
    
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       MES  DIFFUSIONS RADIOPHONIQUES
    Mes diffusions sont conservées dans de grands cartons à  chaussures. Mais l’eau détrempe le carton qui se ramollit sous mes doigts. J’ai renouvelé mes emballages et  tout remis au sec, loin du sol. Les notations méticuleuses de J.B. ne sont jamais relues quand je rediffuse ses extraits ; on ne les jettera qu’après ma mort. Si Jean-Benoît revient ici-bas s’enquérir de ses Commentaires, nos descendants lui en indiqueront l’emplacement, si tant est qu’ils ne les aient pas jetés, avec  « le  papier ». 
       Bien lourd à soulever par les déménageurs, qui travaillent, eux. 
     Pour l’instant ces documents gisent dans un débarras où s’entassaient  jadis jusque sous le plafond   les emballages alimentaires des prédécesseurs : conserves et autres plats cuisinés.
       Les compositions de  Jean-Benoît, passées  à l’antenne, rebutent tout auditeur,  et plus encore ses commentaires, pédants et  gourmés. Sa musique fait office de prélude, j’ose dire de pédiluve, avant le grand bain : une purification de l’oreille qui coupe court à toute pollution sonore et met au net toutes les connections. Mais combien de télécommandes interrompent-elles sèchement de telles bagatelles ? Si abrégées qu’elles soient, c’est la moitié de mes trois auditeurs qui se sont éclipsés. 
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          Ils n’auront pas survécu aux  indigestes baratins solfégistiques, agrémentés d’indications gourmandes, sur le jour de semaine, l’heure, le temps qu’il faisait le jour de la divine inspiration, ni l’humeur. Il joue. C’est grêle, inexpressif, précipité ; Jean-Benoit aura vu  la folie en face. J’aurai aussi contemplé la mienne  tout au long d’une épuisante enfance, à  jamais inachevée. « Je te donne » dit-il « cinq ans pour  décrocher le Goncourt » - ne fût-ce que pour se prévaloir de nos futures influences réciproques.
       Sur un dessin atroce, un écrivain de banlieue sur le pas de son rez-de-chaussée déclame à qui veut l’entendre parmi les tours bon marché : « Ils peuvent toujours venir me chercher, avec leur Goncourt ! » Au second plan derrière lui dans son studio douillet croulent ses étagères de manuscrits, son bureau lustré décrivain pauvre perdu sans collier, et sa fumée de pipe au sein des tags mureaux...   J’écoute  Jean-Benoît sur son étroit fauteuil d’osier, coincé contre la cloison entre le mur et le petit côté du piano droit. Le son s’écrase dans ce corridor bas de plafond. Parfois ma tête dodeline après mes cours de banlieue. Entre deux somnolences j’épluche les partitions que Jean-Benoît me tend, cherchant sans conviction à détecter les  moindres inflexions répertoriées comme autant de trouvailles : « Avertis-moi », lui dis-je, car « je serais bien incapable de déceler quoi que ce soit ». Après audition, j’étends ma pommade. Mes moindres restrictions  le froissent et le déstabilisent, laissant pressentir des fissures ravageuses – inconscientes peut-être, ce qui serait bien mieux pour lui ; je garde en cruelle mémoire ce concours de poésie, aux Barrières de Bègles, où telle autrice de sottises en rimes décrochait invariablement le  Prix Spécial d’un jury d’abord bien chapitré en coulisses. 
    	Elle accueillit sa  récompense avec dévotieuse modestie.
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    							X
      « Toi, disait Jean-Benoît, tu sais «écouter ». 
    	Mes observations sans doute auront un jour révélé ma puanteur ; parodiques,  ou perfides ? Les infimes suggestions que je hasardais en sa présence ne bénéficiaient d’aucune considération. Son propre père lui en avait touché quelques soupçons – mais « il était de mauvaise humeur ce jour-là » me dit son fils. Je m’empressai de renchérir, lui replaçant le  bandeau sur les yeux. 
    	 L’auditeur que je fus aurait apprécié le moindre ralentissement, le moindre soupir - basses et dessus ensemble - au lieu de ces cavalcades d’escalades et de gringolades à saute- portées
        Jean-Benoît m’initiait aux délices de la résolution majeure en tierce picarde et du rubato  (la basse au  tempo, les dessus vivace). Mon attitude souligne les moindres indices de satisfaction.  Ses premières compositions montraient pourtant plus de libertés. La dernière visite  fut brève, car je payais le séchage de  trois offices successifs, dont le dimanche même de Noël. J’avais bien prévenu pourtant : « Qui pourrait survivre aux agapes du réveillon ? » Il m’interpréta donc chez lui, en compensation, de magnifiques jeux de trompette, relevant que jamais il n’avait joué devant si nombreuse assemblée que ce dimanche-là, et que les voûtes de St-Nicolas résonnaient bien mieux que les plafonds de Ste-Geneviève. 
        Bien mieux en tout cas que ce nouveau logis en bas d’avenue, où les parois étouffaient toute réverbération - « voilà», répétait-il, « voilà», me poussant vers la porte. 
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    Départs
    	Il  est agréable, socialement parlant, d’avoir affaire à un lourdaud qui marque franchement la fin  de la visite, et prend sur lui l’inconvénient de se faire mal voir - ainsi du téléphone de Guéret : « ...J’estime à présent », me dit-il dans l‘écouteur, « que la conversation a suffisamment duré». Souvent,  dans l’ancien corridor  abandonné, transpirant, crasseux, j’allais marquer mon territoire :  pisser chez lui avant de partir, toucher sa main juste après ma teub. 
     Ma mission radiophonique était de diffuser, en ouverture, ses gloussements pianistiques, assortis de mes commentaires d’aboyeur de cirque. Les cafouillages techniques recyclés en bouffonneries confirment d’autre part la sagesse populaire : éviter les efforts conduit à plus d’efforts encore.
    Ainsi de nos négligences à nos acrobaties. Benoît et moi unissions (pour les offrir) nos insuffisances… Jean-Benoît s’est désaffectionné de ces diffusions radiophoniques : symptôme que l’animal blessé pourrait un jour se réadapter au milieu naturel et social. Il fallait le traiter comme une vraie relation humaine. Chose dont je me suis toujours bien gardé. Dans un premier temps, il appréciait « l’humour » et « le ton alerte ». Mais supposé qu’il se soit avisé de faire entendre à d’autres, dont je savais très peu, les élucubrations d’un présentateur en porte-à-faux ; que cette tierce personne ait décelé le sarcasme sous la faconde - il est aisé d’imaginer qu’un tel auditeur lui ait charitablement (ou non) révélé que ces faux engouements n’étaient en fait que purs et simples foutages de gueule. Jean-Benoît ne composa plus pendant quelques mois. Je ne l’avais étayé que le temps nécessaire. Il nage à  présent dans le bonheur d’une réinsertion de type paroissial, enamouré de quelque bigote ou pieuse poivrote ou pieuvre sans sexualité bien nette, ce que d’aucuns tiennent pour la fleur de la délicatesse. **** 45 Nul ne saurait anticiper l’accueil, favorable ou froid, réservé à ces cadeaux sonores. Je m’astreins à diffuser du Jean-Benoît, pour apporter ma pierre à  sa guérison, « car tu es responsable à jamais de celui que tu as apprivoisé ». Les renvois d’ascenseur attendront. « Tu ne feindras pas l’amitié » - mais quelle vie n’est pas, d’un bout à l’autre, simulée – vivre, c’est mentir. Ne parlons pas des baroudeurs, Je rote je pète Rien ne m’arrête ...Mentir pour ne pas être seul. Mais le rester pourtant. Mentir pour aimler. J’ai maintenu Jean-Benoît la tête hors de l’eau : le voici tiré d’affaire - mission accomplie. OK Sir. * La charognarde ou tutrice lui émiette pingrement le strict nécessaire. Il ressort sur mes pas, me commande du pain et du tabac. La traite en ma présence de grosse gouinasse, ce qui est le pire qui se puisse trouver - si je puis dire - dans sa bouche... Je le prie de répéter ces deux mots si goulûment expressifs. Grosse gouinasse répète-t-il, grosse gouinasse en grasseyant à pleines lèvres. « Ça se réglera à la baston » - la baston, Benoît ? sais-tu que le moindre gringalet te réduirait en brochette ?... Répète « vieille gouinasse » Benoît – il le répète les yeux luisants, la bave aux gencives vieille gouinasse. avec une conviction bestiale. * Je lui achète dans son nouveau capharnaüm un gros volume d’architecture égyptienne : hélas, ce sont que croquis bassement utilitaires en gris et blanc, pour « professionnels de la profession  - je le lui rends. « Qu’il garde l’argent. 46 RECONSTRUCTION PAR LA MUSIQUE Premier prix du Conservatoire, il m’assomme de septièmes de dominante et autres cadences plagales. Jean-Benoît maîtrise les claviers. Il subit l’inexorable et mathématique nécessité de recomposer phrase à phrase à son propre usage, mesure après mesure, un corpus aussi exhaustif que possible de musique romantique, sans négliger la moindre fibre du cordon ombilical  : des Sonatines de Ludwig à La cathédrale engloutie. Jean-Benoît explore sa liberté comme on tricote un dogme ou un bas de pyjama ; il bride ses élans, cultive et consolide un perpétuel exercice à la façon des nuls en maths. Ces derniers toujours éprouvent l’invincible nécessité de remonter, sans en omettre un seul, de théorème en théorème, jusqu’aux axiomes fondateurs . que nulle part la chaîne ne se soit rompue ; que nulle fissure ne fragilise la succession, l’enchantement des règles : rien n’est jamais acquis, tout doit sortir d’un coup d’un même bloc. La Méthode Rose, Première, Deuxième, Troisième année : c’était le garçon sage au piano près de sa mère. « Les meilleurs moment de ma vie. »Jean-Benoît n’aime pas être comparé à Schumann, que sa mère contraignit à  s’inscrire en Droit, et qui traîna ses jours jusqu’à 56 à la Privatklinik Endenich. Un merle parfois dit-on venait frapper du bec à sa fenêtre : Schumann lui parlait comme un enfant à l’autre. Étrange réticence des fragiles mentaux, qui refusent d’en être comme s’il s’agissait d’une honte. Les fous tuent dans les caves les enfants qui les traitent de fous. 47 HOMOSEXUALITÉ «  C’est intolérable, il me prend pour un pédé » - prendre pour ? Malgré ses cinq enfants de divers utérus, je me flatte de m’y connaître sns faille. N’est-ce pas Jean-Benoît qui dissimule mal son trouble quand j’évoque par désœuvrement mes nouvelles amours ? de quelles vocalises flûtées n’a-t-il pas modulé : d’une femme ou d’un homme ? ...amoureux de moi. Rien de plus embarrassant pour un interlocuteur qui tient à ses préjugés, et à n’en pas avoir. J’ai trouvé réconfortant d’être aimé par des hommes. À condition expresse de refuser. Pour se faire aimer d’une femme, parlez-lui d’elle. Uniquement d’elle. Nous avons reçu l’épouse d’un lointain cousin. À peine avait-elle posé ses maigres fesses sur le siège que ses mimiques impatientes suggéraient à l’époux qu’il était bien temps, ma foi, de s’éclipser déjà, grossièrement. Alors l’idée vint à votre serviteur de l’entretenir d’elle-même, de son ameublement, de son jardin de ses distractions. Elle me répondait avec tant de grâce qu’un peu plus nous l’entendions ronronner. Aussi la visite se prolongea-t-elle jusqu’à répondre aux critères de décence, et cette femme nous quitta très contente d’elle-même. En d’autres circonstances, et dans l’ivresse de se sentir appréciée, la créature féminine se donne à  vous, que vous soyez homme ou femme ! Mais peut-être me suis-je laissé allerMa dernière visite à Benoît comportait une part de perversion : le comparer à Chopin, Samson François et Maria João Pires. Il a fini par se lasser. Ou les rats, depuis, l’ont bouffé. « Si je m’écoutais, disais-je, nous resterions là toute la journée. - Je ne voudrais pas » répondit-il tout sourire, « que ta femme en prenne ombrage ». Voyez l’allusion. Nous écouterions de la musique, de la grande, en  barytonnant du cul . Les mains de Maria-João voletaient au point que Sviatoslav s’en prenait du plomb dans l’aile. 48 Jean-Benoît m’écrit un certain jourqu’il aimerait me dire certaines choses, mais qu’il n’ose pas - claration ? ...c’est ainsi que l’on aime à présent. Ou lucidité subite ? Je sais que tu ne m’aimes pas, ni ma musique ? J’ai assez souvent suscité la haine ou l’indifférence pour m’accorder à mon tour le droit dallumer les cœurs, sans donner suite. Comme toutes les femmes. « Les hommes, si je tape les murs, il en tombe » - ce ne serait pas toujours le cas ? les femmes souffriraient donc autant que les hommes ? à les en croire ; selon elles. L’essentiel est non pas d’éliminer ses préjugés – ils ne le seraient pas s’ils n’étaient pas vrais - mais d’en user avec mesure. De les tenir en laisse ou de les relâcher, selon ce qu’il convient. Une Madrilène de parents basques n’intéressait pas ce porc dont je parle. Il la trouvait sotte et vulgaire, avec des enthousiasmes et des accès de joie de vivre dépourvus de tout mystère féminin .. Elle voulait, comble de ras-du-sol ! que nous fassions « quelque chose ensemble », pédagogie, militantisme, course de pédalos, que sais-je ? 49 Collaborer dans le cadre d’un plan vertueux n’est pas un seul millimètre d’amour. D’autre part, prier devant l’image d’une femme vous soumet à celle qui vous mène, et l’on n’accède à sa chair qu’au gré de ses parcimonieux caprices. Mais ici, dans ce corridor,clôture acoustique où la musique s’assèche comme sur un buvard – comment pouvais-je un seul instant contempler cet homme ? Mystérieux mais dépourvu de charme comme il était, jamais je n’aurais eu la tentation d’imaginer les moindres privautés. C’était une amitié forgée de toutes pièces par la Marie-Pascale, aussi séduisante qu’un sac de ciment. Épouse donc la Simone, qu’est si malheureuse disait tante R. à mon père. Avec le succès que l’on sait. Ce que Benoît me propose, c’était de visionner des cassettes porno, pour que nous nous tripotassions côte à côte, puis réciproquement sans doute, et pourquoi pas en nous roulant des pelles, et plus si affinités. Cette perspective révulsive se solda par un gros bide. D’aucuns s’imaginent encore les homosexuels des deux bords comme autant d’immatures, bloqués au stade merveilleux de la branlette. Il est d’autre part légitime de s’interroger sur l’homosexualité de ceux qui se masturbent à deux ou plus sur des images de femmes entre elles ou seules – une telle disposition semble difficilement transposable à l’autre sexe. INCLURE LE FOU DE LIÈGE. La joue de Jean-Benoît serait rêche, dépourvue du moindre satiné. Peau de requin à grain serré ; celle du matheux pédé, celle du camelot de faux cuir – joues fermes sous la morsure. 50 Se rappeler que Lady Diana divorce d’avec le prince Charles parce que ses oreilles lui irritent l’intérieur des cuisses. X Voici l’histoire du Camelot : rue de l’Allégresse, un camelot me coince à pied entre une camionnette à mi-trottoir et une haie de cupressus. Il se prétend fils d’Untel, jardinier, qui aurait travaillé chez moi, longtemps auparavant ; il m’embobine, me colle un bisou et me suit. Il me croit proie facile à cause de mes cheveux longs : indice mince. Et de l’acceptation du bisou découlent ses convictions, que je suis pédé. Parvenu dans mon salon, il me propose un blouson pour 100€, voire 52 après marchandage. Ce qu’il n’avait pas prévu, non plus que moi, c’était la voix rauque d’Ariane, embusquée dans son lit porte entrouverte : elle capta tout et manifesta sa vive opposition. Notre dragueur se fit alors virer : « La porte, c’est par là ». Il n’a pourtant pas ménagé sa peine, allant jusqu’à proposer bisou sur bisou. Rêches et râpeux : d’un homme... et il se fait baiser : « je croyais » disais-je « qu’il s’agissait d’une proposition de véritable amitié. mais je m’aperçoos qu’il s’agit de blousons, en skai qui plus est ». L’ahurissement de ses traits et la précipitation de sa retraite constitue l’une de mes plus gratifiantes remémorations… Pédé, passe. Couillon, jamais. 51 X À dix ans, je raccompagnais chez lui le petit Pasquet, replet dans son costar de premier communiant  ; puis il me raccompagnait, je le raccompagnais. Je m’en étais épris, puis dépris : trop gras, trop bigot (j’étais trop fou : chacun sa case). Certains redoutent l’acte sexuel : comment oser nous imaginer à la hauteur des attentes féminines ? « Ça n’te viens pas à l’idée queuj’puisse aussi avoir des b’zoins ? » glapit l’actrice de Dieu sait quel film ; infiniment préférable pourtant aux répugnances gantée de Madame G. sur papier parfumé, à ma mère : « Vous vous rendez compte ! à 70 ans, il a encore besoin de ça - « ça » ? une  envie de chier ? Observons d’autre part les séquences amoureuses : presque toujours, les pelles s’accélèrent en convulsions mixtes, torsion de lèvres et de tronches, halètements de machine à vapeur, froissements de fringues au milieu des râles – c’est donc ainsi qu’on fait ? ou bien demeurer bras ballants dans l’extase ? ça se prend comment ce corps-là ? Une femme nue suscite chez moi le respect. Je n’aurais jamais l’idée de la sauter comme un clébard. Elle sent cela. Devient fragile et frissonnante, sans plus esquisser le moindre geste. C’est à l’homme de commencer. C’est lui le gros porc. Qu’on pourra traîner dans quinze ans devant les juges. 51 * Comment désirer un homme. Je me le demande. Qu’on soit de l’un ou l’autre sexe. Ce ventre de Jean-Benoît bavant par-dessus la ceinture comme un goître torchonné dans la laine à carreaux. Si peu que ses doigts boudinés m’effleurent l’omoplate profitant que je déchiffre devant lui ses partitions je sens mon bras qui se rétracte. X . Djanem s’indigne à tort de mes demi-conquêtes des deux sexes. Mais dans sa bourse je le sais Djanem dissimule mal une photo de Noir dont le profil de sexe glisse incirconcis d’un tissu gris foncé soyeux qu’il semble prolonger. J’imagine un bref instant des cohortes de femmes finissant par se frictionner à grands coups de phalanges. Mais j’aurais honte. Sauf à m’abandonner aux plus abjectes représentations racistes, où l’homme répudie son appartenance humaine : où le Blanc et le Noir ne forment plus entre eux qu’une bête. Mais ce retour à mon reptile s’accompagne et s’accouple aux représentations les plus rédemptrices : l’Africain est Animal et Dieu. Jusqu’au garde géant qui déchiffrait sans peine en moi le désir sans issue au fond d’un cul-de-sac de grande surface. Sans jeu de mots. LE RÉCITAL PERDU En sacristie de Saint-Nicolas se tiendra ce soir une conférence (avec diapositives!) sur Le Cantal et son Massif, laquelle sera suivie de prières ; vidéos, questions et débats ; amour universel, cendres. et autres exercices spirituels. Sans bien savoir l’heure, je pars de chez moi la nuit tombée. Cantat Benoît, du haut de la tribune, il garnirait de ses traits d’orgue ce sandwich pieux de Bach, Hoboken XX-10 et autres. Dispersion joviale sur fond d’impro. Or s’il est vrai que saint Nicolas ressortit trois enfants du saloir, les rencontres de ce soir-là ne furent d’aucun secours. N’ayant quitté mon home qu’à neuf heures, scrutant sur quatre roues mes raccourcis nocturnes  : angles rentrants qui vous remportent en arrière, rues fourchues, sens interdits sournois. Garé en fin de compte au petit bonheur et descendu à pied dans le froid, plan de la ville indéchiffrable sous les réverbères, le piéton se perds. Dans une grande rue noire, mon premier sauveur fut un Ibérique farouchement monolingue, infoutu de dire droite ou gauche autrement que par gestes. Le second fut un Boche, haleine de bibine. « Zwei Kilomètres » dit-il. Je reviens sur mes pas, longe d’interminables murs, sans même prendre la peine de me presser.

    Un ange enfin sans doute le secourut sous la bruine, serrant dans sa poche un plan détrempé : sur les marches enloupiotées du perron d’église. Nous voici donc tout arrivé pour la sortie des premiers cafards sur le large perron extérieur, tous marche à marche tête basseafin de ne pas trébucher. À notre entrée dans St-Joseph, les retombées de voûtes frémissaient encore du dernier point d’orgue. Les fresques picturales s’éloignaient de part et d’autres, tandis que les arceaux latéraux se succédaient, coupés à la corde par des tiges rouillées.

    Trois Vietnamiens debout, à petite distance du haut des marches, assourdis d’acouphènes, se tordaient la nuque sous les frais chromos d’une voûte bondieusarde. Sur leurs talons Jean-Benoît, par les grâces de l’Esprit-Saint neuroleptique, s’avance en retombée d’extase. Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances.

    Ces commémorations du Saint Sacrifice ne devront pas excéder une certaine fréquence ; comme les « baises judicieusement espacées » mentionnées par Flaubert à Louise Collet. Un de ces derniers dimanches, une violente lame de colère déferla, de répulsion, puissant renvoi gastrique de vies gâchées par la sotte obéissance à l’inertie. Un jour l’homme frappera l’air de ses poings, au risque d’assommer quiconque passait.

    Quand je réponds enfin aux sollicitations téléphonées, quand il a bien senti la réticence, il bute sur ses mots, malgré son ravissement d’avoir bien joué. Il s‘adresse alors à lui-même en se balbutiant ses compliments, dans l’écouteur. Mais un vif parcours des yeux sur la compagnie des bigots et gotes n’avait laissé le choix que d’avancer vers Benoît l’organiste en serrant sa main molle : « C’est fini ». répétait-il, « c’est fini » tout en saluant à la ronde « ne t’avais-je pas dit vingt heures précises ? » J’étais gelé.

    .	Il s’est tourné vers ses apôtres pour confirmer son indéfectible affiliation. Enfin il n’était plus coupé des hommes  Il éait le centre et le  charme dune compagnie,  lui  confiant peut-être que les ondes diffusaient de ses œuvres à telle heure à l’antenne,  ou bien toute autre chose. Il  priait  Dieu, dans ses effusions. Ses interlocuteurs alors ont ouvert leur cercle, et  je suis resté seul  avec lui : « Jeux de 8, 4, 2, rien que de très classique ». Je n‘y connaissais rien.  Mais c’était bien de le demander. 
    Puis  il me rejoignit, dehors, à cent mètres, sous le réverbère  de la place Dourmin. « Tu ne peux plus m’aider » lui  ai-je dit. Jean-Benoît s’est éloigné de son pas de plantigrade ; il descendit la longue pente vers le 20 rue Commerciale. Et dès le  vendredi, je diffusais ses airs d’épinette. 
    
    							*
    
     Je ne le vois plus. Mission accomplie. J’ai observé de près nos gloires illusoires, cette opinion que l‘on a de soi. Maîtrise du monde intérieur, bien sûr, intérieur. Heureux à tout jamais d’avoir appris cela, sans plus se croire obligé de colmater les failles. On traîner son épave comme un cadavre garotté dans Plein soleil. Que le rafiot reconstitue ses mâts. Benoît se sera-t-il un jour soucié de moi ? ...nous n‘avions fait que parier : « Lieutenant, parviendras-tu à soulever cette bourgeoise en trois semaines ? » Oui : douze ans de Jean-Benoît. 
         Amour peut-être.
        Amitié peut-être. 
        Aucun humain n’a jamais fait battre autant le cœur qu’un livre ou un spectacle. 
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    TES PÈRE ET MÈRE HONORERAS
     
    	Son père me plaisait. Il termina ce qu’on appelle gâteux  : synapses en circuit court (sonder les encéphalogrammes d’altzheimer). Le cercueil, concrètement, gisait en soute de l’estafette sous un ruché violet. La peau comme ultime couche. Le coffin est passé tout plat sans trace d’abdomen.  Quelques mois plus tôt Benoît Père avait renversé sur lui un verre de Pointe Rouge. Il s’était répandu en déplorations. « Ce n’est rien ! » répétait Marie-Pascale. Adam quittait sa vie. Le dernier trajet que je fis avec lui partit d’un siège arrière en direction de Pizza Pippo. Je tenais Martial par le bras Rien ne peut donner l’idée de son allant et de sa joie de vivre avant sa mort. 
    FUNÉRAILLES
    	Tandis qu’on enterre son père et tout au long de la cérémonie, Jean-Benoît respire plus large, resplendit. Dans cette église enfin le fils tient sa revanche : mère  morte, père impotent puis mort – à son tour de vivre. De recevoir en maître de maison de Dieu, en maître de cérémonie. Benoît disert, affable, barbe soignée. 
    	Sur les rangs de femmes sa fille officie de même . 
        Ce que c’est  malgré tout que  d’être aimé jusque dans sa tombe. On  ne  cesse de se ballotter la viande au jour le jour, loin de sa fortune, Que les  babouins  vivants n’approchent pas de moi (« du fond de  nos cerveaux,  polissons les statues de nos morts »).  Un jour faire la sieste, et, comme  Victoret,  n’éprouver point la nécessité de se réveiller. 
    			J’ai reconnu,  pendant le rite, la fille nommée Marianne « Vous êtes sa fille ? lui ais-je  dit ? - Oui, je vous ai reconnu tout de suite.  
       - Quel bel enfant vous avez là».  On ne l’a pas  entendu de  tout l’office.  Il avait l’air stupide et vide. Comme doit l’être un enfant de neuf mois huit jours. 
       
       LA RÉSURRECTION DU XIXe SIÈCLE
        Une foule brouillonne de chanteurs, écrivains oucompositeurs-interprètes, que leur ascension ratée de l’Olympe  a  conduits dans  la peine.   Des dizaines de milliers de littérateur paraît-il se proposent chaque année au Prix Nobel. Des virtuoses jouent du violon  sans autre abri que leur automobile à l’arrêt. Je pense  à ce premier du concours international de violon, arrivé en retard à l’aéroport. Le deuxième, K.G., ponctuel : tapis rouge, délégation soviétique. 
        Il s’est bien gardé de détromper quiconque. Le  premier prix,
    mal adapté, mourut sans laisser d’initiales. Chez Benoît nous avons retrouvé la résurrection à l’identique du siècle passé, au temps de la vaporisation de la poudre sur les murs de liège: Poudre  Legras.  Proust et le koala , mauvais titre. 
     			Jean-Benoît est un gros koala.
    	Qu’il soit bien entendu que Jean-Benoît respecte toujours  la plus stricte hygiène et que jamais je  n’ai senti chez lui le moindre effluve corporel. Mais un léger parfum de cigare. Je l’ai vu rayonnant aux obsèques de son père, où tout  le monde rayonnait ,  à l’exception  d’un Vietnamien qui s’essuyait les yeux au premier rang. Je ne voyais de lui que le coude, qui se levait puis s’abaissait. Jean-Benoît salua les défilants au sortir de la messe, les assommant d’un de ses projets dont il poursuivait l’exposé d’une poignée de main protocolaire à l’autre,  car l’ homme est créatures de projets. Je me souviens des mémoires d’un Annamite qui donnait  à Maurice du « cher ami ». 
    	Ou bien c’était Maurice lui-même, le père, en ses minces mémoires, qui mentionnait un « citoyen de Hué « . Rentré chez moi, je me suis reposé une heure.  
       
       							X
       
       Avant l’époque des streamings, Jean-Benoît se confia hardiment au matériel électronique : il grava toutes ses  œuvres sur disques compacts  (on disait  encore, à l’époque, en anglais, des  compact discs) , répertoriés avec la  minutieuse gravité d’un musicologue : tel le Deutsch de Schubert, le Köchel de Mozart. Sur  chacun de ses boîtiers  plats   figurait à la main le numéro du  Disk (majuscule germanique de rigueur).  Jean-Benoît se fendait pour moi, sur feuille séparée,  d’un commentaire hérissé de solfège, dont j’amputais, à  l’antenne tout ou partie. Ce- pendant  les dits compacts vierges disparurent précipitamment du commerce, à l’exception de quelques officines. 
    	Les mortels s’approvisionnèrent  donc  par  captations et téléchargements, stream et autres simplifications irrecevables ux plus de 30 ans. Jean-Benoît, dans son nouveau repaire en bas de pente, me confiait l’écoute de ses productions sur de « bonnes vieilles » disquettes  : « Vous croiriez que c’est du Beethoven ? pas du tout : c’est de moi », écrivait-il dans la plus franche modestie. « Ces morceaux bien enlevés » ajoutait-il, « sont passionnants, d’une joie communicative, et merveilleusement travaillés ». D’autres fois, il se  montrait moins satisfait : mieux vaut dire du mal de soi que de n’en point   parler » . Je me rabrouais volontiers moi aussi  dans l’autodépréciation  : pure vanité.
       
     À HUYSMANS

    Il faut pour cela prendre une voix flûtée : « Êtes-vous chrétien ? - Je le suis.

     Le vieil homme s’agenouille péniblement sur la moquette pour un Notre Père, et je  l’ai  rejoint près du lit d’hôtel pour un Notre Père, avec la juste intonation du croyant ; car l’ultime  recours est le  corps. 	Puis nous nous sommes relevés et salués sur le paillasson d’hôtel. Le travail sur soi et de l’examen de conscience ont fait rouler des générations de  catholiques sur les  pentes raides de l’insomnie.
      J’assiste à des extraits de messes, déplorant l’atroce manie d’imposer au fidèle des mélodies abjectes. Un jour  je fus surpris dans une nef déserte à   brailler,  à l’harmonium, un  Ave Maria de  mon cru, bouche ouverte et l’air con, feignant d’ignorer l’auditrice venue se placer droit debout sur les dalles, qui me scrute et s’en va.
    	Il existe dans la vie de grands moments de solitude.
    
    							*
    
       Je rencontre un jour dans  un sentier touffu descendant vers la Seine une novice  appuyée sur un portillon de bois clos ; elle tient une bicyclette et sourit. Aurions-nous pu tirer un coup sacrilège et pressé ?  Enfant déja nous détestions l’amour, ses assauts gluants qu’on dissimule mal en roulant des yeux, qu’il ne faut ni mentionner ni transmettre. J’eus honte d’un homme qui criait mon nom dans tout l’étage. En vérité je le souillais. 
    
    						X
    
    	Je me tiendrais reclus dans une lingerie. Chaque moniale à tour de rôle viendrait me nourrir et couvrir. Soigneusement cacher lempreinte de la prédente. Pisser : où cela ? Droit civil, droit canon ? quelles  jurisprudences ? le captif masculin d’un couvent relève du fantasme. La mère supérieure me découvrirait (...) 
       
    							X
    Le Jean-Benoît d’en haut
    	 Les derniers temps de l’Impasse Alacoque, Jean-B. abandonne le sol aux documents publicitaires, qu’il se proposait de classer –  (à quoi bon ? » disais-je) ne méritant que pure poubelle. Manquent juste les chiens pour pisser dessus. Aujourd’hui en bas de côe, Jean-Benoît renifle ses propres relents. Confiture et compotes débouchées règnes dans la cuisine, surmontées ou non d’une cuillère en aigrette : il en goûte et rejoint ses portées. 
    	Pas de manage – pas de larbins !
          Benoît végète. Son abdomen domine les canettes, à même sur la table ou le sol. Des insectillons vibrionnants  se  sont mis en tête d’explorer ses ruines de cuvette hygiénique. « Fais attention ! » J’arrose les parasites, qui se recroquevillent ous le rebord,  à la merci de désinfectant si j’en trouve.
       
       VISITE  AU  PÈRE  EN SON  ASILE    
    	Nous devons ressusciter Maurice, père veuf de Jen-Benoît. Il mesurait encore, voici dix ans à peine et par grand froid, notre remise en fond de cour. Il m’avait exprimé sa surprise autrefois que l’impuissance surgît si vite, irrémédiable. Au fond désormais d’un établissement pour anciens, obscènement renommés Seniors. Je ne l’aurais  pas reconnu sous ses traits redevenus scandaleusement lisses. Le scandale d’Entrague Moritz a rendu ce dernier indésirable :  quel choc pour lui, de découvrir d’un coup, sous le linceul, ces corps vivants tordus sur  leur fauteuil, comme autrefois les Communards dans leurs cercueils.	
    	Tétanisé, suraigun, Moritz hurlait au  guichet d’accueil, déniant toute compétence à la totalité du personnel. Sous ses cris dévastés les demi-morts grouillaient en bavant.  Aujourd’hui je revois René, le père de Benoît, qui me retrouve au sein de  ses méninges vacillantes (ma première visite au trou de sa bouche l’avait trouvé comme un cadavre priv de sa mentonnière, et qui ronfle. )
    
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      Il va mieux. C’est moi qui ne l’ai pas reconnu d’abord. Lui, si. Les plaisanteries les plus éculées le laissent de marbre. La troisième visite  l’a déridé : je racontais l’histoire de la vieille quêteuse ;  «pour que les enfants puissent voir les animaux du cirque ». J’ai répondu  “Je n’aime pas les enfants, je n’aime pas les animaux, je n’aime pas le cirque 
    	- Eh bien tant pis, réplique-t-elle en me claquan la porte de son visage.                        
        						X
       
    Louise la Malgache ne l’a jamais visité que je sache   Me renseigner auprès de Marie-Pascale, notre Saint-Simon, la plus exhaustive potinière qui se puisse trouver, experte en étiquette et hautes convenances.
    						X
    
    	Jean-Benoît veut m’imposer chez sa propre fille, qui, dit-il, m’admire. « Lorsqu’elle a dit Monsieur C. -  elle a tout dit ». À supposer que je l’aie revue, de quoi aurions-nous parlé ? se serait-elle pour autant délivrée de cet Haïtien, qui l’engrossa « le soir-même de ta visite » affirme Benoît – je serais donc devenu Père Blanc par fantasme ? cet enfant m’a-t-il ressemblé ? ...ce qui passe entre la tête et le ventre d’une femme. Nous autres si terriblement primitifs. Elle souffre d’être désirée, mais le recherche ; l’homme, de ne l’être jamais. Enroulons donc, tant que nous le pouvons, ces verges dont nul ne veut, et n’importunons plus, dit Jean-Benoît, «  les organismes morts des femmes offusquées » 
    Rires.
    	Craignons plutôt que la  mort, en temps voulu, ne vienne cueillir Benoît en livrant sa fille. Il  n’est moribond qui ne finisse par mourir : un beau jour les poumons cessent de grésiller,  le corps est enfourné par-dessus l’abdomen qui naguère tendait les ceintures. 
    
    						*
    . Marie-République rayonnait.  Elle avait amené son propre enfant, petit-fils de  Benoît. L’enfant, peau grise et tendue, tenait ferme sur ses jambes de neuf mois. Il jetait autour de lui ses yeux ardents et satisfaits,  agrippé  des deux mains au dossier du banc d’œuvre, les traits d’un petit  quadragénaire. 
       . Louise l’Éthiopienne, venue de son travail tout proche, se place dans la nef debout près de moi, bouquet funéraire en main : « Qu’est-ce que j’en fais ? » murmure-t-elle. - Donne à  Benoît, en le touchant de dos. » Ce quelle fit, et c’est en le tenant que n-Benoît ouvrit la marche derrière le cercueil.  Calme et digne durant tout le rite, à présent satisfait, accompli,  en pleine représentation.  
    
    						*
     Un jour se trouveront justifiés tous les préjugés sur les sexes et couleurs de peau. Craignons ce jour. Nous rougirons en vérité d’avoir été ce que nous sommes.  L’époux haïtien de Marie-République ne s’est pas présenté ;  elle-même,  en deuil  de la tête aux pieds,  les yeux  brillants, reçoit les condoléances aux côtés de son  père. Trente assistants ici en comptant large. Sans oublier neuf ou dix flétrissures vaguement féminines du « Chœur mixte de Ribenstein», psalmodiant les répons sans trop de fausses notes. L’officiant  précise la liturgie, faisant lever ou s’assoir, sans agenouillements arthritiques. Je me souviens des  petites  épaules secouées d’Igor, fils de F., seul  digne parmi les  tièdes.
    						* 
      	Olga meurt à son tour, en décembre douze. De combien survit-on à son épouse ?  en pleine lucidité s’entend ; mourir en langue allemande (in aller Klarheit) vous aurait  une autre allure. Mon ultime visite à feu Maurice, après son veuvage, avait eu lieu 
    de mon propre chef en allemand. L’infirmier de garde s’était montré surpris. J’ai prétendu que le Veuf comprenait. Il n’en était rien. Tant que je m’adressait à lui, il  tourna la tête vers l’écran : « Les rhinocéros du zoo de Munich ». 
    	Ma sollicitude avait pourri en exhibitionnisme. Je ne l’ai plus revu, mort ou  vif. La  maigre assistance pouvait être imputée au fils : il suffisaitt de ne pas informer la prese locale. Des bruits pouvaient courir, à mesure que ses Maîtres d’Hôtel Trois Points se communiquaient la nouvelle - pourtant, le Torchon ne prend-il pas jour après jour ses tuyaux funéraires auprès des mouroirs, par un  constant affût de vautours gazetiers ? 						*
    
    
    						X
    
       Louise l’Éthiopienne, amante de Marie-Pascale, s’est retirée très vite des obsèques, rejoignant son lieu de travail. Je suis sorti errer sur le parvis parmi les groupes, tandis que les employés renfournaient sans témoins ni états d’âme la caisse  à  ras de tôle sous ses petits rideaux de tabernacle. La fille  de Benoît s’est retirée très vite aussi ; le bébé gris  bronze fut aussitôt transmis à une jeune femme qui n’était pas sa mère. Quant au père, dreadlocks, Marley et affection des musulmans, il n’a pas  fait le voyage. Il en fera bien d’autres. Le vendredi suivant, je diffuse  les galipettes pianistiques de Jean-Benoît, dont le père ne s’est pas départi  un instant de sa dignité funéraire. 
    	
