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der grüne Affe - Page 9

  • Le numéro de clowns

    C o l l i g n o n H a r d t V a n d e k e e n

     

    LE NUMÉRO DE CLOWNS

     

    Être clown n'est pas ce qu'on croit. C'est un métier. Cela s'apprend. Sur le tas aussi. Mais il y a des écoles de clowns. Si tu es doué, tu auras besoin de l'école ; si tu ne l'es pas, dix ans de piste n'y feront rien. Si tu parviens un jour à te faire accepter dans la lignée des paillasses, tu pourras bien éblouir le public, épater le profane, mais jamais un seul de tous ceux qui t'auront pour finir adopté, de ceux qui désormais constituent ta famille, ne manifestera la moindre admiration, le moindre étonnement : estime-toi toujours heureux d'avoir quelquefois inspiré de l'estime. Souvent tu auras été clown de naissance, car c'est bien le diable qu'un clown immédiatement doué ne soit issu d'une dynastie, école ou non ; et c'est cela que tu as oublié, Tcherkossian, ou que tu n'as jamais voulu avoir : une Dynastie.

    Tu as pensé qu'il suffirait d'un exotisme, d'un nom en -ssian, pour incarner le Chout, le Bouffon, Petrouchka – or le clown vois-tu n'est pas l'artiste de la troupe, celui-qui-fait-rire, tandis que d'autres trimeraient à ras de crottin en dessellant les bêtes ou en domptant les tigres – mais c'est lelui, le clown, comme tout le monde, qui bosse dans la bouse, douche l'éléphant, monte les gradins, à la courbature de son dos. S'il dit tout haut ce que les autres ne disent pas, il fait tout ce qu'ils font. Il conduit aussi les camions, nourrit les fauves à bouts de crocs, et c’est lui, le clown, qui détournait le public, par ses contorsions, de la trapéziste disloquée sur la piste.

    Musicien, il jouera le Troisième impromptu de Schubert sur une corde à travers un gant de boxe, du saxo la tête dans l’eau ; et tu prendras les baffes avec grandeur. Zavatta dit : « Si je reçois un coup de pied au cul et que les enfants rigolent, je suis le plus heureux des hommes ; si personne ne rit, je ne suis qu’un pauvre type qui vient de recevoir un coup de pied au cul ». Voilà pourquoi le clown est le plus humble, le plus orgueilleux, le plus vulnérable des artistes – celui sur qui tout le monde compte, qui répond présent partout où les autres défaillent, bien qu’ils ne défaillent jamais, précisément parce qu’ils n’ont jamais défailli, pour se faire à jamais justifier d’être le Verbe, l’Esprit, le clou que tous attendent, celui pour qui parfois l’on est venu avec toute sa famille, en faveur duquel on pardonne tout le reste si le reste est raté ; en vérité un cirque avec un mauvais clown est un cirque mort, un cirque, à la lettre, qui n’existe pas.

    Nous pourrions tout autant il est vrai célébrer le dompteur, triomphe immémorial de l’homme sur la brute,  ou les antipodistes échafaudés les uns sur les autres et qui défient les lois de la résistance cardiaque ; mais la vanité m’incite à voir dans le clown la quintessence de tout ce que l’homme, homo faber, homo erectus, homo sapiens, est capable d’offrir à l’homme en sa plus sacrée, en sa plus immortelle représentation. C’est pourquoi, Tcherkossian, toute la troupe, après un entretien très grave, comme on dégage lentement la tête d’un nouveau-né, enfanta pour toi ce que tu n’aurais pu enfanter de toi-même : ce qui procède au plus près du Clown, plus seul encore et plus rongé de doute, un comique. Et même à supposer que les plus grands, que Devos à lui seul, qui d’une mimique, d’une pichenette, d’un ballon, enchaîne à ses pieds le public, au point que la plus fugace expression passe pour un gag et déclenche le rire, c’est encore au clown qu’il soutire tout ou partie de son jeu.

    Ressemblances ou différences (tyrannie du rire à heure fixe, même si son propre fils se tue à moto le jour même) le spectacle continue ; que l’on soit clown en piste ou comique de cabaret, le spectacle continue. Il ne peut s’interrompre puisqu’il est sacré, dans son bondissement vers le ciel, quitte à s’y heurter, à s’y cogner(...) la tête, quitte à tomber – car il est du devoir absolu de l’artiste de ne jamais révéler, de ne jamais sous-entendre au public qu’il va mourir, qu’il doit mourir – ce qui adviendrait immanquablement, immédiatement, si le spectacle, ne fût-ce qu’un instant, s’interrompait. Le clown, le comique, sont pluriels, ils jouent devant leurs pairs, mais chacun reste seul, seul avec tous (Terzieff).

    Il est rongé. De bile. De peur. Suant d’angoisse par caque pore. Il danse sur la corde raide entre « juste espace » et « fusion », communion et cabriole – pour placer son effet, comme un revers, une estocade. Le comique est un susceptible, un mesquin, sitôt pris à partie personnellement, sans recours ni atténuation, sans filet, « seul en scène » comme on dit à présent (exit le hideux one man show). Perdu, flingué, pour peu que son dernier «mot » ait capoté. Nul plus que lui n’est guetté par la chute, l’ulcère – le fiel. J’étais comique. Venu d’un numéro de prof qui ne m’intéressait plus – public obligatoire : où est le danger ? Je faisais rire, soit, avec passion. Mortifié d’autre part jusqu’aux moëlles, si le respect m’était refusé.

    Le comique déteste qu’on le prenne pour un comique. Mais à cinq ans de la retraite, j’ai décidé de monter mon propre spectacle, pour y inclure certains cours, justement. Pour commencer, je me servais d’autres personnes. Puis j’ai fini par me servir tout seul, devant des pupitres vides. « Ne t’attends qu’à toi-même » disait ma grand-mère du Jura. L’expérience m’a montré que l’association était la plus mauvaise façon d’entreprendre quoi que ce soit. Le fait artistique n’a rien à foutre de la démocratie. N’est pas Mnouchkine qui veut. Le fantaisiste, le soliste, n’est d’ailleurs pas un comédien. Il sera toujours, qu’il le veuille ou non, un aristocrate autoproclamé, éminemment contestable – seul.

    Dictateur de moi-même, je suis parvenu à extirper le rire de ces cons d’en face. J’ai joué le prof, les parents (odieux), l’administration. Et surtout j’ai banni de mon répertoire le sketch inepte de la remise de copies, où se réduisent la quasi-totalité des « prestations » de mes cons frères, ceux qui n’ont jamais remis les pieds dans une salle de classe. Puis c’est devenu encore trop pour moi : l’éclairagiste, les techniciens prolos vous êtes bien contents de nous avoir j’ai répondu comme on est bien content d’aller chier tous les jours ça ne leur a pas plu et ils m’ont plaqué – toujours ça de contacts en moins. Le comique hait le monde entier. Ma paperasse, mes démarchages e tutti quanti je me les suis faits moi-même, ce qui m’a permis de végéter, mais dans le bonheur : « Non et mille fois non, tu n’es pas venu pour plaire au public, mais pour le fasciner » - dis « l’enculer » mon prince, et tu seras dans le vrai ; à propos de femmes, j’avais avec moi pour l’heure une certaine Almée, Angolaise, toute noire. Elle me secondait en tout, et je ne supporte plus à présent que les gens qui me secondent. Évidemment pas question de coucher : on est une femme ou on ne l’est pas. J’ai toujours répugné aux femmes, qui ont toujours préféré se branler dans mon dos, ce qui est bien entre parenthèses ce qu’elles savent faire de mieux. À présent donc, pourvu que je ne lui demandasse rien, Almée me « secondait » ; elle me laissait aller aux putes, et se masturbait dans son coin comme je viens de le dire. Voilà comment je conçois les femmes, moi : collaboratrices dévouées, discrètes et frottées jusqu’au trognon, pour une bonne fois me foutre la paix.

    *

     

    Tcherkossian, je l’ai rencontré sur un coup foireux : des blaireaux nous avaient contactés, l’un et l’autre, pour animer le 8e anniversaire de leur fille ; la pauvre s’était renversé sur le bras une casserole en équilibre sur un réchaud. Les parents avaient appelé SOS médecins, les pompiers, Police Secours, bloquant tout le quartier. Une semaine après, ils avaient réitéré : pour les clowns, Tcherkossian,donc, et moi. Première fausse note : nos braves gens ouvrent leur porte – un vrai bouge, et dans une arrière-pièce sans fenêtre, une petite fille sur un grabat – et tombent sur une grande Noire vaguement déguisée en fée. Tête du père : « Mais mademoiselle, il doit y avoir une erreur... » - l’erreur, c’était la peau.

    - La fée, c’est moi ! » Elle était mignonne, Almée, avec ses vingt-cinq ans et sa peau noire;la fillette avait sauté du lit : « Chouette une Noire, chouette une Noire ! » - pas mieux… Et nous sommes entrés juste derrière en nous bousculant, maquillés au rouleau, plus une demi-douzaine de mômes qui nous avaient emboîté le pas dans les escaliers ; les vieux se sont barricadés dans la salle à manger. Puis la sonnette a carillonné coup sur coup, et 15 autres enfants se sont mis à fêter les 8 ans de la fille. Nous avons tous les trois fait croire à l’assemblée que Tcherkossian s’appelait Tarche, « le fabricant de boucliers », ce qui donne lieu à « cet arche cet âge) est sans pitié » (Les deux Pigeons), « j’habite au deuxième é-Tarche », « en avant Tarche » c’est nul, on va l’appeler Albert – quand la Fée s’est spectaculairement démoli le cou-de-pied en criant « Ouille ! mon méta-Tarche ! » et les petits cons n’ont rien compris - total mépris. Alors Tcherkossian s’est jeté à quatre pattes et j’ai crié Un chien ! On y met le feu ? Enfin le troupeau comprend qu’il faut ire, et tout le monde se retrouve à quatre pattes à se flairer le cul. Il y a même une fille qui a levé la patte , en vrai. Voilà ce qui arrive quand trois clowns convoqués improvisent un excellent numéro en costume, et enchaînent au même rythme. Les enfants s’étaient regroupés autour de nous avec les orangeades et nous entendions battre en cuisine la porte caoutchoutée du réfrigérateur.

    Almée a raconté ses expériences d’auto-stoppeuse : «Pour les filles c’est facile ! »

    Sur la route de Guatemala Ciudad, un petit gros m’a fait assoir à côté de lui ; il voulait me tâter les cuisses. Je croisais les jambes, je décroisais les jambes. Il conduisait très vite, d’une seule main. Puis il a ouvert sa braguette et se touchait. J’ai détourné les yeux en vitesse ; jamais je ne m’étais intéressée à ce point à un paysage ».

    Nous nous sommes retrouvés dessoûlés dans une brasserie « Munichoise » avenue G., repassant à mi-voix nos numéros, dans un coin. Les garçons nous fixaient. Nous nous sommes souvent interrompues, crainte que le concurrent, l’autre, n’empruntât ce tic, cette torsion du nez, cet accent étranger soudain. Épiant la moindre mimique, sans rire, pincés, comme aigres – le comique est un être rongé par la bile. Nous ne parvenons pas à nous égayer. Nous ne l’avons pas souhaité. Nous avons fini par nous ennuyer, l’un l’autre, et chacun de soi-même. Les gestes deviennent ébauches, les allusions, indécelables, et le silence est venu. Rien de plus déprimant que ces confrontations d’augustes : il n’en faut qu’un, par cirque. Par music-hall, par salle des profs, par entreprise.

    Autrement c’est le clash. Garanti. Les deux se font concurrence. Ça n’intéresse plus personne. Dans le courant de la conversation, nous nous sommes aperçu que nous parlions tout trois l’allemand : l’ Angolaise, avant moi, tordait de rire des parterres de Geschäftsleute, hommes et femmes d’affaires, de Rostock à Leipzig ; rien ne déridait davantage ces chimpanzés en costumes que d’entendre une Noire écorcher l’allemand avec des intonations bantoue. Kolossale Finesse ! L’entrain a rebondi, juste un peu ; nous avons croisé nos impressions sur les publics teutons, dont les meilleurs jeux de mots reposent sur des à-peu-près (« meine Samen und Spermien » statt « und Herren). Alors les maçons, depuis longtemps exaspérés, se sont mis à tourner, torchant les guéridons à grands coups de loques, nous aspergeant d’eau sale, bousculant les sièges vides.

    Ce sont d’abord des réflexions à haute voix sur « les gens qui parlent deux langues ». Tcherkossian observe encore plus fort que c’est bien la première fois qu’il entend des commerçants dauber leurs clients. Il se fait rabrouer par ces cons de prolos, nous le soutenons, les loufiats se mettent à gueuler comme une meute, on n’en est pas à pleurer après le client, tout le monde s’est mis à se taper dessus à coups de chaises, toute la boite s’est fait saccager. Lorsqu’on s’est regroupé hors d’haleine six rues plus bas, les croquants avaient rameuté les flics, moment choisi par Tcherkossian pour nous rappeler qu’il faut toujours se démaquiller juste après le numéro, les passants nous ont regardés d’un air bizarre, mais peut-être que je me fais des idées sur les clowns. J’ai entraîné Almée l’Angolaise, pour lui épargner l’atroce parallèle entre comique et tragique : dissertation superflue.J’ignore pourquoi ce soir-là précisément mon assistante m’a plaqué pour Tcherkossian. Quelques jours plus tard, faisant du stop sur la portion fac- centre ville, je les ai retrouvés.

    Existaient encore en ce temps-là ces monstres nommés Deux-Chevaux. Seuls possédaient ce genre de pisse-roulettes les gars ou filles fichés « gauche ». Celui-ci a pilé devant moi en oscillant : Almée l’Angolaise au volant. Surprise encore : Tcherkossian vautré sur la banquette arrière, ivrissime. Il me fait une petite place. La passagère avant pue l’alcool aussi. Les vapeurs d’essence et de toile de toit font un cocktail gerbatif. La conduite à droite est approximative. Tcherkossian debout sur la pointe des fesses mitraille à bout de bras tout ce qui nous double, fabriquant des deux joues des bruits caverneux de rafales, et postillonne. Les filles éclatent de rire. Il flingue tout ce qui passe : file de gauche, file de droite.

    Comment peut-on se ridiculiser de la sorte. Je suis sûre à présent que Tcherkossian ne possédait pas une once de talent. Des doutes commençaient à me venir sur ma propre vocation – qui trouvait à vrai dire peu d’occasions de se manifester : depuis notre expulsion, Ovaness Tcherkossian ne trouvait plus la moindre soirée d’animation à se mettre sous la dent. Le très petit réseau de comiques à domicile s’était vite communiqué nos adresses… Les filles sont redescendues. D’un pas mal assuré elles sont venues ouvrir les portes arrière en grande cérémonie. Je voyais bien que la passagère n’avait d’yeux que pour Tcherkossian. Jamais je n’ai attiré le regard des filles. Bras-dessus bras-dessous nous sommes allés vers un chapiteau de cirque où se produisaient des politiciens.

    Almée l’Angolaise s’est engouffrée là-dedans, elle en est ressortie cinq minutes plus tard en costume extravagant, pour distribuer des tracts : le meeting sous chapiteau se tenait au nom de la gauche pro-cubaine. Les orateurs, dans une grammaire approximative, flagornaient les charmes de l’île à Fidel : « Il a dispensé au peuple les bienfaits d’une alphabétisation massive ! » À mon tour à l’intérieur, j’ai applaudi. À côté de moi sur le gradin hoquetait en rotant la passagère blonde. Au lieu de fixer l’orateur elle me fixe d’un œil de poisson. Je lui ai crié dans le vacarme qu’elle pouvait toujours attendre que je la pelote, et qu’il n’était pas question que je subisse les premiers refus de rigueur.

    Je lui ai même gueulé, dans une acoustique déplorable, que jamais je ne m’abaisserais à ébaucher quelques premiers gestes que ce fût ; que j’en avais ma claque des brimades ; elle s’est alors éloignée, définitivement, et voilà comment j’ai rencontré Ma Femme. Pour l’instant, le récit, ou le bavardage, se concentre sur Tcherkossioan : j’ai fini par monter, avec lui, un duo. Il ramenai les filles, une pour lui, une pour moi. La mienne se détournait de moi, et il finissait par s’envoyer la paire. Il s’en excusait gauchement le lendemain matin. Je lui répondais immanquablement que je n’en avais cure, ayant passé la fin de la nuit (douze minutes) avec une pute. Quant à sa grosse gueule, avec la barbouze qu’il se faisait pousser jusque sous les oreilles, elle le faisait passer pour un authentique barbudo. Les femmes riaient de ses plaisanteries, et de mes ridicules. C’est la vie. Nous avons vécu ainsi lui et moi toute une année, sans coucher ensemble mais dans la complexité – rivalité, admiration, et toute la gamme. C’était un fils de cheminot. Ses revenus, comme les miens, n’ont jamais excédé la modestie. Il n’a jamais effleuré la moindre notoriété. Neither did I (« moi non plus »).

    Nous sommes restés pauvres. Il a professé des théories révolutionnaires, mais lui tout seul. Il a connu des fins de mois difficiles, expression impropre car le mois n’existe pas dans nos métiers – était-il en revanche bien obligatoire de se meubler au « Marché des faillitaires » ? ...de tonner contre le capitalisme et de piller les intérieurs ? Combien de larmes ont-elles coulé sur ce bureau, combien de force y avait-il dans ces bras de femme retenant le divan que l’on traînait sur ce palier ? est-ce qu’il a trouvé chaque soir le sommeil, Ovaness Tcherkossian ? Quand je l’ai quitté, son nez s’était busqué au milieu de tous ces poils. Il souriait comme une lame, portant un de ces petits couteaux des Andes Ojo de Agua retenus à la ceinture par un anneau, comme un véritable guerillero. Il refusait de manger sa viande autrement qu’en la tranchant au ras des lèvres, tout en célébrant bruyamment « ceux qui ne peuvent pas s’en payer tous les jours ».

    Avec son cuchillo à saigner le bourgeois. Puis je n’ai plus revu personne. Seize années de suite. La Blonde et moi (souvenez-vous) nous étions éclipsés, comme lui, dans le vaste espace du temps – elle s’appelait «Marianne », puis nous nous sommes mariés (ensemble) – nous avons déménagé – c’est loin Bordeaux, loin Stamboul – seize ans, toute une vie d’ados perdus de vue, puis j’ai voulu renouer – j’avais redéterré, à huit ans, la mésange en boîte à sardines, « pour voir » : une grosse mouche était sortie, 5 morts en 5 semaine dans le bled, bien sûr, que c’était ma faute ! Seize années donc se sont passées. J’avais écrit là-dessus de très belles pages, très nostalgiques – perdues – qui disaient : « ...deux blenno m’ayant rapproché de mon épouse, qui croissait en intelligence et beauté, je ne sais comment un jour l’idée m’est venue de revoir Ovaness Tcherkossian, que j’avais si peu connu, l’Incontournable Révolution de LXVIII en majuscules dans le texte nous avait séparés.

    Que signifie « révolution » pour un comique ?

    Dernier signe des temps – dernier adieu sur le quai – avant l’immense départ, je reçus du fond de mon exil (Bordeaux était le bout du monde ; il l’est resté) une grande enveloppe solide et brune à l’intérieur tout capitonné de poèmes, dessins, messages à double sens, croquis, pamphlets et caricatures comme on en faisait alors. Je la conserve sous l’attestation de première Communion Simone (ma mère) – les moins de cinquante ans ne peuvent déjà plus imaginer de quoi je parle. Nous avons répondu sur le même ton, des idées qui n’étaient pas de moi, des vies que je ne pouvais vivre ni eux non plus, je ne savais plus qu’une chose : jamais plus nous ne reverrions Tours.

    C’est de vingt à vingt-cinq ans que datent les ruptures les plus inexorables, les plus irréparables. J

    Je n’ai plus rompu depuis avec qui que ce soit, quoi que ce soit – ce qui fut ma pire erreur. Il faut rompre quand on est jeune. Faire un enfant par exemple ; trois ans de solitude sèche. Disons quatre. Ou cinq. Tout le monde en fuite. Nulle amitié, nulle fidélité qui tienne sous une telle avalanche de d éjections et de niaiseries qui vous cimente, qui vous bétonne une existence humaine – puis d’autres amitiés s’esquissent, s’ébauchent comme un renvoi venu de loin, on se refait des souvenirs, on se rencourage, on se reconsolide, puis des ruptures à tout va, d’autres solitudes, élagage, défrichage, tronçonnage ; ça tangue, on largue, on se fait larguer, par les plus cons, les plus courageux, on perd son temps, on brade son temps, avec des hommes, avec des femmes, qui le méritent, qui ne le méritent pas, cul par-dessus tête, dans la cruauté la plus imprévoyante, laplus inconséquente.

    Puis on s’exile (ailleurs...meilleur…), histoire d’aller de l’avant, sans plan ni projet, on se rapatrie, sans rien de construit, sans un rond, paumé, fané, l’idée vous revient – vous suivez ? - tandis que les autres, ceux qui sont restés, bille en tête, ne vous reconnaîtraient pour rien au monde – j’ai rouvert le cercueil de l’oiseau l’idée de vérifier si les autres, ceux qui foncent, si vite et si négligemment, si lâchement et si réciproquement plaqués, avaient eux aussi fini de réviser, de rafistoler, d’enrouler leurs existences comme autant de banderoles – pour bien se casser la gueule, parce que tout de même, il y a une justice pas du tout disent-ils pas du tout, j’ai changé de femme (« de mari »), j’ai changé de vie, de ville, de brosse à dents, de voiture » - « toi tu n’as pas changé » - toujours aussi con tant qu’à faire – d’ailleurs ils te le disent « Alors, Massu, toujours aussi con ? - À votre service mon général »- ils ont replié leur vie comme une banderole.

    Ils s’imaginent faire quelque chose, être « en route », tambours et trompettes, je rote je pète rien ne m’arrête « réussir » ils appellent ça, déjà sur le chemin des morts, je ne vais pas leur dire – moi que je suis tellement plus loin, sans avoir eu besoin de changer, ça doit être vrai puisqu’ils le disent (« ce sont les autres qui vous définissent mieux que vous ») - ah ! « je n’ai pas changé », bande de cons…

    Car aussi loin que nous pouvions remonter, nous n’avons jamais été, moi et Ma Fâme, la même femme, de ces gens qui « évoluent », mais bien de ceux qui, nostalgiquement, se penchent sur leurs échecs et se mortifient doucement, avec de brusques violences pour faire joli. S’il fallait désormais me justifier comme je faisais en ces temps-là – j’invoquerais ce droit de tous à conserver sa gloire, qui est chez Corneille « la [haute] opinion que l’on a de soi-même ».

    À 38 ans passés – je jouissais d’innocence – j’ai posté de ma main une lettre à Tcherkossian – ma réponse à l’ultime enveloppe n’ayant pas à son tour engendré de réponse : là-haut déjà, sur les bords de la Loire, les couples se déformaient, les opinions se délavaient ou se pétrifiaient – les vies s’étaient concrétisées, les convictions reniées, radicalisées, les vies démonétisées, concrétisées, tandis que de foudroyantes grossesses souillaient, broyaient, pulvérisaient inexorablement les derniers vestiges d’espoirs et d’ascensions. J’étais rest, c’était donc vrai, le même – aujourd’hui encore en vérité j’ai peine à croire que j’aie vécu.

    Début 83 (2030 nouveau style), retour d’Autriche, j’ai donc si bien soupesé, balancé chaque terme de mon message à Tcherkossian (disais-je) que mon vieux clown m’a répondu par retour du courrier par quelques phrases sobres pétries d’émotion : « Viendrai vous chercher en gare ». Son écriture exhibait d’étranges gondolements. J’avais assurément appris, sans précisions, qu’il lui était « arrivé des choses ». Il m’attendait sur le quai de gare, en province. Glabre, méconnaissable – tondu. Une laideur atroce, comme il arrive immanquablement, inexorablement, à tous ces mâles qui se mettent la boule à zéro. Qui veulent, donc, « repartir à zéro », tifs compris.

    La mode des « cheveux longs » était bel et bien passée – ce n’était pas, d’ailleurs, une mode – mais un temps, révolu. J’ai conservé pour ma part et conserverai toujours ma crinière de Lotharingien, de Franc Salien, jusqu’à ma mort. Je refuserai toujours, jusqu’à ma mort, de me « viriliser », d’endosser cette défroque de la connerie. Cette espèce de couillolâtrie où les mecs se croient tenus de se précipiter comme on plonge dans la lunette de la guillotine. Au point qu’il existe aujourd’hui des filles qui envoient leurs types se faire tondre. Hagards, désastreux, les gros porcs se croient tenus de s’exhiber dans ce qu’ils ont de plus hideux.

    Je veux toujours avoir l’air d’une femme. Juste un peu. Au moins. D’un inverti, d’un pédé. Ovaness jadis si beau. Tandis que cette tronche de coloquinte verruqueuse – avec des creux, des excroissances, défiguré, cratérisé comme une pleine lune, déformé, défoncé. Pommettes saillantes. Protubérances jurassiques. Mâchoire de mutant. Blême, pathétique. Cabossé, le Tcherkossian. Inqualifiable, quelconque – ignoble. Et au milieu de toutes ces chairs, de tous ces os, des yeux – implorants, égarés, noyés, ivres de pénitence, des yeux qui se soûlaient tous les matins, au réveil, dans la glace, et plusieurs fois par jour, cette espèce de cul, rasé, bosselé, infiniment obscène, sur une face ravagée, ravinée par les larmes, même et surtout si pas un pleur n’avait suinté.

    Quelque chose de blafard, de lacéré, falaise de craie juste effondrée, mais mou, jusqu’à la veulerie.Le voyant ainsi, sur le quai, tout fragile et grelottant, je me promets de l’accepter tel. Il nous a convoyés dans sa deuche populo de rigueur ; au pied d’une bâtisse cubique à volets verts, au fond d’un jardin pelé, déclive, où claquaient sur des perches à fèves des fanions tibétains. c’était la maison la plus ancienne de la ville, « où se tenait la Kommandantur ». Un tapis de corde, un bac à chat par terre à droite, pour Michel, « du nom de celui qui nous l’a offert ». À gauche un bureau, son synthé, sa bibliothèque. Tout droit la cuisine, une autre chambre au-delà sur la gauche. À la table une femme inconnue, Tilyé, Alsacienne dorée enfournant un vieux Baekeoffe à bouffer plus tard.

    Ancienne sagiaire, vingt ans, me dit Tcherkossian, qui en a trente-sept. Tilyé nous dit très vite qu’elle n’a pas souhaité ces retrouvailles ; son travail personnel avait été d’exorciser le passé, d’éviter toute rechute, tout retour en pleine gueule de jadis – Ovaness est encore trop sensible. L’urgent n’est pas de retrouver l’ami, le réapprivoiser – mais d’amadouer l’Obstacle, la nouvelle épouse. Qui aurait voulu nous laisser d’emblée tous les deux, lui et moi – j’ai déjoué le piège. C’est à elle seule que j’ai fait la conversation, bille en tête, parlant projets de voyages, plaisir de revoir l’ami, changements tous interprétés de façon positive. Tilyé répondait peu, posait les viandes, sans lever les yeux. Arielle était près de moi, qui faisait nombre, diversion. Nous avons mangé. Au mur une photo de classe, année 1891-1892.

    À côté de chaque tête, au stylo, une date de naissance, une date de mort – tous des garçons. Un seul mort jeune, en 1920. Juste au-dessous, une perspective cavalière d’Ouessant, avec mention de tous les naufrages et silhouettes de tous les navires, date et nombre de victimes. La bouffe est fade et copieuse. Je bois beaucoup, ce qui meuble, ce qui permet, une fois vidé le sac aux anecdotes, de faire étalage de questionnements homosexuels les plus rebattus. Pourquoi confier cela d’ailleurs à une femme, qui n’y comprend rien (autant de pédés, autant de mecs qui ne nous emmerdent pas) – l’homosexualité ? j’en avais tâté sans plus, sans manquer une occasion de le monter en épingle, à la grande exaspération des véritables pratiquants.

    Promenade digestive. Lourds, les estomacs. Et tandis que nos compagnes se lient sans histoire sur fond de prairies, nous nous sommes tenus à quelque distance, nous dévorant des yeux, à en pleurer , à en tomber dans les bras l’un de l’autre, si Tilyé ne nous en eût dissuadés d’un grand éclat de rire de jument. Nous avons tous parlé très vite, très fort, précipitant les confidences, comme si nous nous étions quittés de la veille. Nouvelle Épouse écoutait, resservait sa mixture à grandes louchées,à pleines écumoires dégoulinantes, et vin,vin, vin. Elle a fini par donner ses appréciations évasives, puis s’est confiée d’assez bonne grâce. Elle avait connu Tcherkossian en classe de seconde – bon nombre de bouffons, incapables d’embrasser une vie d’artiste, se recyclent dans ce cul-de-basse-fosse des bonnes intentions :  l’Éducation Nationale. « Je n’aimais pas Tcherkossian » dit-elle. « Les autres filles non plus » (trop dragueur). Lui : « En début d’année, j’arbore les couvre-chefs les plus extravagants. Les élèves ne disent rien, puis n’osent plus rien dire ».

    Ils se sont revus quatre ans plus tard. Elle l’a repris en main, sauvé, repêché, à ma place, sur la berge, délivré du mal – je lis en me penchant, à l’envers d’une porte d’armoire, au crayon gras : Moi, Ovaness Ycherkossian, j’ai réparé moi-même cette planche, le… tant… - vaut-il mieux couler, émerger ? ...Le suicidé vous est-il reconnaissant de l’avoir sauvé ? … Enivrés, pesants, nous gagnons Arielle et moi – je ne puis me déplacer sans elle – nos lits à l’étage, titubant du mur à la rampe tu te confies à une fille qui ne nous est de rien je réponds je ne me suis pas confié. À droite la chambre vide du fils absent confié à la mère – nous couches sont àgauche, au pied de quatre rayonnages de bouquins jamais on ne guérit d’être étudiants nous commençons de nuit tout à la fois jusqu’à une heure avancée.

    Le lendemain tout est très lent déjà plus rien à dire, dix-sept ans qui sont passés, Tilje avait trois ans, nos femmes tiennent dans le vie une importance démesurée. Ce matin règne l’enjouement je bois de l’excellent café, je mets la matinée à me purger, dispos sans savoir à quoi – promenades touristiques – le soir Ovaness dans un sentier se force à franchir d’un bond trois barbelés pour mettre en fuite un chapelet de laitières qui détalent en lourdes masses crépusculaires. À mon tour je’ m’enfuis terrorisé devant une machine agricole pleins phares dans les cahots Là ! … Là !… - au ras du sol tout trébuchant, montrant dans mon dos le monstre motorisé de mes deux bras épouvantés, haletant, démantibulé, le conducteur se gondolait.

    Nous avons désormais visité Tcherkossian-Tilje ma femme et moi dans les deux trois fois par an . Rien n’a plus bougé. Le sens est venu, l’un suivant l’autre, mais toujours un calembour, unen bourde sont venus nous figer dans une perspective estudiantine qu’elles n’avaient peut-être jamais dépassée. Et nous glissions, nous dérivions ainsi de trimestres en tambouilles, sans autres itinéraires

    que la Croix des Rigolos. Nous nous étions vraiment connus huit mois, d’octobre 13 à juin 14. Et nous avions vingt ans. Tilje, 4. Tombés de clowns à piètres pitres.

    Nous avons si parfaitement idéalisés ces temps-là que nous avons voulu renouer le fil. Or s’est la vie qui se rompt. Aventures, marécages où tu n’es plus, où tu ne peux plus être, creusent des fosses béantes. Et ceux qui sont survenus recueillent le fruit de la vraie amitié – je fis là, telle chose m’advint tandis que les premières ombres se sont embaumées, délitées. Ce que j‘ai su ou reconstitué par bribes, au rythme des mois. Tcherkossian avait bien filé l’amour avec Almée la Noire, l’Angolaise. Elle avait lu Césaire dont on ne guérit pas, Fanon, Ouologuem. Or en ce temps-là, chose inconcevable, tout passait par la politique. Pour passer au feu de l’épreuve sa foi sa conviction, on se foutait la vie en l’air avec son ouvrier, son Africaine de service, pour la gloire du Ché ou Dieu sait quel clown sanguinolent.

    La baise était politique ; l’amour, les enfants, politique. Voici donc Ovaness, descendant d’Arméniens, embringuée avec son Almée Belvezinho,  « Beauvoisin »,Noire authentique et catholique. La Belvezinho milite, communie, enchaîne les comités, reproche à Tcherkossian son opportunisme, son dilettantisme, son insensibilité au racisme blanc. « Quand ton grand-père a fui les Turcs, il ne savait pas un mot de français ; ça devrait te péter sous la peau. - Elle est blanche répond-il. Almée ne le trouve pas drôle. Elle échoue à l’émouvoir, fût-ce en

    exhibant les clichés de 1915, ou d’autres sur l’esclavage de couleur. Il répétait que les rois nègres avait dépeuplé leur royaume bien avant l’arrivée des Blancs : je l’ai lu dans Yambo Ouologuem. Almée répliquant vous n’avez rien arrangé ; les Européens n’avaient fait qu’industrialiser l’artisanat.

    Il répond « cela fait si longtemps » - la formule valait aussi bien pour les marches forcées, les décapitations de Bitlis et d’Intilli « vous ne pouvez pardonner tant d’horreurs – en réalité, le büyükbaba s’était tiré du Martakert avant les persécutions systématiques, perdant tout contact avec son milieu : différends familiaux, voire indifférence foncière, qui se retrouvait chez son descendant direct. Quand la scène de ménage était finie, notre bon Tcherkossian récitait son catéchisme : la lute des classes, les structures oppressives déconstruites, la résolution de tous les conflits, le racisme desséché dans sa moëlle, et tous les hommes seraient frères, poil au prolétaire. Il exceptait bien entendu les juifs, contre lesquels il trouvait toujours d’obscurs griefs. « Tu es incohérent » répliquait Almée, qui se contrefoutait d’Israël. Sa vision allait plus loin : fusil aidant, et Dieu, le concept de Race obtiendrait le respect ; suivra l’argent, nerf de tout le reste. Questions de priorités, questions de mots, mais ce sont les mots, les principes, qui justement détruisent. Rien ne change, mais les anathèmes, les invectives, les stigmatisations s’envolent (« quand l’establishment sera vaincu par la nomenklatura, rien ne sera transformé » - dans ces puits sans fond s’engloutit la vie, malgré l’enfant qui survient, surnage et sombre en alternance.

    En dépit des procédés les plus stricts de contraception, rien ne freine encore l’éclosion intempestive de ces créatures profondes montant crever en bulles à la surface des existences. Une infection. D’étreintes en étreintes, Ovaness et Almée s’étaient confectionné Idriss, ni arménien vraiment ni angolais, ni métropolitain au sein du melting pot des genres et des nations. Il s’imbibait et s’accroissait de criailleries en revendications, sans que les sources puissent déterminer l’origine exact des tromperies ou bien trahisons. Les souvenirs se troublent aussi peut-être. L’enfance est de nature instable. Souvent les cris s’emparent d’un enjeu, nommé Idriss. De la façon la plus plate, la plus traditionnelle. Car les couples les plus instruits, les plus en pointe, succombent aux pièges les plus bas. Les plus démunis, sans culture aucune, accouchent souvent d’épousailles, divorces sans relief.

    Personne ne se réconcilie autour d’un enfant ; cette théorie est criminelle. Les deux aïeules, la noire et la blanche, se sont disputée l’enfant. Il fallut établir pour elles un week-end turn over. En anglais une alternance : le père, la mère ; première aïeule, seconde. Les deux vieilles (entre cinquante et soixante ans) se sont pourri la vie par Idriss interposé. L’une (qu’importe laquelle) ayant suggéré à l’autre que les parents se trompaient mutuellement. « Qui est le véritable père de ce garçon ? avec un prénom musulman ?

    Les grands-mères soupçonnèrent toutes les connaissances arabes du couple, ce qui faisait beaucoup : ce qui, jadis, faisait le charme d’Almée (son exotisme, voire cutané, son engagement épidermique (elle aimait ses propres plaisanteries) et vite viscéral contre l’injustice – dont les communautés tropicales ne manquent pas tant s’en faut – avaient transformé le domicile en camp volant : militants, peu enclins cependant au communautarisme sexuel : tous très graves, exaltés, traditionnellement respectueux des couples constitués.

    Malgré les cadeaux prodigués àIdriss, il fut de plus en plus difficile de préserver une intimité. Le temps atténue les flammes, certains tiennent bon ; les visites se sont raréfiées, des évolutions quasi organiques se firent jour, l’âge tasserait tout cela, et Tcherkossian se fût résigné, mais Almée se décida (la chose est plus facile aux femmes, qui n’ont qu’à laisser faire) à donner corps aux scènes de jalousie, ayant cédé d’un coup au musulman le moins scrupuleux du groupe. La séparation fut hargneuse. La mère militante inculqua au fils haine et mépris du père. Elle se fixa à proximité, avec Idriss, à deux pas de chez ses parents. Tcherkossian ne trouva pas en lui assez de lâcheté pour surmonter l’abandon.

    Sa réaction me dit-on fut démesurée. L’enfant venait parfois, déposé par un tiers souvent renouvelé. Au retour, la mère expliquait à son fils à quel point son père n’avait su ni le nourrir, ni le distraire. La maison d’Ouzauré, où je rejoignis mon ami après seize années d’absence, comportait je l’ai dit une chambre à l’abandon, où traînaient des fragments de Lego. Ovaness Tcherkossian céda-t-il à quelque délire ? L’enfant lui fut ôté, endoctriné, investi de trop lourdes missions. Gâté, ballotté. Rien de plus couru. À l’ordre maternel fut opposé le « désordre » du père, aigreurs de  l’une et maison de repos, de l’autre. Démissions et chutes libres, jusqu’aux douceurs excessives de part ou d’autre, façonnèrent à l’enfant une reconstruction de première bourre.

    L’homme s’effondrait. Nos sources ignorent tout des souffrances de la mère. Tout ce que j’ai au, c’est qu’elle s’est acheté une riche automobile. Comment rendre un déchirement qu’on ne connaît pas. Notre informateur assure qu’Ovaness Tcherkossian, délaissé par une femme, s’est cru abandonné de toutes. Qu’avoir investi dans une Almée mère, sœur, amante et militante, et tout misé ainsi sur un seul être, relève de la plus pure sottise, mais ceci est une autre histoire.

    Ovaness, Tristan bercé aux mamelles politiques, délaissé par l’Angolaise au nom de la revanche, se senti puni comme Blanc, fils, mâle, et le monde se déroba. Les premiers temps, Idriss sinon le siècle avait deux ans, il s’affala comme une voile. Le volontarisme l’aida peu : convictions et certitudes le laissaient gisant sur un lit face au mur. Le globe et l’Angola trahissaient tous les deux : les envols – brisés, toute femme et tout amour – abolis, volont disqualifiée.

    Dans le rationnel marxisto-robotique, irruption de l’inéluctable. Tcherkossian jusqu’ici avait toujours manifesté le plus profond mépris pour l’Armée, sauf – et encore – du peuple ou « troupes rouges » incarnations du pouvoir prolétaire. Il leur opposait les armées aristos .

    la prussienne des von Stroheim, la française des Weygand et des Cubières de Castelnau – mais que connaissait-il de l’armée, sauf ce qu’en exposaient les productions cinématographiques, Les Croix de bois et autres chefs-d’œuvre antimilitaristes, d’une part, et de l’autre les grands ensembles de l’Armée Rouge et les glorifications de l’extraordinaire victoire soviétique…

    Il pensait à présent se documenter sans doute, à la lecture de Servitude et grandeur militaire ou du Désert des Tartares. Attentes de toute une vie, où l’honneur dépend d’un ceinturon bouclé, d’un regard fixe sur l’horizon. Tcherkossian se renseigna sur la Légion, revit des films à la gloire des corps d’élite. Les amis qui lui restaient ne parvinrent pas à dissiper cette fascination soudaine. Nul raisonnement, nulle raillerie n’y firent rien. Il se présenta au bureau de recrutement. Ni étranger, ni bagnard en fuite, il demanda à servir « au plus dur », ce fut son expression, rapportée par le sergent-chef.

    Ovaness évoqua devant ce petit sous-off rasé les délices de l’abnégation chez Lawrence d’Arabie, trouvant dans l’astiquage des planchers la volupté de l’anéantissement, lui que tout l’Orient avait acclamé en héros. Le sergent-chef connaissait ce sublime exemple de renonciation. Mais il dissuada Tcherkossian de s’engager : « Nous n’acceptons dans notre corps que les éléments pondérés, qui ont su mettre entre leurs épreuves – leurs souffrances – et eux, la distance de la réflexion. De la maturité virile. Cet homme ne voulait que se faire broyer. Nous broyons en effet les hommes, mais pas de la façon que ce type-là pensait. Nous écrasons le soldat pour en tirer le meilleur de lui-même.

    Pas pour les désirs malsains. On n’entre pas à la Légion pour s’anéantir, mais pour devenir un guerrier. L’hôpital psychiatrique, c’est la porte en face » etc. - et pour finir : ON NE PREND PAS LES LOPETTES ! »

     

    X

     

    La première phase fut de soumission : Tcherkossian (il est en vérité impressionnant d’imaginer qu’après soi, et séparé de soi, les amis, les autres soi-mêmes, obéissant à d’autres lois) s’alita, s’avachit, refusa tout (Ovaness m’apprend qu’il en est ainsi de tous les dépressifs ; c’est une chose à laquelle moi, qui suis toujours en excellente santé, je peine à adhérer. Mais il faut désormais que nous plaisantions moins. Que chacune de nos phrases, en particulier les miennes, cesse de s’émailler de jeux de mots de potaches. Il a pris connaissance d’une certaine philosophie teintée de bouddhisme, comme en témoigne ce mât de prières élevé dans ce jardin pelé. Zen, dit-il, restons zen – il plaisante. Mais la chose est sérieuse. Il y a tant de choses dans le bouddhisme qu’on peut le considérer avec respect).

    L’internement lui fut Dieu merci toujours épargné, car toujours une femme ou l’autre (à quoi sert tout de même d’avoir baisé) passait par-là. « Tout ce que j’ai fait » (il répétait cela)prout,caca,boudin s’est chargé de malédiction ». Puis il perdit la dignité. Il écrivit des lettres imbéciles, suppliantes, renvoyées, couvertes d’insultes en marge, où parfois l’enfant avait ajouté en grosses lettres maladroites « papa je ne t’aime plus ». Il rôda près du domicile d’Almée. Ayant écrit à son amant du jour pour qu’il la lui rendît, il reçut par retour un tressage de poils pubiens. Idris, chez son père (jugement oblige) compatissait ; dès son retour il tournait casaque : l’enfant veut la paix chez soi – à peine avait-il refermé la porte que Tcherkossian se raplatissait, tirait sur lui un duvet déchiré, adoptait des chats.

    Les femmes nourrissaient l’homme, changeaient draps et litières. Or, à la faveur d’une modification de traitements, Tcherkossian recouvra sa puissance et prit parmi elles une maîtresse. Puis une autre. Puis une autre. La quatrième l’arracha de sa couche. La suivante le fit boire, puis manger assis:la déprime recula. L’avant-dernière avait dit : « Après moi, plus personne ». Il obtempéra. La photo qu’il nous montra de cette femme suait littéralement de chafouinerie, de vice et de bouffissure, jusque sur les pommettes couperosées d’alcool et d’éjaculations faciales ; grosses lèvres, paupières en capote.

    Quand Ovaness eut rangé dans son portefeuille le petit cliché huileux, je pensai en silence à l’immensité du réconfort que m’eût apporté à moi, ne fût-ce que sept à huit semaines, une telle partenaire, dont il se moquait à présent avec Tilje ; je dus écouter ces leçons de morale qui traînent dans toutes les vulgarisations psychologiques de la vie de couple. Ils étaient bien là tous duex, Ovanesse Tcherkossian et Tilje Shepard, heureux, équilibrés, récitant leur petit catéchisme : pas d’excès surtout pas d’excès, le sexe ne résolvait rien, le sexe n’était rien sans affection, et autres boniments irréfutables pousse-au-meurtre, accompagné ou suivi d’actes de barbarie. Coincé pour le peu qui me restait de vie avec une espèce de cageot dont les apophyses me meurtrissaient jusque dans le sommeil, sans pouvoir désormais séduite qui que ce soit, j’opinais ou branlais le chef. « Il était temps que j’arrive ! » conclut Tilje, cinquième et définitive, en éclatant d’un rire qui régurgitait d’obscénité.

    Jamais je n’avais subi, moi je, de dépression. Il paraît que c’est extrêmement grave, douloureux même. La mienne, si licet magnis componere parva, c’est-à-dire s’il est permis de comparer les petites douleurs aux grandes, se présente sous la forme d’un ennui permanent, impossible à prendre au sérieux. Rien qui puisse permettre de dire sur son passage : « Cet homme souffre ». Mais de quoi se faire foutre de vous dès que vous émettez le moindre doute sur le bonheur de vivre. Les rares fois où j’avais exprimé la tentation de me faire interner, pour me soumettre à mon tour, toujours une âme charitable m’avait submergée de réconfort : « Sois lucide ! Affronte ton malheur et cesse de te plaindre ! » - voir Auguste dans Cinna de Corneille, déjà bouffé par le crépuscule – imagine-t-on un Corneille dépressif ?

    Sans oublier tous ceux qui me parlaient de plus malheureux que moi, comme si on pouvait consoler un malade en lui montrant un mort… Bref, les bonnes âmes, physiologiquement, charnellement incapables de la moindre empathie, ne me renvoyaient qu’un seul et même message : ta gueule. Un internement psychiatrique ne conduisait qu’à une potence de perfusion : « Ne tombe pas là-dedans! seuls les individus sans avenir, sans perspective, se laissent aller à ce point – à sefaire prendre en charge de façon aussi éhontée ! » Je compris parfaitement : les autres, si prolixes en conseils ue tu ne peux ni comprendre ni suivre, ne te diront jamais, au grnnd jamais, ce qu’il faut faire.

    Tcherkossian ne passa jamais par la case « Maison de Fous ». Cependant il s’enveloppait serré dans une couverture, méditant tout au long du jour : « Tu ne te rends pas compte que la journée passe. Les gens croient que tu t’ennuies, mais au contraire, tu recomposes, tu reconstruis toute ta vie, et quand arrive le soir, tu sembles à peine avoir commencé ta journée » Le bac à chats se comblait de merdes, la puanteur envahissait les pièces. Un jour Tilje était venue. Quelles forces proprement viscérales, telluriques, à la lettre , poussent donc les filles à sortir de leurs branlettes pour se pencher sur un miséreux moche si bestialement pourvu d’un abominable appendice masculin ? d’où viennent chez ces forcenées de l’onanisme de tels accès de rédemption ?

    Tilje parvint à secouer ce sac breneux, cet épanchement sanieux qu’Ovaness était devenu. Elle avait dix-sept ans de moins que lui. Dix-sept ans : exactement le temps écoulés en pure perte pour ma part avant de le revoir. Dix-sept ans tout au long desquels, semaine après semaine, tant d’arrogants m’avaient bien fait comprendre que ma place, vraiment ! n’était pas, ne saurait être sous aucun prétexte la première. « Qu’est-ce que tu te crois ? » C’est le mot qu’ils se sont donné, les autres, la rage qu’ils se sont inoculée, de vouloir absolument que vous soyez « comme tout le monde ».

    Je me souviendrai toujours de ce malotru qui, à ma propre table, me reprochait, la bouche pleine, de mal entretenir ma maison ; à qui je fis justement observer que tous les riverains de ma rue étant capables de rafistoler leur petite bicoque à la con, je ne voyais pas l’avantage que pouvait bien me conférer la banalité.

    Il s’étouffait de viande et de haine : refuser d’être « comme tout le monde » ! quelle outrecuidance ! Quel fascisme ! J’ai refusé de ramper pour trouver ma femelle : je l’ai tirée au sort. La première qui couche. Ayant auparavant effectué les manœuvres d’approche prescrites, je m’étais fait rire au nez. La seconde « fille » (on disait « fille « ) n’a pas davantage obtempéré… Ma psychiatre (nous en avons tous une) a découvert l’Amérique : c’était moi qui avais décidé de tous mes échecs ! C’est la faute à la victime ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Ô psychiatres ! que de poésie plane sur vos noms !

    Une folle enfin tomba entre mes bras, ce fut ma première « hors-putes ». Eh oui. Les fille se branlent, les garçons vont aux putes. Pour les premières, baiser est une honte. Pour les autres, baiser est un honneur. Si par hasard, jeunes hommes, vous avez l’ambition de découvrir l’amour de votre vie, un seul conseil : ne faits rien. C’est elle qui vous choisira, et vous mourrez. Si cet amour vous est fatal, sachez, jeunes gens, qu’il ne sert à rien de choisir, puisque tout choix implique erreur. Laissez à l’autre le risque de l’erreur. C’est le premier qui bouge qui a perdu. Ne faites rien. Écoutez mes braves gens

    La goualante du pauvre Jean

    Que les femmes n’aimaient pas.

    Je suis l’ami de Tcherkossian, de l’Autre Clown. Cette certaine femme folle et moi, Déborah puisqu’il faut l’appeler par son nom, nous manquions de diplômes . Mordant les lèvres nous avons saigné au portefeuille nos mères-grands.

  • NOUBROZI

    n o u b r o z i

     

    Récit poignant – chef-d'œuvre à son pépère

    publié dans le numéro 1 du « Bord de l'Eau »

     

    Semper clausus

     

    Mesdames, Messieurs les Jurés, Noubrozi fut mon père et mon instituteur.

     

    Trop père en classe, trop instituteur à la maison, est-ce pour m'avoir dans sa « classe unique » qu'il refusa toujours d’habiter la ville ?

    - Ta mère n'avait que son Certificat d'Études mais c'était une bonne ménagère, me répétera Noubrozi.

     

    Pourtant j'imagine mon père en victime.

    Dès l’enfance, je dis : « Pauvre papa ! »

    Il joue bien son rôle. Ma mère le persécute. Nous formons un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.

     

    Mon père s’agite au rez-de-chaussée. J’écris sur lui, sans documentation. Cette dernière est une entrave. Mais je ne veux ni mentir, ni inventer ; ni broder mes constipations sur l’œdipe du Père (prononcez Édipe, comme ma mère, bande d'ignares)… Depuis le temps, je n’ai que moi… Mon père, fruste, repousse l’analyse au cas où apparaîtraient des Sentiments.

     

    Tu vis seul à présent. Tu n'en sembles pas souffrir, à moins de dissimulation.

     

    Quatre frères et sœurs à chaque étage. De Maubeuge à Namur en passant par la Suisse.

    Le berceau s'appelle la Meuse (Clermont – Stenay – Verdun).

    Mon Père et moi n'avons pas besoin de langage.

     

    Mon père s'appelle Roland, mon grand-père Eugène, le père d'Eugène Louis, Louis fils de Nicolas…

    Or, la responsabilité se mue en hérédité, la scolastique freudienne se substitue à la Providence : j'ai repris à mon compte les névroses de mon père, pour les absoudre, les justifier, les vivre. J'endosse. Le fils garant du Père. Nous nous comprenons, nous nous emboîtons, enceints l'un de l'autre. Comme je n'ai pu être Moi, je serai Lui, mais pour le punir de m’avoir entravé, et Lui, comment pourrait-il en être autrement, sera Moi.

     

    J'évoquerai les deux enfances conjointes (tant de zigzags, tant de reprises en taches d'huile, de retouches, de ponçages et de repentirs, pour parler de soi).

    Mon père fut rejeté par sa famille. Sa mère prodiguait du martinet. Roland venait après une sœur morte et regrettée. Il y eut une autre sœur après lui, Raymonde II. Mon père eût n naître fille. Il fut un faux aîné, faux responsable, chargé de tout et accusé si les cadets tournaient mal. Au Cours Complémentaire de Vouziers il fut placé interne. Ses parents habitant la ville même, pendant la promenade des pensionnaires il tournait la tête vers la maison maternelle. Le surveillant le rappelait à l’ordre. Ses camarades s’étonnaient. Son frère Jean, externe, lui, venait porter le chocolat de quatre heures à l’enfermé. Il y eut des pleurs sur ce pain-là. Si j’étais biographe je pousserais plus loin la multiplication des faits.

     

    Mon père accumula les bourdes pour se faire aimer-punir, avec cependant une épreuve terrible : soixante-douze (72) jours sans boire ni manger : péritonite, inversion du transit intestinal, exemple : vomir sa merde. À treize ans. Plus de deux mois sous perfusion. Il but une nuit l’eau du radiateur. « Il s’en sortira » dit le médecin.

     

    Ne pas être en reste, moi. De ces parents me posant en victimes je fis mes bourreaux.

    Je n’aimerais pas noircir le tableau. Mon père s’est toujours plaint de son enfance : misère matérielle, à elle seule rien de grave, mais sans le vouloir il a reconstitué autour de moi l’atmosphère d’anxiété, de carences affectives qu’il a subies : chacune de ses tentatives vers le monde extérieur s’est soldé par une torgnole. Telle fut l’enfance que je dois racheter avec talent, mon talent.

