Proullaud296

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der grüne Affe - Page 3

  • Le jeu des parallèles

    COLLIGNON LE JEU DES PARALLÈLES

     

    NOSTALGIE

     

     

    « …qui devait s'affiner, filer à l'infini, vanish and disappear, Mylitsa, « l'un l'autre » « l'un pour l'autre », « je t'aime » en salade, tout ce paquet de lettres où nous ne cherchons plus rien.

     

    Quel somptueux mariage Mylitsa, extrasmart assistance, les Prest, les Hampérus, Vautour, Volov de Berwitt, et tous les enfants. Cortège, lange Wagen, lents éclairs glissants sur les chromes, carillons, moteurs et trompes rugissants, caravanes enrubannées (poignées de portes, ailes et antennes garnies de ces petits papillons de tulle que huit jours de vapeurs d'essence suffisent à transformer en petits tampax endeuillés. Femmes, filles et garçons d’honneur porte-traîne, enfants de chœur, disposez bien les drapés sur la pelouse en transparence se devine la vasque et le cygne. Souriez.

    Nous fûmes à notre tour rubiconds et bovariques, jusqu'à quatre heures on mangea puis il fallut, passé le dessert, témoigner de nouveau par le bruit notre joie dans la ville, vitres étincelantes. Et dans la dernière voiture, gréée de poupe en proue de rubans rose gras, médaillée comme un foie de porc et crucifiée de bandes roses à pompons, perdus dans le tulle sur le siège arrière, sous les plis finement repassés, tes yeux tristes. Chaque fois que je vois passer un mariage, que m’assourdissent

    les trompes synthétiques etc. braillant aux feux rouges La Cucaracha, c’est la même marée qui me remonte du cœur à la gorge où la salive s’accumule puis sous les paupières – s’ils savaient mon Dieu s’ils savaient ce que personne ne veut savoir, cette lourde chose de la vie conjugale qui serpente et se replie entre berceau et lavabo, la tâche que c’est de tendre à bout de bras le jour en jour d’amour. Mystère dégradé en cérémonie vineuse. Je n’avais pu obtenir de faire taire un seul instant, rien que pour nous, la cacophonie des klaxons. Il faudrait marcher seuls, émus, méditants...

    Le mariage reste en ce temps-là le Jeu où la vie se noue, sans rémission, inéluctable, etc.

    Je m’unissais à une divinité, énorme dans sa robe, en un rite barbare, elle en blanc, moi en noir -

    j’ai l’impression d’y être resté. Toi le soleil, le soleil, la bataille, et moi le plomb ; lourd, obscur, laborieux, fonctionnaire.Jean,jambon,barbarie

    Tu es partie chez un vieil homme, sur une lettre absurde et enflammée. Cette ville a pour nom Théople. Je ne l’avais vue qu’une fois. Tu as déjà tout un passé. J’ai renié le mien, je te livre aussi mon avenir. Nulle aventure ne me tente, sauf celle du moine. Je monologue en allemand, je capte à la radio le Süddeutsche Rundfunk, j’ai un tiroir entier de documentation, München, Wien, Hamburg. Pour aller là-bas, me faire naturaliser, il faudrait me séparer de toi, le jour où je voudrais trancher – nulle décision ne te coûte, brusquée, vivante. Toi : tu ne te sens pas coupable de vivre.

    « Qu’est-ce que c’est que ça ?!

    « Je hais, j’envie, j’aime… te hais, t’envie, t’aime… il ne tient qu’à moi, naturellement » (« de... ») - nous en restons là pour le moment – 1000km, ce n’est pas le bout du monde » - Mylitsa, surtout : danse, choisis, pourchasse ! Tu n’as cessé de poursuivre tes rêves, ils pourraient sans surprise surgir tout armés au-dessus du monde. Pour moi ces briques que je vois, ce sol terne ont déjà trop de poids pour contenir autre chose qu’eux-mêmes. Plutôt que « tirer au clair », je voudrais refondre au gouffre la totalité de l’existence. Du réel, faire un rêve : ton exact contraire.

    Une âme vide que le monde ne saurait combler.

    Une âme comble que nul rêve ne peut aérer.

    Tu projettes, j’aspire. J’ingère.

    Ma chambre est cubique et close. J’écris depuis mon lit où tu n’as jamais dormi, où les deux corps d’un couple mort ont creusé côte à côte leur place. Je me mets sous le couvre-pied. Il fait déjà froid. Sur les murs un papier peint bleu, cru. Gros bleu dit Z. Le lit est immense et profond, craquant. Son cadre engloutirait plusieurs édredons. Mais THÉOPLE au bord de mer a de si hauts immeubles, clairs et si aériens ! Tu ne vois ni goudron ni galet ni la transpiration des gigolos sur les matelas de plage ni leurs corps moulés de blanc sur les trottoirs de la rue Jan- Mayen.

    Nos rêves sont étanches. À propos, je bois beaucoup moins depuis que… Mon alcool à présent, c’est Proust. Mais j’y étouffe. Son monde est inassimilable.

    Est-ce que tu me manques ? je te parle tout bas dans le creux de mon bras, ce qu’on appelle la saignée. Je sais à quoi je m’expose. J’aimerais changer de souffrance.

    * * *

     

    Joie, Halpérus !

    Enthousiasme ! Énn Théô !

    Ce n’est pas trop de sauter en l’air, de danser, car je danse, Halpérus ! Le Prince m’a inscrite aux Cours Internationaux de Sandra Greathiger ! Les soldats criaient THALASSA et s’embrassaient au milieu des neiges. Colomb criait TERRE : je possède à la fois la Terre et la Mer et la Ville ; ses collines plantées de pins, la ville où le béton même se fait harmonieux : clair, droit, volumes verticaux agrafant le ciel à l’eau - à propos de ce que tu m’écrivais la semaine dernière, je suis bien entendu d’accord : la situation doit se dénouer. Je ne vois pas pourquoi tu en fais un tel plat. Tu rumines, mon pauvre. Mais ici, il se passe des choses : THEOPLE est vivante, et tu es mort. Théople est immense, mon âme est à sa mesure.

    Tu ne pourrais pas tenir ici. Ton âme à toi est à la mesure d’une chambre, d’une pantoufle. Peut-être gagne-t-elle ainsi sa densité. Mais la mienne passe à tous les vents.

    J’ai une chambre vaste et somptueuse. Battants de fer forgé devant les glaces. Lustre en cuivre délirant, garni de chaînettes et de pendeloques. Fenêtre à impostes bulbées, fourrures, tapis, lit à colonnes. Partout du vert, du rouge, de l’or, des moulures en losanges. Toutes les chambres donnent sur un mezzanine, filles d’un côté garçons de l’autre – mais grâce au balcon... Il doit y avoir d’autres chambres plus haut, je n’y suis jamais montée. En bas c’est une espèce de salon, où le Prince quelquefois vient lire. Nous le regardons depuis la balustrade. Il ne monte jamais nous voir.

    ...Cette scène que tu m’avais faite, quand je t’avais dit mon intention d’aller là-bas ! « Exotisme de pacotille », « évasion de petit-bourgeois » ! Tu m’as traitée de midinette, de pétasse à romans-photos… Oui, Théople est laide, on n’y voit que des bâtiments, des magasins, pas de vieux quartiers – « le Queysset » vous dit-on d’un air dédaigneux mais c’est très loin – une circulation débordante, du soleil, des plages privées...Gratin décati… « Babylone de la connerie » disais-tu. Mais pour moi ! Quelle naïveté bien sûr, quelle provincialerie – à la rigueur, si je parlais d’expositions, de salons, de potins – on serait indulgent, on comprendrait. Il en est beaucoup même qui applaudiraient – où peut-on vivre ailleurs qu’à Théople – mais pour moi ce n’est pas ça.

    ...Les dessous, les tripotages, « sonder la corruption sous le masque », « les plaies secrètes » - c’est encore trop plat, trop attendu. Je ne suis pas venue potasser une thèse. Rien de répertorié. Je vois Théople à travers un prisme. Un long volume blanc percé de trous stricts à intervalles réguliers : le Centre Sandra Greathigher, sur la pente, domine la cité comme un phare – la liberté, la danse éclairant le monde. Et de l’espace où je m’exerce baies ouvertes sur la ville, mes battements de pieds frappent buildings et trottoirs pavés d’or, afin que seuls survivernt aux bords de mer les corps des androgynes aux longs flancs de sable, et l’esprit de la danse, jambes ouvertes, entre les rues vivantes et le soleil. Je vois Théople à travers un visage, des mains : le Prince est grand, noble et généreux. Mais nul ne partage son lit, qu’un petit gringalet blond, méprisé, toléré.

    C’est grâce au Prince que le Centre subsiste ; il héberge chez lui son trop-plein d’étudiants. Ses yeux pénètrent et fécondent les bouges où mes désirs basculent ; percent les murs des salles où les matins me ressuscitent. Nous marchons et dansons dans les yeux du Prince. Et ses mains diaphanes tendues contre le ciel donnent aux rues la lumière, soutiennent et cambrent les tailles.

    Je vois Théople au travers d’un diamant, qui serait mon cœur.

    Théople… Ce nom que j’ai inventé, redécouvert sans doute, cent fois prononcé, cent fois oublié, grâce à moi désormais destiné à ne plus périr, grâce à l’éclat dont je l’aurai orné, moi seule. Ville des Dieux, Cité Divine -Théople aux syllabes légères et empesées claquant comme une aile dans le soleil ou constellation levée parmi les étoiles – Tino, Vera, Lavrontis – je crains de te sembler stupide ou frivole. Ton jugement m’importe plus que tu ne penses. Pour me regarder, sur qui puis-je me compter sinon sur toi ? Ces noms privés qu’ils sont de tout ce que j’ai pu rêver sur eux, privés de toute gloire et de toute aura, aussi mesquins et arbitraires qu’un drame ou un roman – moi seule rassemble les facettes qui les unissent – eux, les ignorent.

    Tous ceux que je n’attendais pas ici, qu’une obscure volonté espérait à ma place, happés par moi, façonnés – mon monde à moi reste irréductible aux coulisses où les voudraient borner les malfaisants – mais comme les dieux en perpétuelle expansion. Théople, non plus  la plage aux starlettes mais lieu prédestiné de ma rencontre avec moi-même, dont la place géographique importe peu – dont les chorégraphies dessinent les preuves les plus évidentes de l’existence de THÉOPLE.

    X

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    VERA. Surgie des brumes et du soleil. À mi-hauteur des terrasses dallées d’où les buildings tendaient leurs nuques trempées dans l’or et les bancs de pourpre. Et moi, fascinée toute droite sur l’escalier de fer dévalant vers le portail ouvert en fer forgé et au-delà sur la pente jusqu’aux premiers flocons débordés de la mer où tout sombre – il remonte de tout cela lancinant le bruit vivant d’un moteur qui cherche et passe le dernier virage devant nous

    VÉRA

    HONDA 750

    sortie des eaux Reptile de proie Bras crucifiés sur le guidon dans le soleil Ailes translucides combinaison claquante déployée en membrane de varan. Dans son sillage les brumes fendues J’ai poussé un grand cri

    Centaure aux cuisses d’argent déchirant le puits du dernier soleil dormant au fond de son cylindres

    dans les hauts vitraux sertis de fleurs de fer tremblent la coupe de verre et d’or – grand lustre suranné tintinnabulant dans l’essence et les coups de machine. Véra pousse le monstre renâclant sous l’escalier dont la bête contourne le pied puis se cabre et me flaire. À l’étage les portes battent en cercle au-dessus de ma tête – on se penche on m’enlève on salue de la main.

    Nous plongeons dans le soleil couchant.

    J’ai croisé mes mains autour de sa taille.

    Je sens sur mes paumes le contact du cuir synthétique. Premiers réverbères sur l’avenue. « Tu viens d’arriver ? » demande-t-elle.

    Halpérus je t’en prie essaie de comprendre. Il y a dans ma lettre bien des grandiloquences. J’ai même été tentée de tourner tout cela au burlesque. Je t’en laisse le soin. Véra, je la connaissais déjà. C’était toutes ces silhouettes furtives pourtant si lourdes , regard, taille et souplesse croisées sur les trottoirs et dans les trains.

    ...Tous les soirs depuis mon arrivée je sortais dans les rues de Théople. Jusque tard dans la nuit je me suis promené sous l’iris safran des réverbères à iode, le double ruissellement du Front de  Mer en feu, juste au-dessus des vagues cachées dans l’ombre. Ou bien, après une longue avenue où les voitures en veilleuse tatouaient les murailles de lueurs mortuaires – je prenais par la rue Jan-Mayen où les travelos me frôlaient en chuchotant des mots que je ne comprenais pas.

    J’avais déjà rencontré Véra, par petites touches, dans ces quartiers-là. En moi aussi au gré des épisodes noyés, un angle du bras, un rictus dans la voix – ne va pas croire qu’ils surgissent de pied en cap, le petit rouleau d’aventures à la main – quelquefois ce visage sns yeux, cette chaleur indéfinissable. J’ignore si ces êtres existent sur une autre terre, si j’ai vécu leurs vies ou si je dois les vivre. Pour Véra, tout est allé remarquablement vite – prise à la bola, comme un cheval de pampa. Je me suis vue en croupe, dévalant vers les Quartiers Francs : douze rues coupées à angles droits, baignées d’un jaune chloreux. Froide Subhurre. De jour, respectabilité. Murs dallés de faux marbre. Enseignes flétries près des rideaux baissés. La circulation intense et stupide n’a pour but que de traverser, de violer ce lieu. Mais à dix-huit heures trente, au plus fort de l’assaut, les flics de la Spéciale s’élancent au milieu des rues, jeunes, vêtus de blanc à la façon des infirmiers ; de leurs képis s’échappent d’interminables mèches que certains se tressent. Ils s’établissent dans les carrefours. Il faut les voir disposer, en tournant sur eux-mêmes – arabesque – leurs plates-formes circulaires, les entendre rire très fort en s’interpellant d’un croisement l’autre, dans une langue ni hongroise, ni serbe ni roumaine.

    Puis ils disparaissent, roulant leurs socles à l’intérieur du Quartier Franc. Ils quittent rapidement leur uniforme car je ne les revois plus. Que je te dise le nom des rues : Jan-Mayen, que u connais déjà, Virben, Thermopolis – à mon excitation tu vas penser que j’en suis devenue assidue, tu as raison de le penser, lourd Halpérus, Connais cependant ma fierté, car je ne me prostitue pas. À présent, accroche-toi dans tes pantoufles : rue Baudoyer, des Aurochs, Tangue-Lune, Sabatier, Califat : il existe un quartier derrière le précédent, qui n’est qu’une couverture. Plus vert, plus sulfureux. Petites rues en entrailles, croulantes, malodorantes, où je joue des coudes, où je me cogne aux murs, décors de studios où les sous-cinéastes s’imaginent reconstituer Montmartre.

    Maquereaux clope au bec talon levé au mur comme autant de grues, têtes verdâtres qui s’étreignent vénalement dans le vert des réverbères – il n’est pas rare en vérité de heurter en

    équilibre sur les hautes bornes les couples en action – exhibitionnisme ici dépourvu de toute vulgarité, outrance calme avec dans les yeux ces connivences et l’esprit persistant il semble que l’on parcoure les allées de carton parcourues de figurants désœuvrés prenant la pose en attendant le premier coup de manivelle. Ici croupissent cependant les menaces sourdes des crimes bon enfant, de ceux qui jusque dans les année 30 alimentaient complaintes et goualantes.

    Le premier quartier se referme sur ses débordements ; il filtre au travers des impostes desmains bouffées de musique lourde. Un travesti parfois se tient en faction, hiératique ; le sexe est un rite. Les rues s’étendent sombres et veloutées, sans autre vie que ces pulsations qui se répondent de porte en soupirail : cantiques, bruissements d’orgue sur fond d’encens. On ne salue rapidement, aussi cérémonieusement qu’on peut. Hautes façades, rues larges mal éclairées. La brume hésite incertaine, dorée de ce côté-ci, passant au vert dès l’autre rive du Boulevard (simple frontière s’élargissant aux carrefours autour d’une fontaine). On passe aisément d’un bord à l’autre ; mais cela ne se dit pas.

    Les mêmes gens se reconnaissent de part et d’autre ; mais honte à celui que l’on voit franchir la .frontière. On les voit nonchalamment flâner le long des vasques, les uns vêtus déjà de longues capes brodées, les autres en rase-pet et souliers de croco – détournant leurs regards les uns des autres.

    Il faut changer non seulement d’habits mais de voix, de sourires, de rêves. Pourtant (c’est Véra qui m’apprit tout cela) l’opposition n’est pas si forte. Car tous, éphèbes en gandourahs, putains pavoisées, macs à braguettes et biches, ont en commun ce qui si cruellement fait défaut aux humains d’ailleurs : le sens du masque, du faux plus vrai que le vrai. Ils ont os être, ils le jouent avec un détachement, une étude de soi, une noblesse au-delà de l’humour. À des riens de l’épaule et du bras, aux frémissements de l’œil jusque dans son refus, aux terminaisons des ongles et des paupières, j’ai précisément reconnu ma voie et ceux qui la hantent, de part et d’autre de la Frontière.

    Aux Quartiers-Francs.

    Le sexe de Véra forme un étroit triangle, tranchant comme un profil de hache.Ou de coin. Et lorsque certains soirs fixés nous descendons aux Quartiers-Francs, les premières fusées d’artifice tracent de loin leurs arceaux contre le crépuscule. Nous entrons, et la rue s’emplit de rencontres. Ils viennent à nous mains ouvertes, androgynes aux voiles d’eau pâle, et nous laissons derrière nous se rabaisser leurs avant-bras bruissants comme un sillage. Des portails drapés battent pour nous sur des points d’orgue graves. Vera 750 défile à lente allure, je tiens sa taille entre mes bras. Le moteur murmure et la foule ne crie point. Aux quatre directions surgit le bref et rauque appel des Yamaka, Bushido, Kawasaki. Toutes convergent place Amalfi, se poursuivent lentement s’opposent botte à botte et tracent infiniment, s’approchant, s’écartant, de longs losanges fluctuant. Athlétisme du métal. Des haut-parleurs nous couvrent de leurs cymbales, les échappements bercent nos vertiges. Comme un ballon qui prend le large. Il en vient du Quart-Neuf, des Bauciers, du Haut-Bourg. Tassées au coin des ruelles des putes en vert s’écartent. Nous louvoyons.parmi des récifs de chair. Véra se dresse sur les cale-pieds – tous l’imitent, les ovations désordonnées retombent en ressacs. Par dessous nous vacillent les lumières de la Ville jusqu’au ciel. J’attrape au vol un des grands châles agités par les passagers, le fais tournoyer comme eux. Nous évoluons au centre d’un stade où s’élancent les scansions. Atmosphère de foule poussée là spontanément organisée. Nous ouvrons et fermons nos losanges pneumatiques. Les têtes maquillées qui se renversent, éclaboussées de phares, immolées aux bouquets de réverbères.

