Proullaud296

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

der grüne Affe - Page 4

  • GASTON DRAGON

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN

    GASTON-DRAGON 1

     

    A L'USAGE DES MAL-COMPRENANTS

    Le 10 décembre 1945 au matin, le père de ma mère, Gaston Liénard, mourait écrasé sur le verglas par un camion-benne vide. Ce drame fit de ma mère une épave nerveuse. Elle transmit à son fils l'admiration qu'elle portait à son père, et lui enjoignit de l'égaler en virilité. Ce petit-fils donc exprime ici les sentiments contrastés qu'une telle situation fit naître en son âme. Un tel idéal reste à tout jamais inaccessible. Très souvent, il se comparera au héros grec Héraklès, chargé d'effectuer ses Douze Travaux ; mais lui, petit-fils de Gaston-Dragon, comme il le nomme, n'accomplira aucun exploit : il restera noyé sous sa propre paralysie.

    Le présent écrit présente une tentative de transposition, d'interprétation littéraire ; le lecteur en constatera vite les limites, ou les outrances. Ce livre n'est cependant pas plus mauvais que bien d'autres.

    2

    EXERGUE

    Les exploits d'Ulysse, accomplis par la ruse et l'intelligence, me semblent méprisables ; car je sais très bien, moi, je suis largement payé pour savoir, que l'intelligence sans la force ne mène absolument nulle part.

     

    Mise en garde L'auteur ne croit ni à l'intelligence, ni au mérite, mais à la loi du plus fort : force physique, force séductrice, force calculatrice. S'il échoue, il n'en tirera nul enseignement. Il s'estimera plutôt victime, il élaborera plutôt les plus fourbes des scénarios, plutôt que d'admettre la moindre part de responsabilité ou la moindre chance de réhabilitation. Sa malhonnêteté intellectuelle pourra ainsi se déployer en toute impunité, sous couvert de ce quil appelle « la littérature ».

     

    3

     

    AU LECTEUR

     

     

     

    Lisez lentement. Lisez successivement. Ne cherchez pas à tout prix l'enchaînement. Tout se constituera en son temps, à son rythme. Formons une alliance où nous ne craindrons rien l'un de l'autre.

    Note

    Cet avertissement s'avère en effet de la dernière utilité pour ceux qui ne cherchent dans la lecture qu'un divertissement ; nous lisons trop vite, parfois même la télé allumée, quoique le son soit coupé... Mais l'alliance proposée ensuite, sans souci de cohérence avec ce qui précède (amenée par le simple contraste de « crainte » et de sérénité vient là comme un cheveu sur la soupe, sicut capillus in intrito.

     

    4

     

    PERE-HISTOIRE (1)

    Père-Histoire ayant expédié l'inconnu - gravé par son nom sur le monument aux morts - dans les camps du même nom (2), fut condamné au peloton. Mon père Noubrozi fut écroué par nos libérateurs (3) , en forteresse à Laon : commutation en droit commun ; quand la « cité » de la ville fut bombardée, Père-Histoire déblaya les corps dont une jeune fille anonyme à bout de bras ; il me dit que rien ne peut rendre l'odeur de la mort. Que rien n'en peut approcher. Dont rien ne donne l'équivalent. Odeur sui generis. J'en viens à penser que cette odeur donne faim ; les pisse-presse, après l'incendie parlant immanquablement d'une « ignoble odeur de brûlé ». Les plus précis hasardent : « sucrée ».

     

    Notes

    (1) Il s'agit du père véritable, historique en quelque sorte, de l'auteur, « Noubrozi » (voir cette œuvre, publiée dans le premier numéro de la revue « Le Bord de l'Eau » ; l'auteur se réfère ici à des faits platement exacts.

    (2) Cet inconnu, bien que je pense connaître son nom, reste ici anonyme. Il ne sera plus fait mention de lui par la s) uite.

    (3) Les Américains

     

    5

     

    PARTURITION

     

     

     

    Mes trois prénoms chrétiens sont Gaston, Lucien, André. Dieu dessécha mon âme, et purifia mes lèvres d'un charbon ardent; et Isaiae labra carbone ardenti purificavit.(4) La cathédrale de Limoges présente en bas-relief sous le buffet d'orgues les Douze Travaux d'Hercule, paganisme patent, dont nulle notice ne fait mention (5). André, l'Homme, deuxième prénom, fut d'abord le nom de mon second père, le médecin accoucheur. "Boucher !" criait ma mère , « Boucher ! » - le

    sang giclait! giclait partout ! sur les murs, sur le sol, les cuisses ouvertes de ma mère et la table aux

    pattes torses où la famille a mangé jusqu'à mes treize ans.

     

    Notes :

    (4) Dans l'Ancien Testament, les lèvres du prophète se trouvent ainsi habilitées à porter la parole de Dieu. C'est ainsi que notre auteur s'égale aux plus nobles figures bibliques.

      1. (5) Cette observation, exacte au demeurant, ne présenta aucun lien apparent avec ce qui précède, ni avec ce qui suit...

     

    ..."Me voici. Mes yeux sont d'azur baignés."

    Valéry, "L'Enfance de Sophocle"

     

    6

     

    GOYA

    Sans souvenir encore. Pourtant, passé le meurtre des serpents (6) , d'autres monstres se lèvent à l'horizon d'une mémoire antérieure, d'immenses jambes nues franchissent au loin en déchirant les brumes de longues étendues d'eau pâle, terre et mer emmêlant leurs contours indécis. Fermant un instant les yeux, puis les rouvrant, je m'aperçois que les visions s'estompent. Je porte au sommet du crâne l'ombilic ou la fontanelle des vies antérieures. Mère avant moi déjà vivante. Boute-en-train – pour étrange que soit le terme ,désignant un étalon  chargé d'exciter la jument, puis qu'on éloigne pour lui substituer, en douce, le véritable géniteur. « C'était un numéro » ajoutaient les commentateurs - définition de cirque ; jusqu'à une date toute récente, j'ai cru que lres circonstances sanglantes de ma naissance l'avaient transformée en créature dépressive, or, elle l'avait toujours été, comme tous les « rigolos ». Mais le visage de ma mère m'apparaît surtout, dans ma mémoire,

    comme celui d'une Gorgone, au hideux rictus (7)

    Trône à seize ans ma mère en costume d'Esther sur un cliché sépia parmi les jeunes pensionnaires entorchonnées de châles. "Un jour en classe » dit ma mère « à la question "qui fut le roi de la Lorraine en 1738 ? j'ai crié : Stanislas Leszczynski !" (8)

    Ma vie est le monde, et son histoire, ma cosmogonie.

    Notes :

     

    (6) Allusion aux deux serpents envoyés par Héra pour étrangler Hercule, encore au berceau. N'oublions pas que notre héros, de loin en loin, prétend se hausser au niveau du grand Héraclès ou « Hercule »(7) L'auteur exagère. Mais il ne renonce pas à transformer les évocations de son enfance en épisodes

    mythologiques, sans omettre les références picturales (Goya, Valéry, Sophocle – le foutoir...)

    (8) Deux circonstances où la Mère se trouve mise en valeur. Ce rappel se relie difficilement, là aussi, à ce qui précède ou à ce qui suit.

     

     

    7

    LA MORT DU DRAGON (9)

    Histoire de la mort du père d'Alcmène, Gaston-Dragon. Gaston, de « Vaast », prononcé [vâ], («gare St-Vaast »de Soissons). Saint Gaston initia Clovis aux mystères chrétiens - « Terre Guaste » signifie terre déserte, dé-vastée. Die Wüste. Un jour de verglas, 8 h 12, décembre 1945. Gaston-Dragon meurt écrasé par un camion-benne à betteraves, vide, tête broyée, plate comme un fromage au sang ; c'était de son vivant le « chien » du patron : le contremaître, celui qui aboie sur les ouvriers « Plus vite fainéants ! » Dur-à-lui-même-et-aux-autres comme on dit, universellement détesté à la sucrerie d'Aguilcourt Arrête ! Arrête ! tu viens d'écraser le père Liénard ! (là-bas en Picardie on ne dit pas « Monsieur, Madame », on dit « le père », « la mère ») - Mais je lui parlais y a pas une minute - Il vient de glisser sous tes roues !

    Quinze jours avant sa retraite. Quinze jours avant Noël. « Quand j'ai vu » dit la Veuve « arriver de loin le Maire, l'Adjoint, le Patron, tous en noir chapeau bas j'ai su tout de suite qu'il était arrivé quelque chose." Notables de campagne aux phrases convenues - il se retirait toujours pour que je n'aie pas d'enfant - « Tu les préfèrerais à ma fille (10) ! » - et cette fille était ma mère Alcmène absente ce jour-là, la Seconde Epouse du Dragon, debout, se prenait la Mort en pleine

     

     

    face. Si éloignée que fût ma mère, à dix kilomètres en ces temps si lointains où le bout du monde était l'autre chef-lieu de canton, juste le téléphone du Maire en cas d'urgence, elle fit un rêve : mon père était sans tête criait-elle je ne vois pas la tête papa papa – s'il portait ou non un bandeau dans le rêve - si le sang (11) (...) - je ne sais plus répond-elle plus de tête plus de tête un souvenir coagulé comme à bout de souffle à bout de mémoire ; j'ignore encore jusqu'au bout si ma mère a pleuré crié je ne connais pas le tréfonds de ma mère (12). (En vérité Gaston-Dragon portait de larges bandes étanches et immaculées sur ce même lit d'exposition du corps où je devais plus tard enfant rejoindre Seconde Epouse devenue veuve, à sept heures du matin en été, mes parents dormant encore ; elle frappait doucement sur les conduits d'eau chaude, pour que je la rejoigne au sein de cette couche imprégnée de bergamote et d' « odeur de femme » - il faut un odorat subtil et affiné pour sentir le plus quintessencié des parfums. Je prétendis un jour en être incommodé. « Comment peux-tu » me dit la veuve «savoir ces choses-là ? » - ainsi donc loin d'en faire mystère les femmes admettaient comme allant de soi, reprenaient à leurs compte et maléfices cette appréciation révoltante... Ma mère Alcmène prétendit (j'avais là-dessus opiné de jour, en pleine cuisine) que j'avais dû « flairer » (c'était mon mot) parmi les jambes ouvertes de la bonne logée chez la Veuve et qui se fût au rebours de toute vraisemblance assoupie sur sa chaise en position propice - je ne me souvins d'aucune exploration, ni reptation, de cette espèce.)

     

    Notes :

     

    (9) Retour au thème de cet ouvrage : la mort accidentelle du grand-père, que l'on assimile à un dragon germanique...

    (10) Telles sont bien sûr les paroles incongrues qui résonnent à ses oreilles à l'instant même où elle apprend la mort de son mari, Gaston-Dragon.

    1. Questions que j'ai posées, plus tard.

    (12) Sept années ont passé, l'auteur évoque ici, par contraste, l'un de ses premiers souvenirs dit « voluptueux »

     

    8

    FIGURES DU PERE (13)

    Un père tout embarrassé, comme contaminé, de son entrave charnelle : Amfortas, Roi Pêcheur, Cophétua (« Que fais-tu là?) blessé, navré, mehaigné d'un coup de lance enmi les hanches non pas claudiquant mais bien dévergé, lacéré et castré ; à lui tout le miel et la résurrection selon son rite, lorsque la terre gaste reprendra couleurs de fleur et d'herbes, rameaux, bourgeons (14). Je consolerai ce père et oindrai ses parties de ce natron dont on conserve les momies car « il est plus grand mort encore que vivant. (15) Arthur roi des échecs - Arcturus : « L'OURS » ; à déplacer case après case, parcimonieusement, dont l'ultime campagne se fit contre le fruit de son inceste (Mordred l'Usurpateur) qui le trancha de son épée, tant qu'on vit le ciel entre les lèvres de sa plaie (16). ...Arthus figé, en son palais de Camaalot, dans une éternelle célébration de Pentecôte ou d'Annonciation ; premier célébrateur, démiurge de ce monde où nous vivons et mourons tous (17) ; sans aventure personnelle ni quête qui vaille, mais bien les ordonnant, les déléguant : tout ce qui part du roi se voit fondé, se déroulant, lui revenant, tout accomplissement s'estampille, s'authentifie par lui : assimilé de la main blanche (18) aux divinités de Rome, tout citoyen romain quoi qu'il fît en effet se référant au regard, à l'action d'une entité divine ; actions décalquées, répercutées à l'échelle du ciel, firmamentum, inscrits, portés en ombre. Père : aussi bien Wotan déchu, dépité dans l'amour des Walsung, héros humains et vaincus - ou Encélade, enchaîné sous l'Etna (19).

    Je fus adoré de mon père. Il se fonda sur moi. Ainsi les mortels rachetaient-il les dieux(20) ligotés de certitudes ; tout homme est Messie ; toute femme emmure dans le temps, de la naissance au grand scellement de la mort (21) . Ni le Christ ni Oreste ; ni même Isaac fils dAbraham (22) qu'il

    épargna ; je fus, avec mon père, juste un homme. Valant n'importe qui. (23)

    Notes

    (13) Sans lien direct avec ce qui précède, l'auteur à présent évoque la figure de son propre père, mari d'Alcmène. Il se le représente sexuellement mutilé, à l'instar du roi Amfortas.

    (14) C'est ce qui se produira lorsque le roi blessé recevra le baume guérisseur : tout son domaine refleurira.

    (15)Noter ici le disparate des références : d'une part, l'embaumement des momies égyptiennes ; d'autre part, les paroles prononcées dit-on par Henri III lorsqu'il aperçut au sol le corps de son ennemi Henri de Guise, qu'il venait de faire exécuter : « Qu'il est grand ! Il est encore plus grand mort que vivant. » Le roi de France put s'en apercevoir : il fut assassiné, par vengeance, moins de huit mois plus tard (1589)

    (16) Allusion ici à La mort le roi Artus, de Chrétien de Troyes ; l'auteur a rassemblé ici plusieurs souverains légendaires, tous frappés d'une forme d'impuissance, politique ou sexuelle.

    (17) Nulle part il n'est question de ces attributions du roi Arthur, ici purement imaginaires.

    (18) Il s'agit d'une sorte de magie blanche, qui assimilerait le roi Arthur aux divinités romaines ; il y en avait un grand nombre. Toutes les activités humaines possédaient un dieu. On ne pouvait agir sans se trouver sous le regard de l'un d'entre eux.

    (19) Dieu ou titan, réduits eux aussi à l'erreur ou à l'enchaînement.

    (20) Thème du père que le fils rachète.

    (21) L'homme sauve ; la femme est menace d'engluement.

    (22) Il ne manquait plus que celui-là.

    (23) ...Sartre, par-dessus le marché.

     

     

    9

    PREMIERE APPARITION DES EURYSTHEES

    Le roi de Mycènes, Eurystheus, dont le nom signifie « aux grandes forces », fut le beau-frère et le commanditaire des travaux d'Hercule (24). Un jour sur cet écran qui me tient lieu de ciel (25) sont apparues dans le jeu les Déesses Jumelles, au longues chevelures blondes, qui s'exprimèrent parlèrent ainsi : « Nous sommes les Eurysthées ; nous te révélerons les fallacieux accomplissements de la soumission (26) ; car si c'est bien par elle qu'on obtient ce qui surpasse toute rébellion, soumission s'accordant à Dieu, c'est dans la convulsion de la défaite et de la mort que toute grandeur se révèle, puisque le couinement du rat sous la serre s'inscrit à tout jamais dans le temps, dimension de l'homme dont l'éternel se trouve à tout jamais privé » (27). Lorsque Gaston-Dragon mourut, la terre s'arrêta ; seul celui qui meurt demande un nom sur sa tombe. Qui se soucie du nom d'une divinité ? «Ô Zeus, ou quel que soit le nom que l'on t'accorde... »

     

     

    Innombrable est le compte de ceux qui doivent mourir. (28)

     

    Notes

    (24) Ce personnage est relativement obsédant chez notre auteur.

    (25) Ecran d'ordinateur évidemment.

    (26) « On obtient tout par la soumission » - « Plus fait douceur que violence » - mais ce n'est bien souvent qu'une illusion : l'on perd plus, tout compte fait, que ce que l'on gagne...

    (27) ...Mieux vaudrait alors se faire écraser, mais dans la révolte et la plus orgueilleuse fierté...

    (28) Les phrases apparemment erratiques se rapportent à un sentiment d'immortalité divine accordée au grand-père Gaston-Dragon ; tant le souvenir transmis est demeuré vivace dans l'esprit de son petit-fils. Comme Dieu, ou la Divinité en soi , il n'aurait pas même besoin de nom pour être invoqué (la tombe de Gaston n'est plus visible, et se trouve à présent sous un croisement d'allées du cimetière de Guignicourt, indécelable ; c'est là qu'il faut certainement chercher la raison de ce brusque épanchement mystique).

     

     

    10

    PERE DECEDE (29)

    Père décédé disait le télégramme. Un certain Evguéni, père de mon père (30), passa dans l'opinion pour le mort : buveur, pourri d'asthme et bassiné d'eucalyptus. Le tampon de la poste indiquait '"GVIGNICOVRT". En cette époque les époux naissaient à trois lieues l'un de l'autre. Les cousinages étaient légion. Les types humains, appelés races, n'étaient que des ressemblances de familles. Mais les géographes ont cru, de bonne foi, qu'il existait de telles « races », vosgiennes, meusiennes, comtoises... Gaston-Dragon, Evgueni, un seul village, de quel père s'agissait-il ? Eugène Collignon, 1873-1945 ; époux de Sinne, Wisigothe, 1883-1959. Parents de mon père.

     

    Notes

    (29) La figure du père (ou du grand-père) bascule perpétuellement de la surévaluation à l'évanescence, à l'évanouissement. L'auteur oppose ici le père de sa mère (Gaston-Dragon), présenté comme un parangon de virilité, à son propre père, estimé lâche et pleutre.

    (30) Eugène Collignon, autre grand-père de l'auteur. Il n'existait aucun lien de parenté ni de ressemblance physique entre les deux grands-pères, tous deux nés près de Verdun, puis échoués, par hasard, à Guignicourt.

     

     

    11

    PAROLES RAPPORTEES

    De Sinne, Wisigothe (31) : A Guignicourt, la guigne y court. 

    - Pour être satisfait de son destin, toujours regarder au-dessous de soi.

    "Le vin d'Arbois, plus on en boit, plus on va droit" : Une carte postale du cru représente un incoyable (1795) vacillant sur son gourdin tordu ; ajouter à la consommation du vin d'Arbois celle du pastis (Evguéni), et le guignolet-kirsch (Sinne) - je n'ai jamais dit-elle à sa bru éprouvé le moindre plaisir avec mon mari. Mon père Noubrozi m'a dit : J'ai assisté à des scènes, mon fils, dont tu n'as pas idée (le poussant quelque peu sur ce sujet, j'ai cru comprendre qu'il s'agissait de bagarres à coups de chaises entre époux plus que fortement éméchés).

     

    Note

    (31) Epouse d'Evguéni ; mère de Noubrozi, père de l'auteur. Surnommé « Mon Colonel » par son mari. Mère Fouettard...

     

    12

    LE ¨PETIT HOMME DANS LE LIT DE LA VEUVE (32)

    Je parlais avec elle à sept ans, Veuve de Gaston Dragon, à sept heures du matin (voir plus haut) ; je lui décrivais une base militaire secrète, sous les glaces d'Arkhangelsk, où s'exterminaient les espions des deux camps. C'était l'an 4004 de notre ère ; la naissance du Christ passait juste entre nous et la Création du monde. Les Martiens, disait Veuve Dragon, possèdent deux mille et cinquante ans d'avance.  Les soucoupes parurent cette année-là dans le ciel, particulièrement nombreuses.

     

    1. Ou : l'auteur dans le lit de sa grand-mère, à Guignicourt

     

    13

    DEUXIEME APPARITION DES EURYSTHEES (33)

    Ce chapitre, où se précise la mission démesurée d'Héraklès, présente une fois de plus de nettes similitudes avec les indication de jeux vidéo ; le lecteur doit bien garder à l'esprit ces données du game boy, afin de ne pas céder aux désorientations. Les Jumelles Blondes ou

    « Eurysthées » empruntent leur nom à celui du commanditaire, Eurysthée, beau-frère d'Héraklès, afin qu'il accomplisse les « Douze Travaux d'Hercule ». Ce subterfuge littéraire (34) est destiné à introduire l'Olympe dans l'aventure somme toute banale d'une famille d'agriculteurs ouvriers lorrains. L'écran montre un char de feu sur fond d'étoiles, et deux immenses chevelures blondes retombent sur quatre reins ; les comparatistes évoqueront qui les Walkyries, qui Guenièvre, ou Yseut, princesses dignes d'amour (et d'abnégation).

    La voix des Eurysthées offre le sensuel métallisme des artefacts téléphoniques : structure hachée, voix gazées (mirliton, papier à cigarettes ?). De ces jumelles lovées, incurvées tête-bêche naguère dans la même poche utérine, émanent désormais deux souffles retournant aux mêmes bouches. Le voyeur ou le joueur éprouvent la sensation à la fois douce et confuse d'une masse de cheveux, étouffante un peu, sur les narines et la bouche. L'écran affiche ce qui fut la Mission même d'Héraklès : purger le Continent de tous fauves et reptiles. Je conclus hâtivement qu'il faut me concilier ma propre mère, en m'assimilant au père même, si célébré, de cette dernière : Gaston, ou Vaast, celui-là même qui jadis catéchisa Clovis, et périt sous les roues d'un véhicule utilitaire.(35) Les Eurysthées figurent toujours dans le ciel, sur un nuage en forme de char. Voici les chances, ou « armes » :

    1°) les avantages de mes adversaires ne seront ni la Peur qu'ils inspirent ni la Force, mais l'Envoûtement, la Fascination (appelée « charme », « pitié », « langueur ») (36)

    2°) étant l'offensé, j'aurai toujours le choix des armes (les autres, quoi qu'ils aient fait ou omis de faire, seront toujours dans leur tort.)

    J'éprouvai à ces voix de grandes voluptés, suivant de l'œil les profils sinueux des deux sœurs jumelles ; j'aurais enfin

    3°) le droit, sur mon lit de mort, de crier "Assassins, assassins" (titre de Philippe Djian) à tous ceux qui me soigneraient, devant tous vivre alors que je mourrais, infirmières décolletées, blouses transparentes et bordures de slips visibles (dans What (titre de Polanski) l'héroïne chevauche un vieillard agonisant, jupe relevée : Origine du monde au seuil de laquelle retombe foudroyé le vieux aux yeux brisés d'extase, murmurant "Que c'est beau". (37)

     

    Notes :

    (33) Personnages imaginaires, déjà rencontrés. Ces Jumelles aux longs cheveux blonds apparaissent sur l'écran

    de la console de jeux de l'auteur. Il semble bien qu'elles représentent ici l'éditeur, qui passe commande auprès de l'auteur lui-même.

    (34) ...et mégalomaniaque...

    (35) Confusion soigneusement entretenue entre Héraklès, cha rgé de tuer le dragon, et saint Gaston, ou « Vaast », ecclésiastique ayant réellement existé (à défaut de l'Olympe, du moins l'Histoire sainte...) Tous deux ont une tâche particulièrement difficile à accomplir : purger la terre de ses monstres, ou l'esprit de Clovis, roi des Francs, de ses démons païens. L'auteur multiplie les modèles de virilité, afin sans doute de n'en élire aucun.

    (36) Le thème du vaillant héros amolli par la traîtrise de ses adversaires, en particulier féminins, lui servira toujours d'excuse pour ne pas avoir accompli sa mission, pour avoir failli à son idéal. Nous sommes avertis : ce sera toujours la faute des autres, et l'auteur n'aura fait que succomber à sa confiance et à sa naïveté.

    (37) Soit une (Olympe), deux (Philippe D.), trois et quatre références (Polanski, Courbet). Je m'avance donc en toute sûreté. J'utilise désormais la première personne, afin de ne rien dissimuler de ma vanité. Le mot « vanité » signifie, à l'origine, « vacuité » (de « vacuus », « vide »).

    Les Eurysthées m'accordent en fait l'exorbitante autorisation de ne rien faire, de m'en trouver absous, d'accuser les autres, et par-dessus le marché de me plaindre d'eux. Est-il nécessaire de préciser que jamais éditeur n'a conseillé à son auteur de se conformer à de tels schémas ; il faut donc que ces Jumelles symbolisent tout à fait autre chose.

     

    14

    MISSION (SUITE)

    • Tu feras, dirent-elles (et leurs voix alternées (amœbées) (38) vibrent comme un écho la façon des anges d'Abraham) l'amour, aussi souvent, aussi longtemps que nécessaire ; « en effet, » poursuivait la seconde, « loin de nous l'idée que l'abstinence confère quelque pouvoir que ce soit". Tel Antée reprenant vigueur sitôt qu'il touchait du pied la Terre (sa mère), je recouvrerais mes forces sitôt que je suivrais à la lettre les indications confiées sur un phylactère (parchemin roulé passé dans la ceinture.) Muni de ce précieux viatiques et sans me battre ! j'affronte le monde entier, en évoquant les souvenirs de ces ténèbres prénatales, avec les précisions me permettant de reconstituer sur pilotis ma cité lacustre (ce concept popularisée par les historiens n'a peut-être jamais existé, les pilotis n'étant dit-on que des appuis de cloisons, le niveau des lacs s'étant alors élevé : c'est la deuxième thèse).

    Je me souviens d'immenses salles de mariage, de grandes formes d'hommes et de femmes enjambant l'espace, minuscule je cherchais à disparaître dans les forêts de jambes...

    Notes :

     

    (38) Les chants amoebées (prononcer « a-mé-bé ») sont utilisés lors de joutes verbales et poétiques entre bergers, tandis que leurs troupeaux nécessairement bucoliques paissent paisiblement...

     

    15

     

    CORPS A CORPS

    Les Eurysthées me convient à une lutte à trois (39) de type grécoromain dont je parviens à me dépêtrer (40), bien qu'elles se soient révélées plus musculeuses et souples que je ne pensais : plus d'une fois leurs clés m'ont ôté le souffle.  L'Ange ayant plusieurs fois touché terre demeura

     

    vainqueur, laissant au fils d'Isaac une boiterie de la hanche en signe d'appartenance. Les Muses

    (41) m'ont tordu à ras de sol, et les voici à présent qui râlent contre le sable (42) ; reprenant leur vol, elles m'assurent que je porterai à jamais la marque d'une extrême vulnérabilité : un point particulier du corps, comme un talon d'Achille mal baigné ; Siegfried mal baigné du sang du Dragon, portant dans le dos à mi-chemin d'épaules ce point "qu'on n'atteint jamais", emplacement funeste d'une simple feuille - sexe de femme entre les épaules ? - que le traître Hagen transperce de l'épieu (43) ; il n'est cependant pas inéluctable que je périsse un jour de la sorte : les livres m'entourent de toutes parts (44)

    Je me suis relevé fortifié ; une pénétrante odeur de tilleul (45) se dégagede mes épaules (dans mes vies antérieures je n'ai combattu qu'à mains nues, craignant que l'adversaire justement ne retournât mon arme contre moi ; recherchant le corps à corps et la morsure (Tu te bats comme une fille - j'en étais fier) (mais je refusai d'être femme, pour ne pas échanger de prison contre une autre (46) ) - (les Eurysthées me confirmèrent que les femmes exigent entre elles un certain nombre de contraintes que nul héros, fût-il (47) masculin, ne saurait affronter. Désormais je renonce à relater mes nombreuses entrevues avec les Eurysthées ; elles m'ont tant visité qu'elles flottent pour ainsi dire autour de moi comme la Cape d'invisibilité, die Tarnkappe (48)

    Notes

    (39) Il semble exclu de voir ici une représentation symbolique du triolisme ; cette note même cependant invite à la plus grande circonspection.

    (40) Le but de cette lutte est en effet d'immobiliser l'adversaire, à l'aide de figures appelées « clés ».

    (41) Autre façon de dire « les Eurysthées »

    (42) Tantôt les unes, tantôt l'autre (comme ici) ont le dessus.

    (43) Noter une fois de plus le brouillage des références. : bibliques, antiques, germaniques.

    (44) Il n'est pas précisé si les livres agissent à la façon d'un rempart, qui isole, ou à celle d'une armure, qui permet de vaincre l'extérieur.

    (45) Signe de victoire, mais aussi bien de vulnérabilité.

    (46) La digression n'est qu'apparente.

    (41) Ou « futile » ?

    (48) Procédé consistant à supprimer du récit une instance, des personnages dont on ne sait plus que faire, dissimulé sous une dernière pirouette culturelle, en l'occurrence germanique.

     

    16

     

    VOCATION DE PRETRE (49)

    C'est une bien belle église que celle de GVIGNICOVRT. Enfant, bigot, bien gominé, j'escaladais par le talus d'abside la pente glissante et couverte de ronces d'où tombait, pressé, impérieux, du clocher, le premier coup de la messe (50) . J'ai dérapé dans mes souliers dominicaux, serrant dans le poing une image pieuse où l'on avait cousu en scapulaire un coupon véritable de la robe de Marie. J'ai prié, pesté contre la boue, l'âme pure et les pieds sales. Franchissant enfin le porche, qu'il m'aurait suffi de découvrir en contournant le bâtiment d'église, par la grande entrée, comme tout le monde, je constatai que pas un paroissien ne s'était encore présenté.

    Déçu de leur tiédeur, fier de mon épreuve, premier de l'assemblée, j'ai attendu, à la fin de l'office, le prêtre dans la sacristie. Les enfants de chœur troussaient par-dessus tête leurs soutanelles rouges à dentelles douteuses sans mesurer un seul instant l'honneur insigne qu'ils avaient eu de côtoyer le Seigneur-même. A l'homme de Dieu j'ai déclaré « Je veux devenir prêtre » Or loin de s'extasier, ("Voyez ce jeune garçon ! il n'est pas comme vous ! il sera prêtre !") il ronchonna je ne sais quoi, me renvoyant à moi, petit merdeux. (51)

     

    Notes

    (49) Digression sur le catholicisme. L'auteur, en mal de références, donne ici uen version abrégée d'un souvenir d'enfance authentique (le souvenir, pas l'enfance. )

    (50) L'enfant ne s'est pas aperçu que le véritable porche de l'église se situait de l'autre côté, à l'endroit...

    (51) Il fallait bien caser ce souvenir-là quelque part.

     

    17

    MA MERE EN DELEGATION (52)

    Il me revint de racheter les pleurs de ma mère : toute jeune à GVIGNICOVRT, privée en son temps des funérailles de sa propre mère (« Tu n'iras pas à l'enterrement de cette traînée ») (53)

    (premier oracle de Gaston-Dragon) ma mère Alcmène fut déléguée en rattrapage aux inhumation paroissiales, représentant la famille. Un jour (54) ce fut son propre tour (ou « MA MERE EN REPRESENTATION ») (55) et je me suis placé le lendemain à cet endroit précis vacillait la veille (56) , perché sur ses tréteaux, le cercueil plein d'elle afin d' y flairer cette amorce de macération -

    que rigoureusement ma mère

    m'interdit de nommer ici(57)

    • de sournoise décongélation (visage d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille - chuchotait ma fille épouvantée (58) - papa, regarde] ) ma mère tout entière drapée dans la robe de chambre plaquée sur ses chairs suspectesvolume abstrait (59) suspendu désormais à 120 cm

    du sol j'ai sentis ce lendemain, physiquement, la vibration d'une masse de chêne verni fantôme dont mon père l'instituteur m'avait jadis transmis la dénomination magique : parallépipède rectangle. Ma mère désira - des obsèques religieuses : "Si nous n'attendions pas » disait le prêtre « la résurrection, à coup sûr nous ne serions pas ici réunis" - c'était bien une réponse à cette faconde de mon père qui cabotina sans doute (60) : "Je ne crois pas à toutes ces histoires de Résurrection, de Bon Dieu, de jJugement" - du ton faraud de celui qui suça le lait sûri de l'Ecole Normale et républicaine. A qui on ne la fait pas. Sur le corps de ma mère le prêtre agita le goupillon, et ce fut tout. (61)

     

    Notes

    (52) Le plan de l'ouvrage consiste en un cheminement sinueux ; ici, l'auteur veut montrer combien il était difficile d'appréhender le caractère dépressif de sa mère.

    (53) Bien se souvenir que cette épouse indigne avait trompé son mari tandis qu'il combattait sur le front.

    (54) Beaucoup plus tard, le 2 août 1984.

    (55) Elle représentait, dans le rôle principal, et bien malgré elle, son propre enterrement

    (56) Et non pas « la vieille », humour.

    (57) Brassens, évidemment...

    (58) Ma propre fille, que je croyais ainsi éduquer à la mort, me reprocha plus tard de lui avoir imposé cette épreuve bien trop tôt (elle n'avait que onze ans).

    (59) Je reviens désormais au lendemain de l'enterrement, où je suis revenu, à la même heure, devant l'autel, à l'endroit précis où avait été déposé le cercueil de maman.

    (60) Lors de l'entretien supposé qu'il eut avec le prêtre pour définir les modalités de la cérémonie.

    (61) Paragraphe particulièrement difficile à suivre, en raison du glissement perpétuel entre le jour de l'enterrement, la veille de celui-ci (où peut-être mon père s'est entretenu avec un prêtre ) (mais je ne le pense pas), et le lendemain, où moi-même suis revenu sur les lieux ; j'y ai ressenti d'étranges phénomènes, peu perceptibles, ici amplifiés.

     

    18

     

    DE MA MISSION, ET DERECHEF (62)

    "Tue le Dragon » dit mon père ; « délivre-nous toi et moi en atteignant Gaston où qu'il se trouve, Enfer ou Ciel. (63) Jamais, mon fils, jamais ta mère Alcmène, telle que tu l'as connue, n'a pu admettre que je fusse en quoi que ce soit l'équivalent de son père des Terres Guastes (64) . Si tu te baignes dans le sang de ce Gaston-Dragon, il te révèlera son règne et sa longévité. Tu deviendras lui, et vous ne serez plus qu'un, moins maléfique pour moi, je sais que tu m'aimes. Pour toi tout bénéfice : pourvu à ton tour de toute supériorité, tu consoleras ta mère la tête haute, et ton père sera plein d'estime (65), et toi-même deviendras à ton tour Fondateur (66) . Il n'est pas exclu que le cycle se reforme parmi ta descendance - que t'importe ? » Il n'ajouta pas que j'aurais enfin dénoué le fil des générations, devenant père de mon père et de ma mère. (67) Je ne promis rien et fis bien ; mais il me défendit de l'imiter, ni de me soucier de lui. Ce qui me fut impossible. (68)

     

    Notes

    (62) L'auteur veut faire croire qu'il a volontairement commis une maladresse, sous forme de pédante répétition. En réalité, il s'agit d'un rafistolage.

    (63) En clair : « Débarrasse ta mère du souvenir de son propre père ; imite-le, remplace-le, mais débarrasse-nous tous de cette présence morbide. »

    (64) Nous rappelon que « Gaston » ou « Vaast » a peut-être pour origine le germanique « gouast », qui signifie à la fois « dévasté » et « désert ». Cela renvoie au roi mutilé Amfortas, dont le royaume était dévasté, jusqu'à ce qu'on trouve de quoi guérir son souverain...

    (65) Le père de l'auteur, Noubrozi, parle de lui-même, tel qu'il sera une fois délivré de ce pesant fantôme.

    (66) Fondateur d'une nouvelle dynastie, repartant de zéro, et parfaitement purifiée de ses miasmes.

    (67) Le pouvoir de rédemption que je m'attribue aisi s'étendrait aussi bien sur mes ascendants, mon père et ma mère, que sur mes éventuels descendants.

    (68) En clair : au lieu d'imiter Gaston-Dragon, père de ma mère, décédé avant que j'aie pu vraiment le connaître, j'ai fortement été imprégné par la personnalité de mon père, bien plus névrosé ; ma mission aura donc échoué. De toute façon tout ce monde-là est mort, « et moi-même je ne me sens pas très bien » (Woody, évidemment)...

     

    19

    ENQUETE

    Consultant alors les Eurysthées j'appris :

    • que Gaston, fervent joueur d'échecs, initia mon père son gendre à ce jeu pendant neuf mois d'état de grâce après les noces ; que jamais du vivant du Dragon, avant que la Roue n'eût fait éclater son crâne, mon père ne l'avait vaincu - la diagonale de l'Evêque ( Bischofsdiagonale) surgissant de l'angle opposé sans qu'il eût jamais pu parer la Tenaille de la Mort (Todeszange) ;

    • chose ignorée de tous les acteurs de cette histoire : l'homme des terres-guastes (69) ne pouvait se fléchir que par le recours à la femme (70) ; à tout homme il ne laisserait nulle chance, le combattrait à mort. En ce temps-là je consultai beaucoup. Or ma mère s'écria : "Jamais mon père ne m'a manqué de respect" - il est tant d'autres façons, Lotharingienne Alcmène, de manquer de respect à sa fille. (71)

     

    Notes

    (69) Est constamment désigné ainsi Gaston-Dragon lui-même, dont le nom (Gaston/Vaast) signifie « désertée »

     

    (70) J'ai donc fort peu de chances, en tant que garçon, de fléchir l'esprit courroucé de Gaston-Dragon, décédé

    de mort violente.

    (71) Ne pas autoriser sa fille à revoir sa propre mère, fût-ce le jour de son enterrement, constitue un traumatisme aussi destructeur que celui de l'inceste.

     

    20

     

    LES EBRANLEURS DU MONDE - ENOSICHTHONES (72)

    Mes investigations menées à bien (dans ce lieu idéal où l'on ne mange ni ne dort, où l'on demeure sans cesse éveillé sans fatigue, où le temps lui-même obéit à des lois inconnues) (73) j'ai reçu à nouveau la vision des ébranleurs du monde : Héraklès encore parut en ses dimensions véritables, torse nu de trois-quarts, tête, épaules. Effaré je contemplais cette expression massive, dominant de la barbe et des bras musculeux la plaine brumeuse où fuyaient les foules sur leurs chariots, traînant leur exode éperdu sous les cuisses mêmes du monstre (Francisco Goya y Lucientes). Je le vivais en ma vision, ce tableau, de toute ma frayeur ; craignant que le monstrum, signe des dieux, qui proprement démonstre leur puissance, ne se retournât. Devais-je en vérité m'affronter à ce Colosse, afin de refonder l'harmonie de leur Monde, recousant leurs lèvres et les miennes ? (74)

     

    Notes

    (72) Les Grecs appelaient ainsi Poséidon : l'Ebranleur du sol ; il présidait également en effet aux tremblements de terre.

    (73) L'auteur veut désigner ainsi, de façon inutilement alambiquée, ces régions de soi-même profondément enfouies, à l'abri des atteintes extérieures.

    (74) Il n'y a pas ici à proprement parler de succession chronologique ou même dialectiquement logique ; la réflexion procède à la façon d'une ellipse, revenant souvent sur ses pas, ou bien élargissant son champ d'investigation de manière imprévisible. C'est la seule justification que nous ayons pu trouver à ces redites et autres redondances de l'auteur.

    21

     

     

    DIEU EN SOI (75)

    Rien ne garantit que l'intuition, ou la raison seules, m'eussent mené sur la bonne voie : l'ignorance et la malédiction humaines l'emporteront toujours (76) De Gilgamesh à Faust, la seule chose qui importe est de se garantir, « seul animal » dit-on « qui sait qu'il doit mourir » : "Si vous goûtez de cet arbre de vie » - nous en avons goûté, nous sommes morts - « vous connaîtrez le bien et le mal » - nous sommes dévorés de différences - « et vous serez comme des Dieux » - car tout dieu abolit toutes différences, toutes contradictions poussées à l'extrême, et cependant fondues - toutes découvertes ne sont-elles pas conjointement le plus grand blasphème et la mort du dieu, son remplacement, sa succession ?

    Alcmène, mère mythologique et véritable d'Héraklès, répond à Zeus (il ne s'agit que d'une obscure famille picarde) : "Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il restera un légume immortel" (Amphitryon 38 Acte II Scène 3). S'il n'y avait plus de mort, tenant compte des infinies possibilités des temps, toutes les virtualités successives ou simultanées de l'homme pourraient s'accomplir, il ne serait plus alors besoin d'une multitude d'hommes, et seul existerait Moi-Dieu ; qu'importerait alors qui je suis, ou mon nom. J'aime donc qui je suis à présent, nommé dans et par ma mort, mon corps et ses déplacements, et sur ma tombe on lira : Ci-gît Héraklès, homme de lettres - deux dates, le trait d'union. C'est donc pour l'épitaphe seule que je vis, le nom, et non l'éternité, son exact contraire.

     

    Notes

    (75) Le texte vise à se hausser au niveau de la recherche métaphysique. Nous avons ici des réflexions assez élémentaires, sincèrement ressenties, mais volontiers boursouflées.

    (76) Il ne s'agit donc plus seulement de neutraliser les forces maléfiques de Gaston-Dragon, mais de découvrir, ou d'approcher, à l'occasion de cette quête, les mystérieux rapports ou oppositions entre l'homme et le Divin.

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 19

     

     

     

     

    22

     

    LA MORT DU JUSTE (77)

    Gaston-Gustave, dit le Dragon (1885-1945), mourut sans que je l'aie frappé (78). Avant que j'eusse pu le faire, soit lors de ma petite enfance. L'affliction ne s'applique pas au tiède (79); Evguéni, évoquant les derniers sacrements de l'Eglise, prononça ces mots : « Si ça ne me fait pas de

    bien, ça ne me fera toujours pas de mal ». Et il les accepta (80) - l'affliction sincère, en revanche, vole à tire-d'aile vers Gaston maître-chien, ce qui désigne chez les betteraviers le contremaître haï de tous, l'accélérateur de cadences, dur à soi-même dur aux autres. Son crâne a fini broyé entre roue et verglas. (Pour moi je suis tendre à moi-même ; de dureté pour moi les autres se sont bien assez chargés (81). Lorsque Gaston-Dragon de nuit rentrait du bistrot, il aboyait à toute force en faisant gueuler tous les clébards enchaînés du village et les hommes juraient : Ce con de Dragon !(82)

     

    Notes

    (77) Retour sur la scène obsédante de l'écrasement du crâne. Peut-être l'auteur âgé de treize mois s'est-il rendu compte de ce drame qui frappait sa propre mère. Il serait utile de savoir à qui il fut confié durant cette épouvantable épreuve.

    (78) C'est en effet parvenu à un certain âge (non autrement déterminé) que le héros, si l'on peut dire, se vit confier par « les Eurysthées » la mission de se débarrasser, post mortem, de ce fameux « Gaston-Dragon » si envahissant.

    (79) Le « tiède », c'est Evguéni, grand-père cette fois-ci paternel, qui ne suscitait aucune affection ni d'un côté ni de l'autre, sorte de patriarche bourru, cloîtré dans l'alcools...

    (80) Nous rappelons que les deux grands-pères moururent à deux mois d'intervalle : Gaston-Dragon le 10 décembre 1945, Evguéni en février 1946. Mais le télégramme « père décédé », envoyé en décembre donc, était ambigu.

    (81) Cette réflexion est appelée par association d'idée avec la dureté du crâne.

    (82) Autre association d'idées, consécutive cette fois à l'emploi du mot « chien ». Le lecteur chercherait en vain une cohérence logique à ces textes.

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 20

     

     

     

     

    23

    LA TUNIQUE DU MORT (83)

    Sa mort me ronge à la façon d'une tunique enduite de poison (83) ; chair corrodée ; incorporation ; acrylique belge repassé à même le bras (84). Investi, revêtu de la Chair de Dragon, depuis le front, les mâchoires, jusqu'à la taille ; rival d'un mort qui est tout autre chose qu'un Arthur, Cophétua, le Méhaigné - dont une lance a cisaillé le sexe – celui (85) de mon père était l'harmonie même. D'abord nous proposerons « Les Oracles du mort » (86), Paroles de Dragon, objets, depuis des lustres, de vénération. Or ces formules, communes à tous terriens de mon pays lotharingien (« à tous les paysans lorrains »), témoignent de la plus vaine tyrannie. Ce sont vantardises. En dépit des idolâtries dont ma mère honora les moindres proférations du Dragon son père ; imitations scrupuleuses dans la mesure où la sexuation des voix les laisse entrevoir ; mais tout cela n'a pris naissance, ne s'est substratifié, que sur un amoncellement, sur un ciment d'atavique sottise. Sotte prérogative de la mort tenant à bout de bras je ne sais quel flambeau... (87)

     

    Notes

    (83) Allusion à la tunique de Nessus, qui provoqua chez Hercule d'horribles brûlures. L'auteur cherche toujours, en dépit du bon sens le plus élémentaire, à rattacher son expérience à celle des travaux et autres exploits d'Hercule, auquel il est diamétralement opposé... Quant à la tunique, les chrétiens ne pourront s'empêcher d'observer le rapprochement d'Hercule au Christ, tous deux suppliciés, tous deux envoyés vivants aux régions supérieures...