    Quand je geignais (j’étais, je suis grand geignard) mon père m’assenait : « Tu n’as jamais manqué de rien. »

    Noubrozi si.

    En ce temps-là, Noubrozi menait paître la chèvre sur les remblais ; il usait en tiers les culottes de ses frères et les plats qu’il n’avait pas aimés lui étaient représentés tout pourris qu’ils fussent jusqu’à consommation complète.

    « J’ai assisté à des scènes dont tu n’as pas idée » me dit Noubrozi. Mon père se vantera de n’avoir jamais bu, ni supporté de boire, ni fumé. J’ai de la chance : à soixante-seize (76) ans mon père semble fait pour durer.

    J’ai de la chance : à soixante dix-neuf (79) il est mort. Bois. Bois donc. Et moi j’ai bu, je fume encore, le sang du grand-père, verrier à Buneos-Ayres en 1892 ; le sang du père, Grand Nerveux, se sont faisandés chez moi, en sang d’intello. Mon père a voulu m’épargner son enfance, coups et connerie, or, dès l’âge de six ans mes lunettes m’ont soustrait aux violences. Je n’ai vécu que de l’alcool des livres, et j’écris.

     

    Je n’ai pas été frappé. On ne peut pas tout avoir. Mon père a longtemps dévoré ses remords (de guerre) : moi je n’ai RIEN fait. « Il vaut mieux des remords que des regrets » (refrain connu). Mon père a bu de l’eau de lessive (de la vraie), mon père est tombé dans la manchette d’alimentation en eau de la loco ; mon père a fait sauter « les plombs » de la gare avec une épingle à cheveux ; mon père a arrêté le Calais-Bâle en se suspendant au contrepoids du signal ; mon père…

     

    Mes oncles, les frères de Noubrozi, ne se sont-ils donc jamais livrés à des sottises comparables ? Invariablement les récits de mon père s’achèvent par « J’ai reçu une bonne tournée ». Le martinet passé dans la ceinture de ma grand-mère Alphonsine n’a-t-il fonctionné que pour lui ?

    Freud prétend quant à lui qu’un évènement n’a pas besoin d’avoir eu lieu dans la réalité pour impressionner à vie un enfant… Mon père n’a pas connu d’excès de tendresse. Il n’a pas plus regretté sa mère que moi la mienne.

    Je n’ai pas regretté mon père non plus.

     

    « Vous me gâchez ma jeunesse ! » Voilà ce que je répétais à mes parents.

    Il y a comme ça des banalités transcendantes . Et j’ajoutais : « Je me vengerai. »

    De fait je les abandonnai dans leur vieillesse. « Tu étais dur tu sais ! » J’étais devenu dur.

     

    Pourquoi ma mère, gueularde éternelle, s’est-elle toujours traînée de maladie en maladie, dans un état de parfaite robustesse ? Non ; les malades ne sont pas coupables. Toute maladie procède de la névrose, et c’est aussi une punition. Toute mort n’est peut-être qu’un suicide.

     

    Mon père vomit ses excréments. Mon père fut hospitalisé. On le nourrit de perfusions et de clystères. On lui ouvrit, on lui rouvrit l’abdomen. J’ignore à quoi il a pensé. Il en mourut soixante ans plus tard. De quoi mourrai-je ?

    Les forces de résistance sont infinies. J’ai connu mon père desséché : « sombre et rêveur » (c’était son mot). Soudain il partait d’un rire puéril et vulgaire. Mon père criait beaucoup, par à-coups, sans raisons apparentes. La seule constante de ses gueulantes fut la haine des hiérarchies, de tout ce qui l’avait écrasé.

     

    Que dire d’une réflexion qui se dispenserait de la chronologie ?

    Les ouvrages d’Histoire Antique de Dauzat et de Piganiol ne font qu’allusion aux évènements. On les comprend mal. Tout mythe veut du mystère ; le père doit demeurer vénéré. Ce n’est pas qu’il faille jeter le manteau de Noé : nul ne serait plus ravi que moi d’apprendre des horreurs sur mon père. Non, c’est de moi que je crains de trop savoir.

     

    L’Internat est mon sujet à présent : mot proche de « l’internement », connu par mon père en citadelle de Laon. Avant cela, jeune homme, il connut l’E.P.S. de Mézières (École Première Supérieure) et, dans une moindre mesure, l’École Normale de Laon.

     

    « Quand j’étais à l’E.P.S. de Mézières » est devenu le sésame, la clé de la Saga du Père, bien avant la mort. Mon père hochait la tête : « Moquez-vous tant que vous voudrez, c’était quelque chose de terrible. »

    Noubrozi n’avait pas fait Verdun ; il avait fait Mézières.

    Ma mère le faisait taire, non tant par haine du radotage que par haine viscérale du passé. Elle en venait à détester tous les films « d’époque « .

    - Regarde-moi ça, disait-elle. Quelle misère ! Quelle misère !

    Il ne fallait pas lui parler du Passé. Uniquement de ses vertèbres (autre mythe) et de ses maux divers, d’un sphincter l ‘autre. On les rejetait, elle et mon père. Ils ont fini tout seuls par n’avoir d’autres sujets de conversation que Mézières et les vertèbres.

     

    Il est étrange de se souvenir de son bonheur. Stendhal place son apogée de ses dix-huit à vingt-quatre ans. Mon père, lui, a sommité entre quarante-huit et cinquante-deux ans, à Tanger. Il n’en parlait jamais, comme honteux d’avoir joui quelques fois de sa vie. Il revient sans cesse sur Mézières, où il expia la faute essentielle et commune d’être né : « Vois Dieu des laïcs, je me suis racheté. N’oublie pas cela au jour de ma mort. J’ai subi les épreuves, j’ai couronné ma malédiction d’enfance. Ce châtiment me justifie. »

    De tout cela naturellement mon père n’a pas conscience, mais l’auditeur, son fils, conserve consciemment un amalgame d’admiration et d’horreur : « Ce fut extraordinaire ; j’étais enfin tenu, puni, par tout un ensemble de professeurs, de Règlements ; ce fut atroce, j’ai beaucoup souffert. »

    Je le poussais dans ses retranchements : des mots d’internat ordinaire, le froid, la nourriture, la puanteur et la promiscuité. Je souffris moins que lui, je fus renvoyé dès le mois suivant. Père Puni obtint plus tard un poste de surveillant à l’École Normale de Laon, à charge pour lui de préparer le Brevet Supérieur (nourri, logé, enseigné).

    Cinquante ans plus tard mon père me présentait ses Maîtres comme autant de héros de l’Iliade. En ces casernes-forteresses, lui qui lisait peu, il s’imprégna avec avidité d’une petite manne de culture. Les Maîtres, Pères multipliés, savaient tout. Sévères et justes. JUSTES.

    Plus de femmes. L’Ordre était Respecté. Il ressassait, il ressassait ses anecdotes, mises en scène, emphatiques. J’aime pousser mon père au noir, ça lui fera les pieds.

    J’ai besoin d’un pèe malheureux, sinon, pour quoi l’aurai-je été ?

     

    Mais il eut plus d’amis que moi. Premier en allemand Noubrozi, il découvrit l‘amitié, que plus tard je ne connus pas. L’amitié ne m’inspire pas : je ne comprends pas en quoi elle consiste.

     

    Mon père et Doriot ne se quittaient pas.

    Ce fut un autre ami (Thomas) qui lui apprit à jouer aux échecs.

    Pendant les promenades d’internat Thomas et mon père, sur un petit échiquier tenu à deux mains, jouaient en marchant. Noubrozi m’apprit à jouer aux échecs. Jamais je n’ai battu mon père : je refusais tous les conseils, me vexant. Après qu’il eut soixante-dix ans ses facultés s’émoussèrent, je parvins à gagner quelques parties, mais ça ne « comptait » plus, il était trop vieux.

    Noubrozi remporta le tournoi du Journal de l’Union en 51. Il aurait pu participer au tournoi des Ardennes, il aurait pu affronter les champions nationaux.

    Moi j’évite l’amitié. D’un mâle, rien à tirer. Les amis me semblent des pédés, refoulés cela va de soi. Je hais tant les hommes que je crains de les désirer.

    Les femmes ne font pas tant de manières.

    Mes parents, surveillant étroitement mes fréqunetations, me poussèrent tant qu’ils purent vers l’homosexualité.

    Frais émoulu de mes notions psychanalytiques, j’ai un temps placé les amitiés du père sous le signe de l’homosexualité refusée. Je n’étais pas sans avoir raison. Mon père se lamenta en levant les bras au ciel. Ma mère (de quelle complicité de faiblesse, de quel accord profond ne fus-je pas ce soir-là témoin et acteur ?) ma mère me pria de cesser.

    Mon père est vieux à présent. Ma mère, valétudinaire, est morte : je viens visiter Noubrozi dans sa maison de Bergerac. Ce sont les mêmes conversations qui reviennent puis qu’il oublie. Tous les ans ce sont les mêmes thèmes, que je reprends avec indulgence, avec délectation ; avec amour. L’un d’eux concerne cette vaste période : « Quand j’étais à l’É. P. S. de Mézières... » ou « À l’École Normal de Laon, après le régiment. »

    Il me reparle de ses camarades, de ses professeurs surtout. Les Ardennes continunet de l’attirer. Elles sont là, au bout de la route.

    À présent qu’il est veuf (ma mère n’ayant fait que du lit au tombeau) il pourrait piquer aux Ardennes. Puis il est mort. Il n’y va pas. Il n’y trouverait personne.

    Pourquoi, de toute sa vie, n’a-t-il pas eu l’idée de retourner là-bas ?

     

    «  C’était terrible ».

     

    Mon père est un velléitaire.

     

    Mon père a décidé de m’aguerrir : il m’envoie en colonie de vacances pour voir si je m’adapterai bien à un éventuel internat : connerie, grossièreté, obsession sexuelle ; manie que les autres ont toujours de me prendre pour un khon.

    Ma mère, dûment édifiée par les récits de son mari, s’était exclamée : « Je suis sûre qu’il sera malheureux ».

     

    Jamais lingère d’internat n’avait vu si volumineuse valise.

    « En colonie de vacances on vous tue de sports, on n’ouvre pas un livre. » Mal vu ! Je me suis enfui en pleine forêt, enfui pour lire, vite et n’importe quoi. La fille du directeur m’a prêté L’opale noire. J’ai lu. J’ai demandé ce que signifiait le mot « parcimonie ». Elle m’a renseigné en tordant les lèvres, comme si j’avais demandé la dernière des cochonneries :

    « Comment, à ton âge, tu ne sais pas ça ? »

     

    Toute la section m’a cherché dans le bois en braillant. Bien fait pour leurs gueules. J’en avais marre de construire des cabanes en bois pour jouer la Guerre des Boutons. Bande de connards.

    « Ton père, il fait la classe aux oies et aux lapins » dit un colon.

    Aussitôt je me suis forcé à pleurer, pour défendre papa. Désespéré bien sûr de ne rien éprouver.

    Heureusement que la monitrice des filles ne m’a pas montré son cul. Elle m’a fait venir dans sa chambre : « Pourquoi dis-tu toujours trou du cul de poule, trou du cul de poule ?

    Je ne connaissais que l’oiseau.

    Elle me garda longtemps dans sa chambre, se recoiffant, se remaquillant. Je me suis ennuyé. J’ai fini par lui demander la raison de ses questions. Elle parut se raviser, et me renvoya. Elle fit bien : je caftais tout à mes parents. Belle affaire de pédophilie en prespective, et pour UNE fois, impliquant une femme. Les commentaires et réactions de mes parents m’auraient profondément traumatisé. Il se peut que de nos jours même, les réactions de l’entourage provoqunet au moins autant de dégâts que les attouchements d’une femme.

    Quand Noubrozi est venu, le 18 juillet 54, il ne m’a pas repris avec lui. Il est resté parfaitement indifférent à la défense héroïque de sa personne et de sa fonction. Il ne m’a pas repris avec lui.

    « C’est signé jusqu’au 30, tu reste jusqu’au 30 ».

     

    Ma mère est morte le 30 juillet. Le 30 juillet 1984.

    Je suis retourné en internat pour mes dix-huit ans. Mon père a pensé : « Il s’adaptera cette fois. » Mais non. Mêmes promiscuités, peur, crasse, ennui, rhume. J’ai laissé tomber les amitiés de ce temps-là. Cinq (5) de moyenne toutes les matières, à moi, le génie ! Viré pour indiscipline. Le chant du coq à cinq heures du matin, les hurlements devant la porte des appartements du directeur, les poteaux flagellés à coups de ceinture « Sale juif j’aurai ta peau », les autres taquinés, taraudés, laminés jusqu’à ce qu’ils explosent. Noubrozi renonça. Je ne pus ni poursuivre, ni expier ; je passai pour fou. Le proviseur le dit à ma mère. J’allais traîner dans le quartier aux Putes les jours de sortie. Des noms ? Le lycée Montaigne de Bordeaux.

    Quant au service militaire il  me fut épargné. C’est toujours ça de gagné. 

    trouve,troglodyte,chahuter

     

    Ce que j’essaie de démontrer ? Que l’on est malheureux en internat ? Que mon père fut malheureux ? Qu’il m’a délégué une partie de sa vie ?

    Je proclame, expie et rachète les péchés du père.

    « A l’E.P.S. de Mézières » (en vérité je vous le dis) mon père obtint une compensation de taille : se hisser au premier rang de la langue allemande, et s’y maintenir.

    Aimer l’Allemagne et les Allemands lui valut à la fin de la deuxième guerre une condamnation à mort, l’amnistie, et une kyrielle de séquelles où je fus partie prenante…



    Dans l’Est, rien de plus ordinaire que d’apprendre l’allemand ; à Mézières donc, les garçons possédaient ou croyaient posséder un solide bagage de trois ans d’étude. Mon père, le nouveau, dut rattraper son retard. Ses parents payèrent des cours particuliers. Il suivit du fond de la classe, notant tout ce qu’il pouvait. On l’interrogea, et les autres : « Pas lui m’sieu, pas lui !… Il est nul ! » Le prof s’obstinaà interroger mon père. Il sut répondre parfaitement, passa en tête et s’y maintint. Ses condisciples lui passèrent la bite au cirage. Puis Noubrozi assura toute la correspondance allemande et féminine de ces messieurs.

     

    Les Allemands, les vais, sont venus plus tard. Mon père les a reçus : des gens comme les autres, qui voulaient assurer l’unité européenne, qu’il avait vu entrer à Bruxelles au pas de l’oie, la botte à hauteur d’omoplate - des gens disait-il plus francs, bien nets, avec lesquels on pouvait exercer cette belle langue à cravache : mon père hachait l’allemand. « Pourquoi la France et l’Allemagne se font-elles la guerre depuis des siècles ? Hitler est un fou, à moins qu’on puisse un jour s’entendre avec lui. La paix reviendra…

     

    « On n’était pas au courant de ces choses-là, tu sais…

    La délation, les déportations…

     

    « On mangeait des tomates du jardin ta mère et moi quand la radio a annoncé la déclaration de guerre… » Adieu ma mère la propreté des torchons.

    Moi j’aurais crevé de trouille. Je me serais fait passer pour dingue-dangereux.

     

    Mon père a menti.

    Il décida d’obéir. Il fut secrétaire de mairie à Essises. Il l’était quand les Allemands sont arrivés. Il le resta.

    « Monsieur C., vous établirez la liste des fermiers, de leurs biens et de tous ceux qui possèdent une chambre à réquisitionner.

    - Jawohl !

    Et Noubrozi de remplir les papiers : 3 vaches, 18 lapins ; trois chambres chez Pichelin (j’ai vu ce nom sur le Monument aux morts).

    - Pourquoi n’avez-vous pas démissionné ?

    - J’aurais dû.

     

    Mon père avait trente-trois ans, treize ans de moins que moi écrivant cela.

    Chez les couillus c’est l ‘âge adulte. Chez nous autres…

     

    Mon père me raconta quil avait mangé le lapin en compagnie de l’occupant ; qu’il allumait Radio-Londres. L’officier posa la main sur le poste, le trouva chaud, et, regardant l’aiguille : « Ach… London ! » Il aurait pu faire fusiller mon père, que les Allemands étaient gentils. Qu’il était brave mon papa de balayer les merdes fraîches des vaillants patriotes sur les tombes allemandes de 14 – 18 !

    «  Cest malin ce que vous faites! un jour à cause de vous on se fera tous fusiller ! »

    Auprès des… euh… « tribunaux » F.F.L. mon père plaida qu’il dérobait des vélos « pour pédaler dare-dare chez les fermiers : Cachez tout ; ils arrivent. »

    - Je faisais semblant de ne pas comprendre ce qu’ils disaient, et je fonçais sur mon vélo…

    ...Tu faisais semblant de ne pas comprendre l’allemand, Noubrozi ? Tu as fait croire cela aux tribunaux ; tu ne le feras pas croire à ton fils.

    Mon père aussi volait des vélos par kleptomanie. Plus tard il essaiera de me convaincre qu’un kilo de beurre volé fut la seule et unique cause de son emprisonnement. Papa, tu as peu fauché, peu collaboré. Mais cela suffit amplement aux mépris de ma mère, de ton beau-père, de tous tes frères. Ach… les purs, ceux qui n’avaient RIEN fait. Et moi aussi, anch’io, en 44 je frappais si fort l’intérieur de ma mère tant j’avais hâte de cogner du Boche ! Pourquoi n’ai-je pas de médaille ?

    Mon père fut condamné à mort. Il semble avoir supporté cette attente, en prison, avec cette indifférence des sages et des sots. Ma mère lui faisait parvenir des messages d’encouragement à l’intérieur des saucisson : « NOUS nous occupons de toi. » Noubrozi fut tiré de là par les Américains qui le lavèrent de l’accusation de traîtrise, mais retinrent les délits de droit commun. Les frères de mon père, glorieux résistants méconnus, condescendirent à témoigner en sa faveur. Puis, grâce à l’amnistie gaullienne, mon père réintégra l’éducation nationale, à l’échelon le plus bas.

    Son goût de l’Allemagne et la Hiérarchie lui avait coûté son avenir.

    J’étudiai l’allemand à mon tour. Je devins amoureux comme un enfant de mon professeur, un pète-sec. Je fus premier de la classe. Avec mon béret imposé, mes principes de peur, je devins proie rêvée du décor hitlérien. Le Pouvoir sur les foules me tint lieu de bien suprême.

    L’idéologie nazie me convint, à l’exception du racisme, « une erreur ». Je lus tout ce que je pus trouver sur la période en cause, sans rien découvrir sur mon père bien entendu.

    (Puis j’émigrai en Autriche sans me mêler à la Population, et je créai entre ma fille et moi un langage secret : l’allemand).

     

    Surtout je ne manquai pas une occasion de minimiser, de dénigrer la Résistance.

     

    J’héritai d’un complexe non répertorié de piédestalisation du Père et d’un tenace sentiment de persécution. Banal.

     

    Mais il est absurde d’écrire sur la vie de Noubrozi sans parler de ma mère (Nnozi), et de leur union. Dont acte.

     

    Mes parents se sont connus dès l’enfance. École et catéchisme communs, dans le village de G. Je ne sais ce qu’ils se dirent, ni s’ils furent amis. Plutôt deux camarades parmi d’autres, unis par une vague indifférence à mon avis.

     

    Les familles ne se fréqunetaient point. D’un côté Gaston, contremaître, exploiteur-sucrier ; de l’autre Eugène, chef de gare de gauche, tous deux buveurs. Leurs enfants respectifs avaient passé vingt ans, lorsque la sœur de Noubrozi prit la chose en main : « Roland, dit-elle à mon père-Noubrozi, on ne te voit jamais avec une fille ! Est-ce que tu veux devenir curé ?

    - Non, non.

    - Pourquoi ne fréquneterais-tu pas la fille M. Elle est toute seule et bien malheureuse.

     

    Je suppose que les choses furent ainsi. Comment ma mère et mon père se rapprochèrent-ils ? Comment se sont-ils convaincus ? « Nous marchions le long de l’Aisne sans savoir quoi se dire. »

     

    « Tais-toi, tais-toi, dit ma mère, mourante, plus de passé, plus de passé !

     

    Le jour des noces, à 24 ans, tous deux étaient vierges.

    À présent tentons de résumer : pendant la Grande Guerre, mon Grand-père Gaston M. fut cocu. De Delphine l’infidèle naquit un enfant, un bâtard que ma mère soigna. Gaston divorça de Delphine, épousa Fernande mais se retira toujours afin de ne pas avoir d’enfant d’elle.

    Nnozi ne put jamais revoir sa mère, sa vraie mère, Delphine vivante.

    Delphine mourut à 38 ans d’urémie. « Elle est punie par où elle a péché » dit Gaston.

    Pour ma mère un peu de son père demeure en moi. Il tomba de vélo et passa sous un camion de sa sucrerie, quatorze mois après ma naissance.

     

    Quand nous revenions à G. pour les vacances ma mère s’enfermait à l’étage , dans la chambre de son père. Noubrozi et moi dormions dans la chambre du bas.

     

    Mon père ne s’est ni découvert, ni levé pour la Marseillaise. Gaston parla de lui apprendre le respect à coups de pied au cul.

    Gaston lisait les lettres d’amour de mon père à ma mère et les déclamait dans la cuisine : « Ange pur, ange radieux... »

    Quand j’étais jeune, jamais je n’ai réfléchi à ce que pouvait être cette maison de G. : le lieu de vie de ma mère jeune fille.

    Elle me rapportait tous les propos de son père. Ça, c’était un homme. Pas comme son mari. Quand l’opinion d’autrui ne lui plaisait pas : « Tout ça, c’est des opinions de pédé ! » Le seul rival de mon père fut un mort. Je l’ai échappé belle.

    Où ma mère a-t-elle pris qu’on la méprisait ? Cela revenait dans les disputes : « On me l’a assez reproché de ne rien savoir ! »

    Éloge de mon père après la mort de ma mère : « Elle n’avait que son Certificat d’Études ; mais c’était une bonne ménagère.

    Elle avait été interne à l’école ménagère de Guny, dans l’Aisne. On y apprenait à tenir son ménage, à enfoncer son doigt dans le cul des poules pour les faire pondre. Le fin du fin pour les filles. Comme j’étais constipé, ma mère me mit le doigt au cul. Au pensionnat, il s’en passait, des choses. J’affectai la plus profonde répugnance : « C’est encore plus écœurant qu’avec des garçons ». D’autres fois ma mère me coupait :

    « Jamais mon père ne m’a manqué de respect ».

     

    Mon père justifia enfin la défiance du gros Gaston qui le tenait pour un freluquet:il chaparda, collabora, petitement, mais le paya. Toutes les portes se fermèrent. Ma mère le soutint, peut-être lui sauva-t-elle la vie. Si elle avait couché avec l’avocat, cela justifierait l’horreur qu’elle a toujours brandi pour l’acte sexuel :

    « Vous en faites des histoires avec ça ! dans les livres, au cinéma ! C’est pourtant pas plus important que d’avaler un verre de vin ! »

    Et toutes les amies de ma mère de faire chorus. Je n’ai jamais connu que des femmes comme ça pendant mon enfance. Avec de grosses paires de seins. Et dont la seule conversation était de dire du mal de leurs maris. « On n’a pas besoin de ça, nous autres ». « De toute façon ils ne peuvent pas grand-chose, allez... » Le petit garçon n’y entendait pas malice. « Oh les hommes, ça ne vit pas vieux vous savez ».

    À 18 ans passés j’entendais encore des jeunes femmes bien en chair, dynamiques, revendicatrices : « On leur fait faire tout ce qu’on veut ! ...Il n’y en a donc plus un pour nous mater ? » Je cite. « Vous verrez, un jour il nous poussera une petite quéquette, à nous autres ! » Je cite encore.

     

    *

     

    ...Ma mère sauva donc la vie de mon père. Mais ce fut pour mieux la lui faire perdre, ensuite, à coups d’épingle venimeuse. Elle ne perdit jamais aucune occasion de lui rappeler qu’il avait enfreint la loi. Mon père se jeta dans des remords excessifs et théâtraux. Et on se moqua de ses comédies. Ma mère ne cessa de le juger : ma mère imitait son propre père, qui condamna, punit, et bannit sa femme adultère.

    Mon père trinqua ;

     

    Jamais je n’excuserai l’ignorance de soi. Jamais je ne pardonnerai qu’on passe sa vie à se tromper de cible.

     

    Je ne considère pas mes parents avec une nostalgie bienveillante ; la plupart des mémorialistes évoquent leurs « chers disparus ». Pour moi, mes parents sont des insectes dont je me demande comment j’ai pu descendre.

     

    Notre famille est un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.

    Toujours je penchais vers mon père.

     

    Il paraît que ma mère, avant ma naissance, était joyeuse, blagueuse, « boute en train », pour autant qu’on puisse appliquer ce terne à une femelle…

    Ma naissance ? Une catastrophe !

     

    Je suis né bien tard. Bien après les frasques de mon père. « Toutes tes histoires ! »

    D’où vient que ma mère se soit oubliée à me dire (une seule fois) qu’elle avait éprouvé du plaisir ? Ce n’est pas toujours désagréable ! Toujours mieux que ma grand-mère : « Et pour finir, fallait encore aller donner à manger auxcochons ! Et des fois, à onze heures, la journée elle n’était pas encore finie ! »

    Vive les femmes.

    Toute une histoire antérieure me restera confuse, né que je suis dix ans moins quinze jours après le mariage. Gaston L. mourut sous un camion le 10 décembre 1945, trois semaines avant sa retraite. Mamère fut internée à l’hôpital Sainte-Anne, après que mon père eut signé son admission (autre grief…) en quelle année déjà ?

    Ma mère ne s’est souvenue de rien.

     

    Eugène mourut d’alcool au début de l’année suivante ; les frères de Noubrozi n’auraient manqué pour rien au monde l’occasion de l’informer que c’était lui, Noubrozi, « avec toute ses conneries », qui avait précipité sa fin.

     

    Sans cesse ma mère allait rechercher le mot juste, le mot approprié, dans le coin le plus reculé. Pour qu’il ne fût pas dit qu’il avait été dit. Un acquit de conscience. Et mon père tonnait en s’humiliant.

     

    Mes parents s’entendaient. Dans leurs névroses, uniquement. Le point d’accord : les Autres : tous des cons.

    Des persécuteurs. Constatant ses échecs, Noubrozi s’écriait : « Mais comment font les autres ! comment font les autres ! » En levant les bras.

     

    Il ne fallait pas « la ramener » avec mes parents.

    Seuls les gens « simples » trouvaient grâce : « Ils ne sont pas fiers. » Le moindre bout de rôle, le moindre soupçon de « prétention », voire inventé, les trouvaient toutes griffes, tous sarcasmes dehors.

     

    J’ai conservé une sainte haine des visites, à rendre et/ou à subir : « On ne va pas chez Louis XIV » (lorsqu’on m’habillait). Il faut bien se tenir, se montrer poli, terne jusqu’à l’extrême.

    Les gens ne vous aiment que morts.

     

    Nous ne recevions pas ; les logements de fonctionnaires sont exigus. Mes parents « tapaient le carton » ailleurs, et quelles fraternelles furies entre père et mère lorsque ceux du dehors s’efforçaient de passer à l’attaque : pétitions ou quelque autre hostilité. J’ai vécu d’exaltantes soirées, où l’air vibrait de l’ambiance incompréhensible des batailles ; on répétait les anathèmes, fourbissait les invectives : ceux du dehors ne savaient pas à qui ils avaient affaire !

    J’étais heureux. Ils avaient trouvé un paratonnerre bien plus efficace que ma personne.

     

    Pourquoi mon père, à la fin de sa vie, a-t-

    il soigné et subi sans mot dire (sans maudire!) une valétudinaire geignarde et grognasseuse en inexorable effondrement ? S’agissait-il uniquement d’une habitude, d’une passivité ? Est-ce qu’il ne l’a pas consolée dans ses bras ?

    Aurais-je mieux vécu dans leur amour ?

     

    Je n’ai connu mon père « Noubrozi » que pendant la seconde moitié de sa vie. Tout fut consommé avant moi, il ne lui restait plus qu’à payer ce qui s’était joué alentour de la trentaine.

    Ma naissance intempestive ne fut pas l’une des moins pénibles de ces circonstances (j’allais écrire « séquelles »).

    Un linge sale, épais, entoure ma naissance, le 13 octobre 1944. Les évènements qui la précédèrent ou la suivirent furent tant de fois brouillés par les récits contradictoires ou évasifs, que je suis incapable d’en établir une chronologie.

    Que l’accouchement fut long et douloureux, ma mère intransportable (dérobée en fait à la haine de tout le village) (« on recevait des pierres dans les volets) se tordant, traitant le médecin de boucher ; que le sang giclait sur les murs tandis que mon père maintenait la patiente de toutes ses forces (il me vit le premier, front en tête et criant fort avant d’être tout à fait né), tout cela me fut surabondamment répété, pour bien me convaincre de la catastrophe , de l’horreur que j’avais incarnées.

    Mon père m’affirma cependant que de ce jour il ne vécut plus que pour moi. Mais je ne peux déterminer si ce 13 octobre 1944mon père sortait de prison ou s’il avait obtenu trois jours de permission des Américains qui le détenaient pour délit de droit commun, avant de l’absoudre.

    J’appris que toute la famille s’était refusée à recevoir mes parents pour ma naissance, et que ma mère, pour fuir l’hostilité des habitants d’Essises, dut me mettre au monde dans une commune voisine. Les résistants m’auraient-ils étranglé ?

    Je naquis, peut-être, chez une Mme Boudin.

    Mon père prétextera toujours un trou de mémoire ou une fatigue subite – s’il était mort le premier, à ma mère, toute rancunière qu’elle fût restée envers celui qui gâcha son existence, j’aurais ajouté foi, d’office, à toutes ses révélations. Mais j’aurais tout pardonné.

    Libéré, mon père fut interdit d’enseignement. Son frère Serge, qui avait faussement témoigné en sa faveur (affirmant que les vélos volés servaient à des actions de Résistance, qu’un soir mon père, pourchassé par la Gestapo, se serait réfugié chez lui) mon oncle donc, embaucha mon père comme pousse-chariots dans son usine à gaz de Lapalisse, dans l’Allier. À partir de quelle date ? La difficulté consiste à placer, dans tout cela, l’internement de ma mère à Sainte-Anne à Paris : fut-ce après la mort de mon grand-père maternelle, en décembre 1945 ?

    À Lapalisse mon père pousse ses chariots, un compagnon de travail s’étonne et s’indigne en apprenant que Noubrozi est le frère du patron. Mais, qu’aurait-on voulu de plus ?

    Quand je pêchais du balcon dans la rue, mon père, qui rentrait de l’usine, tirait la ligne, et je riais.

    Le 13 juillet 1948, juché sur les épaules de mon père, je portais le plus beau lustre à lampions, formé d’un manche à balai et de tout un système de vergues. J’étais le symbole même du patriotisme.

    Ma mère me tient sur ses genoux, pendant que je vois la neige s’étaler et les oiseaux s’y frotter.

    Je suis opéré des couilles et de l’appendicite.

    Je prends ma tête entre les barreaux du lit.

    Je joue avec ma cousine dans le sable du Jardin Public.

    Je tombe dans un nid de guêpes, je suis en larmes, on me frictionne.

     

    On ne me parla plus de cette époque.

     

    Nous habitons à présent à Marchais, dans l’Aisne. Mon père a été réintégré dans l’Enseignement.

    Je me souviens d’un très long voyage en camion sur ses genoux, et de la lune dans la vitre latérale. Nous sommes entrés – ma mère tenait la clé dans sa main devant elle – dans une haute maison de briques.

     

    Papa sera maître d’école.

    Mon père m’apprendra à lire et à écrire.

    Mon père, à la suite d’une terrible erreur, m’apprendre à ne plus chier ni pisser au lit : il existe un procédé infaillible pour déclencher une névrose, une dévalorisation définitive du Faire qui consiste à faire croire à l’enfant que son père éprouve un profond chagrin à l’idée que son fils reste sale. Ce qui fut fait.

    Je me souviens qu’à cinq ans et j’ai hurlé. Mes parents décrétèrent que je restait « à quatre ans ». Ils n’en voulurent pas démordre malgré mes cris de désespoir. Un an plus tard : « Tu as six ans ».

    - Non, cinq.

    Ils se regardèrent. Ils me rendirent doucement mon âge, Encore aujourd’hui je conserve une multitude de souvenirs datant de mes « quatre ans ». Rien pour l’année suivante.

    Dans un placard, je parlais à mon « poupon » - c’était un visage de porcelaine rose – enveloppé de fourrure blanche qui recouvrait, ensuite, tout le corps : « Ils me disputent tout le temps ».

    Ce n’est rien, ce n’est rien. Bien nourri, pas battu ni violé, de quoi est-ce que tu te plains ?

    De ceci: Noubrozi - Retiens bien ça du fond de tes 76 ans – (puis tu es mort) ON NE GUEULE PAS COMME ÇA SUR UN ENFANT.

    Les cris sont des coups.

     

    Sur ta vie à présent, un présent de narration, je ne peux plus m’apitoyer. Tu peux te déchirer tant que tu veux avec Madame la Collègue de l’École des Filles dont le mari – lui – fut VRAIMENT fusillé comme authentique Résistant, et qui assassine l’Inspecteur d’Académie pour qu’on la débarrasse de cet individu : TOI.

     

    Un soir, ma mère m’offre un je ne sais quoi avant de m’endormir. Je dis « merci ». Elle rectifie, très aigre : « Merci mon chien » ? Je répète, docile :

    - Merci mon chien.

    Elle me hurle dessus, je suis un fils dénaturé, un monstre, je sanglote d’indignation, et la voisine institutrice cogne la cloison en hurlant à son tour.

    - Tu vois ! gueule mma mère. Tu vois ce qu’elle pense de toi !

    Les femmes, ça tend des pièges. N’en déplaise à mon éditeur.

     

    Quand je suis énervé, ma mère me fait mettre nu sur les marches de bois, et me lance un grand seau d’eau froide sur tout le corps. C’est voluptueux. Un petit secret. N’en déplaise, etc.

     

    Cependant, appuyé à la vite de l’immense premier étage, l’enfant regarde la cour de récréation pluvieuse et vide : « Je veux aller à l’école avec papa ».

    On ne m’a pas battu : mon père m’a attaché à mon siège avec des tendeurs, une règle rouge entre les dent, comme un mors. Je bavais rouge ; je croyais que je saignais.

     Mon père n’était pas très fixé : laxisme extrême ou sévérité injustifiée. Enseignant à mon tour, je n’ai voulu, à aucun prix, ma fille dans ma classe. Elle me l’a reproché.

    À cinq ans je sus lire couramment. Mon père m’envoyait « faire lire les petits » de sept et huit ans : je leur montrais les lettres au tableau du bout de ma baguette.

    Mon père m’a donné les Livres : la prison et la clé…

    Noubrozi était plus jeune que moi à présent – puis il est mort. Il jouait de la flûte traversière. La première note était toujours un do, puis l’oreille le guidait. Je l’écoutais, enchanté. Puis il cessa vite, à cause de je ne sais quels « maux de tête » de ma mère.

    Tête idiote et recueillie de mon père quand il soufflait dans cette flûte. Engueulades.. . Engueulades…

    Nostalgie.

    On n’a pas découpé sous mes yeux mon petit hamster vivant, mais on a tué secrètement mon chien Bobby, mon chien que j’emmerdais pourtant comme la plupart des mômes qui font chier ce qu’ils aiment le plus. Bobby que j’allais promener dans les champs, qui m’adorait. On l’a tué et on m’a fait croire qu’il s’était enfui. On l’a tué parce qu’il maraudait les poules et que mon père avait peur des gendarmes après son « histoire de la guerre ».

    Il avait reçu des menaces de plaintes.

    Il a confié le chien à quelque fermier vindicatif, ou pire, indifférent avec mission de l’abattre pendant qu’il rongerait son os : « On ne peut jamais tuer un chien qui vous regarde dans les yeux » dit l’article vétérinaire.

    Mes yeux à moi – je revois le soleil couchant – à travers un vitrail de larmes, et je hurlais FACE AU SOLEIL, et je ne voyais plus rien, que du verre brisé, du soleil éclaté dans mon œil à facettes.

    Ensuite on m’offrit des lunettes, et je faisais entrer les mouches dans une petite maison imprégnée de Fly-Tox où elles mouraient.

    C’était à Buzancy.

    J’ai conservé un petit carré de mon jeu de lettres, la lettre « B », avec la marque des dents de mon chien Bobby gravée dedans.

     

    Sujet : « Vous avez perdu votre petit chien ou un animal qui vous était cher. Racontez. »

    Trois ans plus tard, mon père croyait-il que j’allais pouvor « narrer » cela de sang-froid ?

    À genoux dans l’allée de la classe, priant et sanglotant je fus si misérable que Noubrozi s’est enfui jusque chez nous. « Je ne pouvais plus tenir, dit-il, un tel exhibitionnisme ! »

    À cette époque, je ne savais pas qu’on l’avait tué, le chien.

    « On va t’en redonner un.

    Il n’est resté qu’une soirée. Il était fragile ce chien. Mon père gueulait : « Un chien c’est fait pour rester dehors. » Noubrozi tapais comme un sourd sur un cercueil pour bâcler une niche. Dehors !

    Le chien est retourné chez son maître dans la nuit.

    Il s’enfuyaient tous.

    - Tu vois bien.

     

    Après cela, une fois encore, que me font les péripéties de mon père, obligé de quitter Buzancy pour insuffisance de salaire ? Paie unique d’instituteur égale misère, si l’on n’y ajoute pas une gratification de secrétaire de mairie.

    Nous avons déménagé à Condé (Aisne).

     

    Je manquerais à ma fidélité si je me contentais de suivre chronologiquement les années et les postes où mon père a vécu. Je dois emprunter ses jours à lui pour m’estimer en droit de vivre. À présent c’est lui qui vient vivre à travers moi, à travers les innombrables avis que je lui donne sur la marche du monde. Il m’admire. Je suis son personnage principal.

    Une immaturité définitive m’interdit de voir l’homme sous papa.

    C’est lui désormais qui ne vit que par moi – puis il est mort.

    Je suis sérieux, moi. Très terne. Je risque ma vie. Je risque le ridicule. j’exaspère. Les névrosés qui se prennent au sérieux, ça m’exaspère.

    Autre anecdote sans intérêt :

    Un jour une fillette me lança :  « On ne joue pas avec toi ; tu es fou. »

    Je suis resté pétrifié.

    (Nicole Duchêne. Ça ne la compromettra pas beaucoup).

     

    Plus tard, dans les Vosges. Je veux me joindre à un groupe :

    - On ne joue pas avec les cons.

    À Guignicourt, le village de mes grands-mères, tous les enfants avaient pour recommandation expresse de ne jamais jouer avec moi : « Il est trop grossier ». 

    Vous tenez vraiment à savoir pourquoi JE NE VOUS AIME PAS ?

    ...Condé-sur-Aisne : octobre 1951 – juin 1954. De sept à dix ans. Années d’élève à papa. L’apogée pour Noubrozi.

    Moi, le jour de l’emménagement, je me suis pendu.

    Je suis monté sur une petite table pliante, j’ai attaché une ficelle à un clou, et j’ai joué au pendu ; malheureusement la table se replia d’un coup. J’ai poussé un cri – étranglé. Noubrozi est venu me soulever de là. C’est dur, une petite ficelle toute mince sur un cou de sept ans! j’ai conservé plusieurs semaines une croûte circulaire.

    « Je m’ennuyais ».

    Pour mon père cependant persiste le combat sur trois front : la Femme, le Fils, les Parents d’Élèves.

     

    À ma mère j’ai déjà réglé ses comptes et son compte. Puis elle est morte : elle est morte la première.

    Elle jette une chaise à la tête de mon père : 2 décembre 1952.

    Elle surgit dans ma chambre en criant «Au secours il veut me tuer » : 1er mars 1953.

    Ce n’est rien. Ça vous forme un caractère.

    Le 2 Décembre – celui-là – comme l’autre – devint légendaire, comme Austerlitz.

    Pourquoi ma mère me fit-elle mettre à genoux sur le paillasson pour demander pardon à mon père ?

    Mon père (sans me toucher) me repoussa d’un revers de bras.

    Je ne savais pas ce qui se passait, ce qui était en jeu : tout était MA faute. J’avais attiré l’attention, tout était retombé sur moi. Je le voulais. Je n’en savais foutre rien.

    Un soir, entendant le vacarme d’une dispute, je suis descendu en pyjama de ma chambre pour leur placer doucement la main dans la main, et je suis remonté avec le sentiment sanctifiant du devoir accompli. Ils ont baissé d’un ton.

    Ils devaient parler encore de la guerre – huit ans de distance, que c’était peu !

    Ma mère (à mon père) : « Tu m’a gâché la vie. »

    Mon père (à moi) : « Tu lui feras verser des larmes de sang. »

    Ma mère : « Tu viendras danser sur ma tombe. »

    Que non il n’y dansera pas, que non !

     

    Ma mère encore : Ssale bête, ssale bête », sifflant et cherchant le martiner (pas battu moi ?).

    Noubrozi laissait faire. Bien heureux les nerveux, car tout leur sera permis.

    Mon père était surtout mon père dans sa classe. Paradoxe. Quel embarras pour lui, par exemple : l’attachage au banc, la rédaction sur le chien.

    J’étais expulsé sous le moindre prétexte. Dans le couloir j’étudiais les cartes que dessinaient les écailles du mur. Subrepticement je me refaufilais par le fond de la classe : mon père me refoulait aussitôt.

    J’ai appris la vénération, mais ni le bien, ni le mal, ni le rapport de cause à effet.

    J’ai appris la haine entre hommes et femmes : j’avais entrepris une « guerre des sexes » dont le projet achoppa bientôt : devais-je pousser au-delà de 15 ans le trucidage mutuel ? Je ne savais rien – ne voulais – rien savoir des Adultes. Mes parents, au fait de la chose, vouèrent mes brouillons aux gémonies : je commençais d’écrire.

    J’aménageai la buanderie en bureau d’académicien. Je jouais l’inspiré. Mon enseigne représenta une plume, dessinée à la main, cernée de la devise : « Moi d’abord, les autres après ». Mes parents se regardèrent avec effarement.

    De cette époque date aussi mon goût désespéré du perfectionnisme : tel Gatesby le Magnifique je rédigeais des feuillets intitulés « Comment devenir un bon élève », « Comment devenir un bon fils. » Suivaient de minutieux préceptes que je soumettais au jugement attentif de mon père. Il ne s’en inquiéta nullement.

    Ce fut lui également qui contrôla mon cahier d’ «observations personnelles », que je tenais sur les menus évènements de Ma vie. Quand mon père m’infligea la note « 12 », je cessai d’écrire.

    Mais Noubrozi avait également fort à faire avec les parents d’élèves.

    Dès 1952, j’avais été contraint de ne plus fréquenter un certain monsieur Cardot, instituteur en retraite qui s’indignait de la rudesse incohérente avec laquelle j’avais été élevé, manié.

     

    Cardot s’institua mon « parrain pédagogique ». Il m’admirait ; n’avais-je pas soutenu contre lui que Douala se situa non pas au Congo, mais au Cameroun. Il s’emporta, vérifia dans l’Atlas, et revint au comble de l’adulation : c’était vrai.

    Seulement Cardot fomenta la Première Pétition contre mon Père, pour incompétence, ou collaboration, ou les deux. Oubliait-il que Condé-sur-Aisne avait gagné en 1944 le surnom de Condé-les-Loups, tous les villageois s’étant mutuellement dénoncés ?

    « C’est ta faute aussi, avec tout ce que tu vas raconter partout ! »

    Si l’on ne m’eût rien caché, peut-être me fussé-je dispensé de chercher des confidents douteux. « Que vos parents ne viennent pas la ramener ou je les reçois à coups de pied au cul ! »

    Mon père, seul contre tout le village !

    Et moi désormais, interdit d’amis,  suivant la coutume d’associer l’enfant aux parents.

    Les instigateurs de la Pétition sont venus s’excuser. Avec un litre de gnôle. Mon père se raidit.

    Il fallut transporter nos pénates à Pasly.

     

    En ce temps-là, sans voiture ni train, se déplacer de trente kilomètres équivalait à uen rupture totale.

    Pasly ne fut qu’une dégringolade supplémentaire. Noubrozi y trouva un ramassis de fils d’ivrognes en banlieue soissonnaise.

    Le jour où à force de les emmerder j’ai enfin reçu un pain en pleine poire, j’ai regagné l’étage du logement de fonction, et Noubrozi me conserva là-haut, avec abondance de devoirs. C’est ainsi que j’ai préparé, en vase clos, mon entrée en 6e.

    Est-ce que ce n’était pas pour moi que mes parents s’étaient échoués dans ce patelin ?

    Ajoutez à cela – je l’appris bien plus tard – que mon père s’approchait volontiers des cabinets pour regarder pisser les fillettes. Il en aurait tripoté quelques unes. À Françoise M., qui sortait de l’école en tenue négligée, il reprocha : « Ton tablier tombe.

    - Si c’était ma culotte vous l’auriez pas dit », répliqua la délicieuse enfant.

     

    En deux ans deux pétitions furent signées.

    Pendant ce temps, confit de dévotion et de culpabilité, je préparais ma première communion.

    Je ne m’endormais jamais sans avoir crié pardon, à tout hasard, à travers la cloison dema chambre. Ma mère, excédée, répondait Oui !

     

    Comme chaque année les habitants de Pasly organisèrent « la Choule ».

    C’était une coutume médiévale : du jeu de « soule » probablement, ancêtre violent du football. En 54 c’était devenu une procession travestie, où tout le village, complètement bourré, se déversait dans les rues en tapant (en tapant quoi du reste?) et soufflant.

    La Choule s’arrêta devant les grilles bien cadenassées de la cour d’école et nous inligea, de loin, le plus aviné des charivaris. Collé aux vitres, je regardais avidement. Ma mère rageait : « C’est pour nous qu’ils sont venus ! »

    - Penses-tu ! disait mon père d’une voix mal assurée.

    Je pouvais cependant circuler dans le village sans recevoir de pierres ou de quolibets.

     

    Du palier de notre logement de fonction, j’entendais Noubrozi se déchaîner contre la classe entière, et j’insultais les élèves (sans qu’ils m’entendissent) à travers les planchers : « Un jour, vous l’enverrez là-bas ! » et je tendais un doigt théâtral vers le cimetière. Puis je me couchais sur le sol, recroquevillé, rêvant avec volupté qu’un loup-garou me suçait la carotide : c’était mon père que j’abreuvais de tout mon sang.

    Après Pâques il prit un congé.

     

    De cette époque date le goût de l’isolement, du changement perpétuel de lieu , et surtout du mépris, incoercible, sans bornes, pour le peuple.

    Je travaillai comme un égaré, afin de redonner au Père toute compensation. Le curé déconseilla le séminaire : « Une puberté agitée balayera tout ».

     

    Eb 6e j’obtins le Prix d’Excellence. Toutes les huiles plastronnaient une dernière fois sur l’estrade, en toques et capes rouges. Mon père crevait. Le palmarès jauni traîne reliquairement chez lui, puis il est mort.

    Mon nom est souligné en rouge treize fois.

     

    Noubrozi fut nommé dans un village de 99 habitants. Il s’y reposa. Il y trouva le repos. Il y eut deux familles où taper la carte, une classe unique de quinze mômes sans cesse en fermeture imminente.

     

    Un jour, j’avais treize ans, mon père m’emmena au spectacle, au chef-lieu, à scooter. Le cinéma ! c’était rarissime ! Nous allions voir Guerre et Paix, en technicolor ! - hélas : complet. Noubrozi eut alors l’excellente idée de nous payer, à Vorges, une représentation théâtrale : La jalousie du barbouillé. J’ai ri à tue-tête. Mais pendant le trajet du retour, l’horrible déception se réveilla comme une plaie, et j’ai sangloté sur le dos de mon père. Je me suis effondré sur le lit pour

    pleurer encore.

    Noubrozi en fut malade. Mes deux parents me traitèrent ce soir-là avec un luxe de précautions inouï. C’est une crise semblable qui m’avait déjà secouée retour du cirque : « Tu feras de la clarinette » avait-il dit. Il n’avait pu m’inculquer le solfège : je m’y étais montré irrémédiablement réfractaire. Ignorant d’autre part jusqu’à l’existence du répertoire classique, j’étais persuadé que la parade musicale du cirque constituait l’essence même de la musique ; on n’y entendait que les gros cuivres, et les bois, en queue de cortège, ne produisaient qu’un gazouillis dérisoire.

    Je ne voulus pas apprendre la clarinette.

    « On ne les entend pas ! »

    C’était trop injuste.

    X

    Nous resserrâmes nos liens. Mon père s’obstina sur Onanisme et Folie. Sincèrement il craignait pour moi. Sincèrement… Faut-il encore que je veuille l’absoudre ! Lui qui poussa le vice jusqu’à demander audience auprès du Principal ! « S’il se masturbe, veillez-y ! »

    Le pauvre homme ! Veillant à chaque porte de cabzingue : huit cents élèves ; huit cents garçons !

    Fou mon père, fou.  Mon père.

     

    Ce fut terrible. Ce fut sordide. J’essayai d’attribuer ces « taches » à des dégouttements de stéarine, car j’emportais la bougie aux cabinets de la cour d’école. Mais cela se renouvela. Bienheureuses les filles, qui peuvent se branler sans taches !

    Sur le tapis de sol, en slip, je m’exerçais aux mouvements conseillés par ma tante : « Redresse tes muscles du dos ! »

    Mes deux vieux penchés sur moi hurlaient à qui mieux, brandissant un slip maculé. Les questions se succédaient avec une telle hystérie que je pouvais à peine balbutier. Au comble de la terreur, je me suis roulé sur la mousse, mimant et vivant l’un de mes innombrables viols.

    Merci, chers parents, de m’avoir préservé du gâtisme !

    Toujours me figurer, avec la plus grande netteté, ces ignobles beuglements sur mon corps convulsé.

    Quelle idée avais-je eue aussi d’avoir confié à ma mère que je m’étais proprement dépucelé avec ma cousine de deux ans mon aînée ?

    Aux hurlements de ma mère je compris que j’avais accompli le plus répugnant des forfaits. Mon père se réfugia dans l’offuscation. Puis il est mort.

     

    Noubrozi avait acheté le seul moyen de transport que lui permettaient ses finances étriquées : un scooter ; 710 DL 02.

    Il me conduisait au bas de la butte, d’où je prenais le bus jusqu’au lycée. J’étais seul sur la banquette arrière, hurlant du rock and roll. Au retour, je dévalais la côte pour retrouver mon père.

    Il fallait éviter les filles.

    Un jour je suis tombé nez à nez avec trois d’entre elles.

    Qui se sont foutues de mon air con, et de mon béret :

    « Il a le saucisson en l’air !

    - Avec ça ! j’ai gueulé.

    Vexé, mais de la répartie.

     

     

    ...Je me souviens de ces trajets à scooter, mon corps contre son dos, les poings serrés sur la poignée du siège, entre les jambes. Nous parlions en criant, protégés par le bruit du moteur, et les conversations roulaient sur les méfaits de la masturbation.

    Nous traversions les villages à grands cris, et tous les soirs, les villageois entendaient passer à heures fixes, dans les nuits précoces de janvier, notre hurlant météore – la Chasse Infernale du Père et du Fils.

    Chez la grand-mère Fernande ma mère couchait en haut, dans la chambre mansardée de son père mort. Mon père et moi partagions le lit du rez-de-chaussée.

    Un soir je m’aperçus que mon père s’agitait de tremblements rythmiques. Sa main pinça mes fesses. Je me suis retiré au bord du matelas.

    Le matin, il faisait semblant de dormir. Je lui épilais la barbe. La peau se soulevait autour de la racine, Noubrozi plissait les yeux, j’arrachais un beau poil bleu et raide.

    Douze ans plus tard, dans les hôtels des Pyrénées, ma mère s’obstinait à réclamer un lit pour elle seule, tandis que je devais encore coucher avec mon père. Une telle gêne se déclencha que ma mère voulut nous séparer d’un matelas. Mon père s’outragea, j’y renonçai. Nous avons passé ainsi trois nuits sur le dos, sans bouger d’une ligne, et je sombrais dans un sommeil trop lourd.

    À treize ans, j’ai dit à ma mère que mon père souffrait de tant d’abstinence. « Pour faire ça, il faut s’aimer », répondit ma mère.

    Elle me confia plus tard qu’elle y avait renoncé en raison de l’égoïsme (abréviateur) de mon père. « Comme un lapin ». Il avait aussi la fâcheuse habitude de lui chercher querelle le lendemain matin.

     

    En 1970, mon père m’avouait encore que ma mère poussait des cris d’écorchée chaque fois qu’il lui demandait « un petit service ».

    Ma mère claironnant à tout va qu’elle « se débrouillait toute seule » sans que je comprenne des années durant ce que cela signifiait, je finis donc par admettre qu’elle avait passé tant d’années à se branler, et mon père aussi.

    X

    Tout homme trouve dans son métier un rempart efficace. Mon père (je l’ai assez dit) était instituteur. Ma mère n’avait eu droit qu’aux enseignements et aux gouineries de l’internat de l’École Ménagère.