    Visages encore ! Surgissent, s’accrochent, et s’évanouissent ; les saisir, les tirer à soi, les plaquer sur le sien, échanger nos forces et nos vertus. Départ d’une autre connaissance… Un visage d’homme aux yeux verts tombe à la renverse dans les mèches rousses. Les haut-parleurs diffusent Beethoven. Enlace au dos ce Véra je pleure à grandes secousses. Encore à présent j’ignore les signaux de cette folie je ne sais plus ce que la foule hurle de joie. J’étais je suis encore amoureuse de Véra et de moi-même, j’ai cru sans peine qu’elle avait entraîné le monde après soi. Elle s’est arrêtée devant l’arc abaissé d’un porche à judas.

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    La foule s’est éloignée. Dans l’air abandonné flottait encore un parfum d’huile refroidie. Bien sûr on nous a introduits tout de suite, à peine le judas soulevé. Le spectacle avait déjà commencé. Ça m’a donné envie très vite de monter moi aussi un spectacle, je t’en parlerai plus tard – j’ai même regretté que tu ne sois pas là – tu n’aurais pas apprécié – rien que des travelos. Une scène ronde illuminée dans uen salle obscure, on se heurtait aux tables, aux genoux, je tenais Véra par la ceinture, nous avons pris deux vodkas-orange. C’était une revue par tableaux, comme on en fait beaucoup : strip-tease d’un guerrier à dessous féminins, banquet funèbre grec aux éphèbes nus, Camille C. en Walkyrie – ma vie n’est que spectacle et je reste assise je connais tes refrains - en entrant là j’étais campagnarde, plouque sortie de sa bauge à ploucs – mais dans ce soir glauque, la main de Véra sur mon cœur, ce play-back véhément au-delà des visages, voix chevrotantes et passées, pucelle suspendue au mur ; bel canto étouffé en coulisse – tandis que sur scène, douteux, absents, se déchaînaient les travelos, dans ce creuset au bout de mes pincettes je les tenais, déjà toute la ville entre mes yeux, quintessence de Théople. Chaque numéro nourrissait ma nudité : depuis le guerrier médiéval tendant à bout de bras chaque pièce de son armure ; Agathon en bonnet de bain blanc, poulpeux, vautré sur les masques et les faux seins ; les sœurs Thomaï, toutes en genoux et hanches – jusqu’au final genre nigger bottom, où la troupe en folie, jambes nues, écartait d’un coup sec les faux visons sur des seins plats, épilés, poncés, talqués – s’empilait en glaçons frissonnants dans nos verres à double dosage, et je buvais, buvais des yeux et des lèvres entières, et les petites notes blanches, pudiquement retournées, s’accumulaient dans leurs petites pinces ; je n’y pris garde qu’à la fin, lorsqu’il fallut que je paye ma part.

    Véra a de ces absences…

    Après le spectacle les boys sont descendus en salle. On a fait tomber du plafond une lueur bleue de sous-marin ou d’ovni. Ils se sont répartis entre les tables. Sur un signe de Véra l’un d’eux s’assoit près de nous. Un homme celui-là. Costar années 30, cravate et gomina. Brillantine Piver Pompeia. Tanguero caliente. Des yeux immenses de lac argentin. Le nez large et ourlé, cheveux crépelés souvent effleurés de la main. Il s’appelle Damian, baryton à Milan voire Premier Sujet (deux remplacements à San Miguel) et s’incline vers elle votre peau de velours azur et le front d’un Rafaele – sonrisa ilimitada essayant de toucher ma main par-dessus le giron de Véra tandis qu’elle se reteient de rire ou de lui flanquer une claque.

    Elle s’est contentée de me regarder en haussant les épaules. Puis elle a parlé de la troupe je connais bien Milan j’ai dansé deux saisons à l’Arcimboldi les voici qui s’échangent des nouvelles : de Stilbo, Canogli, da Ricci… Puis les décors du dernier Aïda, les frasques du chef décorateur… À ce moment j’ai sorti mon nez de mon gin : mon rêve de me placer décoratrice à l’Opéra, Vienne, Covent Garden and so on. Tu ne vas pas me croire (sauf si tu ne vois pas ce que ça peut bien avoir d’extraordinaire…) - le Damian ( j’ai entendu parler de lui dans « Jours de Danse » ; il est un peu sur le retour à présent) bref, il m’a proposé (dès que je lui ai montré des portraits de Véra – il faudrait que tu voies ça) – il m’a proposé de poser pour moi.

    Aussitôt je l’ai trouvé bien plus éminent. Je me suis souvenue juste à point d’une foule d’entrefilets, qu’il buvait de ses yeux de volaille et de velours. J’ai seulement fait la gaffe de rappeler sa date de naissance – 1927 – il a tiqué mais c’est passé au milieu du reste.

    Il habite un six pièces au Val de Luys à Sup-Théople (ou Super-Thé si tu veux), au-dessus de toute la baie  (Véra me fait un signe d’acquiescement ; je ne lui avait rien demandé) – je commence jeudi.

    Tout cela ne m’empêche pas de suivre les cours de danse, trois heures par jour, je tiens avec un yaourt à midi ou presque.

    Et voici le point délicat de la lettre : j’ai composé une pièce en un acte, très vite, en trois jours. Je te l’envoie par pli séparé. Combien peux-tu me faire passer ? il en faut pour le décor, les chevaux, les costumes surtout – je suis navrée, mais comprends-moi, tout m’arrive, théâtre, danse, peinture, tous les dons me coulent des doigts, je me baigne dans le Don, tu ne voudrais tout de même pas, toi qui es radin, laisser gaspiller tout ça faute d’argent ? Réponds vite, je t’embrasse,

    Militsa

    P.S. Le titre, c’est Lahire le Sodomite. Tu sais ce que Véra m’a fait remarquer ? Si tu mélanges les lettres, ça donne Soleil Hermaphrodite ! C’est drôle – de toute façon elle s’est trompé : il reste R, P et H.

    Bises. CCP 986-44 S, NICE

     

    X

    X X

    L A H I R E L E S O D O M I T E

    pièce en un acte de

    M I L I T S A J A N D R O V S K I

     

     

    Décor : la forêt de Brocéliande

    Lahire à cheval, en armure, lance au poing. Il chevauche quelque temps ; les frondaisons défilent en bruissant sur son casque, polissant les lueurs du soleil levant. Soudain, dans une mare, une forme retient son attention. Il tombe en arrêt, pointe sa lance. La forme se redresse, dégouttante d’eau et de vase : c’est un jeune homme en long bliaut de corps.

    LAHIRE : Qui es-tu, jeune chevalier aux vêtements souillés ?

     

    Le jeune homme est coiffé d’un chaperon de velours sale d’où s’échappent de longues mèches cendrées. Il porte un rebec en bandoulière.

    LE JEUNE HOMME : Je suis Loÿs de Gréselois, de Rugne et de Tarcas.

    LAHIRE : Tu trembles, noble homme ; monte en croupe avec moi.

    Il se hisse.

    LOŸS : Où irons-nous ?

    LAHIRE : Où nous conduisent les destins.

     

    Coup de gong, fin du premier tableau

    (…)

     

    P.S. On m’a déjà promis la salle des Augustins. Il me faut les acteurs. En chasse !

    P.P.S. Je ne sais plus si je te l’ai dit : pense à m’envoyer de quoi payer décors, affiches, éclairage, etc.

    CCP 986-44 P NICE

     

    X

    X X

    Cité L. (Agen), 12 10 2016ns

    Mylitsa, tu débloques. Des conneries, j’en ai déjà lu, des épaisses, mais des comme ça, jamais. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dingues ? Ce style torché dans les chiottes de Maeterlinck ? C’est ridicule au dernier degré. Ça ne tiendra pas trois jours. La scène va crouler sous les couilles de babouins tranchées au yatagan. Une histoire de pédés : bravo, c’est original ! Brocéliande, le Graal, salez, poivrez, servez chaud – la lance, vas-y Freud, perds pas tes sabots.

    L’ange est le diable, l’amour purifie tout, « et rien ne pourra plus les séparer » passe-moi le P.Q. J’oubliais la sorcière, et le bourrin, qui « s’évanouissent dans les airs » - il va falloir un trucage – sans blague ? On n’a jamais rien fait de plus con de puis Pédéraste et Médisante. Un festival de perlouzes. Je te prédis un franc succès.

    Comique.

    À ta place je ferais chier le canasson sur scène.

    Ci-joint le fric.

    On ne sait jamais.

    Ici je t’ai coupé de toutes relations. Tu n’as pas tenu. On n’est pas des moines !

    1. Moi si. Les Pierre, les Paul, les Jacques, ça me soûle. Leurs clés de garage, leur gauche à deux balles, et leur baratin – la vie, la mort, la Sécu, l’atomique… ma connerie me suffit, sans celle des autres. Moi aussi je tripote le truisme. Mieux que toi. Les autres, les « vivants » - il faut se les farcir jusqu’au bout – un bouquin, ça se balance. Oui j’ai peur. Non je ne veux pas changer. Ça me fait toujours un caractère. Les bouquins, tu leur parles. Quand je lis ça grogne, ça siffle, une baleine à bosse. Les écrivains me bousculent, mais sans gueuler, sans mauvaise haleine. Ça reste entre nous. Pas de témoins. Pas de « y a qu’à ». Toi tu changes. Moi je reste ». mais en aucun cas, mais à aucun prix, je ne modifierais l’Art de Vivre.

    L’ont-ils fait ?

    J’admire, en vérité, ceux qui descendent en flèche – les liseurs ; les non-engagés - « fossiles ! » - oui, nous avons été tout ce qu’ils ont dit , avec fierté, il le faut.

    De mon côté je jette au loin les Biceps de l’Action

    J’AIME PAS – LES COU- RANTS D’AIR

    - excitation excessive. Plus tu t’entêtes plus tu pues

    bientôt tu trépignes

    veux pas monter sur le manège

    peut-être pas dessus mais attaché déjà en contrebas comme un chiot

    Te souviens-tu de ton vivant où tu essuyais sans envie les couverts et les imaginais en pièces détachées monotones près de ta mère – de soucoupes volantes martiennes, c’étaient autant de pendeloques, de volants qui servaient d’accélérateurs de Dieu sait quelle force centrifuge.

    Les livres sont toute la vie tant pis (tant mieux) cela n’est plus guère qu’avec toi, par lettres, que j’en peux discuter… À la Bibliothèque, les collègues et moi nous passons des coups de fil. Chacun tient un Secteur. Moi c’est l’Histoire. En général les lecteurs choisissent leurs emprunts dans le même Secteur.

    Mais si par exemple – imagine – que l’un d’eux veuille consulter, au hasard, Histoire et Socio : il vient me consulter, moi tout seul, et glisse ses trois fiches vertes sous le guichet ; aussitôt je contacte Z, Pilier 3 – mais tu ne m’écoutes pas je le sens – le lecteur recevra les 3 ouvrages en même temps.

    C’est tout de même unique cette disposition, même à Théople vous n’avez pas ces cinq immenses salles vitrées, comportant chacune trois espèces de cages également vitrées glissant à la verticale sur trois piliers de verre – l’une monte, l’autre descend, et la troisième est immobile. Ou bien deux qui montent et l’une qui descend. Ou bien toutes les trois montent et descendent à la fois et c’est le plus impressionnant. Il existe un Niveau d’Arrêt réglementaire, mais nous préférons rester à celui du dernier livre Commandé.

    Puis nous les expédions par le « vide-ordures » ; nous les voyons circuler vers les lecteurs, comme autant de de bols alimentaires à travers des cous de girafes transparents. Le client les emporte vers sa table de verre – une fourmi ses œufs, tout raplatis par la perspective ; car sous nos pieds c’est le vide, vert et déformant.

    Derrière nous quatre étages de rayons vitrés où l’on nous voit d’en bas déambuler tout suspendus. Nos lecteurs préfèrent de plus en plus taper un code. Nous appelons cela « le téléphone ». C’est de cette façon que nous nous contactons entre collègues, au prix d’un perpétuel bourdonnement d’une cage de verre à l’autre – Le vieux Rolle est cocu, faites passer – à présent je ne connais plus personne - on dirait que je m’en plains…

    Mes galeries superposées occupent tout un côté de la salle 3, plus un petit angle. Les rencontres sont rares, de part et d’autre d’une vitre, façon Palais des Glaces. C’est une impression assez désagréable.

    Quand les livres ont disparu dans l’Ésophage avec un glissement râpeux, nous nous retrouvons à notre table.

    Je lis tout ce que je peux, alerté seulement si le cadran se teinte en rouge. Douzet fait des mots croisés, Deoulif des problèmes d’échecs. Je les vois se lever dès que j’appuie à mon tour sur mes touches, au cliquetis pour moi cotonneux. Si je contacte les autres salles, je dois me contenter d’imaginer. À côté, elles sont trois : Naldi, Costan, Autignan – vu sur le tableau de service. En fait je me passe fort bien d’elles, pour l’instant, soyons prudent. Au début de l’année, j’allais bien prendre un pot et bâfrer un sandwich au Café des Églises avec les collègues. Mais vraiment ils sont trop chiants. Moi aussi sans doute. Je ne faisais rien d’autre qu’eux, après tout : affalé devant le café trop chaud et immanquablement amer, sans dire un mot, en attendant l’heure…. Alors, autant rester chez soi à midi me faire la bouffe…

    Je ne suis pas trop difficile, d’ailleurs – pas le temps de l’être : riz-vitesse ; nouilles-vitesse, purée-express, en alternance ; les paquets sont sur l’étagère. Une languette de jambon, un triangle de fromage acheté en hâte juste avant la fermeture, ou un œuf-coque.

    Tu penses peut-être que je m’ennuie à crever : pas du tout.

    D’abord les voisins. Nous habitons les deux parties contiguë d’une maison de vieux, moi vers le fond, eux côté rue. À l’intérieur, il n’y a qu’une porte condamnée qui nous sépare. Ils s’appellent Stolarzyk – des Polaks : le père, la mère, la fille. Au début je leur faisais la gueule ; pour gagner ma porte à moi, je devais passer devant leur perron à eux. Et leur jardin à eux s’étend jusque devant ma porte à moi. Et ces Polaks, c’est des durs à cuire : toujours dans leur jardin, quel que soit le temps, le cul en l’air, à sarcler leurs patates, ou repiquer je ne sais quoi.

    Tous les soirs en revenant du boulot sur ma Mobylette – on était encore en septembre, il faisait jour – j’étais sûr de le trouver, lui, en gros vêtements boueux, appuyé des deux bras sur la grille :

    « Une bêlle jour-née », ânonnait-il. Je grimaçais un sourire contraint, et il se retirait pour me laisser passer avec mon engin que j’allais garer sous la remise. Puis je revenais m’enfermer dans ma salle basse en râlant : je ne pouvais donc pas profiter du soleil ? tout ça pour un gros lard toujours à patasser devant ma porte : la bonne femme en chaussons dans la boue, pof-pof-pof. Le type, une jambe après l’autre dans ses falzars de vidangeur ; il soufflait : pff-pff… Il était cardiaque, chauve, à bras courts. Tous les deux courbés, les fesses en arrière le bide en avant, à petits pas précipités, à la limite du déséquilibre.

    La fille travaillait toute la journée dans une espèce de pièce sombre de la maison voisine, où une dizaine de vieilles assises en rond ravaudaient interminablement.

    Au bout de trois semaines, le vieux se retirait de la grille et tournait ostensiblement le dos. Et sije voyais dépasser ses gros coudes, je m’arrangeais pour trouver je ne sais quoi dans le moteur ou le frein. Encore un mois, et on se tirait dessus. Ces jours-ci nous nous sommes lassés. Il a eu bien du mal )à me répondre sns prendre la peine de se retourner. Le lende:ain j’ai salué sa femme, qui tendait du linge en sabots. J’ai appris qu’ils repiquaient des patates. Plus trois rangs de salades à sarcler. J’ai même soupesé un manche de houe fait maison.

    « Ah évidemment, question androgynes…

    « À part leur sale bobine, je n’ai rien à leur reprocher.

    Tandis que moi, je me suis loué un piano.

    La hargne et le piano : deux distractions.

    Deux heures de clavier par jour ; j’y tiens. L’après-midi ou le soir sans compter les improvisations (cinq ou six thèmes à la sauce espagnole). Passé seize heures, je pédale à fond sur la sourdine. En fait sur mon piano je ne sais quelle moisissure du velours donne au son une vibration profonde, sourde et souple, infiniment fondue dans un océan nostalgique.

    J’utilise rarement la pédale forte : le fond « casserole » vire au bastringue : tout clinque et les échos s’embrouillent. Parfois je m’offre un petit « effet carillon ». Mais l’attrape du « sol » n’attrape rien du tout. J’ai disposé sous le marteau, en équilibre, un gros carr de chocolat ; chaque fois que le marteau retombe, on entend toc – ré-mi-fa-sol toc fa-mi-fa-sol toc mi-ré-ré…

    Tout cela reste bien frivole, anecdotique. Ta dernière lettre te montre exaltée, si sûre de plaire. D’une chiquenaude tes textes balayent mes brumes complaisantes et j’ai cru bien faire de t’imiter. Vois comment ton contact me serait néfaste : tu voudrais m’annexer, et j’obéirais, ou croirais obéir. Tu m’aérerais. Tu me battrais par la fenêtre comme un tapis. Et pendant ce temps sois certaine que j’aimerais mieux retourner cent fois dans ma bauge suspecte, pour y palper les pièces éternelles du jeu de ma déconstruction. Fini le temps des conseils qu’on quémande.

    Ce n’est qu’au fond de son enfer qu’on trouve son salut. Coquille close, sans fissure ni souffle De ma bibliothèque à mon deux-pièces en descendant l’allée des Héliastes, je porte mes compartiments étanches.

    Passée l’ultime réticence des voisins polacks, dès que se referme sur moi la porte vitrée, les rites de soirée s’enchaînent avec la précision d’un office à soi-même, non pas le classeur de livres et correspondancier, mais ce que certains nomment volontiers « le dieu en moi ».

    De cette précision dépend le plaisir du masque plaqué sur ma face au point de la dévorer.

  • ITINERRANCES numéro 1

    COLLIGNON ITINERRANCES

    AVANT-PROPOS DE JEUNESSE TARDIVE 1

    À XAVIER DEMAISTRE 24 03 2017

    MORT DE MA COUSINE ET MARRAINE FRANCE, dans sa 38e année, ce que j’ignorais encore.

    « Mon Dieu que j’aime me retrouver seul dans une chambre d’hôtel ! J’y trouve d’emblée que tout est parfait, que tout est au mieux de mes désirs. Le lit est-il défoncé ? (car sitôt achevée mon étape, je plonge sur le lit). Le plafond s’adorne-t-il d’une ampoule pendouillant à un fil étriqué ? Peu importe. Car désormais, me voici seul à seul avec moi-même, dans un lieu impersonnel qui devient aussitôt la plus douillette coquille de bernard-l’ermite, car je l’envahis en entier. Ici, pas d’oncle Léon ou de tante Alice qui me lorgnent par-dessus leurs moustaches. Les voisins ? On ignore qui ils sont ; leur voisinage, à supposer qu’il soit discret, vous confirme dans votre responsabilité, et s’ils ne le sont pas, ce n’est plus de la promiscuité, mais une délicieuse indiscrétion : tel se bouche les tympans en écoutant le ménage du dessous, toujours le même, se casser à la tête les mêmes vaisselles, qui tendra l’oreille pour surprendre les [ébats?] de la chambre 3. (…)

    ...pour parcourir 61km 754, me reposant 5 à 10mn par heure, mettant pied à terre devant la moindre taupinière. Pour mon honneur, j’aime à me persuader que la paresse, l’à-quoi-bon, ont joué aussi leur rôle dans ces mollesses…

     

     

    ITINERRANCES LISBOÈTES 1

    Je n’écrirai jamais Lisboètes. Pure lusophobie. Et puis j’aurais la rage de ne jamais plus pouvoir y retourner. C’est contradictoire. C’est unbehagen. Malaise profond indéfinissable. Comme la répugnance à revenir sur la tombe d’un membre, jambe ou bras. Que l’on m’aurait coupé. J’ai fait un plan, par flashes, illogique, sans chronologie. Voici une suite d’éclairs :

    - la Juive de Calcutta, rencontrée dans un train frontalier, et répétant toute les sept phrases: « I’m Jew… I’m Jew... » justification, compassion, meurtre.