    (84) Fait divers belge authentique : une épouse avait cru bon de repasser en vitesse une manche de chemise en tissu synthétique à même le bras de son mari ; on imagine la suite. Le rire est facultatif.

    (86) Mon père, devenu gâteux, pissait devant moi pendant les promenades à l'hôpital d'Aubricourt, dont un médecin aurait volontiers coffré toute notre famille pour raison psychiatrique... Je crois qu'il exerce encore, ce connard...

    (86) Vont suivre à présent toutes sortes de propos que ma mère, Alcmène, jugeait caractéristiques de son père Gaston-Dragon, donc tout à fait dignes d'admiration, et qu'elle m'a transmis, afin de perpétuer sa mémoire.

    1. Contrairement à une croyance très répandue, la mort ne grandit personne. Elle est même d'une extrême banalité.

    2.  

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 21

     

     

     

     

    24

     

    DE LA FRATERNITE - DE LA TRANSMISSION (88)

    L'homme vit seul. La seule existence de l'homme est de se contempler. D'échanger d'un semblable à l'autre d'ineffables signaux : Je suis un homme. - Je suis un homme. Regarde-moi. Interprète-moi. Croâssements de corbeaux. Cacardements collectifs de bernaches sur les sables, en errance, à marée basse, avant de prendre leur envol. Signaux d'identité, valeur phatique – je suis ici - emphatique du discours - regarde-moi, je te regarde – fraternité animale perdue, ignorance réduite au pressentiment de l'espèce, fondue parmi les brumes, vers une destinée-destination commune ; liens sociaux, où se découvrent si tôt chez les hommes les aimantations de la cruauté. Il ne sert à rien en vérité de connaître un homme. Connaître un homme n'apprend rien. La multiplicité ramène à l'unité. (La multiplicité comme attribut de Dieu ?) (89)

    Notes

    (88) Attention, je vais philosopher.

    (89) Le raisonnement est celui-ci : un homme immortel connaîtrait à la fin toutes les destinées. Il serait Dieu. Mais comme il meurt, la multiplicité infinie des destins a besoin de sa multiplication pour se réaliser. Voir plus haut.

     

    25

     

    DU MAGNETISME – DES PÔLES

    Gog et Magog : dans les littératures juive, chrétienne et musulmane, personnifient les forces du mal. Nos Ecritures les peignent sous forme d'une double montagne. Rappelons que les forces juvéniles d'Héraklès défirent au berceau les deux serpents d'Héra. L'adolescent s'il veut vivre écrase les têtes de ses père et mère (l'Hydre aux cent Têtes ?) ; les émanations du Dragon mort ici pestilencisent et faussent les vibrations de l'un à l'autre entre Gog et Magog ; les adultèrent, les frelatent. C'est à l'enfant de déjouer, au-delà ou en deçà des magnétismes parentaux, les frémissements antérieurs, la menace ancestrale et diffuse du Dragon. Père et Mère ainsi transmettent leurs conflits couvés sous la menace immense où nous avons vécu. Vastes orages (Saint Vaast) (90), mous et inaboutis, brumes infiltrées sous les chairs.

    L'esprit méphitique de Gaston-Dragon, ni tout à fait mort ni dissous, sans absolution reçue BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 22

     

     

     

     

    ou donnée – fomente (91) un grésillement à la fois pesant et délétère, une dissolution de nerfs ; je parviens au pied des Monts Jumeaux « Gog et Magog » dans ce repli organique et chancreux appelé Guignicourt - à Guignicourt la guigne y court. (92)

     

    Notes

    (90) « Gaston » fait au nominatif « W/Vaast » (« vaste »).

    (91) En français : « provoque »

    (92) Vous aurez compris qu'il s'agit d'un itinéraire non pas matériel, mais spirituel, symbolisé par des lieux.

     

    26

     

    UNE VILLE ETRANGERE ET DETRUITE

    Plus tard je suis en train de vivre (93) en une ville étrangère et détruite où toits et terrasses abondent de ces herbes au suc jaune, herbe aux mendiants, qu'ils appliquaient (94) sur leurs plaies pour les ulcérer. Se dissimule en ces contrées d'arrière-gorge (95) telle cité aux crépis jaunes et gris, ou bien vieux rose, échappée aux tapis de bombes, souffrant sur son asphalte une irruption de vieux hommes niant leurs propres exactions (96) : Polonais, Hébreux...) : "Les prisonniers marchaient sur deux colonnes ; peut-être y avait-il des exécutions sommaires (Hinrichtungen) dans l'autre colonne. J'entendais bien des coups de feu. De mon côté je n'ai rien remarqué." (97) Vienne. (98) Décor, dédale poudreux où survivent vieux et vieilles aux yeux vides cachant sous leurs cabans des armes enrayées, non point tant toutefois qu'elles n'exécutent, de loin en loin, quelque cible choisie pour sa beauté ; je me souviens de certains noms, Arrigo, Nadia ; Martino, des territoires irrédentistes de Trieste.

    Autant de morts sans traces ; mais Roswitha donnait, de son deux pièces ouvrant sur les deux voies d'un pont autoroutier, des ordres de liquidation. Elle portait une perruque rousse et bouffante dont les volutes sales couvraient à peine sa calvitie. (99) Je la surnommais "Robespierre", certains affirment sans preuves qu'il s'agissait de ma mère (100) ; l'Hôpital Général (Allgemeines Krankenhaus) vantait le souvenir de son extrême compétence lorsqu'elle officiait, jadis, dans la section des grands vieillards (101). De retour en France j'écrivais à ma mère une carte postale, où je disais que Roswitha serait le titre d'un roman, d'une imagination en cours dont elle serait l'héroïne - je ne reçus pas de réponse. Depuis quand les Sibylles répondent-elles à ceux qui les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 23

     

     

     

     

    consultent ? (102)

     

    Notes

    (93) L'auteur fait toujours semblant de raconter ses rêves. C'est le même procédé que celui de Nerval dans Aurélia, mais en nettement plus chiant.

    (94) Au Moyen Âge, bien sûr. Qui mendie encore aujourd'hui ?

    (95) Allusion au pélerinage proprement surréaliste de certains jacquaires derrière les dents du géant Pantagruel...

    (96) Allusion cette fois au roman Roswitha, du même auteur, auquel ce dernier espère bien que le lecteur se reportera ; le décor en est la ville de Vienne, où l'auteur vécut de 1978 à 1982.

    (97) C'est en effet par de tels arguments foireux que les gentils accompagnateurs des marches d'évacuation de camps (« Marches de la mort ») tentent de s'innocenter. A noter que le gouvernement autrichien a tout de même réussi un championnat de foutage de gueule international, lorsqu'il prétendit avoir été la première victime du nazisme par l'Anschluss, alors que les Autrichiens moyens n'auront jamais été les derniers à soutenir la politique d'Adolf (de « adelphos », le frère).

    (98) Qu'est-ce que je disais ?

    (99) Ces allusions vous deviendront claires si vous lisez Roswitha, de Bernard Collignon (je plaisante...)

    (100) Non, là, j'en rajoute.

    (101) On s'amusait bien, dans les services de nuit de la section « vieillards » . Depuis, en France, nous avons eu l'affaire Malèvre.

    (102) L'auteur a seulement consulté une généraliste, dont le prénom l'a fait flipper. De retour en France, il a effectivement écrit à cette praticienne.

     

    27

     

    DE GOG ET DE MAGOG (103)

    Gog et Magog sont les jumeaux de tous les maux (104) ; sur leurs chemins extérieurs ou secrets il m'appartient de recenser, au fond des ravins, des dépressions marécageuses, les taureaux et les hydres. Ces deux monts semblables s'enlevaient sur la plaine tels deux seins, écrêtés, ravinés - en vérité j'œuvrais pour la gloire de l'homme, la civilisation même (105) ; dans le réseau d'étroits boyaux reliant Gog à Magog je rencontrais souvent deux êtres malheureux et délétères, Père et Mère, cherchant en vain à m'entraver : fascination d'enfance, et du malheur passé (106) - eh oui, gémissaient-ils,  eh oui, d'une longue intonation fascinante(107). Dans ces tranchées j'avais subi ces BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 24

     

     

     

     

    tortures passées (108), sous les yeux ronds cerclés d'or (les phares chromés) du "Masey-Ferguson" (109), tracteur au mur sous cellophane, illustration sans fin de l'« Ephéméride Perpétuel » (« fabriqué à Etrépagny – Eure »). (110)

     

    Notes

    (103) Et on remet ça.

    (104) Au lieu de se livrer à ces jeux de mots à la con, l'auteur ferait mieux de rappeler que ces deux montagnes jumelles symbolisent le Mal dans les écrits mystiques, bibliques ou autres.

    (105) Et revoilà Hercule, qui rit quand il articule.

    (106) Notre héros qui se dresse à lui tout seul contre toutes les misères que lui ont infligées son papa et sa maman, perdu qu'il est dans les contrées mythiques, et de plus en plus empêtré dans ses références.

    (107) « Eh oui ! »m'a toujours semblé la formule qui résumait le mieux toute la condition humaine. C'est l'unique phrase que se renvoient les petits vieux sur leur banc, le menton appuyé à la crosse de leurs cannes. Pour une version plus comique, voir Javaloyès, Christine.

    (108) « Il s'agit de l'aveu de mes premières baises », devant ma mère éplorée ; mon père fit semblant d'être écœuré au point de ne plus vouloir me parler.

    (109) Illustration en noir et blanc, au mur de la cuisine de ma grand-mère ; elle servit plusieurs des années, seules changeaient les fiches de jours et de quantièmes.

    (110) Là, j'en rajoute ; ce sont les vieux harmoniums de campagne qui sont fabriqués à Etrépagny.

     

    28

     

    LA VEUVE EN SA CUISINE 

    poutine,mallory,souviens-toi

    grumeaux,cristaux,lavage

    Assistait au supplice (111) la Veuve, Seconde Epouse, survivante, les traits carrés d'une calandre de radiateur, ne se départissant jamais de son rôle (112), ni des indélébiles contusions qu'imprime le décès violent de l'être cher, du sceau de l'épreuve sur sa face spongieuse ; seule justification de son être. Les enfants compatissent peu – âge sans pitié : je répétais sur ses genoux macchabée, macchabée, macchabée) (113). Sa cuisine aux quatre murs gluants de badigeon vert gras exhibait, détachait - faisant maigre pendant à l'énorme cuisinière en fonte ronflant d'une mangeaille à l'autre (il fallait préciser dès le repas fini fût-ce en pleine canicule ce que nous voulions pour le soir) - se détachait une pendule carrée (114), d'un vert blafard jurant sur le vert bouteille. Il en tombait le tic-tac lentement saccadé de la mitraille à vieux (115) –

     

    « Et tout battait encore au cœur du Disparu. »

     

    Notes

    (111) Toujours cet aveu, que nul ne me demandait de faire ; j'étais sujet en ce temps-là aux accès de délire masochiste les plus vomitifs.

    (112) Grand-Mère Fernande arborait habituellement un air particulièrement rébarbatif et rogue.

    (113) L'écrasement de Gaston-Dragon ne remontait qu'à une huitaine d'années ; mais huit ans, pour un enfant , quelle éternité !

    (114) Vous avez bien compris n'est-ce pas ? En face l'une de l'autre, et de dimensions tout à fait différentes, la cuisinière et la pendule plate, accrochée au mur.

    (115) Oui, bon, Jacques Brel...

     

    29

     

    L'ENFANT, LE TEMPS (116)

    J'ignorais qu'il fût si proche encore (117), qu'il m'eût tenu lui-même dans ses bras : le temps commence pour l'enfant à sa venue au monde ; son atelier restait maniaquement rangé : gouges, poinçons, chignoles par rang de tailles sur le mur. Je sentais le parfum des copeaux (estompé au cours des années), je touchais l'établi couvert de cicatrices. Couturé. Gaston-Dragon irréparable avait tourné de sa main mutilée (scie circulaire) cette petite meule verticale et roussâtre que je lançais : accélération, extinction progressive, dans un mugissement de rame de métro – ces voies souterraines récemment découvertes (un voyage à Paris pour L'auberge du cheval blanc) me pénétrèrent de ravissement - je pouvais donc m'échapper ; les souterrains devant la meule s'étendent à l'infini, perdus à l'extrémité clignotante de longues lignes perdues - j'annonce à haute voix toutes sortes de noms.

    Avant de m'endormir je me chuchote une infinité de toponymes villageois, par ordre alphabétique. Je me souviens d'être allé jusqu'à « V ».

     

    Notes

    (116) Encore un paragraphe victimaire.

    (117) Gaston-Dragon, bien sûr.

     

    • BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 26

     

     

     

     

    30

     

    L'ENFANT, LE PÉCHÉ (118)

    Le temps de la Question Ordinaire sous les yeux cerclés d'or du Masey-Ferguson survient deux ans plus tard – au sein d'un temps immobile - quand je m'avise d'avouer à ma mère - n'est-ce pas dans ce gros volume d'Histoire Sainte – lis donc, tu nous foutras la paix - que je découvre entre deux gravures - Massacre des Macchabées / Daniel dans la fosse aux lions - l'assertion sans réplique suivante : les bons enfants n'ont aucun secret pour leurs parents. Je confie donc à ma mère l'étrange chose que nous commettions cousine Berthe et moi dans cet autre village - ah ! ce sont là de bien étranges époques pour vous autres - comment Valery Larbaud a-t-il bien pu parler sans frémir du "vert paradis des amours enfantines" ...?

    Cousine Berthe - qu'elle soit bénie, et à jamais - se branle au-dessus de moi, très loin, très longuement et très vigoureusement, comme font les filles, sans révéler jamais, sans m'expliquer ce qu'elle fait, tandis qu'à l'intérieur d'elle j'attends qu'elle s'achève, sans jamais révéler à l'enfant le plaisir qu'elle se donne. On me cachait des choses. Forcément, à un gosse. Juste avant je fais mes prières - on les recommencera les cochonneries d'hier soir ? - Tais-toi, tais-toi si tu veux qu'on puisse continuer – tout mon répertoire de prières m'affluait aux lèvres, Confiteor compris, je me vidais ensuite, tout l'esprit, pour m'étanchéifier ; pour me dédoubler ; me dédouaner, m'insensibiliser.

    Juste après l' « acte de contrition ». L'acte bien. Merveilleux. Extraordinaire. Bien que je ne connusse pas l'éjaculation. Ou puisque. Sous le calendrier « Masey-Ferguson » aux phares cerclés d'or ma mère feignait d'étouffer devant la Veuve Gaston en se couvrant les yeux de son mouchoir : "Mon Dieu !" - quel Dieu ? - mon père, écœuré, m'évita. Toute information, tout choc, me furent épargnés. Lorsque j'apprends un jour qu'ainsi se font les enfants je ne peux imaginer que je sois né au prix de cette ignominie ; je suis assurément le seul de toute la terre suffisamment dépravé pour imaginer semblable saleté, d'introduire son sexe dans le sexe d'une fille, fille du frère de son père – la chose est en vérité si lointaine que j'ai grand tort, promis à de si hautes destinées, de m'y attarder aussi sottement.

    Notes

    (118) Il me faut donc absolument y revenir...

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 27

     

     

     

     

    31

     

    L'ENFANT ET LE SING-KIANG (119)

    Reçu ce jour de Pékin l'autorisation formelle. Ou mieux l'injonction. De me rendre au Sing-Kiang (Xin-Jian) « région désertique ; élevage ovin ; extraction du pétrole » - sous réserve, sous restriction expresse de ne jamais franchir le Kunlun Shan (7724 m) limite administrative du Tibet (Xi-Zang. Je revis en rêve (120), du verbe « revivre », ces hôtels miteux d'oasis dont le gérant me poursuit d'étage en étage (Toi payer ! Toi payer !), ces toilettes pour femmes où je me réfugie, géantes, inondées, labyrinthiques, ces combles pourris couverts de gravats (Ecole de Pub du XXe ) et ce cimetière - avec ma propre tombe au fond, mal tenue, sable passant sous les quatre planches en haut de la pente – le porche entre ses deux piliers doriques, devant l'aiguillage du tram, le bordel juste en face et son juke-box bariolé comme un cul de mandrill.

    Le Sing-Kiang offre à l'exploration une matière inépuisable. Sur les plateaux brumeux qui le dominent j'évoque les jumelles Eurysthées que j'ai vues enterrées côte à côte se pelotant de leur vivant sur le lit de leur mort avec leurs blonds cheveux de nymphes. Ma mère Alcmène s'indigne : "N'avez-vous point de honte, entre sœurs? » En riant elles répondent « Non vraiment, dans six mois on est là-dessous ». Ce qui advint. La seule vérité je vous le dis consiste en ce sommeil qui se poursuit sans trêve au fond de nous de la naissance à notre mort.

     

    Notes

    (119) Et nous voici repartis pour des métaphores plus ou moins géographiques ; fastidieuses ou non, je ne saurais le dire... Mais quoi que vous disiez, je serai toujours d'avis contraire.

    (120) Ne pas oublier que l'auteur, d'après les sous-sartriens de sous-préfecture, a « choisi » la paralysie, a « choisi » de ne vivre qu'en rêve.

     

    32

     

    MISE EN PRESENCE (121)

    Gaston-Dragon s'étant glissé un jour sous la bête, le dos contre le ventre, sous les quatre jambes d'un cheval souffrant

    (Pris de tranchées. ("On purge bébé").

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 28

     

     

     

     

    "Sentant sa fin prochaine"

    et le massant risqua ainsi sa propre vie : "Si le cheval se couche, la bête écrase l'homme » affirma l'assistance, admirative, ajoutant quand ce fut fini : "Ces bestiaux-là, ça sent quand même si on leur fait du bien."

     

    Notes

    (121) Le lecteur se voit désormais plus régulèrement mis en présence de Gaston-Dragon, dans sa vie quotidienne, telle qu'elle a été transmise par Alcmène à son fils, auteur de ces lignes.

     

    33

     

    ORACLES DE GASTON (122)

    1) pétant : "Si y pleut de ce vent-là, y tombera de la merde" (« y » prononcé correctement (fusil, sourcil) ; amuissement du "l" en finale ; nul n'a jamais dit "s'il"). Gaston-Dragon mange bien, boit bien – "On m'appelle : Bouffe-Tout-Boit-le-Reste" : ainsi se complimentent en Lotharingie les gros appétits ; des « Bouffe-Tout Boit-le-Reste » ; le comique provient de ce qu'après le « tout », il n'y a rien – puis brusque passage du quantitatif au qualitatif : il reste donc encore à boire ! Sa fille ma Mère m'a dit: « Je ne ne l'ai jamais vu soûl. ». Il disait aussi : « Un Pou(r)la Gueule » (ne pas prononcerle « r »). Ou bien : « De c'plat-là, j'en mangerais sur la tête d'un pouilleux ! » Pas une mauviette le Gaston-Dragon, mais un bon gros paysan lorrain Nam'donc, ("Notre-Dame donc" ?) qui récitait au lit "Notre Père qui êtes aux cieux" et s'endormait tout sec sans avoir fini sa prière. (« ...si fatigué qu'il commençait juste « Notre Père... » « ...et plouf ! il s'endormait.") La Veuve me mimait son élocution ensommeillée. Il n'y avait pas que la fatigue ; le père Dragon n'était pas le dernier à caresser l'amphore. Et c'est peut-être à ces beuveries campagnardes qu'il faut rattacher

    2) le deuxième oracle "Dégueule, cochon, t'auras de la rave", car tout cochon malade, atteint de vomissements - et celui-là ne buvait pas - se soignait par d'abondantes pâtées de raves. Un jour la Fernande, à la ferme, Seconde Epouse à venir, avait dû enjamber un cochon en plein passage. "Voilà-t-il pas que le cochon se relève et me trimballe à travers toute la cour de la ferme ; y avait pas moyen de l'arrêter."

    3) ayant mangé : "Débarrassez, sez !" Note préalable : sitôt que tel ou tel a dit ou fait telle ou telle chose, une seule fois - le voilà immanquablement affublé de l'imparfait de l'épopée. « Il fit » devient « fesait ». Cela prolonge, fige, répète ; fonde en coutume un évènement apogée.

    (exemple inverse : ayant schématisé sur une table d'écolier un coït, je fus sévèrement puni : "Passe son temps à dessiner des obscénités" – C'est une seule fois ! - Oui, mais c'est la tienne. ») Explication (« débarrassez, sez ! ») : à la fin du repas le café tardant, Gaston-Dragon tira d'un coup la nappe à soi, tout fut précipité au sol ; la répétition de la dernière syllabe se réfère explicitement au commandement militaire, qui se conçoit exécuté à la fraction de seconde.

     

    Note

    (122) Nous allons nous apercevoir que les expressions ainsi rapportées et transmises àson fils par Alcmène, avec toute sa piété filiale, ne consistent qu'en des expressions toutes faites appartenant, selon toute vraisemblance, au fond commun du discours populaire des campagnes de ce temps-là et de ce pays-là.

     

    34

     

    PASSIVITE DE SECONDE EPOUSE (suite du précédent)

     

    • ...et elle ne disait rien ?

    • Oh non, tu penses ! (123)

     

    Note

    (123) Astucieux, non ? Présenter la suite comme une rupture, très brève... A rapprocher de la « rime en écho ».

     

    xxx 59 10 19 xxx

     

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 30

     

     

     

     

    35

     

    IMPUDENCES (124)

    A ma mère "Est-ce que tu veux une demi-livre de bifteck sans enlever les os ?" - ma main sur la gueule. Alcmène jeune fille répondait en serrant les dents, à reculons comme un bête rétive : "Eh ben alors... Eh ben... - Dis que j'en ai menti ? dis voire que j'en ai menti ?" Un Dragon ne ment pas.

     

    Notes

     

    (124) Il est très malaisé de déterminer ce qui a bien pu suggérer à l'auteur telle succession de chapitre plutôt que telle autre. Ici, deux séquences brèves, destinées à montrer comment à cette époque un homme se faisait respecter de sa femme, et de sa fille.

     

    36

     

    ORACLES DECLAMES (125)

    "Nous disions donc, Mathéos" - prononcez "matéheausse" - que le bruit de la mer-d'empêchait les poissons de dormir" - Alcmène se demanda quelle avait bien pu être cette fameuse "Théôs" - j'imaginais quelque solide bellâtre entourant de son bras les frêles épaules d'une poupée en costume régional, contemplant la mer pour la première fois... ou plutôt un nommé "Mathéos" - de quel opéra-comique tenait-il ces formules - quel Parisien connu dans les tranchées (...) -

     

    Note

    (125) Reprise, donc, des paroles immortelles que ma mère a cru bon de me transmettre (et elle avait raison).

     

    37

     

    ORACLES CHANTES scato crescendo

     

    Il chantait : « Au bain Marie j'ai vu tes charmes

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 31

     

     

     

     

    « Au bain Marie j'ai vu ton cul » (« bain-marie, hihi !)

    Il chantait "Dégueule de tout ce que tu voudras

    "Dans les sentiers remplis de mè-è-è-rd- (feignant de se reprendre) - ...leuh... ("de merles", ah ah !)

     

    Il chantait « J'avais mis ma main dans la...

    reprenant « J'avais mis ma main dans la... eh merde, je n'sais plus ! » Mimer avec les mots la glissade dans la merde. Ou bien, au dernier moment, l'éviter, second degré paysan.

     

    Il chantait « Ah c'que c'est beau d'chier dans l'eau

    « On voit sa merd' qui nâ-âge

    « Si j'avais su qu'c'était si beau

    « J'aurais fait davantâ-âge.

    Virgile on vous dit. (126)

     

    Note

    (126) Il semble que cette fois, les notes en fin de §§ s'avèrent moins nécessaires.

     

    38

     

    DES FEMMES

     

    Un homme exprimait-il des idées tant soit peu favorables à l'émancipation féminine, Dragon grommelait :

    • Tout ça, c'est des opinions de pédé...

    Aux femmes du lavoir : « Vous lavez toujours ?" ("votre pucelage")(du verbe « avoir », évidemment). Elles répondaient "vieux cochon", "vieux machtagouine !" (127)

    A une qui courait, l'interrompant dans sa course :

    - C'est la fête au Paradis ?

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 32

     

     

     

     

    - Pourquoi ?

    • Parce que les seins dansent !

     

    XXX 64 07 02 XXX 39

     

    ETYMOLOGIE, tenant lieu de la note 127 :

    Je demande à ma mère, qui l'emploie sans malice, la signification du mot « machtagouine », qu'elle trouve très pittoresque, sans pouvoir le rattacher de près ou de loin à quelque particularité linguistique lotharingienne que ce soit. Gaston Dragon l'employait pour désigner plus vieux que lui : « Vieux machtagouine » ! Ce n'est qu'à cinquante ans passés que sa fille en comprend l'étymologie de ce mot : il désigne les vieux impuissants incapables de faire jouir leurs femmes autrement que par une pratique bucco-génitale réservée (croyait-on) aux (« Mâche ta ») - gouines.

    . C'est moi également qui apprend à l'innocente Alcmène, consultant les prescriptions d'un remède combattant le "prurit vulvo-anal", la différence entre "vagin" et "vulve" : ma mère ignorait ce dernier mot. Quant à Gaston-Dragon, il avait rebaptisé le village natal de ma mère : de « Vavincourt », dans la Meuse, (127) il fit "Vagin-Court".

     

    Note

    (127) En Allemand, « die Möse » signifie « le sexe féminin ». Trop fun.

     

    40

     

    SECONDE EPOUSE

    Il se retire d'elle. Tu préfèrerais tes propres enfants.

    Il l'appelle « la mère » : « Ho ! La mère !... » Elle ne le fut jamais. Pure malignité. Gaston Dragon sait parfaitement qu'il n'est pas question d'envisager qu'elle le devienne, ni par lui ni par aucun autre (j'appelai toute ma vie Alcmène "la mère", "maman" m'écorcha toujours la gueule). bouche). En revanche le grand homme plia devant Seconde Epouse : Fernande obtint que "la Simone" (c'est ainsi qu'on se surnomme) accomplirait l'essence de sa fémité en étudiant l'Art du BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 33

     

     

     

     

    Ménage à l'Ecole Ménagère de Guny. Ma mère interne retrouva chaque semaine, passés cinq jours ou plus de promiscuités scolaires, son trop faible bourreau embelli.

     

    41

     

    ECOLE MENAGERE

    Il existait en ce temps-là de ces écoles où les filles se voyaient confirmer qu'elles étaient bel et bien

    de vraies femmes, destinées par la configuration de leur sexe à "tenir un ménage", écoles où tout un essaim de Ménagères leur apprenait à coudre, à cuisiner, récurer, lessiver, ravauder.

    "Molière ne pouvait pas savoir que ces travaux ménagers si méprisés par Armande ("de se claquemurer aux choses du ménage") seraient un jour enseignées dans des établissements spécialisés comme une science" (« Les Femmes Savantes », éd.Belin, 1932, note en bas de page) [sic]. En tant que science.

    La femme à sa place.

    Notre plus grand comique, Molière.

    Ainsi s'imprégnait dans les cœurs de toute une génération féminine l'aigreur et la férocité de la répression bitardo-connassière. Alcmène apprend à foutre son doigt dans le cul des poules pour les aider à pondre ; ce qu'elle fait consciencieusement plus tard à son garçon, quand l'intestin rebelle et masculin tarde à fonctionner. D'ailleurs ça gouinait ferme à l'Ecole Ménagère. C'est ma mère qui me l'a dit. Ecole ménagère de Gouiny. « Mais c'est que les hommes nous respectaient, dans le village, quand on défilait pour les promenades ! il n'y en aurait pas eu pour nous adresser un seul mot déplacé. » Braves rustauds de ces temps-là... toutes gouines, dont elle... J'avais pris un air écœuré - qui es-tu, petit merdeux, pour juger ? Plus tard, je m'en souviens, ma mère minaudait sur le siège avant où est-ce que vous m'emmenez ? où on va comme ça ? - la peau plaquée hideuse sur son crâne - du fond de la petite bagnole d'ami (128) Alcmène s'extasia une dernière fois devant son bâtiment de bois l'Ecole Ménagère, conservé du fond des âges, avec son pignon brun, ses bardeaux opaques.

     

    Note

    (128) ...Un ami...

     

    42

     

    LE SOURIRE DE MA MERE

    Je voudrais revenir sur ce "hideux sourire" d'Alcmène

    ("...et ton hideux sourire

    "Voltige-t-il encore sur tes os décharnés") (129)

    lors d'une arrestation de mon père - il avait passé à l'orange. Le temps d'un sermon de flic, j'ai vu ma propre mère, depuis le siège du passager, se pencher, fardée à plâtre, de tout son long jusque par-dessus les genoux de mon père en souriant de toutes ses rides, pour charmer le gendarme, charme très exactement semblable, ce jour-là, aux grâces d'un transi (« sur un tombeau, effigie d'un cadavre plus ou moins décomposé. »). Voir sourire ma mère, la bouche en fer à cheval renversé, fut pour moi aussi obscène qu'un sexe ouverte dégoulinant de bave (mentionner ici les deux rêves où je fornique le squelette et les chairs de ma mère, couverte de bijoux, puis qui se décompose sur la plage en mugissant "n'as-tu pas honte de m'abandonner dans cet état ».

    Jason qui conquit la toison pourchassa et tua les Harpyes, oiseaux griffus qui souillaient de leur merde les mets de Phinée, vieillard aveugle, et s'envolaient hors d'atteinte en poussant des cris affreux.

    Je n'ai jamais beaucoup aimé Jason, ce concurrent surfait.

     

    Note

    (129) Vers de Musset, appliqués à Voltaire.

     

    43

    TRANSMISSION

    ...Ma vie débuta sur ce lit par cet homme, Gaston-Dragon, qui commença par mourir, et bien que je ne fusse ni ne susse rien, tout cependant déjà tenait dans mon berceau (que si jamais Gaston n'eût été aplati sous une double roue arrière, jamais sa fille Alcmène ne m'eût transmis tant de choses sur l'homme qu'il fut et qui me fit frapper dans sa main : "Plus fort ! Plus fort ! Ah ! tu seras un vrai Dragon !")

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 35

     

     

     

     

    Or j'étais dans le treizième mois de mon enfance. (130)

     

    Note

    (130) Ça va ? Vous suivez ? Vu, les imparfaits du subjonctif ?

     

    44

     

    MANQUEMENT (131)

    Quatorze du Bélier dans l'ère bâtarde (132). Gaston-Dragon déchire l'enveloppe adressée à sa fille : Ange pur, ange radieux – ainsi s'adressait à sa bien-aimée son fiancé mon père pas mal con, n'ayant rien trouvé de mieux qu'un librettiste de musicastre (133) pour exprimer son inflammation de cœur. Tandis que sa fille folle de rage poursuivait Gaston-Dragon à travers la cuisine, ce dernier brandissait la missive à bout de bras, vociférant grassement l'ignoble opéra suite de Gounod (ce Faust que les Germains couverts de honte n'osent appeler que Marguerite) : «Porte mon ââââme au fond des cieueueueueux...! »

     

    Notes

    (131) Ici Gaston-Dragon va faire quelque chose de pas bien du tout.

    (132) Quatorze avril du calendrier chrétien.

    (133) « Mauvais musicien ». L'œuvre de Gounod, Faust, étale tant de platitudes et de mièvreries petites-bourgeoises (c'est là que l'on peut entendre le fameux Air des bijoux) que les Allemands, rougissant en effet de l'insondable distance qui le sépare de son modèle, le Faust de Goethe, ne le désignent jamais autrement...

     

    45

     

    « LES BAS COULEUR PEAU D'CUL » (134)

    Pour l'éternité relative de la si brève consomption du corps humain, ma mère porte en son cercueil ces bas couleur peau de cul raillés par Evguéni. C'était le temps de la grande misère d'après-guerre, quand les filles allaient cuisses nues. Et l'Evguéni jusqu'à sa mort d'asthmatiqueet d'ivrogne alla répétant : « Tiens v'là la Simone (135), avec ses bas couleur peau d'cul ! »

    • Et j'étais mauvaise, disait ma mère, j'étais mauvaise !

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 36

     

     

     

     

    Notes

    (134) Allez, on change de grand-père. C'est du père de mon père cette fois qu'il s'agit.

    (135) Dans la réalité, ma mère s'appelait Simone et non « Alcmène » . Ça fait nettement moins prestigieux, mais au moins, c'est prononçable. Quant au grand-père, il disait évidemment « la Simone, avec ses bas », etc., et non pas « la Simone, cent trente-cinq », etc...

     

    46

     

    ULTIMA VERBA (136)

    ...Mon père à qui sa propre sœur disait par raillerie Amphitryon, ne veux-tu pas être curé ? - Non, non ! se récriait mon père. « Pourquoi n'épouses-tu pas l'Alcmène, qui est toute seule et bien malheureuse ? »

    « Nous marchions sur le bord de l'Alphion, disait-il (137) , près du pont démoli de 1918 ; et nous ne savions quoi nous dire...

    • Assez ! beugle ma mère sur son lit d'hôpital ; pas de passé ! pas de passé ! (voix forte, rogue) – et moi : « Veux-tu voir le curé ? » - il errait, le romain, l'apostolique, le cou perdu dans sa soutane, comme un diable en peine – « a-t-elle encore sa conscience ? » demandait-il d'une voix timide - Je m'en fous ! a hurlé ma mère à travers tout l'étage. Le curé décampa.

     

    Notes

    (136) « Les dernières paroles » (du Christ je suppose) (n'oubliez pas qu'il n'y a plus que les fascistes à présent pour savoir le latin).

    (137) « Il », c'est mon père, Noubrozi, qui raconte sa vie au chevet de ma mère mourante.

     

    47

     

    AMOUR SACRE DE LA PATRIE (138)

    Ancien combattant de Sailly-Saillisel (Pas-de-Calais) : Gaston-Dragon portait la soupe en gros bidons. Moins exposé qu'au front. A ce qu'on dit. Jamais de « roulement » ; faut-il tant de métier pour nourrir le soldat ? L'obus dans la marmite. Trois morts.Ou les gros paquets de boue dans la soupe. «On bouffait tout. »

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 37

     

     

     

     

    Je me rends au cimetière militaire de Sailly-Saillisel. Je vois des gratteurs de tombes, groins de porc sur la gueule, pulvérisateur en bandoulière, projetant des gouttelettes au chlore, méphitiques, vert sombre, dans la pénombre crépusculaire, sur les dalles british, dont la pierre exsude un imputrescible lichen. « Tous pédés » disait G-D. « On leur sciait la branche par-dessous, dans les feuillées. Ils tombaient tous dans la merde » - et Gaston imitait les gargouillis indignés de la langue anglaise. Ça c'était de la vanne.

    La Marseillaise. Gaston-Dragon l'écoute au garde-à-vous, tandis que mon père s'est assis en tailleur, exprès, sur l'herbe : « Je ne me lève que pour L'Internationale. » Gaston grommelle : « Je te la lui ferais écouter la Marseillaise moi, à grands coups de pied dans le cul... »

    Gaston-Dragon a perdu (fait de guerre ? scie circulaire ?) une phalange. Un jour il réclame à l'administration une revalorisation de pension. Le préposé du guichet répond : « Pour avoir droit à la tranche supérieure, il faudrait que vous ayez perdu une phalange de plus. -Ma phalange, vous savez où vous pouvez vous la mettre, ma phalange ?

    Pendant la sonnerie aux morts, Gaston-Dragon se sent envahi d'une extraordinaire émotion. C'est comme un frisson de larmes et de fierté. Cela commence par deux notes plaintives et nobles, chevauchées à l'arrière par des fla de tambours à contre-temps : un, un-deux, un-deux trois. Puis tout s'éteint dans un dernier roulement assourdi, le linceul retombe sur la plus grande mélancolie du monde...

    Alcmène jeune fille a visité tous les charniers. Douaumont. Lorette, où reposent les six autres Soldats Inconnus. Elle en a contracté une haine farouche de la mort. Ce qui ne se compense absolument pas, pas du tout, par un quelconque amour de la vie : elle ne la hait pas moins. Elle raâle, ma mère, elle geint, elle gâche tout.

     

    Note

    (138) Ce sont des anecdotes, relatives à Gaston-Dragon, sur le même sujet : la Patrie.

     

    48

     

    SAPIENTIA DRACONTEA (« de dragon »)

    Pour mettre un terme aux discussions sans fin, que ce soit en matière politique, ou religieuse, mon BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 38

     

     

     

     

    grand-père Gaston-Dragon use d'une formule magistrale, ménageant toutes les susceptibilités ; pour peu que le ton vire à l'aigre, il coupe court : « Ecoute » dit-il, - tu as raison, et moi je n'ai pas tort. » Suprême sagesse -

    • FIN des oracles de Gaston.

     

    49

     

    • A MOI MAINTENANT (139)

    Je n'ai pu connaître l'épreuve de la guerre.

    Mon absence totale de ce qu'il est convenu d'appeler Virilité me permet en revanche de surmonter plus tard L'EPREUVE DE LA JALOUSIE.

     

    Note

      • (139) On le voit, la liste de mes épreuves réussies se limite à ces deux lignes ; il ne s'agit que d'un exploit négatif.

    50

     

    LES EPREUVES D'ALCMENE, MA MERE

    • Toute sa vie ma mère malade. Hideux sac à chagrin. Pourquoi ? Remontons un peu : Gaston-Dragon, poilu, cocu, la rime est bonne. On ne cocufie pas un poilu. Un héros. Beaucoup ont dû s'en accommoder. Mais pas Dragon. Dont le vrai fils, le Légitime, est mort (de la peste espagnole) tandis que le Bâtard, le fils de l'autre, a survécu. « On ne l'a jamais appelé que le Bâtard », dit ma mère, « je ne me souviens même plus de son nom » - honte au « bon vieux temps » : l'ivrogne, le boiteux, le cocu du village. Alcmène détestait tout ce qui rappelait le passé, jusqu'aux « films à costumes » : « Regarde-moi toute cette misère », disait-elle au milieu des plus belles mises en scène – « toute cette misère » - c'était vrai ; tout était miséreux dans le temps, préjugés, superstitions. Les hommes crevaient à trente ans et les femmes frottaient leurs linges tous les mois sur la planche.

    • Ma mère Alcmène, à sept ans, derrière les rideaux de sa fenêtre – Tu resteras à la maison pour garder l'bâtard - assista au départ du convoi funèbre du vrai petit frère. De mon petit oncle de BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 39

    •  

    •  

    •  

    •  

    • huit ans, Lucien fils légitime de Gaston-Gustave, dans la boîte -Tu n'as pas su le garder en vie celui-là – sans qu'on me l'ait dit je suis sûr qu'il l'a crié à sa femme, Delphine Bort, comme Bort-les-Orgues disait-elle, Tu n'as pas su le soigner celui-là répétait Gaston-Dragon - et Bâtard de survivre, Alcmène réquisitionnée « Toi, tu resteras à la maison pour garder le bâtard »- bébé tout de même – voyant s'éloigner son petit frère dans le cercueil à travers la vitre et la pluie (140)

      • S'étonner après cela qu'elle ait été si malheureuse, si dramatique. Si malade.

    (140) Je sais bien que je me répète, mais je trouve ça si poignant...

     

    51

    SUITE DES EPREUVES

    Assassins, assassins... (141)

    Je vous parle d'un temps qui vous semble aussi révolu que la cour vue par Saint-Simon, le vrai, le Duc : cocufiage avec fruit (142). Mais cour misérable, cour de ferme plutôt que royale... Alcmène idolâtra son père à proportion du mal qu'il lui avait causé. C'est lui qui l'a coupée de sa propre mère. : jamais de pardon. Tu ne reverras plus ta mère ! Ma mère ne l'a plus revue ; fille de femme adultère, fille de répudiée. D'un coup, et sans interruption, de huit à seize ans. Cette année-là sa mère Delphine mourut, d'une crise d'urémie ; on ne soignait donc rien de ce temps-là ? Trente-huit ans. Elle souffrit tant pour mourir qu'elle tordit les barreaux du lit de la force de ses seuls pieds. Une mort à la Zola (143)

    ...Et Gaston-Dragon dit, et ce fut sa seule épitaphe, le seul véritable oracle : « Elle est morte par où elle a péché. » « Comme si une crised'urémie avait un rapport avec ces choses-là » dit Alcmène. (144) Interdite d'enterrement de sa mère. Le crime jusqu'au bout. Ne plus jamais parler. Interdiction de se souvenir. Je n'ai qu'une photo sépia de la Delphine.

     

    Notes

    (141) Titre de Djian. J'en suis profindément jaloux. Ce sont les mots que j'aurais aimé prononcer sur mon lit de mort, en grinçant des dents, pour maudire l'humanité entière. Depuis, je suis devenu tout mou.

    (142) On sait que le Duc de Rouvroy de Saint-Simon haïssait toute espèce de bâtardise, et contribua aux piétinements des bâtards de Louis XIV après la mort de ce dernier.

    (143) Voir la mort de Coupeau dans L'assommoir.

    (144) Les genitalia, bien entendu – les pudenda, « dont on doit avoir honte ».

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 40

     

     

     

     

    52

    VESTIGES D'INCESTE

    Ma mère me transmit scrupuleusement les mots les plus crus de Gaston-Dragon. Rien sur sa mère. Etait condamné toute dévotion non exclusivement consacrée au Héros, Ancien Combattant et Père. L'époux, le gendre, mon père à moi, ne fut rien. Alcmène laissa même entendre qu'il y aurait bien peu d'importance aux relations plus intimes qu'il n'eût fallu entre elle et moi. Quinze années sans plus séparèrent plus tard la fillette de sa marâtre, Seconde Epouse, triomphante et nouvelle promue : la Fernande, plantureuse, que j'ai connue, bien dodue. Alcmène accrochée à ses jupes cria : « Je vous interdis de coucher avec mon père ! » On riait très fort en ce temps-là des petits mots d'enfants.

     

    53

     

    LECTEUR INGRAT, MON FRERE

    Vous avez déjà cela sans doute dans vos familles : « Un homme parmi les hommes » disait Sartre « et qui vaut n'importe qui . » J'ai renoncé à me prendre pour Hercule. A représenter ma famille sous forme olympienne - voyez d'où vient l'expérience aux vieillards : du racornissement hormonal des méninges. La sagesse, fille de l''impuissance : quelle leçon...

     

     

    54

    LA FOLIE MA MERE

    Après la mort de Gaston-Dragon, Alcmène devenue folle fut internée à Sainte-Anne, l'asile d'Althusser, celui dont j'ai longé les murs blafards, et d'où l'on ne ressortait pas (existe-t-il encore un refrain de Bruant - "A sainte-A-a-a-nneûeûeûh..." (A Belleville, A St-Lazare) ? J'ignore, chose incroyable, combien de temps ce fut après l'écrasement du Dragon - il suffirait d'écrire, de solliciter tels témoignages encore vivants, les preuves tangibles... ont-ils conservé les archives ? J'ignore si ce fut bref. Insidieux. Mon père signa de sa main l'ordre d'internement – s'attirant une inextinguible et sauvage rancune : car le mari alors avait autorité sur sa femme.

     

    55

     

    L'ENFANT SANS MERE

    Je fus placé enfant à Trézels, dans l'Allier. Pensionnaire chez un vieil homme que j'appelai "le pépé de Trézels". (épisode très net encore du manège d'enfants, où son épouse et lui m'avaient emmené : - Tu fais un tour, et ça revient" – je pleure et ne veux pas monter - je ne reviendrais plus - peut-être ; le tapis roulant se déroule en ligne droite à l'infini, peut-être ; je ne crois plus aux explications d'adultes.