     

     

     

     

     

     

    TAPUSCRIT P. 41 ter, REVUE P . 83

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • KOSTA Z.

    eux », de juin 2010 (2057 n.s.), montre assez confusément un chaton de gouttière de dos sur une chaise de jardin, les yeux clos sous les oliviers. Mignonne bête à son pépère digne des chatteries sur internet. À 83 ans, ne me restera-t-il donc que le loisir de siester ? Patience, plus que neuf (« Si Dieu veut »). Ou bien des femmes grasses, à l’encre, charbonneuses à souhait. L’ami Fritz, vierge quinquagénaire, m’écrit : « Si je tenais une femme dans mes bras, cela me ferait bien rire ; comme ce doit être curieux, tous ces bourrelets ! » - moi Docteur ? ...mais je vais très bien, pas de problèmes !

     

    Une illustration particulièrement peu ragoûtante présentait trois fois la même grenouille, aux prises avec trois fois la même pièce circulaire de viande bardée de lard et ficelée : « position 1, 2, 3 ». Sur la première vignette, la grenouille basculait sous le poids du cylindre, pattes écartées ; sur la deuxième, elle trônait par-dessus,

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    le chevauchant, toujours l’air extatique et les yeux châssieux vers le haut ; enfin, perpendiculaire, notre grenouille pénétrait le rôti ou se laissait pénétrer par lui, une patte rejetée derrière la tête.

    C’était à vomir de malaise. La baise à la charcutière. C’est aujourd’hui seulement que je pense juste : ce batracien était femelle : en position deux, juchée comme elle est sur le promontoire ventral, rien de son anatomie ne correspond à une appartenance mâle. Mais dans l’esprit de Z, c’était censé sans doute me rabattre le caquet. « Tes exploits ne se haussent pas à plus qu’à ces foutaises rosbifières ». D’autres positions (4, 5 et 6) complètent le menu, la grenouille conservant son œil rond, lassé et inexpressif. En revanche, la carte de vœux 2011 offre une vue maritime, une île sèche en poisson échoué, un hors-bord au loin qui trace, un épineux au premier plan à droite.

    Dans les tons fades : la Sainte-Victoire, ocres mous, gris tendres et bleu ciel de calendrier, avec semble-t-il un petit mémorial de pierres sèches : « La « victoire » est celle de Marius sur les celto-ligures »…

    *

    Des nageurs français, radieux, exhibent en Chine leurs médailles, mais on ne voit sur la photo que le panneau « Nikon ». «Traduire « niquons ».

    Une petite fille en tablier de peintre présente à son père un portrait particulièrement bâclé, ou d’enfant, comme on voudra. Elle lui dit : »Tu as bougé ».

    Les cartes postales se font plus fréquentes, car les envies s’estompent. Kosta me renvoie un cliché que je lui confiais : la façade du jardin, sur pavage extérieur au-devant des baies vitrées ; il ouvrait celle de gauche, et moi celle de droite. Je dormais là, derrière le réverbère de jardin… et j’envoyais un beau portrait de singe, « très ressemblante… tu ne vieillis pas ! » Sa voix m’est irremplaçable.

     

    9

     

     

     

    Une autre de ses pièces jointes présentait comme sur un plateau, d’huîtres et de fruits de mer, une « femme dénudée, alanguie, grasse, expectante »… Non, cela ne me disait rien, c’était gras, flasque, plutôt écœurant. J’y eus droit plusieurs fois, en vertu des pertes de mémoire des hommes d’âge. Ce dessin au crayon épais, je l’aurais bien envoyé se laver. Puis, c’est vrai, « si je tiens un jour dans mes bras celle que j’aime, qu’en ferai-je, qu’en ferai-je » ? ...Lire Armance…

    Parfois c’est moi qui en envoie : « le château de la Napoule, « qui date ». C’était ma façon de liquider les clichés sépia – mais il n’était pas dupe. La Napoule : première commune des Alpes-Maritimes quand on vient du Var. Ou encore cette « carte simiesque d’anniversaire. Un grand merci même si le portrait me ressemble peu ».

    Ce qu’il aimait en vérité, et à répétition, c’étaient les dessins humoristiques, photocopiés, complétés dans les espaces vides. Ce fut une fois une petite fille schématique tenant un énorme trèfle à quatre feuilles.

    Ce dessin, de Bélomm, représente un mari au comble de l’hilarité (« HI HI HI HI HI HI ! »). Assis près d’une table basse, il tient des deux mains le « journal intime » de sa femme : « C’est trop drôle ! »dit la première bulle, carrée. « Surtout...Ne me raconte pas la fin ! » dit le second phylactère. Six larmes de rire autour de la tête aux yeux clos du mari, représentent sa jouissance comique. Derrière lui sur la pointe des pieds, en robe à fleurs et le poing serré, sa femme au comble de la mortification se dresse déjà pour lui porter un coup de couteau mortel qui lui fera connaître, à cet immonde rustre, sinon la fin du Journal, du moins sa fin propre. Les agélastes (il adorait ce mot : « les ennemis du rire ») de plus en plus nombreux et nocifs trouveraient à redire à ce manque total d’immoralité générale.

    Cette autre nous montre un Descartes solennel, plume en main à son bureau, tandis que son humble femme délaissée, mains croisées sur le giron, gémit tendrement : Cogito ergo sum, tout ça c’est très bien pour toi, mais moi dans tout ça ? » - eh bien rien. Nous voyons mal d’ailleurs le Capitaine Descartes encombré d’une vie conjugale avec Douce bobonne qui fait la vaisselle et ravaude. « Il y a une femme encore plus inconnue que le soldat inconnu : sa femme ». Laissons geindre les connasses, et invitons-les à lire le grand René, qui s’est si bien gouré. « Antoine-Luis-Claude Destutt de Tracy définit l’amour comme l’amitié embellie par le plaisir »… Une jeune femme coiffée en pétard à poil sur l’oreiller suggère Tu préfères pas qu’on baise ? Ah,  si elles étaient toutes comme ça… « Pour ta Dulcinée du Toboso », précise-t-il.

    ...Plaise au ciel que nous rebaisions...

    Elles commencent à le faire, d’ailleurs, et se mettent à nous engueuler au vu de nos piètres expériences. Un autre dessin, au trait puissamment charbonné, présente un philosophe au lit avec une jeune femme bien entignassée, lisant un fort volume noir. Il assène à sa compagne une définition de l’amour par Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy (1754 – 1836), à quoi la proie consentante, appuyée de son coude sur l’oreiller, répond ; « Tu préfères pas qu’on baise ? » ...Ben si. Mais c’est plus compliqué. Le verso, qui est le recto de la carte, se « réjouit » de mes « saillies », « verbales s’entend ». Absolument…

    Cette autre nous montre le comble du désenchantement vieux-couplier : dans une salle de bain aux robinets vétustes, à la baignoire quadrupède, une femme décoiffée debout interrompt son brossage de dents par un ÇA VA ? désespéré, tandis que son mari, dans son bain, lunettes au nez, lit contre ses jambes relevées Dieu sait quelle feuille de chou sous un pommeau de douche en lampadaire éteint, répond dans une atroce indifférence : COMME UN LUNDI. Merci Mon-Dieu-La-Vie de m’avoir épargné un si pénible destin.

    Mentionnons une belle marine « avec la bouche et le pied » (rien pour le cul) agrémentée d’un « Extrait du Rig-Véda : »Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui », noté sur mes tablettes. Le texte mavropoulien en prend une autre tournure : « Avec mes vœux de bonheur, de chasteté, et d’humeur morose, pour une nouvelle année » - il sait ce qui fait plaisir...

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    Cochonneries

    « Quand j’étais jeune (car je le fus) on lisait soit »la veillée des chaumières » soit des cochonneries avec de monstrueuses « salaisons » : s’agirait-il de saucisses géantes en figure de bites ? « Mais tu es trop jeune pour apprécier la turpitude sénile ». Mystère… Je vois mal Z s’extasier, quel que soit son âge, devant des films grossiers… Plutôt le genre des gaillardises : « J’ai bien pris note des caprices de vos femmes et autres chaudières… » - évidemment… Plus platement : « Si tu aimais bien la masseuse tu aurais pu lui donner autre chose à masser – sauf si tu manques d’imagination... » - si on ne peut plus faire les collégiens, à quoi bon vivre ?

     

     

    Cocus

    Ceux qui ne sont pas revenus ne l’auront pas su. Mais eux, revenus vivants, se préfèrent « cocus heureux »…

    Le porte-drapeau, c’est le cocu, du moins le plus notoire du village. Le plus patriote, le plus présent au front, le moins au lit de sa femme. D’où sa veine de… Sa présence flamboyante exonère autant qu’elle symbolise le double sacrifice fait à la Patrie. Je fus porte-drapeau à 13 ans, faisant la gueule en tête des enfants de l’école. Et à 3 ans et demi, sur les épaules de mon père, je portais fièrement le plus beau porte lampions, fait de trois manches à balais en croix de Lorraine. « « Je pense que comme moi tu iras défiler le 14, toutes médailles dehors ». On ne défile plus, mais une simple prise d’armes ; et Z était du genre Brassens

    Le jour du Quatorze Juillet

    Je reste dans mon lit douillet

    La musique qui marche au pas

    Cela ne me regarde pas.

    Même au service militaire, j’aimais défiler. Avec le fusil de travers. « Ici à la Ciotat, on aura, en tête du défilé, le porte-drapeau honoraire des sapeurs pompiers, un bénévole qui aime pavoiser le pavois ». Plus tard : « Lazarus aurait dû te faire cocu… tu aurais peut

    être eu quelque chance à être édité » - je n’ai donc pas réagi ? Virulemment ? (et non « viril amant ») - double inexactitude : il m’a édité, plusieurs fois, même en se dispensant de service de presse (malgré ses mensongères et fougueuses allégations), et jamais, au grand jamais, il ne m’aurait fait cocu : il a toujours existé entre lui et Arielle une répugnance physique aussi définitivement violente que réciproque…

     

     

     

     

    Confiance et banalité

    « Pour le réveillon j’ai mangé peu mais bon… et pour la boisson idem ». Nous avions aussi des retours de balles. Des ping-pong de formules. Je peux me laisser aller. Le temps des exercices peut s’atténuer, toute sincérité sera mieux venue. Il arrive qu’aux meilleurs amis, aux meilleures parentés, on ne sache plus quoi dire. S’il était là, nous resterions près de lui sans rien dire. Les lettres ni le téléphone ne permettent ces silences heureux. Le courriel, si vilipendé, restitue cette distance aimante et amicale. « Que te dire encore ? » Típota mon ami, típota. Un jour Bouvard et Pécuchet se mirent à leur pupitre, et commencèrent à recopier tout ce qu’ils avaient sous les yeux, parce qu’ils avaient fait le tour, accompli tout le cycle de la Présence.

    Pourquoi vouloir retentir ? Pourquoi se renier ? Tandem quiesco,secoue-toi, bouffon ! Péril en la demeure ! Canaille… Et même il condescend à me parler du Guingamp-Rennes – « des Bretons formant des équipes sans un seul Breton ! »

    Je me demande, avec ma coutume de tout réduire au banal, si l’étude de notre

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    correspondance ne va pas conduire à celle de la correspondance en général.

     

    Conseils littéraires

    Il en est un que j’aurais dû suivre : «Pour le « Singe vert », je pense qu’il serait préférable que vous concentriez vos contrepets dans une vraie chiure épistolaire (réunis en un nouveau tome analogue au premier » . Hélas : j’ai toujours considéré mes irruptions grotesques au sein des écrits ou propso sérieux comme une caractéristique de Ma Puissante Originalité. Peut-être en effet ne méritaient-elles que la dégoûtation des cafards morts cuits dans la pâte à pain…

     

    Connerie humaine

    Cette simple phrase : « Dis-moi pourquoi l’homme est si con ; ça m’éviterait de déraper ». Dérapons, dérapons. « Merci pour les insignes de la triple connerie moyenâgeuse »:que luia vais-je donc envoyé ??

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    Correspondance

    Tout au début, avant qu’il fût question que je fusse invité, Z estimait qu’une simple correspondance, voire « téléphonique », « devrait contenter nos esprits retors, sinon tordus ». Puis il s’y est fait. Comment pouvais-je être apprécié ? Rester indifférent, écrire moins souvent, était-ce simplement une flemme ? « Le singe s’est amuï avec les pérégrinations estivales… il ne peut faire deux choses simultanément : se reposer et écrire ! » « Je n’écris que pour répondre à de distingués épistoliers (tels que toi) et je m ‘aperçois que je n’ai rien pour distraire mes rares lecteurs » : tout échange de lettres (ou de propos) met en branle un questionnement sur la notion de contact. À quoi bon s’écrire, à quoi bon communiquer.

    Le but de la communication est-il uniquement de se « distraire » ? au sens pascalien du terme, oui. L’existence n’est qu’une vaste distraction. Nous ne parlons pas de la mort : mais du néant ce qui est tout à fait différent. « Les nouvelles d’Aquitaine se font rares ». Z attendait son « courrier matinal ». « Rien au courrier, à demain » - trois jours pour un Bordeaux-Marseille. « Ça y est, j’ai eu ce matin ta lettre du 19… encore un exploit de vélo cité postale »… « ...au fond de ma boîte aux lettres, rien qui ne vienne de Gironde » - ce qui veut dire que tout vient de Gironde. Cette phrase figurant sur une carte de vœux (vestige de traditions…).

     

    « Merci pour ta lettre du 20 arrivée dans un délai postal normal ». Une de moins dans les boîtes aux lettres à présent qu’il est mort. « Toi, primate, es-tu perdu dans la jungle girondine ? ou ton stylographe s’est-il asséché aux présentes vapeurs élyséennes ?  Courage, prends ta plume de laïque intégriste». Il attendait mes lettres. Je fus donc parfois bienfaisant. Il me fit passer peut-être avant d’autres : « J’ai un tas de lettres, de cartes postales qui attendent réponses. « Merci pour ta carte du 27 avril (le temps passe vite) – en 2014...

    Parfois « nos lettres (ou cartes) se sont croisées. Il m’est arrivé aussi de répondre par retour. Il s’y perdait. Me demandait de le laisser souffler un peu… « Quelques instants de loisir me permettent de répondre à votre très intéressante lettre du 23 de ce mois – solennité de boutiquier… ! Question : « Est-ce que le farniente génétique a entraîné celui de ta plume ?… J’ai rouvert l’enveloppe qui attendait le moment propice pour entrer dans la boîte jaune au coin de la rue ». L’atmosphère s’empreint d’une idée de Z, d’été… Il me revient des bouffées niçoises, sur le balcon, au-dessus de tout l’exotisme du monde… « Mais peut-être me répété-je ? » Répète-toi, mon vieil ami, que j’ai su peu connu. Tu ne te répéteras jamais assez.

    Courant 59, son adresse devint « octogénaire », passant de 4 à 84 : on ne comptait plus par immeubles, sujets aux morts et aux renaissances, mais par mètres, « à partir du centre du rond-point ». Grande victoire de la vérité sèche.

     

    Les vers amœbés [a-mé-bé] se rencontrent chez Théocrite et les Bucoliques de Virgile. Chacun lance un thème, et le berger d'en face y répond, en l'enjolivant. Et l'un comme l'autre, lui et moi, reprenions les éléments de la correspondance précédente pour les enrichir, les infléchir, ou les contredire. Tous les correspondants font cela, pour remplir, pour être un peu plus ensemble. Car penser à l'autre, ou s'endormir devant la page blanche, ne renforce pas les liens épistolaires. « Putain ! tu gardes ma correspondance : il faut que je préserve mes droits d’auteur (je suis de la SGDL!). » (société des gens de lettres...)

     

    Parfois l'on a plaisir à rester silencieux près d'autrui ; mais ni la lettre, ni le téléphone, ne permettent de tels échanges. Ils ne doivent être ni distendus, ni précipités : il reçoit ma lettre le »21 » et répond le 25, voilà ce qui convient. « J’ai eu ta lettre du 19 ce matin… à croire que tu avais oublié de la poster ! » -ce qui arrive… tant nous nous évaporons…

    Après l’avoir laissé sans nouvelles, je lui envoyais en 57 d’énormes palanquées de cartes postales, par retour du courrier. « J’attends la carte postale rituelle » Je lui écrivais trop souvent. Pour compenser mon absence de lettres après mon rapatriement néphrétique. Nous sommes des millions à composer, décollant du sol nos petites chansons. Courant 2061, à deux ans de sa mort, mon héros vêtu de gris (élégance suprême) m'écrivait encore, avec un timbre  qui représentait des poireaux (plus tard, un autre montrait un « chou cabus ). I

    l me dirait de moins écrire, « pour [lui] laisser le temps de [se] retourner ». De nombreuses jeunes filles écrivent ainsi, entre deux autocaresses bien énergiques, de ces consternants romans peuplés d'homosexuels aphones, ayant déjà largué par l'anus leurs derniers messages. Ils tournent leurs verres entre les doigts comme chez Françoise Sagan.

    Z Z me dit : « Espace ! laisse un peu respirer ! »Pénétré de remords pour mon ingratitude, je lui envoyais de telles quantités qu’il ne suffisait plus à la cadence ! « prends ton temps pour me répondre » - il faut aux correspondances un rythme en rapport avec la poste et ses aléas. Autre délicatesse de Z.

    Et de rares fois, c’est lui qui se fend d’un retard, mais sans fausse gêne : « J’y réponds sans hâte ». Il est donc pour le moins perplexifiant de constater que notre correspondance archivée s’interrompe de fin 2012 à octobre 2014 : aurais-je négligé cette période au point de ne plus conserver ses missives ? cela se peut. « Je ne lis plus guère sauf tes lettres rassure-toi.

    Noter que mes phrases lui semblent souvent bien alambiquées, « toujours aussi farcie[s] d’embrouillamini. Noter que ma correspondance lui paraît volage, passant d’un sujet à l’autre, d’une manière à l’autre, selon les humeurs et les circonstances, ainsi sans doute que les conversations. De même a-t-on pu dire que la constance de Cinna, c’était son inconstance, de même dans mes lettres mon ami « trouve »-t-il « l’essentiel » - je tourne la page, m’attendant à quelque bouleversante révélation – à savoir ton vagabondage épistolaire. Et si toutes mes lettres étaient interchangeables ? Nos conversations ? Nos rapports humains ?

    Une sorte de vertige. « À bientôt le plaisir de lire tes libelles ».

    Curés et nonnes

    Il était intarissable contre les mômeries. Les gens d'Église ne suscitaient en lui que dédain voire écœurement ; le jeune Victoret se fit débraguetter dans une sacristie. Il s'enfuit en courant et n'y voulut plus jamais revenir. Jamais il ne répondit aux demandes d'explication de sa mère. Et ça bouffe, ces choses-là. Moines et moinesses s'engraissaient de mauvaises nourritures pénitentielles. Combien je me souviens de ces regards arrière de sœurs entassées sur les bancs, gorgés de désirs coupables, se triturant déjà sous les robes dans l'Ave Maria ! Je serai gai une autre fois. « Bon je termine … Salut du géronte ! Le 16.1.2055 ».

     

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    Dates

    Aussi parcimonieusement précisées que chez Stendhal ou Flaubert. Il est effarant de voir combien ces millésimes du futur ont pu si vite devenir ces bornes qui s’enfoncent dans le brouillard  : constructions devenues ruines. Deux mille cinquante-sept : mon Dieu… « ...Peut-être sera-ce l’année du singe vert... » - pas même, Z, ni la mienne ni la tienne. Dans six à sept ans tu gésiras où je serai moi-même d’ici vingt ans… La date, parfois, était précise : le 29.11.08, soit 2055 du nouveau style. Je reprends cela en avril 65. « le (je consule mon agenda) 12 octobre, je crois ? » ...Le 31 01 2009, reçue le 2 février de la même année. Comme au vieux temps du vrai courrier, nous précisions parfois les dates d’envoi et de réception, daubant à l ‘envi sur les menus tracas des postes : « je reçois ton courrier mérignacien du 20 (qui n’a mis que quatre jours à me parvenir) » - les postiers toujours nonchalants, quand ils ne sont pas en grève, appartiennent aux cibles courantes des satiriques. Il se décèle ci-dessous une scène de dépit amical : « Tu attends presque une semaine pour répondre à mes très intéressantes lettres ».

    Parfois au contraire, « les correspondances se sont croisées par ta faute ». Plus encore, « non seulement nos courriers se croisent mais ils « s’anticipent ». Il semblait en effet, à l’être artificiel que je suis, qu’une correspondance devait se rapprocher le plus possible d’une présence… « Et cela va nous poser des problèmes de temporisation. Tant pis, j’écris comme si je ne t’avais pas écrit ».

     

     

    Certaines sont résolument elliptiques : « Ce jeudi 13... » - de quelle année ? Facile : reprendre tous les calendriers, repérer les jeudis 13 …. Mais la paresse mon bon monsieur...la paresse… « Le 22-11-2011 » : précision exceptionnelle. Même chose le 7-11-2012. Pour le 18 novembre 1918 – tiens, un erreur… il ne verra pas 2018. Je ne distingue plus mes années. « En onze », j’étais à Troyes. Je faisais l’amour pour la dernière fois. J’ai viré un vendeur de blousons qui me demandait « des bisous »… brillants repères...

    En 2012 a.s., décembre, et mieux encore septembre, paraissent convenir : des pluies ont endommagé nos vignobles, en pré-vendange, ce qui serait en effet désastreux : « Il faudra s’attendre à une augmentation du prix des libations rituelles ». Ce qui vous a tout de même une autre gueule que « le vin va augmenter ». Mais voici la suite : « je viens de recevoir ta lettre du 12 postée le 13 » : il est donc invraisemblable qu’il ait daté du 13 sa propre lettre. Une énigme philologique de plus…

    Rarissime précision : « Le 25 presque le 26 car il est 23h 58 octobre de l’an 2011. » - mais « ce samedi 10h 03 » serait indétectable sans le cachet de la poste, 26 03 12.

    ... « Je note avec plaisir que tu veux adopter le calendrier républicain bien moins con que celui que nous utilisons par routine ». Dont acte, cher laïque, dont acte. « J’ai égaré mon calendrier républicain et ne peux guère valider ton calcul mental ». Il m’en avait fait parvenir un exemplaire, voire deux. Ne résistons pas à cette présentation : « ...ce soir 18h36, le jeudi 8 de décembre, deux mille onze ans après Jésus-Christ ou la 3e année de la six-centième olympiade… après Périclès (le fils) » - sans doute le père était-il plus vénérable encore que le fils pour ses contemporains.

    « J’ai lu ta lettre aquitaine du 13 » : j’y signalais mon 68e anniversaire,… C’était vieux pour le héros de Mauriac, jeune pour moi, qui en ai à présent huit de plus… Et il me souhaitait régulièrement « la bonne année », en 2061 encore...

     

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    Désobligeances

    Il espère que je n’ai pas trouvé de place pour le Philoctète, interprété par Terzieff. Il est mort le 2 juillet 2010. Il était encore vivant. Ça déménage vite, la pneumonie. Z voulait-il bouder la gloire de Laurent ? Il avait de ces bouffées d’aigreur : « Les éléphants, c’est laid ; pourquoi s’acharner à les conserver »« Je commence à perdre pied dans ta prose merdique ». C’est vrai. Je n’ai rien à dire, mais je le dis tortillamment : « on peut être hermétique et ne rien renfermer », bel alexandrin, beau jeu de mot sur les deux sens du terme.

    Peu de temps après, il précise : « j’aime à lire ce que je ne comprends pas… au moins comme cela on sait pourquoi et comment on est con » - boutade ? pressentiment justifié que par principe, professoral ou maternel, je prends tout le monde pour des cons ?

     

     

     

     

    Écriture manuscrite

    Mon écriture était selon lui à la limite du déchiffrage. « il vous suffirait d’arrondir les « o », d’épointer les « i », d’allonger les « l », « h », et d’approfondir les « p ». Aurait-il fait de la graphologie ? Mieux j’essaie d’écrire, moins je suis lisible. Monsieur Grün, au lycée Montaigne, jugeait mon écriture « puérile » : forcément ! j’avais fait des efforts pour être lu. Ma politesse était méprisée. Avec Z, je me suis simplement exercé à l’harmonie naturelle : ne rien forcer, mais aller tranquillement dans mon sens.

    « Bientôt je vais rivaliser avec Champollion pour déchiffrer vos lettres. Ou alors, vous avez commencé des études de médecine ». Je me suis appliqué. « Jamais je n'ai vu d'écriture aussi puérile » disait Herr Grün, professeur d'allemand. Cafard engrosse engourdissement plus sommeil qui descend. Comme il est doux l'abîme, et dangereux comme sommeil en pleine neige. Z évoque une fois de plus (interruption de janvier jusqu'au mois d'août) mes « griffonnages », bien que mes lettres lui causent toujours « le même plaisir ».

     

     

     

    Éditions

    Nous sommes l'un et l'autre de grands refusés. Lui plus encore qui ait appel à moi (à moi!) pour l'introduire auprès de mon éditeur. Mais Mon Éditeur dépend de ses propres coups de cœur, il ne l'a pas senti pour mon Z, il ne lui répond pas. Un jour moi-même j'ai reçu un magnifique envoi, formé de poèmes illustrés sous plastique : l'autrice y avait passé des heures, et j'ai jeté le tout dans ma corbeille, ce dont je me repens encore mais assez peu. La poétesse déclamait ses vers dans le cimetière, car « les morts, eux au moins, m'écoutent ». Pardonne-moi. Ne te laisse jamais embarquer par les fous. Je retiendrai ton personnage et ta démarche pour tel ou tel passage à venir de mon œuvre tronquée… « Tu travailles donc à l’édition de tes œuvres complètes encore incomplètes à ce que je crois » - mais à présent, j’en vois l’extrémité, au point qu’il est peu probable que mes révisions s’achèvent avant moi…

    Ce souci d’éditer courait dans nos lettres, nous tentions d’appliquer les recettes qu’on donne précisément par les procédés que rassemblent les futés : « Avez-vous un listing d’adresses ? Pauvres illusionnistes !Pensez-vous donc qu’il y ait tant de différence entre « liste » et « listing », pour que ce dernier acquière d’un coup ce que nul n’ose plus qualifier d’efficacité, mais d’ « efficience », d’ efficiency ? Misère besogneuse des conseilleurs ! Qui proposent de « tenter une petite pub » ! fréquentez donc plutôt les pubs… Soyez vous-mêmes et foutez-vous du reste, n’est -ce pas... « Bravo encore et continuez ! » Pauvres de nous… Si t’es pas content, va au Goulag ! « ...un circuit de diffusion pour être connu et reconnu » - internet, il ne faudrait jurer que par internet… quel mélange… désir de gloire, Goulag et internet… la puissance de ma réflexion m’épouvante...

    À l’intérieur d’une carte de vœux, il m’envoie un dessin de Cailleaux, tout en verticales sèches : « Dites-moi si ce manuscrit est bon », dit un écrivain vu de trois quart arrière. - Mais… ? Je suis banquier ! » réplique avec stupeur ledit, lunettes, long nez. - Justement ! réplique l’écrivain. Car c’est bien d’un banquier que nous dépendons tous. Derrière l’écrivassier se tient une femme en chignon, serrant elle aussi sur son cœur une précieuse liasse d’écrits immortels. Il faut cesser toute distinction entre bons et mauvais, futures pourritures et génies éternels : toute poussière mérite éternité, gloire à celui qui abolira la mort et le temps, restituant ainsi l’Être dans tout son bloc.

    Béni celui qui prouve aussi, de son côté, que la mort n’est rien, et que le néant est notre substance. Lire Sartre ?

    * * * *

    Z eut aussi des velléités radio-télévisionniques : « sous ce plis tu trouveras mon roman dialogué que je destinais à FR3 Provence (qui ne m’a même pas répondu!) Tant pis ; je travaille pour la postérité… il faut que cela se sache ! » - pauvres diables que nous sommes, de nous imaginer de quelque importance que ce soit ! Depuis quand répond-on à des génies isolés, sans avoir été recommandé parmi tant d’autres ? Sud Ouest ne m’a-t-il pas dit jadis « Nous ne publions plus de nouvelles – autrement, nous serions submergés » ! - de fait, avec les progrès de l’instruction, du moins jusqu’à ces dernières années, pullulent désormais les plumitifs de tout ordre, tous capables d’aligner des œuvres qui tiennent la route, et qui se croiVent tous égaux, pour le moins, à Victor Hugo.

    Ne cherchons pas la gloire ; sachons mourir ; dure leçon ; seuls réussissent les plus forts, qui joignent à la profondeur de leurs émotions et de leurs plaintes la saloperie puante de l’entregent et de l’intrigue, des hommes complets, en quelque sorte, qui réunissent en eux les attributs contradictoires de la supériorité : Dieu d’équilibre, Dieu de bonté, Dieu de justice ; bienveillance, équité, férocité. Autrement tu n’es rien. Je n’ai pas compris grand-chose à la Kabbale, mais les trois piliers de Dieu, si : l’infinité du bien, l’infinité du juste, l’infinité du mauvais. Lazarus lui-même – quelle chute ! Dieu – Lazarus…) ne l’honora pas du moindre accusé de réception… « ...qui je l’espère tombera au « bord de l’eau et boira la tasse. » Tu fus exaucé Z, mais après ta mort, hélas. N’ai-je pas moi-même d’ailleurs jeté, je dis bien jeté, une œuvre poétique complète, à moi impulsivement adressée, longuement, soigneusement présentée tout illustrée sous des protège-feuilles de plastique…

    Je faisais très exactement ce que je réprouvais chez les autres. Il n’y a rien à attendre de bon chez un humain...

    ...Comme il se réjouissait avec moi de la déconfiture de tel ou tel éditeur, détrôné pour ne pas avoir honoré ses factures… « il est dans de beaux draps... » Et comme je me réjouissais avec lui…

     

    Enseignement

    Tout me semble ressassement dans tout ce que l’on a pu dire sur l’enseignement. Le dernier secret de Polichinelle qui vient de sortir, c’est que les parents d’élèves ont fini par détruire l’enseignement. Ces connards viennent à présent nous donner (« vous devriez être comme ceci, comme cela ») des leçons d’être. Connards, connards, connards. « Vous êtes un prof pour bons élèves. Il en faut, mais vous ne savez pas expliquer ». C’est Stocker qui me l’a dit. Z pensait cela de lui-même : « Je croyais que la connaissance allait de soi et que la « compréhension » était la chose du monde la mieux partagée… que nenni, donc ! »

    Je n’ai jamais compris qu’on ne « comprenne pas ». Je n’ai jamais pu comprendre les mathématiques, la chimie, la physique, la biologie, l’informatique… eh bien… eh bien… Ma vie non plus. Rien du tout. Je n’ai rien compris du tout.

     

    Épouses et Maîtresses

    « Quand une épouse a « internet » c’est mauvais signe : tu la fais chier ».

    de Z :

    Une confidence rarissime : il changeait à Troyes, au petit matin, pour rejoindre une « dulcinée grande et rousse et chaude. Elle valait ce déplacement... » - depuis Marseille ? « Dans un âge moins avancé je me tapais des heures de train pour aller jusqu’à Romilly s/S avec changement à Tonnerre (de Dieu) pour y rencontrer une fille qui n’avait pourtant rien d’exceptionnel sinon qu’elle était rousse et me dépassait d’une bonne tête. J’avais été séduit par son exotisme champenois (Champagne pouilleuse )». En effet, Z, en effet… Tu m’auras confié des choses que ne savaient ni ta femme ni tes enfants… Il est stupéfiant que j’aie tapé dans l’œil (de l’amitié) de cet homme-là…

    Je ne sais plus quand je revoyagerai… ou bien les pieds devant…

    « Il vivait banalement, ayant soin de ménager la chèvre de l’amour et le chou de la liberté » - j’aurais dit le contraire… « Je ne fais aucun effort au-dessus des forces de ma femme », et comme tu fais bien mon sage ; autrement, elle courrait s’abriter sous toi, pour que tu en fasses davantage. Il ne faut pas exhiber sa force à celles qui seraient tentées d’en abuser… à leur profit. Que veulent dire, dans ce contexte, mes « talents de plume d’oiseau rare » ? La plume du bas du ventre, ou pour écrire ? les deux ? Dans les deux cas, appel à l’économie.

     

     

    Il y aurait tant à dire, bien qu’il m’ait trop peu parlé d’elle. Nous profitions comme des galopins de ses retours à Chypre, de fin février jusqu’en mai. « Mon épouse se repose de moi dans son asile chypriote ». « Elle ne reviendra qu’en juin (de cette année »). Était-elle de ces personnes qu’on aime voir venir, mais aussi repartir ? « Elle est trop chypriote» : que voulait-il dire par là ? « Oui à Chypre la longévité est incertaine, aussi évité-je de m’y rendre sans passeport polyphonique dûment estampillé par la maffia russe ». Variante : « Oui, Chypre est dangereuse par tous les temps aussi m’abstiens-je de m’y aventurer sans raison ultra-valable car je n’ai pas l’étoffe d’un mafioso repenti ».

    De quel secret ou de quelles impressions le Mauricien est-il dépositaire, évoquant « le côté maléfique » de cette épouse, sur lequel je ne suis jamais parvenu à le faire jaser ? voilà pourtant un vrai ami... Les couples reposent sur des failles tectoniques : « on n’échange que de l’épistolaire ». Passer d’une personne à l’autre m’aurait passionné quelque temps. Est-ce mieux dans mon cœur ou le sien ?

     

     

    « Mon épouse a su « me lui faire » offrir une « eau de parfum » mais avec beaucoup d’eau ». Nous ne pouvons rien refuser aux femmes. Nous aimons protéger, nous aimons voir nos enfants-filles sourire.

    Il dit « Mon épouse ». Ou « ma femme ». Une fois même, « Madame Z ». Suivant le style. Il la pare de toutes les qualités. Il ne reste peut-être plus le choix, lorsqu'on faiblit, qu'entre le jeu de chiffres et le saut de lettres. Survivances de l'être qui sont à la spiritualité ce que les mouvements sur tapis de sol sont à l'alpinisme. « Ma femme et moi faisons quelquefois une partie de belote… nous sommes beaucoup moins policés que vous... » - détrompez-vous Z, nous en avons aligné des centaines, dans les temps anciens pour de l’argent.

    L’épouse en question, que nous appellerons Marinetta, est une grande blonde pulpeuse à la Maria Paredes. « Elle « languit » mais ça ne durera peut-être pas ». Elle exige par amour le ménage bien fait de retour de Chypre. Puis elle repart, toujours excessivement chypriote, affligée d’un dialecte étrange. Quels sont les particularités de l’île si incompatible avec la sérénité de mon ami Z ? Que d’étranges domaines… « Mon épouse insulaire est tout à son insularité. Le soir nous prenons de nos nouvelles réciproquement. Elle va bien et moi aussi, ce qui est très réconfortant à mon âge octogénairement bien entamé ». Nombreux étagements affectifs dans ces quelques lignes pudiques.

    « A la fin du mois je passerai quelques jours à Chypre et j’espère en réchapper ». Elle servait de bouclier en cas de différend (…) avec un aborigène unioniste » - partisan d’une réunification de Chypre, voire d’une inossis ou rattachement de l’île à la Grèce. Les choses s’aggravent quand le beau-frère, musulman, s’invite.

    Même misogyne, Z ; n’admet pas la muflerie.

  • LE JOUR DE NOTRE MORT

    Argh, virgule, chienne, virgule, tu la sens ma grosse (biip), (« écarte un peu les jambes que je pêche au large »), rhâ, bourre-moi, je n’aime que toi, grosse truie, virgule, « retiens-toi de péter » je vais partir, je pars, je t’aimerai toute ma vie. Point. Je t’aime, Heinrich. Je t’aime, Betty.

    - On se dit des conneries.

    - Je me sens ridicule.

    - On fait des bruits de bouche, des bruits de cul. » Heinrich ajoute « en amour, tu fermes les yeux, tu bourres et tu jouis.

    - ...et ne me demande pas si j’ai mal. Je n’ai pas mal.

    - Ces propos de cul m’écœurent.

    - Moi je t’aime, Heinrich.

    « Tu ne t’appellerais plus Heinrich. Tu chercherais à me séduire. Je serais à une table de café avec des jonquilles dans un vase. Tu me sourirais, tu m’offrirais un verre, je t’entraînerais dans ma chambre juste au-dessus. Il y aurait des jalousies. Je serais excitée plus tard. Surtout tu fermerais ta gueule. Je te déshabillerais doucement, tu porterais une chemise en nylon jaune, tu lèverais les bras et tu me regarderais dans les yeux.

    « Je me sentirais amoureuse mais pas trop. Je ferais glisser ma jupe, il y aurait un lit de cuivre à boules jaunes, et je t’attacherais les bras et les jambes aux quatre coins, et tu reviendrais souvent à la terrasse du Soleil Lent », (« ...au bord de la mer, bonjour, Docteur. - Bonjour, monsieur le Sexologue.

    - …I am Doctor…

     

    - Tout baigne entre nous. Ma femme est moi.

     

    - ...confirmé ! treize ans de mariage, pas une défaillance.

     

    - Nous avons su garder intactes nos facultés de renouvellement…

     

    - ...d'épanouissement…

     

    - Nous sommes venus vous voir Docteur, pour vous dire que tout fonctionne admirablement bien.

     

    - Depuis tant d’années.

     

    - Nous avons pensé que vous aimeriez nous rencontrer…

     

    - …mon mari et moi, pour vous remonter le moral…

     

    - Merci Henri, Merci Lisbeth, vous pouvez rentrer chez vous, tout se passera bien, ne

     

    vous en faites pas, pour moi également, ha ha... »

     

     

    L'acte sexuel complet suppose, implique une connaissance approfondie de la sensua-

     

    lité du partenaire. Il est hautement souhaitable, voire indispensable, que les deux

     

    actants soient profondément amoureux. C'est assez dire que la perfection ne se ren -

     

    contre jamais, bien qu'il ne soit pas prohibé d'y aspirer.

     

    Si le jeu amoureux ne devait mener qu'à une gymnastique sans âme, mieux

     

    vaut s'abstenir.

     

    L'échange des souffles par les orifices buccaux facilitera la circulation des for-

     

    ces des deux sexes, ce qui s'appelle la Fusion des amants dans le souffle du Prâna universel et de Dieu s'ils y pensent.

     

    De retour chez eux, les deux sexes poursuivent le dialogue :

     

    « La perfection dit la femme (BETTY) me semble limitée. Pourquoi glisser vers Dieu ? notre exclusivité, c'est le mal.

    - Par le mal nous serions, dit l’homme (HEINRICH), en phase avec l’Ordre du monde, grands, et Utiles.

    La femme s’exclame qu’elle n’en a rien à foutre [sic].

    C’était une grande blonde aux longs cheveux tombants.

    Elle écoutait trop volontiers les discours mystiques.

    Parfois sans effort elle accédait aux cimes les plus escarpées.

    C’était une nature contrastée. Heinrich disait Humaine à ne savoir qu’en faire (le cerveau ballottait au bout de ces grands corps d’asperge, et le sexe y tenait une place spongieuse. Et ils s’aimèrent du mieux qu’ils purent.

    BETTE collectionnait, six par semaine, à grand-peine au-dessous du seuil de la prostitution disait HEINRICH, de la nymphomanie.

    « C’était avant de te connaître » disait-elle (« il ne connaissait rien à la nymphomanie », etc.) « Dans les petites annonces se recrutent les plus vicieux, les plus retors «  - garçons de café, garçons d’écurie – éjac faciale » - elle en rajoutait, non ?

    « C’est bon le vice .

    N.B. Les ouvriers sont les plus puritains.

    « Le péché ? Vous divaguez mon cher ».

    Les femmes sont incapables de faire le mal.

    « Si nous nous libérons, le monde tombera

    - À d’autres, dit Heinrich. Il cure sa pipe. La femme pour le jeu, l’homme à la guerre, les filles découpées violées par morceaux, bouts d’hostie dans le cul, tous membres jaillissant sous les obus, les ossements se font la malle. Femme égale pléthore. Homme égale néant. En faisant l’amour l’homme doit se retenir de tuer. Celui-ci ne pense pas du tout comme ça. Jamais il ne baise une mouche. Une goutte de sang le plonge dans l’hystérie. « Je veux mettre un peu d’ordre » dit-il à Bette « dans tes prestations échevelées ». De quoi rire en vérité. Répondre « t’es chiant ». -

    - Du premier jour où je te connus » dit-il » tu fus avare de tes regards, je ne voyais que ton profil et tes cheveux. J’ai passé tout un an à te surprendre en face. Ton œil était d’un brun pur de choses qui se mangent, tout s’est noué dans notre estime réciproque, j’étais le seul à te désirer, je ne me suis pas contenté de frôlements ni de raisonnements appliqués. » Heinrich domine, ordonne, tantôt l’homme est dessous, tantôt Bette. Il provoque, émet des grognements saccadés. Parfois la sodomie. Parfois le poignet (mystère).Parfois ils s’aiment, ils s’entraident, ils se manifestent de la tendresse, par paroles et en action, tout le jour. Bette et Heinrich ont gagné le concours de la maison fleurie en 88. Soudain, que se passe-t-il M. Heinrich ? sous vos cheveux blonds pâle à l’islandaise, vous, dans un bordel ?

    « Il faut bien que je rêve.

    - Mes compliments, M. Heinrich. Rêvez plutôt sur le papier glacé (ou sans, comme les femmes). Vous croyez vraiment qu’enfoncer son pinceau dans un trou gluant - gluant : à grand-peine – et cerné de poils rêches suffit à calmer la grosse Démangeaison d’amour (ressentie tout enfant parmi de gros draps gras?) - les aller-retours se succèdent : petites lèvres- col – grandes lèvres – museau de tanche - et que ressent la femme ?

    - C’est vrai que les putes s’épuisent à toujours se tenir sur le bord du jouir (« on n’est pas de bois ») sans conclure ?

    Ce n’est pas vrai.

    Le type, là, au-dessus, au-dessous, il ferme les yeux, il pense « je t’aime », s’il ouvrait leqs yeux, s’il fixait ceux de l’autre – qu’arriverait-il ? se moquerait-elle de lui ? Lui livrerait-elle un beau secret ? en pleurant « ne le regarde pas comme ça ça me gêne » ? Heinrich, le « blond islandais », monte au 28e avec sa maîtresse.

    Quelle activité !

    Lui qui préfère les chambres en boyau, les fantaisies d’étudiante égyptienne, on entre à quatre pattes, on progresse de même, pour se coucher juste – le voici escaladant une grande, grande bonne femme au centre d’un espace immense, sous des verrières, au dernier étage donc, avec vue sur les plantes vertes et les projecteurs !  « ...il n’y a que les aviateurs qui nous voient ».

    Ce qu’il aime, ce sont les noiraudes, les Tunisiennes, les minuscules aux seins de momie, on peut se placer dessous comme une bouillotte. Mais les Teutonnes aux grands bras en bataille, aux jambes de cisailles roses, blanches et rapides sous les sunlights… Helda lui fournit bien des avantages, lui offre des sensations, ...c’est une fille aérodynamique, on l’aime, tant qu’on la monte – on pense à elle, après, un peu, on se rajuste, elle sur son épaule, par une belle nuit de juin.

    « Je me sens lourd, lassé par tant de prouesses ».

    Nous nous sentons inquiets pour Heinrich qui s’invente des mots de tête et des picotements, précis les picotements, voire des suintements, des odeurs même pas très franches, alors, un bon test, une bonne panique, une semaine ou deux d’attente avec neuroleptiques, ils pensent donc tous à passer l’hémotest en même temps, les graveleux.

    Ce n’est pas amusant de cacher à Bette l’état où l’on se trouve, de juste doser les calmants pour ne pas débander, car il faut maintenir la régularité des accouplements.

    « Je t’aimerai toute la vie, même si nous devons mourir un jour, ou ne plus nous connaître un an, deux, trois »

    « J’ai passé avec toi de merveilleux instants.

    Résultat positif.

    Revenons à Bette : elle aime son ami, explorant avec lui le vaste champ du lit qu’il trouve ou feint de trouver si borné ; il faut à cette femme une activité calibrée, ce qu’il faut de manualité, d’intellect ordonné - mettons préparatrice en pharmacie. Elle lit aussi plus de trois livres par mois, l’histoire se passe en France. Aime Jean Vautrin, Saint-John-Perse à faibles doses, les pièces de théâtre d’Ödön von Horvath et les opera-seria.

    Une femme cultivée.

    Exerce le sain travail des labos (fenêtres hautes, néons tamisés ; elle est grande, moins qu’Heinrich, brune, un peu de félin dans l’avancée de mâchoire, museau froncé avec taches de rousseur aux commissures). Il est instructif de parler avec elle, malgré les sautes d’humeur (39 ans).

    « Séropositif ? Ils exagèrent. Ce sont nos concurrents. Ils disent ça pour t’emmerder. De toute façon si tu reviens chez nous, tu n’auras que de fausses informations. ; tu deviendrais une bête lâchée, une épave à pattes - doute, rongement, Satan.

    - J’ai compris.

    - Tu n’as rien compris. « Séropo », c’est pas « condamné ».

    - Je serai mort dans 15 ans comme tout le monde. Est-ce que je peux coucher avec toi ?

    - Non.

    - Je cracherai sur nos sexes, un petit lac de crachat qui tremblote !

    - Pas de germes dans la salive. Dans ta salive. J’ai déjà des douleurs de tête, toujours au même endroit sous l’os, j’ai oublié ton nom, nous allons jouer, très bien.

    « Les articulations du crâne sont dites soudées, du pariétal au temporal, du temporal à l’occipital, par de très fines césures imbriquées comme des frontières politiques : en tenant compte des bosquets, des sentiers, des buissons de mûres…

    - Chouette Bette, nous sommes à égalité.

    - Pas chouette : mon cancer est vrai, fini de tricher, personne ne veut plus crever de ça. Regarde la radio. C’est sous l’os de l’oreille, gros comme une orange desséchée. Tu sens le jus filandreux, fibreux. Les filaments du film sont des dendrites.

    - On ne voit pas les neurones à l’œil nu.

    - C’est le fil de mort qui se tend, ça déroule tout le cerveau si tu tires ».

    ...Délimiter, circoncire, exciser, la mort fait son marché, le cerveau de Bette dans le filet, le chou-fleur dans les mailles.

    - Si tu bois tu triche.

    - Trop fort, Heinrich ».

    Son Heinrich n’est pas le Diable. Il s’épile la barbe avec les ongles ; les champs de blé

    après la moisson n’ont plus que des éteules, et des brins de paille. C’est exaspérant. S’il avait le sida, la peau viendrait avec.

    - Il a le sida, oui ou non ?

    - Il se le fait croire, c’est pour accompagner sa femme, combine entre laboratoires, tu comprends ?

    ...Une femme brune, bouclée, belle bouche ; un front bas, volontaire, piémontais. Elel aime la bière, ils deviendront gros, très gros ! Difformes…

    « Je veille au grain.

    - Oui, Heinrich, veille au gras. Ils feront tomber mes cheveux. Il m’appliqueront le protocole de Clermont, douze mois de souffrance, douze mois de gagnés. »

    Il y eut cette promenade en forêt de Vercors, douce, au crépuscule d’automne. Leur dernière ! sur un sentier d’après la pluie, aux champignons frais, tous deux déjà ivres (lendemain des photos du labo, bien nette, bien noire, avec une orange bien blanche aux filaments défaits).

    Heinrich n’a pas d’enfant, 1m90, éleva les deux filles de Bettte à la façon d’un véritable père. Le soir tombe doucement parmi les chênes et les gamins fantômes à bicyclette surveillés de loin par leurs parents aux voix invisibles, hélant sous les branches et dissoutes dans le gris. Douceur du frère incliné sur la sœur condamnée, de la femme sentant près d’elle une sollicitude inquiète, enlacés l’un à l’autre dans le filamenteux cocon sourds encore à la douleur. Juste ces pointes à lointains intervalles, transpercements fins et perfides du pariétal supérieur en biais jusqu’au sinus gauche ; c’est bref, diffus, amorti- un filet, une toile. « Une bière ? - Quel humour ! une aussi pour moi. - Madame, il est tard et vous avez bu. - Barman, le froid se lève et je bois pour oublier la bière. - Vous n’aurez plus rien ni vous ni l’autre, ce n’est pas l’Oktoberfest ni le festnoz. - Viens Bette, on ne nous comprend pas, on nous soûle on nous jette – larbin, sto-oghe, ça ne te portera pas chance, t’as pas le droit de refuser l’extrême-onction le coup de l’étrier le pied au cul à Dieu.

    - Moi aussi je vais crever giclez de là, vous êtes à pied, ça fait longtemps que je vous tiens à l’œil ça fait bien dans le quartier franchement… - Garde ta morale pour ton cul de loufiat, viens Heinrich viens crever chez nous j’ai trois packs de Kro » Quatorze bis rue Desnos résidence Desnos. Huit ans résidence Desnos, le tour de trois pièces par le balcon, le ciel bouffé par la terrasse. Ils montent les marches, ils se tiennent l’un à l’autre. Ils tournent la clef dans le bois c’est le bois qui cède c’est le bordel ! Mais c’est le bordel ! Tu ne ranges donc rien ? Heinrich : Et mon boulot ? Ma thèse Micromagnétisme et bouche bée «  Nobody bouges in the cage d’escalier.

    Cuisine sale et bouteilles vides, un sac de MACANI pourri dans le coin, le chien ? Parti i’n’reviendra plus faute de nourriture on boit. Les deux filles majeures n’ont pas quitté l’appartement, l’ivrognerie, l’enfermement les traumatisent, la fac pour se distraire, les meubles du salon sont : un buffet, un sofa de velours piqué, des thèses de physique sur six rangs d’étagères du sol au plafond. La chambre à son tour comprend Deux lits superposés de jeunes filles, depuis dix jours que leurs parents savent la nouvelle ils boivent ils picolent. Ne vous plaignez jamais d’une vie monotone car le Cancer arrive attiré par la plainte on est bien emmerdé par l’odeur alléché MACANI CROQUETTES POUR CHIEN des gros sacs à l’épreuve des griffes à fermeture cousue serré serré.

    Avec le chien qui tire la langue sur l’image. Le sac éventré répand un glissement de grains d’1/2 mm³ en étoiles en cœurs aux couleurs ternies (au choix viande légumes protéines vitaminées) ou bien de raviolis, rigate, coquillettes réal des gros chiens (cocker tué par accident de chasse) (ou tué) Heinrich est tombé dans l’avalanche il a la tête en bas le cul coincé là-haut sur la chaise à roulettes ivre-mort il bouffe ses Macani bouche ouverte au milieu des croquettes moisies l’inconscient ! Depuis le temps qu’il est mort ! La nappe expose un grand nombre de 33cl renversées ou vidées debout. C’est vide et ça pue depuis 8 jours il n’a plus bu que de la bière et pas mangé du tout, la tête dans les croquettes enfin pas mangé « humain », ça fait toujours cet effet-là quand on apprend qu’on a le sida l’ébola le cancer absolu la cécité totale – don’t throw la bière into le vide-ordures parce que ça coince, les bouteilles vide, règlement intérieur de copropriété kopro « la merde » en grec « l’assemblée des copros » ça m’a toujours réjoui.

    Heinrich ne s’est toujours pas décoincé de son fauteuil à roulettes.

    Il remue un peu dans le Macani.

    Sa main rame dans le gravier rompu de vieux vomi car le Chien mange n’importe quoi

    La Femme a fait dans le subtil dans le sublimé genre Marie-Brizard sur le ventre en compote et les bras devant elle étendus sur la table les femmes c’est plus propre le sperme la vaisselle ça s’absorbe. Entre les bras sur la table au fond façon macramé (séparation de ces deux êtres infoutus de se bourrer dans une seule et même pièce) un dessin de sa main : au crayon gras, bien net, le trait sans repentir avant donc d’avoir bu ou juste après. Bette Novotgarten a dit Je serai putréfiée de potions par introduction d’entonnoirs jusqu’après la glotte, ils voudront que je vive forcément « vive », et j’ingurgiterai paquets, plaquettes, soigner la tête par le ventre.

    « Forcément, Bette – ça fera tomber les cheveux, poisseux, filandreux, par petites touffes pour faire marrant, tu te dessineras 1) une route 2) une crête 3) un labyrinthe au choix et tu arracheras tout, sans mal sans complications ni picotis, « Pas trop moche, une bonne tête pas difforme, la noblesse des Kényanes » au fait elles sont excisées « port de tête des Bantoues, perruque ou pas perruque » «  je vais me sourire dans le miroir » tes lèvres terniront, gonfleront, pommettes bouffiront puis couvriront les yeux t’as l’air d’un crapaud qui tète et qui étouffe aspire le vide en palpitant c’est dommage putain c’est dommage ils avaient tout pour être heureux. Le salon salle à manger, la nappe et la table ronde et l’étagère à photos, le vaisselier à fines balustrades (assiettes vers l’avant façon dauphinoise) et la bibliothèque du sol au plafond.

    Pas une place libre

    Des livres de maths, physique, astronomie – pas un Flaubert, pas un Stendhal vous plaisantez ? La science dominera le monde. Un seul ouvrage de médecine, une télé, cette cassette où l’on part des atomes à électrons visibles et des cellules, tissu intérieur des veinules et grain de peau, un homme, son chapeau et sa canne à pêche ; rivière, prairies, Aquitaine, la France, la Galaxie en 1mn 23s – PLUS, près du téléphone, un canapé de reps vert.