    - la Cap-Verdienne du Zürich-Genève, avec laquelle j’ai parlé de clitoridectomie pour toutes les oreilles du compartiment, et l’autre Blanche, qui se lavait sans cesse.

    - le Coca et les pêches, les glaces, de Lisbonne ou de Carthagène (mais à présent tout le monde a voyagé, ou croit l’avoir fait) (le faire, devoir le faire)

    - Cimetières de Lisbonne, les Plaisirs, la tombe horizontale d’Amalia Rodrigues, amatrice de paix sociale et de Salazar, à quels bordels n’a-t-il pas succédé ?

    J’ai des vagues de sang dans la tête, un ressac obstiné qui annonce ma mort ; poursuivons :

    - L’Assommoir de Zola, pluie et bruine dans les vapeurs d’alcool, alors qu’au dehors, à Lisbonne, il fait 36°.

    - Le plaisir des langues, entendues ici dans les rues, le flûtisme tendre de mon français, les clairons espagnols et pas d’anglais Dieu merci pas d’anglais

    - Drague à la FNAC : il y a donc la FNAC à Lisbonne ? Qui a dragué qui ? a dragué quoi ? ne rien perdre surtout ne rien perdre.

    - Le métro : de Lisbonne, aux deux lignes si mal foutues, de Paris si complet, si merveilleux, de Prague engloutissant Alphaville !

    - Les églises de Lisbonne, vernissées comme des momies

    - Gulbenkian, seul endroit frais, qui fait aimer l’art contemporain juste pour la clim

    - Fr. que j’ai failli voir et consommer sur place, et qui m’a aimé, que j’ai rejetée comme un mufle fasciste disait-elle, raciste, xénophobe.

    Cela tient une colonne. Mais en face, une classification ébauchée, avec des chiffres, c’est trop avan dans ma vie, 2000, plus que 2008, je cherche, je cherche des griefs et n’en trouve pas, voici,

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 2

    1. Filles dans le train, que je draguais toutes à la fois, par mon silence, la fixité de mes regards

    gisant à mes pieds sur le tapis de train. Développer.

    2. Petits pavés noirs et têtus de Lisbonne, tranches coupantes.

     

    3. Croisière du bateau fluvial, et ces immigrés incultes qui s’étonnent de l’aspect du Tejo, parfaitement, du Tejo,

    4. Le Monument des Conquistadores, avec juste une femme, la Reine Isabelle, au pied de la bite – Erotisme plus fort des blottissements que toute sorte de pénétration.

     

    5. La Tour de l’Estoril, toute petite et qu’on ne visite pas, et non loin le banc où je me suis assis, photographié comme point le plus à l’ouest de ma vie.

     

    6. Les Jéronymes (ou Jéromines?) (Vasco, Camoès dont j’ai caressé le front en priant, et Pessoa inaccessible (travaux).

     

    7. Pourquoi les magasins sont-ils toujours fermés à Lisbonne ? Dents et langue en avant.

     

    8. Je devrais voir le quartier Moniz – Importunité du Mâle

     

    9. Les montées, les descente – Livraison des visages dans l’innocence

     

    10. L’Ombre et le Cagnard – Qu’est-ce que la beauté ?

     

    11. Délices de la pensião – Imaginations de gouineries entre compagnes de voyage

     

    12. De petites gens, de petites portes, de petites maisons, de petites rues. Imaginer les sexes se chargeant de sueur et de crasse pendant la nuit.

     

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 3

     

    13. Château St-Jorge - « Ils dort tous[sic] – y a que le vieux qui dort pas.

     

    14. - Vieira da Silva- Finir par « Vous n’avez pas fermé l’oeil. Je sentais votre œil sur nous ».

     

     

    15. Wagon-restaurant

    ce ne sera pas long… vous verrez… Conclusion : elles savent que je mate

    Parler de Cortàzar à la fin, sur ses parkings d’autoro

     

    Je suis allé à Lisbonne. Tout le monde va à Lisbonne.

    « Voici la relation de mes cheminements »

    Si j’étais… (Cortàzar, Vargas Llosa) (Paul Morand), ce serait passionnant.

     

     

    DANS LE COMPARTIMENT

    C’est si vieux. Ça ne veut pas venir. Un interminable enfermement, deux heures silencieuses en rase campagne, Huit places en face à face. Le seul homme. Des jeunes femmes. Bien trop jeunes et frappées d’une extrême fatigue. Seul mâle de cinquante-huit ans. Monde envahi de jeunesse. Des jambes blanches des deux sexes sous les sacs ado.

     

    Trop vieux pour moi les sacs à dos. Bien fait de ne pas en prendre - trop vieux pour y prétendre.

     

    Mes seules valises,.

     

    Colonie de vacances pour filles de vingt ans. Fauchées n’ayant ni avion ni billet couchette. Moi non plus. Avec qui voulez-vous coucher ? personne. Toutes ensemble et moi. Bavardent non de cul jusqu’à1h 18. Je ne suis pas ta mère, je lui dis. - J’en ai tant pris avec les hommes que je préfère la solitude pour l’instant – dormiront enfin, raffalées, repliées.

    Harem de sept, Sept d’un coup. Épuisées… éreintées… Pauses de pantins sans une once de lascivité. Elles ballottent, leurs poitrines retombent, tressautent, sans harmonie ni suite. La fesse sous le vêtement plus suggestive et ronde, régulière et statuaire, attirant la courbe accompagnatrice – esquissée dans l’œil et du fond de la tête à l’extrémité du nerf.

    Insomnie féroce. Que le vie devienne vision. Que le mot justifie ce qui vit. Cause entendue.

    Sur l’une d’elles la pureté du sommeil, sur l’autre un profil pur sous sa main repliée,comme parant un coup, plus tard d’autres et d’autres encore dans l’avancée de la nuit, à Santander, a Venta de Banhos, 5 femmes et 3 hommes font 8, parler aussi des mecs. Une jeune mariée avec un Asiatique – piercings à l’oreille, confiscateur, poseur de danses simiesques. Déjetés les deux. Colliers. Blousons. Contrefaçons tous deux trop mâles ou trop femelles. Inapte à capter mon quelconque intérêt mais bientôt le harem assoupi (j’écarte les façons des hommes) (la rhétorique d’un désir) (encore invisible)

    ...Moins que mise à nu mais livrée dans ces enveloppes vestimentaires dévolues aux femmes – la mariée sur le côté me tend sa fesse qu’elle appuie à ma chair, compromis entre l’inconscience et la concession (elle ignore,elle sait, elle tolère) – ou bien : le blotissement est plus érotique, plus pénétrant que la simple érection – bientôt le harem ballotté (…) - déjà usité -

    RUES

     

    Pierres noires. Lisbonne ville noire. Rues ombragées et sombres. Perpétuel bossellement de la plante des pieds. Les sandales n’ont pas lâché. Aires très restreintes. Saleté des restaurants.

    Baudelaire notait dans Pauvre Belgique : les rues de Bruxelles, disait-il, toujours en pente, sont peu propices à la flânerie – qu’eût-il dit de celles de Lisbonne !

    On marche 20mn, on s’arrête : comme à Prague (Praha-Brüssels-Lisboa – triangle d’Europe) rien pour s’assoir, et comme le notait Baudelaire encore, impossible de se soulager dans la rue. Rien d’autre à voir, que l’ambiance. Les numéros d’immeubles se succèdent rapidement. Ce sont des petites gens qui quittent leurs petites maisons par de petites portes d’appartement donnant sur de petites rues.

    Impression d’une capitale arrêtée en 56 (de mille neuf cent), avant le Grand essor économique, une ville corsetée dans un réseau archaïque, anarchique. Surtout ne rien changer. La capitale s’étend vers le nord-ouest, où s’entr’aperçoivent des barres de HLM : qu’elle s’étende ! Surtout ne rien détruire. Epargner à Lisbonne le sort de Pékin.

    Pékin manquait.

    Une petite vieille, rogomme, acide, revêche. Jamais elles ne se consolent. Avoir été la cible des regards et des flèches dressées, puis passé cinquante ans à se retrouver comme un homme, qu’on ne regarde jamais… Bien fait pour leur gueule dans un premier temps, mais compréhension aussi des hommes. Eux aussi ne sont plus que des Vieux Messieurs asexués, dont les femmes ne comprennent plus pourquoi ils se permettent encore de les regarder. Degré de plus dans le déclin, dans la déchéance. Et le visage de la vieille s’attendrit, les rides se repassent, s’aplatissent, les méplats élargis de sa face recaptent la lumière, autant que les rides l’avaient absorbée. C’est un petit chien qui pataude et clabaude au-delà des arceaux sur l’herbe.

    Elle redevient pré-ménopausée, on l’entrevoit toute jeune, avec, simplement, quelques ombres. Elle ne tient plus à la vie que par un chien. Phénomène accentué chez cette autre, sur ce fauteuil.

    COLLIGNON ITINERRANCES 7

     

    2016, 2040 : DRAGUIGNAN, FOUGÈRES ET TRAIN DE BANLIEUE

     

    J'ai fait du stop dans ces coins-là, une camionnette m'avait pris à bord, le type était beau, j'ai dragué (plutôt vers Digne) : « Et quelle est votre profession ? - « T'trichian ». - Comment ? - « T'trichian. » - Hein ? - « T'trichian ». Et il se foutait de ma gueule parce que j'étais sourd. Lorsque je suis redescendu, j'ai pu lire sur la portière, bien visible, « électricien ». Jamais je n'aurais pu supporter l'accent. Le Var n'est pas la France. « La France est déshonorée par son midi », dixit Huysmans, Flamand bilieux, raciste comme-tout-le monde. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça revienne, les provinces, la xénophobie, les luttes armées d'un bourg à l'autre, Nouvion contre Laval, Meulan contre Mantes - RACAILLE DE CITÉ pouilleuse impersonnelle.

    En 93 (19.., nous ne sommes plus dans Victor Hugo), avec Maître Balzach et avec Maître Dom, son beau-frère, nous visitâmes ces splendides fortifications ; bretonnes de chez Breton. Puis nous nous sommes assis sur un banc. Juste en face, sur l'autre banc, siégeaient à dix mètres, à des années-lumière, trois jeunes gens de vingt ans, fringués en « zoulous ». Ils nous semblèrent infiniment exotiques, et nous nous échangeâmes entre anciens des grognements ironiques ; mais nous ne leur paraissions pas moins inimaginables. Et j'ai bel et bien perçu, proféré à mi-voix mais bien audible, cet authentique commentaire : “Regarde les trois vieux en face... enfin, vieux...”. Deux espèces se dévisageant l'une l'autre, voilà ce que nous étions, chacune avec son attitude, ses vêtements, et ses occupations supposées par ceux d'en face. Je me suis trouvé vers la même époque dans un train de banlieue, tout seul, en veston de minet décati – un Noir, « zoulou » dernier cri et falzar « baggy », se foutait bruyamment de ma gueule aux longs tifs ; je me suis penché vers lui à travers l'allée, affable, cherchant la conversation, quelque ancien élève peut-être avec qui échanger mes souvenirs ; mais au lieu de cela, jetant les yeux autour de lui et se découvrant seul, sans personne de sa tribu pour faire chorus, mon zoulou cessa de s'esclaffer.

    Il se détourna, au comble de la gêne, et baissa les yeux, prenant mon sourire pour du mépris.

    COLLIGNON ITINERRANCES 8

     

     

     

     

    BURGOS, ETC.

    07 50

    Confusion des temps et des villes ; mais c'est bien ici, à Burgos, que j'ai préféré siroter du vin vieux avec des vieux, debout contre un tonneau, que d'aller m'en jeter un dans le troquet d'à ccôté avec des mickeys de vingt ans. Même chose à Sagonte (« Sagunt » : ces langues prétenduments régionales m'ont toujours profondément agacé ; à Bilbao, je n'ai pas entendu un seul mot de basque, bien que tous les panneaux fussent pourvus d'inscriptions scrupuleusement bilingues) ; même Bergerac, en pays occitan, s'est crue obligée de doubler son panneau d'agglomération : « Brageira », alors que le dernier petit vieux susceptible de jargonner le patois s'est éteint depuis plusieurs dizaines d'an-nées, comme ils prononcent...).

    A Sagunt donc, je vis ce soir-là une immense place carrée envahie par toute une tribu , mille cinq cents personnes assurément, sortie d'on ne sait où, plus de mille jeunes campés sur leurs deux pieds les mains dans les poches de leurs vestons trop clairs et cacardant en espagnol à qui ieux mieux (le castillan, si noble, si courtois, si empesé, devient, manié en foule, un véritable bruissement de basse-cour, famille des anatidés : autant de nasillards canards). Je l'avais déjà constaté, au grand détriment de mes tympans, au pied de ces affreux immeubles directement empilés sur le sable de plage, d'où s'échappaient parmi les relents de fritures et de chorizo de véritables bourrasques d'oies en partance ou reprenant des forces sur quelque banc de marée basse ; les immeubles assurément s'apprêtaient à battre des ailes avant de s'enfoncer à-haut dans le ciel bleu.

    L'industrie du bâtiment espagnole ne semble pas encore s'être départie du fameux essor des années 60 : lourds balcons sur les quatre côtés, empilements de dix à quinze étages. Mais ce jour, à Sagonte, j'ai le cheveu trop long, la démarche trop souple. J'ai fui cet infini quadrilatère où caquetaient les insolents de tous sexes. Et à COLLIGNON ITINERRANCES 9

     

     

     

     

    Burgos, ils étaient deux à s'être simplement poussés du coude, puisque je ressemblais exactement à ces mannequins mâles des Soixante-Dix, avec pat' d'eph et crinière dégoulinante. Ailleurs encore, je me suis croisé certain jour avec mon double. Il fait toujours très chaud quand je voyage, c'est le lot commun. Venait à ma rencontre un revenant vêtu d'un jean, mains dans les poches, l'air piteux et le bassin balancé.

    Erreur d'époque. La ressemblance était si forte que j'eus envie de l'inviter mais la chose était si attendue que nous avons baissé ou détourné les yeux en même temps, pour ne pas parler de nous, pour ne pas finir ensemble dans un lit. Voilà ce que m'inspire, de proche en proche, ce séjour à Burgos en 2050, où je viens de me prendre un P-V de 60 € pour stationnement interdit…

    COLLIGNON ITINERRANCES 10

    LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050

     

     

     

     

    Etranges circonstances, d'un hôtel frisquet à venir et d'un carnet à spirales “J'écris pour la gloire” offert par Muriel. Dans deux mois c'est Noël. Je dois écrire 25 mn. Journal du voyage. Nous avons déposé Sonia en gare pour 13 h 11. Elle a peur d'être abandonnée. Attention, ceci est une recomposition, un travail de littérature. Si je dis du mal de toi, ce ne sera plus toi. David était avec nous, il avait emporté un livre avec lui. Anne et moi surgîmes du petit tunnel, puis gagnâmes le pont de Bergerac. Nous roulâmes à travers nos souvenirs. La route de Branne est connue par cœur, j'en ai fait un roman.

    Les romans que je fais sont toujours trop courts. Des digressions me viennent, que j'abandonne (Sonia n'est pas une digression). Anne dormait sur le siège. Son buste retombait, se redressait, ligoté. Nous avons passé Ste-Foy sans qu'elle reprît véritablement conscience. Le lycée de cette ville est désormais défiguré par son avant-corps, qui se veut moderne. Est-il banal ? Ne dois-je pas accepter les évolutions de l'architecture ? Puis nous sommes parvenus à l'entrée de Bergerac, défigurée cette fois, et depuis longtemps, par des panneaux publicitaires et des bâtiments sans âme : “Zone industrielle”, ou “commerciale”.

    Je n'ai pas reconnu l'embranchement qui menait chez mes parents. Les feux rouges, les haricots directionnels : trop modernes ! La Rue Neuve en sens unique : tant mieux ! Les signes du temps sont le vieillissement de mon visage et l'inexorable rajeunissement des équipements urbains. Nosu avons voulu consommer au Tortoni, établissement bergeracois. Deux hommes en bleu de travail accoudés au bar des filles, et des femmes partout, en couples ou en trios. Mes conclusions sont vite faites ; elles sont stupides. Difficile de se faire servir un chocolat. Enfin je poursuis une fille de 17 ans qui vient de se rasseoir et lui commande pour ma table “deux petits chocolats”.

    Elle est épuisée, une autre plus âgée prend le relais et nous sert immédiatement avec un grand sourire. Parenthèse : ce sont pourtant de tels incidents qui furent édités COLLIGNON ITINERRANCES 11

     

     

     

     

    sur la Toile pour “Le Phare de Frazé”. Ainsi, du courage. Moi je m'imaginais que ma tête stupide – du moins, étrange - était cause de quelque refus de servir. Je ne dois pas sombrer dans la paranoïa. Puis nous sommes allés nous promener, passant devant le cinéma où se joue le film de Marie Trintignant sur Joplin ; devant le tribunal en réfection où mon père m'a fait propriétaire de ses biens : la donation entre vifs. Nous nous entendions, lui et moi, très bien. Et nous avons tourné, Anne et moi, rue de la résistance, que j'appelle rue des Tondeurs, car il n'y a pas eu la moindre Résistance à Bergerac, juste des bandes rivales qui attendait que l'autre attaque. “Nous n'avons pas reçu d'ordres”, disaient les Résistants. La Maison de la Presse fait librairie. C'est toujours l'occasion pour nous d'une grande exploration. L'accès à l'étage supérieur est privé. Il y a moins de choix qu'auparavant. Les rayons sont tout embrouillés, resserrés. Le présentoir des “Librio” ne présente ni “Pompée” de Corneille ni “paroles d'étoiles”, ouvrage collectif. Le gros livre sur Cocteau ne se trouve pas non plus dans cette librairie. Nous aurions bien acheté le Petit Larousse 2051 à Victoret, mais à quoi bon charrier ça dans notre coffre alors que nous l'aurions aussi bien au bout de notre rue, à Mérignac ? Il est aussi beaucoup question d'avarice stupide : autant retarder, dit l'avare, l'instant de l'achat. Puis nous avons retrouvé notre voiture sur le parking, où un flic bleu ciel scrutait le tableau de bord pour sévir contre les stationneurs abusifs...

