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der grüne Affe - Page 8

  • SINGE VERT N° 7 - 8 - 9 - 10

    COLLIGNON LE SINGE VERT – MON GROS RAT 7 - 38

     

     

     

     

    "Der Grüne Affe" présente aujourd'hui à ses lecteurs le texte d'une nouvelle de Bernard Collignon. Il ne parle pas du tout de la situation au Kosovo.

     

    MON GROS RAT

     

     

    Le récit commence dans la plus pure abjection ; le personnage est un rat, avec sa casquette en arrière. Il possède un museau long, épais, comme un radis noir ; avec des moustaches dégoulinantes de débris de mouches. Face à lui, une poubelle new style, façon bouche de métro Guimard. Verte. Le couvercle bâille et répand des odeurs. Elle contient des déchets radioactifs de type foudroyant. Le rat fait le tour de la poubelle, qui suinte vachement sur le ciment. Il agite son gros museau de radis noir. La salive s'accumule entre ses dents. Ses petits yeux verts (et non rouges) s'agitent, le mouvement de ses pattes devient turbulent, son poil exprime le désespoir et l'envie. Il sent toutes sortes de bons parfums : la tomate velue de moisissure, le yaourt pourri (mêlé de Solexine), la banane fermentée, ce qui est banal.

    Mais aussi : le ragoût de dentiste (avez-vous remarqué l'odeur de clou de girofle dont regorge l'amalgame ?), le missel poivré (à la vulve de bigote), divers anathèmes, et : la carotte, seule odeur fraîche. Il monte sur ses pattes arrière, gratte les cannelures de ses griffes sales, non préhensiles toutefois. Il sautille en couinant, opère un mouvement de recul, refonce pour percer la muraille de plastique (la matière dont sont faites les poubelles devient de plus en plus légère et dure). Le couvercle en équilibre bascule, tournant sur son umbo (bosse creuse du petit bouclier romain, sous laquelle se resserre le poing résolu du légionnaire). Dans le fond renversé du couvercle, Notre Rat découvre un débris de tissu qu'il avale goulûment.

    Et c'est là que la dimension S.F. de l'écrit se révèle, car il s'agit d'un tissu hallucinogène, fade. Notre Rat médite. Il n'est absolument pas indispensable qu'il porte les traits de tel homme politique. Il veut changer sinon la France, ou quelque pays qui plaira, mais son propre lui. C'est sa première méditation : "Mon poil est trop rêche". Deuxième méditation : "Je suis seul. Personne ne s'intéresse à moi ni à mon gros museau velu ("G.M.V.") Je n'ai à offrir que mes couinements, qui ne valent pas un bon hurlement de thriller. Même en sautant le long des cannelures, je ne pourrais atteindre la grosse hotte débordante et, paraît-il, radioactive, donc susceptible de développer des mutations." Va-t-il céder à la tentation de la prière ?

    Suspens insoute(...). Déjà qu'il se plaint, ce rat - de quoi de quoi ? n'est-il pas l'animal le plus répugnant de la cré - mais A quoi pense-t-il encore, le rat ? Rien de sérieux, Monsieur Barthes : il compte dans sa tête des pommes de terre. Pendant sa dernière séance de psychanalyse, il lui a été LE SINGE VERT – MON GROS RAT 7 - 39

     

     

     

     

    rigoureusement impossible de parler d'autre chose que de table de multiplication. Et les unités, c'étaient des pommes de terre. Il se mord la queue. Lui trouve un goût de sel. Remâche son tissu fade et irradié. Pense au voyage. Interplanétaire ? Une poubelle dans l'espace ! Que de grands titres à travers le monde ! Ses glandes salivaires sécrètent avec attendrissement. Il serait un héros. On le récupérerait au bout d'un parachute, balançant sous la toile sa grosse queue annelée. Il s'injecte alors son propre venin, par morsure caudale. Sa pensée devient incohérente, bourrée de moment présent, tout à fait semblable à celle d'un rat qui ne doit avoir pour projet que de survivre et de se nourrir, Alzheimer.

    Il ne faut pas devenir un rat intellectuel, HEIN, pas du tout un rat intellectuel. ...Que va trouver Notre Rat dans la poubelle ? Sous les déchets radioactifs, des tas imprécis, des rangées de boutons qu'il poussera de son gros nez avide, insulte à tout cerveau normalement constitué. Comment est-il parvenu à escalader les parois de dur plastique ? (c'est un flash-back) : il a poussé très fort sur ses petites pattes (celles du rat sont véritablement disproportionnées par rapport à la masse de son abdomen) le couvercle de la poubelle, en a introduit le rebord sous la vaste cuve, et il a fait basculer celle-ci. Pendant ce temps, sous le kiosque de St-Affrique, la chorale de Millau s'époumone. trou,troupeau,femme

    C'est la nuit. Les choristes ne se doutent pas qu'à dix pas d'eux (redoutable cacophonie !) un rat soulève par effet de levier, principe de toute technique, le monde ambulant d'une poubelle ronde. Le rat ne s'est pas livré pas à ces réflexions métaphysiques d'un autre âge - rien qui se dépasse comme la métaphysique. Son but : exploration du monde immense des débris, afin d'y repérer tels ou telles substances hallucinogènes, carburants, mécanismes ; il pressent en effet dans sa science infuse de rat, dans sa confusion, que ce cylindre ouvert pourrait fonctionner comme une mécanique céleste. Qui cela peut-il bien intéresser ? assurément pas l'amateur sérieux. Mais le rat ne pense qu'à soi.

    Il veut échapper aux couloirs souterrains. Non seulement il en rêve dans sa nuit de rat, mais à peine éveillé, il lui faut ramper dans les décombres pour subvenir à ses besoins. Une poubelle se présentait, vaste, abondamment pourvue en vivres, et il eût dû chipoter ? Branchant un navet sur une carotte, il déclencha la mise à feu. C'était bien là une façon méprisablement agricole de se mettre sur orbite. Bien démodée aussi étaient les procédures ultra-semblables aux mécanismes de l'aviation supersonique. A hurler de rire se fussent présentées telles formules, tels mantras, (le fameux Biloquèicheune ! de Dune, qui le hantait). ...Mantra ou pas, Notre Rat se débrouille avec sa capsule, dont le couvercle, miracle ! s'est réassujetti de la façon suivante : supposons que le couvercle soit relié au corps cylindrique par une ficelle, et que les turbulences du décollage aient instauré un mouvement circulaire désordonné permettant au couvercle... - eh bien ! Notre Rat n'en subit pas moins le mal de mer, son habitacle encombré de trognons tournant sur lui-même à des

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    altitudes insoupçonnables. Jamais tel vent n'avait soufflé sur St-Affrique. En bas, la civilisation campagnarde augustéenne poursuit son inlassable déroulement. Le rat ne pense qu'à sa nausée, quelque agaçant que doive être ce vide pour tout lecteur soucieux de lutter contre le fascisme. Les fascistes sont des rats. De ses dents acérées, il perce un trou dans le plastique. Ca tangue, ça roule (deux mouvements que l'on confond) puis tout file droit, puis, les trous d'air provoquent tels effondrements qui projettent les passagers au plafond dans les meilleurs charters Paris-Athènes, le rat ne veut plus que dormir : le sommeil est le meilleur moyen d'engranger les informations de la journée afin de les répartir dans les casiers à fantasmes.

    Moins on en écrit, mieux cela vaut : Notre Rat parvient donc à proximité de la lune. Cela se reconnaît au drapeau américain dûment immobile malgré la vitesse de rotation de notre satellite. Nous vous épargnons les comparaisons enfantines de la lune avec un gigantesque fromage de Hollande, qui eût fait saliver Notre Rat. Que voir sur la lune ? des caillasses... un volcan en activité comme chez Jules Verne, depuis longtemps voué aux gémonies. Une civilisation de petits hommes verts, avec la mer, une atmosphère que des courants magnétiques auraient concentré sur la face invisible. Notre Rat pourrait, muni d'une lunette d'approche, scruter "la surface de notre satellite" (je cite) et consigner ses notes sur la peau de la banane.

    Il ressemblerait alors exactement à l'homme, à l'odeur près, quoique mon ignorance crasseuse me fasse soupçonner (à tort, je n'en doute pas) quelque forte odeur de négligé chez les astronautes au long cours. Autour de la lune il aperçoit, le rat, ce que chacun apercevrait s'il examinait sa surface à travers des trous qu'il aurait rongés par curiosité (les rats sont des animaux extrêmement curieux). J'ignore si la S. F. en est encore à se préoccuper de quelque vraisemblance technique que ce soit. Si j'en croisTénèbres il semblerait qu'elle ait désormais recours à des forces occultes. Aussi le rat vit des courants magnétiques, une mystérieuse lumière mettons pourpre, une formule mathématique longtemps cherchée tracée dans le sable, une aurore boréale sélénite, et la petite culotte de Dracula : pourquoi vouloir chercher l'originalité à tout prix ?

    Il existe des diamants dont la force de réfraction, ou de réfringence, ou prismatique, ou ax + b, permet de nourrir le corps, de transmigrer, d'opérer des greffes de cerveau, de devenir invisible, d'atteindre Dieu, de se torcher de la main gauche même droitier, ou d'être reçu dans les dix premiers à Polytechnique. Pourquoi ne pas faire trouver à Notre Rat un spécimen de cette précieuse production minérale ? Qui plus est, nous le lui ferions découvrir dans la poubelle, après transmutation due à la dépressurisation (le rat résisterait à toute transformation, voire à la mort, en raison de la radioactivité du contenu de la poubelle). Ce qui prouverait d'une part que l'on ne trouve de diamant qu'à proximité de chez soi sans qu'il soit besoin de voyager, d'autre part que tout de même, il faut se transformer l'âme afin de récolter les précieuses concrétions étincelantes... qui a dit que les romans de Science-Fiction n'étaient qu'un bric-à-brac simpliste ? parce que voyez-vous,

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    j'avais comme première idée de faire traverser à notre poubellonaute une queue de diamants intersidérale issue de quelque lointaine explosion, qui serait en forme de queue de rat (mais je gâche le métier), d'où s'ensuivrait maint riche développement symbolique. Et je vous en épargne. Le rat rongerait des diamants, s'appellerait Jeanmaire, se casserait une dent sur le devant, conclurait que rien ne peut le nourrir, finirait par rédiger une étude sur les reflets, les eaux, les reliefs intérieurs de ces concrétions carboniques, il deviendrait un rival de Caillois sur le plan littéraire, de van Cleef et Arpels sur le plan de la taille : rien de plus dur que ces dents de rongeur...

    Mais nous devons annoncer l'Apocalypse. La S. F. en effet se caractérise par son aspect prophétique et menaçant. On dit « comminatoire ». Souvent l'action se déroule à une époque abstraite. L'aventure du Rat ne peut se terminer bien, à moins d'annoncer à l'humanité en extase une immortalité relative et des pouvoirs génétiques à la Houellebecque. Il effectua donc une fausse manœuvre : débranchant Dieu sait quelle connexion de légumes, ou reliant telles racines incompatibles, en relation sans doute avec la production de méthane dégagé par les végétaux en décomposition. Il peut aussi avoir tourné sa casquette vers l'avant, ou toute autre invention. Et ne pensez pas qu'il suffise de dénoncer sa propre puérilité pour s'en tirer.

    Il se rendit compte de sa bévue à une sécrétion nouvelle qui lui encombra soudain le cerveau droit. Mais au sein de ce gras liquide épandu subsistait la Pensée : « Quelle fausse manœuvre ai-je bien commise ? en quoi diffère-t-elle de la procédure d'enclenchement satellisateur ? et n'en vais-je pas moins à vau-l'eau ? la première fausse manœuvre ne fut-elle pas de naître?" Oui, je vous le demande ? Le dénouement approchait, quand il est si agréable de ne rien faire en contemplant le paysage interplanétaire à travers les trous déchiquetés d'une poubelle. Cette dernière accélérait, adoptant une trajectoire non plus orbitale, mais tangentielle.

    L'absorption du yaourt. - Le yaourt est cette matière visqueuse qui sort du gland des hommes et qui dégouline sur les visages extatiques dans les truquages porno. Procédé très facile. Mais ici, le rat s'était trouvé à l'intérieur, tout soudain, d'une marée de yaourt. Il n'avait pas atteint la Voie Lactée, mais une contrée chimérique, bourrée à mort de maléfices : n'entendait-il pas dans son délire asphyxié les ricanements de la Princesse Bavmerda ? « Tu écris des conneries, disait la Voix. Tu penses des conneries. Tu n'as rien de drôle, rien de métaphysique, ni fasciste ni antifasciste, tu n'es rien. Qu'un rat. Qui n'encombre même pas l'atmosphère. Or je suis, moi, la Princesse de la création et de la destruction" ("Kali" ?). "Ma mission est de détruire tout ce qui ne signifie rien, tout ce qui ne signifie pas. De quoi es-tu le signe, ô rat ?"

    Et yaourt de couler, de s'infiltrer, de s'immiscer. Il en mangeait, mais c'était inépuisable. Il éternuait dans le yaourt, incapable de mettre en batterie une riche défense reposant pourtant sur l'inextinguible symbolique du rat à travers les cultures : petit animal industrieux, très proche de l'humain, omnivore, logeant partout, destructeur des charognes, symbole de la Mort et sachant peut-LE SINGE VERT – MON GROS RAT 7 - 42

     

     

     

     

    être qu'il va mourir. Il avalait bien, son aorte donnait des signes de faiblesse. "Je suis signe de faiblesse", pensa-t-il. Mais comment se faire entendre, lui tout noir, à travers tout ce blanc ? A la vanille, soit, mais blanc. Bavmerda poursuivait dans le yaourt soyeux, dans le bourdonnement interne provoqué par l'épanchement du fluide cérébral de sa victime : « Tu n'as pas d'argent. Tu ne représentes rien. Tu ne penses qu'à toi. Tu ne tiens pas compte des Aûûûûtres" - sa voix prenait à travers les espaces un vibrato exaspérant. Le rat pensait. Il soulèverait bien à la fin cette chape blanche de produit agricole (le lait).

    Il finit par se dégager, pointa le museau, et tint le discours suivant : "O Bavmerda, "ou de quelque nom qu'il te plaise être appelée", je vais délivrer un message. " La Princesse se boucha les oreilles avec ses pattes d'insecte agricole. Le rat poursuivit donc : « Les Autres, dont tu te targues, ne sont pas tes amis ; tu prétends qu'il faut les aimer sans doute, et tenir compte d'eux. Mais s'ils sont emmerdants, tu les rejettes et tu les tues. Où est, toute puissante de mon cul, ta générosité ? » Le rat dérapait. Considérablement. Comment les insultes constitueraient-elles une base de négociations ? ce n'était pas ainsi, assurément, qu'on pouvait s'adresser à la Princesse Bavmerda. Il attaqua la reine. Il sentit sous ses dents acérées craquer la carapace de chitine de la reine insectuaire, mais par-dessous, ut fit saepe, "comme il arrive souvent", le goût était dégueulasse.

    Il recracha, et forma la constellation de la Bave Mort d'Asthme, par moins 25 de déclinaison à 47°28, à 1h 22. « Comment puis-je » pensa-t-il, « me faire accepter par le monde des spirites néofascistes dénonçant le fascisme ? » Il prononça la formule "abraxas tsé-tsé", mais les mouches ne tombaient pas, il se sentait environné de tout un essaim piquetant de mouchettes blanches extrêmement insinuantes. Plus il se grattait, plus elles pénétraient les narines ramifiées de son museau sensible. De la visière de sa casquette, dont il avait oublié l'usage jusque-là, il les écarta, et mourut, donc ne mourut pas, et repartit pour de nouvelles aventures : il fut une fois donc un rat, engraissé de poussières astrales, qui, luminescent et les poils du museau aimantés, tomba en arrêt érectif devant une poubelle fendue du haut en bas par un rayonnement jaune very mysterious....

    Chute : le rat tomba.

     

    BERNARD COLLIGNON

    LE SINGE VERT NUMERO HUIT « DE L'ARIEGE ET DE L'AUDE » 8 - 43

     

     

    J'ai pris la route.

    Je n'ai pas claqué la porte.

    Je n'ai pas brûlé mes vaisseaux.

    Je suis resté fonctionnaire.

    ... La rentrée : telle date, telle heure. Ceux qui se révoltent ? ...aucun mérite... La révolte leur est tombé dessus. Comme ça. Juste les rails à suivre. Tu parles d'un mérite. Pas de quoi rouler des mécaniques. Pour moi pas de pistes, pas de gros cube. Pas d'Atlantique Nord et Sud-Ouest sur je ne sais quel rafiot qui porte le nom d'un sauciflard. J'ai mes petits pieds tout seuls, mon petit 43 cm3 , pantoufle au cœur, et en avant ! On a notre fierté, nous autres, les cloportes. Pas de raison. Tu ne peux plus faire un pas à c't'heure sans qu'une armada de chpétsialistes vienne t'accabler le nœud de leur catalogue de semelles, de sac-z-àdos, de raquettes à neige et de 6 cylindres en V, et que je te prépare pendant six mois et que je m'équipe au quart de poil - merde ! Je pars en vacances sur ma petite pétoire, je ne suis pas en train de monter un entreprise industrielle ! ...chier ! bientôt un spécialiste de la jambe gauche, je te jure, ou de l'index tordu, qui nous interdiront de lever la cuisse ou le doigt sans avoir lu leurs brochures de spécialistes...

    Pour toucher ta bille en quoi que ce soit maintenant, bourse, chanson, poésie, peinture ou ce qu'il en reste, il te faut carrément la mentalité « chevalier d'industrie » avec conseiller technique, conseiller fiscal, conseiller en communication... Après ça, t'iras vachement croire en tous ces petits merdeux style Pagny qui viennent gueuler leur solitude et leur mal de vivre, arrête ! y a ton imprésario qui te compte les millions, pleurons, pleurez ! Sans oublier les ceusses qui s'en sont sortis par la force de la volonté - ah ! "Ma Volonté" ! - ignorant, mais alors ignorant papalement, absolument, que la volonté est une grâce – pour l'athée, un hasard. Une brusque décharge de je ne sais quelle sécrétion dans je ne sais quelle hypophyse, ou je suis tombé dedans quand j'étais tout petit, est-ce que je sais...

    Tel infirme moteur, tel sidéen, qui viennent vous clamer dans les badigoinces : "Moi je m'en suis sorti ! pourquoi pas vous ! " Alors moi, le pauvre con qui ne s'en est pas sorti, je suis quoi là-dedans ? le gros minable ? la dernière des lavettes ? faut que je me flingue ? Moi je n'ai jamais supporté les champions du 400 mètres qui se paient la tête des culs-de-jatte. Même quand ils sont culs-de-jatte eux-mêmes champions de course en fauteuil ; ce serait plutôt eux, oui, qui donnent envie de se flinguer aux autres, à tous ceux qui n'ont pas eu la chance d'avoir dans la tête le bon déclic au bon moment pour s'en sortir.

    Y a qu'à vouloir !

    Y a qu'à tendre sa volonté !

    Quelle honte...

    BERNARD COLLIGNON

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    Ça me rappelle cette interview de Bernard Tapie, du temps de sa splendeur, qui gueulait devant le public : "Moi mon argent je l'ai gagné ! j'ai travaillé pour l'avoir, moi, ce pognon !" Je ne vous raconte pas la gueule tirée par l'infirmière assise juste à côté, et qui travaillait bien autant ma foi que Môssieur Tapie soi-même, pour 7000 balles par mois maxi à l'époque. La tronche. Moi je n'aime pas ceux qui ont réussi, tous ces vivants reproches, allez, pas de fausse honte, Cousteau, Tazieff, Béjart, Clinton ; Ieltsine, Brassens, Brel, parfaitement, tous ces braves mecs, tous ces grands noms. Il faut qu'ils s'en souviennent tous les matins dans leurs prières du matin, dans le fin fond de leur honte, que c'est une force supérieure à leur petite personne qui les a propulsés là où ils sont, qu'ils appellent "leur volonté", mes couilles, et qui n'était que la force de leur destin.

    Alors tous les matins, ils font petit cul, ils se rendent compte bien à fond de leur petite connerie, et puis pour la journée ils repartent bien droits dans leurs bottes, hop hop, pour dérouler le petit ressort que Dieu ou les hormones leur ont bien bandé d'avance dans leurs petits mollets. C'est sur nos corps qu'ils sont passés, sur notre fumier qu'ils ont poussé ; et tous ces obstacles que nous avons été incapables de surmonter, eh bien ce sont eux. Ils sont les obstacles. « Personne ne vous empêche de devenir Yourcenar...- Si ! Si ! les Grands, là, dans la cour, qui ne veulent pas que je joue ! » ...tout ça pour dire que je n'ai pas dépassé l'Ariège et l'Aude, et que ma petite vie vous emmerde (deuxième degré ? troisième ? - définition : « le premier qui veut se faire passer pour le deuxième » - ça doit être ça..) - je vous indiffère ? eh bien jetez, mon ami, jetez...

    Vous croyez que j'y vois clair, moi-même? ...cette honnêteté dont vous me rebattez les oreilles et que neuf fois sur dix - je suis bon - vous n'êtes même pas capables de respecter pour vous-mêmes – c'est bien ça que vous revendiquez ? que je sois confortable ? Braves gens, sensibles, écorchés vifs, alors que vous êtes tous, oui, vous m'entendez bien, tous, des chevaliers d'industrie, capables à la fois de vous déchirer et d'arracher des larmes, certes, mais dès que vous raccrochez vos oripeaux, alors pardon ! durs à cuire sur les droits d'auteur et la diffusion ! pas passer un centime ! un quart de demi-droit ! le Code Pénal sur le bout des doigts ! et combatifs ! et la hargne, et le fiel, et les canines, hagne donc ! tellement artistes... pauvres petites choses si fragiles prêtes à mordre pour one cent...

    On en chialerait, tiens... Tous vos boniments me font irrésistiblement penser à ce dessin humoristique du Canard Enchaîné où l'on voit Chirac mettant le bras sur l'épaule d'un ouvrier : "...Vous avez vraiment envie de devenir riche ? ...avec tous les soucis que ça vous procurerait ?" Le BERNARD COLLIGNON

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    coup du "Savetier et du Financier" ! Mais si, que l'argent fait le bonheur... Donnez, donnez la gloire ! les paparazzi, je m'en charge. Quand un acteur se flingue, quand une chanteuse de Monoprix s'avale son tube de merde, quand un pilote se viande à Monza, je dis bien fait pour leur gueule, ce sont les risques du métier. LA REUSSITE, ÇA SE PAIE. Mais si, la gloire fait le bonheur. Les regards sur soi, c'est le bonheur. On me dit : "Mais Marylin... Mais Brigitte... - je m'en fous ! elles auront vécu, au moins, ce qui s'appelle vécu. Moi je croupis, et si je me flingue, personne ne le saura.

    Croyez-en mon inexpérience: il est plus valorisant de porter des lunettes noires et de faire le coup de poing contre les photographes que de lutter comme un malade dans la désolation de la merde obscure ; et la mort qui guette avec sa grosse gueule dans l'ombre. Définitive. Après ça, si je vous dis que j'aime la bicyclette, vous n'allez pas me croire - c'est qu'il serait drôle, ce petit vieux, de temps en temps. Ou plus exactement : qu'est-ce qu'on en a à foutre. C'est vrai, vous n'en avez pas à foutre de grand-chose, vous les Aûûûûtres. Hypocrites pourris fumiers. "Il faut s'intégrer, il y a des règles à respecter. » Tous ceux qui les piétinent, et qui trônent, ils vous ressortent le coup des « règles à respecter ». Assassins. Assassins. Il est à moi, ce titre-là. L'autre, là, le Djian, qui ne réagit même pas quand on prononce mon auguste nom, il me l'a chipé ce titre-là. C'est très exactement le titre de ma Haine Universelle. Comme on parle du titre d'une bague.

    Autrefois je faisais de la bicyclette. Et tout seul. Je ne faisais pas partie des Joyeux Dérailleurs du Périgord Noir, ni du Club Cyclo-Pédalique des Comptes Chèques Postaux. Je ne suivais pas l'entraînement collectif intensif d'équipe, le nez au cul du précédent, soufflant comme un malade en me forgeant des mollets d'acier. Pas question de discipline de groupe. Pas question de faire place nette à la vedette pour la victoire d'étape. Pas de casquette à visière, pas de godasses à 3000 F la paire ni de culotte qui rentre dans le cul à pisser accroupi sur le bas-côté. Moi je roulais tranquillement à 15 km/h, pied à terre dès la première pente, et je freinais dans les descentes. Je regardais autour de moi, je pique-niquais dans l'herbe et je m'allongeais, ou je me promenais, hérétiquement, à pied, je chantonnais en pédalant sans trop ouvrir la bouche à cause des mouches à bouses, amis Vendéens, bonsoir.

    Et à la nuit tombante, je me trouvais un bon petit hôtel à 10 F avec eau froide et pipi dans le lavabo, je m'étirais sur le lit en attendant le dîner, mes mollets tressaillaient tout seuls comme une machine qui se refroidit, et je me sentais bien fatigué, Messieurs les Champions. Après ça, un bon BERNARD COLLIGNON

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    steak-haricots verts et la cuite de rigueur, il ne fallait pas me bercer. Je repartais à l'aube. Enfin si l'hôtelier était levé. Longtemps, j'ai fait du vélo de bonne heure. Plus tard j'ai trahi pour l'auto. J''ai ressenti les mêmes étonnements proustiens devant le raccourcissement des distances. Mais : une heure de route, une heure de marche à pied. Je ne me suis jamais tapé Narbonne-Anvers en onze heures. Simplement des petits chemins d'herbe : l'Indre, la Vienne (chef-lieu Poitiers), les environs d'Angoulême, à proportion de mon budget de fonctionnaire voleur des entreprises. J'emportais un magnétophone ou un appareil photo (c'était le bon temps où les appareils marchaient tout seuls) et je notais sur bande mes impressions poétiques ou je prenais des clichés de prairies avec une haie au premier plan, comme on m'avait appris.

    La plupart du temps, vu que je ne vois pas de l'œil gauche ou si peu, les photographies se trouvaient décalées vers la droite, ce qui ne manque pas de charme - une coquetterie dans l'objectif... Une fois j'ai fait écouter mes bandes d'harmonium à des vaches ; elles avançaient vers les barbelés en remuant les oreilles, et accroissaient leur production de lait ; il paraît que c'est vrai (au fait, pour la traversée à pied du Makhatch-Kala, voir Lanzmann : un homme, un vrai.) (je me rappelle ces pignoufs qui se plaignaient : "On n'a pas pu trouver de places dans le vol pour la Réunion ; alors on a dû se rabattre sur la Côte d'Ivoire.Se rabattre ! Moi je leur ai dit que j'avais été visiter la forêt d'Orléans dans le Loiret, et que ce n'était pas mal non plus.

    Il paraît qu'ils ont dit "C'est qui ce taré ? complètement j'té ! " - bon vent connards ; dans ma petite vie donc, j'ai connu une brève période, septembre 70 - juillet 72, où moi-même et ma femme, pas encore enceinte, nous avons pratiqué la Mobylette - le nom est devenu commun. Des 43 cm3 exactement. Laure montait la Mobylette orange, et moi la blanche. Il y avait une petite tête ronde devant moi, qui roulait, roulait, toute noire au sommet d'un grand triangle de tissu vert - Laure tassée de dos sur la selle - une petite tête noire posée au sommet - cette petite tête "fin de race" où naquit et mourut tout un monde. Je la faisais rouler devant moi, pour mieux la surveiller, la contempler – fragile – aurais-je pu la laisser tomber derrière moi, sous les roues d'un autre que moi? Et quand nous nous lancions l'un après l'autre, le bruit mêlé de nos moteurs était un bruit d'haleines, et c'était comme si nous croisions nos souffles, comme si nous faisions l'amour ; j'en chialerais ; puis elle prenait sa distance, et nous roulions, au bout d'un fil. Nous avions établi un code : un coup d'avertisseur, "accélère" ; deux coups : "je double" ; plusieurs petits coups successifs : "arrête-toi". Et son bras tendu sur son corps vacillant me montrait haut sur un mont BERNARD COLLIGNON

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    quelque château, un cheval, que je voyais aussi bien qu'elle. Et devant moi la frêle mécanique tremblait. Il y eut l'Ariège et l'Aude, au long du fil tracé par son bras vacillant. Foix, Roquefixade, Montségur, Puivert. Peyrepertuse et Quéribus, et j'oubliais Lagarde, et puis Paziols, Embres-et-Castelmaure, la Franqui-Port-la-Nouvelle, Narbonne et La Canourgue, sous nos roues incessantes...

    Roquefixade . Claquant dans le vent, roche fixée sur roche. La route qui feint de fuir. Et soudain dépassé, dans le dos, le long pédoncule blanc d'un chemin de village qui n'en finit pas de revenir se fondre à l'asphalte... "Le village mène", dit le guide, "une existence raréfiée". Vivent les existences raréfiées, autour d'une place "trop vaste", si défoncée, si déserte ! Les villages se dépeuplent, dit-on : tant mieux. Ils ne seront jamais assez dépeuplés pour moi ; puisse Roquefixade mettre cent ans à mourir, plutôt que d'y voir jamais pousser une station-service, et des marchands sur la pente du mont. Plutôt que d'y découvrir, comme à Peyrepertuse, d'outrecuidants troupeaux qui saucissonnent dans les pas de saint Louis.

    Qu'il ne reste donc plus à Roquefixade qu'un de ces vieux hautains, vautours du pied des monts, immobiles, friables et durant comme les ruines - tel celui qui se tenait au milieu de la place, diaphane, inébranlable, inséré. Qui s'avançait vers nous tremblant sur sa canne tripode. "J'ai fondé le Musée", disait-il. Ces mots prenaient l'éternité d'une épitaphe. Anxieux, fier, il prenait sur nous la mesure de sa grandeur, de son néant. « Est-ce tant, ou si peu, que ce que j'ai fait là ?" Il nous expliqua longuement, tendant le bras, le départ du "Chemin des Parfaits", entre une étable et un fumier. Il reprenait ses explications, rituellement les reprenait, comme voulant nous faire éprouver, imprimé sous la plante de ses pieds, le poids, scellé en lui, du temps où lui-même, berger, montait là-haut.

    Il demeura jusqu'au bout, nous regardant partir : d'abord une draille à moutons, caillouteuse, crottinée ; une odeur de suint, des bêlements niais, humains ; sur le mur, une plaque citron à lettres bleues, Gambetta ? ou bien Thiers ? - un champ couleur paille lépré de pierres plates, rochers à mi-pente. Soleil bête. Puis dans un raz-de-marée de broussailles le véritable roc se porte au-devant de nous, étrangle le sentier. Une voûte sous la pierre. Puis l'éperon qui reflue sur la droite, et s'élevant jusqu'au ciel deux versants symétriques et sombres : nous voici deux grains d'encens offerts par la terre au ciel, sur une gigantesque pale. Les brumes courent sur le vallon, vivantes,obscures, et tout en haut le regard bute sur une sorte de buffet d'orgues crevassé, échancré par-dessous une faille ; et par-dessus cette faille, un mur bâti de main d'homme, arqué comme un œil éventré, vomissant BERNARD COLLIGNON

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    jusqu'à nous mille blocs de pierre tombés de son orbite : cette traîne, cet éboulis de calculs géants constitue à proprement parler l'accès direct au château. Si nous tentons cette voie - si nous plaçons nos corps sous cet engrenage - sous ces dents ébranlées qui se mettraient en marche - nous serions concassés, rebondissant sans fin parmi cette mortelle avalanche. Reste le sol. La voie sans gloire. Où nous nous engageons, sur une sente mal tracée parmi les herbes, louvoyant, perdue dans les creux d'eau qu'on ne voit pas, comme le fil d'un procès ou d'une vie : à dix pas, tout est neutre. Sur les pistes entrecroisées, sur les losanges gris de l'herbe toujours dépeignés par le vent, l'ombre des nuages projetant un second filet mouvant.

    Mon pied pour seul repère ; pilant la boue sous l'herbe il s'exhausse pourtant, pierre à pierre à demi enfouie – molaires dans l'argile - nous nous sommes retournés, sur ces deux versants enfin franchis, sous les brouillards mouvants. Le vent jette alors sur nos jambes ses chiens de brume. L'eau se met sur nos poitrines,foularde nos torses. "Je suis dit-elle dans l'air que tu respires, à tes pieds qui me foulent, dans ces nuées que tu vas guéant" - le rythme de nos pas semble ébranler un vaste récipient – tandis qu'autour de nos épaules cependant l'air désormais tressaille à mesure que nous nous élevons. Des nuages à présent se creusent de part et d'autre en vastes conques, par bancs, par lourds surplombs.

    La pente se tend. Parfois nous appuyons nos mains sur le sol. Et les nues s'entrouvrent : des ombres passent sur la terre, des ailes, j'entends parmi le vent des chœurs errants de Walkyries. Des harpes. Des chorales d'enfants, de guerriers, qui s'éloignent, reviennent, que nous distinguons à présent, le voile rompu, dans une enfilade ainsi suspendue tout un flot de corps de gloire allant chantant processionnant, les "noces de Péreille, sire de Monségur, avec Dame Corba de Lanta, qui devait mourir dans les flammes au Prat des Crematz" (1) Par devant sont les mandoliers, les harpistes. Le lent cortège blanc et or s'élève entre les nuages, longs bliauts, visages guimpés, le bas du corps perdu dans une gloire, et des petites filles très droites sous leurs brocarts.

    Parfois le vent secouait cette foule, dans une extraordinaire luminosité, au-dessus de laquelle scintillait l'éclat pâli des diadèmes : les voix, alors, les arpèges des harpes sous les voûtes mouvantes, venaient nous frapper avec intensité – où vont les blancs choreutes ? Puis d'autres accents, plus sombres, plus haut sur main droite, au pied du fort, péans, plains-chants puissants et monocordes, un trou dans le ciel, un second sortège, de trois cents hommes d'armes, casqués sur 1) Henri-Paul Eydoux, "les Châteaux Fantastiques"

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    leurs hauberts, trois cents armures cliquetant sur le soleil gris ; sur les manteaux reluisent les croix brodées rouges, très haut, leurs voix torrentueuses roulent l'épithalame et le submergent, puis le courant céleste reflue, de nouveau s'égrènent les notes dorées des citharèdes, limpides alléluiahs. Un cortège se montre, puis l'autre, et tous, princesses, moines, enfants, guerriers, renvoyés par l'écho, l'un montant vers nous, l'autre s'en éloignant peut-être, leurs hymnes se mêlant et se répondant, austère et surprenante harmonie trouée de cris d'orgues, de vastes coups de trompes sous les voûtes, la vague et l'émeute, ce sont les combats sur leur aire éternelle. Soudain ce furent des cris perçants. Des trilles d'une joie d'Apocalypse - pour la troisième fois les nuées s'entrouvrirent, chevauchées par les filles même de Wotan (voiles furieux brisés sur les croupes des montures, un galop les emporta, un éperon scintillales comme un astre, les nattes cinglèrent les armures entre les omoplates, et j'entendis un dernier cri dans un roulement de sabots d'airain) – puis le vide. Le sentier parvenu sur la crête forme un brusque angle droit. Les cortèges s'évanouissent, s'effondrent l'un sur l'autre loin par-dessous nous. Juste à main droite les premiers murs dressés de Roquefixade : chicane en pente raide, par où le vent nous claque aux oreilles.

    Quelques pans de pierre. Forteresse béante, lacérée, sur une plate-forme, avec des traces d'incendie. Nous nous penchâmes, fascinés : l'éboulis filait sous la voûte comme un entonnoir de concasseur – avions-nous été si bas, si misérables ? « Viens » dit-elle. Je fus entraîné sur un ressaut. Nous nous sommes allongés. Vers nous voguaient des esquifs déquillés, dévoilés, massifs ; nous revîmes les chœurs, muets, bâillonnés par les vents. Les personnages, bouches bées, roulèrent sous la bourrasque. De nos poitrines à plat sur le roc monta un choc sourd, le chant régulier de nos cœurs sur le roc, pulsation même du granit.

    Un nuage nous coupa du sol. Nous fîmes l'amour. Ce fut midi. Un aigle passa sur nos têtes.

    -BERNARD COLLIGNON 9 - 50

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    Tu me demandes, estimée collègue, si je n'ai jamais appris quelque chose, finalement,de mes élèves ; le paradoxe court, depuis Montaigne, affirmant que son propre livre l'a « fait » autant qu'il ne l'a fait lui-même – jusqu'à cette brave petite fille chinoise de la Révolution Culturelle, consultée comme un oracle lorsqu'il s'est agi d'envoyer au bagne nombre d'enseignants à commencer par les siens propres. Le choix de ce dernier exemple t'indique déjà, chère collègue, en quel sens penchera mon cœur, et le fiel dont il déborde. Bienheureux les optimistes, car il leur sera beaucoup accordé ; bienheureux ceux qui sourient, car leurs disciples leur souriront. Mon expérience à moi est bien différente, quoique j'aie beaucoup ri moi aussi avec mes élèves.