    Les portes de Sainte-Anne un jour se rouvrirent sur ma mère, à force de volonté : « Tu seras retournée sur le gril par tout un aréopage de médecins ; répète-toi je dois tenir – je dois montrer ma cohérence et tu seras libérée ».

     

    Notes

    (145) Mes notes se sont raréfiées. J'espère que vous continuez à comprendre ? Merci.

     

    56

     

    L'ENFANT STOÏQUE

    Douze ans plus tard : une éternité ! Je suis peut-être enfin débarrassé d'Alcmène (146) en danger de mort. Cette opération a pour nom la totale. Cette mutilation. J'ai vécu en pension (147) chez M.Hall, instituteur s'origine anglaise à V., père de trois enfants. Dans leurs albums je fait connaissance avec le Marsupilami dessiné par Franquin : je lis toutes ses aventures, je ris aux éclats. Dans une lettre à mon correspondant allemand j 'écris : "Die Unglück ist auf unserem Haus", piétinant la grammaire allemande : "Le malheur est sur notre maison". Je laisse lire mon voisin d'étude par-dessus mon épaule. Je me sens très intéressant.

    Je découvre chez Mr Hall ce merveilleux instrument appelé "kaléidoscope".

    J'ignore à quoi je dois attribuer ce brouillage permanent de toutes les époques de ma vie (148) Je compare cela aux transistors dont toutes les longueurs d'ondes se sont superposées, ne laissant ouïr qu'un inaudible, universel crachouillis - le vaste monde entier rendu définitivement incompréhensible. Tous âges confondus. Ma mère a survécu. (149)

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 42

     

     

     

     

    Notes

    (146) Il s'agit de ma propre mère ; quelle inhumanité, n'est-ce pas ? - rien de plus banal en fait. Malgré tous les artifices plus ou moins littéraires, je ne parviens pas à persuader le lecteur que mon expérience m'a semblé exceptionnelle...

    (147) Notez le rapprochement des deux séjours chez autrui : 1946, 1958. Deux ans, quatorze ans.

    (148) Ce rapprochement du kaléidoscope et du transistor déréglé n'est-il pas éminemment suggestif ? NON ? Allez chier...

    (149) Et cette distorsion narrative ? Que dites-vous de ma distorsion narrative ? ...Vous ne savez pas ce qui est beau...

    57

     

    LE TOIT DU MONDE

    Le Sing-Kiang, à l'extrême nord-ouest de la Chine, est une étrange contrée. Tout le monde s'apitoie bruyamment sur le Tibet ; du Sing-Kiang on ne connaît que les déserts - ou les half-tracks ; cela s'étend sur des dizaines de milliers de km², bordé de vagues chaînes de montagnes à peine surélevées, dessinant sur la carte d'improbables boudins, dont aucun relevé orographique véritable n'est jamais effectué. Avec des lacs salés aux contours pointillés, sitôt gonflés sitôt taris. Faites rouler par milliers, pendant des siècles, les plus lourds et sophistiqués des engins militaires, faites gueuler par des officiers des ordres aussi gutturaux que la langue chinoise les puisse imaginer : jamais les rocs, les sables ou les neiges du Sing-Kiang, son ciel métallique, ne retiendront la moindre empreinte d'occupation humaine. (150)

     

    Notes

    (150) Oui je sais, ça vient là comme un cheveu sur la soupe. Et la liberté de l'artiste  ? - La liberté du lecteur consiste à ne plus lire. Et toc.

     

    58

    LA FEMME DU LAC

    Dans cette dimension prétemporelle m'apparut un lac bleu soutenu, de sel et d'acide, où flottait sur sa barque une jeune femme ; seule et droite sur le poison liquide teinté de curaçâo ; sans BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 43

     

     

     

     

    rémission dissoute au moindre geste dépourvu de précision. Elle ramait debout à petits coups presque immobiles. Ses mouvements s'étant progressivement amenuisés, son souffle suspendu, je parvins pied nu à la rive en même temps qu'elle. Si bien des femmes aux Enfers ont guidé les hardis voyageurs, Shub-ad-Ur Enlil, la Sibylle Virgile, et Béatrice Dante (151) , ce n'est que moi, Liliom, qui réduisis mes gestes aux berges de l'acide avec ces infimes précautions que l'on voit aux joueurs méticuleux levant tour à tour sans frémir les jonchets emmêlés. (152)

    Ce fut donc cette femme que j'aimai sur décision des Jumelles Eurysthées, ramenant du Sing-Kiang ces herbes dont je devins fou. (153)

     

    Notes

    (151) Noter que ces trois groupes de mots devraien tcomporter le verbe « a guidé » ; les trois seconds termes sont donc des compléments d'objet, des COD ( les instituteurs ont d'abord eu recours aux initiales, ce qui fait plus scientifique, puis à la suppression de la notion, au nom du juste combat de la goche contre l'élitisme. Noter que l'on ne met pas d'accent circonflexe sur le mot satirique « goche », car alors, le son [o] redeviendrait fermé, comme dans « gauche ». C'est pourquoi il serait si expédient d'adopter dans ce cas une graphie anglo-saxonne : the gosh (by gosh ! Tudieu ! )

    (152) Vous pensez bien que si je gigote au bord du lac d'acide, je risque des éclaboussures extrêmement dangereuses...

    (153) Traduction : les Eurysthées m'ont encoyé là-bas pour y rencontrer ma future épouse, et j'y ai cueilli de l'herbe qui rend fou, c'est-à-dire de l'herbe de la Liberté : enfin, je vais pouvoir fuir ma famille et me marier ! La liberté, on vous dit...

    ...Avez-vous observé que cette fois, le descriptif ou le visionnaire a fait place à des éléments narratifs ?

     

    59

    MA VIE

    Une ligne à construire jusqu'à totale érection de cette geôle (154) , dont la Femme à la fois constitue la cloison, la porte et la fenêtre, les barreaux, partie de moi-même (155) - c'est ainsi que dit-on Héraklès s'est extrait (156) d'Hippolyte, reine des Amazones, abaissé sous Omphale(157), heureux de filer la laine à ses pieds.

     

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 44

     

     

     

     

    Notes

    (154) « construction de cette prison »

    (155) la femme est à la fois ce qui emprisonne et ce qui délivre ; mais peut-être tout cela n'est-il que « partie de moi-même », une imagination.

    (156) « a fini par plaquer »

    (157) Reine de Lydie, que le colossal Hercule, amoureux, a servi en tant qu'esclave, fileur de laine...

    Sens : La vie du narrateur s'est construite à partir de sa position vis-à-vis des femmes : seraient-elles sa délivrance, ou plutôt sa prison ? Il se demande s'il n'a pas gaspillé sa force à s'imaginer qu'il était leur esclave.

    Questions : Repérez le jeu des métaphores, en rapport avec les références mythologiques

     

     

    60

     

    A QUOI REVENT LES MERES

    Ce qu'elles deviennent. Alcmène chlorotique, aimante, pâmée entre les bras et les gants blancs d'un officier supérieur autrichien soutaché d'or.

     

    Sens : Il s'agit des rêveries amoureuses de la mère du narrateur (« Alcmène » : l'auteur aime à se rapprocher d'Hercule, avec lequel il ne possède nul point commun). « « Soutaché » : les uniformes autrichiens, avant 1914, comportaient des soutaches, c'est-à-dire des revers de manches brodés d'or sur fond blanc immacué. Le belle-mère de l'auteur, quant à elle, préférait les officiers russes, et les promenades nocturnes en traîneau, toutes sonnailles dehors.

     

    61

     

    MISSION ACCOMPLIE (158)

    A présent revenus de tant de chevauchées (159) nous contemplons ces photos éparses, infimes solutions de nitrate d'argent. "Je sens dit-elle (160) un ennui, la misère, une haine ; sur toutes ces photos d'enfance tremblées où je ne suis pas, autant d'imperfections techniques en noir et blanc de temps et de lieux si lointains sertis (161) par les gros cadres dentelés de ces clichés de pauvres" – depuis je vis dans une immense nuit (162), prenant les dimensions de la fondation du monde, nuit multipliée où je m'étends pour toujours auprès d'elle (163) , avant l'étincelante nuit de tous les tombeaux. Je vois de longs repas, des cafés d'où la fumée s'élève (164), où tandis que les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 45

     

     

     

     

    tasses tiédissent naissent les phrases de nos lèvres, franges de rêves effleurant ces mondes d'ailleurs, étranges marécages qui nous dissoudraient.

     

    Notes

    (158) N'oublions pas que le narrateur a été investi d'une mystérieuse mission par les Eurysthées ; ces jumelles blondes représentent en réalité son éditeur, unique, mâle et brun. Eurysthée, dans la mythologie, fut le commanditaire des fameux Travaux d'Hercule.

    (159) Notez la confusion sciemment entretenue entre la mission du narrateur, la mythologie et la quête des chevaliers médiévaux ; en effet, Héraklès/Hercule n'a jamais à proprement parler « chevauché ».

    (160) « Elle » : Alcmène, mère du narrateur ; elle déteste tout ce qui se rapporte au passé.

    (161) « serties » : « entourées »

    (162) Le narrateur revient décidément à sa personne ; ce qui le fascine est cette continuité des nuits, qui se prolongent de l'autre côté du globe, pendant sa journée, puis qui reviennent, comme s'il n'y avait qu'une seule nuit continue, de l'une à l'autre, devant à la fin l'engloutir, comme de juste (« l'étincelante nuit de tous les tombeaux »)

    (163) « elle » : sa femme ? sa mère ? l'auteur n'évite pas toujours ces lourdeurs dans le sous-entendu...

    (164) de longues années durant, l'auteur achevait ses repas, en compagnie de son épouse (« mit Bobonne »), en devisant autour des tasses de café ; on parlait de rêves, mais sans aller trop loin, de peur d'être engloutis, et de ne plus savoir revenir dans le monde réel (c'était l'homme qui éprouvait cette crainte).

    Sens : après avoir accompli sa mission (mais il ne semble pas qu'elle ait porté ses fruits), le « héros » se repose en prenant du café en pantoufles avec sa femme.

     

    62

     

    TRANSMISSION, SUITE

    Les Eurysthées (163), dont je me disais libre, m'enjoignirent de formellement régurgiter, sur la tête d'innombrables disciples répartis sur quarante années d'existence, tout le venin du Dragon afin de m'en purger (164); toute cette impuissance et ce savoir qui m'étouffaient. Les disciples s'en emparèrent à leur guise. Ils dévorèrent mon viatique (« ce que le pélerin porte avec soi pour manger dans ses étapes. ») Sans cesse il en vint d'autres (165), et le temps fut sacrifié, car je transfusais tout le sang du dragon pour ne pas mourir ; en vérité je vous le dis ce furent de bien incontrôlés débordements, les jaillissements de la vasque d'un mort. Si les druides sont sanctifiés, c'est en raison de ceux qui les ont irrigués, et non d'eux-mêmes. Je ris de tant de nouveautés que l'on propose(166), car toute transmission, de toute éternité, consiste en un Maître assis sous son chêne(167) , dont il tire son ombre et sa susbstance ! ... répandant sur les disciples en cercle ce dont lui-même se dépouille afin qu'ils prêchent à leur tour la divine parole... Que les actifs aillent donc, tels des porcs, fouiller du groin entre les racines de l'arbre ; ils cherchent le fruit grossier des glands, afin de s'en goinfrer ; nous autres, touchés peut-être par la grâce, mortifions-nous, car nous ignorons le peuple : prêts à mourir pour lui, mais damnés, plus que quiconque, au moindre mouvement d'orgueil. Et croyez-moi, c'est difficile.

     

    Notes :

    (163) Il s'agit toujours de ces fades jumelles intermédiaires, portant le nom du commanditaire des travaux d'Hercule, sans lesquelles notre héros semble éprouver bien des difficultés à rassembler ses esprits...

    (164) Le narrateur prétend ici que les enseignements (bien minces) de son grand-père Gaston-Dragon doivent être transmis à ses élèves ; il purifiera le « venin » de ces paroles ancestrales et le transformera en suc nourricier... En réalité, le grand-père n'est aucunement responsable de tant de haines et de rancunes accumulées. Il s'agit plutôt de ce que l'esprit de l'auteur s'est cru obligé de thésauriser en son arrière-boutique, en réponse aux mauvais accueil de sa mère, et aux conflits conjugaux qu'il a subis, mais aussi abondamment provoqués...

    (165) D'innombrables élèves e collège...

    (166) Il s'agit ici des abondantes réformes, toutes plus inefficaces les unes que les autres, qui ont agité l'Education Nationale en un prurit incessant, durant les 39 ans et demi de sa carrière.

    (167) ...ou derrière son bureau en contreplaqué... ne voilà-t-il pas que notre narrateur se prend pour saint Louis à présent...

     

    63

     

    LES INNOCENTS

    J'ai lu dans Héraklès que l'infâme Euripide (164), m'avait imaginé, moi, héros éponyme, dans un accès de démence : je massacrais mes propres enfants ; et ce massacre atroce intervenait non avant mes exploits (on les aurait destinés à payer, à racheter ce meurtre), mais après eux : sans plus aucun rachat possible (165) ; juste pour démontrer l'imposition brutale du joug divin sur les épaules mortelles : ils devaient s'humilier devant les dieux (même Héraklès, fils de Zeus), sans se rapporter à leurs propres forces, entendez-vous, Mortels Actifs ? tas de cons agités ? l'éclat de vos exploits ! eh bien ! une minute, une seule minute de folie suffit à démolir le Temple de vos BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 47

     

     

     

     

    Gloires ! Ah ! Pauvres hommes d'action de mes couilles ! Aussi j'ai tué mes enfants, j'ai brûlé mes propres livres (166). Et quand mon œuvre s'est embrasée, le crépuscule s'est abattu ! (« les livres » en allemand se dit "Bücher", le bûcher : je suis le premier mortel à établir un tel rapprochement...)

     

    Notes :

    (164) C'est le seul qualificatif trouvé par Charles Péguy, dans la seule occurrrence de ce mot présentée par son œuvre

    (165) Notez ici l'incohérence de la métaphore : jamais il n'a été question que, tel Héraklès, je massacrasse mes propres enfants, mes élèves... Peut-être cependant l'envie ne m'en a-t-elle pas manqué (et réciproquement...)

    (166) Ah ! « celui-ci ne s'attend pas du tout ! » («Les Femmes savantes »)

    Questions (167)

    1. Montrez que la trivialité du langage exprime le désespoir d'Héraklès. (3 points)

    2. N'y a-t-il pas dans ce passage une survivance obstinée des thèses de l'auteur, qui à tout propos et hors de propos tient absolument à s'acharner sur tous ceux qui veulent agir, pour guérir le monde de sa souffrance ? (2 points) Montrez la contradiction avec la mission d'Héraklès proprement dit, qui voulait purger la terre de ses monstres. (3 points)

    (167)De telles questions devaient figurer à la suite de chaque petit chapitre. Mais j'ai la flemme, et le temps presse.

     

    64

     

    POUVOIR, FEMME ET SOLITUDE (165)

    J'ai lu que la Femme, à qui nous accordons tant de pouvoirs, n'a que celui de nous mettre au monde. Ensuite nous restons seuls. Abandonnés. Comme elles-mêmes. Et nous ne parvenons à être, à véritablement être, qu'à l'extérieur d'elle. Mon désespoir devient tel, alors, que mes larmes

    eussent pu submerger le bûcher de mes livres.(166)

    Je conçus alors, en un éclair, que la quête de l'identité, gisant en ces pages brûlantes (les miennes)

    ne pouvait rencontrer sa justification (167)

    ...que dans l'Eternité. Si tu es éternel, tu es Un ; étant Un, que t'importe l'Identité ?

    ET TOC. (L'auteur pense ainsi avoir résolu une extrême aporie)

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 48

     

     

     

     

    Gaston-Dragon meurt, crâne broyé (168). Les dents enfouies dans la terre (169) , tout ce qui reste d'un homme - à moi transmis par Alcmène ma mère - donné à mon tour à deux mille disciples (170).

     

    Notes

    (165) Une fois de plus l'auteur va rejeter la faute de tout sur la Femme.

    (166) Ce n'est qu'un alexandrin.

    (167) Autre alexandrin, à condition de respecter la synérèse (« -tion » : une seule émission de voix.)

    (168) On le saura.

    (169) Seule preuve d'identité du mort ; les dents sont la partie du corps qui se décompose en tout dernier. En premier, ce sont le cerveau, et les parties sexuelles.

    (170) Ainsi donc les dents du dragon figureraient le contenu même de l'enseignement prodigué par l'auteur. Ce dernier devient (encore plus) confus.

     

    65

     

     

    DELITEMENT (171)

    Sous ce tumulus arasé par l'érosion errent les dents du Dragon (172) . Pour ôter, transporter la terre qui les couvre, on me demande 800 schékels d'argent ("Etablissements Schönsohn")(173). A présent sur Gaston-Dragon la terre est toute plate (174) ; sur sa corpulence de Fafner (175) : il se ceignait d'une large écharpe serbe, pour prévenir le tour de rein. Tombe et ventre éclatèrent. "Je suis allée le voir; dit Seconde Epouse, comme tous les matins ; la voirie n'était pas encore passée, sinon ils m'auraient prévenue" - autre époque - "pour me dire de ne pas y aller. C'était comme si on avait bombardé la tombe. Exactement comme un trou de bombardement." J''insistai.

    J'étais enfant. J'ignorais ce que donnait, ce que produisait, en vrai, "un trou de bombardement". Ce qui s'entendait pour un témoin de 14/18 restait lettre morte en 63 de l'Ere Nouvelle - "comme un trou d'obus ; tu vois ce que c'est qu'un trou d'obus, tout de même." Je me suis souvenu d'une exhumation chez Taupin, éclusier (176) : un petit crâne tout propret au fond de son entonnoir, chacun déclarant bien doctement qu'il s'agissait d'une religieuse enfouie là en toute hâte, droite sous les bombardement portant le brancard, indemne jusqu'à crevade et tombe et ventre éclatés donc de Gaston (autre exemple : à l'enterrement de Guillaume le Bâtard dit le Conquérant BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 49

     

     

     

     

    (15 août 1087), par forte chaleur, le corps éclata ; "tous les murs de l'église se couvrirent d'une effroyable bouillie sanieuse, assistants de s'enfuir, clergé en tête, hurlant au Diable." Le monographe ajoute que les évêques, précautionneusement, revinrent plus tard sur leurs pas, recueillirent les restes épars et procédèrent, en privé cette fois, à de plus sobres.) « Mon Gaston, » dit Seconde Epouse. c'était comme si je le perdais une seconde fois"

    N'empêche. J'aurais bien voulu voir ça.

     

    Notes :

    (171) Il s'agit de la décomposition de la tombe, mal entretenue, au-dessus des corps eux-mêmes en décomposition.

    (172) Les dents de mon grand-père se trouvent au-dessous de sa pierre tombale.

    (173) « Chœunn-zônn » : « beau fils »

    (174) La pierre tombale s'est cassée, on l'a jetée aux gravats ; le tumulus s'est aplati.

    (175) Fafner et Fenrir sont les deux dragons de Wagner.

    (176) M. Taupin était éclusier. Vous n'entendrez plus jamais parler de lui.

     

    66

    MISE AU TOMBEAU DE SECONDE EPOUSE (C'EST SON TOUR A PRESENT)

     

    J'ai refusé de la revoir en 77. Quand ce fut son tour. Ses restes tenaient deux misérables chaises en guise de tréteaux, dans un cercueil ratatiné – quand j'était petit, je jouais à prendre sur mes jambes Seconde Epouse tout entière, la suppliant de ne pas tricher, de ne pas se retenir, pour se laisser peser de tout son poids ; mais elle ne s'abandonna pas, pour ne pas me blesser. Pendant sa dernière maladie, les médecins de Reims l'avaient fait fondre. Quand on la mit en terre au-dessus du Dragon, Alcmène ma mère gueula comme un veau "Papa ! Papa !", en pleine cérémonie, au bord du trou. Comme une plaie rouverte. Il a fallu la retenir de sauter dans la fosse. « C'était répugnant", répétait mon père, « absolument répugnant". Mes parents dormirent chez une femme du peuple, meilleure amie de ma mère (177), qui témoigna toute sa compassion. Puis ils sont repartis, puis on avait oublié quelque chose, ils sont revenus, et la femme du peuple à ce moment-là s'est montrée extrêmement désagréable, et froide.

    Mon père a déploré cette attitude.

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 50

     

     

     

     

    PUTAIN ON LES AVAIT ASSEZ VUS TOUS LES DEUX.

    Mon père a toujours été un naïf.

     

    Notes

     

    (177) Cette connasse n'arrêtait pas de dire du mal de son mari. C'était là toute sa conversation.

     

    67

     

    SCENES D'HERITAGE

    Délégué plus tard au palais de la défunte (178), mon père Noubrozi trouva là tous les neveux qui ripaillaient comme des Vandales ; jamais ils ne s'étaient souciés de la Seconde Epouse, les neveux de La Fère. Leur père, frère e la défunte, était un pâtissier qui se tuait au travail à soixante-sept ans passés, pour sa femme. Tous étaient accourus, sauf lui, et se gobergeaient en grands soiffards : main basse sur la cave à vins, tous soûls comme Pégase (179), gambadant de la cave au grenier - "Pas un mot de regret, disait Noubrozi, pas le moindre respect, tous bourrés, une honte, une honte." Il était intervenu, mon père. Il était intervenu courageusement, ah mais ! quand les héritiers avaient brûlé toute une masse d'archives familiales qu'est-ce qu'on en a à foutre maintenant qu'elle est crevée. Il leur avait dit mon père, il avait dit, "Vous n'êtes pas malades d'allumer ce feu-là juste en dessous du poirier ?" - des arguments à leur portée - "vous voulez qu'il soit complètement foutu le poirier ?" Ils s'en foutaient les neveux, ils en étaient au raisin fermenté, et ça cavalcadait sur trois étages, "une honte mon fils, une honte".

    Elle avait bonne cave la Femme Dragon, elle aimait la bonne chère, elle avait reproché à mes parents de "vivre chichement", un souvenir de La Fontaine, "chichement", répétait mortifiée ma mère, "chichement". Pour ma mère, la répétition d'un mot sur un certain ton de mépris tenait lieu de suprême argument.

     

    Notes :

    (178) Il s'agit de la maison de Fernande, Seconde Epouse, après le décès de cette dernière.

    (179) Canasson de l'inspiration poétique. Cette allusion est ironique.

     

    BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 51

     

     

     

    68

     

    LA DERNIERE FOIS

    Je me demandais ce que je pourrais bien lui apporter pour améliorer son ordinaire ; Seconde Epouse n'aimait guère régaler, faisait même payer à mes parents leur entretien lors de leurs visites. J'achetai au dernier moment un gâteau et une bouteille de blanc ; Fernande - son véritable nom - refusa ma bouteille, m'envoya quérir à la cave un meilleur cru, plus doux - connaisseuse, avec ça... J'avais pris aussi de une bande magnétique. C'est surtout moi qui ai parlé, saccadé, tremblant de n'être pas naturel et ne l'étant pas du tout. Rien d'autre n'arriva rien qu'un profond ennui. Je répétais tout ce qu'elle disait. Je quittai GVIGNICOVRT en hurlant, au volant : "

    Ça sent la mort ! ça sent la mort!" - et ne m'arrêtai qu'aux confins du Département du Nord...

     

    Commentaire

    Ma quête d' Eternité aboutit dans une certaine mesure.

     

    69

    PEGGY DARK

    Je dois racheter les pleurs de ma mère. Ma Mère Peggy Dark : n'était-ce pas elle qui toute jeune, s'étant vu écarter des propres funérailles de sa mère, fut déléguée aux mises en terre de tout le bourg. Aux enterrements. De GVIGNICOVRT (Aisne) (belle église). ...Me faudra-t-il un jour, et pour le peu de temps qu'il me reste à m'en souvenir, porter mes pas à GVIGNICOVRT en cet endroit précis / que rigoureusement ma mére / m'interdit de nommer ici - où l'on (ex)posait sur leurs catafalques maints cercueils accompagnés par elle jeune fille, afin d' y flairer (moi) cette amorce de macération de chair sentie cinquante-cinq ans plus tard au lendemain de son enterrement dans cette autre église, sans style, à l'autre bout de la France et de cette vie - n'ayant pas même averti, pour sa mort la plus proche famille - en cette boîte où Peggy Dark le matin même, ma mère, décongelée, fraîche et d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille !] - sanglée dans sa chemise à ramages oranges – espace donc au-dessus du dallage, au milieu de la nef, où je sentis physiquement, le lendemain de la cérémonie, la vibration morbide, mortelle, subsistante, exactement coïncidant avec ce volume appelé par mon père parallépipéde rectangle , à l'emplacement exact et vide désormais – du cercueil...

     

     

    70

    IMMORTALITE, SUITE

    Supposons que nous devenions immortels. Nous aurions alors en nous toutes les vies vécues : toutes les virtualités, avec la capacité de les réaliser toutes. Plus ne serait besoin que la vie se scindât alors en une multitude d'individus. Ou bien nous échouerions dans le marais infini de nos propres vies, marais-cage, où se décomposeraient au sol toutes nos mollesses, et la force des Choses (ici, serrement de gorge). Telle serait l'Immortalité, sans besoin même d'un chat bâtard, survivant des bombardements de toutes les Allemagnes (180). Il ne nous resterait plus qu'à trembler. Ainsi sombre(181) l'épopée d'un croquant (182) qui s'est pris, l'espace de 50 pages, pour Héraklès dit Hercule, fils de Zeus et d'Alcmène, elle-même fille d'Electryon.

    Notes :

    (180) Bébert.

    (181)  Part en couilles

    (182) C'est moi.

  • GARDIEN STAGIAIRE

     

    C O L L I G N O N

     

    G A R D I E N S T A G I A I R E

     

    À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

     

     

    Radôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries

     

    Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

    Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le fin sentier juste distinct dans l’herbe, et levant les yeux voit au-dessus de lui la sphère surplombante, immaculée, désormais carcérale, du radôme converti : non plus « capteur d’infini » mais signe et repère d’enfermement. Œuf surprise, bombant ses casemates, guettes et logements de gardes, tandis qu’en contrebas disséminés parmi les buissons plats s’étendent les préfabriqués (écoles, un peu de tout, à racheter). Ici s’abolissent toutes perspectives, il a rejoint ses obscurs collègues, battant la semelle sur la neige rase.

    Mains dans les poches, bonnets noirs et cache-cols. Ils toussent, pleins de gnôle ou sans ; toux grasses, ou sèches, ou caverneuses ; enchaînés dirait-on par plaques de cinq ou six… Juste émergé des brouillards du chemin, j’ignore encore (car c’est moi) ce que je dois faire, mais je sais que je n’y ferai. Belle et nouvelle contrée. Granit, habitants fiers dit la notice (maquis décimés, combats d’Hercos en 44 et fusillade de St-Dours dite erreur d’épuration ou Massacre de la noce, ni documents ni preuves, ola ènndaksi, « tout est en ordre ». La Centrale est pleine et les gardiens aussi, et pas au chocolat-liqueur. Frappant le sol à 7h25 parlant de la guerre. Mobilisés sur poste « on ne va pas se faire poignarder dans le dos ». Je vous fais visiter la prison maintenant que je connais : dans la boule blanche, les salles de conférences. Projections vidéo et tout. Les miradors tout autour, décor, bidon, jamais personne dessus. Sinon comme partout ailleurs, Bretagne, Limoges, Krougne-en-Bèze. En tout cas c’est mixte. Enfin c’était : tout le monde bien surveillé, séparé, brimé, les femmes en haut sous la boule, les hommes en bas sur la pente. C’est dur pour les hommes. « Au moins les hommes vous foutent la paix » - les femmes s’arrangent toujours. Pas d’évasions, pas de jonctions, ni en montant, ni en redescendant – vous voyez ça d’ici, baiser dans les cellules ? des cellules reproductrices ? celle-là je l’ai répétée à tout le monde, c’est comme ça que j’ai failli être populaire, puis on m’a remballé « tu fais chier t’es pas là pour rigoler » - Là : CENTRE DE RÉÉDUCATION FERMÉ D’HEMNÈS (CRÉFEM) en tout cas c’est mal chauffé.

    Pour punir un peu, pour que ce soit bien rude, roboratif, rééducatif – rappel question mixité : seulement dans les ateliers. Autrement chacun chez soi, en haut, en bas, verrous, alarmes. Effectivement des viols. Enfin : un viol ; trois jours après, les gonzesses envoyaient une expédition punitive, elles en ont chopé un au hasard la copine aussi elle a morflé par hasard elles ont coupé les couilles et le reste on entendait le mec gueuler, elles ont rapporté le paquet sur un plateau dans leur quartier, ça hurlait de joie elles se sont gouinées toute la nuit, y a pas eu un gardien pour bouger – depuis plus de viols, terminé, basta – méfiance, abstinence, mais je n’y crois pas : il doit bien y avoir des ponts, des tunnels ? ...la chaufferie par exemple, en évitant les gaines avariées…

    Toujours les nonnes qui fabriquent des cierges, toujours les moines le fromage ou la gnôle. Icion ne fabrique rien. Juste des bricoles, des exercices pour reconstruire l’esprit. Je viens d’arriver je ne me mêle trop de rien, on m’a nommé là, maintenant que je n’y suis plus, c’est juste pour vous faire visiter la prison. D’abord expliquer comment j’ai abouti là. Devant la prison. Moi je suis de Ripoll, vous savez, la Catalogne, tout en bas (son cloître, son monastère) (le Centre Fermé, en France, vous ne le trouverez pas sur la carte ; mais les deux pays travaillent la mano en la mano.

    Et précisément ce jour-là, où on n’attend plus que moi, grève à la RENFA (Red naciolan de los Ferrocarriles Españoles, - ¡Todos en lucha! - bien bloqués, les trains, pour des points de carrière ou Dieu sait quels aménagements d’horaires - “sans faute au Centre le (tant) à 7h 20” en grand sur la falaise. Je n’aijamais fait de rencontres.”Ma vie en fut qu’une successions de rencontres” - tu parles ! une succession de rendez-vousarrachés de haute main ! “J’ai eu de la chance” bien planifiée, la chance ! À d’autres ! ¡ cuentaselo a tu abuela ! Juste le 6 novembre j’ai croisé un Portugais, motard, on en s’est plus revus, vous pensez… Il s’arrête place de la Gare pour me demander sa route en portugais (de toute façon, si tu ne parles pas le caralan on t’envoie chier), je lui ressors trois quatre expressions d’Assimil on commence à parler, il me prend en croupe et ça tourne et ça vire, l’un portant l’autre sur la Nacional cien cincuenta y dos, falaise à droite, à pic à gauche.

    La physique moi je n’y crois pas. Non plus. Le coup de la “force centrifuge” ou “ pète” à moto, bidon. Que les avions tiennent en l’air si ça leur chante ; un jour on finira bien par s’en apercevoir, que c’est bidon, ce jourlà les zincs se casseront la gueule avec des mecs dedans et le bon sens sera enfin rétabli. Je reste raide sur la selle comme un cierge, la Bugazzi à 30° tout ce que je vois c’est qu’à me laisser pencher dans l’axe comme il n’arrête pas de hurler on va se viander comme deux ronds de flan deixe-se ir ! qu’il me gueule “laisse-toi aller !” - c’est quoi exactement “se laisser aller” ? Trois camions à la file nous dévalent dessus, les baraques en contrebas 3 – 400 m au fond à gauche, et partout : COTO DE CAZA – COTO DE CAZA – qu’est-ce qu’on peut bien chasser là-dessus, ça monte, ça tord, le trou à gauche encore heureux falaise à droite je bande sur son dos c’est réflexe, il me dit “ma gonzesse est comme toi, plus je me penche plus elle est raide on va se tuer qu’elle dit” je braille “Elle a raison”, le vent pleine poire, le Portos ferme sa gueule.

    Moi c’est l’ordre, que j’aime. La logique. Ni la physique, ni les maths, ce défi au bon sens (moins par moins donne plus et autres balivernes - pas besoin de ça pour « faire gardien », reçu 100e et dernier sur 330). Le motard freine en plein lacet : là-bas c’est son village, au bout du zigzag blanc qui plonge dans le crépuscule : « Demain faudra que je tronçonne de l’autre côté » - je m’aperçois que j’avais sa tronçonneuse au cul attachée de biais – ce qui tombe ici ne remonte pas dit-il. Ce sont des amis qui le logent. Je dois attendre ici pour l’autobus du soir, « un peu plus haut dans le virage ». Il commence sa descente frein moteur à bloc (plus le moteur tourne, plus ça freine…) - puis je me recule sous le surplomb, et à mi-gouffre au fond je vois son gros œil qui s’allume plein phare – à gauche, à droite, de plus en plus mince et profond.

    J’ai attendu le bus 40 minutes, c’est long, quand la nuit remonte vous lécher les pieds – il ne s’est arrêté que pour moi - « vous n’avez pas vu le panneau ? » - 10m² de gravier cinquante mètres plus haut, je ne pouvais pas le savoir. La route se creuse, quatre vieilles sur les banquettes de flanc se grognent des conneries de vieilles en sautant dans la ferraille. Je me lève, me rassois, titube d’un bras de fauteuil à l’autre en me donnant des airs de vomir et me laisse tomber sur le siège défoncé derrière le chauffeur. Les vieilles coriaces me remarquent à peine. J’entends dans les cris de tôle que

    les hommes ça ne vit pas vieux, que ça ne tient pas la route - 70Km/h en montée – faudrait arriver pour la soupe qu’est-ce qu’il fout il se traîne ¡ se está arrastrando ! je dégueule DÉFENSE DE PARLER AU CHAUFFEUR – SE PROHÍBE DE HABLAR CON EL CONDUCTOR – je me retourne en m’essuyant les lèvres « Quand est-ce qu’on arrive à Hemmes » - je prononce [émèss] – et la vieille en noir la plus proche me demande quelle langue parlez-vous à la fin c’est un sabir d’espagnol et de catalan, mâtiné d’italo-galicien car je ne connais pas de langue à proprement parler, juste quelques fragments de dialectes pour épater la galerie – para impresionar a la galería.

    Mon motard mousquetaire sera demain matin sur l’autre versant à tronçonner ses arbres. J’ai replacé ma main sur mon estomac, refait le geste de boire, elles m’ont toutes regardé en haussant les épaules et le car virait toujours – c’est un clown / es un original riz safran crevettes y más de gambas ma vieille me fait une proposition : tengo une habitación para alquilar – chambre à louer : micro-ondes plaques électriques mini-four cafetière lava et sèche-linge, vaisselles et ustensiles – génial je dis es genial ce n’est pas très idiomatique. Son prix me convient, elle ne parle plus recroquevillée sur son loyer calculé au plus juste gagnant/gagnant meilleur rapport qualité prix « Cherche étudiant type européen posé, aisé, visites non admises ». « Il ne faudra pas faire de bruit j’habite avec ma sœur vous serez juste au-dessus de chez nous » ça promet.

    J’espère baiser les deux sœurs on m’a déjà fait le coup (la mère, la fille effacée chat coupé vieilles peaux tavelées) mais je n’escompte rien ne rien calculer, juste le tant par mois.Mon motocycliste à cette heure-ci mange du riz andalúz avant d’aller au lit la tronçonneuse dans l’allée le nez dans l’oreiller chacun son métier y las vacas ( ¿ estarán bien custodiadas ? ) - « seront bien gardées » - ça m’étonnerait – surtout les espagnoles. Je ne reverrai plus la tronçonneuse. La logeuse apprécie mon métier, mes revenus, la garantie de l’ordre public. « Dames 65 ans réputation intacte ch. Messieurs âge en rapport p[as] s[érieux] s [‘] a[bstenir] » - où dormir ? Pas d’hôtel à Hemmes, je devrais me couper les cheveux (brushing, extension, coloration) – j’oublie tout c’est ma vie qui s’avance GARDIEN STAGIAIRE.

    La vieille et moi descendons mon bagage entre les jambes à l’entrée du plateau. L’autocar ferraillant disparaît tout gonflé de veuves avec deux gouttes de sang arrière dans le brouillard cochon castré qui se carapate après le coup de bistouc. Ma vieille en noir trace devant elle un huit horizontal en énumérant des lieux-dits chuintants correspondant à un itinéraire. L’autocar public repasse à vide sans s’arrêter. Il repasse mi-plein pour charger ici. C’est absurde. Épuisant. Je m’en fous. Elle se tait, passe devant, quatre cents mètres dans la brume et voici la maison très étroite avec son réverbère tremblant et son sapin qui pique la lune au ciel par là-dessus. « Le sapin donne juste à votre étage ça fera moins seul ».

    C’est la sœur qui m’ouvre avec son doigt crochu, me scrute jusqu’aux tifs et tourne le dos pour se recaler dans le fauteuil pelé, même voix même accent : pas de jeunes filles, pas de bordel (¡ no ruido ! ¡ no batahP ola!)- ni vacarme, « et vous ferez attention de ne pas faire craquer le parquet » - ici : pas d’hôtel ; c’est les vieilles, ou le trottoir. Les sœurs Bandini. Des Corses en Catalogne, on aura tout vu – pas de crucifix dans l’escalier, toujours ça. Sitôt que j’ai fait trois pas pied nu sur faux plafond, j’entends râler comme si j’y étais il fait exprès je ne respire plus je n’écris plus ça fait du bruit sans desserrer les dents pas une miette à terre et pisse en biais sans tirer la chasse et me couche à 9h45.

    Deux ampoules 40watts, l’une au plafond l’autre au chevet des occasions comme ça on les regrette toute sa vie – faudra vous couper les cheveux je me recoiffe raie au centre tifs tirés rien envie d’autre avec la main. Le lendemain service de première nuit c’est dortoir avec tente au milieu, ciel-de-lit courtines, le pion qu’on voit se déshabiller (c’est moi) en ombre chinoise, 10h 10 couvre-feu ; je me suis assis bien innocent au petit bureau sous tente, relu le règlement , dix minutes de Schiller dans le texte, déloquage raide sans « ralenti strip-tease » - oublié d’éteindre la lampe merde et merde. Partout autour de moi de grands corps sales virils. À ma gauche calme plat, six lits à droite que j’entends tirer à touche-touche en d’effroyables grincements j’aimerais penser que c’est autre chose non c’est bien ça, le rythme est bon, jeune et vigoureux façon couilles rabattues c’est mieux côté filles je le jure je le jure – intervenir ? prendre des risques ça me la ratatine,les têtes de lit qui cogne au mur comme des bélier ça béline ferme.

    J’aimerais les rejoindre. Mes larmes montent. La pire destructuration consiste à se persuader qu’on pense autre chose que ce qu’on pense. La psychanalyse je me le récite en boucle consiste à ne pas voir ce qui existe et à voir ce qui n’existe pas. Je te transformerai dit l’amante – à une femme jamais je n’eus l’impression de donner quoi que ce soit.

    La femme part si loin si haut que tu le vois bien, qu’elle est seule. Que tu es seul. L’homme est avec toi. En toi. La femme se sert de toi pour rester seule. Sous ma tente j’ai pleuré sans vraiment savoir pourquoi. Les prisonniers avaient de la chance, les filles, là-bas, de même, par-delà trois salles et six cloisons. Ne pas s’attendrir. Ne pas s’aigrir. Depuis toujours je m’abandonne aux deux. Ce soir je m’endors à l‘horizontale, dans un coin de drap, gorge stricte. J’ignore ce qui coule sur mon visage – cruelle nature. Dans huit semaines mes gars vogueront au large de Valdivia (Republica Argentina)- « la rééducation par la marine en bois », pas de femme à bord, couplets gueulés dans la tempête, pureté du large, loin d’ici, qui est Galère en pleine terre.

    Ils escaladeront les mâts et s’enculeront dans les hamacs, en quête d’équilibre.

    La nuit qui suit j’explore la cour intérieure de l’établissement, quatre étages aveugles au-dessus de moi. J’ouvre la porte de la chapelle désaffectée avec mon passe – tandis que sous la lune dans mon dos mes prisonniers rapprochent à grand fracas leurs putains de lits dans leur putain de dortoir. Je referme sur moi le battant du portail. En rêve à l’harmonium à l’angle du transept où rôde l’écho des ogives : tremblant d’être découvert, viré, tout autour de moi la pierre s’emplit d’harmonie comme un grand ventricule. Lorsque tout est fini je gagne au jugé la porte de la sacristie, en vérité Dieu m’agrippe l’épaule, mon dos se pourrit d’horreur, mon cri bute en fond de gorge, ni le rêve ni Dieu ne s’achèvent jamais.

    Je ne me souviens plus si dans le rêve je fermais ou non les portes en prévision d’une retraite stratégique – jamais je ne l’ai poursuivi au point où me voici ce soir, bien éveillé, avant le dénouement : une ouverture dans le mur du fond donne sur la sacristie aux grandes penderies où bâillent les aubes empesées, sans têtes, surmontées d’impostes pâles et rectangulaires – je pousse d’autres portes dans bien d’autres pièces, poussé dans le dos par le vide. Je vois dans celle-ci des amas de tissus froissés. J’entends de loin une conversation très floue de femmes, et dans l’ultime salle où je me suis glissé ce sont distinctement les sœurs juste derrière cette porte devant moi, dont l’ouverture inopinée au moindre froissement de ma part me piégerait en vêtements de nuit – les sœurs, ce soir, ont oublié de s’enfermer, négligé leur clôture, dont j’ai abusé, compromis, engoncé comme je suis dans leurs murs, en possibilité de tout subir en mes humiliations. Sœurs qui s’entretiennent de lessives ou d’oraisons, parlant comme on prie, en ces lieux où nulle ne s’exprime que ce ne soit qu’en Dieu. Prenez pitié de moi tandis que je décrois, frémissant de m’être imaginé Dieu sait quelle débauche de ces femmes posées sereines au cœur des nuits, sans plus de séparation que cette mince porte d’enfer ; et quatre pièces à retraverser vides dans mon dos, je me paralyse, hagard, priant.

    Je me souviens d’avoir franchi à reculons portes et vantaux jusqu’à cette chapelle obscure que j’ai refermée, devant moi, sans un murmure.Le parfum progressif d’encaustique m’eût guidé sans retour, si j’avais poursuivi, jusqu’à cet atelier où frémissait la potence à mèches trempée dans la cire ,le doux écoulement de la louche d’arrosage. Ou bien j’aurais surpris derrière une cloison les chos d’une prise de voile, bouffées d’orgues, versets et répons latins. J’entendis un matin à Civray, dans l’hôtel où je logeai à 6 heures en été, l’ultime gémissement, sourd, guttural et glaçant d’un assouvissement solitaire de fille. Glaçant parce qu’il m’excluait, parce qu’il m’expulsait. La serveuse sortit, svelte, souriante et pure, délicatement penchée sur les plateaux et les sous-plats d’argent, le liséré du slip dessiné sur la peau blanche, les gros doigts pleins de mouille.

    ...Je l’aurais surprise agenouillé baisant sa main tombée répétant je vous aime pour la vie entière je vous aime vivant les paroxysmes de l’agonie puis en elle j’aurais enfoui ma face entière à m’en coller cils et paupières. Nous aurions fui le plus au sud des îles d’Italie jusqu’aux Sporades ? Elle aurait rabattu vers moi toutes les filles Ça n’existe pas ça n’existe pas disent-elles. Prétendent-elles. Nulle douleur plus irrémédiable que de sonder une femme en son point d’origine, seule de nous autres à ne rien désirer que soi-même. Haussé sur la pointe des pieds dans la chambre où j’étais parvenu après l’enfilade des pièces vides, j’aurais aperçu par l’imposte vitrée le vaste dortoir des nonnes, avec le haut dais blanc de la maîtresse interne.