    À l’hôpital Cochin, le médecin à l’infirmier :

    « Nous aurions dû ménager la malade. Ne dites plus tout à trac je vous prie « Vous avez une tumeur au cerveau ».

    La fille du premier mariage s’appelle Katrine. Elle est grande, brune, fait du théâtre : ce soir, répétition de Much ado… in French. Katrine est timide ; mais sur les planches, elle les crève : une voix tribale, des yeux, des bras, la liberté des jambes sous la robe de soie perse (amour, menace, trahison : « Toute la lyre », petite troupe et le meilleur plateau de tout Grenoble. « J’aimerais » dit-elle « user de mon corps en vivant ».

    « La mésentente des parents du premier lit autant que du second ».

    «  Résister aux contraintes d’autrui ».

    «  Comme un bonzaï en pot » - mais scène tendre à l’acte III, le bouffon l’avertit en la tirant à part. Elle ôte sa robe perse en pestant, saute au volant de sa petite caisse anglaise et rue Desnos (St-Martin-d’Hères) son père en extension-torsion bouffe la pâté de chien tête au sol et cul sur la chaise, la mère affalée affalée devant le Ricard vide Coupez tout crie l’actrice tumeur moteur story-board ranger les bouteilles laver l’alcool restaurer la dignité, la grandeur du cancer est de placer l’humain face aux morts immédiates tu sais que tu es foutu(e) ainsi la panique les ronge souffrance ou domination ? La mère s’est levée a trié ses vinyles György Ligeti Le grand Macabre le père s’est redressé regarde sa fille en face et l’accuse de dureté. Il a dans les cheveux les étoiles en biscuit de Mac’ani Croquettes la fille dit :

    «Dans douze ans  vivant - mais ce ne sera plus toi ». Baisser le son du Ligeti « Vaccin » « Pourcentages de rémission» dans son discours « elle a dit » lui dit-elle « crève d’abord » (« jette les restes aux chiens »

    Le chien c’est moi-même

    « Je veux des parents dignes, propres et forts » en préparant le repas Ayant enfin Baissé le Grand Macabre Comment peux-tu dit-elle à sa mère « préférer ça toi qui ne parles pas l’allemand « c’est le jeu des trompes d’auto » dit la mère « qui me plaît » - Et nous, et nous ? crie-t-on à la porte. - Qui est-ce qui crie sur le palier ?

    La porte s’ouvre. Catherine serre sur son cœur les deux petites sœurs du second lit. « Attention » dit la grand-mère « à mon panier » derrière elles. Tous s’attablent autour des provisions sorties de leur emballage, c’est la bonne humeur, le soleil, le père bourre le Macani dans le vide-ordures. Alors, tous se rappellent les bons souvenirs, les petites sœurs éclatent de rire la bouche pleine, la grand-mère les réprimande en riant, laissons parler Dinah la plus jeune, treize ans avec des boucles blondes :

    « Papa nous coursait avec la hache, on s’est enfermées à trois dans le cagibi près du vide-ordures et Papa criait comme un fou Ouvrez ou je vous défonce le crâne » tant que ça n’est que le crâne « heureusement les pompiers sont venus et ils ont emmené Paps dans l’asile de Froidmont » - - C‘était y a trois semaines c’est passé tout ça » dit Bette et passe la main dans les cheveux de sa fille. Dinah :

    «...même qu’après il a fallu tout ranger nos chambres parce que Papa s’était décroché tous les fusils du râtelier, le 1937 Lebel et même la crosse en bois de la mitraillette ; et y criait qu’ils y viennent ! qu’ils y viennent ! Et nous on répondait du fond du cagibi Qui çà ? Tous, tous ! il gueulait.

    - Dire, déclama la comédienne, qu’il va falloir se trouver un homme pour sortir de là. Ça ne m’amuse pas de trouver un homme.

    Heinrich l’Islandais était seul de son sexe, le repas se mangeait, la réflexion jeta un froid mais tous se sont ressaisis.

    L’autre sœur, ni Dinah ni Catherine appelons-la Irène a quinze ans, elle se tripote plus encore que la cadette. Irène quinze ans admire Catherine vingt-quatre ans. Quand les parents ne sont pas là c’est Catherine qui tient la maison. Après le dessert chacun repart dans la petite Austin de la comédienne : Heinrich entre en se pliant comme un double mètre, heureux de prendre le soleil.

    Quant ils sont perdus de vue, Irène quitte le balcon d’où elle les a vu disparaître, ferme la fenêtre et donne à sa cadette de quoi travailler : des mathématiques, un dossier d’Histoire et de l’anglais dans le texte. Irène étudie le Tome III de l’Encyclopédie, tiré au sort sur une liste. Elle apprend ainsi d’étranges choses qu’elle n’aurait jamais eu l’occasion de considérer, tel cet article sur Berthollet « découvreur de l’eau de Javel », ou l’histoire du bouddhisme. Plus tard ses connaissances dépasseront le monde.

    Le soleil sur les livres va de gauche à droite. Une mouche qui bourdonne. Irène par écrit récite un poème qu’elle composé : sur un inconnu qu’elle ne sera plus obligée d’épouser. Puis se retire dans la chambre sur l’île du bas. En fin d’après midi les parents reviennent. Ils sont condamnés, pour le faire court. Le grand air leur a fait du bien, ils montent l’escalier sans dire un mot. Sans être avinés. La grand-mère a dû les bourrer d’Étronyl. Irène en prend aussi parfois pour se calmer les doigts, étrange idée.

    Les parents font des yeux larges, en soleils de Van Gogh. Ils secouent lentement la tête et se tiennent aux épaules. Pas très fameux pour le sexe, l’Étronyl ; bientôt leur teint vire faïence, Père décroche le téléphone, forme un numéro et devient plus pâle encore. « Dinah vite, rassemble tes affaires » dit l’aînée ; au téléphone le père balbutie décomposé, les deux filles s’éclipsent sans être vues. En redescendant l’escalier, Catherine l’actrice répète qu[‘elle] en a marre de [s]e faire tancer comme une bouse.

    Plus tard, chez le père : un compteur tourne, à fond, au-dessus du canapé de reps vert. Il indique la somme énorme due par le téléphoneur. Bette et Heinrich, dans leur détresse, utilisent le téléphone à tout va. Ça donne :

    « Allô Catherine. »

    Leur entretien, la veille, fut extrêmement houleux. Des expressions diverses (fille du premier lit) ont volé très bas. La fille aînée de son côté n’a rien envoyé dire, mais l’a envoyé soi-même. Froire et supérieure, tels sont ses termes. « Vous m’avez élevée, et encore. Je ne vous dois rien. Le plaisir vient pour celui qui donne. J’ai illuminé vos années de jeunesse ! Vous êtes atteints ? Je me reconnais en vous.

    - Là n’est pas la question, a répliqué la Mère. Ce n’est pas ta lutte.

    - Je me souviendrai de vous » dit la fille, je frapperai la bête sur la gueule. »

    Pendant ce temps le compteur tourne. Bette dit à part qu’elle ne va tout de même pas insulter sa fille. Heinrich réplique : « Elle survivra ». Dit encore : « Il faut insulter le merdecin ».

    - Je n’ai plus rien à perdre ? C’est cela ? »

    Le Couple se dit qu’ils feraient bien l’un et l’autre de cesser de boire. Que des condamnés devraient se comporter plus dignement. « Nous vivons seule », dit Bette qui raccroche.

    - Qui a voulu la garde des enfants ?

    - Je les place, beugle Bette, chez ma mère, pour leur éviter de voir ça. Papa Maman crèvent au ralenti.

    - Mauvais titre. » Il montre la table couverte de canettes. Droites, couchées, arrêtés dans leur chute oblique. La grosse odeur qui s’en dégage. Homme et Femme se sentent mieux : les bouteilles puent, la rémission se passe à s’engueuler comme des poulpes en boîte. «Les enfants sont toujours confiés à la mère » dit Heinrich (répète que c’est par pitié que tu as interrompu le divorce, répète-le). La pipe du téléphone s’est mise en biais. La voix dit : « Nos lignes sont à votre disposition de 7h à 22 (…) le sida ne s’attrape pas en donnant la main (…) les couverts (…) ni par l’éternuement, ni par cunnilingus » ni par les deux à la fois. 24/24 ils disaient – message après le bip sonore Heinrich se met l’émetteur sur le cul et pète Heinrich tu es con dit Bette même avec le cul ce serait con – sont à vôôôtre disposition » l’Islandais les traite d’analphabètes mais qu’est-ce qu’ils ont foutu au coures préparatoire Les petites choses prennent toute la place dit Bette.

    Heinrich dit qu’elle ne veut plus être touchée.

    - Tu m’achéverais dit-elle.

    - Ce n’est pas un cancer ce n’est pas un cancer ce n’est pas – à vôôôtre disposition position position -

    - Je raccroche en vrai ?

    - Laisse, c’est fascinant.

    après le bip sonore que dirais-tu s’il y avait un vrai quelqu’un...

    - ...bip visuel ça n’existe pas…

    - ...ce que tu leurs dis à SOS Cancer 08 90 -

    - ...je ne téléphone pas à ça.

    - Tu l’as fait l’autre jour-

    - ...juste un ren-sei-gne-ment

    - SAIGNEMENT ?

    - TA GUEULE. « 

    Ne rencontrer aucun patient. Ne rencontrer aucun mourant. Ne pas confesser. Pas encore habitués. Jamais. Commence par cesser de boire. Tu bois plus que moi : pour une femme…

    - Nous n’avons plus d’amis plus d’autres

    - Bien trier  les positifs, les négatifs…

    - Personne qui vienne

    - C était déjà le cas l’année d’avant, l’année d’encore avant-bras

    - Heinrich, quand on divorce on ne le crie pas sur les toits -

    - Við hrópum það ekki frá þökunum

    - j’allais le dire après le bip sonore le téléphone hoquète et cogne, au sol. Ils sont partis Lamagistère et Thueyts. Ils encontrent un vieux d‘octante-sept ans qui les emmène tourner le coin de sa ferme on va se boire une prune ils pénètrent à trois dans la salle commune plongée dans l‘obstrouducurité;

    « Alors comme ça v’zétiez pas au courant dit le plouc. Assoyez-vous je vais vous chercher ça.

    Il ouvre un buffet dans le noir. « Jamais n’na fait aussi chaud à Pâques.

    - Notre coup de téléphone vous a surpris.. .

    - ...ben oui… vous m’demandez si j’ai des nouvelles eud ‘Nano » - y avait que nous pour l ‘appeler Nano - « je croyais qu’il avait travaillé avec vous aux Impôts, à Tarbes ! Vous ne pouviez pas savoir que Nano était décédé depuis six ans ! ...ça dû vous faire un putain de choc !

    - Vous aussi » répond Heinrich.

    - On s’y attendait, répond le vieux en se resservant d’eau-de-vie – depuis un an – mais je vous reconnais, vous ! Votre mère, elle était pas d’Islande, de par là-haut ?- puis comme à lui-même elle avait toujours le mot pour rire !

    Bette qui l’interrompt Mort de quoi ?

    - ...des couilles, cancer, excusez le mot – et il a bien souffert, allez, on peut dire qu’il a bien souffert »…

    Bette s’est demandé un peu plus tard si elle n’aurait pas mieux fait d’en profiter pour se confier au vieux qu’elle aussi… on se serait sentis moins seuls.

    « Avec ce vieux ?

    - Tu trouves plus juste de clamser à 87 ans, Heinrich ?

    - En tout cas sa poire était bonne.

    - Ses pruneaux ».

    « Allez donc voir mes enfants » leur avait dit le vieux, au bas d’la pente, passé l’tournant. I vont vous montrer les photos. Ils vivent ensemble, c’est l’frère et la sœur, à 50 ans i s’sont installés dans l’vieux bâtiment, l’année où qu’j’ai voulu faire de la vigne mais ça s’vend pas… » Il les avait regardés repartir, le bras levé devant les yeux pour se protéger du soleil, ou pour dire adieu.

    Chez les frère et sœur aînés de Daniel P. dit Nano, ç’avai él la grosse orgie. On bouffe bien en Ardèche. On avait tué le « canard gras », jusqu’à la grande Institutrice qui s’était invitée au dernier moment et bouffait comme quatre en fermant les yeux. Le frère avait la bouche pleine : « Regardez, c’est Nano dans les vignes, il coupait les grappes et vous les avez chargées vous ne vous reconnaissez pas Monsieur Heinrich ? c’était y a longemps…

    - Pluis de vingt ans.

    - Et la fois où... »

    La fois où…

    Ils choquaient encore les verres et les souvenirs ; l’Islandais en avait d’autres, lointains, préhistoriques, tout est si lent à vingt-et-un ans. Et tout revenait. Il revoyait la frange de Nano juste au-dessus des yeux, la voix lente, comme attentive, et les oreilles écartées. Les photographies se succédaient. Il se ressemblait. Le soleil dans l’œil et se protégeant de la main. En auvant. L’air d’un petit soldat. « Sa première femme » avait dit le vieux « m’avait prév’nu : ça allait mal. Qu’elle disait. Il a les boules toutes rouges. Faites le soigner ».

    À Largentière, Heinrich se souvient que Nano, le mort, courtisait la fille du maire (« le maire d’alors disait-il). Il passe chez elle. «Qu’est-ce que vous venez faire ici ?.. on est resté cinq ans mariés, le temps de fabriquer ces deux-là » - une fille, un garçon, basanés comme père et mère, faux timides et rires sous cape. Des sournois. Bien sûr qu’ils n’ont jamais revu leur père. Bien sûr qu’ils ne savent pas de quoi il est mort.

    « Il a souffert le martyre » affirmait le vieux. La fille du maire finit par faire visiter le jardin, l’appartement où Nano n’a jamais mis une couille. Bette ayant demandé un effervescent pour le mal de tête, la divorcée-veuve s’était assouplie : elle se met à les observer en infirmière, à demander la personne à demander en cas d’accident – son premier mari est mort, dit-elle, « cancer mal placé », et les visiteurs disparaissaient dans leur voiture, désappointés d’on ne savait trop quoi. « Je vous demande bien pardon », disait le médecin dix jours plus tard, « mais vous n’avez pas trop mal pris mon… diagnostic de novembre dernier ?

    - Écoute bien, Docteur : c’est ton problème, tu gères (tourné vers la femme) c’est le vrai bouffon ce toubib, c’est toi qui l’a choisi ?

    - Non, Heinrich ; c’est ton médecin à toi – c’est comme ça que tu lui parles ?

    - Je ne vais pas le confesser non ? le consoler, le border, l’enculer ?

    Le Diafoirus claque la porte, ils éclatent de rire et en sanglots passe-moi une bière.

    « C’est crétin tout de même d’avoir tout rompu avec le passé, les enfants » - Heinrich grimace, il s’était imaginé que le cancer au moins pimenterait sa vie, hélas, passée la première surprise et l’agitation suivante, l’angoisse tout de suite et l’ennui prélude au divorce, exercice : se prendre la tête entre les mains et se persuader, les yeux dans les yeux, qu’ils vont vraiment mourir.

    Jamais le suicide n’obsède les agonisants.

    Ils luttent tous c’est bizarre (pourquoi se débattent-ils dit l’étrangleur tout serait fini si vite et sans douleur) – ils ne boivent pas tous. Une ivresse intime, sourde, vibrante – la mort n’est qu’un surcroît d’ennui. « Tu ne joueras plus » dit-elle, « tu ne feras plus l’enfant - d’enfant » ou « Séropositif la belle affaire – douze ou quinze ans devant toi – téléphone à tous tes amis » que nous n’avions pas. « Allô ici le docteur Muller je suis avec le cancé… l’oncologue, on vient de boire un bon coup et j’avais pensé comme ça que vous pourriez venir comme ça tous les deux à l’hôpital, on vous filerait des blouses blanches et vous diriez à tous les patients vous avez ceci vous avez cela tout ce qui vous passe par la tête et vous allez voir la tête de buse qu’ils vous font ça pourrait vos distraire – non ?... vraiment pas ?… 

    - Tu te déguises en femme avec une baguette chaude dans le cul et tu se suicides avec ta fiotte ça te va ? »

    Tout le monde raccroche en même temps.

    Personne n’est venu.

    Heinrich et Bette se haïssent au point de ne pouvoir se passer l’un de l‘autre. « Je vais à Clermont. - Quoi foutre à Clermont ?

    Bette gagne, avec enthousiasme. Ses yeux creux s’agitent dans leurs orbites. Ce qui l’amuse c’est d’éviter l’autoroute pour jouir aux virages d’Yssingeaux. Sur un terre-plein de gravier au-dessus des ravins. Ils aspirent à fond, prient, chantent comme des extravagants. Après les cantiques, Heinrich préfère bouger Ma tête est vide. La mienne pas du tout. Plus jamais dit Bette. Heinrich qui rit. Arrivés au Puy le premier soir, nous avons trop admiré le trajet. Ils s’épuisent dans les six vieilles rues qu’ils ont découvertes. Ne montent pas au Rocher Corneille. Il n’y a rien de mortel au Puy.

    Pas plus qu’à Clermont. Leurs pieds traînent. Ils aiment les Beaux-Arts, à part de Clermont centre, et la petite librairie près de l’Assomption, « Notre-Dame ». Et ls pierres noires, le vent froid de toutes saisons, de la rue Blaise P. parmi les murs de lave. Improvisation à mi-voix de litanies, St-Sidoine onzième évêque de Clermont. Le prêtre de garde les laisse faire inquiet, de long en large dans la nef mais cautionnant cette prière

    Sidoine versifieur

    Sidoine saint plagiaire

    Sidoine au grand nez grand siffleur de plats

    Intrigant de cour, seul qui sache écrire,

    Sidoine gendre d’Avitus empereur, patriote et gaulois,

    Toi qui pues de la bouche après le repas

    joueur de balle en prairie,

    Baigneur intrépide en eau froide,

    Sidoine supplicateurs des Goths,

    Auteur du madrigal à Raghnahilde

    Mauvais suiveur de Virgile

    Sidoine défenseur des murs des sept cents habitants

    Répétiteur exégète des Textes Saints,

    Sauveur des écoles et infect rhapsode

    Entêtant de métaphores rances

    Sidoine éteint dans la paix du Seigneur

    Ora pro nobis prie pour nous bete für uns reza para nosotros Amen ve Amen

    Et le curé au loin approuve

    « C’est mon poète » dit Heinrich, premiers temps du Christianisme, Attila et les Grandes Invasions » Bette n’en savait rien tu ne m’avais dit-il jamais rien demandé Explique-moi répond-elle, Heinrich évoque l’enfance, la mère aimante et les Belles-Lettres, les trois Panégyriques aux empereurs successifs, Barbari ad portas et l’ancienne statue de Sidoine au forum, honneur que l‘on réserve aux morts – qu’avait-il écrit ? Des sottises répond-il, des vers sur Marie et sur les apôtres et des lettres à tous les évêques de son temps, Loup évêque de Troyes, ceux de Lérins, Bazas, Éauze

    Plus tard il a veillé à l’établissement d’écoles pour patriciens, à ne pas fermer d’écoles, à maintenir le flambeau par les siècles des siècles, car la nuit s’étend, s’étend... »

    Complètement tombée. Retour par le Col Sinistre de Mano dominant l’invisible Clermont parmi les bosquets de pins chauves et la pluie s’était mise à tomber, route étroite et tournante aux longues giclées de torches que tiennent des gendarmes sous leurs capuches effrayantes et grotesques, enfin de gigantesques engins de chantier (chacun portant au front l’étoile trépidante et John Deere en grosses lettres sur fond jaune. Pelleteuses brouillard crachin scratcheuses et la nuit -

    - redescendant sur Clermont dans les virages de l’ancienne route - Heinrich et Bette blottis surleurs maux respectifs, peur du peu de secours de toute chose en général car le seul recours est de se vivre comme mort dès un âge assez tendre. D’aucuns en venant même à voir la fin comme assignation définitive de toute chose comme tous l’appréhendent, ni effroi donc nausées de grossesse excluses.

    La mort était juste, le juste total d’une opération, dont les instants restants seraient mâchés de toutes saveurs possibles comme une gomme trop longtemps pétrie - 

    plouc,nind,négus

    - ils aperçurent sous les premiers feux la procession des prêtres descendant la rue balançant de vagues bannières en tête des fidèles ;aux molles harmoniques. Et s’approchant de toute la lenteur du véhicule débrayé voici qu’ils distinguèrent les traits de saint Sidoine évêque de Clermont menés ainsi devant les premiers pressings ouvrants leurs grands yeux blancs rectangulaires. Étoles et habits de pauvres frôlaient à présent les vitres hermétiques, à travers quoi parvenaient maintenant distincts couplets et musique d’une mélopée de ces temps-là, où l’on chantait l’éloignement, l’extincttion tremblante de « lumières qui nous guidaient », d’un monde ayant « tourné sans nous – sans nous attendre », et de lions exténués venus gratter « en vain le fond de la rivière – où – ils venaient boire » avec ce poignant hiatus entre [ou] et [i]

    Et du sein de cette bouffée d’humains partaient, étouffés, lancinants, les battements d’une lourde batte crêpée. Infiniment funèbre au rythme des pas. Ce sont ces chants encore qu’ils entendent mêlés à l’orgue, sur les prie-Dieu jumeaux de St-Victor-des-Arniers. La lumière est rouge. Il faut poser l’un près de l’autre ses genoux, poser sa tête dans ses mains. Nous autres individus nous savons que nous sommes mortels – au point d’abandonner toute communion - « rien que le bruit de la mer / pour seule réponse. Les organes restent d’odeur modérée. Il règne une tendresse de lenteur, de mousse et de respect – d’une débauche ralentie aux lentes jouissances, violentes, nippones, négligemment contaminantes à tout petits traits blancs.

    Rien de plus apaisant que l’absence.

    Quand les sons se sont tus, nos avons vu dans le creux de l’abside une masse où ous se tenaient par l’épaule sous la lumière mauve. Bouger disait Heinrich. Au volant d’un antique modèle sans regarder ni les cartes ni derrière soi. Il est mortel de s’arrêter. Les corps s’enfoncent et font de la terre. L’automobile est une tombe qui roule. Conscience d’une douleur sourde, présence de la fin battant dans les tempes suivant les lents réseaux de lymphe pour l’honneur des lâchetés dit-elle c’est en mouvements que nous mourrons jure-le sur les routes négligées ponctuées de virages serrés, de cols et de sites classés, course inégale et kilomètres succédant aux kilomètres au fond enfin des vallées

    ils voient les brumes électriques sur les grandes villes Pantin Lille Grenoble Noirmoutier, bondées d’agonies et de thérapeutes et surtout – pas un homme – personne – personne -

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • JEHAN DE TOURS

    C O L L I G N O N

     

    J E H A N D E T O U R S

    Collection des Auteurs de Merde 4 Avenue Victoria 33700 Mérignac

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    Puis vient l’indifférence

    Carcasse coulée au fond de Loire

    Avoir vingt ans. Savoir

    qu’un jour je les lamenterai

    Langue de sable étirée, languissante,

    léchée nappée par le fleuve

    et cette barque aux rameurs immobiles... »

     

    Plus loin :

     

    « Tours,Tours ma grand-ville

    Cathédrale énorme et sombre

    Nuit de flèches fondues dans la nuit

    Retour des Ursulines

    brouillard et crépuscule

    il fait toujours décembre

    sur les jardins compartimentés

    de la Préfecture de Tours

    Blessure j’en reviens toujours à toi comme un chien malade

    (Chinon matin brumeux Tours de lumière bistrot bleu)

     

    jamais je ne le reverrais la glace de tes yeux la neige de ton cou

    plumetis blanc du col de laine

    Il est de ces visions qui passent et qui s’en vont

    mais voilà que je ronsardise

    voilà que je pétrarquise

    reciselé sans fin dans ma mémoire

    au ralenti sans fin dans cette rue où je ne suis plus revenu

    à ma recherche

    la première fois que je vis Tours

    c’était la neige et c’était Jean

    cou de neige

    les toits portaient des tons de plomb

    dans les yeux de ceux qui passaient

    Tours froide libre

    quand je ramène entre mes paupières

    si je touche du pied si peu que ce soit

    le quai succédané de Saint-Pierre-des-Corps

    je vois les abonnés de la navette

    de ma pupille écarquillée dans l’aube

    j’ai questionné l’horizon

    se dire que juste après Saint Pierre il y a Tours

     

    Tours qu’es-tu devenue

    depuis qu’une main noire

    ici m’a maintenu

    Bordeaux nocive

    qui s’infiltre ici je m’ensuie

    - les cargos par la bouche et l’oreille

     

    C’est un grand homme aux jambes blondes il vient de se marier son nom : Sacha Saronian

    Il neige à Tours interminablement

     

    sur l’horizon de plus en plus loin la roue des champs sans haies ni clôtures et les sillons riches et mornes vers le nord et je baissais sournoisement la vitre jette un regard oblique sur l’épouse convoitée Laure-Laure plissant vilainement les lèvres fait fermer cette vitre Je lui ferai payer la fonction de son père Fausse blonde au nez piquant traits fins tracé roman des sourcils du front, l’orientalisme des paupières il aime sa femme et croit d’elle tout le mal possible un jour prochain nous serons séparés c’est une chose convenue rien ne dit que Laure l’entende ainsi je la crois dure et capricieuse Il montre la neige Ici c’est tous les ans comme cela

    Sur le trottoir Sacha lève la tête et mord les flocons sur ses lèvres loin des tuiles rousses et grasses de Guyenne

    Découverte pour le soir vite hôtel H. rue M . chambre sombre sur cour c’est là que nous serons en attendant – ce mot laisse à songer – de nous mettre en ménage Laure se jette grelottante sur son lit Tu devras me suivre Adieu au luxe déjà leurs vanités se sont heurtées déjà leurs écorchures approfondies Abandonnant Laure sur son lit de dépit Je sors parmi les rues froides et grises afin de ratifier le Pacte avec la Ville marcher longtemps par dignité parvenir ainsi jusqu’au Fleuve de Loire hautaine capricieuse et grise insondable aux longs copeaux d’écume et d’argent mettez-vous à genoux et priez («la foi viendra de reste ») mais à mi-retour d’une rue droite et sans attrait cette façade de carême rompt l’alignement des murs – hybridation grinçante de frontons et de coupoles Basilique Saint-Martin fille du Sacré-Cœur, de ces pieux pâtissiers qui nappaient la France de leurs jubilations crémeuses

    Des voix chantent et l’orgue assourdi gronde Au sommet d’un perron blanc candi.

    Je pousse une porte capitonnée.

    Soudain – saisissant raccourci – une falaise d’hymnes, de piliers, compacte, rouge et blanche, gigantesque et ramassée : prêtres géants drapés d’écarlate, haussant les bras en pyramides entre les lourds piliers immaculés, Sur toute la superficie du chœur ainsi surélevés se pressaient tête nue et chantant les Dignitaires catholiques en dalmatiques rouges brochées d’or. Juste au-dessus s’étagent les bouches ouvertes des choristes psalmodiant, et tous me regardaient. Un immense répons frémit sous la voûte, et me tournant de côté, je vis que la nef était comble. Il monta de la foule exaltée un brouillard de Foi et de certitude. L’anachronisme millénaire des tenues, les mélodies et leur vigueur, imposaient une vision des premiers temps.

    C’étaient les mêmes chants, les mêmes visages. Martin de Tours paraissant à cheval et se frayant la voie parmi la nef n’eût pas trouvé foule moins ardente que celle qui jadis s’inclinait pour baiser le rebord de sa cape. Aujourd’hui c’est un Lotharingien aux cheveux gras, serrant sa francisque et figé de respect, qui s’imprégnait du rite ultime, dernière témérité d’un peuple en fougueuse agonie, pressé comme un rempart autour de son évêque. D’autres assurément viendraient piller, fondre les trésors. Lui étreignait sa double hache, pénétré de souffles agonisants.

    Il tira sur lui la porte doublée de cuir, reprit la rue, le vent sans âge, pierres sans paroles. Au bout roulait la Loire. Je fis entrer jusqu’au poitrail mon cheval dans le fleuve, l’eau grise reflua sur les étriers, Forçant forêts et bancs de sable elle poussait son long corps indécis, le ciel luisait sur ses méplats d’épée, Mais à mes pieds, contre la bête frissonnante, l’eau s’engouffrait en elle-même et s’embourbait d’écume ; sous l’arche s’enroulaient les crêtes d’un rapide – vague unique incessamment renouvelée, dardant sa houppe orageuse. Et je songeai qu’au temps des Goths et pour:les siècles la vague avait roulé. Il se tenait à présent sous la voûte, contemplant au-dessus de sa tête l’échelle des grandes eaux – crue du 8 février 1873, du 15 janvier 54 – il aurait pu se jeter là, confier sans fin son corps aux tourbillons, le fleuve fut mon allié.

    * * * * * * * * * * * * * *

     

    Aux bords de Loire est un navire ancré, tout enlevé sur trois étages de voilure au verre translucide ; palpite au vent, ronfle et s’entrechoque

    je suis assis tout au sommet de la Bibliothèque

    Entre les mains des consultants fleurissent les siècles. Deux livres annotés avec application ;

    les pages des classeurs se couvrent de patience ; légendes et tableaux courent sous la plume – danses, chars et bacchanales, je note. Rien n’échappe.

    D’un côté mascarades et phallophories ; les défis des buveurs aux Anthestéries d’Avril, et Dio-Nysos épousant la Cité sur l’autel aux acclamations du Cortège ; les bergers lorgnent ans le ciel le retour des Hyades pluvieuses ; énergie des morts fécondant les récoltes ; familles mangeant avant la nuit les marmites de Panspermionn – « bouillie de toutes graines » - Dionysos, le culte de Bacchus.

    L’autre parle de la guerre, les supplices, la Foi qui tue ; l’art présent jusque sur les tombeaux, sur les bûchers, la poutre de potence ; alignant sur les cadres ses rinceaux de crânes, huguenots et papistes équitablement étripés. Mais Cellini cisèle ses coupes, Baldung incline ses squelettes sur les cous révulsés des vierges. L’orient des perles.

    Et les dentelles de Cranach.

    *

    Devant mes yeux levés s’étend le désert plat des tables vitrifiées par le soleil rasant – roches tronquées où le reflux laisse sa pellicule. Le vent frappe en plein verre. Les pans des vitres frémissent – à travers eux vers l’ouest la Loire aux cent îles.

    Je ne suis pas seul.

    « Jehan. Comble-moi de ta présence. Ne lève pas tes cils encore, laisse baissé ton front de Patricien. »

    Coupe romaine, dite « à la Trajan ».

    Sacha s’incline sur son épaule.

    Histoire de Byzance.

    « Il est de ces visions qui passent et qui s’en vont ». Je ne pensais pas te revoir.

    Tu descendais la rue des Arbalétriers, deux folles dans leur sotte extase amoindrissant l’étreinte de tes bras.

    Je t’aimai. Je me sentis seul digne de te servir. Alors que je t’avais presque franchi ton œil s’est redressé sur moi, recomposant l’espace et sa couleur, faisant des neiges sur les toits, du col de laine d’où sortait ton visage pur et mat, du velours noir de ton pourpoint frôlé par tes cheveux - autant d’espaces concentriques autour de toi, mais le regard à la fois pénétrant et distrait que tu m’avais jeté sonna pour moi comme une promesse.

    Une haleine de froid s’échappa de ta bouche et j’ai fermé les yeux pour au moins imprimer tes traits sous ma paupière – plus tard au dernier étage de la Bibliothèque tu lisais si proche à nouveau, seul, à portée de voix – portée de bras – six semaines s’étaient écoulées je ne devais plus te revoir si la crainte de te perdre à nouveau ne m’avait inspiré l’audace – me levant sans bruit - tu ne sourcillas point – je feignis dans ton dos de consulter les titres que lis-tu jele voyais fort bien – tu haussas le volume ce fut Théodebert, petit-fils de Clovis, qui reçut en 545 à Tours la pourpre et les ornements que le roi des Hérules, Odoacre, avait envoyés à Zénon le 15 août 476 il n’y eut pas d’autres phrases et Jehan referma le livre..

    *

    Notre chambre occupait le fond de la cour. Pour y atteindre nous traversions le corps de bâtiment par un couloir toujours barré d’un seau ou d’une serpillière. À gauche s’ouvrait de plain-pied l’appartement de l’hôtelière, une grande femme blonde et blanche visiblement minée par l’onanisme.

    Passée la cour étroite et cimentée, qu’ornaient à peine une chétive plate-bande et quelques feuilles grimpantes, nous retrouvions sous la marquise plastifiée la porte et la fenêtre qui nous coupaient du monde. C’était là que nous cuisinions, que nous mijotions dans la tiédeur avare d’un réflecteur à gaz. Laure voulait peindre, je voulais écrire. Je lisais devant la fenêtre et .Laure songeait sur son lit.

    Combien d’après-midi sont elles passées dans ce réduit sans autre lumière que le brouillard tamisé par l’auvent, sans autre bruit que celui des pages tournées, que les ressorts du lit ! Parfois j’écoutais du classique et c’était plus lugubre encore. Le transistor adossé au paquet de nouilles diffusait à mi-voix le Requiem de Berlioz ou Lumières dans la nuit, émission consacrées aux jeunes organistes aveugles. Offenbach lui-même se fût anémié dans ce halo gris mourant au bord de table.

    J’écartais le petit réchaud bleu, balayais d’un revers de main quelques miettes et croûtons. Je surnage entre Berlioz, Balzac et Catherine de Médicis. Laure : se trouve seule. Ardoise et neige. Fond de cour sans lumière. Prendre la rue des Selleries, toute en coudes, entre deux voitures ; le vent balançait les lampes à leurs filins, avec des lueurs mouvantes et brusques de mauvais lieux. Des seuils et des perrons s’allumaient, s’éteignaient sans raison sous la pluie. On passait devant le théâtre, minuscule, u porche ramassé entre deux faunes énormes et lépreux ; juste en face le Kilt-Bar et ses vitraux à losanges ornés de fortes grilles. Nous passions dans l’ombre dde Saint-Gatien où trottinait l’abbé Birotteau.

    Alors s’entrouvrait la rue des Ursulines, étroite, tortueuse, descendante, sans autre ouverture que le judas des Sœurs. Haut dans le lierre à gauche se perdait la muraille des Jardins de la Préfcture, des Beaux-Arts ou de l’Archevêché, peut-être bien des trois… Au bout de ce boyau des Ursulines s’ouvrait clandestinement dans la chaux un petit rectangle lumineux : le Ciné-Club.

    X

     

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    Ce sont de longues étendues de dépérissement et de grisallle. Des méditations sans but. Chambres et rues noyées de brouillasses et de solitudes ; le lourd et menaçant envol, massif dans l’obscur, des flèches rogues de Saint-Gatien – et le boyau des Ursulines au bout duquel falotait le néon des images mouvantes ou movies nos seuls feux d’artifice trempés d’ennui, comme un ulcère au col d’un rectum. Sur la passerelle en bois sans fin ni commencement jetée tout au travers du Fleuve Sacha s’agenouille au-dessus des eaux, jure à Laure figée de froid pleurant sans y croire son éternel amour et le vent balance d’une rive à l’autre la passerelle de lattes cirées.

    À genoux sur les planches au-dessus des eaux je jure mon éternel amour.

    Des semaines encore coulent dans l’interminable hiver d’ardoise.

     

    Changement d’adresse

     

    JEHAN reparut.

    Je t’ai montré cet homme, pour que tu l’aimes.

    Son rire barrait toute la porte, clôturait notre paradis, hortensias et œillets de serre débordaient de ses bras jusqu’aux yeux ; et celle qui dans son dos perçait le barrage des fleurs et dont le visage aigu se faufilait parmi les fleurs présentait deux gerbes de glaïeuls flamant rose. Elle éclata de rire et tous deux s’élancèrent vers tous les récipients qu’ils purent trouver afin de les garnir, vases vides et tous les verres disponibles, bouteilles, casseroles et cuvettes. Quand tout fut arrosé ils se sont aspergés avant de s’abattre, hors d’haleine, sur le canapé. 

    froufrou,abeilles,Ladislas

     

    [en toute logique aurait dû précéder ce tableau la scène où Sacha prend sur lui d’aborder le mythe – de nuit entre mur et trottoir – Jehan doublé d’une fille aiguë au teint mat – Laure en retrait – pudeur et joie – INÈS dit-elle – il faut venir poser comment aurais-je ébauché cette phrase, paralysé que j’étais à chaque frôlement, suffoquant aux moindres curiosités qu’il me témoignait : « Qui sont-ils? » me dit Laure à voix basse et pressée – or de celui qui me saluait d’une inclination de tête je ne savais encore que le trouble qu’il donnait. J’ignorais plus encore le nom de celle qui l’accompagnait, différant du tout au tout des péronnelles qui l’entouraient - toute église a ses gargouilles…

    Il faudrait désormais l’imaginer double, insaisissable – ils avançaient sous la même cape noire]

    Laure aima cet homme – le reproduisit sur toutes les papiers toilés rapportés de Byzance. À présent trois pièces claires et froides sans espoir jamais d’élucidation -

    Laure trône sur un piège ; en blouse pourpre d’officiante.

    JEHAN patron de vitrail Sa peau a le grain des hosties sur la souplesse de sa chair – INÈS bistrée, tête penchée sous lui au défaut de l’épaule. Tout deux fiers, admirés – posant l’un contre l’autre pinceau 6, 83 courant dans la profonde suspecte joie Sachant suspectant la joie traquant le profil au fusain dans la maladresse du tailleur de haie -

     

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    Tu te souviens de moi pas du tout – gros rasé puant la clope non, non

    PAILLEAU de Stamboul enfin voyons

    Je ne vois pas SACHA ne voit pas Il s’est assis à la même table et prie dans le même livre

    Viens donc bouffer Sunday y aura Papa ma Mère Lydie ma sœur

    Le gros dégage une odeur de vieux plat.

     

    Quand je raconte la rencontre les autres ont éclaté de rire

    Et j’ai vécu parmi eux

    Pailleau pue le vieux repas le graillou ma sœur s’est fait enfler par un Sidi alors pas questions pas de gaffes le melon s’est barré j’ai servi de père à la gamine on l’a tous adoptée tu te gardes tes vannes à la con

    avec intonation mimiques

    « et le dimanche klaxon sonnette la grosse 203 Merde ils s’en sont souvenus

    ON ARRIVE !

    «  la mère espagnole matée teint mat ménage cuisine qui sert sans s’assoir avec la peur aux yeux Rien de neuf – pour Lydie on n’en parle pas,

    « Ils ont allumé la télé

    «  Corvée sans appel » Bouffe andalouse étouffante c’est fameux j’en reprends Vous allez visiter les bâtiments scolaires dit le père « que c’est moi le directeur » la fille à dix mètres pestiférée avec sa gosse souvenir du Maroc et toutes les salles sans exception - affreux dessins CP CE relents de pieds - de crasse - démêlés d’inspection de nomination ce qu’on s’en fout pas un mot sur Lydie et la fille de ta fille rudoyée par toute la famille surtout le frère « faudra que tu lui serves de père » po-po-po retour à table, le foie, le tabac, « faudra qu’tu lui serves de père » enfin le sujet du jour c’est eux qui commencent mais nous dormons de digestion nous repartons entre deux digestifs » Arrêtez de rigoler je ne peux plus peindre.

    « ...Quand on est revenu tout embarbouillés de boustifaille impossible de tenir sur le lit défoncé je suis allé dormir à l’hôtel Hugo » - Laure  blouse blanche peint debout chignon relevé. Le pinceau s’étale avec un bruit de langue jamais couple si éclatant n’a tenté la brosse du peintre ou le burin etc. Ils ont partagé le repas nous les avons vus et entendus rire et divaguer de concert Jeunes Dieux

     

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    Laure, Sacha, conquièrent, un par un, les châteaux de Touraine.

    _____________________________________________________________________ALLER_________

    TOURS 8h. 50 18h.

    La Guignière 8h. 53 17h 58

    Vallières 8h. 55 17h 57

    Port-de-Luynes 8h. 56 17h 55

    Pont-de-Bresse 8h. 58 17h. 50

    Le Mouton 9h. 17h. 45

    Cinq-Mars-la-Pile 9h. 3 17h. 40

     

    LANGEAIS 9h. 7 17h. RETOUR

     

     

     

    Plessis-lez-Tours

     

    Guide rogue et boiteux – jeune – moustachu – poupin

    Explique du rez-de-chaussée les trois étages d’une voix sans réplique et nous lâche dans le château.

    Vu le lit de mort de Louis XI.

    Le Roi dormait assis.

    Phlébite. Infarctus.

    La terre, tartinée, pullule, pourrit, maraîcheries, serres et maraîcheries.

    C’est prolo, ton château, mon roi.

    (« Le Prieuré-St-Côme, avec un petit gros lard qui toule des mécaniques vous arrivez mal, ça ferme. 4h. 20 pour 4h. 30, mais la visite fait une demi-heure, alors…

     

    Chenonceaux

     

    La pluie perçante, pissante, dégoulinante, les visiteurs parqués debout dans une tour

    Attendez votre tour

    Pas la peine, elle est déjà là

    Le guide à grands pas Le salon qui, le salon dont… salle à manger mal agencée qui que quoi On-pouvait-rôtir-un-bœuf entier ben voyons

    « À l’assassinat de son mari Duc d’Orléan sa veuve s’ écria Rien ne m’est plus / Plus ne m’est rien par ici m’sieurs-dames n’oubliez pas le guide aux suivants

     

    Renseignements pris le château appartient aux Chocolats Döschwahl.

    Éclaircie Laure déplie dans le parc le chevalet de peintre, pluie, repli.

    ………………………………………………………………………………

     

    Imaginez dans un enclos d’herbe détrempée, le sapin noir qui s’égoutte, trois pages sur la prairie s’ébattant car que faire, étant pages, à moins qu’on ne s’ébatte, un peu se vont sodomisant de ci de là – le bond d’un écureuil et la contemplation d’un vieux savant bouclé de blanc à longue barbe souriant, la main sur l’épaule d’un dernier disciple

    Frêle manoir aux briques tendres où sommeillent les plans des machines secrètes

    En ce jardin Laure a longtemps songé

    Il a pour nom Clos-Lucé

    ………………………

     

    Azay

    nous retint captifs l’autre jour.

    La visite achevée nous avions marché si avant et si loin que le guide nous a oubliés, roulant sous la poussée le portail en gourmandant les attardés – gonflant dans notre direction un sourcil soupçonneux. Mais j’avais poussé Laure derrière un feuillage et d’abord inquiète elle se mit à rire contre moi. Je l’ai prise à l’épaule et nous avons poursuivi notre avance.

  • ITINERRANCES 1

    COLLIGNON ITINERRANCES

    AVANT-PROPOS DE JEUNESSE TARDIVE 1

    À XAVIER DEMAISTRE 24 03 2017

    MORT DE MA COUSINE ET MARRAINE FRANCE, dans sa 38e année, ce que j’ignorais encore.

     

     

    « Mon Dieu que j’aime me retrouver seul dans une chambre d’hôtel ! J’y trouve d’emblée que tout est parfait, que tout est au mieux de mes désirs. Le lit est-il défoncé ? (car sitôt achevée mon étape, je plonge sur le lit). Le plafond s’adorne-t-il d’une ampoule pendouillant à un fil étriqué ? Peu importe. Car désormais, me voici seul à seul avec moi-même, dans un lieu impersonnel qui devient aussitôt la plus douillette coquille de bernard-l’ermite, car je l’envahis en entier. Ici, pas d’oncle Léon ou de tante Alice qui me lorgnent par-dessus leurs moustaches. Les voisins ? On ignore qui ils sont ; leur voisinage, à supposer qu’il soit discret, vous confirme dans votre responsabilité, et s’ils ne le sont pas, ce n’est plus de la promiscuité, mais une délicieuse indiscrétion : tel se bouche les tympans en écoutant le ménage du dessous, toujours le même, se casser à la tête les mêmes vaisselles, qui tendra l’oreille pour surprendre les [ébats?] de la chambre 3. (…)

    ...pour parcourir 61km 754, me reposant 5 à 10mn par heure, mettant pied à terre devant la moindre taupinière. Pour mon honneur, j’aime à me persuader que la paresse, l’à-quoi-bon, ont joué aussi leur rôle dans ces mollesses…

     

    ITINERRANCES LISBOÈTES 1

    Je n’écrirai jamais Lisboètes. Pure lusophobie. Et puis j’aurais la rage de ne jamais plus pouvoir y retourner. C’est contradictoire. C’est unbehagen. Malaise profond indéfinissable. Comme la répugnance à revenir sur la tombe d’un membre, jambe ou bras. Que l’on m’aurait coupé. J’ai fait un plan, par flashes, illogique, sans chronologie. Voici une suite d’éclairs :

    - la Juive de Calcutta, rencontrée dans un train frontalier, et répétant toute les sept phrases: « I’m Jew… I’m Jew... » justification, compassion, meurtre.

    - la Cap-Verdienne du Zürich-Genève, avec laquelle j’ai parlé de clitoridectomie pour toutes les oreilles du compartiment, et l’autre Blanche, qui se lavait sans cesse.

    - le Coca et les pêches, les glaces, de Lisbonne ou de Carthagène (mais à présent tout le monde a voyagé, ou croit l’avoir fait) (le faire, devoir le faire)

    - Cimetières de Lisbonne, les Plaisirs, la tombe horizontale d’Amalia Rodrigues, amatrice de paix sociale et de Salazar, à quels bordels n’a-t-il pas succédé ?

    J’ai des vagues de sang dans la tête, un ressac obstiné qui annonce ma mort ; poursuivons :

    - L’Assommoir de Zola, pluie et bruine dans les vapeurs d’alcool, alors qu’au dehors, à Lisbonne, il fait 36°.

    - Le plaisir des langues, entendues ici dans les rues, le flûtisme tendre de mon français, les clairons espagnols et pas d’anglais Dieu merci pas d’anglais

    - Drague à la FNAC : il y a donc la FNAC à Lisbonne ? Qui a dragué qui ? a dragué quoi ? ne rien perdre surtout ne rien perdre.

    - Le métro : de Lisbonne, aux deux lignes si mal foutues, de Paris si complet, si merveilleux, de Prague engloutissant Alphaville !

    - Les églises de Lisbonne, vernissées comme des momies

    - Gulbenkian, seul endroit frais, qui fait aimer l’art contemporain juste pour la clim

    - Fr. que j’ai failli voir et consommer sur place, et qui m’a aimé, que j’ai rejetée comme un mufle fasciste disait-elle, raciste, xénophobe.

    Cela tient une colonne. Mais en face, une classification ébauchée, avec des chiffres, c’est trop avancé dans ma vie, 2000, plus que 2008, je cherche, je cherche des griefs et n’en trouve pas, voici,

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 2

    1. Filles dans le train, que je draguais toutes à la fois, par mon silence, la fixité de mes regards

    gisant à mes pieds sur le tapis de train. Développer.

    1. Petits pavés noirs et têtus de Lisbonne, tranches coupantes.

     

    1. Croisière du bateau fluvial, et ces immigrés incultes qui s’étonnent de l’aspect du Tejo, parfaitement, du Tejo,
    2. Le Monument des Conquistadores, avec juste une femme, la Reine Isabelle, au pied de la bite – Erotisme plus fort des blottissements que toute sorte de pénétration.

     

    1. La Tour de l’Estoril, toute petite et qu’on ne visite pas, et non loin le banc où je me suis assis, photographié comme point le plus à l’ouest de ma vie.

     

    1. Les Jéronymes (ou Jéromines?) (Vasco, Camoès dont j’ai caressé le front en priant, et Pessoa inaccessible (travaux).

     

    1. Pourquoi les magasins sont-ils toujours fermés à Lisbonne ? Dents et langue en avant.

     

    1. Je devrais voir le quartier Moniz – Importunité du Mâle

     

    1. Les montées, les descente – Livraison des visages dans l’innocence

     

    1. L’Ombre et le Cagnard – Qu’est-ce que la beauté ?

     

    1. Délices de la pensião – Imaginations de gouineries entre compagnes de voyage

     

    1. De petites gens, de petites portes, de petites maisons, de petites rues. Imaginer les sexes se chargeant de sueur et de crasse pendant la nuit.

     

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 3

     

    1. Château St-Jorge - « Ils dort tous[sic] – y a que le vieux qui dort pas.

     

    1. - Vieira da Silva- Finir par « Vous n’avez pas fermé l’oeil. Je sentais votre œil sur nous ».

     

     

    1. Wagon-restaurant

    ce ne sera pas long… vous verrez… Conclusion : elles savent que je mate

    Parler de Cortàzar à la fin, sur ses parkings d’autoro

     

    Je suis allé à Lisbonne. Tout le monde va à Lisbonne.

    « Voici la relation de mes cheminements »

    Si j’étais… (Cortàzar, Vargas Llosa) (Paul Morand), ce serait passionnant.

     

     

    DANS LE COMPARTIMENT

    C’est si vieux. Ça ne veut pas venir. Un interminable enfermement, deux heures silencieuses en rase campagne, Huit places en face à face. Le seul homme. Des jeunes femmes. Bien trop jeunes et frappées d’une extrême fatigue. Seul mâle de cinquante-huit ans. Monde envahi de jeunesse. Des jambes blanches des deux sexes sous les sacs ado.

     

    Trop vieux pour moi les sacs à dos. Bien fait de ne pas en prendre - trop vieux pour y prétendre.

     

    Mes seules valises,.

     

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 4

     

     

     

    Colonie de vacances pour filles de vingt ans. Fauchées n’ayant ni avion ni billet couchette. Moi non plus. Avec qui voulez-vous coucher ? personne. Toutes ensemble et moi. Bavardent non de cul jusqu’à1h 18. Je ne suis pas ta mère, je lui dis. - J’en ai tant pris avec les hommes que je préfère la solitude pour l’instant – dormiront enfin, raffalées, repliées.

    Harem de sept, Sept d’un coup. Épuisées… éreintées… Pauses de pantins sans une once de lascivité. Elles ballottent, leurs poitrines retombent, tressautent, sans harmonie ni suite. La fesse sous le vêtement plus suggestive et ronde, régulière et statuaire, attirant la courbe accompagnatrice – esquissée dans l’œil et du fond de la tête à l’extrémité du nerf.

    Insomnie féroce. Que le vie devienne vision. Que le mot justifie ce qui vit. Cause entendue.

    Sur l’une d’elles la pureté du sommeil, sur l’autre un profil pur sous sa main repliée,comme parant un coup, plus tard d’autres et d’autres encore dans l’avancée de la nuit, à Santander, a Venta de Banhos, 5 femmes et 3 hommes font 8, parler aussi des mecs. Une jeune mariée avec un Asiatique – piercings à l’oreille, confiscateur, poseur de danses simiesques. Déjetés les deux. Colliers. Blousons. Contrefaçons tous deux trop mâles ou trop femelles. Inapte à capter mon quelconque intérêt mais bientôt le harem assoupi (j’écarte les façons des hommes) (la rhétorique d’un désir) (encore invisible)

    ...Moins que mise à nu mais livrée dans ces enveloppes vestimentaires dévolues aux femmes – la mariée sur le côté me tend sa fesse qu’elle appuie à ma chair, compromis entre l’inconscience et la concession (elle ignore,elle sait, elle tolère) – ou bien : le blotissement est plus érotique, plus pénétrant que la simple érection – bientôt le harem ballotté (…) - déjà usité -

     

     

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 5

    RUES

     

    Pierres noires. Lisbonne ville noire. Rues ombragées et sombres. Perpétuel bossellement de la plante des pieds. Les sandales n’ont pas lâché. Aires très restreintes. Saleté des restaurants.

    Baudelaire notait dans Pauvre Belgique : les rues de Bruxelles, disait-il, toujours en pente, sont peu propices à la flânerie – qu’eût-il dit de celles de Lisbonne !

    On marche 20mn, on s’arrête : comme à Prague (Praha-Brüssels-Lisboa – triangle d’Europe) rien pour s’assoir, et comme le notait Baudelaire encore, impossible de se soulager dans la rue. Rien d’autre à voir, que l’ambiance. Les numéros d’immeubles se succèdent rapidement. Ce sont des petites gens qui quittent leurs petites maisons par de petites portes d’appartement donnant sur de petites rues.

    Impression d’une capitale arrêtée en 56 (de mille neuf cent), avant le Grand essor économique, une ville corsetée dans un réseau archaïque, anarchique. Surtout ne rien changer. La capitale s’étend vers le nord-ouest, où s’entr’aperçoivent des barres de HLM : qu’elle s’étende ! Surtout ne rien détruire. Epargner à Lisbonne le sort de Pékin.

    Pékin manquait.

    Une petite vieille, rogomme, acide, revêche. Jamais elles ne se consolent. Avoir été la cible des regards et des flèches dressées, puis passé cinquante ans à se retrouver comme un homme, qu’on ne regarde jamais… Bien fait pour leur gueule dans un premier temps, mais compréhension aussi des hommes. Eux aussi ne sont plus que des Vieux Messieurs asexués, dont les femmes ne comprennent plus pourquoi ils se permettent encore de les regarder. Degré de plus dans le déclin, dans la déchéance. Et le visage de la vieille s’attendrit, les rides se repassent, s’aplatissent, les méplats élargis de sa face recaptent la lumière, autant que les rides l’avaient absorbée. C’est un petit chien qui pataude et clabaude au-delà des arceaux sur l’herbe.