    J'ai tenu ma joie surtout du bon usage du sarcasme libérateur, et je vois volontiers ma glorieuse carrière sous forme d'une gigantesque gorge d'enfant secouée par le rire. Et en ce sens, mes élèves m'ont beaucoup je ne dis pas « appris », mais apporté – nuance. Tout est susceptible en effet de m' « apporter » quelque chose: volcan, tableau, épisode de ma vie, de mes livres. Mais « apprendre » ressortit au champ lexical, comme dit, de la pédagogie, allant du maître vers le disciple ; jamais, à moins de paradoxe, du disciple vers le maître. Je trouve profondément néfaste ces inversions des rôles au nom du jeu de mots ; c'est bel et bien le professeur qui apprend à l'élève.

    Assurément, les élèves m'ont apporté bien des satisfactions, en particulier celle de voir une petite fille toute timide se transformer en émouvante jeune fille en parfait état de marche, la marche solitaire bien entendu, sans que j'y aie été pour rien... Mais quant à ce qu'ils m'ont « appris », je serai bien plus acerbe. Le Singe Vert n'est pas la revue de la tendresse... De notre carrière d'enseignant nous aurons en effet retenu, appris, si vous y tenez, douze principes. Premier principe : les élèves étant des enfants, et vivant en groupe comme les rats, sont, par conséquent, des lâches. C'est quand vous tournez le dos qu'ils vous insultent, dans la cour. Et par groupes de trois, au moins.

    Ne cherchez en aucun cas à découvrir qui, par derrière, vous a traité d'enculé. C'est du haut de leur fenêtre, au sixième étage, qu'ils déversent sur vous leurs quolibets, qu'ils se moquent de votre démarche fatiguée. Remède : le port du badge, par tous les élèves ; ce serait la fin immédiate de toutes les insultes. Deuxième principe : les élèves sont dissimulés. Ce sont les petites filles bien sages, bien blondes, avec le petit nœunœud dans les cheveux, qui vont BERNARD COLLIGNON 9 - 51

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    répandre partout que vous racontez des choses pas très nettes, qui vous feraient bientôt passer pour un pédophile (bien des exemples sont venus confirmer que ces demoiselles (les garçons s'ysont mis) n'hésitent pas à souiller à tout jamais la réputation d'enseignants parfaitement honorables pour se venger d'un regard de travers), alors qu'elles s'astiquent elles-mêmes plus que copieusement - mais surtout, surtout, elles le nient. De vraies petites bonnes femmes déjà, de vraies futures Amerloques, prêtes à vous faire jeter en taule, si vous les regardez plus de trois secondes, pour harcèlement sexuel ; je donne dix ans à la France, comme d'habitude, pour tomber aussi bas que les Etats-Unis sur ce point.

    Remède : brutalité, cynisme. Ne jamais adopter le profil bas face aux puritains. Ne jamais baisser pavillon comme ce couilles molles de Timsit, dont je répète la salubre vanne : chez les débiles, c'est comme dans les crevettes : à part la tête, tout est bon. C'est tout de même malheureux qu'il faille céder aux cons qui se choquent. En polonais : Konkisschok. Troisième principe : les élèves sont impudents. C'est un mec, cette fois, qui m'a reproché de « ne pas avoir fait mon boulot », pour je ne sais quel retard d'ordre administratif, alors qu'il avait passé toute l'année, je dis bien toutes les minutes de toutes les heures de tous les cours de l'année, à bavarder ostensiblement avec son voisin en se foutant éperdument, avec le plus parfait mépris, du cours que je dispensais.

    Il a eu sa baffe, magistrale justement, et je ne regretterai jamais cette baffe-là. C'est aussi un garçon qui s'est indigné que je le fasse redoubler, d'accord avec la totalité du conseil de classe, avec 4 de moyenne toutes matières confondues, et qui ne m'a jamais rendu un livre de 250 F (40 €) que je lui avais prêté. « Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ? “Pilote de chasse » - avec quatre en maths, quatre en techno ? Il paraît qu'on les brime, les pauvres, qu'on les sélectionne ! L'élève au centre... Je t'en foutrais... Le savoir au centre, bande d'analphabètes ; on présente toujours l'élève comme la pauvre victime brimée qiu voudrait tant travailler... Cinq minutes, trois cents secondes, pour faire sortir son crayon – même pas un stylo – à l'un d'eux... « Tu interromps le cours et tu fais cours là-dessus » - ça ne t'est jamais venu à l'esprit, réformacul de mon theur, que la prochaine fois mon zozo va y mettre dix minutes d'horloge, et que toute la classe va dépendre des caprices du connard ?

    L'élève désormais sait parfaitement que s'il tire sa flemme, ce sera la faute du prof. Que c'est à ce dernier d'intéresser l'élève. “C'est à vous de leur donner envie !” - BERNARD COLLIGNON 9 - 52

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    envie de l'effort, certainement. Mais il faut cet effort. Curieux pas vrai que cette chose parfaitement admise pour le football – faire des efforts – soit restée si longtemps une notion sacrilège pour tous nos pédagogues de ministères. Les élèves, c'est comme pour les ouvriers, ou les sportifs : il faut toujours être derrière, comme un con, tremaître; ou comme un nan, traîneur ; parce que si vous livrez un adolescent à lui-même, savez-vous ce qu'il va faire ? - suspense insoutenable - : rien. Histoire drôle : j'applique un jour la directive inspectoriale de faire chercher à mes élèves des textes de poésie, pour les découvrir tous en classe : ils ont repris toutes leurs poésies de fonds de tiroirs, toutes celles des classes précédentes, maternelle comprise, pour avoir la bonne note... quel amour de la poésie ! quelle merveilleuse ouverture d'esprit !

    Alors, je suis devenu de plus en plus directif. Les élèves m'ont appris en effet à ne plus avoir honte de mon rôle. Quatrième : les élèves sont des flics. Ils m'ont appris la peur, avant tout celle de mon propre corps : des yeux, qui ne doivent pas rouler ; de la bouche, qui ne doit pas s'incurver vers le bas ; et la tête (alouette) qui doit rester droite, sans jamais rentrer dans les épaules. Bien maîtriser sa rétention urinaire, pour ne pas se faire surnommer à très haute voix, et dans le dos – évidemment - : “Lapisse ! Lapisse !” ; et ses pieds, à ne pas lever trop haut quand on marche. Surveiller sa tenue vestimentaire. Sa coiffure. Son naturel. Je parle ici des plus jeunes, tranche onze-quinze ans, ceux qui m'ont tué à petit feu.

    En fin de carrière, j'ai enfin décroché les grandes classes, après 17 ans – dix-sept ! - de sixièmes, de cinquièmes, les plus lâches, les plus féroces.

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    Cinquième principe : les élèves sont des bourreaux. Je me souviens d'avoir assisté auditivement à la mise à mort d'une pionne, à travers la cloison. J'ai surgi dans la salle en gueulant pour les traiter les morveux de sadiques. Je leur ai dit qu'une pionne ce n'était pas un paillasson, mais aussi, et avant tout, un être humain. En partant, je lui ai dit : “Excuse-moi”, elle m'a remercié. Voilà une des choses encore que j'ai apprises des élèves.

    Sixièmement (voir principe 1) – l'élève n'est que l'élément d'un groupe. En admettant que le maître puisse apprendre de ses élèves, ce ne peut être que par pur hasard, au cours d'un de ces rarissimes contacts humains qui peuvent s'établir ; et il ne s'établit qu'entre un individu, le professeur, et une collectivité, une classe. Les réaction d'une classe n'ont plus rien, mais alors strictement plus rien à voir avec des réaction individualisées – voire civilisées... Dynamique de groupe ! ...d'où mon

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    attitude fuyante, en définitive décevante, si je revois un ancien élève, même l'année d'après : quel embarras ! ce n'est plus qu'un humain comme un autre, comme moi ! “Comment, vous ne vous souvenez pas de moi ? - Eh non.”

    Septième principe : l'élève n'est que le prolongement amibien de ses parents. Les élèves, horribles cafteurs ! ne peuvent que répéter “ce qui se passe en classe”, comme on me le répétait de façon mortifiante, sous-entendant qu'il s'en passait, des choses, qu'on n'oserait même pas préciser, n'est-ce pas, voyez le sous-entendu... Or : nul n'est MOINS apte à comprendre ce qui se passe dans une classe que des PARENTS. Se faire traiter de con dans une ambiance de rigolade, ce n'est pas du tout la même chose que dans une ambiance d'affrontement. Ça peut même être affectueux, dans le premier cas...

    Les parents d'élèves sont par principe toujours prêts à vous soupçonner d'incompétence, voire pire. Ils savent toujours mieux que le prof ce qu'il aurait fallu faire, ce qu'ils auraient fait, eux ; car ils ont réussi à élever deux ou trois enfants, donc, pour une classe, ce ne doit pas être beaucoup plus difficile. Toujours disposés à croire la version de leur progéniture en cas de conflit. Toujours avec une excuse toute faite. “Madame, vous me dites que ce n'est pas votre fils, qu'il est incapable de faire un truc comme ça ; ce n'est jamais lui, mais il est toujours avec le même groupe de déconneurs... Vous ne croyez pas qu'il serait utile de surveiller ses fréquentations ? “ Toujours prêts à envisager une persécution contre leur cher rejeton, alors que franchement, on a autre chose à foutre. Toujours considérer l'élève comme susceptible de causer du tort à son professeur, avec l'appui de ses parents, neuf fois sur dix complaisants.

    Huitième principe : les élèves sont la matière première de la presse populacière. Les journalistes, pourtant issus de la classe bourgeoise, témoignent à cet égard d'une populacerie véritablement gerbative. Une presse naguère encore hurlante et déchaînée contre toute forme d'esclavagisme, car c'est ainsi qu'elle appelle la liberté que nous offrons – bref tonitruant contre tout ce qui rappelle d'une façon ou d'une autre la fonction d'enseigner. C'est ainsi qu'on trouve à présent jusque dans les copies de bac – cette lamentable comédie – des assertions aussi banales que haineuses, reposant sur la notion de “ce qui sert” et “ce qui ne sert pas”, les maths par exemple (bravo l'exemple...) et de “bourrage de crâne”. Mieux vaut bien entendu se faire bourrer le crâne par les sectes et le cul par les patrons.

    Neuvièmement : les élèves ont l'amour de l'esclavage, pourvu qu'ils l'aient choisi. “Travailler ! BERNARD COLLIGNON 9 - 54

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    gagner du Hârgent !” - allez-y donc, jeunes cons, allez vous faire exploiter... Les chefs et sous-chefs n'attendent que ça... Ils se gardent bien d'ouvrir des écoles privées où l'on apprendrait ce fameux “métier qu'on a envie de faire” : “Qu'est-ce que j'en ai à foutre de votre passé simple, moi ce que je veux c'est conduire des camions.”, voilà ce qu'on m'a sorti. Or les entreprises préfèrent rejeter la responsabilité de la mauvaise formation sur l'Education Nationale, “qui ne fait pas son boulot”.

    Dixième principe : le peuple, les Français comme dit l'autre (“L'Ecole que veulent les Français”, ah elle serait belle, l'école, si on laissait faire “les gens”) - se contrefoutent de la culture. Il faut avoir vu une classe entière fermement décider à ne rien branler persécuter le pauvre élève qui veut s'en sortir, lui cachant son cartable aux chiottes, lui chiffonnant son cahier, lui souillant ses livres, pour apprécier à sa juste valeur ce que peuvent en effet enseigner les élèves à leurs professeurs... C'est dans l'exercice de ce métier, justement, que je me suis rendu compte que “le peuple” quoi qu'il faille penser de ce mot, ne veut pas de culture, qu'il n'en a, à la lettre, strictement rien à secouer ; surtout que des braves cons de plumitifs ne se privent pas, du haut de leurs monceaux de diplômes qu'ils se sont fatigués, eux les fils de bourges, à décrocher, de proclamer à grand fracas qu'il existe une “culture bourgeoise” et une “culture du peuple” - quelle “culture du peuple ? Mireille Mathieu ? Lagaf ? Pincez-moi : Mozart contre Lagaf ? qui est-ce qui méprise le peuple, là ?

    Je connais une troupe théâtrale implantée dans un quartier dit ouvrier, à côté d'un bistrot bien sympa, bien d'cheux nous. Dans un premier temps les comédiens ont distribué des invitations. Vous avez bien lu : des places de théâtre gratuites. Devinez un peu pour voir le nombre d'ouvriers qui se sont pressés aux séances : zé-ro. Je me souviens d'un recueil, sans prétention, que j'avais distribué à mes camarades de radiodiffusion en région parisienne : le texte de mes émissions “littéraires” ; ils étaient tous à se le refiler comme une patate chaude : “Tu veux lire ça, toi ? - Non, et toi ? - Non non, pas moi.” etc. Navrant. Ridicule. Pathétique. Ça a fini par atterrir entre les mains du prêtre-ouvrier, qui l'a conservé, par pitié – pitié pour qui ?... - le peuple, besoin de culture ? à d'autres. Ignares, et fiers de l'être. Alors, leurs rejetons...

    • Numéro onze : de même qu'il est lâche (voir plus haut) l'élève est tricheur. C'est cela aussi que j'ai appris au contact des élèves. A ne jamais faire confiance. Jamais vous ne ferez reconnaître à un élève qu'il a pompé. Le travail collectif pour lui est quelque chose “qui va de soi”. J'ai même vu un parent d'élève venir me soutenir - il y a des gens qui ont du temps à perdre - que sa fille

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    n'avait pas triché, alors que j'avais découvert dans son cartable l'ensemble des futures dictées de l'année – elle avait découvert le nom de mon manuel – recopiées sur ledit manuel, avec les dates, à l'avance... J'ai appris en effet ce jour-là que je devais changer de manuel. Mais si j'ai bien compris votre question, votre ricanement, c'est qu'on n'apprend que dans la douleur – pour le prof, la douleur, pour le prof. Plus il en bave plus il en apprend, n'est-ce pas, ce vieux croûton. L'élève tricheur, c'est celui qui innove, l'espoir de la Nation ; le transgresseur, c'est celui qui apporte. Les démolisseurs de cabines téléphoniques ont engendré le portatif (“portable”, c'est de l'anglais : por- tè-beul). Et celui qui me tuera m'ouvrira les portes d'un monde meilleur.

    On commence à en avoir marre des mythologies à la graisse de kangourou. Avant de conclure, je tiens absolument à ôter aux lecteurs, s'il en reste, un argument facile et navrant : non, je ne suis mandaté par aucun parti politique d'extrême droite, qui me flanque la nausée ; j'en ai simplement assez que l'on brade ainsi les fonction sacrées de l'Enseignement, qui remonte à la plus haute antiquité comme dit l'autre.

    • Ce n'est pas en se mettant au niveau des abrutis qu'on fera progresser la conscience humaine ; je refuse d'enseigner Pascal ou Spinoza au moyen de bandes dessinées. Je n'ai plus qu'une chose à dire : sans vouloir rétablir les châtiments corporels, je considère que les pauvres petits nélèves qui ne réussissent pas à cause des vilains professeurs qui ne savent pas leur métier, et qui “ne peuvent pas les sentir”, sont essentiellement justiciables de la proctopodothérapie, ce qui signifie en bon attique “le coup de pied au cul”. C'est comme ça en effet qu'on avance dans la vie, moi compris : à coups de pied dans le cul, à coups de vérités, pas en pleurnichant sur le pauvre petit persécuté qui se trouvera un jour devant un patron bien féroce, lui, et peu disposé à faire des cadeaux.

    • Que si l'on m'objecte l'impossibilité de faire de l'enseignement aujourd'hui comme autrefois, vu la masse d'élèves qui se présentent aux portes des établissements, je répondrai qu'en effet une bonne partie de ces élèves n'ont rien à faire dans ces établissements. Ceux qui ne peuvent pas suivre doivent être aidés, mais ceux qui ne veulent pas suivre et qui empêchent les autres de suivre – et il y en a ! des quantités ! - sont tout simplement indignes de savoir, et doivent être dirigés vers des tâches d'exécutants, qui n'ont rien de déshonorant, car “l'humanité a besoin de tous ses fils”, s'il faut être grandiloquent. Quant à nous, les profs, nous ne sommes pas des psychiatres, chargés de savoir pourquoi ces messieurs (à 85 % ce sont des garçons) n'ont pas BERNARD COLLIGNON 9 - 56

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    envie de suivre – est-ce qu'on a toujours “envie” de faire notre boulot, nous autres ? nous ne sommes que des représentants, parfois cons mais pas toujours, de l'Intelligence, que nous voulons faire partager à ceux qui le veulent. Les autres, à dégager.

    Avertissement

    Ce numéro contient des affirmations parfaitement démentes, des cris de haine ignobles et pitoyables, et ne doit être considéré que comme un documentaire sur ce que le délire peut produire chez un détraqué. Comme le dit Molière en marge de son "Tartuffe", "C'est un scélérat qui parle". Il n'y a là nul appel au meurtre ni au viol, moi je suis un père de famille bien pépère et je ne veux pas d'emmerdes. A bon entendeur, salut.

     

     

     

     

     

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    PRENDS LE FEMINISME ET TORDS-LUI LE COU

     

     

     

    Entendons-nous bien : je suis féministe.

    Entendons-nous mieux : je suis misogyne, résolument, définitivement misogyne.

    Féministe, car vigoureux partisan de la liberté de conception et d'anticonception, de l'avortement libre et gratuit, du droit absolu à toutes les formes de sexualité entre adultes consentants ; de la rigoureuse égalité des salaires, de la parité hommes/femmes dans les affaires publiques. Les femmes sont aussi capables de tout ce qu'on voudra que les hommes, bien plus souples en tout cas dans toutes les conversations où elles font preuve d'une bien plus grande ouverture d'esprit que les hommes. Rien de plus agréable en particulier pour un homme que de travailler avec des femmes, voire sous l'autorité d'une femme: car là où cette dernière use de diplomatie, vous faisant doucement comprendre ce qu'il faudrait ou aurait fallu faire, l'homme se croira tenu de mettre ses couilles sur la table et de gueuler que bordel de merde c'est lui le chef ; archi-pour l'accession des femmes aux plus hautes fonctions directoriales, politiques et religieuses - à quand une femme présidente de la république? à quand une papesse ? - ennemi farouche enfin de tout fanatisme visant à réduire la femme aux fonctions de sac à foutre qui ferme sa gueule ( ça, c'est le ton "Singe Vert" ; juste pour ferche).

    Mais là n'est pas la question. Moi ce qui m'intéresse, c'est l'amour. C'est en cela que la femme - sans sectarisme.. - me concerne au premier chef (ce chef-ci est plus bandant que l'autre) ;

    But - aber - je suis tout aussi inévitablement misogyne quand je lis et relis les mêmes éternels et sempiternels mensonges rabâchés par les journalistes "en mal de copie" convertis en sociologues d'un coup de braguette magique. Le credo de ces nouveaux bêlants est en effet désormais d'aller partout clamant que "la femme, ça y est, est libérée, choisit les hommes, drague, revendique son autonomie, son indépendance, et baise à tire la Rigault" (grosse cloche de Rouen : pour la mouvoir, il fallait que les sonneurs s'enivrassent bien à fond) (fausse étymologie...) " tandis que l'homme" (je poursuis), "le pauvre, complètement largué, ne parvient plus à assumer, se recroqueville, crie "maman" dès qu'on le touche et prétexte le mal de tête pour se dispenser de passer à la casserole."

    Et nos sociologues d'occase de remarquer finement que la Fâme est en tête de la pointe de la flèche du progrès, alors que l'homme, ce pauvre couillon rétrograde, se "cramponne à ses privilèges" et ne sait plus à qui se vouer, partagé entre la démission, l'effémination (les putes n'ont-elles pas en effet paraît-il besoin de plus en plus de bougies dans le cul de ces Messieurs pour les faire bander, c'est le dernier scoop, très peu pour moi merci) - bref, les mâles déchus voient enfin battre en brèche leur puante suprématie. "Les étudiantes américaines", écrivait je ne sais plus quel journaleux des années 60 - des années 60 ! - "revendiquent désormais

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    PRENDS LE FEMINISME ET TORDS-LUI LE COU

     

     

     

    ouvertement une activité sexuelle auprès de leurs compagnons, qui ne semblent plus en mesure de les satisfaire" - des étudiantes américaines ? dans les années soixante ? Mais où t'as vu ça, mec? Quand je pense qu'elles en sont encore dans les années 90 à te foutre un procès dans les pattes dès que tu les regardes en face plus de trois secondes ! ...Telles sont les conneries qu'on lit depuis plus de trente ans dans les magazines... Eh bien je vais vous dire, moi, ce que j'ai remarqué ; non pas la vérité vraie, mais ma vérité à moi qui Nom de Dieu en vaut bien une autre. Lorsque le Phphéminisme a commencé à se manifester, dans les Dix Glorieuses 68-78, j'ai eu très, très, très exactement l'impression d'entendre en boucle les jérémiades de ma mère et de ma grand-mère. Les Fâmes ne manqueront pas de me faire observer que c'est bien la preuve de la pérennité de ce sentiment d'oppression, et que "de tout temps, en tout lieu", la femme s'est sentie brimée par l'homme.

    Exact. Mais voyez-vous, entendre rabâcher ces récriminations sitôt qu'on ouvre la bouche pour engager une conversation d'amour ou disons "de charme", c'est proprement refroidissant. Pour l'érotisme, c'était râpé. Ma mère et ma grand-mère considéraient l'acte sexuel comme barbare, inutile et dangereux. Je me souviendrai toujours de cette suave initiation pratiquée par ma grand-mère - qui me l'avait racontée avec fierté, comme preuve de son modernisme et de son ouverture d'esprit, à l'égard de je ne sais plus quelle petite fille :

    - Et tu as déjà vu un zizi ?

    - Bien sûr, celui de mon petit frère !

    - Et tu sais que ça peut être dangereux le zizi, qu'il faut y faire attention, que ça peut donner des enfants ?" - quelle horreur en effet ! ça viole, ça défonce et ça féconde ! Autrefois, une femme sur trois mourait en couches à son premier enfantement. Ca ne les a pas quittées.

    Dans un film de Blier, Gérard Blanc craint de se faire mettre par Gérard Depardieu. Sa femme lui dit :

    - Il me le fait bien à moi !

    - Oui, mais moi je suis un homme !

    - Et alors ? mais c'est la même chose, mon vieux ! on se fait pénétrer ! il faut y passer, ça vient vous buter dans le fond !

    Beurk. Pouah.

    Autre propos fleuri, de ma grand-mère :

    - Yavait les poules à rentrer, les lapins et le cochon à nourrir, le repas à préparer, et des fois à onze heures du soir la journée n'était encore pas finie !

    Merci grand-mère. Et tout à l'avenant.

    - Mais il n'y a pas que ta grand-mère dans la vie ! - Non, il y avait aussi ma mère, et toutes les

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    bonnes femmes qui fréquentaient ma mère, qui se ressemble s'assemble. « Et ça ne t'est jamais venu à l'idée de sortir du milieu de ta mère ? (elle est fine, celle-là)

    - C'est indélébile coco, les premières impressions. Oui, j'ai entendu cela partout, partout, quelle que soit la femme, quelle que soit la fille : les hommes sont de gros dégueulasses, point. Il y en a même qui vous proposent de coucher avec vous, chère Marie-Claire, « je suis très embarrassée : je croyais pourtant que cet homme m'aimait, or, voyez ce qu'il me demande... »

    Vous croyez que c'est marrant de lire des choses de ce genre dans le "courrier des lectrices" quand on a seize, dix-sept ans ?

    Vous croyez que c'est remontant d'entendre à la télévision tout récemment une jeune femme déclarer, lors d'une émission littéraire s'il vous plaît, et se tournant de droite et de gauche pour quêter un acquiescement général qui ne semblait faire aucun doute : "Qu'y a-t-il de plus laid qu'un sexe masculin ? à part bien sûr celui de l'homme qu'on aime..." Là j'ai cru quand même que Sollers allait s'étouffer de rire - mais c'est grave ! c'est très grave !

    Pourquoi ne pas dire alors pendant qu'on y est "Tous les juifs sont des - ceci cela - mis à part Untel qui est mon meilleur ami ? » De toute façon j'ai toujours eu l'impression que les femmes finissaient par épouser un homme parce qu'il fallait bien le faire, et pour se protéger une bonne fois pour toute de tous les autres qui sont des salauds et des violeurs sans intérêt...

    Bref, le mari, c'est "le bon juif". De toute façon pour parvenir à obtenir les faveurs d'une "fille", c'est un tel parcours du combattant - elles attendent, sur la défensive, toutes griffes dehors, et elles te font évoluer, à droite, à gauche, comme un chien savant, pour voir, et attention, c'est le sans faute ou rien ! bref quelque chose de si harassant que le mec se retrouve pieds et poings liés, complètement ridiculisé avec sa tumeur au bas du ventre et à bout de souffle sous la férule de la gonzesse, qui, ben non, finalement, a changé d'avis, n'a plus envie, et préfère aller se branler. D'ailleurs vu la façon que les mecs ont encore et toujours de baiser, je la comprends.

    Alors évidemment j'entends d'ici les hommes qui me disent : "Tout de même, dans les années soixante-dix, ne viens pas me dire que tu ne t'envoyais pas qui tu voulais !"

    Ça va pas ? Non mais ça va pas mon vieux ? Tu ne t'en envoyais pas plus qu'avant ou après - qu'est-ce que c'est que cette légende à la graisse de couilles d'ours ? Tu avais droit à la morale, mon vieux ! à toute la satanée leçon de morale ! On n'était pas des objets ! Ça ne se passait pas du tout comme ça! On était des femmes libres, libérées, on choisissait ! - et voilà le grand mot lâché : choisir. Les femmes veulent faire l'amour, plus la fidélité, plus la sécurité, plus la bonne paye, plus le trois pièces-cuisine, plus... Alors forcément : là où les hommes quémandent un croûton de pain,

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    les femmes exigent toute la pâtisserie fine : un type qui reste avec elles, qui l'entretienne, puis qui devienne son toutou, et qu'elle puisse ronger toute sa vie en l'emmerdant jusqu'à finir par lui baiser la gueule de dix ans de longévité. On interrogeait là-dessus une centenaire: "Est-ce que ça ne vous fait rien que les hommes vivent en moyenne dix ans de moins que vous ?" Réponse :

    - Moi si je me suis mariée et si j'ai pris un homme, c'est pour avoir des enfants. Le reste, ça m'est bien égal comment ils vivent, les hommes. " Et comment ils meurent, donc...

    Interrogé au sujet de ses vieilles dames et de leur vitalité, le dessinateur Jacques Faizant répondit un jour en public que l'homme était en effet complètement usé, vidé, fini à soixante-dix ans (ça me rappelle une réflexion entendue dans un magasin, par une vieille femme justement : "Oh ça ne vit pas vieux un homme, allez !" - d'un ton de mépris absolument inimaginable - mais on ne gifle pas les vieilles dames) - eh bien donc ! que répondit Jacques Faizant ?

    "Les femmes, voyez-vous - prenant bien son temps, tirant sur sa pipe - ont leurs soucis, n'est-ce pas..." (sous-entendez : "...que les hommes ne peuvent comprendre." (murmures d'approbation féminine dans l'assistance). Un temps : "...les hommes ont leurs soucis - plus ceux de leur femme." (hurlements de joie masculins, battements de mains).

    Soyons brutaux : les bonnes femmes n'ont strictement aucun besoin de mec, je parle d'un point de vue sexuel. Je me souviendrai toujours de ce que Simone de Beauvoir a découvert très tôt lorsqu'elle était jeune fille ; elle l'a écrit dans le Deuxième sexe : que les hommes avaient besoin des femmes, mais que les femmes n'avaient pas besoin des hommes. Ça ne s'invente pas. Et s'il y a une chose et une seule que la prétendue "révolution sexuelle" a bien valorisée auprès des femmes, c'est bien la légitimisation, que j'approuve d'ailleurs sans restriction, de leur branlette ; la devise de l'Angleterre est "Dieu et mon droit", celle des femmes "Moi et mon doigt". Et les femmes se sont vite rendues compte - et comme elles ont raison ! parce que ce n'est pas avec la façon de faire des mâles, je rentre et pschitt je sors (80% des hommes de trente ans sont éjaculateurs précoces) ou bien je bourre je bourre et ratatam, que les femmes sont près de se mettre à jouir - qu'on ne prenait jamais aussi bien son pied que seule ou entre copines ("des orgasmes de plus d'une minute", c'est dans Gazon maudit).

    Mais ce faisant, dit la pintade, elles ne font tout simplement, et je vous renvoie au début de ces lignes, que renouer avec tout ce qu'on peut trouver de plus conformiste chez la femme : le refus systématique de la baise. Delphine Seyrig déclarait à qui voulait l'entendre que l'homme était près à subir toutes les épreuves, toutes les humiliations du monde, voire de traverser un lac de merde, pourvu que sur l'autre rive il y ait un coup à tirer. Je lui répondrais que la femme est prête à faire très exactement la même chose, pourvu qu'elle puisse ne pas baiser ; depuis l'aube des temps, la femme n'aime pas baiser. Du moins avec un homme. Comme dit Brassens, "Quatre-vingt quinze fois sur cent / La femme s'emmerde en baisant ». Je t'ai engueulé une fois comme du poisson pourri une certaine T.C. parce qu'elle me racontait benoîtement que plusieurs jeunes filles dont elle faisait partie, devant faire les vendanges sur une île grecque, s'étaient mutuellement mises en garde : "Il faudra faire attention, avec tous ces Grecs !"

    Réflexion présentée comme toute naturelle, tout innocente ! Vous croyez peut-être qu'il n'y en aurait eu ne fût-ce qu'une, pour avoir une aventure de vacances ? pas du tout ! La grande préoccupation de ces demoiselles était surtout de ne pas baiser ! Surtout, bien préserver la petite tranquillité pantouflarde de leurs petites branlettes, seules ou entre elles !

    Oui, elles sont libres, toutes les femmes sont libres et nous sommes en république ; mais dans ce cas, je suis moi aussi parfaitement libre de commenter ce comportement répugnant de racisme antimasculin. Voyez-vous mesdames, quand un homme éprouve une attirance sexuelle pour une femme, il cherche au moins à se rapprocher d'elle, à entrer en contact, à se montrer tendre, je ne sais pas, chacun son petit jeu ; si par extraordinaire, j'ai bien dit par extraordinaire, une femme éprouve un désir sexuel pour un homme, elle se gardera bien de faire les premiers pas.

    Elle commencera par s'enfermer soigneusement dans sa chambre, bien à l'abri, elle s'astiquera deux ou trois fois, et ça lui passera. C'est ainsi que les femmes peuvent se vanter - singulière vantardise... - de "tenir sans hommes" des mois et des années - et de nous faire la morale, la morale, la morale... Angélisme et chasteté... Tu parles ! moi aussi je peux tenir dix ans sans femmes, à trois branlettes par jour, pas de problème...

    C'est la femme au contraire qui reste en arrière. Elle redécouvre le vieux fond féminin de fausse abstinence. C'est d'un archaïsme navrant et à y bien regarder redoutable : la fameuse libération sexuelle de la femme ne consiste en fait qu'à s'abstenir, et à choisir, c'est-à-dire à se choisir soi-même, nul n'étant considéré comme digne d'accéder aux inégalables faveurs de son Précieux Cul.

    L'homme, pendant ce temps-là, peut toujours s'astiquer - il n'a pas le choix, lui. Parfois il est vrai, il accède, de façon infinitésimale, aux joies de l'amour ; mais le plus souvent, c'est tout pour les mêmes, qui par-dessus le marché se plaignent que les femmes sont "trop faciles", n'est-ce pas Monsieur Sollers (toujours lui) et font les dégoûtés, dont évidemment je ne fais pas partie, haha, vous croyez que je ne vous ai pas repérés avec vos gros rires papiers-gras...

    Parce que je vous entends d'ici depuis longtemps, les mecs, toujours le même chœur des mâles depuis que j'ai quinze ans ce qui ne me rajeunit pas. Votre discours n'a pas varié je ne dis pas depuis les années cinquante mais carrément depuis l'Antiquité sumérienne. Vous battez les femmes en connerie, et franchement il faut le faire. Avec vous ce n'est peut-être pas la bite de bois, mais en tout cas c'est la langue de bois : "Mais mon vieux ! je ne sais pas moi ! mais c'est é-vi-dent ! Y a qu'à ! c'est toi qui ne sais pas t'y prendre !"

    Hahaha (re).

    ...Donc à vous entendre il vous suffit d'ouvrir votre braguette pour que les femmes tombent comme des mouches. Les mouches peut-être, les femmes – non... Il est hallucinant que mes congénères se permettent de me tenir des conneries pareilles sans le moindre recul, sans la moindre variante, et quel que soit l'homme. Alors comme ça, en dépit de toutes les lois les plus mathématiques du calcul des probabilités, je suis le seul homme de France et de Navarre et de toute éternité à "ne pas savoir m'y prendre" ? Le seul ?

    Vous vous foutez de ma gueule ?

    Dans un premier temps je réplique, avec la plus éclatante mauvaise foi, qu'à les vois "s'y prendre", justement, c'est-à-dire s'y engluer, j'ai bien envie en effet de ne pas suivre leurs traces baveuses et de ne pas "m'y prendre". J'ajoute même qu'à considérer leurs pitoyables courbettes, pitreries et gonflettes de couilles, j'ai honte. Pour eux, et pour les femmes - car le plus écœurant, c'est que ça marche.

    Vous passez pour des cons, les mecs, je vous le dis.

    - Oui, mais on tire un coup.

    - C'est trop cher.

    "Je veux moi ET baiser ET ne pas passer pour un con.

    Nietzsche disait à peu près qu'il souhaiterait que la rencontre entre l'homme et la femme se situât au plus haut niveau de l'esprit, alors qu'elle n'est hélas le plus souvent qu'une rencontre de deux bêtes qui se flairent... Donc : mes compliments Mesdames ; les hommes sont des cons, mais vous n'êtes pas en reste. C'est vraiment bien la peine de jouer les angéliques. De toute façon l'amour avec une femme se résout toujours plus ou moins à l'un de ces trois cas de figure : ou l'insensibilité de la femme, ou sa feinte, ou sa jouissance, mais dans ce cas-là comme dans les deux autres, vous êtes nécessairement, vous le mâle, en dehors du coup, puisque la femme se fait reluire en dehors de vous, et de façon tellement supérieure à la vôtre, qu'il ne vous reste plus qu'à serrer les dents en pensant à votre percepteur pour éviter de tout lâcher.

    Car les hommes ont peut-être appris à ne rien reprocher aux femmes insatisfaites, les pauvres victimes (et en plus, c'est votre faute, ben voyons), mais pour ce qui est d'une défaillance de votre part, vous vous la reprendrez toujours illico, bien à chaud et sans délai sur le coin de la gueule : que voulez-vous, ce n'est tout de même pas aux femmes qu'on a appris à se montrer chevaleresques... Ce n'est pas le sens de l'humour qui m'étouffe, je sais - quoique - mais ce qui m'ôte l'envie de rire, ce qui ôte par-là même de la force à mon argumentation délirante, ce qui risque même de me faire attaquer pour incitation à la haine sexuelle pour peu qu'il y ait une femme suffisamment stupide pour ne pas distinguer tant de souffrance indissolublement liée à tant de ridicule - mais rassurez-vous, je donne dix ans à la France pour rejoindre comme d'habitude le prêt-à-penser américain, et décréter que de tels écrits tomberont désormais sous le coup de la Loi - quand je pense que les Américains préfèrent laisser une femme seule dans un ascenseur pour ne pas risquer de poursuite en harcèlement sexuel ! quand je pense que les Américaines, pis encore, se permettent d'accepter, de trouver flatteur un tel comportement comme un hommage qui leur est dû sans crever de honte !

    Et elles ne crèvent pas de honte !

    Quand je pense qu'il est interdit - c'est dans la Loi ! - de les regarder plus de cinq secondes de suite sans être poursuivi !

    Quand je pense enfin que dans les entreprises israéliennes - encore plus fort, encore plus con qu'aux Etats-Unis - il est désormais interdit d'inviter une collègue au restaurant ou au cinéma, en raison de la connotation de drague et de sexualité que cela implique ! Et les femmes acceptent tout cela, et elles ne crèvent pas de honte !

    Quand tu croises une femme, et que tu la regardes, tu vois se former sur ses lèvres le mot "ta gueule" ; ou encore, elle te regarde d'un air, d'un air ! méprisant au dernier degré, du style "Je te fais bander, connard ?"