    Mais loin de s’y enfouir comme aurait fait tout homme équilibré, la surveillante se fût livrée avec toutes à ces plaisirs interdits qui font du mâle une absence désirée. Je rapprochai ce songe par la suite, calfeutré dans mon abri, d’un office religieux où les laïcs, tassé en contrebas d’un contrefort en bois, pouvaient apercevoir en profils perdus les rugbystiques Cisterciennes, autant d’échines inclinées au rythme d’une litanie, dont les voix pure avaient submergé de honte mes imaginations morbides. Un visage parfois se détournait vers nous,

    Chortges,Georges,chouchou

    près ou loin, comme des moutonnements d’écume : les yeux fuyants, malsains, les joues rougeaudes ou blettes déclinant tous les degrés d’un désir indécis étendu à tous, tout homme que j’étais ; jamais en vérité, dans nulle étreinte ou nuls préliminaires, même précis jusqu’à l’exhibition, je n’avais perçu ni authentifier à ce point le désir féminin, d’en être assuré, d’y croire, comme en cette prise de voile – c’en était une en effet, mais hantée. Je me suis vu aussi confiné en quelque sombre arrière-fond de lingerie, sous les coups de bélier de soixante nonnes lubrifiées, chacune ayant prétexte à repasser en lingerie,jusqu’à la Mère Supérieure qui tantôt dans mes délires chevauchait en selle ou ameutait les flics. Risibles blasphèmes où me couvraient les blâmes autant que les cons. Ajouter ces rendez-vous que nos prenions, Sœur Camille et moi, sur ce raidillon encaissé où donnait en douce un portillon de bois. Elle attendait debout près de sa bicyclette, coiffe baissée, et nous nous serrions fort des épaules aux coudes ; souvent je respirais la pulpe de ses doigts, pensant défaillir.

    À présent nos jurys connaissent à nouveau d’affaires ecclésiales et nous aurions risqué très gros. Cette nuit-là, sous la clôture, tout souffrait, je suis revenu sur chacun de mes pas, suffoquant de bonheur. Le lendemain j’eus les verrous tirés, rien d’autre les autres nuits, semblable étourderie ne se présenta plus. Je suis aujourd’hui allongé sous mes draps. À l’autre bout du dortoir d’hommes où jamais les lits ne se sont attirés vers l’autre, un dingue pousse un cri de coq à cinq heures du matin et se prend une godasse en pleine gueule. À six heures vingt tapantes, je me rue le premier aux cuvettes, deux rangs qui se tournent le dos : décrassage dare-dare, bouillante, glacée.

    Huit minutes. Comment font-ils. Je me passe la main sous la braguette en pliant les cuisses, m’inonde le cul du pyjama. Je suis bien le seul. Mon transistor en équilibre sous le miroir, musique arabe à font – mmechoua – solitude Abdelhalim Hafiz. Vol de pantoufles, des belles, des fourrées ; pied nus sur le carrelage trempé – j’espionne les pieds – larron identifié – la nuit suivante à pas de loups passées les enculades je me les récupère – les pantoufles – à 6h 33 le transistor en pleine tempe – il est mort – moi ça va. Toujours dernier de toilette. Ma chambre en ville plus question : le bruit de ma respiration empêche les filles Bacchiotti de dormir ; et l’encaustique de l’escalier me nique les sinus. Les deux vieilles coincent comme des momies – natron, goudron, viscères – je reste en dortoir.

    Claquemuré sous les draps dès 9h30, les pouces aux oreilles – c’est mieux chez les filles, merde, couvent ou pas. Enfant je m’endormais sous les filles qui pissent,  mes veines fendues en long. J’imaginais ça. Autre chose que toutes ces bitailleries d’ados. Ici les défis sont premièrement de se faire accepter par les hommes, secondairement par les filles, je pleure dans le noir en serrant les dents je ne veux pas être homo je refuse je refuse ce rejet qu’elles m’imposent. Il est quatre heures le dingue pousse le cri du coq et se ramasse trois tatanes ça vise mieux. Je vais l’engueuler fou fétal se ratatine sous le drap il rit ou sanglote ici t’es chez les loufs c’est tout ce qu’ils savent me dire les gardes, chez le filles sûr que c’est plus calme.

    Plus beau.

    Les mecs tu leur parles religion ils répondent on n’est pas des pédés.

    La cantine est mixte, la Cheffe grogne comme un ours. Nadia Kovaltchik. Nous mangeons côte à côte au réfectoire annexe. Neige et beau temps, administration, elle aspire sa soupe, parois vertes repeintes à frais ça résonne à mort personne ne lui a donc appris à bouffer proprement et pas la cuiller en travers comme un gosse ? j’en ai mal aux joues tellement ça me crispe la gueule. Après la crème dessert on se lève elle se détache de la ceinture une clef de son trousseau de taulière : « Clef d’atelier – pour toi » - pas trop tôt – Réinsertion Par le Travail – je l’ai suivie deux jours après bâtiment D : les dingues attachés trois par trois quatre à quatre tous laids hommes et femmes assommés sommeillants.

    Du haut des mezzanines la Kovaltchik veille sur tous. Un jour de garde un jour de RPT rien de précis. Verrocchio, Bellini : jamais entendu parler. Leurs yeux vides. Je leur parle comme à tant d’autres. « Recopiez les modèles ! » On me dit que j’ôte la liberté.

    Justement. Ils osent montrer leurs reproductions. Je t’en foutrais de l’expression libre. Maniérisme, Égypte ancienne, Rembrandt. Mes fous qui sourient. Sans quitter sa mezzanine la Kovaltchik les fait chanter. Danser. Toute la chiourme. En rythme et dans les effluves. Voix souple et grave, nasale ; métallique. Leur odeur âcre.

    NOTE DE SERVICE

    détartrage douches – URGENCE – l’hiver est infini, moisissure du gymnase. Kovaltchik, svelte et droite sur la mezzanine, knout à l ‘aisselle, manche en bois de cormier. Éducation, répression ? 1960 dernier cri,  boîte à dingues sauce Pinel (Philippe) « premier à considérer les fous comme de véritables malades. Il créa les premiers asiles. Fondateur de la psychiatrie moderne. D’abord on fournit des planches et des punaises, des pinces. Mais c’est fini. Comme les viols. Les détenus sainement nourris, en abondance. Douche tiède et savon à volonté. Tout le monde signe ses œuvres.

    De leur vrai nom ou d’un autre : des humains traités comme des humains. Une femme, une prisonnière, attire mon attention (Kovaltchik cependant, la gardienne, bouclée, svelte, présentant mieux (malgré la soupe qu’elle aspire) – Salvadora, c’est son nom, moyennement atteinte, grand front, les yeux attendris la mèche relevée.

    Je l’aime si je veux car nul n’est amoureux Seigneur s’il ne veut aimer Burrhus à Néron peut-on libérer Salvadora la direction élude. Je loge à présentBloc Six, murs camouflés kaki (interminable hiver, noir et froid 13° dans la chambre. Les yeux bruns de les collègues trahissent une commune origine. Je suis détenu dans l’éternité. Qui a besoin de moi ? Dans la salle mixte je n’ai d’yeux que pour Salvadora. Sous les plafonniers les déliquescents lisent courbés avec application. Pour peu que deux d’entre eux se rapprochent la Kovaltchik ou moi-même à demi-soulevés de nos sièges leur intimons l’ordre de se taire.

    Si c’est Kovaltchik je reprends la parole après elle. Parmi les punis le plus brun s’appelle Eilath. Les autres gardes que moi – vivent en ménage dans leur cube. Un matin je suis sorti par temps froid. Je guette en ville au droit d’une porte plein cintre, entre la rue de Hemmes et l’ouest. À six heures il fait noir une herse remonte dans l’épaisseur du mur et tout un flot de cyclistes s’écoule, vareuses, casquettes, sacoches sous le cul, Eilath est engagé facteur viré d’ici, ou bien – promu d’office ? je ne suis pas amoureux je dis « mon cœur » comme on dit « dieu » commodité de langue. Si la télé de l’internat salle basse diffuse championnat patinage il memonte deslarmes à voir ces duos si uniment liés si tendrement, si ardemment que tout sépare sexe homosexualités respectives en si exceptionnelles connivences de corps – parcelle à parcelle, au point que la plus infime inadaptation précipite au sol ; relevés sans délai souriant et tournant sous les yeux humectés d’assistance – un tel parallèle assurément recèle plus d’amour que s’ils s’étaient ici unis charnellement La musique recouvre nos souffles homme et femme soudés – sertis – tout autre chose en vérité que poussée-lubrification

    Je déplore l’absence de couples d’un même sexe

    Je ne dors plus ni au dortoir ni chez les sorelle corsicane je n’imagine plus les filles ahanant sous leurs doigts par-delà les cloisons. L’un des stagiaires aime Vincent Van Gogh il se nomme Le Paon chaque soir je remets le cahier des présences Un jour Le Paon se cache dans l’armoire alors on a ri je crains – qu’on me sépare de Salvadora je suis sûr que c’est mieux côté filles.

    Le facteur Eilath apprend le métier ;

    C’est en taxi que j’ai filé.

    Rien de plus émouvant que deux préposés à vélo se suivant roues chuintantes sur les trottoirs instructrice en tête, vareuse et casquette ; Eilath enregistre chaque mètre, numéro à numéro, recoins, détours et caprices du cadastre (voies qui partent àangle droit sans changer de nom, virages à cheval sur deux communes – chiens – résistance des boîtes à lettres. La voix de l’instructrice est professionnelle, tamisée. Affectueuse. Eilath et elle ont repéré ma planque – mon taxi ; ce sera donc Salvadora, elle seule. Le lendemain, plus tôt, mettons au plein de la nuit, j’erre, j’explore : plateau fortifié, pans de murs sournois, solitude.

    Puissance et détresse. Je me suis mis debout de pied en cap, tandis que les cloportes d’internat se lave à pas d’heure à grands coups de bras devant le lavabo glacé, ou dort, ou se branle. Dans la rue noire un chat me suit dans la rue queue droite, je le caresse à chaque pas, comme une canne à ras de sol qui se dérobe ou se frotte – la main sous le ventre : trop familier. Le chat crache. Se dégage et me resuit. Répond à mon appel, Fridtjof Nansen ! - arctique – Fridtjof ! à voix basse et sifflante, jusqu’à six heures où sous le porche surgit la troupe ponctuelle des petits facteurs frissonnant, juchés sur leurs cadres, grelots et sacoches frémissantes, Nansen s’est enfui – Eilath lève une main gantée, je fais le vœu de ne plus l’épier – toujours fixer le détenu dans les yeux – l’esquiver à bon escient – Salvadora l’emporte – je dois me tirer de là.

    Sous prétexte de prime j’obtiens le quart de nuit chez les Enculateurs et parviens à cacher Salvadora D. sous ma tente intérieure, quatre courtines sur quatre tringles juste avant l’entrée en classe. Après nos ruts et nos chaleurs quand les poumons s’apaisent, le silence devient si grand que nos souffles s’étouffent, nous chuchotons et baisons captifs. Célestes. La veille encore nous pensions impossible qu’une femme pût s’accrocher à ma ferraille – jamais nul ou nulle n’aurait couru un si grand risque.

    Faufilée avant l’aube Salvadora D. rejoint Yozef dont le deux roues motorisé ronfle sourdement 710 DL 02 Salvadora en croupe et lui se sautent au bord du Croll sur la berge, Yozef lui apprend l’ukranien d’abord les mots d’amour indispensables et le plié de couverture en dix secondes. Tu ne penses qu’à ça dit-elle sous la glu qui coule jamais elle n’aurait dit ça sous mes quatre rideaux discrets. J’ai mes sources. Il était une fois deux frères, Cléobis et Biton. Leur prêtresse de mère un jour devant se rendre au temple, les deux bœufs d’attelage moururent, ou furent volés. Cléobis et Biton tirent le char sacré très lourd où elle trône, et la prêtresse arrive à l’heure dite. Une déesse alors paraît dans un nuage, prête au « plus beau cadeau convenable aux humains » comme l’a demandé la mère Prophétesse.

    Hécate protectrice des héros (car c’était elle) aussitôt leur accorde la Mort et le Sommeil, sans qu’on puisse jamais découvrir qui meurt ou qui dort. Mieux vaut en effet dit la déesse pour les mortels de n’être jamais né ». La mère en sanglota longtemps de gratitude. Question : « La vie vaut-elle d’être vécue ?» Je fus chargé même stagiaire d’apprécier les commentaires sur une échelle de 1 à 10. Les réponses reflétèrent une profonde superficialité si nous pouvons risquer l’oxymore (c’était à l’internat de Hemmes une durée de libre nostalgie, dans un obscur hiver de cinq mois pleins – cafardage et promiscuité) les détenus-internes répondirent en toute ingénuité. Dans leur langue hésitante ils opposèrent la Foi aux multiples incertitudes – que pouvait-on attendre d’une société gardée de jour et enculée de nuit. Je suis décidément sûr et certain qu’il est mieux, infiniment mieux, d’être une femme.

    Je prends également toute liberté avec Salvadora D. Nous ne craignons pas de nous faire voir. Nos épaules se touchent. La direction me convoque : Guilaine Chevagnu, HEC (Hautes Études Carcérales) : « Vous n’êtes plus un prisonnier comme les autres ! Songez-y ! » Rappel à l’ordre.

    D’ailleurs je ne réfléchis plus à mon passé. Plus du tout. « Manifester son attachement. Envisager qu’on y réponde – rien que cela… - porter la main sur un être dont vous sollicitez - dont vous attisez le désir : autant de manquements. Nos détenus s’accouplent nous dit-on – quant à nous : ne nous accordons rien. »

    Ne rien manifester ici. Mais diversifier. Intensifier. Guetter, lancer l’œillade. Derrière les toilettes hier, entre le mur suintant et la muraille d’enceinte – je pince quatre ou cinq filles en plein doigté collectif – j’obtiens de les scruter à fond contre impunité – je soufflais plus qu’elles – maîtriser à l’extrême le corps et le visage – Salvadora D. fait de même – je jure d’y arriver. Aujourd’hui famine en cuisine – chacun compte et recompte ses petits pois.

    Ce que me trouvent les femmes. Et certains hommes. Comment supposer la moindre émotion chez quiconque- femmes dûment dressées dès l’enfance à ne jamais rien laisser suinter. Au réfectoire avec la K.L.O. qui me recherche nous jonglons entre platitudes et longs silences rompus, horriblement, par intervalles réguliers, par d’atroces aspirations de potage – les parois nues de notre salle réverbèrent chaque déglutition. Nos brouets ingurgités, la porte refermée sur nos dos séparés, j’enregistre l’humiliation totale : un besoin d’aimer, immédiatement, n’importe qui. À l’extinction des feux donc, tandis que tous en pyjama rayé s’enfoncent sous leurs draps rêches, je glisse à mon extrémité, dans l’interstice sous la porte condamnée, QUARTIER FILLES, uneApologie du Nazisme en fascicule quatre pages vierseitiges Heft avec la croix gammée dessus – bouffonnerie qui ne peut être imputée qu‘à moi – qui d‘autre en effet que moi – Salvadora et Kolenko chacune aimée – à ma Polak-Litva seule akivaidzu s‘adresse mon (pamphlet, manifeste ?) - qui d‘autre…

    Les filles devinent tout la Kolenko bouffe en mode dégueu mais saura tout de ma désillusion sur les pronazis de Vilnius et de Jedwabnie. Les SS observent un strict rituel de table. Du plus scrupuleux raffinement. Dès le lendemain atterrit sur le bureau de Guilaine Chevagnu, Supérieure, ce message personnel, qu‘elle me reproche : „Ce document“ dis-je „ne vous est pas adressé“ „C‘est vrai – mais „ajoute-t-elle „n‘importe qui pouvait l‘intercepter, glissé sous la porte, et le lire, et le soumettre à mon appréciation comme c‘est son devoir“ et de rappeler que nul n‘ignore la nature des barbaries qui se sont ici perpétrées, au-delà du cercle polaire, à Hemmes“. Je me suis écrié Montrez-moi ce papier – Je connais mon métier fut la réponse. La Guilaine refuse et fait bien. J‘aurais bondi pour déchirer ces feuilles – je suis muté d‘office – mais j‘ai crié que deviendront mes détenus ? La Supérieure a souri largement quelqu‘un prendra soin d‘eux. J‘appris qu‘elle m‘avait su de ce réflexe un gré infini.

    Un visage de bois plus que jamais sera le seuil qui me convienne. Je voudrrai le conserver toujours. Je m‘enfuis la nuit même avec Salvadora vers la côte, loin du gel : fauchant dans la rue un side-car vert flashant, je rabats la coquille et n‘embraye – comme enseigné – que passé le premier virage en pente :nous dévalons sur la neige, l‘amoureuse se tasse dans la corbeille : lacets – précipices – longues alternances de traces blanches au sol et d‘obscurité totale, à ras des roues nous doublent des 10t Plateau Standard ou Polybennes qui brament des freins dans la descente, ou remontant tout grondants de l‘abîme tout mufle illuminé (nous resterions broyés, nacelle sans fond, routier stoppé pied levé porte ballante, convois bloqués beuglant à pleins klaxons, corps hélitreuillés tournoyant sous le ventre d‘acier) (je n‘aimerais pas dit Salvadora me sentir partir) (sa main glacée serrant la mienne mourrai sous le vent coupant) le matin nous arriverions sur une place étincelante, pissotières arcades et comptoir en zinc.

    Les flacons alignés tête en bas tenant l‘équilibre sur les becs doseurs. Première bouteille en haut à gauche, but du jeu : descendre nuit après nuit rang de scotch sur rang de scotch – au bar Almirante descendre de selle et saluer des deux bras façonchef d‘orchestre Beethoven crie le barman Beethoven bien bourré (ressemblance ?) Salvadora Bourbon cul sec Ma tournée ! - bouquet pharmaceutique – il chiale comme un veau plaqué par sa femme le nez tout bubonnant au-dessus des liqueurs au Café aux Bananes, Bailey‘s, arrière-bar plongeant au fond sous les voûtes enfumées, gosses hurleurs à quatre pattes soufflent au cul des chiens parents bien torchés qui se ruinent au tarot. Sur la place à présent écrasée de soleil parade un régiment d‘alguazils à tricornes bouillis, bras tendus saccadés glorieuse déùarche entravée militaire – un garde rompt les rangs se dirige vers moi – Salvadora du tabouret de bar fascinée par le cadencement des bottes tandis que je m‘incline tout assis pour palper sur la table à la bouche et sans renverser une goutte un grand quart de gnôle à ras bord, le soldat me prend sous le cul par les barreaux de chaise et me renverse à bout de bras au-dessus de sa tête ; suffocation, cul-sec obligé.

    Ovation.

    Le juke-box qui gueule Gloria des Them. Hymne tribal. La chaise reprend pied. „Garçon ! - Plaît-il ? - Quand on entend cette musique-là“ serveur expectatif „on se sent immortel ! ¡ otra vez por favor ! La clique envahit le troquet, je dégueule dans un casque, acclamations

    Ils me regardent tous et se mettent à rire

    Le géant : Voulez-vous que je rétablisse l‘ordre ? - Non. - Pourquoi ? - Je serais humilié tous m‘oublient. Les tournées qui s‘enchaînent. Moi genou en terre l‘oreille à même la calandre et tympans détruits baisés jusqu‘au fond de la tête faute d‘en prendre plein le cul on en prend plein l‘étrier je lui fous le coude dans la gueule, il veut m‘entuber à travers le falze, sa connasse de bourge se tard de rire, je me relève et lui roule une pelle, je lis le mépris dans ses yeux et je pleure toutes les larmes de mon corps, hoquets-hoquets.

    Femmes et soldats me cajolent, je crie vous êtes moches !

    Le Culbuteur de chaise m‘apporte un formulaire d‘expulsion à mon nom dans l‘arrière-salle. Mon sang ne fait qu‘un tour. Au Sud d‘ici, où je suis envoyé, le plat pays s‘étend à l‘infini, les cercueils mêmes pourrissent et nos disparaîtrons la bouche pleine de terre comme il est dit dans la chanson, j‘ai pris l‘épouse par le bras je la dresse debout Salvadora me plaque pour un pantin pélélé qui vend du cuir et des ponchos rayés made in Cochabamba ma main coupe l‘espace, septante ivrognes hurlent et dansent à grand renfort d‘alcool de patates. Nul ne sortira d‘ici que j‘en aie donné l‘ordre.

    Les voici qui closent les yeux puis s‘assoient tâtonnant sur les accoudoirs et les tabourets ; l‘appariteur distribue les feuilles, tous prennent des notes à l‘aveuglette, la boîte chromée débite la rengaine à Sheïla, les Septante retrouvent les Paroles, premier exercice. Puis Reggiani chanteur à texte ; Nougaro, jazz, rocky, swing, enchaînement sur Orphée, tu m‘aimes de Pierre Henry, Petrouchka de Stravinski. Dodécaphonie. Bruckner. Beethoven. Une heure et demie sans la moindre lassitude. Lorsque Salvadora abandonnée par le Cochabambino revient sur ses pas, saisie par l‘immense silence abattu d‘un coup sur la place passe la tête et le buste par la porte entrebâillée, elle aperçoit, parole, ma foi jurée, les Septante de tous les âges laissant couler des larmes, absorbant au comble des jouissances l‘harmonie divine et montant peu à peu de Monteverdi, soit le ciel exactement descendu sur la terre, je marche vers la mort et je suis fou de joie.

     

    FIN

     

     

     

     

     

     

     

     

  • FRAGMENTS INESSENTIELS

     

    pleurs,grincements,dents

    Lire la suite

  • LES GRANDES FETES RELIGIEUSES

    • ertains n'hésitent pas à affirmer qu'il n'y a qu'une seule chose à faire pour être pleinement juif : rejoindre la terre d'Israël promise par Dieu.

    Sur un plan plus métaphorique, mais non moins puissant, Pessah nous délivre de toutes nos entraves matérielles et spirituelles, de tous nos malheurs, de tous nos conformismes successifs, que nous devons détruire pour aller de l'avant, monter encore ; et, si nous tombons cent fois, de nous relever cent une fois. Plus généralement, Pessah rappelle à tout Juif son identité, son devoir de transmission et de “passage” du relais à travers les vicissitudes passées ou à venir.

     

    CHAVOUOTH

    Semaines”

     

    GENERALITES

    Pessa'h, Chavouot et Souccot sont des Atseret (assemblées solennelles), à l'occasion desquelles se tenait un pèlerinage au Temple de Jérusalem. Chavouoth intervient cinquante jours après Pessah, de même que la Pentecôte (“Cinquantième”) après les Pâques chrétiennes. Ce qui n'est pas une raison pour appeler “Chavouot” la “Pentecôte juive”, contresens total. Chavouoth, c'est la fête de la moisson, Hag ha-katsir, “fête de la récolte”, mais c'est aussi la commémoration de la réception de la Torah et des Dix Commandements, de la main même de Moïse, qui la tenait de Dieu en personne.

    HISTORIQUE

    • C'était en l'an 2448 (1313 av. è.c. [“ère chrétienne” ou “ère commune”]. Au sortir d'Egypte, le peuple juif fut guidé dans le désert jusqu'au mont Sinaï. “Pendant leur marche dans le désert, les Hébreux ont été guidés par la shékinah (colonne de nuée), qui s'est immobilisée au pied du Sinaï. Là, Moïse, comprenant que Dieu leur ordonnait de s'arrêter, donna l'ordre de dresser les tentes. Le tonnerre se fit entendre, des éclairs sillonnèrent le ciel, le peuple fut saisi d'épouvante. La montagne du Sinaï était toute en fumée et tremblait avec violence, car Dieu y était descendu au milieu du feu (Exode, 19, 18). Et la voix de l'Eternel se fit entendre, solennelle, et prononça les paroles de la Torah : “Je suis l'Eternel, ton Dieu ; tu n'auras pas d'autres dieux devant la face” (Exode, 19, 18. ) Moïse reçut les Tables de la Loi, et cela se passait sept semaines après le départ d'Egypte, d'où le nom de Chavouoth (“les semaines).

    • Il est cependant à noter que nulle part, la Torah n'évoque ce jour en tant que “Mattane Torah”, “jour de la Révélation”.

     

    LE “ÔMER”

    Ômer : ce mot signifie “gerbe” et désigne l'offrande d'orge nouveau présentée au temple au soir du premier jour des festivités de Pessah, au coucher du soleil. Ce mot désormais désigne à compter les cinquante jours qui séparent Pessah, moment de la liberté, de Chavouoth, fête de la

    réception de la Torah (cette période séparant les deux fêtes, du deuxième au trente-troisième jour, peut se considérer comme un demi-deuil : une épidémie a tué ces jours-là 24 000 disciples du rabbin Aqiva au deuxième siècle de notre ère ; le 33e jour, marquant la fin de cette épidémie, est un jour de fête).

    RITES

    A l'époque du temple, on sacrifiait un taureau. On présentait donc la première gerbe d'orge de la communauté, soit les “prémices” de la récolte. Puis on lisait une action de grâces. On pouvait aussi offrir les sept produits agricoles mentionnés à Deutéronome, 8, 8 : froment, raisin, figue, grenade, olive, miel et dattes. Ces prémices étaient distribuées aux prêtres de service ce jour-là.

    La veille au soir, les femmes et les jeunes filles allument les bougies. L'office du soir a lieu,

    Pour commémorer le don de la Torah, certains fidèles veillent toute la nuit au sein de la synagogue pour étudier les textes, certains même, dit-on, dans l'espoir de voir le ciel s'entrouvrir !

    Le lendemain, hommes, femmes et enfants se rendent à la synagogue afin d'écouter le Décalogue, ou les Dix Commandements. Mais il n'y a pas de rituel à proprement parler. On lit également le livre de Ruth, arrière-grand-mère de David, et morte ce jour, car une grande partie de ce livre se déroule à l'époque des moissons : souvenons-nous du poème de Victor Hugo “Booz endormi” - “il [Booz] lui offrit [à Ruth] du pain grillé, elle mangea, se rassasia et en laissa.“ Les grains grillés, pris directement des gerbes, étaient la nourriture principale des moissonneurs.

    La journée, c'est au tour des Psaumes d'être lus, car Chavouoth est aussi l'anniversaire de la mort de David, auteur de nombreux psaumes. Or, dans le Nouveau Testament chrétien, Actes 2,1, les croyants juifs étaient en pleine fête de Chavouoth quand l'Esprit Saint serait descendu sur les disciples de Jésus...

    QUELQUES COUTUMES

    En Israël, la fête des moissons est célébrée avec une ampleur particulière, surtout dans la région d'Haïfa et dans les kibboutz ; mais ces derniers n'existent plus beaucoup dans les formes qu'ils avaient à l'origine...

    C'est le début de la moisson des blés, on chante le Hava naguila connu dans le monde entier : Translittération Texte Hébreu Traduction française

    Hava naguila הבה נגילה Réjouissons-nous

    Hava naguila הבה נגילה Réjouissons-nous

    Hava naguila venis'mekha הבה נגילה ונשמחה Réjouissons-nous et soyons heureux

    (répéter une fois)

    Hava neranenah הבה נרננה Chantons !

    Hava neranenah הבה נרננה Chantons !

    Hava neranenah venis'mekha הבה נרננה ונשמחה Chantons et soyons heureux

    (répéter une fois)

    Ourou, ourou akhim ! !עורו, עורו אחים Réveillez-vous, réveillez-vous, frères!

    Ourou akhim b'lev sameakh עורו אחים בלב שמח Réveillez-vous frères avec le cœur allègre

    (répéter cette ligne trois fois)

    Ourou akhim, ourou akhim! !עורו אחים, עורו אחים Réveillez-vous, frères, réveillez-vous, frères!

    B'lev sameakh בלב שמח Avec le cœur allègre – c'est au point que certains considèrent ce texte comme l'hymne même des juifs...

    C'est non seulement la fête des moissons, mais aussi celle du fromage, que l'on déguste sous toutes ses formes. Le matin, on prend un repas à base de lait. Certains versent de l'eau sur les passants, selon la coutume marocaine. En Tunisie, on préparait la kléya : mélange de grains secs grillés “dans un torréfacteur au feu de bois qu'on tournait à la manivelle” : de l'orge, du lin, des pois chiches, des cacahuètes, des amandes... Les enfants consommaient des biscuits de formes variées : les tables de la Loi, une échelle qui a dû permettre à Moïse d'escalader le Sinaï, un cône (le Sinaï lui-même), la main qui écrivit la Torah, une corbeille symbolisant l'offrande de prémices, etc. Il est d'usage aussi pour Chavouoth de décorer sa maison avec des fleurs.

    SIGNIFICATION DE CHAVOUOTH

    Chavouoth signifie “semaines” parce que durant 7 semaines le peuple juif s'est recueilli afin de recevoir la Torah – mais le Veau d'Or ??? On peut dire aussi que les moissons duraient sept semaines, au milieu de grandes réjouissances (Jérémie 5,24) – le don des fruits de Chanaan symbolisant la générosité de Dieu, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. Cela signifie aussi “les serments” : c'est par le don de la Torah que le peuple juif devient véritablement le peuple juif, témoin du message de Dieu devant les autres nations (de même, la Pentecôte représente la véritable naissance de l'Eglise chrétienne)(nous pourrions même établir un parallèle avec l'institution de la charia musulmane). Les dix commandemants (les dix “paroles”, d'où “Décalogue”) se composent de cinq “dévarim” traitant de la foi juive dans ses aspects spirituels (“Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face”), les cinq derniers correspondant à des lois morales et civiques (“Tu ne commettras point d'assassinat - Tu ne commettras point d'adultère”, etc.) : ainsi se trouvent reliés les choses d'en haut à celles d'en bas. Il s'agit donc du jour de l'insertion du terrestre dans le divin, et par conséquent de celle du politique dans le religieux.

    Tout est prévu par la Torah, l'intégralité de la vie de chaque juif : il est facile en effet de l'interpréter dans un sens intégraliste. Pour l'érudit, c'est aussi une somme historique, poétique, voire prophétique, d'où rien ne se peut isoler - une conception d'ensemble de l'existence juive : “Tout est Torah”. D'ailleurs, “gravé”, “harout”, se lit également “‘hérout”, la liberté : “Ne lis point ‘harout, dit le Talmud, mais plutôt ‘hérout, car n’est vraiment libre que celui qui se consacre à la Torah.” Or, Chavouoth est la fête la moins célébrée de la communauté juive ; aucun rituel particulier ne se déroule à la synagogue. Et pourtant, sans Chavouoth, aucune autre fête n'aurait lieu d'être célébrée, aucun fondement de la religion n'aurait été institué ! Certains rabbins nous démontrent que cette réception de la Loi, transmise oralement de génération en génération (Moïse reçut à la fois les Dix Paroles, puis la totalité de la Torah, sous forme d'abord écrite puis orale) – réception enrichie par les commentaires des exégètes (le midrasch) se passe à tout moment et en tout lieu, hors de toute délimitation spatiale ou temporelle – ce serait pourquoi nulle réunion particulière ne se déroulerait à la synagogue proprement dite.

    Certains vont même jusqu'à affirmer que la Torah est antérieure à la création du monde, puisque c'est l'expression de la volonté de Dieu : “[Il] regarda dans la Torah et créa le monde”.

    Ce sont les actions des croyants qui représentent réellement et matériellement la volonté

    de Dieu : “Chaque juif reçoit ensuite la Torah selon sa propre manière et selon son propre rythme” disait le Rabbi de Kotzk.

    Simplement, ce jour-là, méditons sur la nature de Dieu, de sa Révélation et du Contrat de mariage en quelque sorte, de fidélité, que nous avons avec lui : “Naassé vénichma” - "Observons, puis ( ou “en même temps”) essayons de comprendre", ou encore : “ce qui nous fera comprendre" – comme le dit le chrétien Pascal : “Agenouillez-vous, et vous croirez...” Le mystère de l'Incarnation chrétienne, justement, n'est pas autre chose lui non plus que ce reflet de la terre dans le ciel, et du ciel sur la terre, que les religions, mono- ou polythéistes, ont toutes découvert. Ce ne sont pas seulement les lois humaines qui se trouvent corroborées, originées dans les prescriptions divines, mais bien la structuration du monde lui-même, voire son essence. Nous assistons ainsi à un décalque, à une équivalence, à un emboîtement de la loi humaine, de la loi divine et la la loi des Univers eux-mêmes.

    Ainsi donc ce qui semblait différencier les religions n'est plus qu'une affaire d'éclairage, de circonstanciel : ici le Christ, là Moïse, là encore Mahomet inspiré par Gabriel, ne font plus que figurer sous une forme plus ou moins mythique le sens même de l'appartenance à la communauté humaine : un rassemblement de “poussières d'étoiles” conscientes de leur rattachement à quelque entité supérieure...

    Ce qui navrera certains fidèles de telle ou telle religion réjouira ceux qui ne veulent voir dans les phénomènes religieux que les variations d'une même intuition universellement partagée...

     

    HANOUCCAH

     

     

    HISTOIRE

    Aucune source biblique ne mentionne l'origine de cette fête.

    Le roi grec de Syrie, Antiochus IV Epiphane (“le Splendide”) (-175 / -164) occupe la Judée. Avec le soutien de certains juifs (les sadducéens, qui remettent en question la brit mila elle-même (la circoncision) et l'observance du shabbat), il veut helléniser par la force la vie quotidienne de l'ensemble du peuple juif (ce qui est contraire à tout l'esprit grec, même envers les “barbares”...). On finit par le surnommer l' “Épimane (l'Insensé). Il installe un autel du dieu Baal Shamen dans le temple de Jérusalem, ordonnant même d'offrir des porcs en holocauste ! Eléazar, docteur de la Loi, âgé dit-on de 99 ans, est mis à mort, ainsi qu'Hannah et ses sept fils, martyrisés. (Vers l'an – 800, dix tribus d'Israël avaient été déportées en Babylonie, où elles s'assimilent rapidement ; en – 670, Nabuchodonosor détruit Jérusalem et son temple ; les Juifs sont à nouveau déportés, mais peuvent respecter leurs coutumes religieuses (plus tard Cyrus, roi de Perse, a permis que les Juifs rejoignissent leur pays pour y reconstruire leur temple) - ce n'était donc pas la première fois que le peuple juif avait dû affronter des ennemis beaucoup plus puissants, mais la lutte n'avait jusque là jamais pris un tel caractère ; un jour de shabat donc, , Antiochus Epiphane entra dans le temple de Jérusalem, “tua tous les Juifs fidèles à leur Dieu. Il mit à sac tous les objets sacrés ainsi que le trésor qui contenait les dons du peuple. Puis la statue de Zeus fut placée dans le Temple, et les Juifs contraints de prendre part, avec les prêtres hellénistes, aux sacrifices idolâtres en l'honneur de Zeus”. (Nous ne pouvons cependant nous empêcher de considérer avec une certaine stupéfaction un Hellène se comportant de façon si opposée à ce qui a toujours constitué le génie proprement grec, celui de la tolérance et de l'ouverture d'esprit).

    Toujours est-il que dans le petit village de Modin, Matathias, de la famille sacerdotale des Hasmodéens, donne le signal de la révolte en tuant un collaborateur qui acceptait de sacrifier à sa place. Les combats furent acharnés. L'armée comprenait en particulier tous les membres de la

    famille des Macchabées (leur nom signifie “marteau” ; leur drapeau portait la phrase suivante : Mi Khamokha Baélim Adonaï : "Qui est comme toi parmi les dieux, Eternel ?" ...Les “Helléniques” furent vaincus, malgré les fameux stratèges grecs Nikanor et Gorgias. Les Juifs alors détruisirent la statue de Zeus, purifièrent le temple de toute la graisse des sacrifices idolâtres, et rallumèrent les lumières du sanctuaire.

    Se produisit alors ce que l'on appelle « Miracle de la fiole d'huile » : bien qu'il ne restât que pour une journée d'huile, cette quantité suffit à maintenir la flamme durant huit jours entiers dans le luminaire sacré, le temps d'en préparer d'autre. Ce n'est pas tant la victoire militaire qui importe, mais ce miracle de l’huile. C’est pourquoi la mitsva, l' “obligation” de cette fête est l’allumage des lumières de Hannouca. Hélas, une guerre fratricide naquit entre les partisans de l'ancien ordre et ceux de la nouveauté. Certains n'ayant rien trouvé de mieux que d'en appeler aux armées romaines pour arbitrer le conflit, ces dernières conquirent la Judée, d'où une nouvelle destruction du temple et un second exil des Juifs...

    RITE ET LITURGIE

    Dans la amida (“prière debout”) des trois offices quotidiens (élément central de tous les offices juifs, “la prière par excellence”), et pendant les prières de grâce à la fin des repas, on rajoute la prière Al hanissim (“Pour les miracles”). Pendant l'office du matin, on rajoute le Hallel, qui sont des actions de grâce, tirées des Psaumes 113 à 118. Et chaque jour, on récite à la synagogue un passage particulier de la Torah. Le soir, les Ashkénazes, après avoir allumé les bougies de Hanouccah, entonnent le “Maoz tsour”, “Puissant rocher”, cantique populaire composé en Allemagne au XIIIe siècle (« Forteresse rocher de mon salut,

    vers Toi il convient de louer.

    restaure la Maison de ma prière

    et là, le sacrifice d'action de remerciement nous sacrifierons.” ; d'autres récitent le Psaume 30.

     

    COUTUMES

    Chaque famille expose à sa fenêtre un chandelier à huit branches , la ménora de hanoucca ou “hanoukia”. Le premier jour (soit bien sûr la veille au soir), allumage de la première bougie, à l'aide d'une neuvième bougie, appelée “chammach”, 'lumière auxiliaire”); et ainsi de suite, tout au long de la première semaine. Les familles disposaient jadis cette lumière non pas à l'intérieur d'une synagogue, mais à l'extérieur de leur domicile, sur le pas de la porte, dès la tombée de la nuit, et “jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de passant dans les rues”. Que les fidèles, au moins, demeurent auprès d'elle pendant une demi-heure...

    Certaines communautés consacrent le sixième jour aux femmes, en l'honneur de la mère des Macchabées, Hannah, qui fut martyrisée après ses fils ; les juives de Salonique en particulier préparaient des plats sucrés et se réunissaient, sans les hommes ! afin de régler les éventuels différends survenus entre elles au cours de l'année... La coutume, en tout cas, est d'offrir à tous des beignets à la confiture. Les enfants ashkénazes recevront volontiers une petite somme d'argent, le Hanouccah Guelt... qu'il est interdit de compter à la lueur des bougies... Autre cadeau : des toupies

    angulaires, sur les faces desquelles sont inscrites les premières lettres des mots “Un grand miracle est arrivé là-bas”, en yiddich. C'est le jeu du sévivon. On mise de l'argent, ou des bonbons. Le noun signifie nicht : "rien": Le guimel, gants : "tout". Le hey, halb : "moitié". Le shin signifie shtelen, "miser"...

    SIGNIFICATION DE HANOUCCAH

    Cette fête, de la “re-dédication” (du temple), symbolise la victoire sur les ténèbres. Mais elle a trop souvent tendance, aux yeux des traditionalistes, à se substituer à celle de Noël, pour les enfants qui vivent dans un milieu chrétien. C'est aussi en raison de cette proximité dans le calendrier qu'elle est bien plus célébrée qu'autrefois... Cependant les familles hésitent à s'afficher comme juives en exposant la “hanoukia” sur le pas de leurs portes...

    Hanouccah est donc historiquement la première confrontation à une réelle menace d'absorption, d'assimilation d'ordre culturel. Ce n'est pas ici l'extermination, mais l'assimilation qui menaçait déjà en effet en ces époques antiques l'identité juive. Les Juifs s'étaient approprié tout un mode de vie exclusivement hellénique, afin de se faire accepter. La culture hellénique était le

    modèle dominant. Athènes célébrait la puissance du génie humain, la splendeur du corps, le plaisir des yeux, mais aussi la corruption. Si la famille sacerdotale des Macchabées ne s'était pas révoltée, incitant à prendre les armes, le judaïsme eût été en grand péril de disparaître.

    Aussi les petites lumières de la hanoukiah, dans leur isolement, symbolisent la communauté juive unie dans l'obscurité, au-delà des conflits, pour tenir tête à l'adversaire commun. Le Hallel (“chant de grâce”) manifeste la joie du peuple juif et sa reconnaissance envers les miracles de Dieu. Les Juifs n'auraient garde d'omettre, tous les ans, la célébration de Hanouccah. En effet, les docteurs de la Loi ont dit : “Si toutes les fêtes sont supprimées un jour, la fête de Hanouccah continuera à être célébrée avec joie dans nos maisons et nos cœurs seront illuminés par ses lumières.” Tandis que la ménorah s'allume à l’intérieur, et de jour, la hanoukia s'allume vers l'extérieur, et de nuit, depuis notre monde intérieur et spirituel vers le monde extérieur et matériel. Les flammes de Hanouccah évoquent la valeur morale, les sentiments nobles et constants que l'âme juive puise au sein de la Torah.

    C'est ainsi que depuis 165 avant l'ère commune, cette fête rend régulièrement hommage aux héroïques martyrs de la foi et de la culture juives : fête de la lutte contre l'assimilation, question toujours essentielle dans la conscience de la judéité : harmonie ou identité ? Dernièrement encore, les autorités éducatives d'Israël ont très mal pris l'initiative de certains lycéens, qui voulurent fêter Hanouccah en utilisant nombre de symboles chrétiens, pour faire plaisir à leurs camarades chrétiens. Aux États-Unis, certaines familles "mixtes" ou assimilées garnissent des Hanukkah bushes (buissons de Hanoukkah, bien proches des arbres de Noël...) et s'échangent des “happy choliday” avec le “het” de “hanouccah”, voire des “chrismukkah ») – aimons-nous tous, “Dieu reconnaîtra les siens...”

     

    P O U R I M (“les sorts”, “les hasards”)

     

     

    GENERALITES

    Cette désignation commémore le lancer de dés qu'effectua Haman, afin de connaître la date la plus favorable à l'extermination des Juifs de Perse. Il descendait de la tribu d’Amalek, réputée pour son hostilité aux juifs. Le premier, il médita une “solution finale” : une extermination. Et pour que cela ne lui portât pas malchance, il tira au(x) sort(s) (“Pourim”) le jour le plus favorable : ce fut le 13 Adar. Or Esther convainquit le roi Assuérus de bannir son mauvais conseiller. Comme Hanouccah, la fête de Pourim est classée parmi les moins importantes de celles qui sont prévues dans la Torah. Mais elle demeure très populaire.

     

    DATES

     

    La célébration annuelle de la fête par les juifs, “jour du festoiement et de la joie”, a lieu le 14 ou le 15 adar du calendrier hébraïque (février ou mars selon les années). Voici les dates où les juifs célébreront Pourim :

    Certaines années, il y a deux mois de adar. On choisit alors le second, tandis que pendant le premier prend place le « Pourim Katan », « Petit Pourim ».

    HISTOIRE

    Cyrus autorisa les juifs à retourner à Jérusalem. Il restait cependant une forte population juive en Perse, en particulier à Suse, la capitale. Or Assuérus (485 à 465 avant l'ère courante), petit-fils de Cyrus, répudie son épouse Vashti. Ce souverain est identifié à Xerxès Ier, le "grand Roi" de Perse. Pourim fête la victoire d'Esther (“la Secrète”) sur la cruauté du souverain.

    Haman, mauvais et puissant conseiller, intervint auprès de lui pour faire massacrer tous les Juifs de Perse, afin de se venger d'un certain Mardochée C'était un important serviteur du palais, qui avait révélé un complot d'eunuques visant à assassiner le roi. Or la cousine de ce Mardochée, Hadassah “Esther”, devait épouser Assuérus, qui avait répudié sa femme précédente (Bat Avigaïl) en découvrant son origine juive. Mordékhaï (Mardochée) persuade Esther de parler au roi sans qu'il le lui ait demandé, crime de lèse-majesté puni de mort ; Esther pria et jeûna trois journées, en demandant aux Juifs de l'imiter. Pendant ce temps, Mardochée parcourt la capitale, Suse, couvert de cendres, afin d'avertir le peuple élu de sa dispatition prochaine et de l'inciter à la révolte.

    Esther ne fut pas exécutée, mais c'est Haman qui sera pendu à la potence originellement préparée pour Mardochée...