    
    

    Marie-Pascale

    Marie-République, fille de Benoît : n’a jamais visité que je sache Marie-Pascale, également potinière, la plus au fait des politesses et convenances. Elle ne blâme pas, mais constate et rapporte. Je ne suis pas rancunière, dit-elle, mais j’ai la liste. 
    							X
    PATZARAS 
    Vous voilà guéri, monsieur Patzaras ; et soignez bien votre diabète. Un mort de moins dans les statistiques du cancer. Signe en bas de page l’équipe médicale au grand complet. Patzaras dépérit, rongé d’une atroce et tenace fatigue. Nous avons crémé é sa solide carcasse, après la bénédiction catholique  dont j’accepte mal la tolérance.   
    
    
    LES SACRILÈGES
     
        Déploration  chez les officiants de cette manie de proposer toujours aux gosiers les répons musicalement les plus nuls. Un jour on m’a surpris  braillant à l’harmonium un  Ave Maria de  mon cru, bouche béante et l’air con, feignant d’ignorer la présence humaine, juste à côté de moi sur les dalles à me toucher. Un grand moment de solitude. Il cesse dès que le témoin s’éloigne. 
    
     J’ai rencontré deux fois, dans  ce sentier couvert à pic vers la Seine, une novice des Sœurs de Saint Paul, appuyée sur un portillon de bois plein-cintre; fraîchement descendue de sa bicyclette elle  souriait. Qu’aurais-je fait ? hommes et femmes sentent ces  pincements de cœur et se tirent sous le pont, l’un à  l’autre, des bordées de boulets. 
    Enfant je détestais l’amour. Chose gluante et chaude dont il ne fallait pas parler. Qu’il ne fallait pas transmettre. Dont il ne fallait pas tenter la contamination. J’avais honte qu’un homme, plus tard, eût crié de plaisir sous moi. Mon prénom hurlé à  travers tout l’étage. J’avais souillé cet homme.  On ne touche pas davantage aux novices – poursuites au civil, au canon, au canin ? Se renseigner.
    						X
      Je réponds enfin au téléphone. Il m’a senti contraint de le faire. Benoît bute sur ses mots, exprime le ravissement d’avoir bien joué, comme on pousse la crotte. Il se bredouille ses propres compliments dans l’écouteur. Je n’en comprends qu’un tiers -   oui – oui - à intervalles judicieusement espacés. Jean-Benoît évoque la sonorité des voûtes ou du plafond d’église, m’invite dès le lendemain chez lui, et comme je lui ai fait trois fois faux bond je ne puis décliner aujourd’hui. Le mardi ? Non car il visite sa fille qui n’a toujours aucun projet de me recevoir (qu’en ferais-je?). 
        En revenant il recevra son injection, lobotomie de la bite et du cerveau. «Peut-on vivre sans sexualité? » Arielle répondait doucement - ... je ne m’en souviens plus. Notre couple poursuit sa vie de chasteté définitive selon Proust. Nous ne sommes plus au temps de la belle queue vive. Il me jouera des choses, me donnera le disque dit compact. 
                        Il faudra que je meure de bonne humeur. 
        Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances, flirt culturel bien avancé ; son divorce pourtant fait tache. 

    Depuis ce jour, j’ai perdu mon téléphone portable.

    Je le cherche partout, comme un chien. Mais les téléphones n’ont pas d’odeur.

     

    Le Jean-Benoît d’en bas de pente

     

    Sa vie importe autant que celle des pieuses japonaises.

     
    Des pots de confiture à moitié vides ou demi-pleins traînent en tous lieux, certains pourvus jusqu’à leur fond d’une cuillère, en aigrette. Il en prend, revient composer, repart en prendre..

    Nul interstice ici pour les moindres ménagères. Jean-Benoît paraît proprement végéter ici-même. Son abdomen évolue sans dégâts parmi les canettes vierges ou entaménes, en bouteilles ou métalliques

     

    De petits insectes rampent au fond dee hygiénique .«Fais bien attention »  J’ai compissé les parasites, qui courent se blottir sous le rebord, à portée de désinfectant. 

     

    A LA RECHERCHE DU RÉCITAL
    
    Respirer bien à  fond en cas de détresse est l’unique recours : le  corps.  Pour rien au monde je n’aurais oublié cette prière.

     

    J’aimerais mourir en allemand. Ce serait une consolation. J’aimerais bien pas mourir du tout.

      À l’officiant revient qu’appartient de plus en plus non pas «la puissance et la gloire», mais le soin de préciser à l’assistance les ponctuations liturgiques, debout, assis, sans toutefois passer à l’agenouillement si inégalitaire.
    

    Je me souviens des petites épaules secouées d’Igor, qui porte de mon sang par mon oncle.

      
    Seul émus parmi ces Parisiens de . Nous étions les seuls. 
    
     Il n’est si bon moribond qui ne finisse par mourir : un jour ses poumons cessent de grésiller, on le fourre dans un cercueil bien plat, lui dont l’abdomen bloquait la respiration.
    
     Nous étions pour ses adieux trente personnes en comptant large. 
    Plus une demi-douzaine de vieux flétris des deux sexes intitulée «Chœur mixte de Marillac» (sainte Louise, patronne des travailleurs sociaux) qui psalmodiaient les répons au minimuù syndical.
       Benoît trônait et paradait,  portant la dignité d’um nître de maison. On aurait dit tout l’accomplissement de sa vie. 
    
    

    Elle-même, en deuil du haut en bas, les yeux fixes et luisants, fait les honneurs du cercueil de l’aïeul, attendant plus cruel encore. Partout sur ma peau paraissent les verrues du frisson d’effroi. Le mari légitime de Marie-République est bel et bien noir, mais ne s’est pas présenté aux obsèques.

    Il porte la crête rouge des skins.

    Il professe le mahométanisme.

    Nous l’avons entrevu.

    Il n’a pas fait le voyage chrétien. Vous savez, vers les mors. Il en fera bien d’autres…

    Je crois que la mort de son père délivrera Marie-République. M’aurait-elle revu que je l’aurais, qui sait ?soulagée de ce maquereau si inconvenablement haïtien, qui l’engrossa le soir-même : le soir de ma visite, affirma Jean-Benoît, elle a pris en toi son inspiration. Je suis le fantasme qui a poussé le dernier coup de reins de la fécondation. Va savoir.

     Hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
    
    	Je planque dans sa rue, à l’abri de mon pare-brise. Je dois la conduire en gare loin d’ici. Mon avance est considérable, je lis le Grand Albert : L’exil et le royaume, « Le Renégat ». Texte terrible, flamboyant. Soudain la porte de Marie-Pascale s’ouvre. Du 20 sort une blonde vive et mince,  mince, vive, en brosse, qui s’enfouche un vélo sportif. Marie-Pascale lui fait ses adieux d’une voix forte, pour le naturel camarade. Je n’ai que le temps de plonger sous le tableau de bord. La garçonne renfourche sa selle en me souriant. Une demi-seconde de pure acuité. Pascale a nécessairement reconnu mon char, juste en face, devant la porte de Didier. La jeune femme s’en va droite, de dos sur sa selle. 
    	Lorsque Pascale me rejoint, pas une question sur le temps d’attente. Elle sait que j’étais là. Très en avance. Nous avons parlé de tout sur le trajet, comme d’habitude. Sans doute la jeune femme a-t-elle déchiffré ce conducteur stoppé ui plongeait si vivement sous son tableau de bord. Marie-Pascale comprendra, alors, ma perfide discrétion. Elle trouverait maints prétextes. Elle sait que je sais, et que je sais qu’elle sait. Elle niera moins farouchement. Elle niera jusqu’à la mort. Cette fausse découverte m’aura beaucoup marqué : en effet, à tort, le lesbianisme me fruste et me rejette. La tendresse redoublée que j’éprouve pour Pascale tient de la complicité d’homosexuels des deux bords. Les hommes ont besoin des femmes et les femmes des hommes pour s’épancher, pour se porter caution les uns des autres. Je ne fais rien là que de constater après tous. J’ai d’ailleurs répandu le bruit avant d’en avoir la preuve. Je dis toujours du mal de ceux que j’aime, et de moi… « Je n ‘ai jamais été sollicitée par une femme ». 
          Une jeune sportive mince vient coucher avec une grosse vieille. La fille en brosse à 7h du matin…  La charité prend des chemins bien dissimulés. Je la désavoue en mode reptilien. Mais de tout mon cortex, je m’abstiens d’en rien laisser paraître. Prenons garde tous.  
    							X
        Arielle gît dans son harnais d’arthrose, confiante qu’une opération suffirait à ce qu’elle se lève et marche. Le résultat sera de canne anglaise et de boiture. 
     Les hommes devront voir en face qu’il n’ y a ni chasteté ni talent qui tiennent. Que  rencontrer quelqu’un veut dire avoir intrigué, bataillé, de toutes ses forces et de toute son hypocrisie, pour obtenir enfin l’accès à la bonne personne au bon moment. Il y faut un énorme travail. Un énorme don. Et la main de Dieu. DE QUI  NE SUIS-JE PAS LE JEAN-BENOÎT ? Frère, serre ma main, tandis que nous tombons dans l'abîme. 
    hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
    Le Pathétique
    
        Prise de conscience
        Après les accablants délires de Jean-Jacques, voici les miens. 
    
        La faiblesse et les poils. Sur la poitrine, s’entend. Corps surpris dans la glace, nu et courbé sous les poutres. De grosses poutres à 1m60 du sol, suffisantes pour gifler le crâne en plein front quand on n’y prend pas garde. Le philosophe a froid aux pieds ; il est cerné. Verge menue à l’antique (le dernier chic ; n’existe pas) (nous ne sommes plus rien sans calmant)  - la seule possession sans contredit, c’est notre passé. Je pense à tous les passés qui s’entrelacent à la surface de la terre. Dans un bruit de serpents. Il était autrefois un Pathétique gros-lardon, emmuré en plein ciel du douzième étage sans ascenseur. Il n’en descendait jamais. Et comme Cagliostro, supplicié au châeau d’If, il ne voyait plus que le ciel. Il scrutait à la lunette les nuages de son plafond, bourré de chairs divines et d’allégories exaltées : des vertus sculpturales, des Voluptés mamelues ; des Fleuves à la barbe liquide. 
        Il touchait toutes les femmes du bout d’une perche imbibée d’huiles diverses et repassait sans cesse leurs formes protubérantes. Cet homme était rose avec une face de porc. Il me fascinait d’horreur et de je ne sais quel désir. Il faisait en sorte de ne plus croire en rien, qu’à la géométrie. Mais les sphères pectorales des êtres féminins le plongeaient dans la plus farouche perplexité. 
      Bien d’autres que nous avons croisés correspondraient à nos Pathétiques, mais me suis-je croisé moi-même ? Quelles chairs n’ai-je pas torturées entre mes cuisses ? Êtres que j’ai croisés, coincés dans nos embouteillages bidirectionnels, nous développons-nous l’un dans l’autre en de vastes dissolutions ? Nous reviendrons sur ces pompes.  
        Georges Benoît fut aussi de ces ombres mortes dont les voluptés s’étendaient jusqu’à se faire menotter sur un lit, au milieu de ses chats odorants et titrés, pour s’y faire torturer sodomie incluse. Puis-je me permettre de le dépeindre tel qu’il fut ? Révéler que son amoureuse inaccomplie souffrit lemartyre du frottis constant sans accomplissement ? qu’il me lança un jambon tout entier de Bayonne, si lourd qu’il me rebondit sur les bras ? 
        Visages évanouis dans la tombe, paragraphes faciles, je fais pour vous résonner mon serpent dans le concert des moines. En tribune et non pas dans le chœur. Toutes les cellules du monde prétendant à l’individualité. Mon Georges Benoît, qui n’existe pas plus que Gavroche mort, habitait un appartement  de vieille pierre dans Bordeaux, où se sent la patine des pages. Ses chats portaient des noms prestigieux, long pedigree derrière eux. Il les soignait et les traitait avec dévotion. 
       Il peignait ses propres Léonor Fini, puis il sombra dans le chachat pour clientèle. G.B. appartient aux prondes années que j’évoque à peine, honteux d’avoir tenté de vivre, sans doute – nous avons frôlé notre époque sans acquiescer vraiment à nos incarnatios. D’où le flou, d’où la gêne. Ma vie n’est pas une action, mais une galerie de portrait, comme aux cimaises du châeau bourguignon où Bussy-Rabutin disposait les portraits de toutes ses conquêtes. Ils me semblent borborygmer dans mes naissances d’entrailles, car de conscience naît souffrance. 
        Que d’Assoucy me vienne en aide, qui se sépara, en route vers Paris, de Poquelin-Molière.  Un essaim de milliers d’êtres commence à frémir dans ma tête. Il ne se peut pas que je ne sois que leur seule conjonction. Mon Dieu j’étais un sixième comme les autres.  
    
  • OMMA

    C O L L I G N O N

     

     

    OMMA

    Omma. Prononcez ôm-ma. « L’œil, le regard ». Génitif « ommatos ». Ȋle d’Omma, cent wercz de diamètre. Iris aveugle – bouclier d’Iliade.

    Omma flotte sous les brouillards arctiques. Sa pupille est un lac, que perça l’éclat détaché de quelque planète errante ; le choc a fendu l’œil comme une vitre – qui s’est fissurée d’interminables fjords, écartelées de longs golfes aux eaux troubles, et qui désagrégeraient sa circonférence, si l’on tranchait les ponts qui le suturent comme autant d’agrafes.

    Au sud-est l’iris s’est crevé, boursouflant une épaisse presqu’île : le Plateau des Yeux-Morts.

    Oui, je n’ai que dédain pour ceux qui ne sont pas d’ici – qui n’ont pas planté jusqu’au roc leurs racines dans cette terre si peu profonde. Il faut à mon estime des quartiers de noblesse – quartiers de terre.

    Et moi non plus je ne suis pas d’ici – mais j’ai très vite, fût-ce à mon corps défendant, poussé mes attaches, suffisamment pour rattraper l’acquis de plusieurs générations, au point qu’il me semble qu’Omma n’est plus qu’une boule que je puis serrer à volonté dans mes circonvolutions cérébrales.

    Je suis de loin de très avant sur le Continent, où l’on n’a jamais vu la mer. C’est un vaste creux d’argile et de craie où les vignes mûrissent dès septembre.. Un pays chaud et humide où le bonheur suffoque comme une vapeur.

     

    OMMA 3

    Un jour je suis parti pour ce doigt de grès tendu sur la carte vers Omma, cette île projetée au loin d’une simple chiquenaude.

    Là, pas de routes ; on se rend d’un village à l’autre en barque, si la mer le permet. Aussi dit-on « aller en Pélédie » comme «aller au diable » ; les pères en menacent leurs enfants, et les bureaux, leurs fonctionnaires. Un port, autrefois grand, s’ouvre à la base de la presqu’île : un chancre tapi sous un os. Nous devions longer tout un jour cette presqu’île pour voguer vers Omma – c’est au cours du trajet que j’avais fait connaissance d’un garçon de dix-neuf ans, qui fuyait : Léÿnn. Tandis que derrière nous la machine rebroussait chemin sur sa voie en cul-de-sac, nous découvrions notre vaisseau. La rouille en recouvrait le nom. C’était son dernier trajet : après nous, toute liaison maritime avec Omma serait supprimée.

     

    Le premier jour, Léÿnn et moi n’avons pas quitté la rambarde, voyant défiler à lente allure le gigantesque tumulus de cailloux que longeait notre nef poussive. Au droit des hameaux nous voyions les pêcheurs tirer leurs barques plates sur les galets, entre leurs cahutes basses.

    Le soir nous avons relâché à Kyzralèk. Léÿnn se porta volontaire pour décharger les caisses. Je le suivis dans un café de planches, où se trouvaient quelques pêcheurs velus assis sur des billots. Léÿnn s’adressa a eux en une espèce de langage sémaphorique, des doigts, des mains et des avant-bras, scandé de grognements syllabiques. Quand nous eûmes perdu de vue, dans le crépuscule, l’extrémité redressée vers le nord du grand doigt décharné du Cap sur les cartes, un soulagement malsain s’empara de nous tous. Quinze jongleurs, bateleurs, baladins, funambules – des fruits, des cris, de la musique. Le bateau faisait eau de toute part, la pompe fonctionnait jour et nuit. Pendant quarante-huit heures, de panne en avarie, nous avons circulé, flairé l’île, courant d’un arc de cercle à l’autre.

    Onze hommes et quatre femmes en état d’ébriété, lâché dans le navire comme des rats – nous avons galopé, sifflé, hurlé le long de toutes les cursives. Nous avons arraché, bouteille en main, la barre à son pilote, et le navire dérivait. Nous avons embrouillé les cartes, aimanté le compas, et toujours le rhum blanc et les chants fous grand train, les farandoles – et la farine… Six chaises passèrent par-dessus bord. À ce moment, nouvelle voie d’eau… Ça nous faisait rire. Nous formions barrage pour empêcher les marins de descendre pomper. L’un d’eux a brandi sa hache pour nous menacer.

    « Le capitaine est cocu ! À poil ! »

    Le soleil se levait. Les plus ivres ronflaient à même les planches.

     

    Sur le pont, je me suis réveillé le premier. Je me suis mis sur mon séant. L’équipage, les yeux bouffis, avait repris le travail. On balayait les détritus entre les corps étendus par de savants détours de serpillières. Sous moi, machines relancées, le pont vibrait. Le soleil était haut. Je me levai péniblement jusqu’à la lisse.

    Je voyais Omma pour la première fois.

     

    Une immense falaise noire déchiquetait le ciel de ses aspérités, se précipitant dans l’eau par de grands éboulis. Léÿinn vint me rejoindre d’un pas titubant. Nous nous taisions, pénétrés de sensations indicibles, contemplant cette gigantesque muraille couleur de fer, aux clivures acérées, aux pans coupés de failles noires.

    Par vastes cicatrices la roche s’éventrait sur des hectomètres carrés. Une arête plongeait sous notre étrave son tranchant ébréché. Des oiseaux sombres se distinguaient à peine, planant silencieusement comme un vol de vermine. La marche ralentie de notre vaisseau révélait de loin en loin des effondrements en forme de V s’interrompant net, où les moutons gris en équilibre grignotaient des touffes couleur de fer. Deux bergers hirsutes nous lancèrent des quartiers de pierre. Instinctivement, nous nous reculâmes.

    Chacun de mes compagnons se portait à son tour en direction de la falaise. Un oiseau noir rasa les têtes avec un sifflement sourd.

    Nous longeâmes la falaise jusqu’aux premières heures de l’après-midi. Les machines, avariées, ne pouvaient fournir une vitesse supérieure ; des râles mécaniques montaient de l’entrepont.

    « J’entends de la musique » dit Léÿnn.

    Je tendis l’oreille, incrédule ; c’était exact. Le son, faible encore, et intermittent, par-dessus les vagues, ne pouvait provenir que de la côte. En même temps se rapprochaient les premières silhouettes de Wreggen, port principal et seule ville d’Omma – de hauts bâtiments de pierre à ras de l’eau, comme des blocs détachés de la falaise.

    La musique se fit plus précise, indubitable : c’était une fanfare de gros cuivres, où passaient des éclats de cymbales.

    Le front des immeubles ne tenait qu’une faible distance – la ville s’étendait en profondeur, sur les deux rives d’un fjord. Une embarcation nous montra une douzaine de passagers, hâves et déguenillés, qui tendaient les mains vers nous.

    « Ils veulent gagner le Continent, dit un officier, mais ce sont des moutons que nous devons ramener, pas des hommes !

    Léÿnn leur jeta une bouteille de vin qu’ils ne purent atteindre et qui coula – une vedette de gendarmerie vira vers eux – de la barque surchargée montaient des imprécations – la police maritime la remorqua de force vers la côte. Une femme à genoux tirait en vain sur le câble pour le rompre.

    « Bienvenue à Omma », ricana un matelot qui passait derrière nous.

    À mesure que nous avancions la musique se faisait plus triomphale. Une salve de sirènes salua notre entrée dans le port.

    Nous accostâmes. Au pied des murs noircis, le quai étroit grouillait d’une foule en habits vert et brun, aux yeux inexpressifs de poissons morts, poussant des exclamations et tendant des bouquets de plastique.

    Le matelot repassa près de nous en haussant les épaules :

    « Ils n’ont pas changé, à Wreggen !

    Il avait hâte de repartir.

    Devant ces manifestations disproportionnées, nous avions compris, dès de jour-là, que les Ommides étaient à la fois, ou alternativement, les plus sinistres et les plus exubérants qui soient.

    X

     

    Il y a longtemps de cela. Et j’ai tant bu depuis ce soir-là qu’il me semble avoir rêvé. Ainsi dans ma mémoire la salle apparaît-elle longue et basse, alors que nous avons tous pu sans difficulté nous tenir debout sur les tréteaux disposés au centre et sauter tout notre soûl sans heurter le plafond. Mais qu’elle était immense, j’en suis certain.

     

    Nous avions pris place. Léÿnn à présent m’évitait. Il se tenait à l’autre extrémité, au sein d’un groupe où dominait la haute taille brune d’une Ommide vêtue d’émeraude, - je ne pensais pas la revoir. Qu’il était loin ce temps où je l’avais rencontrée, elle, Jrinka, sur le « Stella Maris ». Car c’était elle. Taille d’anguille, sourire aigu, aussi troublante qu’en ces heures de fusillante mutinerie sur cette autre embarcation, et où je l’entraînais par les coursives, tout effilochée de peur, vers la cabine passagère…

     

    Jrinka, je sais que tu te souviens de moi…

    Sous cette apparence que je te vois, je sais que tu n’as pas oublié. Je sais aussi qu’il n’en faudra rien dire.

    Mais quel est ce gnome qui pose sur toi ses doigts courts et spatuleux ?

     

    Assez vite l’espace s’était empli d’une épaisse et tenace fumée de tabagie : fumées de cigares et de rhum, directement importés des tropiques à 5 000 milles juste en dessous d’Omma, sans terre intermédiaire.

    Nous voyions sur l’estrade au niveau de nos têtes à travers les exhalaisons des piments d’importation s’empourprer les paillasses, chanteurs, énergumènes de profession, brassant l’air épais à grands coups d’accordéon, cavalcadant sur les tréteaux parmi de grands essoufflements de saxophones.

    Nous frappions dans nos mains, perdant toute cadence, puis l’un, puis l’autre, avalant de gros bols de punch ; alors, les jongleurs épuisés ressautaient par dessus les tables, et c’était à nous, c’était à toit, à moi, de monter dans les brumes rougies.

    Et nous chantions, nous tournoyions dans les fumées rousses des longues pipes en zinc d’Omma, faisant courir en gigues nos cuisses tremblantes d’échouer.

    J’ai sauté sur les planches. J’ai amusé et j’ai vu s’esclaffer. J’ai vu s’ouvrir les abîmes voraces des gueules pleines de viande et de glace au café. J’ai fait hurler les vieilles et leurs princes, les gigolos d’acier aux profils de poissons, j’ai fait trembler les goitres et craquer les baleines autour des longues tables rapprochées.

    J’ai succédé aux danseurs de tango, aux travestis, aux claqueteurs, aux strip-teaseurs et -seuses – tous parfaitement ivres, je dis parfaitement. Jrinka, la haute femme brune, souriait en face de moi. J’invitai Léÿnn à venir me rejoindre. Il eut un double geste de dénégation et d’encouragement. Je crus comprendre qu’il danserait plus tard.

    Jrinka me racontera mon numéro : ç’avait été mon tour encore, et j’avais composé un résumé fumeux de tant de contes et de pantomimes que ma mémoire n’avait pas résisté : je ne me souvenais que de Jrinka.

     

    Il ne fallait pas que je réfléchisse ; chaque tour entraînait l’autre sans autre règle que la pente de l’ivresse.

    Je devais être le seul sélectionné. Le seul qui ait survécu, « surnagé », comme ils disent – je ne me souviens plus que de leurs noms, parfois du numéro qu’ils donnaient ce soir-là.

    C’étaient des hommes du sud, des hommes de mon pays, amenant avec eux par-delà l’océan ce parfum de vin sucré qui devait sur moi s’éventer si vite – cette odeur que je cherche encore chaque fois que je pousse la porte d’un nouveau bouge – je leur avais tout volé sans vergogne, cousu tous leurs tours bout à bout. Les grimaces seules étaient de moi – et plus que je n’aurais cru.

     

    Quand je fus rassis parmi vous, Ommides, vos faces avaient l’aspect de museaux de tanches. Et même,on ne voulait plus tant rire. Tous désormais s’amusaient entre eux,pour eux seuls. Nous étions les jouets de nos sombres vies.

    Il y avait sur mon assiette de la viande et des pommes. J’avais commandé la boisson d’Omma, cire et cidre mêlés : l’outcham. Je sentais pour la dernière fois dans mes côtes les coudes de mes compagnons, de part et d’autre. Nous avions beaucoup fumé l’herbe dOmma, si âcre et enivrante – un tabac de lin. Et m’inclinant un peu je voyais le visage de Jrinka, animé par l’outcham, et qui levait pour boire sa corne montée sur deux tiges de fer. À mon tour je brandis ma coupe, Jrinka ne m’aperçut pas, je ne parvins qu’à faire jaillir l’alcool crémeux sur l’épaule de mon voisin, qui d’un regard expressif me montra, écrasé dans la fumée parmi la foule, ce petit homoncule à côté de Jrinka, dont il ceignait la taille du bras – une espèce de gnome, au front énorme et chauve.

    Derrière ses lunettes de fer, ses yeux ne me quittaient pas, chargés d’ironie. Ce qui me répugna surtout, ce fut son menton – rond comme une boule d’ivoire, tout aussi glabre, tout aussi luisant, suintant de quelque sauce malpropre.

    Ses yeux n’étaient qu’intelligence – il me fut impossible de le mépriser – il fallut me hausser dès le premier instant jusqu’à la haine.

    Un mouvement se produisit sur ma gauche, N. se décala, remplacé par l’Ommide, je ne revis jamais N. :

    « Tu veux savoir. Moi dirai à toi.

    L’Ommide écorchait le djungo avec un épouvantable accent noriilsk – je vidais alors une quatrième coupe d’outcham.

    « Eux mariés, lui très jaloux, me dit l’Ommide.

    Je me tournai vers lui, il avait un profil de poisson, je les confondais tous – seslèvres épaisses dégageaient,mêlée à l’outcham, une haleine d’algue. Je lançai vers Jrinka un coup d’œil soupçonneux.

    « Combien ? ai-je demandé, depuis combien de temps sont-ils mariés ?

    L’Ommide écarta plusieurs fois ses phalanges palmées: douze ans d’union ?

    - Dhan, oui.

     

    Autour de nous le vacarme atteignait des proportions sauvages. À l’autre bout de la tablée, très loin, un chœur d’Ommides scandait sur le bois un lourd cantique à la vinasse d’importation.

    « Le nom de lui, Glomod. Lui très jaloux.

    Glomod porta un toast dans ma direction, accompagné d’une grimace qui se voulait affable. Il me montrait sa femme semblait-il, puis me désignait avec un clin d’œil horrible, et cependant je distinguais sur le sein de Jrinka ses doigts de crapaud aux boules glaireuses, il tenait, en levant sa corne, un discours interminable et parfaitement inaudible, Jrinka me regardait.

    « Lui, guérir.

    - Médecin ? Doktior ?

    - Il n’y a pas de médecins à Omma.

    Léÿnn m’avait rejoint. Il n’avait pas bu :

    « Il n’y a que des guérisseurs.

    - Guérissûr, dhan, dhan ! Hospitall !

    Quatre gaillards en bottes avaient escaladé les tréteaux devant nous. J’y reconnus un certain R. T. Ils lui apprenaient le Pas des Basaltes d’Omma.

    La trépidation était telle, parmi les hurlements scandés et les battements de mains, que les cornes d’outcham sautaient sur leurs hampes doubles tout au long de la rangée de tables.

    L’Ommide se versa un plein cruchon d’outcham, qu’il avala dans un gloussement :

    « Eux guérir bergers.

    Je me tournai vers Léÿnn avec exaspération : il avait disparu.

    « Dhan, dhan ! hurlait l’Ommide, toi compris – il but le verre d’un voisin ivre-mort qu’il fit tomber du coude sous la table - nous, avoir langue autrefois, vous, du Continent, l’avoir prise ! Glomod pas d’accent !

    - Il a l’accent nain, hoquetai-je.

    - C’est ça, c’est ça, beuglait l’Ommide hilare – il s’abattit sur ma poitrine en sanglotant, me faisant des serments d’amitié : Glomod, spétsialist, cœur, siertsé, sauf le cœur il ne sait rien, tu m’entends Djungo, rien – mais tu peux avoir besoin de lui.

    On n’avait plus rouvert les fenêtres. L’air était devenu irrespirable. Près des toilettes, une vingtaine de personnes des deux sexes attendaient leur tour en braillant, tambourinant sur les portes – Glomod sur son siège se dandinait d’une fesse sur l’autre, il semblait chantonner, son bras n’avait pas desserré son étreinte sur le torse de Jrinka.

    « Tu peux avoir besoin de lui » répétait l’Ommide, d’une voix sifflante – le climat n’est pas bon pour un Continental – pour un Djungo comme toi. « 

     

    Il lâcha prise enfin, mon nouveau voisin me tendait une cigarette atrocement amère - à présent je sens l’algue et le lin brûlé, comme tous. Quand je revins à moi, c’était l’aube, sans doute, ou bien le crépuscule,  c’est-à-dire qu’on avait éteint les lumières, puisqu’on ne pouvait signaler autrement, sous ces latitudes, le lever du soleil, le commencement légal d’un autre jour.

     

    X

    Je sentis qu’on m’appelait par mon nom, mais ma tête semblait définitivement collée au bois de la table. Au prix d’un effort surhumain je parvins à la soulever. La salle était déserte.

    Un balai s’agitait vers le fond.

    - Djennaïm ?

    Je me redressai. Jrinka et le gnome se tenaient debout près de moi, Glomod souriait de toutes ses dents, qu’il avait jaunes, petites et pointues. J’eus un moment de recul, son sourire s’accentua horriblement, je me redressai sur mes coudes, ils se mirent à rire.

    - Endormi ? grimaça Glomod.

    - Désigné, disait Jrinka – vos camarades vous ont élu, à l’unanimité.

    J’avisai derrière moi, sur le sol, une caisse percée de trous d’où sortait par intervalles un vagissement mécanique. Jrinka suivit mon regard :

    - À l’unanimité, reprit-elle. Vous serez affecté aux Zones-Vertes.

    - Et pendant vos loisirs, préposé à l’inspection et à l’entretien des ponts ; très important!chuinta le gnome.

    En fait, il n’était guère que d’une tête plus petit que son épouse. Je ne pus m’empêcher de contempler l’énorme bague d’émeraude qu’il exhibait au médius de la main droite. À ce moment la caisse manqua basculer. Glomod le gnome pencha vers elle son corps bossu – fit glisser le couvercle.

    - À ce propos dit-il nous voudrions vous présenter – tirant du coffre un corps tout replié – le jeune Nourlik.

     

    Il le dressa sur ses béquilles dépliées – c’était un garçon de douze-treize ans, surchargé de chandails. Vers le haut du visage, au-dessus de la couenne des joues, fendus comme les lunettes en bois des Samoyèdes, les yeux avaient ce bleu gris doux des lacs d’Arkhangelsk où flotte le givre avant la prise des glaces.

     

    La créature me sourit.

    Épaules soulevées jusqu’au mitan des oreilles, jambes nues ballant dans le vide – grêles – glaireuses – directement ramenées sous l’abdomen comme des pattes atrophiées d’insecte – il tient sans aide en équilibre sur ses béquilles aux embouts aplatis – Glomod a claqué le couvercle. J’ai sursauté.

    - Voici ton fils, dit Jrinka. J’ai répondu c’est faux, c’est faux. J’ai ôté mon coude de sur la table – j’avais dormi longtemps – la salle affreusement briquée, et toutes les fenêtres ouvertes dispensant une infinité de courants d’air.

    - Avoir un enfant, Djennaïm – dit Jrinka – est quelque chose d’absolument horrible…

    Glomod essuya une larme.

    - ...ces soins obsédants, cette attention sans trêve, tout cet amour obligatoire et qui détruit…

    À ces mots elle pâlit atrocement.

    - ...Sur cet échafaudage de trahisons, poursuivit-elle, se bâtit la mort et pour finir, l’enfant vous hait à son tour. L’enfant s’en va et ne vous laisse que vos propres ruines…

    Glomod pleurait. De grosses larmes convergeaient vers son menton graisseux.

    - Or sachez-le, reprit Jrinka, il n’est chez nous, à Omma, si petit employé, si fruste, qui n’ait compris la leçon des leçons : que la Fonction de Reproduction constitue pour l’Humanité la Malédiction Suprême.

    - Le peu de naissances qui parvient à franchir les innombrables barrières de la contraception – ce peu-là – dix pour cent de la population, dit Glomod

    - ...nous l’exilons, nous le parquons en Zone-Verte.

     

    L’infirme avait tout écouté sans sourciller, les mains clenchées sur les béquilles, oscillant dans son sourire couenneux et illisible.

    - Vous serez chargé de la couverture de ces Zones-Vertes, dit Glomod, seul de votre espèce, hors de toute hiérarchie.

    Le visage de Jrinka s’était progressivement décomposé tandis qu’elle ne cessait de regarder l’infirme à la dérobée – son fils – le mien peut-être.

    - À vos côtés, dit-elle, ses atrophies, ses excroissances, témoigneront de notre impitoyable Révélation. Car nous aussi, il y a très longtemps, nous avons été détestés.

     

    X

     

    Pour inspecter les ponts, Léÿnn vient avec moi.

    Quand nous avons fini d’éprouver la solidité des passerelles qui agrafent l’une à l’autre les côtes dentelées des fjords, nous montons vers les Serres de Basalte, ou sur le Plateau des Yeux-Morts.

    Léÿnn ne respire qu’au souffle des vents forts. Il a souvent parcouru l’itinéraire unique de la Ligne Maritime, celui qui cerne l’île comme un bord de paupière, mais aussi toutes les lignes désaffectées qui cherchent les derniers moutons du fond des fjords et les déposent, celles que l’on commande plusieurs jours à l’avance à la Capitainerie de Wreggen – et l’on embarque alors sur un rafiot qui fait eau et que pilote un marin taciturne au profil de poisson.

    À terre, Léÿnn reconnaît la pierre taillée à la mesure du poing, parmi les éboulis des anciennes moraines. Il se dirige avec exactitude au sein du vieux réseau des vallées sèches, jusqu’au ras de l’eau grise et morne.

    Il herborise. Il se courbe et recueille la pierre ou l’herbe dans un sac de toile blanche compartimenté qu’il porte à l’épaule.

    - Silex articulé, dit-il.

    J’arrête ma Jeep au sommet de l’escarpement. Tout en bas le pont luit dans l’eau, traînée de bave brodée par l’écume. La route sans bitume s’enfonce en tournant au cœur de la déchirure.

    Nous courons sur la pente qui coupe les lacets. Léÿnn dérape et se reçoit sur ses bras tendus en arrière. Je voudrais baiser chaque écorchure de sa peau blanche. Nous tombons en nous étreignant au milieu des pierres dévalantes.

    Ou bien la route abandonnée s’achève en éventail au ras de l’eau sur les galets.

    Nôus marchons sur les troncs couleur d’ocre ou d’ivoire, tendant les bras en balancier.Le plancher arrondi respire au gré des vagues, on perd l’équilibre, le cœur se décroche. C’est l’occasion encore de lui saisir la main ou l’épaule – du sel attaque la peau des paumes – je compare au froncement félin du tigre blanc disparu des plateaux les plis délicats de son nez. Il faut franchir ainsi cinquante à cent mètres sur l’eau.

    Devant nous l ‘océan soulève les troncs lourds. Nos pas les renfoncent et l’eau gargouille sous nos bottes.

    Au bout des passerelles nous amarrons les troncs à des pitons rouillés. Il y a près des rives une provision de pitons neufs dans des cabanes. Léÿnn maintient la tige, que j’enfonce à coups de pierre. Si la mer est trop forte nous restons au sommet des falaises ; le pont tangue d’un bord à l’autre, long serpent crucifié.

    Au niveau des Yeux-Morts les ponts s’interrompent. Jamais la route n’a suivi ces bords escarpés.

    Depuis les Longues-Pentes la vue plonge sur un éventail de serres noires et vertes où rocs, prairies, forêts alternent en déchirures désolées. Un banc de brumes évoque la Saignée, qui sépare le Plateau du reste de l’île, et plus loin encore, plus haut que nous, par-dessus les nuages, le rebord continu des Yeux-Morts.

    Léÿnn me conduit vers les près les plus exposés. Il cueille les ramyes, les stessilores, observe les élytres d’un ptéral fossile, retrouve, dit-il, au creux de sa paume l’exact contour de la pierre des paumes de ce temps-là – puis il dresse la tête, prend le vent.

    Parfois, nous montons aux Yeux-Morts. Le paysage le plus nu de l’île. Une table d’herbe et de roc, des avens qui s’évasent traîtreusement sous les touffes d’enkystes. Des ronces. Des moutons. Du vent.

    Le sol se dérobe à l’emporte-pièce : d’un pas sur l’autre, un trou d’eau circulaire, d’une centaine de doughs de diamètre, profonds de dix dès le bord. On ne retrouve jamais les corps. Dans la section sud-ouest, des panneaux de métal neuf, incongrus, signalent : ATTENTION, GDOURS.