    Mais qu'on nous les coupe une bonne fois pour toutes, et qu'on n'en parle plus ! Voilà justement où je voulais en venir : j'espère, j'espère sincèrement, j'espère de tout coeur, qu'un jour les manipulations génétiques, permettant déjà la parthénogénèse, le clonage entre femelles et autres techniques merveilleuses dont j'espère bien voir avant de mourir les applications techniques étendues à l'humanité entière, permettront un androgynat généralisé, voire une suppression radicale et définitive de tout ce qui de près ou de loin pourrait rappeler un quelconque individu de sexe masculin, qui ne sait que tuer, violer, faire des guerres, massacrer des Indiens, des Arméniens ou des taureaux, parce que toutes ces ignominies, ce sont bien les hommes, et pas les femmes, qui les perpètrent, comme le dit si justement Renaud dans sa chanson sur Mme Thatcher.

    Ainsi les femmes pourront-elles enfin s'envoyer en l'air toutes seules ou entre elles, comme elles le pratiquent massivement. Très éventuellement, on pourra envisager de parquer quelques mâles dans des réserves, comme les bisons, pour les quelques femelles dépravées qui apprécient les gros coups de piston barbares - encore cette mesure conservatoire même ne présenterait-elle aucun caractère de nécessité absolue, puisque les femmes pourront toujours se harnacher d'un gode, qui au moins ne débande pas en trois va-et-vient. Bien sûr, c'est l'homme qui a créé tout le progrès du monde, en matière scientifique et médicale particulièrement, et comme le disait Gramsci, "Si l'on avait attendu les femmes pour faire la révolution, on en serait encore à l'âge de pierre", mais "nous avons changé tout cela", les femmes sont parfaitement capables (voir plus haut) de mener à bien toutes les recherches possibles - mieux vaudrait de toute façon étendre le progrès tel qu'il est à toute la terre au lieu de laisser en rade les 7/8 de la population mondiale - et faites-moi confiance elles ne détourneront pas les objectifs de la recherche scientifique pour fabriquer des bombes H à destination des Etats islamistes...

    En bref, je suis pour l'extinction systématique et progressive PAR VOIE NATURELLE de toute créature de sexe masculin. COMME ÇA LES FEMMES ARRETERONT DE NOUS FAIRE CHIER.

  • ROUTE DE BRANNE

    C o l l i g n o n

     

    R O U T E D E B R A N N E

     

     

    Qui veut voyager loin prend la route de Branne. Inutile de pousser jusqu'à Bergerac, où l'on se rend de deux façons : soit par le Pont de Pierre estampillé "N", les Quatre-Pavillons et la route de Libourne, soit par le Pont St-Jean, inauguré le quinze sept soixante-neuf par le bal sur tablier – puis Fargues-St-Hilaire – et Branne. À St-Pey d'Armens les deux routes se rejoignent (Castillon, Ste-Foy...) - mais il suffit d'aller à Branne : "le lieu des terres brûlées" – ou "le marécage" – bourg disgracieux au premier abord mais beaux rivages, agrafés par un pont de fer, tronçon tombé là comme un morceau de Tour, Eiffel, signe particulier : brouillait la radio.

    La route de Libourne est pour les pressés, qui font Paris-Sète par Bordeaux, pour la vitesse – en ce temps-là le Massif Central n'était pas encore "désenclavé", et s'il l'était resté on y retrouverait moins de cons – "à main gauche St-Émilion et son église monolithique" troglodyte, en fait.

    La seconde façon d'aller, par Branne, est celle des flâneurs, des intelligents flâneurs. Une route engorgée de villages, laissant de côté les centres-bourg – Tresses, Baron, Vieux-Procédé – pas une demi-lieue qui ne soit jalonnée de souvenirs. Et s'il est vrai que toute route soit la Route, la mort au bout,ou bien le beau retour aux sources, alors qu'importe en vérité, qu'on s'accomplisse ou meure...

    Nous verrons bien ce qu'il advient de cette sérénité.

    Ma ville, c'est Bordeaux. La route de Branne est le cordon ombilical, effilé, insectionnable - partons du début, non pas des enfances enfouies désormais dans leur préhistoire, mais de cette interminable, fascinante et immobile adolescence, où l'avenir avait le goût doré de ces orages mort-nés.

    Cela me vint d'abord sous forme de comptine :

    Une chambre sur un mur

    Qui donne sur l'arrière-cour

    Avec des murs de vert cru

    Où pousse le lichen bien dru.

     

     

    C'est de moi. En baissant les yeux par la fenêtre je voyais aussi une terrasse aux rebords d'alu bitumé. Tout est parti de là. Ou resté. La consigne est de décrire cette chambre comme une cellule, un boyau où vécurent sous la poussière, classés à plat dans les placards, tous les dossiers, tous les projets empilés bien étiquetés sur tranche : ROMANS, ESSAIS, POÈMES, lève-toi et marche. Dans ce décor un homme, prénommé B., dont la femme lui gâte la vie sans qu'il se soit jamais demandé pourquoi, et qu'il fuit jusqu'au bout de sa laisse aux confins des campagnes départementales, mettons Créon, Sauveterre - et Branne, en lisière.

    L'homme fait signe du pouce, la vie passe sans s'arrêter, "Vignonet", ces temps remontent fort loin, j'étais bien vivant. L'air portait en ces temps-là une texture, un parfum de frais, de feuilles vivantes et mortes, qui s'en souvient ? - d'espoir peut-être. L'air d'aujourd'hui est mou ("beau temps" sur la moitié sud) - un homme basané s'arrête dans la nuit - d'Antananarivo ? Mananjary ? L'auto-stoppeur évadé ne dit rien.Ne drague pas. Les Indiens noirs ou Dravidiens n'ont rien de négroïde : traits fins, lèvres bien ourlées, nez droit, faciès européen. Soit 70kilos de tendresse noire sur le dos dont seize centimètres dans le ventre - où est le risque?

    L'auto-stoppeur B. comme Blanc connaît cet homme,

    Ils bossent tous les deux dans la même prison

    exposés tous les deux aux mêmes affleurements et contacts de jeunes filles et B. le Blanc se remémore l'Indien Noir le Dravidien aux prises avec les mêmes circonstances ridicules : en ce temps-là, quelques diplômes et 5 années de plus constituaient une frontière infranchissable : deux jeunes prisonnières au parloir ("ambiente carcerario femminile") insistent auprès du Dravidien, très beau, très grand, sur un point de détail de grammaire anglaise. Il répond doucement, battant des cils sur ses longs yeux - hélas en ce temps-là, l'opinion commune était que les objets de désir des jeunes filles ne pouvaient être que d'autres jeunes filles.

    Tous les hommes se travestissaient, d'expression, de comportement, de ports de tête - hélas encore, elles aimaient aussi, certaines, parfois, de vrais hommes à peau

    dure avec de gros rires. Les prisonnières en centre éducatif ont tourné les talons, singeant avec mépris le battement de cil de l'Indien. La jeunesse du monde grinçait. Et l'autostoppeur B., témoin dans l'ombre du siège passager, repassait dans sa tête la scène infame du mépris des filles, sans pouvoir confier au chauffeur foncé que lui aussi battait des cils en langoureux, sans avoir pris conscience de son dérisoire.

    Il se jura ce soir au fond de son fauteuil que jamais plus, lui, Bertrand le Blanc, il ne prêterait le flanc à l'interprétation des jeunes filles. Cinq ans plus âgé qu'elles. B. vivait chez père et mère, plus loin, où ils sont morts depuis, la maison familiale au hasard des rachats devant abriter pour finir une famille de rouquins très antipathiques, la tombe des parents portant le n°113 au cimetière de Belle-Yves - au-delà de Branne, en Périgord pourpre. Route des tombes et des sources

    S'accomplir est mourir

    Ne pas le faire est mourir

    Tel est le choix - alors mourir.

    Parcourir une route où rien ne passe. Où rien ne se passe. Ce n’est plus le cas. Où les rencontres, les hommes et les femmes, s’engluent comme les mouches sur le papier brun au-dessous du plafond de l’enfance voyons dit le roi Arthur si la rivière aujourd’hui nous apporte quelque aventure – l’aventure est ce qui advient, ce que nul n’est jamais venu rechercher, car la vie n’est qu’un cours terrible et tranquille – « or voici : descendant la rivière à leur rencontre, le Roi et la Cour découvrirent la barque merveilleuse, où gisait une jeune fille, la plus belle, la mieux parée qui se vit oncques ; et cette belle était morte ».

     

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    L’homme errait toujours, flairant les bas-côté de son passé – ou peut-être un chien. En ces temps de route clairsemée, il se trouvait au pied du ressaut de Tizac. Deux jeunes femmes le prièrent courtoisement de prendre place à bord de leur automobile ; plus un jeune enfant, plus un petit oiseau dans une cage, tous trois sur le siège arrière. L’homme errant ce soir-là se sentant atteint de malaises (d’un gros rhume contagieux) évita l’enfant pour ne pas le contaminer, contraignant la passagère à descendre, qui s’installa mortifiée près de l’enfant fragile et de l’oiseau en cage, leur parlant à l’un puis à l’autre en alternance. Il n’y a rien de plus dangereux pour un tout petit enfant que le rhume. Il en souffre beaucoup. Ses voies respiratoires, nez, gorge, s’irritent et s’obstruent, sa mère ne dort pas. Je ne les revis plus, ni les femmes ni l’enfant, ni l’Indien de Tamatave aux longs cils. Les ombres ne signifient rien. Ou alors, le rien – éloignez-les de moi, aucune voix ne monte vers l’homme ou ne descend des cieux Seigneur écarte de moi ce Graal que je ne saurais voir.

     

    * * * * * * * * *

    De son vivant le même homme connut monsieur C. La scène se passe au bord de la route, et je lui dis ma femme (savez-vous) est très compréhensive. Le Sieur C., vendeur de chemises, donna son adresse à Pau mais sans suite – était-il vraiment opportun de prendre pour la circonstance mes airs les plus chafouins

     

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    Quatrième insecte englué sur la torsade : repartant d’Agen (tout petit périmètre) j’ai dragué sans intention de résultat j’ai allumé l’homme qui m’avait pris à bord. Le restaurant m’avait gavé de pilaf au safran. Une grosse pyramide bien pointue, un petit serveur typé tout rougissant, soudain pardon - s’éclipsant - je vous empêche de manger – j’ai tout englouti à éclater pour justifier sa honte et confusion – et nous voici le fondé de pouvoir gros et gras et moi tassés comme deux sacs de grains le tutoyant parlant de sa femme et de ses enfants, car les pédés s’enquièrent à fond des vieilles épouses et quand il m’a largué sur le bas-côté du crépuscule je l’ai entendu péter sur fond de claquage de porte.

    J’étais planté sur la route noire en plein cœur du Lot-et-Garonne partout le désert je hais les départementales et du milieu de la chaussée je m’étais guidé sur le ciel moins foncé entre les cimes des peupliers. À minuit d’un coup pile toutes les lumières de St-Maurice s’éteignent et tous les chiens me sautent dessus contre les grilles en gueulant, bout de conduite et frisson sur facture. Quand je suis arrivé à Monsègue les croix du cimetière sur la butte se détachaient comme des dents creuses sur l’aube à l’horizon : pendant dix ans j’ai mis bas là-dessus tout un livre Enfants de Montserrat vendu dans toutes les librairies de ma rue.

    *

     

    La cruauté des rapports humains m’a toujours épouvanté.

    Indice n° 1 le titre Mouvement Perpétuel ou Sur Place écrit par saint Cloporte qui se mord la queue – tu es le plus fort mais sitôt franchie la barrière fin du message et c’est Moi qui gravis la pente noire en me crottant jusqu’aux genoux sous la bruine du monde, je monte vers mes morts dans la tombe et la pluie sur eux, agrippé tout en noir les deux mains dans la terre, en direction de mon destin de fou trempé, trompé. J’ai raconté ma vie à la table de bois du bistrotier tombé du lit route de Branne à l’heure où les soiffards se parlent de femmes entre invertis de la cloche, marins de terre ferme et fiancés de la bouteille – je te connais mieux que toi-même puisque tu me manques.

    Alcool perdant.

    La route se perd après les croix du cimetierre.

    Prénom de femme.

    Quel est le chant, le livre, l’oraison… qui n’amplifie pas le prénom d’une femme.

    Voilà bien de l’histoire. Voilà bien de l’aventure. Non pas une forteresse, mais un véhicule qui m’appartiendrait, pourvu de tout ce que l’insertion comporte d’accessoire : lavabo, raccords électriques, couchette – finis, les hommes nocturnes, désormais les nuques rases, l’abandon des tournures d’Église, mais de larges rideaux tirés, des baises à petits coups précis pour éviter le plafonnier, de bons ressorts fidèles, rien qui se voie sous la tôle jaune griffée d’éraflures. En vérité le bouclier d’Achille représente le monde entier roulez bolides.

    Changement de ton

    C’est un camion. Une estafette. Sous le plancher une invraisemblable foule de connections électriques. Le garagiste lève les bras au ciel quel est le couillon qui vous a bidouillé ce bordel l’ami bricoleur a tronché ma môme derrière le tas de chiffons bourré de cambouis et puis je l’ai récupérée, camion en sale état fille à peu près retapée je n’ai rien dit sur le moment ça recuit des années avant que ça vous repète à la gueule

    Le lyrisme revient de suite

    ...tous les boutons pour que ça remarche, l’allume-gaz à pression, la bouteille plate sous le frigo, le petit lavabo où tu pisses à l’arrêt tout tordu fais gaffe que ta pisse aboutit dans les eaux usées que tu te trimballes au flanc comme une sonde vidange interdite si tu pollues tu payes. Se mettre sous la guinde donner un quart de tour, avec du pot tu évites ta merde sur la gueule juste à côté des vidanges d’huile ne quittez pas vidages réguliers j’ai revendu tel quel pour trois fois rien j’espère que le suivant s’est pris toutes mes vieilles pisses sur la gueule.

    Moi, l’homme, hésitant, étourdi, évadé, à présent, bien présent, muni du CAP « tournage bagues et bracelet », tour mécanique pour le cuivre, fin burinage, croix celtique, basque, etc. - je ne veux pas passer pour nazi je ne me fâche avec personne - mon ex était basque. Nous avons roulé neuf mois. Les marchés, les robinets de cimetières – l’eau des morts est bonne à boire, derrière le mur nul ne te soupçonne de remplir ta tonne de 40 litres à l’œil. Un soir, errant parmi les tombes à la tombée de la nuit je cherchais la prise d’eau lisant les plaques. Mais il est rare de péleriner sur le tombeau d’un grand-oncle avec un bidon à la main merveilleusement luminescent dans le crépuscule.

    Quand je suis ressorti du cimetière cinq hommes se promenaient dans ma direction, un peu vite pourtant, le maire et ses ânes-joints qui vérifiaient mine de rien ce que c’était que ce zombie qui scrutait les dalles avec un jerrycane. Nous nous sommes dit gentiment bonsoir sans plus. Les bouseux sont sympa. Mon ex s’appelle Monique. Nous faisons les marchés, ça me revient. On se lève à l’aurore, bourgeois. En pleine nuit lyrique les oreilles qui piquent, même l’été, le plein de sommeil n’est pas fait, le paysage s’il y en a un vous rentre par dans les yeux, l’estomac tire. Arrivée parmi de parfaits inconnus ou qui font semblant, un apprenti équilibriste tâche de tenir sur un fil entre deux chaises, très mauvais, les gosses admirent.

    Les Arabes et les Manouches passent très tôt en costards fripés, blasés, les mains aux poches et hurlant dans leur langue pour bien faire voir que le monde leur appartient, ce qui se pourrait bien. Ils supputent les bonnes arnaques. À neuf heures les bons coups sont partis – l’air dédaigneux, trop bons de te liquider tes rogatonspuis la place qui s’anime, la matinée qui se met en place, tu restes là dans la brume humaine qui s’accroche et qui meuble à ras de pavé, la place prend son relief normal, des Cajuns font du raffut sous chapiteau ça va dix minutes après tu en as marre, tu reviens à ton stand où rien n’est vendu, rien ne sera jamai vendu parce que personne n’en a strictement rien à foutre de tes merdes parce que tu ne t’intéresses pas à leurs merdes à eux.

    Le clown débutant jongle sur sa corde molle et se casse la gueule, les Cajuns bouffent, les gosses trimballent leur tête à claques au bistrot qui les engueule c’est un établissement de boissons ici je ne peux tout de même pas passer mon temps à vous offrir des verres d’eau – si t’avais su t’aurais fait bistrot mais t’as fait trop d’études, tu n’as toujours rien vendu et ton voisin ne t’a toujours pas adressé la parole alors que tu bouffais encore avec lui il y a huit jours c’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’il te fait la gueule fallait pas faire du genou à sa sœur sous la table merde elle est libre à 38 ans tout de même en tout cas la solidarité entre forains mes couilles.

    En plein été on te place en plein cagnard sur la pente du château zéro vente le matin because la messe et l’après-midi tu te prends le soleil pleine poire jusqu’au coucher t’es bien le seul à ne pas avoir prévu de parasol chacun pour soi, le seul à vendre c’est le stand pain d’épices et le vendeur de Coca. Plus bas c’est les dessus de cheminées, chiens en plâtre Hercule en plâtre David en plâtre, tu marches coudes serrés cul serré en guettant du coin de l’œil parce que si tu engages la conversation ça va tout de suite retomber sur tu me le donnes ton fric cher ami de mes deux fils de pute oui ou merde ça décourage, forcément – vous aimez ça les contacts humains, vous autres ?

    On ne s’achète pas entre exposants. Chacun son badge. Tiens la sœur s’est mariée cette conne, le mari n’est pas mal je me l’enverrais bien mais faut pas me prendre pour un pédé, prétentieux mais beau gosse, quatre mois à Paris ça vous pose un homme, dès que t’es beau vaut mieux que tu fermes ta gueule lyrique, chaleur, mouches, consommations à renouveler pour ne pas crever de soif – et ce morveux de 3 ans qui braille – cette rage des prolos à vouloir se reproduire il faut vraiment ne rien avoir à foutre de sa conne de vie pour perdre son temps à élever un con de morpion qui te chiera à la gueule à quatorze quinze ans, faut vraiment avoir la tête vide comme un bricoleur pour pondre un gosse.

    Reprenons : des marchés en plein air ou à couvert, avec les artisses qui tortillent le blé le pin le maïs et la fleur séchée, le taulard qui vend tout exorbitant de chez exorbitant, les ploucs qui te traitent d’intello parce que tu as eu le malheur de parler russe avec des Popov, tous ces marchés, ces rassemblements de viandes molles qui de toute façon ne veulent jamais acheter rien acheter rien de rien ben c’est vulgaire prout et rintintin.

     

    X

    Moi je m’étais payé le camion lyrique pour faire la route, juste un petit coin de France, Bretagne à la rigueur ou Picardie, et puis Monique me fait le coup de la bonne femme elle tombe enceinte putain c’est vulgaire et tout, seuls les hommes vulgaires peuvent sentir ce que j’ai senti tout un château de cartes qui s’effondre, toute la vie qui s’écroule sur vous c’est dans « Monsieur Ripois » - les femmes font ça, vous rivent au pied du produit de vos couilles et plus moyen de faire quoi que ce soit ça ronge ça bouffe – je ne suis pas encore parvenu à déterminer si les gens qui font des enfants sont des héros ou des cons.

    Et que fait une femme avant de vous balancer sa purée de placenta ? Elle dort. Elle roupille. Ne peut plus supporter le camion. S’invente un médecin, deux médecins, des soins, l’homme est coupable, coupable à se les couper, tous les matins ce con-là s’enfuit sur sa machine roulante et tressautante. Les nuits d’insomnie allongé près du ventre. La reproduction c’est la mort – les femmes, c’est rien que des bombes à retardement la grosse bête qui gonfle, qui gonfle…

    Quatre longues années perdues plus tard, quatre années de ruine de bite parce que le mouflet lyrique ne vous laisse plus une nuit de répit, la chose et l’enfant deviennent présentables.

    Le père a pris quatre ans de plus. Encore heureux quand la mère ne décide pas de remettre ça. Ma fille s’appelle Rachel Sarah Svoboda liberté en tchèque. Une petite fille toute brune qui touche à tout, qui vous obéit bien et qui vous aime beaucoup. Peu de chose suffit pour se faire aimer d’un enfant. Sa mère et moi baisons doucement, faible amplitude, plafond aux fesses, camion docile, c’est la femme, c’est la fille qui vous tendent les clous pour fixer, tu dois aider l’humain à vivre, à braire un peu avant d’agoniser.

    Reste les matins.

    Le matin l’artisan, le fabricant de bracelets, s’emmerde, s’emmerde, on ne peut pas dire qu’il se réveille en bénissant Dieu, bobonne au lit ronfle tout éveillée (ça se peut) tu te lèves (c’est tu à présent), tu te cognes dans tout ce qui bouge, tu brosses le chat tu vides sa merde et tu te laves c’est désagréable, tout est désagréable. Au petit-déjeuner tout seul tu broies le noir, cinq biscottes avec la confiture dessus.

    Le plaisir qui subsiste est celui du camion. Pour moi tout seul. Un Diesel avec le retard Diesel à l’allumage. Seul moment libre de la journée. La seule aventure. Le seul avenir est le souvenir de ses rêves. La sono à fond. En variant les poses, et les postes – tant que tu veux. S’appuyer du genou pour atteindre le siège en faux cuir craquelé. Hurler pour parler au passager (jamais de passager ; surtout pas de passagère) – et le son, le son pour couvrir la ferraille qui danse, l’estafette qui gigue. Camion bâché. Camion du matin, chambre aux volets mi-clos, de nuit la femme chaude dans ton dos – contact – allumage – tonnerre et pot verdâtre à l’échappement qui attaque le goudron – dans la gueule des vieux par dessus le mur – retour du soir, Extérieur Nuit Tombante. Un sentier de sable tout droit dans les Landes, l’huile de vidange en mare noire qui s’infiltre – sous moi je ne sais quel volant qui bat comme une bielle et sur main gauche la porte ouverte en métal craquant, un jour elle coupera ma jambe en tombant, je pose le pied sur le sable – vingt minutes aller, vingt minutes retour entre les pins.

    Tous les sentiers diffèrent. Des chasseurs passent à qui je demande autorisation de promenade, « Faites, faites » disent-ils en se détournant. Je déclame que Oui, je suis anarchiste (je joue le rôle du Banquier dans Pessoa) Des flaques. Des grumes. Des troncs rouges comme de jambes empilées. Une pluie légère avec entre les cimes une voie grise dans le ciel, et la certitude amère de ne plus rien voir d’autre. Les anciens, confinés dans leur univers de douleurs, faisaient de la souffrance la condition essentielle de la vertu. De même l’impuissant qui nous parle nous a-t-il persuadé que les visions du même se varient à l’infini.

    Une infinité de détails à déchiffrer sur un sentier des Landes sous les espèces du pin et du sable. Le 26 septembre j’ai vu Dieu dans une pigne de pin poussée du pied puis ramassée serrée dans le creux de la main comme l’univers. Le 28, gueulé sur les femmes en général pour ne pas perdre mon identité ; nul ne m’entend. Au sein de ces austères paysages, pénétrant jusqu’au cœur de ce frémissement de soi, j’expectore encore mes ferments de vieille haine – de vieux carnets d’années comme un criminel « que faisiez-vous le 3 octobre 93 » quatre-vingt douze, les faits et gestes vous confondent chouriné le tant la mère X à tlle heure ouvrir en tremblant les carnets d’antan.

    Fébrilement.

    Se souvenir est une grande victoire ; jamais je ne me rappelle ces incidents du métier Cocasseries Blessures d’amour-propre vengeances – jamais le moindre traître souvenir.

    Mais le vivant nous revient

    Écoute. Le seul Jugement Dernier sera celui que je décréterai sur mon lit de mort. Moi. Dépouille. Pour peu qu’il lui reste de conscience, que dira-t-il ce Moi que je ne connais pas – j’entends tout cela qui gronde tout au long des kilomètres mots et moteur entre les quatre roues de mon bunker roulant où sous mon palais déferlaient le rire et les doutes soldats je suis content de vous J’ai beaucoup fait rire les enfants ; qu’il me soit beaucoup pardonné. Trajet d’aller, puis de retour, flux et reflux, lyrisme et lassitude, langueurs incessamment redécouvertes, elles m’attendent, hospitalières.

     

    XXXX

     

    Figurez-vous à présent que le temps s’accélère et que parvenu à la fin de ma vie je sois un vieillard buvant le dernier verre de rouge, avant sa mort prochaine et freinant des deux pieds.

    La vie, le temps, auraient fixé près de lui des voisins qu’on tolère, des étrangers naturalisés, deux grands enfants de 20 et 18 ans garçon et fille, on les appellerait Medeiro. Ils habiterait juste devant chez moi le vieux, dans une échoppe aquitaine, entre mon couple et la rue Georges III. Pour accéder jusqu’à nous, il faudrait contourner la maison étrangère par un de ces passages latéraux qu’on appelle « servitude ». La cour intérieure de ciment gris serait à ces gens-là, sur la gauche une plate-bande à bordure, à droite un buisson de glycines.

    Les deux enfants des Medeiro, nous les avons vu grandir. Ils sont propres et bien tenus, la cuisine propre et bien tenue et toutes les pièces aussi. Un salon et la télé. Je sais tout cela parce que c’est à nous, les âgés, de prendre soin de leur maison pendant leurs vacances à Sétubal, d’ouvrir les fenêtres, de les refermer.

    Leur belle-mère vit avec eux. Quand elle s’ennuie, elle plante sa chaise devant nos fenêtres à nous, dans le petit jardin de séparation, et bavarde avec nous, l’été, pour nous distraire, car nous avons besoin de distraction. Cette baveuse de 50 ans n’a rien à dire de particulier. Voici maintenant nos déplacements : de l’autre côté de la rue, face aux étrangers naturalisés, vivent les Ducul. La vieille Marie-Antoinette porte une sonde à pisse sur le mollet. Toujours collée chez elle, toujours à geindre, maison très propre et très rangée. Le vieux Ducul est passé l’autre jour tout droit dans son cercueil, la Marie-Antoinette suivait toute pâle en pleurant, on aurait dit un fromage. Le voisin suivant s’appelle Ber, un vrai jeune de quarante ans, de l’autre côté des glycines. Tantôt barbu tantôt sans barbe, comme s’il avait quelque chose à cacher, vigile, baissant les yeux sur son jardin, réparateur au noir de citadines sous son vieux garage en planches (pour sortir il prend sa Kawasaki et son casque Brembo, Branne aller-retour, anonyme et furtif. Quand il fait beau il scie des planches et pose des tuiles, avec des amis qui sifflent, je l’ai appelé Castillon, ses parents sont peut-être morts dans un seul accident de la route.

    Il est resté là, sans chien, malgré les souvenirs.

     

    *

     

    « Ma femme et moi ».Drôle d’expression.

    Nous sortons dans la rue qui mène au jardin, pour voir notre lapin.

    À propos de chien, les troisièmes voisins se sont débarrassés du leur : aboiements de jour, de nuit, ils sont huit, dix, douze, des Arabes, des Noirs qui retapent tout, qu’est-ce qu’ils ont tous à bricoler à maçonner comme ça, tous à chanter, à gueuler avec le transistor à même le sol, dans les pièces vides ça fait caisse de résonance. Ils ont acheté la baraque à droite, qui ne vaut pas un clou, des pièces humides avec des recoins à ne pas pouvoir tourner, ils ont retapé, rajouté de la charpente et que je te tape et que je te racle, pour nous, vieillards intellos, c’est dur. Ils font la teuf en fin de semaine, rien que des jeunes ah ben ouaiaiaiais, oh pis mais, enculé du cul jusqu’à trois quatre heures du matin, même plus un langage, des gueulantes, des onomatopées, on ne les revoit plus, tout flambé en noubas au lieu d’acheter du ciment, je ne vis pas avec des gens qui ne savent pas combien ils sont ni d’où ils viennent.

    C’est bien fini l’auto-stop. Le camion d’artisan, les marchés les petits matins. Portugais Français Arbis Blackos y a pas écrit chef-d’œuvre en frontispice, y a pas Balzac là sur ma gueule.

    Mon passé j’en ai pas eu. J’ai exercé des tas de métiers lyriques, j’ai sauve la mise à des tas de marginaux, franchement je préfère ma vie en bout de course, abolissez la littérature.

    Notre rue, c’est rue de la Jeunesse, comme café du Progrès, rue de la Providence, passage de la Vertu. Au bout de la rue notre lapin nous attend dans sa cage à fond de jardin. Derrière son grillage, tantôt ma femme et moi tantôt tout seuls, nous avons vécu ici ou là tout au long de la rue de la Jeunesse comme des perles qui glissent sur un fil, tout le quartier s’est transformé.

    C’est une rue mal foutue, des maisons sans alignement, tout bâti à la va-vite avec des poteaux « 1937 », les trottoirs tantôt larges tantôt plus rien, nous étions au 6 puis au 50, c’était chez nous, on voit dans le sol des butoirs de portails, maintenant au 4 avenue Victoria.

    Je me méfie des jeunes, de tout ce qui vient au-dessous de 40 ans, ça ne respecte plus rien ça brûle tout, un mètre cube de documents même pas légués à la Communauté Urbaine, tous nos papiers en tchèque en polonais ils ont tout brûlé dans la maison d’avant.

    Depuis la Libération je ne vous mens pas, il ne s’est rien passé. Les Boches dévalaient la rue en mitraillant, les Résistants volaient du saucisson à l’étalage, ça valait le coup de faire la guerre : chewing-gum et boogie. Maintenant deux vieux qui marchent à pas courbés, les proprios sont jeunes, ils ont racheté la maison des Portugais, qui sont partis comme des auto-stoppeurs, pas d’intrigues amoureuses, pas de flingue juste la vie, une infinité de choses à dire avant la mort, la blessure qui suppure et bave.

    Dans le cimetière j’ai vu un gros caveau comme dans mes rêves, couvert d’ex-voto, une Maman Gitane, avec dédicaces lyriques, cinq ans la concession – disparue, la tombe.

    Je voudrais vous parler aussi des chemins humides où je posais mon cul en tenant mon

    jambon, introduis Dieu dans ta vie et moque-toi du reste. C’étaient des sentiers d’herbes où je me trempais les pieds, des champs où il n’y avait rien à voir. Des sentiers comme des lombrics, un seul aller-retour par manque de temps, j’étais effroyablement jeune, j’essuyais mes souliers à l’herbe, les lèvres grasses de jambon.

    Mon père, dans ses herbes, j’oubliais où il m’emmenait, une battue de paroles, je parle sans cesse en marchant, je comprends à l’instant même à qui je m’adresse, parfois des paysans me guettent et m’attendent, narquois, au détour d’une haie, le râteau sur l’épaule, n’ayant rien perdu de mes paroles – des chemins mal tracés aux longues flaques en ornières, je sautais de motte en motte imprimant mes semelles dans les taches de gros carburant forestier.

    *

    Une femme. Route de Branne quatrième. Elle disait d’une part qu’on osait (quelle horreur ! ) - mains tremblantes sur le volant – laisser suivre à la jeunesse le drapeau français, afin de respecter le sacrifice des anciens ; d’autre part que des hommes d’âge mûr se contorsionnaient en boîte juste sous la fente anatomique des danseuses dans les tuyaux de verre « comme s’ils ne savaient pas ce que c’était qu’une femme »

    on ne sait jamais ce que c’est qu’une femme

    Un vieux s’est fabriqué sur la plage un abri en carton pour se branler sans bruit devant des cuisses ouvertes de nudistes. Elle s’en indigne également. Un homme l’a prise, elle, en auto-stop, l’a déviée de sa route dans une clairière pour lui proposer de faire l’amour. «Je lui ai représenté qu’il avait une femme, une famille. Je lui ai fait la morale » - qui punira enfin les bonnes femmes de leur morale ? - c’est ainsi que route de Branne, butte et château de Gurçon, j’avais si amèrement déploré la compagnie, féminine hélas – domaine autrefois du Marquis de Gurçon de Trans ami de Montaigne. Ce dernier relate en ses Essais comment il chevauchait par le val de Lidoire vers le nid d’aigle de ce serviteur de la France, « ayant perdu ses trois filz à la guerre ».

    Ils s’entretenaient de Gaston, de François ; d’héroïsme et d’absurdité, sous le beau ciel désert. Le soir venu, Michel de Montaigne reprenait la route, broyant ses calculs sur l’arçon aujourd’hui conservé à côté du fauteuil au château. Gurçon est à présent ceint de barbelés, branlant sur sa butte sapée par les garennes, avec ses pierres tombées où l’on s’assoit pour lire ; ce jour-là c’était la lettre de Flaubert à Louise, où il refuse à tout jamais l’Académie Française (dans la cour d’un autre fort j’avais non loin de là déclamé Nicomède, tandis que jouait à mes pieds, avec toute la dignité de son âge, ma fille de trois ans) – quel metteur en scène voudra monter pour les enfants Nicomède de Corneille ?

    En vérité je vous le dis, même route de Branne, mes seules rencontres sont des livres, qu’il n’est pas besoin de courtiser des mois pour obtenir une entrevue. J’ai fait rabâche toujours à l’antenne la Célébrité d’inoubliables rencontres par pur hasard après maintes flatteries et manœuvres d’approche, après maintes trahisons d’amitiés ridicules, impuissantes et simplettes, et ces rencontres parfaitement fortuites comme il se doigt m’ont transformé la vie. Pour ma part j’ai sans doute raté ma vie, mais je n’ai jamais trahi personne pour plus influent que moi… « Rencontrer » les gens ? quelle drôle d’idée...

    Encore moins « des femmes », grand Dieu ! - qui plus est, condescendant, du haut de leur revêche connerie, à se mettre au lit ? ah fi donc, pouah ! monsieur le baron ! que faite-vous donc ? - la même chose que vous, Madame… - où notre cher Lacarrière si bien nommé a-t-il donc été chercher cela ? en Grèce qui plus est, où les femmes étaient toujours à portée de flingue ?

    Nos expériences à nous sont d’un tout autre ordre. Assurément, j’ai bel et bien passé ma vie dite active au sein si je puis dire des jeunes filles, triturées,taraudées, ravagées par la branlette la plus frénétique – de loin les plus sincères de toutes les créatures féminines. Avec les putes. Qui se branlent aussi, d’ailleurs – en fait je me demande, de plus en plus, si cette fameuse route, de fausse évasion, ne serait pas cette voie non lactée où défileraient à jamais, figées dans leurs rondes, les images platoniciennes de toutes ces filles ou femmes – et je me détendais, descendu de ma selle, au rebord d’un fossé, les yeux baissés sur ce triangle d’herbes qui se trouve toujours entre les jambes quand on s’incline…

    Voici un chœur lointain qui se fait entendre. Ce sont des jeunes filles qui marchent au pas. Rapide allure amenant promptement sous mes yeux un contingent rythmé de mollets et de fortes chaussettes – or passant devant moi, adulte, le nez profondément baissé, les Défilantes atténuèrent leur chant cadencé jusqu’au murmure, jusqu’à susurration, et moi, moi qui baissais les yeux, le nez au niveau des sexes, je constatai que j’effrayais autant, plus même s’il était possible, avec mon annihilation, que j’étais moi-même épouvanté.

    Elles baissaient la tête, les fières Spartiates, si bien que tombées au sol, les bilabiales de « papa », les nasales de « maman » (son grand vit papa, son grand vit maman, son grand vi-icaire le suit) se muaient en fricatives indistinctes de type hindi, le [bh] de Bharat ou de Bhiwani. Si j’avais gueulé « Salut les gerses ! » ou « On part àl’assaut ? » (à la cosaque) elles m’auraient lancé des bobards de merde et je ne pouvais plus supporter le chaste-regard-sportif-égalitaire ; à peine évanoui le dernier mollet toutes les randonneuses se sont remises à hurler de plus belle en marquant le pas, avec tous les indices du plus profond soulagement.

    Telles sont mes rencontres, mes exploits de la route de Branne…

    Une autre année. Ailleurs. Je consomme à l’écart, dans un grand bistrot, très frais. Des clients à béret, 1 genre patois soixantaine. Sur la place les deux chameaux pelés d’un cirque. Soudain trois autocars, pleins à ras bords d’un immense piaulement de poulailler en flammes, c’est-à-dire très exactement l’irruption de 153 pucelles surexcitées de 14 ans tout rond. Dans le reflet de vitre devant moi je vois converger vers le bar trois fois cinquante-et-une branleuses affublées de l’audace des rattes en troupe, sans retenue ni crainte du moindre mâle que ce soit, enfin décapées de toute cette répugnante réserve de vierge s’imaginant dissimuler aux puceaux de base un nombre incalculable de halètements de branlettes.