     

    RITE ET LITURGIE

     

    • Il n'est pas obligatoire, mais simplement recommandé de ne pas travailler à l'occasion de cette fête. Le rite le plus intangible consiste à lire ce jour-là le Livre d'Esther en entier : on déroule la méguillah (le rouleau) qui y correspond. L'assemblée récite à haute voix, avec le lecteur, l'origine et l'ascension de Mardochée. Les femmes entendent obligatoirement cette lecture parce qu'« elles aussi furent impliquées dans ce miracle. » Mais la plupart des communautés orthodoxes, y compris orthodoxes modernes, n'autorisent cependant pas les femmes à lire la Meguila, sauf cas rares : devant des femmes.

    Ces prières ont lieu dans une atmosphère de grande liesse. L'assistance à la synagogue en effet ne reste pas nécessairement silencieuse et recueillie. Il est même courant que tous agitent d'énormes crécelles et poussent des huées sitôt qu'on entend le nom de Haman, le mauvais ministre. Ce jour-là on se déguise, mais il ne faut pas pour autant négliger la vénération dont on entoure l'héroïne du jour, Esther : un jeûne est recommandé la veille, en souvenir de celui qu'avaient observé Esther, avant de se présenter devant le roi, .et ses servantes, ainsi que tout le peuple juif. Mais sans téchouva, sans “retour à Dieu”, le jeûne est évidemment absurde.

    Pourim est enfin à l'origine de beaucoup de compositions religieuses, dont certaines ont été incorporées à la liturgie, ainsi que d'un grand nombre d'hymnes chantés durant le service public.

     

    COUTUMES ET TRADITIONS

    • Le Livre d'Esther recommande “l'envoi de cadeaux les uns aux autres, et de dons aux pauvres”. Les juifs doivent envoyer des cadeaux comestibles à au moins trois amis. A la synagogue, on fait des quêtes pour les nécessiteux, même les non-juifs. Au repas, on prépare des gâteaux de formes spéciales ; ainsi les juifs d'Allemagne mangent des “Hamantaschen” et des “Hamanohren” (“poches” et “oreilles” de Haman) (en Italie, “orecchi d'Aman”), etc. Le Talmud invite à boire pendant Pourim jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer “maudit soit Haman” de “béni soit Mardochée” (“Arour Haman”, “Baroukh Mordekhaï”) ; “il ne s'agit pas de rouler sous la table, mais d'atteindre un niveau qui fait comprendre des notions au-delà de leur simple énonciation” - bénie soit la souplesse de la casuistique !

    En Italie, les enfants se battaient en se lançant des noix, Dès le cinquième siècle on brûlait sur l'échafaud un pantin à l'effigie d'Haman, en sonnant de la trompette. D'où la colère des chrétiens, qui voyaient là une façon détournée de ridiculiser Jésus et la croix. Les rabbins essayèrent d'abolir ces coutumes, sans grand succès, même avec le concours des autorités locales, à Londres, en 1783...

    • Au XIIe siècle, on écrivit les noms de Haman et de son ancêtre Amaleq sur deux pierres, afin de frotter ces dernières l'une contre l'autre jusqu'à effacement des deux noms maudits.

    Comme nous le disions plus haut, des drames, des jeux (“Purimspiele”) furent composés, représentés au cours des siècles, en hébreu et en d'autres langues, avec le dessein d'édifier par le rire. Mais ce ne fut bientôt qu'un prétexte, et donna plus tard naissance à la comédie yiddische. Ces satires étaient jugées inappropriées pour les synagogues. Cependant les hassidim de Bobov n'ont jamais cessé de jouer leurs Pourimspieln, tous les ans, à minuit, dans les synagogues de Brooklyn. 

    short,poupoule,menuiserie

     

     

    LE DEGUISEMENT

    Pendant Pourim tout est permis”. Cependant on évitera les blagues salaces, afin de respecter la “tsénioute” (“la pudeur”) ; de même, “une femme ne portera pas d'habillements d'hommes, et un homme ne mettra point de vêtements de femmes ; car quiconque fait ces choses est en abomination à l'Eternel, ton Dieu” - or le travestissement est attesté à Venise en 1508, et il existait sans doute quelque temps auparavant. Pourquoi ces déguisements ? ...les méprises et quiproquos ont joué un grand rôle dans le Livre d'Esther : Esther cache au roi, elle aussi, ses origines judéennes; Mardochée

    connaît en secret certaines langues étrangères, comprenant ainsi Bigtan et Teresh évoquant ouvertement leur complot. Enfin, Haman suggère au roi comment rendre gloire à la personne que le roi veut honorer… il pense à lui-même, et ce fut Mardochée que l'on honora, Haman que l'on pendit... : "venahafo’h hou", “et le contraire se passa”...

    Cependant, en Orient, on ne se déguise pas. De nos jours, les villes israéliennes organisent des défilés de Pourim.

     

     

    SENS DE POURIM

    L'épisode d'Esther est le seul où le nom de Dieu n'est jamais mentionné ; mais il est toujours présent, soit sous la figure du roi, soit dissimulé, lui aussi, dans l'enseignement de la vie quotidienne. Les évènements eux-mêmes traduisent l'aide miraculeuse et il n'y a pas de prodige merveilleux et non naturel : D.ieu mène tout le cours des événements. Quant au magicien Amane, détenteur par conséquent de la plus grande influence à la cour de Perse, il prétend détenir la vérité universelle, un peu l'équivalent de nos grands politiques actuels... Pourim nous apprend à ne pas les craindre. Esther “la cachée” symbolise l'impuissance apparente des forces du bien, menacé, mais qui finit par triompher, avec ses propres armes, contre la médisance (lachone ha râ), et le regard mal intentionné (le âyine ha râ). Obstinons-nous dans la confiance en Dieu, et croyons en nos amis...

  • FEDORA ("L'intrusif")

    tronche,floraison,boutons

    FEDORA – L’INTRUSIF (DJANEM)

     

    REPRISE GÉNÉRALE

    Appliquer la technique non plus survolante, mais « du rouleau compresseur ».

     

    « ALTERNER » p. 9, comparer avec le doublon p. 12

     

    3

     

     

    Le jeu consiste ici à combiner deux projets alternatifs, ce que la Comédie Latine appelait « contamination » : Térence et Ménandre. Plus tard, et d’une autre manière, Vintila Horia (1915-1992) a superposé la relégation de Thomas le Roumain et l’ignoble incarcération de Boèce en 525. Sans véritablement tirer de larmes ni infliger le rire. Nous pourrions alors soigner la chronologie.

    Kirsch, ou Lucinda : Rappeler certains épisodes de son enfance. Léna sera infirmière, sans amants fixes, par son caractère intenable.

    Nous parlerons à l’occasion du trio Lazare-Cerise-Irène. Cette dernière incarnera B. la-Blonde.

    Toutes mes sources d’information se trouvent coupées, ou altérées : « Ne dis rien à cet homme ; il nous met dans ses livres » mais pauvre conne, qui se souciera donc de toi, de vous…

    ATTENTION

     

    MES CORRECTIONS CONCERNAIENT « HAUTETFORT » et doivent être rapatriées ici jusqu’à la page 5

     

    Voici comment tout a commencé. Mon vieil ami Lazare m'a vivement recommandé pour dispenser à Djanem des cours particuliers. Il m'a mené chez elle par une rue dérobée. Il nous a présentés l'un à l'autre en baissant les yeux. Elle et moi nous sommes vouvoyés, convenant des horaires et du prix. Il s'agissait, en avril mais bien trop tard, d’affiner la préparation à l'oral du CAPES. La première leçon s’est tenue au salon, sous un très haut plafond.

    Elle a disposé sur la table certains documents à consulter, plus tard, chez moi. Elle porte un tailleur bleu modeste, sans rien souligner de la gorge ou des hanches. Elle me parut, de prime abord, portugaise. La France est le seul pays où l'on te demande, avant tout, de quel pays tu es venu. Aussi n’ai-je rien demandé. Ce jour-là je lui déballe le grand jeu : collaboration à égalité, sans rapport formel maître-étudiante.

    Elle répond avec franchise : « J'ai repris mes études à partir de la 3e jusqu'au niveau de la licence et du CAPES, où je compte me présenter ». Très vite les leçons se tiennent dans la cuisine, où survient parfois le conjoint sous un prétexte ou l'autre, tout sourire. Je me souviens d'avoir fait lire à Djanem, alors que j'officiais encore au salon, une œuvre épique, afin de la préparer à l’explication de texte. Je l'ai formellement prévenue : tout candidat qui se contente à l’oral de lire ce qu'il a écrit écope invariablement de la note 5, quelle que soit la qualité de son commentaire.

    Je dominais la ligne nette de sa raie capillaire, et lorsqu'elle a levé les yeux sur moi elle a surpris, me dit-elle, une expression de tendresse.

    Je la réserve aux lycéennes.

     

     

     

    F I. Ébauche d’un système de clés romanesques. Un étagement de trois génération féminine. Moi, Brendon-le-Corbeau alias Petit-Keller, folâtrant d’un étage à l’autre.

    LA FIN SERA UNE DIASPORA

    Léna, pas encore infirmière, se trouve enceinte d’Olegario, amant de sa mère.

    En face, Arielle, et moi, Corbeau-Keller, ou comme on voudra m’appeler, inconsistant, d’invention tardive.

    Olegario s’abrite chez Fedora. Fugitif, évadé, il sera son amant. Plus tard, comme indiqué, celui de Léna.

    Fedora engendra Léna, qui engendra Cyntia : mère, fille et petite- fille. Cyntia, sept ans.

    Ayant brisé sa fille, Fedora entreprend désormais d’écraser l’enfant. Parviendrai-je à sauver du moins la dernière ? GIDE ET QUIGNARD.

    Léna, infirmière, manque d’amant constant. Ce lui serait, à elle aussi, insupportable. Elle dit : “J’ai eu des rapports” - que lit-elle dans mes yeux ?

    Fedora, la mère, forme avec Olegario un couple arrogant, orageux. Kirsch, en bout de chaîne, restera plus tard solitaire en dépit des avances d'un prétendant parisien. Il n’y aura ni présent, ni passé, ni avenir.

    Léna et mon épouse Arielle se ressemblent : alternativement fébriles ou apathiques. Olegario et Fedora, autrefois jeunes, se sont rencontrés lorsque ce dernier, sur trois planches et sur sa guitare, chantait ses compositions : « Viens chez moi » lui dit Fédora. La mante mange sur son terrain. Chez Fedora se trouve déjà Léna sa fille, alors jeune et vierge. Désormais l'homme est dans la place. L’infirmière encore en herbe Léna, branleuse de 15 ans, suscite la lubricité d’Olegario, tenté par le coup double. Cet Argentin (il est argentin) n'a rien du tanguero engomado ; il se pourrait, mais que ne dit-on pas ? qu’il eût été naguère indicateur de Jorge Videla, et n’aurait dû son salut qu'à sa fuite.

     

    D2. Mon épouse est Arielle, valétudinaire. Djanem une Mauricienne honteuse.

    Mon ami Lazare ou Lazarus mène campagne dans la circonscription législative

    des Tranchées (3513 habitants)

     

    D3. Lazarus, après combien d’autres, s’imagine avoir tout découvert de nos susceptibilités névrotiques : il dit à Djanem, que j’aime, que je suis une lavette, que j’ai « tout choisi », que je ne peux rien « vouloir vraiment », ce qui révèle un parti-pris contradictoire : on reconnaît qu’on a vraiment voulu… à ce qu’on l’a obtenu – dialectique hasardeuse… (de notre côté cependant, jeter le discrédit sur les témoins est un bon vieux truc stalinien).

     

    D4. «Il ne sera pas là pour le reste » dit-il. Qu’entend-il par « le reste » ?

    Pourquoi le Directeur du Crazy Horse couche-t-il ses filles à deux par chambre ?

    Pour qu’elles ne couchent pas avec les clients et se gouinent ensemble pour se calmer. Les filles ne voient jamais d’inconvénient à ça, mais au contraire. Si DSK avait été une femme, Nafissatou en aurait redemandé.

    Avoir le don des explications de textes. Je couve des yeux Djanem, ma dernière élève.

     

    D5. Je me persuade d’aimer. Hühner : « ...que vous nous aimez... ». Lecture bouleversante de la petite Boué.

     

    D6. Leçon devant NILS, le mari. A perdu 10 kilos dans le mois. Je vais voir ce NILS, qui n’est pas du tout un ivrogne.

    MANQUENT LES ÉBAUCHES DE D7 ET D8

    D9.

    Aimer, c’est, en permanence, doubler le cap Horn. Ma conférence au centre Yavné. L’illusion du « désir » féminin. Les hommes vont donc aux putes. Mes dents de lait confiées dans un étui.

     

    D10

    Faire mon alya en crevant dans un fossé. Lazare et Te-Anaa se parlent malgré eux au téléphone !

     

    D11

    Sa vie fut consacrée au « faire », et la mienne à « contempler mon nombril », ah le con! Je n’ai pas assez cru en « l’Homme » ! il faut «choisir » ses amitiés !

     

    D12

    Trop de ressemblances en vérité entre les façons de penser de Djanem et la sauce Lazare… (« on se choisit son caractère  » (!!!) Les « fréquentations profitable » ! Voir aussi le « suivi relationnel » de Favretto...

     

     

    Il dit aussi : « C’est bien pour toi, ça, La Fontaine ».

    « Bouddhis-me » souriant d’Arielle.

    Racine, le café, la Sévigné (je la déteste).

    . Enfin, je suis parvenu à vivre ce que les gens « normaux » ont vécu.

     

    D13

    Djanem ne me résiste jamais. Mais c’est une femme qui montre son désir ! Chose exceptionnelle ! Cela change de façon bouleversante avec toutes ces connasses pontifiantes qui font la fine bouche et le fin cul. Désir des femmes, bien plus faible que celui des hommes. Vous n’avez jamais eu à « maîtriser vos pulsions », pour l’excellente raison que vous n’en avez pas… Védovi : « Mes besoins sexuels, je m’en débarrasse comme de besoins naturels » -je chie, je tire la chasse et je me branle.

     

     

     

    La vie de Lazare bien meilleure que jamais ! « Tu as gâché quelque chose entre nous ! » (???) - me dit-il - à propos de Te-Anaa.

     

    D. 14

    Les promesses implicites, à ne pas tenir. Djanem ne rit qu’avec moi. Arielle devine où je vais. Je conserve toutes les femmes par plaisir d’être enfin normal.

     

    D. 15

    Je rêve que je rencontre un autre juif. Épisode du prêtre et des musulmans dans le compartiment de chemin de fer. Djanem annonce encore son départ définitif. Ma sieste aux Terres Fermes (« Bord de l’Eau »). D. ne veut pas finir comme Te-Anaa, victime de ma lâcheté… Te-Anaa a épousé un homme qu’elle n’aimait pas. Je suppose que Djanem est tunisienne.

     

    D16

    La photo des parents de Djanem. Pourquoi s’est-elle rendue à La Réunion ? Elle refuse de le dire. Moi aussi un jour je filerai tout droit devant. Invitation refusée : « Nous ne sommes pas du même milieu ». dit Nils. Djanem seule répond à notre invitation. Djanem visite notre « Château du Bois Dormant » . Estime ma femme et ne peut pas « lui faire ça ». Poussière sur les montants du lit. Les « Cas sociaux » (« Cassosses ») ont renoncé à vivre.

     

    D17

    Les rêves d’Arielle et mon théâtre fantôme. Comme si je baisais du blanc de poulet. Te-Anaa et son unique carotide. Baise comme on pisse, accroupie sur moi. Ressemble à Jacques Higelin. Écrans gris laiteux.

    Je me rends au magasin, Djanem m’a vouvoyé devant les autres.

     

    D18

    Panique de la solitude chez Djanem. « Devant ce tableau de bord ? ...nous discutons ». Évocation du Prince Mychkine. Nils ne croit pas à ma pédérastie. Nous échouons à imaginer un « troll » d’internet. « Souvent description varie ». « Culture et vieillesse : tu fais ton choix ». Nous discutons de notre cassure.

     

    D19

    Ne peut plus « faire ça » à Nils. La petite peluche fauchée. Lui parler c’est baiser. « J’ai l’impression de te connaître depuis toujours ». Me dit enfin, elle aussi, qu’elle ne peut rompre son couple. Vivre ces instants d’avant, où nous n’étions pas ensemble.

    ,n ;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;

     

     

    RÉDACTION

    FDR I

     

    Olegario vit chez Fedora. Olegario se cache de toutes les polices.

    Trois générations féminines, Fedora la mère, la fille Léna, la petite-fille. Notre héros Brendon Petit-Keller parviendra-t-il à sauver cette dernière, ou bien, sera-t-il irréparablement nuisible ?

    Olegario sera l'amant de Fedora, ainsi que de Lena fille de cette même Fedora. Et moi, Petit-Keller, d’intervention tardive, je serai moi. Léna, infirmière, n'a pas de partenaire constant ; ce lui serait insupportable. Elle précise, cependant : “J’ai des rapports !”

     

    Fedora, la plus âgée, très belle, forme avec Olegario un couple orageux ; Lydia, en bout de chaîne, restera solitaire en dépit des avances d'un prétendant parisien.

     

    D. 1 DJANEM

     

    AVANT-PROPOS NARRATIF

    Mon ami Lazarus m'a vivement recommandé pour dispenser à Djanem des cours particuliers. Il m'a mené chez elle par une courte rue courbée. Il nous a présentés l'un à l'autre en baissant les yeux. Elle et moi nous sommes vouvoyés, question horaires et du prix. Il s'agissait, en avril mais beaucoup trop tard, de préparer l'oral du CAPES. La première leçon s’est tenue au salon, sous un très haut plafond.

    Djanem a disposé sur la table certains documents à consulter chez moi. Elle porte un tailleur bleu sans soulignement de la gorge ou des hanches. Elle me parut, de prime abord, portugaise. La France est le seul pays où l'on te demande, avant tout, de quel pays tu es venu.

    Elle répond : « J'ai repris mes études à partir de la 3e, jusqu'au niveau de la licence et du CAPES, où je compte me présenter ». Très vite les leçons se tiennent dans la cuisine, où survient parfois le conjoint sous un prétexte ou l'autre, souriant. Je me souviens d'avoir fait lire à Djanem, alors que j'officiais encore au salon, une œuvre épique, afin de la préparer à l’explication de texte. Je l'ai prévenue : tout candidat qui se contente à l’oral de lire ce qu'il a écrit écope invariablement de la note 5, quelle que soit la qualité de son commentaire. Je dominais lorsqu’elle était assise la ligne nette de sa raie capillaire, et levant les yeux sur moi elle a surpris, me dit-elle, une expression de tendresse.

    La voix de Djanem évoque le son de l'ocarina.

    LllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllICI version 1

    Mes leçons coûtaient cher. Quand je voulus monter leur prix à 22, il s'ara que mes tarifs ne pouvaient être supportés par un budget modeste : Djanem ne pouvait puiser dans la caisse du magasin. Elle me proposa un arrangement à 100 par mois que je dus décliner. Elle s'en excusa pleine de confusion mutuelle par courriel, je fus tutoyé sous prétexte d’usage informatique ; mes cours « débordaient d’enthousiasme et de sincérité » ce qui me rassura - je me bornais pourtant à l’application stricte de mes premières directives, prout,savon,cuvetteen dépit du sottisier ministériel : ce que l'on appelait alors « lectures expliquées », autrement plus profonde que les platitudes réglementaires dispensées par certaines échassières ex-profs de maths.

    Gggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggggg

    .

    X

    ALTERNER CE QUI SUIT AVEC LA PAGE 12

     

     

    Djanem avait failli m’écrire « lissons là nos leçons, car je crois bien devenir amoureuse de vous. »

    Nous ne nous étions plus revus, depuis que Nils m'avait aimablement raccompagné jusqu'à la porte, rougeaud, rouquin, ventru.

    Elle et moi nous sommes retrouvés terrasse de La Flèche, au pied de la tour St-Michel, dont le quartier grouillait d'Espagnols et de Maghrébins, que je considérais alors avec condescendance. Elle me confia de vive voix ses déboires conjugaux ; son premier mari l'avait trompée dès sa grossesse, avortée en fausse couche. Il avait jeté un chaton tout vivant sur l’autoroute. Dix ans à se débarrasser de lui : liens névrotiques - je ne sais ce qui me prend de vous raconter ça  - et nous sommes allés ensemble au cinéma, au sortir duquel nous nous sommes, cette fois, tutoyés. C'était une comédie policière, au cœur des Pyrénées, avec Dussolier, et l'inévitable Azéma - Le crime est notre affaire - mais nous n’avons pas rien compris, nos mains et nos bras parlaient pour nous.

    Ainsi donc je faisais connaissance, à 63 ans sonnés, de ces banalités dont j’étais exclus jadis à Mussidan – les autres, qu’il faut absolument aimer si fort, s’éclipsant régulièrement par deux dans les buissons du bord de l'Isle – on va aux fraises disaient-ils élégamment) - « pourbaiser », demandais-je ? - non, seulement les doigts, tu penses… À présent, comme un grand, je « flirte au cinéma » - c'était donc ça, cet infini que tous connaissaient, en se foutant de ma gueule.

    Il m'est inutile à présent d'établir une chronologie, car je ne notais rien, du tout, crainte (une fois justifiée) d'y voir patauger dans les marges les flèches venimeuses de mon épouse. Je devenais inexact, réclamant des libertés inhabituelles dans ma vie jusqu'alors si réglée. Il me faut raconter tout d'un coup. Ainsi se surimpriment les souvenirs d’avant, « dans la pureté de l’enfance » lâchent les écrivains.

     

    L'amour dure trois ans. Trois mois pour le plus chaud. Mon procédé d'auto-exaltation consistait à déverser les mots d'amour les plus brûlants auxquels je ne croyais que le temps de les dire.

     

    rrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr

    F. II : L'Argentin de même chauffait élégamment parlée la fille mineure Léna sitôt qu'elle était seule à seul. Le soir le pédé Hernandez Maricón ramenait Fedora chez sa fille, à grands éclats de rire stridents, afin que nul n’en ignorât. Mais le mari en prit ombrage.

    jkkjkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkkk

    D. 53

    1. Et que m’importe cette amitié que tu m’offres ? (“camarade”, “copain de régiment”) - oubli, déni que nous soyons femme et homme - quel intérêt à des relations sans drame, ni chair ni pique, sans inquiétude ou incertitude ? Cest pourquoi je m’écarte le plus possible des humais mes frères. Plus tard j’apprends que l’amitié s’accommode très bien de l’amour physique – ah si que j’aurais su ! si j’aurais su !

     

    ::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::lllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll

     

    De son côté Lazarus me loge, dans son baraquou de rondins, pour corriger les textes à paraître. Nous occupons alors à moi tout seul un tout petit bureau face au jardin. Lorsque je pousse au matin le gros battant de bois je le fais rebondir sur le souple abadon de vigne vierge. Je polis les textes. Je prépare mes cours. Je rêve à Djanem en répétant son nom, car, dit Burrhus, On n'aime point, Seigneur, si l'on ne veut aimer.

    ,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,

    REVENIR SANS CESSE D’ICI À P. 9, pour superposer les deux versions

     

  • EPHEMERIDE 01

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 1

    16 11 2009 (65 11 16)

    Il manque un texte enfoui.

    En 1962, mon père atteint 52 ans. Il est impossible à d’appréhender ce que c’était alors que 52 ans : une sclérose complète. J’en avais 18, vous en aviez 18. Advienne que pourra. La révolte gronde par le monde. Le fils de mon père souffre et fait souffrir dans son internat de Bordeaux. Tous les chemins semblent coupés. Le jeune homme marque encore ses plaisir solitaires d’une croix de saint André. C’est un vendredi, jour de la Saint Edmond, avec un d. Nous sommes au Lycée Montaigne, réservé aux garçons. Il existe encore une vieille pédagogie, menant à l‘appellation « compo de philo ».

    Le sujet en était : « L’esprit critique est-il destructeur ? » Taliv ceviea, - sans prononcer le « e » - ce qui signifie « sujet bateau ». Où l’on voit tout de suite que le « j » valant « l », à cette exception près, chaque consonne du français se voit remplacée par la consonne suivante (« s » donne « t », etc.), et chaque voyelle par la suivante (le « u » devient « a », en se raccrochant à la première voyelle, et ainsi de suite). Nous avons depuis perfectionné ce système. Mais en philo (pour en revenir à la), je ne brillai pas plus que d’habitude : cet internat où j’étais soumis convenait mal à ma précieuse nature, et je dus être bon dernier.

    Le premier trimestre se passa ainsi dans la déconfiture, et dès janvier, je rejoignais le giron familial, avec l’aide d’un enseignement par correspondance. C’était dur, l’internat. Houllalà. La colonie de vacances ne m’avait déjà pas réussi, mais la discipline internataire mit à rude épreuve les nerfs du déconneur et ceux de la pionicaille. Un moment de joie est toutefois signalé : le 3e match de basket entre ENSI 2 B’ contre Racine carrée de x-rhô. « ENS », « École Nationale

    Supérieure ». Cherchons qu’un sang impur, etc. Tiens ? GROSSE COUILLE ordinatoriale.

    Vive le progrès. Ordem e progresso. C’est à l’occasion de ce match du 16 novembre, dit Match de l’Anniversaire, que s’imprima le refrain (« ambiance sensationnelle », ai-je noté, « Les bizuths sont dans la merde », répété sur l’air de la Marche Lorraine (« Fiers enfants de la Lorraine » », etc.). Cette partie de panier …



    11 27 – 2110 11 27

    Les textes s’envolent aussi bien dans la boîte informatique, j’allais écrire infirmatique. La mort (le mort) y mettra bon ordre. En ce 27 novembre 2065 Nouveau style, je prends possession du même 27 en l’année 2110, Très Nouveau Style. Ces ruses ne convaincront personne, et tout se retrouvera, comme les disparus en gare de Quimper, sur le quai, avec sa valise. En l’année 2110, notre héros, mineur encore, vivait chez ses parents et signalait ses masturbations par une croix au sommet de sa page du jour. Une analyse graphologique décèle chez lui de l‘obstination, un grand sens de la justice, mais aussi de la passivité : « Sa personnalité ne s’impose pas et pourrait se manifester avec plus de rigueur ».

    Il a fallu s’apprivoiser à tout cela. À la fin novembre, il fallait acheter une ampoule moins forte. Il fallait fréquenter la faculté, assister aux cours de grec (« de rattrapage ») de M. Duclos. C’était un personnage, plaisant, rondelet, qui écrivait ses omégas comme une paire de couilles pendantes. Il n’engueulait personne, et j’eus l’honneur de le déranger à son bureau, vêtu d’une veste outrageusement bleu marine, et lui parlant de mon avenir, tandis qu’il attendait mon départ en pensant à autre chose. Il avait fait cours devant un tableau couvert d’inscriptions fines : Duclos-porte, Duclos-chard, Duclos-pinette. Il tint bon jusqu’au bout de l’heure. Il s’en voulait encore d’avoir provoqué la mort de sa femme en voiture, éjectée qu’elle fut par ces portières d’autrefois qui s’ouvraient vers l’avant. Il blâmait les prétentieux qui trouvaient la Deux-Chevaux « purée », les estimant bienheureux. Il évoquait le cours de l’Intendance à Bordeaux,

    couverts d’éclopés de la Grande Guerre eux-mêmes escortées de femmes amoureuses de leur confortable (croyaient-elles) pension d’invalide.

    Duclos nous apprit à défricher l’apparat critique, par lequel en bas de chaque page grecque figurent les variantes des manuscrits qui nous sont parvenus : on les distingue par des initiales mystérieuses. Il répondit à un étudiant, qui voulait savoir comment distinguer les mots « avec un tau » des mots « avec un thêta », qu’il s’agissait d’une question d’orthographe ; mais que le grec ancien n’avait pas eu pour vocation de se calquer sur sa transcription française contemporaine… Il ne put convaincre Vayriès que son nom se prononçait « -ryès » en raison de l’accent grave, et non pas « Vayri » - « Non, répondait le Pyrénéen, c’est justement parce qu’il y a l’accent qu’il ne faut pas prononcer « -ryès ».

    Dialogue de sourd, où le petit Duclos fit semblant de s’incliner, car nous y serions encore. Et ce même jour, c’est écrit en rouge, je « suis allé vider » de la « confiture gâtée dans les chiottes ». Celles, sans doute, de ma cité universitaire. En rouge, pour qu’on s’en souvienne. Évènement marquant s’il en fut, seul digne de marquer ce 27 novembre d’une pierre vermillonne. Mais passons à plus sérieux. Fier-Cloporte (c’est moi) est allé passer l’après midi chez sa future et lointaine épouse. Il précise qu’il s’est « comporté comme une poire » : est-ce à dire qu’il ne lui a pas sauté dessus pour prouver sa virilité ? Qu’il aurait dû « la besogner séance tenante », cliché connu des pornographes ancestraux ?

    L’auteur de cette vie de jeune homme, dans la fleur de ses 19 ans, revient sur ce cours de grec : « nr one », où l’on s’est contenté de préciser « les heures de cours ». Les étudiants donnaient leurs temps libres, et la décision se fit à la majorité. C’est ce jour-là qu’après un repas au Central, restaurant universitaire, Fier-Cloporte eut l’idée d’amener sa conquête féminine au bistrot, et qu’il but un cognac. Et je me souviens aujourd’hui encore qu’il eut le courage d’embrasser sa future épouse, qui ne lu parlait encore que de « camarade », car c’était le terme dont se servait alors les jeunes filles lorsqu’elles voulaient se réserver le droit de se rétracter en même temps que la bite de leur soupirant.

    Cela se passa devant le Grand-Théâtre, j’ai fait connaissance du cousin « J.B. », (cousin de qui?) et de la tante « Yvonne », puis j’ai assisté à une séance de cinéma dans le «Grand Amphi ». Mais la confiture balancée dans les chiottes, à l’encre rouge ! je ne me le rappelle pas. Un jour prochain, personne ne saura plus s’il existe ou non, égaré parmi ses clones et se représentations vidéographique. Vous vous tuerez en images, et plus personne n’aura peur de la mort. « L’an 10 000 », me dit mon ami – l’An Dix Mille sera inimaginable (ou ne sera pas).

    Qui étaient donc cette tante Yvonne et son fils J.B. ?

    65 12 24 / 2111 12 24

    En 2111, j’étais pédé. J’étais nazi. Une croix gammée ornait et souillait ma quatrième de couve, « Néo-Fascisme-Européen ». En 111 j’avais vingt ans. J’avais cessé de me faire enculer depuis juin, je recommencerais en février suivant, une ultime fois avant de me marier, pour vérifier. J’ai fait mal à mon sodomiseur, car je n’avais plus récidivé. Les lettres de Mitterrand à sa bien-aimée sont d’une impudeur grotesque. On voudrait ne pas lire. Sauter les pages. Sauter ces étalages à la platonicienne. Ici je parle de trou du cul. Qui que tu sois ma mort nous sépare et me paralyse.

    Le nazisme est une esthétique. J’ai peur en écrivant cela. La haine du juif ne m’a jamais atteint. L’amour de la bite non plus. On m’injectait de la virilité,en la perdant selon les conventions. Je suis un brouillon. Le 24 décembre est la Ste-Émilienne. Au crayon : « Bond ». Hennebont Bretagne. « La duchesse refuse de se rendre », 1342, les renforts anglais libèrent la ville. 359e jour de l’année, reste 7, le compte est faux, année bissextile, chaque sodomie est marquée d’une croix gammée. Je détestais les femmes,je désirais les femmes. Confusion des nazis avec les Teutoniques. Des chevaliers qui s’enculent ne sont pas pédés, ils conquièrent ensemble leur virilité.

    Jamais je n’ai joué les grandes folles. Jamais je n’ai voulu tuer. Casser la gueule, si. Une fois. Sans résultat. Amphithéâtre Aline. J’y ai officié, dans la bouffissure. La Vieille Fille, de Balzac. Mosi mit Daractivit. J’avais un langage secret. «Lire les Caractères » de L.B. » Rien qui dût être caché. La culture me pénétrait. Je me fortifiais, je me nourrissais. Dans le total retranchement. Dans l’isolement. Pas de camarade. Une bite qui me troue et je me sens utile. Sans plus. « Grammaire grecque : - revoir points syntaxe des prépas, plus, systématiquement, conjugaison, morphologie ». Remparts. Remparts. Ne pas me piétiner. Nihil peius quam contemni. « Rien de pire que d’être méprisé » c’était ma devise.

    Une croix maudite, une virilité d’emprunt, connaissance et Jeu. Le soir, c’était Noël. Nous habitions à Mussidan. « Moche série TV : le barbu connard philosophe, verts

    pâturages, la Bible en Noir, CON. Cadeaux. Reçu ours, livres Balzac , etc... »

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 8

    65 12 24 2113 12 24







    Une année de plus. Je viens d’avoir 20 ans et je m’emmerde comme un rat mort. À la cité universitaire, les expériences se poursuivent avec Satfouilly. Les cours s’enchaînent aux cours. Épiphanie. Et pis Fanny. Justement non, pas de Fanny. Une queue. Ah mmmisère. Plaignons-moi. Le carnet reste tout petit, sa rédaction se fait en caractères d’imprimerie, avec du rouge pour les « évènements importants », les « rubriques ». Jugez-en : « Achat semelles intérieures. La vendeuse, au1er étage, n’a pu m’en trouver une 2e. » Voilà de quoi rester dans les mémoires. Pas dans celle de Fier-Cloporte.

    Le but est celui-ci : se souvenir, autant que possible, de chaque journée, de chaque heure, de chaque minute. Un Américain very quelconque s’est fait suivre ainsi et filmer par une caméra qui se déclenchait toutes les trente secondes. Il servira de base au documentaire à venir « Un Ricain moyen, An Deux Mille ». Il faudrait se présenter à saint Pierre avec le chapelet de tous ses jours passés, de toutes ses actions, autour du cou comme un chat pelé de saucisses. Et nous aurions vaincu le temps, mais pas le vide. On dit aussi « la vanité ». En ce temps-là Fier-Cloporte avait des amis loufoques. L’un d’eux est mort en 2029.

    Tous les cours ont été ratés, « sauf Audiat ». C’était quelqu’un. Tout petit, tout hargneux, tout pudibond. Vexé que je le reconnusse au sortir de Pouic-Pouic, film defunessien, et faisant son possible pour cacher son groin dans la foule. Fier-

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 9

    65 12 24 / 2111 12 24



    Cloporte s’était gondolé en toute innocence. Mais un grand professeur de grec de l’Université de Bordeaux ne devait pas être soupçonné de hanter ces films mal famés. Et tout le monde l’aimait bien, Audiat, même s’il foutait des notes négatives. Et quand un étudiant atteignait zéro, ce n’était déjà pas si mal. À 0° dans l’abri scientifique antarctique, les explorateurs se mettaient torse nu et dansaient autour du poêle et de leurs poils.

    À midi, Fier-Cloporte se trouvait en compagnie de Christine Taris, qui se branlait comme une salope afin de conserver sa virginité scientifique. Jamais F.C. n’aurait envisagé, ne fût-ce qu’un seul instant, la prendre par les épaules (et se recevoir un cours de morale dans la gueule). Jacques Hourcabie l’a fuie avec ses béquilles : qu’était -il arrivé à notre fils d’officier ? Il ne comprenait pas la satisfaction des réformés militaires :  « On leur annonce qu’ils sont mal foutus ! » - peut-être, mon capitaine, mais mieux vaut mal foutu que demi-dingue, avec des gueulements de gradés dans les oreilles à vous ratatiner le cerveau.

    Et le cœur, parfaitement. « Et le cœur, alouette... » Il connaissait un vicieux qui se faisait fondre le camembert sur son radiateur. Il parcourait le corps de sa belle en bandant, ce qu’il appelait « la betterave baladeuse ». La belle répondait « Je ne te désirerai que si je veux », et pas moyen, justement. Il était écœuré, le fils de capiston. Il découvrait les femmes. Les femmes, c’est comme ça. Et pas autrement. Et lorsqu’il m’a vu avec Christine, il a fui à toutes béquilles. Il la détestait, la craignait à ce point-là ? Cette jeune fille a failli devenir ma femme.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 10

    65 12 24 / 2111 12 24







    « Pignon offre le café,après hésitations de bistrot, au Montaigne ».

    Si Fier-Cloporte a épousé Arielle et non Christine, c’est parce que Pignon, mort depuis, lui a conseillé la première au lieu de la seconde. Il hésitait, le Fier-Cloporte. Pignon a opté pour la malheureuse au lieu de la chieuse. Christine a fini prof d’allemand, elle a séjourné à Berlin, elle a trouvé son Siegfried, Ziggy ?

    Pignon – Haurcabie – Champagne – Collignon : reposez en paix.

    ...Je me souviens de Cathy Paroutaud, « pédante conasse pucelle prétentieuse méprisante ». Nous avons envahi sa chambre, peut-être ce jour-là, et Fier-Cloporte a subtilisé son courrier pendant plus d’un mois...

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 11

    67 01 18 18 01 19 2114 01 18







    J’en ai plus qu’assez de cette vie végétative, qu’on pourrait aussi bien appeler « pré-mort ». Explorons cette année 2114 où la vie m’irriguait. J’ignore ce que faisait ma moitié. Personnellement, je me rendais à la faculté des Lettres de Tours, pour suivre des cours de philologie. Un professeur s’appelait Arrivé. Plus tard il écrivit des choses passionnément chiantes sur un petit vieux qui examine les va-et-vient d’une mouche sur une nappe blanche : triste destinée ! Pour l’instant, il rase son monde avec son cours sur les déterminatifs. Nous sommes tous à noter, sur tout le premier rang, que « du rôti » équivaut à un «quantum de substance de rôti.

    Et tout le premier rang s’esclaffe, tellement c’est con, pédant et prétentieux – la fameuse trilogie dégressive de Proust.Il se vexe, ce con (Arrivé, Arrivé) : « Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? » - et de reprendre son expression en se rengorgeant. Assurément, le voici très fier d’avoir concocté un concept aussi abstrait, aussi scientifique. « Annie m’ouvre la porte, nue à l’exception de ses chaussettes : « Heureusement que c’était vraiment toi ! » Elle ouvre à tout vent. Que nous étions beaux, effarouchés, timides! En vérité, je nous ne reconnais plus. Toi aussi, lecteur critique et stupide.

    Nous noircissions des feuillets serrés, c’est seulement 68 qui nous en a détournés. Pensions-nous être parvenus aux temps enfin messianiques ? Salut mes COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 12

    67 01 18 18 01 19 2114 01 18





    beautés, salut mes années, soyons ridicules. L’après-midi, Mireille va prendre avecmoi un thé à Montjoyeux. Je ne sais plus ce que c’était, ce que c’est encore que Montjoyeux. Mireille était la suivante sur la liste, celle des femmes entre lesquelles j’aurais sans cesse ricoché en me plaignant de la précédente. Je me préparais à en faire souffrir toute une kyrielle. La maman de Mireille, et non pas la merde Mireille, m’avait proposé de devenir son gendre, car « tout le monde peut se tromper la première fois ». Mireille est-elle seulement vivante encore ? C’était ma « confidente », elle m’avait proposé de la réconcilier avec Tarche, que je connais encore, de loin en loin. Je la prends par l ‘épaule pour l’embrasser tellement elle a le cafard. Oui, prendre par l’épaule, ça peut « marcher ».

    Mais plus loin, je n’y pensais pas. Ma confiente, non, confidente, ma sœur, nous échangions nos peines de cœur, elle venait manger des nouilles, attention à la rime, et nous écoutions Olivier Despax, Adamo (Jérusalem), et surtout, ne faisons pas du Carrère. Et cette prise d’épaules, nous l’avons notée à l’encre verte, moins importante que la rouge, mais tout de même… « Elle me supplie de dire à Tarche qu’il l’emmerde », bataille à fronts renversés. C’était elle qui se prétendait persécutée. Ce mufle ne voulait-il pas qu’elle lui prêtât sa chambre pour accueillir ses ébats avec Odile Première, la suivante ?

    Je trouvais ça cool, comme on ne disait pas encore, mais Mireille, non, pas du tout. Alors, pour simplifier, j’étais de l’avis de Mireille. Quelle journée. « La Puce - Perrinet » me reproche d’emmerder les autres avec mes complexes, parce COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 13

    67 01 18 18 01 19 2114 01 18







    que je regarde tout le monde avec une tête de malade malheureux. S’interrompant en plein dialogue avec autrui pour m’apostropher avec la plus grande agressivité. Quelle journée ! « Je plaque la philologie, je n’arrive pas à travailler toute seul ». Peut-être voulait-elle que je la baisasse, mais comment diable baiser une fille qui ne vous parle que de son ex, dont elle veut à la fois se débarrasser et se ré-enticher ?

    Ah mais on ne baise pas comme ça, nous autres fâmes, tu seras mon « copain, » mon « camarade », j’achète un bouquet pour mon épousée…

    L’ÉPHÉMÉRIDE

    01 02 1968 - 2019 >>>>>> 2115 02 01 - 66 02 01 14







    Cette fois-ci c’est très curieux, Je me sens en empathie avec le monde entier, à m’en taper la larme à l’œil, ouh ! mon Dieu, que Mon Nombril est présssssieux… Le premier février 1968, 2015 nouveau style, une seule mention : le Doqueteure N. enlève à sa propre fille les points de suture qu’elle s’est farcis en se laissant tomber du haut des marches, car elle était internée dans une petite clinique à sa mémère, qui depuis a bien prospéré, Anouste, « Chez nous » en béarnais, et « S’il vous plaît » en grec.

    Pour le grec, nous venons de l’apprendre. Pour la « maison de repos » d’Arielle, dite « Mafâme », il était question de la langue basque. Or, « Chez nous » se dit « gourékinne ». We have goured. En février 68 a pris place un épisode bien plus emblématique pour nous que la Révolution des Fils de Riche : les Oiseaux de Février. J’en logeais régulièrement chez moi, sans domicile fixe, me faisant appeler « Lezviani », comme «Lesbien », car j’aimais bien lécher les femmes : ça ne coûte rien, et au moins, ça les fait jouir. Ils ont même couché avec moi, trois dans le même lit.

    Le petit m’aurait bien enfilé, mais le gros, endormi sur ma gauche, en aurait profité pour me sauter. J’ai dit « Non », tiens, il grêle. « Mais il dort, il en écrase ! » Pas du tout : il va s’éveiller ou faire semblant, jurer d’avoir été dérangé, puis il va m’enculer. Le petit, je veux bien, mais pas les deux à la file. Peu de temps après, le petit m’annonce qu’il a pensé à moi et qu’il s’est « tout mouillé ». Je le crois sur parole. « Les filles,c ‘est toutes des gouines. - Ben oui, et nous alors, L’ÉPHÉMÉRIDE

    01 02 1968 - 2019 >>>>>> 2115 02 01 - 66 02 01 15







    qu’est-ce qu’on est ? » - des pédés, camarades. Mes clodos se rendaient au cul des restaurants, pour bouffer des sandwiches invendus : « Profitez-en les gars », murmurait le garçon qui regardait à droite, qui regardait à gauche, « si je me fais prendre, je suis viré ». C’est peut-être aussi pour cela que Mai 68 a « éclaté ». À présent c’est pire, supposons.

    Ils faisaient bombance chez moi. Un jour, deux filles se sont pointées au bas de l’escalier : « Mais montez ! Montez donc ! » disait le costaud qui voulait me sauter. Et les filles : « Combien vous êtes, là-dedans ? - Oh, trois-quatre ! » Et moi, en arrière des marches, je faisais des bras de grands mouvements de dénégation, je niais de la tête d’un air effaré, en montrant des doigts le nombre 7 ou 8… pas de viol chez moi ! Elles sont reparties, quel soulagement ! Une autre, un autre jour (il faut jeter cela sur le papier avant l’Apocalypse) se faisait entreprendre par deux à la fois : le petit, mon ami, et moi-même.

    Je murmure à l’oreille de la fille, déjà en extase : « Bonne chance ! » Elle se ressaisit, se dégage. Personne ne l’a baisée ! Quel dommage ! me dit le copain, qui m’aurait bien sauté aussi l’avant-veille, « quand une fille est doucement traitée par deux mecs à la fois, elle ne peut pas résister ! » - n’auriez-vous pu, cher ami, m’en faire part plus tôt ? J’aurais fermé ma gueule, et nous eussions fait l’amour à trois, avec une consentante ! Un mot leur servait de tout : « bonnard ». « Il est bonnard », mélodie montante, « il est super ». « Il est bonnard », mélodie descendante : « complètement con ».