    Ce sont ces trous d’eau noire qu’on appelle « les Yeux-Morts ». Les quatre plus grands dépassent dix kilomètres de circonférence, et possèdent un déversoir naturel : au nord le Tchviek, au sud l’Odmarsoum. Le Tchviek se précipite dans la mer par une cascade ; l’Odmarsoum se reperd. On lui soupçonne une résurgence sous-marine.

    Léÿnn possède la prescience des gdours. Il sait indiquer leur distance et leur direction. Je le suppose capable de capter de très loin l’odeur de l’eau : jamais un mouton ne tombe dans un gdour. Les accidents humains restent rares : les bergers ne quittent guère leurs gourbis, qu’ils appellent hezzevoud. Léÿnn tient parfois avec ces représentants d’une civilisation déchue de longues conversations, à base de signes e d’onomatopées, qu’il ne traduit jamais.

    Nous repérons, sous les herbes, les vestiges circulaires de ces abris de pierre d’où les Ommides du Xe siècle tiraient à l‘arc le mouton noir : la flèche entraînait une corde, on ramenait la bête, puis on l’achevait à la pierre – crainte des loups.

    Les loups et les moutons vivaient alors en parfaite symbiose. Mais les ovins, pousse à pousse, ont dévoré les forêts ; les loups, faute d’abri et de nourriture, ont disparu.

    Les derniers bergers, plus clochards que pasteurs, subsistaient sous leurs huttes de quelques fromages, pris sur la vingtaine de bêtes qu’ils pouvaient reconnaître. On ne les acceptait pas à Wreggen. Leur marché se tenait à Bilama, près des portes sud-est. Ils ne harponnaient plus, dépensant en gros tabac les bénéfices de leurs schilboms crayeux.

    Quelques hameaux crayeux souillaient le flanc sud-ouest du plateau. Les bêtes de ce coin restaient chétives, souvent traites, souvent tondues. Les chiens, galeux et veules, ne connaissaient que les six pas menant du feu de crottes à leur écuelle.

     

    Nous rencontrions parfois Glomod sur la route ; il assurait la consultation des femmes à l’odeur de chèvre. Les enfants eux-mêmes refusaient de suivre leurs pères sur le plateau, lorsqu’ils se décidaient à traire. Glomod leur apportait la nourriture dans une camionnete. Il emmenait avec lui Nourlik, l’infirme, à qui ces déshérités adressaient des signes de connivence. Puis il gagnait, dans son véhicule au cul carré, les chemins pierreux des hauteurs.

    C’est là qu’un jour Léÿnn et moi fûmes témoins d’une scène extravagante : Glomod contourna la camionnette pour tenir la porte à son fils. Nourlik descendit péniblement, appuyé sur ses béquilles, que son père soudain faucha d’un revers de son pied bot. La plaisanterie leur parut drôle. Ils se mirent ainsi à se poursuivre, Nourlik propulsé comme un crapaud sur ses membres antérieurs arqués, le père boitillant en cercles autour de lui, l’agaçant de son pied crochu. Cruauté folâtre !

    Les bras du fils formaient avec le corps deux angles droits rigides comme les articulations d’un jouet à ressorts. Son rire grinçant nous parvenait à travers le vent. Nous ne pouvions détourner les yeux.

    Puis ils se sont promenés, reprenant haleine, en regardant la mer au bas de la falaise, Nourlik bondissait avec raideur, Glomod boitant à son côté.

    Avant de disparaître dans un creux de terrain, Glomod se retourna pour nous faire un signe du bas. Nourlik ne nous regarda pas.

     

    Nous les avons revus : près des gdours, sur les crêtes, au fond des prairies déprimées. Glomod nous saluait toujours avant de partir. Le moteur de la camionnette retentissait : Glomod reprenait sa tournée parmi les Bergers. Ils ne se comprenaient que par gestes : l’ommadhi passait mal entre leurs dents atteintes. Glomod leur portait des fruits et du grain.

     

    X

     

    Les Zones-Vertes occupent une inclination des prés, qui montent en ondulant vers le bord des falaises. Les enfants accourent vers moi, levant les bras, agitant sur leurs têtes une oriflamme. Leur troupe rabat ses ailes sur moi, s’abat devant mes pneus – je reçois près des yeux une touffe d’herbe humide.

    Ils me reconnaissent.

    Ils me font triomphe.

    L’ovation se prolonge : ils jouent.

    Le sentier s’achève, les ornières s’effacent, mes roues dérapent sur l’herbe, et je me sens poussé plus loin, je suis extrait, porté par tant de mains fragiles dont la multiplication me maintient par-dessus la prairie.

    On me relâche.

    On s’éloigne.

     

    Honteusement cachés dans les crèches et dans les écoles, ils circulent en autobus clos ou serpentent par deux au pied des gratte-ciel. À dix ans, ils sont expédiés aux Zones-Vertes, où leurs parents ne les visitent plus.

    « Djennaïm ! Djennaïm !

    Ceux-ci viennent pour moi ; ils glissent et dévalent sur les bosses d’herbe.

    Ils me tirent par la veste.Dans le coffre j’ai apporté une peau d’ours, un Zorro du Continent, trois masques de danseuses.

    - Attendez !

    Trop tard. Ils ont trouvé mon Grand Masque à deux jambes. Ils se poursuivent à demi-costumés sans m’attendre. L’herbe trempe leurs pieds. Le masque bipède chavire. J’installe mes tréteaux.

    J’improvise. Il y a des morts, parfois de l’amour.

    Quand ils sont fatigués, je leur montre les marionnettes – je déteste les marionnettes.

    Je chante. J’imite. Ils s’asseyent sur l’herbe qui fume au soleil, je leur parle du Roi Arthur et de son sanglier magique, je leur récite du Claudel, qui a toujours un grand succès comique.

    Je comparais devant leur tribunal. Ils comparaissent chaque jour devant moi. De la voix, du geste, je cherche à les capter – sources, gibier. Ils se livrent tous plus qu’ils ne pensent, moins à coup sûr que je m’imagine. Bien sûr, je suis le prisonnier. Leurs dents rient sous leurs lèvres rouges. Le vent frissonne sur les herbes. Les enfants n’ont pas froid.

    Je fais Tarzan. L’hippopotame. Le Roi Noir.

    Voici la contrebasse et la trompette.

    « Saute, Djennaïm, fais-nous Mozart, fais-nous Beethoven !

    Je plisse le front, gonfle un menton beethovénien. L’électrophone à piles tourne sur l’herbe, les pit-pit pépient sur la Petite Musique de Nuit, le vent traîne ses pieds au milieu du Credo. Ils applaudissent et se renversent, trempant leur torse de rosée. Ils rient, et c’est de moi. Je suis au comble de la joie.

    Mais j’aime aussi tous ceux qui rêvent. Ce sont les mêmes. Ils suffit qu’ils me voient remonter à longs pas le talus vers l’autel au bord de la mer. J’ai revêtu la cape noire désuette qui fait s’envoler les corneilles ; le vent rebrousse mes cheveux. Rien de plus respectable, de plus ridicule. Rien de plus véritable que la scène.

    « Djennaïm, l’ours, encore l’ours !

    Je danse devant eux. Ils éclatent de rire.

    J’écarte gauchement les bras, leur grogne en langue ourse mes grognements perplexes.

    « La tyrolienne, Djennaïm !

    Je lance éperdument mes coups de glotte, pousse un gros rot : ils rient. Le vent frémit sur l’herbe bleue. Les enfants n’ont jamais froid. Ils sont devant moi comme l’Amérique, en cette terre verte et lointaine où les enfants ne représentent plus, comme l’a dit Glomod, que dix pour cent de la population.

     

    Wreggen déporte ses enfants ; ses murs noirs et luisants plongent dans la fange des canaux.

    « L’air est malsain », disent les habitants.

     

    Le Continent nous a abandonnés, confirmant le phénomène de dérivation. Nous sommes devenus en fait indépendants, face à notre lente immersion ; les Continentaux ne nous en imposeront pas.

     

    Je n’ai pas brisé la ronde. J’ai pris avec moi cinq ou six spectateurs apitoyés. Nous avons tourné en rond de notre côté, les autres se sont progressivement arrêtés. Je crois bien que j’étais ivre ce matin-là, ayant pris l’habitude de ne pas conduire sans ma flasque d’abricot.

    Je dansais tête renversée, et tous m’imitaient. Tous riaient.

    - Qu’est-ce qui te fait le plus rire, Djennaïm ?

    Mon indignation eût été bien plus grande si les éducateurs avaient voulu eux-mêmes initier les enfants aux Danses de la Conquête.

    Il me semble les entendre d’ici, les éducateurs, avec leurs injonctions débiles :

    « Placez les bras… Allez les filles… on sourit les museaux ! » ...en langue prÿ-lê !

    Auraient-ils seulement pu s’imaginer, « Jérôme » et « Louise » - ! - que les prêtres de ce temps-là tenaient à honneur de ne point prononcer une syllabe durant les leçons d’attitude ? On rectifiait les pas sans mot dire, avec une baguette de gandhu.

    ...Quant à Nourlik, il ne s’est toujours pas présenté.

    J’espère qu’ils oublieront.

     

    Un coup de sonnette me jette à bas du lit. Je me précipite, j’ouvre, la rue est noire. Je manque buter sur une caisse : c’est lui.

    En jurant, je le tire au centre de la pièce.

    Nourlik fait lui-même coulisser le couvercle et se trouve debout devant moi, ballottant sur ses béquilles et parfaitement éveillé, béat. Je me gratte furieusement le cuir chevelu, je tourne les talons :

    « Attends-moi. »

    Effondré, je me lave, je m’habille, je mange. Il n’a pas bougé.

    Il se balance.

    Il me suit de lui-même, traînant sa boîte au bout d’une corde reliée à sa béquille, et s’accroupit près de moi sur le siège comme un chien, le nez haut, babines retroussées.

     

    L’assistance ce jour-là fut particulièrement fournie et hilare. Léÿnn se tenait à distance.

    - Je ne pensais pas qu’ils oseraient, me dit-il.

    En fin de journée, comme j’invitais Nourlik, en détournant les yeux, à reprendre sa place, il refusa obstinément. Je m’installai, embrayai – en vain. J’allais, surmontant ma répugnance, l’empoigner de force, me promettant de me doucher longuement à l’arrivée, lorsque Jrinka surgit au volant d’une quelconque voiture de sport. En un clin d’œil, Nourlik se laissa retomber tout replié dans sa caisse, dont il referma sur lui le couvercle. Elle l’eut rapidement soulevée sans effort apparent et replacée dans le coffre arrière. L’automobile s’éloigna en virant, creusant l’herbe boueuse.

     

    Le lendemain, je me lève dès six heures. Je me tiens près de la porte, un livre à la main. J’attends une heure, sans comprendre ce que je lis. Sept heures, rien. J’ouvre la porte, et manque recevoir dans l’œil le doigt de Jrinka pointé vers la sonnette. Je m’aperçois alors que j’ai négligé de me vêtir. Jrinka me jette un regard méprisant et me plante là :

    « Vous allez être en retard, M. Djennaïm.

    Je rentre la caisse. Il pleut à verse. Nourlik accepte un bol de chocolat, qu’il oublie plein au bord de la table.

    Aucune cuite n’avait jamais dépassé en intensité celle que je m’administrai ce dimanche-là dans les bars souterrains les plus mal famés de Wreggen.

     

    Le lundi matin, je suis prêt.

    Jrinka cette fois-ci m’attend, un large sourire aux lèvres.

    « Voulez-vous m’aider à transporter la caisse ?

    Je la lui avais vu soulever sans effort. Je m’exécutai posément.

    Quand Nourlik se fut dégagé avec son habileté coutumière, Jrinka s’assit dans un fauteuil et croisa les jambes fort haut avec décontraction :

    « Vous avez bien un quart d’heure ?

    - Je n’en peux plus.

    La phrase m’échappe.

    - Nous vous devons une explication.

    Nourlik acquiesce en accentuant, s’il est possible, son air béat.

    « Montre-lui, Nourlik.

    Il dégringola plutôt qu’il ne se laissa glisser de ses béquilles, et déjà s’affairait autour de sa caisse, sautant de tous côtés comme un crapaud, tirant et poussant des manettes. Au fur et à mesure, je voyais sortir de la boîte une quantité de compartiments fermés sur le dessus, prenant le jour par des carreaux de Plexiglas latéraux, émettant même une forte luminescence.

    Je reculai mes pieds sous mon siège.

    L’ensemble avait pris la forme d’une espèce d’araignée de plastique aux membres brisés, qui étirait ses pattes dans toutes les directions.

    « Il peut lui donner d’autres formes à volonté ».

    Nourlik s’exécute : c’est à présent une sphère translucide – un anneau horizontal. Nourlik se hisse prestement et disparaît.

    « Jetez un coup d’œil à l’intérieur.

    Je m’accroupis sur l’orifice du dédale, scrute les parois immaculées. Partout des miroirs, des cadrans de télévision. Des sièges à quarante centimètres du sol, des portes coulissantes, un appartement tout entier à sa taille.

    Un rire dans mon dos : Nourlik est ressorti par une porte dissimulée. Il se tient debout sur ses béquilles : un tentacule de la boîte magique est passé sous ma chaise. En guise d’allégresse, Nourlik pivote sur ses poignets, accomplissant une rotation parfaite.

    « Vous voyez ? me dit Jrinka en se levant, nous ne sommes pas des bourreaux.

    Elle nous laisse seuls.

    Le monstre, à présent en confiance, replie son habitacle et s’y glisse en me lâchant d’une voix de flûte fêlée :

    - Je ne suis pas non plus si bête que j’en ai l’air.

    « C’est papa Glomod qui a tout fabriqué, ajoute-t-il. Tu m’emmènes ?

    - Bien sûr.

    - Je ne mange pas.

    - Tu ne manges pas ? …

    - ...Aux Zones Vertes, dit-il en plissant les yeux.

    - Tu n’es pas mon fils.

    - Tu n’as jamais connu ma mère, dit-il.

    Nourlik referme le couvercle coulissant.

     

    Pendant le trajet, j’enclenche à toute force une radiocassette de musique de danse.

     

    Désormais, mes représentations se ressentaient de la présence de Nourlik. Je devais me surpasser. J’enchaînais les numéros avec un brio désespéré. L’auditoire frappait dans ses mains. Nourlik, à mes côtés, multipliait grimaces et tours d’adresse : sauts, équilibres, rotations – il atteignit les dix-sept tours sur lui-même, se rattrapant à ses poignées : les béquilles n’avaient pas bougé d’un millimètre.

    Léÿnn se tenait à l’écart, muet, laissant échapper aux meilleurs moments un rire mécanique.

    Ensuite, Nourlik n’avait plus d’yeux que pour moi. Mes moindres gestes et intonations, je les sentais épiés, couvés, accaparés par ces deux fentes bleues à demi-recouvertes de couenne. Il restait là à me toucher, je sentais son odeur grasse, la sueur de ses poings toujours crispés montait vers mes narines. Jrinka avait eu le tact de ne plus me le confier qu’à mi-chemin, dans un bistrot faiblement éclairé au néon, en plein brouillard ; c’était encore trop. Je devais obtenir peu après de le trouver seulement sur place, où on le déposait chaque matin.

     

    Bientôt Léÿinn n’assista plus à toutes les séances.

    Par crainte de désobliger l’infirme, je lui avais laissé prendre des libertés. Désormais il émettait ses jugements à haute voix, se mouchait d’une main, donnait le signal des applaudissements ou des sifflets.

    À une réflexion de ma part, cela devint bien pis : il se laissa glisser au sol, prenant à mes pieds l’aspect d’un crachat. Levant la main pour me prendre la cuisse, il resta sur mes talons avec des mines d’amant. Ses larges oreilles charnues et cartilagineuses de porc captaient les moindres soubresauts de ma voix – si bien qu’un jour, de l’espace occupé par Nourlik – les autres s’écartaient de lui d’un bon mètre – j’eus l’horrible surprise d’entendre un ricanement :

    « Change, Djennaïm, change !

    Il donne le signal du départ.

     

    Je me douche tous les jours. (Je vis désormais dans l’appréhension de ce verdict, qui devient de plus en plus fréquent). À quatorze heures du soleil, Léÿnn, courbé, plié, le maillet de métal en main, ausculte et casse le sol de son île ; je le suis ; il veut les pierres pour son clan, 10 000 förin par mois, plus la prime au caillou : prisme, pyramide, tronc de cône.

    Cependant ma haine s’accroît. Je m’en ouvre à Léÿnn, que j’aime. Il dit :

    « Je fournirai un aliment à ta haine. Écoute : tous les deux jours les chevaux d’Omma disputent les honneurs au Grand Hippodrome de Wreggen. Là tu rencontreras le prêtre et la victime. D’autres instructions te seront données.

    Je demande alors à Léÿnn ce qu’il faisait sur le Continent.

    - D’où venais-tu quand je t’ai rencontré ?

    Silence.

    Je lui demande avec insistance s’il est mon fils. Il répond, avec un rictus :

    « C’est impossible, Sidi Djennaïm. Vous le savez parfaitement.

     

    X

     

    Marèk ! Marèk !

    Voici celui dont la photographie tenait sans légende toute la première page du « Wreggen-Nouz ».

    « Qui est-ce ? avais-je demandé.

    L’Ommide m’avait regardé avec indignation avant de lâcher d’un ton dégoûté :

    - Niè to kennsitt ? Vous ne connaissez pas ?

     

    C’est un sport de fous.

    On se laisse tirer sur deux planches à roues par un cheval au galop – une ceinture au creux du dos, des rênes, des gants de peau ; depuis peu, un casque de cuir.

    Marèk lève un pied, prend les guides aux dents, salue des deux mains – la foule scande son nom.

    Le peloton surgit en désordre, Marèk se déhanche, pousse, ricoche en tête – en cas de chute, décranter la sûreté, se recevoir en boule au milieu des sabots. La horde gronde. Ni prix ni victoire. Les Hippagomènes roulent sans répit.

    Marèk porte un plastron de soie noire ; du bas des cuisses aux chevilles, ses tibias sont recouverts de cnémides d’argent. L’acclamation redouble. Marèk bousculé fléchit sur ses planches, et de ses bras alternatifs, au sein de l’ovation, mène la charge.

    « Il n’y a pas de ligne d’arrivée, me dit Jrinka derrière moi.

    Elle est serrée dans un fourreau fendu de biais sur le devant. Sa bouche et son nez sont pris dans la même ogive, et le front lui aussi est fuyant.

    Je demande pourquoi ces estrades, ces tentures.

    « Les Hippagomènes, dit-elle, s’arrêtent à leur guise. Le Tribunal les orne suivant leurs mérites : chacun reçoit successivement tel honneur, puis tel autre, et les fixe sur lui. Quand l’assistance a cessé d’acclamer, il redescend du fhodd. Il ne doit plus courir pendant trois jours.

     

    Le public s’est tu. Les planches roulent avec un bruit de train. Cris, hennissements brefs.

    Marèk passe à nos pieds, tendu sur ses rênes.

    Jrinka déploie un triangle de tissu ferreux ; Marèk est passé sans la voir.

    « Que fait cet homme, là, sur le fhodd non loin de nous ?

    - Ce que j’ai dit : on lui passe à la taille une chlamyde aux pans raidis ; le public le plus proche l’acclame. On fixe alors l’acier à ses mollets.

    Un autre, plus loin subit le même « honneur ».

    Je m’explique à présent ces acclamations croisées qui éclatent en dehors de toute logique, par exemple, devant la piste encore vide.

    « Ils ne revêtent pas tous le même équipement. Et ne va pas t’imaginer qu’il existe une hiérarchie des honneurs. Avant la Centralisation nous étions libres, et chacun portait ses couleurs. Chaque Hippagomène se devait d’arborer la tenue la plus éclatante.

    La ronde tourne. Sur le ciment les patins claquent. Un Hippagomène repousse l’Ornement ; il se dépouille du Casque d’Exception ; c’est qu’il a senti, dans l’ovation, une réticence. Il ne s’estime pas au-delà.

    Le mouvement s’accélère. Marèk fend les rangs, repousse les Coinceurs à coups de hanches, les écarte de ses poings bandés. Bientôt il court en tête, les fhoddati eux-mêmes l’acclament, debout sur leur piédestal pour être vus.

    Marèk se dévêt, car seul il porte en permanence les marques de valeur : ce sont, aux bras et sur le sexe, de larges bandes de cuir aux clous de fer, ainsi que sur l’épaule droite ; l’autre talon chaussé d’une crépide ; et, brandi, le sceptre d’argent. (Chaque fois qu’à Wreggen j’ai dû, chaussé de lourdes bottes, franchir place couverte de marée, sa dureté m’a saisi les talons, est montée à mon cœur).

    Il descend de son socle.

    Il se frotte les bras.

    Il a laissé sa manche relevée pour exhiber le cuir de son poignet.

    Alors, près de lui, je découvre une très jeune fille attachée à l’autel des honneurs – le fhodd -

    pendant toute la course. Il l’ôte de l’anneau comme un cheval et se passe au poignet la seconde menotte d’or.

    Jrinka frémissante me nomme Ferencza, sœur de Marèk.

    Ses cheveux sont blonds.

    Le frère et la sœur gagnent la sortie. La foule s’écarte. Nous nous enfonçons sous les gradins pour les rejoindre. Dans les charpentes au-dessus de nous le public bat des pieds.

    À l’extérieur se croisent les files des entrants, des sortants, Marèk salue, Marèk tend ses deux poings serrés, Ferencza, liée, salue avec lui, la chaîne d’or se distingue à peine, Marèk est passé près de nous, le regard dut, les lèvres retroussées.

    Les terrasses font sur le trottoir un front continu garni d’Hippagomènes tête nue ou casqués, Marèk et Ferencza s’assoient non loin de nous. Ferencza pose sur moi sans me voir ses yeux délavés. Sa main liée double les gestes explicatifs de son frère, qui capte toute l’attention, mimant ses esquives. Les yeux de Ferencza indifférente aux mouvements de son bras demeurent fixes, perdus devant elle. Les voix grondent.

    Un groupe d’Hippagomènes en khalam gris traverse la place. Marèk se retire. Il monte à présent une motocyclette sans aspect, la jeune fille en croupe, comme un enfant.

     

    Je me tourne vers Jrinka. Une lueur brille dans ses yeux, sa poitrine se lève. Mon cœur aussi se gonfle de désir, et de haine.

     

    X

     

    «  Tu feras l’affaire, dit Léÿnn. Conduis-moi.

    Léÿnn connaît les meilleurs conteurs. Nous nous dirigeons vers la partie orientale du Plateau. La lune éclaire faiblement. Nous suivons la vallée du Wühl dominée à main droite par la falaise. Après une série de lacets nous découvrons la mer argentée. La route redescend et la mer disparaît. Puis des feux dispersés se lèvent au ras du sol.

    « C’est là, dit Léÿnn.

    Nous nous dissimulons parmi les herbes hautes, puis approchons à pied du foyer le plus proche.

    Nous nous asseyons à l’écart.

    Les bergers sont tête nue, le crâne ras.

    Leurs vêtements collants soulignent leurs silhouettes chétives. La flamme dévore une boule de ronce – j’entrevois un nez camus, un œil encore jeune enfoui dans l’ombre, un ongle rongé, une ride.

    Il flotte une odeur d’herbe et d’excréments. Les bergers nous ont aperçus. Ils crachent de côté. Léÿnn les saluent, ils sourient de leurs petites dents plates, ils se poussent. Nous prenons notre créneau de veille. Le récitant commence à voix très basse parmi le crépitement des étincelles un récit monocorde que chacun suit dans la plus parfaite immobilité ?

    Puis des litanies courent autour du buisson brûlant, chacun sachant ce qu’il doit dire et modulant ses phrases terminées sur un coup de glotte aigu. Ils se répondent par-dessus le feu selon le rite, enlaçant leurs incantations sans contours ni fin.

    À l’autre extrémité de l’orbe et masqué par la flamme à ce moment plus droite fila soudain la voix plus jeune d’un conteur accompagné à l’unisson d’un bruissement de nez :

     

    Il s’enfuit le grand Golevam, poursuivi par les sicaires de l’usurpateur. L’île est vaste, il parcourt bien des wercz. Derrière lui s’essoufflent les lances. Mais Golevam brouille sa trace, il fait ses détours et la nuit, sous des gîtes, il demeure aux aguets.

    Il porte à sa ceinture les codes de Hléthô.

    Car ils l’ont détrôné, les faux prêtres, et l’ont jeté à bas.

    Palpant les tables à travers le tissu il a repris courage. Il marche si longtemps qu’il parvient aux Yeux-Morts, qui s’appelaient en ce temps Guérivoth. Les poursuivants n’ont pas renoncé. Golevam entend bien sonner leurs armes, et leurs pas. Un voile s’étend sur sa face. Il touche encore les Pierres à travers le tissu :

    « Grand Hléthô toujours Prince, par ce Code sur quoi je pose mes trois doigts, je jure que ma vie ne finira que n’aie pu soustraire aux convoitises les Textes ici gravés : que la terre d’Omma se fixe à tout jamais où les dieux l’ont plantée.

    Ayant dit, Golevam reprend sa fuite de Héros. Le voile tombe de ses yeux, ses jarrets s’arrosent d’un sang nouveau. Le sol devant lui monte jusqu’au ciel.

    Les Marcheurs de l’Épée sont parvenus au pied du grand versant. De trois côtés le bruit vivant des pierres rondes sous les pieds, partout le vide et la falaise meurtrière. C’est là qu’il veut semer le dur Écrit qui pèse sur sa hanche.

    Les gens de lance marchent et le soleil encore descend sur sa face. Seul un œil exercé, dit-il, et touché des faveurs de nos Dieux, reconnaîtra parmi tant d’autres les pierres consacrées.

    Il dénoue sa ceinture et dispose une à une, pendant qu’il en est temps, les Tables. Il les baise et les place au sein des galets plats, puis les recouvre en disant les formules.

    Le bruit approche. Il fuit plus haut. Il bat des bras comme un gaudak, et les lourds javelots de bronze vibrent et s’abattent. Il entend les lances impies briser les dalles et retourner les pierres, s’acharnant à l’envi.

    Tel l’Oiseau-Plongeur si roide pieds premiers du plus haut des falaises il veut s’abîmer sous la houle – soudain l’auréole des traits le perce et l’enlève par la voie d’En-Haut dans le Séjour de l’Âme.

    Les Pierres, à qui les trouvera, honneur à lui et gloire sur notre Île. Le champ se trouve à trois wercz au-dessus d’Aspam, au Nord-levant du confluent d’Arguec’h.

     

    Les bergers se sont levés pour la danse du gaudak, l’oiseau noir et blanc disparu. Ils tournent autour du feu, sans musique ni chant, ronde de prisonniers, râpements mats de souliers de peau sur le causse.

    Tête rentrée, battant des ailes avec les coudes, englués, ils s’arrêtent, repartent sans signal. Le vent chasse les nuées sur la lune.

    Les ombres autour du feu mourant se courbent sur leurs genoux fléchis, épaules déhanchées, coudes brisés. Leur nez pend comme un bec, ils portent sur leur dos la condamnation. Et leurs pieds écartés qu’ils lèvent en cadence, à la façon de palmes, rythment longtemps, toute la nuit en rond, la danse hallucinante du Gaudak.

     

    J’avais peine à le suivre. Son enthousiasme croissait. La pente sur les pierres était si raide que chaque pas provoquait des éboulements. Me redressant, je contemplais la silhouette de Léÿnn qui agitait les bras sur l’horizon, se rétablissait, se tournait pour me héler. Juste au-dessus de lui, se tenaient deux aigles aux lents coups d’ailes. Il criait de longues phrases incompréhensibles, le fracas des galets emplissait toute l’aire, et c’était sous le ciel une vaste rumeur de ressac.

    Léÿnn se courbait sans répit, entassant dans le sac pendu à son épaule une quantité de pierres. Ses cris me parvinrent dans l’air sans écho :

    « Les bergers ! les bergers ! »

    Je l’ai rejoint, il m’a montré le sol. Il a recueilli entre les galets une pierre plus plate de dix centimètres de côté, couverte de signes, puis une autre, s’ajustant à la première exactement. J’ai trouvé à mon tour une pierre gravée, j’ai reconnu l’ancienne écriture d’Omma. Nous étions parvenus sur la crête. À nos pieds dévalait soudain une pente que nous descendîmes au pas de course, et les plaques faisaient dans notre dos un glorieux tintamarre :

    « Et sur son dos, quand il bondit, les flèches sonnent ».

    Iliade, chant I

     

    Dès mon arrivée sur l’île, j’avais trouvé pour me loger une espèce d’annexe qui servait de remise aux plâtres des Beaux-Arts. Ce vestibule mesure quinze mètres de long. J’en occupe une extrémité, surtout l’hiver, où je campe à côté du poêle. À l’ouest, les verrières ont été brisées par une ancienne émeute.

    Les portes latérales, communiquant avec l’ancien immeuble, ont été condamnées.

    Quand je reviens de beuveries, je colle mon oreille ivre pour m’effrayer des rumeurs que les rats et le vent font courir dans les pîèces délaissées. Je couche sur un matelas pneumatique : passés les dix premers jours, j’ai dû recourir au Protéosulfyr contre les rhumatismes cervicaux.

    Léÿnn ébranle la porte d’une secousse – soit du haut, soit du bas, elle ne cède jamais sur toute sa hauteur à la fois ; ces effets de torsions se communiquent à toute la longueur du bâtiment, où des voliges se courbent entre les vitres et les briques.

    Au moment de jeter les sacs aux pierres sur l‘établi, Léÿnn se reprend, et les dépose doucement. Nous étalons les galets sur les tréteaux. Léÿnn tente prématurément d’ajuster les fragments : une pierre plate se brise.

    - Sors-les toutes pour commencer.

    Sur les étagères les bustes en plâtre sauvés du massacre nous considèrent : Galba, Caracalla, trouvent dans leurs yeux vides des lueurs de convoitise.

    C’est un véritable puzzle, une pierre de Rosette en miettes. Il a fallu toute la folie intuitive de Léÿnn – et les indications du chant des Bergers – pour détecter au milieu de ce champ de galets entre ciel et terre ces définitives attestations.

     

    Léÿnn déplace fébrilement les débris sur la planche. Les caractères sont demeurés intacts. Il reprend ses ajustages : trois ou quatre pierres s’aboutent à la perfection. Soudain Léÿnn pousse un cri :

    - Les deux côtés ! Les deux côtés des pierres sont gravés !

    Nous brassons toutes les pièces, les retournons comme un jeu de dominos, rectifions quelques groupements hasardeux.

     

    J’avais brûlé mes vaisseaux. Il m’avait fallu connaître, acquérir au plus vite les façons d’être, les mœurs et jusqu’à l’accent de mes nouveaux compatriotes. Leur horrible mélange de pidgin-english et de gaélique abâtardi me révulsait.

    Quant à l’ancien langage ommadhi, il demeurait indéchiffrable. Tout ce qu’on avait pu établir était qu’il s’agissait d’un syllabaire. On en était réduit à soupçonner, derrière certaines expressions ou tics de langage, d’ataviques survivances linguistiques.

    Je connaissais à peu près l’ommadhi des XVe et XVIe siècle, mais nul ne pouvant me donner la réplique j’ignorais à quel point j’eusse été capable de le comprendre.

    J’avais parié à l’Académie de ressusciter cette langue : on m’avait raccompagné la main sur l’épaule en me recommandant de ne pas user mes nuits à ces élucubrations. Race de marchands !

    Un syllabaire n’est pas un alphabet. Chaque syllabe est représentée par un signe particulier.

    À raison de vingt-quatre consonnes et de neuf voyelles (a, é, i, o, u, ü, an, in, shva), cela donnait un total de quelque 218 signes, qu’il ne m’avait pas fallu plus d’un mois pour maîtriser.

    À Léÿnn, dix jours avaient suffi.

    À présent, rivalisant de vitesse, il déchiffrait le texte pétrifié. Mais étant donné l’absence, ou plus exactement la carence soigneusement entretenue de toute documentation, Léÿnn se montrait aussi désorienté que moi dans ses tentatives d’interprétation.

     

    Mes études sur le Continent m’avaient familiarisé avec différents types d’écritures ; je pensai voir un invraisemblable mélange d’avestique, d’ionien et de cunéiforme.

    Nous déclamions face à face les syllabes jadis vivantes, tandis que sur l’étagère les plâtres antiques nous dévisageaient avec étrangeté.

     

    Il fallut désormais tout recopier ; Léÿnn s’occupa des caractères originaux, je les transcrivis en lettres latines.

    - À l’encre de Chine ?

    - Pour quoi faire ?

    - Ce serait plus beau, dit Léÿnn.

    Le papier se noircit. Léÿnn oublie de respirer. Ses souffles comprimés éclatent par intervalles.

    - Terminé !

    Léÿnn, monté sur le banc, profère,  à même le texte original :

    Ha-mendzoï-hlijâmi-godesh…

    J’achève en hâte et rattrape Léÿnn :

    ...dê-kotsi-bald-hévirom-soudhäi…

    Rien ne manque. Ce mâtin lit l’ommadhi directement sur caractères. Il achève sa tirade d’un grand moulinet, et, sautant du banc, s’essuie le front.

    - Et le verso ?

    Il laisse échapper un geste de découragement.

    - Nous allons manger.

    Le dîner tourne à la cavalcade : gramish salé, omelette au khlatel, fromage des Yeux-Morts et nirek à la crème. J’arrose prudemment, Léÿnn se met à l’eau. La vaisselle est littéralement jetée dans l’évier.

    Nous avons sorti nos tables de correspondances. Nous reconnaissons des noms propres – Hlêthô, rzi, le roi, sogeg, l’armée...Rien de bien nouveau. Nous confrontons certains passsages, disputons sur des conjectures.

    Il est neuf heures du soir.

    Nous passons au verso, et le labeur de transcription commence.

    Dès les premières lignes, je sursaute :

    «  C’est du prÿ-lê !

    - Tu es sûr ?

    Je pose la plume, respire un grand coup, relis le texte en lettres romaines :

    Fif-o-monath-dsembri.

    « Fifh of mownth desembr » traduit Léÿnn.

    Nous restons figés, partagés entre l’envie de sauter autour de la pièce et la rage de poursuivre. Nous achevons le texte en vingt minutes. Nous avons fait une découverte fabuleuse.

    Nous n’avons même plus la force de nous exclamer. J’allume la radio :

    « ...fortes pluies sur le nord-est, vent force 6... », comment pourraient-ils savoir déjà ?

    - Éteins ça.

    ...le cinq du mois de décembre, année du Seigneur 609, Hlêthô, roi des Vingt Îles, sentant venir le Respect de la Mort…

     

    Hlêthô : Roi légendaire d’ OMMA (Ve siècle). Il aurait rassemble sous son autorité les peuplades de l’Île. Après lui le pouvoir passe aux Grands Druides, qui devaient ouvrir un siècle plus tard OMMA à notre civilisation.

     

    Le dictionnaire s’est trompé. Les Continentaux ne sont arrivés sur place que 250 ans plus tard. L’histoire de notre île, l’histoire du monde est changée. Je prends Léÿnn par les épaules. Nous rions dans les bras l’un de l’autre sans pouvoir nous arrêter.

     

    Nous nous sommes retrouvés face à face, les mains ballantes : passé le premier délire, force était bien de reconnaître que la plus grande partie du texte du XVIe siècle était irrémédiablement dégradée ; nous ne possédions guère qu’un tiers de notre traduction. Ce n’était pas négligeable, assurément. Nous allions projeter sur ces textes, jusqu’alors énigmatiques, une inappréciable lumière.

    C’était soudain comme un grand vide. Les pierres, à l’écart sur la table, avaient perdu leur éclat. Il n’y avait plus devant nous que les ruines d’un monde mort.

     

    Il était tard. Je dus raccompagner Léÿnn : soixante-dix wercz aller-retour dans la pluie froide.

     

    Nous roulions dans la nuit. Le chauffage tardait à se faire sentir. Léÿnn ramena sur son genou le pan de son manteau. Les pneus chuintèrent sur l’asphalte. L’autoroute allongea devant nous ses lisses interminables. Les essuie-glaces battaient : ha-tuk, ha-tuk… C’était le premier mot laissé sans traduction : Hatuk dasti hnidjsaffag… badaljoïed Hatuk-Hatuk-Hatuk… est-ce que je ne connaissais pas ce mot ? ne l’avais-je pas déjà entendu ?

    Aux feux de Sébraja, le chauffage se déclencha d’un coup. Léÿnn s’agita ; je réglai le bouton d’intensité. Hatuk, bien sûr, c’est un hameau, sur les Yeux-Morts ! Un tas de pierres abandonné…

    Je regardai Léÿnn à la dérobée : la tête baissée entre ses revers, il feignait de dormir.

    La pluie redoublait. Les essuie-glaces accéléraient leur course : ha-tuk, ha-tuk…

    J’avais entendu crier ce mot par la foule, celle précisément, cela me revenait à l’instant, qui acclamait Marèk huit hours auparavant… Hatuk ! Hatuk !

    Léÿnn ne dormait donc pas ?

    « Hatuk, avait répondu Jrinka, c’est une exclamation. L’équivalent de « hourrah », si vous y tenez.

    Et ses yeux s’étaient replantés sur Marèk.

    Lui, je l’avais vu de près, lors de la bousculade qui l’avait rejet au-dehors. Nous étions ventre à ventre. Mon désir avait nourri ma haine. Sous leur gelée palpitante, ses iris m’avaient fixé un instant sans me voir – il m’avait traversé du regard.