    Et là je comprends la légende des Bacchantes toutes bourrées. Elles se sont installées derrière moi, merci le reflet ! - et j’ai résisté, résisté de toutes mes forces à l’horrible, à l’humiliante envie de me retourner, pitoyable Orphée polygame, m’interdisant violemment de hasarder ne fût-ce que le coin d’un simple battement de paupière, obsédé par le sort misérable du chantre du Rhodope déchiqueté par les Ménades, adeptes furieuses et ivres du dieu Bacchus ; la propre génitrice d’Orphée menant le cortège méconnut son fils et le déchira avec toutes les autres pour se venger de sa bite molle. Orphée en effet, par regret d’Eurydice, avait « inventé » la pédérastie, estimant ne plus devoir aimer aucune autre femme.

    Les vieux Occitans par contre, sans gêne ni malice, béret sur le front, se rincèrent l’œil avec de tendres sourires , ; mais moi, sentant se faufiler sur mes traits de véritables contractions d’assassin, j’écoutais de tous mes tympans, submergé, englouti sous ce flot de sirènes acides, jouissant de la pleine conscience terrorisée de ceci : j’aurais exhibé un tel masque de désir panique et de folie qu’ii s’en fût suivi, je n’en doutai pas un instant, une de ces dégradantes huées collectives qui m ‘eussent jamais poussé à la plus vile des jouissances.

    J’avais déjà vécu cela, le jour lointain où m’exerçant avec d’autres, saut en hauteur, lancer du poids, j’avais vu surgir le vaste pépiement d’une nuée de fillettes âges de huit à onze ans. Pris subitement d’intérêt pour la chose sportive, j’avais alors exhibé une agitation fébrile, criant, moulinant, sautant les barres à pieds joints.

    Ce ne fut que longtemps, longtemps après, lorsque je me fus abondamment couvert de fange, que l’un de mes condisciples, je n’ose dire camarade, car nous nous méprisions réciproquement, me lâcha du bout des lèvres on n’entendait plus que toi ; on était tous écœurés. Je hais, je hais profondément le genre humain. Engluez-vous dans la situation la plus ignoble, ravalez-vous, coulez comme la plus lamentable épave humaine – quand vous n’auriez plus sur vous la moindre parcelle de propre, enseveli au plus profond dela plus abjecte souillure – alors, alors seulement, d’immondes spécimens de l’infecte race humaine se permettent, s’autorisent la plus inimaginable et la plus répugnante audace de venir vous souffler sous le nez : « ...ce que t’avais l’air CON... »

     

    C’est très précisément pour CETTE raison que je voue à l’humanité le comble de mon exécration – depuis que mon meilleur ami – un fou n’en a pas d’autre sorte – s’était empressé de répandre mes plus intimes convictions aux quatre coins de l’établissement. Jamais plus depuis je ne me suis retourné sur un groupe de filles, ni même sur une seule femme » - écoute, et apprends mon courage de cet autre importun exemple : assis près de mon épouse sur un bord de trottoir, je pique-nique en bon époux. Nous sommes l’un et l’autre recrus de fatigue, et maussades ; à ce moment, très précisément, sous notre nez, une portière d’autocar nous lâche un troupeau de jeunes filles en short, collectives et joyeuses. Elles s’installent plus haut que nous, sur la place – je ne lève pas un œil. Ma bobonne, bien rouge, bien lasse, bien irascible, ne me rend pas bien fier de moi.

    Hélas, bobonne a soif, les bouteilles sont désespérément vides, et la fontaine se dresse plus haut sur la place, juste à côté du groupe de filles qui font un boucan du tonnerre – pas de problème : c’est au tour de l’homme de chercher à boire.

    Seuls ceux qui ont connu Arielle à son apogée, lorsqu’elle n’était enceinte que de quatre mois, en cet instant poignant où le corps n’a pas encore amorcé son irrémédiable déformation, comprendront la douleur intercostale qui me transperça le cœur ; ce jour-là, j’ai marché au supplice à la fontaine sans le moindre regard pour toutes les pucelles du monde.

    Bien droit, sans la moindre fausse note ; revenant bouteilles pleines, les yeux baissés, portant quoique vieux la chevelure des Temps Nouveaux, où le mâle aura disparu – j’ai oublié un miaoû bien gras – j’aurais dû saluer peut-être, rendre hommage – inconcevable en effet qu’un homme fait longeât une telle quantité, une telle qualité de jeunes filles, tout affublé d’une épouse aussi acariâtre qu’on voulût, sans esquisser un geste, sans adresser le moindre sourire, la moindre œillade à qui que ce fût. Et sij’ai pu passer pour quoi que ce soit, ç’a été pour un mari soumis. Légion sont les exemples de ces fascinantes, terrifiantes foules féminines auxquelles j’ai repensé, sur la route de Branne.

    Foules de filles… En ces temps reculés où l’horrible vertu au visage de mère – je divague – dispensait l’éducation par sexes séparés, je m’étais arrêté au seuil du Lycée de Filles de L. Air con, treize ans, vue basse, galerie donnant sur la cour à l’heure de la récréation, quelle terreur n’ai-je pas éprouvée à voir se bousculer en mon honneur des rangs entiers et rigolards en alignement de profils de cul emboîtés comme cuillers en boîte - là, devant elle, quel étrange phénomène, quelle erreur de la nature – un garçon…

    Elles se sont foutues de moi très exactement comme un troupeau de garçons se fût foutu des filles, mais – comment peut-on savoir de telles choses à treize ans ?… Pendant le cours de grec, supprimé chez les garçons – je me suis bien gardé d’adresser le moindre mot à mes voisines, bien plus avancées, qui me considéraient avec une hauteur dédaigneuse. Dix ans plus tard, mon épouse me révéla que c’était « une attitude de défense », et qu’elles étaient aussi embarrassées que moi.

    Donc, en toute logique, la prochaine fois que j’éprouve de l’embarras, je ne devrai pas hésiter à roter, péter, pour bien dissimuler mon extrême timidité. Sûr que cela détendra, et que les autres, surtout les filles, enfin les femmes, comprendront parfaitement mes honorables motivations.

    Remontons le temps.

    Des amis de mes parents m’interdirent, à cinq ans, de regarder la toilette de leur petite fille, « parce que c’était une fille ». Mes parents les blâmèrent en leur absence, mais ce fut moi qui proposai de ne pas regarder ma cousine lorsque ma mère fit sa toilette sur la table de la cuisine. Faisant mine de me plonger dans un livre (substitut, déjà ! de l’érotisme), je m’étais placé de façon à scruter l’anatomie interdite par l’intermédiaire d’un miroir mural judicieusement disposé.

    Est-il besoin de préciser que ladite cousine utilisait le même subterfuge. En ces temps-là ces inquiétants symptômes n’étaient considérés que comme des enfentillages. De nos jours, nous serions traînés devant un psychiatre, voire devant les tribunaux). L’essentiel cependant consista en un jeu que nous avions inventés tous les deux : il fallait se cacher derrière une porte entrouverte, pour jouer tantôt uen foule qui se moquait, tantôt le curieux ou la curieuse débusqué(e), dans l’instant de sa découverte. Plus tard, je m’endormis sur des visions de compissage : une succession de filles venait m’uriner à l’intérieur des veines de mes bras, préalablement lacérés et tailladés.

    Plus tard, au Lycée de Garçons cette fois, je n’eus de cesse que je ne fusse persécuté. Je me construisis donc un comportement étrange, et ce furent les garçons, cette fois, qui me firent jouir : ils me pourchassèrent jusqu’à me coincer de l’extérieur dans une de ces immondes cabanes à chier à demi-porte en bois. Ce fut de là que j’entendis, sous la pluie battante, crier, hurler, beugler, sur les quatre côtés de galeries bondées d’une foule compacte, une foule masculine et stupide qui en avait après moi comme un troupeau de lords après un renard. L’un des persécuteurs se détacha jusqu’à venir heurter si violemment, sous des trombes d’eau, la porte vermoulue que jamais je ne revis plus, ni ne reverrai jamais, pareille tronche de férocité, de bestiale haine.

    Il m’aurait tué.

    Je compris alors que la haine, tout comme l’amour, ne s’embarrasse d’aucune raison. Cherchons. Encore un instant, monsieur le Bourreau. Plus tard. Parcourons. Sur l’un de ces itinéraires concédés par la Préfecture aux manifestations – je me plais en effet à chercher au sein d’une immense bête l’ambiguë protection d’un sein ou d’une vague qui m’avale, puis à la remonter à contre-courant avec toute la nonchalance requise, quand je me retrouve au sein de toute une faune.

    Boîte de Coke d’une main sandwich de l’autre, jem e fais aborder par un mielleux grand escogriffe qui m’a repéré à mon air con, et qui me persuade par boniment de pouffe de lui filer la moitié de mon jambon-beurre, et ma canette si sa gonzesse ne lui avait pas fait honte. À peine tiré de cette galère de tante c’est un autre congénital qui me hurle en pleine tête on va tous vous casser la gueule je fais répéter on va tous – pourquoi ? Je lui demande – et mon con me balbutie ben je sais pas et se casse précipitamment.

    Le taré qui venait me hurler dessus par dessus la porte des chiottes ne savait pas non plus pourquoi il voulait me tuer. Je suis ressorti passer ma gueule par l’ouverture et j’ai hurlé MORT AUX VACHES ! - un mugissement m’avait alors hué d’un bout à l’autre du périmètre de la cour sous les trombes d’eau – la sonnerie du Jugement Dernier dispersa dans l’ordre la meute jouissante, car la foule reste essentiellement lâche.

    Mais quel petit morveux de 13 ans peut bien savoir de tout cela.

    Et de quelle basse revanche le même, à l’âge paraît-il adulte, ne se repaît-il pas lorsqu’il peut à son tout humilier le plus faible : virage d’un merdeux à mobylette à 20kmh dans le gravier, cassage de gueule et je lui tends la main : «pas fait mal ? » il répond « Ta gueule » alors j’ai joui

    Ou encore – roulant à mon tour au-dessus d’une cour j’aperçois une fille de treize balais qui fait la ronde avec des petits, j’envoie de ma selle un beau sourire sympa pour avoir conservé l’enfance – mais c’est pris pour mépris et la fille baisse les bras d’un seul coup vexée comme une poule qui pète et même si la danse a repris, plus jamais après moi elle n’aura dansé.

    Ainsi la route de Branne fait-elle affleurers nos souffrances, infliges ou reçues : de ce pauvre G. D. que je fis monter sur l’estrade comme au pilori, le désignant d’un doigt tremblant de fou, pour m’avoir adressé quelques vagues quolibets, à cet autre garçon qui m’entortilla dans une courroie de store (je hoquetais de rire) - était-ce un comportement normal de prof ? « La seule présence de l’élève F. empêche à la lettre le cours d’avoir lieu - « Comment voulez-vous, madame, que j’accepte votre fils dans mon établissement ? - mon petit martyr a vite trouvé un bien meilleur collège – ces fameuses « scolarités brisées » par « un prof-qui-peut-pas-me-blairer, à d’autres !

    Telle est la route de Branne, débordant de partout le projet primitif : chaque site rappelant son souvenir - « Le Moine » du Mounan où nous avons fait halte, toute une troupe de joyeux cyclistes élèves et profs mêlés. j’ai photographié deux petites élèves qui m’ont gratifié d’un récital de moches grimaces ; au château de Montaigne, que la guide prononçait obstination Monthéééégne, je me suis fait recadrer sur la noblesse du maître des lieux, légalement acquise par l’arrière-grand-père dudit – et PAAAF claqua un con de collègue. Vexer, ou être vexé, to upset, or to be upset, that is the question,

    c’est tout un art, savez-vous…

    Un jour j’avais suivi ce grand connard en babillant à grands moulinets de bras Ça ne l’intéresse pas je me suis pétrifié sur place, épouvanté – tandis que cet abruti, avec la perspicacité d’un couvercle à poubelle, détalait à grandes enjambées en opérant une débile équivalence entre clown et pédé. Il s’était vengé croyait-il, au château de Monthégne, comme le p rononçait la guenon du cru. J’avais confondu grand-père et arrière-grand-père du grand homme. ET TOC me retoqua-t-il. Pauvre con.

    Combien de fois ne se méprend-on pas à des grimaces ? Que deviennent sous les soupçons ceux qui ne veulent que montrer, démontrer leur sincérité? C’est alors que le plus franc devient faux, que le plus innocent bascule vers le ridicule. Le leur. Comment sait-on tout cela dans ses vingt et trente ans ? Les Candides sont longs à grandir. Ils n’ont pas le comportement dit normal. Ils ont des réflexes faciaux mais passe encore à s’y tromper, ô citoyens tout venant. Nous mêmes y succombons, pardonnons-le…

    Ce manque de clairvoyance envers autrui. Se peut-il que nous soyons tous aussi cons ? Que, je je je, moi moi moi, sois incapable de concevoir une différence entre les êtres, et me figure le seul existant, soit,mais pourquoi les autres pensent-ils de même ?

    Attention, attention.

    J’introduis ici un nouveau personnage. Il s’appellera Manuel Jeanloup. Il aura perdu sa mère à quatorze ans, l’âge auquel n ne se remet de rien. Il sera scandalisé que je je je le colle ICI. Malgré les déformations. Malgré les détournements. Et mes calomnies. Certains éléments resteront si précis. Il ne pourra pas ne pas se reconnaître, et tous croiront que c’est moi, moi qui dis vrai. MJ grave sur cuivre. Un graveur sur la Route de Branne. Il habitera au cœur de l’Entre-Deux-Mers. Nous lui feront subir chaque mois une grosse injection de Produits Équillibrants commençant par un x. Il est devenu fou suite à la tumeur cérébrale, celle-là dont sa Mère est morte. Il s’était mis à boire avec elle à la santé de la mort, dont elle savait parfaitement la date – une infirmière, pensez… à la cuisine on roulait sur les canettes.

    Elle fut baptisée par les Mormons même. Son fils Manuel envisagea de l’enlever de nuit de la clinique où son corps reposait dans la glace. « J’ai voulu » dira-t-il « consacrer des fortunes entières à la cryogénie » mais il n’avait pas le sou. Il pria le Golem. Il me taxera d’affabulation, menacera mon existence. Il aura massacré à coups de hache un piano droit que j’aurai confié à la Communauté, aux temps où les nouveaux prophètes refaisaient le monde. En attendant que le monde fût refait, nous accédions (pronom mystérieux) aux bâtiments par un embranchement de la Route de Branne juste après le château de Tizac.

    Sur les ruines du donjon j’ai déclamé Nicomède.

    Et nous parvenions (suive qui peut) à la demeure de Cécile, sept ans, cherche petites amies. Nous avions lu cela, suivi les indications, Arielle et moi, et le piano sur la plate-forme, calamiteusement ligoté de toute part. Sur le côté du bâtiment, longée la lisière d’un hallier (à vos dictionnaires), nous parvenions à ce tombeau, de plein air. Les esprits du tombeau venaient planer sur nous à nuit tombée, au-dessus des Enfants dont nous modelions l’âme, Jeanloup Manuel et moi, plus Arielle et tant d’autres humains de passage.

    En contrebas s’étendaient d’autres maisons, fermes imprécises et plus neuves, où l’on battait les enfants « Ils sont fous les voisins ! Ils battent leurs enfants ! » disait l’un des nôtres, qui plus tard fût violé par son père et ne parla plus. Mieux vaut battu que violé. Si si, croyez-moi. Là-haut chez Manuel qui n’était pas le père, la vétusté refusait le chauffage et le tout à l’égout, souvienstoi mon ange nous allions chier dans les bois, le rouleau à la main, éparpillant nos résidus tout autour du tombeau dans un redoutable rayon.

    Outre Manuel le Graveur logeaient céans le Musicien Louchon (basse) et Marie Herri Batasuna en cavale, Benoît massacreur de saxo sur le toit, Satia initiatrice de garçons de 13 ans dans la grange – quelle chance pour eux tiens, si j’avais profité d’une fille de 20 ans pour me tâter les couilles à 13, je n’aurais pas eu besoin de me branler avec le fils du fermier.

    Saviez-vous que les garçons réagissent différemment des filles ?

    Que ce qui démolit les unes les fortifie, eux ?

    Ça alors ! Ah ben ça, alors !

    1

    trou,fût,tromblon

  • RETOUR A ST-FLOUR

     

    C O L L I G N O N

     

     

    R E T O U R  A

     

     

    ST-FLOUR

     

    Tous mes chapitres portent des numéros de rois

    All my chapters are numbered kings

     

     

    CHAPTER THE FIRST

     

    J’écris par erreur et par obstination

     

    Description

    Trottoir cannelé sur caniveau sale. Une pantoufle en surplomb : placide, Ripa, à trois pas de sa porte, un chat gris sur l’épaule. Une ville en forme de cœur serrée sur l’éperon Planèze. En bas le Lander sous-affluent du Lot, qui déborda l’an passé. Une sous-préfecture du Massif Central, sept mille habitants, quatre écrivains. La vie s’effondre comme un fleuve, tout contre nous, obstinés, têtes basses.

     

    Identité

    Ripa, la Rive. Il se débarrasse des prospectus : « La Course aux Ânes », « Flambourg dynamique, Bal Mousse au Naïte »- je ne veux pas que ça vive.

     

    Température. Date

    6 degrés. Dix avril 2002. 900 mètres d’altitude.

     

    Description (le personnage)

    Un nez, dont le bord inférieur (de profil) évoque la courbe d’un canif ou ganivet a écaler les noix. C’est emmerdant les descriptions. Toutes les filles me l’ont dit. Elles qui passent bien vingt minutes par jour à se branler ne vont tout de même pas en perdre dix à lire une description.

     

    Âge – Domicile

    53 ans. A toujours habité mettons rue St-Jean, n° 43, Flambourg, quartier Banclou, sur le plateau. À Banclou, pas de conflit. Juste une petite envie d’assassiner sa tante, quatre-vingt six ans, sur son lit. Tous félicitent Ripa de son dévouement, il ne lui reste qu’elle, grabataire, exigeant des soins constants ; il a obtenu de l’hôpital Montieux (Fermons-l’Écran) un lit médicalisé qui se monte, s’abaisse, s’incline, comme chez Nègre, le dentiste. Ripa aime bien sa tante : rien que du matériel de pro. Il compte bien qu’elle durera le plus de temps possible (indépendamment de sa pension, qui passe toute en soins) ; il ne chauffe que la pièce, à gauche, où elle végète, avec le feu dans l’âtre – et comme il a bien refermé dans son dos, le voici qui prend l’air, en pantoufles, sur le pas de sa porte.

     

    Menus

    Ses menus ne varient pas. Longtemps, un employé apporta de petits repas tout cuits. À soulever successivement les couvercles, l’odeur s’élevait, délectable :  « On en a bien assez pour deux. » Le plateau vide était repris le soir, sans corvée de vaisselle. Mais Ripa s’est vexé. Il a fini par refuser « la charité ». Il s’est mis à la cuisine. La tante en sera peut-être bien morte (adhérences intestinales ? ...ravioli à tous les repas.

     

    CHAPTER THE SECOND

     

    Organisation

    Ripa se paye une infirmière à mi-temps, à mi-coût avec les Services Sociaux. Il ne pourrait se passer de Firmine, quand on soulève la tante paralysée, qu’on la repose sur sa couche bien propre. 

     

    Culture

    La Maison de la Presse est sise au coin de la rue du Gu, entre deux murs en angle et trois tourniquets de cartes. Le proprio, c’est Servandeau. Ripa fait son entrée, son chat sur l’épaule : pur bâtard qui crache, noir et blanc à longs poils, Louksor. « La Montagne ! - Un euro 10. Qu’est-ce que c’est ? - Un autre chat, pour remplacer celui d’avant. Perdu à Pampelune, coursé par un chien fé-roce. Foutu pour foutu, il a préféré sauter par-dessus le mur de terrasse dans les branches d’arbres, en contrebas. Je ne l’ai jamais revu. »

    Ici tout le monde se connaît.

    Le chien de Servandeau se redresse en gueulant : pas le même fumet. Servandeau tend le journal et rend la monnaie.

     

    Description, II

     

    Julien Servandeau : grand, mou, 56 ans, lunettes "Haphine-Monture" made in Clermont. De celles qui vous renvoient,, sur du tain blanc, votre propre image :

    insupportable. Sa femme Greta, petite rousse et maniaque, se précipite pour vous rajuster sous le nez, dans l’étalage la revue que vous venez de feuilletere.

     

    Vie privée

    Les Servandeau habitent sur place, un petit réduit avec canapé, réchaud. La maison de campagne est loin. Ils ont fait venir une table, un buffet bas. La nuit, Servandeau pose son bijou de poitrine en argent (le bijou) sur le dessus du buffet couvert de linoléum. Le lit n'a pas de pieds. Il est à même le sol, dans une pièce sans fenêtre.

     

    CHAPTER THE THIRD

     

     

    Servandeau at work

    Servandeau travaille dur. Les journaux sont reçus à sept heures. Il les place en rayons, les pose à l’endroit s’il y pense. La boutique ferme à 7heures. « Me voilà en retraite » dit-il. « Ça me laisse plus de temps pour visiter ma tombe. » La dalle porte son nom, né le tant, tiret d'attente - et l'épitaphe, plagiée sur un tombeau de Quinsac : HOMME DE LETTRES. A cent francs la lettre; 1400F ("plus de deux cents-z-euros" (il fait la liaison) "en monnaie d'Occupation" (sic). Des contes moraux de Servandeau paraissent dans Feuilles d'Auvergne. Mais il n'a garde d'abandonner son comptoir. Il reçoit le client, lui vend, le remercie : "On ne prend jamais sa retraite", dit-il, "dans le commerce".

     

    Dessin, lecture

    Derrière son comptoir, aux heures creuses, il dessine des tombes. "Désir d'indépendance" disent les pédopsy. Mais à cinquante-six ans ? Ripa cependant, sortant de sa chambre-hôpital, achète sa Montagne. SERVANDEAU s'est plongé dans un "Poche".

    RIPA

    Fais voir ?

    SERVANDEAU, présentant la couverture :

    Ernst Jünger.

    "C'est bien", pense Ripa ("...pour un marchand de journeaux").

    Le lendemain, Servandeau lit un autre livre. Mais il se dérobe : "C'est sans importance" - il ferait beauvoir qu'un Ripa contrôlat ses lectures ! Servandeau collectionne aussi les grands titres de journaux : "Coup de grisou en Chine", "Tsunami en Indonésie", "Ecrasé sous son tracteur retourné". Il colle ces manchettes dans un classeur.

    Sur un carnet à part il note les Prophéties de Nostradamus ; beaucoup servent plusieurs fois. Servandeau et Ripa se connaissent depuis quinze ans. Ils haussent les épaules l'un de l'autre.

     

    CHAPTER THE FOURTH

     

     

    La Toile

    Flambourg a trois Cybercafés, en sursis : chacun s'équipe, ici comme ailleurs. Serrvandeau choisit le plus sombre. Au fond d'un boyau garni de "moniteurs" gris (en français : screenplays) officient deux prêtresses géantes, suceuses des indigents de la com' . La première a des lunettes d'écaille, la tête à droite, elle apprend le mandarin. La seconde, tifs queue-de-vache et menton galoché : de la présence, du piquant. Servandeau découvre tout. Courriel l'enthousiasme. Restons français. Des Françaises en interface, des Belges, des Comoriennes : "Relations discrètes - Race indifférente".

     

    The girls

    Servandeau truque sa date de naissance. Pas de photo non plus - no webcam. Sa femme Greta, née Gus, jalouse et maniaque (celle qui replace les journaux) - avare ! p as prête d'investir dans l 'achat d'un P.C. (Portable Computer). Servandeau va au cyber comme on va au bordel. Il dit : "Rupture de ramettes A4 ! je fais une virée à Fermont.

    - Passe donc ta commande par téléphone, comme tout le monde !"

    Elle croit les prêtresses du Cyber-Point [saïbeur-poïnnt] incorruptibles : impardonnable... Servandeau se les tape dans l'arrière-boutique. "Autre chose que les parlotes sur la Toile."

     

    CHAPTER THE FIFTH

    Coquart and C°

    Ripa s'est organisé un roulement d'aides-soignantes. Ça permet de sortir avec Coquart, que je sais même plus qui c’est. Coquart, ex-notaire, pousse des bordées de jurons tout bas : « Quarante ans que je me suis retenu. Je vais me gêner ». Coquart est tout petit, tout jaune, comme Feu Mitt’rand. Il n’est ni prêtre défroqué, ni fils de prêtre (des bruits courent ; les mêmes que sur Baudelaire ; Coquart tient des fiches sur tous les bruits qui courent).

    Il habite une magnifique maison place Ste-Ischrine avec de splendides caissons de plafond, qu’on regarde en contre-plongée de l’extérieur, par les fenêtres.

     

    Distraction

    Promenade avec Ripa place des Brilles, face à l’Institut Selvat. Ils s’assoient tous les deux sur le banc, tous journaux dépliés (La Montagne, Le Centre, La Pinachval) devant les yeux, matant les filles à travers les trous. Des journaux. Ils se relèvent en craquant des genoux, replient leurs envoilures en grognant contre les culs-bénits. Chez Coquart ils boivent de bons coups de Floch de Gasc, Me Coquart jure. La place des Brilles donne en terrasse, vers l’est, sur le ravin de Serres-Salles aux flancs couverts d’arbres et de prés. Tout au fond c’est la Maronne, affluent de la Cèze. À l’horizon, le Cantal qui s’étage, mauve, pourpre, poulpe.

    Par temps de neige tout étudiant transgenre serait transporté, pas la peine de rester perclus sous La Montagne en bandant vaguement. J’sommes ben d’accord dit le notaire.

    Autres distractions

    Ce n’est pas ce qui manque. Ni ce qui abonde. Ex-Maître Coquart, de mèche avec « Jean-Claude Auxbois, Biens et Propriétés », se fait confier des trousseaux de clés. Bien des vieux crèvent, dont les enfants ne se dérangent même pas pour l’héritage : « Trop de frais, trop de réfections ! » Alors Coquart et son con plisse, nuitamment, s’introduisent comme des gueux dans les demeures branlantes : « Un pays qui crève ! - Eh ben tant mieux !  - Je quitterais bien ma vieille tante ! dit Ripa. « Achève-là ! » jure Coquart. Passant devant l’agence Auxbois, Ripa salive devant ce qu’on vend, et les prix hors de prix, émoluments compris : « Tout croule dedans bordel » avertit le notaire, déchargé de son devoir de réserve.

    Ex-Me Coquart ne sous-prête pas ses clés. De nuit les fentes des volets tracent des raies sur les parquets, les murs vides résonnent, Ripa se sent chez soi. Il ne se confie pas au marchands de journaux (Le Centre, Bitachval), Marcel Servandeau : ce dernier préfère les tombes, à chacun ses manies ! Les retraités occupent à présent la place et l’emploi des princes et princesses de jadis, qui avaient tout loisir de vivre des tragédies d’amour. « Je ne veux rien savoir des jeunes de Frambourg » dit Ripa. Les visites clandestines se prolongent. Les lattes de parquet craquent. « Et le chat sur l’épaule ? » Il ne bronche pas.

    Son nom est « Kraków », prononcez « -kouf » à la polonaise : « Cracovie ».

    Un gros chat gris à longs poils, avec de grands yeux dorés.

     

    Dernière distraction, « la plus nulle mais pas la dernière », least but non last

    Ripa, dans les appartements déserts, joue à l’aveugle, déambulant de long en large, Kraków sur l’épaule. Le maître du chat repère le notaire à sa résistance magnétique, à la crispation des griffes sur l’épaule : »Si je me crevais les yeux, cela m’avantagerait ». À dix ans il lisait Contes et légendes tirés de l’Antiquité classique : « Je serais » dit-il, « aveuglé comme Œdipe » - il prononce « é- », comme il convient (ésophage, fétus, Édipe ; écuménisme, énologue.

     

    CHAPTER THE SIXTH

     

    Dévotions

    Servandeau fait ses dévotions ; lui l’athée, à Ste-Istrine-Bas-de-Pente,il s’agenouille et il croit croire. Une église « Napoléon III », aux vitraux laids, pour prier les yeux clos. À genoux bras en croix sans voir ni être vu dans l’absidiole, pas même du curé qui joue au foot à St-Bastien avec les minimes. Ou à plat ventre sur le pavé. L’inconvénient est de ne pas savoir où tourner la tête, car, sur le bout du nez, c’est intenable : à droite comme à gauche on attrape des crampes, sans pouvoir jouir de son sentiment de déréliction (« sentiment d’abandon, de privation de tout secours »). Il faudrait un bourrelet de tête, qui laissât sur le devant un espace pour l’appendice nasal, qu’il porte long et bourguignon. ; s’il était vu ne fût-ce qu’une fois par Servandeau, adieu vente de journaux. Mais où qu’il soit, fût-ce au comptoir, Servandeau récite trois Je vous salue aux trois angélus, matin, midi et soir, trois fois trois coups suivis d’une courte volée de cloches enregistrées ; l’angélus fut institué l’an quatorze cent soixante-et-un par le bon roi Louis XI, classé parmi les Pères de l’Église à la Bibliothèque monacale de Belloc (Pyrénées-Atlantiques).

     

    Autres superstitions

    À Nuestra Señora del Pilar de Zaragoza, le notaire en veston, l’avocat, touchent au matin l’énorme clou sanglant des pieds du Christ et se signent, la bouche, le front, pour dès l’aurore être inspiré de Dieu. À la Basilique de St-Antoine à Padoue, les fidèles font des vœux, priants et tête basse, la main plaquée de toute la paume sur la paroi tombale du saint. Servandeau se rend Pont du Drer où pendent au-dessus de l’eau les poivrières. C’est là qu’en treize-cent soixante s’enclosaient les pénitentes, juste nourries par un jour-de- souffrance, pissant er pourrissant sur place pour expier les péchés du monde. Servandeau fasciné s’accoude au parapet, regardant sous ses pieds filer l’affluent païen, tandis que « nos curés jouent au foot et répètent « Dieu veut que nous soyons heureux ».

    Car si en vérité corps et crampons de foot sont rédimés par l’Incarnation, à quoi bon les religions. Le pont du Der conserve deux cellules en pierres noyées par les crues avec leurs occupantes. Certains ans de grâce le courant ne montait qu’à lèche-fesses, de quoi nettoyer la sainte merde. Et c’est ainsi que Dieu est grand.

     

    Massacres

    À dénoncer : l’abbaye romane d’Urbanville (Oise) est défigurée par une pyramide de gobelets de plastique sales, juste devant le porche.

    À Cormilly, un sombre connard a bouché les abat-sons du clocher avec des planches de chantier : les  « vitraux » de Soulages, obstruant de leurs fades laideurs lesbaies médiévales. Et 4€ la crêpe.

    Malgré cela, à St-Flour, s’incline en porte-à-faux une magnifique, fine et provisoire forme en fil d’acier, gracile, inaltérable, inclinée là de toute éternité ; éphémère au seuil de l’inaltérable.

     

    CHAPTER THE SEVENTH

    Réunion

    Chez Coquart se réunissent Madame et Monsieur Coquart ; les Servandeau, quatre hommes et femmes scrutant toujours l’Homme au Chat sur l’Épaule, Ripa. Forte circulation de bons vins et de Verveine du Puy. Un chat se porte sur l’épaule ou en terre. « Plus jamais de chat », dit l’épouse Servandeau qui souffrit tant lorsqu’elle inhuma, en fond de jardin, son regretté Birman mort faute de soins : Greta Servandeau née Güs, d’Abyssinie. Amélie Coquart née Guibaud révèle ou confie : « Ripa cherche femme ».

     

    Mariage

    À plus de 50 ans, la chose est plus facile qu’à 25 ou 30 : « Il n’y a plus de jeunesses. À 25 ans, elles sont toutes en ville. On ne trouve plus ici que des hommes. Culs-terreux costauds et célibataires,voir ces bites à l’air devant les K7 porno ». « L’homme au chat trouvera », c’est la sentence admise. La revue des princesses à prendre est vite faite : ce sont des rougeaudes, grasses et laides. D’autant plus difficiles et revêches, comme il est de rigueur, qu’elles tiennent à être aimées pour elles-mêmes, comme au bon vieux temps. « Ce qu’il faudrait à Ripa, c’est une infirmière » dit Greta, « qui le prenne par la main jusqu’à la Section J » (cimetière Ville Haute).

    - Je n’aimerais pas justement » coupe Coquart, « une infirmière qui m’aide à mourir. Elle ne voudrait pas se toucher devant moi. Elle m’angoisserait jusqu’au dernier moment, comme elles font toutes ». Il se souvient avec émerveillement de la séquence de What ? (1972 Polanski) où le vieillard expire en contemplant de près l’origine du monde : « Que c’est beau » murmure-t-il, avant de retomber mort. Amélie née Guibaud le fait taire.

     

    CHAPTER THE EIGHTH

    De la femme. Des hôtels.

    Ripa se détache de sa grabataire. Tout l’héritage en effet file dans les soins et frais de garde. Il part coucher au Terminus, en face (l’établissement n’ouvre plus que quinze jours par an, pour causes touristiques) – une chambre avec le chauffage et l’eau, juste la place pour un lit et le lavabo. S’il déplie ses jambes ses pieds sont dans le lavabo. La tenancière et sa fille survivent méfiantes et seules, grosses et rouges. Retranchées à l’entre-sol derrière leur comptoir à rabattant, sur l’escalier juste après le tournant des chiottes en montant. Ripa ne les connaît que par ouï-dire. Il entreprend mère et fille – il fait l’aimable. Mademoiselle de 23 ans coince un sourire dans sa gueule de graisse : « Tous les étés je vais au Club Med c’est facile pour les rencontres. Le reste de l’année je me branle ». Ça se défend.

    Les femmes gèrent leur sexe. Ripa ne s’y fait pas. Ça le désappointe. C’est un homme comme les autres. Tant de sang-froid. Tant de calcul. L’homme se sent sale. Obscur. Abandonné. Anormal. l’homme qui se branle, ça, oui, c’est de la solitude. Plus tard l’hôtelière introduit des amies, des cousines, en contrebas, par une rue où personne ne passe. « Les chats sont interdits Monsieur Ripa. Depuis six ans que vous passez devant chez moi ! ...c’est bien parce que c’est vous. N’oubliez pas votre litière ». Les deux hôtelières ont beaucoup d’amies. Ripa s’imagine bien des choses. Mais pas toutes.

     

    Photographies coquines

    Chez Coquart il montre ses photos : « Chambre 6 ». L’hôtelière a des caméras cachées. Le secret sera bien gardé. Il faut bien que la ville s’amuse. St-Flour est petite et ses habitants ternes.

    Aucune pécheresse en porte-à-faux ne prie plus dans sa cellule au-dessus du Der. On se montre en ville certains couples, divorcés, sans avoir, ni l’un ni l’autre, déménagé. Se côtoyant comme si de rien n’était. Inertes. « Et l’on s’étonne, dit Servandeau, que les ventes de fictions soient en chute libre ? » Lorsque Ripa n’est pas là, chacun regarde les autres photos, les clandestines, celles qui sont prises du plafonnier : « Ripa drage », « Ripa se couche », « Ripa s’endort ». Greta, née Gus, épouse Servandeau ; Amélie Coquart, née Guibaud, entre elles, après le dessert, jugent ce client d’hôtel immariable. « Imbaisable », dit Servandeau.

     

    CHAPTER THE NINTH

    De la retraite

    Rien, du comportement de Ripa, n’implique dépression ni souci : pour lui un chat d’épaule, quand d’autres se contentent d’une casquette de marine à galon dédoré, achetée en brocante : c’est Coquart. Ils vivent retirés du monde, c’est toujours vivre au même endroit. On n’imagine pas l’horreur que c’est de toujours vivre au même endroit. Le bienfait, aussi. La douceur curative de l’argile natale. Ces prolongations que l’on joue, ces arrêts de jeu, jusqu’à la fusion du moi, jusqu’à l’aplanissement de la tombe : l’extrémité du monde est une Sous-Préfecture. Avec jardin public pour le chien.

    Ripa ne bouge pas. Le chat grogne et détourne la tête. Acculé à Saint-Flour, coincé au fond de soi, même pas malheureux : Je n’ai pas cet honneur, dit-il. Ses interlocuteurs ne comprennent pas bien. On le prend pour un modeste. Ou un orgueilleux. « Vaniteux », dit Servandeau. Fuir loin devant soi ? « C’est bon pour les gros budgets » . Ripa ne s’abîme que dans ses contemplations – je ne contemple rien dit-il aux femmes trop curieuses, j’habite Hôtel Terminus. Les épouses échangent un coup d’œil.