    Elle redevient pré-ménopausée, on l’entrevoit toute jeune, avec, simplement, quelques ombres. Elle ne tient plus à la vie que par un chien. Phénomène accentué chez cette autre, sur ce fauteuil.

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    2016, 2040 : DRAGUIGNAN, FOUGÈRES ET TRAIN DE BANLIEUE

     

    J'ai fait du stop dans ces coins-là, une camionnette m'avait pris à bord, le type était beau, j'ai dragué (plutôt vers Digne) : « Et quelle est votre profession ? - « T'trichian ». - Comment ? - « T'trichian. » - Hein ? - « T'trichian ». Et il se foutait de ma gueule parce que j'étais sourd. Lorsque je suis redescendu, j'ai pu lire sur la portière, bien visible, « électricien ». Jamais je n'aurais pu supporter l'accent. Le Var n'est pas la France. « La France est déshonorée par son midi », dixit Huysmans, Flamand bilieux, raciste comme-tout-le monde. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça revienne, les provinces, la xénophobie, les luttes armées d'un bourg à l'autre, Nouvion contre Laval, Meulan contre Mantes - RACAILLE DE CITÉ pouilleuse impersonnelle.

    En 93 (19.., nous ne sommes plus dans Victor Hugo), avec Maître Balzach et avec Maître Dom, son beau-frère, nous visitâmes ces splendides fortifications ; bretonnes de chez Breton. Puis nous nous sommes assis sur un banc. Juste en face, sur l'autre banc, siégeaient à dix mètres, à des années-lumière, trois jeunes gens de vingt ans, fringués en « zoulous ». Ils nous semblèrent infiniment exotiques, et nous nous échangeâmes entre anciens des grognements ironiques ; mais nous ne leur paraissions pas moins inimaginables. Et j'ai bel et bien perçu, proféré à mi-voix mais bien audible, cet authentique commentaire : “Regarde les trois vieux en face... enfin, vieux...”. Deux espèces se dévisageant l'une l'autre, voilà ce que nous étions, chacune avec son attitude, ses vêtements, et ses occupations supposées par ceux d'en face. Je me suis trouvé vers la même époque dans un train de banlieue, tout seul, en veston de minet décati – un Noir, « zoulou » dernier cri et falzar « baggy », se foutait bruyamment de ma gueule aux longs tifs ; je me suis penché vers lui à travers l'allée, affable, cherchant la conversation, quelque ancien élève peut-être avec qui échanger mes souvenirs ; mais au lieu de cela, jetant les yeux autour de lui et se découvrant seul, sans personne de sa tribu pour faire chorus, mon zoulou cessa de s'esclaffer.

    Il se détourna, au comble de la gêne, et baissa les yeux, prenant mon sourire pour du mépris.

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    BURGOS, ETC.

    07 50

    Confusion des temps et des villes ; mais c'est bien ici, à Burgos, que j'ai préféré siroter du vin vieux avec des vieux, debout contre un tonneau, que d'aller m'en jeter un dans le troquet d'à ccôté avec des mickeys de vingt ans. Même chose à Sagonte (« Sagunt » : ces langues prétenduments régionales m'ont toujours profondément agacé ; à Bilbao, je n'ai pas entendu un seul mot de basque, bien que tous les panneaux fussent pourvus d'inscriptions scrupuleusement bilingues) ; même Bergerac, en pays occitan, s'est crue obligée de doubler son panneau d'agglomération : « Brageira », alors que le dernier petit vieux susceptible de jargonner le patois s'est éteint depuis plusieurs dizaines d'an-nées, comme ils prononcent...).

    A Sagunt donc, je vis ce soir-là une immense place carrée envahie par toute une tribu , mille cinq cents personnes assurément, sortie d'on ne sait où, plus de mille jeunes campés sur leurs deux pieds les mains dans les poches de leurs vestons trop clairs et cacardant en espagnol à qui ieux mieux (le castillan, si noble, si courtois, si empesé, devient, manié en foule, un véritable bruissement de basse-cour, famille des anatidés : autant de nasillards canards). Je l'avais déjà constaté, au grand détriment de mes tympans, au pied de ces affreux immeubles directement empilés sur le sable de plage, d'où s'échappaient parmi les relents de fritures et de chorizo de véritables bourrasques d'oies en partance ou reprenant des forces sur quelque banc de marée basse ; les immeubles assurément s'apprêtaient à battre des ailes avant de s'enfoncer à-haut dans le ciel bleu.

    L'industrie du bâtiment espagnole ne semble pas encore s'être départie du fameux essor des années 60 : lourds balcons sur les quatre côtés, empilements de dix à quinze étages. Mais ce jour, à Sagonte, j'ai le cheveu trop long, la démarche trop souple. J'ai fui cet infini quadrilatère où caquetaient les insolents de tous sexes. Et à COLLIGNON ITINERRANCES 9

     

     

     

     

    Burgos, ils étaient deux à s'être simplement poussés du coude, puisque je ressemblais exactement à ces mannequins mâles des Soixante-Dix, avec pat' d'eph et crinière dégoulinante. Ailleurs encore, je me suis croisé certain jour avec mon double. Il fait toujours très chaud quand je voyage, c'est le lot commun. Venait à ma rencontre un revenant vêtu d'un jean, mains dans les poches, l'air piteux et le bassin balancé.

    Erreur d'époque. La ressemblance était si forte que j'eus envie de l'inviter mais la chose était si attendue que nous avons baissé ou détourné les yeux en même temps, pour ne pas parler de nous, pour ne pas finir ensemble dans un lit. Voilà ce que m'inspire, de proche en proche, ce séjour à Burgos en 2050, où je viens de me prendre un P-V de 60 € pour stationnement interdit…

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    LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050

     

     

     

     

    Etranges circonstances, d'un hôtel frisquet à venir et d'un carnet à spirales “J'écris pour la gloire” offert par Muriel. Dans deux mois c'est Noël. Je dois écrire 25 mn. Journal du voyage. Nous avons déposé Sonia en gare pour 13 h 11. Elle a peur d'être abandonnée. Attention, ceci est une recomposition, un travail de littérature. Si je dis du mal de toi, ce ne sera plus toi. David était avec nous, il avait emporté un livre avec lui. Anne et moi surgîmes du petit tunnel, puis gagnâmes le pont de Bergerac. Nous roulâmes à travers nos souvenirs. La route de Branne est connue par cœur, j'en ai fait un roman.

    Les romans que je fais sont toujours trop courts. Des digressions me viennent, que j'abandonne (Sonia n'est pas une digression). Anne dormait sur le siège. Son buste retombait, se redressait, ligoté. Nous avons passé Ste-Foy sans qu'elle reprît véritablement conscience. Le lycée de cette ville est désormais défiguré par son avant-corps, qui se veut moderne. Est-il banal ? Ne dois-je pas accepter les évolutions de l'architecture ? Puis nous sommes parvenus à l'entrée de Bergerac, défigurée cette fois, et depuis longtemps, par des panneaux publicitaires et des bâtiments sans âme : “Zone industrielle”, ou “commerciale”.

    Je n'ai pas reconnu l'embranchement qui menait chez mes parents. Les feux rouges, les haricots directionnels : trop modernes ! La Rue Neuve en sens unique : tant mieux ! Les signes du temps sont le vieillissement de mon visage et l'inexorable rajeunissement des équipements urbains. Nosu avons voulu consommer au Tortoni, établissement bergeracois. Deux hommes en bleu de travail accoudés au bar des filles, et des femmes partout, en couples ou en trios. Mes conclusions sont vite faites ; elles sont stupides. Difficile de se faire servir un chocolat. Enfin je poursuis une fille de 17 ans qui vient de se rasseoir et lui commande pour ma table “deux petits chocolats”.

    Elle est épuisée, une autre plus âgée prend le relais et nous sert immédiatement avec un grand sourire. Parenthèse : ce sont pourtant de tels incidents qui furent édités COLLIGNON ITINERRANCES 11

     

     

     

     

    sur la Toile pour “Le Phare de Frazé”. Ainsi, du courage. Moi je m'imaginais que ma tête stupide – du moins, étrange - était cause de quelque refus de servir. Je ne dois pas sombrer dans la paranoïa. Puis nous sommes allés nous promener, passant devant le cinéma où se joue le film de Marie Trintignant sur Joplin ; devant le tribunal en réfection où mon père m'a fait propriétaire de ses biens : la donation entre vifs. Nous nous entendions, lui et moi, très bien. Et nous avons tourné, Anne et moi, rue de la résistance, que j'appelle rue des Tondeurs, car il n'y a pas eu la moindre Résistance à Bergerac, juste des bandes rivales qui attendait que l'autre attaque. “Nous n'avons pas reçu d'ordres”, disaient les Résistants. La Maison de la Presse fait librairie. C'est toujours l'occasion pour nous d'une grande exploration. L'accès à l'étage supérieur est privé. Il y a moins de choix qu'auparavant. Les rayons sont tout embrouillés, resserrés. Le présentoir des “Librio” ne présente ni “Pompée” de Corneille ni “paroles d'étoiles”, ouvrage collectif. Le gros livre sur Cocteau ne se trouve pas non plus dans cette librairie. Nous aurions bien acheté le Petit Larousse 2051 à Victoret, mais à quoi bon charrier ça dans notre coffre alors que nous l'aurions aussi bien au bout de notre rue, à Mérignac ? Il est aussi beaucoup question d'avarice stupide : autant retarder, dit l'avare, l'instant de l'achat. Puis nous avons retrouvé notre voiture sur le parking, où un flic bleu ciel scrutait le tableau de bord pour sévir contre les stationneurs abusifs...

    Nous l'avions échappé belle ! Avant de prendre place sur nos sièges, nous avons constaté que nous faisions connaissance, voici 40 ans, à trois jours près, le 28 octobre 1963. De quoi prendre un frisson de vieux, de quoi aussi se serrer les doigts tendrement, en se promettant de tenir les 40 ans à venir (nonante-huit et nonante-neuf ans). Je me retiens d'écrire depuis quelques lignes que ma femme attire les regards par son visage douloureusement bouffi, d'une pâleur maladive, et sa démarche titubante. J'espère encore la conserver longtemps, car elle est seule à me faire parvenir sur le COLLIGNON ITINERRANCES 13

     

     

     

     

    plan métaphysique. Puis nous sommes parvenus, par le pont d'amont, au cimetière de mes parents. Sur ce pont cheminant un jour avec mon père, vêtus tous deux de vêtements trop amples... je m'interromps pour faire ma toilette au lavabo ; ces ponts, ces répères, sont l'occasion d'une multitude de souvenirs : en 1989, lorsque mon père avait moins d'une année à vivre, nous cheminions donc sur ce pont, voûtés, traînant des pieds, car je réglais “mon pas sur l pas de mon père”. Alors un parigot motorisé s'arrêta lentement près de nous, et décocha en rigolant “Acré vain guiou d'bon sang d'bon souaire !” Je me suis vexé, surtout pour mon père, et puis, je ne pensais pas l'imiter à ce point-là.

    J'ai vociféré en montrant le poing à l'automobiliste, qui devait bien se marrer en compagnie dans sa bagnole. Mais aujourd'hui au cimetière, mon père était déjà mort, et ma mère, en quatre-vingt quatre pour elle, en nonante pour lui. Et je pensais qu'il me disait : “J'en veux pour 90, moi !”

    Le sort l'a exaucé, non pour l'âge, mais pour le millésime : il est mort en août 1990. Et si je calcule encore, ma mère étant partie en 84, nosu sommes bientôt en 2004, j'ai soixante ans l'année prochaine ; d'ici 20 autres années, j'en atteindrai 80, et je rejoindrai mes parents. Non dans cette tombe toutefois, car j'ai réservé mes quartiers à Bordeaux.

    Je suis resté peu de temps devant la tombe, car cela ne sert à rien, il faisait froid, la dalle était nue, la plus nue de toute l'allée. J'ai gravé du bout de ma clé la lettre “B”, mon initiale, suivie de la date. Il n'y a que moi pour avoir de semblables idées. Ma femme n'avait pas voulu m'accompagner, car elle ne les aimait pas beaucoup. Les deux conversations tenues par ma mère étaient de me reprocher de ne pas venir plus souvent, et de s'interroger sur la légitimité de ma fille. Mon père, en face de son épouse, n'avait plus de conversation depuis longtemps. Je lui resservais de mes cours, qu'il admirait, et il se demandait ce que je ferais après ma mort, tout surpris sans COLLIGNON ITINERRANCES 14

     

     

     

     

    doute et inconsciemment scandalisé que je dusse un jour lui survivre. Le séjour devant la tombe fut de dix minutes, suivies du traditionnel pipi de cimetière, devant cette autre dalle, verticale et sans séparation ; la pisse disparaît ensuite dans un enduit plâtreux. Et la voiture s'ébranle vers Lalinde, via Mouleydiers où nous évoquerons le vieux Maître Faget, passe le pont sur la Dordogne et cherche le Buisson de Cadouin. Notre prochaine halte doit être le cimetière de Coux-et-Bigaroque, où repose (c'est le terme consacré) Pascale de Boysson, compagne douloureuse (et jadis douloureuse) de Laurent Terzieff. Au lieu de rencontrer ce dernier perdu en méditation devant la tombe bien-aimée, nous avons remonté dans une forte odeur de vache des allées soigneusement râtissées où nos pieds s'embourbaient.

    Nous avions repéré les habitants des tombes sur un plan placardé sous grillag e: “de Boysson”, au fond à gauche. Parfois l'employé municipal ignorait le nom du défunt. Il écrivait simplement “OCCUPE” dans le rectangle : c'est à la fois respectueux des corps et extrêmement désinvolte. Je crois, surtout respectueux. Mais la tombe elle-même, aux inscriptions à-demi effacées (un de Boysson né en 1881, mort en 1971, peut-être son père, quelque vieux colonel) ne présentait qu'un long rectangle de terre encadré d'un muret, sur lequel reposait à main droite un toit funéraire à deux pans, gris et muet.

    Sans doute le début d'une installation monumentale. Terzieff attend d'avoir assez d'argent pour compléter cela. Il pense aussi que le défunt n'est pas tant honoré par les dépenses somptuaires que par le souvenir amoureux qu'on a de lui. Nous avons piqué un gros bouquet de fleurs roses artificielles tombées par coup de vent d'une tombe voisine, puisque je n'ai pas osé le faire à Bergerac, pour mon père ; Anne m'a dit que j'aurais pu, la tombe d'en face étant réputée abandonnée, regorgeant pourtant de gadgets : “Regrets”, et autres. Mais je ne regrette pas mes parents.

    Et je suis superstitieux. Après cela, il ne nous restait plus qu'à retrouver la route COLLIGNON ITINERRANCES 15

     

     

    de Beynac (hôtel à 50 euros, trop cher) : “Vous ne trouverez pas moins cher dans le coin !” Évidemment, dans ta catégorie, connard. A 38 euros à la Roque-Gageac. C'est moi qui ai monté les marches de la réception. Il y avait une jeune femme tête à claques, pour me dire d'un ton rigolard qu'on ne “faisait pas de chambres” ici. “Et ça ?” Je désignais tout un panneau dans son dos, indiquant les prix. Anne a débouché à son tour des escaliers. “Mais si, on fait des chambres.” Elle nous a menés aux numéros 9 et 10, en demandant si nous restions sur le même lit, si nous n'étions pas fâchés.

    Ma femme a répondu qu'on ne voyageait pas pour se disputer. Je grommelais en allemand dès les premiers instants, j'ai été présenté comme Lorrain, originaire de Verdun. Cet accueil m'a vexé. La tenancière n'aura de moi que les mots indispensables. Et puis le radiateur est froid, et le restera toute la nuit. Nous sommes allés nous goinfrer de lasagnes tout près d'ici. C'est la débauche, le bide augmenté garanti. Les couteaux étaient flexibles, j'ai fait semblant de les lancer sur ma femme en les tenant par la pointe. Nous avons été vite bloqués par une tablée de 3 english women, bien grasses et bien épanouies, qui savaient le français, mais pas assez pour suivre notre conversation.

    J'ai été éblouissant, boulant les mots, dévidant le jars, mêlant boche, espagnol, italien, arabe et turc de pacotille. Les voisines lançaient des clins d'œil perplexes, en poursuivant de leur côté une conversation anglaise aussi animée. Nous sommes ressortis de là les jambes écartées de bouffe. De fortes brumes flottaient sur la Dordogne, prévues par la vieille mère Marqueton avant notre départ. Et, miracle, quatre gabarres, avec un ou deux r, amarrées pour des promenades : “en octobre, seulement l'après-midi”. Nous y serions bien montés, mais quid du musée de Figeac ? ...et s'il était fermé le dimanche ? “Close on Sundays” ?

    Alors nous avons admiré, lu les prospectus (je lis couramment l'occitan : ce n'est pas difficile), et nous sommes remontés nous réchauffer ici. Nosu avons joué à la belote en étendant sur la table une serviette nid d'abeilles, et Annie a gagné. Nous avons gagné le lit à 11 heures, claqués

    COLLIGNON ITINERRANCES

    LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050 16

     

     

     

    mais sans plus. Il se trouve que nous nous entendons très bien. Nous avions consulté des cartes. Nous ne savons pas où nous irons après Figeac. Ce matin je me suis réveillé à 7 h après un rêve de plus à tendance homosexuelle, sans que je me rappelle autre chose qu'un contact très doux de joue d'homme.

    J'ai écrit le début de ceci sur la cuvette des chiottes fermées, la boucle est bouclée. Annie s'est douchée, moi non, parce qu'elle a trouvé le système de fonctionnement de la douche par poignée latérale sur le pommean, et moi non. (...) Nous sommes descendus à l'instant prendre le petit-déjeuner. La serveuse est la même personne qui nous a reçus la veille au soir, elle nous a proposé des jus de fruits dans un festival de plaisanteries. En bas hurlait littéralement un chorus de comédie musicale, où les humains manifestaient leur enthousiasme d'être “Tous ensemble – tous ensemble – gnouf – gnouf” - “Nous les hommes, tous les hommes, rien que des hommes”.

    Heureusement nous étions à l'étage au-dessus, nous avons tout englouti, nous avons payé, la servante ou tenancière nous a affirmé son peu de prédilection pour les musées et autres momies égyptiennes. Nous avons payé près de 54 euros, nous sommes remontés. Anne s'est lavé les dents, j'ai oublié ma brosse et mâche du chewing-gum, il ne reste plus qu'à remballer nos affaires. Impossible de chier ici, ça dauberait un max, mais j'aérerai. Anne essuie ses lunettes, je mâche assidûment, il ne reste plus, cette fois, qu'à redescendre nos quatre bagages. C'est beaucoup. C'est de notre âge.

    Adieu la Roque-Gageac. FIN..

    Suite. Nous nous levons, rassemblons nos affaires, multiplions les va-et-vient de notre chambre à notre voiture. Le petit-déjeuner se déroule sous les auspices de la serveuse piquante. Elle nous demande si nous voulons du jus de tomate, du jus de carotte. Elle précise que c'est bon, “tellement bon qu'on ne sent pas le goût”. Supposition : c'est de l'humour. Elle tend vers nosu son petit pubis hérissé. Quand nous la quittons, elle est incapable de nous fournir les heures d'ouverture du Musée Champollion de Figeac. Elle nous dit : “Moi, les musées...” Pour la pousser, je rajoute qu'il s'y trouve une momie.

    Elle se rengorge dégoûtée. Pendant le petit-déjeuner, trois fois de suite, un horrible chœur de comédie musicale style soviétique avant l'assaut tchétchène, chantant “les hommes, tous les hommes, rien que les hommes”.

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    CHATEAUNEUF SUR CHARENTE 51 02 19

     

     

     

     

    Les premiers mots qui me viennent ne sont pas français mais des syllabes sans suite (Aubeterre), dont je goûte l'exotisme : Teşekkür ederim", c'est "merci" en turc. Voyone les événements du jour, 19 février, à Châteauneuf-sur-Charente, car c'est la seule chose à raconter. Commençons par une grande naïveté, ce contentement que j'ai eu d'apprendre que Ma femme et moi-même étions toujours amoureux, d'après de nombreuses et longues observations de Notre Meilleure Amie. Je suis très heureux de faire plaisir à Ma Femme. A propos de ces majuscules : il faut se marier, voyez-vous, officiellement, pour dresser contre tous ceux qui souhaitent nous marginaliser un barrage, et quelle marginalisation plus efficace que celle de l'homosexualité. Tu dois être pédé, toi, on ne te voit jamais avec une fille !

    J'ai pris des airs à la fois mystérieux et inexpressifs, ce qui est une gageure (prononcer "gajure"... eh oui ! avec un "h", le "eh"...). Mais je tiens à faire savoir que je suis bel et bien Marié, devant curé, maire et notaire. Je n'ai pas toujours protégé ma femme, des souvenirs cuisants me remontent à l'esprit. Ce matin, nous partions sous la pluie et le froid vers le nord, nous moquant de nous-mêmes : "Papounet et Papounette partent en expédition." Nous savons à quel point nous sommes timides – veules – pusillanimes. Naïfs, désargentés. Nous surveillions la route, nous nous sommes arrêtés à la Roche-Chalais, à l'extrémité Ouest de la Dordogne.

    Au Maine-Giraud, Nous avions elle et moi, ma femme véritable, passé plus de temps à écouter le cours du vigneron sur son cognac et son alambic de cuivre qu'à ressasser nos émotions littéraires. d'en haut je vis le chai contemporain où se distille encore la fine qu'il vendait. Pas de guide. On laisse le visiteur impunément errer, songer sur manuscrits et parchemins portraiturés d'époque. Mais la distillerie, à bien des exemplaires ici, nous fut doctement commentée, car la grande affaire du Maine-Giraud, c'est le cognac. Vigny veillait sur son cognac. Fort mal disent certains. Rude gnôle. Rude poète, estimé par ses pairs de Paris, mais piètre gestionnaire.

    Dénonciateur, Vigny, d'un prêtre réfractaire afin d'avoir ses bénéfices, tandis que ce dernier crevait en déportation ; tout poète cache son salaud. N'est-ce pas...

    Certes pour ce cognaquier le précieux liquide équivalait aux productions de Vigny, dont il ne se souciait guère et qu'il eût été incapable de nous réciter d'un ton pénétré, tandis que nous nous serions signés sur nos prie-Dieu. De quoi comprendre a contrario la possibilité des plus sublimes inspirations dans ce méchant réduit ; de cette ouverture monacale Vigny voyait son chai à vin, si négligé : il gérait mal ses vignes. Cette maison de hobereau n'a pas varié depuis sa naissance, tracteur et courant exceptés. Face au plus beau paysage du Vivarais m'étaient jadis revenus à l'esprit, en régurgitation acide, les pires méditations misogynes...

    Tandis que d'autres vont au Sénégal, notre exotisme financier nous limite à la Charente. Nous avons commandé deux grands crèmes, pas trop chers. Nous avons erré sur l'esplanade de la mairie, dominant la Dronne qui serpente. Nous avons admiré une maison bourgeoise aux vitres cassées juste sous le pignon : abandonnée. S'il nous échéait une telle maison, nous ne quitterions plus le village. Il faudrait transporter avec nous nos amis, notre petite famille : ma Phame ne peut vivre, coupée de son environnement humain. Il me suffirait à moi de quelques gros rayons de bibliothèque et d'une tripotée de disques... mais je me vante, sans doute.EDITE SUR MON BLOG 58 08 11

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    Toujours m'imaginer ce que je ferais si je devenais libre, non par décès mais par recasage. Aucun style. Cacophonie absolue. Le type même de l'acrobatie aragonaise. Je suis parti. Je suis revenu chercher mon pyjama, puis mon peigne. « C'est un gag. » Oui. Sitôt que je renie ma faiblesse, elle me rattrape. Le saut à l'élastique : pareil. Plusieurs rebonds, plusieurs rechutes. D'abord tracer. Une borne "super" en dérangement. Une autre en fonctionnement, à Lormont. Un gros Noir mal rasé à double menton. Désirable, comme tous les Noirs. Tout de même il y a une limite.

    Et de rouler, rouler vers le N.E., avec des rafales de bavardage. Bavard, moi ? Annie l'affirme. Pires que moi : Lauronse, Véra. Je ne pensais pas que ce pût être perçu comme inconvénient. Als Nachtrag. Un petit chemin, qui monte et qui descend, entre les arbres qui n'ont pas encor retrouvé leurs feuilles, nous sommes à la mi-avril. La seule différence entre Favretto et moi, c'est qu'elle se prend pour quelqu'un de modeste, alors que mon génie est une forme de véritable modestie : je souhaite à chacun d'être génial. Et quand je suis revenu à ma voiture, en plein soleil, sur un parking de chasse, j'ai appris un rôle de juif, celui peut-être de Primo Levi, ça y ressemblait, puisqu'on parlait de l'I.G. Farben à la Buma.

    Ce sera très chouette, surtout si je joue

    "Les femmes gueulaient dans les camions

    " J'veux pas y aller j'veux pas y aller

    " Mais quand on y est arrivées

    " Ça sentait le poulet grillé !

    " Le SS s'est mis à gueuler

    " Arrêtez de brailler comme ça

    " Du gaz pour tout le monde y en aura"

    " Les flammes montaient jusqu'au ciel

    " Tant pis pour nous tant pis pour elles."

    Le soir tombe. Je n'ai pas rédigé ma journée. Ça divague terrible. Je me suis retrouvé sur la bretelle d'évitement au sud de Périgueux, vaste balafre sans possibilité d'évasion ("carrefour bloqué" – "carrefour bloqué") Ste-Marie-de-Chignac St-Pierrre-de-Chignac, la grande surface dans les gravats, portant le nom d'un ruisseau de là-bas, pris un petit bonbon Total, un sourire du serveur. J'intimide désormais (mon âge). Tant mieux. Jadis je prenais des mines. I was self-conscious. L'air de dire : "Je suis bon, là ?" Ridiculous.

     

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    Crépuscule extraordinaire sur les pins, avec une toute petite bagnole grise toute penaude d'être abandonnée, en contradiction avec le paysage, ma démarche de génie mes pensées parasites, plus qu'assez des "profils bas". Toujours modeste toujours modeste – merde ! Puis, recherche d'u cybercafé pour Pascal Tarche. A Thenon, il n'y en a pas un. L'agglomération forme goute suspendue à la N 89 : tel est Thenon, je vois le panneau "Gabillou 9 km". Cette fois-ci je n'y vais pas. Des ploucs ont revendu la propriété de Thérèse Plantier, éparpillé tous ses papiers. Robin Morlot s'est suicidé après la mort de son amante, de trente ans plus âgé que lui.

    Je revois la mine gourmande de Robin Morlot, me faisant goûter du fenouil. Pierre-André le nommait "Larbin Roblot". J'étais fou. Tout ce que j'écris est grand. Is great. M'en souvenir. Le matin, je suis allé à Ussel. J'ai demandé un photographe. Un brave homme ne peut me renseigner. Je trouve par moi-même. Je bavarde sur mon incapacité à placer la pellicule. Jusqu'à La Courtine, je cherche les hypothétiques baraquements servant de bordels à soldats, et qu'on m'avait décrits ; rien, que du paysage. Des routes en impasse : ce camp est une verrue.

    Halte à Poussanges. Une montée, une descente : d'abord dans une prairie, où le sentier se fond. Remontée vers la bifurcation. Redescente dégringolante cette fois parmi les arbres morts et blancs, les souches, des bidons, et une balle d'enfant, sur le côté. Ma règle de vie est de marcher 20 mn dans un sens, 20 autres dans l'autre. La pente de retour est forte, je souffle, et transpire au point qu'arrivé à ma voiture, il me faut d'urgence changer de chemise, elle empeste. Je me demande ce que deviennent tant de textes entassés de génération en génération dans les familles.

    Ayant lu les premières manifestations d'insolence littéraire de Voltaire, cherchant en vain des traits de ressemblance entre lui et moi, j'ai tourné pour finir la clef de contact et suis parvenu à St Georges de Nigremont (j'appris plus tard que deux frères mérovingiens avaient ici même failli en découdre), cornet de glace inversé. Les maisons de pierre du Massif Central toujours majestueuses, définitives : des caveaux habités. Et sortant d'une fenêtre, un mauvais rock et d'exaspérantes voix de djeunzz inconscients de l'endroit où ils vivent.

    Je descends au cimetière, extrêmement déclive, surprenant au dos des tombes alignées, dans ce couloir, de vieux pots que je photographie. Je parle aux morts, caressant leurs photos, dont l'une ne souriait pas, car on mourait encore dans ses soixante ans, dans les années 65. .. La préhistoire en somme... Jeune homme mort le 28 août 78 à 16 ans, cheveux longs, regard creux, pomme d'Adam saillante, le tout déjà d'un vieux, "depuis que tu es parti mes larmes n'ont jamais MAUSSAC 15/16 04 2051 3

     

     

     

     

    cessé de couler" dit la mère, "Pourquoi à vingt ans" avais-je lu sur la tombe ignoble d'une jeune fille de Chantonnay (Vendée) (indépendamment de la catastrophe ferroviaire de 1958). D'autres catastrophes me reviennent en esprit. Que deviennent tant de souffrances humaines, ont-elles une âme animales et flottent-elles parmi nous et quelle est leur fonction car il faut nécessairement qu'elles en aient. Puis je suis reparti vers Giat. C'est lors que s'est produite cette extraordinaire crise de Fernoël, où j'ai gueulé par la fenêtre ouverte je suis libre ! Libre et j'emmerde la terre entière ! Plus de femme d'enfant ni de métier ! Je vous emmerde et ne reviendrai plus ! Libre ! Libre !" Mon Dieu faut-il que ce soit vrai pour que j'aie gueulé ainsi.

    A Herment je dédaigne la petite épicerie style "et comment ça va-t-y la p'tite dame", je fais halte face au Puy de Sancy enniegé, halte à La Bourboule. Je n'achète là que de mauvaises choses, personne ne me connaît, virginité absolue, ma vie recommence avec la caissière...

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    Le tracteur passe, le nuage fraîchit. (...) ...crois pas. Comment peut-on s'isoler lorsqu'on est in estren [sic] évêque. A moins qu'il ne s'agisse d'un isolement à la Marquise de Sévigné, 6 servantes par-devant, 6 louvetiers par-derrière : "Quel bonheur ma fille que cette solitude !" La solitude ne me vaut rien. Lâché en 2012 en plein Paris sans possibilité de contact (vivant dans un appartement prêté), j'avais vite perdu pied, apostrophant les passants dans ma langue, sans qu'ils y prêtassent (pour l'instant) attention, téléphonant même à G. sans savoir que lui dire, m'abstenant de visiter tel ami dont il m'avait donné l'adresse, crainte de devoir parler.

    Ou de passer pour un con. Ou pis encore de l'ennuyer. Je voudrais vivre à la campagne "dans ma villa d'été". Mais jamais je n'aurai de villa de campagne, il n'y a plus que vingt étés. Trente si Dieu veut. Attachement de soi à soi. Désolé. (...)

    Il n'y aurait pas de fin à mon errance. J'aurais avec moi mon ordinateur portable. Je parcourrais la France, l'Espagne et l'Allemagne. Le Portugal et la Suisse, assurément. Je téléphonerais aux êtres cher. Puis plus rarement. Nous nous estomperions tous. On se passerait bien de moi. Je me demande sans cesse ce qu' « on » me trouve. Jamais je n'ai pu éprouver l'efficacité de telles errances, n'ayant jamais dépassé la semaine. Qui de mes ancêtres a été colporteur ? Ou roulier ? Un de mes grands-oncles fut facteur. Chercher vers Lahaimeix (55). D'autres ancêtres paternels transportaient de grosses meules de comté, ou d'énormes grumes sur des lits de chaînes.

    Mais je ne veux ni clients, ni autres contacts humains. Je ne tolère que les fournisseurs : pompistes, hôteliers, restaurateurs. Assurément les gens sont très aimables. Pourvu seulement qu'ils soient payés.

     

    HOTEL DE TIQUETONNE 52 03 31 / 01/4

     

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    Silence d'hôtel. Perdre pied d'avec le monde. Echappé à tous. Ce que j'aurais pu devenir. Mort-né ? J'ai préféré la vie à la schizophrénie. Gagner ma vie. D'autres inventent des langues, des mondes - "Avez-vous acheté le dernier Atlas ?" - Blétébéléland. Je m'engourdis. Je dors (il faudrait desphotos de cela).

     

     

    01 04 2052

    Déstructurer le langage, parler par langues, dessiner des cartes : perte ou menace, de l'espace, de la pensée ? A 14 ans j'eus le réflexe salutaire d'aligner le temps de ma planète sur celui de la terre elle-même et ne puis donc présumer de ce qui se fût passé par la suite. Asile ? Douloureux épisodes de confision mentale ? Au lieu de me documenter (...)

     

    CHAPITRE DEUX LA CHAISE DIEU 13 06 52 1

     

     

     

     

    Ma vie ne sera plus qu'une errance, que je voyage ou non. C'est ainsi qu'il convient de la concevoir. Le six juin deux mille cinq, je suis parti le matin. Une ligne de bus conduit directement de chez moi à la gare. Je ne me souviens plus de cetrajet. Il n'y avait en moi aucune exaltation. Avant de prendre le train, j'ai acheté « Marianne », qui portait en titre « Rébellion », en grosses lettres rouges. C'est la triomphe des adversaires à la constitution européenne. J'ai voté oui, mais je ne sombre pas dans le défaitisme. Dans mon wagon, une jeune fille à petite poitrine occupe le siège à côté du mien, contre la vitre.

    Le nombre de jeunes filles que je rencontre dans mes déplacements tient du prodige. Celle-ci s'est enfoncé un écouteur dans l'oreille et ne me prête nulle attention. Vers Périgueux, arrivée d'une jeune femme, ving-cinq ans à peu près, dépucelée celle-là. Elle semble tout à fait décidée à s'asseoir à la place de ma voisine, qui occupe le numéro 13 au lieu du 23. Cette dernière émigre juste en face, et je lui succède, sur l'empreinte de son cul. La vieille jeune déclare en effet : « Je vais encore être désagréable, mais le côté fenêtre, je ne peux pas. » Qu'à cela ne tienne, je me colle à la fenêtre.

    Ma nouvelle voisine se plonge dans des articles de revue, sur le chômage peut-être, ou une frivolité de ce genre. Les deux antagonistes descendront à Limoges. Toutes deux feront l'obket de mes interrogations sans relâche : à quoi elles pensent ; de quoi ont l'air leurs corps respectifs, que j'aperçois par les échancrures des manches, à la taille lorsqu'elles se penchent, révélant l'élastique du slip. Je m'imagine découvrant progressivement dans le déroulement des blanches étendues de chair la survenue du cratère aplati qui leur tient lieu de sexe. Savent-elles à quoi je pense ? Je ne suis plus qu'un vieux, j'apprends à ne plus regarder personne dans les yeux. Ou plutôt je poursuis cette excellente habitude.

    Plus tard, sur le long trajet ponctué d'arrêts qui me mène à Clermont, je m'occuperai. Je n'aurai nullement détrompé ceux qui pensent que tout est réservé. Restons seul. Sortons de nos bagages ce petit jeu d'échecs à pièces magnétiques, qui intrigue une autre jeune fille. Elle racontera cela le soir en arrivant ; et comme j'attire son attention, la voilà qui se pose du vernis à ongle, une âcre odeur se répand. Elle n'a pas été en reste. Il paraît que tout le monde veut faire l'intéressant en train. Je l'aurais bien fait en 1958, lorsque nous partions tous pour Tanger. Hélas, une bande d'excités se répandait en propos bruyants :ils s'installaient encore plus loin, à Fez ; je n'avais plus qu'à fermer ma gueule, et à la faire. Ils s'en sont aperçus. Que je la faisais.

    A présent je monte dans la navette St-Germain-Clermont. Il y a encore une femme, de cinquante ans, portant à la fois sur son visage l'angulosité des cinquante ans et la sportivité des

    quarante engloutis. Je crois que je sais m'y prendre avec les femmes : il suffit, après leur en avoir demandé la permission, de les prendre par les épaules et de les serrer très fort. Ensuite, elles vous emmènent chez elles et leurs étreintes sont torrides. Même à Clermont-Ferrand. Mais que diable, mon billet porte "Brioude". Il serait hors de question que je remisse en cause mon évasion pour un risque. Et me voici à Clermont. La petite ligne de Brioude est super-équipée, un véritale petit bijou de navette.

    Le contrôleur me dit quelque chose que je ne comprends pas. Je fais un signe circulaire autour de mon oreille. Il a dû me dire : "Vous occupez deux places et pourtant nous ne vous en faisons payer qu'une". Exact. Je me suis un peu étalé. Deux très jeunes filles devant moi. La ligne de leur nuque, cet espace infiniment doux sous l'angle de la mâchoire, où l'on voudrait déposer des baisers sans fin. Une autre, en face. Les deux qui sont devant moi se parlent en écoutant un portable où s'est enregistrée une de ces petites ritournelles en vogue. La plus jeune a douze ans. Elle montre à sa copine, à sa sœur ? Une carte d'anniversaire avec des dessins d'enfants, des petits cœurs. Elle croit encore que tout le monde est gentil, surtout ses parents.

    Elles descendent en cours de route, s'assoient sur un rebord de ciment au pied d'un transformateur. D'heureuses personnes viendront les chercher, pour les renfermer dans leurs jalouses familles. Je crois que je voyage pour admirer une immense quantité de jeunes filles avec lesquelles je m'invente une infinité d'histoires à la Nabokov. Pourtant je déteste Nabokov. Je le trouve surfait, niaisement diabolique, parfaitement plat. Bon... Tous papiers signés, je me suis dirigé vers un parking centre ville (après une erreur dans une cour gravilllonnée), hoquetant de mon ignorance des passages de vitesses. Passée une zone de travaux bien bruyante, et parqué enfin, je suis monté vers la cathédrale. C'est juste en face du Grand Séminaire.

    Figurez-vous que l'on célèbre, de temps en temps, au Puy, un jubilé, chaque fois que le jeudi de l'Annonciation coïncide avec la veille du Vendredi Saint : du début à la fin, saisissant raccourci de la mission du Christ... Une vraie démarche à la Léon Bloy. J'ai vu trois prêtres se suivant en grand apparat d'aubes et d'étoles. Je ne me souviens plus de cette visite. Il y avait des rues qui descendaient, c'était du pittoresque, assez convenu sans doute. Je m'attarderai davantage sur un incident prouvant ma stupidité, car j'en raffole. Sur la place du Puy face à l'Hôtel de Ville, après avoir évité un gitan roumain qui en voulait évidemment à mon pognon avec un journal à la main, je fais connaissance avec ma voiture de location.

    C'est la première fois que je possède des vitres à ouverture automatique. Mais je ne sais pas les refermer. Il faut éviter le gitan, qui ne manquera pas de me reharceler. J'avise un quinquagénaire avantageux, avec moustache blanche, très séducteur, homme à femmes. Et que j'ai déjà vu à la télévision, j'en jurerais. Il me montre le mécanisme avec étonnement. J'appuyais au mauvais endroit. Il croyait peut-être en une drague homosexuelle. Je m'imagine toujours environné d'homosexuels. Croire que ça me rassure. Et me voilà parti vers La Chaise Dieu, ça monte, les forêts de sapins se succèdent. Ma seule émotion est de me figurer, au sommet d'un pli de terrain, que j'aperçois le petit bourg.

    Il n'y a pas d'émotion en moi. L'hôtel ridiculement intitulé "du Monasmus et Termitère" se présente à moi dès le pemier virage. Toute sa devanture, à l'extérieur, est occupée par des sculptures de champignons en bois d'environ soixante cm de hauteur. Manque de goût puéril. Je me dirige à la réception, où une femme interrompt une conversation pour me recevoir. Je dis avoir réservé quatre chambres - je rectifie aussitôt : une chambre pour quatre jours. Sansle j, ça fait "ours". Je suis le seul ours. C'est alors que je m'aperçois que la chambre en question, comme une série d'entre elles, ne correspond pas au label deux étoiles : pas de fenêtre, une simple tabatière avec vue sur le ciel, une dimension riquiqui (mais je m'y attendais).

    On s'était bien gardé de me préciser cette absence de confort sur le site internet. Mais je suis si content malgré tout d'atterrir dans une petite boîte blanche très lumineuse, rien qu'à moi, qie j'acquiesce. Les prix sont d'ailleurs triplés pour la durée du festival, fin août. Des musiciens ont dû se branler là, le lit est à deux places. J'ai dû m'étendre d'abord, puis aller me promener vers l'abbatiale, en prenant par le haut, par la nationale. Nous étions le 7 juin, il faut que je consulte le carnet. Voici ce que j'y ai noté : le hall de l'hôtel et du restaurant est couvert d'inscriptions comminatoires et discriminatoires.

    Les chambres sont à prix réduit pour ceux qui passent ici au moins trois jours et qui acceptent de dîner au restaurant. On est prié de ne pas faire trop de bruit après 22 h. Et ceci, et cela.

    Surtout, deux articles affichés là sont lus par moi in extenso. Il s'agit de la carafe ou du verre d'eau fournis à la demande par le restaurateur en sus du café ou du repas. Ce verre d'eau n'est pas obligatoire, nous prévient-on. Il s'agit là d'une coutume italienne, qui n'a pas lieu d'être ici. Certains ont même facturé la carafe 5 francs ! Le tout accompagné de rappels de jurisprudences à propos de procès engagés à ce sujet. Eh ben ça ne donne pas envie de manger ici, bien qu'il soit précisé que l'eau est fournie gratuitement.

    On rappelle simplement que ce n'est pas obligatoire. Et qu'il ne faut pas prendre les hôteliers pour des esclaves. Et que dans un restaurant gastronomique, le service ne peut pas être aussi rapide qu'ailleurs, qu'on y est débordé, qu'on doit fermer tôt parce qu'on ne peut pas ranimer le feu de toute une cuisine juste pour une table de bouffe-tard, etc. Je ne sais pas les ennuis qu'ils ont dû avoir avec les clients ici, mais ça devait être pittoresque. Ici, il faut saper pour assister au festiva - disons qu'une tenue de ville plus que correcte est vivement recommandée, voire des tenues de soirée.

    Alors quelques snobs de Paris ou de Londres ont dû se prendre pour des importants méritant des larbins à leur suite... Je me suis donc rendu à l'abbaye, visite payante, examen minutieux de toutes les tapisseries, forme d'art que je n'apprécie pas particulièrement, mais je suis scrupuleusement la description du prospectus. Bon, une église, c'est une église. Toujours aucune émotion. L'âge. La Danse Macabre est dans un état de délavement inquiétant, il n'y a aucun éclairage, cela semble au-dessous du médiocre et du convenu. Enfin j'aurai fait mon boulot.

    Au retour, passant devant la caserne des pompiers, je monte en marmonnant (je parle seul) la pente vers le Signal Saint-Claude, sous le soleil. Je me sens âgé, fatigué. Le sommet n'existe pas, c'est un sous-bois clairsemé de fougères détrempées, je m'assois sur un banc. Je m'étends sans doute, comme je fais souvent en voyage, comme ma femme le fait en temps ordinaire chez elle. Je lui envie de pouvoir s'étendre ainsi à tout bout de champ pour "faire le point". Et je veux faire quelques provisions au super-marché d'Arlanc, Puy-de-Dôme, en bas de la pente, comme m'y a invité un panneau publicitaire.

    Arlanc est un bled quelconque, fourmillant de panneaux annonciateurs de ce fameux supermarché, mais tellement mal conçus que l'on rate sans cesse la bonne rue. Je tourne dans le village.

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    Ici à Saint-Bertrand au sein d'un autre moi sans télévision j'ai visité la cathédrale Communion des Saints c'est cela, écrire est entrer dans la Communion des Saints... Je me suis assis côté nord et cloître au pied d'un portillon revêche et rouge affligé d'un digicode. Sont venus deux hommes devant qui je me suis levé, j'entendais très bien l'orgue à travers le bois, « C'est une répétition » leur dis-je, ignorant si l'on nous laisserait entrer. Sont venues des femmes qui sont entrées là sans difficultés j'ai pensé : Ce sont des choristes. Elles ont cinquante ans apassés, tant il est vrai que la voix mette des années à se trouver, à s'approfondir.

    Puis elle se fêle. Et contournant l'édifice vers l'avant, je vis que le porche lui-même en vérité s'était ouvert et je rejoignis le groupe. Nous étions onze comme les apôtres après la défection de Judas et je tenais un paquet de courses en plastique. Un vieil homme chauve et tremlant mais résolu apporta dans le chœur, le seul but de l'écriture étant de vous mettre en prière, dans le sein de Dieu perpétuellement, et entre les stalles de bois vernies, un pupitre tenu à bout de bras à petits pas. Il nous adressa la parole, un état de conscience supérieure le plus permanent possible, à tous, tandis que nous siégions dans les stalles des moines (une aide les avait abaissées ; chacun sait à présent, que la petite pyramide inversée au revers du rabattant s'appelle une "miséricorde").

    Le prêtre parla de la prière. Tantôt il s'exprimait, tantôt l'orgue. Il nous a dit que Saint-Bertrand de Comminges prédispose à la prière. Mais tout suscite la prière. La Grâce vient où Dieu veut. Vézelay, tout pur qu'il soit, m'a laissé froid comme une verrière de hall de gare. Le prêtre nous présente le bas-relief d'Abraham, et fait lire à son assistante, respirant la bonté, la Genèse au moment du sacifice d'Isaac. Il se demanda pourquoi le Père, le pied sur un crâne, tenait les jambes croisées ; je répondis sans y être convié qu'apparemment c'était la croisée des chemins. Il en fut satisfait.

    Le crâne anticipait sur Golgotha, "la colline du crâne". Abraham sacrifie son fils unique, Dieu le fera du sien. Triomphe sur la mort. Il y avait dans l'assistance de ces demi-vieilles, de mon âge, émouvantes par leurs beautés éteintes si pathétiques, en couchers de soleil. Je les aurais prises par les épaules. Convaincues de se laisser aimer, vides écorces de bigotes où palpitent de flatulentes extinctions d'orgasmes (mettons "papillons frémissants sur leurs épingles"). Notre guide nous mena ensuite devant un Saint Jean-Baptiste de marqueterie, jouxtant un Saint-Bertrand. Il nous cita les Evangiles.

    Et je vis à la dérobée une vieille fillette priant à genoux sur un siège trop haut, de ses deux petites guibolles trop blanches et jointes, la Sainte Vierge Mère. Puis écoutant de nouveau l'orgue à travers la porte latérale refermée, entendant que le prêtre se dirigeait vers moi, je me repliai HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 52 07 22

     

     

     

    au pied des murs en direction du porche, où je pris l'atitude angélique de Vinci, montrant de mon index le ciel même. Le vieux curé se retourna, trébucha dans l'inquiétude : tant d'amour de l'orgue et de la pause ! Quand il eut disparu chez lui, je demeurai jusqu'à onze heures, pour que des voix de chanteuses de jazz ne m'atteignissent pas, qui sortaient à présent d'un café ouvert par les haut-parleurs d'une enceinte. Elles aussi cherchaient et louaient Dieu, par des routes si différentes. Il y a tant d'autres choses à dire, que je remets à plus tard, à jamais peut-être.

    Me voici à trois heures vingt. Pas un instant de sommeil. Ce que je dis maintenant précède ce que j'e viens de raconter. J'avais hésité entre deux restaurants, le premier, de garçons, très préoccupés de parler à leurs connaissances, donnat l'impression que le client n'était pas indispensable ; le second, d'une seule fille, plus attirant malgré la laideur de son nom ("Chez Marinette"). Je me suis décidé pour la fille, prenant à moi seul une table de quatre. "La belle vue, c'est de l'autre côté, mais c'est comme vous voulez." Très juste ; le petit jardin donnait sur une vaste vallée, sur tout une perspective de crêtes, hélas gâchée par une grappe de tablées plus quelconques ou laides l'une que l'autre.

    Franchement. Dîner avec, entre moi et le vaste monde, ces grosses gueules gélatineuses en train d'introduire dans leurs ignobles bouilles de gros morceaux de bosutifaille, non. Si ma serveuse eut insisté, j'aurais dit quelque chose comme "je n'aime pas être vu", elle m'aurait demandé – fantasmons – qui j'étais... Derrière moi une famille mélangeant le français, l'anglais et une troisième langue qui à mon grand désappointement me fut impossible à identifier, quelque chose de rude et de doux ensemble. Un petit garçon à longs cheveux bouclés et gros godillots jouait à manger.

    Je me figure qu'on lui apprenait pour son malheur à devenir plus tard un de ces hommes-poupées que les femmes affectionnaient milieu seventies, de ces semi-impuissants qui se demandent en plein amour s'ils font du mal au corps de l'autre, comme on me l'a rapporté – pour cet instant l'enfant trottine, chipe une serviette et fait sonner bien haut sa langue, sans en omettre une merveilleuse syllabe, comme on le fait si l'on est sûr de ne pas être compris. Sa mère lui répondait plus doucement, en femme d'expérience qui parle sa propre langue sans avoir le besoin de l'exhiber, et rectifiait son fils.

    J'ai bien pensé que c'était de l'hébreu, au mot "cacherout" que j'ai fini par distinguer. Je n'ai pas osé demandé ce que c'était. Ou je n'en ai pas eu envie. Lorsque j'eus achevé mon plat, et le HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 22 07 05 3

     

     

     

     

    café, liégeois, énorme, dont ma soif ne fit que cinq bouchées et six aspirations de paille, je dis, jsute en me levant, comme un exercice en effet préparé de sang-froid, ce que je pensais exactement, car malgré mon dos tourné au panorama j'avais bénéficié d'un petit enclos fleuri entre deux haies : "Mademoiselle, votre sourire vaut tous les paysages", en bafouillant un peu entre les dents comme un qui n'a pas coutume de balancer de telles énormités. Elle s'est étranglée de rire et d'étrangeté, trois-quarts de seconde, puis s'est ressaisie et rendue sensible à mon compliment de vieux fou. J'aurais pu le glisser sous la soucoupe à chèque, mais je tournais ma phrase dans ma bouche, plus assuré désormais de ce qu'il faut avoir comme visage pour complaire aux femmes : un aspect de vieux beau indifférent, qui songerait voyons à cela aux heures du tocsin de l'homme, qui n'atteindra plus jamais le foyer de sa lance... Permanent spectacle que je m'offre à moi-même...

     

    BERNARD COLLIGNON PETITE ERRANCE

    MAULEON 55 03 23

     

     

     

    Συκονομαι, πλυνομαι, ντυνομαι – je m'éveille, je me lave, je m'habille. C'est le “rite à soi-même”, avec force regards à la glace, en pied. Je veux me contempler sans rien risquer. Il y a quelque chose d'obscène à ainsi revendiquer pour soi l'existence, l'obligation d'un risque ; de le définir, d'en faire la condition essentielle de l'écriture, le sine qua non, (“sans risque, pas d'écriture”), de le constituer en règle déontologique, d'en faire glisser la qualité en quiddité, d'en effacer l'accident au point de le confondre avec l'en-soi. C'est ainsi qu'on en vient, comme Leiris, à se demander à quoi “sert” d'écrire – toujours cette obsession de l'utilité”, de la servitude – et à préférer toutes les formes d'action à l'écriture, même la tauromachie ou l'engagement humanitaire.

    Foutaises. Quand j'écris, j'écris. Je ne sais pas ce que je risque. Je risque probablement quelque chose. Mais il ne m'appartient pas de deviner, encore moins de définir ou de revendiquer ce que je risque. La mort, probablement, le temps, comme vous tous, qui “main crispée sur le stylo, marchez les yeux grands ouverts sur le chemin descendant au tombeau”. Je suis arirvé à Mauléon-Licharre comme un de ces voyageurs à faible rayon d'action du XIXe s. A chacun son budget ; le mien ne me permet pas de courir le monde ; ainsi ma découverte de Mauléon s'apparente-t-elle aux abordages d'îles lointaines pour d'autres plus fortunés ou plus audacieux.

    Je voyage pour me voir aux glaces de tous les hôtels : M. Perrichon devant le Mont Blanc. Je prends le risque du ridicule. Découvrant ma chambre, élégamment meublée, j'ai éprouvé cette exaltation devenue modérée : l'âge ne me permet plus que la modération. Mais je continue d'affirmer, à l'instar de ce journaliste juif (Bernard-Lazare) : “Je ne me sens vraiment che zmoi que lorsque j'arrive enfin dans une chambre d'hôtel”. Nulle trace d'autrui. J'éparpille sans le vouloir, au gré de mes besoins soudains , toutes mes affaires au sol et sur le lit, où je m'étends bras et jambes écartés : tel est mon espace, je suis chez moi.

    Sans souvenirs, sans bibelots, sans présence de l'autre, sans souci de l'autre.