    Nous l'avions échappé belle ! Avant de prendre place sur nos sièges, nous avons constaté que nous faisions connaissance, voici 40 ans, à trois jours près, le 28 octobre 1963. De quoi prendre un frisson de vieux, de quoi aussi se serrer les doigts tendrement, en se promettant de tenir les 40 ans à venir (nonante-huit et nonante-neuf ans). Je me retiens d'écrire depuis quelques lignes que ma femme attire les regards par son visage douloureusement bouffi, d'une pâleur maladive, et sa démarche titubante. J'espère encore la conserver longtemps, car elle est seule à me faire parvenir sur le COLLIGNON ITINERRANCES 13

     

     

     

     

    plan métaphysique. Puis nous sommes parvenus, par le pont d'amont, au cimetière de mes parents. Sur ce pont cheminant un jour avec mon père, vêtus tous deux de vêtements trop amples... je m'interromps pour faire ma toilette au lavabo ; ces ponts, ces répères, sont l'occasion d'une multitude de souvenirs : en 1989, lorsque mon père avait moins d'une année à vivre, nous cheminions donc sur ce pont, voûtés, traînant des pieds, car je réglais “mon pas sur l pas de mon père”. Alors un parigot motorisé s'arrêta lentement près de nous, et décocha en rigolant “Acré vain guiou d'bon sang d'bon souaire !” Je me suis vexé, surtout pour mon père, et puis, je ne pensais pas l'imiter à ce point-là.

    J'ai vociféré en montrant le poing à l'automobiliste, qui devait bien se marrer en compagnie dans sa bagnole. Mais aujourd'hui au cimetière, mon père était déjà mort, et ma mère, en quatre-vingt quatre pour elle, en nonante pour lui. Et je pensais qu'il me disait : “J'en veux pour 90, moi !”

    Le sort l'a exaucé, non pour l'âge, mais pour le millésime : il est mort en août 1990. Et si je calcule encore, ma mère étant partie en 84, nosu sommes bientôt en 2004, j'ai soixante ans l'année prochaine ; d'ici 20 autres années, j'en atteindrai 80, et je rejoindrai mes parents. Non dans cette tombe toutefois, car j'ai réservé mes quartiers à Bordeaux.

    Je suis resté peu de temps devant la tombe, car cela ne sert à rien, il faisait froid, la dalle était nue, la plus nue de toute l'allée. J'ai gravé du bout de ma clé la lettre “B”, mon initiale, suivie de la date. Il n'y a que moi pour avoir de semblables idées. Ma femme n'avait pas voulu m'accompagner, car elle ne les aimait pas beaucoup. Les deux conversations tenues par ma mère étaient de me reprocher de ne pas venir plus souvent, et de s'interroger sur la légitimité de ma fille. Mon père, en face de son épouse, n'avait plus de conversation depuis longtemps. Je lui resservais de mes cours, qu'il admirait, et il se demandait ce que je ferais après ma mort, tout surpris sans COLLIGNON ITINERRANCES 14

     

     

     

     

    doute et inconsciemment scandalisé que je dusse un jour lui survivre. Le séjour devant la tombe fut de dix minutes, suivies du traditionnel pipi de cimetière, devant cette autre dalle, verticale et sans séparation ; la pisse disparaît ensuite dans un enduit plâtreux. Et la voiture s'ébranle vers Lalinde, via Mouleydiers où nous évoquerons le vieux Maître Faget, passe le pont sur la Dordogne et cherche le Buisson de Cadouin. Notre prochaine halte doit être le cimetière de Coux-et-Bigaroque, où repose (c'est le terme consacré) Pascale de Boysson, compagne douloureuse (et jadis douloureuse) de Laurent Terzieff. Au lieu de rencontrer ce dernier perdu en méditation devant la tombe bien-aimée, nous avons remonté dans une forte odeur de vache des allées soigneusement râtissées où nos pieds s'embourbaient.

    Nous avions repéré les habitants des tombes sur un plan placardé sous grillag e: “de Boysson”, au fond à gauche. Parfois l'employé municipal ignorait le nom du défunt. Il écrivait simplement “OCCUPE” dans le rectangle : c'est à la fois respectueux des corps et extrêmement désinvolte. Je crois, surtout respectueux. Mais la tombe elle-même, aux inscriptions à-demi effacées (un de Boysson né en 1881, mort en 1971, peut-être son père, quelque vieux colonel) ne présentait qu'un long rectangle de terre encadré d'un muret, sur lequel reposait à main droite un toit funéraire à deux pans, gris et muet.

    Sans doute le début d'une installation monumentale. Terzieff attend d'avoir assez d'argent pour compléter cela. Il pense aussi que le défunt n'est pas tant honoré par les dépenses somptuaires que par le souvenir amoureux qu'on a de lui. Nous avons piqué un gros bouquet de fleurs roses artificielles tombées par coup de vent d'une tombe voisine, puisque je n'ai pas osé le faire à Bergerac, pour mon père ; Anne m'a dit que j'aurais pu, la tombe d'en face étant réputée abandonnée, regorgeant pourtant de gadgets : “Regrets”, et autres. Mais je ne regrette pas mes parents.

    Et je suis superstitieux. Après cela, il ne nous restait plus qu'à retrouver la route COLLIGNON ITINERRANCES 15

     

     

    de Beynac (hôtel à 50 euros, trop cher) : “Vous ne trouverez pas moins cher dans le coin !” Évidemment, dans ta catégorie, connard. A 38 euros à la Roque-Gageac. C'est moi qui ai monté les marches de la réception. Il y avait une jeune femme tête à claques, pour me dire d'un ton rigolard qu'on ne “faisait pas de chambres” ici. “Et ça ?” Je désignais tout un panneau dans son dos, indiquant les prix. Anne a débouché à son tour des escaliers. “Mais si, on fait des chambres.” Elle nous a menés aux numéros 9 et 10, en demandant si nous restions sur le même lit, si nous n'étions pas fâchés.

    Ma femme a répondu qu'on ne voyageait pas pour se disputer. Je grommelais en allemand dès les premiers instants, j'ai été présenté comme Lorrain, originaire de Verdun. Cet accueil m'a vexé. La tenancière n'aura de moi que les mots indispensables. Et puis le radiateur est froid, et le restera toute la nuit. Nous sommes allés nous goinfrer de lasagnes tout près d'ici. C'est la débauche, le bide augmenté garanti. Les couteaux étaient flexibles, j'ai fait semblant de les lancer sur ma femme en les tenant par la pointe. Nous avons été vite bloqués par une tablée de 3 english women, bien grasses et bien épanouies, qui savaient le français, mais pas assez pour suivre notre conversation.

    J'ai été éblouissant, boulant les mots, dévidant le jars, mêlant boche, espagnol, italien, arabe et turc de pacotille. Les voisines lançaient des clins d'œil perplexes, en poursuivant de leur côté une conversation anglaise aussi animée. Nous sommes ressortis de là les jambes écartées de bouffe. De fortes brumes flottaient sur la Dordogne, prévues par la vieille mère Marqueton avant notre départ. Et, miracle, quatre gabarres, avec un ou deux r, amarrées pour des promenades : “en octobre, seulement l'après-midi”. Nous y serions bien montés, mais quid du musée de Figeac ? ...et s'il était fermé le dimanche ? “Close on Sundays” ?

    Alors nous avons admiré, lu les prospectus (je lis couramment l'occitan : ce n'est pas difficile), et nous sommes remontés nous réchauffer ici. Nosu avons joué à la belote en étendant sur la table une serviette nid d'abeilles, et Annie a gagné. Nous avons gagné le lit à 11 heures, claqués

    COLLIGNON ITINERRANCES

    LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050 16

     

     

     

    mais sans plus. Il se trouve que nous nous entendons très bien. Nous avions consulté des cartes. Nous ne savons pas où nous irons après Figeac. Ce matin je me suis réveillé à 7 h après un rêve de plus à tendance homosexuelle, sans que je me rappelle autre chose qu'un contact très doux de joue d'homme.

    J'ai écrit le début de ceci sur la cuvette des chiottes fermées, la boucle est bouclée. Annie s'est douchée, moi non, parce qu'elle a trouvé le système de fonctionnement de la douche par poignée latérale sur le pommean, et moi non. (...) Nous sommes descendus à l'instant prendre le petit-déjeuner. La serveuse est la même personne qui nous a reçus la veille au soir, elle nous a proposé des jus de fruits dans un festival de plaisanteries. En bas hurlait littéralement un chorus de comédie musicale, où les humains manifestaient leur enthousiasme d'être “Tous ensemble – tous ensemble – gnouf – gnouf” - “Nous les hommes, tous les hommes, rien que des hommes”.

    Heureusement nous étions à l'étage au-dessus, nous avons tout englouti, nous avons payé, la servante ou tenancière nous a affirmé son peu de prédilection pour les musées et autres momies égyptiennes. Nous avons payé près de 54 euros, nous sommes remontés. Anne s'est lavé les dents, j'ai oublié ma brosse et mâche du chewing-gum, il ne reste plus qu'à remballer nos affaires. Impossible de chier ici, ça dauberait un max, mais j'aérerai. Anne essuie ses lunettes, je mâche assidûment, il ne reste plus, cette fois, qu'à redescendre nos quatre bagages. C'est beaucoup. C'est de notre âge.

    Adieu la Roque-Gageac. FIN..

    Suite. Nous nous levons, rassemblons nos affaires, multiplions les va-et-vient de notre chambre à notre voiture. Le petit-déjeuner se déroule sous les auspices de la serveuse piquante. Elle nous demande si nous voulons du jus de tomate, du jus de carotte. Elle précise que c'est bon, “tellement bon qu'on ne sent pas le goût”. Supposition : c'est de l'humour. Elle tend vers nosu son petit pubis hérissé. Quand nous la quittons, elle est incapable de nous fournir les heures d'ouverture du Musée Champollion de Figeac. Elle nous dit : “Moi, les musées...” Pour la pousser, je rajoute qu'il s'y trouve une momie.

    Elle se rengorge dégoûtée. Pendant le petit-déjeuner, trois fois de suite, un horrible chœur de comédie musicale style soviétique avant l'assaut tchétchène, chantant “les hommes, tous les hommes, rien que les hommes”.

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    CHATEAUNEUF SUR CHARENTE 51 02 19

     

     

     

     

    Les premiers mots qui me viennent ne sont pas français mais des syllabes sans suite (Aubeterre), dont je goûte l'exotisme : Teşekkür ederim", c'est "merci" en turc. Voyone les événements du jour, 19 février, à Châteauneuf-sur-Charente, car c'est la seule chose à raconter. Commençons par une grande naïveté, ce contentement que j'ai eu d'apprendre que Ma femme et moi-même étions toujours amoureux, d'après de nombreuses et longues observations de Notre Meilleure Amie. Je suis très heureux de faire plaisir à Ma Femme. A propos de ces majuscules : il faut se marier, voyez-vous, officiellement, pour dresser contre tous ceux qui souhaitent nous marginaliser un barrage, et quelle marginalisation plus efficace que celle de l'homosexualité. Tu dois être pédé, toi, on ne te voit jamais avec une fille !

    J'ai pris des airs à la fois mystérieux et inexpressifs, ce qui est une gageure (prononcer "gajure"... eh oui ! avec un "h", le "eh"...). Mais je tiens à faire savoir que je suis bel et bien Marié, devant curé, maire et notaire. Je n'ai pas toujours protégé ma femme, des souvenirs cuisants me remontent à l'esprit. Ce matin, nous partions sous la pluie et le froid vers le nord, nous moquant de nous-mêmes : "Papounet et Papounette partent en expédition." Nous savons à quel point nous sommes timides – veules – pusillanimes. Naïfs, désargentés. Nous surveillions la route, nous nous sommes arrêtés à la Roche-Chalais, à l'extrémité Ouest de la Dordogne.

    Au Maine-Giraud, Nous avions elle et moi, ma femme véritable, passé plus de temps à écouter le cours du vigneron sur son cognac et son alambic de cuivre qu'à ressasser nos émotions littéraires. d'en haut je vis le chai contemporain où se distille encore la fine qu'il vendait. Pas de guide. On laisse le visiteur impunément errer, songer sur manuscrits et parchemins portraiturés d'époque. Mais la distillerie, à bien des exemplaires ici, nous fut doctement commentée, car la grande affaire du Maine-Giraud, c'est le cognac. Vigny veillait sur son cognac. Fort mal disent certains. Rude gnôle. Rude poète, estimé par ses pairs de Paris, mais piètre gestionnaire.

    Dénonciateur, Vigny, d'un prêtre réfractaire afin d'avoir ses bénéfices, tandis que ce dernier crevait en déportation ; tout poète cache son salaud. N'est-ce pas...

    Certes pour ce cognaquier le précieux liquide équivalait aux productions de Vigny, dont il ne se souciait guère et qu'il eût été incapable de nous réciter d'un ton pénétré, tandis que nous nous serions signés sur nos prie-Dieu. De quoi comprendre a contrario la possibilité des plus sublimes inspirations dans ce méchant réduit ; de cette ouverture monacale Vigny voyait son chai à vin, si négligé : il gérait mal ses vignes. Cette maison de hobereau n'a pas varié depuis sa naissance, tracteur et courant exceptés. Face au plus beau paysage du Vivarais m'étaient jadis revenus à l'esprit, en régurgitation acide, les pires méditations misogynes...

    Tandis que d'autres vont au Sénégal, notre exotisme financier nous limite à la Charente. Nous avons commandé deux grands crèmes, pas trop chers. Nous avons erré sur l'esplanade de la mairie, dominant la Dronne qui serpente. Nous avons admiré une maison bourgeoise aux vitres cassées juste sous le pignon : abandonnée. S'il nous échéait une telle maison, nous ne quitterions plus le village. Il faudrait transporter avec nous nos amis, notre petite famille : ma Phame ne peut vivre, coupée de son environnement humain. Il me suffirait à moi de quelques gros rayons de bibliothèque et d'une tripotée de disques... mais je me vante, sans doute.EDITE SUR MON BLOG 58 08 11

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    Toujours m'imaginer ce que je ferais si je devenais libre, non par décès mais par recasage. Aucun style. Cacophonie absolue. Le type même de l'acrobatie aragonaise. Je suis parti. Je suis revenu chercher mon pyjama, puis mon peigne. « C'est un gag. » Oui. Sitôt que je renie ma faiblesse, elle me rattrape. Le saut à l'élastique : pareil. Plusieurs rebonds, plusieurs rechutes. D'abord tracer. Une borne "super" en dérangement. Une autre en fonctionnement, à Lormont. Un gros Noir mal rasé à double menton. Désirable, comme tous les Noirs. Tout de même il y a une limite.

    Et de rouler, rouler vers le N.E., avec des rafales de bavardage. Bavard, moi ? Annie l'affirme. Pires que moi : Lauronse, Véra. Je ne pensais pas que ce pût être perçu comme inconvénient. Als Nachtrag. Un petit chemin, qui monte et qui descend, entre les arbres qui n'ont pas encor retrouvé leurs feuilles, nous sommes à la mi-avril. La seule différence entre Favretto et moi, c'est qu'elle se prend pour quelqu'un de modeste, alors que mon génie est une forme de véritable modestie : je souhaite à chacun d'être génial. Et quand je suis revenu à ma voiture, en plein soleil, sur un parking de chasse, j'ai appris un rôle de juif, celui peut-être de Primo Levi, ça y ressemblait, puisqu'on parlait de l'I.G. Farben à la Buma.

    Ce sera très chouette, surtout si je joue

    "Les femmes gueulaient dans les camions

    " J'veux pas y aller j'veux pas y aller

    " Mais quand on y est arrivées

    " Ça sentait le poulet grillé !

    " Le SS s'est mis à gueuler

    " Arrêtez de brailler comme ça

    " Du gaz pour tout le monde y en aura"

    " Les flammes montaient jusqu'au ciel

    " Tant pis pour nous tant pis pour elles."

    Le soir tombe. Je n'ai pas rédigé ma journée. Ça divague terrible. Je me suis retrouvé sur la bretelle d'évitement au sud de Périgueux, vaste balafre sans possibilité d'évasion ("carrefour bloqué" – "carrefour bloqué") Ste-Marie-de-Chignac St-Pierrre-de-Chignac, la grande surface dans les gravats, portant le nom d'un ruisseau de là-bas, pris un petit bonbon Total, un sourire du serveur. J'intimide désormais (mon âge). Tant mieux. Jadis je prenais des mines. I was self-conscious. L'air de dire : "Je suis bon, là ?" Ridiculous.

     

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    Crépuscule extraordinaire sur les pins, avec une toute petite bagnole grise toute penaude d'être abandonnée, en contradiction avec le paysage, ma démarche de génie mes pensées parasites, plus qu'assez des "profils bas". Toujours modeste toujours modeste – merde ! Puis, recherche d'u cybercafé pour Pascal Tarche. A Thenon, il n'y en a pas un. L'agglomération forme goute suspendue à la N 89 : tel est Thenon, je vois le panneau "Gabillou 9 km". Cette fois-ci je n'y vais pas. Des ploucs ont revendu la propriété de Thérèse Plantier, éparpillé tous ses papiers. Robin Morlot s'est suicidé après la mort de son amante, de trente ans plus âgé que lui.

    Je revois la mine gourmande de Robin Morlot, me faisant goûter du fenouil. Pierre-André le nommait "Larbin Roblot". J'étais fou. Tout ce que j'écris est grand. Is great. M'en souvenir. Le matin, je suis allé à Ussel. J'ai demandé un photographe. Un brave homme ne peut me renseigner. Je trouve par moi-même. Je bavarde sur mon incapacité à placer la pellicule. Jusqu'à La Courtine, je cherche les hypothétiques baraquements servant de bordels à soldats, et qu'on m'avait décrits ; rien, que du paysage. Des routes en impasse : ce camp est une verrue.

    Halte à Poussanges. Une montée, une descente : d'abord dans une prairie, où le sentier se fond. Remontée vers la bifurcation. Redescente dégringolante cette fois parmi les arbres morts et blancs, les souches, des bidons, et une balle d'enfant, sur le côté. Ma règle de vie est de marcher 20 mn dans un sens, 20 autres dans l'autre. La pente de retour est forte, je souffle, et transpire au point qu'arrivé à ma voiture, il me faut d'urgence changer de chemise, elle empeste. Je me demande ce que deviennent tant de textes entassés de génération en génération dans les familles.

    Ayant lu les premières manifestations d'insolence littéraire de Voltaire, cherchant en vain des traits de ressemblance entre lui et moi, j'ai tourné pour finir la clef de contact et suis parvenu à St Georges de Nigremont (j'appris plus tard que deux frères mérovingiens avaient ici même failli en découdre), cornet de glace inversé. Les maisons de pierre du Massif Central toujours majestueuses, définitives : des caveaux habités. Et sortant d'une fenêtre, un mauvais rock et d'exaspérantes voix de djeunzz inconscients de l'endroit où ils vivent.