     

    Hôtel Terminus

    Il en existe un peu partout en France : « Enfin on se sent chez soi ». Au bout du monde. Il n’y a pas d’ « Hôtel Bout du Monde » - on appelle ainsi des culs-de sac ou reculées, terminées dans le Jura par un demi-cercle de falaises. Le Terminus de Saint-Flour a pour grave défaut la dureté des lits. De vrais battants de portes, sous des matelas raides et maigres. Ripa y transporte une couche de rab, en mousse, et cale dans son dos les deux oreillers de l’armoire. La télé là aussi a tué toute solitude. Le grand nivellement commence avec l’écran dans l’angle en haut à gauche, au-dessus de la salle de bains « avec un s, parce qu’on prend plusieurs bains » - nous ne sommes plus au temps du crottin de chevaux.

    Il allume, éteint, somnole, se promène en ville à l’heure du ménage, revient parfois chez lui où l’entretien du lit médicalisé lui coûte un bras – Ripa fuit par tous les trous. « Irresponsable » dit Servandeau. St-Flour comme ville étrangère, aux Éditions des Trois Colonnes. Il ne rit pas, au fait.

     

    Ce qu’il voit

    Je vois des fantômes, confie-t-il aux commerçants. À Servandeau, amateur de tombeaux. Qui n’est entré chez lui qu’une fois, jetant sur la gisante un œil effaré (« je ne fais que passer ») (quatre bosses sur un lit, juste les yeux ardents et noirs, balayant ou fixant dans la terreur spectrale de ceux qui bientôt ne verront plus rien). Plus, pour l’homme-au-chat (la bête calme, en équilibre) des fantômes de soi, de tous ses âges, surtout quarante et cinquante ans, depuis qu’il s’est collé là, pour l’interminable, dispendieuse agonie.

     

    Ce qu’il ne dit pas

    Spectres, chaînes, linceuls, portes ouvertes d’un coup ? « activités sismiques » plutôt où Ripa sauverait des victimes, imposition des mains, refoulant la presse, aidant à naître des morses en bassins, renflouant des baleines échouées) – sommeils endoloris sur la plancje atrocement mal matelassée.

     

    Lectures

    Assis quand il fait beau sur le banc de la place, le seul qui soit de bois non de ciment, avec de vraies échardes, la planche du milieu juste affaissée, tournant le dos à la Sainte Institution de l’Assomption, sans les filles, Ripa ne lit pas La Montagne sur le banc de bois mais des romans de Blouses Blanches, internes et toubibs de la Salpêtrière ou de Cochin : Corps et Âmes, Van der Meersch, 1943. Toute un tradition de romans médecins, Slaughter, Konsalik, jusqu’aux Nous Deux pour branlotines. Et pas de grabataires : rien qu’un beau nœud de conflits d’influences, de successions de mandarins. Entre audace et routine (substituer aux suralimentations de tubards le seul vrai traitement qui sauve ; lutter contre l’hydre Sécurité Sociale, qui permettrait aux pauvres, même immoraux, de contracter syphilis et blennos en toute impunité.

    Tout le monde crèverait. On s’habituerait. On enjamberait les cadavres. Comme à Calcutta. Ce serait le progrès. « Je confonds les personnages » dit Ripa au boulanger, qui ne sait pas de quoi il parle. Ripa dédaigne de préciser. « Un original ! Un orgueilleux ! - C’est à cause de la Vieille Infirme ! - Moi je l’enverrais en établissement. - À Aurillac. - À Montpellier. - Elle serait déjà morte. - Pour ce qu’elle vit... » Ripa lit sur son banc.

    Les fantômes de la Résistance 

    pleur,pleut,pleutre

     

    Dans le coin sud-ouest du foirail, le monument aux morts, des plaques de marbre de bric et de broc. On a résisté ici : Mont Mouchet, 120 morts, sans compter les civils fusillés. Quarante noms ici dans la pierre noire : EUGÈNE PAPON. Sans lien de parenté. Il n’est pas de St-Flour ce Papon. Tous les noms regroupés sur le foirail, à côté du banc. Dans Corps et Âmes un toubib fait l’opération de trop, celle qu’on n’a pas su refuser à sa « grande expérience », qui tue la femme d’un confrère. « Docteur, tu trembles, ton bistouri n’est pas un hachoir » ;

    Effractions

    Pensez, avec des lectures pareilles. Avec une vie pareille. Tous ces fantômes. Ripa visite les maisons vides, par effraction, le chat sur l’épaule comme empaillé de salon désert en chambre morte au papier cloqué de moisi, sous les biseaux parallèles des persiennes closes. « Tu les verras Coquart mes fantômes, si la lumière baisse. Quand passent les nuages. » Coquart pouffe : « Je suis là, un mère soixante et tout vaillant ! ...Si tu venais la nuit, je ne dis pas ! » Coquart visite de nuit, pour lui seul et sans lampe, ce que Ripa appelle « hors piste ». C’est pour ne pas alerter les gendarmes.

    Qui achèterait des maisons où des dingues se baladent pour l’émotion ? « Des Hollandais, des Anglais » Coquart, au commissaire. « On vous relâche Maître Coquart, tout le monde se connaît, mais faites attention ». Les Van der Meersch par exemple, emménagés depuis juin au-dessus de St-Ferrol, ils n’en ont jamais ressenti, de « présences », eux, mystérieuses ou non. « Les présences, c’est nous ». Avec leur accent Gouda-Mimolette. « On va, on vient, on claque les volets le matin, on va chercher notre lait, notre beurre. On est très heureux ici. Vous habitez un superbeau pays ». Bien assimilés, bonne langue française, aucun lien de parenté.

     

    Un monde dans la tête

     

    Corps et âmes est nul. Je n‘en lirai pas d’autres – ainsi La maison dans la dune. Un grand succès de 1932. Van der Meersch mourut en 51, à 44 ans et demi – tubard ? « Et Servandeau est pire que moi » confie Ripa aux infirmières. « Servandeau » (baissant la voix) « va dans les cimetières, il note tous les morts sur un carnet, il fait des statistiques : les dates, les âges, les sexes… un malade ! » Nul ne fait plus attention à ce que dit Ripa, ni à ce que dit Servandeau. Des originaux. Il y en a plein des comme eux. Les gens qui sont choqués passent leur temps à dire qu’ils ne le sont pas.

    Ils pourraient le faire interner. Le jour où Servandeau a fait le tour de la gare, qu’il est régulièrement question de fermer, avec son carnet, son stylo, son appareil photo. Il a tout épluché, tout photographié, les guichets, les quais, en prenant des notes et même des mesures. Peut-être qu’il va partir ? ...que la gare va fermer, définitivement, et qu’il s’en porte acquéreur à titre privé ? « ...et les rails ? » - rumeurs, rumeurs…

     

    CHAPTER THE TENTH

     

     

     

    Personne à St-Flour ne visite le Dieu Vert, à Notre-Dame-des-Laves ; on ne va pas voir ça, c’est pour les touristes – mais on sait qu’il est là, Protecteur : le Christ d’Émeraude exhibé dans sa crypte, 50 centimes la minute la Très Sainte illumination. Les Sanflorains n’entrent jamais là. Ripa, Servandeau, Coquaart, n’ont aucun don particulier de la prière. Ils n’obtiendraient rien : anticléricaux, ils matent à la sortie les externes et demi-pensionnaires du Polyvalent ou de la Conception rebaptisée l’Anticonception. Vautrés sur les bancs. Le 23 décembre, quinze Espagnols paumés descendent de leur car en frissonnant, flanqués d’un guide, et nos trois compères les suivent, graves, emmitouflés, tout ouïe.

    Greta née Gus, épouse Servandeau, vend des souvenirs dans le courant d’air, près de la sacristie de St Nicolas. « Vous ne venez jamais me voir, lâcheurs, instruisez-vous un peu ! Visite pour tout le monde, je reprends le stand tout à l’heure. Allez, Palais du consul, Musée populaire : tous de corvée ! » Le Palais des Consul(s) a des pièces très sombres. Greta commente pour les trois Français, à peine auvergnats, tandis que l’interprète trompette le cervantès comme un canard. Les lits d’époques sont solennels et rechignés, tendus de vert lourd et de dorures passées. Les lissiers savaient ce qu’ils faisaient. Ils vivaient ceints de murs ou de falaises : du solide. Nos lascars pris au piège laissent un maigre pourboire ; Greta joue le jeu : « Au musée ! » Tous s’y rendent, Espagnols compris.

     

    Musée

    Sur des clichés sépia trônent de sombres rangs de carcasses cantalaises, viellant, guinchant, s’amourachant et s’accouplant, non sans passions épiques et enlèvements cavaliers, vengeances et palpitations de cœur, comme au pays de Gaspard des Montagnes : Ripa se souvient, pour la vie, de la belle Anne-Marie, en ces temps où déjà les peaux des femmes, chose incroyable ! étaient aussi souples qu’aujourd’hui (momies de Thérèse ou de Soubirous sous leurs bières transparentes), aussi sucrées, cédant aussi volontiers sous le pouce de l’amant. Comme à présent.

    Telles sont les pensées qui vous fixent devant ces photographies raides aux sels corrompus, racornies sous leurs triangles de maintien.

     

    Cire et cercueils

    La salle des armoires bruit d’échos retenus, tous meubles alignés comme au magasin, rapetassés, vétustes et capturant sous l’encaustique le tenace effluve du vermoulu. Les charognes des aïeux tenaient à l’aise dans des cercueils étiquetés « Coffre à linge Pierrefort 1842 », « Chiffonnier Condat 1775 ». Le planchers rebondit sous les talons castillans qui les parcourent comme autant de pontons fléchissants. Les trois retraités de France n’en font plus qu’un, tels ces trois messagers de Dieu chez Loth le patriarche. Ainsi s’instruisent les sexagénaires de St-Flour.

     

    Le retour du guide

    Gréta née Gus après son service descend l’escalier monumental prenant derrière St-Ganzon, par où l’on dévale du Haut-Saint-Flour : larges pans de ciment, marches plates ménageant les vieux et claquant les jarrets : vaste construction venteuse ou broyée de soleil avec lacets, paliers aux bancs publics de ciment, portes opaques en planches ATTENTION AU CHIEN cachant des jardins – l’exact envers de cette ascension du Puch par le Puceau du même nom (Éditions du Tiroir

    Montée du Ganzon

    Soleil ou pluie

    Le jour et le nuitamment

    Fait crever l’vieux con

    dit le dicton. D’où la navette Haut-Bas (Autocars Ben Murat, 1980)

    Greta descend les 125 degrés. Elle est maigre et garde les cheveux en brosse. On ne la drague pas.

     

    Guillemets

    « Tant de grouillements ne sauraient rendre la vraie vie de St-Flour, sous-préfecture dynamique et regorgeant de toutes sortes. Qui suis-je, qu’un putain de défigurateur ?

     

    Panorama

    Ripa, gardien de Tante, se fait épier. Je crois, volontairement. Ne prends toujours pas femme. Rappelons que la courbure inférieure de son nez figure exactement le ganivet poitevin. L’habitation de cet « homme au chat » comprend trois pièces, dont une à l’étage. Personne n’y est admis. Près de l’âtre en bas, enflammé l’hiver et l’été, gît la vieille paralytique sur son lit orientable, financé par la SS, en français « Sécurité Sociale ». La pièce à main droite croule de livres où surnage un piano immobile et muet. Un soir qu’il fait bien sombre, Servandeau et son compère, Coquart, s’introduisent dans le vestibule : à gauche l’âtre donc et ses ombres mouvantes, la Tante endormie respire bruyamment.

    Montant sans bruit l’escalier dans l’ombre, ils sont surpris à mi-volée par le soudain tintamarre d’un accordéon : musique joyeuse et déplacée, avec trilles et tremblotements fébriles du Folklore Serbe. Ils se figent. De l’autre côté de la porte en bois, Ripa chante soudain, nasillard et métallique, poussant sa voix de toutes ses forces. « C’est du serbe », décide Coquart qui n’en sait rien. Le chanteur invisible se fait pathétique, l’accompagnement se résume à de gros soupirs de basses rythmées sur main gauche ; les trois auditeurs profitent d’une puissante reprise à trois temps pour dégringoler puis disparaître : la vieille ronfle, porte ouvert, à tout venant.

    Coquart et Servandeau alertent leurs honorables épouses, qui jurent le secret, quoique le son de l’instrument, vraisemblablement déterré du débarras, couvre tout un quartier de Ville-Haute. « Décidément dit Servandeau nous le connaissons mal. » Bientôt, les rares épousailles du pays accueillent les talents du nouvel instrumentiste, et couples cantalous de se démener sur les cadences de Nić ou de Novi Sad, avant de se rabattre sur les rythmes dits civilisés. Servandeau, Coquart, appesantissent leur espionnage : à peine dégrafées l’une après l’autre les bretelles du Hohner Fûnf , ils demandent à Ripa depuis l’estrade s’il ne pourrait pas réserver une soirée musicale à 4 ou 5 dans l’arrière-boutique du gazetier (ils sont bourrés à honte, comme jamais avant dans la vie).

     

    Le réfugiée

    Ripa les a rabroués, puis leur a répondu : « Les paroles, la langue sont de mon invention - mais ne me le reprochez pas : ils me prennent pour un Réfugié. Je fais semblant de mal parler français, question de bénéfices ». Ils tiennent le secret, mais pas question de récital privé. Ils se promettent même de ne plus monter l’escalier en douce : Ripa, méfiant ferme désormais la porte du bas. Certains soirs il écoute, assis dans le noir, poste à l’oreille comme en 65 : la musique arrive et s’en va, Ripa gémit pour soi un prénom jadis aimé ; si on savait.

    Si on savait on se foutrait de sa gueule.

    Déjà la femme Coquart l’appelle « Le Grand Apitoyé »...

    CHAPTER THE TWELF

     

     

     

     

    Quelques petites choses de Servandeau

    Servandeau, papetier, parfois petit dans la rête et les chaussons, se souvient des jours anciens et ne pleure pas : vérifier chaque jour, sur ses carnets antérieurs, ce qu’il a véritablement fait à cette même date telle année passée. Il empile ces agendas, ces memoranda (neutre pluriel) – autant de placentas placardés en bocaux – poussez – ne faites pas l’imbécile – ça va s’infecter – poussez donc – ne faites pas l’enfant !!! - Greta pleure, Greta est épuisée – plutôt la mort qu’un effort de plus – les Servandeau n’ont pas gardé l’enfant – observez bien ces vieux marchant à pas tordus sur la Planèze désertée d’enfants -

    Tant d’éducation si négligées, infectées, Servandeau paie très cher pour décharger son ancien temps gâté, de ce qu’il a rêvé, des listes de ce qu’il a lu au bout desquelles il crève. Il ne va plus vers d’autres, contemple au bout des bras les mains mêmes de son père et la même peau – les mêmes tavelures. Je me déferai note-t-il un jour de ces doigts gourds et des journées d’avant, je viendrai nu et pur devant les esprits des morts. Ce n’est pas une femme qui me prend la main mais la mort même, un rien, l’absence.

    « La mort et Dieu sont deux jumeaux vides »

    Servandeau n’est pas si bête.

     

    Le passé, justement

    ...Il ne lirait pas Rilke (les Conseils à un jeune poète). Il se promènerait de nuit dans les petits chefs-lieux fortifiés. Un chat le suivrait dans les pieds, Fridtjof Nansen ; il lui chuchoterait son nom sans cesse. Le Comité du Ciné-Club alias C.C.C. inviterait Bertrand Tavernier pour le plaisir intellectuel de la bibal municipale . L’Entraygues canalisée en crue aurait noyé un enfant de treize ans qui s’y serait jeté pour sauver son chien. Mort héroïque. Servandeau ne ferait rien ni ne penserait, ce qu’il appellerait les exercices funèbres. Telle Emma Bovary qui jurerait plonger dans les délices romantiques alors qu’elle se serait fait chier.

     

    Ripa-la-Rive sous les yeux de tous

    Ni rejeté ni véritablement aimé, son numéro mublic ne l’intéresse plus. À supposer que son semblant d’ami le rencontrât, que pourraient-ils se dire ? chacun sait de l’autre son goût des églises de campagne, même celles que Napoléon Neveu saint-sulpicien néo-gothique a dépouillées de tout mystère. Telle autre cependant de 1623 conserve l’inscription de son pilier commémorant trois nobles secourables aux prêtres réfractaires et pour cela guillotinés le même jour en leur très sainte compagnie. Nos héros échangent trois mois à ce sujet puis retombent dans leur silence. Sur le point de passer le porche Ripa, privé pour une fois de son chat sur l’épaule, se tourne vers l’autre pour l’inviter au cinéma.

     

    La pieuvre et le boulet

    Verront-ils cette horrible et tendre histoire où Jane soupirait d’extase au sein des tentacules empourprés ? ils n’en ont éprouvé aucun dégoût, satisfaits au contraire, purifiés de toute envie de baise. La semaine suivante ils ont vu Le boulet, où joue Romain Poelvoorde. « Le simple fait, dit Servandeau, de se trouver en salle face au grand écran, nous tient lieu d’intérêt pour de telles insignifiances ». Maia pour San Antonio, Depardieu ou pas, ils se sont endormis.

     

    Instruction publique

    Il est fortement question de replier la Sainte-Institution de l’Assomption sur Aurillac ou Thiers. Dommage : les sections de troisième circulant en ville, en rangs filles et garçons, dispensent encore « une saine animation ». Les vieux secouent la tête dans la meilleure tradition : quand les collégiens ne marcheront plus, l’herbe repoussera.

     

    Circulation

    Les routes se croisent au pied du Plateau. Tout le Conseil s’oppose à la bretelle d’autoroute. Mais bernique. Personne ne s’arrête encore, à part les indigènes. À Vermanjouls près d’ici, on n’entend plus parler qu’anglais, grec ou néerlandais. Servandeau, Ripa, Coquart, se retrouvent sue un banc, dominant le parking en plein air, à côté du débouché d’ascenseur souterrain. « beaucoup de bancs à Banfour ». - Bon titre dit Servandeau, pour un polar. Vérification faite, cette ville n’existe pas. À partir d’un certain âge, parler ou se tire, ça revient exactement à la même chose. « Je crois que c’est dans Cinema paradiso précise le notaire qui a des lettres.

    Mais c’est bien lui le plus bavard.

     

    CHAPTER THE FIFTEENTH

     

    « Sur le banc »

    Ce qui surnage une fois pour toutes, c’est le nez en couteau de Ripa, la brioche de Servandeau, le teint bilieux de Maître Coquart, appuyés sur leurs cannes, avec une certaine avance sur leurs âges – quoique le chat soit mort : un beau matin, crise cardiaque. « Curieux pour un chat » dit le notaire. Qui est le plus bavard. La vieille tante aussi est décédée. On a renvoyé à Clermont le lit « médical » : « Dix légumes en attente » affirme Ripa. « Héritage nul ». Ripa loge presque exclusiement à l’hôtel. On peut supposer qu’il y poursuit sa petite vie sentimentale. Toujours pas marié. « T’as vu la tronche de l’hôtelière ? - T’as vu la tienne ? » (et peu importe qui le dità.

     

    Discrètes avanies

    Ripa change de chambre. La femme de ménage transporte ses draps, en marmonnant c’est un malade. Il répond vertement que s’il était une femme il se branlerait trois fois autant, et que ça ne laisserait pas de taches. Sur les bancs les mêmes propos, espacés. La fin de trois vies en patois. Les deux épouses ont gardé toute leur tête. Elles n’ont jamais beaucoup aimé leurs maris. Au boucher qui disait, à propos d’on ne sait quoi : « Tâchez d’être sage ce soir ! » la femme Coquart a lancé, bien fort , pour que toute la boucherie en profite : « Oh mais y a longtemps que c’est fini, tout ça ! qu’est-ce que vous croyez ? Entendu sur le parking d’Intermarché de Mérignac le mercredi 8 février 2006, et transporté tel quel ici même, pour l’édification des générations futures).

     

    Nuages

    Le Conseil Départemental payant une publicité à la télé : « Notre département, terre de développement ». « Département dynamique ». Ridicule – pire, absurde ; ils ne vont donc pas finir par crever, tous ces jeunes ? C’est le sentiment général.

     

     

    Enchaînement

    Courant 23 un canot a coulé sur l’Entraygues. Six morts dans les remous de la prise d’eau. La conversation revient sur le fils Chingeon qui s’est jeté à l’eau pour sauver son clébard, le long de l’Entraygue en crue. « Un beau labrador, 25 kilos ». Il trottait en laisse sur le parapet, le torrent pleins bords, la bête qui tombe en s’échappant. Le garçon désespéré qui se jette à l’eau sans savoir nager. Les deux cris qui s’éloignent, le chien et l’enfant, au fond de la nuit bouillonnante.

     

    Ciel de traîne

    « ...au cœur de la France, une région en pleine expansion, au carrefour des routes ! Venez vous installer ! » Je veux un département qui crève. Serrer les lèvres, fermer les yeux tranquille. Un bon vieux pays tranquille où l’on n’entende plus que les derniers souffles des vieux. Puisque de toute façon faut crever.

    Vérité

    Les autres vous assènent leurs vérités. Tous bloqués à leur petit niveau. À leur petit palier de vérité. Comme des ascenseurs de puits, et trônant de là-haut : « Voici » disent-ils « la vraie vérité ». Petites perspectives de philosophicailleurs, vérités de confort. Mais ils se gardent bien tous autant qu’ils sont de pousser plus bas dans la terre, ce grain de poussière. À ce niveau terrible plus personne ne veut descendre, car le Crime, la Mort, le Désespoir, y trouvent pleine justification.

    Ce sont les petits vieux terribles appuyés sur leurs cannes qui expriment la fine essence de la pensée humaine.

    Délation

    On voit dans les rues de St-Flour un petit merdeux à casquette rouler des épaules en traînant derrière lui quelques admirateurs désœuvrés. C’est lui, le casquetteux, qui a poussé le petit Chingeon à la rivière. Même si c’est faux. Il faudrait une société composée de vieux ; de morts. Un bon vieux cimetière bien rangé. La Crypte des Capucins de Palerme, avec un incendie souterrain de temps à autre, histoire de se renouveler un peu. Les pompiers s’enfuyaient en hurlant, poursuivis par les momies en flammes. Les vieux rattrapés par la brûlante actualité.

    Sur le banc la Haine du chômeur, du Beur de banlieue.

    Les parents habitent à Mauriac, 4776 habitants, Cantal. Coquart sur le banc déclenche par mégarde la sonnerie du Commissariat. Il se voit menotté, il tremble. Pandore au bout du fil sans fil répond sèchement. Coquart se confond en excuses, proteste de sa bonne foi, l’autre, excédé, raccroche. Rien de plus jouissif que de se justifier auprès d’un flic. L’anus qui mouille.

    CHAPTER THE SEVENTEENTH

    Vide-grenier

    Une immense brocante derrière les remblais de chemin de fer. C’est un vaste espace cimenté, aux emplacements délimités : A, B, C, jusqu’à la lettre O. L’alpha et l’oméga. Ça grouille ferme.

    Les vieux d’esprit farfouillent, le cul en l’air. Tendent gauchement leurs reliques aux vendeurs qui les roulent. Et quand nos trois compères ont découvert un énorme volume, dépenaillé, traduit – L’Idiot, de Dostoïevski, tous trois partent en excursion le lendemain vers le château d’Alleuze, perché sur une arête entre Drer et Entraygues. Ils y arrivent à pied en fin de matinée. Et c’est là, dans les ruines, que Maître Coquart en fait la lecture. Ils n’en sont jamais revenus.

     

     

     

     

     

     

  • Les Quêteurs de beauté

    COLLIGNON

    LES QUÊTEURS DE BEAUTÉ

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 3

     

    ARENKA 6

     

    LE TEST 21

     

    VENTADOUR 7 P. 39

     

     

    LE CHEMIN DES PARFAITS 7 P.

     

     

    LE BUCHER D ELISSA 12 P.

     

     

    LES QUETEURS DE BEAUTE 13 P.

     

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 4 P

     

     

    MACCHABEE 17 P.

     

     

    LÉGITIME DÉFENSE

     

     

     

     

     

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 3

     

     

     

     

    "Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne me surprend pas. Ainsi -

    penchez-vous un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un jeune homme espagnol.

    - N'avez-vous pas appelé la police ?

    - Que pouvions-nous faire ? "

     

    ...Tanger en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de ronds-points,

    baptisés et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le rattachement

    de la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer et Tolstoi,

    au centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par un trou du mur d'enceinte.

    Dès l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons de verre.

     

    - Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre. Ou en face, je ne sais

    plus.

     

    Le jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec trois

    camarades. La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire est différente. Deux

    autres, puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les lampes brillent. Les

    plaisanteries tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on tourne ses

    bons mots en dérision.

    C'est un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a de grands yeux

    et les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs, l'entraînent par la brèche

    avec des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.

     

    "...et il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "

    On lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire en avant, il lance des

    ruades dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé ses jambes,

    il a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont d'indignes sanglots, des supplications - les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.

     

    "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " - le pauvre jésus ! comme il était mignon ! " ¡ Madre ! ¡ Madre ! La mère ne vient pas. Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent les présé‚ances :

    à qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent l'étroitesse, d'autres le confortable,

    le jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce n'est plus drôle.

    Il n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une seule immense

    sensation confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à qui jamais plus il ne se

    confiera surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent encore à

    l'instant ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante coulée dans son

    corps.

     

    "Vous avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur cinq étages, sans

    intervenir ? À vous rincer l'œil ?

    "Viens voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant

    "Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta police ? Tu

    t'imagine qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"

     

    "...Chaque seconde durait des siècles... »

     

    "...On voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent tous, va ! Tu penses

    bien qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.

     

    ...Je jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...

    "...On serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne s'était pas fait

    enculer! "

     

    Ils me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre, s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois que les Chardit nous invitent (...)

     

    ...Pedro Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus loin possible, avec

    tout un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée - bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles étaient femmes...

     

    ARÈNKA 6

     

     

     

     

    Pour les enfants qui lisent,

     

    espèce en voie de disparition...

     

    ARÈNKA 7

     

     

     

     

    Pourquoi chercher dans les rénèbres ?

    Je suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,

    Resplendissant chercheur drapé d'obscur,

    Alambic cérébral des céréales d'or.

    Pour moi, prends ce balai de caisse claire

    Et conduis-le au sein du tambour,

    Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.

    Un rien suffit à Dieu : tout s'effondre,

    Et le seul fait d'être regardé (...)

     

     

     

     

     

     

    ARÈNKA 8

     

     

     

     

    Il était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des voitures.

    Il n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres : on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.

    Pourtant, la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas au-dessous des nuages.

    Comme il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes sortes de merdicaments.

    Bien sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de très vilaines taches en surface.

    Ils eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des pyramides et l'Océan.

    Ils avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause

     

     

     

    ARÈNKA 9

     

     

     

     

    du tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.

    Ils fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.

    L'homme ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou "maîtresse".

    Tous les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la mouvoir.

    C'était comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu, chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui savaient même se réparer toutes seules.

    Elles savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ; à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à ARÈNKA 10

     

     

     

     

    purifier l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans, personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste, mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite, pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.

    Tellement ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide, qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes, pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire, commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef, je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.

    - Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.

    - Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.

    - Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.

    - Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant les bras.

    - Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un deuxième conseiller.

    - Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir. Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.

    - Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une fusée.

    - Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux quatre coins de la galaxie.

    - Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !

    ARÈNKA 11

     

     

     

     

    Fézir foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire mûrir les fruits artificiels.

    Vous voyez, tout était très bien organisé.

    Les marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.

    Sur chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient emporté.

    Il y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui pesait toujours, et même de plus en plus.

    Le chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour, Zirfé dit à Fézir :

    "Avez-vous remarqué cet enfant ?

    - Ce quoi ? dit Fézir.

    - Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...

    Zirfé avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.

    Fézir appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.

    "Je suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.

    - C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete. Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se prépare...

    - Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...

    - C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.

    Zirfé obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps, le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda, Gonzalès et Varaké.

    "Ces marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes, mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.

    "Envoyons donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous, général Albotchi !

    Le général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon réglementaire.

    Le départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas rompu.

    Les soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni armures, mais une espèce de couverture électrique invisible, appelée "champ magnétique". Par une opération de leur volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ou bien se mettaient à leur obéir. On voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.

    Arènka, au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.

    Quand les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre chez eux.

    Les habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats, les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de feuilles de platine, plus précieux que l'or.

    Les gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute façon, tout les amusait.

    C'est ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :

    bru,Brie-Comte-Robert,Texas

    "Les enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?

    - Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une aure planète.

    - Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir, et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.

    - C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.

    Le fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ; pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou bien "cra-cra-crac".

    Bref, un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur prendre leurs secrets de vie.

    - Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout ce qui était "chef" ou "en chef". Les expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes : les plus proches étaient les plus drôles !

    "Après tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires nous aussi'.

    Cette phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un malpropre.

    L'ont partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux se déplaçant très vite dans leur ciel.

    Bien entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.

    Les Arèenkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de loins étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se peignaient en vert totu le côté gauche, "afin" disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour écrire.

    Les Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans, fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre. On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes, lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.

    Ces deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef, car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle pensa vite à autre chose.

    Il fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges ! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres. D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de théories nouvelles.

    Tout cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les morts et leur faisaient des prières, ou ARÈNKA 16

     

     

     

     

    les Italophobes, qui ne croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :

    "Nous avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au chômage.

    Le fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien, et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient parfaitement heureux.

    "C'est parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait. Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.

    "Il nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle, une sorte de super-religion.

    - On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.

    Fézir le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.

    Le chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles qu'on connaîtrait.

    Bien entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient des vaisseaux sans gains.

    ...Mais à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait complètement idiote.

    "Ils n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un trou de balle !"

    ARÈNKA 17

     

     

     

     

    - Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents, et les privaient de dessert.

    - Mais si ! Messie ! répondaient-ils.

    - N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !

    On avait laissé trois prêtres par pyramide.

    À quoi les enfants moins bornés répliquaient :

    "C'est un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !

    - Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !

    Sic factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait". Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel, et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait, mais sans consommer de kérosène.

    Les prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.

    Sur l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux frais de l'État. Quand enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à trois dieux, etc.

    "Nom de Dieu ! s'écria le chef. Qu'on me balance tous ces prêtres en prison. Ils sont encore plus incapables que les professeurs ! ceux-là, grommela Fézir, ce n'est même pas la peine de les envoyer en expédition. Envoyons le Grand-Prêtre-En-Personne !

    - Moi je veux bien, dit Zirfé, qui décidément se prenait de plus en plus pour le Premier Ministre ; mais si on enlève le Grand-Prêtre-En-Personne, il ne pourra plus émettre les ondes antigravitationnelles a-x 24 wc² 44 bis et demi, et les pyramides se casseront la...

    - Et alors ! beugla le Chef en tapant du poing sur sa table transparente (mais il la croyait plus haute, si bien que son poing descendit plus bas, et qu'il se contusionna une couille) – comment faisait-on au début ? On va ramer ! Ressortez les vieux avirons du LXXXIIIe siècle !

    ARÈNKA 18

     

     

     

     

    - Le courroux vous égare, ô Votre Cheftainerie.

    - Possible, mais ça m'occupe.

    - Nous pouvons utiliser les échasses flottantes du LXXXVIe siècle, ce sera tout de même plus moderne, et nous n'aurons plus besoin de ramer.

    - Raison tu as, dit Fézir. Et convoque-moi le Grand-Prêtre-En-Personne.

    Le Grand-Prêtre etc. fit son entrée en titubant. Ce n'était pas un mauvais homme, simplement la religion lui était un peu montée à la tête : il se grattait toujours le nez en commençant par la gauche. Quand il apprit sa mission, il sauta de joie, et la pyramide fit une $

    embardée :

    "Je vais partir en voyage ! Je vais partir en voyage !

    Fézir et Zirfé se regardèrent en haussant les sourcils. Mais le Grand-Prêtre reprit une allure sérieuse.Il écouta le détail de sa mission avec une grande concentration.

    - Ce sera facile, dit-il. Jai le pouvoir de me transporter en plusieurs endroits à la fois."

    Il fit mieux : il rencontra personnellement les dieux de chaque religion connue, s'assit à leur table et discuta avec eux, pour connaître leurs intentions sur le monde. Il s'éleva jusqu'aux profondeurs insoupçonnées du ciel. Il se tint même au point d'où l'on aperçoit l'univers tout entier, comme une lointaine spirale.

    En même temps, il continuait à diriger, sur Arènka, toute la vie religieuse, et devenait de loin presque aussi important que le Chef en Chef. Et pendant ce temps les enfants se battaient dans la rue, pour rire. Ils écoutaient la télévision en direct de Dieu-le-Père. Ils étaient heureux comme des séchoirs à cheveux. Pourquoi les séchoirs à cheveux ne seraient-ils pas heureux ?

    Un jour le Grand-Prêtre etc. se dégonfla et reprit dimensions humaines. Il se grattait le nez, à présent, des deux côtés à la foi(s), avec et sans "s". À toutes les questions sur son voyage spirituel, il ne répondait que par un haussement d'épaules très fatigué, très majestueux. Le Chef en Chef conlut que le Grand-Prêtre connaissait un secret tellement grave que ce devait être là, précisément, le vrai Secret.

    On cessa de l'interroger. On organisa des sessions de méditation collective : chacun sur Arènka se concentrait à la même heure , le mieux possible. Le résultat fut que des pyramides se heurtèrent, d'où un grand nombre de blessés.

    ...Fézir et Zirfé, longtemps plus tard, se promenaient ensemble, les mains dans le dos, tête basse.

    "Qu'allons-nous faire ? se disaient-ils. Pourtant nous sommes riches, et, mieux encore, nous savons tout.

    À ce moment ils passaient près d'un enfant, dont on ne pouvait savoir si c'était un garçon ou une fille. L'enfant traçait dans le sale un cercle avec un bâton, puis un carré autour du cercle, puis un triangle autour du carré, puis un ovale autour du triangle qui était autour du carré qui était aurout du cercle (c'était un très gros tas de sable).

    Les deux adultes reçuren un choc électrique dans le cerveau.

    "Où as-tu appris ces signes ? demanda le chef.

    - À votre école.

    - Je veux dire, cette façon de les imbriquer l'un dans l'autre ?

    - J'ai trouvé tout seul. Beaucoup d'autres enfants l'ont trouvée aussi, et nous jouons ensemble à celui qui aura trouvé le plus grand nombre de dessins possible.

    - Regardez, Chef" disait Zirfé, le bouffon : "le triangle de Dieu, les points cardinaux, le cercle du Serpent qui se mord la queue..."

    Ils se turent. Au lieu d'admirer, ils devinrent jaloux, et le chef regretta que les prisons fussent abolies sur Arènka : il y aurait fait jeter l'enfant, garçon ou fille, pour insolence. Mais celui-ci ou celle-ci continuait à tracer des signes dans le sable artificiel : cela formait à présent comme un labyrinthe, et malgré soi l'on était forcé à le suivre des yeux.

    On ne pensait plus à rien, mais on se sentait merveilleusement calme et intelligent.

    "Nous connaissons cela, dit Fézir. Ces dessins s'appellent des mandalas. Nous les utilisons pour méditer : il faut suivre un par un tous les détours du labyrinthe avec les yeux. Quand on arrive au centre du mandala, l'esprit du Dieu descend en vous. Cet enfant n'a rien inventé.

    Cependant le fou du chef avait réussi à parcourir des yeux le mandala à toute vitesse. Il se sentit très fort et très intelligent. Il pensa qu'il ferait lui-même un excellent Chef en Chef. Il foutit son poing sur la gueule de celui qui se trouvait précisément à côté de lui, et après quelques manifestations de tunnels (il n'y a pas de rues sur Arènka) devint chef lui aussi.

    L'enfant devint son premier ministre, ce qui fit beaucoup rire. Les lois qu'ils faisaient tous les deux n'étaient pas si mauvaises. Ainsi, les horaires d'école ne furent plus obligatoires, mais comme ARÈNKA 20

     

     

     

     

    les élèves avaient davantage envie de travailler, ils apprirent davantage. On fit en sorte que tout pût fonctionner sans chef ni sous-chef.

    Tout le monde était heureux, grâce aux enfants, qui avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient, et qui pourtant ne commettaient pas trop de bêtises, puisque ce n'était pas interdit. Et puis un jour on s'aperçut que tout le monde, hommes et femmes, commençaient d'avoir les cheveux bouclés ; puis ils se voûtaient ; puis ils prenaient une voix de mouton !

    Bientôt ils ne savaient plus dire que "bêêê" et marchaient à quatre pattes, ce qui n'est pas commode pour tenir un cornet de glace. Mais les nouveaux moutons n'aimaoent pas l'herbe artificielle. Les enfants qui n'avaient pas été transformés en moutons heureux s'aperçurent que quelque chose s'était déréglé.