    Il avait le nez large et long comme un chanfrein. Sa lèvre supérieure s’était retroussée.

    La barrière du camp se leva. Je déposai Léÿnn devant son pavillon. Il se réveilla de mauvaise humeur. Surprenant mes yeux, il haussa les épaules et se retourna. La Zone-Verte était à deux pas. Plutôt que de passer la nuit à l’hôtel Goldner Starr, je préférai rentrer chez moi, quitte à reprendre le même trajet le lendemain matin.

    Mes impressions se confirmaient : le document traitait du « horse-roller » . L’abondance et la redondance des formules d’introduction, titulatures, invocations, annonçaient une loi décisive, l’énonciation d’un rituel.

    Mille ans plus tard, on courait donc encore, on montait sur les « fhodds » pour revêtir les ornements prescrits ! Marèk poussait l’observance des rites jusqu’à enchaîner sa propre sœur à son poignet. Et moi je n’avais rien ressenti. Comme si j’avais été de leur sang.

    L’électricité heurta les bustes de plâtre sur leur étagère. Les tréteaux. Les pierres : l’envers de la dernière rangée n’était plus qu’un gravier râpeux.

    Hatuk dasti hnidsaffag ne veut rien dire, le dernier mot : vodialo, j’institue.

    J’avalai comme un bloc un café ; Moi, Hlêthô, par la divine intercession d’Arktos et de Kéram le Dieu Rhinocéros – à Omma ?

     

    Hlêthô : la Mort, en grec ; en ommadhi « les mailles, les maillons »- le visage de Ferencza, sa bouche tirée au couteau, me passent devant les yeux.

    « Roi des Vingt Îles, sentant venir le Respect de la Mort... » Riw Twenyland, comé sentim Deathe Ritchè...- j’arracherais la chaîne à son poignet si frêle – ni le Frère, ni la Sœur, ne regardent vraiment. Il n’y a que Nourlik qui m’épie de ses yeux allongés – des yeux rectangulaires, tranchés dans la graisse.

    Je sentis naître une sensation suspecte – cette langue, Ferencza, je l’inventerais pour toi. Nous la reconstruirions patiemment tous deux, mais je conserverais la prééminence, pour que fût préservée entre nous l’irremplaçable hiérarchie – le Hiéros Logos. Puis nous l’aurions apprise à notre fille, à nos disciples, qui peu à peu l’auraient transmise, et ainsi, de proche en proche, elle eût conquis Omma tout entière, un jour le Continent – ma pensée, par la Langue, aurait contaminé le monde entier.

    Mais Nourlik m’épierait, constamment – posé sur l’herbe fraîche – lancerait-il un œil, que je sentirais, collé sur le côté, son répugnant visage.

    « Passe à la Bibliothèque, me dit Léÿnn, l’œil étincelant. Puis fais-toi confirmer par Fann-Ri le Sage ».

     

    X

     

    J’ignorais où se trouvait la Bibliothèque.

    Les autres villes vendent leur plan dans les kiosques. Ici, l’on ne pouvait s’en procurer que dans une seule librairie, près du centre ; telles étaient les instructions du décret 1951-15.

    S’enfoncer dans la ville. Vouloir se perdre en dépit de sa hâte, et pour cela éviter les tramways, rares, rouillés,bondés, dont les itinéraires inutiles ramènent toujours vers quelque périphérie.

    La ville de Wreggen s’est développée sur les deux mâchoires d’un fjord ouvert à l’occident, déchiqueté, semé d’un dédale d’îlots cariés, liés par mille passerelles.

    Je descendis de mon aire aux planches battantes, creusai mon chemin parmi les immeubles jadis blanchis, m’enveloppai dans l’écheveau des rues.

    Je haïssais Wreggen, cette voie puissante de graisse et de suie. Dépositaire institué j’allais parmi les rues, tout alourdi de pierres et d’eau.

    Perz-hetta.

    Kalam-hetta

    Staffolmay-hetta – je suis perdu. Ni cafés, ni fenêtres. Des hommes sombres déambulent. Leurs indications m’égarent. La langue dont je suis contraint d’user me semble une épaisse duperie, infecte trahison que je voudrais désapprendre. Les murs m’enserrent et me renvoient dans leurs glissières.

    ... La Bibliothèque se tient toujours là où je suis passé tant de fois, noire, majestueuse au travers de ses immémoriaux tubes d’échafaudages.

    Passé le  lourd portail un escalier sonore en stuc lance sa volute sous une ample coupole.

    Le bibliothécaire leva de son registre une face obtuse :

    « Vous vous servez pourtant de notre langue !

    Je répétai ma question.

    « Vous la possédez même à la perfection !

    Il fit quelques pas en direction d’un casier de bois, où il compulsa des fiches écornées :

    « Si vous aimez perdre votre temps…

    Il griffonna sur un débris d’enveloppe un nom et une adresse.

    « Ce sont des imposteurs ! me cria-t-il en guise d’adieu.

    Avant que la pluie ne les eût effacées, je lus les indications tracées au crayon : « Ommadhi Vieter - Cité d’Auffe – Bâtiment C, escalier E, 3e étage. Lundi, jeudi, onze heures ».

    Par le pont du Fraddo, je gagne la Cité.J’ai dû sortir en premier lieu du labyrinthe, pris à mesure que j’y tournais d’une angoisse viscérale, comme si les ruelles et leurs angles soudains se reformaient en moi en entrailles de pierre. Je suis repassé trois fois devant la Bibliothèque.

    Prenant enfin la rue des Jères, que j’évitais jusqu’alors, j’ai débouché sur le quai K 25 où le pont prenait son envol. C’était un grand ouvrage suspendu qui suturait les deux rives du fjord par dessus quelques îlots dépourvus de constructions.

    Sur l’autre rive s’étendait les 40ha de la Cité d’Auffe.

    Au bas de l’escalier E gisait un landau détraqué. Au troisième, un vieillard m’a ouvert la porte. Il s’appuyait d’un bras tremblant au chambranle. Le vieil homme m’indiqua les toilettes, puis m’introduisit dans un salon impersonnel.

    « Léÿnn n’est pas avec vous ?

    Au mur une carte d’Omma dans son cadre de rotin. Tous les noms y figuraient en ommadhi médiéval. Une table basse était couvertes de revues américaines et espagnoles.

    « Ce sont les seuls, me dit le vieillard, à ne pas m’envoyer aux orties.

    Je tirai de ma poche la reproduction, la transcription, puis la traduction du texte des Pierres. Il poussa une faible exclamation, et me tournant le dos se mit à compulser le rayon d’une étagère : Revista Arqueológica Española, 1917.

    « Nous autres fossiles poursuivons à travers les guerres et les âges nos lentes et fécondes perforations… Voyez…

    - Je ne comprends pas l’espagnol.

    - Et vous avez tort ! Ces articles ont paru du 21 décembre 1916 au 11 octobre 1917. Une lettre m’a été retournée en 1930 ; l’auteur avait disparu.

    Le vieillard posa le revue sur ses genoux :

    El día cinco de diciembre año el Señor Seis Ciento Nueve, Letho, Rey de la Veinte Islas…

    Il traduisit,je sursautai :

    - On connaît donc ce texte ?

    - Voyons votre traduction… Vous avez quelques lignes d’avance, c’est déjà quelque chose.

    Le crâne rose du vieux sentait la savonnette.

     

    - Comment avez-vous donc transcrit cet aôkh ? c’est absurde !

    - Ce n’est pas un aôkh, risquai-je.

    - Appelez-moi Fann-Ri.

    - C’est un âwl, à queue droite.

    - Pas du tout, les voici, les âwl à queue droite : page 31, exemplaire de Tudsché ; 37, roches peintes de Kuk-al-Homr…

    - ...un peu effacé.

    - ...le décalque est là, Monsieur, si vous vouliez seulement vous donner la peine de jeter un coup d’œil.

    - Les aôkh présentent une double courbure, là » - je pointai de l’ongle.

    - Pas tous, pas tous ! et seulement à partir du Xe siècle.

    - ...dès le VIIe à Ghiddané.

    - S’ils sont vraiment du VIIe siècle ! Williamovitch, dans son article – il ouvre une revue – du 24 juin 1929 – vous connaissez sûrement : il a bouleversé…

    - Je connais.

    - Eh bien ! Ghiddané ne peut être antérieur à la sécession de 815.

    - Que lirait-on, selon vous, avec un aôkh ?

    - Aôkh-inwah-shbal, évidemment !

    - C’est exact, je vous demande pardon – mais si je peux me permettre : quel syllabaire utilisez-vous ?

    - D’abord, où avez-vous exactement découvert ce texte ?… Vers les Six-Aures, dites-vous ?… Tenez, le voilà, mon syllabaire.

    - Je ne le connais pas ?

    - Évidemment ! Je l‘ai déduit moi-même des constatations de Torrez-Nieto, combinées aux additifs de João Maione. Cela signifie donc aôkh, l’épaule, inwah-shbal, couverte de cuir ! et non pas « le torse » !

    Il se pencha de nouveau sur mon texte.

    « Les radicaux sont justes, mais pour les désinences, mon cher, vous repasserez !

    Il leva sa tête chauve. Il était radieux. Ses yeux s’embuaient. Il me saisit l’avant-bras :

    - Sidi Djennaim ! Mais c’est déjà magnifique, savez-vous ? À trente ans, vous en savez déjà que moi quand j’en avais cinquante ! Les désinences, ce n’est pas si terrible – et la loi d’Odermann, tonitrua-t-il sans transition. La loi de Vouzenot ? jamais de gutturale en deuxième position, et d’une ! le qlôm passe à glèm en finale d’optatif : et de deux !

    Fan-Ri s’essuya le crâne du revers de la main, et me regarda dans les yeux :

    « Je conclus : ce texte n’était connu que par des traductions du XVIe siècle. Vous en avez vraisemblablement retrouvé une transcription de la même époque ; les sources de notre manuscrit se trouvent ainsi confirmées, ce qui est énorme en soi. Deuxième point, nous savons à présent que l’écriture archaïque était encore connue, si peu que ce fût, en ce même seizième siècle. Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, vous mettez le terme à une controverse de deux siècles : contrairement à l’opinion la plus répandue, qui voulait voir dans le horse-rolling la dégradation d’un rite funéraire, une espèce de « chevauchée de la mort », la course qui se pratique actuellement était à l’origine un rite de fécondation agraire : en reproduisant le cycle du soleil, elle assurait l’excellence et le retour immuable des récoltes. Ainsi donc, avant d’être considérée comme l’antichambre de la mort, notre île fut une terre de prospérité, de l’élan vital. Bien entendu, les deux conceptions, même au point de vue purement mythographique, ne s’excluent nullement.

     

    C’est alors seulement que coulissa une paroi de contreplaqué vers le fond de la pièce. Je vis, assis dans deux profonds fauteuils de cuir, Glomod et Marèk.

    Le vieux Fann-Ri se dirigea vers les toilettes, traînant des pieds.

    « Sidi Djennaïm, commença Glomod d’une voix flûtée, depuis bientôt trois mois que vous êtes sur l’île, vous faites déjà preuve, à ce que nous avons vu, d’une connaissance exceptionnelle de nos anciennes lois et de notre langue. Puis-je vous demander, en toute franchise, ce qui vous a attiré ici, à Omma, volonté ou hasard, et quelles sont les conséquences pratiques que vous escomptez de vos connaissances ?

    - En clair, dit Marèk, et c’étaient les premières paroles qu’il m’adressait, où sont les Pierres ?

    - Je suis venu chercher mon fils, dis-je.

     

    Ils échangèrent un regard. Le vieux referma la porte des waters en reboutonnant sa braguette et s’installa derrière moi pour reclasser sa documentation. Pendant quelque temps, le bruit décroissant de la chasse d’eau accompagna l’entretien.

    - Vous avez recherché de façon insistante le contact avec la population, reprit Glomod : nous vous avons vu plusieurs fois aux Yeux-Morts.

    - Qui tient les Pierres tient le pouvoir, ajouta Marèk en secouant le col. Vous n’êtes qu’un étranger…

    - Je suis le père, dis-je.

     

    Le nom de Nourlik me resta au travers de la gorge.

    « Mythomane », laissa tomber Glomod.

    Je répondis Imposteurs. Sans suffisante conviction.

    - Ne vous réfugiez pas dans l’évasif, Sidi Djennaïm. Il s’agit de tout autre chose que de vous. Et vous ne pouvez ignorer la situation politique de l’île.

    - Je suis un chercheur du passé.

    - Vous connaissiez fort bien Léynn.

    - Je ne l’ai rencontré que sur le navire.

    Je mentais.

    - Vous aviez aussi rencontré Jrinka sur un autre navire, il y a treize ans, ironisa Glomod.

    Je détournai mon visage de ces cercles de fer qu’il portait autour des yeux – et qui me dévoraient comme des ventouses.

    - Et retenez ceci,me dit-il : que vous le vouliez ou non, que vous le ressentiez ou non, vous serez désormais impliqué dans tout ce qui doit advenir.

    - Avec ou contre nous, dit Marèk.

    Glomod se redressa de toute sa petite taille.

     

    .Le silence se prolongea. Je gagnai la porte à reculons. Marèk détourna la tête. Le vieillard inlassablement classait et reclassait , agitant ses fanons par-dessus les papiers.

     

    Longue vie à Fann-Ri le Sage. Nourlik retenait ses larmes.

    Je l’avais placé près de moi. Aux enfants des Zones- >Vertes j’indiquais, avec l’aplomb miraculeux des rêves, les premières cadences du roi Hlêthô.

     

     

    Nourlik retenait ses larmes.

    Je l’avais placé près de moi.

    Aux enfants des Zones-Vertes j’indiquais, avec l’aplom miraculeux des rêves, les premières cadence du roi Hlêthô. La foule était considérable. Rien n’aurait suffi sans ma foi, sans le poids de ce vent d’outre-temps lancé avec les mots, les mots d’Omma aux fils d’Omma.

    Sur la prairie mes mains, mes coudes, mes poignets empruntent leurs gestes aux tisserands – tirant la mélodie de part en part – du bout de mes doigts repliés je suscite ici et là, plus loin, plus près, les vagues de leurs voix.

    Pour finir c’est debout que l’Assemblée des Bannis, la Force des Fils refusés, proclame à l’unisson le terrible Credo d’Omma.

    Je me suis réveillé devant Eux, qui riaient, chantaient faux. Ils se foutaient de moi - « réveille-toi, Djennaïm ! » - je titubai – je saisissais la voix indicible de Nourlik flûtant au travers de ses joues en boules de graisse.

    L’ommadhi prenant dans sa bouche une intimité obscène. Seule, Ferencza chantait nettement, ses yeux ne m’avaient pas quitté . Je fis taire Nourlik.

    Marèk tira de sa taille une chaîne – assujettit l’anneau sur le poignet que Ferencza levait – puis tandis que les fils bâtards levaient leurs bras, il les frappait – phallus tendu lié d’or.

    Jrinka me flatte. Ses deux yeux jaunes font la roue sur ses joues lisses comme deux plats de cuivre sur un mur. Ses lèvres sinueuses vont s’affinant jusque sous la perruque, à l’emplacement présumé des oreilles. Son menton d’insecte la volaille.

    Mon regard plonge sur Wreggen. Nous nous retrouvons au moulin de la Flèche Cassée, tour fichée dans le ciel de la capitale : soixante-six mètres de hauteur, un poids de 6000 pshengs, ascenseur de onze mètres/seconde.

    Peur soudain de sentir sous son ventre ces trois restaurants superposés , tournant en sens inverses, s’empiler, s’empaler jusqu’au sol.

    Je vois monter sur les coteaux, s’étaler dans les bas-fonds couurés de canaux le manteau verruqueux des lueurs wreggâdhies. À mesure que l’étage vire sur lui-même, la ville sort de sa pénombre, s’exhibe par pans glissants.

    Un dernier mamelon glauque se couvre de laitance vers le sud : le quartier Frodhpi vient d’allumer ses réverbères.

    Jrinla se penche vers moi :

    « Votre découverte a fait sensation.

    Je crois bien : quatre ligne en avant-dernière page d’ « Omma-Diêm ».

    - Où était-ce exactement ?

    - Aux Six-Aures…

    - Tiens donc !

    Le manchon de verre tourne lentement écœurant. Au pied des fjords, très loin, l’écume dans la nuit. Jrinka me demande un exemplaire de ma traduction. Je lui murmure à bout portant :

    - Savez-vous que ce que l’on appelle « féminité » vous va on ne peut plus mal ?

    Elle sourit comme une actrice. Me dit que jamais je n‘aurais pu, à moi seul, mener à bien une telle découverte.

    - Je parle des Pierres, ajoute-telle.

    Léÿnn se sera vanté.

    Jrinka continue de sourire. Je ne puis détacher mon regard du grain de sa peau, finement bistrée sous les pommettes. Vers la joue, les pores se dilatent, procurant aux yeux la sensation du toicher.

    - Je t’ai reconnue.

    Elle saisit ma main au travers de ma table :

    - Tu n’as ^pas reconnu Nourlik, ton fils.

    - Nourlik est fils de Glomod.

    - Glomod ne sait rien.

    - Le nom de mon fils est Léÿnn.

    - Quand je t’ai rencontrée sur le « Stella Maria », je venais de donner Léÿnn aux Enfants Perdus de Prÿ-Lê.

    Je retire ma main :

    - Pourquoi ?

    Soudain la réponse, éblouissante, fulgure dans mon esprit. Je dis :

    - Léÿnn est infini. Si je le représentais sous la forme d’un arbre, sa cime occuperait tout le vaste ciel – ses racines enserreraient tout le globe d’Omma. Ce serait l’Ygdrassil, l’Arbre Primordial, celui qui va de la Terre aux Enfers et de la Terre au Ciel.

    - Nourlik, dit-elle, est agile. Nourlik coulisse au long de ses béquilles.

    Je le revois sauter sur l’herbe comme un cœur qui se soulève.

    - Il se dépose doucement. Il applique le ventre à même le sol, il reste sans bouger contre la terre. Il accumule. Il branche droit au sol une espèce de tarière - il suce – il réinjecte.

    - Léÿnn : les ailes de son nez fendent tout l’air que je respire. Une frange noire trace le bord d’un casque sur son front, un casque d’os et de poil. Sa voix chatoyante et pressée charrie la glace.

    Il y a sur la nappe à côté de mon verre une tache de vin, avec sa pointe et son golfe. Le maître d’hôtel ôte les plats.

    Nous avons vue sur l’intérieur des terres. Très haut sur l’horizon invisible, vers les Yeux-Morts, un feu de berger.

    « Nourlik disait…

    - Il parlait donc ?

    Jrinka lève ses sourcils tracés au crayon :

    - Je l’entends bien piailler, couiner…

    - Il rit, aussi.

    - J’entends parfois un grincement humide et membraneux.

    - Vous haïssez Nourlik ?

    J’esquisse un geste.

    - Ne vous justifiez pas, dit-elle.

    - Il vous est bien arrivé de vouloir l’achever ?

    Dans la salle, tout est rouge : les moquettes, les dossiers, les lumignons rosâtres – la livrée des serveurs, le tout feutré, polissant les voix. Des têtes roses s’inclinent sur les plats, les trois tranches d’acier tournent l’une sur l’autre au-dessus de la ville.

    Jrinka rajuste son postiche en se penchant vers moi. Elle est jeune encore. Elle semble soudain très lasse, au dernier degré de langueur.

    Le maître d’hôtel dépose devant nous des boules de glace. Nous parlons encore de Nourlik. Vu de face, il offre un perpétuel et douloureux sourire coincé entre ses joues comme entre les chenilles d’un char. Son nez disparaît sous les chairs. Jrinka enfonce sa cuillère dans la vanille. Les yeux de Nourlik parfois se renversent, à l’intérieur. Ce sont alors deux gros abcès blafards tournant dans une boule d’ivoire gras. Elle me fait promettre de ne jamais, jamais le frapper.

    Jrinka emplit sa bouche de glace.

    La lumière électrique verdit.

    Jrinka tire une carte de l’île. Des croix y ont été tracées.

    - L’île d’Omma n’est pas l’ultime débris vitrifié d’un continent englouti…, dit-elle.

    Elle parle sans lever les yeux, comme on récite, d’un ton monocorde qui force l’attention :

    - ...bien que son centre exact soit occupé par un énorme volcan éteint…

    Omma surgit un jour – non pas dans le fracas de quelque éruption – mais s’est trouvée surgie un jour. Parfois de sourds frémissements rappellent à l’ordre cette terre qui se sait à la fois la plus ancienne et la plus épiée – friable, hissée au-dessus des flots plats – tronc de cylindre privé de fondations véritables – les dessous sont minés de cavernes marines – délabrées d’origine.

    Omma est apparue en des temps si lointains qu’ils se confondent avec le temps de ma naissance – immobile et précaire.

    Son cœur est un lac noir sans fond où l’eau salée vient pulser longuement, sourdement. Les hautes marées couvrent les prairies d’une pellicule salée où paissent les bêtes. Il y bruine souvent. On y sent le vent tiède sur le sol.

    Les Serres de Basalte au sud-est forment sa griffe tournée vers l’extérieur – et Wreggen, la capitale, reste insuffisamment fortifiée – mais l’Est, c’est un cimetière qui le borne : l’île de Gstaal et sa tour funèbre. Plus loin – le Continent - mais qui peut imaginer qu’au-delà des morts il y ait autre chose…

    Je crois plutôt que Gstaal et sa Tour sont au-dessus des flots, qu’à cet endroit, sur la carte, l’espace se relève.

    Sur Omma les hommes vivent obscurément. Des passions étouffées, sous peine de désintégration.

    La grande peur, quoique la sience géologique la réfute, c’est de voir le Volcan Central se ranimer, projetant à la verticale, à combien de wercz d’altitude, l’eau lourde et abondante du lac Noir : milliards de goutelettes pulvérisées dans le ciel – il faudrait alors, nécessairement, que l’île se disloquât, puis s’abîmât.

    - Je ne crois pas non plus, dis-je, qu’Omma soit l’île de la Mort. Elle s’enfonce lentement certes, et les ponts, dont je suis chargé, se submergent davantage chaque année, aux équinoxes. Mais le Plateau des Yeux-Morts, les verdoyantes Serres de basalte, ne cessent de monter – par dessus, le ciel est plus bleu.

    Les sorbets sont fondus. Les cafés refroidissent. La lumière a bleui. Les cylindres tornants poursuivent leur orbite. Jrinla demande si les Pierres, les Pierres des Six-Aures, sont authentiques.

    - Dis-moi où elles sont.

    - En lieu sûr.

    Elle m’a tutoyé d’un coup, penchée par dessus la table, ses yeux de poisson trop écartés – emplis soudain par un éclair mort. Elle se lève. Elle paye en liquide. Dans l’ascenseur, nos regards s’évitent. Sur le parvis du rez-de-chaussée, elle s’est inclinée vers moi, ses cheveux noirs m’ont effleurés :

    « L’Enfant ou les Pierres. Choisis ou meurs !

    Nous nous quittons dans un tourbillon de vent. Le temps s’est subitement altéré. Les essuie-glaces commencent leur va-et-vient : ha-tuk, ha-tuk…

     

     

    - Tire-toi sur les coudes. Ne remonte pas le dos. Ramène tes jambes l ‘une après l’autre. Pousse.

    Devant mon nez les semelles de Léÿnn où ma lampe frontale projette un cerne irisé. La voix de Léÿinn me parvient, étouffée par toute la longueur de son corps, et la glaise.

    « Aplatis-toi, le plafond se rabaisse – ton menton doit toucher le sol.

    La voûte presse mon casque sur l’occiput. Je place ma tête de trois quart. Le corps suit péniblement. Si je m’affole, je suis perdu.

    « Virage.

    Ses pieds pivotent sur ma gauche, puis les jambes, le tronc, les épaules. Le visage de Léÿnn, englué de boue ocre, se tourne vers moi :

    «  Il y a un puits. Suis-moi. 

    prout,viguier,alexandra

    J’aspire largement. Je me retourne sur le dos.

    Mes cuisses à présent s’engloutissent avec une lenteur intolérable ; cambré en arc de cercle je frotte la voûte d’argile sillonnée de bosselures horizontales – comme un gosier.

     

  • Nox perpetua Développements D

    560326

    Nous avons loué, Arielle et moi, une cabane campagnarde sans confort et délabrée. Un abri de jardin, la porte et deux fenêtres ouvertes entre les demi-rondins. Nous Nous n’avons pas pris la bonne direction : les gorges au lieu du causse, affalés parfois de fatigue l'un sur l'autre en pleine route.Noël se fête en famille, nous en aurons ici esquissé une. Il nous attendent là-bas dans le village, dansant et chantant pour une naissance. Peut-être notre erreur n’est-elle pas involontaire, car nous ne les aimons pas plus que les autres. Mais ne nous ennuyant pas moins, nous sommes revenus sur nos traces, à l’église, en salle des fêtes. Au bar, de vrais jeunes des vraies années, en panoplies complètes. La musique d’alors était une efflorescence, mais chaque temps a ses tiédeurs, et Fier-Cloporte émettait des réserves sur un certain groupe d’Outre-Manche, s’apercevant trop tard qu’il dansait précisément sur les chorus du même, ici présent sur l’estrade. « Je ne les ai pas reconnus » - piteuse cacade.

    Il est vrai que le nappage à l’orgue préenregistré n’aide pas au régal auditif.

    Qu’est-ce qui leur a pris.

    Cloporte et sa femelle et d’autres demi-vautrés sur une épaisse tranche d’arbre s’assoient devant de bons vieux cidres du Cotentin, avant de se détendre sur le skaï des banquettes - un lit, plus tard, « avez-vous du savon ? »

    - Bien sûr.

    L’hôtesse en apporte au moins neuf dans l’emballage, et comme la questionneuse a souri sans oser le dire, elle ignore pour l’instant que nous partirons tôt dès le lendemain, au lieu des trois nuitées retenues. Arielle et Fier-Cloporte ont pu rentrer pour la nuit leur deuche antique à l’abri d’une grange. Dans un coin gisent deux lits près d’un lavabo. Mais pour flirter, la Deuche est plus confortable. Sous un siège arrière une salamandre en plastique. À libérer pour sa liberté. Liberté des objets. Bonheur des objets. Au loin les cloches sonnent O stille Nacht.

    560327

    L’Espagne est à la fois le paradis des imbéciles et le réceptacle de tous les mystères. Le père d’Arielle en est un, lozérois, rusé, sans propension à cultiver son attrait. Beau mais froid, distant et dissimulé. Jamais il n’aura emmené sa fille en Espagne. Les Landes font l’obstacle.

    Supposons que nous soyons parvenus en ce pays dont nous sépare un vaste golfe de pins. Que notre beau-père et père, sans compter tout un groupe compact, visite avec nous toute une enfilade de pièces à l’étage, richement meublées. Ce serait comme un musée, une suite de pièces semblables au palais d’Aranjuez, richement meublées, au bord du malaise thermique. Le guide n’est pas là. Nous l’attendons tous. Parvenus sans doute en bout d’étage, nous refluons par petits groupes, examinons bien tout sous toutes les jointures : lits et guéridons, coffres et secrétaires. Nous nous exclamons à voix basse et ne savons que faire. Deux somptueuses harpes, trois clavecins ornés, flêtes à bec et autres baroquismes. Plus loin se tient un pianoforte, dont un plastique transparent surplombe le clavier : « Ne pas toucher ».

    Mais j’abaisserais volontiers une touche, juste pour entendre, cela ferait venir le guide ! qui m’engueulerait d’autant plus qu’à en croire certaines démonstrations de physique, j’aurais par simple vibration précipité tout l’instrument dans un ruineux effondrement. Mais je ne l’ai su que plus tard. Pourquoi n’explique-t-on pas aux enfants la raison d’une interdiction ? « Parce que ! » ,n’est pas une réponse ! ...un espace subsiste au-dessus des touches, où le doigt ruinatif peut s’infiltrer : pourquoi laisser traîner une telle tentation ? Un autre pianoforte, plus loin, montre dans cet espace un petit fouillis de papiers froissés, raides et entoilés comme fragments de tentures murales. Quel accordeur favorisé du sort a pu frôler ces touches sans dommage ni foudroiement ? Sur les couches à baldaquin s’étalent des courtepointes matelassées négligemment retroussées. L’index s’y attarde. Je confie au Sieur Beau-Père que notre appartement, au 21 de la rue Dassin, pourrait bien se transformer, lui aussi, en lieu de visite.

    Il en serait aussi d’accord. Nous parcourons tout cela. Et retournant sur mes pas l’exploration faite, je m’aperçus soudain dans un miroir mural : se tenait là un riche personnage ; sous son large collier de barbe et ses fripes d’apparat, il ne pouvait s’affirmer que c’était bien moi, bien qu’il reprit très exactement tous mes gestes et attitudes. Alors, comme un enfant, je fis défiler devant ce miroir en pied ceux et celles qui m’accompagnaient. Nous mentionnons les femmes car l’emplacement de la barbe pour elles se fondait en menton féminin. Le guide s’aperçut qu’il n’était plus suivi, son rôle était d’accourir, et il accourut, suivi au trot par tout un autre groupe ; le coude du guide agité se logea dans l’orbite d’une dame, qui sur cette révélation phosphénique se mit à rouler une pelle à sa voisine. Voilà où mène l’intrusion d’un membre masculin.

    Ma visiteuse éborgnée ne voyait plus que la moitié féminine des humains, et je ne sais comment parvint au remboursement de la moitié de son billet ! Puis la jonction s’établit, le nouveau groupe visita, l’ancien dont nous faisions partie poursuivit en d’autres lieux son existence touristique, médecin compris. Puis-je ajouter que délivré de mon beau-père en exploration d’autres coins de pêche, il m’advint de pénétrer le sanctuaire de Morella, où résonnaient les trompettes catholiques du Grand Orgue. Je monte en tribune. Terzieff en personne joue de l’orgue en virtuose, dans une virtuosité désinvolte qui n’est pas de sa nature. Lang Lang seul parvient à cet autre stade des accomplissements. Et dans son regard, je crois le voir lire dans le mien. Étrange dialogue des yeux de part et d’autre de la serrure. Mais il se trompe, ou plutôt, la double erreur vient de moi seul.

    Il a trouvé le temps et le moyen de m’adresser sur un dernier accord amphithéâtral un chaud regard de fraternité. Il me semble qu’on peut rebâtir toute une vie sur un seul de ces coups d’œil, sur un seul de ces mots qu’il m’adressa en redescendant de l’estrade, et dont je n’ai saisi que l’intention.

     

     

    560525

    À quoi ne faut-il pas s’attendre en ces temps de décadence banal comme la pluie ? Figurez-vous, cher X. de M., qu’ayant garé ma voiture sans l’aide d’aucun cocher, il me fut impossible de la retrouver. En ce temps-là nous n’avions pas de télécommande permettant de lui faire dresser les oreilles en criant bip-bip-bip. Et comme on ose tout en telles circonstances, le moi qui me tient lieu de je trouva très expédient de pousser une porte au bas d’un de ces accès cimenté au garage, parfois même à l’habitat principal, ce qui n’a rien de commun avec une bite de proviseur. Bref ! Tout le monde était en train de manger derrière cette planche à cercueil ! Avec l’anneau de Noël typiquement germanique ! Ils souriaient en mâchant la bouche pleine, ce qui est périlleux mais très aimable. Papa Maman Fifille et deux cousins très sympathiques me servent à manger à l’office, des trucs à l’huile savoureux et dégueulasses, pour la santé j’entends. La lycéenne me regarde de profil par la porte ouverte. Efforàons-nous de bâfrer proprement. Après le dessert, que nous avons fini ensemble, nous nous sommes essuyé les commissures, et sur ma description, toute la michpra s’imaginait m’avoir dépanné : « Celle-ci ! Celle-là ! » - de la métallurgie d’Autriche, Scheuch und Linsinger, « ça se reconnaît à vingt mètres, mein lieber Herr ! Les parents s’éparpillaient en dandinant sur le parking, la lycéenne et moi nous reposions de ne rien faire, et nous parlions, chacun selon notre âge.

    Et nous étions redescendus vers le garage, au pied de la pente privée. La maison comportait un grand nombre de pièces, très propres à recevoir. Le propriétaire n’en était que le père, plus tard était venue la mère, fauchée mais fiancée. « Tiens, mes parents reviennent ! » Ils n’avaient rien retrouvé. De là à me faire inviter pour le soir, dîner plus chambre sans dépense, il y avait de quoi surprendre. Mais l’ex-fiancée fauchée me lorgnait avec injonction de partir me faire foutre. Qui allais-je me sauter ce soir ? La mère, la fille ou mes cinq doigts ? J’eus tout le temps d’y réfléchir après mon départ, sans dîner ni baise en fait, mais à pied. Voici une bifurcation ; ma route coupe l’Y à la jonction des voies de droite et gauche, j’ai continué tout droit (représentez-vous le symbole du yen [¥ ] (mais à unique transversale) -

    rien ne me revient, sinon l’instinct, sur la route de quelle ruine, ensablement du cerveau. En dépit des encouragements les moins convaincants jamais entendus.

    Je m’aperçus alors dans l’effroi montant que tout ce quartier, ces maisons basses où n’habite personne, délabrées et cimentées à la diable, s’éloignaient de plus en plus de France et rappelaient de plus en plus la banlieue de Saragosse…

    Alors se déclenchèrent d’étranges circonstances, ici rapprochées sous le nom de Cauchemars, 1 et 2 :

    Numéro 1 : ladite banlieue secrète en ses bas-fonds l’auberge espagnole mal tenue des romans picaresques,où la tenancière acariâtre facture ses reliefs de gargote à des prix de divas. Elle est chafouine et recuit dans son gras des menaces de plaintes pour défaut de paiement. « Ou bien acceptez-vous un petit rabais ? ...votre chambre après vous est un vrais dépotoir, je devrais vous mettre tout le ménage sur le compte. » Nous accepterions bien, pourvu que la plainte fût retirée, mais contre la logique elle maintient la plainte. Esprit obtus. « Gardez vos 20 % » et je bats en retraite, vers mes convives sur le seuil qui m’attendent.

    Et c’est l’instant pris au vol pour s’étonner à haute voix que mon épouse accepte de coucher avec moi lorsque je sors visiblement des bras d’un homme : Esta mujer realmente se acuesta con cualquiera - “couche avec n’importe qui”. “Eso no importa” lui dis-je, alors que survient son mari menaçant “je vous dis” les digo a los dos que no importa. Le costaud marital à vaste ceinture paysanne pousse alors devant moi leur fille de dix ans qui me fixe, mauvaise, en relevant ses jupes. Je NE joue pas à ces jeux-là. C’est m’offenser de le supposer : « Pas avec toi ! ¡Contigo no! » La gamine est vexée ; ou peut-être tendue : elle me saute dessus pour se battre, me griffe avant que j’aie pu réagir.

    Elle n’ose pas battre son père. Si je la frappe il m’inculpera pour violence, sur mineur. Il faut parer les coups et les morsures sans toucher un point critique. Elle me les expose avec insistance. Je lui dis que j’ai déjà vu cela, que cela ne:m’intéresse pas. Les parents m’épient, pour me prendre sur le fait. Je ne parle qu’à la fille, qu’on appelle Pepita. Tantôt en français, tantôt en espagnol. Elle comprend le français, ou le sens général. Quand nous nous sommes apaisés l’un et l’autre, Pepita et ses parents m’invitent dans leur appartement privé. Comme s’il ne s’était rien passé, ils me projettent sur un mur blanc des vidéos bien nettes, pour enfants ou jeunes adolescents – de ces chasses aux trésors merveilleux, au sud-est de l’Australie – ou bien, 12 000km à l’est, au nord de BuenosAires, dans une « réserve française ».

    Je serais donc présumé pédophile, ou gavache en voie d’extinction. Y aurait-il en France une réserve d’Hispaniques ? Il y a peu de temps nous avons reçu plus que de raison mon amante andalouse, dont l’ouverture couvre en entier la paume de ma main...

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    Ainsi se parcourt le monde. Les groupes s’agglomèrent ou se dissolvent. Nous pénétrons à quatre, Arielle et moi plus Müller, Fulano et peut-être un cinquième, dans une maison vide et claire. Nous nous dispersons bien, scrutons partout, croyons avoir tout laissé en l’état. Il n’en est rien, chacun s’étant démis sur l’autre du soin de tout laisser en l’état, mais un coup d’œil par dessus l’épaule montre aisément l’étendue des dommages. C’est une fuite. Mais une ombre nous suit, détachée d’un mur du fond, échappée d’un pogrom, une Gitane sombre qui m’entrains sur le chemin de mon évasion et me plaque dans une pièce sur un unatelas gonflable, meuble unique sous les écailles du plafond. Comme j’essaie de la surmonter, elle me repousse et je veille à son confort.

    Serais-je sul à ne pas avoir su m’évader ? mes compagnons me cherchent et me retrouvent, en honteusze position : sur le matelas d’une Gitane mal remise en ses vêtements mais sans y avoir touché. Ils me disent en sa présence que tous les sentiers s’étaient brouillés, comme mêlés, sans qu’il soit possible de vraiment partir, comme un écheveau enchanté. La Gitane se lève et nous raccompagne au dehors. Sans avor dit un mot, elle nous montre en bas du perron un très jeune enfant à peine sur ses jambes, et en nous retournant, son jumeau en haut des marches tout juste arrivé. Ils se regardent intensément sans nous voir, le frère d’en haut, le frère d’en bas.