    Je descends au cimetière, extrêmement déclive, surprenant au dos des tombes alignées, dans ce couloir, de vieux pots que je photographie. Je parle aux morts, caressant leurs photos, dont l'une ne souriait pas, car on mourait encore dans ses soixante ans, dans les années 65. .. La préhistoire en somme... Jeune homme mort le 28 août 78 à 16 ans, cheveux longs, regard creux, pomme d'Adam saillante, le tout déjà d'un vieux, "depuis que tu es parti mes larmes n'ont jamais MAUSSAC 15/16 04 2051 3

     

     

     

     

    cessé de couler" dit la mère, "Pourquoi à vingt ans" avais-je lu sur la tombe ignoble d'une jeune fille de Chantonnay (Vendée) (indépendamment de la catastrophe ferroviaire de 1958). D'autres catastrophes me reviennent en esprit. Que deviennent tant de souffrances humaines, ont-elles une âme animales et flottent-elles parmi nous et quelle est leur fonction car il faut nécessairement qu'elles en aient. Puis je suis reparti vers Giat. C'est lors que s'est produite cette extraordinaire crise de Fernoël, où j'ai gueulé par la fenêtre ouverte je suis libre ! Libre et j'emmerde la terre entière ! Plus de femme d'enfant ni de métier ! Je vous emmerde et ne reviendrai plus ! Libre ! Libre !" Mon Dieu faut-il que ce soit vrai pour que j'aie gueulé ainsi.

    A Herment je dédaigne la petite épicerie style "et comment ça va-t-y la p'tite dame", je fais halte face au Puy de Sancy enniegé, halte à La Bourboule. Je n'achète là que de mauvaises choses, personne ne me connaît, virginité absolue, ma vie recommence avec la caissière...

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    Le tracteur passe, le nuage fraîchit. (...) ...crois pas. Comment peut-on s'isoler lorsqu'on est in estren [sic] évêque. A moins qu'il ne s'agisse d'un isolement à la Marquise de Sévigné, 6 servantes par-devant, 6 louvetiers par-derrière : "Quel bonheur ma fille que cette solitude !" La solitude ne me vaut rien. Lâché en 2012 en plein Paris sans possibilité de contact (vivant dans un appartement prêté), j'avais vite perdu pied, apostrophant les passants dans ma langue, sans qu'ils y prêtassent (pour l'instant) attention, téléphonant même à G. sans savoir que lui dire, m'abstenant de visiter tel ami dont il m'avait donné l'adresse, crainte de devoir parler.

    Ou de passer pour un con. Ou pis encore de l'ennuyer. Je voudrais vivre à la campagne "dans ma villa d'été". Mais jamais je n'aurai de villa de campagne, il n'y a plus que vingt étés. Trente si Dieu veut. Attachement de soi à soi. Désolé. (...)

    Il n'y aurait pas de fin à mon errance. J'aurais avec moi mon ordinateur portable. Je parcourrais la France, l'Espagne et l'Allemagne. Le Portugal et la Suisse, assurément. Je téléphonerais aux êtres cher. Puis plus rarement. Nous nous estomperions tous. On se passerait bien de moi. Je me demande sans cesse ce qu' « on » me trouve. Jamais je n'ai pu éprouver l'efficacité de telles errances, n'ayant jamais dépassé la semaine. Qui de mes ancêtres a été colporteur ? Ou roulier ? Un de mes grands-oncles fut facteur. Chercher vers Lahaimeix (55). D'autres ancêtres paternels transportaient de grosses meules de comté, ou d'énormes grumes sur des lits de chaînes.

    Mais je ne veux ni clients, ni autres contacts humains. Je ne tolère que les fournisseurs : pompistes, hôteliers, restaurateurs. Assurément les gens sont très aimables. Pourvu seulement qu'ils soient payés.

     

    HOTEL DE TIQUETONNE 52 03 31 / 01/4

     

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    Silence d'hôtel. Perdre pied d'avec le monde. Echappé à tous. Ce que j'aurais pu devenir. Mort-né ? J'ai préféré la vie à la schizophrénie. Gagner ma vie. D'autres inventent des langues, des mondes - "Avez-vous acheté le dernier Atlas ?" - Blétébéléland. Je m'engourdis. Je dors (il faudrait desphotos de cela).

     

     

    01 04 2052

    Déstructurer le langage, parler par langues, dessiner des cartes : perte ou menace, de l'espace, de la pensée ? A 14 ans j'eus le réflexe salutaire d'aligner le temps de ma planète sur celui de la terre elle-même et ne puis donc présumer de ce qui se fût passé par la suite. Asile ? Douloureux épisodes de confision mentale ? Au lieu de me documenter (...)

     

    CHAPITRE DEUX LA CHAISE DIEU 13 06 52 1

     

     

     

     

    Ma vie ne sera plus qu'une errance, que je voyage ou non. C'est ainsi qu'il convient de la concevoir. Le six juin deux mille cinq, je suis parti le matin. Une ligne de bus conduit directement de chez moi à la gare. Je ne me souviens plus de cetrajet. Il n'y avait en moi aucune exaltation. Avant de prendre le train, j'ai acheté « Marianne », qui portait en titre « Rébellion », en grosses lettres rouges. C'est la triomphe des adversaires à la constitution européenne. J'ai voté oui, mais je ne sombre pas dans le défaitisme. Dans mon wagon, une jeune fille à petite poitrine occupe le siège à côté du mien, contre la vitre.

    Le nombre de jeunes filles que je rencontre dans mes déplacements tient du prodige. Celle-ci s'est enfoncé un écouteur dans l'oreille et ne me prête nulle attention. Vers Périgueux, arrivée d'une jeune femme, ving-cinq ans à peu près, dépucelée celle-là. Elle semble tout à fait décidée à s'asseoir à la place de ma voisine, qui occupe le numéro 13 au lieu du 23. Cette dernière émigre juste en face, et je lui succède, sur l'empreinte de son cul. La vieille jeune déclare en effet : « Je vais encore être désagréable, mais le côté fenêtre, je ne peux pas. » Qu'à cela ne tienne, je me colle à la fenêtre.

    Ma nouvelle voisine se plonge dans des articles de revue, sur le chômage peut-être, ou une frivolité de ce genre. Les deux antagonistes descendront à Limoges. Toutes deux feront l'obket de mes interrogations sans relâche : à quoi elles pensent ; de quoi ont l'air leurs corps respectifs, que j'aperçois par les échancrures des manches, à la taille lorsqu'elles se penchent, révélant l'élastique du slip. Je m'imagine découvrant progressivement dans le déroulement des blanches étendues de chair la survenue du cratère aplati qui leur tient lieu de sexe. Savent-elles à quoi je pense ? Je ne suis plus qu'un vieux, j'apprends à ne plus regarder personne dans les yeux. Ou plutôt je poursuis cette excellente habitude.

    Plus tard, sur le long trajet ponctué d'arrêts qui me mène à Clermont, je m'occuperai. Je n'aurai nullement détrompé ceux qui pensent que tout est réservé. Restons seul. Sortons de nos bagages ce petit jeu d'échecs à pièces magnétiques, qui intrigue une autre jeune fille. Elle racontera cela le soir en arrivant ; et comme j'attire son attention, la voilà qui se pose du vernis à ongle, une âcre odeur se répand. Elle n'a pas été en reste. Il paraît que tout le monde veut faire l'intéressant en train. Je l'aurais bien fait en 1958, lorsque nous partions tous pour Tanger. Hélas, une bande d'excités se répandait en propos bruyants :ils s'installaient encore plus loin, à Fez ; je n'avais plus qu'à fermer ma gueule, et à la faire. Ils s'en sont aperçus. Que je la faisais.

    A présent je monte dans la navette St-Germain-Clermont. Il y a encore une femme, de cinquante ans, portant à la fois sur son visage l'angulosité des cinquante ans et la sportivité des

    quarante engloutis. Je crois que je sais m'y prendre avec les femmes : il suffit, après leur en avoir demandé la permission, de les prendre par les épaules et de les serrer très fort. Ensuite, elles vous emmènent chez elles et leurs étreintes sont torrides. Même à Clermont-Ferrand. Mais que diable, mon billet porte "Brioude". Il serait hors de question que je remisse en cause mon évasion pour un risque. Et me voici à Clermont. La petite ligne de Brioude est super-équipée, un véritale petit bijou de navette.

    Le contrôleur me dit quelque chose que je ne comprends pas. Je fais un signe circulaire autour de mon oreille. Il a dû me dire : "Vous occupez deux places et pourtant nous ne vous en faisons payer qu'une". Exact. Je me suis un peu étalé. Deux très jeunes filles devant moi. La ligne de leur nuque, cet espace infiniment doux sous l'angle de la mâchoire, où l'on voudrait déposer des baisers sans fin. Une autre, en face. Les deux qui sont devant moi se parlent en écoutant un portable où s'est enregistrée une de ces petites ritournelles en vogue. La plus jeune a douze ans. Elle montre à sa copine, à sa sœur ? Une carte d'anniversaire avec des dessins d'enfants, des petits cœurs. Elle croit encore que tout le monde est gentil, surtout ses parents.

    Elles descendent en cours de route, s'assoient sur un rebord de ciment au pied d'un transformateur. D'heureuses personnes viendront les chercher, pour les renfermer dans leurs jalouses familles. Je crois que je voyage pour admirer une immense quantité de jeunes filles avec lesquelles je m'invente une infinité d'histoires à la Nabokov. Pourtant je déteste Nabokov. Je le trouve surfait, niaisement diabolique, parfaitement plat. Bon... Tous papiers signés, je me suis dirigé vers un parking centre ville (après une erreur dans une cour gravilllonnée), hoquetant de mon ignorance des passages de vitesses. Passée une zone de travaux bien bruyante, et parqué enfin, je suis monté vers la cathédrale. C'est juste en face du Grand Séminaire.

    Figurez-vous que l'on célèbre, de temps en temps, au Puy, un jubilé, chaque fois que le jeudi de l'Annonciation coïncide avec la veille du Vendredi Saint : du début à la fin, saisissant raccourci de la mission du Christ... Une vraie démarche à la Léon Bloy. J'ai vu trois prêtres se suivant en grand apparat d'aubes et d'étoles. Je ne me souviens plus de cette visite. Il y avait des rues qui descendaient, c'était du pittoresque, assez convenu sans doute. Je m'attarderai davantage sur un incident prouvant ma stupidité, car j'en raffole. Sur la place du Puy face à l'Hôtel de Ville, après avoir évité un gitan roumain qui en voulait évidemment à mon pognon avec un journal à la main, je fais connaissance avec ma voiture de location.

    C'est la première fois que je possède des vitres à ouverture automatique. Mais je ne sais pas les refermer. Il faut éviter le gitan, qui ne manquera pas de me reharceler. J'avise un quinquagénaire avantageux, avec moustache blanche, très séducteur, homme à femmes. Et que j'ai déjà vu à la télévision, j'en jurerais. Il me montre le mécanisme avec étonnement. J'appuyais au mauvais endroit. Il croyait peut-être en une drague homosexuelle. Je m'imagine toujours environné d'homosexuels. Croire que ça me rassure. Et me voilà parti vers La Chaise Dieu, ça monte, les forêts de sapins se succèdent. Ma seule émotion est de me figurer, au sommet d'un pli de terrain, que j'aperçois le petit bourg.

    Il n'y a pas d'émotion en moi. L'hôtel ridiculement intitulé "du Monasmus et Termitère" se présente à moi dès le pemier virage. Toute sa devanture, à l'extérieur, est occupée par des sculptures de champignons en bois d'environ soixante cm de hauteur. Manque de goût puéril. Je me dirige à la réception, où une femme interrompt une conversation pour me recevoir. Je dis avoir réservé quatre chambres - je rectifie aussitôt : une chambre pour quatre jours. Sansle j, ça fait "ours". Je suis le seul ours. C'est alors que je m'aperçois que la chambre en question, comme une série d'entre elles, ne correspond pas au label deux étoiles : pas de fenêtre, une simple tabatière avec vue sur le ciel, une dimension riquiqui (mais je m'y attendais).

    On s'était bien gardé de me préciser cette absence de confort sur le site internet. Mais je suis si content malgré tout d'atterrir dans une petite boîte blanche très lumineuse, rien qu'à moi, qie j'acquiesce. Les prix sont d'ailleurs triplés pour la durée du festival, fin août. Des musiciens ont dû se branler là, le lit est à deux places. J'ai dû m'étendre d'abord, puis aller me promener vers l'abbatiale, en prenant par le haut, par la nationale. Nous étions le 7 juin, il faut que je consulte le carnet. Voici ce que j'y ai noté : le hall de l'hôtel et du restaurant est couvert d'inscriptions comminatoires et discriminatoires.

    Les chambres sont à prix réduit pour ceux qui passent ici au moins trois jours et qui acceptent de dîner au restaurant. On est prié de ne pas faire trop de bruit après 22 h. Et ceci, et cela.

    Surtout, deux articles affichés là sont lus par moi in extenso. Il s'agit de la carafe ou du verre d'eau fournis à la demande par le restaurateur en sus du café ou du repas. Ce verre d'eau n'est pas obligatoire, nous prévient-on. Il s'agit là d'une coutume italienne, qui n'a pas lieu d'être ici. Certains ont même facturé la carafe 5 francs ! Le tout accompagné de rappels de jurisprudences à propos de procès engagés à ce sujet. Eh ben ça ne donne pas envie de manger ici, bien qu'il soit précisé que l'eau est fournie gratuitement.

    On rappelle simplement que ce n'est pas obligatoire. Et qu'il ne faut pas prendre les hôteliers pour des esclaves. Et que dans un restaurant gastronomique, le service ne peut pas être aussi rapide qu'ailleurs, qu'on y est débordé, qu'on doit fermer tôt parce qu'on ne peut pas ranimer le feu de toute une cuisine juste pour une table de bouffe-tard, etc. Je ne sais pas les ennuis qu'ils ont dû avoir avec les clients ici, mais ça devait être pittoresque. Ici, il faut saper pour assister au festiva - disons qu'une tenue de ville plus que correcte est vivement recommandée, voire des tenues de soirée.

    Alors quelques snobs de Paris ou de Londres ont dû se prendre pour des importants méritant des larbins à leur suite... Je me suis donc rendu à l'abbaye, visite payante, examen minutieux de toutes les tapisseries, forme d'art que je n'apprécie pas particulièrement, mais je suis scrupuleusement la description du prospectus. Bon, une église, c'est une église. Toujours aucune émotion. L'âge. La Danse Macabre est dans un état de délavement inquiétant, il n'y a aucun éclairage, cela semble au-dessous du médiocre et du convenu. Enfin j'aurai fait mon boulot.

    Au retour, passant devant la caserne des pompiers, je monte en marmonnant (je parle seul) la pente vers le Signal Saint-Claude, sous le soleil. Je me sens âgé, fatigué. Le sommet n'existe pas, c'est un sous-bois clairsemé de fougères détrempées, je m'assois sur un banc. Je m'étends sans doute, comme je fais souvent en voyage, comme ma femme le fait en temps ordinaire chez elle. Je lui envie de pouvoir s'étendre ainsi à tout bout de champ pour "faire le point". Et je veux faire quelques provisions au super-marché d'Arlanc, Puy-de-Dôme, en bas de la pente, comme m'y a invité un panneau publicitaire.

    Arlanc est un bled quelconque, fourmillant de panneaux annonciateurs de ce fameux supermarché, mais tellement mal conçus que l'on rate sans cesse la bonne rue. Je tourne dans le village.

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    Ici à Saint-Bertrand au sein d'un autre moi sans télévision j'ai visité la cathédrale Communion des Saints c'est cela, écrire est entrer dans la Communion des Saints... Je me suis assis côté nord et cloître au pied d'un portillon revêche et rouge affligé d'un digicode. Sont venus deux hommes devant qui je me suis levé, j'entendais très bien l'orgue à travers le bois, « C'est une répétition » leur dis-je, ignorant si l'on nous laisserait entrer. Sont venues des femmes qui sont entrées là sans difficultés j'ai pensé : Ce sont des choristes. Elles ont cinquante ans apassés, tant il est vrai que la voix mette des années à se trouver, à s'approfondir.

    Puis elle se fêle. Et contournant l'édifice vers l'avant, je vis que le porche lui-même en vérité s'était ouvert et je rejoignis le groupe. Nous étions onze comme les apôtres après la défection de Judas et je tenais un paquet de courses en plastique. Un vieil homme chauve et tremlant mais résolu apporta dans le chœur, le seul but de l'écriture étant de vous mettre en prière, dans le sein de Dieu perpétuellement, et entre les stalles de bois vernies, un pupitre tenu à bout de bras à petits pas. Il nous adressa la parole, un état de conscience supérieure le plus permanent possible, à tous, tandis que nous siégions dans les stalles des moines (une aide les avait abaissées ; chacun sait à présent, que la petite pyramide inversée au revers du rabattant s'appelle une "miséricorde").

    Le prêtre parla de la prière. Tantôt il s'exprimait, tantôt l'orgue. Il nous a dit que Saint-Bertrand de Comminges prédispose à la prière. Mais tout suscite la prière. La Grâce vient où Dieu veut. Vézelay, tout pur qu'il soit, m'a laissé froid comme une verrière de hall de gare. Le prêtre nous présente le bas-relief d'Abraham, et fait lire à son assistante, respirant la bonté, la Genèse au moment du sacifice d'Isaac. Il se demanda pourquoi le Père, le pied sur un crâne, tenait les jambes croisées ; je répondis sans y être convié qu'apparemment c'était la croisée des chemins. Il en fut satisfait.

    Le crâne anticipait sur Golgotha, "la colline du crâne". Abraham sacrifie son fils unique, Dieu le fera du sien. Triomphe sur la mort. Il y avait dans l'assistance de ces demi-vieilles, de mon âge, émouvantes par leurs beautés éteintes si pathétiques, en couchers de soleil. Je les aurais prises par les épaules. Convaincues de se laisser aimer, vides écorces de bigotes où palpitent de flatulentes extinctions d'orgasmes (mettons "papillons frémissants sur leurs épingles"). Notre guide nous mena ensuite devant un Saint Jean-Baptiste de marqueterie, jouxtant un Saint-Bertrand. Il nous cita les Evangiles.

    Et je vis à la dérobée une vieille fillette priant à genoux sur un siège trop haut, de ses deux petites guibolles trop blanches et jointes, la Sainte Vierge Mère. Puis écoutant de nouveau l'orgue à travers la porte latérale refermée, entendant que le prêtre se dirigeait vers moi, je me repliai HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 52 07 22

     

     

     

    au pied des murs en direction du porche, où je pris l'atitude angélique de Vinci, montrant de mon index le ciel même. Le vieux curé se retourna, trébucha dans l'inquiétude : tant d'amour de l'orgue et de la pause ! Quand il eut disparu chez lui, je demeurai jusqu'à onze heures, pour que des voix de chanteuses de jazz ne m'atteignissent pas, qui sortaient à présent d'un café ouvert par les haut-parleurs d'une enceinte. Elles aussi cherchaient et louaient Dieu, par des routes si différentes. Il y a tant d'autres choses à dire, que je remets à plus tard, à jamais peut-être.

    Me voici à trois heures vingt. Pas un instant de sommeil. Ce que je dis maintenant précède ce que j'e viens de raconter. J'avais hésité entre deux restaurants, le premier, de garçons, très préoccupés de parler à leurs connaissances, donnat l'impression que le client n'était pas indispensable ; le second, d'une seule fille, plus attirant malgré la laideur de son nom ("Chez Marinette"). Je me suis décidé pour la fille, prenant à moi seul une table de quatre. "La belle vue, c'est de l'autre côté, mais c'est comme vous voulez." Très juste ; le petit jardin donnait sur une vaste vallée, sur tout une perspective de crêtes, hélas gâchée par une grappe de tablées plus quelconques ou laides l'une que l'autre.