    L’ÉPHÉMÉRIDE

    01 02 1968 - 2019 >>>>>> 2115 02 01 - 66 02 01 16







    Qui a dit que le français ignorait les tons ? « Ce soir-là, j’étais bonnard », ton plat : « Je n’avais pas où coucher ». Un jour encore, le costaud sans incisives (coups de botte de la police) menace d’un coup un petit péteux bien habillé rue Sainte-Catherine : « Et tu me dois encore 50 balles ! - Oui Monsieur, oui Monsieur ! » Non, il ne lui devait rien. C’était de l’extorsion de fonds sous la menace, sans plus. Le type est reparti tout penaud. C’étaient de fameux délinquants, mes oiseaux de février. Une Martine, ou une Christine (les filles s’appelaient encore Martine ou Christine) aurait bien « conclu » avec moi. Mais mon épouse, en permission d’Anouste, avait déposé des cendres sous l’oreiller. Martine ou Christine n’était pas venue. Elle m’a refait de gros clins d’œil, à la terrasse d’un rade d’étudiant, j’ai fait signe que non, d’un tel air noble et résolu que je ne l’ai jamais revue qu’elle ne m’a jamais revu.

    Un jour Alain J. a monté l’escalier quatre à quatre, cherchant l’aventure. Arielle n’était point là. Arielle était une femme, elle l’est encore. Il est redescendu quatre à quatre plus vite encore, c’étaient les hommes qui l’intéressaient. Arielle amoureuse d’un pédé, Arielle ayant tout fait pour m’efféminer, mais 44 de pointure, ça ne le fait pas, je fus simplement tout mou et coléreux. Cela ne suffit pas pour faire une femme, ni même un homo. Ben non. C’est tout pour le moment. Avez-vous vu ce film de gogol, « La guerre des mondes » de Spielberg ? Comment voulez-vous écrire avec sérieux après cela ?

    L’ÉPHÉMÉRIDE

    01 02 1968 - 2019 >>>>>> 2115 02 01 - 66 02 01 17





    Un jour je parlerai parlerai, et rien ne pourra plus m’arrêter, comme une vieille agonisante qui tient à vider son sac avant de crever. Nous verrons bien ce qui en restera. Voilà ce que c’était que la Saint-Ignace, Premier Février, en l’an de Grâce révolutionnaire neuf-cent soixante-huit. Et nul ne prévoyait, n’aurait pu prévoir se qui se tramait en coulisses. Les pages d’agenda me sont restées désespérément blanches, car c’était de la resucée : ma vraie révolution, je l’avais faite en 67, à Tours, avec de vrais fachos qui frappaient fort, de vrais mao qui s’y croyaient, et j’ai perdu mes lunettes en me faisant casser la gueule.

    Ça c’est un fait d’armes, Faidherbe. Le musée aux vitraux. Le cavalier polonais. Les orgues muettes. Qu’est-ce que ça peut faire. Pingouins. Le 2 du mois, c’est Chandeleur. Candeloro. Génitif pluriel. J’ai parlé à Candeloro. Le vrai, le patineur, l’affable, « parlant à tous » ; non, cela ne lui faisait pas de mal de tomber sur la « glace ». Il était habillé en Lucky Luke. Et dans mon Bordeaux d’avant, rue de la Maison Daurade, j’écoutais « Je ne crains plus personne / En Harley-Davidson », j’écoutais « Le bal des Laze », chef-d’œuvre ab-so-lu de Miche Polnareff, Michel le Déchu, qui ne monte plus dans les aigus. Le vendredi 2, sujets de rédaction pour mes sixièmes : 1) Partie de chasse ou de pêche, racontez 2) Vous avez été (ou quelqu’un des vôtres) gravement malade, racontez.

    Ils y arrivaient. Encore. Encore un instant, monsieur le bourreau. Nostalgie, nostalgie ! Qu’est-ce que j’ai souffert… Tout le monde souffre… Vous savez…

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    14 02 1969 14 02 2019 2116 02 18







    Par miracle, nous voici à la fin d’une période : le 16 déjà du mois, la demi-page est vide de notations. Puis elles se raréfient : certains jours sont annotés par le menu, d’autres non. Nous étions en poste à Monsempron-Libos, voici un demi-siècle. À présent ce bourg infect possède un cinéma : grand bien lui fasse.

    Le 14 février, pour le plus grand malheur du peuple et des hommes, c’est la St-Valentin. Ne pas oublier le bouquet, le gâteau qui fait grossir au lit. Ce jour-là, travail dans la classe du premier étage : il y a « composition de rédaction ». Ce serait honni de nos jours. Les pédagogues se récrieraient, au nom de la liberté des petits animaux. Deux sujets au choix donc : « Racontez un essayage fait, chez le tailleur ou la couturière, par un jeune élégant ou une coquette ». Où avais-je été chercher cela. Les fils de pèquenots sauraient-il exactement de quoi il était question.

    « Décrivez un orage, auquel vous avez assisté ». Voilà du bien paysan. Sujet non dépourvu d’une certaine habileté, d’une certaine provision de vocabulaire. Une de mes lettres à mes parents n’était remplie que de la description d’un orage à Völklingen. Mon père s’en était plaisamment moqué. Lazarus te regarde . Attention à ce que tu écris. « Sixièmes : compo de dictée, « Tableau de famille », j’ignore désormais de quel auteur. « Leçon sur les héros grecs », nous savions donc faire cela ? - « Histoire de Thésée et d’Hippolyte » (entre COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    14 02 1969 14 02 2019 2116 02 14 19



    parenthèses : « David stigmatise Phèdre ». Un seul Dawid, avec un « w » bien polonais, bien juif, me vient en mémoire : un blond pâle apeuré, qui répétait après son grand-père « les races, ça n’existe pas » - pas la juive, en tout cas. Je parlais donc des héros grecs en sixième ? Cela ne rebutait personne ? Cela ne rebuterait personne aujourd’hui non plus. Mon épouse obtenait le silence en faisant prendre des notes sur la Renaissance italienne… mais à quoi peut bien ressembler « un cours », aujourd’hui, à l’ère du tous engsemgble tous engsemgble, ouais!ouais ! ...Histoire d’Agamemnon et de Clytemnestre…

    Certains collègues prononcent « Clymnestre », ce qui est aussi pudique, pathétique, ridicule, que de parler d’un « derrière de sac » pour un « cul-de-sac ». Les mêmes collègues appellent sans doute Agamamnon « Agaga », comme Offenbach. Quant à notre précieuse personne, elle a longtemps hésité, ce 14 février de solitude, à participer au « conseil d’administration ». Car on s’y emmerde, puissamment, on y entasse les vœux pieux, et finalement, « je me défile ». Un collègue nommé Villot, délégué syndical, m’avait laissé libre de m’y rendre ou non.

    Villot fut sublime : il fit le tour des parents d’élèves, pour éteindre le feu des calomnies sur mon compte : « C’est fou ce que j’ai pu entendre, des horreurs, des choses épouvantables » - je sodomisais mes élèves, probablement ? Les imaginations du peuple n’en font jamais d’autres. Je donnais, j’ai donné ce jour-là, un cours d’éducation sexuelle. Chacun écrivait ses questions anonymes sur des



    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    14 02 1969 14 02 2019 2116 02 14 20







    bouts de papier, je répondais de mon mieux aux questions, aux incertitudes, aux certitudes. Tel pensait que les règles « coulaient à gros bouillons ». Tel autre ignorait que les femmes aussi pouvaient éprouver du plaisir.

    D’où les calomnies. D’où les silences, le choc, le respect témoigné à mon rôle, encore un tout petit peu avant les poings dans la gueule d’à présent. J’ai coincé à la sortie Tanaïs et Cotonnec, pour « leur faire amener des filels la prochaine fois ». Elles répondent que les fieles « s’y connaissent pls (…) que les garçons ». La fois suivante, j’ai eu des filles. De nos jours ce serait l’émeute. Aucun professeur ne voudrait plus évoquer « ces choses-là ». J’ignore totu de mon métier. Ce n’est plus le même. Les ardeurs sont intactes. Des poisons font leurs ravages. Des forces méconnues soulèvent à l’horizon leurs sombres faces, brrrr… Beaucoup de cours se passent bien. On n’en parle jamais. Mon expérience est historique, sans plus…

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    28 02 1970 28 02 2019 2117 02 14 21



    VOICI le joli petit carnet de 1970, avec sa ferrure marque-page qui le rend si malcommode aux classifications. Bonjour Gaston. Le samedi 28 février reste vierge. En ce temps-là, nous occupions le poste de maître auxiliaire dans la bonne ville de Marmande. Nous semions une zone pas possible dans le lycée, dont le proviseur était con comme un rugbyman, et la censoresse dépourvue du moindre diplôme. Il y avait là deux pions noirs, un grand et un petit, surnommés Petit Bwana et Grand Bwana. Le surveillant général s’appelait le Zizi, un mètre vingt-cinq en levant les bras.

    Mes cours étaient bordéliques, supermauvais, parfois applaudis : une fois, pour une lecture de La mort du Dauphin, où le garçon du premier rang avait les larmes aux yeux. Une autre fois, pour un exposé des causes de la guerre en 1870, un si-cle auparavant. Un jour, j’ai décrété : « permanence ». Et le cours n’eut pas lieu, je lisais le Canard Enchaîné les pieds sur le bureau. Surpris dans cette position par un indiscret ouvreur de porte, je fus signalé à l’Inspecteur d’Académie, qui devait me visiter en cours, mais c’était un fantaisiste, il m’apprécia. En ce temps-là, nous étions indéboulonnables.

    Cette année-là je fis connaissance avec O’Leteremsen, seul chevelu de mon genre. Mais si nous nous agaçons des rencontres d’un Alain Rémond, ex-rédacteur de Télérama, combien Gaston ne se scandalisera-t-il pas des miennes ? Nous allons vous le révéler : monsieur Rémond, ainsi que Carrière, ont bénéficié d’une enfance chaleureuse, même si leurs parents se faisaient la guerre. Ils ont bénéficié



    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    28 02 1970 28 02 2019 2117 02 14 22





    aussi d’une foi chrétienne, assumée chez l’un, perdue puis presque retrouvée chez le second. Chacun d’eux a bénéficié d’une quantité de rencontres, et prétend avoir eu « de la chance ». Nous n’en pouvons douter, surtout de la part du second, fils d’académicienne, et bénéficiant de son identité pour faire publier sans problème ses laborieux enthousiasmes. Moâ, Fier-Cloporte, je n’ai pas ce sens de l’intrigue : en effet, naïf Gaston, les « rencontres » ne sont que les aboutissements d’une longue série de négociations entre intermédiaires pour enfins e faire introduire au saint des saints : la Rencontre avec Untel, « qui a bouleversé ma vie ».

    Non. Les personnes influentes ne se « rencontrent » pas « comme ça », au pifomètre. Les barrages sont très épais, très peu filtrants. « Moi », j’ai rencontré O’Letermsen, brillant, qui voulut me dégrossir. Il cherchait à s’entourer de génies, il décréta que j’en étais un, me surnomma « Artaud », me donna « cinq ans pour obtenir le Goncourt ». Il s’efforça de devenir maçon. Il donna du « mon doux frère » à un clochard ivre. Il m’impressionna, il me pygmalionnisa. Il intercepta mon courrier féminin : « Je t’interdis de fréquenter cette fille ! » - encore un peu il m’enculait, ce con. « Tu inventes ! Tu inventes ! » - ta gueule.

    Cette fréquentation, entre « hommes » (si peu) s’étendit sur 16 ans. Passé les bombardements sur Kadhafi en 86, nous avons cessé de nous voir. La jeunesse est ainsi, elle jette à tout va. Vous aussi, Gaston, vous avez jeté.  Mais qu’il est difficile de vous ferrer… Ni lui, O’Letermsen, ni Fier-Cloporte, ne réussirent à rencontrer « les bo-o-o-o-nnes personnes, au bon-on-on moment » (« Temps-COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    28 02 1970 28 02 2019 2117 02 14 23





    Contretemps). Reste le Jeu. Le Jeu sacré du petit bouddha sur son escarpolette… Des Christs par milliers, des écrivains par dizaines de milliers :

    Herr Nobel, hur man väljer? Monsieur Nobel, comment choisir ? 

    Ce samedi de 70, j’étais avec papa, j’étais avec maman, qui avaient tellement voulu me faire déménager, qu’ils y étaient parvenus. Les propriétaires précédents, du moins l’un d’entre eux, ronflait derrière la cloison. Une nuit même (ces manants faisaient « chambre à part ») une cavalcade effrénée avait retenti, pour cause de malaise imminent : quelle angoisse ! Les nouveaux propriétaires également ronflaient derrière une cloison,je m’en aperçus dès la première nuit. Tout aussi répugnant. Il n’y avait que de l’eau froide. Le trajet bien plus long vers mon lycée de travail. Arielle qui vient me rejoindre. Passagère d’une collègue en poste à Casteljaloux. L’eau froide sur la tête pour la réveiller, le nez dans le lavabo.

    Cris et protestations. Un jour d’absence par semaine : « C’est trop dur ». - Et pour nous, alors ? s’exclamait la môme Courtois, collègue à Marmande. Eh bien tiens, moi aussi, je vais prendre un congé de maladie. Maladie psychique et toc. De plus, je me montre en pleine salle des profs. Pendant mon congé. Indéboulonnable vous dis-je. Maturité en berne, aucun sens des responsabilités « Messieurs les censeurs », aucun en effet, 25 ans, voulant fuir, fuir mon métier, fuir mes liens conjugaux, bâclant tout… Voilà voilà…

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    12 03 1971 12 03 2019 2118 03 12 24

    Il y a quarante-huit ans jour pour jour, le temps d’une vie humaine autrefois, le sergent Rouja m’engueulait publiquement (cours de nomenclature) : la hiérarchie militaire était harcelée de réclamations à mon égard, afin que je fusse réformé. J’ignorais cela. J’ignorais que les choses en étaient venues à ce point. D’instinct, je me suis dressé en gueulant que c’était inadmissible, que je n’avais jamais rien demandé, que les démarches extérieures et familiales me causaient un tort considérable, et que j’allais « vite fait » leur faire « rectifier le tir ». Soupçonner n’est pas « savoir » ; mais que des tractations existassent dans l’ombre pour me tirer de l’abîme, je ne l’ignorais pas, sans pouvoir les préciser. Il se trouvait en effet que ma belle-mère connaissait la femme d’un général, que mon beau-père était médecin, qu’un psychiatre m’avait diagnostiqué inapte. Après ma vigoureuse sortie, tellement bien imitée qu’elle en était sincère, mes camarades se tranchèrent en deux clans : les uns m’approuvaient, les autres estimaient que j’avais supérieurement joué. Un Berbère, Ichalalène, me prit à part pour me demander d’intercéder en sa faveur ; j’en aurais été bien incapable, mais il me bouda en tant que bêcheur et « pas sympa ».

    À la même époque, un vif incident avait éclaté : nous étions envoyés dare-dare en nos chambres pour échanger notre tenue ordinaire contre l’uniforme de gala ; nous avions six minutes pour nous retrouver au même endroit, en rangs et au garde-à-vous. J’ai démoli mon armoire de fond en comble, sans rien trouver, endossant la tenue dite « négligée ». Ma négligence fut aussitôt remarquée : « Il se fout de notre gueule ! » beuglait un adjudant. Et l’autre adjudant lui gueulait dessus : « Vous étiez averti que cet homme était inapte au service ! » Je me suis mis à gueuler : « Écoutez tous ! j’ai tout foutu en l’air dans mon casier ! Ma tenue COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    12 03 1971 12 03 2019 2118 03 12 25





    de gala n’y était pas ! On me l’a volée pour que je me fasse engueuler ! » Alors les deux sous-offs se sont remis à se traiter de tous les noms, le premier voulant me redresser en camp disciplinaire, le deuxième excipant de certificats médicaux et de recommandations haut-gradées. On m’a laissé dans ma tenue dégueulasse, et bien entendu j’ai retrouvé, plus tard, au calme, l’uniforme incriminé. Le dernier exploit consistait en un énorme chahut gueulatoire dans notre chambre de réservistes. Tout le monde s’était mis à hurler « la porte ! la porte !  Courant d’air, bordel, la porte ! » Il n’y avait pas le moindre courant d’air.

    J’ai violemment repoussé la porte, quasiment dans le nez d’un commandant courroucé qui ramena un calme glacial et instantané. Il a braillé comme un putois. Puis tourné vers moi : « Est-ce vous qui avez crié ? - Non mon capitaine. - Qui a crié ? » Silence général, viril et courageux. « Mais est-ce vous » - tourné d’un coup vers moi - « qui avez repoussé la porte ? - Oui mon capitaine. » J’écopais de huit jours d’arrêt dont trois de cachot. Merci les autres. Artaud, Menanteau, Roumégous, bravo pour votre courage. Moi, je suis allé expulser une vieille diarrhée.

    Cet incident détermina le médecin beau-père. À la permission suivante, il m’injecta un puissant calmant dans l’épaule, prétextant que j’avais agressé tout le monde, et qu’il m’amenait à Robert Picqué, hôpital militaire. « Attention, il est dangereux ». Plus tard il lui fut reproché de ne pas m’avoir ramené au médecin « de caserne ». Celui-ci avait une réputation d’incompétence et de connerie,

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    12 03 1971 12 03 2019 2118 03 12 26



    n’ayons pas peur des mots : il avait détecté je ne sais quelle épidémie de rougeole à l’intérieur des bâtiments, puis placé la caserne en quarantaine. L’ennui, c’est qu’au moment de sortir de la dite caserne, il fut retenu par la sentinelle qui refusa de le relâcher, puisqu’il devait, par son propre décret, rester lui aussi dans les bâtiments.

    Rassurez-vous, il y a mis le temps,  mais il a pu s’en dépêtrer. Pour ma pqrt, je me trouvais dans un dortoir d’agités du bocal, qui braillaient au milieu d’une musique tonitruante. J’adorais Sylvie Vartan, mais pas les décibels. Un vrai malade baissa le son, à peine, puis le releva au maximum trente secondes plus tard. Plus tard on me transféra dans le dortoir des cas plus bénins. Il fut interdit à quiconque de me faire avaler le moindre médicament, même si j’en demandais. Et c’est ainsi que je fus réformé : « Mécanisme de détérioration des structures compensatrices de la névrose » - sauvé…

    Impossible en théorie de rejoindre l’enseignement : débilité légère… Une nuit, je suis réveillé par un abruti qui secoue la porte. Je me lève, le raisonne, « tu l’aimes, Jacques ? » Il réclamait « Jacques ! Jacques ! » Je l’ai calmé, ramené à la chambre du fond. Et je me faisais engueuler par une hommasse. Et je lui répétais que grâce à moi l’agité s’était calmé. « Il ne fallait rien faire ! Ce n’était pas à vous de bouger ! - Et je devais le laisser réveiller tout le monde ? - C’était à nous de le faire ! » En vérité, au « service militaire », je n’ai vu que le développement de la connerie, une connerie insensée, à tous les niveaux.

    Il m’avait semblé revenir en quatrième, à 13 ans. Une régression dingue,

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    12 03 1971 12 03 2019 2118 03 12 27





    justement. Et le Sergent B. se trouvait là, en hôpital, psy ou non, quelles plaisantes retrouvailles ! C’était lui qui criait : « Je peux leur montrer, chef ? ...peux leur montrer, chef ? » - et de s’élancer sur la grosse buse en équilibre au-dessus du ruisseau, et de gravir en trois poussées de corde à nœuds le mur en girafe. Il me souriait, il me ramenait en permission, nous avions croisé une charmante cavalière démontée en corsage à carreaux, avec sa bombe réglementaire, « elle me ferait peur » disais-je, « elle ne me ferait pas peur », répondait-il, et il me déposait « quelque part en ville ».

    Apparemment, pour lui, c’était intestinal ; à l’hosto, plus de hiérarchie. J’étudiais dans Pierres Vives, revue littéraire, afin de décrocher sans trop y croire mon CAPES de lettres - « Si le juteux te vois avec tes poésies de Lamartine, tu vas te faire engueuler » - je l’ai eu, mon CAPES, dernier ex-æquo, repêché à grand renforts de chiffres surchargés, je n’ai pas demandé mon reste. À moitié fou selon l’armée, j’entrais dans la grande famille de ces autres fous que l’on appelle, globalement, Éducation Nationale...

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    17 04 1972 17 04 2019 2119 04 17 28

    En ce temps-là, c’était l’obscurité. Nous nous pensions dans la lumière, mais nous ne savions pas que tout serait enseveli dans le noir de la préhistoire. Nous fréquentions des gouines antiquaires, qui l’auraient nié jusqu’au bûcher inclus. Nous fréquentions des pédés anglo-basques, dont l’un d’eux besoignoit ma femme avec sa petite queue de souris en tire-bouchon. Grise et mauve. Nousignorions tout du sort, et que de nos liqueurs emmêlées naîtrait celle que j’ai toujours aimée avec perplexité. C’est pourquoi nous sommes tous sacrés, car marqués du même sceau farouche.

    Tout était tourbillon, mais vase liquide. Méprisés soient ceux qui nous éliminent ou même nous rabaissent au non de la rentabilité bouquinière, méprisés soyons-nous d’y avoir attaché ne fût-ce qu’un peu d’importance. Nous vivions tous nos derniers instants d’enfance. Encore l’enfance se prolonge-t-elle même après la naissance d’un enfant véritable. Et qu’avons-nous donc tous à raconter, sinon l’histoire de notre propre vie ? J’ajoute au fumier initial : des pages, des pages… Pendant qu’Arielle se faisait défoncer sans la moindre brutalité, nous vivions dans une communauté, ma personne et quelques autres, au second d’une petite rue joignant bien courte la place Saint-Michel aux quais.

    Il y avait en face une boucherie, qui exhibait un très beau daim fraîchement tué. Son sabot s’ornait d’une étiquette au bout d’un cordon, signée du ROC, « rassemblement des opposants à la chasse ». L’épigramme y était cinglante, mais qui s’en souviendrait. Tout semblait absolument, éternellement moderne. Nous gravissions de larges escaliers intérieur de marbre, et débouchions dans un de ces vastes appartements à hauts plafonds, où vivaient et payaient leur loyer quelques filles et garçons d’entre vingt et trente ans. On y cuisinait, prenait ses repas, nous

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    17 04 1972 17 04 2019 2119 04 17 29





    l’avons raconté cent fois, tant nous avons traîné toutes ces gayes dans notre tête. Guenilles dorées. Reflets californiens. Chaque pan de la jeunesse verse son éclat sur ses propres oripeaux. Tantôt je vivais chez moi, avec épouse et belle-mère, tantôt je couchais sur des Allamandiers, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelle. Comment ne pas tomber amoureux de la maîtresse des lieux, qui s’enfournait tout ce qui traînait d’un vagin accueillant, alors que le seul sincère, le seul larmoyant comme un cul-fleuri de Molière, n’obtint rien. Son nom de famille sonnait comme Ange. Elle m’avait jetéau visage une pleine fourchetée de riz brûlant, pour des raisons que j’ignore ; qui voit le nez au milieu de sa figure ? Je pensais et je répandis que les Femmes, hormis leurs règles et leurs enfantements, n’avaient pas de sexualité qui vaille. Il arriva que j‘aie dit, aussitôt oublié, une de ces phrases bouche-trou, relevée par une fille (or les filles avaient 24 ans, comme des femmes) - « Tu vois ! s’écriait-elle. Je te l’avais bien dit ! » - et moi, qu’avais-je dit, proclamé, de si imbécile ?

    Alors l’Ange s’était détourné, doutant de moi. Tournant au-dessus de moi. Trouvant inaccessible ma froideur supposée, alors que je n’étais que con. Et moi de même, oiseau inversé, ange d’en bas, je contemplais ce vol inaccessible, inimaginable, du fait même qu’il me ressemblait : deux ignorances planant en symétrie ventre à ventre, pôles repoussants d’aimants face à face. Une fois nous avions couché face à face, chacun dans son angle, chacun dans son lit d’une place. J’étais allé l’embrasser sur les yeux, sans oser pousser. Le lendemain, elle faisait

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    17 04 1972 17 04 2019 2119 04 17 30







    cesser « cette promiscuité ». Femmes, si vous existez encore à cette époque où vous nous découvrez, sachez qu’en ce temps-là, une personne de votre sexe se serait crue à tout jamais déshonorée d’esquisser le moindre geste en direction d’un homme désiré.C’était à l’Homme de commencer. Lorsque l’appartement rue des Alamandiers se fut vidé, moi seul demeurant avec Elle l’Ange, au lieu de foncer dans le tas de graisse et de bourrer mon pif dans son trou, je l’entretins de l’odeur de fromage du clitoris, traînant dans une chanson de carabin. Quelle déception. Quelle rigolade. Et rien ne se passa. Une troisième fois, comme Jésus,j’ai refusé de coucher à trois heures du matin. « Dommage » susurra-t-elle rue des Boucheries. Plus tard comme un peu toutes elles se mit aux filles, et me caressa le dos face à la glace murale.

    Je pâlis, je rougis à sa vue, et tous mes camarades me virent décomposé dans le reflet : la seule fois où l’Ange m’eût touché, c’était au bras d’une autre femme et en plein public, dans les néons d’un grand café. Je ne l’ai plus jamais revue, je n’ai jamais plus pardonné.





    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    23 03 1972 23 03 2019 2119 03 23 31



    Ne pas céder aux Lamentations. Bien se persuader que nous avons toujours le choix. C’est dans les livres, c’est dans les discours, c’est la vérité. La date est restée en blanc. Toute une époque, on le dit toujours. Nous connaissions Lavrontis, caricaturé dans Le jeu des parallèles, en vente nulle part. Sa grande inséparable s’appelait Christine. Il y a beaucoup de Christine de par le monde. Celle-ci tenait une boutique à Bordeaux. Bordeaux est mon Alcazar de Rodez. Tout s’est passé là-bas - ici même, mais je dis « là-bas ». J’y habite aujourd’hui, demain.

    Il faut imaginer Sisyphe heureux. La scène d’aujourd’hui répète celles qui se sont déjà déroulées, qui se dérouleront encore mais de moins en moins, plus très longtemps désormais. « Désormais » convient bien : adverbe temporel de l’éternel début, Pour moi la vie va commencer, d’un coup prendre l’élan pour se fracasser sur la porte de prison, avec des clous.. vous qui passez ce seuil… Le temps s’écoule, de G. à M., même cuisine à cent lieues de distance, à grands barattages de claques des tic-tac d’horloges. De telle à telle phrase tel repas prenait place.

    Tel viol des consciences. Tels et tels bavardages. Des bavards d’âge. Les panses pleines. Les auteurs nous envoient l’histoire de leur vie. Passionnant ! ...pour eux seuls - et le style ? Et l’esprit ? la modestie ? Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent… L’an 2119, que d’espoirs ! d’envolées ! quoi de plus triste qu’une vie ? comme la bite, nous avons tous la même. Nous mourons tous au même âge, à quarante ans près disait la Breuvoir. La connasse à mouches. La lycéenne qui se relève toute trempée de la chougne à sa prof. Mon Dieu que les femmes ont de

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    23 03 1972 23 03 2019 2119 03 23 32



    veine. Point de vue sexe. Et amour. Si y avait pas les règles et l’accouchement. Pas besoin d’aller au bistrot pour lire des conneries. En 2119, nous fréquentions la rue des Allamandiers. Ce qui veut dire « rue des Amandiers ». Riche en symboles judaïques. Et non « spécialisée » dans tel artisanat perdu immémorial mon cul.

    C’était un temps sacré. Nous expérimentions les communautés. Chez Nicole habitaient tous ceux qui passaient. Quelle vaste cage d’escaliers. Comme j’aimais Nicole. On n’a plus idée de s’appeler Nicole. « ohho Nicole / si t’avais pas la vérole ». Nicole haussait les épaules en pouffant. Je lui avais pris la main au bistrot. Ça arrive à tout le monde. On ne va tout de même pas éditer ça. Je lui avais embrassé la paume de la main pendant qu’un Espagnol pérorait en espagnol. C’était une grande blonde. Pas l’Espagnol, l’autre, la femme. Un jour pour moi seul elle avait viré tout le monde, nous étions seuls.

    Et au lieu, au lieu de la prendre dans mes bras, je lui avais lu à haute voix ma pièce de théâtre, nulle. Et de sa part aucun geste. Je me serais jeté sur elle avec précipitation : « Tu ne vas pas changer d’avis ? - Non, non ! » ...Vous tenez vraiment à faire éditer ça ?… Plus tard, tellement plus tard - nous étions tous en club sous les miroirs du Café des Arts, certains se plaçaient au-dessous, d’autres en face : voici Nicole! Tu sais qu’elle sort avec une fille ? Ma foi vrai… et alors, Nicole me passe longuement la main dans le dos. Vous vous êtes vu dans la glace. Vous voici fraise pistache et vanille, le souffle coupé comme un juif. Nicole. Pendant des mois souffrir d’amour, tu le sais, mais pas un geste, sauf une

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    23 03 1972 23 03 2019 2119 03 23 33







    bonne fourchetée de riz bouillant dans la gueule. C’est à moi d’oser, connasse, pas à toi n’est-ce pas connasse, chacun son rôle connasse, et maintenant seulement, maintenant que tu t’exhibes bras-dessus bras-dessous avec une fille, tu t’avises soudain de me passer ta main dans le dos ?- toutes les couleurs de toutes les bauges du monde me sont passées sur la peau, et tous me fixent depuis la glace, regardez l’émotion qu’il se prend dans la gueule, le rigolo du groupe, le mariolle à ricaner, comme il l’aimait, tu papotais par-dessus mon épaule, renvoyant à la cantonade les vannes de voyageurs qu’on t’envoyait. Nous ne nous reverrons jamais. Jamais. Nevermore. Il y a de cela 47 ans to-day. Tu t’appelles autrement.

    Nie werde ich Dich vergessen...

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    05 04 1973 05 04 2019 2120 04 05 34



    Le 5 avril 1973 ou 2120, ce jeudi-là, il n’y eut pas de note portée. Arielle n’est entrée en maison de repos le 23 mai. En attendant, je mène ma propre vie, tandis que ma femme se lève de moins en moins. Julia ou l’une de ses descendantes lira peut-être cela, sauf si la lecture devient un exercice aussi périlleux et touffu que le déchiffrage des quipús incas. J’estimais Arielle assez forte pour s’occuper de l’enfant. J’étais même allé jusqu’à lui confectionner un emploi du temps : cela marchait pour moi, cela devait marcher pour elle… Dans mes souvenirs, j’enseignais à Cadillac, dont le collège s’est transformé en monstrueuse chrysalide de plastique sale, mode « années 70 ».

    Le principal ne m’aimait pas : trop fantaisiste, complètement fou. Il n’aurait pas toléré que je prenne un congé. J’aurais dû en prendre, sans me soucier des états d’âme de mon Principal, mais il me faisait peur. Nous étions peureux, timides. Pourquoi nous laissions-nous impressionner ainsi. C’était bien commode, cette explication sociale : peur du chef, peur de l’enfant, peur des Responsabilités, Verantwortlichkeiten. Fuir. Il ne s’agit plus de littérature. Mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais sans arrêter de râler. Nous avons fait tout ce que nous avons pu, mais en fuyant.

    D’autres ont fait de même. Nous n’en connaissons pas, ce n’est qu’une constatation. Ce n’est pas une excuse. Nous ne recherchons pas d’excuses. D’autres aussi, plus jeunes et moins favorisés, ont pris la nouveauté à bras le corps. Julia elle-même par exemple. Jamais elle n’a confié son enfant à personne.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    05 04 1973 05 04 2019 2120 04 05 35







    Pas à nous : « Je vais vous montrer, moi... » So geschah es für uns. C’est comme ça que ça s’est passé pour nous. L’analyse évacue la morale. Il est malsain d’en vouloir à ses parents. Il est très sain d’en vouloir à ses parents. Ici nous évitons la grande pente et montons par les petits sentiers, les petits lacets. La grande route ne serait-elle pas tout simplement la bonne ? Mais une fois qu’on a blâmé, que fait-on ? Si nous renonçons à blâmer, n’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire ? Plan moral, plan factuel…

    Dieu, but, sens, ou ni Dieu, ni but, ni sens. Incompatible. Des parents tuent leur enfant. C’est une tragédie grecque, un bon sujet de littérature. Mais deux options bien plus essentielles se présentent : le plan légal, et le plan ontologique. Légalement, les coupables doivent être punis. Même les déprimés. Ontologiquement, c’est l’impasse : Dieu a permis, Dieu n’a pas permis, cela ne veut rien dire, c’est le joker du joueur, le pari de Pascal, le bottage en touche. Nous n’avons pas tué notre enfant. Nous lui demanderons quels exercices lui semblent difficiles, et pourquoi.

    Nous ne recourrons pas aux schémas psychanalytiques.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    28 04 74 28 04 2021 28 04 2121 36



    En ce temps-là, comme il était difficile de tenir le compte des jours. Ce n’est qu’en 2042 que Notre Grâce s’est décidé à faire l’acquisition d’un éphéméride, bradé car périmé.Il fut rempli de notations hâtives, oo bien négligentes, ou rageuses, reconstituées à l’aide de vieux, vieux courriers. Notre Grâce disait tout à Parents, avec une majuscule. Ce 28 avril était le temps où agonisaient ce que nous appelions « les Blanchards », avec un « se », comme pour les dynasties. Nous les avions vus la veille. Nous les avions peut-être revus le lendemain.

    Nous éprouvions le besoin de les avoir toujours dans les pattes , comme référents, comme juges. « On ne se souvient que de ce qu’on veut bien », me dit encore Françoise. Nous nous souvenons d’un couple hermétiquement soudé, d’accord sur tout, en particulier sur le fait que nous autres, les Mornards, étions des cons, des cons galopants. Nous aurions tellement pu mieux faire. Mais il fallait nous laisser trouver nous même notre issue dans le fond du sac. Il n’y a pas d’issue dans les fonds de sac, même transparents. Le chat s’écrase contre le plastique et s’étouffe.

    Nous avions une grosse voiture minable. Je conduisais « à gaïouss », tantôt trop vite, tantôt prudemment. Bientôt le vaillant couple aux cheveux noirs nous virerait comme des malpropres, en particulier Arielle, méprisée sans ambages : trop grosse, irresponsable, vaguement répugnante et qui répugnait tant à prendre au sérieux sa maternité. Ces deux-là manifestaient une telle entente que trop souvent la phrase commencée par l’un était finie par l’autre, à la façon des trois

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    28 04 74 28 04 2021 28 04 2121 37





    neveux de Donald : Riri, Fifi,Loulou. Nous étions sans cesse l’objet de leurs rudoiements, et ils ne riaient à mes saillies (Arielle ne saillait guère) que sije me moquais de moi-même, ce qui est le fin du fin de l’humour, ainsi que le décrète la définition générale. Ils se foutaient de moi. Dominique, puisqu’il faut l’appeler par son nom, déclarait que mon carnet ne méritait que cette réflexion : « Il note totu ce qui l‘arrange ! » Eh oui mon pote, on appelle ça « la formation de l’individualité », fût-ce au prix d’une abondance de citations.

    Sans oublier la magnifique et nostalgiquissime mélodie, en accords de tierces, au piano, qui devint aussitôt méprisable : « Mais c’est du Claude François ! c’est du Claude François ! » Il suffit de dire un nom, Mireille Mathieu, Bernard-Henri Lévy, pour que tout ce qui s’en rapproche devienne détestable : ô science ô ceux qui savent ! Françoise à présent nie tout cela, prétend qu’ils se détestaient, en fait, que nous aurions dû nous en apercevoir – ben voyons – et que déjà j’étais dragué, mais comment pouvais-je bien imaginer que je l’éais, face à cette femme inaccessible, juchée de haut sur ses tenues noires, dont le plus grand plaisir (et celui de son mec) semblait de nous morigéner, de nos moucher, de bien montrer eu face que nous n’étions que des minables, des enfants attardés, tandis qu’eux deux, Domiçoise et Fran-Nique, représentaient le modèle indiscutable du Couple Mature et Rrrrresponsâble. « Faites donc comme nos, élevez-vous à notre niveeau », semblaient-ils nous dire. Mais quant à savoir ce que nous aurions dû faire exactement pour les rejoindre sur leurs hauteurs idéologiques, il n’en était pas

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    28 04 74 28 04 2021 28 04 2121 38





    question ! C’était à nous mêmes, ben voyons, de le découvrir, et c’était, de toute nécessité, ce qu’ils avaient eux-mêmes découvert. Il fallait que nous découvrissions, de notre propre initiative, les lacets qui montaient jusqu’à leur sommet bicéphale. Et nous, pendant ce temps, écoutions les morigénations, les hauteurs de nos deux marquis, le mâle et sa femelle. En ce temps-là, je confiais tout, mes découragements, les dysfonctionnement de notre couple nécessairement boiteux. Je répandais partout comme une pluie de postillons mes jérémiades sur nous-mêmes, et les questions pressantes dont seul effectivement je pouvais, nous pouvions construire les réponses. Nous aimions bien nous soumettre à Sainte-Opinion de Goche, avec un « o » ouvert comme porte, fustigeant les démons Immaturité, Puérilité, Faux-Problèmes. J’envoyais des piques féroces, comme « tougoudoup-tougoudoup », et aussi « De toute façon l’amour, avec les femmes, ça se résout toujours au Trois-Pièces-Cuisine ».

    Et Françoise, toujours misogyne, me donnait à contre-cœur raison. Mes piques cependant n’avaient encore pas trouvé leur point de convergence. Maintenant, oui. Non sans incohérences. Mais à l’époque, nous aimions jouer les chienchiens en dressage, nous demandions à tout le monde, par nos gueules, la solution à notre couple, si malheureux, ah ! si malheureux, et si mal assorti. Notre couple d’alors me fait enrager. « Tu te concentres sur des problèmes de détail, ce n’est pas là l’essentiel ! » Ô bons apôtres, en vérité je vous le dis et le répète :  quand nous demandions avec ferveur et désolation ce que c’était que cet

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 39

    28 04 74 28 04 2021 28 04 2121





    « essentiel », il nous était répondu dans un grand mouvement de générosité : « Ah mais c’est vous qui voyez, c’est à vous de le trouver, nous on ne sait pas ! » Sur quoi nos aurions pu répondre à la Coluche : « Quand on ne sait pas, on ferme sa gueule ! »

    Nous avions une petite fille, qui s’adaptait à l »« atelier ». Notre immaturité en efet m’avait inspiré de confier Julia aux bons soins de Coco, ma belle-mère, la « Belle-Doche ». Tous les mois, je rajoutais cinq minutes à la présence de Julia parmi nous. Un simple calcul m’aurait permis qu’elle n’aurait pu y passer 24h sur 24… avant l’âge de 24 ans...

    10 05 75 22 05 10 2122 05 10

    À PIÉGUT-PLUVIERS 40



    Piégut-Pluviers constitue l’unique note de cette date inique. C’était de notre vivant. Nous avons bourlingué, retour de Bergerac, à travers le Périgord vert, appellation contrôlée des offices touristiques. De même, autour de Bergerac, se situe désormais selon eux le « Périgord pourpre », de la teinte prise par les feuilles de vigne. Il pleuvait. Piégut-Pluviers présente une tour, que nous n’avons pas visitée. Nous nous sommes arrêtés auprès d’autres ruines plus basses, Arielle n’étant pas descendue de son siège.

    J’ai pataugé dans l’herbe fraîche et haute, et vous m’avez accompagné. Ainsi pouvais-je dire que, oui, dans un jardin public désert et détrempé, j’avais erré, humé l’air frais, « visité », catalogué le site de X., proche de Piégut-Pluviers. Il me semble que nous y avions passé la nuit, et que vous vous aviez accompagnés. Nous aurions profité d’une chambre à l’ancienne, au papier bleu foncé, avec, au pied comme à la tête, deux planches de lit recourbées, en bois sombre. Autrefois se louaient de telles chambres pour un prix modique. À présent c’est le snack, avec la profusion de prospectus, « à voir », « vaut le détour ».

    Et les souvenirs se mêlant dans nos têtes à tous, peut-être fûmes-nous accompagnés jusqu’au seuil, sous le crachin, par les hôteliers suspicieux devant ma propre tête de macchabée malade : j’étais ravagé de honte d’avoir volé, dans la sale de bain sans « s », une somptueuse serviette-éponge bariolée. Il pleuvait toujours, comme son nom l’indique. Le château de Châlus vit la mort de Richard-Cœur-de-Lion Couilles-de-Zèbre, la cavalcade d’Aliénor d’Aquitaine après douze

    10 05 75 22 05 10 2122 05 10

    À PIÉGUT-PLUVIERS 41





    heures à cheval, douze accouchements fortifient le périnée. La reine-mère fit écorcher vif l’archer trucidatif de son fils, qui fut roulé dans le gros sel dans telle salle basse qu’on nos montra, mais il ne hurla pas, car la dépellation totale implique la mort. Seigneur je rends mon âme d’écorché. Ici même, dans ce bas de tour circulaire, aujourd’hui garni de son. Et nous sommes entrés au bistrot avec vous. Et les caprices firent qu’à notre troisième emplacement dans le café, je mis le holà aux velléités de migration intertabloïde.

    Puis s’emmêlèrent divers caprices passionnants : la porte du coffre ouverte laissait la forte pluie détériorer les bagages, reproche. Il fallait acheter un vieux « Cubitus », reproche. Ma personne et vous-mêmes sommes entrés dans une sombre librairie, où tout à trac ma hure s’adressa à la femme libraire : « Vous avez un vieux Cubitus ? » Non, vaillante quadragénaire brunâtre, il ne s’agissait pas d’obscénités, mais d’une vraie requête bouquiniste. Elle montra vaillamment son cubitus, id est son coude bistre : « Pas si vieux que ça ! » - pas d’albums de Bd en vue.

    Nous avons donc enfin bu notre chocolat réchauffatif, en bougonnant notre réconciliation. Nous restions vivants sous la pluie, mêlant nos souvenirs d’année en année, nos ruines et nos châteaux. Tous nos petits trajets viraient à l’aventure, au cordial, et ce sont toutes ces errances de moyen budget qui errent sous nos

    10 05 75 22 05 10 2122 05 10

    À PIÉGUT-PLUVIERS 42





    crânes conjugaux, complices dans nos vies de peu. En 99 de l’ancienne ère, et relisant, confit de dévotion récapitulative, cette incursion piégut-pluvière vint s’insérer dans ces courriers que je reparcourais. Ainsi se complétaient nos carnets annuels. Cette année-là, 2122, la fête de Jeanne d’Arc polluait ou honorait le calendrier : Jeanne d’Arc est sainte de raccroc, d’abord condamnée par l’Église, puis béatifiée en catastrophe, enfin canonisée. « Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant » - est-ce du Dante ? Le 12 au soir intervenait cruellement le conseil de classe des 3e.. Il ne restait plus rien du rêve et de la pluie, le donjon de Piégut s’éloignait dans les brumes avec le dernier cul du cheval de Jeanne-d’Arc. Le 13, anniversaire du Coup d’État, de la nomination plutôt du Général de Gaulle en tête de la France, les dégoulinants aventuriers de Haute-Dordogne et Haute-Vienne résolvaient leurs problèmes d’impôts. Deux pots. Trois pots. Et de Sécurité Sociale. Très important, la Sécurité Sociale. Nous n’indiquions plus rien sur nos grands carnets d’aventures. Sous la glace, avec les traits qui s’effacent.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 43

    24 05 76 2023 05 23 2123 05 23

    PAGE BLANCHE





    La page est quadrillée, sans la moindre indication. « S. Donatien ». Patron du marquis de Sade. Lundi, commencement d’une semaine incomplète (le 27, Ascension). Nous enseignons pour la deuxième année au collège d’Arveyres. Peut-être cette année vit-elle monsieur M. glisser sous un train et perdre les deux jambes, puis la vie. Ou bien le suicide du jeune N., que l’on aurait pu, tout de même, dépendre in extremis, au lieu de s’engueuler aux pieds de la victime. Sa propre sœur faisait partie de mes élèves.