    Loin d’avir voulu nous cerner, leur contemplation nous ignore, l’écheveau des sentiers s’est donc dénoué puisque nous repartons sans encombre et même à la course. Me voici seul au galop dans un pays de prés himides comme en confluents d’Anjou, de population dense, et dans la terreur de l’air frais je m’abrite très mal en refermant sur moi une porte de bois. C’est un réduit obscur où ma femme me rejoint. Elle apporte une abondante platée de rillettes d’Angers. « J’ai toujours su que nous en sortirions ». Dans la rue d’un village aux maisons rapprochées nous nous sentons une fois de plus encerclés – sauvés ! Un mur aisément praticable permet de s’élever en se dissimulant de statue sainte en statue sainte, mais bientôt des gargouilles en surplomb bloquent nos deux progression, il suffirait que les natifs lèvent les yeux pour nous surprendre immobiles et plaqués comme d’énormes blattes.

     

     

     

    Il était une petite« Corsa » noire, en panne souvent mais très résistante. Il était la même fois un peintre corpulent, gentil comme son ventre, et qui entrait à peine sur le siège passager. Quant au conducteur, l’inénarrable Fier-Cloporte, il se ratatinait pour manier le volant, raccompagnant le peintre non seulement ventru mais barbu. Au demeurant très sympathique, avec l’accent de l’Aveyron. « Tu tiens beaucoup de place, Gévaudan » (c’était son nom). « Tu es trop gros ». Dont acte. Qu’y pouvait-il ? On ne défait pas en un jour vingt-cinq ans de sandwichs rillettes. Et la voiture allait vaillamment, de feu rougeen feu rouge.

    Les voici au domicile de destination. Gévaudan descendit en se contorsionnant, puis monta lestement les marches de son perron. Fier-Cloporte quant à lui, qui avait transporté dans son coffre Dieu sait quelle table de nuit, dut se suspendre au hayon pour l’enclancher solidement. Gévaudan reviendrait le prendre à même le trottoir. Fier-Cloporte redémarra. Il n’avait pas la conscience tranquille : à présent que la table de nuit dressait sur le trottoir sa structure biscorrnue, le moindre flic jetant un œil par la vitre arrière eût découvert sans peine l’enfant à plat-ventre sur le tapis de sol, serrant un téléphone portable. Il n’aurait su expliquer sa présence : l’enfant passait par-là, il l’avait enfourné à toutes fins utiles, et la table de nuit par-dessus ; espérant qu’il n’étoufferait pas, ou bien disparaîtrait.

    Mais quelle idée.

    Ce n’était pas un rêve.  Que l’on transporte ainsi dans ses bagages avec la discrétion d’usage.

    Un vrai garçon de neuf ans, parfaitement viable, qui serrait sous lui son Nokia pour empêcher tout vol à l’arraché. À ce moment déboule sur le trottoir et la chaussée tout un groupe de jeunes déversés par un autocar scolaire ; ils empêchent tout mouvement du véhicule. Le garçon, identifiant des voix de son âge, se déplie, ouvre d’une poussée la porte arrière et s’échappe au galop dans la cohue, le portable à l’oreille. La bousculade est telle qu’il s’y fond aisément. Les

    roues du véhicule tournent à si faible allure qu’on ne peut s’y coincer un pied. Aussi bien sommes-nous arrivés : l’Immeuble du Peintre se trouve devant nous, haut, étroit et noir. Un perron resserré monte à une porte rouge. Le Peintre se nomme,ou se nommait (peut-être est-il mort) Pinsecte de Maudgirard. On ne prononce pas les d. Tout musée est un cénotaphe. Mais aucunnom ne figure sur les sonnettes.Ni mêmed’initiales. Ne logent là que les sommités. On aime à le faire connaître. La spirale ascendante des marches intérieures se déroule autour de sa cage de marbre.

    Le Maître loge au dernier étage. Derrière la porte s’étend un jardin dont j’étais familier, clos d’un grillage léger ; une mezzanine s’étend au fond formant vérandah : c’et l’atelier. Dans cet invraisemblable espace jardine un jeune rapin dans le plus simple appareil au sexe minuscule. Quand il m’aperçoit, il m’indique du bout de sa binette un trou dans le grillage, mais je ne vois pas ce trou, masqué par desplantes grimpantes. Pourtant je sais quel accueil je recevrais du peintre sur sa mezzanine, mais quand la binette rate le trou, que voulez-vous faire ? Évidemment renoncer, remonter dehors dans son Quatre Roues, dans son bus personnel, au choix des réalités flexibles, tant que le volant tourne, tant et si bien que tout s’emballe, qu’il ne me reste plus qu’à sauter du siège, tandis que tel ou tel dispendieux véhicule zigzague dans le mur où il s’enflamme.

    Financièrement, j’ai gagné ma journée. Ce que dirait n’importe qui. « Un rêve, ce n’était qu’un rêve », ce que dirait n’importe quel garçon de douze ans. Tous ces échecs m’ont réveillé, à 65 ans bien sonnés. Faut-il prendre au sérieux le rire du créateur ?

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    Combien de fois faut-il arpenter de grands planchers abandonnés, despièces délabrées de toute présence humaine ? Comien de fois nous sommes-nous réfugiés dans les toilettes les plus convenues, sales, aux chasses fuyantes mais seul asile contre les représentants et les femmes pressées ? Nous nous relevons tout breneux, et le papier manque aussi bien qu’aux passagers de la Méduse qui chiaient dans l’eau en tâchant d’éviter les cadavres. Et lorsque le chieur du rêve cherche le papier à petits pas furtifs, car on écoute et on flaire à la porte, ce ne sont au sol que des feuilles de salade bien défraîchies, bien inapte à soulager l’entrefesses.

     

     

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    Le pire est de se rendormir. D’embrayer sur un monde totalement nouveau, comme un lacet de montagne. De retrouver son Lazarus, lié à sa vie, incrusté dans l’atelier de peinture. Nous y avons des tables, des chaises, et je ne sais quels seigneurs de Molière, installés sur la scène. Tout le monde assiste indiscrètement à nos échanges verbaux. Je lui parle d’un film où jouait Beigbeder, qu’il a personnellement connu. Mais qui ne connaît pas Beigbeder, dès que celui-ci pourrait avantage ? Sa filmographie se présente de façon trop confuse pour nous.

    Lazarus imite Beigbeder. Ce dernier serait affligé d’un tic verbal : il répéterait sans cesse « Alors je lui ai dit » - est-ce vrai ? Croyons Lazarus, il en sera flatté. Ses gestes sont précis et rigolos. Il se lève, il part, et l’assistance, plus prolétaire à coup sûr, se compose à présent de rrepasseuses, dont les unes plaquent le fer, et dont les autres bâillent, comme sur ce Renoir ou que sais-je… Il faut que la substitution de figurants se soit faite en un temps record, le temps d’une fascination éclair. C’est mon linge qu’elles repassent, à l’ancienne, avec des braises dans le cul du fer.

    En attendant la fin du repassage, me voici presque nu : caleçon 1900, maillot de kick-boxer, et l’air stupide d’un athlète à poil. Et Lazarus ressort des coulisses, traînant avec lui un écrivain très renommé dont je n’ai jamais ouï dire : un homme très bien pour ses 60 ans, habillé, lui. Il me serre la main, seulement, si les repasseuses se sont peu à peu évanouies côté cour, je n’ai pas retrouvé le goût ni l’odeur de mon sous-vêtements. Maudissons les concepteurs du slip « Kangourou », car s’il est à la hauteur de toutes les bourses, il ne les contient pas toutes.

    L’auteur visiblement se demande pourquoi j’apparais ainsi, alors que j’eusse pu respecter, sinon ma dignité, du moins la sienne Étienne. Lazarus : « Cet homme » (il le désigne) « professe à peu près les mêmes idées que toi » - l’auteur dissimule son air interloqué, mais très gauchement. Cen’et pas ainsi que l’on accueille un écrivain sur scène. Et Lazarus profite d’un haut-le-cœur mal réprimé pour me glisser àl’oreille (clin d’œil) « ...tu verrais sa bagnole... ») - je comprends tout : mes idées, cher Mintor (car on ne prononce pas « mantor », non non non) : mes opinions (sur les femmes, la religion, les religieuses) peuvent rès bien se soutenir sans en avoir honte. Preuve en est que ce Monsieur de Soixante Ans, pour sa part, a parfaitement géré sa baraque : il a pu s’acheter une automobile bien plus belle, qui reprend bien mieux dans les montées, - que la mienne, ce vieux tas de ferraille vaguement rouge aux fauteuils élimés.

    Ô miracle des mises en scènes : les repasseuses reviennent, soigneusement débarrassées de leurs tenues de travail, et à deux ou trois rougeurs près, mignonnement parées.

    Variante :

    C’est génial un atelier de peintre. Il ne faut pas forcer sa destinée. Mais à quoi bon rester tel quel ? Va au-devant de toi. N’espère pas trop qu’un autre le révèle, le révèle. Partout nous avons discuté, déployé note verve, à temps perdu. Face à Lazarus, je me suspends à sa moue dédaigneuse, au sein d’un atelier déserté par l’artiste. Les toiles s’entassent côte à côte. Les tables se côtoient jusqu’à « faie estrade », « trois par trois », croassaient les Massacreurs, quand il fallait dire « trois sur trois » (mètres, barbares, mètres). Le comble de la communication est la narration de films, où l’autre ne comprend pas plus que l’un ce qui se passe dans le scénario.

    Mon autre ami rigole tant que je ne puis plus suivre, il me tarde qu’il ait fini, peut-être abrège-t-il aussi en regardant sa montre sous son revers de poignet. Tous les clients sont là, pariant sur des courses tonitruantes, atelier clos après la peste. Je me rappelle seulement que vers la fin du film, celui que je raconte sans rire, Beigbeder jouait, brillamment, comme un arrière-petit-gendre de Mac-Mahon. Beigbeder n’est pas juif, mais pyrénéen : son ancêtre était un bedat de montagne, répartissant les irrigations par les canaux creusés. Quel homme ! j’ai vu son nom sur une dalle au pied des montagnes. Tous ces gens sont homo comme on respire - pour les femmes, on ne compte même plus – l’important c’est d’aimer n’est-ce pas.

    Je les laisse parler, non sans avoir déclaré : « Ça ne te gêne pas d'être au milieu de toutes ces femmes ? Ça n'est pas trop dangereux ? » (humour).

    Lui : « Non non... »

     

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    Sortons de ces pièces. De ces ateliers abandonnés. C’est accablant. Passons au Comité des Fêtes. De la Musique, de ce que l‘on veut, de la distribution des prix à Tunis, de tout ce que l’on veut. Supposons une foule bigarrée mais dans le comble du mauvaisgoût. Au son des mélodies traînantes de fin 59, imaginons qu’un organisateur tout poudré dépose entre nos bras une petite fille poussiéreuse et en pleurs. Nous serions tous les deux ses papas. Elle nous verait double à travers ses larmes. Et nous chercherions tous ensemble. Nous l’installerions dans une poussette abandonnée dans Dieu sait quel coin de vestibule, petite pour elle qui s’y coincerait en pleurant, et nousla pousserions dans la rue tunisienne au niveau des pots d’échappement et des commentaires sur sa peau noire.

    Petite amie, arrête de pleurer.

    Les trottoirs sont encombrés. Les infractions s’yétalent et s’y multiiplient. Les véhicules qui l’encombrent, les vieux piétons rapides qui piétinent des orteils les belles empeignes cirées de neuf, et la fillette rit sur lescahots de trottoirs défoncés. Nous lui faisons la Course aux Zigzags et ses sanglots s’apaisent. Quels bons pères nous avons là. Ils chantent en poussant au refrain le Michel Strogoff de la Garde Républicaine, la pousssette s’emballe et les pousseurs gueulent de conserve. Le vacarme attire une grosse dame au nez rouge de clown qui s’écrie ana walidathou, je suis sa mère ! et nous flanque en échange un gros chat blanc qu’elle appelle Athanase. Athanase, (« L’Immortel ») est une incarnation de cette fille anonyme.

    La ressemblance de l’animal est frappante. Nous nous regardons, harrassés par la course. Nous nous rafraîchissons à l’ombre d’un restaurant-bar tenu et fréquenté par des Algériens. Mais on nous a collés à fond de salle, avec notre gras chat blanc, presque sous l‘escalier. Dans le brouhaha bistrotique des pas lourds résonnent sur nos têtes : c’est une femme lourde qui descend en rajustant sa jupe sur sa taille : chiottes ou chambres de bordel ? Il faut qu’un restaurant arabe soitmal famé. Sinon nos nepourrions exercer notre racisme. La voici qui rajuste son bonnet C de soutien-gorge.

    Eh oui, les femmes ont un corps. Les arabes aussi. Nous nous regardons lui et moi entre terreur et hilarité. « J’ai bien tout nettoyé » crie-t-elle à l’employeur. Les deux seins aussi ? Le chat descend de nos genoux asns que nous y prenions garde. Il nous fuit. Il emporte loin de nous la femme, et la fillette que nos poursuivions. La femme de service poursuit la conversation en langue arabe avec sa patronne, ici nous serions massacrés, faisons durer la consommation sans nous montrer davantage. Autrefois nos pouvions bavarder à notre aise, de n’importe quel sujet. Autrefois, dans un autre établissement proche de celui-ci, Arielle m’avait publiquement demandé « ce que signifi[ait] le mot goy. J’avais pu répondre sans embarras que c’était de l’hébreu, sans me faire insulter par la foule.

    Ici le chat nous abandonnait ; la fillette aussi, nos remparts s’écroulaient. Pourquoi aussi faisions-nous les intéressants ? Quelle preuve avions-nous que cette substitution féline prouvait la bonne volonté de cette femme qui criait « Je suis sa mère ! » De qui d’autres sommes-nous encore les parcelles ? Pourquoi par 37° de température interne suis-je là parmi vous frères maghrébins, transi de trouille et sans certitudes ? Pourquoi Ma Femme Arielle si peu évoquée par raccroc se trouve-t-elle incarnée sur le siège voisin ? elle sourit, me parle avec volubilité dans notre langue, babille d’un sujet à l’autre comme une Rosanette : « Sais-tu que Julie m’a lu à haute voix de longs passages de tes notes personnelles ? Ne prends pas ces airs offusqués tu sais bien qu’ils traînent partout de ton propre aveu, comme si le plus urgent pour toi était de se répandre comme un vase. »

    Elle se tait d’un coup. Je n’ai rien à répondre. Du moins sur l’instant. Pris à la gorge mon corps déménage à trois guéridons de distance, que vient de libérer un anonyme. Sous mon nez le garçon nettoie tout d’un coup de torchon, me place un couvert propre et complet. Il est 4h 7 minutes. Trop tard ou bien trop tôt pour un repas. J’y suis j’y reste. Exaspéré. Mais il ne s’agit pas de cela : c’est l’heure du repas pour les serveuses. Quel métier. Des tables et des guéridons se dressent dans ce fond de salle. Ma bite, non. Les vieilles serveuses, apparemment. J’en vois même une s’installer près de moi.

    Si j’emmerdais ma femme ? Je fourre ma main de profil entre les cuisses d’une belle sexagénaire, les autres la regardent d’un œil narquois. Je dis « Ben quoi ? Ben quoi ? » Elles piquant leurs nez et leurs fourchettes dans les assiettes. Quel métier. Finalement je ne branle personne, car le plat de Madame est arrivé. Nez baissé, schkroumpf, schkroumpf. Et je reste juste en face, devant mon assiette vide. Elle fait environ 25cm de diamètre. Mon épouse s’est éclipsée. Elle fait toujours ça. Ma belle sexagénaire me fait du pied sous le guéridon. Elle vient d’avaler son hors-d’oeuvre, la première faim passée, elle peut m’entreprendre, prétend m’avoir connu dès mon plus jeune âge, dans l’Aisne, affirme que nous avons à deux ans près le même âge, il est bon qu’une serveuse désarçonne un insolent qui se croit séduisant. « Nous sommes » dit-elle « à égalité : une vie partout». - Partouze ? - Ta gueule » - oui nous avons connnu le camp américain de Margival, j’habite en Dordogne dit-elle pour ma profession. Rien qui touche plus la Dordogne que le Lot-et-G., plus Villeréal.

    Arielle tient à table des propos incohérents. Si je partais. Si je m’attablais à la table des vieilles que je vois là en invité surprise. Si elles me lisaient la bonne aventure, leurs mains sous la table non pour la braguette mais pour le pèze, sans y trouver l’une ni l’autre. Nos propos conviennent à la bonne chère, la vie est belle et je vois de là le dos de mon épouse, queue du bonheur. Ses cheveux sont auburn. Il nous sera plus tard impossible, ressortant de cette boîte à bouffe, de retrouver la trace de la fille : les Tunisiens que nous croisons ne parlent que de banques, et des arnaques permises ou non de musulmans à feujs comme ils disent. En vérité quelle étrange atmosphère.

    Même malaise trois jours plus tard, lorsque nos chers amis distillent ce profond ennui que nous émettons tous. Ils sont venus à trois, Odile deux hommes, Fondis et Méta, sur le Residential parking, d’où nous avons dû venir les guider, car notre barre est longue et difficile à vivre. Débitées ces lourdes évidences nous n’avons plus rien à dire. Soudain Fondis, le plus beau des hommes que j’aie connus, aperçoit un énorme rhinocéros noir comme l’ébène, ce qui n’est pas commun. Lequel s’orne d’une bosse torsadée. Des haut-parleurs diffusent un message sur musique de cirque : « CHOPO s’est échappé, prenez garde… Notre rhinocéros CHOPPO s’est échappé. Il a trois mètres 20 de long. N’essayez pas de le capturer ».

    Nous évitons cette découverte en nos faufilant parmi les voitures en stationnement, et sans me demander un seul instant si mes états d’âme présentent une telle importance qu’il faille en négliger cette évasion spectaculaire, je me confie dans le vide (mes compagnons et pagnes sont pourtant surexcités comme des gamins) : « j’ai le cafard, JE me sens maussade avec tout le monde, ils ne doivent pas se sentir visés on s’en fout on se planque la bête barète en lançant sa corne au hasard des tôles, et s’il s’écorche c’est pas ton problème cours et ferme-la. Notre quintette humain reprend son souffle dans un hall d’immeeuble où se sont déjà pressés les fuyards qui se bousculent contre les vitres. « Vous visiterez bien notre appartement ? » Ils ont d’autres soucis vraiment, de la conversation pour trois semaines, « Un rhino sur le parking » bon titre, Odile a demandé par politesse et tremblante si la nouvelle cage humaine était plus grande que l’ancienne, plus lumineuse, donnant à l’ouest puisque sur l’autre rive de l’Yvette mais on sent bien qu’elle s’en fout, puisqu’elle n’avait déjà pas voulu visiter le logement d’avant et que cet abruti de rhinocéros est là et s’obstine à faire son intéressant.

    Jusqu’à Fondis qui l’interrompt grossièrement (ce qui me surprend car il est raffiné) pour déplorer vraiment qu’une installation dans un lotissement si banal puisse prendre le pas sur un si gigntesque divertissement : « Nous visiterons une autre fois quand nous aurons plus de loisir » et tantis qu’ils s’éclipsent avec leurs trois beautés je me rappelle en un éclair que je me suis sauvé comme unvoleur d’une salle d’examen, parfaitement, au beau milieu, fusillé du regard par la surveillance et les yeux apeurés des plancheurs un instant dardés au-dessus de leurs feuilles d’épreuve. Ce qui fait un beau point commun entre le rhinocéros et moi. Bientôt ils s’en iront, rendant copie blanche ou presque, tandis que moi, j’achèverai le texte promis, car pas un suveillant ne m’a vu m’esquiver, ni revenir.

    Dsieu sait que je n’ai pas fraudé. Qu’est-ce qu’il en sait, Dieu, de choses. Ici la discipline est relâchée. Du moins, me laisse-t-on libre de mes mouvements. Pouvez-vous seulement imaginer que cela vous advient, à vous. Une salle comble. Des surveillants attentifs. Et ne haussant pas le moindre sourcil si je repasse la porte, afin de récupérer mon Canon Prima oublié sur un tabouret dans le couloir. Lecteur, dis-moi si tu t’émeus d’apprendre que mon épouse, Arielle, restée maternellement dans ce passage, me tend, en râlant, cet appareil photographique absolument indispensable dans une salle d’examen : « Tu laisses toujours tout traîner ». Maman (c’est elle) (sans être ma mère) me tend une Sergent-Major (mais enfin, on ne se ert plus de ça depuis mille ans!), puis un stylo vert (tu me vois rédiger en vert?ce serait versifier, mais tu persifles, perroquet, sur mon épaule, tu persifles) – enfin vient Le stylo raisonnable, banal et fonctionnel. J’ai lu tant de mauvais livres, qu’il m’en faut bien empiler un autre dans notre Bibliothèque Nationale. Si, ma foi si, Je me préoccupe, je me hante de Mon Lecteur, qui porte plus souvent la fente au bas du ventre que la bite, l’ignoble bite. Et pour que l’escabeau ne reste pas seulâbre en plein couloir, Maman Ma Femme l’introduit, discrètement, au pied de ma table scolaire.

    Ce dernier geste permettra sans doute de passer l’épreuve de version latine. Mais pour elui de langue italienne, il n’y faudra pas compter : j’ai des invités à recevoir, moi, jene suis pas un étudiant qui planche sans bouger, sans me voir. Alors que Mon Rôle est ici primordial, sur cette planète : après l’explosion du Vésuve, il s’est formé aux USA un État italien, où l’on comprend l’italien, mais dont la langue officiel est l’anglais : le Saporta, où j’aimerais me rendre et commander. Du nom de Karine, chorégraphe dauphinoise.

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    Ce grand jeune homme noir “qui me ressemblait comme un frère” vous est-il proche, = ô vous que votre langue, vous dont les doigts experts à presser les boutons, éloigneront de nos soucieux nombrils - je ne sais. Mais le millième d’entre vous qui saisira Mes Phrases et Mes Intentions se réjouira peut-être en son for du bon accueil réservé à ce fantôme, en des temps reculés, dans les contrées solitaires de l’Aveyron, car la toponymie se transmet le mieux à travers les âges. Il existait en ces temps-là des groupements d’humains appelés “communautés”. C’étaient d’étranges survivances, des enclaves où se pratiquaient de non moins étranges conduites comme l’égalité des sexes et le libre échange des partenaires, pour peu qu’il vous reste un bout de métal à branler. 

    lignes,signes,singes

    Il existait des femmes accueillantes, recevant à bras ouverts ls jeunes hommes sombres et vêtus de noir. Leurs sourires désarmaient les désirs malpropres et prématurés, permettait de s’installer pour voir, au milieu des essaims d’enfants qu’elles avaient faits. Ils galopant partout en liberté totale. Au milieu du domaine trônait une maison dont on avait “perdu la clef” comme l’avait chanté Le Forestier, dont les plus vieux se souviennent encore. Le jeune homme y montait, visitait les dortoirs aux lits alignés bien faits sous les plafonds arachnéens, entendez par là ornés d’inoffensives toiles d’araignées.

     

     

     

    56 08 21 Je monte au sommet de la maison, regarde les lits faits dans une chambre, avec des toiles d'araignée. Un type passe l'aspirateur et me dit en colère de ne plus monter ici, car une petite fille aurait pu tomber dans l'escalier (j'ai laissé un passage ouvert). Annie vient, il n'est plus question d'attendre huit jours, comme me l'avait dit un jeune homme américain ayant reçu mon chèque d'inscription de 60 euros - « il n'était pas au courant »). J'ai toujours quelque chose à faire. Le père d'Annie est venu effectuer des recherches généalogiques, Annie descendrait de Berbères.

    Je m'enferme dans des chiottes à battants, Josette pousse les portes et se retire en disant « Pardon ». Il paraît qu'on la traitait de « briside » (?), ce qui est typiquement bordelais. Je me récrie là-dessus alors qu'en réalité je n'en sais rien. Ici tout le monde s'aime, les enfants veulent faire voir leur sexe, la fillette me prend par les épaules : le nouvel arrivant est roi.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    L’effet que produit ce livre de Rudnicki Feuillets bleus est d’abord celui de la désuétude : voici un homme qui nous parle des années cinquante et soixante. Mais de plus, car cette raison ne suffit pas, il nous parle depuis la Pologne, pays étrange et lourd, dont on ne connaît que les éternels Chopin, Wałęsa et Jaruzelski. Et puis en ce temps-là, notre alliée la Pologne ne gémissait-elle pas, comme on dit, sous le joug des staliniens ?

    Que d’épaisseurs pour faire entendre sa voix. Il va s’agir de choses extrêmement démodées, dépassées, qui n’ont plus leur raison d’être depuis la destruction du Mur de Berlin et autres fadaises bien-pensantes. Et puis un Polonais, c’est nécessairement quelqu’un qui ne possède pas toute cette légèreté, cet intellectualisme à la Sollers et à la française, qui n’a pas derrière lui toute cette tradition de culture et de richesse dont nous jouissons ici et surtout à Paris n’est-ce pas. Eh bien réjouissons-noud, cet homme éprouve un salutaire sentiment d’infériorité vis-à-vis des Français, qu’il visite en leur bonne capitale justement, lors des prétendues « Trente Glorieuses ».

    Ce n’est qu’un Polonais, il en est bien conscient. Il débarque en France, pays des libertés et de l’intelligence, dans les effluves printaniers des belles femmes qui sortent des Galeries Lafayette. Il rencontre à Paris non seulement le frivole attachant, mais aussi une impression d’étrangeté : comment peut-on être Persan – polonais, français. Il sent en effet qu’ici, tout est plus libre, plus vif, mieux irrigué, mais il ressent, en même temps, un extrême malaise. Là-bas derrière lui, en Pologne, est intervenue une révolution qui a tout balayé, en particulier toute les… particularités de la vie intellectuelle.

    Là-bas très loin sont nés des jeunes gens qui n’ont jamais connu que la vie austère des privations et des tickets de rationnement, plus la propagande du parti. Ce

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    parti leur dit d’ailleurs des choses fort justes:un homme nouveau est né, un homme collectif, citoyen, hanté de tout autre préoccupations que les frivoles jeunes gens de l’Occident, avec un souci de fraternité, de vérité, de communion, bien plus intense que chez ces Français encrassés de sottises. Les Polonais ont débouché dans un pays, le leur, où tout était neuf, venteux, où l’âme humaine renaît purifiée de toutes les scories accumulées dans les remugles ancestraux des cocons petits-bourgeois.

    N’oubliez jamais, contempteurs à deux balles du communisme, qu’il s’est agi d’une révolution, d’une remise à neuf, d’un grand décapage rafraîchissant, qui ne colportait pas que des mensonges. Rudnicki reste perplexe. Dans ses Feuillets bleus, recueil d’articles qu’il faisait paraître en Pologne, il se demande sans cesse qui a raison, de l’Occident, libre, ravagé par l’argent, ou de son pays de l’Est, ayant découvert les vraies valeurs de l’humanité enfin réunifiée au sein d’un vaste idéal. Mais lorsqu’il serait tenté de célébrer cet homme nouveau, Rudnicki resonge aux queues devant les magasins. Où sa mère est en train de piétiner.

    Et au moment où il se réjouit de l’abondance et des bonnes paroles qui foisonnent en Occident, il se dit aussi que ma parole, tous ces Occidentaux, qui n’ont à la bouche que les nobles mots de liberté, de réalisation individuelle, de sentimentalisme et de bonne conscience modernes – eux aussi se sentent exceptionnellement modernes, détenteurs à les entendre de la seule modernité – à ce moment-là, une fulgurance lui traverse le cœur : ces gens-là, ces Parisiens, s’expriment comme des poètes, mais agissent comme des notaires. L’Occident ne pense qu’à l’argent, qu’à placer frileusement son pognon.

    L’Occident se repaît, dans ses salons, de délicieux conflits d’intellectuels dépassés, ressassés, ravaudés. Adolf Rudnicki assiste avec effarement à la continuation d’un monde qui n’existe plus au-delà du rideau de fer, comme un

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    Roumain visiterait Byzance, après les grandes invasions ayant dévasté Rome. Ici, le passé a subsisté, sans une ride. Il y a quelque chose d’hallucinant, dans ces années 50 et 60, à voir se poursuivre un mouvement que ces Occidentaux croient perpétuel, alors que ce mécanisme de l’Histoire fut brisé à tout jamais, là-bas, à l’est. De même, quand nous lisons une histoire de Byzance, nous éprouvons le même malaise qu’à observer les automobiles d’Oran, dans La peste, tournant en rond pour rien dans la ville assiégée, alors que la vraie histoire se déroule en dehors d’Oran.

    La vérité historique se forge en dehors d’Oran, en dehors de la France, là-bas, à l’est, où s’est levée la formidable lueur révolutionnaire qui enflammera le monde, et tant pis si nous nous sommes trompés, il y a de ces renversements de perspective, en histoire… Et Rudnicki rend visite à l’un de ses compatriotes, exilé dans une mansarde forcément glaciale. Or ce compagnon ne peut parler que de la Pologne, en râlant contre son pays, en reconnaissant tous les défauts de son satané pays. Ce n’est qu’à Paris, en exil, pour raison politique, je suppose, qu’on peut véritablement, dans la râlerie, dans le dénigrement, dans la déploration, prendre conscience de son indéfectible attachement à sa patrie. Et puis, qui s’intéressera à ce que dit un Polonais ? L’Occident et l’Orient s’ignorent, persuadés d’avoir tous deux raison. Rien de ce qui viendra de Pologne ne pourra être pris au sérieux, étant bien entendu que c’est la France qui détient le flambeau de l’intelligence, ce dont les Polonais sont hélas convaincus. Voilà pourquoi j’éprouve à lire Les feuillets bleus de Rudnicki l’impression de plonger dans un sac de poussière, féconde, certes, mais… poussiéreuse. Ce que je lis est un témoignage, faussement naïf, à la façon faussement rustaude d’un Ghiorghiu, d’un soldat Chvéik.

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    Cet homme se lamente avec dignité. Il nous fait part de toutes ses hésitations, brumes et nostalgies :

    lui, en effet, a connu « ce que c’était avant ». Tous ses articles n’ont pas été rédigés à Paris. Les premiers d’entre eux témoignent même de la grande glaciation imposée par la stalinisation à toute la vie intellectuelle, décrétée inutile si elle n’était pas à la botte du parti, représentant unique du peuple utilitariste. Or sous Staline, l’antisémitisme faisait rage sourdement. Rudnicki, né en 1912, était juif – il est mort en 1990. C’est donc à propos de cela qu’il atteint le niveau de réflexion le plus profond et le plus juste.

    Hélas, je ne m’en souviens <<<plus. Sans doute parce que n’étant pas directement concerné, je ne parviens pas à distinguer en quoi sa réflexion se différencie de celle de maints autres à ce sujet. Feuilletons ensemble ces Cahiers bleus :

    « La chose alla à l’impression. Oh ! l’impression, c’est un diable dont nul n’est capable de prévoir les vilains tours et les surprises ! Même le schématisme ne saurait vous protéger contre les diableries de l’imprimerie ! » Le schématisme était un de ces mouvements littéraires hors de France, que nous avons donc tendance à considérer comme nul et non avenu.  Mais ce passage trop court ne nous suggère encore pas grand-chose. Voyons plus loin : Rudnicki nous entretient de Kafka. Pourquoi dans toute la formation de la conscience européenne nous dit-il, ne s’est-il trouvé aucun Polonais d’envergure internationale ? Le judéo-tchèque Kafka, donc :

    « Ce n’est qu’ici, dans ces conditions, qu’a pu surgi une œuvre telle que La métamorphose, l’homme changé en cancrelat. L’homme ne peut pas se tirer d’affaire avec l’animalité qui l’entoure, il manque de poigne, de ruse, d’astuce et de toupet ; il ne peut pas se frayer passage, et alors tous commencent à le piétiner, à lui marcher dessus comme s’il était un cancrelat. Comme dans La métamorphose, l’homme qui ne sait pas jouer des coudes se sent ici comme un ver de terre, face à ceux qui ont

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    réussi, face aux habiles ». Tout est dit, n’est-ce pas. « Mais qui ? le coupe Aleksander.

    « - Quelqu’un. (Jan continue à ne s’adresser qu’à moi, toute la soirée, il a fait la tête à Aleksander). Il n’y a pas d’autre réponse. Car pour quelle raison dois-je emprunter tous les jours la triste rue Czerniakowska où un beau jour je finirai par me faire assassiner, tandis qu’ici, ils se promènent dans ces magnifiques petites rues ? »

    Ambiance, aigreurs, tortures…

    Un peu de joie simple de vivre ?

    « Je n’étais même pas très malheureux à cause de ma solitude ; au contraire, je me sentais mieux, mes rapports avec ce couple sont assez superficiels, aussi ne pourront-ils jamais devenir froids ou hostiles, chose sur quoi débouchent d’ordinaire tous les rapports humains un peu étroits. Je regardais avec plaisir la féerie que la neige et les arbres créaient dans le parc déserté, derrière la fenêtre. Lorsque je remontais dans ma chambre, le couple, réjoui et alourdi, descendait de traîneau. »

    Vérité, douce amertume.

    Les Feuillets bleus comportent aussi quelques nouvelles. Voici un extrait de l’une d’elles :

     

    « J’étais le plus jeune ; avant et après moi, mes parents ont perdu cinq enfants, tous des garçons. Après ces cinq morts, une atmosphère pesante s’était abattue sur la maison et ma mère en souffrait tout particulièrement. Elle était pleine de visions morbides et de terreurs qui détruisirent rapidement sa beauté ».

    Tu n’iras pas plus loin.

    Passons dans ce train de déportés.

    « Nous allons à Kluczowicie ? »

    «  Comme tout est silencieux, sa question est entendue dans tout le wagon.

    «  - Imbécile ! s’écrie de l’autre bout du wagon le pâle. Tu as pourtant entendu que nous devons d’abord arriver à Stara Milosna.

    «  - Oui, je t’ai reconnu, répond celui qui est pris à partie. »

    Attirance encore, et interruption encore.

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    « Auparavant, elle avait eu des scènes affreuses avec son ami qui l’avait forcée à se faire avorter, mais qui ne lui avait même pas donné un centime. La jeune fille s’était procuré de l’argent par ses propres moyens. Dès qu’elle l’a eu, un ami de l’ami est arrivé, la jeune fille lui a remis l’argent, l’ami de l’ami l’a pris – on dirait une histoire de la place Pigalle, et non un café de Varsovie où l’on ne sert que du thé ou du café ».

    La vraie vie est ailleurs. À Paris, quand tu es à Varsovie. Et chez Walt Disney, quand tu es en France. J’ai laissé la parole à infiniment plus qualifié que moi, Rudnicki, Adolf, auteur des Feuillets bleus, que j’ai lus lentement, en digérant bien, comme je vous invite à le faire si les commerçants vous laissent encore le loisir de vous le procurer, chez Gallimard, collection « Du monde entier », traduction Anna Posner.

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    J.J. ROUSSEAU « CONFESSIONS » 46 01 08

     

    Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau : qu’est-ce qu’un pauvre minable comme moi peut bien rajouter à cette œuvre mondialement connue, figurant qui plus est au programme du bac – j’ironise ? - je vais vous le dire : en profitant de l’occasion qui m’est donnée par moi-même pour parler de Ma Vie, en réglant quelques comptes de façon sanglante. Réglons donc son compte à un préjugé qui fait rage ces temps-ci : on ne doit pas parler de soi, ça n’intéresse personne, ce qui compte, ce sont les sacro-saints autres. Les « éditeurs » vomissent les manuscrits où se vautrent sans transpositions les personnalités fadasses ou chieuses d’écrivassiers à la manque.

    Soit. Mais, mon Dieu comme c’est bizarre, Augustin a parlé de soi dans ses Confessions, Montaigne a parlé de soi dans ses Essais (Je suis moi-même la matière de mon livre). Chateaubriand après Rousseau, le désastreux Leyris au XXe siècle, ont parlé d’eux-mêmes, remportant un certain succès sije ne m’abuse. Ce qui manque aux écrivains à la manque, c’est donc la transposition. De son expérience personnelle, il faut tirer un roman. Ou bien, posséder une personnalité hors-pair. Mais qui décidera si j’ai une personnalité hors-pair ? Est-ce à moi d’en décider ? quelle outrecuidance ! Et c’est pourquoi, au lieu de rester chez moi à ruminer ma modestie, je vous raconte ma vie.

    Donc Rousseau parla de lui. Mais il a transposé. Dans son avant-propos, il se vante de se montrer tel qu’il fut : pas du tout ! Il effectue un montage, il monte en épingle de certaines choses dans les Confessions, il montre les évènements non pas tels qu’ils se sont produits, mais tels qu’il aimerait qu’ils fussent crus, afin de se justifier. Prenons l’exemple de sa rencontre avec madame de Warens, présentée comme la véritable accession du chevalier servant au château de sa dame. Elle se passa de façon bien moins théâtrale, le coup de foudre se montra bien plus progressif. De même, plus tard, Rousseau décrit les merveilleux mois d’entente parfaite entre celle qu’il appelait «Maman » et son protégé, l’auteur : mais il se garde bien de dire que pendant cette période idyllique, il se faisait régulièrement tromper par un jardinier bien emmanché, et qu’il en éprouvait une douloureuse jalousie !

    De fait, il préféra s’en aller. Qu’est-ce à dire ? que Rousseau présente une vérité interne, une sincérité, plutôt qu’un document objectif. Il préfigure ainsi, par son souci de l’individualité, le romantisme. Il inaugure même une nouvelle façon de parler de soi ; il s’agit non point d’un évêque comme Augustin, relatant les étapes de sa conversion, ni d’un seigneur local comme Montaigne,

     

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    J.J. ROUSSEAU « CONFESSIONS » 46 01 08

     

     

     

    parlant de soi, certes, mais aussi de toutes sortes de sujets historiques ou philosophiques. Il s’agit cette fois d’un enfant de peu, évoquant ses premières années, alors que les récits de sa propre enfance étaient jusqu’à lui considérés comme sans importance, voire méprisables. Or Jean-Jacques (puisqu’il nous plaît désormais de l’appeler par son seul prénom) considérait, avec deux siècles d’avance, que les expériences de l’enfance restaient déterminantes sur le comportement de l’adulte.