    Franchement. Dîner avec, entre moi et le vaste monde, ces grosses gueules gélatineuses en train d'introduire dans leurs ignobles bouilles de gros morceaux de bosutifaille, non. Si ma serveuse eut insisté, j'aurais dit quelque chose comme "je n'aime pas être vu", elle m'aurait demandé – fantasmons – qui j'étais... Derrière moi une famille mélangeant le français, l'anglais et une troisième langue qui à mon grand désappointement me fut impossible à identifier, quelque chose de rude et de doux ensemble. Un petit garçon à longs cheveux bouclés et gros godillots jouait à manger.

    Je me figure qu'on lui apprenait pour son malheur à devenir plus tard un de ces hommes-poupées que les femmes affectionnaient milieu seventies, de ces semi-impuissants qui se demandent en plein amour s'ils font du mal au corps de l'autre, comme on me l'a rapporté – pour cet instant l'enfant trottine, chipe une serviette et fait sonner bien haut sa langue, sans en omettre une merveilleuse syllabe, comme on le fait si l'on est sûr de ne pas être compris. Sa mère lui répondait plus doucement, en femme d'expérience qui parle sa propre langue sans avoir le besoin de l'exhiber, et rectifiait son fils.

    J'ai bien pensé que c'était de l'hébreu, au mot "cacherout" que j'ai fini par distinguer. Je n'ai pas osé demandé ce que c'était. Ou je n'en ai pas eu envie. Lorsque j'eus achevé mon plat, et le HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 22 07 05 3

     

     

     

     

    café, liégeois, énorme, dont ma soif ne fit que cinq bouchées et six aspirations de paille, je dis, jsute en me levant, comme un exercice en effet préparé de sang-froid, ce que je pensais exactement, car malgré mon dos tourné au panorama j'avais bénéficié d'un petit enclos fleuri entre deux haies : "Mademoiselle, votre sourire vaut tous les paysages", en bafouillant un peu entre les dents comme un qui n'a pas coutume de balancer de telles énormités. Elle s'est étranglée de rire et d'étrangeté, trois-quarts de seconde, puis s'est ressaisie et rendue sensible à mon compliment de vieux fou. J'aurais pu le glisser sous la soucoupe à chèque, mais je tournais ma phrase dans ma bouche, plus assuré désormais de ce qu'il faut avoir comme visage pour complaire aux femmes : un aspect de vieux beau indifférent, qui songerait voyons à cela aux heures du tocsin de l'homme, qui n'atteindra plus jamais le foyer de sa lance... Permanent spectacle que je m'offre à moi-même...

     

    BERNARD COLLIGNON PETITE ERRANCE

    MAULEON 55 03 23

     

     

     

    Συκονομαι, πλυνομαι, ντυνομαι – je m'éveille, je me lave, je m'habille. C'est le “rite à soi-même”, avec force regards à la glace, en pied. Je veux me contempler sans rien risquer. Il y a quelque chose d'obscène à ainsi revendiquer pour soi l'existence, l'obligation d'un risque ; de le définir, d'en faire la condition essentielle de l'écriture, le sine qua non, (“sans risque, pas d'écriture”), de le constituer en règle déontologique, d'en faire glisser la qualité en quiddité, d'en effacer l'accident au point de le confondre avec l'en-soi. C'est ainsi qu'on en vient, comme Leiris, à se demander à quoi “sert” d'écrire – toujours cette obsession de l'utilité”, de la servitude – et à préférer toutes les formes d'action à l'écriture, même la tauromachie ou l'engagement humanitaire.

    Foutaises. Quand j'écris, j'écris. Je ne sais pas ce que je risque. Je risque probablement quelque chose. Mais il ne m'appartient pas de deviner, encore moins de définir ou de revendiquer ce que je risque. La mort, probablement, le temps, comme vous tous, qui “main crispée sur le stylo, marchez les yeux grands ouverts sur le chemin descendant au tombeau”. Je suis arirvé à Mauléon-Licharre comme un de ces voyageurs à faible rayon d'action du XIXe s. A chacun son budget ; le mien ne me permet pas de courir le monde ; ainsi ma découverte de Mauléon s'apparente-t-elle aux abordages d'îles lointaines pour d'autres plus fortunés ou plus audacieux.

    Je voyage pour me voir aux glaces de tous les hôtels : M. Perrichon devant le Mont Blanc. Je prends le risque du ridicule. Découvrant ma chambre, élégamment meublée, j'ai éprouvé cette exaltation devenue modérée : l'âge ne me permet plus que la modération. Mais je continue d'affirmer, à l'instar de ce journaliste juif (Bernard-Lazare) : “Je ne me sens vraiment che zmoi que lorsque j'arrive enfin dans une chambre d'hôtel”. Nulle trace d'autrui. J'éparpille sans le vouloir, au gré de mes besoins soudains , toutes mes affaires au sol et sur le lit, où je m'étends bras et jambes écartés : tel est mon espace, je suis chez moi.

    Sans souvenirs, sans bibelots, sans présence de l'autre, sans souci de l'autre.

     

    Jour du départ, 10 octobre cinquante-six, à regrets, après shampoing, après ce bien moyen Jules Romains sous- Martin du Gard – Allory se souciant de son accession aux Quarante alors que Quatorze menace, un auteur graveleux présentant son manuscrit obscène et chatoyant, se fait payer, pas cher, puis prêter pour jouer au Cercle. Tout est besogneux chez Romains, superécrit, minutieux, fastidieux, jusqu'aux camaïeux gris de la peinture, lointain écho fané de la maison Vauquer, jusqu'au niveau où descendent les doigts le long d'une cuisse, et se demandant sans cesse pourquoi il n'accède à rien.

    Je vois plus clair à présent, ma vie s'étant passée à bouffonner sur les papattes arrière, j'aspire les parfums d'automne à la fenêtre, entends le couloir à roues de la vallée d'Ubaye, et déjà devant revenir.

    COLLIGNON ITINERRANCES

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    Montpellier-Valence avec Ludivine, pro-israélienne convaincue, longue montée vers l'Hôtel des Châtaigniers, puis la redescente vers la nourriture, la boulangère aimable qui m'offre deux pâtisseries à jeter, la télévision tronquée d'Arte. Les manigances du pouvoir jetant du lest sur le "'bouclier fiscal" et l'ISF ? La branlette essoufflée sur trois lesbiennes soft – lesbiennes d'occasion ? Je suis assis sur un banc ergonomique, au ras du nez les innombrables moteurs à nu qui ahanent dans la pente, sous mes mains la sacoche allégée de ses livres et de son transistor crachouillant obligé ? Me voici, je remonte vers la ville lointaine, attrait des clochards et autres écolos, le ventre vide car le petit-déj' à 8 € ils peuvent se la brosser.

    Hier déjà je rôdais aux alentours du Grill O'Machin, dégoûté par les prix de voleurs, suivi de l'intérieur par des regards avides, mais je me casse assez la tirelire avec un hôtel à 46€, plus 0,50 pour la taxe – ce qui est bien de la mesquinerie ; à Sarlat, j'avais même susurré "Nous avons usé beaucoup d'électricité hier soir", et l'hôtelier, bonhomme et con, m'avait répondu : "C'est compris,, Monsieur." Je devrai aussi faire imprimer ou photocopier, à Privas, ne serait-ce que dix recto-verso de mon bouffe-argent "Singe Vert", puisqu'il me faut poursuivre mon "grand-œuvre" (me poursuivent aussi mes trois femmes, la a première sans sexe, la seconde avec trop, la troisième occasionnelle mais sans enthousiasme ; je me méfie ; se souvenir de cette fillette de 12 ans, qui court se noyer, parce que sa meilleure amie, largement son aînée, avait confié à son carnet intime ses fantasmes et son amour lesbiens : soit une morte, plus une noyée.

    Je poursuis ma montée vers Privas, que j'ai bien entendu appeler "St-Privas" par deux chauffeurs de bus, qui se sont relayés à Coux. Une défaite française je crois. La montée bruyante est semée de mémés précautionneuses à cannes (c'est un festival !) et rapportant chez elles têtes baissées leur cabas pauvrement plein d'une baguette et des repas du jour. Je passe ainsi par tant d'émotions faciles. Assis sur un autre banc, comme un vieux, parc des Récollets, en pleine atmosphère de plein ciel. Soleil dans le dos. Bouche pleine de fougasse aux olives. L'impression d'être salué dans cette ville où tant de hippies, d'intellos, sont venus se ressourcer. A la médiathèque, une si vieille dame affalée près de son mari dans le journal.

    Ils se relèvent essoufflés, béats, octogénaires, lui sur sa béquille, elle à sa main, dans une immense tendresse d'amants moribonds. Par eux le monde est sauvé. Je lis "Le Point" et ses fausses révélations : qui détient la vérité ? les vieux amants. Je marche lentement, trimballant mon théâtre interne. Vent léger, pépiements, moteurs vagues. Dans l'église, un curé faisant faire le tour du COLLIGNON ITINERRANCES

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    bâtiment aux jeunes catéchumènes, deux femmes en flanc-garde ; il explique les stations du chemin de croix, les bénitiers asséchés où l'on trempe le doigt comme on se lave les mains avant une réception. Il se dégage une grande simplicité. Tant de douceur peut-elle endoctriner ? "Si tu as entre 7 ans et plus, demande à servir le Seigneur à la messe" – pas de limite d'âge. Bernard Debuire faisait l'enfant de chœur à 14 ans. Je ne l'ai remplacé qu'une fois – Passe derrière moi – génuflexion – burettes – pauvre et admirable abbé Brûlé ! Aujourd'hui j'escalade la pente des trois croix ; le Saint-Esprit est le seul Dieu : "Esprit Saint, je te dédie ma journée".

    Ma comédie d'alors devenue vraie. Tout Privas m'aura vu écrire sur des bancs. Un jeune homme à minuscule couette occipitale. Un monument. Trois messages à mon oreille. Muni d'un plan, je ne me perdrai plus. Adorable petite vieille à voix pointue, élégante, malicieuse : "Viens ma Mimine on ne va pas te faire de misères. - Je vous l'envoie, elle est sous la voiture !" Les vieilles, les chats, Baudelaire, une Turque ou Gitane tapotant la tablette d'un téléphone public, l'enfant s'ennuie en attendant, que peuvent-ils bien avoir à se dire de si loin, j'ai vu passer bon nombre de jeunes femmes décidées, souriant au nouveau vieux que je suis devenu. Comment ai-je pu vivre en les détestant toutes.

    Vaste coup de sirène, il est midi, les échos sonnent de toutes parts, une femme de 0,70m trottine dans la descente. Quatre coups de sirène, cinq. Le son s'aggrave à mort, s'éteint en grondements de bombardiers. Le gosse imite les tirs de kalach. Femmes, courses, odeurs de poireaux. Angélus : Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum – je l'avais aussi noté en grec dans une

    chapelle d'Entre-Deux-Mers. Depuis Louis XI résonne en l'air cet appel au divin, Louis XI à Belloc parmi les SS PP de l'Eglise. Femmes épanouies, infantilisées, sacralisées. L'Angélus meurt doucement, tiré à la main comme une branlette d'enfant de chœur. Le parc est un lieu solitaire où mangent sur les bancs les femmes solitaires ou en trios, brave France profonde entourée de buis ou de cupressus, rires charmants, attendrissement sénile.

    Face à moi, un vieux dévore à la cuiller un pot de miel. Sur le chemin je poussais mon cri de Tarzan, la quatrième vieille se marrait, n'ayez pas peur, ça défoule ! Parler, se découvrir. Ce que je dois faire pour attirer les bonnes grâces. J'entends parler allemand puis français, les mêmes femmes, richtig disaient-elles, amour éternel soudain tout rongé comme un arbre à l'écorce vide, aurais dû, aurais pu, nouvel amour où je me suis rué vent debout, je parviens à ma chambre par le raccourci du plan, la fille la plus grosse en rouge rit le plus fort tirant le chien en laisse, viens c'est l'heure.

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    Si Dieu un jour veut que je grandisse, le monde des Fous tremblera. C'est le sort qui me parachute près de la Maison d'Arrêt que j'ai longée, s'imaginer que la Berbère ou Turque s'entretenait avec son prisonnier, son enfant s'ennuyait à longueur de quarts d'heure et crachant d'abondance, jeté sur ses pieds par la sirène, conserve bien ce carnet, Brocanteur. Je suis monté au grandes croix de Montholon, la carte et le journal en main, d'un pas lent. Le long d'un portail paissaient quelques vieux, avec un long boa fourré, briard et saint-bernard, qui aboya à mon approche. Montée, descente.

    Ce matin rue de l'Ouvèze j'avise un chauffeur tout jeune et tout désemparé : "Le ¨Pôle Emploi ? - Prenez-moi, vous me raccourcirez la route. " Et je suis du doigt sur mon plan : "Tournez là. Puis là." Il avise des passages de profil par une trouée : Prenez Route de Chomérac il le fait puis s'arrête sur le bas-côté Je l'ai dépassé, je l'ai dépassé ! Le candidat pue sous les bras, très fort. Je le persuade d'au moins gravir toute la pente, il a repéré le rond-point, se confond en remerciements J'ai rendez-vous à 13h 30 il en est treize, Je vois le panneau ! - Déposez-moi ici tout de suite et Bon entretien d'embauche ! Chambre 423 jusqu'à samedi. Repos, repas, sieste, redémarrage, dur métier, redescendre et gravir, contourner cet immeuble qui surgit là, l'herbe est épaisse, les buis pour finir me barrent le chemin.

    Compter ses pas dans la pente. 120, 130, s'arrêter, inspirer bien à fond, douze ou quinze fois, tout marche par nombres, 66 ans dans la semaine. Un vieux matou gris qui s'esquive, je grimpe, contourne un sanctuaire vide. Un jeune homme me précède lestement, sa tête émerge entre les pieds de croix, Esdras, Jésus, Gestas. "Tu seras avec moi ce soir au paradis". Bien cadrer mes prises de vues. Pas d'émotions. Paysages comme j'attendais. Glissade sur herbe et cailloux, le corps n'en fait qu'à sa guise, je m'appuie sur la main, me laisse aller dans la descente, place aux Bœufs, vers l'imprimeur bœuf utile du moins. Nous disons donc 10 recto-verso, cela fait 4 €. Bâtard. Le nombre d'heures où je dors me tue.

    Ne renonce à rien, pleure, profite, nul ne t'attend tu ne dois rien à personne. J'ai montré ma sacoche à poignée menacée, non, ils ne font pas cela – fausse question qui se voulait spirituelle. "Chacun son métier. - Mais il faut être polyvalent ! - Bien sûr. - Ma fille dit que les petites annonces exigent ces polyvalences. - Mieux vaut cela que d'être à la chaîne en usine" – polyvalence oui, mais dans le même métier, madame ; seulement, 4€ pour 10 r°/v°, c'est de l'arnaque. Redescendre vers l'Ouvèze, se tordre les pieds sandalés sur des cailloux trop ronds alors qu'il suffirait de passer par en COLLIGNON ITINERRANCES

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    haut. Décrire mes courses ? Décrire mes courses à Monoprix ça t'intéresse vaiment, mon Brocanteur ? Que je tire un chariot à ras du sol, que j'entends une mère et sa fille corpulente qui s'engueulent au-dessus des fruits, que je demande en contournant la grasse caissière "Comment faisons-nous pour comprendre les numéros de la balance ? - C'est nous qui les pezonzencaisse", elle a le bac, tartecrémeuse, une sexa fait claquer son Kaugummi, je la vois tête à claques à 13 ans bonne branleuse de chez branlomane (splendeur à couper le souffle des phalanges aux ongles sales triturant le clite hélas sans l'odeur), et voici que le lecteur de carte s'emballe, on relance le tout, la petite boulotte achetait poour son chien des boîtes de viande du pays, elle paye en liquide.

    Laissant tomber quelque chose qui roule vers elle, je dis "Excusez-moi", elle : "Ce n'est pas grave", comme elle l'a entendu dire, jouant l'adulte, responsable de son chien. ("Nous voulons bien que tu aies un chien, mais tu t'en occupes, frais de bouffe, etc.") - et de payer ses boîtes en liquide, mais voici que la mère n'a plus de provision, veut payer en deux fois, "Adressez-vous à la direction" – c'est trop long, elle payera demain caisse 3, et comme on n'est pas des brutes entre femmes à Privas, elle repart avec le contenu de son Caddy. Je remonte à l'hôtel avec mon sac d'où passe une baguette.

    Dans ma chambre j'étale tout, me mets en pyjama (d'abord torse nu, admiré plaisamment du balcon par des Boches, puis totalement déshabillé), lis mon Canard en riant, reçois un SMS de Sonia qui me demande de ne pas trop acheter de chips ou de fromage, mais des fruits, (quatre clafoutis "La Laitière" engloutis d'un coup à la grosse cuillère), j'efface Renaud Camus pour ne pas me faire enculer, remplace par Gourribon, l'ami absent, son fils fou, sa femme folle – que se passe-t-il ? désamour ? catastrophe ? Tu es débordé ? - puis à 19h 20 j'appelle ma femme. Fournis mon numéro puis raccroche. Ellle me rappelle à mon hôtel.

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON PETITES ERRANCES 53 12 08

    LAON 1

    Ce que ça fait du bien... C'est fou... Seul très loin dans une chambre d'hôtel... Je me retrouve dans cette ville d'enfance que je n'ai jamais vraiment connue, hors deux ou trois itinéraires... Les remparts, le vent, le ciel chargé... Le Lycée de Garçons, massif et rouge... Reprenons... Nuit agitée, prise de bus à Bordeaux-la-Glu, 7 h 25... Je n'en pouvais plus. D'être enfermé à vie sans issue, sans perspective – je me fous de ma perspective. Dans le bus, je m'inquiète. Dévorant des yeux à la dérobée tout ce qui est femme, sans être l'objet du sondage (« Prenez-vous souvent cette ligne ? » ) - la sondeuse m'évite ?

    Arrivée dix minutes avant le départ, et couru pour la voiture seize, au-delà des deux motrices centrales. Et là, horreur : une fois de plus places de salle, entendez quatre mecs face à face, dans moins de 2m², à touche-coudes, à touche-genoux, à touche-gueule. Chacun des quatre gentil, indifférent, mais l'un dans l'autre, à ne pouvoir mouvoir un pied. Alternativement, je lis Valerius Flaccus, regarde le paysage, puis feins de somnoler. Impossible d'échapper au sandwich de l'Agenais d'en face, tout comme j'espère bien que le jeune 15-25 ans de biais aura pu voir ma carte de visite de Chevènement qui me sert de remarque... le maire de Belfort m'a-t-il lu ? juste une partie (astuce connue), pour me répondre sur un point précis ?

    Valerius Flaccus toujours en proie à Liberman, commentateur, cuistre de renom dans son cercle de cuistres... Enfin Paris, le métro, les innombrables femmes croisées... J'oubliais qu'en train, n'ayant que cela à faire, je découvris seul comment éliminer des photos sur mon portable, et suis tombé sur deux gros plans de Terzieff, pris par Anne elle-même en direct. Gare du Nord je m'embarquais pour un peu vers Londres, j'attends une demi-heure la rame de Laon – je repousse deux mendigotes organisées, ne sachant plus du coup moi-même ni français ni anglais – voulez-vous bien me laisser mes Twixies ? merde alors... Départ quai 20. Une vieille machine déglinguée, un contrôleur polonais titubant dans la ferraille et, à l'entrée du tunnel de Verzy, une inscription en lettres dorées, tombales, pour bien rappeler la mémoire des dizaines de morts sous son effondrement (juillet 77).