    Très agitée. « Avec ce qui est arrivé, vous auriez pu vous montrer un peu plus calme ». Elle m’a traité de con. Les jours précédant le 24 mai, aucune note ne dévirginise ce carnet, de la grande époque. Il faut remonter au vendredi 21. Des cours. Des cours. Tous les métiers sont ainsi. Le mien est plus beau, ma tantire lire lo. Certains sont indiqués : sur Le barbier de Séville. En 3e sans doute. Exceptionnel ? Mémorable ? Repris d’une correspondance : le 23août 2000 ancien style (2047), il était mentionné dans ma lettre aux Parents, avec une majuscule : « Chers Parents », écrivais-je.

    Et faute de sujet, je leur disais tout. Mon père avait mon emploi du temps, par écrit, au début des années scolaires. Je ne sais plus rien. J’aurais dû noter. Nous aurions dû. Le même 21 mai, au soir, grande chorale espagnole con orquestra pour le grand Requiem de Verdi. L’église Sainte-Croix était comble.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 44

    24 05 76 2023 05 23 2123 05 23

    PAGE BLANCHE

    Nous n’avions eu de place qu’au pied de la tribune, sur le petit côté : sur ces gradins solides s’étaient alignés les choristes, et nous ne pouvions voir contre nous à droite en hauteur que les gradins de bois, et quelques cantatrices en contre-plongée, en robes de soirée, de la taille à la tête. Le Requiem de Verdi n’était pas trop à mon goût, chochotte, succession de gueulantes, mais à force de se faire enculer on y prend goût. Alors j’écoutais de mon mieux, par les oreilles, sentant confusément monter une certaine gêne qui n’avait rien à voir avec mes réserves de pèquenod inculte. J’eus rapidement identifié ce petit caillou dans la chaussure : toutes ces dames, au bas des quelles je me trouvais, chantaient les paroles latines avec un accent espagnol voire andalou des plus indiscrets.

    Tout le chœur, sans exception, braillait avec talent et conviction le texte liturgique dans une ambiance exotique plutôt incongrue - imaginerait-on un Italien massacrant le fandango ? Le Requiem comprend un puissant morceau, Rex remandae majestatis, Roi de redoutable majesté, virile et redoutable descente vocale tutti fortissimo, immédiatement suivi d’un implorant Salva me, avec la plus grande délicatesse féminine, salva me, « sauve-moi ». Or ces dames prononçaient à l’espagnole chalba mé, ce qui introduisait dans la célébration un appétissant fumet de graillou et de paëlla difficilement assimilable aux sentiments mêlés de terreur et d’humble supplication voulue ici par le texte et les intentions du compositeur.

    Afin de remédier à ce malaise, je me concentrai avec flamme sur le visage et la mâchoire de la choriste la plus proche, qui brama consciencieusement son

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 45

    24 05 76 2023 05 23 2123 05 23

    PAGE BLANCHE







    crescendo de chalba me, non sans un sourire condescendant vers l’auditeur mâle en rut qui la fixait, pensait-elle, avec une concupiscence ridicule, sous ses pieds sur sa chaise d’église à 300 francs la place. Mais elle chanta sa partition jusqu’au bout, conservant le plus parfait contrôle, sans le moindre trouble ni soupçon de canard. Sin el menos gallo.

    07 06 77 06 07 2024 06 07 2124

    SIRIVUDH 46



    Sirivudh est prince : Siri- l’indique. Il est devenu (à supposer) gros et gras, asiatique suprêmement, 137e prétendant au trône des Khmers. Il serait retourné « dans son pays ». Il était amoureux de moi, qui le traitais en « sale jaune », pure invention rhétorique. Il faisait du stop, et je l’ai pris en passager. Tout au long du trajet nous avons discuté, mais j’accumulais les plaisanteries, passant pour le clown que je suis. En remerciement, il m’a logé à proximité de Neuilly, à Paris, près de ce point d’où l’on précipita les Arabes : « Viens chez moi, j’habite chez une copine ».

    Les noms sont exacts. Elle s’appelle Muriel Herbin. Elle se tape de grosses hémorragies cancéreuses à la suite d’un avortement. Ou infectieuses. Tous les deux s’aiment, avec la rancune en dessous : les hommes sont lâches, toutes les femmes le disent. On me trouve un canapé. Ma discrétion sera totale. Mais le soir, une troupe d’amis, dont elle et lui font partie, m’entraînent au buffet de la Gare de Lyon. Malgré ma grande claquaison, il m’est indispensable de les suivre, car je ne peux, illusre inconnu, demeurer dans l’appartement vide de mon hôtesse. Fiat partie du lot amical une Claudine tout en bleu, dont le mec est noir, mais n’est pas venu. Je ne le verrai jamais. Claudine et Muriel sont des amies intimes, et je regrette ces prénoms passe-partout, on dirait du Sadoul. Muriel l’Hémorragique reproche à Claudine la Bleue de se disputer avec Mec Noir, « pour des puérilités de gamin ». Muriel n’en finit pas de se vider de son gamin. Elle a de l‘expérience. Elle sait ce que c’est que la maturité. Après ce plantureux et superflu repas 07 06



    77 06 07 2024 06 07 2124

    SIRIVUDH 47





    lyonnais, je reviens me coucher chastement sur ce canapé de salon, juste au-dessus d’une croix de pharmacie, verte, qui s’allume, qui s’éteint, qui s’allume, à rendre fou, jusque tard dans la nuit, jusqu’au petit matin peut-être.

    En ce temps-là, nul ne parle de gaspillage, d’énergie non renouvelable, etc. Le lendemain l’épreuve m’attend. Il faut consulter La dernière agrégation, en vente nulle part – c’est faux : la toute première… celle qu’il ne faut pas rater, après laquelle s’effondrent les statistiques. Allons, mieux que cela, du style, du style ! De la trans-po-si-tion ! Me voici à ouvrir la séance ! Tirage au sort lettre C., ouverture plénière ! Quarante inspecteurs généraux, toute une classe, à m’écouter, à se pencher rapidement les unes vers les autres que se passe-t-il murmurent-ils que se passe-t-il ? Tout simplement je dis ba, je dis bou, comme ces mots gelés tirés de leurs filets par les compagnons de Pantagruel, be be bous bous, et trente bonnes longues secondes après, mes pieds retouchent sol et je me lance dans l’Anabase, maudit Saint-John Perse, maudit !

    J’aurai onze. Savez-vous que onze sans élision n’est pas rédhibitoire en agrégation orale ? « Vous êtes » me dit un vieux coing (il a une tête de coing) de Besançon ou Caen, « tantôt dans les hauteurs tantôt à ras du sol ». Il s’étonne de moi, il n’en ferait qu’une bouchée au lit, que répondre, mais je ne serai pas reçu : Cicéron m’a coulé (« des troupeaux de femmes » au lieu de « troupes de femmes » bravo l’artiste c’est l’heure de la traite).

    07 06 77 06 07 2024 06 07 2124

    SIRIVUDH 48



    Tout ceci se passe en juillet. Or nous sommes en juin. Erreur sur le premier jour. Une autre sur le mois. Une autre sur la vie. Qui perd le jour perd le mois. Qui perd le mois perd l’année, perd toute sa vie. Frémissons. Le 7 juin et non juillet, n’étaient mentionnés qu’une correction de dictées en troisième, un conseil de classe. Quelle classe et quel texte dicté, c’était mardi, je ne me souviens plus. L’enseignement battait son plein. Le petit Marc était mort. Suivraient Manouvrier, Merlet. Les vrais noms. L’agrégation délivrerait mon corps de tout ce travail, de tout cet investissement, mon esprit, ma cuilture, attireraient nécessairement l’attention d’un vieux prof de Bordeaux, Toulouse ou Lille, qui m’emporterait dans son giron pour polir une thèse : Sidoine Apollinaire par exemple, flambeau latin sur les hordes barbares à venir.

    Il n’en fut rien. La fraternisation cambodgienne échoua dans les sables, Muriel épuisa son sursis sarcomique et creva vers 83, les admissibilités sombrèrent dans le ridicule en 95 Ancien Style, et le compte-rendu de l’ultime session finit un jour à la poubelle : « il ne suffit pas de se préparer sur le plan des connaissances, mais il faut aussi se préparer psychologiquement » - pour être prêts, préparez-vous.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 49

    19 06 78 2025 06 19 2125 06 19

    Ces préhistoires sentent bien le moisi. Voici : »Le principal me fait ouvrir devant les élèves une nomination au Port (la Réunion). Auguste s’en tape sur les cuisses au réfectoire. Annie préfère Vienne… mais si j’ai l’agrég, je reste à Arveyres ». Le moyen de broder là-dessus. Aucun souvenir . Nommé une première fois à Valenciennes, une seconde à Vienne, une troisième à la Réunion. Et pourquoi donc s’en tapait-il les cuisses, l’Auguste ? Un homme tout dévoué à ma grandeur. Qui renvoyait les parents d’élèves quinauds comme devant : « Sa méthode à lui, c’est de rigoler ».

    Et la branleuse qui disait : « On ne fait rien avec monsieur C. ! » - « Apportez-moi donc le cahier de textes de Mlle Raison ; et ça, votre fille ne l’a pas écrit,elle ; ni ceci, ni cela. » « Votre fille » repartit par le couloir, et se prit une gifle sonore de la part de papa. Il me sauvait la vie,l’Auguste. Vigneron promu directeur adjoint ; qui nous fit goûter de sa cave, et de la bonne. En sortant de là, les profs chancelaient pour gagner leurs élèves bien rangés. Les élèves se gondolaient sur les rangs. Les cours furent mouvementés pour tous. Quels bons temps c’étaient là monsieur Nicolas.

    Il se tapait sur les cuisses. Il considérait invraisemblable qu’un simple guignol du coin fût catapulté dans l’océan Indien. Des filles de 14 ans aux seins de dix-huitenaires lui passaient par les pupilles, comme elles auraient passé en ballottant contre mes yeux devant le bureau, et je me serais retrouvé à la brigade des mœurs de St-Denis pour branlettes illicites de ces dames. Mieux valait Vienne. Du froid sain et de la musique. La plage et les cocotiers, les doudous et les tortues de mer, c’était un peu court culturellement pour des prétentieux d’Europe. Mais au bout du fil, nul ne sut me préciser si mon déménagement serait payé par les impôts

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 50

    07 06 77 06 07 2024 06 07 2124





    d’État. Il était évident que oui. J’étais trimballé de poste en poste quatorze fois, sans que nul fonctionnaire ministériel fût capable (disaient-ils) de me renseigner. J’ai raccroché plein de rage, mon destin viennois était scellé. Auguste est mort. Duthelle est mort. Moi-même je lutte, dans un tourbillon de coup de vieux. Tout est vieux et gris. Sur la feuille figure encore « mettre Harpic cuvette WC », ce qui ne fut pas fait. Nous allions chier dans l’escalier, sur un palier de marche un peu plus large où s’ouvrait une porte. Je devais aussi demander un déménageur à Mme Laporte. Une collègue blonde, qui m’offrit une cigarette un jour d’un geste brusque : je lui disais  « Le façon de l’offrir ne me convient pas ». J’étais fou. Véritablement fou. Ces années-là sont recouvertes par l’équivalent de mes congés : ma retraite de quinze années rattrape mes quinze années premières de travail, de 65 à 80, de Nontron jusqu’au cœur de Vienne. Il était une fois un principal pédophile, qui n’aimait pas son ivrogne de collègue.Il parlait des cours en pagaïe d’Untel, il ne lui a jamais envoyé quiconque dans les pattes, Untel a bénéficié de protections au cul occulte, car il usait de salacités verbales. C’était un grand marasme, qui ressurgit avec son bruit et ses fureurs. Des quinquagénaires pêle-mêle ressortent de ces années folles, qui furent un Quatorze-Dix-Huit échevelé, des plaisanteries sans sel ni limite, une audace funambulique d’un banal simplement rigolo. Il fallait qu’il fuît, il fuit. Il se promettait du renouveau, il n’en fut rien car « on se suit soi-même » isn’t it, on sénectise sénectutise. Et on se retrouve à 60 ans

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 51

    07 06 77 06 07 2024 06 07 2124



    ruiné rincé déboulonné I am the king of the divan, mais ce n’est pas lui qui chantait n’est-ce pas, dans la vie non plus, qui a chanté, ni moi ni moi, qui s’est fait accompagner par une femme accrochée à ses basques, ni moi, qui s’et fait refuser une halte à l’hôtel, c’est moi c’est moi, « encore 7 ans et j’ai 70 ans » mais il ne faut pas, Mme Pavlovitch, il ne faut pas compter comme ça, j’avais un petit pédé qui s’y connaissait en filles en vêtements de filles en fanfreluches qu’il aurait portées s’il avait eu des seins en plus des couilles en moins, le seul à demeurer dans le village.

    Untel a eu son doigt mais d’autres lui couraient au cul, des femmes des femmes de Tanzanie « C., C. ! Sans le faire exprès en reculant sur le parking je t’ai rentré dans le cul » - « Quand ça t’arrivera par moi ce ne sera pas en voiture et je l’aurai fait exprès », Ach ! Kolossale Souvenirs ! Nous rentrions par le cours Hugo dit Victor, et ton Frédéric, Pana Pavlovitch, tu t’en es divorcée, ton fils qui se fardait fait tes délices et des enfants à d’autres femmes.. « Je lui dis non, ne tartine pas ta gueule avec des rouges de maman, tu dois devenir garçon et pas fille, mon Dieu mon fils est pédé » non Rosine, pas à deux ans.

    Je hais ma vie j’éprouve envers elle des sentiments marqués mais indéfinissables doublement marqués dans un sens ou dans l’autre ou les deux. Vous savez, quand on vit, on est comme le chien qui suit sa trace en sinuant, truffe à même le sol, et qui bute enfin sur l’obstacle, en position d’arrêt. On ne calcule pas on lutte on jargonne on rebondit chez soi on se fait escorter, la Pavlovitch vous

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 52

    07 06 77 06 07 2024 06 07 2124





    suit en voiture car vos zigzaguez sur la quatre voies, totu se présente d’un seul coup au moment où tout va finir : peu après nous quittions Arveyres pour n’y plus revenir, et nous avons revu tant de personnes pour la dernière fois, comme sur un pont incliné de Titanic.

    Une moitié a coulé, l’autre est retombée sur l’eau, et s’est remise à couler presque immédiatement.

    Mémoire mémoire tout branle ne m’abandonne pas mais laisse-moi couler tout est bien pathétique bien ridicule, toutes n’attendaient que toi mais tu ne voulais pas connaître ton indifférence aux corps gluants qui s’essuyaient sur toi. Adieu Laporte adieu l’Auguste adieu Junca malade mental conseiller cultural du gréand festival du Bouscat, qui ne reprit pas contact avec toi car tu n’étais pas bon souvenir, « Ça ne m’intéresse pas » galopais-tu sur le perron j’en restai pétrifié car ce n’était pas moi qui cavalait à ta suite en proférant des vannes gloussantes dans ton dos « ça ne m’intéresse pas » je restai sur place et tu t’éloignas comme un train dans la gare, qui démarre, démarre- toi l’autre train tu restes à quai, désolé d’un malentendu : ceux qui t’aimaient ne t’aimaient pas.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 53

    30 06 79 2126 06 30

    Il y a quarante ans. L’agenda est de couleur rouge. Les noms des mois figurent en allemand : Samedi (en français) den 30. Juni. La page est comble. « Ballade [sic], lis Marie de France au Luxembourg. Est-ce que par hasard nos n’étions pas en pleine préparation d’agrégation ? Lire Marie de France est un véritable pensum. « On me vide du Nesle proprement car « on ne fait pas au mois ». C’était une époque héroïque. L’hôtel de Nesle était une étape de routards. On y écoutait de la musique indienne, ou arabe. Dans une chambre, j’avais découvert le Voyage d’une Parisienne au Tibet,d’Alexandra David-Neel, à prononcer correctement , dont je n’avais jamais soupçonné l’existence, ni l’importance. La branche hindoue se portait bien dans l’idéologie. « On m’envoie « Hôtel du Jura », je paie en liquide ». Ces temps remontent à la préhistoire. Les années post-soixante-huitardes furent une longue impasse, pardon : un long nuage, où les avenirs s’engouffrèrent, sombrèrent, sauf pour les professeurs, qui n’en prirent que l’essentiel utile au maintien de leur magistère.

    Nous ne nous demandions pas « à quoi ça sert ». Nous étions en train de vivre. We were living. En ce moment les yeux souffrent de l’écran. Des voiles gris et de fines volutes bleues passent sur mon champ visuel. « Convocation agrég. Président ressemble à Brejnev ». Plus le moindre souvenir de ce faciès avenant. C’est une de ces réunions sympathiques où les profs de la caste prof rassemblent leur troupeau d’agrégatifs, perdus dans leurs bleds, et leur font un cours, deux speechs, trois laïus, dont nous buvons les paroles avec recueillement. Mais attention, nous sommes tout de même adultes !

    Adulte ! Tu viens d’oublier tes tics! 45 mn, quarante-cinq, mais à partir de laquelle ? La première, la dix-huitième ? Tu ne peux plus calculer ton effort, COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 54









    décider que l’inspiration ( « l’inspiration » !…) s’arrêtera, se tarira, tari tara, au bout de telle minute ! Tes jurés « ont pris 120 admissibles », ô temps héroïques ! Il y aune « Odile Collignon », lorraine de nom, de prénom alsacienne ! « Un type veut passer plus tard, car « peur des militaires (Rochefort) » - ce nom suscite une flopée de souvenirs compacts. « Je suis n°25. Téléphone (à ma) mère » - adulte ! - « que pas possible aller Tourettes » (sur Loup) « (fauché) » - c’était donc tout cela, le 30 juin 2126…

    C’était tout ce contexte-là… Le passé d’un autre. Les projets d’avenir d’un autre. Alors comme j’ « ai trouvé 1/2 baguette par terre, (je) l’ai mangée avec jambon avant agrèg dans le parc ». Évènement marquant. Qu’il eût été malséant d’oublier. Mangé une demi-baguette, pensez donc. Et que fait-on à Paris l’été ? On se promène. On fait une « grde balade droite-gauche » « après avoir dormi dans [s]a chambre » (sieste à l’hôtel du Jura sans doute?) « Plusieurs tours côté Aboukir » - ah, plus intéressant : « Éclabousse trois pédés qui se foutent de mon « smoking » (« Ça va chez Moune ! » - boîte de lesbiennes, que d’esprit ! queue d’esprit ! ») Achète bananes (à un ) Arabe, vais chercher monnaie bistrot musique très forte ». Non, rien de rien, non, j’me souviens plus de rien...



    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 55

    13 07 2019 13 07 1980 2127 07 13

    C’est le jour anniversaire de notre mariage. Nous ne le fêtions pas ce jour-là. Ce n’étaient que les noces (vérifions) de plomb. Nous en sommes au merisier. Il en existe un au fond de notre jardin en friche. En 1980, nous habitions Paris, du moins, temporairement. Nous avions criminellement confié notre fille à une colonie de vacances sans hygiène, où le garçon de la directrice venait faire irruption dans le dortoir des filles en disant des bêtises et en se masturbant parmi les lits défaits.

    En ce temps-là ; non encore lassé des faits, nos partions sans hâte, et nous n’arrêtions pas de flâner. Les petites routes étaient nos paradis, et les sentiers accueillaient nos pas et nos siestes. Sonia avait sept ans. Et nous n’étions partis qu’à deux heures de l‘après-midi. Arielle ne fut jamais du matin. Cette année-là ne m’étaient parvenus aucuns bons résultats de Strasbourg. Pourquoi ai-je vécu cela. Tous les auteurs américains s’adressent à d’autres hommes, sans aller s’imaginer la gloire. Ils font leur boulot, inconnus, bouffons mornes, ils écrivent pour leur cour, où ils jouent les deux rôles : souverain, et fou du roi, King’s fool. Et il pleuvait, il pleuvait sur l’autoroute, si moderne et depuis peu ringarde.

    Et nous nous arrêtions déjà sur l’autoroute : « Suis tout de même content de rouler ».Pour nous venant de Vienne Orléans le bout du monde. Et contourner la villle. Pas de rue Pot. Pas de Centre Péguy. Pas de « contrat de lecture ». Monsieur et Madame de Petitpied. Nous n’avons pas dépassé Vatan, Indre – quitter le ruban des rapides, le vroum-vroum défilatoire. Des gens se défilent, prenons leur place, à la satisfaction de l’Hôtel de France. Il fallait prendre le repas, en ce temps-là. Nous sortions de notre camionnette bleue, et si notre Sonia s’est exclamée « je ne suis pas une petite, j’ai 7 ans », c’est que nous l’avions avec nous. Le restaurateur avait COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 56









    dit : « Et pour la petite, qu’est-ce que ça sera ? » Qui se souvient que le restaurant était cher ? Who cares ? Et le repas fini, nous partons promener, nous oyons des pétards de retraite aux flambeaux, beau village à plat sur la plaine, et Sonia ramasse du foin dans le champ.

    Et alors là… Nous nous souvenons de ce 13 juillet. La retraite aux flambeaux, pour les Vatanais, c’est l’interversion des sexes. Les majorettes en jupettes sur cuisses poilues, tutus bouffants, toutes se déhanchant et ballottées du cul comme c’est pas possible. Je m’approche d’une et lui parle à l’oreille, mais il doit rester avec sa compagnie. Les femmes et les enfants poussent des huées d’enthousiasme. Nos rires, leurs rires, sont inextinguibles. Demain aura lieu un match de foot, mais entre femmes, shorts et gros mots. Sans pousser jusqu’au foirail, où s’annonce une bonne soûlographie travelotte, nous revenons à l’hôtel, et « remettons Sonia à la fenêtre », ce qui veut dire que nous sommes descendus de la chambre, avons accompagné les processionnaires, et nous en sommes retournés.

    Vatan est devenue commune respectable. Ne subsiste plus que la fête aux lentilles. Quels sont les abrutis qui ont abattu la fête. Quels homos prétentieux ont-ils banni la Grande Transgression. Peut-on être fier d’être homo, berrichon, homme mûr où blonde au grand nez. Où va se nicher la fierté. « Fier d’être basque ». « Fier d’âtre corse ». Pas de quoi mon pote. Au hasard tout le mérite.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 57









    Les femmes reprennent le foot, mais dans le sérieux et le lesbianisme assumé. C’était, croyez-le, discriminatoire. C’était pour bien montrer que les femmes étaient de vraies femmes, et non des souillons en short avec les poils qui dépassent. Des hommes à femmes, et non des perruches barbouillées en clowns. Je n’ose pas téléphoner. Lancer un courriel peut-être. Ne pas oublier de renouveler en pharmacie ma Sertraline.



    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 58

    25 07 1981 2028 07 25 2128 07 25



    Nous entrons dans les zones obscures. Les Viennois se ressourcent à Bergerac, non sans chiotte. Il existe encore des trains. Le conducteur vient chercher Femme et Fille en gare, « cette dernière » (entendez la fille) n’ayant pas « cessé de ronchonner pendant tout le trajet » - l’enthousiasme, sans doute. Un achat oublié ponctue cette journée : celui d’un « Tantra », qu’Arielle a repéré sans délai dans la librairie, comme attirée par les ondes ! À Bergerac on se traînait d’ennui, Mère qui râle, soufre et sulfate, le Père prostré en attendant que ça passe, plus que neuf ans pour lui, trois pour elle.

    Mes parents reparaîtraient que je ne saurais rien leur dire, paralysé par leur mauvaise conscience, eux par la mienne. La fausse tentation (je ne suis pas tenté) consiste à reporter le calque des miens sur les parents que nous avons formés : la carte a changé, les nationales se sont retracées, les fortifications reconstruites après leurs fugues. Y a-t-il même fortifications. Enfouies sous les parapets gazonnés de frais. « Bon, tout va bien, on n’en parle pas ». Si c’est ma fille qui le dit… Parfois l’écriture se fait sous les yeux du destinataire, et n’en est pas moins sincère : ce n’en est pas plus mal écrit, « n’en déplaise à certains esprits chagrins » « ne pas penser au public ! » mais si, c’est possible, qui peut savoir ?

    Mais devant la porte du sanctuaire. La veille j’interrompais « Au théâtre ce soir », enième cocu dans le placard, pour « Apostrophes », finies en 43, sous les sanglots en coulisses d’un Claude Maurias en plein effondrement de civilisation… Apostrophes marchait plein pot sous Mitterrand, 1m 60. Et régulièrement,



    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 59





    consciencieusement, professionnellement dirais-je, l’enseignant que j‘étais roupillonnait aux deux tiers « du temps qui nous est imparti ». La veille, avec mes parents, j’assistais médusé aux rodomontades maniérées d’un certain Camus (Renaud ! Renaud!) qui de sa voix de fausset obligée se vantait de gagner son argent auprès d’une institution culturelle et pittoresque : « Nous avons accordé au dit C.R. une subvention pour voyager à travers France, tous frais payés, pour disserter sur ce qu’il voit, et l’éditer à coup sûr ! Mon indignation juvénile s’enflamme - « comment ? ce génie que je suis… et ce con flûté... » Nouveau recul, nouveau repli du moins devant la porte et la forteresse.

    Je comprends tout, je comprends moins. « Reçois » (du 24) « deuxième exemplaire de l’écrivain-éditeur. À l’intérieur, une carte me demande de retourner l’exemplaire en trop ! J’hésite... » - quel écrivain-éditeur ? Ange Machinchose, qui retapait des pages d’Aragon sans les signaler ? - non, celui-là date de Meulan (83-94, de quoi pousser son gosse jusqu’à la sixième). Adieu 81...

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 60

    05 08 19 05 08 82 2129 08 05







    En ces temps-là nous étions vivant. Mafamémoi formions un couple, inséparable, formolisé, à fleur de pot. L’année portait des noms tchèques, made in Praha : Srpna était le mois d’ oû, Čtvertek le jeudi. Cétaient des paysans. Nous séjournions, Ellémoi, chez mes parents de passage, croupissions comme chaque année à Bergerac. Mais c’était après l’Expulsion, et je retrouverais bientôt d’infectes classes, bien françaises cette fois. Je suis allé chercher mon égarée moitié en gare de Bergerac, qui ressemblait à celle de Corbeil.

    Arielle m’aime à proportions des scènes de sa mère. Elle m’en a entretenu, rien ne reste de ce pet. Sa tête était décomposée. Nos têtes le seront, mais il faut bien parler. Nous avons recueilli un moineau blessé à la poitrine;le calendrier consulté nous informe qu’il est mort et fut enterré le lendemain matin. Le précédent s’est fait bouffer vivant par les fourmis au sous-sol de la rue des Vaures. Ci-gésira demain « Moineau de 82 ». Il n’existe de vrai dans nos campagnes ou banlieues que la télévision qui marche et marche. Ce soir-là, c’était Retour du marin, adaptation de l’atroce Maupassant : une fille noire, Louise, rend des services partout. Alle est ben gentille, mais alle est trop noire. Exit Louise, larmes transparentes de part et d’autre. Mariage avec une Blanche propre. « Racisme larvé d’un petit village contre une épouse noire d’un bistrotier «  - l’ancien marin sans doute, et qui n’avait qu’une seule fiancée. Si j’avais encore mes organes génitaux, alias mon internet et mon Google, je vérifierais s’ils étaient mariés ces

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 61

    05 08 19 05 08 82 2129 08 05





    deux-là, le Blanc et la Noire, ou seulement promise. J’écrirai un jour un poème à toutes les souffrances, mais rien que pour la frime. L’école des femmes de Gide nous montre un Robert qui ne vit que pour sa frime. C’est alors qu’un incident survint. Le film sans doute s’était terminé à la nuit tombée, nous cheminions Mondoublémoi entre les maisons qui parsèment (e forment) Naillac, échangeant nos impressions vertueuses (Le retour du marin). Nous fûmes (« nous furent », monsieur Gilles Boulot, présentateur des informations à la télévision française, « nous furen » ! ) - zabordés par un Arabe, jeune, insolent, pléonasmes, qui nous interrogea de quel droit sur notre profession, l’Autriche et nos sentiments, etc.

    J’ai poliment répondu, il a tout su, car en ce temps-là j’étais encore timide, et ne distinguais pas la sincérité de l’agressivité des interlocuteurs. Arielle « trouve cela très désagréable ».

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 62

    18 08 1983 2030 08 18 2130 08 18





    En ce temps-là nous revenions de l’Île au Trésor, seule aventure de notre vie : l’Autriche et ses démons fétides. Notre maison avait connu un drame. J’y avais recueilli une étoile juive, et de fâcheux fantômes erraient dans la dernière cave. Il faudra que je tire cela au clair. Et nous avions franchi l’obstacle d’une terrible première année en banlieue. J’ai encore rêvé cela : une classe de 63e bien décidée à ne rien foutre ni écouter. Je n’avais rien préparé. Mon père tournait comme une âme en peine dans son trou paumé de Naillac. Il semblait malheureux. Il s’est longtemps abreuvé à cette source amère, ta-daaah… Ma mère imprégnait tout d’une vapeur aigre et funèbre. Et nous tentions de nous évader à grands feuilletages d’Atlas. Du diable si je me souviens de la ville d’Izberbach sur la Caspienne, j’ignore jusqu’à sa prononciation. Les transcriptions du cyrillique sont hasardeuses, et de quelque langue que ce soit. Les altérations de voyelles roumaines ou danoises (pas mal non plus dans ce genre le danois), les jeux de consonnes suédois, les traquenards de l’hébreu où l’on écrit ce qui ne se prononce pas et prononce ce qui ne s’écrit pas (on dirait du français…) soumettent l’apprenant à rude épreuve.

    Et je ne parle pas du hongrois… Nous sommes donc partis « à deux voitures ». Quelle aventure ! Arielle et moi ? Jacques et moi ? Pour une étape Bordeaux-Châtellerault ! Le lendemain, Châtellerault-Tours ! Nous aimions flâner, partir tard (à 10h 40!) Les préparatifs, maniaques, indisposaient le mâle alpha, bêta ! Et voici une once, une écaille de souvenir : à Ribérac, nous restaurant, nous

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 63

    18 08 1983 2030 08 18 2130 08 18



    aurions rencontré inopinément notre Jacques, nous proposant l’apéro ! Ô vilaine surprise ! Je n’aime donc personne ! Le soleil tapait si fort ! Arielle chochotait si fort !

    Puis Soyaux, banlieue d’Angoulême, « bar frais, glace ». Retenez bien ceci, lecteurs en poussière : il faisait chaud, nous avons profité d’un ventilateur et de glaces ! Voilà ce que vous n’aurez trouvé nulle part ailleurs ! Je comprends à présent pourquoi Papa (koapapa) tournait « comme une âme en peine » : il voyait son fils, très tôt, refaire voile vers la parisannerie ; à St-Germain-lès-Corbeil, si éphémère, si bon chic, si étranger ! Comme je montrais tout sur mon visage ! En vérité, c’était effarant. Nous explorions les sentiers au sud de la Vienne, sous la canicule et les volées de papillons, tandis que Julia les coursait à bicyclette.

    Nous avions la petite fourgonnette immatriculée en 042… Nous avions La Chartreuse de Parme, deuxième ? troisième lecture ? putain de programmes… Et ct « long arrêt station-service Poitiers, Arielle allongée dans l’herbe ! Un manque absolu de tolérance à l’égard des voyages, disons déplacements, une plainte perpétuelle de fatigue, j’avais oublié tout cela, ma belle-mère couchée sans cesse et sans cesse à se plaindre, Arielle au moins ne se plaignant pas. Souffrance chiante de la vie. Je ne me plains pas, je m’exprime. Je ne suis pas en train de geindre, mais d’ironiser. Voici maintenant les notations ultimes : « Châtellerault, camping bordant trains, superbe, restons allongés sur le sol à même avant de dormir, très doux ».

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 64

    18 08 1983 2030 08 18 2130 08 18







    En dépit donc de forts inconvénients conjugaux, ma petite personne s’adaptait complaisamment, toujours près à extraire du beau et du doux. Flemme, paresse, masochisme, oui. Nombrilisme, non. Faire plaisir à l’autre. Reprocher à d’autres de ne pas se soucier des autres m’a toujours semblé le reproche ou la pseudo-constatation les plus ineptes à ressortir dans les conversations d’après-dessert. Je crois que je suivais le « Kombi » bleu, où nous faisions dormir Julia, dix ans. Les vraies motivations sont impossibles à déchiffrer sous les grilles, psychanalytique, sociale, caractérielle, en remontant à la surface.

    Le bonheur se grappille. Il faut céder. Ma volonté était de céder, en imposer à tous une autre, c’est prendre le risque d’un coup de colère, d’une crise de hurlements. Il est avantageux de prendre le vent du faible, de l’adapter à ses tuyères, de trouver des chants dans les mélopées purgatorielles, et Julie me souffle : « Toujours chercher ce qu’il y a de bon en l’autre » . C’est tout ce qui reste aux mollassons. Oui, je suis feignant, et je vous emmerde, vous les courageux, les vainqueurs, qui ne valez pas ce que vous dites.

    « Les vivants, ce sont ceux qui luttent » : Victor, ta gueule. Je n’ai pas lutté, disons, dans les soutes, sans plus. Et moi, du moins, je n’ai pas rendu mon frère dingo pour lui avoir fauché sa fiancée ; je n’ai pas rendu ma fille dingo, je n’ai pas foutu ma sœur dans un hôpital psychiatrique. La somme de ce que je n’ai pas fait

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 65

    18 08 1983 2030 08 18 2130 08 18







    égale au moins celle de tes actions, et le résultat est le même : quelques bontés, beaucoup de désastres, beaucoup d’indifférences, et pour finir, B. dans son lit de

    mort avec le gros clystère à sérum au-dessus des bras. Ah, je suis banal. Ah, on ne m’a pas attendu pour s’en apercevoir. Je sais. « À quoi bon le bonheur si nous avons la connaissance » n’est-ce pas. Rien n’est de moi. Mais rien n’est de vous non plus, regardez votre miroir il s’y reflète un cul. «Mais on ne te demande rien ! Pourquoi « tu nous attaques ? » - Si, vous m’attaquez, vous m’attaquâtes.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 66

    30 08 84 2031 08 30 2131 08 30







    Je vais donc avoir 40 ans. Je suis toujours aussi con. J’écris cela exprès pour le lecteur, pour qu’il admire mon génie. Le 30 août de cette année 2031, ma mère est morte depuis exactement un mois. Jojdh l’Albanais retrouve son psychiatre. Ma mère est un gros mouton qui broute tout. Mon psy n’est pas rementionné. À cette date, ce doit être Couturier, juive, épouse Triantaphyllou. Ce sont des retrouvailles. Elle m’a montré sa gaine bleu vif en croisant trop vivement ses genoux. Très barricadée, la psy.

    Chologue, j’y tiens, pas « iatre ». Mais nous avons fait du bon boulot, faceà face. Nous avons parlé de mon père, dans l’île, sous les bombardements sous un camion-citerne. Vide, mais quand même. Quel enthousiasme chez les nazis au pas de l’oie dans Bruxelles. Jojdh est enfant de ce temps-là. Il ignore que faisait sa mère en 40, son père alors sous les drapeaux. Mais il trouve son réconfort auprès d’une juive sévère et compréhensive. Il ne faut aps donner de nom. Il les effacera, comme on efface tout de nos jours. Il parle aussi de sa fille, quie st et restera volontairement absente de ces pages.

    Simplement, la fille de Jojdh balaye la terrasse de chez Muriel. Cette terrasse donne sur un tapis d’herbe trois marches en contrebas. Fille qui balaye, femme qui n’a voulu le faire qu’une fois, à Nice. Nul ne peut m’arracher mon passé. Pas même l’entité Dieu. La fille de Jojdh n’invite pas ses camarades chez elle par peur

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 67

    18 08 1983 2030 08 18 2130 08 18







    du désordre et de la saleté. Elle nettoie, les parents passent derrière elle et détruit ce qu’elle a fait. Elle ne restera pas. Peut-être épousera-t-elle un prolo, un ouvrier, quelqu’un qui rote à table et qui crie Vive Le Pen. « C’est cela, pour vous, un ouvrier ? » Oui madame la Psychiatre.

    Cela vous scandalise. Je le sens bien. Voyez-vous, il ne m’a été donné qu’un petit style, dont j’ai épuisé les ressources. Il ne manque plus que l’excellence, dont nul n’a prétendu atteindre les limites. Par l’excellence Jojdh sera sauvé. Il ressort de son île dans un état de profonde satisfaction. Là se trouva jadis l’agglomération. J’ai habité Meulan comme Pasly, un lieu de haute histoire et de combats, mais sans chercher, sans chercher… Entre parenthèses figure la mention « correspondance » .

    « Apprends par Garel que Omma, jugé excellent, passera les samedis matin avant son émission à lui. Obscure époque. Soucis si loin de nos. Il existait un Sylvain Garel, grand, animateur de radio. Il mourrait trois ans plus tard, jeune, vigoureux, d’un cancer de la mâchoire, et ses parents furent très dignes. Il existait un autre Sylvain Garel, comme lui grand amateur de cinéma, critique, et c’était peut-être le même. Savoir pourquoi il s’était pris d’estime pour moi. Nous fréquentions Ginette Lebb, optimiste, gare de triage des relations humaines. Foin du plan je vous prie, foin du plan.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 68

    18 08 1983 2030 08 18 2130 08 18







    Le basculement du jour justifie tous les abandons. Vous savez écrire, vieil homme,lancez-vous et fouillez. Fin des ronds de jambe. Fin du cancer et mort, jeu, set et match. Nous émettions d’un studio. Des annonces étaient faites, de spectacles banlieusards. Une chanteuse de jazz se produisait, « sa voix vous fera frémir ». Jojdh ajoute hors antenne « sa tête aussi ». Garel ajoute : »Sa tête aussi ». Une gouine hideuse et tondue à l’émeri. Mahalia Jackson ? pas assez chauve. Ainsi s’achève le 30 août, jour de la St-Fiacre, dont le nom fut donné aux fiacres, justement. Période obscure. Si loin de soi qu’elle semble avoir fondu au fond du puits. Qui devait être la maturité, mais bien plutôt prolongement d’une gaminité sans faille, baignée de lamentations : Jojdh arrivait, without shouting station ! - rue des Sarrasiniers, sur la pente de Meulan, et se lamentait de façon rigolote chez Lebb, au fond du gouffre et plein d’espérance. Cette femme avait cinq enfants, son mari l’avait engrossée puis fuie pour une autre, moins belle, moins marquée.

    Elle m’a soutenu, fourni des solutions, sans que je les suive – jamais, ne jamais suivre les conseils. La quarantaine est le plus loin de moi. C’était le temps des émotions et de l’obscurité. Difficile de ne pas jeter sur ce banc le filet de pêche de l’explication toute faite : affolement des heures de domptage, passages d’une classe à l’autre, avenir bloqué, mais aussi, non mentionné, les derniers sanglots d’un amour, à engloutir, peut-être ce jour-là un dernier séjour à l’hôtel, et des larmes au whisky, voici en souvenir une vieille chaussette. Et la voiture,

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 69

    18 08 1983 2030 08 18 2130 08 18







    l’aventure, s’éloigna en zigzaguant. Nous ne savions rien. Nous pensions vivre, nous débattre. La radio des Mureaux

    battit de l’aile et s’éteignit, Jojdh fut transféré rue Croix-Verte, Philippe mourut en souffrant, il faudrait 12 années avant les faveurs de l’imprimerie, une longue journée s’étendit devant nous, 35ans s’écoulèrent, peu restèrent, les projets maigrirent, les teintes s’estompèrent, les traits se fondirent, la bite s’affala. Les écrits se sont accumulés. Je vais sans doute écrire des sottises. Le pouls ralentit. Le cerveau s’embrasa, puis, au lieu d’éclater en feu d’artifice, éteignit ses lumières une à une, et s’élança vers l’avenir.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 70

    11 09 85 2032 09 11 2132 09 11







    Le Onze Septembre devient aussi célèbre que la St-Martin 18, où toutes les cloches sonnèrent la volée. En 2032, nul ne savait ce qui adviendrait seize ans plus tard. Et qui sait ce qui adviendra d’ici seize ans. Nous en aurions 90, et rien ne nous les garantit. Nos faisons ici les réflexions de Monsieur tout le monde, et, Mademoiselle, je vous emmerde. Ouvrons le carnet pourpre, et voyons nos limites : Vois Manu, je compose mon petit thème sur Xavier de Maistre.

    Glose : Manu était non plus le Chemineau, mais le Bel. Aîné d’une fratrie de six. En longue chemise roumaine ou russe, la voix nasillarde, la chanson prompte dont je possède trois cassettes entières : ma préférée s’appelait Le rat mort, il la chantait en duo avec son meilleur ami, un taxi. Cela m’étonnerait qu’il fût venu chez moi, au sommet de la pente. Nous n’avons jamais été intimes. Ce n’est plus qu’une silhouette, désormais presque sexagénaire. Plus vivant, Xavier de Maistre, auteur du Voyage autour de ma chambre. Bien plus liant que son frère, Joseph, maître à penser de Baudelaire.

    Xavier se voit mettre aux arrêts, privé de sortie pendant des jours, cantonné dans sa chambre d’officier. Il examine les gravures de ses murs, se rapportant toutes à tel ou tel épisode de sa vie militaire. Il s’exprime avec humour et nostalgie. Il triche : des gravures favorisent l’évasion, des parois lisses eussent conduit à l’amertume, au recueillement qui la suit. Joseph, académicien comme COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 71

    11 09 85 2032 09 11 2132 09 11







    son frère, écrivit Les soirées de St-Pétersbourg, où il justifie jusqu’à l’Inquisition. Mais Baudelaire était un malade, et comme le dit un de ces petits cons du bac, « s’il était un peu plus sorti en boîte, il n’aurait pas traîné son cafard ».

    Mademoiselle, je vous emmerde.

    « Nous parlons allongés en bouffant des frites ». Soit sur un grand divan, soit sur la prairie Rue des Sarrasins. C’était une grande famille, très accueillante, où je me rendais pour confier mes peines chiantes. Moi aussi j’aurais dû « sortir en boîte » - la ressemblance s’arrête là. Manu, Bruno, Philippe, bien différenciés toutefois, n’étaient poue mon égoïsme que des interlocuteurs interchangeables. François, non : il savait coudre et tricoter, il perçait à jour, sournoisement, mes fausses angoissettes. Bruno m’avait traité de Lèche-Cul. C’est exact. Le désir de se faire bien voir s’altère souvent, devient petites manières, approbation systématique et servile, sourire contraint. Toutes choses qu’un lèche-cul pourtant devrait apprendre à éviter. Manu, c’était le grave, le souriant, le poète. On apprenait l’amour à ses enfants, chez Bel. Mais le père était parti au sein de la sixième grossesse. Il avait pris comme souvent une autre partenaire assez semblable, mais en plus fade.

    J’ai observé cette tendance chez les rupteurs : reprendre et calquer, en moins bien. En moins heurté. En plus lisse. « Son père a acheté un immeuble dans

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 72

    11 09 85 2032 09 11 2132 09 11







    le XIIIe » - curieux en vérité. S’agit-il bien du même personnage et des mêmes frères. Gagnait-il, ce père, autant que cela ? Ne s’agit-il pas d’un simple appartement, ce qui serait déjà beaucoup ? Un kinési peut-il amasser tant d’avoir ? Ce père m’avait modérément plu. Trop ironique, trop froid. Capable en cas de malheur de proclamer qu’il n’était pas touché, même devant sa femme en pleurs. Il est vrai qu’elle déplorait la mort d’un amant.