    Pour bien me connaître, affirme-t-il, vous devez savoir ce que j’ai été avant de savoir ce que je suis devenu. Les épisodes qu’il a vécus lui ont montré par exemple que son horreur de l’injustice était due à une véritable séance de torture qu’il a subie, afin de lui faire avouer une faute qu’il n’avait point commise – car en ce temps, l’on battait les enfants comme plâtre. La fessée reçue des mains de Melle Lambert, en une autre occasion, lui démontre qu’il préfère par dessus tout se faire fesser par une femme. Seulement, qui sait que cette fessée n’intervint pas à l’âge de huit ans comme il le prétend, mais à douze ?

    Voilà qui semblait bien méprisable aux lecteurs du XVIIIe siècle, pour qui ces histoires d’enfant n’étaient que des enfantillages. Il leur fallait, à eux, quelques bons mémoires du Maréchal de Berwick, ou de quelque grand personnage, relatant les évènements capitaux où ils furent mêlés, y jouant le rôle essentiel, à les en croire. Qu’était donc ce petit Rousseau, qui fut si souvent quelque chose comme laquais avant de percer chez les grands de ce monde ? Ôtez-moi cet immondice… Et les Confessions n’obtinrent pas le succès escompté, sinon de scandale. Quant à régler ses comptes, chose qu’il ne faut pas faire non plus, paraît-il, en littérature, que fait donc d’autre, je vous prie, le réellement persécuté Jean-Jacques Rousseau ?

    Teigneux certes, mais l’étant devenu, car les pierres reçues dans la rue, les crachats qu’on jette à terre en vous croisant, de l’autre côté bien sûr, la véranda de la maison

     

     

     

     

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    de Jean-Jacques dont les vitres furent entièrement défoncées par une volée nocturne de gros cailloux, n’y a-t-il pas là de quoi vous rendre véritablement malade ? Rousseau règle ses comptes avec soi-même pour commencer, se chargeant de tous les ridicules, car ce ne sont pas les fautes, note-t-il, ni les crimes, qui coûtent le plus à confesser, mais les ridicules, comme les séances d’exhibitionnisme, adolescent, au fond d’une petite allée obscure. Mais en se plaignant très fort, ce qui déplaît souverainement aux esprits supérieurs, aux virils, aux forts, aux couillus, même aux femmes, toutes sortes de gens qui ne supportent pas qu’on soit différent d’eux et se posent eux-mêmes sans vergogne en parangons de stoïcisme, en se plaignant très fort, ce qui est logique…

    Jean-Jacques dénonce les hypocrisies ayant accompagné, par exemple, son expulsion de France pour la publication de son Émile, ouvrage d’éducation qui, chose inconcevable ! ne mentionnait pas qu’il fallût obscurcir l’esprit des jeunes gens par la religion étroite, telle qu’on la leur assénait dès leur plus jeune âge en ce temps-là. Se posant en victime, il accuse par son angélisme même. Nous ne pouvons qu’acquiescer à son indignation douloureuse, car il parvient à nos convaincre, par la force de son verbe doucereux diront d’aucuns qui n’auront pas tort, de sa prose enchanteresse dirais-je pour ma part.

    Il existe des règlements de compte qui passent du côté du génie. C’est vachement bien les règlements de comptes et je vous emmerde. Tenez : à qui viendrait l’idée saugrenue de se demander si Jean-Jacques est in, ou s’il est out ? Bien sûr qu’il est in, puisqu’il comprend très vite qu’à Paris, si l’on n’est pas soutenu, on ne parvient à rien ? et de tâcher de se ménager des appuis parmi la noblesse, courant les avanies, telles que celle qui consista à composer des parties d’un opéra pour se voir ensuite affubler d’une signature qui n’était pas la sienne ?

     

     

     

     

     

     

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    Il finit donc par rencontrer le et la Maréchal(e) de Luxembourg, qui lui offrirent le gîte et souvent le couvert, mais ne l’en abandonnèrent pas moins lorsqu’il fut exilé pour son Émile. Ces deux grands nobles amicaux n’en refusèrent pas moins de lui révéler pour quelles raisons il avait été condamné, se contentant d’airs gênés et entendus, genre « vous savez bien de quoi on veut parler, ne faites pas l’enfant, ne nous forcez pas à étaler des obscénités » - procédé classique inquisitorial : à vous de deviner. Nous avons trop connu cela nous aussi. Quant à savoir si Rousseau, pour y revenir, est in ou bien out, entendez s’il choisit d’être pour ou contre les règles de bonne conduite en bonne société, voilà bien une question absurde : un homme à la foi aussi persécuté, aussi aimé, ne peut être que les deux à la fois, sans qu’il soit question par-dessus le marché de « choix », sacré nom de Dieu !

    Bedos est-il in ou out ? Et Timsit ? Et les Guignols de l’info, qui engueulent tout le monde et que tout le monde écoute ? n’est-il pas humain de vouloir à la fois se situer en dehors et en dedans ? de se faire accepter par sa ressemblance mais par sa différence ? j’emmerde les gens mais je veux qu’ils m’aiment, est-ce que ce n’est pas l’histoire de Monsieur Tout-le-Monde ? Il suffit de relire le passage du Loup des steppes de Hermann Hesse, où le marginal regarde avec nostalgie l’intérieur bien briqué, bien ciré, d’une brave vieille proprette chez qui tout est soigneusement rangé – tandis que lui, le Loup, doit reluquer sa nostalgie sur le palier. Classer les gens en deux catégories, les « normaux » et les « marginaux », et qui plus est, comble de l’absurde, en faire une affaire de choix, relève d’un niveau socio-psychologique de sous-chiottes.

    Rousseau, comme tout le monde, aurait bien voulu être au sommet de l’affiche, mais ne le fut que bien insuffisamment, et en dépit de ceux qui auraient bien voulu le voir brûlé en place publique, au premier rang desquels un certain Voltaire, avec qui Jean-Jacques rompt aussi des lances, Voltaire ayant commis la remarquable indélicatesse de publier une lettre privée de notre auteur. Ces points sinon réglés du moins mentionnés, voyons quelques passages des Confessions, plus intéressant que tout ce que l’on peut dire sur eux. Rousseau, j’en suis désolé pour nos moralistes, parle, eh oui, de lui :

     

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    J.J. ROUSSEAU « CONFESSIONS » 46 01 08

    « Je suis moins tenté de l’argent que des choses, parce qu’entre l’argent et la possession désirée il y a

    toujours un intermédiaire ; au lieu qu’entre la chose même et sa jouissance il n’y en a point. Je vois la chose, elle me tente ; si je ne vois que le moyen de l’acquérir, il ne me tente pas. J’ai donc été fripon et quelquefois je le suis encore de bagatelles qui me tentent et que j’aime mieux prendre que demander ; mais, petit ou grand, je ne me souviens pas d’avoir pris de ma vie un liard à personne ; hors une fois, il n’y a pas quinze ans, que je volai sept livres dix sols. »

    Ce sont de tels passages, où la sincérité entraîne l’adhésion du lecteur, si proche de cet homme-là. N’est-ce pas vous non plus, ô mâle maladroit, qui vous intéressez à l’une de celles, si nombreuses, que vous n’avez pas eues ?

    « Un jour, cependant, passant d’assez bon matin dans la Contranova, je vis, à travers les vitres d’un comptoir, une jeune marchande de si bonne grâce et d’un air si attirant, que, malgré ma timidité près des dames, je n’hésitai pas d’entrer, et de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit asseoir, conter ma petite histoire, me plaignit, me dit d’avoir bon courage, et que les bons chrétiens ne m’abandonneraient pas ; puis, tandis qu’elle envoyait chercher, chez un orfèvre du voisinage, des outils dont j’avais dit avoir besoin, elle monta dans sa cuisine, et m’apporta elle-même à déjeuner. Ce début me parut de bon augure ; la suite ne me démentit pas. »

    Mais les jouissances de Rousseau sont surtout de désirs et de frustrations. Laissons-le en cette charmante compagnie. Voyons-le en une autre, car ce grand timide ne laissait pas d’entreprendre sans cesse, en ces heureux temps où l’on pouvait aborder les femmes sans se faire passer pour un connard tout juste bon à livrer au flic le plus proche.

    « J’aurais ainsi passé ma vie et l’éternité même sans m’ennuyer un instant. Elle est la seule personne avec qui je n’ai jamais senti cette sécheresse de conversation qui me fait un supplice du devoir de la soutenir. Nos tête-à-tête étaient moins des entretiens qu’un babil intarissable, qui pour finir avait besoin d’être interrompu. »

    Mais il s’agit ici de Mme de Warens, avant que Jean-Jacques eût été traité par elle, comme il le dit, « en homme ». Trouble et charmante histoire de « Maman » et de « Petit », comme ils s’appelaient mutuellement. Que de choses à dire encore sur les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, que je vous souhaite sinon de lire in extenso, du moins de parcourir, afin de voir si vous pourriez à votre tour proclamer, comme il vous en défie, « Je fus meilleur que cet homme-là ».

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    Ici Hardt Collignon-Vandekeen, le seul animateur qui fasse encore après dix ans d’antenne une émission aussi nulle que celle d’un débutant ; le seul qui profite des œuvres d’autrui pour régler des comptes personnels ; le seul qui s’arrange pour promouvoir ses propres écrits, faisant fi de toute déontologie ; le seul enfin qui veut le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière, se tenant à la fois du côté des exclus et du côté des conformistes, et qui emmerde ceux qui ne sont pas contents et qui peuvent émigrer vers d’autres longueurs d’ondes.

    Le seul qui fasse semblant de prendre ses auditeurs pour des con et des lepénistes, et qui se contrefout des réactions de ses trois auditeurs et demi, parce que d’aussi loin qu’il fasse remonter sa mémoire il s’est aperçu que tous ceux qui l’accablaient de conseils s’arrangeaient pour faire exactement le contraire, tout en prétendant que pour eux ce n’était pas la même chôôôdr, et que pour ceux qui réussissaient en lui passant sur le corps, il y avait tout de même, n’est-ce pas, une autre morale que pour les péquenots qui feraient mieux de rester à leur place, c’est-à-dire lui, Collignon-Vandekeen, qui va ici vous reparler de Céline - sans propagande fasciste, pour les indécrottables.

    Mais tu prends ton public pour des cons !

    D’une part, celui qui dirait ça prendrait lui aussi une bonne partie de son entourage pour des cons, tout en disant que pour lui ce n’est pas la même chôôôse, alors que vous comprenez parfaitement que je ne vous prends pas pour des cons. Vous n’êtes tout de même pas aussi crétins que ceux qui portaient plainte contre Timsit, et qui eurent gain de cause hélas – eh Timsit ! que feras-tu de ton humour si tes copains juifs portent plainte pour « humour déplacé » ? Ben tu retournes dans ton HLM. Là où les Autres voudraient te voir rester, afin de prendre ta place et de ne pas faire mieux que toi… bon j’arrête, il paraît que des « comme moi » on en trouve des tonnes, mais moins, tout de même, que des gens comme tout le monde…

    Céline…

    Il était parano Céline. Bon à enfermer. Il l’a été d’ailleurs, au Danemark, pour collaboration presque pas voyante. Disons, en évitant son jugement devant les tribunaux. Il a profité des antisémites pour

     

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    grimper au premier plan des ventes. Oui. Mais Voltaire lui aussi profita de l’argent des esclavagistes, et il a écrit des choses sur les juifs que je ne répéterai pas ici parce que c’est aussi dégueulasse que Céline, et pourtant Voltaire, le mieux informé des hommes de son temps, savait qu’en Russie, les pogroms allaient bon train. Dès 1938 Churchill et l’Intelligence Service savaient parfaitement ce qui se passait dans les premiers camps allemands, où les opposants se voyaient systématiquement éliminer, avec tortures, traitements dégradants, etc.

    N’oublions pas que le Débarquement a été retardé d’un an parce que les British ont préféré qu’il s’en tue le plus possible entre nazis et communistes pour qu’il reste un peu moins de racaille sur terre. Merci Churchill. Et j’apprends que deux personnes viennent de porter plainte contre la SNCF pour avoir supérieurement organisé les convois de déportés juifs et tziganes avant de se repentir un peu tard et de jouer les Gros Bras de la Résistance. Honneur et gloire à ceux qui ont sauvé l’honneur – mais honte aux mêmes, parfaitement, qui convoyaient les futures victimes des camps.

    Céline était sur lezs trains détraqués de l’Allemagne intérieure, sous les bombardements qui étaient bien faits pour leurs gueules, essaye de fuir avec des gogols qu’une éducatrice leur a confiés, à lui et à sa jeune épouse. Et ces petits morveux ne se rendaient compte de rien, évoluaient sous les bombes, guidés par le chat Bébert, qui se faufilait toujours sous les décombres pour toujours trouver un peu de sa pitance de chat. Suite de visions toujours traditionnellement hallucinantes, celle de Hambourg brûlée par les bombes au phosphore, ayant soulevé le sol en forme de gigantesque cloche sous laquelle grouillait toute une faune souterraine, éphémère et abondamment pourvue de nourriture en conserves. Car la première préoccupation, après celle de sauver sa peau, est la nourriture. Deuxième vision, celle des sous-marins planqués dans la tranchée du canal de Kiel : les bombes larguées du ciel se précipitent dans cet énorme fossé à pic avec des éclatements tonitruants de feux d’artifice, tandis que le pont de fer se tord sous l’effet des déflagrations. Quant au chat Bébert, dédcidément le plus sympathique, sans parler des mongolitos, aucun problème ne l’effleure, tout le monde poursuit son petit bonhomme de vie. Bref, c‘est le rigodon, c’est-à-die, comme le savent les Savoyards, la grande danse infernale, le grand chamboulement.

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    Avec ce mélange d’humour, de fatalisme, de geignardise si caractéristique de Céline, dont c’est là le dernier ouvrage, qu’il n’a jamais vu imprimé, où ses caractéristiques s’accentuent au point qu’il s’autopastiche. Toujours à lever les bras au ciel, Céline, toujours à tout minimiser, pour noyer le gros poisson de sa culpabilité dans le gros ras de marée du péché originel humain généralisé… Toujours sa mauvaise foi même pas déguisée, renvoyant dos à dos les adversaires, sans que jamais le véritable en jeu de la guerre soit esquissé, tout entier affairé qu’il est à promener sa loupe sur le détail pittoresque ou sur l’emphase épique, toujours trop près ou trop loin, ce qui lui épargne les ajustements optiques : cela lui eût permis de se rendre compte que celui qui sème le vent du nazisme, si peu que ce soit, récolte les tempêtes de bombes sur la binette.

    Il y a donc des gens comme cela qui déplorent le calvaire des pauvres troupes allemandes, mais se gardent bien de déplorer le sort de ceux que leurs grands frères avaient massacrés dans l’allégresse quatre ans auparavant. Il est on ne peut plus vrai qu’on trouve rarement des personnes sachant répartir équitablement leurs lamentations sur toutes les victimes à la fois. Hélas Céline est du plus grand nombre, et dès qu’il peut dans le récit de sa débâcle mentionner les juifs ou autres chinois, soyez sûrs qu’il n’y manque pas. Grand écrivain, mais toujours aussi salaud – profitez-en, je dis du mal de Céline. Mais, à qui tu t’adresses, là ? À ceux qui ne m’écoutent pas. Que chacun en extraie son miel. Je ne choisis pas mon camp.

    Je déplore que Céline fournisse tant de preuves contre lui, tant de verges pour se faire fouetter. Et je le félicité, pour ressusciter tant de visions dantesques dont nous ne fûmes pas témoins. Je m’adresse aux bonnes âmes, qui font la morale à Céline, mais ne lèveront pas le petit doigt pour sauver les chrétiens de l’Orient. Mais qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse mon pôv’monsieur ? Rien, mais ne faites pas de morale, merci. Chers auditeurs. Tendez plutôt vos rouges tabliers. Oyez quelques extraits du Rigodon de Céline, qui choquent certains lecteurs de Télégnagna :

    « Écoute la fin ! le sang des blancs ne résiste pas au métissage !… il tourne noir,jaune ! ...et c’est fini ! Le blanc est né dans le métissage, il fut créé pour disparaître ! Sang dominé ! Azincourt, Verdun, Stalingrad, la ligne Maginot, l’Algérie, simple hachis !… viandes blanches ! toi tu peux aller déjeuner !

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    «  - Tu m’as engueulé, t’es content ? »Voilà, vous êtes contents ? Céline, plus raciste, tu meurs. Qu’est-ce que j’en ai à foutre, franchement, de savoir que mes descendants soient noirs ou jaunes ? le  blanc, caractère récessif ? et alors ? quel problème ? dire qu’il aurait suffi de rogner quelques lignes par-ci par-là pour faire de son œuvre quelque chose à mettre entre toutes les mains !

    Prenons-le dans un passage inoffensif de Rigodon : le train s’égare au milieu de l’Allemagne, et l’auteur se demande si la locomotive peine ou dévale sur les pentes de tel ou tel massif montagneux, écoutons-le : ça halète, comme une machine à vapeur.

    « Harz ? pour accélérer, je crois que ça y est ! Eifel ou Taunus ! je saisis un peu ce qui se dit autour… des Lituaniennes qui ne parlent qu’allemand… les autres femmes… lettones ? finlandaises ? Le principal que ce train arrive… et qu’on n’étouffe pas sous le tunnel… ça se pourrai… ça serait peut-être voulu ? … on ne nous demande pas notre avis… pas plus que pour Rostock-Berlin… qu’on se trouve momifiés, enfumés au bout du parcours, encaqués ? Alors ? bien sûr !… en tout cas ça file ! ça va !… comme en roue libre… je crois… tout le bastringue s’engouffre vous diriez avec le tonnerre… en même temps ! une voûte ! une autre ! Je vous parlais de suffocation… aussi brusque, brutal, tout freins ! crisse, patine… rrii… en queue… en avant… chocs et contrechocs… et encore !… oh, mais pas que des chocs !… des bombes ! les vraies ! un chapelet... deux ! ils attaquent ! le bout de notre train !… arrière !… heureusement nous sommes sous le tunnel… ils ont le bonjour !… broum encore ! une autre dégelée… peut-être sur les derniers wagons ?… vous dites : attendez la sortie !…bien l’avis de La Vigue. »

    La Vigue, c’est Le Vigan, acteur, en fuite comme Céline, qui l’accompagna sans cesse ou presque dans cette débâcle dantesque. Mais si vous voulez un autre ouvrage sur cette période, lisez Les Russkoffs de Cavanna, garanti sans racisme, et vachement bon, je n’ose pas dire qu’on y retrouve cependant le même ton échevelé que chez Céline, le ton plus noble, certes, plus humain… Il serait furieux Cavanna… À moins qu’il ne se soit inspiré de l’écrivain Céline ? Ô sulfure ! Troisième extrait ? Par exemple, il est certain que Cavanna, pour circuler à travers l’Allemagne en décomposition, n’a pas

     

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    eu besoin des services de SS, repentis mais un peu tard, ni du tampon du IIIe Reich sur so,n passeport intérieur, comme l’autre. Le voici donc, le Céline, en conversation avec un commandant de la Wehrmacht beaucoup plus coulant depuis qu’il est sûr de perdre la guerre :

    « Commandant nous venons de voyager… beaucoup…

    - Je sais… je sais… mais il faut !…

    - Pour où, commandant ? »

    Je ne sais plus, Céline. Ailleurs, sous d’autres bombes… Tu es fait comme un rat… Tu as beau vouloir jouer le médecin des pauvres, pour sauver un ou deux éclopés dans cette débâcle où ‘lon crève plus souvent qu’à son tour. Tu parles de ta femme :

    « Lili a beau avoir été très malmenée par cette bourrasque des poursuivants et cette cataracte de briques, j’ai vu, j’ai eu assez peur, toute déshabillée ainsi dire, elle avait sauvé sa ceinture… pas rien !… ma suprême réserve… ampoules, sachets, seringue… huile camphrée, morphine… plus un petit flacon le cyanure… et le thermomètre !…

    - Alors voyons !

    38°5 ! enfin là, un chiffre !… que vais-je lui dire ?… je verrai plus tard…

    - Oddort !… nous devions aller à Oddort !… notre train… vous connaissez ? »

    Vous aurez compris : Rigodon, c’est l’épopée de la pagaille et de l’affolement, que l’on peut noyer, subsumer comme dit l’autre, dans le baquet de sauce de la psychologie générale humaine… Sans le contexte, c’est bon ! c’est fou ce qu’on rencontre, dans ces catastrophes ! enfin la fraternité entre acteurs de la même débâcle ! les masques tombés ! ce que souhaitait Artaud !

    « Lili, Felipe… pour une fois, j’avoue, je ne bouge plus… je crois qu’ils essaient de me réveiller… et même ils me secouent… il me semble… et puis peu à peu, j’entends… oh, je ne vais pas remuer !… qu’ils s’agitent !… j’entr’ouvre un œil… je vois un môme… deux… des nôtres… ils sortent du fond… c’est vrai, ils étaient au creux de cette crevasse… la preuve !… cinq… six… et qui portent chacun quelque chose… ils vont vers où… Felipe leur montre… je comprends, ils doivent porter leurs paquets

     

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    CÉLINE « RIGODON »

     

     

     

    à l’extérieur… camelote de quoi… de qui ?… sûr des boîtes de lait !… une épicerie ?… une pharmacie ?… j’y vois mieux… chacun une boîte… et pas que du lait, aussi des boules… et encore des confitures… Ils vont vers l’entrée… là qu’était la bâche, l’énorme que Felipe portait sur sa tête… il l’avait étalée dehors...ça que les mômes y allaient va-et-vient vider boîtes et boules… ils bavaient toujours, petits crétins, mais tenaient mieux debout, il me semblait, se ramassaient pas tant, et même je crois y en avait qui s’amusaient… là-bas aux wagons j’en avais pas un vu rire… ça va vite mieux les enfants, seulement un petit coup d’aventure, même les pires débiles comme ceux-ci, vous les voyez reboumer espiègles !… tout de même… si avortons qu’ils soient, vous les suivez plus, ils sont dans le sens de la vie… l’autre bord les vioques, vous filent, vous filent, quoi que vous fassiez ! ménopause venue, l’athlète qui se raccroche, le premier ministre asthmatique, sont plus que baudruches à l’égout… bien plus ridicules que nos mômes d’asiles, pourtant très chétifs, bien navrants, mais eux on pouvait espérer, l’athlète fini on ne peut plus rien, le ministre qu’était tout vent avant, a plus de vent du tout… les nôtres mômes là passaient… passaient chacun avec sa confiture, une boule… où ils allaient porter tout ça ?… je crois à l’entrée de notre crevasse… ils revenaient tout de suite… je devrais bien me secouer… voir ce qui se passait… d’abord, vous remarquerez, aucune illusion… cette géante voûte ; cete cloque de glaise ne durerait pas… je vous ai dit cette hauteur, au moins trois fois Notre-Dame… un autre coup sismique, pareil, un autre remous des profondeurs, elle existerait plus, elle s’émietterait… ceux dessous avec… je voulais bien me lever… mais la force ?… oh, javais bien repris connaissance, mais question de me remettre debout... »

    C’est comme ça, Céline, ça s’essouffle, puis ça repart, à l’infini, comme une petite boule cardiaque, et vous voilà petit à petit, insidieusement, de phrase inachevée en bribe de proposition, plongé au sein même d’un Jérôme Bosch, si fascinant de l’extérieur, si terrifiant, et si drôle, par dedans… Cela s’appelle Rigodon, de Céline, et grâce à nos extraits, vous en aurez peut-être plus lu que ces dix dernières années...

     

     

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    Yann ANDRÉA « M. D. »

     

     

     

    Aujourd’hui encore, chers auditeurs s’il en reste, Hardt Vandekeen vous entretiendra de sa petite vie dans une émission toujours aussi nulle depuis 13 ans, qui traite de M. D., composé par Yann Andréa. Pour les initiés, c’est transparent : Yann Andréa est un homme jeune, 37 ans au moment des faits, au moment de la désintoxication alcoolique subie par M. D., Marguerite Duras, en 1982.

    Les durassiens connaissent tout cela. Je suis un durassien, du moins m’efforce de l’être, considérant que les deux Marguerite, Duras et Yourcenar, aux antipodes d’une de l’autre, sont les deux dernières à avoir fertilisé à ce point la littérature, voire la langue française, même que d’Ormesson peut aller se rhabiller. Mais cela ne m’empêche pas de tégler quelques comptes, fussent-ils périmés.

    En effet, à propos d’un article que nous avions fait paraître dans une certaine revue, jadis, ne voilà-t-il pas qu’une autre plumitive de mon acabit m’accable de son mépris, parce que je méprise les adversaires de Marguerite Duras, avec,  il est vrai, des arguments nuls, puisqu’il ne s’agit pas d’arguments. Mis à bout par lesdits adversaires, et Dieu sait s’il y en a, je les avais traînés plus bas que boue.

    Et notre plumitive de décréter, tout à trac, que j’avais bien de l’orgueil, que je me prenais pour le seul initié capable de comprendre les beautés de la Dame, gardien du temple ! et prenant tous les autres, du haut de ma petite stature, pour des emmanchés du bulbe. Madame X, vous n’avez rien compris. J’ai toujours besoin, moi, pamphlétaire à l’eau de rose, pour jeter mon parfum, de m’imaginer en train d’engueuler un adversaire. Or, ceux de Marguerite Duras sont légion. Ne renversons pas les rôles, je vous prie. Ce sont bien plutôt ces gens-là qui se donnent de grands airs, et je leur renvoie, moi, tous leurs grands airs au centuple.

    Pour moi, râler, c’est la vie. Et si je me prends pour le centre du monde, je me prends aussi pour un individu désespéré d’être quelconque. Ce que je ne supporte plus, ce sont les faux modestes qui font semblant d’incarner la modestie, et d’aimer tout le monde, tout en en profitant pour pousser leur petite personne, humblement, ternement, afin qu’on ne voie plus qu’eux, en tout lieu – bizarre, non ? C’était notre chapitre « Je suis chiant mais je vous emmerde ». Et si nous parlions de Yann Andréa ? Il fut

     

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    Yann ANDRÉA « M. D. »

     

     

     

     

    l’amant de Marguerite Duras, ce qui implique une complicité, une lutte terrible commune pour sauver une femme de l’ivrognerie. Il y touchait aussi, à la bibine, ou plus justement aux bons vin. Une communion : « Prenez et buvez... » Mais Marguerite D. avait de nombreux antécédents.

    Elle avait été désintoxiquée, avait rechuté. On ne guérit jamais de l’alcoolisme. C’est au point que les rescapés de la vinasse se quittent au téléphone ense souhaitant « bonnes vingt-quatre heures ». Cela signifie que la lutte doit continuer, pour la vie, d’heure en heure jusqu’à la fin des deux tours de cadran. Il faut résister, pour certains, même pour le vinaigre, dont une goutte suffirait à relancer le désir de boire. Et malgré les bonnes résolutions, il faut se résoudre à faire venir au domicile de M.D. un médecin, qui demande l’hospitalisation à l’Hôpital Américain de Neuilly. La cure sera terrible. On ne peut sevrer brutalement Marguerite Duras, réduite à ses initiales, anonymée, comme Lola V. - car elle sombrerait dans la folie due à la privation.

    Mais il est indispensable de procéder à ce sevrage, faute de quoi la mort par cirrhose et coma imminent guette. La solution, énergique, est celle-ci : gaver la patiente, la souffrante, de neuroleptiques, lesquels l’assomment à longueur de temps, pour lui permettre de supporter les effets du manque, et du traitement médicamenteux qui l’accompagne, inévitable contrechoc. C’est, comme on dit lorsqu’on ne sait pas ce que c’est, la « descente aux enfers ». Il faut passer par le stade du crétinisme, de l’engluement du cerveau, du comportement de débile, des hallucinations parentes de celles du delirium tremens. La patiente universelle croit voir des hommes qui s’introduisent dans sa chambre, demande à son compagnon de les chasser.

    Mais outre le côté spectaculaire de ce témoignage,Yann Andréa nous révèle aussi le côté terriblement émouvant de cette petite fille retrouvée au sein de l’impuissance morbide qui dit des choses insignifiantes sur le temps, sur le goût des œufs qu’on lui sert à la clinique, sur les vêtements qu’elle aimerait porter pour se promener un jour dans le couloir. Une petite fille de soixante ans passés, renouant ainsi les fils des deux âges si semblables dans leurs exigences, leurs caprices puérils. À

     

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    Yann ANDRÉA « M. D. »

     

     

     

    travers ces petites phrases exprimant la plus extrême faiblesse, la plus extrême confiance jusque dans les râledes, nous devinons, nous autres, qu’il s’agit de ce monstre sacré sans l’avoir voulu, de cette grande enrichissante du langage, dont chaque phrase écrite creuse en notre estomac le même puits que la lourdeur d’un rouge de Chinon. Et qui s’exprime à la ville comme en scène, dans son lit d’hôpital comme devant son bureau de composition. L’effet se trouve redoublé par l’imitation consciente de Yann Andréa, qui à son tour adopte ces phrases denses et courtes, ce détachement particulièrement poignant, cette attention portée à chaque mot calme et secrètement frémissant, pesant tout son poids de sens et d’inquiétude, d’amour sobre et sans fond.

    Chaque propos de Yann Andréa produit un effet analogue à celui d’une lourde pierre ronde tombant au creux de l’eau, suscitant à l’infini ses ondes de résonances. M.D., Yann Andréa, et Mozart (dont Yann serait le Süssmeyer) émette la même magie : « le silence qui suit est encore du Mozart » ; on l’écoute encore après qu’il a parlé, car tout est clair, lumineux, dense et opaque à la fois (« opalescent »), mais c’est pour mieux sentir le bouquet, la chaleur qu’une réception hâtive et globale n’a fait qu’effleurer. L’essence de l’amour est là, dans cet effacement, dans cette abnégation, imitation qui est prise en soi du poids incarné de ce qui pourra disparaître, ingestion, cannibalisme sur personne vivante en parcours de limbes, oscillant au bord de cette frange comateuse – Yann psychopompe captant du bout des mots, posées comme des pointes de pied la syllabation qui s’énonce au prononcé du « b », du « p », bilabiales immédiatement sensuelles, dont on sent le goût et le son charnellement humains, pleins, poignants, donnant tout leur fruité.

    L’amour passe entre ces lèvres mêmes qui s’arrondissent sur celles de l’amie mourante, afin de capter puis reprendre son éphémère écho, son essence éternelle mais fixée là, dans ces 138 pages, ces 38 tentatives de raffermissement du lien, sauvetage physique, bouche à bouche de la mort. Précisément à cette époque paraissait La maladie de la mort, livre le plus extraordinaire qu’il m’ait été donné de lire sous la plume d’une femme et restituant à ce point à l’identique la fantasmagorie de l’homme sur la femme, dans ce mélange de domination et de soumission face au corps étranger de sa compagne, putain, cadavre, adorée à l’instar d’une incarnation angélique, chair imputrescible de la Résurrection.

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    Yann ANDRÉA « M. D. »

     

     

     

    Le corps des saints ne pourrit pas ; il exhale une odeur que nul parfum terrestre ne peut rendre, l’odeur de sainteté. Yann Andréa embaume le corps vivant avec la phrase, l’essence charnelle et littéraire, au noble sens du terme, de Marguerite Duras. Il l’égale à ces créatures passant évanescentes sous leurs voiles extrême-orientaux dans la pénombre des corridors d’ambassades. Et cet embaumement reste en même temps insufflation, souffle d’Iris dans les narines d’Osiris, qu’importe l’inversion, afin qu’à tout jamais M.D., autre Chevelure de Bérénice, rejoigne le chaud scintillement dans ces constellations que les Dieux attentifs et sombres placent dans l’espace.

    À cette résurrection aspire le présent de l’éternité, la permanente imprégnation de blanc qui règne tout au long de cette pérégrination aux portes de l’au-delà, aller, puis retour, pas à pas, souffle court. Le poète reprend Eurydice, au seuil des abîmes. Écoutons :

    (suivent des lectures de fragments vraisemblablement choisis aux pages 47 et multiples de 47, et dont les incipit sont :

    « Visite de J.F. Il annonce la diminution des anxiolithiques…

    «  Vous vous endormez.

    «  Seul, le bruit de l’air…

    «  Six heures... »

     

    ...Il n’est jusqu’aux paroles les plus banales qui ne prennent un écho d’identité, comme devraient résonner les nôtres, si nous prenions conscience de la proximité du mur définitif où se répercute l’écho de nos insignifiances. Résonance caverneuse et divine. Le livre M.D. par Yann Andréa fut achevé d’imprimer le 4 avril 1985. Il parut aux Éditions de Minuit, où il est encore en vente, si les commerciaux ne s’en sont pas mêlés.

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    Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 22

     

     

     

    Que d’eau, que d’eau passée sous les ponts depuis le deux octobre, date mémorable où je vous entretins de Huis-Clos et des Mouches de J.P. Sartre ! Assez pour submerger le Nicaragua, catastrophe oubliée. Je suis Hardt Vandekeen, infect et banal personnage émettant des émissions infectes de forme et de contenu, abusant de son passage à l’antenne pour régler des comptes personnels, ce que personne ne fait bien entendu. Nous disions donc : la collection « Balise », universitaire et scolaire, publie l’un de ces fascicules bleus consacrés à l’information des potaches ou étudiants.

    Cette fois-ci, deux mièces de théâtre sont liées sur la couverture comme à l’intérieur, étant donné qu’elles paraissent dans le même volume en collection Folio… Nous nous étions déjà demandé, le deux octobre, pourquoi ces deux œuvres se trouvaient ainsi accolées, car elles n’ont guère de points communs apparents, sinon celui de la culpabilité-responsabilité. Apprécions donc la valeur pédagogique d’un tel ouvrage, ad usum Delphini. Et disons tout de suite que nous n’aimons pas, mais alors pas du tout, la collection « Balises » chez Nathan. Pourquoi ? parce qu’elle se contente de résumer le texte, et fait suivre chaque résumé d’une dissertation flasque, sans grand plan, proche de la paraphrase, indiquant l’un des itinéraires de l’œuvre en question.

    Démarche sympathique, personnelle, signée par l’éminente Mireille Cornud-Peyron, qui pourrait aussi bien en être une autre, laquelle proposerait un itinéraire différent, des balises différentes. Nous voyons ici le souci pédagogique, fort louable, de la collection, provoquant une succession de réflexions très pointues, très fécondantes, très incitatrices à la recherche personnellen qui ne se substitue donc pas à l’élève. L’ennui est que toutes ces belles phrases ne remplaceront pas le résumé, le compendium, de tout ce qu’il faut savoir, le kit minimum de la réussite au bac. Ici s’affrontent deux conceptions de l’enseignement, partant, de la société : d’un côté, le vieux crétin qui vous parle, qui estime à zéro dans un premier temps la marge de manœuvre laissée àla réflexion personnelle ; l’étudiant doit apprendre, bachoter, recracher.

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    Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 23

     

     

     

     

    Si nous le laissons libre devant un texte, telle est du moins mon expérience, il ne dire que des choses superficielles, sombrera même dans la paraphrase, ou bien prendra l’accessoire pour l’essentiel, ou encore filera vers le contresens le plus complet. Il faut donc le guider, tout en le laissant libre. Et ce qui désoriente à la lecture des livres de cette collection « Balises », c’est qu’en le refermant nous avons l’impression d’avoir mené une conversation avec un « honnête homme » (ce qui signifie tout autre chose au féminin), sans en retirer qu’un bavardage très humain, très humaniste, d’où rien ne se dégage d’immédiatement exploitable.

    Il: s’agit de notre part d’une impression étroitement utilitaire, soit. Mais bien peu nombreux seront à notre avis les étudiants qui penseront à prolonger la lecture intiatrice du volume de «Balises » par une recherche personnelle, dont ils n’ont d’ailleurs absolument pas le temps. Nombreux au xontraire seront ceux qui apprendront tout cela par cœur si possible. Il paraît que si un candidat, à l’oral, vous recrache une étude toute faite, l’examinateur doit l’interrompre et salutairement le désorienter, afin de lui faire rendre tout son jus de cerveau personnel. Permettez-moi d’estimer au contraire, en tant que vieux chnoque, l’opposé : celui qui récite un plan tout fait prouve par là même sa parfaite compréhension du texte, ne saurait, en aucun cas, produire de réflexions plus pertinentes ni plus approfondies, et vous repose, en tout cas, des niaiseux qui s’arrêtent au bout de trois minutes d’horloge, et à qui nous devons extirper du nez les vers de la connaissance.

    Il faut même tellement les aider qu’ils se contentent de compléter vos phrases, obtenant ainsi la bonne nonote qui permet de décrocher le bac et d’enfler les statistiques de ces réussites totalement dévalorisées. Ce n’est qu’après le bac qu’on peut parler, très éventuellement, de « recherches personnelles » ; jusque là, neuf fois sur dix, l’esprit n’est qu’un embryon. Et puisque nous en sommes à régler des comptes sans parler de Sartre, tordone le coup à l’une de ces absurdités que déversent sur nous les braves citoyens français, qui ont tous leur mot à dire sur les enseignants, lesquels font tellement plus mal leur métier qu’ils ne feraient eux-mêmes : une personne que j’estime beaucoup pour

     

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    Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 24

     

     

     

    son intelligence et sa sensibilité me disait l’autre jour qu’il serait juste et équitable que les élèves ne fussent pas notés parle même maître que leur dispensateur de savoir ; c’est d’ailleurs exactement ce qui se passe aux examens, dans un souci d’objectivité. Je leur ai demandé, aux élèves, ce qu’ils penseraient d’être notés, en permanence, par un autre professeur. Ils m’ont tous répondu que cela signifierait une perte totale d’autorité du professeur enseignant. L’autorité d’un professeur n’est pas celle d’un dominateur sur un dominé, contresens fréquent. C’est l’ascendant naturel de celui qui sait sur celui qui ne sait pas. J’apprends à nager : la maîtresse-nageuse ne me domine pas, je ne me sens pas vexé, ni castré, j’applique ses consignes tout simplement, je nage, plus ou moins bien, et c’est elle qui me dit si c’est bien, ou non.