    Jean-Pierre L. y périt, sa sœur Annick en demeura paralysée. Une autre femme expira au petit matin, plongeant les pompiers qui découpaient autour d'elle depuis des heures dans les larmes. Personne ne peut déchiffrer l'inscription : le train va déjà trop vite. Et le tunnel n'a pas été détruit comme on l'a dit. Les villages se succèdent, Margival, Anizy-Pinon. Enfant, je les entendais prononcer, terres lointaines en ces temps-là où la circulation n'existait pas, confiné que l'on était à ses pieds ou à sa paire de pédales ; seuls Monsieur le Maire et les riches possédaient une automobile. Je vois enfin la cathédrale de Laon, qui se détachait jadis sur l'aube depuis le tan-sad du scooter paternel. Une fois le ciel était vert. Quand un prof m'avait collé, mon père devait se farcir un aller-retour supplémentaire : puni comme moi. En sortant du train, je ne me souviens plus si la gare se trouve au nord ou au sud de la ville... « Sortie ». « Avenue Carnot ». A l'hôtel Welcome, un gros ivrogne me reçoit, me loge au n° 3 (tout est en réfection), puis, se ravisant : “Prenez la douze !” Sa femme est slave, il l'appelle « la Russe » ou « Magdalena », elle gazouille avec un accent merveilleux qui donne une irrésistible envie de vieille galanterie. Elle avale ses mots, chante, roucoule, je lui parle en russe, elle s'évente de la main : « Je ne peux vous rrrrépondrrre... Je suis choquée » - (« émue » ?) Je ne recommencerai plus. Le mari se met à me tutoyer. Certains hommes choisissent leur partenaire sur catalogue de femmes de l'Est, ensuite, peut-être, corvéées à merci - prêtes à tout pour fuir la misère ?

    Est-elle battue ? je ne suis pas à l'intérieur de ces femmes-là. Je m'installe, télé, frigo, 30 euros par jour et repos. La première chose à faire est de repérer un cybercafé. « Au centre, sur le plateau », me dit un passant – c'est vrai, je m'en souviens, on dit « le Plateau » de Laon. Montée coupe-souffle de l'escalier municipal, station à chaque volée de 20 marches, de plus en plus longue, atteinte enfin de la vieille ville – vagues réminiscences d'il y a 50 ans – ou 30, mais 76 a sombré dans l'oubli. Je trouve ce cybercafé. Un jeune homme charmant, j'entends qui me charme, au point de me faire minauder (je me retiens de justesse, craignant de passer pour une vieille tante) m'ouvre une boîte de dialogue, et dès 18 h je peux envoyer Marine Le Pen à l'éditeur.

    Je ne suis pas venu ici me délecter comme à l'accoutumée : je dois travailler deux heures par jour à ce fameux répertoriage des femmes politiques. Je me souviens à présent des circonstances où j'entendis un accent si chantant : c'était celui de la Koleva ; ma Russe est une Bulgare. Les Bulgares comprennent le russe, mais utilisent une langue à eux. Après le téléphonage d'Annie, après les informations, après Trois mariages et un enterrement, je suis allé me promener de nuit, sous la bruine, et suis redescendu par l'escalier : dans les 300 marches. Puis j'ai allumé la télé, pour voir la fin de Thelma et Louise... FIN DU NUMERO SINGE VERT 85

     

    BERNARD COLLIGNON PETITES ERRANCES

    MOULINS (54 07 05) 54 07 10 1

     

     

     

    Envie de changer d'air tout de même. Pourquoi diable avoir voulu que les prolos lisent ? S'instruisent ? Qu'est-ce que vous voulez que j'en aie à foutre de votre passé simple ? Moi plus tard j'veux conduire des camions ! Signé Sattanino, classe de 5e . Eh bien conduis des camions, connard ! Bon. Je pars à 9h 1/2. Je m'escrime jusqu'au bus. Avant il a fallu que je me farcisse un baiser sur la bouche. Je n'aime pas les baisers sur la bouche. Disons sur bouche mince. Il faudra bien tout de même que je trouve quelque chose pour me pimenter le corps. Moi ce que je veux c'est pouvoir être lu après ma mort sans rougir ni sangloter. Dans le bus j'apprends qu'il n'y a pas moyen de dépasser la Victoire.

    A pied, allez, en tirant ma tirette. Dernier arrêt en bus tout de même, sans payer. Un train. Mon voisin est un cheminot de ch'Nord qui aimait parler. Il m'a dit « Ça s'remplit ». J'ai pensé que lui avoir fait la gueule jusqu'à Angoulême ça suffisait. Des banalités mais tant pis. Il venait de Marle. Marle-Marly-Gomont ça ne fait tout de même pas 50 km. Il avait bien des traces d'accent. Il fut étonné que j'eusse passé mon enfance entre Laon et Soissons. Mais je ne remonte plus jamais vers là-haut, ni dans la Meuse. Trop de misère par-là, surtout intellectuelle. Il a un peu tâté le terrain question Gitans. C'était moi qui avais commencé : un campement d'iceux avait endommagé la voie ferrée sur la ligne nord du RER – on parlait de la colère des passagers, mais rien sur celle des nomades qui brûlent.

    J'ai fait croire que ma femme était de sang tzigane. Ça ne mange pas de pain. Mais j'ai serré la main de mon interlocuteur tout de même avant de partir, une bonne poignée de mains de gars du Nord bien franc. Il était aiguilleur, à l'ancienne, avec leviers, barres d'aiguillage et tout le tremblement. A S-Pierre-des-Corps, je veux me servir en madeleines : vide. Faux, c'est plein. En Bounty, c'est bloqué. Un légionnaire puant le tabac et l'alcool m'aide à secouer gentiment la machine. Ma pièce retombe, il me la fait remiser pour que deux barres se mettent à tomber : calcul juste. Il a refusé une barre, en disant : “Ouah l'autre, avec sa gueule d'abruti.” C'est vrai que j'ai une gueule d'abruti.

    Avec mes cheveux longs et ma tête de naïf ; la veille une vendeuse m'avait accueilli tout esbaudie tant j'avais l'air de chercher quelque chose. J'ai marmonné, l'ayant dépassée : “J'ai l'air d'un con à ce point-là ? Connasse...” Connais-toi toi-même... Et cette fois-ci, les gens m'intéressaient. De St-Pierre-des-Corps à Nevers, que des jeunes filles, une pour chaque double place. Là où je me mets, ni vue, ni paysage. Plongé dans Strendhal, disons dans sa biographie. A Bourges pas mal de gens descendent. Je me mets à la place d'une garce, cette fois dans le sens de la marche, et m'aperçois que la gonzesse en biais de l'allée se trimballe un vélo monoroue – chouette, une enfant de la balle ! Donc pas une conne, malgré ses sourcils clairs et sa tête de vieill

    e fanée. Lorsque nous arrivons à Nevers, la correspondance est ratée. Il faut attendre près d'une heure et demie. Réserver une place dans le Paris-Clermont de 18h 4. Une charmante employée nous distribue tout ça individuellement dans le hall de gare. Moi j'écoute mon transistor tout près de l'oreille. Pour avoir de la grande musique c'est duraille. Je vois le titre “La solitude de Ségolène Royal”. Szarkozy fait imploser le PS, le rendant complice de ses mauvais coups sociaux, mais prouvant du même coup l'inanité du discours socialiste, ou de ce qu'il en reste.

    Les gens n'ont plus envie du discours socialo. Ils veulent tâter du Napoléon III, voire d'un peu de gloriole. Je vais me dégager de mon envie de parti politique. Bah, laissons faire. Un mendiant vu dans le train est venu me taper d'1 €. C'était demandé sur un ton si habilement humble que je lui ai répondu Wenn Du magst, auf deutsch. Et il a aussi récolté d'autres pièces dans la salle d'attente derrière moi. Bref, sur le quai, évitant un ravagé sur fauteuil roulant, j'ai rejoint ma place voiture 17 siège 44, faisant évacuer le jeune cadre qui s'étalait sur trois sièges. Un autre en face, plus vieux, puait la saucisse en dormant. Je n'ai pas dit de la saucisse. En face de moi, une femme, intelligente aux genoux serrés sous la jupe m'étalait au verso les titres du Monde, sur l'assouplissement des relations avec la Corée du Nord, et les menaces de Poutine qui voudrait installer des fusées à Kaliningrad, désormais enclavé.

    Vive la Lituanie, à bas Cantat, merde. Dans le train vers Moulins, une mignonne femelle en bermuda supercollant s'escrimait sur de l'anglais. Visiblement ça la tracassait que je la lorgnasse, poil à la chougnasse. Je me marre à l'idée que des croquants liront cela dans 50 ans, d'il en reste. Des clampins qui lisent. Salut les survivants. Hey, survivors. Je lis bien du Valerius Flaccus, moi. Bref, elle s'est levée en recevant un appel téléphonique. Elle tutoyait son mec. Evidemment ça ne doit pas souvent rester inoccupé, un petit cul comme ça. Et mettant le pied sur le quai de Moulins, je ne m'attendais pas au calvaire. D'abord, au Donnowhat Pub, pas de place. Deux copains bien imbibés de Picon-bière qui me dirigent sur le Kyriad et le Normandie – je m'égare vers le Dauphin, je traîne toujours ma tirette boudroun boudroun sur les trottoirs.

    Au Kyriad premier prix 61€, ça va pas ? Au Normandie 37€, mais complet comme un veston. Je dis qu'il ne me reste plus qu'à trouver un banc public. Eux, ils s'en foutent, ils ont été aimables, fait leur boulot, dégage. Recherche du Dauphin : “Mais Monsieur ça fait longtemps qu'il a été transformé en immeuble privé !” me dit une charmante septuagénaire distinguée. Elle me renvoie vers la gare, la conversation ayant assez duré. A la gare, complet, renvoi au Kyriad. La tirette se casse la gueule devant deux consommateurs de tes races, un kebap. “Rien de cassé !” Non mon vieux, sauf mes couilles par ta réflexion. J'oubliais un coup de téléphone en pleine rue par Annie qui s'inquiète. Alors voilà, j'y suis, à présent, au Kyriad, pour 61€ + le petit dèj à 7€, consistant en un buffet consistant.

    Je ne vais pas me gêner demain matin. Putain ce qu'il était puceau le réceptionniste ! Cheveux plaqués, grosses lunettes, adorable, moi tout sourire, lui tout fondant à la moindre trace d'amabilité de la clientèle, ayant remis l'ordi en marche rien que pour moi et s'exprimant au téléphone avec d'autres clients, mais qu'est-ce qui se passe donc par ici pour qu'ils aient fermé les hôtels comme ça, déjà le Terminus face à la gare, le “de France” place Jean Moulin (à Moulins), et je me suis tapé l'éternel Pujadas là-haut suspendu près du plafond. Les lois des peines planchers me semblent justes et j'en ai marre des arguments de juristes, comme de l'humour Charlie-Hebdo d'ailleurs, c'est ça le virage à droite.

    Il y a toute une série de dominos idéologiques qui basculent, le Moyen Age est à nos portes et ce n'était peut-être pas si mal, sauf les délits de blasphème. Voilà, je suis parvenu à la fin de ma journée, demain tôt je retourne au Normandie pour voir s'il n'y a pas une chambre à 37 qui s'est libérée. D'autres étaient venus après moi, Anglais ou Hollandais, ils sont ressortis bredouilles et heureusement, sinon je serais revenu tenter ma chance. Le prochain Singe Vert sera insultant envers Pujadas-Ringelsdorf, envers une connasse de la télévision qui parlait de la température à Quimm-per, envers les connauds qui n'ont pas besoin de tant d'instruction que ça, c'est vrai, pourquoi se trimballer tous ces pauvres cons qui ne veulent rien foutre et ça ne serait encore rien mais surtout rien apprendre. Regarde David : va-t-il vraiment falloir que je parle avec lui de tout ce qu'il va falloir reprendre dans leur appartement, alors que je ne trouve personne pour me parler de littérature et de grande musique ? Il faudrait pour cela que j'allasse me rencanailler du côté des soirées de chez Mollat, mais il y a tant de conneries qu'on édite... Moi par exemple. Livré à moi-même je ne vaux plus grand chose. Ne pas oublier non plus “A quoi ça te sert d'avoir lu un livre” rapporté par Jazdzewski. Ah putains de socialistes. Je ne veux plus avoir affaire aux prolos de la télé. Ôtez-moi tout ce peuple qui pue. Ôtez-moi toutes ces repentances.

    Je ne peux pas finir la joournée comme ça, mal vautré sur le lit à m'escarrer le cul devant Le chanteur de Mexico. Mes promenades peuvent valoir les errances de Stevenson et de Modestine. Procédons par ordre. Le matin tout s'est bien passé : plantureux petit déjeuner à la salade de fruits, tandis que des Belges tonitruant dans mon dos me couvraient les infos. Si les hôteliers distribuent ainsi leurs ingrédients de petit déjeuner, ils ne vont pas tarder à faire faillite. Quant à moi, sournois, ayant gagné par étapettes l'Hôtel du Parc, je me suis trouvé dès 8 h ½ une piaule à 40 au lieu de 61. Merde alors. Je libère M. Roy. - Cela ne veut pas dire qu'il était en prison. Je suis le vrai fossoyeur, toujours le mot pour-rir.

    Au “Normandie”, ratage, petite révérence sèche de la tenancière quand je lui fait part de mon intention de revenir jusqu'à ce qu'il y ait une chambre libre : il n'y en aurait jamais eu... Exit “Normandie”, bonjour “Hôtel du Parc”. Ça gueule fort en soûlardise pour l'intant ; je reprends ma tirette et mon cartable à serrure borgne, poste mes “Singes Verts” dont un à Bellenaves (Alliers), et me voici déposant mes bagages en consigne derrière le comptoir, donc, de l'Hôtel du Parc. Promenade. Passage de l'Allier, barrage immergé sur la crête duquel je me vois marcher. Découverte d'un vaste bâtiment blanc dont j'apprendrai qu'il abrita de la cavalerie. En avant pour le CNC, Centre National du Costume.

    Pour 5 €, j'ai droit à toute la gamme. Seul défaut : les commentaitres écrits de Christian Lacroix sont haut perchés pour les Français, qui doivent se casser le cou (premier dans l'ordre, ça se paie), tandis que les dieux, les anglophones, ont droit à la hauteur exacte de l'homme. Très vite j'abandonne cette lecture, trop technique, trop imbue de son auteur. Je m'extasie sur les vitrines, bien sûr, de Carmen et de Phèdre. Cependant la décapitation des mannequins m'évoque la décollation de saint Jean Baptiste – et, non, mille fois non, Carmen n'est pas, ne saurait être '”la première femme dont on tombe amoureux”. Dontonton. A fuir. Phèdre aussi, toute “frémissante” qu'elle soit, toute “juvénile” que les metteurs en scènes s'acharnent à la représenter.

    Pour moi, Phèdre est une furie, une mémère. Très peu pour moi. Grand saisissement par contre à découvrir les costumes d' Elgabal, parce qu'il y a des têtes, que je ne sais pas encore encagoulée, mais que je pense faites exprès comme cela ; comme ces prodigieux mannequins japonais mus par des acteurs en domino gris (le bunraku) (inoubliable représentation – une fois de plus - à Tanger). Le commentaire de Lacroix parle de combinaisons de motards, retrafiquées. De plus en plus je regrette ma frigidité pédalière. La lourdeur de mes jambes me fait assoir. Je ne sais quelle scène exotique en vitrine fait à présent du voile une figure vulvaire : juste l'ovale sexuel où reluisent les yeux. Peut-être Othello. Ce sont à présent des accents mélodieux qui m'attirent : j'entre et m'assois dans une salle obscure. C'est effectivement, sur un jeu de drapés, la projection cinématographique d'une séance de jazz mou, puis une succession de séquences vivement montées où j'aperçois la véritable et provocante Joséphine Baker, quoique sans bananes, et bien d'autres scènes chorégraphiques magiquement déformées par les savantes et larges plissures des draps. Je vois une scène dansée d' Othello, sur une musique découpée au couteau.

    Je vois un grand manège de Nijinski (d'un sosie) ; une scène du Jeune Homme et la Mort par Babilée. Aussi du jazz. De la rumba. Et des trompettes colombiennes qui me jettent dans un état présanglotaire, à ne pas révéler au voisin dans l'ombre – pourquoi maintenant ? trompettes de mort ? chant du sang dans les carotides du pendu ? les décalages rythmiques, l'exubérance de la salsa, d'une telle accumulation de brisures ? J'attends que la boucle filmique s'achève, même jeu mais affadi dans une autre salle où les costumes de Lacroix (ballet Rubis) se prostituent cette fois dans une chorégraphie indigente à la Roland Petit (d'incessants retirés sur la musique de commande à deux balles hélas de Stravinsky).

    Lorsqu'on revient aux élucubrations of course in english, without subtitles, de Lacroix et Barichnikov en 87, je repars. Boutique. 35 € le catalogue, je ne le feuillette pas juste sous le nez de la caissière, mais un peu plus loin sur le comptoir. Ce ne sont que croquis bâclés aux silhouettes caricaturales donnant l'impression que le costume vaut mieux que l'humain. Avec commentaires techniques et chichiteux. Et puis 35 €, merde... Je mentionne cette restriction économique sur le questionnaire (j'adore être sondé) que je signe Collignon de Nogaret, livrant aussi mon indicatif de courriel. Après une dernière station devant un pilier vidéaste (on nous apprend comment s'est constitué le Centre), je ressors ébloui, comblé : de 10h 15 à 12h 15, pas une minute d'ennui, juste cette satanée fatigue des mollets.

    Ensuite, ici, à l'hôtel, chambre 26 (la clef sur la porte, que je m'obstine à tirer lorsqu'il faut pousser) ; après la sieste de 20 mn, je crois bien avoir rédigé ma critique de La Billebaude, en lourdes phrases bien cadencées. Je ne récris pas ici mes balancements “pour” ou “contre” la chasse, et la célébration du terroir burgonde. Seulement rappeler que le ménage de mes sanitaires fut efectué par une belle quadra-quinqua ; je l'aurais bien prise en photo, mais j'ai préféré jouer l'absorbé dans un gros volume, broché, sur Stendhal. Peu triomphal auprès des femmes. Si elles m'ont affolé, c'est sans doute que je me sentais obligé d'être ému par elles ; j'ai l'impression que je dois jouer au singe devant elles - est-ce que je sais comment ça se drague, ces machins-là ? En revanche rien ne m'échappe des coquetteries des femmes, affèteries, roucoulements, tortillements, minauderies, qui seraient chez moi n'est-ce pas ridicules. Rien de plus facile que d'imiter une dragueuse – plus exactement une allumeuse, car une femme ne se soucie nullement d'un quelconque résultat tangible. Mais un homme cherchant à séduire une femme, à “introduire son petit machin” comme disait Marlène Dietrich, en aucun cas ; je ne saurais être cela, me rabaisser à “cela”.