     

    Jour du départ, 10 octobre cinquante-six, à regrets, après shampoing, après ce bien moyen Jules Romains sous- Martin du Gard – Allory se souciant de son accession aux Quarante alors que Quatorze menace, un auteur graveleux présentant son manuscrit obscène et chatoyant, se fait payer, pas cher, puis prêter pour jouer au Cercle. Tout est besogneux chez Romains, superécrit, minutieux, fastidieux, jusqu'aux camaïeux gris de la peinture, lointain écho fané de la maison Vauquer, jusqu'au niveau où descendent les doigts le long d'une cuisse, et se demandant sans cesse pourquoi il n'accède à rien.

    Je vois plus clair à présent, ma vie s'étant passée à bouffonner sur les papattes arrière, j'aspire les parfums d'automne à la fenêtre, entends le couloir à roues de la vallée d'Ubaye, et déjà devant revenir.

    COLLIGNON ITINERRANCES

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    Montpellier-Valence avec Ludivine, pro-israélienne convaincue, longue montée vers l'Hôtel des Châtaigniers, puis la redescente vers la nourriture, la boulangère aimable qui m'offre deux pâtisseries à jeter, la télévision tronquée d'Arte. Les manigances du pouvoir jetant du lest sur le "'bouclier fiscal" et l'ISF ? La branlette essoufflée sur trois lesbiennes soft – lesbiennes d'occasion ? Je suis assis sur un banc ergonomique, au ras du nez les innombrables moteurs à nu qui ahanent dans la pente, sous mes mains la sacoche allégée de ses livres et de son transistor crachouillant obligé ? Me voici, je remonte vers la ville lointaine, attrait des clochards et autres écolos, le ventre vide car le petit-déj' à 8 € ils peuvent se la brosser.

    Hier déjà je rôdais aux alentours du Grill O'Machin, dégoûté par les prix de voleurs, suivi de l'intérieur par des regards avides, mais je me casse assez la tirelire avec un hôtel à 46€, plus 0,50 pour la taxe – ce qui est bien de la mesquinerie ; à Sarlat, j'avais même susurré "Nous avons usé beaucoup d'électricité hier soir", et l'hôtelier, bonhomme et con, m'avait répondu : "C'est compris,, Monsieur." Je devrai aussi faire imprimer ou photocopier, à Privas, ne serait-ce que dix recto-verso de mon bouffe-argent "Singe Vert", puisqu'il me faut poursuivre mon "grand-œuvre" (me poursuivent aussi mes trois femmes, la a première sans sexe, la seconde avec trop, la troisième occasionnelle mais sans enthousiasme ; je me méfie ; se souvenir de cette fillette de 12 ans, qui court se noyer, parce que sa meilleure amie, largement son aînée, avait confié à son carnet intime ses fantasmes et son amour lesbiens : soit une morte, plus une noyée.

    Je poursuis ma montée vers Privas, que j'ai bien entendu appeler "St-Privas" par deux chauffeurs de bus, qui se sont relayés à Coux. Une défaite française je crois. La montée bruyante est semée de mémés précautionneuses à cannes (c'est un festival !) et rapportant chez elles têtes baissées leur cabas pauvrement plein d'une baguette et des repas du jour. Je passe ainsi par tant d'émotions faciles. Assis sur un autre banc, comme un vieux, parc des Récollets, en pleine atmosphère de plein ciel. Soleil dans le dos. Bouche pleine de fougasse aux olives. L'impression d'être salué dans cette ville où tant de hippies, d'intellos, sont venus se ressourcer. A la médiathèque, une si vieille dame affalée près de son mari dans le journal.

    Ils se relèvent essoufflés, béats, octogénaires, lui sur sa béquille, elle à sa main, dans une immense tendresse d'amants moribonds. Par eux le monde est sauvé. Je lis "Le Point" et ses fausses révélations : qui détient la vérité ? les vieux amants. Je marche lentement, trimballant mon théâtre interne. Vent léger, pépiements, moteurs vagues. Dans l'église, un curé faisant faire le tour du COLLIGNON ITINERRANCES

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    bâtiment aux jeunes catéchumènes, deux femmes en flanc-garde ; il explique les stations du chemin de croix, les bénitiers asséchés où l'on trempe le doigt comme on se lave les mains avant une réception. Il se dégage une grande simplicité. Tant de douceur peut-elle endoctriner ? "Si tu as entre 7 ans et plus, demande à servir le Seigneur à la messe" – pas de limite d'âge. Bernard Debuire faisait l'enfant de chœur à 14 ans. Je ne l'ai remplacé qu'une fois – Passe derrière moi – génuflexion – burettes – pauvre et admirable abbé Brûlé ! Aujourd'hui j'escalade la pente des trois croix ; le Saint-Esprit est le seul Dieu : "Esprit Saint, je te dédie ma journée".

    Ma comédie d'alors devenue vraie. Tout Privas m'aura vu écrire sur des bancs. Un jeune homme à minuscule couette occipitale. Un monument. Trois messages à mon oreille. Muni d'un plan, je ne me perdrai plus. Adorable petite vieille à voix pointue, élégante, malicieuse : "Viens ma Mimine on ne va pas te faire de misères. - Je vous l'envoie, elle est sous la voiture !" Les vieilles, les chats, Baudelaire, une Turque ou Gitane tapotant la tablette d'un téléphone public, l'enfant s'ennuie en attendant, que peuvent-ils bien avoir à se dire de si loin, j'ai vu passer bon nombre de jeunes femmes décidées, souriant au nouveau vieux que je suis devenu. Comment ai-je pu vivre en les détestant toutes.

    Vaste coup de sirène, il est midi, les échos sonnent de toutes parts, une femme de 0,70m trottine dans la descente. Quatre coups de sirène, cinq. Le son s'aggrave à mort, s'éteint en grondements de bombardiers. Le gosse imite les tirs de kalach. Femmes, courses, odeurs de poireaux. Angélus : Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum – je l'avais aussi noté en grec dans une

    chapelle d'Entre-Deux-Mers. Depuis Louis XI résonne en l'air cet appel au divin, Louis XI à Belloc parmi les SS PP de l'Eglise. Femmes épanouies, infantilisées, sacralisées. L'Angélus meurt doucement, tiré à la main comme une branlette d'enfant de chœur. Le parc est un lieu solitaire où mangent sur les bancs les femmes solitaires ou en trios, brave France profonde entourée de buis ou de cupressus, rires charmants, attendrissement sénile.

    Face à moi, un vieux dévore à la cuiller un pot de miel. Sur le chemin je poussais mon cri de Tarzan, la quatrième vieille se marrait, n'ayez pas peur, ça défoule ! Parler, se découvrir. Ce que je dois faire pour attirer les bonnes grâces. J'entends parler allemand puis français, les mêmes femmes, richtig disaient-elles, amour éternel soudain tout rongé comme un arbre à l'écorce vide, aurais dû, aurais pu, nouvel amour où je me suis rué vent debout, je parviens à ma chambre par le raccourci du plan, la fille la plus grosse en rouge rit le plus fort tirant le chien en laisse, viens c'est l'heure.

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    Si Dieu un jour veut que je grandisse, le monde des Fous tremblera. C'est le sort qui me parachute près de la Maison d'Arrêt que j'ai longée, s'imaginer que la Berbère ou Turque s'entretenait avec son prisonnier, son enfant s'ennuyait à longueur de quarts d'heure et crachant d'abondance, jeté sur ses pieds par la sirène, conserve bien ce carnet, Brocanteur. Je suis monté au grandes croix de Montholon, la carte et le journal en main, d'un pas lent. Le long d'un portail paissaient quelques vieux, avec un long boa fourré, briard et saint-bernard, qui aboya à mon approche. Montée, descente.

    Ce matin rue de l'Ouvèze j'avise un chauffeur tout jeune et tout désemparé : "Le ¨Pôle Emploi ? - Prenez-moi, vous me raccourcirez la route. " Et je suis du doigt sur mon plan : "Tournez là. Puis là." Il avise des passages de profil par une trouée : Prenez Route de Chomérac il le fait puis s'arrête sur le bas-côté Je l'ai dépassé, je l'ai dépassé ! Le candidat pue sous les bras, très fort. Je le persuade d'au moins gravir toute la pente, il a repéré le rond-point, se confond en remerciements J'ai rendez-vous à 13h 30 il en est treize, Je vois le panneau ! - Déposez-moi ici tout de suite et Bon entretien d'embauche ! Chambre 423 jusqu'à samedi. Repos, repas, sieste, redémarrage, dur métier, redescendre et gravir, contourner cet immeuble qui surgit là, l'herbe est épaisse, les buis pour finir me barrent le chemin.

    Compter ses pas dans la pente. 120, 130, s'arrêter, inspirer bien à fond, douze ou quinze fois, tout marche par nombres, 66 ans dans la semaine. Un vieux matou gris qui s'esquive, je grimpe, contourne un sanctuaire vide. Un jeune homme me précède lestement, sa tête émerge entre les pieds de croix, Esdras, Jésus, Gestas. "Tu seras avec moi ce soir au paradis". Bien cadrer mes prises de vues. Pas d'émotions. Paysages comme j'attendais. Glissade sur herbe et cailloux, le corps n'en fait qu'à sa guise, je m'appuie sur la main, me laisse aller dans la descente, place aux Bœufs, vers l'imprimeur bœuf utile du moins. Nous disons donc 10 recto-verso, cela fait 4 €. Bâtard. Le nombre d'heures où je dors me tue.

    Ne renonce à rien, pleure, profite, nul ne t'attend tu ne dois rien à personne. J'ai montré ma sacoche à poignée menacée, non, ils ne font pas cela – fausse question qui se voulait spirituelle. "Chacun son métier. - Mais il faut être polyvalent ! - Bien sûr. - Ma fille dit que les petites annonces exigent ces polyvalences. - Mieux vaut cela que d'être à la chaîne en usine" – polyvalence oui, mais dans le même métier, madame ; seulement, 4€ pour 10 r°/v°, c'est de l'arnaque. Redescendre vers l'Ouvèze, se tordre les pieds sandalés sur des cailloux trop ronds alors qu'il suffirait de passer par en COLLIGNON ITINERRANCES

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    haut. Décrire mes courses ? Décrire mes courses à Monoprix ça t'intéresse vaiment, mon Brocanteur ? Que je tire un chariot à ras du sol, que j'entends une mère et sa fille corpulente qui s'engueulent au-dessus des fruits, que je demande en contournant la grasse caissière "Comment faisons-nous pour comprendre les numéros de la balance ? - C'est nous qui les pezonzencaisse", elle a le bac, tartecrémeuse, une sexa fait claquer son Kaugummi, je la vois tête à claques à 13 ans bonne branleuse de chez branlomane (splendeur à couper le souffle des phalanges aux ongles sales triturant le clite hélas sans l'odeur), et voici que le lecteur de carte s'emballe, on relance le tout, la petite boulotte achetait poour son chien des boîtes de viande du pays, elle paye en liquide.

    Laissant tomber quelque chose qui roule vers elle, je dis "Excusez-moi", elle : "Ce n'est pas grave", comme elle l'a entendu dire, jouant l'adulte, responsable de son chien. ("Nous voulons bien que tu aies un chien, mais tu t'en occupes, frais de bouffe, etc.") - et de payer ses boîtes en liquide, mais voici que la mère n'a plus de provision, veut payer en deux fois, "Adressez-vous à la direction" – c'est trop long, elle payera demain caisse 3, et comme on n'est pas des brutes entre femmes à Privas, elle repart avec le contenu de son Caddy. Je remonte à l'hôtel avec mon sac d'où passe une baguette.

    Dans ma chambre j'étale tout, me mets en pyjama (d'abord torse nu, admiré plaisamment du balcon par des Boches, puis totalement déshabillé), lis mon Canard en riant, reçois un SMS de Sonia qui me demande de ne pas trop acheter de chips ou de fromage, mais des fruits, (quatre clafoutis "La Laitière" engloutis d'un coup à la grosse cuillère), j'efface Renaud Camus pour ne pas me faire enculer, remplace par Gourribon, l'ami absent, son fils fou, sa femme folle – que se passe-t-il ? désamour ? catastrophe ? Tu es débordé ? - puis à 19h 20 j'appelle ma femme. Fournis mon numéro puis raccroche. Ellle me rappelle à mon hôtel.

     

     

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    LAON 1

    Ce que ça fait du bien... C'est fou... Seul très loin dans une chambre d'hôtel... Je me retrouve dans cette ville d'enfance que je n'ai jamais vraiment connue, hors deux ou trois itinéraires... Les remparts, le vent, le ciel chargé... Le Lycée de Garçons, massif et rouge... Reprenons... Nuit agitée, prise de bus à Bordeaux-la-Glu, 7 h 25... Je n'en pouvais plus. D'être enfermé à vie sans issue, sans perspective – je me fous de ma perspective. Dans le bus, je m'inquiète. Dévorant des yeux à la dérobée tout ce qui est femme, sans être l'objet du sondage (« Prenez-vous souvent cette ligne ? » ) - la sondeuse m'évite ?

    Arrivée dix minutes avant le départ, et couru pour la voiture seize, au-delà des deux motrices centrales. Et là, horreur : une fois de plus places de salle, entendez quatre mecs face à face, dans moins de 2m², à touche-coudes, à touche-genoux, à touche-gueule. Chacun des quatre gentil, indifférent, mais l'un dans l'autre, à ne pouvoir mouvoir un pied. Alternativement, je lis Valerius Flaccus, regarde le paysage, puis feins de somnoler. Impossible d'échapper au sandwich de l'Agenais d'en face, tout comme j'espère bien que le jeune 15-25 ans de biais aura pu voir ma carte de visite de Chevènement qui me sert de remarque... le maire de Belfort m'a-t-il lu ? juste une partie (astuce connue), pour me répondre sur un point précis ?

    Valerius Flaccus toujours en proie à Liberman, commentateur, cuistre de renom dans son cercle de cuistres... Enfin Paris, le métro, les innombrables femmes croisées... J'oubliais qu'en train, n'ayant que cela à faire, je découvris seul comment éliminer des photos sur mon portable, et suis tombé sur deux gros plans de Terzieff, pris par Anne elle-même en direct. Gare du Nord je m'embarquais pour un peu vers Londres, j'attends une demi-heure la rame de Laon – je repousse deux mendigotes organisées, ne sachant plus du coup moi-même ni français ni anglais – voulez-vous bien me laisser mes Twixies ? merde alors... Départ quai 20. Une vieille machine déglinguée, un contrôleur polonais titubant dans la ferraille et, à l'entrée du tunnel de Verzy, une inscription en lettres dorées, tombales, pour bien rappeler la mémoire des dizaines de morts sous son effondrement (juillet 77).

    Jean-Pierre L. y périt, sa sœur Annick en demeura paralysée. Une autre femme expira au petit matin, plongeant les pompiers qui découpaient autour d'elle depuis des heures dans les larmes. Personne ne peut déchiffrer l'inscription : le train va déjà trop vite. Et le tunnel n'a pas été détruit comme on l'a dit. Les villages se succèdent, Margival, Anizy-Pinon. Enfant, je les entendais prononcer, terres lointaines en ces temps-là où la circulation n'existait pas, confiné que l'on était à ses pieds ou à sa paire de pédales ; seuls Monsieur le Maire et les riches possédaient une automobile. Je vois enfin la cathédrale de Laon, qui se détachait jadis sur l'aube depuis le tan-sad du scooter paternel. Une fois le ciel était vert. Quand un prof m'avait collé, mon père devait se farcir un aller-retour supplémentaire : puni comme moi. En sortant du train, je ne me souviens plus si la gare se trouve au nord ou au sud de la ville... « Sortie ». « Avenue Carnot ». A l'hôtel Welcome, un gros ivrogne me reçoit, me loge au n° 3 (tout est en réfection), puis, se ravisant : “Prenez la douze !” Sa femme est slave, il l'appelle « la Russe » ou « Magdalena », elle gazouille avec un accent merveilleux qui donne une irrésistible envie de vieille galanterie. Elle avale ses mots, chante, roucoule, je lui parle en russe, elle s'évente de la main : « Je ne peux vous rrrrépondrrre... Je suis choquée » - (« émue » ?) Je ne recommencerai plus. Le mari se met à me tutoyer. Certains hommes choisissent leur partenaire sur catalogue de femmes de l'Est, ensuite, peut-être, corvéées à merci - prêtes à tout pour fuir la misère ?

    Est-elle battue ? je ne suis pas à l'intérieur de ces femmes-là. Je m'installe, télé, frigo, 30 euros par jour et repos. La première chose à faire est de repérer un cybercafé. « Au centre, sur le plateau », me dit un passant – c'est vrai, je m'en souviens, on dit « le Plateau » de Laon. Montée coupe-souffle de l'escalier municipal, station à chaque volée de 20 marches, de plus en plus longue, atteinte enfin de la vieille ville – vagues réminiscences d'il y a 50 ans – ou 30, mais 76 a sombré dans l'oubli. Je trouve ce cybercafé. Un jeune homme charmant, j'entends qui me charme, au point de me faire minauder (je me retiens de justesse, craignant de passer pour une vieille tante) m'ouvre une boîte de dialogue, et dès 18 h je peux envoyer Marine Le Pen à l'éditeur.

    Je ne suis pas venu ici me délecter comme à l'accoutumée : je dois travailler deux heures par jour à ce fameux répertoriage des femmes politiques. Je me souviens à présent des circonstances où j'entendis un accent si chantant : c'était celui de la Koleva ; ma Russe est une Bulgare. Les Bulgares comprennent le russe, mais utilisent une langue à eux. Après le téléphonage d'Annie, après les informations, après Trois mariages et un enterrement, je suis allé me promener de nuit, sous la bruine, et suis redescendu par l'escalier : dans les 300 marches. Puis j'ai allumé la télé, pour voir la fin de Thelma et Louise... FIN DU NUMERO SINGE VERT 85

     

    BERNARD COLLIGNON PETITES ERRANCES

    MOULINS (54 07 05) 54 07 10 1

     

     

     

    Envie de changer d'air tout de même. Pourquoi diable avoir voulu que les prolos lisent ? S'instruisent ? Qu'est-ce que vous voulez que j'en aie à foutre de votre passé simple ? Moi plus tard j'veux conduire des camions ! Signé Sattanino, classe de 5e . Eh bien conduis des camions, connard ! Bon. Je pars à 9h 1/2. Je m'escrime jusqu'au bus. Avant il a fallu que je me farcisse un baiser sur la bouche. Je n'aime pas les baisers sur la bouche. Disons sur bouche mince. Il faudra bien tout de même que je trouve quelque chose pour me pimenter le corps. Moi ce que je veux c'est pouvoir être lu après ma mort sans rougir ni sangloter. Dans le bus j'apprends qu'il n'y a pas moyen de dépasser la Victoire.

    A pied, allez, en tirant ma tirette. Dernier arrêt en bus tout de même, sans payer. Un train. Mon voisin est un cheminot de ch'Nord qui aimait parler. Il m'a dit « Ça s'remplit ». J'ai pensé que lui avoir fait la gueule jusqu'à Angoulême ça suffisait. Des banalités mais tant pis. Il venait de Marle. Marle-Marly-Gomont ça ne fait tout de même pas 50 km. Il avait bien des traces d'accent. Il fut étonné que j'eusse passé mon enfance entre Laon et Soissons. Mais je ne remonte plus jamais vers là-haut, ni dans la Meuse. Trop de misère par-là, surtout intellectuelle. Il a un peu tâté le terrain question Gitans. C'était moi qui avais commencé : un campement d'iceux avait endommagé la voie ferrée sur la ligne nord du RER – on parlait de la colère des passagers, mais rien sur celle des nomades qui brûlent.

    J'ai fait croire que ma femme était de sang tzigane. Ça ne mange pas de pain. Mais j'ai serré la main de mon interlocuteur tout de même avant de partir, une bonne poignée de mains de gars du Nord bien franc. Il était aiguilleur, à l'ancienne, avec leviers, barres d'aiguillage et tout le tremblement. A S-Pierre-des-Corps, je veux me servir en madeleines : vide. Faux, c'est plein. En Bounty, c'est bloqué. Un légionnaire puant le tabac et l'alcool m'aide à secouer gentiment la machine. Ma pièce retombe, il me la fait remiser pour que deux barres se mettent à tomber : calcul juste. Il a refusé une barre, en disant : “Ouah l'autre, avec sa gueule d'abruti.” C'est vrai que j'ai une gueule d'abruti.

    Avec mes cheveux longs et ma tête de naïf ; la veille une vendeuse m'avait accueilli tout esbaudie tant j'avais l'air de chercher quelque chose. J'ai marmonné, l'ayant dépassée : “J'ai l'air d'un con à ce point-là ? Connasse...” Connais-toi toi-même... Et cette fois-ci, les gens m'intéressaient. De St-Pierre-des-Corps à Nevers, que des jeunes filles, une pour chaque double place. Là où je me mets, ni vue, ni paysage. Plongé dans Strendhal, disons dans sa biographie. A Bourges pas mal de gens descendent. Je me mets à la place d'une garce, cette fois dans le sens de la marche, et m'aperçois que la gonzesse en biais de l'allée se trimballe un vélo monoroue – chouette, une enfant de la balle ! Donc pas une conne, malgré ses sourcils clairs et sa tête de vieill

    e fanée. Lorsque nous arrivons à Nevers, la correspondance est ratée. Il faut attendre près d'une heure et demie. Réserver une place dans le Paris-Clermont de 18h 4. Une charmante employée nous distribue tout ça individuellement dans le hall de gare. Moi j'écoute mon transistor tout près de l'oreille. Pour avoir de la grande musique c'est duraille. Je vois le titre “La solitude de Ségolène Royal”. Szarkozy fait imploser le PS, le rendant complice de ses mauvais coups sociaux, mais prouvant du même coup l'inanité du discours socialiste, ou de ce qu'il en reste.

    Les gens n'ont plus envie du discours socialo. Ils veulent tâter du Napoléon III, voire d'un peu de gloriole. Je vais me dégager de mon envie de parti politique. Bah, laissons faire. Un mendiant vu dans le train est venu me taper d'1 €. C'était demandé sur un ton si habilement humble que je lui ai répondu Wenn Du magst, auf deutsch. Et il a aussi récolté d'autres pièces dans la salle d'attente derrière moi. Bref, sur le quai, évitant un ravagé sur fauteuil roulant, j'ai rejoint ma place voiture 17 siège 44, faisant évacuer le jeune cadre qui s'étalait sur trois sièges. Un autre en face, plus vieux, puait la saucisse en dormant. Je n'ai pas dit de la saucisse. En face de moi, une femme, intelligente aux genoux serrés sous la jupe m'étalait au verso les titres du Monde, sur l'assouplissement des relations avec la Corée du Nord, et les menaces de Poutine qui voudrait installer des fusées à Kaliningrad, désormais enclavé.

    Vive la Lituanie, à bas Cantat, merde. Dans le train vers Moulins, une mignonne femelle en bermuda supercollant s'escrimait sur de l'anglais. Visiblement ça la tracassait que je la lorgnasse, poil à la chougnasse. Je me marre à l'idée que des croquants liront cela dans 50 ans, d'il en reste. Des clampins qui lisent. Salut les survivants. Hey, survivors. Je lis bien du Valerius Flaccus, moi. Bref, elle s'est levée en recevant un appel téléphonique. Elle tutoyait son mec. Evidemment ça ne doit pas souvent rester inoccupé, un petit cul comme ça. Et mettant le pied sur le quai de Moulins, je ne m'attendais pas au calvaire. D'abord, au Donnowhat Pub, pas de place. Deux copains bien imbibés de Picon-bière qui me dirigent sur le Kyriad et le Normandie – je m'égare vers le Dauphin, je traîne toujours ma tirette boudroun boudroun sur les trottoirs.

    Au Kyriad premier prix 61€, ça va pas ? Au Normandie 37€, mais complet comme un veston. Je dis qu'il ne me reste plus qu'à trouver un banc public. Eux, ils s'en foutent, ils ont été aimables, fait leur boulot, dégage. Recherche du Dauphin : “Mais Monsieur ça fait longtemps qu'il a été transformé en immeuble privé !” me dit une charmante septuagénaire distinguée. Elle me renvoie vers la gare, la conversation ayant assez duré. A la gare, complet, renvoi au Kyriad. La tirette se casse la gueule devant deux consommateurs de tes races, un kebap. “Rien de cassé !” Non mon vieux, sauf mes couilles par ta réflexion. J'oubliais un coup de téléphone en pleine rue par Annie qui s'inquiète. Alors voilà, j'y suis, à présent, au Kyriad, pour 61€ + le petit dèj à 7€, consistant en un buffet consistant.

    Je ne vais pas me gêner demain matin. Putain ce qu'il était puceau le réceptionniste ! Cheveux plaqués, grosses lunettes, adorable, moi tout sourire, lui tout fondant à la moindre trace d'amabilité de la clientèle, ayant remis l'ordi en marche rien que pour moi et s'exprimant au téléphone avec d'autres clients, mais qu'est-ce qui se passe donc par ici pour qu'ils aient fermé les hôtels comme ça, déjà le Terminus face à la gare, le “de France” place Jean Moulin (à Moulins), et je me suis tapé l'éternel Pujadas là-haut suspendu près du plafond. Les lois des peines planchers me semblent justes et j'en ai marre des arguments de juristes, comme de l'humour Charlie-Hebdo d'ailleurs, c'est ça le virage à droite.

    Il y a toute une série de dominos idéologiques qui basculent, le Moyen Age est à nos portes et ce n'était peut-être pas si mal, sauf les délits de blasphème. Voilà, je suis parvenu à la fin de ma journée, demain tôt je retourne au Normandie pour voir s'il n'y a pas une chambre à 37 qui s'est libérée. D'autres étaient venus après moi, Anglais ou Hollandais, ils sont ressortis bredouilles et heureusement, sinon je serais revenu tenter ma chance. Le prochain Singe Vert sera insultant envers Pujadas-Ringelsdorf, envers une connasse de la télévision qui parlait de la température à Quimm-per, envers les connauds qui n'ont pas besoin de tant d'instruction que ça, c'est vrai, pourquoi se trimballer tous ces pauvres cons qui ne veulent rien foutre et ça ne serait encore rien mais surtout rien apprendre. Regarde David : va-t-il vraiment falloir que je parle avec lui de tout ce qu'il va falloir reprendre dans leur appartement, alors que je ne trouve personne pour me parler de littérature et de grande musique ? Il faudrait pour cela que j'allasse me rencanailler du côté des soirées de chez Mollat, mais il y a tant de conneries qu'on édite... Moi par exemple. Livré à moi-même je ne vaux plus grand chose. Ne pas oublier non plus “A quoi ça te sert d'avoir lu un livre” rapporté par Jazdzewski. Ah putains de socialistes. Je ne veux plus avoir affaire aux prolos de la télé. Ôtez-moi tout ce peuple qui pue. Ôtez-moi toutes ces repentances.

    Je ne peux pas finir la joournée comme ça, mal vautré sur le lit à m'escarrer le cul devant Le chanteur de Mexico. Mes promenades peuvent valoir les errances de Stevenson et de Modestine. Procédons par ordre. Le matin tout s'est bien passé : plantureux petit déjeuner à la salade de fruits, tandis que des Belges tonitruant dans mon dos me couvraient les infos. Si les hôteliers distribuent ainsi leurs ingrédients de petit déjeuner, ils ne vont pas tarder à faire faillite. Quant à moi, sournois, ayant gagné par étapettes l'Hôtel du Parc, je me suis trouvé dès 8 h ½ une piaule à 40 au lieu de 61. Merde alors. Je libère M. Roy. - Cela ne veut pas dire qu'il était en prison. Je suis le vrai fossoyeur, toujours le mot pour-rir.

    Au “Normandie”, ratage, petite révérence sèche de la tenancière quand je lui fait part de mon intention de revenir jusqu'à ce qu'il y ait une chambre libre : il n'y en aurait jamais eu... Exit “Normandie”, bonjour “Hôtel du Parc”. Ça gueule fort en soûlardise pour l'intant ; je reprends ma tirette et mon cartable à serrure borgne, poste mes “Singes Verts” dont un à Bellenaves (Alliers), et me voici déposant mes bagages en consigne derrière le comptoir, donc, de l'Hôtel du Parc. Promenade. Passage de l'Allier, barrage immergé sur la crête duquel je me vois marcher. Découverte d'un vaste bâtiment blanc dont j'apprendrai qu'il abrita de la cavalerie. En avant pour le CNC, Centre National du Costume.

    Pour 5 €, j'ai droit à toute la gamme. Seul défaut : les commentaitres écrits de Christian Lacroix sont haut perchés pour les Français, qui doivent se casser le cou (premier dans l'ordre, ça se paie), tandis que les dieux, les anglophones, ont droit à la hauteur exacte de l'homme. Très vite j'abandonne cette lecture, trop technique, trop imbue de son auteur. Je m'extasie sur les vitrines, bien sûr, de Carmen et de Phèdre. Cependant la décapitation des mannequins m'évoque la décollation de saint Jean Baptiste – et, non, mille fois non, Carmen n'est pas, ne saurait être '”la première femme dont on tombe amoureux”. Dontonton. A fuir. Phèdre aussi, toute “frémissante” qu'elle soit, toute “juvénile” que les metteurs en scènes s'acharnent à la représenter.

    Pour moi, Phèdre est une furie, une mémère. Très peu pour moi. Grand saisissement par contre à découvrir les costumes d' Elgabal, parce qu'il y a des têtes, que je ne sais pas encore encagoulée, mais que je pense faites exprès comme cela ; comme ces prodigieux mannequins japonais mus par des acteurs en domino gris (le bunraku) (inoubliable représentation – une fois de plus - à Tanger). Le commentaire de Lacroix parle de combinaisons de motards, retrafiquées. De plus en plus je regrette ma frigidité pédalière. La lourdeur de mes jambes me fait assoir. Je ne sais quelle scène exotique en vitrine fait à présent du voile une figure vulvaire : juste l'ovale sexuel où reluisent les yeux. Peut-être Othello. Ce sont à présent des accents mélodieux qui m'attirent : j'entre et m'assois dans une salle obscure. C'est effectivement, sur un jeu de drapés, la projection cinématographique d'une séance de jazz mou, puis une succession de séquences vivement montées où j'aperçois la véritable et provocante Joséphine Baker, quoique sans bananes, et bien d'autres scènes chorégraphiques magiquement déformées par les savantes et larges plissures des draps. Je vois une scène dansée d' Othello, sur une musique découpée au couteau.

    Je vois un grand manège de Nijinski (d'un sosie) ; une scène du Jeune Homme et la Mort par Babilée. Aussi du jazz. De la rumba. Et des trompettes colombiennes qui me jettent dans un état présanglotaire, à ne pas révéler au voisin dans l'ombre – pourquoi maintenant ? trompettes de mort ? chant du sang dans les carotides du pendu ? les décalages rythmiques, l'exubérance de la salsa, d'une telle accumulation de brisures ? J'attends que la boucle filmique s'achève, même jeu mais affadi dans une autre salle où les costumes de Lacroix (ballet Rubis) se prostituent cette fois dans une chorégraphie indigente à la Roland Petit (d'incessants retirés sur la musique de commande à deux balles hélas de Stravinsky).

    Lorsqu'on revient aux élucubrations of course in english, without subtitles, de Lacroix et Barichnikov en 87, je repars. Boutique. 35 € le catalogue, je ne le feuillette pas juste sous le nez de la caissière, mais un peu plus loin sur le comptoir. Ce ne sont que croquis bâclés aux silhouettes caricaturales donnant l'impression que le costume vaut mieux que l'humain. Avec commentaires techniques et chichiteux. Et puis 35 €, merde... Je mentionne cette restriction économique sur le questionnaire (j'adore être sondé) que je signe Collignon de Nogaret, livrant aussi mon indicatif de courriel. Après une dernière station devant un pilier vidéaste (on nous apprend comment s'est constitué le Centre), je ressors ébloui, comblé : de 10h 15 à 12h 15, pas une minute d'ennui, juste cette satanée fatigue des mollets.

    Ensuite, ici, à l'hôtel, chambre 26 (la clef sur la porte, que je m'obstine à tirer lorsqu'il faut pousser) ; après la sieste de 20 mn, je crois bien avoir rédigé ma critique de La Billebaude, en lourdes phrases bien cadencées. Je ne récris pas ici mes balancements “pour” ou “contre” la chasse, et la célébration du terroir burgonde. Seulement rappeler que le ménage de mes sanitaires fut efectué par une belle quadra-quinqua ; je l'aurais bien prise en photo, mais j'ai préféré jouer l'absorbé dans un gros volume, broché, sur Stendhal. Peu triomphal auprès des femmes. Si elles m'ont affolé, c'est sans doute que je me sentais obligé d'être ému par elles ; j'ai l'impression que je dois jouer au singe devant elles - est-ce que je sais comment ça se drague, ces machins-là ? En revanche rien ne m'échappe des coquetteries des femmes, affèteries, roucoulements, tortillements, minauderies, qui seraient chez moi n'est-ce pas ridicules. Rien de plus facile que d'imiter une dragueuse – plus exactement une allumeuse, car une femme ne se soucie nullement d'un quelconque résultat tangible. Mais un homme cherchant à séduire une femme, à “introduire son petit machin” comme disait Marlène Dietrich, en aucun cas ; je ne saurais être cela, me rabaisser à “cela”.

    Courtiser une femme ? Cela me semble si incongru, si inconsistant, si insaisissable ! Je crois que le mieux est encore de ne rien faire, de laisser son prétendu “charme” agir ; fatalement, comme la femme de son côté n'agit pas non plus à proprement parler, c'est à chacun de repartir se branler de son côté. Mais puisque c'est là ce qu'on nous présente comme la “libération de la femme”, son vœu le plus cher, n'est-ce pas, n'en parlons plus. Ici, contre ma paroi, vient de rentrer chez elle, chambre 24, une femme. Je la sens frôler la cloison. Mon rêve serait de la surprendre dans ses halètements rythmiques et solitaires. Je vais d'abord guetter, puis je sortirai, je rentrerai.

    Visite de Moulins l'après-midiau Triptyqque du Maître : deux euros en ferraille, et en sortie, zéro pour le guide ! Il a déclenché un disque, ouvert la prédelle, que de conneries dans l'enregistrement ! Comment face à ces trois masses rouges, à des admirables architectures, à ces dispositions de formes et de couleurs, peut-on se borner à louer la “finesse des mains”, le “relief des bijoux”, la “ressemblance des modèles” (surtout de la fillette) et surtout, surtout ! “l'abondance des détails”! Je demande au gardien, qui pour répondre ânonne (le pauvre) à la Paul Prébois, si Anne de Beaujeu s'apparentait à son homonyme de Bretagne : eh bien oui, elles furent cousines, et c'est la première qui enseigna à la seconde à se comporter en reine...

    Le garde me conseille un ouvrage sur les généalogies des Bourbons, mais une monographie sur Louis XII, le Père du Peuple, me suffirait amplement. Ressortant près de la Tour Mal Coiffée, je m'avise qu'il ne me resterait plus que ¾ d'heure si je voulais visiter le musée Anne de Beaujeu. Donc au hasard, la librairie. Mon “Stendhal” boursouflé ne m'offre plus que d'indigestes biographies. J'avais vu un Pamuk, Mon nom est Rouge, dont l'incipit m'a fasciné hier encore : quelque chose comme “Je suis un cadavre au fond d'un puits”. Dans un état de grande fatigue molletière, j'en lis les trois premiers chapitres, mieux foutus, mais mystérieux, mais virtuoses – ah ! Faulkner ! De même les confusions pronominales de La maison du silence rendait bien difficile de savoir qui était en train de s'exprimer. Le chapitre 3 de Mon nom est Rouge fait parler un chien, à la troisième personne. J'espère ne pas oublier au fur et à mesure, ce qui me contraint parfois à lire vite, comme on consomme. Sur les bancs publics Place de l'Allier s'alignent trois hommes en chemises vertes dont la mienne. La chemise d'en haut ne m'aborde pas. Un jeune homme un peu allumé, si : “Où se trouve le Café de Paris ? - Aucune idée.” Je me suis rapproché d'un manège qui pulsait un air électro-acoustique bien trop sophistiqué pour des enfants.

    J'adore cette musique. Autre séquence musicale cette fois en enfilant le Passage de l'Allier ; une petite fille y joue. Au Casino, j'achète un fromage de style ricotta, une orange, un paquet de biscuits bretons, et deux fois deux ampoules. En verve d'explications (je deviens causeur !) j'explique à la patronne que ces radins d'hôteliers m'infligent des lampes de chevet pour dormeurs, sans s'imaginer un instant qu'on puisse aussi vouloir lire et écrire dans leurs cagibis. Déjà pour mon “Stendhal” j'ai dû ouvrir la porte sur la galerie pour avoir de la lumière. Deux ampoules à vis, deux à broches : “Ça peut toujours servir.” Et comme il fait grand jour, je m'installe sur un banc du parc, jouxtant la statue en socle de Théodore de Banville, “Prince des lettres” selon Baudelaire.

    Alors mon téléphone vibre contre ma cuisse. C'est Annie, que j'avais prévu pour ma part d'appeler à 7h 1/.2. Mon ton est enthousiaste. Je lui détaille la visite de ce matin. Elle s'exclame. Elle renoncerait au tabouret pour le catalogue à 35 €. Elle m'annonce que Kraków a pissé sur mon canapé : encore un qui n'aime pas Wagner (extraordinaires expressions de jouissances cruelles chez ces Walkyries joufflues têtes à claques). Et que les réparations garagières sont faites, payables en deux fois. Comme dirait Hugo, Quand mangeront-ils ? Ensuite j'embraye sur Sonia. Nos voix sont chaleureuses. Sur Christophe. Sur David. Pleine forme. Allez, en promenade.

     

    07 07 2054

    Et on remet ça. Moi j'ai du style et les autres n'en ont pas. ...Alors, ce 7-7-7 ? Un petit lever pénard, un touche bite molle sans résultat, un petit déj tout ce qu'il y a de plus succinct, du coup je leur ai liquidé leur confiture. Il y avait en face de moi une blonde qui gloussait façon Dombasle, cou ravagé, mais émouvante, émouvante ! Je “les” ai resalués plus tard, Avenue Banville. Et en avant, piano pianola, vers le musée Anne de Beaujeu, ouverture à 10h. D'emblée on

    cherche à me ferche aimablement pour 8 € statt fünf avec droit à l'expo “illustration”. Ben non. Une seconde pour ne pas me laisser faire, et : “Ça ne m'intéresse pas.” C'est vrai, quoi. Je suis venu ici m'enivrer de croûtes, pas pour me brancher sur des affiches criardes, façon Toulouse-Lautrec, Dufy ou Y'a bon Bwanania. J'entends derrière moi “Fait chier”. C'est le petit musée bric-à-brac comme d'hab de province (le pire, c'est Pau) : d'abord donc du merdiéval, des fragments de statues (on reconnaît Catherine d'Alexandrie à la roue cloutée où l'on tenta de la faire mourir ; puis elle fut décapitée) ; sainte Anne, à quoi la reconnaît-on ?

    Alors très vite je me ressouviens de mon petit truc infaillible : premier objet de la première pièce ou de la première vitrine, deuxième de la deuxième, und so Walter (c'est exprès). Sinon ça soûle. J'ai fait tous les Offices de Florence de cette façon. Tu ressors du musée autrement la tête en boudin d'ours. Et ce qui rase, très vite, dans toutes ces imageries médiévo-renaisso-classiques, c'est l'incroyable tombereau, l'inépuisable, l'intarissable benne de bondieuseries de sous-sacristie de St-Frusquin-de-mes-Couilles, des christs comme s'il en pleuvait, des madones comme s'il en grêlait, des saints comme s'il en chiait. Tu as beau te battre les flancs pour susciter des sursauts de fraternité humaine, tu en as marre de tous ces ressassements, de toute cette épuisante pauvreté rabâchative, mon Dieu délivrez-nous des Christs en croix et des Madeleines éplorées.

    Signataires : Laurent et Rochegrosse. Vous le saviez, vous, que Rochegrosse était le gendre de Théodore de Banville ? Ce pompier te peint des Vérités sortant du puits, avec fémur en biais sur le con pour qu'on le voie pas, des reines désolées. Une bataille de Marengo, une défaite de Quiberon (due à Hoche qui bombarda les royalistes ; aussi, débarquer sur une presqu'île, fumeuse idée...) Au sous-sol, des objets funéraires, 4 grattoirs, 6 haches de La Tène, un trésor du règne de Gallien – dont le rival fut Postumus, avec bien d'autres, et ce fut Claude II qui lui succéda ; c'est ce que l'on appelle “Cinquante ans d'anarchie militaire”. Et au sommet des Rochegrosse, donc, une armure japonaise, des panneaux de portes tartinés par le Gendre (une décapitation pieds relevés par la cangue, le condamné hurle, comment peut-on exécuter un type qui hurle ?) - au sortir, je me suis fait rappeler, ils voulaient savoir, les maladroits, d'où j'étais venu. “De Bordeaux.” Ça ne fait pas très glorieux.

    Ce serait São Paulo, encore ; ou Czestochowa... Donc, à petits pas, à jambes lourdes, retraversée du pont, de la cour, accès sans difficulté aux collections pour planches de Christian Lacroix. Et là, déception confirmée : ce ne sont que des croquis de professionnels, à gros traits de gouache, rebarbouillés à l'aquarelle, tête au 1/12, muscles excessifs en fuseaux, démantibulement de la personne humaine, grosses indications au feutre gras, avec une écriture ultrarapide envahissante, extravertie, goulue, exaspérante, du genre de mec qui jette vite vite sur le papier, qui croit au spontané, à la liberté, à l'irruption, à la fusion, et tout ce genre de conneries qui t'emporte, n'est-ce pas, si loin au-dessus du commun, et qui te ferme à tous ceux qui ne sont pas de ton monde. Tu es lent, stratificateur ? tu n'es pas spontané va chier. Et tu doutes, en plus... Bref, j'envoie un message sur la messagerie d'Annie qui doit être à se trimballer ses cocos dans la petite guinde noire étouffante à Mickey, mais 35 € pour ce truc torchonné, encore une fois non vraiment.

    Et comme la cour est une fournaise chauffée à blanc, j'avise devant le restau un bac à gelati pour me farcir 2 boules. Enfin, après avoir traîné à l'intérieur entre les tables, j'attire l'attention d'une grosse qui va me chercher son moule-boules pour m'en extraire deux. D'abord chocolat blanc, puis pistache ; l'aide d'un garçon de 23 ans, les boules qui manquent tomber, la fille qui demande “Est-ce que je peux vous la tenir ? - Ecarte les cuisses elle tiendra toute seule bref je me la bouffe en partie, le garçon me rapporte la monnaie sur 4 € et je repars en disant que ce sera fondu avant que j'aie traversé la cour. Dégueulasses vos boules, plus de crème, c'est là depuis avril, tu suces de la ferraille carrément.

    Et bien lent le retour. Un chapitre de Pamuk sur un banc. Le franchissement de la ligne de démarcation (petite stèle commémoratrice examinée la veille ; les vaillants résistants l'ont abolie en la franchissant courant 44, cherchez l'erreur.) Oui c'est beau Moulins, oui c'est beau, un cycliste à contresens sur le trottoir, un trognon filandreux atteint du bout du pied, un obliquage vers le sud. Longeage du collège, exploration de St-Pierre près de l'asile de vieux. Je suppose une plus grande fréquentation en raison de l'abondance de macchabées. Je le sens bien, là, Dieu, l'odeur des corps, des cierges, et je photographie les fonts baptismaux.Après cela, il faut dormir. Ma chambre d'hôtel. Ce bienfaisant engourdissement, j'aspire à déboucher sur le sommeil, mais voici 14h, j'ai prévu d'aller voir Persépolis. Je fonce, mon cœur palpite. Et je demande : “Une place Papy pour Satrapi”. Drôle non ? 6 € au lieu de 7 ! Plus une glace à 1€ 50 à la suite d'un gosse, le larbin doit y retourner pour exactement la même chose. Avant le film, j'essaie de lire Pamuk : tout se brouille. J'incrimine la lumière tamisée, une taie que j'aurais sur l'œil, je me vois déjà hémiplégique oculaire, incapable de lire, dictant à un tenancier de clavier... Le film lui-même est excellent, le graphisme nul, mais à partir du moment où on le sait... Je ne suis pas ému, mais je suis le destin chaotique de cette sympathique Marjane. On devrait mener les écoles à ce film. Et quand l'histoire, après bien des vicissitudes – quoi ! tu as couché avec plusieurs mecs ! - débarque en France, dans le taxi, le spectateur pressent que par-dessus le marché on va lui dire qu'elle n'est pas intégrée. Ce que je retiens pour moi, c'est de ne pas me laisser bouffer la moëlle par des cons, parce que vivre dans le ressentiment et la vengeance n'est que le moyen de se perdre. L'héroïne n'aura jamais pu revoir sa grand-mère. Et lorsque la lumière revient, et que je n'arrive toujours pas à lire, je m'aperçois dans la rue que je peux me toucher la paupière avec le doigt sans rencontrer le verre : horreur, j'ai perdu mon verre droit.

    Avec le caissier nous fouillons entre les sièges, rien, je repars en lui disant que si j'ai retrouve ce qui me manque à mon hôtel, il ne me reverra pas, du moins pour cela. Je balaye le trottoir du regard, aussi con que trarié, des gosses me trouvent l'air gaga et me font “agaga”. Ici, chambre 27, après une longue recherche, je retrouve enfin cette mince pellicule lenticulaire dans un repli du couvre-pied. Et voilà comment on repart à la gare, comment on gravit la côte d'Yzeure, le billet de retour en poche : il eût fallu changer à Bourges, à Vierzon, Trifouilly-les-Bananes, et j'ai pris un “senior” à 25% de remise, direct Moulins-St-Pierre-des-Corps puis Bordeaux. C'est long, la côte, par l'avenue Bellecroix et son hideux château d'eau.

    Yzeure, son clocher carré. A l'intérieur, frais. Et c'est reparti pour les sujets de sacristie. Bordel que le ciel était bas à l'époque. Pas étonnant qu'on restait con toute sa vie, sa pauvre petite vie si courte. Une crypte du IXe quand même, s ans électricité (entré par le mauvais côté). ...Si une main d'assassin saisissait la mienne ? Tapi là dans l'ombre pour une poignée fraternelle... Le tour de l'église accompli, à l'envers par rapport au plan de visite (le voici), j'ai tout raté, admiré un saint Pierre restauré en 22, manqué des authenticités sur consolettes perchées, je m'en fous. Le dernier curé s'appelle Cabaud, j'ai dû le croiser en col prêtre au volant de sa petite auto. Là, c'est monotone toute cette réalité.

    Achat d'un flan à 1 € 65, compté 1,89, je paye la pauvre qui balayait en se faisant chier dans ce bled paumé de chez paumé. Halte au Belvédère, Pamuk. Fraîcheur, retour, courses alimentaires, abrégeons, banc public parc du Monument aux Morts. Encore un coup de téléphone dans le vide. Et je dois revenir in extremis, ayant laissé sur mon siège mes lunettes de vieux “premier prix”, juste avant qu'un gamin ne s'en empare, à cinq secondes près. Ensuite son aîné me rappelle, et fesses en blanc de regarder ailleurs lorsque je me retourne. Voilà. Je me suis empiffré de

    mandarines et de biscuits diététiques, et je suis rentré. La nuit tombe. Les martinets réintroduits ont cessé de se pourchasser par longs bancs sibilants, et j'écris. Je ne sais quelle chaufferie fait son bruit. J'ai lu heute Défense de la langue française, “mots en désuétude” : “faillance” qui “mérite d'être repris à l'exemple de Chateaubriand” et l'homonymie “faïence” tête de nœud, t'as compris pourquoi on l'abandonnait ton mot par hasard ? J'aurais pu revenir à Bordeaux lundi. J'ai repayé 74€ à la réception, rien ne m'aurait contrarié comme de devoir virer de chambre pour l'ultime nuit. “Fallace, n.f. Action de tromper en quelque mauvaise intention.” J'adore la redondance niaiso-archaïque de la formilation.

    Ça ne vaut pas la “perturbation petite en terme d'occupation de l'espace. Je me fous de tout. Peut-être pas dû rester un jour de plus. Mais j'éprouve ces sentiments de lassitude et d'inutilité à tous mes voyages. C'est la règle du jeu. C'est constitutif. Comme j'ai dit à ma femme qui m'a enfin téléphoné vers 20h 45 “J'en ai besoin vu le tunnel d'emmerdements qui nous attend.” Elle veut se faire charcuter. C'est bien une idée de fille de médecin. Plusieurs semaines d'extrême fatigue (qu'est-ce que ça va être), puis plus de bouffe de chez plus de bouffe, perte de convivialité, soucis financiers superénormes. La sonnerie de nuit n'arrête pas, j'espère qu'à chaque fois le maussade veilleur se bouge le cul, il va falloir que j'aère le mien.

    J'espère qu'il y aura du porno à Canal +.

     

    [Pour le 9 juillet, “voir le carnet orange” ; perdu corps et biens, pourtant je me suis bien pris une saucée magistrale sur la gueule, faisant du stop dans les virages et revenu à pied trempé comme une soupe ; nous voici déjà le jour du départ.]

    10 07 2054

    Aujourd'hui naquit Proust. Qui le lit encore ? Des mémères ? Des chauffeurs de taxi ? Il m'a fallu à moi vingt années pour une relecture : vingt-deux précisément, de 2027 à 2049. Ce matin, σηκόνομαι πλήνομαι ντύνομαι : “je me lève, je me lave, je m'habille.” Le train est à 15h 20. Que faire ? flâner. Je commence par m'allonger à 10h, pour 30 mn. A 10h 45, je m'éveille enfin. Unn peu effrayé tout de même. Tant d'heures de sommeil à rattraper, tant de vie à perdre. Les programmes de télé... “Ili faut te reprendre en main !” disait un dialogue. Rassemblement des affaires : pyjama, pantalon mal sec, nécessaire à raser... Passage en passerelle ; de ce bureau vitré d'en face rien n'échappe aux gérants – vue sur l'annexe et sa galerie verte, d'où je suis descendu bagages en mains. La téléphoniste est en plein télédrame avec une de ses amies, à propos de “la belle-sœur” - embarrassant, n'est-il pas ? Juste le loisir d'obtenir la garde bagagière, le train ne s'ébranlant qu'à 15h 20. La gare est en face, à 50m. S'il n'y avait pas eu la belle-sœur et ses vicissitudes, j'aurais aussi bien fait de rester là, dans le hall, sur les vastes sofas. La gare donc. Une salle d'attente où je trouve une place, aussitôt cédée, pour permettre à un couple de se rapprocher. Et je me plonge dans le grec, prenant bien soin d'imiter mes voisins, qui ne regardent ni à droite ni à gauche, pour dégoter (je parle pour moi) quelque regard d'admiration.

    Je repars donc dans mes massacres, dont j'avais dit pas plus tard qu'hier qu'ils exaltaient la vie. Les mots grecs défilent sans que je les comprenne, du moins puis-je saisir, grâce à la traduction sur la page gauche, de quoi il s'agit. Jamais je n'ai su quelque langue que ce soit, ni lâcher la main de mon guide, ou nager où je n'avais pas pied : une Allemande gourmande ses trois enfants bien blonds, pour qu'ils rédigent apparemment les ultimes cartes postales. Konzentriere Dich ! - Das mach' ich doch ! antwortet der Knabe. “Et c'est à-peu près tout / ce que je peux saisir”. Alors j'achète un bloc-notes, et je marche entre les gouttes moulinoises, cherchant mollement quelque cybercafé, poussant la porte d'un opticien qui ferme à midi, me cassant le nez sur la cathédrale qui ferme à midi, passant d'un renfoncement de vitrine à l'autre.

    J'écris sur un banc bizarre, en carrelage, sous toute une batterie de sonnettes électriques. Un jeune homme m'a dit bonjour. Et c'est à peu près tout. Jamais je n'aurais pensé, en juillet, avoir autant besoin d'un blouson. Il va me falloir me rabattre sur la gare, et me nourrir de Bounties, et autres saloperies. Plus L'Iliade. Plus Pamuk. Voir ici “Homère – Iliade” dans mes “lectures commentées”. ...Suis allé rechercher mes bagages, de l'autre côté de la place. A l'hôtel on me dit que j'ai oublié un livre dans ma chambre (mon inévitable Omma). Je réponds que je l'ai fait exprès. “C'est pour nous? - Si vous voulez. - Je vois que vous êtes écrivain.” Je marmonne, ratiboisé jusqu'à la modestie.

    Impossible cependant de me dénigrer comme font les autres “au bureau” ; je vais retrouver leurs atroces aplatissements. Les journaux à leur stand : l'appâtage au dollar marche encore très bien du côté du Mexique, ce n'est pas la gaule qui importe, mais le mouvement – je m'en doutais... Me revoici sur le quai. Train annoncé avec un retard de 15mn environ. Pourvu que je ne rate pas la correspondance à St-Pierre-des-Corps. Les pissotières sont à 20cm – centimes, pas centimètres... Qu'est-ce que je pourrai sécrire d'intelligent ? Repartez vers “Homère – Iliade”...