    Ce faux problème écarté, le professeur qui ne note pas sera automatiquement considéré comme un rigolo. Le vrai, ce sera l’autre, celui qui note et qu’on ne connaît pas. Et ce à quoi notre « réformateur » n’aura pas pensé, c’est que tous les élèves, immanquablement, vont lui demander : « ...et vous, combien m’auriez-vous mis ? …et pourquoi pas la même note que l’autre, la vraie ? «  Voyez d’ici le marchandage, la classe transformée en souk. Les notes varient d’un professeur à l’autre, d’une classe à l’autre, elle n’est qu’une indication et non un couperet. Je peux avoir envie d’encourager un bûcheur pas très vif en augmentant sa note, mais je n’augmenterai pas celle du petit flemmard qui obtient son petit neuf sur vingt sans forcer.

    Il ne leur vient donc pas à l’esprit, aux critiques parentaux, que le prof n’est pas le père fouettard dont il faut se méfier, tellement con qu’il note à la tête du client ? Et qu’un 10 dans une classe dite « mauvaise » ne signifie pas la même chose que dans une classe dite « excellente » ? et que dans la vraie vie, puisque ces réformateurs à deux balles n’ont à la bouche que l’opposition prétendue entre l’école et la « vraie vie », c’est l’ensemble de votre personnalité qui est sans cesse jugé, jusqu’à la propreté de vos chaussures, et pas seulement vos compétences ? Tous ces gens, qui feraient tellement mieux que nous, et ne se sont jamais retrouvés devant cette entité mystérieuse appelée « une classe »… Laquelle réagit si différemment qu’un public de théâtre, ou qu’une foule sur un stade, ou un conseil d’administration…

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    Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 25

     

     

     

    C’est pourquoi nous répétons qu’il vaudrait mieux, au lieu de ressusciter je ne sais quel « sevice militaire », que chaque citoyen et hyène passe ne serait-ce qu’un trimestre devant une classe, et lui enseigne ce qu’il voudra, au choix, pour voir comment ça se passe, en vrai là aussi dis donc, au lieu de croire tout ce que raconte simplement leur enfant, qui tournera tout, bien sûr, à son avantage.

    Venez-y, au front.

    Cantat Sartre, dans tout ça, il me passionne toujours autant. Il m’apprend que ce sont les autres qui me jugent, quelque effort que je fasse pour me persuader du contraire. Ni lâche ni infanticide comme Estelle de Huis-Clos, je n’ai provoqué le suicide de personne, mais les « autres » ne sont pas dupes hélas. Jean-Paul Sartre m’apprend aussi que je suis responsable de mes actes, qui me libèrent enfin de mes hésitations, et que je dois revendiquer ces actes dans la liberté, non pas dans la culpabilité. Leçons fort utiles, et trop bien assimilées par ces gens qui ont victorieusement lutté, avec courage, contre l’adversité, puis qui viennent claironner : « Si j’ai réussi, pourquoi pas vous, chers leucémiques, chers sidaïques, chers clodos, vous êtes capables d’y parvenir – ce qui signifie : « Si vous n’y êtes pas arrivés, si vous êtes à l’agonie, putain qu’est-ce que vous êtes minables, allons allons, hop-hop ! il faut prendre sur soi ».

    C’est cela que je hais chez Sartre : son post-platonisme. Il suffirait de la volonté pour parvenir au Bien. Je préfère la formule de saint Paul, un con par ailleurs : « Je souhaite le bien et ne peux m’empêcher de faire le mal. Voilà qui est bien plus proche de l’expérience commune. Saint Paul a bien parlé, pour cette fois. Car si nous agissons bien, à supposer que ce ne soit pas un réflexe, les croyants invoqueront la Grâce, les autres, de sécrétions chimiques émise au bon moment dans notre encéphale, ayant permis l’émergence de ce que certains appellent pompeusement « volonté ». Ils n’y ont assurément aucun mérite, et leur expérience est aussi rigoureusement incommunicable que celle des mystiques.

    Que ces gens-là se posent en bénéficiaires des bienfaits de la Nature ou de Dieu, soit – mais qu’ils ne viennent pas se poser en exemples, car au lieu de nous encourager comme ils le croient, ils

     

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    Cornud-Payron SARTRE « LES MOUCHES » (« Balises ») 26

     

     

     

    découragent, voire méprisent, ceux à qui cela n‘arrive pas. À voir les Jeux Parolympiques, je m’émerveille bien sûr, je félicite, mais j’éprouve aussi un malaise. Et nous aurions tort de nous chercher des excuses. Terrible leçon de Sartre, qui ne nous charge de la plus extrême énergie que pour nous accabler sous le poids bien trop fort de notre faiblesse à nous, humaine, trop humaine. Bon courage à tous donc… Après cette rubrique remontante, conversez sans plus tarder avec le volume de « Balises » Les mouches / Huis-Clos – Jean-Paul Sartre, pour profiter des excellents propos de Mireille Cornud-Peyron, qui vous inciteront nous n’en doutons pas à poursuivre vos réflexions sur la question, sur votre vie. À bientôt.

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    Jeannelle SARTRE «LES MOUCHES » (« Bréal) 460205 27

     

     

     

    Ici Hardt Vandekeen dit Bernard Collignon, le seul présentateur toujours aussi mauvais après vingt ans d’émissions qu’à sa première, et qui ne prend aucun risque financier pour se faire reconnaître. Il nous reparle des « Mouches » de Sartre, non pas du texte lui-même, mais dans l’un de ces opuscules qui pullulent dans les éditions préparant au bac, les seules à rentrer dans leurs frais… Nous parlons ici des éditions Bréal et de sa fameuse collection jaune, avec portrait de Sartre en bleu et moche. Salut les potaches. Je n’y ai rien compris. Au fascicule s’entend. Notez que la presse elle-même a été reçue bizarrement l’an 1943,après acird de la censure d’Occupation  Certains ont voulu y voir une allégorie de la présence allemande justement, dont Oreste invitait à se débarrasser.

    Mais les censeurs n’y ont pas entendu malice. Certains autres ont donc estimé futé d’accuser Jean-Paul Sartre de collusion avec l’ennemi. Faux, car il ne’ s’engageait alors qu’en matière littéraire, flottant par-dessus les contingences, avec dédain, comme son héros,le frère d’Électre, Oreste. Il se plaint, ce héros, d’avoir été élevé précisément au milieu de toutes les sciences et de toutes les connaissances, restant léger, détaché de tout et ne croyant plus en rien, blasé, sceptique, sans nulle attache avec la terre ni sees habitants. Le grand thème de Sartre consiste à

    penser que chacun de nous est porteur d’un acte (ici, le cas limite de devoir tuer sa mère,

    meurtrière de son père à luui).

    Tant qu’il ne l’a pas accompli, chacun de nous est donc incomplet, ne s’est pas trouvé. Oreste s’enfuit à la fin de la pièce, pousuivi par les Mouches, se posant en héros qui claque la porte comme on se drape dans une cape. Or nous devons demeurer parmi nos semblable afin de les aider à secouer à leur tour toutes ces mouches imaginaires. Vous voyez donc que j’ai compris tout de même, étant capable de vous réciter ce qu’il faut à propos des « Mouches ». Ce qui m’y plaît personnellement est cette idée que les insectes qui tourmentent la population

     

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    Jeannelle SARTRE «LES MOUCHES » (« Bréal) 460205 28

     

     

    Argos ne sont que le produit d’une culpabilité soigneusement entretenue par les prêtres, les donneurs de leçons de tout poil. Pétain d’ailleurs et les pétainistes n’entretenaient-ils pas la France dans un état de culpabilité : nos péchés, et les juifs, avaient entraîné la guerre et la défaite. Le peuple d’Argos n’est-il pas emporté dans la déploration par le crime d’Égisthe sur Agamemnon, leur souverain assassiné ? Toute la ville, coupable, se délecte de la fête des mort, la fête où tous ceux envers qui l’on a péché, puis qui sont morts, reviennent nous reprocher tout ce que nous n’avons pas fait pour eux, et surtout, de leur avoir survécu.

    Dans ce délire collectif, dans ces horribles hurlements de foule martyrisée, nous retrouvons de nos fantasmes ultra-archaïques. Alors quel soulagement, y compris pour nous, lorsque Oreste enfin, accomplissant son acte solaire, tue notre mère, pardon, Clytemnestre, coupable véritablement, quant à elle, d’avoir trucidé son époux Agamemnon ! Ça m’a bien plu, cette histoire de mère qui se fait poignarder par son fils qu’elle croyait disparu. Ce sont finalement des histoires de tous les jours que ces tragédies classiques, même revisitées par les modernes, car ,nous avons souvent un Oreste en nous. Électre, sa sœur, ne peut se libérer de sa culpabilité : aussi se blottit-elle dans les bras de Zeus, ici nomme « Jupiter », qui voit bien qu’il existe toujours des mortels pour reconnaître son ascendant morbide sur les humains terrorisés.

    Curieux pour nous, qui connaissions une Électre autrement fière et décidée, chez Giraudoux par exemple (1937). Ce sont toutes ces astuces, tous ces talents de remetteur en scène, qui m’auront séduit dans cette pièce, comme elles ont désorienté les spectateurs de la première, qui n’ont pas suivi les intentions de l’auteur :drame trop touffu, trop riche, me suggèrent l es manuels. En tous cas, s’il est exact que le théâtre de Jean-Paul Sartre, en particulier Les Mouches, première pièce d’envergure, constituent une excellente introduction mise en pratique, en personnages et en action, à la problématique de cet auteur, il est non moins exacts que cette dernière demeure fermée à beaucoup, dont nous faisons partie.

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    Jeannelle SARTRE «LES MOUCHES » (« Bréal) 460205 29

     

     

     

    Après lecture de cet opuscule de la collection Bréal, dû à la plume de Jean-Louis Jeannelle, je n’ai rien retenu de particulier. Disons que si je suis capable de recracher dans le désordre les quelques points que j’ai saisis, comme tout mauvais candidat d’oral, il m’est impossible de résumer de façon bien claire l’art et la manière de penser, de considérer le monde ett de s’y insérer selon Sartre. Nous avons toujours l’impression que ce dernier est un éternel donneur de leçons, particulièrement bien épinglé, lui et ses camarades communisants, dans La Chute de Camus : cherchant toujours à vous prendre en faute, en délit de mauvaise foi, ce qui est suprêmement agaçant.

    Essayez-vous de vous échapper, Sartre vous tend un panneau de plus où vous tombez, où il vous entortille. Pour changer de métaphore, dès qu’un raisonnement présente une faille, notre Sartre l’étaye, puis le contre-étaye, puis rafistole, rajoute, replâtre, l’essentiel étant que vous ayez tort, vous, et lui, invariablement, raison. Il y a des gens dont la conversation est telle, sur certaines « radio libres », ou chez certains que vous aimeriez contredire. Ces personnes vous renvoient toujours vos arguments, vous coincent, jouent les psy à deux balles pour vous tenir tout pantelants à leur merci, juste pour votre bien. Ça peut être drôle, voire plusieurs années, lors d’une cure psychanalytique par exemple.

    Puis ça lasse, comme Laçan avec cédille. Nous appellerions cela « perversion argumentative ». Et nos éprouvons pour ces grands gluants (la bave est brillante) une attirance-répulsion déstabilisante mais génératrice, le cas échéant, de progrès. Mais après avoir lu Jean-Louis Jeannelle, nous ne savons plus où nous en sommes, car nous prenons conscience qu’une œuvre littéraire possède une interprétation par lecteur, et que c’est une espèce d’escroquerie de faire accroire à des bacheliers qu’ils posséderont de solides connaissances après avoir assimilé ce petit livre de la collection Bréal.

     

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    Le seul bon fascicule est celui qu’on se fait soi-même. On peut se tromper complètement, ne pas déceler ici, par exemple, une ironie constante (il n’y en a pas dans Les Mouches... ») Donc, les chapitres de Jean-Louis Jeannelle auraient aussi bien pu se disposer autrement, selon une autre ligne directrice que la sienne, que j’ai oubliée… Voici un exemple de ces considérations rêveuses et désorientantes, car le lecteur sent bien que l’auteur suit une ligne dialectique que lui, lecteur, serait incapable de définir dans sa globalité :

    « La présence de Jupiter ne suffit pas à faire dépendre le déroulement de l’action d’un autre ressort que celui de la seule volonté du héros. Tout n’est pas joué d’avance et aucun oracle ne vient s’opposer à Oreste. Bien au contraire, Sartre prend bien soin, lors du dialogue entre Égisthe et Jupiter, de distinguer le crime d’Oreste, méthodique, paisible, léger, de celui qu’avait commis Égisthe lui-même et qui nous est décrit ainsi :

    « J’ai aimé le tien parce que c’était un meurtre aveugle et sourd, ignorant de lui-même, antique, plus semblable à un cataclysme qu’à une entreprise humaine » - p. 199.

    Étant donné qu’il s’agit tout de même du meurtre d’une mère par son fils, pour venger son père tué par sa mère, il faut comprendre cela de façon abstraite, démonstrative et métaphorique : ce meurtre est un simple signe de la liberté, de la libération, sans aucune autre justification. Égisthe tuait le roi pour épouser la reine, avec la complicité de celle-ci. C’était épais, justifié. Le meurtre d’Oreste est moins,beaucoup moins une vengeance, qu’une rupture du cordon ombilical ; voire d‘une délivrance de toute culpabilité, c’est un meurtre qu’il fallait accomplir en soi, une épreuve initiatique, c’eût pu être aussi bien une escalade d’une montagne par la face mort, ou l’ingestion d’une quarantaine de dards de scorpion.

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    Ce n’est qu’une connotation du meurtre associé à l’idée de mère qui rend cet acte si répulsif. En définitive, il me semble bien, humblement, que j’ai compris. Disons qu’il faut s’y reprendre à deux fois. Être du niveau du bac, le vrai, j’entends. Plus loin dans le fascicule, Électre se montre sous son jour acide, avant sa reddition finale. C’est elle qui se moque de son brave petit frère pataud et confiant, du temps qu’il était un petit garçon :

    « Elle renvoie ainsi Oreste au naturel avec lequel il envisageait son existence, le même naturel que décrit Jupiter : « Le Bien est partout, c’est la moelle du sureau, la fraîcheur de la source, le grain du silex... » (p.233).

    « Cette confiance, poursut le professeur, cete adhésion aux choses est l’exact inverse de ce que découvre Antoine Roquentin dans La nausée, à savoir le côté surabondant de l’existence, des choses, des autres et de soi-même.L’existence n’est pas une qualité abstraite, mais une pâte dans laquelle nous baignons et qui suscite cette nausée lorsque nous en prenons conscience ».

    Là encore, décryptons : les manuels pour le bac ne nous ont pas habitués à cette épaisseur justement. S’il est clair que Sartre ici s’oppose à l’optimisme béat d’un Giono ou à l’adhésion immédiate au monde, au « grand oui » que professent pêle-mêle Nietzsche et Égisthe dans l’Électre de Giraudoux, sans oublier Claudel ni Saint-John-Perse ; la relation que Jean-Louis Jeannelle établit avec la surabondance de La nausée se fait moins claire. À moins qu’il ne s’agisse pour Électre, encore lucide avant de sombrer, d’indiquer à Oreste que le temps de l’enfance et de l’adhésion sans questions au monde même matériel est terminé, qu’il va falloir s’engager, « mettre la main à la pâte ».

    Ce qui fait que la vengeance d’Oreste participe des deux natures à la fois : aussi bien, comme nous le disions plus haut, de la légèreté d’un acte libre, fondateur de soi-même, que de l’épaisseur d’une action irréparable, qui vous englue à jamais dans votre propre définition, qui fait que vous serez désormais « Oreste le matricide », défini par son acte, et non plus tel bon jeune homme interchangeable. Après le temps de la critique légère vient celui de la reconnaissance du mérie de Jean-Louis Jeannelle dans l’excellente et légère édition Bréal, en vente partout.

    COLLIGNON LECTURES « LUMIÈRES, LUMIÈRES » 2046 A

    GHEORGIU «LA 25E HEURE » 460212 42

     

     

     

    Qui parle encore de La vingt-cinquième heure de Gheorghiu ? Certainement pas les chroniqueurs littéraires dont voici le seul Credo : « Achetez ce qui vient de sortir ». Heureusement , nous sommes quelques-uns à maintenir la véritable tradition du critique : épaissir autour de chaque œuvre la glose et le commentaire, afin de la faire glisser à travers siècles. La vingt-cinquième heure, c’est l’heure en trop, l’heure où il n’y a plus rien à faire. L’auteur, par la voix de son héros Traian, nous informe que les sous-mariniers emmenaient avec eux des lapins, marchant par nécessité au ras du sol ; quand ces lapins à demi-asphyxiés, cela voulait dire qu’il fallait remonter en surface au plus vite.

    Mais si l’équipage les laissait vraiment crever, alors, il était trop tard, il ne restait plus qu’à se préparer à la ùort. La vingt-cinquième heure, il est vraiment trop tard. La Seconde Guerre Mondiale se déclenche, et voici que l’homme n’est plus traité que comme une machine, un matricule administratif. On se fait emprisonner non parce qu’on est coupable, mais pare qu’on est juif, ou Roumain, c’est-à-die appartenant sur le papier à une nation ennemie, donc ennemi soi-même. Pour ceux qui l’ignoreraient encore, sachez que le héros de l’histoire, Ian Moritz, paysan, se fait interner dans toute une série de camps, chaque fois en fonction d’un malentendu : pris pour juif, puis torturé en tant que Roumain par les Hongrois, puis vendu aux Allemands, puis – comble d’ironie tragique – récupéré par un de ces soi-disant médecin du Reich, pour qui cet homme constitue comme le modèle même de la pure race aryenne, réemprisonné comme nazi, rien ne lui est épargné, ce qui fait douze années entières dans les camps de l’Europe.

    Il ne fait pas lire cela en état de stupidité adolescente, car alors on s’exclame, comme je le fils – mais c’est un imbécile! ne mérite-t-il pas tout ce qui lui arrive ? » Précisément, Gheorghiu a voulu symboliser toute la douleuir humaine dans un innocen, presque un idiot de

     

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    GHEORGIU «LA 25E HEURE » 460212 43

     

     

     

    village, qui n’a pour se défendre même pas que son humour, qui permettait au moins au brave soldat Chvéik de manifester son insolence, mais, uniquement, son sens de la justice. Obstinément, il pose la même question : « Pourquoi suis-je emprisonné alors que je suis innocent ? » Et il ne trouve face à lui que des représentants froids de la froide admistration qui croit ce qui est écrit là, sur le papier. Johann Moritz, dont le prénom change selon qu’on le croit juif, nazi ou roumaun, n’est pas emprisonné pour quelque chose qu’il aurait commis, mais pour être ce qu’il est, ou ce qu’il passe pour être.

    Tous les spectateurs du film tiré de ce roman savent que la femme du héros, convoitée par un gendarme du village de Fantana, subit les avances dudit gendarme, qui fait déporter son mari comme juif. Un jour, le paysan roumain reçoit un papier dans son camp, lui annonçant que sa femme a demandé le divorce. Il sombre dans le désespoir, puis appose sa signature sur le document, à côté de celle de son épouse. Inutile de préciser que ce document est un faux, que notre homme a contresigné en toute bonne foi. Cependant, la fidélité qu’il conserve dans le secret de son cœur, même après la prétendue trahison de sa femme, fait penser à l’attachement de Candide pour Cunégonde, à travers toutes les vicissitudes de la planète.

    Oui, c’est à Candide, un peu sot, persuadé que la justice est une vertu partout respectée, que renvoie notre paysan roumain victime de toutes les fatalités. Comme le héros de Voltaire, il regrette toujours le temps où il pouvait aimer l’élue de son cœur ; comme lui encore, il subit tout ce qu’il est humainement possible de souffrir. Mais il ne reste pas de jardin à cultiver pour Johann Moritz, aucune sagesse à retirer du spectacle du monde. C’est que le monde de Voltaire nous présente le Mal produit par l’homme, contre lequel la retraite serait encore de quelque secours. Or chez Gheorgiu, même si l’on se retire dans son jardin, même si l’on est précisément un paysan qui ne demande rien à la vie, rien d’autre que quelques arpents de terre pour y faire

    Dégoulinade maritime b2.JPG

    fructifier sa récolte et sa famille, c’est l’armée qui vient vous chercher, vous arracher à vos liens, et fusiller vos proches. Nous sommes au XXe siècle, à la vingt-cinquième heure, l’heure à laquelle chaque homme n’est plus vu que comme élément d’un ensemble plus vaste, plus aisément manipulable administrativement. Comme le dit un docteur à notre héros : « On ne libère plus les gens un par un, sous prétexte qu’ils sont individuellement innocents, on les libère par catégories, c’est tout de même plus simple. Le jour où l’on libérera les Roumains, tous considérés comme des suppôts des nazis, alors, tu seras libéré. C’est très long et très difficile. Tu ne veux tout de même pas faire passer ton cas particulier devant l’intérêt général ? » Et ce qui diffère encore du Candide de Voltaire, c’est que ce dernier intervient par le style, par ironie.

    Chez Gheorgh

    pompe,lard,astringent

    iu, l’humour a disparu. Traian, fils de pope, est écrivain. Il rédige lui-même son histoire à mesure qu’elle se déroule. Ses personnages de roman, ce sont les personnages mêmes de l’histoire La Ving-cinquième heure. Trajan a disparu du film. Or c’est lui, dans le livre, la conscience désespérée de l’injustice primordiale faite à l’homme. Et si à la fin des fins, après douze ans de captitivé, Johann retrouve Suzanne, c’est pourl a retrouver flanquée de ses deux garçons, qui ont bien grandi, voire d’un troisième, issu d’un viol collectif par les soldats de l’Armée Rouge. Et c’est pour retomber en pleine Guerre Froide.

     

  • Khyrs et Tzaghîrrs

    COLLIGNON KHYRS ET TZAGHÎRS

     

    1. La stèle

     

    Ici le fleuve entaille la falaise. Six cents doghs de dénivelé. Au sommet, la ligne des arbres – en bas, la trouée du rapide et son ravage de troncs. L’eau fume jusqu’aux premières savanes sous la pente : c’est là, au bout de la dernière piste, que se devine sous les herbes la stèle d’Alloum-Khéfi.

    « Lis ce qui est écrit !

    - Comment serait-ce possible, ô Badjar, à celui que tu as privé de la vue ?

    - C’est juste.Qu’on l’achève.

    Un esclave pousse le Blanc, qui tombe à quatre pattes et reçoit sur la nuque le froid tranchant du ssûtak ; un autre entraîne le corps et la tête hors de la piste, à portée de hyènes.

    « Blanc, lis-nous le texte de la stèle.

    - De la dixième année de mon très glorieux Règne

    « Quiconque, homme ou femme, de peau noire, ayant franchi la borne du Royaume

    «  Sera sur-le-champ exécuté ».

    Un vaste éclat de rire secoue les Suivants sur leurs méharis, et gagne la colonne des guerriers sur toute sa longueur. Le prisonnier halète. Le ssûtak recourbé s’élève sur sa tête, mais le Badjar fait un geste condescendant : « Laissez-lui la vie ». L’homme est tiré en arrière par la corde qui lie ses poignets. Le Badjar tend le bras vers la stèle. Aussitôt dix guerriers s’arc-boutent à sa base et s’écartent d’un bond quand la pierre s’abat dans un creux d’eau sous les herbes, avec le bruit lourd d’un hippopotame touché à mort.

    Alors une clameur remonte la colonne jusqu’aux lisières de forêts, et plus loin, où l’on n’a rien vu. Le Badjar a levé trois fois le ludabeth, sa lance-d’appui, qui descend jusqu’au sol le long de sa monture, et rythme la marche vers le nord : Hy-bâ !

    Hy-bâ ! crient les flancs-gardes.

    Le Badjar marche en tête sur son méhari. Ses lèvres sont bleues. Son crâne aux tempes poncées porte une crête rousse de la nuque au front. De sa ceinture partent huit longues étoles rouges, tendus en étoiles par huit esclaves à pied, aux lèvres bleues, le torse nu. Ainsi maintenu à mi-corps, il avance avec majesté, comme une rutilante mygale.

    Les tendeurs d’étoles trébuchent sur les longues-herbes, prenant soin de toujours garder le tissu soigneusement tiré. Leurs traits et leurs muscles luisent. Sous la taille écartelée par les écharpes tendues à se rompre, un pantalon bouffant d’étoffe blanche à crevés rouges. Les pieds sont nus. Derrière l’imposante pyramide formée par le Badjar et ses étoliers, les treize fouroukh montent des chevaux noirs à crinière courte. Les fouroukhs ou maréchaux ont la tête rousse et la bouche bleu saphir ; mais leurs cheveux sont plus ras, et leurs prérogatives ne vont pas jusqu’à s’autoriser la garance pour se peindre, ou la poudre d’indigo.

    Ainsi se règle la tenue des officiers, reconnaissables au nombre de leurs bagues.Les serre-files agitent leurs baguettes de cuivre. Le peuple tzaghîr est en marche : hommes et femmes en état de porter les armes. Ils ont tous les cheveux roux, les lèvres bleues et vernies, et lorsque le Badjar tourne la tête, il aperçoit, en file interminable jusqu’aux Gorges de Lazb, un immense dégorgement humain de braises rouges et de peaux noires.

     

    X

    X X

    TZAGHÎR FRANÇA1S

     

    « Mior utimer wendrè halemu «  Nous avons ainsi cheminé

    « horpowo biongak cho rikao, «  jusqu’au coucher du soleil,

    «  pö ruzuerru rok mispa fwonga. «  qui s’abaissa sur notre gauche.

    «  Ja bunsuéla u jumbu ku nkéakè, «  Le bounsouéla a lancé la prière,

    «  nör mior utimer diklu «  puis nous avons formé

    « diklu kar bakbar chuzuma. «  les cercles d’ébène.

    « Ha nikhuè jami  «  Je portais le numéro 743

    «  rior kaq ipshkar Schebbi «  sous les ordres d’Ebbi

    «  as ha gor runuzu «  et je fus séparé

    «  sha Hamaoua. « de Hamaoua.

    «  Ba riok-jou, ha bilnwè «  Ce soir-là, je comptai

    «  tchoumer ju turmankwèma «  dans la vaste plaine

    « …. «  plus de 50 cercles,

    « …e aucun Blanc n’apparaissait encore. Mon tour de garde n’intervenait qu’aux quatrièmes «  veilles. Je dégainai mes deux épées-de-main, l’une plus courte pour la gauche, et l’autre «  pour la droite, et les plantai dans le sol comme il m’avait été enseigné. Puis je déroulai le « çèmo qui ceignait mes reins pendant la marche, et m’y enveloppai. Je ne pouvais dormir, «  enfin parvenu au Pays Blanc... »

     

    X

    X X

     

    « Maîtresse !

    - Que me veux-tu, à cette heure de la nuit ?

    - Pose ton Rouleau-des-Lois, viens à la fenêtre !

    - Je suis trop âgée pour pouvoir m’étonner.

    - Tu n’entendais pas ce bruit par la ville ?

    - Me voici près de toi. La nuit est restée chaude.

    - Les guerriers se sont rassemblés sur la place et les rues voisines remplies.

    - Les flambeaux luisent sur les murs de sable.

    «  Au-dessus des ruelles invisibles je vois le tunnel pourpre des torches.

    - Ils partent cette nuit pour le pays des Khyrs ! »

    Djezirah et sa servante demeurent accoudées sur le balcon. Tous les contingents mobilisables d’Aïn-Artoum se sont agglutinés, bloquant la place au coude à coude. Les lances tendues à l’alignement jettent des éclairs roux. Devant le premier rang est ménagé un espace libre. Une vaste gifle de métal:lesl ances se sont redressées. Le Dovi paraît, escorté de deux colosses aux lèvres violacées. Ils élèvent sans effort le Chef sur le pavois.

    « Troupes aimées, guerriers !

    « Il est venu, le temps des prophéties.

    «  Plusieurs fois nos marchands sont allés au gras pays des Blancs

    « Les Khyrs, les Gorgés.

    « Plusieurs fois leurs curieux ont grimpé sur nos plateaux Tzaghîrrs.

    « Nous sommes curieux, nous aussi.

    «  À présent nos marchands sont armés

    « notre noir empire est plus ancien qu’eux :

    «  nous sommes les fils de la Lune et du Vent, Enfants de Toutes-Aures.

    «  Que le Premier Croissant nous éperonne.

    «  Lune a promis la Terre à nos conquêtes

    «  Depuis .540. années pour .540. autres années

    «  - Peuple Têtes-Rousses !

    2. La bataille de Drinop

     

     

    a)

    ! k

    ! k Les Khyrs

    !k !k tentent

    !k de déborder les Tzaghîrrs

    >>>>>>>>

    TZA !k Ceux-ci percent

    >>>>>>>> leur centre

    !k !k et se rabattent

    sur ceux qui

    !k voulaient les déborder.

    Le centre Khyr est en fuite.

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    Récit d’un jeune Tzaghîr, Héri

    (dans le style de sa nation)

     

    « Ma taille n’excédant pas le rayon du soleil (1), je fus introduit au corps agile des

    «  Archers. Ce sont les plus parfumées de nos guerrières. Choyé d’une majorité de

    « femmes, mon tempérament s’épanouit. Nos exercices alliaient la grâce à la prompti-

    «  tude. Comme prescrit par la pratique et les incantations, nous prouvons sur le terrain

    «  nos qualités d’infiltration et de repli, et la plus grande souplesse du poignet. Gliss é s

    «  parmi le trot des chameaux, nous décochons de bas en haut nos traits courts et mor -

    «  tels ; de nos couteaux nous achevons qui choient sur le sol.

    «  Nous avons adopté la position du Croissant. Notre aile tenait le nord.

    «  À peine avait paru sur le tranchant de l‘horizon la muraille des Blancs.

    «  À peine les chefs de pointe avaient-ils levé leur lance de signal que nous fûmes enve -

    «  loppés sur notre gauche. Les sauvages escadrons lourds des Khyrs, si véloces sur leurs

    «  bêtes, frappaient lourdement comme une mâchoire de pince. Les guerrières f roissées

    «  s’abattaient sur leurs arcs flexibles. Les clameurs mêlaient leurs panaches. Pressés

    «  comme nous étions, dans une extrême excitation, le mouvement tournant sur la gauche

    «  nous fut freiné, mais ceux qui périrent sont tombés sur place. Chameaux et ar c h è r e s

    «  mêlées, nous autres quelques hommes, parvinrent à faire front : cohue, retrait du bras,

    «  corde bandée, flèches tirées d’en bas.

    «  Que notre combat semblait solitaire !

    «  Nous avons tenu, enveloppant les chevaux des Blancs sous nos nuées de pennes. Et les

    «  Blancs à leur tour chantèrent l’atroce mélodie de la souffrance : jarrets tranchés des bê-

    «  tes, cous harassés qu’on égorge, dards fichés au creux des tripes. Nos parfums tournè -

    «  rent sous la fadeur, alors les Blancs pleurèrent. Leurs arrières sentirent le poids des lan -

    «  ces d’avant-garde, qui s’étaient refermées sur eux comme une coque. Nous en a v o n s

    «  consommé un grand massacre, fabuleusement regorgeant d’hymnes d’amour, et les « archères mourantes jetaient leur dernière œillade. Nous avons appris qu’un autre fruit de « guerre s’était refermé côté sud, autour du second bataillon des Blancs : deux lunes « digérantes avaient donc tournoyé, côte à côte et s’ignorant.

    Prévenus par leurs éclaireurs, les Khyrrs ont mis leur point d’honneur à progresser sans se dissimuler, avec tout l’apparat possible ; les Tzaghîrs ont adopté, pour se déployer, la

    (1) 1m 67

    formation du Divin Croissant (Tchétem), particulièrement adaptée en terrain plat. Au centre, les Chameaux Lourds (Djoulavor), peu rapides mais pourvus de longues piques de 15 pieds. Aux ailes les chameaux de charge, les archers, et les « Petites Tailles » ou fantassins (Nassar). Les Khyrs, eux, de peau blanche, se sont tenus aux normes classiques, en quinconces. Les cavaliers portent sur leurs épaules un voile flottant de couleur claire, attaché au cou par un système d’agrafes d’or. La disposition en croissants des Tzaghîrs offrant à leur course un large espace, ils l’attribuent à la lâcheté de leurs adversaires. Atsahî, sous ses pans de toile blanche, caracole sur le front des troupes : lançant sa monture, il la bride d’un coup tous les cent pas, afn de haranguer les guerriers : la bête se cabre et bat des sabots à hauteur des têtes. N’avancez pas ! crie le hobozem aux troupes d’infanterie. « Vous devez tenir sur place, tant que nos cavaliers n’auront pas tourné les forces des Lèvres-Bleues ! » Les recrues, au comble de l’exaltation, saluent de leurs épées levées.

    À cent pas, Atzahî réitère son appel, la même scène se répète, hallucinante. Les Khyrrs des ailes nord et sud ont engagé la charge. Leur confiance est forte. Très vite les chevaux lourds se truvent aux prises avec les petits chameaux ; lesTzaghîrs ont à peine eu le temps de se rabattre de côté. Mais les pertes sont lourdes à cause des archères.

    C’est alors que les jeunes Khyrrs, demeurés calmes en dépit du désir, virent fondre sur eux la lourde masse des piquiers montés, visages durs, lourdes lances noires abaissées à quatre pieds du sol au niveau des poitrines, quinze rangs de chameaux géants trottant l’amble ; chaque pique est forgée de façon différente, multiples clés d’une serrure unique : la mort. Les jeunes Dix-Huitenaires ne tentent pas de résister. Ils se laissent glisser sur les ailes ; quand les lourds chevaux khyrrs, sentiront sur leurs flancs prêts à les seconder les vaillants fantassins bouillonnants de jeunesse, quelle ardeur ne les poussera point, cœurs d’homme à poitrail de bête !

    ...Car ces Tzaghîrs ne savent combattre que de loin, pique ou arc ; qu’on presse leurs thorax, bien peu résisteront- mais voici des cris qui s’élèvent au dernier rang des fuyards, stratèges malhabiles : les Chameaux-Lourds et les piques entrent en danse, côté dos. Et il faut bien se retourner, faire face trop tard aux longues barres, découpant les poitrines en dentelles variées. . De part et d’autre de la percée, les Chameliers se sont rabattus : chaque parti de Khyrs se trouve encerclé. Chaque boule d’épines, furieuses, pressent et perçoit les appels de l’autre part, également bloquée. La pression s’accentue, jusqu’à la curée. Très peu auront survécu à ce casse-noix.

    Les rescapés, jeunes conscrit, se sont bel :et bien enfuis vers Pikâr, la ville la plus proche, y semant la confusion. Les fuyards furent poursuivis et troués dans le dos sur plusieurs lieues de course. Cependant les Grands Chameliers ne les exterminèrent pas, comptant sur la terreur des survivants pour désorganiser l’arrière., mais obéissant avant tout

    à une coutume ancestrale et absurde : chaque engagement d’importance, victorieux en particulier, nécessitait le tirage des sorts, afin de décider de la marche en avant ou de l’immobilisation du front. Dans le passé, une telle superstition avait souvent causé la défaite.

    Les soldats tzaghîrs ont vu les Grands Chameliers revenir sur leurs pas, avec des huées de désappointement.

    Ebbi fit rassembler ses neuf meilleurs guerriers, couverts du sang ennemi. Puis neuf hommes blancs, les plus robustes, mais qui s’étaient laissé capturer. On les réunit sous une tente circulaire, la Tente d’Amitié. Tous s’y mirent nus, ce qui n’alla pas sans difficulté pour les Blancs, accoutumés à la pudibonderie. On se moqua d’eux pour commencer, à cause de leurs sexes scarifiés dans le sens de la longueur. Ensuite, le plus grand des neuf Noirs déclara : « Nous, qui vous avons défaits, nous vous servirons toute cette nuit. Nous nous témoignerons toutes les marques de la plus vive amitié ».

    Tous étaient nus et graves. La coupe de sang de bœuf circula lentement. Les pans lourds de la tente s’agitaient au vent réfléchi de la nuit. Chaque couple, se tenant par l’épaule, buvait joue contre joue l’âcre breuvage rituel. On se parlait à voix basse et assurée. L’interprète, au centre, faisait son office. On échangeait des poésies, des chansons fredonnées, et ces hommes devenaient proches. Un Tzaghîr expliqua, au milieu de la nuit, qu’il fallait échanger de son sang. Il montra l’exemple avec un jeune homme à peau rose qui se tenait accroupi à son côté ; l’incision à l’épaule fut brève, il s’accolèrent pour une mutuelle succion. Les sautres agirent de même. Puis Blancs et Noirs s’assirent en silence contres les parois, en alternance de couleurs. Posée sur le sol devant chacun d’eux, les lampes à huile projetaient sous leurs mentons des lueurs déjà cadavériques, creusant les joues et les mâchoires.