    "Bon, dit l'enfant, plus personne ne s'ennuie, mais tout le monde est devenu bête. Inventons autre chose". Il réfléchit beaucoup avec l'ancien fou du Chef, et ils imaginèrent de remettre en route les pyramides, l'une derrière l'autre, pour quitter la planète et son grand océan de mercure, et visiter toutes les autres, qui avaient déjà reçu les marchands, les militaires, les ethnologues et même le Grand-Prêtre, avec des majuscules, à présent Grand-Bélier au Parc 33.

    Décidement, les Arenkadis les avaient bien fait rire, tous ces habitants d'ailleurs.

    Le voyage durerait très longtemps, puisqu'on connaissait déjà trois cent quarante-six planètes et qu'on en avait découvert cinq cent soixante-huit autres, soit 914 en tout ! Que de fêtes, que de réceptions, que de soirées théâtrales en perspective !

    La planète de mercure, Arènka, resta toute seule. C'est là qu'on va maintenant s'approvisionner pour les thermomètres médicaux du monde entier, et les fusées pour Arèenka ont une forme de thermomètre pour mieux glisser entre les planètes. Les enfants et les adultes d'Arènka visitent tout le monde.

    Quand ils ont fini, ils recommencent leur tour. Il n'y a plus de moutons. On les a mangés. Quand les pyramides volantes descendent l'une après l'autre, on dirait une écharpe qui se pose doucement sur le sol. On mange ce qu'il y a sur l'autre planète, on donne en échange tout ce qu'on a rapporté des longs voyages d'esploration.

    Regardez bien dans le ciel : on dit que les habitants d'Arènka viendront bientôt sur la terre.

    Le rideau est levé.

    Il règne la tension d'une assistance profondément avertie.

    Le spectateur n'est-il pas cet homme assis sur scène à son bureau de fer ? dans un carré de lumière. Il a cinquante ans, le front austère et rogue.

    Les placeuses introduisent le dernier acteur. Des égards lui sont témoignés, puis elles remontent, de part et d'autre, vers les portes dont elles font soudain claquer les verrous. La lumière s'éteint dans la salle.

    L'homme sur scène a baissé les yeux, tiré puis repoussé le grand tiroir central, prend un dossier. Face à lui l'accessoiriste dispose un fauteuil gris, avachi sur ses tubes.

    Sort l'accessoiriste.

    Entre côté cour un secrétaire apportant par le dos une chaise à pieds clairs, pinçant lui-même des lèvres trois feuillets, écartant à bout debras son stylo ouvert : son nom parcourt la salle. Il est très grand, voûté, coiffé court et le front bas. Ses lèvres sont serrées sous les moustaches. Il a un rictus.

    Il ne porte pas de cravate. Mais un chandail gris fer, douteux.

    Il s'est assis près d'un haut fichier à glissière, a posé sa liasse sur les genoux, remplit un imprimé à petits coups.

     

    X

    X X

     

    Le président sort un cigare du gros tiroir latéral, puis se tourne vers les coulisses.

    Bredouillis provenu des coulisses :

    "Vous attendiez ? Qu'est-ce que vous attendiez ? Qui vous a dit d'attendre ?

    Le président range son cigare. Le tiroir se referme avec un bruit mou. Le bredouillis se fait chaotique.

    " Pas du tout Monsieur, pas du tout ! "FRAPPEZ, PUIS ENTREZ". C'est écrit sur l'écriteau.

    Bruit de battant côté cour. Un homme entre de dos, titubant, les genoux lâches. Le public

    LE TEST 22

     

     

     

     

    rit à contreremps. L'inconnu se tourne, les rires cessent. "Nous allons voir" soupire une riche femme. Les murmures s'éteignent. L'homme s'assoit de trois-quart arrière. On le voit mal. Le fauteuil étant éloigné du bureau, il s'appuie des coudes sur les cuisses.

    "Mettez-vous à l 'aise. Un verre d'eau ?

    - Non merci.

    - Nous connaissons votre dossier. Nous vous épargnons "identité, âge, profession"...

    Le fonctionnaire balaie le bureau de ses mains ouvertes, tripote un tampon.

    "Supposons que vous ayez là – il désigne un écran – une forêt".

    Apparition à l'écran d'arbres secs, parallèles, charbonneux.

    "Forêt", répète le secrétaire. Sa voix est nasillarde.

    L'individu s'exclame imprudemment que ce n'est pas là une forêt, mais plutôt des rangs d'oignons, un plant de tulipe... "Un dessin d'enfant !"

    Le président sourit, dédaigneux. "Une forêt, ça respire, ça prolifère..."

    Sur l'écran, tout se passe comme il a dit : une explosion d'émeraude imprégné de soleil, zébré de rameaux torses, jusqu'aux bords de l'écran.

    - Et avant la forêt ?

    L'homme se tasse :

    "J'avance. Un champ labouré monte vers l'horizon. Je marche dans la terre. Au bout, c'est la forêt. J'entends déjà son grondement. Je me hâte.

    " C'est une palissade de troncs blancs serrés...

    - "Blancs" ?

    Le greffier lève la tête :

    - Pourquoi ?

    Il replonge dans son dossier.

    - Poursuivez, dit le Président.

    - "...comme des incisives. Je crois pouvoir franchir – à ce moment, des buissons me barrent l'accès – de hautes ronces, en barricade d'un tronc à l'autre."

    Un spectateur se lève. Il tient son registre au creux du bras :

    "Je voudrais savoir si Monsieur possède une vue d'ensemble de cette forêt. S'il ne peut pas

    LE TEST 23

     

     

     

     

    voir, de très haut...

    - Rien dit l'homme, je suis au ras du sol.

    - A-t-elle des limites ? demande le président.

    - Ma forêt ne finit pas. Je ne conçois pas, je n'imagine pas ses limites. La Forêt m'est donnée.

    " J'entre."

    Le président s'impatiente.

    - C'est très touffu. Les ttoncs se battent dans le vent./

    - Tout à fait normal. La forêt est un lieu sombre; illimité. C'est ainsi qu'elle nous apparaissait.

    Ou bien, dit l'homme, je me redresse le buste d'un seul coup, je me jette les bras tendus, j'ai peur des ronces, qui me griffent, je coupe des lianes, du bois mort coupe mes pieds. J'écarte les coudes, j'étreins les épines.

    L'écran le montre qui perd l'équilibre, reçoit des balafres, un animal passe au premier plan, le public rit.

    Le greffier tend un verre d'eau, l'homme boit puis se renverse sur son fauteuil. Il se cramponne. Reprend une gorgée puis rend le verre. "Entrer en forêt" dit-il. "Entrer en religion".

    Le président ne répond pas, se tient près de lui, lui prend le pouls. Le patient ajoute :

    "J'ai fanchi le talus. J'entends la forêt qui se referme. Je vais mieux.

    Le juge passe dans son dos, pose le verre, se rassoit.

    - Je débouche dans un sous-bois. Les arbres sont mal disposés. Des fourrés vont encore à hauteur d'homme d'un tronc à l'autre. Des viornes bombent leurs hernies au niveau du cou.

    "J'entends des guêpes.

    "Je vois des troncs couchés pourris, des fondrières, des champignons glissants. Le regard bute sur les fûts, se perd dans les profondeurs.

    L'homme prend une inspiration :

    "J'ai trouvé ce que je vais faire.

    - Vous auriez pu... - le président ouvre les bas – découvrir une plantation, bien alignée...

    - Non, non...

    - ...entre des sapins rouges, sur un tapis d'aiguilles... (inscription sur l'écran de ce paysage, le public flaire).

    - Non.

    Le président tourne entre ses doigts une règle d'ébène aux arêtes de cuivre.

    - Il y a beaucoup de feuilles, dit l'homme.

    Il est soulagé d'un grand poids. L'écran se couvrant de feuilles naïves avec un oiseau, chantant sur une tige, la salle éclate de rire.

    Temps mort.

    Le président hausse les épaules :

    - Vous débouchez sur un chemin.

    - Je ne savais pas qu'il existait un chemin." L'homme croise les jambes et se met à fumer :

    - Juste un sentier à suivre... (il le trace en l'aur du bout de sa cigarette).

    - Conformiste, dit l'assistant.

    L'homme se retourne :

    - On ne vous entendait plus, le sous-fifre.

    - Seu Ilhães ! tonne le Président. De la tenue !

    L'assesseurincline la tête.

    - J'ai inventé ce sentier, dit l'homme.

    - Taisez-vous. Le clope.

    Il l'abat d'un revers de main.

    - Sur ce sentier, bien visible" – inscription sur l'écran – "une clé."

    - Une clé ?

    - C'est bien encombran, Seu Ilháes. Ni petite, ni rouillée – non ! Énorme. Étincelante.

    - J'hésite.

    Au premier rang la riche femme s'indigne.

    - Vous n'avez pas d'idée, fait le président ? Craignez-vous une décharge électrique ?

    - Précisément, dit l'homme.

    Il prend la clé, la met dans sa poche.

    - Et puis ?

    Le juge est apoplectique.

    - Et puis c'est tout.

    - Vous savez c'que c'est, qu'une porte ? crie le président. L'homme ne réagit pas aux cris.

    LE TEST 25

     

     

     

     

    Le président contourne son bureau, marche sur Ilhães d'un pas pesant. Il hurle :

    "Quelqu'un a perdu une clé !

    Ilhães allume posément sa seconde cigarette, l'ôte de sa bouche (petit bruit sec du papier) :

    - Je n'en ai rien à foutre", articule-t-il.

    - Vous la fourrez – comme ça – dans votre poche ?

    - Avec mon mouchoir par-dessus.

    - Sale facho, hurle l'assistance, sale facho !

    Le secrétaire lui a sauté dessus et le claque. Le président l'arrête d'un geste.Tous deux vont se rassoir en se tournant le dos. Ils tournent égalementle dos à Ilhães qui s'est dressé :

    - Je n'accepterai pas...

    - ...vous prenez tout, coupe sourdement le juge, amour, argent – "mais vous aimer, moi, vous accorder un sourire, un merci ?" - pour les plaintes" – il désigne son bureau – "c'est ici".

    La salle s'égaya.

    Le secrétaire a les pieds alignés sur son barreau de chaise. Le patient se rassoit les yeux bas mais luisants.

    La voix du juge, imbibée de douceur :

    "Nous ne sommes pas là pour vous persécuter, Senhor Ilhães. Il est indispensable pour votre bien-être – vous le savez – que nous nous prêtions à l'expérience" – il se désigne modestement - "jusqu'au bout".

    Il ajoute même que si le patient n'en doit pas retirer un plaisir extrême, une maison, une habitation apparaît au milieu de cette forêt :

    "Comment la voyez-vous ?"

    L'homme ne réagit pas.

    "Avez-vous peur ?

    - Pas du tout. Simplement, le toit est effondré. C'est une hutte, une espèce d'abri. C'est un tas de bois humide.

    - Humide ?

    - Il s'est mis à pleuvoir.

    - ..."à pleuvoir" dit le secrétaire (sur l'écran : une hutte effondrée, le sol détrempé ; des moussent qui

    LE TEST 26

     

     

     

     

    suintent, des rondins : entrée basse et triangulalire, dont on voir le reflet dans une flaque. Travelling arrière :un sentier, un creux regorgeant d'eau).

    - ...elle a dû s'effondrer sur ses occupants, dit le juge – un bras coincé paraît à l'écran, s'efface – une main crochue – pauvres parents, dit le juge, infirmes, perdus...

    - Il n'y a personne, coupe l'homme.

    - Mais s'il y avait quelqu'un, coupe le juge.

    - Ce seraient deux vieux sur un banc, courbés sur leurs cannes...

    - Conventionnel, coupe le secrétaire.

    - Ils seraient morts.

    - Et vous n'allez pas saluer vos parents dit le juge ?

    - Ce ne sont pas mes parents, ce sont des vieux.

    Grondements du public.

    - J'espère qu'ils ne m'ont pas vus.

    Protestations, confusion.

    - J'ai horreur de rencontrer des gens dans MA forêt.

    Clameurs congestionnées du juge. Il bat du bras sur le bureau.

    - ...c'est un cimétière, que j'aimerais trouver dans votre forêt. Mais vous n'en avez pas prévu." La vois de l'homme a baissé. Il laisse pendre les bras, soudain vague. Le président s'est adossé, la main sur les yeux. Or, le secrétaire leva sur son maître les yeux d'un chien. Le juge aussitôt claqua des doigts vers la coulisse, côté cour.

    Une femme apparut.

    Le secrétaire tend ses notes à cette femme, son stylo, le carton d'appui, revient fermement vers le prévenu, le saisit aux cheveux, le tourne assis face au public. Un faisceau dur tombe d'en haut. Jorge Ilhães a le visage hâlé, des cils très drus, ses bras pendent toujours.

    - "Le lac", dit le juge Fries.

    La secrétaire s'agite sur son siège, dit que c'est impossible.

    - Qu'est-ce qui est impossible, Mademoiselle ?

    - Je ne peux pas me représenter ce lac... du bleu, du bleu, mon Dieu, je ne peux pas !

    - Vous n'êtes pas interrogée. Notez, sans plus.

    - Mon stylo ne marche plus.

    - Taisez-vous, dit le juge. Le secrétaire lâche les cheveux, repousse violemment la tête du condamné, disparaît en coulisse côté cour. (Sur l'écran, le lac fixe, "californian blue". Tout l'écran est envahi). Le président demande :

    - Décris le lac.

    Voix brumeuse de Jorge. Paysage précisé à mesure : une étendue grise à présent, des rivages mangés de roseaux. Des branches qui trempent.

    Sur la rive opposée, à l'écran, passent de grands sauriens.

    La secrétaire souffle sur la pointe de son stylo, rougit, écrit précipitamment.

    "Le soir tombe", dit Jorge.

    Il ajoute : "J'ai froid". La salle retient son souffle. Fries relance le condamné :

    - Que faites-vous ? ...peut-être faut-il vous pousser ? ...auriez-vous peur, faites-vous le tour, demi-tour, prenez-vous des photos ?

    "Pissez, agissez, agissez donc !

    Le public :

    - Plonge ! Plonge !

    Ilhães, trempé de sueur, exorbité, avale sa pomme d'Adam, fixe la jupe de la secrétaire ;le juge suit le regard de Jorge, éclate :

    "Mademoiselle, cessez de vous branler !

    - Mais je ne me branle pas !

    - Et vous, là, qu'est-ce que vous en faites finalement de ce lac ?" (Sur l'écran, partant de l'accusé vers la rive, descend une faible pente semée de galets sales) (Plonge ! Plonge !)

    - Moi je nage, dit le juge soudainement calmé, sereinement renversé sur son fauteuil.

    - Oui, dit l'homme timidement.

    - Oui quoi ?

    - Je fais des ricochets.

    Le public éclate de rire ( - Vos gueules !)

    - ...j'enlève mes chaussures, je me trempe le bout des pieds, je fais passer l'eau et les cailloux entre mes orteils – j'ai retroussé mon pantalon...

    - C'est tout ?

    - Il y a trop de boue."

    Fries se tourne brusquement vers la secrétaire et joint le geste à la parole :

    "Regarde. Pas de culotte (Écarte les cuisses) – qu'est-ce que tu fous, Ilhães ? ...Moi, moi ! Qui suis un individu normal, je prends ma gaule – et je pêche !"

    Il frappe du plat de la main les cuisses de la femme.

    "Ça ne t'excite pas ? Ça ne bande pas, là-dessous ?

    Le Portugais, dans un effort démesuré :

    - Plus je bande, plus j'ai peur."

    Le bras de Fries retombe d'un coup. Il se voûte, ses traits s'abattent, il s'affale sur son siège, la secrétaire rabat sa jupe (je me trempe les doigts de pied dit-elle, je joue dans les cailloux) la lumière baisse, le juge se passe encore la main sur les yeux :

    "Reviens, Nicolas ; je n'en peux plus.

    Un autre juge fait son entrée. C'est Nicolas. Il est plus frais, plus âgé que son collègue. Il est accompagné du Secrétaire Précédent, lavé, rasé. Fries disparaît en coulisse, côté cour. Le vieux juge rajuste sa cravate, sourit :

    "Voulez-vous une poire ?

    - Non merci, répond l'homme.

    Fries refuse également.

    Le secrétaire prend la poire.

    "Voyez devant vous (dit Nicolas) un Lion. Un vrai lion, bien en chair, gras, doré.

    Il tient ses mains jointes, doigts entrelacés, sur le bureau : "...que faites-vous ?"

    Ilhães s'est à présent détendu. Son inquiétude n'est plus que la grande attention d'une partie d'échecs ou de bridge :

    "Cela dépend.

    - Oui ?

    - Est-ce que le Lion m'a vu ?

    - ... plait-il ?

    - S'il m'a vu, s'il ne m'a pas vu, c'est très différent... "

    Le second juge désigne un document sur le bureau : "Ce n'est pas précisé, Senhor Ilhães. Le formulaire ne le mentionne pas – que feriez-vous, Mademoiselle... - Hyacinthe, monsieur le juge.

    - ... ? - Je lui planterais un bâton enflammé dans la gueule, je le (belliqueuse, buste haut) – le public applaudit en riant -

    - ...et vous ?

    -...à supposer qu'il ne m'ait pas vu...

    - Sinon ?

    - ...y a-t-il un arbre – je vous demande cela voyez-vous parce qu'il se trouvera toujours un trouillard – ton méprisant – pour revenir sur ses pas...

    - ...se jeter dans le lac, ricane Fries – revenu s'assoir côté cour.

    Sur l'écran le lion remue faiblement la queue. Il est tout colorié d'un jaune paille uni.

    - Je mrche tout doucement, tout doucement" – à l'écran un pantin décati s'éloigne en levant haut les genoux et les coudes (rires)- "et je fais un grand, grand détour pour l'éviter, à tout prix, sans faire le moindre bruit.

    - Fuite des responsabilités, diagnostique aussitôt Fries.

    - Quel âge avez-vous ? dit le Second Juge.

    - Trente-six ans, répond l'homme.

    - Une honte, assène Fries.

    Le Second Juge pivote vers lui, qui récite :

    - "Un homme de 36 ans qui n'est pas parvenu à son but ne l'atteindra jamais. Trente-six ans est l'âge de la créativité maximale".

    Nicolas pousse un profond soupir.

    Il atteint au sommet d'une pile un imprimé qu'il pose devant lui et parafe énergiquement ; le juge tend la feuille à la femme, qui se retire.

    La scène a repris la couleur jaune. Fries reste debout, derrière la chaise vide. Ilhães est de trois quarts. Chacun dans son silence et son jaune sale.

    Le juge se dirige vers l'écran, une règle à la main :

    - Soient une droite x

    une droite y, parallèles.

    - Soient deux perpendiculaires

    grand A &

    grand B.

    Nous dirons qu'aucun entier pris dans l'ensemble / E / ne peut se déterminer hors du quadrilatère ainsi formé – bref, c'est un mur. Rigoureusement infranchissable. Même par-dessous.

    - Nous sommes donc sortis de la forêt.

    - Exact. Pour la dernière fois, accusé, que faites-vous ?

    - Rien.

    - Réfléchissez.

    - Vous me dites : "rigoureusement infranchissable".

    - Illimité dans les deux sens, précise Fries.

    - Je ne peux donc rien y faire.

    - Vous n'essayez pas de le franchir ?

    - ???

    - ...N'avez-vous pas au moins envie de savoir ce qui se trouve derrière ?

    - ...je peux m'approcher du mur, l'examiner : les insectes, les fourmis du mur ; les brins d'herbe ; compter les écailles de la pierre, gratter de l'ongle, regarder le grain de la pierre avec une loupe... le monde entier se voit sur la paroi du mur – c'est la din du voyage, n'est-ce pas ?

    Les deux autres demeurent silencieux.

    - Vous auriez pu me prévenir... murmure-t-il.

    Le juge et l'assesseur se regardent avec une stupéfaction hagarde :

    - ...d'habitude... d'habitude, tout le monde veut franchir...

    - Percer un trou...

    - Un tunnel...

    - "Infranchissable", vous avez dit "Infranchissable".

    - Vous pourriez pisser dessus, ricane Fries.

    - Elle est vieille, celle-là, dit le juge.

    - Il y en a même qui rebroussent chemin.

    - ...À moins que vous craigniez de retrouver le lion ?

    LE TEST 31

     

     

     

    Le président se lève et se place devant le bureau, à côté de Fries.

    On entend distinctement un cliquetis en coulisse côté cour.

    - Il n'y a rien après ce mur ? N'est-ce pas ? C'est terminé ?

    Les deux hommes se dérobent.

    Le cliquetis devient un rytjme. Un peloton d'exécution fait son entrée.

     

    - Arme... au pied !

    - Les autres veulent tricher murmure Ilhães. Pas moi.

    Le mur du fond s'enlève, découvrant la perspective d'une infinie muraille blanche qui se perd en oblique, tandis que bureau, fichier, tirés par d'invisibles câbles, rentrent dans leurs coulisses respectives. Applaudissements.

    "Tournez-vous.

    Ilhães se tourne :

    - Je vois la pierre. Le labyrinthe de la pierre : tout un réseau d'allées, d'anfractuosités...

    Les soldats se placent en ligne.

    - Que voyez-vous encore ?

    - Je vois le sable; une fissure ; un joint qui s'étale ; un brin de pariétaire.

    - Et des fourmis ? Voyez-vous des fourmis ?

    - Je les vois. Les unes montent, les autres descendent ; elles s'effleurent des antennes, puis reprennent leur chemin.

    - Comptez-les !

    - Une... une autre... trois, quatre... cinq... six...

    - Feu !

    Jorge Ilhães s'effondre.

    Le public s'apprête à sortir, bruissant de satisfaction : "un excellent spectacle en vérité". Chacun se retourne pour prendre son manteau, son châle, mais la lumière ne revient pas. Les ouvreuses restent au pied des portes verrouillées. Le fichier, le bureaun reprennent leur place, par une ingénieuse application de la technique.

    Au milieu du plateau le juge fixe le public :

    - Suivant !

     

     

     

    V E N T A D O U R

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    au regretté Hernri-Paul

    EYDOUX

    auteur des

    "Châteaux Fantastiques "

     

     

     

     

     

    Blanche, sur la muraille, tendant son cou de reine, chevelure en encensoir, est le Seigneur de Ventadour. Moi, Noble Sire de Ventadour, octogénaire et fortuné – je te défie, méprisable Cœur de Lion – deux enfants surgissant des fourrés, criant Montjoie ! dont l'assaut s'est brisé

    Premier Enfant Cache-toi Richard ! Je ferai le traître pour toi.

    Il rejoint Blanche sur le mur

    Manant dit-elle, je t'engage. Or balaie cette chambre".

     

    Èbles de Ventadour est un vieillard austère. De son cou pendent les fanons. Sa bouche est

    VENTADOUR 32

     

     

     

    tordue d'un coup qu'il a reçu. Il paye mal, et peu. Il ne veut pas mourir, son valet vieillit dans l'indigence. Une nuit donc, ayant versé dans le vin fort une male décoction, le serviteur saute de son lit de sangles, car le seigneur le fait dormir auprès de lui ; Philippe tend l'oreille, au-dehors la pluie bat la campagne, les braises chuintent sous les gouttes, le vieux vicomte dort.

    S'habiller dans le noir et lever le loquet : c'est un instant. Le portail d'écurie grince etla pluie redouble. Il chausse son cheval d'épaisse étoupe. Allons visiter Geoffroy-Tête-Noire. Ne chauvit pas des oreilles. Le mercenaire est un brave homme autant que nous deux, prends garde aux pavés de la cour.

    Il mène la monture par la bride.

    Èbles se fie bien trop, par ces temps où les bandes écument le pays, Francs ou Anglais, il n'a aujourd'hui que six gens d'arme, l'un à l'entrée, l'autre à la souricière : "c'est un long couloir (...) en chicane, accessible aux piétons, pas même à des bêtes de charge", Eydoux scripsit "Des châteaux fantastiques". "Je vais" dit le serviteur au garde qui dégouline sous son bassinet "tendre des pièges

    - Par ce temps ! dit l'homme d'arme. Vraiment le comte mène bien son monde !

    Philippe dit que oui.

    Il est sorti serrant sous sa pelisse la clef entre les côtes. Lapente est rude à la descente et le torrent grossit. Geoffroy Tête-Noire loge sur l'autre rive.

    - Noble fils de pute - où cours-tu sur ta rosse ?

    - Voir Geoffroy Tête-Noire.

    - Saint Geoffroy vérole la noblesse ! Qui t'envoie ?" Son visage levé grimace sous l'averse.

    Philippe entrouvre son manteau : "La clef..."

    L'autre : "Descends".

    Il le fouillz : point d'armes.

    Qui dit clef dit porte. âtea

    La troupe à Geoffroy bivouaquerait bien mieux ici que sous les roches ; courants d'air et cendre dans les plats. Philippe suit l'homme, "D'où viens-tu ? - ...de Ventadour. Je ne parlerai qu'à Geoffroy" la pluie roule. "Qu'as-tu besoin du Tête-Noire ?" (plus bas) dis-moi où va la clef puis va-t'en Philippe ne répond pas. Tu veux être des nôtres ? - Non répond Philippe. Un temps. "J'ai mes conditions". Le garde crache à terre voilà bien de l'impertinence – moi aussi, ajoute l'homme, j'ai mes conditions – il montre une lame à son poing; Philippe fait observer que s'il meurt, plus de château. "C'est juste" dit l'autre en rengainant. Le sentier monte encore. La croupe oscille et s'élève sur le sentier, le ciel éclaircit ses branches sur les nuées, des gouttes tombent du croissant de lune, il s'ouvre une clairière bosselée, à l'herbe grise, à sa lisière une ombre quel'homme a frappée du pied : "C'est ainsi que tu veilles, cornard ? - Je m'étais assis répond l'autre en se massant assis assoupi c'est tout un – Pourquoi n'as-tu pas tué celui-là ?

    Le barbu tire alors de son sein la clef d'or en grimaçant d'un air avantageux – mais s'il menje le tue.

    On entraîne Philippe vers les roches et le repaire. Un rideau de peaux retombe après leur échine tandis que monte une odeur faite de cuir mouillé, de souffles lourds et de relens douteux. Sur des tréteaux repose un corps de femme auréolé d'une seule chandelle. Le corps semble se consumer lentement. Derrière lui se distingue l'ombre d'un veilleur murmurant qu'elle est passés tantôt, que c'était un garçon. L'autre les laisse seuls en compagnie du corps, et le veilleur ne cille pas. Tête-Noire sort de l'ombre et regarde la morte, puis Philippe :

    - Combien veux-tu ?

    Les survivants se sont levés pour suivre le marché : la forteresse de Ventadour, ses courtines, sa tor, son roc inexpugnale au-dessus des ravins, pour 6 000 tournois. Philippe défend son prix comme de son bien propres. Les autres hurlent et rient près de la morte. Geofffroy Tête-Noire considère Philippe avec indulgence : "Tu auras ton argent comptant sitôt que tu verras, dans le bayle, pendre ton maître au-dessus du bûcher".

    Philippe demande qu'on ne lui fasse aucun mal. Qu'il soit conduit hors du château. Lui et ses gens, avec honneur. Les rires s'épaississent. Le maître ensuite pourra gagner telle retraite qu'il lui plaira. Tête-Noire a fait taire ses hommes. "Qu'il en soit fait ainsi qu'il est demandé ; à présent guide-nous, car c'est sur-le-champ que doivent s'accomplir les bonnes résolutons".

    Les buffleteries s'agitèrent dans la pénombre.

     

    X

     

    Bien qu'on n'ait trouvé aucune trace de sépulture dabs ka chapelle même, "des sondages menés dans la petite chapelle latérale sous le niveau du XV e s. accusent d'importants bouleversements". (H.P. Eydoux).

    En effet, Geoffroy Tête-Noire avait imaginé reposer dans la chapelle du château. Ne l'avait-il pas bien largement dotée, "pour les réfections" ? N'en était-il pas devenu, par le droit de sa guerre, légitime propriétaire ? Mais le Duc de Berry, redevenu maître des lieux après un an de siège, ne l'entendait pas de cette oreille.

    Comment Geoffroy fut-il enlevé ?

    On imaginera volontiers quelque tableau nocturne, la fumée des flambeaux secoués par le vent, les glaçons des barbes rigides ; un moine enflammé, ou l'Archevêque hautain, proférant des imprécations purificatrices.

    S'est-on acharné à grands coup de barres, jusqu'au moine lui-même, sur l'impérissable monument qu'on avait su construire ? A-t-on précipité le corps aux douves ? Ou bien l'ont-ils, tout à demi-rongé fûtil, écartelé tout pourri (décapité, pendu, vidé) ?

    Peut-être tout se passait-il au printemps ?

    Trois compagnons avaient nonchalamment violé la tombe à coups cmairs de ciseaux, l'un assis sur la pierre, l'autre buvant ; puis sans témoins ni apprêts; l'on avai transporté le cercueil dans un honnête et doux cimetière...

    ("Tout premier, je laisse à la chapelle de St-Georges, qui sied au clos de céans, pour les réfections, dix mille & cinq cents francs, et pour le repos de mon âme.

    "...Item, à l'abbé, qui moult loyaument m'a servi, deux mills cinq cents francs.

    " ...Item encore...")

     

    *

     

    La fillette ne vit plus que par ses yeux. Toute la place y entre, et c'est trop peu d'espace et de poussière encore. Puissants chevaux nus. De noirs valets les montent, hargneux, en oripeaux gris. Ils crient et se cramponnent. Des grimaces creuses comme des ravins.

    - Père, penses-tu qu'il soit mort ?

    - Sans doute. Passé le premier bras, l'homme ne vaut plus rien. "

    La voix du ventre paternel. La fille soupire et reprend appui. Elle se meurtrit aux balustres, père et mère pèsent sur elle avec toute la foule.

    "Mère il ne bouge plus.

    - Il s'est évanoui tout de suite.

    Un grand cri a déchiré la foule quand le cheval au front gonfléa rompu l'attache du supplicié. Quand la bête a traîné le bras dans la poussière, on a un peu applaudi, sans plus : on attendait davantage de Pierre dit le Roux, qui avec son oncle Tête-Noire avait si bien et si longtemps tenu son repaire de Ventadour contre Berry.

    Il n'est plus qu'une masse rompue et poudreuse.

    Mais là-bas au soleil, c'est bien plus excitant. La foule rouge exhorte et geint. De vastes rires éclatent, les hommes huent, frissonnent. Et par-dessus ce roulis chamarré s'enrouent les cris des écuyers de mort, les hennissements sous le fouet. Et surtout, à intervalles réguliers et terriblement proches, les hurlements bestiaux du condamné dont on imagine à plaisir la barbe hérissée.

    Ses yeux roulent dans leur cercle.

    On admire ces biceps tendus qui par deux fois déjà ramènent les chevaux. La foule siffle, envoie des cailloux : "Tranche ! Découpe le verrat !"

    Le bourreau s'avance, hilare, lève son tranchoir. Le fer s'abat sur les jointures, le sang gicle et la foule est debout. Et la hache découpe, un à un, les membres sanglants, posément. Sur ses deux bras tendus le bourreau brandit le tronc. Tous l'acclament. Et comme le corps remue encore, avec mille précautions, l'homme de l'art dispose la tête au bord du billot. La tête roule. Les chevaux se cabrent, traînant leur quarts de viande, qui seront cloués aux portes la ville.

    Furtivement, sous l'œil goguenard des gardiens, tels viendront prélever quelque noix de graisse ou quelque phalange, pour soiner ou pour envoûter. La fillette aimerait bien un doigt de pied. Les parents refusent doucement :

    "Le Bon Dieu défend d'être si cruelle".

     

    X

     

    ...Le parfum des bruyères montant des ravins...

    Dans l'ombre les hommes réglaient leurs souffles, et les nouveaux venus s'asseyaient en rang dans l'herbe sombre.

    Quand apparurent les musiciens, en pourpoincts d'époque, le silence monta d'un coup. Dans les accords de harpe s'éleva la voix du grand Bernatz de Ventadour :

    Le temps va et vient et vire

    Par jours, par mois et par ans,

    Et moi, las ! ne sais que dire,

    Toujours même est mon désir,

    Même toujours sans changer

    Je veux celle que j'ai voulue

    Et dont jamais n'eus déplaisir...

     

    "...Aillas ! Tan cujava saber

    D'amor, e tant petit en sai !

    Quar eu d'amor n'o'm pèse tener

    Celei don je prou non aurai..."

     

     

     

  • PER TENEBRAS

    C O L L I G N O N

    P E R T E N E B R A S

     

     

     

     

    Le jour même où j’entrais en maternité, ma mère fut admise à l’hôpital pour mourir. Mon ventre se révolte encore, bien après l’étouffant juillet 31 – chacune aux deux bouts de Prague est en attente, nos lits sont du même métal blanc. Dans mon corps une piqûre a libéré l’irréversible mécanique des contractions, car tout délai redouble le danger. La mort, elle, peut attendre. Pour ma part j’ai choisi le jour et l’heure. « Elle est tombée du divan » dit Máslo « les yeux blancs, la langue tirée mordue, les joues violettes. Quand les infirmiers l’ont emportée, elle a tourné la tête vers les tentures et les fauteuils, je comprenais mal ce qu’elle disait, c’est la dernière fois je ne reviendrai plus ou bien ne mens pas. Quand on l’a chargée dans l’ambulance, le Dr Kraus m’a juré qu’il était inutile de l’accompagner ; elle avait perdu connaissance : « Pane Kališe,Monsieur Kališ, il faut s’attendre au pire ».

    ...Mes premières contractions se sont déclenchées à point. Avec mon frère nous avons répété les exercices d’accouchement sans douleur, mais la nature en avait décidé autrement. Du plus loin que nous nous souvenons, mon frère et moi - il s’appelle Bronislav, mais on lui dit Máslo, Beurre - notre mère avait désiré la mort. Cette fois c’est la bonne. Une semaine avant cela, Beurre m’avait téléphoné de nuit : «Maman a pleuré dans mes bras. Elle criait je vais mourir. Elle criait dans un mois je serai là-dessous en montrant le sol je ne verrai pas mon petit-fils « elle s’agrippait à mes épaules » et Máslo disait ce n’est rien tout s’arrange mais rien n’y faisait. Elle s’est épuisée dans ses bras, il l’a reposée sur le lit.

    Depuis quatre ans j’ai vu ma mère décliner dans sa maison neuve. Mes parents se sont saignés, payant comptant, refaisant le toit. Ils ont tout retapissé, acheté des voilages. Beurre (Máslo) mon frère est resté chez eux avec les meubles ; une maîtresse en ville, c’est tout – mes contractions reprennent ; c’est Beurre qui m’a pris par les bras pour la respiration « petit chien », et quand tout fut fini chez nous, carrelage, enfant, isolation, c’est mon mon père qui a disparu et je me suis enfuie jusqu’en Turquie. Mon frère est normal, il couche avec d’autres femmes et torche au sol l’incontinence de notre mère. J’évoque la vie de maman sans pitié, puisque je suis revenue la voir pour mes congés : « ...dépérir... » écrivait-elle, « baume au cœur », dans les petits mots glissés avec les courriers de mon frère.

    Il me reprochait de manquer de chaleur, j’étais libérée des levers à dix heures trente-cinq, des traînements de pantoufles, des geignements et autres flatulences. Du jour au lendemain plus de pantoufles. Beurre avait résisté, opiniâtre, teigneux ; sa régulière habitait Žižkov, il lui menait la vie dure. Et moi, dès que j’ai vu la Turquie, je me suis mise à coucher avec n’importe qui et quoi, en femme normalement constituée : contraction, décollement ; contraction, décollement – puis plateau-pic, plateau-pic, une femme qui jouit, normale, quoi.

    Le pire dans l’accouchement, c’est l’impossibilité de revenir en arrière, l’engrenage, l’usure – la matérialisation du temps – « mère à mon tour », et tout ce genre de rabâchage tandis que le ventre mastique sa boule. Maman épiait mes amours, espionnait mes odeurs de doigts au petit matin, il m’aura fallu la Turquie pour jeter ma vieille au Bosphore, c’était longtemps avant sa mort, tu fais ton mari cocu répétait ma mère et qu’est-ce que j’y pouvais, moi, si mon mari avait fait un gosse à l’autre – « putain » ? ...au point qu’avant de regagner ma pièce au premier, j’avais hurlé dans l’escalier que celui-là m’aimait,que nous irions « vivre très loin » - Křištof, m’aimer ?

    Nous revenions du Maroc à Prague, Maman criait en pleine nuit, le cœur comme un pendule au bout d’un fil, mon père : « Ce n’est rien, ce sont les nerfs » - j’enfonçais ma tête en biais dans l’oreiller une bête pensais-je une bête a plus de dignité crevant de rage et de honte crève, crève donc elle était bien malade pour de bon – mais il est de ces basses planches de théâtre qui donnent à tout jamais le devoir, oui le devoir d’ôter à un mourant tout respect. Ma mère racontait ses rêves. Au petit-déjeuner. Toutes ses confidences par moi vécues comme autant d’agressions une jeune Tzigane a prédit dans mes rêves que je mourrai dans 7 ans – je suis née tard dans la vie de ma mère.