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    Ces dates sonnent faux. Depuis l'an 2000 en effet, leur énoncé ne m'évoquent plus qu'un jeu stérile de nature mathématique. Une espèce de répertoire téléphonique. Plus rien d'une substance temporelle vitale, d'une épaisseur qu'on ne palpera plus : 09 08 06, 05 02 05, c'est sans remède.En 99, c'était encore l'ancienne succession des mois et des années, avec un avant, un après, un plus tard – désormais, le temps est arbitraire. Ce sens pourrait aussi bien être l'autre, cette succession n'est pas plus nécessaire que cet ordre-ci. "Zéro cinq", aussi bien le mois que l'année, cela ne veut plus rien dire. Au lieu que "98" était bien net, ne pouvant jamais désigner un mois.

    D'abord une longue traversée des Landes, sur la route à quatre voies, sans rien qui puisse agrémenter la monotonie, malgré le plaisir de ceux que j'accompagne, puis que j'ai déposés à destination : politesses, conventions - nous n'avons jamais voulu lui et moi véritablement discuter, cela nous mènerait trop loin, sur des terrains bien plus conflictuels et douloureux que nous n'imaginions peut-être, il ne nous reste plus qu'une vingtaine d'années à louvoyer. Le plus dur est fait. Nous resterons sans doute indifférents jusqu'à la mort. J'ai vu du coin de l'œil la table mise mais je n'étais pas invité. Puis j'atteins enfin seul ce col d'Osquich, puis Musculdy, Mauléon. Chaleur et fatigue. Je lis à l'ombre sur un banc de pierre au grain raide, puis m'allonge à la clocharde, un bras par-dessus la tête ; moins à l'ombre que sur les autres, occupés par des scootéristes.

    Mes cheveux longs me font éviter les gens. Il n'y a plus personne ou presque à en porter aujourd'hui, les mecs arborant d'affligeantes tenues de facho à hurler de laideur. Je ne veux passer ni pour homo non plus, ni pour pédophile, ce qui est difficile, car face à moi se trouve un jardin d'enfants, avec tout ce qu'un enfant normalement constitué peut souhaiter : petits sièges en canards à ressorts, toboggan, filet à grimper... Il y a là un petit garçon à voix stridente, comme tous les petits garçons (écris, conjure, le petit chat est mort, tendre bouffon aux muscles si tendus, il a sauté de nuit dans le jardin, flèche d'or, il a sauté pour ne plus jamais retomber, je ne l'ai plus revu, le voici désormais suspendu dans le ciel où il règne parmi tous les chats perdus) - le petit garçon progressait, chronométré, gourmandé par le grand-père tu peux mieux faire", un garçon, c'est compétitif, et les cris transperçaient mon repos - j'ai rejoint mon véhicule ayant constaté non loin de mon banc trois Policiers Municipaux - je suis reparti (...certain d'avoir perdu mon chat la veille du départ, si bondissant, si souple (retrouvé depuis) – à quoi servent tant de vies prodiguées, accumulées, où sont les piles rechargeant incessamment les sources de vie ? Arrivée à Tardets-Sorholus, maisons jetées au hasard, village vagabond sans plan d'urbanisation.

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    J'escalade le calvaire, pente raide, à claquer le cœur. Puis Ste Engrâce, à claquer le moteur, que mes petits budgets ne permettent point de bichonner. Demi-tour à demi-pente, après ces bouchons de Tartarins à crampons autour d'une église exagérément signalée. Redescente vers Montory, Lannes-en-Barétous, chambre cubique et bleue passé pleine de mouches et d'odeurs de bouse. La patronne tout exophtalmée, alcool plus obsession sexuelle, la totale. Je me trouve beau et je le montre, elle me guide vers ma chambre en ôtant son tablier, « Il faut bien tout faire n'est-ce pas Monsieur ? » - qu'est-ce que je peux répondre à ça. Au repas garbure et abondance. Une autre femme sévère et pathétique celle-là me sert sur fond d'exaspérante boucle musicale à six ou sept morceaux, de braves gars qui chantent en basque, en espagnol et en français, puis en basque, en espagnol et en français.

    Vu ce que je comprends en espagnol et en français, je n'ai pas à regretter de ne pas comprendre le basque. Et je lis du Frédéric Vitoux, entre les plats, prenant soin de bien m'interrompre au moment de goûter, pour démontrer à quel point j'apprécie le plat, quand il arrive. Mes convives sont des Flamands, il y a de tout par ici, les Espagnols ont un peu massacré en Flandres, ici deux enfants très blonds très bruyants. C'est du flamand de Belgique, tout édulcoré tout mou. Et quand ils sont partis, un jeune marié, tout brun table trois, boucles brunes, qui tourne son index en l'air en imitant le bruit de la mouche. Il est beau et il le sait, ça fera deux, même flanqué d'une épouse, d'un bébé silencieux enfoui sous les linges dans le cercueil technique de ces poussettes d'internautes qu'on vend maintenant.

    Il y a aussi trois vieux, le père Samuel à un bout de table, et Myriam la mère. Le papa brun, Jeannot, m'a souhaité dehors une bonne fin de soirée. Je vous dis les noms parce qu'ils n'ont pas arrêté de s'interpeller. Je suis allé me promener de nuit dans le bled, m'efforçant de ne pas me parler tout seul à haute voix comme je fais toujours, me faisant pourtant surprendre à commenter le nombre des morts sur le monument du même nom (hauts trapèzes de marbre) : deux ombres assises dans l'ombre, comme d'hab, bien cachées, qui vous prennent pour un con. Or ce qui est important, ce soir, c'est que ma femme me rappelle sur portable, où je lui apprends que le 27-7 son tonton Jeannot (lui aussi) est mort, et qu'on l'a incinéré le 31, alors que nous n'avons été prévenus (enfin, moi) que le 7-8.

    Cela s'est passé dans la plus stricte intimité, l'incinération, c'est comme la chasse d'eau, mais avec du feu. La mort n'existe plus, certains se font même disperser en mer. Les cendres de l'oncle sont conservées par sa femme, Simone, attendant leur transfert au Bouscat dans le caveau de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    famille. Ma femme à l'autre bout du non-fil s'exclame « oh non... oh non... », quoiqu'elle ait dût s'y attendre, le cœur de l'oncle battant depuis longtemps la chamade ; il avait les mains déformées, ne pouvait plus ni peindre ni jouer du saxo. Mais la Simone depuis bien avant l'avait contraint de ne plus peindre, parce que ça foutait de la saleté partout. Et je me suis renfermé dans ma chambre d'hôtel.

    Mon Iris ! Mon Iris ! Je ne dois pas pleurer pour un chat.

    Je voudrais lire le journal de Léautaud, mais n'en aurai plus le temps.

    J'avais averti Annie comme il fallalit, lui laissant le temps de revenir de Sore où elle séjournait avec son amie. Elle n'eût pas apprécié, me dit-elle au téléphone, que je diffère davantage la nouvelle de la mort de son oncle et parrain, qui favorisa l'éclosion de sa vocation picturale : elle proposait ses dessins, il l'épinglait sur ses défauts techniques, ce qui est, n'en déplaise à certains, parfaitement légitime.

    Le lendemain matin, après le petit-déjeuner de l'hôtel, j'ai annoncé que je laissais « un de mes livres » sur la table de nuit. L'hôtelière aux yeux rougis d'alcool m'a remercié d'une esquisse de révérence, ayant bien compris que j'en étais l'auteur.

    Arette. Achat de dentifrice - « qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? » - n'achetez rien, volez, lisez. Lourdios-Ichère col d'Ichère, promenade en descente et remontée, quelques nuages atténuant le soleil, quantité de petits incidents sans relief, quelques photos, pointe jusqu'à Accous. Je m'arrête devant l'église, que je pollue de ma silhouette automobile garée tout du long. Les employés de mairie viennent reprendre leurs véhicules, je traduis, de l'allemand, un texte à moi confié par Anne P. Puis je cherche un certain obélisque de Despourins. La carte, pourtant précise, ne saurait me tenir lieu de plan. Je demande mon chemin à une jeune fille toute fraîche, portant une gamine de deux ans sur le cou.

    Elle me prie de la suivre, ce qui m'embarrasse. Je l'entretiens donc, chemin faisant, de toutes sortes de choses, prenant garde que son fardeau humain, déjà, lui coupe le souffle. Une de mes questions l'interloque : « Vous êtes d'ici ? » Elle répond : « J'habite ici à l'année ». Je me suis rendu compte ensuite que ma demande correspondait exactement à la première phrase d'un dragueur de bal de campagne. Nous nous sommes trouvés très agréables. Elle m'a indiqué un chemin montant, « une grimpette », pour laquelle elle n'était pas équipée. Et de fait, le long du sentier encore horizontal, des torsades de papier métal figuraient sur le sol une silhouette déjetée ; plus loin HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    c'étaient des bouts de verre fumés, évoquant des sortes de daguerréotypes. Puis le chemin butait sur l'entrée bien barbelé d'une prairie : « Défense d'entrer », avec panneau de sens interdit, e tutti quanti.

    ...Comme le sentier se poursuivait sur la main gauche, à peine perceptible mais bien grimpant, je me suis hissé là-dedans, lentement, par chance à couvert du soleil. Parfois le terrain s'effondrait sur ma droite, vers la prairie que masquaient les broussailles, parfois je pataugeais dans un écoulement. Longtemps après, le sentier s'acheva d'un coup contre un tronc d'arbre, comme un frayement d'ours perclus de démangeaisons. Du coup je craignis d'en rencontrer un. Je fis pour le retour un long détour, postai deux cartes, et redémarrai au sein d'un gros dégagement de vapeurs bleues puantes. Sarrance. Excellente église. Annonces de spectacles inégaux, tantôt de grands solistes dignes de St-Bertrand-de-Comminges, tantôt de chorales patoisantes.

    J'entre. Pénombre bienfaitrice, propice à la méditation molle. Pour éclairer et sonoriser les fresques, introduire 1 € dans la fente. Dans ton cul, curé. Les gens de l'époque n'avaient pas besoin de projos. Les ombres célestes et dorées veillaient sur eux du fond de leur cul-de-four comme des silhouettes de bovins réchauffeurs. Je prends en photo un naïf berger en jaquette XVIIIe , car ce siècle présenté comme libertin fut très croyant, dans les campagnes où la foi résistait, jusque dans les années 1950. A partir de cette date, et plus encore après 68, la croyance fut assimilée au fascisme, et nul n'osa plus. Quand je sors, trois touristes, ignares en famille, se fendent d'un euro dans la fente.

    Horreur ! Trois fois ! La fresque est éclairée, mais se déverse dans les oreilles une chorale béarnaise à mélodie médiocre, aux voix appliquées, à la niaiserie démagogique. C'est ainsi que tout vaut tout, alors qu'il eût été si congruent de miser sur le traditionnel, quelque bon Bach ou Haendel, ponctuant quelques commentaires gavement émis. Je ressors en pestant à part moi, ayant appris pour me consoler que Ma Grosse Bite de Navarre avait ici séjourné, rédigeant des plans et brouillons pour son Heptaméron (12/20 en licence, Annie étant sortie avant la fin). Avant cette visite, j'écoutais Goering dans le texte ; il exposait sur France Culture les projets du parti nazi, tandis que je mâchais des buscuits secs.

    « Mon père », dit Vitoux, « rédigea des milliers de pages de journal ». Quelle infime partie de ceci franchira l'avenir ? J'arrive à Escot, déterminé à franchir, faute de mieux, le col de la Marie-Blanque. J'y avais renoncé l'an dernier pour automobile toussoteuse, en Est-Ouest. Aujourd'hui, en Ouest-Est ! Que c'est passionnant ! Au sommet, véritable tapis de touristes, ça HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    saucissonne dans tous les coins : le col forme clairière, des petits malins s'engagent dans un sentier montant, car ce n'est rien d'avoir franchi un col, si l'on n'a pas tant soit peu piqué sa canne sur les pentes avoisinantes. Il y a là une stèle, vague et grandiloquente, inaugurée en juin dernier, sur l'aide apportéeà la Rrrrrésistance par « les glorieux débris de l'armée espagnole » (Bossuet), des vaincus cette fois. Y eut-il donc à la Marie-Blanque de glorieux combats, à tout le moins des parachutages ?

    Que nenni. L'on a dû ériger cette stèle en cet endroit parce que ça culmine, et pour complaire à toute une brochette d'élus ci-gravés, qui ont bien dû se faire chier à grimper là-haut dans leur costume-cravate pendant que le vent leur soulevait les basques. Et comme je suis encore le moins con, je me retape assis sur un talus un bon exercice d'échecs. En revenant, je détourne les yeux sur la gauche, pour ne pas voir juste au-dessus de moi un gosse de dix ans qui me pisserait bientôt dessus à travers fougères et rameaux, en faisant bien briller la pisse dans le soleil. Autres touristes à Notre-Dame de Houndaas, arrêt à Bielle.

    A Bielle, un monument aux morts qui serait poignant si le sculpteur eût possédé le quart d'une idée subversive : c'est la mère Patrie, endeuillée, qui tend au-dessus du casque une couronne de laurier. Je prends des photos, un peu déçu tout de même : c'eût été tellement plus cinglant si ç'avait été une mère qui rajustait un cache-nez à son fils : « Et ne prends pas froid dans les tranchées! » Ne t'en fais pas la vieille, ça chauffe là-haut. Peu d'humour en ce temps-là. Je me paye un cours d'hébreu en plein air, sans parler trop fort, pendant qu'un blaireau s'aére l'habite -acle toutes

    portes ouvertes sans descendre de son coussin de cul. Puis Louvie-Juzon, Mifaget, Asson et Nay. Me voici dans une chambre d'hôtel à Nay (prononcer "Naÿ"), face à la glace de l'armoire. Je me trouve beau, plein, noble, intéressant, et j'aimerais me prendre en photo, mais si je vise à bout de bras, au hasard, je risque de m'estropier, ou pis, de me décapiter (ce qui s'est produit en effet). Je vis encore sous la sentence extraordinaire de Max, un ami, qui n'a point fait d'études et me juge souvent insupportablement pédant. "Tu vis", m'a-t-il dit, "dans l'atmosphère, le projet, la permanence justification d'un regard sur toi. Il faut que tu sois regardé, non pas " - il se reprenait – "à la façon d'un cabotin, ou d'un bouffon, mais en ce sens que tu ne peux te retrouver, te trouver, que dans le regard d'autrui." Il ajoutait que c'était là bien moins du narcissieme qu'une constante marque de manque de sûreté de soi.

    Depuis que Max m'a dit cela, je me sens justifié, car la question pour moi ne se pose HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    plus de savoir (à l'instant je me photographie, de biais) s'il est bien ou mal de me soucier ainsi de moi et de mon image, mais de la façon dont je puis mettre le mieux en pratique cette perspective constituante ; imagine-t-on un Rembrandt s'interrogeant sur sa vanité, au moment de tracer l'un de ses étonnants 63 ou 64 autoportraits ? et y renonçant, crainte de ridicule ? Me voici donc libre de me trouver suprêmement intéressant, et d'y fouiller à fond. Je suis déjà venu à Nay. Mon compagnon d'internat Esquerré venait de là, "ce doit être à présent un pépé comme moi".

    Je suis arrivé ici, Hôtel du Béarn, suite aux indications hautaines ("Ce n'est pas un hôtel, plutôt une" (un temps) "une pension") d'une bistrotière dont l'établissement, sur le foirail,portait encore l'inscription défraîchie "HÔTEL". Visiblement, elle ne me recommande pas trop cet "Hôtel du Béarn", "ici à Naÿ" (on prononce donc "Naÿ") ; "mais autrement", s'empresse-t-elle d'ajouter, "il vous faudra descendre sur Bétharram et Lourdes" – plût au ciel ! se faire écorcher dans les cités de la Vierge ! Dieu merci, après le pont, dans un tournant, j'avise l' "Hôtel du Béarn", qui en effet ne paye pas de mine. Une charmante vieille dame sèche, ce qui signifie d'à peine plus de quinze ans que moi, m'accueille et m'informe que oui, je peux profiter d'une chambre ce soir.

    La bistrotière quadra snob ne m'avait pas menti : c'est en effet une pension, nombre de vieux y séjournent à l'année dans un confort ancien. C'est vaste, antique, haut de plafond, j'affecte la rondeur pour annoncer l'arrivée de mes valises portées par moi-même depuis le parking de l'hôtel, de l'autre côté d'une rue bien passante. Heureusement, ma chambre donne sur les arrières, sur une cour à galerie interne, dans une petite chambre sans télé - malgré tout, hélas – d'où me parviennent du rez-de-chaussée des voix séniles et appliquées, parlant des inconvénients du déambulateur. Sans oublier ceux des neuroleptiques... J'espère simplemennt que les parois de ma chambre sont assez épaisses pour absorber ces répugnants ronflements d'inconnus. De vieux. Ils vont bien devoir me devenir familiers, d'ici très peu, car j'espère bien devenir l'un d'eux, ete que l'émoussement des agressivités pourra me faciliter, enfin, in extremis, quelque insertion sociale -ne rêvons pas. Et tous ces préambules formulés, venons-en aux commencements : au commencement était la jeunesse, ma fille de 33 ans, et son grand fils de 16.

    L'angoisse de la mort. Plus tard, pas si tard que cela, j'aurai une surabondante compagnie féminine, qui ne pourra plus rien faire, à qui je ne pourrai plus rien faire, mais pleine d'attentions et de tendresses. Ce sera chouette, ce sera dérisoire, ce sera trop tard. Allant pour passer la porte (j'adore les déambulations crépusculaires dans ces trous provinciaux, je me ravise : je HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    préfère le menu de l'hôtel. Dans la salle à manger, telle quelle depuis 1960, je vois arriver la femme à la diction ralentie, et son vieux que je ne verrai que de dos. Ce repas sera silencieux, non pas sépulcral mais recueilli, très propre, sans bruits de bouches. On entend absolument tout. Le couple ancien sait que tous les mots qu'il pourra prononcer seront entendus par moi, qui suis à l'affût le nez dans ma soupe (j'en reprends).

    Je les dérange. Mais peut-être n'ont ils aussi plus grand-chose à se dire. Qu'est-ce que j'en sais ? La patronne, plus jeune qu'eux, les appelle devant moi "mes petits pensionnaires". On est toujours les petits vieux de quelqu'un. Et même s'il n'y a que du croque-monsieur réchauffé au micro-onde et une glace en cornet de plastique visiblement rescapée du congélateur (le menu ne me sera facture que 10 €), je me régale dans une ambiance absolument surréelle, car silencieuse, et respectueuse. Ce n'est qu'ensuite que je passe le pont à pied, mes clefs en poche, et que j'erre lentement dans les rues de Nay, Béarn. Cette fois-ci je ne descends pas au bord du gave, où je lisais l'an dernier je crois bien l'histoire compliquée de Clotaire II, roi de France.

    Je m'assieds seulement sous un projecteur, au pied du clocher de Saint-Vincent. Il s'agit d'un ouvrage en gros caractères, pour vieux, emprunté à la bibliothèque municipale de Mérignac. Mon Dieu, qui est-ce qui va bien vouloir acheter ça ? L'histoire me passionne, car elle parle d'un père plus ou moins collaborateur, et de son fils, qiu a mon âge. Ce fils, en 1961, âgé de 16 ans, fait connaissance d'une petite salope d'allumeuse américaine du même âge. Ce jeune homme, plus tard ce sexagénaire qui recontemple son passé, c'est moi. Puis je me promène, sans conviction, très lentement. Ce n'est que depuis peu que je me promène lentement. Je rumine sans trop savoir quoi. Je jouis de chaque pas. Et en rentrant, coincé entre le transistor et "L'Ami de mon père" de Frédéric Vitoux, je m'achemine vers le sommeil. Auparavant, j'aurai eu le plaisir d'entendre, au rez-de-chaussée, une Italienne demander une chambre, se la faire montrer (elle donne sur le balcon de la cour intérieure), et se faire rejoindre par son motard de mec ; dommage. Et la nuit, ils n'ont pas baisé : trop épuisé par un voyage à moto. Ça ne tient pas sa langue, un vieux. Ça commente tout, et la cour raisonne. Le matin, j'ai laissé mon roman "Omma" sur la table de nuit, au cas où des petites vieilles y jetteraient un œil.

    Extraordinaire étape, où je me familiarise avec ma vieillesse à venir, où je m'apprivoise à une proximité de la mort qui ne semble pas affecter outre mesure (que sais-je après tout de la vieille à diction ralentie) les personnages qui déambulent et vivent là. J'en trouverai de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    sympathiques, et nous nous parleront à peu près spontanément, de même que des enfants s'abordent volontiers autour des bacs à sable et que se nouent de puériles idylles... Et j em'en vais, pas très loin, le matin, à Coarraze, épaté comme tous les touristes de surprendre ainsi le quotidien d'animaux si exotiques, les habitants de Coarraze, dont le château (berceau d'Henri IV) n'ouvre que l'après-midi (je m'en aperçois en cheminant aller-retour par la grand-rue fâcheusement dépourvue de trottoir, mais l'espace manque ; il faudrait tout démolir ; mais alors, pourquoi marcherait-on ?).

    (ARUDY, autre date)

    Et comme je suis un peu blaireau moi aussi, j'obéis à l'injonction d'un panneau de pub : tel grand magasin, Arudy.

    C'est là finalement que je la fais, ma leçon d'hébreu, à l'ombre d'une de ces poubelles à tri de bouteilles ; et je pouvais articuler bien à l'aise. A Bielle, je ne sais plus ce que j'avais fait. Avant de trouver ce refuge à l'ombre, j'avais abondamment compissé un montant de tôle à l'arrière du supermarché, tandis que dans mon dos, sans oser intervenir contre le pisseur, une gardienne à chien-loup passait bien raide en vitesse. Honte. Et bouffe bien lourde, comme j'aime : bananes, Yoplait, Buzy (rate le dolmen), Buziet, Ogeu dont j'ignore s'il se prononce Ogeux ou bien Oju. Et comme il fait bien chaud, et que l'heure avoisine les 15, je me fixe d'office la première église venue, à condition de la chercher.

    Il n'y a rien de plus beau que de bouffer comme un malade, le coude gauche dans une jardinière de géraniums, les yeux fixés à travers le pare-brise sur un portail typique Napoléon III soit

    parfaitement atypique, et d'écouter Dieu sait quelle musique classique de remplissage pour la bonne conscience. Demi-tour devant la colonne « Marquisa ».

     

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    LA CIOTAT - « LE MANIERISME » 56 03 10

     

     

     

    Cette fois-ci Choske a fait mon tour. Il ignore s'il pourra me voir « l'année prochaine » (exit la revoyure de septembre) et pourra donc, en mars 2057, prétexter sa santé (sciatique ? surdité ? cécité ?) pour ne pas me recevoir. Maudit maniérisme ! Car ayant peur de montrer mon indifférence totale à tous ceux qui ne sont pas moi – mon égotisme, ma ronchonnerie, la paranoïa, la tête à suggérer toujours un petit pois qui n'a pas voulu cuire , et cette impression que je donne toujours d'être profondément offensé que l'on ne reconnaisse pas Ma Supériorité – j'en rajoute, dans l'intérêt affiché, dans le sourire, l'intonation forcée (avec un sourd, n'est-ce pas...).

    Donc, je passe pour insincère dans la mesure exacte où je vais outrant mimiques et pantomime, afin de bien démontrer que j'aime à fond. De même Parrical, nous étreignant sans cesse avec chaleur et s'exclamant, se récriant aux moindres choses dès qu'elle nous voit ; c'est exaspérant, mais il a bien fallu que nous nous y fissions. Et Coste me juge faux. Galopin, aussi : tel Alain qui, au milieu du récit de la mort d'un fils, interrompt la mère pour lui demander où elle s'est procuré son bracelet... Quelle muflerie... Quelle grossièreté... Goujaterie pure.

    Mais je change aussi de sujet, ce qui peut être perçu comme une grossière indifférence, alors que c'est un souci de diversification : je feins ainsi plusieurs intérêts successifs (et superficiels) par peur d'approfondir l'un d'eux ; cela mène invariablement, sinon, à des banalités, à la révélation de mon ignorance du sujet, ou à des conclusions désobligeantes, à moins qu'elles ne soient franchement plates. Je le lui dirai peut-être, à Choske, bien qu'il ne faille

    pas tendre le bâton pour se faire battre : je me souviens toujours de cette jeune germanophone toulousaine, qui, s'excusant de son accent, s'attira les mines rogues de son auditoire, inaccessible à tout autre humour que germain. Il est bien plus probable que Marcel Coste fut fatigué par mes nombreuses interventions (ne m'a-t-il pas invité pour me voir et me parler ?) Je ne sais jamais s'il me faut paraître ou disparaître (pour le reposer). J'ai à présent une clef à moi.

    Les chose avaient failli bien tourner. Je ne veux pas mettre les choses au pire, mais c'est la surdité, plus accentuée en 2056, qui me renforça cette artificialité du ton. Pourtant je m'étais bien confié le lundi soir (je crois) sur els femmes. Je devais primitivement raconter cette deuxième « prestation » du groupe musical, passé de quatuor à quintette. Et là, son violon a joué bien faux dans les aigus. Les tutti ont vigoureusement cafouillé dans Schubert, plus proche d'un Messiaen atteint de grippe aviaire. Seules les parties lentes (et un « lento » de Boccherini) bénéficièrent d'une interprétation tant soit peu musicale.

    Le reste cacophonia d'importance. Pouvais-je dire cela ? René m'a fait la gueule (« on se connaît déjà ») (oui mais, blaireau, tu pourrais être aimable, faire semblant) ce qui fait que je m'interroge : m'a-t-on fait si bonne presse devant lui ? Une nouvelle, au cul très beau, très ample, est venue au violoncelle : Nicole...  Me revoici donc au bord de quitter cette étape, ayant été ici 24h de plus que l'an dernier. J'en retiens une impression mi-figue mi-raisin : toujours aussi bien reçu, alimentairement parlant, mais sous le signe de l'enterrement – Coste est sur le point de perdre un ami juif athée, connu depuis le collège. Et c'est de cela qu'il est préoccupé, assombri. Une sciatique

    lui tire la patte, il se porte la main au front gratté de psoriasis. De plus, il ne manque jamais d'exprimer de petites râleries ou grosses bougonneries sur mes étourderies et inconséquences, qui ne sont pas petites il est vrai. D'un autre côté, il me confie ses méditations écrites les plus intimes. Il dit : « Tu manques de jugement », « Tu es chiant », mais il m'a fait lire toute l'histoire d'un amour datant de l'avant-dernière année, où il tira vraisemblablement son dernier coup, et la mélancolie agonisante qui s'ensuivit, car il fallait bien renfiler le carcan constitutif de sa vie. Dans un film de Bertolucci, deux vieux, ainsi, couchent ensemble au cours d'un confus exode, puis se reséparent le lendemain matin, chacun sur son chariot tribal et dans sa propre direction.

    Une des plus pures scènes d'amour que je connaisse. (la suite in « Lectures », « Gaxotte », « Histoire des Français »).

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    Bonjour tout le monde. Me voici dans le train Montpellier-Narbonne. 48 heures passées chez V. auront suffi à me transformer en paquet de nerfs. J'ai fini par hurler au cours du repas, en frappant sur la table. Une avalanche de reproches, d'aigreurs, d'humiliations, déversée sur la tête de Lucie, qui eut le tort de naître du mauvais ventre. Dès que cette fille ouvre la bouche, ce n'est pour elle que vinaigre et remontrances. J'en reparlerai ici, mais par intermittences, car il serait douloureux de rappeler sans cesse de tels tunnels de tension. Et Bashung est mort. Que j'aimais pas, mais que je me promettais de découvrir, « un jour », sentant bien que je « passais » à côté de quelque chose.

    Devenu bien plus dense depuis qu'il s'était enfin décidé à bien articuler. Réflexion de Vanessa : « J'en ai vu des millions mourir » - au moins ! - « à l'hôpital et on ne parlait pas d'eux. » Vanessa, moins con, je te prie, j'ai passé la main dans le dos de V. ta mère au piano, puis elle s'est raidie sitôt que relevée je la prenais par les épaules, quelle pitié. Pauvre gosse abreuvée d'injures et de rebuffades... Je vagabonde entre mes lignes, imagine situations et conversations, quand seuls des kilomètres accumulés dans mon dos seraient capables de régulariser mon souffle. Le soleil éclaircirait le paysage s'il n'y avait cette épaisse crasse de vitre : un brouillard. Près de moi un collégien biterrois, culottes courtes, entame La peste de Camus, le pauvre.

    Il est enrhumé, éternue, dit « putain » ; volume contagieux ? Les gars ne lisent plus. Les hommes à venir ne liront pas. Et ce seront les femmes (enfin : des femmes) qui cette fois de plus nous sauveront l'esprit. Je photographie le couloir, tube digestif géant. Tortillard : Lunel, Frontignan... J'écris très exactement du Nisard. C'est lui qui fut élu à L 'Académie en 1850, contre Musset. C'est une personne que l'on admet : même s'il faut avoir du moins travaillé, quelque peu produit. Ce livre-là fut repéré par moi sur le marché d'Apt, et je n'ai plus que Voltaire à lire. J'aurais volontiers lu cet éreintement, par un obscur, d'un autre obscur. Un moustique a gâché la nuit de Nisard ; une arête a failli étouffer Nisard » et ainsi de suite.

    Or il s'agit bien exactement de ce que je note en mes voyages : mes états d'âme, ainsi que, tout de même, des autres que je croise ; les faits et les paysages dont je suis témoin. Il me faut donc en revenir à ce que mon père appelait des « observations personnelles ». Son grand tort fut de les annoter, les ayant lues, et de les noter. Au premier « douze », j'abandonnai illico. Saine réaction. Nous arrivons en gare de Sète. Les Sétois sont des cons. Les Montpelliérains sont des cons, descendus de Lozère et d'Aveyron pour faire les fiers et les radins au chef-lieu. Ben merde. A-COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    St-Bauzille (de Putois), tous des cons. Bref, il n'y a que des cons autour de Véra. Lucinda est systématiquement démolie, brisée. Parfois, heureusement, Vanina la défend. Heureusement, Lucinda se défend. Mais moi aussi je fus systématiquement harcelé. J'aurai mis ma vie à me reconstruire. Et l'interne à côté de moi finit par préférer la contemplation du paysage à sa lecture. Je vais l'imiter. Gare de Narbonne. Courant d'air glacial. Ouvre la valise pour en tirer chandail, blouson. Une femme en rouge, aimable et causante, avec tout le monde ; et que j'avais repérée, de biais, dans le couloir central, de mon siège au sien ; est allée aux toilettes avec sa valise roulante, et m'a rejoint sur le quai : « Ne croyez pas que je vous suis. Je crois que nous allons dans la la même direction. » J'ai dit « Non... » (première phrase). « Oui » ( deuxième).

    Qu'est-ce que je peux y faire ? « L'étiquetage est obligatoire » : elles sont tombées, les étiquettes. « Et surtout », chantait Alévêque, « n'oubliez pas d'AVOIR PEUR ! » Eh bien moi, j'ai peur des femmes. Savez-vous pourquoi ? A supposer qu'un homme m'aborde : il s'agirait d'un abord neutre. Peut-être homo, mais je ne serais pas censé le savoir. Tandis qu'une femme, habillée de rouge, rappelant vaguement Emmanuelle Béart, me fait irrésistiblement penser au reste. Elle a disparu dans un autre wagon. Et «le reste », il aurait fallu y penser. L'esquiver. Le conforter. J'ai bien vu que Véra eût aimé, au début, se laissant prendre aux épaules.

    Puis elle s'est raidie. Surtout après l'engueulade. Mais avec cette « charmante inconnue » (d'ailleurs, je hais la Béart), il eût fallu se livrer au jeu mutuel de la séduction-répulsion (elles n'ont donc que ça à foutre ?), entrer, comme dit Montherlant, dans « leurs » jeux vulgaires de ce qu'elles appellent « la psychologie » ; passer par leurs « je veux-je veux pas »... Pffff...! J'ai déjà ça « à la maison », ma femme qui voudrait bien et moi qui ne peux plus, Katy qui ne veut plus et moi qui voudrais bien, Françoise qui voudrait bien après vingt ans d'interruption et 5 ou 6 de persuasion – elle a eu du mal à se dérouiller, la vieille ! - et pour tout ça, pas le temps, pas le temps, pas le temps, à la sauvette, avec prétextes et faux-semblants, « je te croyais là tu étais ailleurs », quelle fatigue... quelle fatigue...

    Avant c'était la haute mer, les rochers, mes horribles misogynies de Singe Vert ; à présent je débouche dans les « fertiles plaines » marécageuses(fertiles, mais paludiques pour leurs obligatoires enlisements) où je voulais tant pénétrer, tel un Steppenwolf devant le parquet encaustiqué de la vieille. Il ne s'agit que d'une œuvre littéraire, Véra, mais voici tout de même son plan : tu crois bien faire, et je te couvrirais de compliments, pour tes dévouements sacrificiels, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    assoiffée de reconnaissance ; moi, voici ce que j'ai vu, constaté, cru voir ; et pour moi encore, me voici tout couvert d'une feinte et arrogante humilité. Tout serait traité par intrication, le tout assaisonné de considérations oppositives vive voix, courriel et téléphone... Ce serait sous couleur de fiction qui ne te tromperait pas, Véra. Et ce que je voudrais éviter, c'est ce mal-être que tu éprouverais à recevoir ma missive, mon paquet ficelé. Je voudrais t'épargner ce cœur battant d' appréhension, ces torrents de remise en cause et de rage, cette dépression autodénigratrice, où tu sombrerai, où tu as déjà sombré la seule fois où nous critiquâmes, même faiblement, tes prétendues méthodes d'éducation.

    ...Et tu évoques Françoise Dolto ! Tu es si profondément convaincue d'agir pour le bien de tous que, te démontrerait-on par a + b les méfaits de ton pilonnage, tu tortillerais ton raisonnement dans tous les sens pour te renfoncer dans tes convictions. De même, pour M. Minc, Israël doit absolument être coupable, au point que son éventuelle attaque préventive contre l'Iran constituerait le danger – non pas celle de l'Iran contre Israël. Sous ton nez, tu ne voix pas la chose. Le seul espoir sera le départ brusque de Lucinda, à 15 ans 3 mois, à 18 ans – mais dans quel état d'esquintement... Je ne peux m'endormir dans ce train. Me faisant face en biais, une quinqua usée sympa se repose la tête sur une semi-minerve adaptée à l'épaule. Derrière moi, de l'autre côté de l'allée aussi, une « jeune femme décidée » me regardait avec sympathie.

    Elles seraient toutes disposées, sinon à m'accepter, du moins à « en parler » avec le sourire. Et puis merde. J'ai bien dormi. Des bribes de texte me remontent au crâne, arguments bien sentis, mieux sentis, plus de sang-froid, d'efficacité, d'agressivité. J'ai hâte de revenir. Je vais peut-être détester les voyages. Tandis que le dur roule vers Toulouse, je lis : il fut l'objet d'une « inscription » à fin de confiscation, comme détenteur de biens d'Etat. C'est du Lysias. Ce que je déteste chez les Grecs, c'est l'esprit grec : tel a raison, tel a tort ; il faut chercher « la vérité » (?) ; l'esprit rationnel, didactique et mathématique – fin de l'hystérie, début de l'observation objective. Leur lumière crue et méditerranéenne, et bon nombre de semblables fariboles. TOULOUSE – hurla-ce dans le haut-parleur. Terminus, ploucs. Ça descend, ça remonte. Pourvu que ma place latérale reste vide. Hélas les quais supportent des tas de femmes : la queue dans le ventre, le cerveau dans le cerveau – elles ne jouissent que comme ça – double branchement sinon rien – Nisard vous dis-je, Nisard : non pas la description de ce qui se passe, mais la description des incidents qui me frappent, moi, Nisard. Ma voisine explorant son sac me jette un œil d'animal COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « ITINERRANCES »

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    protégeant son territoire. Deux hommes dans mon dos se font des politesses : à celui des deux qui m'enculent – Je vous en prie - J e n'en ferai rien – Il y a plein de places – les autres! les autres ! - il mourut pendant l'interdiction – riche idée. Je ne sais plus quel cimetière j'ai visité. Juste Ste-Anne d'Apt et ses deux cryptes superposées. Très froides. Et le petit marché, bien apprécié. Mes yeux se ferment davantage – Nisard ! Nisard ! et si je démolissais Sidoine ? Mais ce dernier tient à moi, par toutes les vitres de ma tête, je m'endors. L'inculpation retombait alors sur son fils, beau-frère d'Aristophane. Dormir, dormir. A 38. Pas avant. Poursuive la lecture. Forger sa statue. Les Athéniens : procéduriers, méthodiques, logiques – mais dans la vie, chiotticisme. Le présent discours fut composé pour lui. Rien à foutre.

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    Curieuse exhumation en ce bled pourri de Varetz (corrézien mais d'aspect ligérien) : Le Jeu de la feuillée en dialecte picard. Nous partîmes vaillants. Mais telles conditions y furent que je suis vaincu. De loin je contemple la ruine de mon cas particulier, l'abandon bienheureux de mes aspérités : plus rien ne me vient. Nous nous sommes arrêtés sur l'autoroute, et je sentais en moi s'épanouir un sexe féminin, sécurité. Il faisait frais dans la boutique, puis nous avons roulé jusque après Périgueux. Lorsque la fatigue se fit sentir, chercher nous fallut un hôtel, dès Hautefort. Nous essuyâmes maints refus, maints établissements fermés. Dont une Anglaise à St-Aignan, broyant le français à coups de grosses dents et de fortes mâchoires anglaises, puis Hôtel du Périgord Noir, excellent gîte adultérin – mais, personne...

    Vue sur le château de Hautefort dans le lointain. Troisièmement : des ivrognes, face à la brocante, et une femme aux cheveux noirs, semblable à Mayröcker. (C'est ici que mon style se ferme ou se brise.) La résurrection de ce coin d'Arras, la satire des femmes grosses, les exhibitions d'urine, le fils qui saute sur son père pour le féconder : je comprends tout du premier coup ! Il m'aura fallu la soixante-cinquaine ! Combien peu sommes-nous à présent à lorgner par le trou de culture, sur tant d'années à jamais enfouies ? Le Devés : c'est autant dire le fou. Il a cassé les pots de son père. La course à l'escarbot ? c'est celle à l'échalote ! Hesselin est chanteur de gestes. Derrière le château, une petite avait vendu des glaces.

    Je pense avoir dit « ma petite » ! moi ! « Mes chattes » disais-je aux stagiaires ! ...ce qui m'échappe ! Je me vois dans la peau distendue de T., bonhomme, mais plus séduisant, juste rond de manières et affable. Je ne sais plus ce qu'il en est. A Badefols, une table extérieur au travers de l'entrée nous montre un établissement fermé, n° 5. Coubjours : magnifiques paysages gâchés par l'obsession du gîte. 6e à St-Robert,en plein virage, n'ouvre qu'à 16 heures : pourquoi ce négligences ? 7e à Ayen, dans une belle résidence à peintres, plus question d'Objat : Varetz. Circulation là-bas infernale. 18 mn faites. Le soir : coincés derrière un muret, des bacs à fleurs ornés de grappes, nous écoutons des crétins rugbyvores, qui parlent par onomatopées. « Ils étaient tout en bleu, disaient des conneries », et ça discutait, et ça discutait, et ça circulait, à vous rendre abrutis.

    Et ça tournait vers la route secondaire, et ça débouchait de la route secondaire, coupant deux files sous le nez des surgissants, et le soir, infos, émission sur la bisexualité. C'est bien, entre femmes. C'est nul, entre hommes. Je n'aime pas sucer. Juste me faire enquiller. Nuit pesante après baise sportive, ce qui nous arrive, tout de même... L'impression de me construire en me dispersant.

    En m'éparpillant. Le lendemain, lecture sur la cuvette refermée des toilettes. Petit séjour à La Calèche, comme hier soir. Pénombre et aquarium. Trois secondes de mémoire pour un poisson rouge. Alzheimer permanent. La vieille dame, 70 ans, balaye les mégots, ils ont ouvert tard le soir, elle nous montre son établissement, des instruments de musique magnifiques suce-pendus aux murs, nous confie que son mari est mort en deux minutes, du cœur, se sentant partir, ce qui vaut mieux que de crever d'un cancer. J'ai toujours su parler de la mort avec les gens. Pour que cette patronne ait voulu se confier, il a bien fallu que nous ne fussions pas si ratés que cela.

    Nous jouions aux maudits incompris, et Coste me disait : « Tu as beaucoup de vie sociale ! Tu me déçois ! » Nous partons pour Collonges-la-Rouge après téléphone à Sonia, dont la voix est forcée, métallique, dans l'appareil, en pleines emplettes... Et Adam ? Je sens revivre tout ce Moyen Age... Trois fois que je lis ce Jeu de la Feuillée, au hasard cahotant des programmes...

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    « SAINT-CERE » 56 09 05

     

     

     

    St-Céré. Je marche dans les rues « crinière au vent », passé de « jeune écervelé soucieux de son effet » à « vieux peintre pathétique ». Nous partons dans le frais, vers Collonges-la-Rouge (« plus rien ne bouge ») - deux heures de bonheur, à se demander si l'on est heureux, à conclure que « oui », photos numériques à la pelle à la pluie. Ce que l'on serait si l'on était un autre, « Mystère du monde, accorde l'Harmonie ». Brugnon articulait « Villa Harmonie » comme on déguste un fruit, baissant la voix, il l'aurait dit de façon enfantine. Aucune réponse de ses veuves. Derrière moi ça dort. Après Coullonges (acquisition d'un lézard rembourré), nous gagnons Cameyrac, où Fénelon (de Ste-Mondane) posséda aussi un bâtiment-presbytère.

    Crêperie, des Espagnols non castillans malaisés à comprendre, avec deux petites sœurs à se damner déjà, l'une belle comme une femme elles se rendent pas compte car il ne s'agit pas de possession sexuelle mais d'envoûtement – le corps n'est plus ce que l'on prétend, présomptueux, posséder ; c'est une atroce impuissance imposibilité d'un autre règne, d'un autre ordre au point de vouloir frapper transpercer transgresser la Frontière Señor tién piedad de nosotros et le sous-chef crépier de ronchonner Des Espagnols on en a eu toute l'année y en a jusque là ta gueule charron ouvre un steak-frites.

    Juste à côté « Menu Espagnol » boutique vide, sans Espagnols ni pitié saloperie de commerce - nous rejoignons la bagnole à l'ombre. A St-Céré donc le troisième hôtel est le bon, car devant le second, fermé , démarrait une noce à char-à-bancs 1880, coiffes et hauts-de-forme. Dames blanc crème. Je monte à l'hôtel Touring. Charmant réceptionniste, pédé si j'avais le temps, et que les odeurs de glandes à cul n'écœurent pas. Mon patronyme lui évoque celui de son maire près Limoges. Des bras je lui prends les oreillers que ma femme réclame, je peux les insaller mieux qu'un larbin. Et puis je suis revenu ici, dans ma chambre, après avoir dégoté un cybercafé juste à côté d'un cybermagasin qui n'envoyait vers d'autres, « au-dessus de l'office de tourisme » -  « mais je ne sais pas si c'est ouvert le samedi. - Ben j'm'en fous tant pis. » Et je suis revenu.

    Je me sens tellement plus chez moi à l'hôtel. Anne dort. Sans elle pourtant je sais quelle pente j'aurais dévalée. Quant à l'endormissement, j'en eus l'explication de la bouche d'un éphémère collègue : c'est que je ne provoque ni tension ni attention, sans peur, et que la sensation s'invite et ne lâche plus, vous menant inexorablement vers « la vie ressentie, à la source même de l'être », Bergson dixerat. Situation, le lendemain, très particulière : dans un fauteuil de hall médiocrement éclairé, attendant le lever d'une encore ensuquée dans le sommeil. Nous avons présumé de ses COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    « SAINT-CERE » 05 09 2056 2

     

     

     

    forces. Elle se trouve plus affaiblie que je n'aurai cru, devant éprouver de grandes difficultés à dépasser désormais les frontières de l'Aquitaine. De plus, mes lectures de cuvette à chiottes m'ont semé one more time le doute quant au bien-fondé de ma conduite de vie : l'étude du Talmud en effet se fonde sur l'effort, l'engagement affectif. Or je n'étudie, quoi que ce soit, que pour avoir empilé, entassé, derrière moi, tels ou tels livres, en les oubliant. Comme on accumule des nombres en comptant. J'ai sursauté en lisant le passage où l'on reprochait à certains sages de ne pas mettre en pratique, matérielle, leurs connaissances : c'est tout à fait moi.

    C'est très simple, je refuse. J'ai peur. Incroyable le nombre de ceux qui veulent absolument que l'on s'engage, du Talmud à Sartre.

     

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "PETITES ERRANCES

    GAPENÇAISES 56 10 07

     

     

     

    Après tant d'évènements, je peux en revenir à mes talentueux chapitres... Il y a cette montée en car, derrière ces volubiles Allemandes, à qui j'ai bien montré par les oreilles que je parlais, moi aussi, l'allemand – sans les comprendre toutefois : au téléphone, mêlé d'hébreu de pacotille. Cette lente tombée du soir, avec mugissement des montagnes plus hautes après petit pissat dans un buisson de Manosque : "Vous m'attendez au moins ? - N'ayez pas peur, il y a du monde." Ce jeune rouquin de l'université d'Aix: "Cela ne vous dérangera pas, si je... - Non non !" - et de tirer de sa poche un Spinoza, veinard ! Moi qui n'ai jamais pu franchir la première assertion : Si la pierre qui tombe avait une conscience, elle se croirait libre ! - et je le lorgne en biais, lisant aaussi Freud, en anglais, par-dessus deux langues : The man's soul, et je me rappelle que l'université d'Aix, avec Strasbourg et Paris, forment la plupart des agrégés de France, que l'on supprimera un jour.

    Il décroche un portable et s'exclame : "Ça alors ! Toi qui d'habitude me téléphone toutes les morts d'évêques ou chaque fois qu'il se vend un cercueil à six place !" - je pouffe, il m'et reconnaissant. "Moi, ça va ! Parle-moi plutôt de toi. Téléphone-moi pour me parler de toi." L'interlocuteur est un Suisse qui fait le va-et-vient du Vaucluse au Valais? Et je ne saurai rien du petit rouquin mince aux timidités de potache, tandis que je lisais à son côté Nocturnes d'Ed McBain, sombre histoire new-yorkaise (ville d' "Isola")où s'assasinent les vieilles pianistes arthritiques des doigts. Je l'ai fini, les méchants sont punis, la justice régnante et les procédés bien rodés – surtout ne pas feindre en autocar, en train, comme j'ai fait avec l'hébreu : c'est Daninos qui me l'a dit ; "Tu te souviens des plants de tabac à Madagascar ?" - ou mieux encore, entendu au portable : "Alors, à demain à Oran !" - mais oui ma bonne dame, rien de plus commun que de prendre le vol Marseille-Oran – il existe donc encore des Français d'Algérie, des Oranais même : de ces petits gâteaux garnis d'abricots dans le jus.

    De Manosque à Sisteron glapirent près de moi deux écolières brunes, mâtinées d'Orient, bredouillant et mâchant chaque syllabe, surexcitées voulues comiques dans le gazouillis de treize ans trois quarts : des histoires de chien à caresser, "hideux le chien, hideux, tondu", chargées de sexe implicite à se tordre, mais d'une telle innocence d'enfance, début de sève où tout fait sens, où chaque mot donc se charge en 5e vitesse de plus de volupté qu'il n'en contractera de toute une vie. Puis deux sexagénaires si vieux amis, l'un Richard Pierre ou Fabre ou tout autre entomologiste me régalant d'explications confuses sur la route à prendre de "Formule Un", chaîne de mon hôtel pas cher. Cependant l'autocar virait, sans trêve, et je dus descendu quémander mon chemin tirant ma tirette, les anses de mon sac d'occase ayant rompu. Enfin j'y parvins, signai mes 3 chèques touchables en trois mois ("Le patron sera là mais ne voudra pas"). Puis téléphones, puis téléphones, puis télé, puis bouffe frite et chocolat, puis promenade entre les magasins qui vidèrent la ville, McDo, Lidl et Carrefour. Et j'ai monté puis descendu l'avenue, j'ai pris l'appel de ma femme qui ne m'aime plus et couche avec une autre, puis il y eut un nuit, et il y eut un matin... Petit-déjeuner dans la salle aux sièges de bar, pas de dossier dès le dessus des lombes, un jus d'orange. Une longue descente vers le centre ville, un Parc des Pépinières, un musée "Fermé en octobre" agrémenté de phrases sur ses frises, comme à Paris le palais de Chaillot.

    J'ai fait le tour de ville avec le plan de Gap ("Six euros cinquante ! - Pardon, quatre euros cinquante, c'est marqué là") intensément prié à la cathédrale pur Napoléon III (fleurissaient des affiches sur le diaconat, remis à l'honneur par Vatican II (Mgr di Falco cherchant un diacre à vie comme Alcuin à lire un beau jour avant de crever) – payer la voyante Tara, qui prédit bien. Remboursable. Sinon tant pis. Retouor à la chambre. Soigneux message à Domi par SMS interrompu d'une fâcheuse communication de Katy (en scène atroce avec son mec) : "Ce pied Domi, ce pied", même chose qu'à son ex, mais pour lui, j'ai développé : "Ds une chambre 1personnelle à souhaits, à moi tout entière, sans autre contact humain que strictement commercial." Katy : "Ne téléphone plus c'est horrible, il a pété le portable contre le mur"- c'est faux, Katy, cela s'entendrait.

    Au bout du fil un silence absolu. J'aurais dû ouïr de longs hurlements. Tu affabules. Tes scènes ne se peuvent pas. Tu te réserves de me recontacter – fais donc à ta guise, je l'aurai eu, mon amour standard, c'était donc ça, comme un roman, que tout aille comme il veut, tu viens chez moi dès que tu veux, ou bien je t'emmène, tu sauras bien quej 'étais dans le vrai : le romanesque seul est véritable. Savoir si Cervantès est de la même trempe qu'Alcofribas Nasier – non...

     

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 1

     

     

     

    A présent, "Promenade en mer". Je hécris pour la postérité. Je partis seul, nous revînmes quarante. The captain was dubitative : the sea was rough, we would'nt start. Eh bien si. Le groupe de septante papies-mamies se réduisit comme beurre en broche, et je gagnai le pont d'en haut, sûr d'y être moins nauséeux. Certes ! mais de bons paquets de mer en quittant le port. T puis, devant vous de face, ou derrière, des hommes et des femmes tous joyeux, dont un Jean-Marc fleurant bon la vinasse et qui mimait sans cesse de la main le retournement imminent du bateau ; un rigolo, à casquette SNCF, qui avait déjà "fait la croisière". Commentaires futés de fuser tout au long, si bien que je ne pus me dispenser dans émettre d'autres – assez peu, mais assez bons.

    Il régnait une "franche camaraderie", les vagues courtes tapaient les culs. Et défilaient à droite, à tribord, falaises et calanques, avec le commentaire du fils du patron, mêlant son discours de guide d'une multitude d' "y" superflus : c'étaient ma foi des rochers qui tombaient tout droits ans la mer, bien pittoresques et tout, dûment bouclés dans ma boîte à photos. "Le Trou du... le Trou du... Diable !" dit le guide, juste sous le Doigt de Dieu, lui aussi en photo, plus le cabanon où fut filmé Alain Delon". Au retour, vent de face ("vent debout"), remontée du col sur les oreilles, buée sur les lunettes – ouf, accostage. Et fin de rédaction. Toute la pente à poster des SMS, à Sonia qui me conseille de pisser contre une cabine transparente – "idée de Maman ! - Je l'emmerde, à pied, à cheval et en voiture !" - Homme libre, toujours tu chériras la mer. Et je n'ai pu trouver A l'est d'Eden, mais une libraire au crâne ras pourtant magnifique, me passe un prospectus des éditions Milan qui porte le slogan Lire nuit gravemen aux idées reçues. De retour chez Coste en haut de la pente, affalé devant un match télévisé.

    Celan ? Il est dans le buisson en train d'chier. Double enseignement : 1°, j'ai vécu en me marrant, pas toujours si malheureux que ça. 2, je dois jouer, bouffonner, scapiner : tout le monde s'en aperçoit, mais je ne sais communiquer que de cette façon – sinon gaffe sur gaffe, mise au jour d'un fascisme latent, de mon mépris total pour tous ceux qui ne sont pas mon public. J'en prends acte et mon parti. Quant au (trois) peuple, j'en suis issu, j'y ai vécu, grand-père ouvrier devenu chef de gare, maman fille d'agriculteur devenu contremaître, qui lui, au moins, a fermé sa gueule pendant l'Occupation. Si j'avais toujours vécu dans le peuple et sa fraternité, au lieu de me croire supérieur pour avoir fait des études de même, je n'aurais pas voulu me faire connaître des élites autoproclamées autant que cooptées, mais rien ne dit que j'eusse obtenu l'amour et l'intégration – problème : peut-on rester du peuple après avoir perdu les préjugés du peuple ?

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 2

     

     

     

    Les mots, cher Celan, sont donc "rassemblés" (zusammengetretene [...]) quand je les avais crus "foulés aux pieds" de treten. Le prof d'allemand m'avait bien dit que le plus difficile, en matière de vocabulaire, c'était l'arbitraire de la spécification : Durchbruch, étymologiquement, signifie bien "irruption", mais dans le sens courant, c'est la diarrhée... Voir aussi comment on dit "la lèpre" ! (der Aussatz). En ce moment j'ai hâte de m'interrompre pour me foot ; simplement, resté peuple, il eût fallu savoir ne pas s'y borner, se lasser d'entendre à toutes les fins de phrases "putain d'enculé de la mort" – mais à 40 ans, mon amie, il est trop tard : il te reste une faiblesse d'esprit qui te fait prendre les élucubrations d'un autodidacte, à mon sujet, pour parole d'Evangile...