    La plupart s’hypnotisaient sur les flammèches. Si l’un d’eux venait à surprendre les traits de son compagnon, il baissait les yeux. L’un des Tzaghîrs, pour éviter que la nuit ne fût souillée par le sommeil, murmura le premier couplet d’une chanson d’amour. À ce moment tous entendirent, précis dans la nuit, les premiers coups des charpentiers.

    « C’est l’uñuosh qu’on assemble devant la tente ». L’interprète traduisit. Les Blancs écoutèrent. Les Noirs se résignèrent : l’ uñuosh, c’était l’échafaud, vaste ring surélevé, rond et ceint de cordes, où le combat terminal se tiendrait. Les hommes s’apprirent leurs chants, chacun dans leur langue.

    Au petit matin, quatre courtes cornes de brume s’étranglèrent aux quatre points cardinaux. Les hommes-sous-la-tente urinèrent, puis ceignirent un pagne, de couleur opposée à la sienne. Très vite les quatre cornes résonnèrent une seconde fois. Les hommes accoururent deux par deux. Ils s’étreignirent avec émotion, tout en courant, car l’un ou l’autre devait mourir. Les Blancs portaient un gorgerin de fer, les Noirs un casque – rapidement noués par un diacre-bourreau. Les affrontements furent brefs, étant donné la frayeur de chacun. Les diacres avaient recouvert le plancher d’une épaisse couche de sable. Après chaque duel, ils la creusaient et la déblayaient, aussi loin que le sable avait bu.

    La matière ainsi recueillie trouvait place dans des seaux de métal hermétiquement clos, qu’on enfouirait dans un lieu tenu secret. En une heure de soleil, les combats furent achevés. Les corps brûlés avec le bois de l’ uñuosh, l’armée observa le repos rituel d’un jour.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    «  Le couple de chameaux, fines jambes rapides,

    «  Bat l’amble dans les hautes herbes

    «  Kassim et Oultaïla

    «  L’ellipse orange peinte sur leur crâne d’or

    «  Court annoncer la victoire…

    (poème d’Agattîr)

     

    «  Un témoin raconta qu’il les avait vus, criant et riant, se lancer le message de l’une «  à l’autre monture : la boîte de bois verni tournoyait comme une hache, touchant la

    «  main droite ou la gauche, le coude ou la coquille du poignard. Leurs lèvres étirées

    «  - comme des saphirs fendus vola sur la crête des herbes.

    (Houbizé, XI, 11)

     

    «  Portés par l’élan, ils eurent franchi le défilé d’un seul bond, traversèrent la Terre

    «  du Cacao, la Terre Rouge, et proclamèrent à grande allure la victoire à travers les

    «  places d’Ikattan. Or on était en cinquième heure, en pleine agitation du Grand

    «  Commerce. Par l’enthousiasme qu’ils éprouvèrent, les marchands renversèrent « leurs étals, invitant la population à se servir, afin qu’elle festoyât. De toute part

    «  s’élevèrent les clameurs, toute la nuit le Peuple aux Crêtes Rouges célébra le

    «  combat de Gozar Gatzar. »

     

    3. L’arrivée des fuyards

     

     

    Bravant les dieux 300 hommes montés suivaient la retraite des Blancs. Ceux-ci, passéela débandade, s’étaient recomposés, sans courir. La nuit les trouva au lieu-dit Armalak. Les survivants des chefs firent panser les blessés : seuls les chirurgiens, regroupés dans un pli du terrain, purent allumer des feux de braise. La garde fut montée, les rondes assurées.

    Au matin, les soldats en retraite aperçurent, dans trois directions, les chameaux tzaghîrs à l’arrêt, à un quart de lieue, épiant.

    Des mouvements d’âme agitèrent les guerriers. Les uns voulurent achever les blessés, fuir vers le nord, et la ville. Les autres, plus nombreux, parlèrent de charger les Noirs insolents. Thérif, simple moyaf (1) promu chef, opta pour un moyen terme : on s’avancerait à leur rencontre, mais sans rechercher le contact. « Le Tzaghîr apprendrait à respecter le lion, même à reculons ». On fit ainsi qu’il avait dit. Chacun pouvait dénombrer, dans les rangs adverses, les silhouettes. Mais on ne distingua pas les visages. Aucun acte d’indiscipline ne fut tenté : pas un cri.

    Les Noirs n’étaient que trois cents, dépourvus de l’accord rituel des dieux. Le terrain les favorisait, car le sol ne cessait de descendre, si bien que les Blancs pensaient avoir dans leur dos l’avant-garde d’une puissante formation. Le jour suivant, les Noirs étaient plus proches. Cette fois-ci, l’armée entière suivait à courte distance. Les Khyrrhs devinrent nerveux. Peu après le milieu de la journée, Thérif aperçut d’autres troupes de son pays, qui s’étaient enfuies par des chemins différents. « Que font les Noirs ? » leur demanda-t-il. « Les Tzaghîrs nous suivent de près » lui fut-il répondu.

    La réunion des deux bribes d’armée, au lieu de restaurer la confiance, accentua la crainte. Le camp fut levé plus tôt. Les Tzaghîrs suivaient à présent, bien visibles, narquois. L’allure s’accélérait insensiblement, les alignements se défaisaient malgré les cris des serre-files. À présent les Noirs lançaient des quolibets. Les Blancs forçant l’allure, les Crêtes Rousses allongèrent le pas, et des guerriers, par jeu, lançaient le cri de guerre. Les chameaux, reconnaissant l’injonction, mais comprenant peu la plaisanterie, accélérèrent. Certains les freinèrent, d’autres non. Le reste de l’armée noire ayant rejoint ses éclaireurs se montrait à présent compacte.

    Une formidable huée jaillit des Lèvres Bleues, à quoi fit écho la plus faible et honteuse clameur des paniques. Les moïavt (lieutenants) exécutèrent de leurs propres mains les plus proches d’entre eux qui jetaient les armes. Mais tout fut emporté. Les cavaliers blancs s’ouvrirent le chemin à coup de lance dans la masse et la nuque des fantassins. La fuite se déploya sur une largeur de trois lieues. La plaine ruisselait de lâches meurtres et de piétinements. Des hameaux et des bourgs, raflés par cette gigantesque cohue giclaient des files d’expulsés, molécules chargées de meubles et de ballots, qui couraient tous s’agglutiner.

    Or les Tzaghîrrs ne frappaient point ! ils ne tiraient pas de flèches, se poussant seulement contre les blanches épaules convulsives. C’étaient leurs clameurs de joie que les Blancs prenaient pour des cris d’assaut, et le massacre ne venait que des Blancs eux-mêmes, se piétinant, se foulant sans vergogne, les cavaliers sur les soudards, les soudards sur les valets, ces derniers sur les femmes et les marchands.

    Le premier de la ville qui vit converger des trois points de l’horizon cette triple lame grouillant de poussière, fut la vigie de la Tour Sud des Pères. Déjà la foule propulsée par la panique battait les redans de la barbacane.

    La ville dePhytallia, comme la plupart des cités de Khyrs, était fortifiée « à la pieuvre », c’est-à-dire que les murs s’étiraient en fins tentacules creux, sur une longueur d’un quart de lieue, à partir du cercle de l’enceinte ; hérissant le tentacule à intervalles réguliers, des ventouses fortement remparées. Mais une seule porte, à l’extrémité du tentacule exclusivement. On imagine l’épouvante de cette foule traquée, face aux seules ouvertures praticables. De plus les Tzaghîrrs, mis en appétit, commençaient à lâcher quelques flèches et coups de lance pas tous inoffensifs.

    Une porte fut ouverte. Une longue contre-éjaculation ébranla les murailles parallèles. Sous les passages couverts le grondement redoublait. Là-haut, sur les chemins de ronde, la garde se mutinait ; ses chefs ordonnaient d’arroser de flèches les déserteurs.

    « Les moïavt juraient par tous les Dieux qu’il n’était pas meilleure perte pour un peuple « que des traîtres fuyards ; ajoutaient qu’ils voyaient très bien les Tzaghîrs emportés mêlés « au torrent, et qu’ils tuassent au moins ces ennemis. À quoi répondaient les gardiens qu’ils « auraient mieux couru de même vers leurs refuges, tout armés comme ils l’étaient ; que ce « n’était raison de flécher leurs camarades lesquels à leur endroit eussent agi de même ; « enfin baguenaudoient certains qu’ils aimaient ainsi se remplir du spectacle sans en obturer « l’ordonnance. »

    YOTH, XV, 37

    (« Par ainsi se répandit la tourbe tumultueuse enmi les rues et voies de la ville du sud »)

     

    Figure p. 20 Phytallia présente un système de défense propre aux Khyrrs. On obaerve sur cette figure le dessin concentrique des voies principales, an centre duquel se

    dresse une île conique sommée d’une citadelle. Les flèches représentent le

    trajet des fuyards. Les deux moitiés d’armée blanche s’entretuèrent d’abord

    à leur point de jonction, faute de se reconnaître. Nombreux furent ceux qui

    se précipitèrent dans lac tout armés, et s’y engloutirent.

     

     

    ...Mais la population de Phytallia se ressaisit à sa façon. Les civils, barricadés dans leurs hautes demeures, bombardèrent les fuyards de tout ce qu’ils purent trouver de plus lourd : meubles, candélabres, et jusqu’aux pierres descellées de leur maison…

    Cependant sur la place aux Étrèbes, les étals du marché, tentures, tréteaux, fruits, toiles, marchands, furent foulés pêle-mêle par les cavaliers en déroute, couverts jusqu’aux genoux du sang des leurs qu’ils avaient tailladés pour se frayer retraite. Des masses gagnées par la panique se bousculèrent aux parvis des temples, hurlant leurs prières. Des rues surgissaient encore des bandes enragées, lançant des pierres et des sarcasmes. Des incendies se déclarèrent.

    Or trois cents Noirs s’étaient introduits dans la ville : c’étaient les trois cents premiers éclaireurs. Pensant le reste de l’armée derrière eux, ils s’étaient mis à massacrer sournoisement la population d’un mur à l’autre à travers les rues. Les portes de la ville s’étaient refermées sur eux seuls. Voici comment : du haut de son chemin de ronde, la garde blanche s’était aperçue qu’un flot continu de crânes noirs à crête rouge franchissaient à présent le portail. Abandonnant leur propre rébellion, les Blancs tirèrent un barrage de flèches. Certains même osèrent descendre par les rampes pour en découdre, et refermer les portes. Le chroniqueur Abdulislam ajoute que la fermeture des lourds vantaux sembla facilitée par les Tzaghîrs eux-mêmes, qui auraient bridé l’avance de leurs chameaux.

    Les gardes blancs démentirent cette version, qui diminuait leur mérite,mais certains dévotsla divulguèrent, invoquant le secours in extremis du dieu des Murs, DAQST. (Les travaux du professeur Momamovitz sur la mentalité tzaghîre (Crêtes Rouges, 1932) avancent l’hypothèse vraisemblable selon laquelle ces 300 « éclaireurs immédiats », volontairement laissés en avant-garde de l’assaut proprement dit, et isolés par un cordon de guerriers bloquant toute retraite, n’avaient été introduits dans la ville en nombre nettement inférieur afin d’être immolés, à cuase de leur désobéissance initiale au Combat des Dix-Neufs, dont ils n’avaient pas attendu l’issue). Les Éclaireurs Immédiats se trouvèrent soudain regroupés au centre d’une esplanade en bordure de lac, où les limites de leur groupe leur apparurent.

    « Encommencèrent à considérer combien moindre en nombre estoient, si qu’on les pouvoit «  «  « aiséement cercler, et de faict l’estoient-ilz au mitan d’icelle place,isolés, de pied, toutefois « pourveus d’armes. Après grand stupeur et silence, tel poussa le premier cri, ainsi gagnant de « proche en proche tout alentour de la susdite place.Toute la cité recria de mesmes, s’entrencourageant l’un l’autre, et ce dict-on, que les Khyrrhs empeschés de bien veoir s’exclamoient aussi de confiance encontre leurs envahisseurs ».

    YOTH, XVI, 31-32

     

    Les éclaireurs noirs, se comprenant sacrifiés, luttèrent sans espoir autant dire de toute leur vaillance. Les Khyrrhs, dépités de leur primordiale panique, se déchargèrent sur la poignée de Crêtes Rouges. Ceux-ci succombaient sous le nombre, et l’ignoble carnage se perpétrait, quand de nouveaux cris de terreur éclatèrent au loin : tandis que tous tourbillonnaient pour porter leurs coups, les Tzaghîrs de l’extérieur avaient enfoncé les portes désertées.D’un long trot de chamellerie, les assaillants avaient remonté les couloirs défensifs ou « bras de pieuvre », et reprenaient de dos les massacreurs affairés. « On nous tue dans le dos ! » criaient les Khyrs ; et les Noirs répondaient Buqmufa ! buqmufa ! ce qui signifie « Carnage ! carnage ! »

    Une stricte discipline réprimant le pillage et le viol, Kolba, ayant abusé d’une fillette de 12 ans, fut aussitôt exécuté. Alors les Blanches qui se trouvaient dans les rues, mêlées parfois aux massacreurs, purent chercher refuge auprès des chefs tzaghîrs. Aucune rigueur ne leur fut tenue d’avoir porté ou voulu porter un coup mortel.

    Ainsi fut prise Phytalia, et maints de ses habitants occis.

     

    4. Situation de Khyr en 480

     

    80 lieues séparent Phytalia de Slavod, la capitale. L’annonce du désastre eût dû y parvenir au plus tard dans les trois jours. Or, les hiérarques l’avait interceptée.

    Il existait à Khyr une grande prolifération administrative. Point de chef qui ne fût subalterne à quelque titre de telle ou telle subdivision, ni de subordonné qui ne le fût à plusieurs chefs simultanés, en relation chacun avec telle fraction de ses attributions. D’un autre côté, tel supérieur hiérarchique pouvait fort bien se trouver sous la dépendance de son employé, qui avait pouvoir de décision sur lui dans un autre domaine, en vertu de la « Loi de bascule ». Ainsi le Maître des Ponts décidait-il des frais de construction, qu’il imposait au Pontonnier Majeur. Mais ce dernier avait la haute main sur le choix du personnel et des matériaux, qu’il imposait à son supérieur. Aux écuries, le Grand Avoinier fournissait le fourrage aux chevaux du roi, mais devait le respect au Litier, qui veillait à l’entretien des écuries. Au-delà d’une simple répartition des charges, il s’agissait d’un équilibrage des respects dus à chacun, selon sa fonction du moment. Inutile de dresser un tableau complet des lourdeurs inextricables et de la gabegie dont l’administration khyre se trouvaient infestée.

    Le rois ne recevait donc que la portion d’information que lui communiquaient les filtres de ses fonctionnaires inamovibles, ses hiérarques. On ne sache point qu’il eût souhaité en apprendre davantage, confiné qu’il était dans ses métaphysiques. On peut même affirmer qu’une simple obstruction dans la transmission d’un message n’a pu à elle seule entraîner la chute d’un empire. L’attitude des Grands contribua toutefois au manque de cohésion d’une défense militaire que le nombre aurait pu douer d’une certaine efficacité.

    Le 5 de nibhûr au matin, le messager parut aux portes de Slavod, arborant dans son dos l’antenne bleue de la défaite. La sentinelle avait ses ordres et le débarrassa de son fanion. On le restaura. Le Sire d’Inville tiré de son sommeil extirpa du messager le plus d’indications qu’il put, le messager sachant tout par cœur. Ensuite on enferma le messager, et les sentinelles furent consignées – d’autres les auraient tuées.

    Un conseil exceptionnel se réunit au palais des Akères. On retrouve là tous ces parasites d’Ètat qui tour à tour formèrent ou déformèrent l’empire (cf. « L’apogée khye au Moyen-Orient » (- 125 / + 216, Franzens 1932) : les cousins Porlaty, Mo-Rhamdès, Kuynsan et Béouleh – que leurs jours soient comptés, que la bêche les tranche vifs. Leur idéal est la rapine, leur joie de vivre nulle. Puiser dans les coffres en étalant sa morgue, telle est la vie des hiérarques de ces temps-là. C’est au moment précis de la convocation que les rues de Phytallia sont livrées à un nouveau massacre ; mais eux, doctement, argutient pour déterminer ce dont le roi LIGA sera nformé, et quand. Voici ce que décident ces trafiquants, anoblis par eux-mêmes :

    « Ces Nolrs ont de l’or, et des diamants profère Porlaty. - Nos Sciences affirment, profèrn Kuynsan, que dans les Montagnes les Démons se cuisent des escarboucles et des rubis sur leurs grils souterrains ». Sa voix se perd dans un éclat de toux. Son éloquence l’emporte : ne pas combattre les Barbares ; traiter seulement, filouter. Les deux femmes du conseil, exceptionnellement tirées du gynécée, doutaient fortement : il faudrait lentement se laisser envahir ; « et qui sait, ajoutait Nosdol, s’ils nous accorderaient suffisamment de vie sauve pour jouir des premiers carats ». - sa compagne suggéra de mettre à profit toutefois la défaite pour dépouiller de leurs biens les généraux couards. Face aux fortunes soustraites au fisc, les passe-droits promis aux grades supérieurs furent de peu de poids ; on osa même attribuer à ces confiscations des vertus purificatrices : les fortunes foncières et leurs troupes d’esclaves constituaient, on s’en avisait soudain, une grave atteinte aux prérogatives royales.

    Les jours suivants fournirent aux voleurs une occasion de s’exercer. Les envahisseurs en effet n’avançaient pas en plaine, rendus circonspects par la minceur de leurs arrières, qu’alimentaient seuls pour l’instant les défilés du Ktôh, et que freinaient leurs superstitions méticuleuses. Ces derniers avançaient sans hâte, fourvoyés entre les bras des affluents, revenant sur leurs pas, phagocytant les poches avec des nonchalances d’amibes, mais toujours victorieux. Quant au peuple khyrr, il s’était transmis à lui seul le cours des évènements. L’annonce du désastre ne pouvait décemment plus être retardée au Roi, qu’un chambellan de bas étage eût pu l’informer sans fard.

    Mais les hiérarques parvinrent à combiner cette révélation avec la nouvelle d’une trahison : celle du obozem Ovnot. Ils n’avaient pas tort, quoique sans le savoir, et ce n’est que depuis les travaux de Herr Professor Dekentmayer sur les manuscrits de Nyatt que nous pouvons annoncer ce qui suit :

    « Ovot fut chargé de bouter hors, ou mieux d’anéantir, l’avalanche des Crêtes-Rouges. La raison invoquée lors de son interrogatoire fut l’insuffisance numérique. Mais il avait tardé. Aussi, il envoya son collègue Yuzonnt en mission auprès d’Éod, afin de le persuader de se joindre aux forces de répulsion : indépendance des chefs d’armée ; nous savons par d’autres sources que Yuzonnt était bien le dernier ambassadeur qu’il convînt d’envoyer auprès d’Éod, les deux hommes étant brouillés depuis longtemps. Les hiérarques pouvaient donc présenter Ovnot comme un traître, agrémentant leurs propos de soupçons aussi soigneusement distillés qu’invérifiables.

    Le roi LIGA se fiait aveuglément à Mogandé, rapporteur de hiérarques. Il le crut, cita illico à comparaître Ovnot, Yuzonnt, Éod, et maints autres. Ils étaient perdus.

    5. Liga le Fou

     

     

     

    Le Roi Liga était âgé de 25 ans. Sombre, sournois, le teint olivâtre, le nez coupant, la face vers le bas ou marquée de suspicion. Sa sensibilité le livre à des accès d’agitation fourmillante suivis de prostrations, d’où jaillissaient des projets capables, à la lettre, de bouleverser le monde, et l’entourage, les ministres… n’avaient pas avantage à faire languir les ordres, jusqu’aux prochaines turbulences.

    LIGA, de sa propre volonté, vit reclus. C’est la condition essentielle au succès de ses magies, qui lui assurent, au sein de son silence, la maîtrise absolue. Il adorerait, au fond d’une crypte, la Pierre étoilée du Nord phosphorescent. Il s’y retire, masqué, couvert d’or, absorbant dans le noir des gelées miroitantes. De ses révélations procède le gouvernement. « Cet être exceptionnel méritait l’illumination » estimait Yôth-Ahnan.

    Malheureusement le programme des Grands s’exécuta de point en point. Des messagers encagoulés furent expédiés aux meilleurs chefs de guerre. Ils portaient à l’arçon une large hache au profil teint de rouge. Il faut relire le saisissant récit de Vârash, officier de secrétariat, à la fois témoin et acteur :

    Français Djunngo

    « Yuzoat avait alors quarante-et-cinq « Tuzvoat juyf’must räzdvidopr’ppoït

    « Il était fort et bien fait « On ojof gusf if coïddjôf.

    « L’âge n’avait point courbé « Mikhi shuyofrrt dwasco

    « son ossature, et il ne devait jamais «  tup attvazi, if pi shuyof l’ñot

    « la courber. Il avait parfois « m’dwashis. Omuyof rzgwot

    « succombé aux puissances de « taddungo jath rôtt’ddit fi

    « l’intérêt et de la famille, « m’oddvosôv iffi n’djnommi,

    « grandes pour se soumettre tout « xtfit rwas ti twannivsi bâf

    « homme du peuple au Roi, mais « junni fa riarmi ya Swo, ñot

    « néfastes pour sa fin, et pour « podjivvit rwas tgô, iv rwat

    « notre fin à tous, comme il advient « puvsi gô ibât, dunñom afwoïtf

    « en général et comme il nous « ip khobozm iv dunñom bwat

    « advint de jour-là « fwof di lwaz-mi

    (On trouvera la suite du texte djunngo chez les Éditions du Caveau, rue Barbentane, LYON)

     

    (suite du texte en français) :

    (…) Éod sortait la tête haute, satisfait des vins et du pardon, accordant son arrogant soutien «  à la cause commune. Et n’eussent été les ordres cruels de LIGA, nul doute que tant de « forces réunies n’eussent contenu et repoussé l’invasion. On entendit sur le parvis de la « tente le galop freiné de deux montures. Sorti simplement encontre le bruit, Notre Maître « Yuzoat vit sautant des selles deux envoyés du roi LIGA, portant au nœud de l’épaule la « broche ronde d’améthyste, à la main chacun le message également scellé d’améthyste.

    « Les déroulant devant lui, lurent ensemble la citation à comparaître et le rappel de la « mission. L’un des messagers parlait d’une voix rauque, l’autre tenait l’accent des Nsoyitt. « Yuzoat soulevant encore le pan de sa tente cracha de dépit sur le sol, et déclara qu’il « n’avait point démérité, que les accusations sans retour dont il était chargé, car on ne « sortait pas vivant des tribunaux de l’Améthyste, ressortissaient à la calomnie. Il osa même, « et de cela je suis témoin, porter la main sur la broche et mettre en doute avec courroux la « légitimité du symbole. Ce que voyant, l’homme Naoyitt courut détacher de la selle la « hache au tranchant teint de rouge. Notre Maître reçut le coup, qui lui détacha l’épaule, et « le rideau frangé retomba sur son sang. Je m’abstins de paraître, sachant, comme il advint « de vrai, que la terreur des améthystes fige le peuple et l’armée. J’appris que la peur avait « poussé si loin qu’Éod lui-même, peu de temps après le départ des messagers, fut poignardé dans la nuque par un officier d’en-bas, pour gagner quelque grade. »

    Ajoutons que dix autres messages en ce sens furent expédiés, acculant au suicide les meilleurs chefs de l’armée khyrrhe. Cette erreur décapita le haut commandement, supprimant ainsi toute possibilité d’intervention efficace.

    6. L’Épanchement

     

     

     

     

    Un flot constant de Tzaghîrrs franchissait désormais les défilés du Ktôh, sans défense depuis la déroute de Drinop. Le gros de l’armée s’était alors emparé de Phytallia, comme relaté plus haut. Cependant, un autre corps de troupes, nouvellement parvenu sur territoire khyrr, prenait l’important marché de Baâssam. Aucune résistance, déjà se propageait la désorganisation semée par les hiérarques. Les Tzaghîrs se contentèrent de s’attribuer les meilleurs logements. Les informations étaient restées aux mains du Sire d’Inville et de ses acolytes, qui tournèrent l’esprit du Roi de telle sorte qu’il se préoccupait bien plus d’exécuter ses serviteurs que de remédier à la défaite. Mais le peuple, désormais, savait que le Roi était fou, et les ministres pervertis.

    Or les Tzaghîrs, passées les premières conquêtes sur une profondeur de 25 « lieues », n’avaient plus éprouvé le besoin de progresser. Épandues sur le Sud du pays en un delta dont le défilé de Ktôh formait la racine, leurs troupes à présent épaissies de bagages et de marchands poussaient nonchalamment leurs avances. Un bref combat le cas échéant, une annexion tranquille de 10 lieues carrées, et le delta de l’invasion s’évasait vers le nord et la capitale.

    Dans les siècles passés, pour autant que la faiblesse des sources peut nous le laisser supposer, les rois tzaghîrrs avaient conduit leurs peuples à l’assaut des primitifs de l’équateur ; une alternance incessante de succès et de revers avait jeté sous leurs lances, ou les en avait arraché, les mêmes territoires alternativement disputés.

    Depuis cent années, les Tzaghîrrs s’étaietn contenté de mettre en valeur les terres riuges du plateau d’Ettoboï, avec les monts qui les encadraient. Seules des motivations religieuses, relatives à des prophéties expansionnistes, les avaient jetés comme un rapide aussitôt absorbé par le sol, à travers les défilés du Ktôh. On peut se figurer la mornitude galopante éprouvée face à des peuples n’éprouvant aucune envie de se défendre, ainsi que l’a imaginé Moellfort, ou, plus vraisemblablement,le dédain manifesté pour une capitale dont la chute, sans importance stratégique réelle, se fût accomplie d’elle-même. Rien n’était prêt non plus sur les murailles, rien d’autre que les patrouilles habituelles.

    Simplement, pour satisfaire aux rumeurs inlassables de défaites non confirmées, tel flavets ici (adjudant), tel tishift là (sergent) s’étaient-ils permis de renforcer à tout hasard le secteur confié à son commandement. Mais quelques flèches ou tirs de catapultes sans portée

    se révélèrent sans commune mesure avec la formidable surprise qui assaillit les défenseurs de SLAVOD à l’aube du 3 nibhur 489 : une horde de démons noirs aux lèvres peintes, d’abord mobile à peine à l’horizon de 40 guetteurs à la fois, quel que fût leur point cardinal. Le cor d’alarme circula tout autour des murailles dans une succession plus rapide qu’aucun mot d’ordre n’eût su l’obtenir : chaque vigile revendiqua sur l’honneur le premier coup d’œil exact

    Les Tzaghirrs en effet s’avancèrent de toutes les directions à la fois, en cercle parfait sur la plaine steppeuse. Cette fois-ci encore, prêtres et chefs noirs s’étaient concertés pour l’impeccable déploiement du rite. Puis on distingua les hautes colonnes chamelières, badjars liés sur leurs bêtes par les huit rubans en toupie, en ordre de marche et non pas de bataille, tant était poussé loin le mépris du Blanc. Ainsi roula le bourrelet négligemment resserré autour de la capitale, sans aucune autre réaction qu’une stupéfaction curieuse. Ni sortie donc, ni traits : mais 40 vigiles époumonnés, les yeux immenses et les cors ballant aux ceintures. Les Tzaghîrrs cantonnés à 400 pas des murailles montèrent leurs tentes et cuisirent leur odorante nourriture, car c’était l’heure du repas de ce matin-là.

     

    Vigie 32 – Rapport

     

    « Vu l’armée des Noirs. Osé souffler du cor ,tous ceux qui m’ont imité jetés plus tard aux fers.

    «  Noirs crêtes rouges en arrêt 400 pas. Mangent et boivent. Présence de femmes. Odeurs« méconnues, appétit. Vers midi, grande agitation Secteur 32.

    « Espace dégagé devant immense tente, chameaux écartés. Chant poussé par tous. Voix graves et « forcées, de plus en plus fort. La tente du chef s’agite. Il paraît, sans ornement. Tous les guerriers torse nu, ÉPÉE démesurément longue apportée, très blanche, très brillante, ÉPÉE fichée en terre.

    « Tous en cercle, le chef parmi eux. Des chants assis, des prosternations. Des cris litaniques. Des « chants la face contre sol. Adoration de la Force de l’Épée. Clameurs énormes : HALAM !

    « HALAM ! - cris propagés en cercle, à travers tout le camp, secteurs 32, 31, 30 et 33.

    Vigie 32 – nom : Kapedagh, âge : 29. »

     

    Les Tzaghîrrs exultaient.

     

    Le texte ci-dessus est la première mention d’une cérémonie de cet ordre en plein jour. L’épée géante fut ensuite menée en procession au travers du camp. Des guerriers au crâne peint lui faisaient escorte. Parvenus, après plus d’un tout de reconnaissance, au droit de la porte qu’ils estimèrent principale (en fait ce n’était que la Porte des Roses, plus richement ornée), ils replantèrent l’épée dans le sol. Aucune vigie ne nous a retransmis la scène, mais nous pouvons nous en faire une représenation d’après l’image du papyrus Oxyrrhinchus 4133 : de part et d’autre de l’épée figurée par un trait bleu, se tiennent deux Tzaghîrs juchés debout sur deux sièges.

    Ils sont vêtus de vastes robes coniques, l’une verte, l’autre rouge. Le graphisme utilisé indique une matière proche de la paille. Le rebord des robes masque les pieds des personnages, qui semblent perchés sur des sièges d’arbitrage. Face à face et tournés vers l’épée, ils tiennent chacun des deux mains un long rouleau écrit. En retrait, deux Badjars solidement liés sur leurs chameaux assistent au combat d’éloquence. À l’arrière-plan, à droite, apparaissent les tours d’une enceinte murale.

    Nous pouvons à présent affirmer avec certitude que cette scène correspond aux fragments rhétoriques publiés récemment sous le numéro 2999 C de la collection « Kirrotzag » :

    « Ô vaillant d’entre les vaillants, noble et haut parmi les plus hauts, non plus toutefois que mon maître Zajîr -

    «  - considère, ô chameau de lumière, la perfection de ces murailles polies, leur vastitude et le nombre extravagant des guerriers qui les couvrent, bien supérieur au nécessaire » (...lacune…) « ...faiblesse d’autre part, la fatigue pendant à ton bras nu, et le recreusement de tes rides (...lacune…)

    «  - seul Zajîr, mieux placé pour l’attaque, mieux armé dans la nouveauté, exactement instruit du terrain et des hommes et de leurs mœurs…

    «  ...il a vaincu à Tiépali, à Soudes, à Gasganets, aux Fourches d’Or. Il a revêtu les lamelles semées de mica, bu la liqueur de Mâth, foulé sous ses puissants pieds les terres du Sud et de l’Ouest, où le soleil s’incline devant sa force. C’est DONC à lui qu’il appartient de porter le premier coup, de crépir ces murailles du sang de ses guerriers. »

    Le discours de réponse n’est pas moins hyperbolique :

    « Badjar Badjarosag, tyran des tyrans -

    « Badjar, danseur de la mort sur les crânes Big et Bansûr

    « Badjar, chameau lumière de lumière aux orteils épatés sur le sable,

    « Badjar, lance du peuple aux lèvres rouges,

    «  Badjar, honneur de Gèb, d’Olbi et de Massâb,

    « Badjar, tambour qui tue le déserteur aux premiers bonds de sa course,

    «  Badjar, épidémie des flèches et remède à toute attaque,

    «  Badjar, au poids terrifiant, creuseur des bosses du chameau, ébranleur souterrain,

    «  Badjar, soleil noir du peuple noir,

    «  Badjar, à toi le mur, à toi la ville, les femmes et le vin, à toi notre mort, prosternation sans fin devant le Seigneur des Seigneurs

    «  Badjar Badjarosag Hempiroag... »

     

    Ainsi, tandis que la ville des Khyrrhs, pétrifiée, tendant une croupe résignée, consent déjà aux conquêtes, les Tzaghîrs, incapables de se présenter à l’unisson autrement que pour le rite de l’investissement circulaire, révèlent leurs divisions. Pour l’instant, dans l’euphorie de la progression, nul ne doute que la vaste capitale ne soit prête à la cueillette. Or, c’est la première et unique fois qu’un tel rite est signalé par les historiographes. Ou bien donc ils s’agit d’un ancien rite, dont nous ne possédons pas de version antérieure, exceptionnellement remis en honneur, ou bien d’une véritable rivalité, mise en scène pour cette seule et unique fois sous forme de rite.

    Les Khyrrhs auraient pu profiter de cela, tenter une énorme sortie : ils ne le firent pas.

    6. Les Hiérarques

     

     

     

    À l’arrivée des Hiérarques plénipotentiaires, au nombre de dix, également couverts des plus somptueux ornements qu’ils avaient pu exhumer, les vainqueurs furent secoués d’un vigoureux accès d’hilarité. En tête des Khyrrhs venait Petkar, surchargé d’orfroi au point de ne pouvoir baisser les bras ; puis le gros Chorm, trébuchant sous le poids de la couronne royale qu’il tenait entre ses mains comme une encombrante potiche ; puis les cousines Porlaty, Kwynsan aux doigts goutteux écartelés par les anneaux, puis les cinq autres négociateurs, débordants d’étoffes rouges et vertes, épaulettes frangées, châles de sanit superposés.

    Visiblement les plénipotentiaires, engoncés dans leurs carapaces, ne semblaient pas accoutumés à semblables équipages. Plus visiblement encore, après que les rires se furent éteints et que les généraux noirs, noblement dévêtus jusqu’à la ceinture, se furent contraints par jeu à recevoir déféremment la délégation blanche, ces ambassadeurs ne tenaient leurs pouvoirs de députation que d’eux-mêmes, comme le firent soupçonner les premiers termes embarrassés de leur déclaration préliminaire. On les amusa longtemps, multipliant les embarras de préséance et clauses de style, où tradition des Tzaghîrs offrait matière à d’infinies passes d’armes...*

    Cependant il existait, au sein de chaque clan noir, un noyau de guerriers qu’on appelait les Purs, ou « Naqars ». Leurs statuts internes, fort stricts, variaient sensiblement selon leurs origines, tribales ou totémiques. On retrouvait d’un clan à l’autre les mêmes postulats, où les peuples tzaghîrs puisaient la meilleure part de leur sentiment national : nombre d’adhérents restreint, parité sexuelle rigoureusement respectée, concours d’endurance ; exhibitions constantes d’ardeur à combattre, chacun s’engageant sur son sang à se porter aux points les plus chauds ; un tribunal de survivants tranchait sans appel des cas en balance. Enfin, le point de règle le plus sublime tenait en un mot : rekamba, imparfaitement rendu par « silence ». Le postulant ou nâq peut s’exprimer – discourir et chanter. Mais seulement dans le cadre sémantique de la force, nécessairement très limité. D’autres tabous s’étendent à une grande variété de mots ou de désinences. Le nâq doit aussi « redresser la tête en silence (rekamba), « limiter son bras » , économiser « la curiosité circulaire de son œil » - aussi certains traduisent rekamba par « orgueil » (khyrré : oushaïom)

    ...Or, trois longues heures de tergiversations n’avaient abouti qu’au placement des plénipotentiaires d’une part, de l’autre à une reconnaissance sans ambage de la victoire tzaghîre. Il ne s’agissait plus, vu le défaitisme sordidement intéressé des hiérarques, que de fixer les modalités d’une occupation. Les nâqar ayant appris cela (on buvait beaucoup), ils furent pris de longs rires. Puis ils devinrent graves : pourquoi négocier avec ces larves blanches ? Les défenseurs de la ville s’apprêtaient à fuir ! Les secteurs de nâqar s’agitaient et bruissaient l’un après l’autre.

    D’abord selon le code interne, puis, constatant l’attention générale, selon le Code Universel. Le grondement inhabituel parvint aux négociateurs des deux bords. Alors que Porlaty-d’Aînesse soulevait le battant de la tente pour s’indigner, il se trouva face à un groupe de nâqar, cheveux laqués et lèvres bleuies, agrémentées de longues touches d’ocre sous les yeux. « Oussoubo », criaient-ils, «Attaque ! »

    Porlaty blêmit sous ses bijoux. Porlaty replongea sous le battant, exhorta le chef des Tzaghîrs à remettre de l’ordre dans ses troupes. Le Badjar n’eut pas le temps de répondre : un nâq s’effondrait sur les tapis, suppliant prosterné de livrer la voie au « désir du sang ». Une guerrière à son tour força l’entrée. Ils frappaient sourdement le tapis, menaçant de leur pilonnement les robes khyrrhes, agitées de retraits effarés. Les gardes contemplaient la scène par les portières.D’autres guerriers survinrent, esquissant puis oubliant la prosternation. Porlaty s’aperçut que le Badjar souriait. La clameur de la tente fut reprise à l’extérieur avec exaltation.

    Sans se soucier de quiconque, raflant une cruche de vin au passage, Porlaty se rua sur son cheval, parmi une foule injurieusement indifférente. Les soldats frappaient au milieu des scansions.

    Porlaty a laissé sous la tente ses codéputés. Il pense qu’on ne pourra les massacrer sans déshonneur. Plus tart il prétendra n’avoir jamais douté. Il prend bien soin de ne heurter personne. Il embrène son cheval sans aucun motif. Le Douzième Porte se referma sur lui comme un couvercle. La ville gisait sans un battement de cœur. Porlatu-d’Aînesse ne pouvait maîtriser le tremblement de ses intestins. L’animal prit par l’Avenue Rai-de-Roue, large de cent hommes. Porlaty la lui fit éviter. Il galopa tout le long des bâtiments du Courrier, esquiva dans un réflexe le bureau des Guerres.

    Cette étincelle de lucidité le ranima.

     

     

     

     

     

     

    toto,boudin,zéro