    Les femmes de ma tribu se retiennent d’avoir des enfants.

    Un malheureux de plus au monde.

    Sept ans plus tard, ses règles s’arrêtèrent, les miennes apparurent.

    Je ne pouvais pas savoir. Putain ! Putain ! Tels furent les derniers mots de ma mère. Derniers sursauts de vie. Jaillis du grabat. Quatre ans je l’ai vue décliner, sept et quatre onze, tard levée les premiers temps, tôt couchée, grognant, crachant, bavant, coups secs de savates vers les chiottes ou vers la cuisine, et Beurre, Frère Beurre, rancissait. Je ne souhaitais la mort qu’à vous seule. En moi poussait la vie, je voulais cet enfant, avoir une naissance à dire, ne retrouver à ma disposition que les mots de chacune – PADBOL.

    Les infirmières sont très froides. En vérité elles ont vu trop de morts. C’est mon premier accouchement. Elles se foutent de ma peur. Je n’ai pas crié. Sarah ma fille, un caillot sur le cul. 19H15, Lion premier décan, épisio. Mon enfant n’a pas de père : « Tu aurais pu me prévenir,que tu étais enceinte ! » Je n’ai pas eu confiance. Je ne veux pas non plus que Frère Beurre touche ma Sarah de ses mains gluantes. Il tenait mes épaules pourtant : « Serre mes bras, serre ! » On n’admet pas les pères en Tchécoslovaquie ni les frères, dans les blocs d’accouchement. Le seul homme qui reste, plus proche parent. Il ne savait quoi faire au début.

    Moi non plus. J’ai exigé sa présence, sa tête jaune ébouriffée comme une motte ravagée par la baratte. Comment avais-je pu supporter ces lassants exercices de grossesse ! Les services de maternité ne les imposaient que trois courtes semaines avant l’accouchement ! Une femme au loin hurlait ; ses respirations n’avaient pas été machinalisées. Dès mon cinquième mois, Frère Beurre posait sa tête sur mon ventre. Il avait surnommé le fétus « Blouky ». Fille ou garçon. Frère Beurre nettoie les déchets de notre mère : vide les pots, éponge le parquet. Je n’ai jamais craint, ces derniers mois, que l’agonie de ma mère déteigne sur l’enfant.

    Elle engueule son fils. Il lui est nécessaire. Il est là pour moi.

    Un autre homme est entré. Je l’ai vu. Il portait sur la bouche un masque prophylactique. Il m’a fixée avec ses yeux de mage, sur le sexe. Des boucles taillées dans le bleu, hypnotiques et saillantes – hypertrophie thyroïdienne (…) - regard bridé qui cependant n’envoûtent pas – je ne peux croire qu’une maternité ait pu convoquer un infirmier-hypnotiseur – Masló se tient à ma tête, pragmatique, haï pour sa pitié. J’ignore s’ils se regardent, s’il se délimitent leurs domaines visuels. J’ai senti battre mon cœur, j’ai poussé la tête de mon enfant. Si j’avais contracté mes muscles il serait mort. Tire sur tes bras disait Beurre (Masló) – Tirez répétait en écho l’infirmière mais je n’entendais que mon frère, l’homme aux exercices communs. L’inconnu n’a rien dit.

    Beurre et moi faisions très exactement comme à l’exercice, à 18h précises sur le lit sous le soleil variable des saisons. Je me rappelle jusqu’aux rideaux de notre chambre. Sa joue sur mon ventre, sur mes épaules après avoir soigné ma mère – Beurre aujourd’hui si calme, régulier, fonctionnel. Je n’ai obéi qu’à sa voix, dominant l’arrière-plan des infirmières glapissantes, et l’accoucheur a dit cuiller, épisio, une seule, c’est une fille Beurre a basculé vers l’avant, l’obstétricien l’a regardé mais Masló ne s’est pas évanoui, n’a pas bousculé la perfusion. L’hypnotiseur fixe sans tressaillir mon sexe ensanglanté au centre de Prague, et comme je l’aimais rien ne fut difficile Fleur de chair dit-il tyélovyi kvièt c’était mon enfant par la voix de cet homme intranscriptible et doux, agglomérat d’une langue très vieille et très douce. J’ai vu s’élever de mon corps un lys humain de kaolin blanc, dans les mains rosées de l’obstétricien.

    Mon frère disparaît tandis que l’on baigne Sarah dans l’eau pure dont le clapotis couvre presque le cri Sarah m’a-t-il dit n’oublie pas, »Sarah » pour la mairie mon enfant rouge encore dans l’eau claire et triste de ce bassin au ras du sol. Après avoir lâché le placenta je me suis endormie sans rêver de l’homme aux yeux fixes dont j’attendis le retour dans la plus pure et confiante sérénité, bien qu’il ne fût pas son père. Il avait des yeux ronds étirés à la fois par une espèce de contradiction entre globe et paupières.

    Beurre n’était plus là. Ni pendant, ni après le sommeil. Son abnégation se paie par une présence purement physique. Il a préféré ma mère, que je voulais voir mourir. J’ai mon enfant à moi, comme c’est étrange.

    Ce que j’aurais voulu, c’était sentir mon enfant ramper sur mon ventre, comme dans les livres et les journaux : couvert de glaires utérines et de sang, agité tout sale entre les deux peaux de nos ventres. J’avais à côté de moi un paquet tout aseptisé blanc, dans un berceau près du lit. Je dois me pencher sur la droite pour l’atteindre. J’y renonce et le regarde du coin de l’œil. Je me fais une fête de l’allaiter. La jouissance du sein. Ma mère qui meurt m’a élevé au biberon. J’avais pleuré en détournant la tête. Mais il faut suivre les instructions médicales, et je ne sais pas qu’on va nous causer du tort, à Sarah et moi. Le premier jour l’enfant vit sur ses réserves.

    Le lendemain je vis six biberons, encastrés sur un plat rond. Mes seins sont lourds. « Toutes les deux heures », me dit une infirmière. Pourquoi ? Les fronts se butent. Les niveaux de lait seront contrôlés, les températures. Si je pose Sarah sur mon sein, une goutte de lait de vache au coin des lèvres, elle s’endort, je suis moins qu’une vache. Cela me rend un peu triste. « Un peu » me fait peur.

    On me lange l’enfant, une chose qu’on enroule, « à vous, maintenant ». Beurre me raconte qu’à l’armée, on faisait démonter sous un linge, puis remonter, en un temps donné, un pistolet-mitrailleur. On m’engueulerait. Suis-je un poison. J’extrais mon propre lait par petites pressions. Je me tire quelques larmes. Qui est en danger ? Beurre passe en coup de vent : « Maman m’inquiète » . La mort avant la vie. Cela provoquera une crise terrible, malgré la télé couleur au pied du lit. Je demande aux infirmières si je me suis montrée courageuse. Elles prennent la tête que l’on inflige aux cancéreux ignorants (« Il ne doit rien savoir à aucun prix. Même s’il sait que nous savons. Sarah tète à heures fixes ; une employée coche une case.

    Mais l’homme est revenu. Il a reposé le biberon, la petite est venue sur mon sein non gradué. Il ne détourne pas les yeux. Mystérieusement je comprends sa langue. Il me donne son nom : Helmessens. Il passera pour le père aussi longtemps que je resterai là : un père plus âgé, pas un de ces freluquets bousculés par des plateaux de biberons Que faites-vous ? Le médecin dit… - Navratila nourrira son enfant elle-même. On ne prive pas une mère decon enfant. » Tout ce qu’il dit est merveilleusement grossier. Beurre m’avait trahie : c’était lui qui avait trouvé l’hôpital. C’était lui qui faisait proscrire l’allaitement naturel sous prétexte de vagues connaissances médicales – décalcification ? ...risques dépressifs ?

    Les infirmières se mirent à ramper. J’allaitai gloutonnement.

     

    X

     

    J’essaie de tous les tons ; tel un musicien qui prend puis repose tous ses instruments.

    La naissance n’inspire pas autant (de terreurs?) que la mort.

    Le peuple est moins sot que les philosophes : il n’a jamais entendu parler de la réversibilité du temps.

    Ce qui commence est beau : la maternité ferma ses portes juste après moi ; depuis, l’immeuble est reconverti en appartements. Des gens dorment et mangent, s’essuient les lèvres, à l’emplacement peut-être où coula tant de sang de femmes entre les étriers.

    Ainsi furent bâties, sur les charniers de la Montagne-Blanche (1620), des constructions d’entre-deux-guerres.

    Je fus expulsée : une prématurée. Nous n’avions pas pris garde à la raréfaction des parturientes : liquidation totale, saisie des étriers, du scialytique, nous ne l’avons su que bien plus tard : je ne suis pas restée huit jours comme ordinairement à l’époque. Beurre savait tout : on lui faisait un prix pour la mise bas, il a gagné quelques couronnes, et j’ai dû réintégrer le logement quelques jours après le départ de ma mère pour l’hôpital Na Frančisku.

    Étais-je seule ? Stores baissés sur la lumière, 23 juillet, mère mourant près de l’abîme, sur un fauteuil roulant, s’était cachée jusqu’à présent.

    Hannah Kipster appelée « Tante » ou « Kipster », jamais par son prénom. Elle pue depuis cinq ans sur sa cuvette. Beurre a vécu entre ces deux êtres, tirant son suc, sa bonté, sa chrétienté (…) - quelle obscénité, Beurre, quel inceste scatologique – ma Turquie est plus pure et féconde, c’est là que j’ai conçu Sarah, de je ne sais quel juif syrien.

    Ma fausse tante se relève quand elle veut, interminablement, claudique jusqu’au berceau blanc et lui donne le sein à ma place, cylindre de lait clair irisé par les rasoirs des persiennes.

    Je ne dors pas. Je regarde le corps de ma fille endormie, que je hais d’avoir été touchée, changée, allaitée par l’infirme. Beurre est absent. Il a choisi l’autre hôpital, notre mère qui se meurt.

    « Si vous ne venez pas à mon secours, je me laisse mourir entre Sarah et Kipster » : mon frère intercepte ma lettre : « Qui est cet homme ? ...en quelle langue écris-tu ? » C’est celle de ma mère, cet homme ressuscite notre langue en moi-même. Frère Beurre, tu n’es pas de ma race, ton père est différent.

    Les pneus crissent sur le gravier chauffé à blanc : ma première sortie se fait d’un hôpital à l’autre. Beurre passe le bras par la portière. Je lis sur son profil que rien n’est si grave, que maman reviendrait à sa place, toute sa place, allongée sur le divan comme un Christ de Pietá – je ne sens pas sa mort – tout se reverse entre Beurre et moi dans un tacite et vaste marécage de contrariétés complices. « Elle s’en tirerait » dit-il. Quand j’ouvre la portière une bouffée de four sort du sol, je tiens mon enfant dans le creux de mon bras comme un alto : « Zinnia est consciente » dit mon frère « et pourra l’embrasser ». Je m’essuie les lèvres.

    Il dit qu’elle sera peut-être « fatiguée » ; non pas « moribonde » : ni miasmes, ni bénédiction. Nous marchons sans nous soutenir sur les petits cailloux qui crissent. Des tiges de fusils se lèveraient sous ces autres persiennes – feu ! sur l’enfant vivant dans sa laine blanche – en face, au premier étage, on meurt lentement : « Jamais personne n’est mort ici » dit Beurre en souriant. l’infirmière le trouve amusant. « Soyez plus aimables envers les mourants » - je veux des voix d’homme, des mains de médecins à mon enterrement. « Suivez-moi. - Chambre 6 ou 26 ? » Tous les numéros sont bons pour mourir. Une roulette russe où tous les logements seraient garnis.

    « Bonjour Mère » - différente pour Beurre et moi, mon cadet de dix ans, dont la naissance l’a défigurée. Rendue vieille. Máslo (« beurre ») s’assoit sur la chaise, il sait ce qu’il faut dire et faire, il n’en est plus aux premières visites, il feuillette la Bible ou la revue mise à disposition, à l’exclusion des hebdomadaires satiriques. « Berlin n’est plus un danger pour les femmes » - Beurre lit tous les échos.  Ne pas parler, ne pas la fatiguer. Vider le bassin, changer l’eau du verre, sans prendre la main, ni tamponner le front. « Pourquoi parler ? Elle délire ! »

    Tu m’as balancée du train, tu ris, c’est toi la plus jeune maintenant, je suis sur les voies, et toi dans le wagon, tu n’as pas tiré l’alarme, tu ne m’aimes pas - la voisine : « on ne peut plus lire » - une simple entorse, Docteur ; dans huit jours elle tâtera le cul de ses poules.

    Beurre tourne ses pages - « Frère Beurre, Frère Beurre, notre mère ne fait même pas attention à la petite : je la pose sur le drap, je la présente, Zinnia Mère détourne ses yeux cireux » « Je suis à Kraïlova » dit-elle « mon père sur le quai t’a vue, il t’a vue me pousser , crois-tu qu’il bougerait » - c’est ton lit, Ma Zinnia, les ressorts qui sautent il n’y a pas de train, calme-toi silence à côté je ne peux pas me concentrer, mes mots croisés, merde ! « je n’y arrive pas » dit la mère « Je nte t’ai rien demandé à toi, terreuse ! »

    Scène lâche. Beurre lit. Ma mère invente à mesure, entend parfaitement ce que je dis, comprend tout, et sait où elle se trouve . Connaît son délire.Si on l’en détourne elle s’obstinera, comment peut-on , chutée d’un train, converser avec sa fille ou des lits voisins, si l’on a une perfusion, là, dans le poing… « Je suis Sarah, maman, pour une fille tu avais dit « je choisis Sarah », ouvre les yeux. D’où qu’elle est d’où qu’elle sort dit la délirante qui c’est-il , je ne veux pas voir cette gosse pas de chez nous, pas de chez nous , sûre de ne pas avoir baisé un Noir c’est une fille de Noir » frère Beurre lit sans se démonter des statistiques de viols Tu ne reconnais pas Beurre ? - Qui est cette morveuse, à qui est-elle ? poussée du train – Tais-toi maman dřz hubu Beurre déplie l’une après l’autre les pages de son journal : « Tu exagères » dit-il, « parle correctement ».

    D’où sort cette enfant bronzée comme du cuit

    - Tu ne délire pas, je t’ai bien reconnue, tout remonte à ta surface... »

    Helmessens est venu exprès. Sa barbe fait penser à ces copeaux qu’on place, à la campagne, sous le cou du mort en bière.

    Tous savaient que ma mère allait mourir, elle-même : « Raconte ce que tu veux je sais que je ne reviens pas chez nous. » Par-dessus l’épaule moribonde Helmessens fait un signe de connivence un peu appuyé. Je ne veux pas de lui la perfe ction eunuque des prophètes. Beurre toussote, repose le journal. Je me fais des reproches : aimée, fraîche accouchée, prête à reprendre « des rapports », moi-même j’ai frôlé ces deux portes et sans dégoût.

    Beurre s’occupe à prendre le pouls, à gratter de l’ongle le crâne sale  ICI ON NE LAVE PLUS LES CHEVEUX – TADY UŽ MYJEME VLASY chaque hôpital a sa spécialité. Mère était bouclée, toute blanche après des années d’oxygénation – Beurre tourne autour du lit : les draps sont toujours impossibles à border. Ils flottent. Mon frère privé de mécanique à bien faire.

    Mère j’ai toujours bien

    Fait mon service

    Ô ma mère Mamie...

     

    Beurre est un chancre mou. Dur comme un forçat. Baise ma mère au front et s’en va. Je me présente alors tout intimidée dans les bras d’Helmessens.

     

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    Nous mangeons debout, sur des planches à hauteur de poitrine, en lieu informel. Partout des ouvriers qui bâfrent : poulets ensauve gélatineuse, brandades froides, morues et plats sans qualités. Quelques places assises occupées, près des carreaux conchiés de mouches. Soleil couchant du centre ville, gris de quinquets à l’économie.

    On vous sert comme au snack, en montre du doigt. La hauteur de plafond, les coins sombres et les réverbérations, incitent à parler bas : « Écoute... » Nous commandons une purée-saucisse, purulent et tourmenté comme une bite de diable, premier indice d’une correspondance de goûts. Les doigts rattrapent les cochonnailles brûlantes, et nous soufflons dessus à creuser les joues. Nous avons de l’appétit, je suis encore gonflée de mon nouveau-né.

    L’appétit de Helmessens me remplit de fierté, sa goinfrerie pourrais-je dire, accompagnée de roulements des yeux et de mastications béantes, où la trituration linguale de la purée s’opre à ciel ouvert. Ses pommettes luisent, sa barbe luit, la sauce prophétise l’infarctus. Helmessens est solide. Il serait sot de ma part d’analyser les progrès de ma tendresse et ses critères de croissance. Aucune femme ne tombe amoureuse d’un homme qui, disons le mot, bouffe comme un dégueulasse. Mon empiffrement, quoique moins visible, ne le cède en rien au sien. J’aime reconstituer ce baudrier de gras qui collait à mon ventre. Les hommes ne connaissent pas ce prolapsus, sauf à supposer qu’un 35 mm ouvre un corridor à leurs entrailles.

    Même la table est surmontée par des tuyaux d’aluminium. Autour de nous règne un vaste hall voilé de halos, de mets fumants, de volutes tabagiques. Helmessens subit un renvoi discret, cherche du doigt le pli perdu de ses pantalons.

    Moyennement deux babas nous émigrons discrètement vers deux banquettes d’encoignure à l’instant libérées, dont la nuit aveugle la vitre. Nous buvons deux blancs secs de prolos . Elle et moi viderons notre sac comme il convient aux hommes et aux femmes de Josefov. Nos reflets se perdent dans la crasse contre la nuit venue et les trams transmettent leurs vibrations à la vieille pub inversée

    Bière Hensko, avec la cigogne sur la banderole. Nous faisons durer le baba. Je suis la seule femme ici – les jeunes filles ont pris possession de longues promenades où l’on se touche à peine les épaules ou aux tailles – j’ai connu cela bien avant mes escapades turques – mon passé – combien court… - ici je touche l’homme en dépit des genoux et des coudes éloignés par la table – vu les épaisseurs de bière, de « Baba-Purée » - vu tous ces hommes honteux qui se sont repus là entre deux journées de travail. Je descends des Frères Moraves on connaît ton histoire par cœur, Helmessen : l’histoire de mon peuple et la tienne, mais je t’admire au point de t’écouter prêcher de gros quarts d’heure au pied de cette haute vitre sur la nuit : comment Jean Hus, Recteur, finit sur le bûcher de Constance , en dépit du sauf-conduit catholique et ses cendres dispersées ; comment les Moraves ont été vaincus en 1639 à là Montagne Blanche.

    Mais ce qui n’est pas dans tous les livres, c’est que l’on aurait formé dis-tu des communautés en langue secrète, à base de dialecte morave, substituant selon le code certaines consonnes ou voyelles. Les Frères Moraves existent ncore aujourd’hui, de l’Allemagne aux États-Unis, certains irréductibles retranchés dans les gros bourgs des petites Carpathes, au nord-est de Bratislava. Mon père mort ou disparu m’apprit ce code, malgré l’entière laïcisation. Tout m’en revient à t’écouter, mais tu n’auras pas connu mon père, bien que ton âge et le mien soit le même. Tu me récites et m’assènes des passages d’histoire et de grammaire, et tout me revient en mémoire. Complices assurément, et je n’aurais pas pas pensé – que tu abattrais tes cartes.

    Il est chez certaines de nous je ne sais quelle part haïssable jouissant de la fragilité des hommes. Tu gaffes, tu parles, tu manges populairement, ta voix trouve l’enfant à travers la barbe. Je devrais adorer, sans attendrissement suspect.

    Tu regretteras de t’être montré jusqu’au fond.

    Un jour je te reprocherai ton manque de réserve, en dépit de tes rires ou de tes énigmes. Le langage coule entre nous, rocs soudains de consonnes au sein de constellations de voyelles, avec d’imprévisibles presqu’îles de finnois… L’établissement se vide, nous restons sous les plafonniers blêmes, tandis que les cuisines au fond tintent des grands plats d’aluminium rincés dans les éclats de voix… Om fôf di r’ôm chajof n’fozi – ce qu’il n’aurait jamais dû dire - « marié depuis dix ans », banal et très beau, avec ces mots d’une autre main, « autant de langues chez un homme autant d’hommes nouveaux ». Ces confidences éraillées de tout homme à chaque femme nouvelle, énigmes éculées dans d’autres bouches en tchèque masculin, se chargent d’échos étranges mal définis.

    Il l’aime dit-il et la trahit sans plaisir puisqu’elle a obtenu la liberté - tous les hommes pourront un jour lui plaire en érection sentimentale – comment ne pas le croire avec la gueule que u envoies par-dessus tes mots (bien sûr tu ne voudrais de mal à personne) – j’aurais aimé t’admirer. « Elle te trompe », dis-tu ? et tu la trompes aussi ? ...êtes-vous sûrs de ne pas vous tromper ? Vous vous dites bien tout ? Lui parleras-tu de moi ? Helmessen !

    « Ils me disent ne cède à personne (qu’à toi-même) – si les hommes savaient pourquoi nous les désirons ! - quoi qu’ils aient pu faire ou dire. Quant à l’homme, qui choisit-il ? ...jusqu’au dernier moment, la femme retroussée peut dire non, se redresser – ainsi je ne t’aime – que pour l’avoir décidé – puis qu’on me parle de ce qu’on voudra, beauté, barbe, politique – nous discutons subtilement des arcanes de Prague en ce mouis de juillet 19…

    .

    ….Vous vous séparez. Il est tard. Les vitrines éparses ont éteint. Chacun gagne sa station, l’homme la 123 vers Dejvice, toi la 21, « Višrad » Vieux Fort Venteux sur la Vltava, murs ébréchés, Saints-Pierre-et-Paul toujours caché par ses échafaudages en croix qui se rouillent - et la clef qui se tord et qui grince au 4 bis de la Libušina : bâtiment noir à trois étages étroits – le quai dehors qui ronfle au ralenti, vers les piscines, Branik, na Mlejnka, Modranská…

     

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    Quand je rentre c’est à hurler. Mon ventre vide se contracte et mon cerveau plie comme un ventre.

    Tout appartenait au grand-père. À présent nous devons louer, nous cloîtrer au second, avec un enfant de plus. Juste ces cris de tétées de nuit, que Maman meure ou non ; simple rappel de temps à autre, mémoire encombrée en si peu de jours (ces combles à poutrelles sur plancher friable où rien ne doit peser. Je vois Frère Beurre, Tante Zapakh et ma dernière-née. Je sors m’étourdir, Prague n’est pas la ville où l’on s’amuse, mais que ferais-je, passée la porte ? on m’a seulement crevé cet abcès du ventre.

    Beurre est à table. Comme la place manque pour un bureau, il rédige ses enquêtes sur la nappe débarrassée. Je ne critique pas le gouvernement, qui fait ce qu’il peut ; mon frère ne le supporterait pas, puisqu’il travaille pour le Ministère. Il servirait n’importe qui. Ce n’est que mon frère, mais il pourrait m’adresser la parole ; je ne suis ni vieille ni percluse. Quand il n’est ni au travail ni au Secrétariat, il se force à garder tante Zapakh, cette Vieille-qui-Pue, qui n’a pas besoin de lui, qui se gave de notre argent. Mon frère est martyr consentant. Depuis quand n’a-t-il pas vu même un jardin public ? Elle lorgne la minuscule Sarah, 8 jours, qui rétrécit l’appartement sous ses cris,

    Pour moi, je sors – je sortirai sans cesse même dans ces rues sans rien d’autre à voir que le  vent ; quel Tchèque ne connaît pas le moindre coin de son pays ?

    Tante Zapakh se plaint. Gémit sur elle sur son fauteuil. Nul n’y prête attention, mais je crie pour ma fille. Qu’elle ne devienne pleureuse. Un soir elle aura disparu de la pièce du fond, théoriquement réservée à Zapakh ; depuis la naissance elle a préféré traîner son fauteuil parmi nous, Si j’étais fille à zizanie, j’avertirais la Commission d’Attribution et e Répartition. Beurre pourrait témoigner, j’en subirais tôt ou tard la conséquence, bafouer l’infirmité d’une vieille dame.

    Je sais qu’il pense à ma mère, notre mère. Simplement, je n’en parlerai pas la première. Dans cette pièce au fond sur la cour ils ont aménagé le berceau d’osier, je dois passer devant Zapakh pour consulter le sommeil ou les yeux de ma fille, mais la tante châssieuse m’informe toujours avant que je me sois penchée moi-même. Des choses qui n’ont l’air de rien, qu’on n’aurait pas l’idée de dire : juste des questions d’enfants, d’avenir du peuple. Langer, par exemple, des seins qui pètent de lait moisi, c’est plus drôle n’est-ce pas, une explosion utérine, pardon, pardon. Mais les merdes du bassin qu’elle oublie de vider si Beurre ne le fait pas, se mêlent à celles de ma fille toute fraîche. Les bébés chient fraient, le vieux sent le cuir. Zapakh par l’odeur alléchée accourt, oubliant de cacher son infirmité pour tamponner, talquer, avec un soin maternel… qui n’aime ma fille que pour me nuire et ma fille en dépit de son inexpressivité de nourrisson semble s’abandonner dans ces bras-là.

    Beurre approuve en brassant ses statistiques, heureux que les salaires de la Želesnice, les Chemins de fer, aient pris 3,22 % de mars à juin...

    Je devais garder le lit, le médecin l’a dit. Au moins ne plus marcher, moins faire l’amour (qu’en sait-il) bref : le divan, le coussin sous la tête, au salon où mon Frère travaille sans lever les yeux, je ferme les miens juste où passe précisément l’ombre de l’abat-jour. Je peux penser à ma mère. Excellente occupation. Elle mourra. Je n’y crois pas pour autant. J’ai le temps des états d’âme. « Beurre, tu m’emmènes au cinéma ? » Nous voyons de bons acteurs, nous rions beaucoup, même en noir et blanc. Quand je mange une glace je ne pense plus à mes seins qui s’enkystent, je ne savais rien de tes machinations, Beurre, ces Lubitsch manquent de finesse, je suis heureuse avec mon frère, il devient dans le noir un ange sans malice…

    Chez Zapakh de brutaux réveils de conscience : « Je ne peux pas m’occuper de ma fille ». Irresponsable et dingue. S’étourdir est difficile à Prague, à moins d’aimer la marche. Elle m’ôte le biberon, les couches, l’enfant « C’est l’heure de dormir à présent » « C’est moi ta maman, Sarah ». Elle nous appelle « Maman Mavratila » et « Papa-Beurre », d’un coup je veux lutter encore. Que me reste-t-il à faire au retour de mes marches ? me comprimer le ventre. Mon alto reste dans son étui, les impresarios m’oublient, je touche l’allocation et Maslo travaille pour tous.

    On m’attaque sur ma paresse, sur ma jeunesse et mon irresponsabilité. Zapakh règne.

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    ...Les hommes sont nécessaires, quoi qu’on dise en Occident. Où rencontrer Helmessen ? Nos connaissons nos adresses, le destin guette, Helmessen marche dans Prague, montant et descendant les 7 collines, il se trouve que nos chemins ne se croisent pas.

    Beurre, au secours ? Il ne s’agit pas de solitude, notre appartement ne nous permet pas de nous éloigner, seule Sarah ma fille reste isolée, avec la grand-tante, et je n’ai pas accès à cette pièce. Je ne me sens faible qu’aux moments des soins de l’enfant. Beurre ne proteste pas, n’ararche pas ma fille à Zapakh ; elle n’est pas plus infirme que nous, puisque les cris de l’enfant la lèvent de son fauteuil roulant. Au contraire de moi. Je m’en veux, je dors mal, de nuit j’entends mon frère porter du lait chaud.

    « Oui ?

    - Pourrais-tu sortir de tes dossiers ?

    - Je te distrais du mieux que je peux.

    - Protège-moi de Zapakh.

    - Ele fait de son mieux.

    - Maslo, elle prend mon enfant. Sarah préfère s’endormir sur son épaule que sur la mienne. Quand je lui dis bonsoir, elle continue à crier. Après le baiser de Zapakh, plus rien. Le calme.

    - Tu es la première à lui demander de garder notre - ...l’enfant./

    - Beurre, prends-toi des congés, reste avec moi.

    - Je ne suis pas ton mari. Les autres n’accepteraient pas.

    - Trouve un prétexte.

    - Mais je ne suis pas malade !

     

    Le travail de Beurre est de rester des heures face au mut de soutènement, au fond de la tranchée. Le soleil ne pénètre jamais dans ces bureaux à hautes vitres sales, sauf de 2 à 5 en été. Il compte les trains,vérifie l’état des aiguillages, avec de lourdes machines à écrire qui mâchent férocement dans un hangar reconvertis. Des chefs. Des intrigues de bureau. C’est cela, Beurre, que tu ne veux abandonner pour rien au monde ?

    Pas de passe-droit. L’avancement se fait à l’ancienneté, au jour près. Ton métier te hérisse.Tu es bien noté, « trop docile », « servile ». Tu n’es pas estimé de tes collègues. Ta maîtresse ne figure pas dans le personnel. Peut-être pour l’étoile rouge, ou « services par le Père » - ils ne peuvent pas te virer – IL FAUT – seule devise à graver TO NUTNÉ ! - sur ton émail de pot de chambre – pouah Beurre, pouah ! - au moindre borborygme de Zapakh tu obtempères service / service et tu te pares de vertu – si tu restes ici tu ne prendras pas de congé, tu feras la plonge et le balai chez les féministes, frotter le bahut et graisser les roulettes du trône et tu tiendras jusqu’à juillet 3 800.

    Sur ta tombe on mettra CONSCIENCE PROFESSIONNELLE mais jouer de l’alto, Masló, à cinq mois de grossesse, tu ne pourrais pas.

    - Mais qui a besoin d’une altiste en Turquie ? »

    Personne, Masló, personne.

    Il prépare une grille horaire : biberon, promenade de l’homme, lecture, ménage, torchage Merci mon Beurre d’avoir tout compris : mon ventre orphelin, Helmessen évanoui, Prague sous-éclairée sur les deniers publics, le ciné à côté de mon frère, vive les tranches horaires « Pars vivre avec le père ou sinon suis mon plan  c’est ta seule issue - Je n’ai plus de volonté. Beurre. J’ai oublié le nom de ce Turc. Non je ne pouvais pas choisir. Un grand métis Adem Baki ce genre, tu crois qu’ils ont des cases et des emplois du temps par là, Maslό, as-tu vu Beyrouth ? Moi, oui.

    Par visa spécial, 48h. Et je suis aussitôt remontée sur Antioche, raconte ma vie ne la vis pas. Car tout est contre moi, contre nous, tu triches mieux car en toute inconscience – vois seulement ton front. Tu le dis mère indigne, étourdie, flemmardière que répondre Beurre, Beurre, qui de nous deux propose les titres les plus nuls des comiques afin de faire la gueule au retour – et Sarah ? - je ne dis rien, ni toi, mais ton front parle mieux que toi – et tu m’opposes – ta conscienre professionnel, « Je suis un Tchèque occupé ». Non seulement tu ne prendras pas de congé, mais tu réserveras tes instants libres pour Notre mère la morte imaginaire bien foutue de crever pour faire l’intéressante eh bien c’est raté car je l’ai oubliée. Je mets au monde, moi, je tire ma fille des tenailles de la mort je me contretous de ceux qui crèvent et travaillent et vivotent à la Č. S. D. Chemins de Fer Tchèque Československé státní dráhy je compte

    - t‘accompagner à l‘hôpital (...)

     

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    Au moment de prendre la parole pour l a première fois, moi Beurre Maslό que dire après ce réquisioire On m‘accuse de tout Je suis comme ça Dressé comme ça

    Juste un an d‘infirmier pratique où j‘apprends à vider les bassins et les pots laver les yeux mais le Devoir mis dans les têtes d‘enfants y reste pour toujours.

    Tu dors et la sécurité sort de toi, le besoin de Dieu d‘un Dieu d‘on ne sait quelle récompense.

    Je ne tremble pas devant les chefs. Ce sont mes chefs je pourrais l‘être comme eux, dans dix ans dix hommes sous mes ordres. Mon métier ne m‘aime pas ne me déprime pas non plus, où trouver là de la perversité ? je rapporte du travail à la maison parce qu‘on m‘en donne, qu‘y a-t-il de mauvais dans le régulier, dans l‘adultère où tout le monde aspire ?

    Les hommes muži disparaissent tôt , son père et le mien – divorces, fugues, fuites

    Je suis le seul qui reste – Navratila exogamise en Iran et met bas sa bâtarde qu‘ai-je à foutre d‘un bébé que je lave, que je lange. Heureusement Zapakh me seconde : peut-on imaginer que j‘aime Zapakh ? les mains crochues, traîne-savates, la petite la tire de son fauteuil, la fait marcher sans cannes, il est bon qu‘elle voie la vie une dernière fois. Ma sœur est heureuse ! Les femmes reombent toujours sur leurs pieds. J‘ai moi aussi ma solidité : du fer sous le front de Beurre. J‘agis par devoir „peur de la liberté“ - les petits malins ont réponse à tout. J‘aurais aimé me faire caliner, Navratila aussi.

    Mais peut-être ma mère ne m‘a-t-elle jamais bercé. Si je m‘en ressouvenais, si je pouvais le revoir en jeune mère, émue sur un berceau en bégayant des idioties, peut-être que j‘en pleurerais – j‘étais sur ses genoux, voyant tomber la neige à la fenêtre. Elle m‘a raconté comment j‘écoutais la T.S.F. en me dandinant. Comment je répétais tel ou tel gargouillis. Si j‘atteins 80 ans, ça m‘obsédera. Aujourd'hui je soigne ma mère,

     

  • PANANYA

    C o l l i g n o n

    P A N A Y I A

     

    ACCIDENTÉ

     

     

    Grand, pâle, comme bâclé. Mains pendantes. Walter Walden ([val] [val]) front sur la vitre, seul, ressassant sa liste d’annuaires section barmaids doses accéléréesrelâchées la proie pour l’ombres’abandonner pour vivre abandonner pour obtenir on connaît la chanson MERDE au volant nom de Dieu au volant la vie éternelle c’est mathématique.

     

    Il se voit montant de tiroir en tiroir tout petit tirant des gants des serviettes et courant se laver renfilant sur lui très vite mal séché ses habits de garçon à l’exception de ses chaussettes. Son corps se compose de zones séchées non savonnées, savonnées non séchées.

    Il répartit sur lui les parfums. Aujourd’hui adulte, pas de cravate. Une échancrure, où la femme sélectionnée glisserait la main, sentirait le cœur battre. La voiture de l’homme adulte est luisante, astiquée. Même froissée, la tôle brille. Muni d’un chiffon le voilà qui lustre. Une femme l’attend, qu’il connaît déjà, dont il souligné sur l’annuaire les nom et prénom. Ne va-t-il pas se présenter trop tard ? Il devient fébrile, oublie ses clés sur la commode j’ai failli m’enfermer dehors. Penser à tout. C’est beaucoup pour un homme seul. Alerte. Aisé.

     

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    Pendant ce temps, à Bonnières, un autre homme, une femme. Bientôt les quatre se heurteront dans la ferraille. Un enfant manque dans le tout. « Monsieur et Madame Bargros-Vintancourt vous invitent » (etc). L’homme de Bonnières ne supporte pas pas la société, l’alcool, la vie de couple et les visites. Ça les désobligerait, Roger.

    Un dialogue plein de platitude, on vous dit.

    Le gros Roger (il est gros) met la penderie à sac. Falzar. Chaussettes. Nous sommes en retard Cherche avec méthode. Et Cyrille.

    Ces deux-là. Roger. Elise. Vont à la catastrophe. Courent à la catastrophe. Roger Bargros, alcoolique. Sous les chemises, du cognac. Entre les slips, du cognac. Il fouille il boit. Par ci par là. La Vintancourt Elise le reprend, On va chez Marty, tu seras soûl avant les entrées Je t’emmerde pense le gros, je m’emmerde chez M., les opinions de Monsieur me répugnent, Madame opine, je ne veux pas que tu conduises Qu’est-ce que c’est que ça c’est ma bagnole je conduis - Appelle donc Grambe au 36 43 c’est un bon client il prendra le volant ». Elle ajoute : « Au moins, ce ne sera toujours pas une femme ».

    Grambe a commandé ferme un paravent de soie peinte. Le travail de Elise est déjà bien avancé. Roger débouche, debout, une canette. La septième ? Il dit entre deux gorgées (de bière!) : « Pas question que ce métèque touche au volant ». Puis entre deux autres : « Je ne peux pas blairer ces M. ; et c’est encore à moi de te conduire chez eux ». Il fait partie des râleurs qui cèdent. Les ralcédeurs. Le couple Roger/Elise porte des prénoms d’avant. Ils se sont rencontrés dans un accident routier. Roger buvait. Il boit encore. Il soignait son ventre. Il ne le soigne plus. Elise est stagiaire dans un établissement quelconque.