    Je te reproche d'avoir à mon compte repris les propos de ce traître : "Tu passes partout pour un con" – non, mes amis : chez les "pousse-toi de là que je m'y mette", assurément. Mais ailleurs, non.

     

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    "ENTRE NARBONNE ET MONTPELLIER" 57 03 22

     

     

     

     

    Jamais je ne révélerai ce qui s'est passé. Je suis, me crois ou me veux amoureux de Liétouva. Je ne saurais plus faire l'acte qu'avec elle. Tout autre comportement serait trahison. Que faire. Ennui considérable dans ce train. Débris de ma vie. Salut David, Brocanteur ; je savais bien que tu viendrais fourrer ton nez ici. Par moi-même il m'est impossible d'écrire. Mes raisonnements se brouillent car je l'ai voulu. Je parviens à manipuler le monde (en ce sens seul je suis un "manipulateur") – tant est grande la puissance de l'esprit - mais qu'est-ce qu'un Romain qui pense ? Existe-t-il un monde extérieur ? A côté de moi deux femmes en lunettes noires, devenues amies en 100 km, et juste sur mon siège à mon flanc personne, d'où Dieu merci mon voisin avait émigré : nous ne pouvions bouger que nous ne nous touchassions.

    Pour faire bonne mesure j'avais aligné quelques lettres hébraïques, graphisme de CP. Mes doigts sentent les chips "façon barbecue". De ces hommes et de ces femmes du wagon je ne connais rien, démarches sentimentales, déceptions ou plaisirs. Quand je suis pris ainsi de grands apitoiements, l'éphémère compassion pour le genre humain, rien ne me vient, ni ligne écrite ni désir de se distinguer. J'ai vécu sur scène : mais le plateau s'effondre de toute part. J'essayais de ne plus penser, du tout. Soulagé. En toute logique je voulais l'obscurité : je lançais les papiers dans le caniveau. Mon nom est Maudit Anneau. Comme Salinger : pas une photo pendant trente ans. Liétouva me téléphone : "Joker ! Joker !" en plein train. Je suis si merveilleux si coupable, lièvre non de Partagonie mais de Suomi, extraordinaire surprise – tout se brouille je n'ai plus d'ami, j'enverrai tous azimuts avant le sabbat final. Terzieff hochait la tête, sans plus saluer le public, tout septuagénaire il irradiait, pourquoi tant de haine afflue-t-il à ma conscience, le sexe dérobé l'amour offert, wo pou dong "je ne comprends pas"... Puis, à Espinasses, de renseignement en renseignement – Belges à la bouche pleine – découvrir la petite maison jaune de Dorimon, portant sur la boîte aux lettres les initiales de ses deux filles, Dominique et Euphrasie. Monter doucement jusqu'en haut du remblai de St-Pons au-dessus du lac de retenue, redescendre en multilpliant les photos numériques. Fatigue immense. Indigence de Putzulu dans Boubouroche, après que j'ai vu en personne Michel Simon à Tanger. Ma petite table d'angle mal éclairée, sous la télévision.

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    « ETONNANTS MUSICIENS » (La Ciotat) 57 03 24

    Etonnants musiciens que les compagnons de Marcello, dit Coste, ouvrageant le Quintette de Schubert D 956. Réminiscences de la Trinité deux ans plus tôt composée. Deux femmes violoncellistes marquant leurs sourires, je ne les connais pas : Elisabeth, sèche, Nicole pulpeuse. Plus le premier violon dit « Michel », et René compositeur de Perpignan. Des dissonances. De très beaux passages, musclés et fins. Des empressements. Des amitiés non de sac mais de cordes. Je reste en retrait, maniant l'éblouissant Fotogerät, après nos inévitables captationes benevolentiae. Dieu merci sans applaudissements.

    Des hachages en effet, des bizarreries – cours perpétuels, comédies perpétuelles : agir dans les contacts sociaux de la même manière qu'à son bureau, le regard luisant mais pas trop, sourires, plaisanteries modérées, silences disposés pour laisser place à la respiration, cela marche ; mais toujours sur l'hâbrech, épuisant, toujours mieux cependant que cette indifférence de fatigue : je vois que tu te fous complètement de mes discours – et si je voulais être seul ? Faire la gueule ? Anne elle-seule pourrait comprendre. Je lis pour le moment Celan, coup de foudre non de cœur mais d'esprit. L'ouvrage de Nouss m'initie, j'apprends à lire le noyé de 70. N'ai toujours pas compris Novalis, donné à Ch. M.

    Pour Celan, c'est d'abord l'allemand, puis le français page de droite, puis retour au germain. Pour finir « une strophe par cœur aussitôt oubliée ». Je me dis « Mon Dieu que je m'élève » ( « au-dessus des autres, minable critère : toutefois lire et réciter de toute ma conviction ; j'apprends Atemwende). « Bei den zusammengetretenen Zeichen », « près des signes rassemblés » : sont-ils hébraïques ? Mon attirance est ambiguë, tient du charme et de l'agacement : faire l'enfant, la femme, le vieux, le sage et le fou. J'embobine mais point ne manipule. Sans mener quiconque au rebours de sa volonté, je le croyais. Celan ne m'attire pas outre mesure. Trop abstrus. J'ai voulu simplement explorer ce territoire. Voir si je peux l'annexer à mon puzzle. Afin de faire effet dans les conversations, les contacts. « Mais tu sais tout ! » (« les habitants de Buenos-Ayres s'appellent porteños »)- grand-père explora les Pampas dans les 92/93 du XIXe ; il poussait des wagonnets chargés de bouteilles à peine soufflées.

    Il n'a pas tenu longtemps ; mais j'ai peut-être un oncle en Amérique. Le reste de sa vie le père de mon père a fait des enfants au « Colonel », sa femme, qui « n'[a] jamais éprouvé le moindre plaisir avec [s]on mari », Alphonsine née Crut. « Pour suivre ta conversation, disait Marcel le musicien, il me faut un esprit vraiment habile » - pour moi la culture serait donc de placer un mot qui relance le discours, permettant de briller à faible coût ? La culture serait posture, amour cabotin des planches ? ou bien je vais plus loin et tombe en mystique : « entre les mains (« aux mains ») de Dieu, rien ne servirait de connaître Celan, ni Shakespeare ? Est-ce si banal ? Double façon (les planches, l'autel) de jeter le leurre ?

    D'évacuer le moi ? Ne resterait que la franchise, l'aveu de sa sottise, des surfaces ? J'ai comme repoussoir les outrances de ceux qui prétendent « avoir foré plus loin » : je m'essouffle à débusquer chez eux le moindre signe d'orgueil. Béjart croyait en ce qu'il faisait. Celan : persuadé d'agir au mieux. Et, chez tous, cette conviction que le moi n'était rien, quitte à le renforcer par son oubli – chassez le moi, il revient au galop.

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    LA VIREE DU BARON

     

     

     

    Ecris, Moïse, tes mémoires.

    Je suis parti vaillant, après lecture sur Napoléon, pour l'Auberge de la Bergerie, 5 km : affiche plaisante, un mouton aux dents qui dépassent, et broutent – pourrait être méchant, plutôt mordant, sarcastique. Au début, c'est très dur : de hautes montées goudronnées, sous le soleil déjà chaud de 10h. Suis obligé de, m'oblige à compter mes pas, surveillant le cœur, prenant dix aspirations immobile tous les 120 pas soit 100 mètres. La route se replie sur elle-même, les voitures descendent vers Privas. Tout ce trajet, sur la corde interne des virages, il faudra demeurer immobile et plaqué, pour ne pas se faire écharper par les véhicules. Des profondeurs de la vallée d'Ouvèze monte la rumeur de cette grappe dispersée d'œufs de fourmis de Privas, dont la zone industrielle, hideuse comme toutes, couvre une surface supérieure à celle de la vieille ville, elle-même corsetée de brillants HLM des sixties. Plus loin, le Mont Tholon, dont j'atteindrai, puis dépasserai la hauteur.

    Je retrouverai ce soir ces trois hideux chancres parallépipédiques tenant lieu d'obligatoire Cité pour toute Ville Moderne qui se respecte. Je monte et monte, de volée en volée, jamais plus à la fois que 100 ou 200 mètres, sans que la rumeur industrielle et motorisée s'atténue. Marche lente, à la montagnarde, à la Giono, à la Frison-Roche. La première halte sera d'un site de deltaplane. Il y a là une table à deux bancs d'aire autoroutière, le tout faisant corps. Je m'assieds, envoie un message à Domi qui reste mon ami quelque part dans un petit coin. J'apprends que mon fournisseur me coupe la communication partante pour impayé. "Former le 700", quod facio, mais tombe sur des répondeurs en gigogne : taper 1, taper 2, taper dièze – je ne vais pas m'emmerder avec ça quand je domine tout, y compris, vers l'est, des nappes de brouillard au creux des pentes (photos).

    Mais risquer sa vie (je maintiens que le parapente, au même titre que le saut à l'élastique, est une activité masochiste, voire autosadique, et que j'interdirais sitôt que je serais dictateur ; c'est une honte, un manque de dignité pour la propre dignité de son corps immortel, que de lancer ainsi dans le vide de la mort sa personne même, éternelle et friable) – risquer sa vie pour voir au-dessous de soi cette infecte vallée privassienne semée de villas blanches comme autant de parasites en larves. À coup sûr il existe de plus beaux sites. Un chien maigre et noir, un maître maigre et noir de cheveux et de vêtements, passent dans mon dos, le chien me flaire (pas l'homme). Les deux humains se saluent de la voix.

    J'espère qu'il ne se promène pas à pied, pour ne pas le recroiser, comme je le fus par une mère et sa fille en Aveyron jadis, qui se dirent "merde" en revenant vers moi sur un sentier, chacun de nous ayant fait demi-tour. Dieu merci, la petite voiture proprette de la Drôme prouve sa non-pédestrisation. Comme elle est propre et lissée, la petite banquette arrière à chabraque fauve ou faux cuir pour le chienchien bien-aimé ! Or la montée se poursuit, halte, repos, trajet pesant, 15% de dénivellation, pointant du doigt tous les 120m les débris de l'été, bouteilles de plastique et autres canettes, que les estivants se croient tenus de jeter par les portières. Je te renverrais tout ça aux fabricants avec une amende de 100 euros, à répercuter sur les prix de vente... Et je parviens enfin, après plus de deux heures très lentes, à l'embranchement de l'auberge : même mouton sur le panneau – "Attention, enfants (centre aéré)" – peut-être plus en octobre, halte assise sur un petit tronc de rameau. "Suivre Fromage de chèvre" (panneau resté invisible), vente (décidément) à la ferme" : il faut bien que les pecquenods vivent !

    Bien d'ailleurs, à en juger par la guinde à 20 000 euros qui se fait ouvrir par télécommande les vantaux forgés de la vaste propriété patronale. Je monte. Et je vois au loin, pour longtemps, se rapprochant si lentement au pas de l'homme, 3, 5, 6 éoliennes. J'approche du sommet de la Côte du Baron, au nom si plaisamment et doublement boucher. Certes, les éoliennes me semblent une escroquerie écologique : des tonnes de ciment dans le sol pour les fixer, l'entretien plus coûteux que les économies faites ; mais j'aime ces tournoiements, qui introduisent dans le paysage un peu conventionnel des hauts plateaux pâturés la fulgurance d'une modernité, de la même façon (référencer rassure) que les moulins à vent du XIe siècle se sont mis ) ponctuer les campagnes.

    Pourquoi trouver beaux les moulinzavents, et dénigrer les éoliennes ? Peur du gigantisme ? Posant le cul sur une pierre, je manque écraser une femme, pardon une mante religieuse. Puis je m'approche de ce monstre brassant, les autres plus loin tournant en même temps, les 6 trios de palmes en synchronique, dans un houlement de tempête. Le rythme du marcheur permet de voir le profilage admirable des pales conçues pour engranger le plus de vent possible. Et sur la gauche, obstinée, que je prenais pour le grincement des rouages géants là-haut, le tintement tout bête des clarines à moutons, qui paissent là sous le vent – mais ils ne se laissent paqs photographier. Petit couplet sur le moderne et l'ancestral ? c'est fait.

    Le blaireau mort, en revanche, vu de cul sur le bas-côté, s'est laissé prendre le portrait, avant que trop de mouches s'y mettent. Ses yeux sont ouverts et ternes, car nul ne ferme les yeux des bêtes – pour mon chat je n'ai pas osé, crainte de sentir les globes oculaires céder sous mes doigts comme une dégueulasse purée de myrtilles. Je crois que j'ai longé des éoliennes 3 bons quarts d'heure avant de voir la fin de ma route, embranchée vers Blêmas à gauche, col du Pontet à droite : la mémoire des noms m'échappe. La carte consultée m'a tiré d'erreur, et longeant une ferme (photo du toit retenu par les pierres), j'amorce une immense descente, à deux versants cette fois, sans forêt pour l'enclore à droite ni à gauche selon les méandres, un paysage ouvert et verdoyant. Un couple mixte de cyclistes croise ma route et saluent, chose inattendue pour l'Ardèche, où l'on est ma foi bien plus aimable qu'au Périgord. A gauche, village de Freyssenet, "un bijou !" - m'exclamai-je avec la discrétion d'une Castafiore.

    Église, vite. Suivi du regard par une quadragénaire peu amène et vachement desséchée sous son chignon. Je vois sur une porte une clé à breloque de plastique bleue, qu'il suffit de tourner (l'étourderie du gardien !) - photographie de l'autel d'une seule pièce, laissant la porte ouverte dans mon dos pour éviter toute interprétation de larcin. Pas d'orgue, nudité. Les deux fils Faure, les deux fils Ville, sont tombés au champ d'honneur, 8 morts pour ce petit village. Je ressors m'assoir sur un banc, refermant la clé oubliée par la dame au chignon. Son mari passe en contrebas d'un pas traînant pour héler un tracteur. Photographie de la mairie, avec son petit drapeau. Pendant ce temps l'épouse va et vient de chez elle au hangar à bois, pour bien me montrer à qui appartient tout ce coin de hameau.

    Je la salue poliment, l'obligeant à répondre, sévère, en pantalons, mais jadis, elle aurait porté un sarrau. Une porte en bois, plus loin, m'indique "Monmé, tabac, épicerie". Je n'ai toujours pas mangé. Je ne rentrerai chez moi qu'à 19h30, épuisé, raidi, disloqué. En traîne-savates, genoux bloqués, mollets en poteaux, et toujours à jeun, juste des mûres, dont j'ai souillé ma devanture.

    pop,art,visionnaire

    Achat d'un flan, enfin du frais, cherché l'Intermarché, revenu sur mes pas, tenté du stop, remonté fourbu, 1l 1/2 de Coca plus 4 produits laitiers à la vanille. Le front dans la main à mon balcon, la zone qui gronde en contrebas. La caissière asiatique à face plate, fascinante, m'a snobé. Le petit Zinedine est allé rapporter sa "surprise" bleue pour garçon ("Veux-tu me ramener ça où tu l'as pris ! Allez hop !") La plupart des gens sont bien disposés, pacifiques.

    Ce matin, monte en ville me vautrer sur deux bancs de métal vert face à face, écoutant Jérôme Savary. Privas ressemble à Gap par les reliefs qui l'entourent. Et la circulation intense a répondu à la désertification de l'arrière-pays. Je me souviens d'une mémère bien solide qui braillait à son interlocutrice en frisous, courbée sur son Caddie : "Pour payer les impôts, nous sommes là ! Mais pour ce qui est des services, on ne nous connaît pas ! - C'est vrai, madame l'ex-syndicaliste, c'est vrai, on se fait piétiner" – tandis que Jérôme à l'antenne trouve Sarko sympa comme individu, sa politique étant détestable. Je me demande quelle cible nos braves opposants vont bien pouvoir se dégoter une fois que Nicolas S. aura quitté le pouvoir – ah les niais ! Phares précoces dans le brouillard, hier je suis monté là-haut, sur ce coude de goudron alors surchauffé, nostalgie à 47€ la nuit. Profiter du dernier crépuscule à Privas. La piscine est fermée. Un chien aboie d'un ton grave à son propre écho. Que se disent-ils ? J'ai besoin de bien soigner et consoler ma femme. C'était bien, Privas, vous savez.

    J'étais déjà venu deux fois. Il y avait un auvent, une place déserte, un orage et la nuit tombante. Ou bien ailleurs. Plus loin, près de l'autre hôtel. A Millau non plus, à Rodez, Saint-Flour, vus en 76, avant l'informatique, avant. Frisquet sur le balcon, table en plastique, foules absentes, veilleuses qui s'allument, au revoir, prochain objectif Charleville, adieu Brocanteur.

     

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    Tout a commencé fort banalement, par un long trajet en bus, ma ville entière traversée en 35mn, sans émotion particulière, sans le moindre incident. Pas de Noir qui vous prenne à partie ni par les parties. Un train vers Paris sans histoire, la queue à Montparnasse pour un tiquet de métro : une fille très pâle et son mec à piercing, très pâle, dans une langue incompréhensible – esthonien ? islandais ? Puis la queue s'interrompt, l'employée tendant son ruban : "Désormais c'est fermé, voyez l'autre file." Que faire ? Couper "l'autre file" par le travers ? À quel endroit ? Nous nous résolvons à nous répartir près des points de vente automatique : "facile", disent-ils... pour ceux qui comprennent! "Nous ne rendons plus la monnaie", l'arnaque !

    Le temps perdu m'enlise la pensée, je compte les stations jusqu'à Gare de l'Est, sans même pouvoir profiter d'une excitation parisienne, m'inquiétant de mon retard. Voie 27, le Paris-Mézières, une fille qui dort avec une tronche grognonne de musaraigne aplatie, malgré son exaspération de me voir tournoyer puis m'abattre auprès d'elle (le temps de trier ce dont j'ai besoin). A mon arrivée, voyant la rareté en ce lundi de Pâques des bus "3" municipaux, je tente l'heure de traversée pedibus. Une mémé me baragouine Dieu sait quelle langue, iranien, portugais ? Je pars au pifomètre, sans plan, guidé mar mes seuls souvenirs d'internet. Mais tout est bien plus long ! Mézières s'étire lamentablement, premier pont, deuxième pont, l'avenue Carnot étire indûment ses numéros jusqu'à plus de 220.

    Enfin, à une station service (spectaculaire évasion de 480 talibans dit la radio je n'en suis pas le pompiste me fait la grâce de rire, je suis échevelé, fatigué). Première chambre pas prête, c'est le cas aussi pour un couple de vieilles gouines avec leur chatte "bonne voyageuse", car je m'en suis enquis pour faire l'aimable. Numéro 202. Le gérant ressemble à Fabien Burgot. Télévision. Zapping effréné. Un dimanche à la campagne, avec le merveilleux Louis Ducreux, mort peu après. Quand j'éteins, je n'ai plus pour me contenter ni force ni envie. Mais je me promène en zone industrielle, sous une longue rangée de réverbères. Dans la forêt adjacente, juste des craquements, une vaste tranquillité.

    Au bout d'un diverticule, un bâtiment plat derrière des camions de Z.I., "Chambres funéraires – Tonnelier". Je n'ose pousser la porte, un macchabée en pleine nuit ? Le lendemain soleil, un bol de cornflakes au lait, je reprends mes 4 kilomètres, un bus 3 me double, dont le chauffeur m'indique du doigt l'arrêt suivant, il m'attend porte ouverte, je galope à couper le souffle, redescends rue de Nouzonville, beau panorama de Meuse, Pointe du Moulin. Au large un pagayeur COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    pagaie à grands moulinets, 10h moins 10, les employés préparent l'ouverture, l'ancien Moulin abrite le Musée Rimbaud : ce ne sont que copies et photographies, le seul qui m'émeuve est le non moins tordu Camille Pelletan, qui se tripote un bâton d'un air farouche. Je tâche, à ce Coin de table, à me passionner. Le premier étage présente du Plossu. On ne s'appelle pas Plossu. Et ses clichés, en noir et blanc, se perdent au sein d'immenses marges encadrées. Tout relief se voit gommé, et les petits paysages ainsi étiquetés perdent toute puissance émotionnelle. Le catalogue, bien paginé, peut entraîner l'adhésion.

    Le deuxième étage présente encore moins d'intérêt si possible. Rien du tout n'en présente en fait. Et Plossu bat des records de banalité. Ce qui laisse libre cours à l'imagination bien sûr, mais cette paroi toute nue en laisse encore bien davantage. Et puis Rimbaud n'est pas mon poète. Trop sûr de lui, trop arrogant, grande gueule, sans manières. Sa poésie trop péremptoire. Dans sa maison quai de la Madeleine, des installations "à la page" masquant mal un vide intersidéral : oui, Rimbaud vivait là – et après ? Une double banquette, de la musique à partir de bruits, censée nous faire voyager. Dans une autre pièce, des extraits de poèmes balafrent le mur : c'est la chambre de notre poète.

    Rien que du conventionnel. Sauf au deuxième étage où retentissait la voix rauque d'un locuteur amharique, encore l'émotion demeura-t-elle bien rudimentaire. Mon souvenir amplifiera tout cela.

    Suite

    S'il n'y avait pas ce désir de repentance, de retour à la vraie Foi, jamais je n'écrirais. Il faut bien que je croie en quelque chose. Le mensonge mène à la banalité, qui mène au silence, et sans doute jamais ces paroles ici transcrites ne trouveront-elles de lecteur, puisqu'au moins trois ans passeront avant qu'elles ne soient imprimées. J'entends d'ici rire dans ce minable hôtel où se déchaînent les grosses rigolades et l'ivresse. Je viens de voir l'étrange dénouement auquel se livre l'adaptateur de Boule de suif. Pour ma part, je peine à raccorder les morceaux. C'est de mon plein gré que je me suis lancé dans ce parcours casse-gueule de la vérité. J'ai rencontré rue Dolet une Anne-Marie de mon âge, qui m'a demandé mon prénom.

    Elle m'a dit "Jai la diarrhée". Le flirt commençait bien. Tant elle se plaignait avec sa béquille que deux fois je l'ai embrassée, sa peau était d'une douceur satinée. Je n'aurais pu la secourir davantage, car il m'est venu à Bordeaux une vie et une famille. C'est par ici dans les Ardennes que COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    je me sens bien, parce que j'y ai des attaches spirituelles, à 15 km de la Belgique : mon père a vécu et souffert ici, "à l'E.P.S. de Mézières". Puis il a commencé sa carrière cahotante, empreinte de misère et de coups de gueule, toute baignée par la peur et ces préjugés sur la domination du mâle. C'est ici que j'ai dit à Evelyne Ferry "Tu commAnderas les jours pairs et moi les jours impairs". Nous étions à Mohon, dans une cité ouvrière peut-être disparue. Les femmes portent un précieux calice. Je lui disais, à cette Anne-Marie dont le prénom fut couvert par un passage de voiture, qu'à nos âges personne n'était plus libre.

    Mais au retour de mon expédition, comme une pluie perçante commençait à tomber, j'ai préféré prendre le bus, tandis que les passagers poursuivaient leurs conversations à l'intérieur, et plus jamais je ne repasserais au 22 rue Etienne Dolet, pendu et brûlé gros et gras l'an de grâce 1546. Je n'aurais pu soutenir toutes ces misères que les femmes traînent et qu'elles nous contraignent à soulager, car si mon père avait le préjugé de l'autorité mâle, je me trimballe pour ma part celui du chevalier blanc secoureur de la veuve et de l'orphelin. Déambulant tout doucement parmi mes battements de cœur, je suis remonté vers le musée des Ardennes, où j'ai gravi les quatre niveaux de la connaissance : depuis le petit casque enfantin du guerrier de La Tène jusqu'à Charles de Gonzague et au-delà.

    Il y avait une vieille érudite et son ami ou fils, déchiffrant une inscription sarcophagique : "Mais non, ce n'était pas un citoyen ! il portait un gentilice local, en -o ! " Je n'ai pas voulu me mêler à la conversation. Il ne m'a pas été loisible de côtoyer cette inscription étroitement chaînée d'une lettre à l'autre. Je me suis reposé devant la sombre reconstitution d'une apothicairerie du XVIIIe, les laissant à leur tour l'admirer. C'était aussi la première fois dans un musée que je voyais un Isaac tête sur le billot ouvrant la bouche de terreur dans un éclat de cri, bouche ouverte et circulaire en biais, semblant victime d'un éclatement de pierre accidentel. J'ai photographié maintes choses, des marionnettes du théâtre d'ombres de Java, recherchant à ma sortie ce fameux automate de la place W. Churchill : chaque heure présentant un spectacle différent.

    Or le ventre du bonhomme était resté bien derrière ses planches, et je ne vis aucun de ces tableaux qui se mouvaient aux heures justes. Ce n'est qu'ensuite que j'ai attaqué le Mont Olympe. Je ne me souvenais pas de ces broussailles. Il y avait pour mes dix ans un très beau parc bien taillé, avec des bancs de pierre. Et le sol était plat et non pas montueux. Au sommet, des villas de blaireaux conçues par un blaireau de promoteur de lotissement, comme à Clermont au sommet de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Chanturgue, réduisant l'Olympe à quelques jardins où l'on voyait déambuler de gros blaireaux en bermudas. Je suis revenu par la passerelle du moulin, croisant d'indifférents groupes de collégiens enfants. Ils avaient l'air ploucs et francs, loin des teigneux de mon Sud-Ouest par adoption. Puis j'ai tourné, à droite, à gauche, dans de très longues rues à l'est de Charleville, jusqu'à ce que, parvenu à l'extrémité d'uen rue de l'Eglise, je fusse parvenu aux dernières volées de cloches manuelles devant St-Rémi : une femme au sommet des marches donnait à ses connaissances un fascicule, j'entrai après elle.

    C'était bien du monde pour un mercredi à 14h 3, et bien noir. Des fleurs parcoururent en pots l'allée centrale, portées par de diligents employés. Un cliquetis m'avertit qu'on déposerait un cercueil sous le narthex, où se tenait le vieux curé avec ses enfants de chœur en surplis, dont une grande fille. Et lorsque le cercueil entra, légèrement soulevé de tête pour bien voir et être vu de Dieu, l'assistance instinctivement se leva, car c'est avec respect que les fils d'Adam voient entrer la mort et celui qui l'incarne sous le bois sans apprêt. C'est pourquoi je désapprouve les applaudissements sous les toits d'une église. Une photo sur les fascicules me montra une femme de 60 ans, je n'étais pas de la famille et m'étais mis au bout du rang pour m'esquiver.

    Alors s'élea le premier cantique : "N'aie pas peur et regarde le Christ qui t'ai-ai-meu-eu" – mon Dieu une voix de femme si pure et si juste pour brâmer de telles âneries si inférieures aux mystères qu'elle chante. L'Eglise en vérité râtisse large, et bas. Tandis que sans être vu je remontais vers la sortie, j'entendais les accents polonais du prêtre parler de Ida, que l'on accueillait ici au seuil de l'éternité, Ida Josef, veuve depuis 95, dont les œuvres étaient rappelées, continuant celles du mari. Elle avait un esprit d'aventure car elle connaissait quatre langues (polonais, français ; anglais et allemand je suppose, ou bien russe) – comme si des polyglottes ne pouvaient s'enfermer dans leurs langues au contraire.

    Mais aussi une messe des morts eût été trop fort pour moi qui perçois à présent, aux échos rapprochés de ma voix, que le fond du cul-de-sac est proche. Alors je m'aperçus que j'abordais la gare par le nord, et m'en fus quérir les horaires afin de pouvoir dire que j'aurais vu Givet. J'y vais pour la dernière fois. Je suis donc rentré par la ligne du 3, qui pilait sec aux feux, ne pouvant rien acheter moi-même au magasin de gros : "Les ventes aux particuliers ne seront pas acceptées". Voilà comment se termina ce jour où je suis parvenu, me gavant de jambons et bananes, de biais sur mon couvre-lit, tandis que défilaient les fades infos et deux films tirés de Maupassant, après Boule de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Suif Oncle Sosthène. En ce moment l'accomodation de mon œil se fait mal, et la paroi de droite bleu foncée s'approfondit en vide et vertige, si bien qu'il me semble écrire à côté d'un abîme, tel Pascal...

    Suite

    Attention : dernière soirée sous l'artificielle électricité de ma table restreinte d'hôtel. Ce matin, pénétré d'attente, 58 04 28, je me suis rendu sous la pluie fine au rendez-vous de la cybernétique. Débarqué Bd Jean-Jaurès, j'ai rejoint mon trentagénaire aimable et direct selon lequel rien n'était enregistré. Toujours sa musique de bastringue en sourdine en boucle. Branché sur la 18, j'ai eu la surprise (fausse) de ne rencontrer aucun message de Seconde Epouse, qui joue l'offensée que je m'amuse seul. Ou bien qui se laisse brimer. Mon blog paraît et disparaît au gré des interprétations de code. Et je me retrouvre à 5mn du départ en gare : quai 5, je l'attrape.

    Carte en main du doigt de Givet. Je suis les ponts, reçois un message de Schulmann. Je lis "Fonderies Collignon", de même qu'à Givet se trouvent les usines Schulmann. Je m'enthousiasme sur le gris de la Meuse picoré de lourdes gouttes orageuses, car ici, c'est mon pays, c'est ma vallée, avec les siècles qui m'ont formé, avec mon père, avec ma mère : cela remonte jusque dans les Vosges, et le Périgord, toutes les splendeurs dorées du Pourpre, du Noir ou du Vert, ne feront pas que je ne préfère la rudesse du sanglier ardennais ou des côtes de Meuse. Le Sud-Ouest est un autre peuple, où je me suis fait à l'exil, au putaing-cong et à l'humanisme souriant : que voulez-vous, plus une guerre depuis les Religions, cela vous ramollit un peuple.

    Ici nous avons eu de rudes combats, aux frontières, à la marge – vous autres les Putaingcongs vous restez décentrés, en marge, sans poids réel, cuvant dans votre moût de ving... Et c'est ainsi qu'entrevoyant, par dessus les brouillards, les Quatre Fils Aymond et autres "Roche à 7h", je parviens à Givet, moins beau que Boigny ou Monthermé, mais doigt tendu au cul de la Belgique par où défilent les invasions. La Belgique ici est partout, à l'ouest : 3 km, autant au nord, autant à l'est. Un fort énorme domine la ville, que je contourne d'abord puis manque manquer, tournant le dos à ce pont qui fièrement s'appelle "Pont des Américains". Il n'y a rien à Givet. C'est là, et c'est tout.

    Dans son cul-de-sac visité par des bus belges aux regards ahuris, traqués, ceux des chauffeurs wallons qui serrent les fesses en terre étrangère : venus de Heer, de Bauraing, de Pte Doiche. Privé. "On peut prier sans avoir la foi, mais il faut prier pour avoir la foi." Je savais bien COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    que l'homme fabriquait Dieu, comme les balancis des déités hindous créait l'efficacité des vœux prononcés sur cette nacelle. L'homme fait le Dieu, qui fait l'homme, matière et antimatière et physique quantique et de cheval. Eros-Antéros, toute la clique, alors je prie, je demande à saint Hilaire, à la basilique sur l'autre rive. Et je prends bien garde à mon cœur, doublé par les camions. "Fromelennes, c'est bien par là ? -Oui, allez-y, pas de souci" me renseigne un grand gros en tenue de jardin. Sur le chemin (très long, Givet se prolongeant sans s'interrompre) j'aurais bien chipé quelque mignon nain mal scellé peut-être, et jouant tête baissée et regard en dessous des villanelles sur un rebec, ou un luth.

    Et je monte en tournant par dessus le cimetière. Des chalets sont là (mon prétexte étant les grottes de Nichet : mais les deux gouines incorrectes poursuivant leur conversation avec Dieu sait quel "fond d'œil" ophtalmique me dissuadent d'explorer ces cavités, 150 marches à monter, 45mn de visite (or je ne veux à aucun prix manquer le dernier train) : "Mon cœur n'y résistera pas ! Servez-moi tout de suite un Coca en terrasse". Il y a là sur des tables en bois formant corps avec leurs bancs une tripotée de sacs à dos gardés par deux Flamands flaminguants, et voici que surgissent 30 garçons et filles, tous néerlandophones, mais comprenant les restrictions de la guide française : le groupe aurait traîné, car trop nombreux dans de petites salles, et il faudra que tous reviennent s'ils le souhaitent avec leurs parents, mais ce sera plus cher.

    Je suis émerveillé d'entendre ces beaux et belles jeunes gens de 13 ou 14 ans s'exprimer, même l'Asiatique, en chantant flamand, ce merveilleux assemblage de longues et de brèves sculptant les phonèmes, au point que l'un de mes lointains Gascons ne rêvait de rien tant que d'épouser une fille de Flandres. Ces Flamands-ci n'avaient pas l'air vrai. Ils ressemblaient, avec leur naturel en langue, pressentie mais non comprise, à mes disciples autrichiens de Vienne. Quelle beauté, quelle plénitude et sûreté de soi en ces filles que ne brimaient plus désormais ni coutumes ni complexes et n'avaient plus besoin ni de moi ni d'hommes, alors que c'est tout le contraire pour les garçons, eux aussi fièrement campés et jargonnants.

    Ils s'en allèrent emportant leurs sacs sur le dos, éphémèrement remplacés par de vieux parents à petite fille tenant la pose pour faire photographier sa joliesse. À peine eus-je tourné les talons après mes adieux aux "surtons" (mais qu'est-ce ?) qu'une averse m'atteignit à travers les branches gouttantes. Et je m'esbaudissais en lançant des jurons , jusqu'à ce que, reparvenu à Fromelennes, je m'aperçusse que la pluie redoublait comme un David en fin de troisième, que les COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    éclairs se formaient à l'improviste à moins de 5 et 3 mètres de moi, inconscien fataliste. Si j'avais levé le bras j'étais mort. Un homme s'arrêta pour me charrier, car je faisais du stop sous les litres d'eau malgré mon grand âge. Il m'emmena charitablement jusqu'à la tahana hamerkazit, ne sachant si, comme je le disais, "Dieu le [lui] rendra[it]", et je séchai, j'envoyai un message à David sur le vieil orage et le compatissant chauffeur m'ayant tiré du milieu des vagues : "Reviens en entier et vivant", pourquoi faut-il que celui-là m'aime bien, je ne comprendrai jamais rien. Givet-Mézières fut égayé par une petite fille de moins de deux ans qui babillait sans savoir parler tandis que sa mère déversait sur sa tête une montagne bienfaitrice d'amour, inquiète de déranger ou d'être ridicule, mon regard aigre ayant dû se détourner pour ne pas imposer les ravages de ses préjugés : cette lère était aussi fatigante qu'un métier.

    Alors, tout titubant et trempé à côté d'un jeune Beur puant, je descendis à Roule-Couture afin d'acheter ce qu'il ne faut pas pour mon ventre, pâte d'amande à la chimie, plus bananes. J'en suis donc là après lecture de Fumaroli qui me décrit le branle vibratoire du monde, entre vrai et toc, s'imaginant dénoncer l'impérialisme américain alors qu'il ne fait qu'exposer son enthousiasme désespéré pour ce qui est, qui fut et qui sera...

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    Journal de boyatché. L'aller fut sans histoire. Des filles en pagaïe. Ça se renouvelle. Toutes belles, décidées, se défendant. Coup d'œil venimeux de la première, qui se juge mieux habillée. Un sexe puant de tabac revient des chiottes la queue entre les dents : "Excusez-moi madame, vous ocupez ma place." La nouvelle venue se tire. À côté de moi, une fillasse blondasse pas très épanouie parle à son papa, à sa maman, pour qu'on vienne la chercher à telle heure 50. C'est la loco de Pamiers, cette foix, que l'employée de Mérignac s'obstinait à prononcer "palmier" à travers l'hygiaphone. Chauffeur insolent, blasé, qui a le privilège de voir La Tour de Carol en terminus tous les jours.

    Il doit en avoir marre de la Tour de Carol. Dans le secteur se trouve un tunnel spiralé qui repasse en dessous de lui-même. Jamais vu. Des filles rouspètent pour devoir acheter ou composter leurs billets "au guichet". Pour moi, "je n'ai pas le choix", me répète le chauffeur. "Vous n'avez pas le choix ?" ("Oui, je passe devant le Campanile, mais je ne peux pas vous arrêter"). Résultat des courses, je me farcis 3 km à pied avec la valise à tirette. Des filles me demandent l'horaire de la navette. La balayeuse quinqua-sexa répond qu' "ils" ont supprimé le service ; il ne faut habiter l'Ariège qu'en saison touristique ! Des adolescentes insolentes, grossières, mâche-gommes : impossible d'aimer romantique.

    Les parents viennent aussi les prendre, c'eût été de mauvais goût de mendier une place près de papa-maman. Alors je tire ma valichotte. En plein cagnard, 35°. Le petit vieux poussif s'arrête souvent, dans les liserés d'ombre. Une voiture le dépasse en criant "...go......" - ils ont gueulé par la portière "escargooooot !..." Je salue de la main tant d'humour. J'envisage une maladie grave par insolation. "Je n'ai pas pu lire jusqu'au bout : trop de narcissisme" – prof d'espagnol, je t'emmerde. Achat, justement, de brugnons d'Espagne. "Où est le Campanile ? - Après le camping." Décevant panneau : "Camping", pas encore "Campanile". Assis à l'ombre pour manger les nectarines et les biscuits, en écoutant France-Cul sur le transistor d'un autre âge.

    Il paraît que si si, le chimpanzé possède non seulement commme les autres bêtes une conscience de l'environnement, de ce qui est bon ou mauvais pour lui, mais aussi la conscience de soi : on lui fout une tache blanche sur la gueule, on la lui montre dans un miroir ; il essaye de se l'enlever, donc il a conscience de soi. CQFD. L'histoire ne dit pas s'il s'est frotté du côté gauche ou droit. Et enfin, le Campanile. Mme Véronique Pierre m'accueille ! On m'a compté 6 petits déjeuners à 9 € : "Je ne reste que 3 jours, mais je suis seul !" De plus, ne pas boire l'eau du robinet. Il m'est COLLIGNON ITINERANCES 32

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    donné une bouteille gratuite, bien glacée, mais je peux me doucher. "Depuis le 26 mai, nous avons du ("chlorydrate phosphaté ?") dans la nappe phréatique ! - Non non, sans façons, merci ! - Alors on est très, très content !" La dame est très polie, elle a ri à mes plaisanteries de voyageur, elle a vécu à St-André-de-Cubzac, ce dont je n'ai rien à foutre. C'est difficile, la réciprocité. Une fois tournée chez moi la clé en plastoque, je me mets plus nu qu'un Strauss-Kahn, je disperse tout ce que je peux partout partout, et je m'étends, côté gauche, côté droit, sur le dos, variant le nombre d'oreillers, engloutissant l'eau fraîche.

    Puis l'ennui venant plus ou moins, j'ai consulté mon emploi du temps : je devais travailler sur clé USB, donc, à la recherche DU cybercafé de Foix.Ni chez les téléphones portables, ni chez Orange, ni chez Nokia qui me voit arriver portable en main et s'imagine que je viens le recharger. Juste déambuler dans les rues surchauffées de la cité, après le Pont Vieux, en remontant vers St-Volusien, prétendu martyr d'Alaric II en 488 et des poussières (le n° I s'est emparé de Rome en 410). Une bouffée de moisissure et d'encens femelle remonte de l'antre ultrafrais, en bas des trois marches intérieures. Du coup, j'en prie... Je formule des souhaits à tout hasard. Seigneur, faites que vous existiez.

    Sinon, cela ne fait toujours pas de mal de croire en sa nature de poussière d'étoiles, de se représenter le mystère "qui- nous-entoure-et-nous-constitue" ; d'appeler ça Dieu et de l'affubler d'amour et d'autres oripeaux puisqu'il faut bien que le Tout cohère, cher Latécoère, la danse des éléctrons, la loi de gravité, attirances et répulsions, donc Dieu existe et m'aime très fort, CQFD, bis. Ensuite, il serait excessif de reconstituer tous mes détours de rues : je finis par les plus larges, remontant vers le château qui domine l'esplanade, avec ses touristes slaves et sa fontaine ("Eau non potable – Ne pas boire" pour les obtus, mais on m'a épargné DO NOT DRINK). Visiter le château demain.

    Rajustement de la pile de téléphone. Positionnement de la pellicule dans le réservoir argentique. Plaisanteries de clients, "entre hommes", sur la coupe "ticket de métro", le peu de poil que tolère le mâle après l' "épilation du maillot". Je règle – ah ! ah ! ah ! - et je m'en vais. Foix. Pluie. Sidoine.

    Et quand j'eus passé le Pont Nouveau, une sonnerie se déclencha dans ma poche : c'était l'ombrageuse et toute simple Z., peu avant 19h, de son travail : "Je te dérange ? - Non, je marchais (...) - Tu me commentes ta visite comme s'il s'agissait d'un match de foot. - C'est parce que je te parle en marchant." J'étais enthousiasmé, bien sûr, comme d'habitude, fort peu, mais sur un ton outré. Je l'entendais répondre à mes exaltations par ces monosyllabes où se montre la jouissance morale, de n'être pas méconnue, voire aimée. Pourrais-je soutenir ce rythme ? Puis elle me rappelle. Tout me semble perçu à travers ce voile de la soixantaine dont parle Goncourt. Je suis rentré chez moi par la case supermarché, où l'on me renvoya peser mes fruits : quelle poésie ! Je répondis, assis sur les dernières marches descendantes du Phoebus, où l'entrée était interdite "en cas d'ivresse manifeste".

    Tant d'aventures en vérité, en si peu de jours ? Z., comprendras-tu que je vis dans ma tête, exclusivement, incapable de vivre ou de salir mes mains ? Toujours éliminer, toujours vexer ! L'itinéraire du retour va d'un repère à l'autre, et s'en trouve pour ainsi dire raccourci. Le mardi matin, je longe en hurlant la nationale qui me lâche dans le dos les pires camions frôleurs, l'écoulement océanique des moteurs. Je chante des obscénités en italien, français, djoungo. Pour aujourd'hui, c'est le château. Ne pas oublier de se reposer à intervalles réguliers. Lacets internes du territoire castellacien, tendeur de pelouse au profil masqué, petits coups de faucheuse rageuse. L'herbe coupée sent bon, j'en paie le parfum par les douleurs d'oreilles. La visite guidée et déjà commencée. Je la rejoins salle des chapiteaux. Le guide ressemble à mes anciens élèves avec 5 ans de plus. Il est compétent, ou bien récite tout par cœur, en prononçant "les-z-hallebardes". Sous les vitrines les armures comme neuves, et même un chanfrein (de ch'val, of hourse). Avant de quitter mon quart de visite, j'offre 2€ à ce jeune étudiant paysan, qui n'ose se poster à la sortie pour quémander, tournant le dos. Puis je me hisse par le colimaçon. Redescendu, claqué mais content, j'erre dans des rues qui se ressemblent de ville en ville, les yeux en l'air, le pas lent, les épaules voûtées.

    Se présentent à mon seuil, au Campanile, deux femmes de ménage, une Noire en chair, une blonde chafouine Ah mince il y a quelqu'un – Laissez comme cela, videz-moi non pas les couilles mais les poubelles – Vous êtes sûr ? C'est très gentil monsieur merci beaucoup. Vous ne voulez pas de (sachets pour le) thé, (le) café ? Nous échangeons quelques mots sur le temps qui "va péter, c'est sûr", allons, ma grandeur s'est bien comportée envers le peuple... Le soir, après les siestes, coup de téléphone, cette fois de Françoise. Elle s'est cisaillé le pied sur sa débroussailleuse, tombant de son tracteur ; un orteil coupé, le pouce sous broche, douleurs et perte de sang, trajet vers l'hôpital des Quatre Pavillons, Robert klaxonnant à tout va, les "pisseuses" surtout ne laissant pas passer, puis à Pellegrin, vétuste.

    Depuis ce lundi, examens, prises de sang, perfusions... Je lui dis que j'aurais préféré une brouille passagère à cet accident matériel : C'est vrai ? - Oui ; dans une brouille, on peut toujours se rabibocher. Tandis que là.... Je me fais développer les détails, apprends qu'elle a enfin trouvé une chambre individuelle, pour cause d'incompatibilité de choix télévisuels. Une femme ordinaire, dit-elle. Je suis très content quand elle raccroche, car j'ai surmonté mon naturel égoïste et féroce. "Soyez naturels", qu'ils disent... Surtout pas ! Je rappelle : on est sur ma main ! (perfusion, sans doute) – Je peux le dire à Anne ? - Comme tu veux, tu es libre ! Anne s'est exclamée. Du coup, je n'ai même pas eu l'idée de savoir si c'était le pied gauche ou droit. Le soir, chute de brume. Je gagne Labarre, son barrage hydrolélectrique interdit, ses camions frôleurs et le bord de l'Ariège redevenu torrent. Ce soir, "Les Keufs" de Balasko(vitch), médiocre scénario incrédible où la vedette metteuse en scène essaye d'éclipser une magnifique Arabe prostituée, mais elle-même, Josiane, irrémédiable laideur étudiée, en cheveux carotte.

    Le drame est qu'elle s'imagine "faire" vulgaire, alors qu'elle est vulgaire. Et ses émois vaginaux avec un gros nègre me laissent froids. Alors j'éteins, et je ne peux plus rien faire vu mon âge. Le lendemain 29, saints Pierre et Paul, ayant vu sur la carte que St Jean de Verges était proche, je m'y rends à pied, profitant d'un interminable défilé de véhicules grouillants, gagnant enfin deux rangées de cahutes que troue en permanence un serpent d'automobiles, autocars et camions, qui doivent participer aux charmes de la vie locale. J'ai poussé jusqu'à la poste, indiquée par un boulanger livreur. Fermé le mercredi – Pourquoi ? personne n'a donc besoin de poste le mercredi ? Traversée en biais du cimetière, tâchant d'accrocher ces portraits qui prouvent par l'image et par leurs regards chargés de choses inconnues l'étude de Barthes sur la fonction essentiellement funèbre de la photographie. Je pense à ce banal énergumène qui se filme en permanence toutes les 30 secondes afin de se rendre immortel pour ses descendants. Il transforme sa vie en corvée mortuaire. Je photographie donc l'église romane, étroite et pure dehors et dedans. C'est à Saint-Jean de Verges que Raymond-Bernard II, comte de Toulouse, se soumit en 1229 au roi de France, et je l'ai lu en occitan ; c'est pourquoi sans doute le souverain d'alors (Louis IX) n'est pas mentionné. Se déclenche sous la nef un éclairage direct et indirect, qui use beaucoup d'électricité (je reviens sur mes pas, j'appuie, suite de la minuterie).

    Ne pas sortir de paragraphe convenu sur la supériorité ou non du roman pour contenir Dieu, ne plus mentionner le vide existant au sein des campagnes françaises où le moindre village ou sanctuaire pouvait aussi bien servir de cache aux évènements les plus importants (paix du Fleix en 1575 ?) Et je repars, à Vergès, comme l'avocat, commune de Crampagna, Crapougna, ce qui ruine tout jeu de mots sur les verges. Les premiers kilomètres sont difficiles, car le rebord herbu ne sert qu'à se tordre les pieds, je m'arrête donc sitôt que survient une voiture en face. "Il n'y a rien d'autre dans ces pages que les réflexions d'un homme ordinaire sur ce qu'il vit, ou bien lit" – sentence rêche comme un pubis d'étudiante bien frottée de Faculté.

    Mais que voulez-vous donc, jeune sotte, que ce soit ? Me faudrait-il donc m'efforcer, ou posséder Dieu sait quel génie, pour survivre ? Avant de parvenir à Vernajoul, je vois un autobus scolaire effectuer un demi-tour en Y bien serré. Vernajoul ? des noms de rues ressuscitant des vieux lieux-dits, des gens qui vivent là. Et moi-même bouffant un fruit sur un banc "Place de la Mairie", ce qui fait plus sain que de Gaulle ou Jeanne d'Arc. Je prends en photo, outre une abside obligatoire, deux poteaux modernes reliés par des rubans. Je traverse des petutes gorges. Rien à signaler. Le château de Foix se profile, c'est beau, etc. Sur mon carnet, je lis : "Trouvé petit hôtel pas plus cher, avec petit-déjeuner à 6€ au lieu de 9." La prochaine fois, ne rien réserver, débarquer. Comme à Moulins. Tandis que je fais mes courses à Foix, un SMS de Sonia : David est reçu. Je tape : "Bravo ! David superstar !" Sur quoi il me rappelle.

    Je suis en public, les "chalom" et "sur la Torah" pleuvent, David bafouille de joie, me redétaille ses stress, puis je raccroche, il appelait, il dépensait. Dans la mesure où je peux être ému, je ressens de la joie, la communique à ma femme par téléphone, me mets à bouffer, dors, tout le processus habituel. Vois un film sur le Baron Rouge, mal interprété par un petit blondinet aux yeux de furet. Bien germanique, et je me réjouis : pour une fois, nous voyons les souffrances de l'armée allemande. Peu importe le but de la guerre, l'empereur Guillaume II ramène ses moustaches en crocs. Mais notre héros émet des doutes sur la victoire. Il fonce au milieu des escadres ennemies, de nuit : "On n'attaque pas de nuit".

    Eh bien si. Outré, le Kichthofen. Ses camarades meurent, dont Voss, qui avait oublié son bonnet fétiche. Le héros se retrouve à l'hôpital, à St-Niklaas (Belgique). Très, très peu de documents sur l'occupation allemande en ce pays. Mais j'aimerais que les Allemands gagnent. Ce que c'est que le changement de perspective ! Et cette atmosphère d'Ernst Jünger, d'Iliade, où la guerre est présentée comme un face-à-face salutaire et purgatif avec la mort, et l'expression la plus forte de la condition humaine ! Or Maupassant régla son compte à Moltke : des soldats crétins tirant sur des chiens et des vaches pour tester les performances de leur arme. Stupidité meurtrière. Et quand le héros meurt, par ellipse, et que la fiancée belge et chaste se recueille sur sa tombe, je me contente d'avoir assisté à la démonstration de l'imagination humaine.

    Petite sortie nocturne dans le parc du lac, ultrapropice à toute agression avant dissimulation de cadavre, comme pour toute joggeuse. Puis second film, où j'accroche tout de suite en raison de Bruel, Benguigui-le-Souffrant, de son frère Elbaz ("David"), et de toute une brochette de juifs richissimes (tant mieux, tant mieux) : chacun défend ses frères, Gitans contre Feujs, Michel Aumont joue les salauds; enlèvement, rançons, massacre des kidnappeurs après un achat d'armes chez les crouilles, musique pathétique : Les 5 doigts de la main. Tu connais l'histoire du gars qui avait 5 bites ? ...eh bien son slip lui allait comme un gant. C'est beau l'imagination. Même avec Bruel. Moi je l'aime bien ce mec.

    Et j'éteins. Après une rafale de pubs répétitives sur les numéros porno. Putain j'ai dû en rater un sur l'autre chaîne. Ne m'en remettrai jamais. Aujourd'hui 30, c'est le grand jour : départ, définitif, car, qui revient sur ses pas dans sa 67e année ? Alors je range bien tout. Auparavant shampoing, dernier petit-déjeuner à 9€ bande de sauvages. La responsable est un petit taureau frisé bien replet bien moche plus lesbien tu meurs. Elle parle volontiers au couple de vieux touristes hétéro, leur vante maints sites où je n'irai plus, dépourvu de voiture comme je suis. Mais quand c'est mon tour, elle montre de la distance. Je lui dis pourtant que j'ai pris quelques jours de congés conjugaux, ma femme faisant toute une histoire si elle n'a pas pour elle notre unique voiture. Elle écourte, apparemment c'est que je ne regarde pas dans les yeux, que je souris en fer à cheval, qu'on sent l'hostilité, la méfiance envers les femmes moches, et ces gens-là, qui travaillent dans la clientèle, possèdent un sens infaillible du contact ou non : elle sent parfaitement, la taurillonne, que je me force.

    Alors je paye plein pot, car il y a les taxes, aussi. Sans regrets, je preprends la route vers le centre, avec les roulettes en bruit accompagnant. Aucun de mes pas ne sera plus refait sur ce tronçon Labarre-Foix, voici la gare au bout de sa "rue des Marbrulires". Dans la cour j'entends des jeunes gens expliquer à des jeunes filles qu'à Luchon tout le monde passe la frontière espagnole pour les cigarettes. J'entendrai d'autres conversations, d'un jeune homme instruisant des jeunes Canadiennes, d'une femme consolant une magnifique Turque voilée, de sa peine de cœur voilée. Je pense que je vais découvrir la douceur, la sincérité, la fraternité de tous les rapports humains, juste au moment où tout va finir, de même que j'ai enfin compris l'amour des femmes à l'âge où rien ne peut plus aller dans l'exaltation des sens. Amen. Le train fonce à vitesse effrayante, afin de rattraper trois quart d'heure de retard.

    Ne risque pas nos vies, conducteur.