    Mais il était retors et cherchait à nuire. À rabaisser du moins. « Il ne reste plus de place » puis te passant devant « Il ne resterait pas tout de même une petite place pour nous ? » - désignant sa nouvelle femme – non, il n’en restait plus, plus une. « Claude est à Padoue ; avant, il était devenu très con ». Claude, à Padoue ? Cene peut être que le chef d’orchestre, Gaul-Tier, Bestiau-Bourrin, Gautier, dans uen des plus belles villes d’Italie. Manu le connaissait bien. Non pas Manu Bel, que Dieu protège, mais Manu Chemineau, avec lequel j’aimais parler allemand. Fantômes emmêlés dans la plus grande confusion, passés dans ma vie, essentiels et futiles, et ce Manu Chemineau-là, vivant à Paris, pouvait très bien transmettre les vantardises de son géniteur : je l’ai connu, celui-ci, bouffant de la soupe midi et soir, soumis à de grands revers de fortune, pourquoi pas riche désormais dans l e treizième arrondissement. La fin de la journée subsiste en mes souvenirs, par suite d’une vanité : je m’étais présenté en version allemande, 15 sur 20, le second suivant à 11. Ce qui a trait aux vanités, Mademoiselle, se retient bien plus

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 73

    11 09 85 2032 09 11 2132 09 11







    aisément : « Tricheries incroyables dans les couples, papiers communs, feuilles refilées, dico aux chiottes. Le texte parle de Bruno Collignon, député hollandais en 62 ! » Tout est dit. Je devais devenir traducteur. Mes contresens, dans d’autres textes, m’en éloignèrent. J’avais confondu « mouche à bars », en bon français « pilier de bistrot », avec une véritable mouche dans un véritable bar.

    Le moyen après cela de me faire confiance.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 74

    22 09 86 2033 09 22 2133 09 22





    Ce sont les années profondes. Celles de Meulan, des classes rongeantes et des galopades à travers le calendriers : à peine rentré d’un fragment de vacances, vite vite en désirer d’autres. J’empoisonne ma descendance, pour peu qu’elle sache lire. À présent ouvrons la boîte cartonnée : couleur vert ingrat, étiquette revêche et passée : 1986. « Dépassé ! - Ta gueule ». Écoutez bien, tas de gravelures : « « Je vais attendre psy pour rien. Petit entretien avec Chenu, entrevois Grangier ». Que dit Depardieu ? À la suite de maints autres, le comédien affirme qu’il ne faut ni jouer ni écrire en se souciant des lecteurs ou spectateurs. Moi je m’en soucie, sans cesse. Chouchichon chec. On apostrophe le lecteur à présent.

    1. Plus souvent qu’à son tour. La psy, c’est Couturier, épouse Triantaphyllou. Pourquoi n’est-elle pas venue, je l‘ignore. Chenu, c’était une collègue, assez moche, et qui consultait depuis la même salle d’attente que moi. Elle disait : « Ne répète pas « enfoiré » à chacune de tes phrases ! » - pourquoi mes couilles, t’aurait préféré « enggculé » ? quant à Grangier, plus aucune idée : l’autre psy peut-être, celui de la môme Chenu ? Vous voyez, le médiocre, je sais faire. Le troupeau, je sais faire. Le reste du jour, ce sont des cercles barrés en perpendiculaire à l’équateur : je devais d’abord remplir « ce carnet ». Une chose de faite, on coche. Puis, « edt » pour « emploi du temps ». Perdons-nous de vue quelque temps. La liste des choses à faire allonge sa colonne jusqu’au bas de page. Lorsque mon père enfant refusait sa bouffe, sa mère à lui

      COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 75

      22 09 86 2033 09 22 2133 09







    représentait les plats à finir quel que fût l’état de moisissure desdits plats. De même (comparaison homérique), le Moi Commandant les représente au Moi Exécutant, jusqu’à ce qu’il les ait avalés.

    C’est ingérable. Indigérable. Ici, à part, et non exécuté, le « nouveau numéro de Toulotte ». Une collègue blonde, chignonnée, immense. Fameuse pour avoir envoyé à ce garçon qui flirtait en cours avec deux gonzesses à la fois « Untel, vous êtes comme les dinosaures. - Ah ouais madame ? - Oui, une petite tête et une grosse queue ». Hurlements de rire chez les filles, confuse déconfiture pour le crâneur. Renouvelons nos réflexions, renouvelons. « Lecture, écrire ». C’est justement cela qui n’est jamais renouvelé, voici 33 ans déjà. On ne change pas une colonne vertébrale qui gagne,

    Gagne quoi ? Sa propre considération, au sens où l’on peu se considérer sans déchoir. Je ne crois pas que Depardieu se soit écarté de sa ligne, car il a toujours joué, dans la conscience d’un public en dépit qu’il en ait. « Malgré lui » pour ceux qui ne maîtrisent plus leur langue. J’ai lu, j’ai écrit. D’autres font du vélo. Ils ne dépassent pas le criterium de la vallée du du Lot, ils ont toujours grouillé dans le peloton, mais ils l’ont fait. Il ne faut pas se justifier, mais si, mais si. Cela fait partie de la structure humaine, disons, de la mienne. Impasse. Suivant : « gouttes d’oreilles ». « Lettre au père », avec une flèche COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 76

    22 09 86 2033 09 22 2133 09

     





    vers le lendemain, page d’en face. Mais la case est cochée le 22. Mon père était veuf. Il lui restait moins de quatre ans. Retrouver cette lettre : il les avait conservées presque toutes. « Cher Papa » ne pas omettre la majuscule. Il vivait seul dans sa grande maison. Une gouvernante faisait son ménage, peut-être aux frais de la mairie. Distance et poussière. 10 jours s’étaient écoulés entre deux lettres, mention barrée : ce compte était-il faux ? La lettre hebdomadaire se faisait attendre, c’était une corvée autant que d’écrire, autant que la vie, car il ne suffit pas de répéter ses mantras vivifiant : la vie est un perpétuel déni. « Laplace 20 », minutes s’entend : c’était le vieux schnoque génial qui détenait les clés d’Eurêka », non répertorié sur le toile, revue polycopiée, payante, où nous autres bateleurs de poèmes à deux balles faisions nos première et dernières armes, « poésie de vieillards ou de puceaux » si exactement définie par Blanchard.

    Laplace avait institué des prix, à peine d’argent, bien de la gloriole, âprement disputée,petites écrevisses transparentes des ruisseaux, acharnées sur la rime et le nombre. C’était notre kaléidoscope, nos tesselles mosaïques, nos incohérences incandescentes soufflée la cendre, Sonia 20mn « elle dort », on coche et suivant, 13 ans

    Et père mécanique absent dans son nombril.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 77

    04 10 87 2034 10 04 2134 10 04







    Le 4 octobre 1987 est encore une vraie date, une date civilisée. À partir de cette année-là, suite à de vives discussions, encore appelées « scènes », nous avons sérieusement pensé à nous rapatrier sur notre province. La vie parisienne avait été vie de banlieue, entourée d’un désert de relations. J’étais trop crétin pour attirer mes collègues, Arielle héritait de sa fantasquerie particulière. Et nous nous promenions sous les bois d’automne, les coups de fusil partant çà et là. 1987 se trouve dans un carnet pourpre et plus allongé que les autres. Il était conçu pour une autre année, tous les jours de semaine y sont raturés. Inutile de me demander sije me souviens de mes cours : mes souvenirs ne sont pas rangés par années scolaires.

    Nous allons ouvrir ce document. Est-ce que je me souviendrai du 4 octobre ? Réponse : non. De rien du tout. C’était un dimanche, ex-vendredi. Nous sommes allés à Limay. Les Simonin sont venus dîner, en compagnie de Josette.

    Ce mémorandum est aussi un agenda. Les choses « à faire » sont précédées d’un code : 4-9-9, « coupage cheveux ! » Juste avant : « inutile ». Ici, bouffée d’incertitude. Puis, 5-9-10, « lire 35 », « Le 11e Robert » : il n’a que neuf tomes. L’écriture se lit mal, raclant sur le pli de page. En ce temps-là nous lisions 35 mn ; nous en sommes à 25. L’écriture s’estimait à 70, soit le double. Jamais l’écrivain n’a pu dépasser 80mn d’affilée, ce qui le place loin derrière

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 78

    04 10 87 2034 10 04 2134 10 04







    les bourreaux de travail : Balzac, Flaubert ou Kafka. Les vanités de prétentions littéraires de Monsieur s’avèrent intenables, de même qu’une danseuse ne saura se concevoir au-dessous de telle proportion de jambes. Précision : ces 70 minutes-là, effectuées si j’en crois le cochage, devaient appartenir à « une histoire qui existe déjà ». LE GRAND HOMME A ENVIE DE CHIER. RÉSONNEZ TROMPETTES. Retour à la table de travail. Celle-ci n’est pas percée. Le numéro 6-9-11 précède « Sonia », « Toujours prévenir A » - prévenir de quoi ? Plongez dans vos carnets. Braves gens. N’ayez pas peur de ne servir à rien.

    Darcanges : il avait écrit d’énormes volumes, à moi envoyés. Il devenait aveugle, écrivait vite au crayon. Il se désolait que je ne fusse pas un moyen publicitaire suffisant : ma radio n’était ouïe que de trois ou quatre croquants. Il avait recopié des pages entières d’Aragon. Il s’en défendit, puis déclara qu’il avait eu la même inspiration que lui. « Les chaussures au blanc d’Espagne » : ça ne s’invente pas, de telles coïncidences. Il a replongé dans la boue d’où je sors. Encore une mention de « M. Robert », avec un « M », ce qui discrédite le « 11 » précédent.

    Une autre écriture mentionne « Hel- » « airy » ? Ce carnet servit à l’établissement de comptes, colonne recettes, colonne dépenses. Je soupçonne

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 79

    04 10 87 2034 10 04 2134 10 04







    une couturière à domicile ? « Lançon » : autres cliente ? « 1/2 » : demi de quoi ? Modiano décrocha le Nobel : maudit anneau ! Il avait de l’âme, lui. Moi, pas la même. Ce qu’il y a de curieux, c’est cette vanité. Cette rédaction « pour Gonel ». Un élève, avec le frère Hautbois, qui m’avait proposé un sujet de bandes dessinées dont j’écrirais les légendes. Ils sonnaient, j’allais ouvrir. Nosu discutions à égalité.

    Il n’y a pas loin de l’amour au mépris. L’élève qui fréquent un ancien prof le rabaisse, même s’il l’admire et l’aime. Plus tard j’ai retrouvé le même illustré, avec le même thème science-fictionnel. Nous allions refaire ce qui s’était déjà fait et noyé dans la masse. Funeste désir de dépasser. Obstacle infranchissable quel que soit l’âge. « Le Monsieur Robert », en liaison avec ce texte à bulles (les « phylactères »), me tint lieu d’écriture. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de sot écrit. Ou plus exactement « qui n’exerce son influence », faste ou néfaste. Suivent contre la marge de gauche « 15-9-2 cassettes », non écoutées, et « 18-9-5 jugement sur Schaeffet, 70 mn maxi – (lettre...) ». Oui, j’ai voulu juger le sieur Schaeffer. Le vrai, le grand, avec Pierre Henri. Le même qui écoutait, en sourdine religieuse, Schubert sous son dernier étage. « Do-ré-mi-fa-sol : on n’a jamais rien fait d’aussi beau… Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir bousculer ça... » Schubert vainqueur.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 80

    04 10 87 2034 10 04 2134 10 04







    Il avait lu mon Corbeau du Puch. C’était « ordurier, mais sincère » disait-il. Me montrant quelque obscur placard aux ouvertures accordéoniques : « Moi aussi j’ai écrit des choses semblables, désespérées, sur les filles. Mais je n’aurais jamais eu l’idée de les proposer à la lecture ou à la publication ». Ah Schaeffer, ma propre mère lisait mes carnets personnels, et m’en entretenait à table. Avait-elle appris cela dans son école ménagère ? Donc, j’estimais aussi le recuil de nouvelles intitulé Excusez-moi je meurs. D’un homme qui se laissant glisser d’un strapontin métropolitain prononça ces mots avant de s’effondrer.

    Je lui retournais les reproches qu’il m’avait faits, d’autocomplaisance sans doute, chez moi justifiés (les reproches), nullement chez lui. Ce n’est qu’un autre jour que j’écrivis ces médiocreries, sans me douter de leur caractère mesquin de retour à l’envoyeur, phrase à phrase. Et je ne revis plus Schaeffer. Qu’importe après cela l’ « ignoble brocante : foule »…

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 81

    14 10 1988 2035 10 14 2134 10 14







    L’année 88, cent ans après l’épisode oublié du général Boulanger, appartient encore à l’époque obscure où notre serviteur trimait d’un congé scolaire à l’autre, sans autres bouées que Sainte Lecture et Sainte Écriture, en dépit des

    éditochiasseurs. C’était aussi le temps de la grossesse de ma fille, que nous n’avions pas su élever, à moins que nous ne l’ayons su quand même. Les grandes vacances avaient vu nos roues sillonner l’Espagne du nord, et je ronchonnais dans les ornières professoro-familiales. Ouvrons. La page est bien garnie, je suis au lendemain de mes 44 ans, et ce jour-là, histoire de prolonger mon indispensable existence, je n’ai fumé que 8 cigarettes et demie : « Arrêter de fumer, rien de plus facile : je l’ai déjà fait une dizaine de fois ».

    Le souci de s’améliorer, remontant aux racines chrétiennes, inscrit 263,70 francs de courses, à quoi s’adjoignent 50 autres pour la « danse d’Annie », chez Colette de Mézy supposé-je. Qu’y a-t-il au programme ? « Edt » pour « emploi du temps », « à mettre désormais ». Car le premier souci dans un emploi du temps est d’abord de l’établir lui-même. Qu’il soit du jour ou du lendemain. D’abord, une leçon de hongrois. Je n’en sais pas beaucoup plus que de 31 ans en deçà, car mon polyglottisme n’est guère qu’un saupoudrage snob.

    « Trop tard pour le TUC » - « travail d’utilité collective ? » - « Bande magnétique RVS » : à écouter ? Mention de « Sonia »,

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 82

    14 10 1988 2035 10 14 2134 10 14







    remontant au 30 août, car j’avais décidé de ne plus rien laisser passer de mes projets, fût-ce avec un retard d’un mois et deux semaines. « Refus » : qu’est-ce qu’elle a pu « refuser » ? du moins « attitude mitigée », excellent prétexte pour aussitôt renoncer. Dont acte. Il faut réfléchir entre les phrases. Bien mettre ses chaussons sur les œufs très fragiles. On appelle cela, Dominique, « faire attention aux Autres », ce que tu me reproches si souvent de ne pas faire… La liquidation du 29 août, Omma que j’écrivis et ne vendis qu’à 126 exemplaires, n’obtient pas de résultats probants ; la leçon, d’hébreu cette fois (hongrois-hébreu : lettre h, manque le haoussa), passe à l’as, de même le vœu pieux « Lire 25 ./ Réfec[tion] 50 » (on ne fait pas ce que l’on veut quand on travaille), repris plus bas « Lire 25 Écrire 55 ». « Retrouver les Henri Serpe pour voir s’il manque toujours les pages 10 à 28 »est resté lettre morte, à ranger sous le titre « Lettres Mortes », au pluriel.

    Et voilà pourquoi la vie se compose au moins tout autant de ce que l ‘on ne peut pas faire que des choses faites. Ainsi, « Dor à supporter, mais j’y arrive jusqu’au bout grâce à un sang-froid parfait et à une respiration lente », voilà qui est fait. Impossible de se souvenir d’un tel exploit : qui est désigné sous cette abréviation énigmatique ? ...un élève, un collègue ? Aïchouche, Hassiba, je sais parfaitement qui elle est : une jeune fille impulsive, furieuse de son 4 pour manque de plan, déchireuse de copie, déserteuse de la classe où elle revient

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 83

    14 10 1988 2035 10 14 2134 10 14







    après avoir « chialé ». J’ai humilié cette fille en sortant l’ignoble « Aï-chouche moi l’nœud », sexiste, raciste, pédophile, au point qu’elle ne pouvais pas me voir, les années suivantes, sans me hurler joyeusement « Ah Coco !… Coco !... » - j’étais devenu la peur de sa vie, l’angoisse de sa vie, le clown, le grotesque de sa vie…

    « Chaque fois que je sens mes chevilles qui enflent, je me rappelle à l’ordre : « Aïchouche… moi l’nœud ! Aïchouche… moi l’nœud ! »

    C’est dégueulasse la vie. Et ceux qui la mènent.

    «Mes élèves en grec râlent de n’avoir mangé qu’un yaourt, le reste étant dégueulasse ».



    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 84

    25 10 89 2036 10 25 2136 10 25





    C’era una volta uno stronzo che voleva raccontare une histoire. Il prit son memorandum de l’an 89 et chercha la St Crépin. Patron des cordonniers avec saint Crépinien, d’où la semelle « de crêpe ». Dixit le curé. En ce temps-là, Sonia était enceinte, comme on dit, « jusqu’aux dents » et devait accoucher le 30. Quant à notre précieuse pomme, elle errait à St-Ouen, célèbre pour ses Puces et par son monastère, où je fis « le tour du quartier de l’église ». Se trouve aussi là-bas l’abbaye de Maubuisson, fondée, me disent les Américains, par Blanche de Castille.

    Et tandis que ma fille vivait la fin de sa grossesse, je me rendis dans Dieu sait quel sanctuaire, « pour me recueillir ». Or il existait une troupe de bedeaux qui bavassaient, jacassaient, sans souci de la vénérabilité du lieu : pour eux, c’est une maison commune, où l’on se retrouvait jadis comme au bistrot. Les familiers d’un lieu de culte s’y sentent aussi parfaitement à l’aise que monsieur Martinet au milieu de sa salle à manger mal agencée. Ce jour-là, je ne pus me recueillir, et le rideau du temple se fendit, et la terre trembla par trois fois.

    Dans cette abbaye repose Mahaut d’Artois, ignoblement caricaturée par Hélène Duc dans le film de Balma Les rois maudits. Sa mort survint à moins de 45 ans, ce qui faisait vieux pour une fibromateuse. Un moine expliqua ce que c’était qu’un orgue, et nous régala de quelques roulades mal jouées dans une allégresse toute militaire et brutale, car il existe aussi des militaires tendres. Visiblement, monsieur le guide était à la fin de son temps de travail. Et puis

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 85

    25 10 89 2036 10 25 2136 10 25





    c’est à peu près tout. Le reste s’empile en haut de colonne sur l’agenda, marquant l’effectuation d’un shampoing. La réponse, aussi, à Édith Mongel de Strasbourg ; cette identité martiale cache peut-être une femme de Mulhouse de qui j’acceptai un baiser, mais dûment mariée, là-bas loin, en Alsace.

    Sonia, j’avais la trouille aussi, mais il ne fallait pas que ça se sache ; toi aussi, tu le cachais. Il fallait que tout se passe bien, comme il est arrivé. « Sonia 20 » signifie 20mn que je t’ai accordées, ni plus ni moins qu’autrefois. Navrant. Difficilement justifiable. Volonté de tenir l’extérieur au-dehors, seul comptant mon « recueillement », ma « présence envers Dieu », ma « crainte de gaspiller mon temps ». Mon ma ma. David aura trente ans le 30. Et puis j’ai fait de l’espagnol. Sans transition. Te quiero. Avancer tous ses pions à la fois.

    Promenade à St-Ouen l’Aumône, en voiture, sur un parking, l’abbaye et retour. L’écriture est plus petite, la ligne intercalée. Comme si je l’avais pévu avant de le faire, alors que c’est le contraire. Bonjour Gaston, que fais-tu là dans ma penderie. Je t’ai demandé d’y venir. Ah bon. Frères humains qui après nous vivez… edt – arg(en)t-m(ouveme)nts-edt S. Emploi du Temps. Tout est là. Bien quadriller. Peut-être Gaston se fait-il des emplois du temps. Le temps c’est de l’argent ? Nous surveillons notre budget, notre temps, notre corps qui est sur terre - « emploi du temps de S(onia) ? Parmi les autres choses pardon occupations ?

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 86

    25 10 89 2036 10 25 2136 10 25







    À cinq jours de l’accouchement ? Dieu mathématicien au-dessus de tout. Über alles. Toute la vie sur le même plan. Bien faire attention. Se révolter dans la discipline. Se discipliner dans la révolte. Aucune prise à l’hystérie, à la folie-qui-rôde. Trop aimer mène à la folie, au face-à-face avec soi, ou Dieu ou la mort en toute simplicité, ce qui met un « égale » entre toutes choses. « Sonia 40 », ah ah, je pressentais donc quelque chose. Mais « Cécile est là », une autre prend ma place, Fräulein Poitevin ist noch immer ihre Freundin. Est toujours son amie.

    Elle tiendra le temps de mes 40mn. Panne de la machine à interpréter. Tout n’est pas chorégraphiable. Mayröcker : je traduisais cette nobellisable. Nosu échangions de très précieux courriers, sur papier de patrons couturiers. Tout jeté. Espèce de con.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 87

    06 11 1991 2036 11 06 2136 11 06







    Il se passait des tas de choses. Nous étions encore vivants. Mon cœur battait pour la radio. C’était dans une petite rue vers l’asile, en cul de sac dans un bois miteux contigu aux bâtiments psychiatriques. Stores baissés, demi-vies dans la pénombre, tableaux précieux du musée de Prague. En ce temps-là, nous recevions de loin en loin d’obscures gloires montantes, ce soir-là une fillette de 30 ans, coiffée d’un petit béret rouge. Elle faisait gentiment sa star, flanquée (pour éviter les viols) d’un gros copain barbu.

    Elle s’appelait Isoline, avait pressé un disque, un 45t de ce temps-là, face A, face B, un trou au milieu. Tout allait s’effondrer sous le « compact ». Elle chantait très bien. L’enregistrement de l’émission existe encore, quelque part,sur bande magnétique tue-mouches, ça balançait, la voix était fraîche et juste, Isoline tortillait du cul sur son tabouret, son mec béat dans le dos. Jela trouvais mignonne, baisable et tout ce qu’on se force à ressentir quand on ne sent rien. C’était l’histoire d’une fille qui se faisait tromper par Dieu sait quel ex, une fois, trois fois, et le refrain se terminait par une descendante accélérée : « Moi je veux revenir au port ». Avec un t, imbéciles… Je n’y pense que maintenant, quel beau jeu de mot raté, c’eût été l’apogée question audimat, il est des traits d’esprit manqués qui laissent aux fins de vie des regrets cuisants.

    Les gentils, les modestes, retombent comme un soufflé. Je n’ai plus entendu

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 88

    06 11 1991 2036 11 06 2136 11 06







    parler ce cette Isoline. Déterrons la mésange enfouie dans la boîte à sardines : la recherche ne livre que des écailles, de vagues relents modianesques ; des filles appelées Isoline, dont les mèches surnagent au sommet des vagues. Et 29 ans de plus. À effeuiller sa vie. Une belle petite chanson bien rythmée. « J’ai improvisé. Maints bafouillages techniques » - je m’en doute… « Waldo me dit que mon émission « a des hauts et des bas », mais que « ça va ». Il parlait donc, ce butor ?

    Une bite qui parle, qui soutient sa demoiselle, qui éprouve des sentiments, l’encourage, la soutient, lui maintient la tête hors de l’eau. Puis tout s’apaise, tout le monde au port, débarcadère, foule et disparition. « Feuilleton rigolard et pouffant », ah, nous avons dû nous surpasser tous trois, « bien chers tous trois », « elle lit de ses poèmes », Seigneur, bercez l’âme des femmes poétiques, des sauveteurs barbus, des « médiocres supérieurs » auxquels n’appartient pas le monde, soutenez, dissolvez les animateurs bourrés de whisky bas de gamme, qui jugent et qui promeuvent, trois auditeurs la balle au centre. « Arielle pense que je l’ai pas assez poussée dans ses retranchements -...quels retranchements ?) » - les moyens mous se flairent, on n’agresse pas une jolie femme, mec accompagnateur ou pas, on ne la réduit pas à ses organes sexuels, car les retranchements, de toutes, de tous, ce n’est que cela. « Ciel mon mardi sur les commerçants qui (flinguent) les cambrioleurs. Pugilat verbal assez risible ». Seulement « assez ». Que d’émissions, que d’émissions…

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 89

    11 16 2139 11 16







    Encore un 16 novembre… croyez-vous au hasard ? 82e anniversaire de mon père mort. Un bel agenda bleu wagon-lit, intact comme il n’est plus. Une dislocation bien cachée dans les cahiers. Lundi imprécis, peut-être que « les quatrièmes » cherchent au Centre de Documentation et d’Information « des tas de choses sur la Tanzanie, le Kénya, les fauves... » Ce ne peut être le dimanche, ces serait donc le lundi, ou un autre jour. Il ne s’est rien passé. Le goût de la vie ?.

    Des choses à faire : des agenda. Premier bon point, ≠ dispute : en tête de liste, afin de pouvoir le « cocher » dès le matin. La rogne du matin évitée, peu importe si l’on se chicore dans la journée ; mais le principal écueil est contourné. Et puis, tout de même, la « fiche du syndicat » fut remplié : j’adhère. C’est bien pratique pour les mutations. Pour se faire couvrir en cas d’incivilités (« Votre comportement, n’est-ce pâââs, Monsieur Collignon... »)… Plus des corrections, des cours à préparer. La vraie vie d’Etcheverry. Et la « photocopie de la carte grise » postée.

    Nous nous attarderons peut-être sur « Évelyne allemand 6e / 3e », « report » : peut-être une de mes élèves portait-elle ce prénom désuet, peut-être ai-je préparé ce jour-là un cours particulier d’allemand de rattrapage, à la fois « petit commençant » et « grand commençant ». Elle portait le nom d’un

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 90

    11 16 2139 11 16



    peintre : disons Fragonard. Elle était toujours assise avec Mademoiselle d’un-nom-de-métier,  disons Berger, qui se me serait bien envoyé Tu es folle disait Fragonard à Berger, qui me considérait depuis leur premier rang, sans se soucier d’être entendues. Dans ma cuisine, j’avais pris sa main. Elle n’avait pas tressailli, ni des main ni des yeux. Mais elle n’est plus revenue. Mort d’un détournement. Je l’ai revue soûle et désarroyée, « ça ne marche jamais avec les garçons ». Quand était-ce ? Modiano, sors de ce corps. Tu ne conviens pas du tout. J’ai préparé quelques exercices d’allemand.

    Un homme serait aussi tout ce qu’il n’a pas pu faire. « Pu », « su », voulu », confusions à deux balles. Deux choses faites sur 14. Manque de temps :  « Mouvements – diffusion – écrire - taper ». Abréviations et traits d’union, canon liturgique, soins du corps à même un tapis de sol. Se faire connaître, reconnaître, du fond de son CDI où ses petits treizagénaires barbotent dans les marigots en compagnie de leurs hippopotames et des crocodiles. Ne rien négliger. Plancher sur la page blanche. Et le dactylogaphier sans tarder : « Et il est si important que ça, ce petit message ?

    Mon petit message vous emmerde » répond Trintignant. L’auto-stoppeur s’évapore et trace « merci » du doigt sur la buée de la vitre. Nous faisons cours. Nos messages parviennent ou pas. D’autres par la voix des ondes : Vexin Val de Seine, vous vous rappelez ! Un petit effort ! Quartier Croix Verte ! non ? « Sonia », vous vous souvenez ? un petit effort ? pas le temps ? Petit garçon d’une paire d’années et demie ?

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 91

    28 11 93 2038 11 28 2138 11 28







    1993… Année infâme. Je dis ça comme ça. Mais j’en avais plus qu’assez de Meulan. Je ne saurais qualifier cette période. Pénible, chiante, attendant désespérément l’ « année sabbatique », enfin accordée pour l’année suivante. Ce 28 novembre était un dimanche. Il comporte, sur sa page, une liste « à faire », agenda, et à droite, une liste de choses faites, à se rappeler, un memorandum. Justement, je ne m’en souviens plus. « A. repeint » signifie qu’Arielle a retrouvé de l’inspiration. Peindre quoi ? Oublié. Passe à la télévision un film intitulé Pôle Sud. En langue roumaine, très belle.

    Et quelle langue n’est pas belle. ‘Un jeune écrivain ne se soucie que de publier et d’avoir des aventures féminines tandis que le régime Ceaucescu s’effondre. À la fin, il se dénude et jette son manuscrit feuille à feuille dans la nature ». Ce qui s’inscrit dans la lignée du Théorème de Pasolini. Qui se souvient de Pôle Sud, avec sous-titres ? Autant que ceux qui se souviendront de moi. D’où vient le souci d’éditer et de baiser ?

    Autre chose : « Trouvé Hermine vautrée sur une serviette, enfermée à clé dans placard à linge salle de bain », sans s comme il se doit. Pas de souvenir non plus. Nous venions d’acquérir ce chat, que Véra nous avait mis dans les bras. Elle se roulait sur le dos, la chatte, pas Véra, et on arrête là. Nous avons été amoureux d’Hermine, docile, ductile, comment pouvons-nous

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 92

    28 11 93 2038 11 28 2138 11 28







    l ‘oublier Pourquoi l’avons-nous négligée, quand son ventre s’est bouché ? Elle est dans le jardin, en souvenir du tsunami (2004). D’autres chats sont venus. Nous ne parviendrons pas à la perfection. Bref un dimanche paisible, précédé d’un shampoing, agrémenté d’une lecture d’ « Art Press ». Pas de relief. L’eau coule entre les doigts. « Reste avec nous Barbara ! - Si je reste je ne vous servirai plus de rien ». Les messages s’envolent sur les ondes. La radio s’appelle VVS, de « Vexin Val-de-Seine ». qui fut d’une telle importance dans la traversée de banlieue. « Réenregistrer émission Defrance ». Comment cela pouvait-il se faire ?

    Cet énergumène s’était mis à poil devant ses élèves, comme il l’avait promis s’il ne savait pas résoudre une énigme. Le texte était : « Je suis Sophie et je ne suis pas Sophie ». La réponse était « son chien », le premier verbe étant « suivre »… L’inspection académique avait suspendu Defrance a divinis, il avait dû enseigner par correspondance. À quoi servent les souvenirs ? De quoi sommes-nous faits, etc., etc. Oui, on peut redoubler l’etc., « par ironie ».

    Le dimanche est aussi fait pour les corrections, pour les cours. Toutes les vies se superposent, toutes les corrections. Il faut trouver là nos raisons d’être. Je ne serai jamais original. Tenez : « papiers échelon syndicat + Bayrou ». Le syndicat sert à connaître ses promotions, ses stagnations. Je stagne.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    93 12 21 / 2040 2140 12 21 93





    La période de Meulan reste la plus énigmatique de toutes, bien que certains aspects en demeurent vivants. J’aimerais effacer les douze années passées là-bas prisonnier de mon métier. Nous n’avions plus d’avenir que dans l’incessante répétition du même. Nous nous sommes débattus pourtant, cherchant l’agrégation, l’année sabbatique, en vérité plus rien n’était devant nous. Nous avions hérité d’une chatte « sacrée de Birmanie » aux pattes gantées.

    Véra vivait avec Didier à Étampes (château d’Ingeborg de Danemark, prisonnière et divorcée). Les deux sont venus nous voir. Ont-ils passé la nuit ? Vraisemblable, car le lendemain matin, je me souviens encore de Véra nettoyant d’un air sanctifié une petite tasse : « Je lave ma propre vaisselle », mais l’hôte nettoie tout le reste. Ils ont pesé sur nous. En ce temps-là nous avions encore des choses à nous dire. Mais nous ne pouvions pas nous désheurer : l’émission « Lumières, Lumières » sévissait déjà. Gemirendy, là-haut sur le plateau, près de l’hôpital psychiatrique. « Émission sur Dieu sait quoi ».

    Contrôle fait, le volume « 2040 » se clôt sur un 13 décembre, rien ne subsistant du reste. Et j’avais pris cette vox sépulcrale, que j’estimais si attirante, mais on ne peut plus exaspérante pour mes disciples à venir. « Moyennement la pêche » dit Didier. Dididi. Bientôt j’obtiendrais mon exeat sabbaticum.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 94

    94 12 09 2041 12 09 2141 12 09







    Le neuf décembre de l’an 94, judicieusement repoussé en 2041, fut l’une de ces journées dont rien ne subsistera que les accidents matériels. Le ton général sous-entend une certaine sensibilité. Cela commence par un shampoing surnommé « Liège », car je lisais consciencieusement, à l’époque, un plan de cette ville et de sa banlieue : chaque double page faisait l’objet d’un ratissage systématique de les rues, carré par carré. Il serait hasardeux que je prétendisse à présent m’orienter dans cette ville sans aide.

    Nous venions de nous renfermer dans Bordeaux, sous l’effet d’un congé sabbatique : une année consacrée à la préparation d’une agrégation, que je traduisis par « année à ne rien foutre », du moins pas grand-chose, interprété par mon entourage comme excellente occasion de se servir de votre serviteur comme d’un taxi. Tout était organisé, mais à larges mailles : une petite leçon d’arabe, une promenade, un restaurant à midi. Ce restaurant fut ensuite une espace vide, puis je ne sais quelle suspension de dîneurs fantômes, pour l’éternité, au-dessus des rails d’un tramway.

    En ce temps-là régnaient sur l’établissement de bouffe deux charmantes jeunes filles, la blonde et la brune, qui ne parvenaient pas à dissimuler qu’elles se broutaient le clito à grands coups de langue. La brune jetait sur la blonde lunaire des regards de possession gourmande qui m’ont toujours bouleversé par

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 95

    94 12 09 2041 12 09 2141 12 09





    leur ardeur et leur sincérité. Mon dieu que les Hommes sont de pauvres gens. Je ne me souviens plus que la blonde portait lunettes ; elles sont pourtant mentionnées. Nous prenions souvent nos repas là, viande-purée, accueil chaleureux. Elle « nous a inscrits comme électeurs » ! à quoi ? Aux chambres constitutionnelles à partir du restaurant ? Le pouvoir déléguait-il aux bonnes tables le soin de garnir ses listes électorales ? Ou bien ne s’agissait-il que de cartes de fidélité ? Nous arrivions juste, je devais remplir et poster des « papiers de mutation », « materné » (je cite) « par la femme de l’accueil » (« l’hôtesse... ») « qui me procure des étiquettes à 4F 40 ».

    ...Une lesbienne, ma mère, et Farinelli pour finir, as-tu deviné, petit camarade, sous les auspices de quelles jouissances la journée de ce vendredi fut placé ? Obéir à l’idée de la mère, protester tout en ronronnant, se laisser pour finir émasculer dans le lait chaud… Rentrer à Bordeaux, en phase ascendante du bonheur, ce que j’ai vécu huit bonnes années de suite, ayant abandonné Paris, banlieue, « vache, cochon, couvée… » Est-ce la pente naturelle, et l’idée que l’on s’en fait, ou sa découverte plus tardive, qui façonne le profil des vies ? causes et conséquences figurent souvent le serpent qui se mord la queue.

    Plus Édipe s’imagine fuir, plus il noue le nœud du destin… proportion gardée…rester le morveux de Condé qui pleurait chaque soir de n’avoir pu gagner la

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 96

    94 12 09 2041 12 09 2141 12 09







    pièce de vingt francs promise « si j’étais sage » par sa mère… Nous partons de chez nous, pour le vrai cinéma, j’agite dans la rue les billets de spectacle, et ne me souviens plus si j’étais seul ou double de l’épouse, ni du compagnon d’alors de Java : Joël ? Près de la Médoquine, ancienne gare ? Et nous avons bien joui en chœur du film, la larme à l’œil devant le beau Farinelli, et l’extraordinaire Zylberstein. Ne pas baiser les femmes, mais en devenir une. Et se branler sur d’autres femmes. Tel serait mon plus bel épanouissement.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 97

    95 12 21 2042 12 21 2142 12 21







    Il est tard. Je fais des erreurs. Mes pointillés s’avancent sur l’échelle des temps. Carottage 42. Mon dernier petit carnet : « Je feuilletterais mon petit carnet en disant : « Voyons voyons… pour ce rendez-vous… nous disions donc... » Je prenais le premier agenda venu. Quelle que soit sa dimension. Le sommet de la petite page, remplie serrée de petits caractères, mentionne : « Téléphone d’Arielle ce matin, opération ovaire prévue pour fin janvier clinique St-Martin ».

    Cela caracole en tête, rajouté en fin de journée, rappelé in extremis en mémoire. La mention 1, « = barré râlade », figure entre crochets. Pas eu moyen de s’empêcher de râler. « Correc[tions] cours » seule cochée. Arielle roulant d’un flanc sur l’autre de douleur dans son lit, le nôtre, celui qui trône encore sous baldaquin sans tentures. Congé demandé au proviseur, accordé sans restriction. Pourquoi me téléphonait-elle ? Période clinique d’observation ? Il me reste peu de temps. Le camion tomberait en panne. Il fallait le réparer le réparer le réparer.

    Toutes affaires cessantes le réparer le réparer le réparer. « Panne imminente ». Le camion n’était qu’une estafette, rachetée à la Gouardette, et pétaradant de toute part.



    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 98

    2043 01 06 2145 01 06







    Messieurs,

    J’ai bien l’honneur de signaler à Vos Autorités que la page du 6 janvier 2043 n.s. se compose d’une seule notation, qui se veut vengeresse : « Atroce. Suis trop prévenant le matin, A(rmelle) met un temps fou à se lever, mauvaise humeur à peu près toute la journée ». Afin de bien mettre en garde les imprudents qui dorloteraient trop leurs épouses, et trop hypocritement. En effet, pourquoi se montrer prévenant, si le résultat en est l’humeur exécrable ? c’est qu’on en attendait une récompense, un résultat.

    De nos jours, l’habitude n’est toujours pas prise, mais la fut acquise la conscience de la constance de ces réveils tardifs et bâillatifs, depuis les archives de nos vies communes : il faut non plus tolérer mais inclure les assises télévisées en vêtements de nuit, jusqu’à des heures indues de l’après-midi. D’aucuns sots trouveront, et me l’ont bien seriné, qu’une épouse ne doit point prendre ainsi le pas sur le mâle, et se hâter vers ses diverses tâches. Il se trouve que ces acteurs du Meunier et de l’Âne, après m’avoir bien pourri la vie, se trouvent désormais hors de nos champs de préoccupation.

    Nous avons découvert, Moâ du moins, que mon épouse devait être un enfant,

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 99

    2043 01 06 2145 01 06







    irresponsable de quoi que ce soit hors de ses rêves et chimères ; que le lot du mari serait de travailler, à l’extérieur comme chez lui, de même que ma mère passait du ménage au récurage et du récurage à la lessive, parce que la tradition, c’était ainsi, et qu’on n’entendait jamais protester contre elle – du moins, les sourds. Ledit mari prenait très mal les choses, ca r il travaillait, lui. Il se souvenait avec amertume de cette jeune anonyme de 1968, année révolutionnaire, protestant à l’idée de sortir du schéma : « Ah mais ! » disait-elle. « Ah mais ! si je me marie, ce ne sera pas pour travailler ! Je ne vois pas l’intérêt qu’il y aurait à me marier, si je devais travailler ! » C’était en effet la glorieuse époque, ô générations futures, où tel médecin, mon beau-père par exemple, refusait que sa femme trouvât un emploi, pour ne pas encourir les railleries de ses confrères : « Tu ne gagnes donc pas assez pour entretenir ta femme ? » Une femme respectable renonçait en effet à tout accomplissement professionnel, à toute carrière artistique, fût-elle pianiste concertiste professionnelle.

    Mais utérus et cœurs, vases communicants, ont si soif de tendresses et de maternités, qu’il en allait de la vie des femmes comme d’une trace de poussière sur un buffet de piano, et telle virtuose dut torcher les mômes et passer le balai sans que nul ne s’en offusquât. Je serais, moi, le mari modèle, qui laisserait libre liberté aux aspirations artistiques de son épouse. Une fois de plus, je ne devais pas me plaindre.

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE

    29 01 1998 2045 01 29 2145 01 29 100







    Le 29 janvier 2045, je suis monté à vélo pour la dernière fois, et, je l’espère bien, de ma vie. C’était le trajet Mérignac-Pessac, sur piste cyclable en majorité. Deux choses m’ont tout de suite sauté aux cuisses et aux poumons : d’une part, toujours devancer les voitures, et même, brûler (prudemment) les feux rouges ; sinon, le cycliste ne quittera jamais la zone des gaz d’échappement et du bruit des moteurs. D’autre part, pédaler augmente la vitesse, mais aussi la fatigue. La question se pose de savoir s’il vaut mieux arriver plus loin ou plus vite en cherchant le souffle au fond de ses poumons et ses jambes sous les crampes, ou bien ne pas se presser, en conservant la bonne humeur et le sourire.

    Ajoutez à cela l’inconfort : la selle scie le périnée, vous explose la prostate, et vous donne l’impression de n ‘être que deux moitiés de profil, reliées par un pont osseux particulièrement douloureux. La moindre dénivellation est un supplice. Arrivé chez Julia et Stoffl, je me suis reposé, racontant mon Odyssée. Ils étaient très heureux de me voir. Malheureusement, les antennes sociales nem sont pas très développées : impossible de savoir si je dérange ou si je plais, si je veux m’en aller par égard pour mes hôtes, ou parce que simplement je m’ennuie.

    Ceux qui éprouvent les mêmes incertitudes se reconnaîtront. Il ne s’agit

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 101

    29 01 1998 2045 01 29 2145 01 29





    nullement ici de narcissisme. Stoffl m’entretint de sécurité sociale, Julia se vanta, ironiquement, d’avoir été augmentée de 30 centimes de l’heure. Victor, huit ans, présentait une pâleur problématique : depuis, j’ai appris qu’il était angoisseux ; mais en quoi la venue d’un cycliste pouvait-elle l’angoisser ? Est-ce que je survenais au milieu d’une séance de dressage d’enfant ? Je suis reparti au bout de vingt minutes, ou bien pour ne pas déranger, ou bien parce que je m’ennuyais. Les parents m’ont retenu : « Tu viens à peine d’arriver ! » Cela ne semblait pas une politesse, mais sincèrement éprouvé. Peut-être les ai-je quittés cinq minutes plus tard, en supplément, mais ces rallonges ne satisfont personne.

    Voyez-vous, quand un cycliste calcule vingt minutes, c’est vingt minutes.La prochaine fois, il en calculerait 25. Mais il n’y eut pas de prochaine fois, ni de cyclisme supplémentaire. Les aller-retours se firent en voiture. De 45 à 67, soit 22 ans, à raison d’un trajet par semaine en moyenne, 22 x 52 = 1144, soit 1144 mots de passe à l’interphone, et l’instauration d’une habitude peut-être sclérosante. À l’instant même l’éphémère cycliste vient d’affronter la redoutable épreuve de l’entretien oral : quand faut-il parler, quand vaut-il mieux se taire ?

    Ne devons-nous pas alterner les centres d’intérêt, tantôt de l’un, tantôt de l’autre ? Nous savons déceler ces petits signes qui marquant les velléités d’indépendance : doigts, poignets, espace entre les phrases. Mais l’incertitude

    COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE 102

    29 01 1998 2045 01 29 2145 01 29







    domine. Un Noir nommé Lamont balaye le sol d’un hôpital à Chicago ; il se sent importun, et ne veut pas se faire voir ; le mieux est de passer pour un balayeur invisible. Il est tout surpris qu’un vieux juif du 9e étage lui confie ses souvenirs d’Auschwitz et autres villégiatures… C’est parce que seul un Noir peut comprendre et accepter les traumatismes subis par un autre persécuté.

    Le Noir lui non plus ne sait pas s’il fait bonne impression. Un Afro-américain peut donc, au bas de l’échelle, éprouver des états d’âme, et penser, imaginer, se demander si, et autres fariboles de l’esprit nullement réservées aux intellectuels. Ce qu’il faut, c’est se concentrer sur ce que l’on fait, sans laisser libre cours à la cavalcade sub-crânienne qui vous bouffe.

    Les chevaux du cerveau galopent sans relâche.

    Les cyclistes aiment-ils les chevaux ? Pas que je sache. Aucune statistique probante n’est établie à ce sujet. Il est bon de parler aux chevaux. Ils remuent leurs oreilles en cornet, très sensibles au son de la voix. Jadis les cyclistes étaient cavaliers, quand les vélos n’existaient pas. Ils ne dépassaient pas les 40 à l’heure. Notre personne plafonnait à 15, pépère, et mettait pied à terre aux moindres côtes, sauf celle Nontron, montée tout entière au grand braquet. Le physique n’est plus ce qu’il était. Adieu vélo, adieu cheval, que je n’ai jamais pratiqué, parce qu’il me fait peur.