    Sans s’insulter, ils ont tous les deux rempli le constat d’accrochage, arrondissant les torts, se chargeant eux-mêmes. Comme ils étaient indemnes, ils se sont souri, acclimatés, collés. Ils ont vécu à la colle. Ce soir, après cinq ans de vie commune, un attendrissement les saisit : de ses longs bras Elise Vintancourt encercle l’abdomen barriqueux de son concubin :

    « Tu te souviens de l’auto-stoppeur de Turin ? »

    Ils avaient défoncé la rambarde à 110kmh. Tous indemnes encore, y compris l’étudiant canadien. Le choc l’avait éjecté sur le dos, agitant les membres comme un crabe retourné. Il poussait de petits cris inarticulés. Qu’est-ce qu’on avait rigolé, Zaby !

    Ils auraient embrassé le radiologue : personne n’a rien, même l’étudiant, qui aurait pu coûter très cher. Ils s’étaient félicités autour d’un liégeois géant, au bar dei Tre Piemontesi. Ces deux-là s’aiment, l’auto-stoppeur a laissé son adresse.Il vit toujours. Roger ni Elise ne prennent plus d’auto-stoppeur. Il s’appelait Jacques Ampol.

     

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    Jacques Ampol retrouvé, bien mat de peau, employé dans une entreprise indéterminée. Cinq ans passés depuis l’accident, il n’a plus d’argent pour descendre en Italie. Il s’est marié avec une blonde qui va connaître tout le malheur du monde. On arrête les italiques ça commence à faire. Et leur fils Maurice MauMau joue sur l’herbe devant la maison malgré l’interdiction de sa mère. À vrai dire l’enfant Maurice ne sait plus très bien ce qu’il ne faut jamais faire sur l’herbe en bordure de route.

     

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    Elise et son amant Roger Bargros sont enlacés l’un dans l’autre sans prendre garde : déjà en retard. C’est un instant bien pitoyable et gnangnan où deux êtres s’étreignent en se remémorant le temps déjà passé ensemble.

    Ô le temps ! Ô la bière !

    Ils se parlent par abréviations : « Enfant » dit la femme sur la nuc de son mec. Lequel des deux est le plus stérile ? «On l’aurait baptisé. À quatre ans il se serait amusé sur le bas-côté en attendant le vrai jardin avec un banc ; nous aurons notre villa, du nom de l’Enfant, on lui aurait laissé après not’mort, un accident est vite arrivé – Roger, Roger, ton bidon, c’est toi qui porteras l’enfant ! » - elle tient son amant à bout de bras, forcément ; Roger est jeune, il peut encore se rattraper, se ressaisir. Sa moustache est laide, ses yeux pâles en crachats sous les lunettes en fer, Elise l’aime. Ses cheveux bouclent jusqu’au bas du cou.

    Les femmes fraîches fanent vite.

    Roger l’embrasse.

    Ils vont vers la CX 2000 (heure de gloire). Leurs bras passés sur les épaules s’attardent une dernière fois puis prennent position le long du corps assis, appendices pendants d’humanoïdes. Tout est prêt pour que Roger, dans un virage en plein midi, percute la voiture de Walden (prononcez Val-) et rebondisse sur la droite, fauchant l’enfant du bas-côté. Beaucoup plus loin, après l’agglomération, Roger le Gros décide la Vintancourt à témoigner que c’est elle, elle seule,à jeun, qui conduisait, et promet de l’épouser.

     

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    Walter Walden ([val-] [val-] seul au volant n’a pas écouté la voix qui disait serre serre à droite et trop tard, un œil gauche d’auto lui fonce dessus comme un bloc détaché, une clef-de-voûte du Tarn-et-Garonne. Le pare-brise s’émiette à l’ancienne, la fixation s’affaisse (vérifier sa matière), comme la sous-lèvre des négresses à plateau.

    La pluie tombe. Sans vent et verticale.

    Walter assis dans son habitacle défoncé. Il voit face à lui le mur gris d’une Propriété – conclusion : Je suis en travers de la route.

    La douleur encore sourde qui lui scelle les côtes – il plie le dos sans peine – immanquable pourtant, émet de petits cris cadencés qu’il trouve harmonieux, dans l’attente d’un déchirement qui ne saurait tarder, insupportable, incontrôlable. Qui le ferait passer du halètement convenable, vaguement ridicule, au hurlement bien plus risible encore de sortir d’un baiseur chevronné. Mais le choc attendu ne vient pas. Walter entreprend de descendre, replié sur sa gauche, pneumatiques crevés sous le plancher rabattu. La pluie tombe encore sur le descendu. Moirures sur la route, ferrailles ternes. Il se glisse en biais boiteux sous les gouttes, s’assoit sur un talus trempé. Par une fenêtre une mère appelle Valdo ! Valdo ! Valter muet n’entend rien, tout sculpté sur son dos, attentif à présenter bien, à gérer au mieux sa douleur moyenne, je ne dois pas crier, tout relève du diagnostic « choc sourd » et « contusion ».

    Si la fracture était ouverte il ne pourrait plus respirer. Il se dit encore :

    « Je ne souffrirai pas plus qu’à présent. Mes genoux se plient sans effort. Je pose sur eux mes deux coudes. En attendant les secours, le chic serait de lire au milieu de la carcasse. 7,60F chez le libraire. Le plus grand choc de ma vie vient de m’atteindre.

     

    La mère appelle son enfant. Plus inquiète. Pas encore de l’angoisse.

    La pluie s’est mise à tomber.

    Calme, régulière.

    Des voisins sortent sur leur perron.

    Les évènements se déroulent-ils plus vite qu’on ne les peut décrire.

    À bord de la (ici la marque) Roger bien pris de bière et sa maîtresse Élise ont parcouru 500m supplémentaires. Bien plus qu’un coup de frein ; cette femme a pu croire au délit de fuite. Roger coincé au volant, bedaine opposée à toute fracture du genou. Il a reçu le pare-brise sur la gueule. On dira que c’est toi qui conduisais. Élise ne dit ni oui ni non. Il lui promet le mariage. « Cet individu » crie l’homme « s’est mis en travers » (etc.). Élise proteste, il la prend à partie, des témoins-de-loin s’interposent.

    Walter (prononcez Val-) ne se dérange pas. Derrière lui montent des cris aigus, surhumain : la femme extérieure sortie sous l’auvent découvre son fils dans l’herbe. Tous se sont rabattus sur l’enfant, le couple revenu de fuite reste seul. Tout profite à l’enfant mourant. Hier l’enfant a cassé des œufs pour aider. Maintenant c’est lui qu’est cassé. Il s’étonnait des filaments gluants. Il battait la pâte, il disposait les croisillons sur les pommes. Il les avait soigneusement pelées. Les lapins avaient bien aimé. Il avait mis la table et bien aligné les verres. Maurice, il s’appelait Maurice. Il se faisait emmerder par tous les Sébastien, Jérôme, Carole.

    Il jouait seul dans la cour, hilare dans un coin de poussière. Il inventait des chemins sur sol, un doigt pour les sentiers, deux doigts pour les routes. Il roulait avec un caillou rond, en imitant des bruits d’accidents. « Chez moi je suis bien » disait-il. « Maman m’a souhaité mes anniversaires, au moins sept, après j’ai arrêté de compter. Patrice est venu, Claude et Catherine. Tous les vieux noms. J’ai allumé des lampions. On a renversé tout ce qu’il fallait pour une fête ».

    Au tour du père de sortir sous l’auvent, à son tour de crier. Il disait mais qu’est-ce qui te prend de gueuler comme ça. Maintenant ils sont deux. Ils ne parlent plus d’acheter la maison qu’ils ont louée. Ils ne parlent plus d’autres enfants à naître. Le bonheur passe vite. Dans la maison tout était blanc, la cuisine, les pas chinois dans l’herbe, les statues de jardin. Tu peux jouer devant mais fais bien attention.

     

    X

     

    « Nous lui avons payé des vacances au grand air au bord du lac de Côme. Il a retenu quelques mots d’italien. Nous avons fait du pédalo sur le lac avec lui, à tour de rôle, dans les espaces réservés. Les hors-bords sont un fléau. Mais la police les encadre. Avant trois ans nous ne pensons pas que ce soit une bonne chose d’emmener les enfants si loin : ils ne peuvent avoir aucun vrai souvenir. Pourtant la mémoire des vieux reste étonnante. Ils se souviennent des moindres détails de leur enfance.

    - Maurice ne pourra pas nous raconter les siens.

    - Nous serons morts depuis longtemps.

    - J’espère bien ».

    Les parents de Maurice ont très longtemps vécu dans des studios guère plus grands qu’une chambre d’hôtel : un recoin pour l’enfant, un renfoncement pour la douche, les toilettes sur le palier.

    « Ton frère pourrait nous faire un prix.

    - C’est non, J acques ».

    Ils avaient la nostalgie du lac de Côme lago di Como parce que neuf ans plus tôt ils s’étaient rencontrés sur ses rives, à la pointe de Bellagio. Ils seraient bien retournés sur les lieux de la conception, la cagnotte était prête. L’année de la rencontre, Jacques se remettait d’un accident spectaculaire sans gravité : pris en auto-stop, il avait été lancé sur une rambarde d’autostrade à cause d’un pneu défectueux. « Je ne peux tout de même pas vérifier les pneus de tous ceux qui s’arrêtent ! » disait-il à cette jeune femme qu’il avait rejointe devant lui sur le quai.

    Ils se sont embrassés le lendemain, tringlés le surlendemain, enceintés dans la semaine et réjoui de ceci. Les parents se penchent sur leur fils agonisant. Les infirmiers les en arrachent : l’enfant saigne d’en dedans et peut mourir au moindre mouvement. Il est transporté par ambulance avec mille précautions professionnelles.

    X

    Roger le concubin, flics et plus ou moins témoins forment un groupe agité sul le bas-côté. Roger vocifère, l’enfant s’est jeté sous ses roues. Les parents hurlent Au contraire !

    Comme il faut bien aussi soigner les blessés légers, Élizabeth dite Élise et Walter sont rangés vivants dans un camion de pompiers.Assis côte à côte sur la banquette de flanc. Walter une côte fêlée regarde sa voisine, blonde, avenante, 90k surtout dans les cuisses. Elle s’inquiète et Walter fait de même :

    « Et vous ?

    - Un hématome ».

    Ce n’est qu’un hématome, mes frères,

    Ce n’est qu’un hématome

    Oui nous nous reverrons, mes frères…

    - Vous êtes de la même année que moi dit la femme. Walter l’a entendu, quand les flics remplissaient les papiers à haute voix. « Nous aurions pu nous rencontrer. - En effet dit Walter. - C’est dommage ! dit-elle encore. Le ton se veut sincère. Il dit que l’enfant est sûrement mort à présent. Demande si elle connaissait les parents.

    - Pourquoi ?

    - Vous ne les connaissez pas ? ...j’ai du mal à respirer... » Il ne demande pas qui conduisait. Il n’apprendra que plus tard le mensonge : Élizabeth a prétendu qu’elle était au volant. Elle couvre son homme. Walter ne peut imaginer cela.

    X

    Walter n’est en rien responsable du décès de l’enfant (il est mort en effet). C’est passé près de lui mais il n’a pas de peur. Il n’y a que ses propres sensations qui l’émeuvent. Il le déplore mais le cache. Il pense que les approches de sa mort ne l’effraieraient pas. Il a tort. « C’est curieux » dit plus tard Élizabeth à Roger. « C’est ce Walter qui nous donne le plus de soucis ; on dirait que les autres n’osent pas nous poursuivre.

    - Ils le font ! crie Roger.

    Ils le doivent.

    - Par l’intermédiaire de Maître Paron.

    - Par intermédiaire. Parfait. Je ne connais pas ces gens. Ils ne veulent pas nous connaître. Comme ça c’est mieux.

    X

    Walter pose ses jalons. L’accident est passé, rangé. La mort de l’enfant reste à l’arrière-plan de l’intrigue.

    « Vous êtes malheureuse avec cet homme. Il boit beaucoup, vous bat et baise peu. »

    Il subsiste dans le corps épais d’Élizabeth une âme délicate de jeune fille inassouvie d’amour. Qu’elle est commune, et comme elle est fagotée !

    ...Les boucles d’épaules retombent sur un corsage bleu échancré au carré, la jupe trop courte ou trop longue selon les jours, les rotules plantureuses et les mollets sans galbe. Ce qui n’empêche pas d’aimer. Il se déclenche même, chez les cyniques, d’étranges alchimies : un respect accru à mesure des disgrâces constatées. L’homme se voit balourd, appauvri côté cœur, et projette sur l’autre un peu de la pitié qu’il désire pour lui.

    Infirmité pour infirmités.

    « Mon amant boit, c’est vrai. Il n’a jamais voulu d’enfant. Je ne peux pas être mère ; mais il n’aurait pas dû s’en réjouir à ce point. »

    Il vient des tendresses à Walter.

    «  Mon amant me battait assez peu. Il menaçait souvent : nous dirons que c’était toi qui conduisait. Je suis revenue avec lui sur le lieu de l’impact. Nous ne savions rien pour l‘enfant. On m’attribue sa mort à présent.

    X

    Walter se préoccupe beaucoup de sa vie intérieure. Il a besoin d’être admiré : Admiré. Admettons. Faute de qualité, la quantité de femmes assouvissait sa tare. Mais Élizabeth se dérobait.

    Après l’accident, Walter apprend que la mort effraie moins qu’une douleur. Tout devient donc plus simple : entreprendre, sans désirer !

    Ces deux victimes qu’il convoite, l’épouse de l’ivrogne et la malheureuse mère, tomberont sous ses charmes. Il se sent l’impunité du grand âge : n’a-t-il pas frôlé la mort ?

    Il épie les mouvements des cœurs souffrants. Il confrontera ces deux femmes. Les perdra dans la foule.

    Tous les limiers connaissent la facilité de se dissimuler parmi les tombes.

    Denise, Mère Orpheline, paraît entre les croix, sans même un voile. Ses yeux restent baissés afin que les oreilles entendent mieux les pieds rôdant sur le gravier. Accompagnée de son mari, homme guindé, elle s’arrête devant la terre fraîchement remuée, cicatrice honteuse sur le sol.

    Le père et la mère croulent de honte d’avoir ainsi laissé blesser la Terre ; ils se tiennent mains croisées sous le nombril, tête tantôt haute tantôt basse. Ne sachant quelle attitude prendre devant leur propre enfant mort vu de face et couché.

    Une certaine répulsion monte à la face de Wagner, qui les observe. Cette sensation diffère de l’attirance nécrophile, du tout au tout.

    Protocolairement les deux parents se signent et tournent le dos. Walter revient seul à la même place à la même heure plusieurs jours de suite. Le père ne vient plus, accablé de travail : il est profileur de pare-choc, indispensable à la société (il étudie l’aérodynamisme, la résistance des pièces) ; c’est lui qui préside au perfectionnement des carrosseries. C’est un grand rougeaud, de St-Lô dans laManche, sujet à des accès de colère folle. Sa femme, petite blonde mince du plus mauvais effet qui soit, se courbe à jours fixes sur la tombe, avec un ange, un plâtre, ou autre.

    Bientôt une dalle est installée, blanche et sculptée d’une croix. Le père du mort a beau démontrer à Denise, c’est son nom, qu’il ne sert à rien de dépenser des sommes à de sinistres colifichets, Denise s’obstine de façon désarmante. Elle pleure peu.

    Ce que Walter va faire est inclassable : capter l’attention de la veuve d’enfant par une délicatesse anonyme. Il dépose en son absence un bouquet de fleurs véritables sur la croix en relief. Le lendemain il se dissimule mieux qu’à l’ordinaire.

    Denise soulève les fleurs et les déballe. Les voici disposées dans un vase, acceptées. Walter pâlit, car elle saura de qui viennent les fleurs funéraires. À moins qu’elle n’imagine – pis encore – que l’autre mufle, Roger, aura voulu se racheter. De qui viennent précisément ces roses ? Ces fleurs conviennent très peu à une tombe d’enfant. Mais leur beauté surpasse la maladresse du donneur.

    Des anémones suffiront pour la deuxième fois. Il faudra s’esquiver, fuir sans être soupçonné. « Nos silhouettes pense Walter ne peuvent se confondre : l’autre un gros comme un porc. »

    Si Roger le porc ne pose pas de fleurs, il n’en est pas moins profondément désespéré. Il hait cet enfant mort. Il boit beaucoup moins.

    Beaucoup trop tard pour un geste psychologique, Roger décroche son téléphone. Il sent le poids de sa désinstruction. Il n’a pas prévenu Élizabeth, qui faisait semblant de conduire.

    L’autre homme, pense-t-il, l’intello ! marque des points. Qu’il perd. S’attribue le beau rôle, et fait traîner les démarches, afin de s’immiscer.

    « Monsieur Bré (Roger), mon épouse et moi-même vous remercions de vos condoléances... tardives… nous comprenons vos réticences… nous souhaiterions pourtant que vous soyez condamnés au maximum ce qui est peu. C’est moi-même qui ai donné à l’hôpital l’autorisation de… débrancher…

    - Je n’étais pas au volant… pas au volant…

    - Monsieur Bré, mon épouse et moi vous remercions infiniment de vos… vos… - il raccroche.

     

    X

     

    Walter est aujourd’hui couvert de joie. Il ne devrait pas. Des deux femmes qu’il poursuit, l’une a cédé, l’autre se rend. En premier lieu la mère. Par bouleversement.

    Walter est devenu insensible. Ses balourdises, ses échecs, lui donnent licence de foncer, tendresse en tête. Il en éprouve parfois une satisfaction mêlée de honte.

    X

    Roger buvait par impuissance. L’enfant était mort.

    La tricherie répugnait à Élizabeth. Comment avait-elle pu se forcer à ce subterfuge. Cette substitution de conducteur. Cette complicité pénale. Se raccrocher plutôt à présent de ce Valter, qui la poursuit de sa correspondance intrusive – superflue ? Malgré sa corpulence, Élizabeth garde bon espoir.

    Elle pense aussi au Masseur, à qui elle a vendu un paravent d’Asie, de soie, de ses mains. Où si longtemps elle s’est investie qu’elle en a trahi son secret : elle l’aime. Élizabeth aime son masseur ; pour le profane, il ne s’agit que d’hibiscus et de fonds végétaux – mais les fleurs sont des taches de sang. Tchang Sé, masseur kampuchéen, vient prendre les panneaux de soie, les a emportés. Roger Bré sait cela. Il ne s’arrête pas de boire, tâte de la prostituée, se fait séropositif. D’ivrogne antipathique le voici sujet d’actualité. Autant se dénoncer : « Le 25 juillet c’est moi qui conduisais ! ...j’ai renversé le petit Maurice ! »

    ...Maurice…

    Mais le pack de canettes sur la table devant lui – n’est d’aucun secours. Élizabeth lui crie, de la cuisine, de n’y plus penser. La condamnation serait plus forte encore après faux témoignage. « ...Et je serais impliquée pour complicité ! » - peut-être plus que pour avoir tué l’enfant – Roger Bré se tait. Rumine.

    Tous deux contaminés par la prostituée.

    Le sida ne fait pas de quartier.

    Roger n’avouera pas. Nous n’en ferons pas un drame. L’opulente Élizabeth partagerait la réprobation, la condamnation ; ils pleureraient chacun leur tour, puis ensemble, quand on boit on pleure. Il vient à l’esprit de Roger Bré de renouer avec un ami. Cet ami l’a perdu de vue, plus exactement l’ivrogne a rompu et grommelle aujourd’hui : « Décidément j’ai toujours tous les torts ».

    En ce temps-là cet ami, Nicolas Gous, faisait les foins chez son père petit propriétaire agricole. Gous portait bas sur le front une frange de cheveux noirs. Il avait poursuivi des études de droit : « Je veux devenir inspecteur des impôts » (pour faire cracher les gros). Le petit corps de Nicolas Gous sautait comme un ressort sur la charrette afin de tendre à bout de fourche les bottes à disposer dans le faux grenier. Comment fait-il pour atteindre, au-dessus de ses bras, le lit de foin, surélevé par chaque botte ? Roger pour finir ne s’est montré capable que de garder les vaches. Tâche réservée, comme il le sut plus tard, aux idiots du village. Du jour au lendemain, il a cessé de voir son ami Gous. Il s’est mis en ménage en région parisienne. Gous est resté là-bas au fond, dans le Sud-Ouest. Roger ne pense plus à lui que de temps à autre.

    La vie les a séparés. Elle a ses raisons.

    Roger voit de temps en temps que ce rejeton de plouc était le seul à qui légitimement se confier. L’aurait-il revu sur-le-champ que les mots se seraient formés entre eux deux comme séparés de la veille. Il rccourt aux annuaires : « Qui êtes-vous ? Allô ? Qui donc ? » Incrédulité du vieil homme voyons monsieur… mais il est décédé depuis quatre ans ah bon ah merde. Tu croyais donc, Pelure, que c’est l’ Histoire d’un Accident ? Gous décédé. Roger sincèrement contrit. Stop. Le vieux père à l’autre bout grelotte de 87 ans. Cancer des testicules. Il a souffert savez-vous, bien souffert. Robert a le sida. Il claquerait le répondeur. Il se fout de la mort de l’enfant. De son propre tour de taille. Il voulait un ami et voilà qu’il meurt. Comme ça, entre ses doigts. Fin des retrouvailles. Des familiarités de faculté. Qui pourrait coucher avec lui, ramener le désir d’Arielle aux dignités manquées ? Pouvoir frapper l’épaule d’un homme comprenant la bière et le bon ventre et lui dire ou l’entendre dire qu’il voudrait mieux le connaître tout gros tout blaireaux qu’ils seraient tous deux. Un ami comme lui ne se reconçoit pas, voici Monsieur le Père de l’Enfant Mort en face de lui devant la table basse où s’éparpillent les verres et les flacons d’alcool.

    Il porte haut l’accent normand, rougeaud sans rien d‘homo voire allergique.

    Ignorant qu’ils existent.

    Walter a fait entrer chez lui Élizabeth.

    Il lui dit de refermer la porte et lui parle doucement. Elle a pris l’amour qui se présente, tel qu’il est. Mais au cours de l’acte qui suivit, elle cria Je t’aime, Walter lui répondit en écho.

    Quand ils se furent séchés et rhabillés, que le SIDA eut été transmis, ils ne s’aimèrent plus, puis cela revint, repartit, selon les librations de la terre : jadis le fer et le poison, de nos jours Maladie Transmissible. Nous mourrons tous et n’auront plus d’enfants. Mort pour un ballon. C’est si bête, en définitive, un enfant. Les adultes idéalisent donc ces petits fragments de sottise ?

     

    À VILLE-AIGNARD

     

     

     

    Deux rangs de maisons de part et d’autre d’une place unique, des halles et une tour en ruines. Ville-Ainard, à nous deux. Ce fut un choc pour la population âgée majoritaire. MONIA prit en mains les vieux, par l’éloquence, les yeux vifs et la fébrilité. Une beauté aussi. Ses caresses aux peaux flétries.

    Elle choya ces vieilles chairs. Ce sont des gens comme les autres.

    Panaris, toux sèches, arthrites : un époux médecin gagne les sympathies. Monia ressuscite le cercle de belote, arrange des goûters. Une coopérative, des voyages en autocar. La méfiance fondit. Une autre naquit. MONIA incarnait, dans son corps vif et blond, tout le ridicule de la Foi. Sa fragilité combative m’émut personnellement.

    Après les vieux, elle entreprend les jeunes. Il y a des emplois ici déclara-t-elle. Rendre service aux vieux. Faire le ménage. Repeindre chez eux. Garder les plus mal en point. Les jeunes ont emboité le pas. Ce n’étaient pas des jeunes modernes. Monia freinait l’exode.Des maires s’intéressèrent à son action, des conseillers généraux, un député obtint des subsides.

    Monia portait le verbe haut, tenait des propos convaincus et tranchants, maniait la psychologie à gros sabots. Cela suffisait bien pour un bourg estimable. Ses habitants découvraient avec un effroi ravi les théories rédemptrices des peuples. Freud et le bon sens passèrent d’étranges contrat. Les braves gens badaient avec reconnaissance.

    X

    Pour tenir l’intérieur du médecin, Monia recruta les jeunes filles du village. Elles ne restent pas longtemps : la générosité, mais par roulement.

    Ce sont des soubrettes en tablier noir. Monia tire de ces filles tout ce qu’elle veut. Alternant visite des lieux «à la bonne franquette » (nous sommes dans le grand monde pensaient les plouquesses), instructions de service lancées à la volée, foucades aristocrates et sautes d’humeur, elle impressionnait le petit personnel, qui se sentait rehaussé, traité d’égale à égale. Les filles de proche en proche copiaient leur maîtresse, acquérant au passage une forte et louable estime d’elles-mêmes.

    Monia d’autre part dégrossissait les niaises. Initiait les bonnes au féminisme. Leur apprenait comment se passer des hommes – ce qu’elles savaient déjà – bref, comment se branler dans la joie. Le moyen de faire autrement dans un bled de quinze cents âmes. Après leur avoir démontré, tout habillées, les bienfaits décontractants de la branlette, elle passait à la vitesse supérieure, « entre femmes » n’est-ce pas « on ne fait pas de mal ». Toutes les 16-24 ans défilèrent par ses doigts. Quand nous sommes venus visiter Monia, elle nous demanda tout à trac après le dessert :

    Avez-vous des problèmes sexuels ?

    et sans attendre nos réponses embarrassées :

    ...parce que moi, j’en ai, des problèmes sexuels, ouh là là c’est fou !

    L’époux assistait au repas. Il était beau et blond, sans avoir pu placer un mot depuis le hors d’œuvre et dévorant sa femme à faire passer pour un rictus le sourire même de l’Ange

    de Reims - à moins qu’il ne se soit foutu de sa gueule – émouvante ? naïve ? chiante ? les trois ? Sa dernière phrase aux carottes râpées n’avait-elle pas déploré d’avoir reçu en pleine intraveineuse une communication par radio Je m’inquiétais j’avais besoin d’entendre le son de ta voix ? Cantat moi, j’avais la semaine suivante expédié une lettre brûlante d’amour dans l’espoir de la mater un jour en train de branler l’une ou l’autre de ses suivantes, ou même deux.

    « J’aime », s’exaltait-elle en face du curé notre convive, « mon mari, la vie, les gens, Dieu, la salade – je t’aime aussi mon chéri – mais il ne me viendrait jamais à l’idée de me tire « Té ! je vais m’envoyer en l’air avec ce type-là » putaing cong complété-je in petto, tandis qu’elle me repoussait à grandes brassées en direction de mon thorax – mortifié j’ai failli répondre TÉ je suis pas une gonnzesse, moi !

    Cependant les vieilles gens du village admiraient de plus en plus la femme du médecin. Elle fut élue Conseillère Départementale du canton de Ville-Aignard, là-bas, en Savoie.

    5 11 2034 n.s.

     

    POUR UN ROMAN

     

     

     

     

    Il avait une tête – bizarre.

    Bizarre, mais de maître. Il s’appelait Tertancière de Bribant de Sauges. On l’appelait Joab.

    Est-ce que j’irais décrire une tête de con ?

     

    X

     

    Il entra dans une classe : en vérité, un petit maître.

    Il fit remplir des fiches et repéra : Olga Wormser ; Tafilalta ; Josy. Plus : le banc des garçons.

    Dans une autre classe, un grand brun brassait la tchatche. Il le fit taire, Cyril le regarda fixement. « Va pour une fois », pensa Cyril.

    Il mit debout les élèves de la troisième classe et déclara :

    « Vous n’êtes pas ici pour discuter ».

    Il se montra tout à l’opposé.

     

    X

     

    Aux deuxièmes cours de chaque section : les rôles tombèrent. Joab donna de l’amour, s’abandonna peut-être bien au ridicule.

    Il disait « je ne suis pas un maître comme les autres ».

     

    X

    La première fois qu’il la vit, elle était malade et brune : un métissage. Il attribua son teint d’abord au cancer. Courageuse, pensa-t-il, beau port de tête. Il contempla sa tête aux lourds cheveux « George Sand » ou « madame Arnoux ».

    Le femme accueillait les hommages muets, et sa face glissait lointaine sur fond de casiers personnels. Ses paupières bridées retombaient sur les yeux d’Angélique Maylord : lui-même, asiatique américain, n’était pas pur de tout reproche.

    Ils ne se sont pas abordés.

    Dans le cours de l’année, il promena ses yeux sur plusieurs autres femmes. Il savait détourner leurs rires à son profit. Il ignorait innocemment qu’en renouvelant, chaque semaine, l’objet de ses contemplations, il détruisait ses moindres chances de séduction : toutes s’avertirent mutuellement, bien résolues de ne jamais le suivre dans un lit.

    Joab poursuivit son manège : dix à quinze jours de regards fixes, huit jours d’indifférence, puis deux ou trois conversations sur des thèmes prosaïques : la fatigue, la pédagogie. Il se pourvut ainsi d’une profusion de bonnes amies.

    Il mit le plus grand soin au roulement précis de ses stratagèmes, attribuant ses relatifs échecs au « manque de combativité » des femmes en général. Il prenait avec philosophie cette imperfection de leur nature.

     

    X

     

    Contrairement à ses collègues, Joab logeait à deux pas et revenait à pied chez lui. Il n’y a rien de pire que ces alternances, pensait-il, entre un monde plein de bruit et de grouillement – et cet appartement sombre, silencieux, où faisaient la gueule, dans leurs chambres respectives, son Frère et son Père.

    Il visita d’abord son père, qui lui dit : « Je finis ce journal et je suis à toi ».

    Son frère Étienne occupait la pièce la plus obscure : il n’allumait qu’à la dernière extrémité, s’usait les yeux qu’il avait excellents encore.Lui non plus ne se retournait pas à l’entrée de Joab : il écoutait son baladeur, oreilles couvertes.

    Joab déposa une pâtisserie sur le bureau de son frère.

    L’heure suivante se passerait en va-et-vient du vieux père au frère, du frère au vieux père – l’un prétendant faire entendre ses dernières découvertes musicales, l’autre, sorti de sa lecture, agitant la bouteille et les verres d’un apéritif soudain obligatoire, les deux profitant de Joab Tertancière afin de régler leurs comptes.

    Ô cours bienfaisants !

    Ô cours bénis !

     

    X

    Ses disciples, à ce qu’il pensait, l’admiraient : c’était un maître comme les autres, aimé de cinq ou six, décrié d’un peu plus, rasant copieusement le reste. Parfois la classe l’applaudissait, parfois elle le huait. Quand on en était à lui jeter des piécettes, l’intuition de Joab se réveillait : il reprenait le masque et se forçait, coûte que coûte, à retrouver le fil de sa leçon.

     

    X

     

    Pour tous les voyous de son quartier, tous élèves bien ordinaires, regroupés dans son dos par quatre ou cinq, il faisait parfaitement clown, crasseux, clochard.

    Un rigolo.

    Il baissait les yeux pour ne pas trébucher sur les marches du talus. Puis venait le parking, vaste et venteux. Les quolibets, par derrière, pleuvaient : le manteau, la démarche, le maintien voûté de l’homme accablé – surtout – ce dos voûté.

    Il ne fallait pas répondre.

    Il ne fallait ni courir, ni hâter le pas.

    Ni se retourner pour frapper les Noirs : c’étaient eux qui riaient le plus fort, qui lui lançaient des pièces.

    « Je ne comprends pas », disait-il : « ...des Noirs... »

     

    X

     

    La Salle des Professeurs est un endroit, traditionnellement, sinistre. Joab y déballait ses déjeuners en Tupperwares ; il mange tout ce qu’il cuisine. Personne ne se préoccupe de ses petits plats.

    J’aime la salade de pommes de terre.

    Quand on lui adressait la parole, Joab le prenait de haut. Il toisait en particulier son interlocutrice de haut, elle finissait par se taire et tourner les talons.

    Il ne déféquait jamais sur son lieu de travail.

     

    X

     

    « Je veux être libre ! »

    Il entendait cela dans son appartement, plusieurs fois par semaine :

    « Je veux être libre ! »

    La scène commençait avant même qu’il eût pose son cartable, dès l’entrée. Il ôtait son cache-col, tandis que son frère réclamait son indépendance.

    « Qui te retient, Étienne ?

    Sa voix éraillée par les cours.

    « Tu as 18 ans ! Pars quand tu veux !

    Étienne est un escogriffe sans ressemblance aucune avec son frère. Le père ne souhaite rien d’autre que de rester seul avec sa « machine à jouer aux échecs – Parfois, à travers la cloison, il se met à hrailler Tu m’aimes ? Et le fils aîné répond Oui !

    Joab ne peut parler sans l’autorisation de sa conscience. Il essuie les grogneries accumulées pendant la journée. Mais le don de Joab consiste à raconter tous ses malheurs à ses collègues : il y met tout son savoir-faire comique. Il les traite à peu près comme une autre classe.

    X

    Voici Joab au premier rang, garni sur toute sa longueur d’une rangée de fillettes sages portant le vice sur la gueule. Des petits tas de poussière avec une vipère à l’intérieur. Joab déteste Nabokov, comme souvent entre déviants.

    La féminité consiste en son ébauche.

    Un seul garçon par an parvient à lui plaire. C’est généralement un adorateur, un répercuteur expliquant à voix basse les sous-entendus salaces. Il mène à coup sûr son propre jeu, révèle aux filles sages des nudités plus attrayantes: Joab scie la branche où il est assis.

    Une femme en particulier, cancéreuse et métisse, aimerait entendre de sa bouche des marques d’intérêt : « M’aimes-tu ? murmure-t-il dans un sombre couloir – les collèges, pour qui l’ignore, sont veinés de couloirs trop droits et sans fenêtre, livrés aux caprices des interrupteurs jaunes. Dans les boites ça ne se fait plus depuis longtemps. « Je veux te voir en plein jour à Paris, au café, en silence, pour mieux remâcher les rumeurs ». Joab ne répond pas. Joab est comme usé. Il sait que l’on n’obtient rien qu’à proportion de son indifférence. Qui se précipite est perdu. Ce n’est pas « avec les femmes » qu’il faut savoir s’y prendre, mais avec soi-même ». Il passe en revue celles de ce lieu.

    Ne considérant chez les êtres vivants que la capacité à recevoir des coups de queue, il n’en a qu’après les femmes. En contrepartie, il lui est difficile de considérer un homme, un mâle, en face. Il a toujours peur de se faire mettre. Consciemment, il n’éprouve pour les hommes qu’une indifférence ennuyée. Ils sont ternes. Vieillis avant l’âge : tiercé, bricolage et belote. Aucun frémissement ne trouble leur certitude.

    Muni d’un si précieux jugement, Joab ne fait aucun effort en direction des hommes. Les femmes le paralysant, il reste seul. Comment persuader Joab que le bonheur est communication, et que le sexe ne fait rien à l’affaire ? Les hommes n’entendent rien à la vraie vie. Ils ne savent pas « s’occuper » de Joab.

    X

    Les salles de classe constituent à la fois son seul univers. Les membres de la famille – ne sont pas le genre humain. Il vit petitement. Devant les Élèves, il prend la parole à la diable, dans le brouhaha. Il enchaîne sur toutes les considérati

    sucre,choc,vipère

    ons, sur tous les plaisants propos qu’il entasse déjà dans son encyclopédie. Joab crée, pense-t-il, une atmosphère de « détente collaboratrice ».

    Le travail s’écoule capricieusement.

    Prof moyen.

    Vexé quand les disciples dépassent le maître en connerie. Avant qu’il l’ait lui-même décidé.

    Ce qui le taraude en posant le plateau sur la table à cantine : sans doute une part des enfants le méprisent. Chacun coupé en deux : l’admiratif, le méprisant. Qu’en penses-tu ? dit-il à sa convive – une Noire – quelle honte d’être raciste – gêne a sens unique – Marinita le charme de son mieux. Elle ne parle jamais de ces évidences. Joab, antiraciste, se syndique. Il participe aux réunions, rassemble des notes, opine du chef et se tait. Juste s’assoir à côté de Marinita, au syndicat. «  Les sentiments sont plus mêlés que tu penses » dit-elle. « Les adolescents te méprisent et t’adorent : donc profitent doublement de toi ». Le voici dans le bureau du principal. Rien ne l’attire auprès de lui. Le chef le convoque toujours aux heures fâcheuses. L’employé placé dans le petit fauteuil sent planer sur son apex. La tronche du chef est jaune et sombre. À plus de quarante ans le prof enfin est parvenu à repousser les affects visibles, les « marques extérieures d’inquiétude »