    Courtiser une femme ? Cela me semble si incongru, si inconsistant, si insaisissable ! Je crois que le mieux est encore de ne rien faire, de laisser son prétendu “charme” agir ; fatalement, comme la femme de son côté n'agit pas non plus à proprement parler, c'est à chacun de repartir se branler de son côté. Mais puisque c'est là ce qu'on nous présente comme la “libération de la femme”, son vœu le plus cher, n'est-ce pas, n'en parlons plus. Ici, contre ma paroi, vient de rentrer chez elle, chambre 24, une femme. Je la sens frôler la cloison. Mon rêve serait de la surprendre dans ses halètements rythmiques et solitaires. Je vais d'abord guetter, puis je sortirai, je rentrerai.

    Visite de Moulins l'après-midiau Triptyqque du Maître : deux euros en ferraille, et en sortie, zéro pour le guide ! Il a déclenché un disque, ouvert la prédelle, que de conneries dans l'enregistrement ! Comment face à ces trois masses rouges, à des admirables architectures, à ces dispositions de formes et de couleurs, peut-on se borner à louer la “finesse des mains”, le “relief des bijoux”, la “ressemblance des modèles” (surtout de la fillette) et surtout, surtout ! “l'abondance des détails”! Je demande au gardien, qui pour répondre ânonne (le pauvre) à la Paul Prébois, si Anne de Beaujeu s'apparentait à son homonyme de Bretagne : eh bien oui, elles furent cousines, et c'est la première qui enseigna à la seconde à se comporter en reine...

    Le garde me conseille un ouvrage sur les généalogies des Bourbons, mais une monographie sur Louis XII, le Père du Peuple, me suffirait amplement. Ressortant près de la Tour Mal Coiffée, je m'avise qu'il ne me resterait plus que ¾ d'heure si je voulais visiter le musée Anne de Beaujeu. Donc au hasard, la librairie. Mon “Stendhal” boursouflé ne m'offre plus que d'indigestes biographies. J'avais vu un Pamuk, Mon nom est Rouge, dont l'incipit m'a fasciné hier encore : quelque chose comme “Je suis un cadavre au fond d'un puits”. Dans un état de grande fatigue molletière, j'en lis les trois premiers chapitres, mieux foutus, mais mystérieux, mais virtuoses – ah ! Faulkner ! De même les confusions pronominales de La maison du silence rendait bien difficile de savoir qui était en train de s'exprimer. Le chapitre 3 de Mon nom est Rouge fait parler un chien, à la troisième personne. J'espère ne pas oublier au fur et à mesure, ce qui me contraint parfois à lire vite, comme on consomme. Sur les bancs publics Place de l'Allier s'alignent trois hommes en chemises vertes dont la mienne. La chemise d'en haut ne m'aborde pas. Un jeune homme un peu allumé, si : “Où se trouve le Café de Paris ? - Aucune idée.” Je me suis rapproché d'un manège qui pulsait un air électro-acoustique bien trop sophistiqué pour des enfants.

    J'adore cette musique. Autre séquence musicale cette fois en enfilant le Passage de l'Allier ; une petite fille y joue. Au Casino, j'achète un fromage de style ricotta, une orange, un paquet de biscuits bretons, et deux fois deux ampoules. En verve d'explications (je deviens causeur !) j'explique à la patronne que ces radins d'hôteliers m'infligent des lampes de chevet pour dormeurs, sans s'imaginer un instant qu'on puisse aussi vouloir lire et écrire dans leurs cagibis. Déjà pour mon “Stendhal” j'ai dû ouvrir la porte sur la galerie pour avoir de la lumière. Deux ampoules à vis, deux à broches : “Ça peut toujours servir.” Et comme il fait grand jour, je m'installe sur un banc du parc, jouxtant la statue en socle de Théodore de Banville, “Prince des lettres” selon Baudelaire.

    Alors mon téléphone vibre contre ma cuisse. C'est Annie, que j'avais prévu pour ma part d'appeler à 7h 1/.2. Mon ton est enthousiaste. Je lui détaille la visite de ce matin. Elle s'exclame. Elle renoncerait au tabouret pour le catalogue à 35 €. Elle m'annonce que Kraków a pissé sur mon canapé : encore un qui n'aime pas Wagner (extraordinaires expressions de jouissances cruelles chez ces Walkyries joufflues têtes à claques). Et que les réparations garagières sont faites, payables en deux fois. Comme dirait Hugo, Quand mangeront-ils ? Ensuite j'embraye sur Sonia. Nos voix sont chaleureuses. Sur Christophe. Sur David. Pleine forme. Allez, en promenade.

     

    07 07 2054

    Et on remet ça. Moi j'ai du style et les autres n'en ont pas. ...Alors, ce 7-7-7 ? Un petit lever pénard, un touche bite molle sans résultat, un petit déj tout ce qu'il y a de plus succinct, du coup je leur ai liquidé leur confiture. Il y avait en face de moi une blonde qui gloussait façon Dombasle, cou ravagé, mais émouvante, émouvante ! Je “les” ai resalués plus tard, Avenue Banville. Et en avant, piano pianola, vers le musée Anne de Beaujeu, ouverture à 10h. D'emblée on

    cherche à me ferche aimablement pour 8 € statt fünf avec droit à l'expo “illustration”. Ben non. Une seconde pour ne pas me laisser faire, et : “Ça ne m'intéresse pas.” C'est vrai, quoi. Je suis venu ici m'enivrer de croûtes, pas pour me brancher sur des affiches criardes, façon Toulouse-Lautrec, Dufy ou Y'a bon Bwanania. J'entends derrière moi “Fait chier”. C'est le petit musée bric-à-brac comme d'hab de province (le pire, c'est Pau) : d'abord donc du merdiéval, des fragments de statues (on reconnaît Catherine d'Alexandrie à la roue cloutée où l'on tenta de la faire mourir ; puis elle fut décapitée) ; sainte Anne, à quoi la reconnaît-on ?

    Alors très vite je me ressouviens de mon petit truc infaillible : premier objet de la première pièce ou de la première vitrine, deuxième de la deuxième, und so Walter (c'est exprès). Sinon ça soûle. J'ai fait tous les Offices de Florence de cette façon. Tu ressors du musée autrement la tête en boudin d'ours. Et ce qui rase, très vite, dans toutes ces imageries médiévo-renaisso-classiques, c'est l'incroyable tombereau, l'inépuisable, l'intarissable benne de bondieuseries de sous-sacristie de St-Frusquin-de-mes-Couilles, des christs comme s'il en pleuvait, des madones comme s'il en grêlait, des saints comme s'il en chiait. Tu as beau te battre les flancs pour susciter des sursauts de fraternité humaine, tu en as marre de tous ces ressassements, de toute cette épuisante pauvreté rabâchative, mon Dieu délivrez-nous des Christs en croix et des Madeleines éplorées.

    Signataires : Laurent et Rochegrosse. Vous le saviez, vous, que Rochegrosse était le gendre de Théodore de Banville ? Ce pompier te peint des Vérités sortant du puits, avec fémur en biais sur le con pour qu'on le voie pas, des reines désolées. Une bataille de Marengo, une défaite de Quiberon (due à Hoche qui bombarda les royalistes ; aussi, débarquer sur une presqu'île, fumeuse idée...) Au sous-sol, des objets funéraires, 4 grattoirs, 6 haches de La Tène, un trésor du règne de Gallien – dont le rival fut Postumus, avec bien d'autres, et ce fut Claude II qui lui succéda ; c'est ce que l'on appelle “Cinquante ans d'anarchie militaire”. Et au sommet des Rochegrosse, donc, une armure japonaise, des panneaux de portes tartinés par le Gendre (une décapitation pieds relevés par la cangue, le condamné hurle, comment peut-on exécuter un type qui hurle ?) - au sortir, je me suis fait rappeler, ils voulaient savoir, les maladroits, d'où j'étais venu. “De Bordeaux.” Ça ne fait pas très glorieux.

    Ce serait São Paulo, encore ; ou Czestochowa... Donc, à petits pas, à jambes lourdes, retraversée du pont, de la cour, accès sans difficulté aux collections pour planches de Christian Lacroix. Et là, déception confirmée : ce ne sont que des croquis de professionnels, à gros traits de gouache, rebarbouillés à l'aquarelle, tête au 1/12, muscles excessifs en fuseaux, démantibulement de la personne humaine, grosses indications au feutre gras, avec une écriture ultrarapide envahissante, extravertie, goulue, exaspérante, du genre de mec qui jette vite vite sur le papier, qui croit au spontané, à la liberté, à l'irruption, à la fusion, et tout ce genre de conneries qui t'emporte, n'est-ce pas, si loin au-dessus du commun, et qui te ferme à tous ceux qui ne sont pas de ton monde. Tu es lent, stratificateur ? tu n'es pas spontané va chier. Et tu doutes, en plus... Bref, j'envoie un message sur la messagerie d'Annie qui doit être à se trimballer ses cocos dans la petite guinde noire étouffante à Mickey, mais 35 € pour ce truc torchonné, encore une fois non vraiment.

    Et comme la cour est une fournaise chauffée à blanc, j'avise devant le restau un bac à gelati pour me farcir 2 boules. Enfin, après avoir traîné à l'intérieur entre les tables, j'attire l'attention d'une grosse qui va me chercher son moule-boules pour m'en extraire deux. D'abord chocolat blanc, puis pistache ; l'aide d'un garçon de 23 ans, les boules qui manquent tomber, la fille qui demande “Est-ce que je peux vous la tenir ? - Ecarte les cuisses elle tiendra toute seule bref je me la bouffe en partie, le garçon me rapporte la monnaie sur 4 € et je repars en disant que ce sera fondu avant que j'aie traversé la cour. Dégueulasses vos boules, plus de crème, c'est là depuis avril, tu suces de la ferraille carrément.

    Et bien lent le retour. Un chapitre de Pamuk sur un banc. Le franchissement de la ligne de démarcation (petite stèle commémoratrice examinée la veille ; les vaillants résistants l'ont abolie en la franchissant courant 44, cherchez l'erreur.) Oui c'est beau Moulins, oui c'est beau, un cycliste à contresens sur le trottoir, un trognon filandreux atteint du bout du pied, un obliquage vers le sud. Longeage du collège, exploration de St-Pierre près de l'asile de vieux. Je suppose une plus grande fréquentation en raison de l'abondance de macchabées. Je le sens bien, là, Dieu, l'odeur des corps, des cierges, et je photographie les fonts baptismaux.Après cela, il faut dormir. Ma chambre d'hôtel. Ce bienfaisant engourdissement, j'aspire à déboucher sur le sommeil, mais voici 14h, j'ai prévu d'aller voir Persépolis. Je fonce, mon cœur palpite. Et je demande : “Une place Papy pour Satrapi”. Drôle non ? 6 € au lieu de 7 ! Plus une glace à 1€ 50 à la suite d'un gosse, le larbin doit y retourner pour exactement la même chose. Avant le film, j'essaie de lire Pamuk : tout se brouille. J'incrimine la lumière tamisée, une taie que j'aurais sur l'œil, je me vois déjà hémiplégique oculaire, incapable de lire, dictant à un tenancier de clavier... Le film lui-même est excellent, le graphisme nul, mais à partir du moment où on le sait... Je ne suis pas ému, mais je suis le destin chaotique de cette sympathique Marjane. On devrait mener les écoles à ce film. Et quand l'histoire, après bien des vicissitudes – quoi ! tu as couché avec plusieurs mecs ! - débarque en France, dans le taxi, le spectateur pressent que par-dessus le marché on va lui dire qu'elle n'est pas intégrée. Ce que je retiens pour moi, c'est de ne pas me laisser bouffer la moëlle par des cons, parce que vivre dans le ressentiment et la vengeance n'est que le moyen de se perdre. L'héroïne n'aura jamais pu revoir sa grand-mère. Et lorsque la lumière revient, et que je n'arrive toujours pas à lire, je m'aperçois dans la rue que je peux me toucher la paupière avec le doigt sans rencontrer le verre : horreur, j'ai perdu mon verre droit.

    Avec le caissier nous fouillons entre les sièges, rien, je repars en lui disant que si j'ai retrouve ce qui me manque à mon hôtel, il ne me reverra pas, du moins pour cela. Je balaye le trottoir du regard, aussi con que trarié, des gosses me trouvent l'air gaga et me font “agaga”. Ici, chambre 27, après une longue recherche, je retrouve enfin cette mince pellicule lenticulaire dans un repli du couvre-pied. Et voilà comment on repart à la gare, comment on gravit la côte d'Yzeure, le billet de retour en poche : il eût fallu changer à Bourges, à Vierzon, Trifouilly-les-Bananes, et j'ai pris un “senior” à 25% de remise, direct Moulins-St-Pierre-des-Corps puis Bordeaux. C'est long, la côte, par l'avenue Bellecroix et son hideux château d'eau.

    Yzeure, son clocher carré. A l'intérieur, frais. Et c'est reparti pour les sujets de sacristie. Bordel que le ciel était bas à l'époque. Pas étonnant qu'on restait con toute sa vie, sa pauvre petite vie si courte. Une crypte du IXe quand même, s ans électricité (entré par le mauvais côté). ...Si une main d'assassin saisissait la mienne ? Tapi là dans l'ombre pour une poignée fraternelle... Le tour de l'église accompli, à l'envers par rapport au plan de visite (le voici), j'ai tout raté, admiré un saint Pierre restauré en 22, manqué des authenticités sur consolettes perchées, je m'en fous. Le dernier curé s'appelle Cabaud, j'ai dû le croiser en col prêtre au volant de sa petite auto. Là, c'est monotone toute cette réalité.

    Achat d'un flan à 1 € 65, compté 1,89, je paye la pauvre qui balayait en se faisant chier dans ce bled paumé de chez paumé. Halte au Belvédère, Pamuk. Fraîcheur, retour, courses alimentaires, abrégeons, banc public parc du Monument aux Morts. Encore un coup de téléphone dans le vide. Et je dois revenir in extremis, ayant laissé sur mon siège mes lunettes de vieux “premier prix”, juste avant qu'un gamin ne s'en empare, à cinq secondes près. Ensuite son aîné me rappelle, et fesses en blanc de regarder ailleurs lorsque je me retourne. Voilà. Je me suis empiffré de

    mandarines et de biscuits diététiques, et je suis rentré. La nuit tombe. Les martinets réintroduits ont cessé de se pourchasser par longs bancs sibilants, et j'écris. Je ne sais quelle chaufferie fait son bruit. J'ai lu heute Défense de la langue française, “mots en désuétude” : “faillance” qui “mérite d'être repris à l'exemple de Chateaubriand” et l'homonymie “faïence” tête de nœud, t'as compris pourquoi on l'abandonnait ton mot par hasard ? J'aurais pu revenir à Bordeaux lundi. J'ai repayé 74€ à la réception, rien ne m'aurait contrarié comme de devoir virer de chambre pour l'ultime nuit. “Fallace, n.f. Action de tromper en quelque mauvaise intention.” J'adore la redondance niaiso-archaïque de la formilation.

    Ça ne vaut pas la “perturbation petite en terme d'occupation de l'espace. Je me fous de tout. Peut-être pas dû rester un jour de plus. Mais j'éprouve ces sentiments de lassitude et d'inutilité à tous mes voyages. C'est la règle du jeu. C'est constitutif. Comme j'ai dit à ma femme qui m'a enfin téléphoné vers 20h 45 “J'en ai besoin vu le tunnel d'emmerdements qui nous attend.” Elle veut se faire charcuter. C'est bien une idée de fille de médecin. Plusieurs semaines d'extrême fatigue (qu'est-ce que ça va être), puis plus de bouffe de chez plus de bouffe, perte de convivialité, soucis financiers superénormes. La sonnerie de nuit n'arrête pas, j'espère qu'à chaque fois le maussade veilleur se bouge le cul, il va falloir que j'aère le mien.

    J'espère qu'il y aura du porno à Canal +.

     

    [Pour le 9 juillet, “voir le carnet orange” ; perdu corps et biens, pourtant je me suis bien pris une saucée magistrale sur la gueule, faisant du stop dans les virages et revenu à pied trempé comme une soupe ; nous voici déjà le jour du départ.]

    10 07 2054

    Aujourd'hui naquit Proust. Qui le lit encore ? Des mémères ? Des chauffeurs de taxi ? Il m'a fallu à moi vingt années pour une relecture : vingt-deux précisément, de 2027 à 2049. Ce matin, σηκόνομαι πλήνομαι ντύνομαι : “je me lève, je me lave, je m'habille.” Le train est à 15h 20. Que faire ? flâner. Je commence par m'allonger à 10h, pour 30 mn. A 10h 45, je m'éveille enfin. Unn peu effrayé tout de même. Tant d'heures de sommeil à rattraper, tant de vie à perdre. Les programmes de télé... “Ili faut te reprendre en main !” disait un dialogue. Rassemblement des affaires : pyjama, pantalon mal sec, nécessaire à raser... Passage en passerelle ; de ce bureau vitré d'en face rien n'échappe aux gérants – vue sur l'annexe et sa galerie verte, d'où je suis descendu bagages en mains. La téléphoniste est en plein télédrame avec une de ses amies, à propos de “la belle-sœur” - embarrassant, n'est-il pas ? Juste le loisir d'obtenir la garde bagagière, le train ne s'ébranlant qu'à 15h 20. La gare est en face, à 50m. S'il n'y avait pas eu la belle-sœur et ses vicissitudes, j'aurais aussi bien fait de rester là, dans le hall, sur les vastes sofas. La gare donc. Une salle d'attente où je trouve une place, aussitôt cédée, pour permettre à un couple de se rapprocher. Et je me plonge dans le grec, prenant bien soin d'imiter mes voisins, qui ne regardent ni à droite ni à gauche, pour dégoter (je parle pour moi) quelque regard d'admiration.

    Je repars donc dans mes massacres, dont j'avais dit pas plus tard qu'hier qu'ils exaltaient la vie. Les mots grecs défilent sans que je les comprenne, du moins puis-je saisir, grâce à la traduction sur la page gauche, de quoi il s'agit. Jamais je n'ai su quelque langue que ce soit, ni lâcher la main de mon guide, ou nager où je n'avais pas pied : une Allemande gourmande ses trois enfants bien blonds, pour qu'ils rédigent apparemment les ultimes cartes postales. Konzentriere Dich ! - Das mach' ich doch ! antwortet der Knabe. “Et c'est à-peu près tout / ce que je peux saisir”. Alors j'achète un bloc-notes, et je marche entre les gouttes moulinoises, cherchant mollement quelque cybercafé, poussant la porte d'un opticien qui ferme à midi, me cassant le nez sur la cathédrale qui ferme à midi, passant d'un renfoncement de vitrine à l'autre.

    J'écris sur un banc bizarre, en carrelage, sous toute une batterie de sonnettes électriques. Un jeune homme m'a dit bonjour. Et c'est à peu près tout. Jamais je n'aurais pensé, en juillet, avoir autant besoin d'un blouson. Il va me falloir me rabattre sur la gare, et me nourrir de Bounties, et autres saloperies. Plus L'Iliade. Plus Pamuk. Voir ici “Homère – Iliade” dans mes “lectures commentées”. ...Suis allé rechercher mes bagages, de l'autre côté de la place. A l'hôtel on me dit que j'ai oublié un livre dans ma chambre (mon inévitable Omma). Je réponds que je l'ai fait exprès. “C'est pour nous? - Si vous voulez. - Je vois que vous êtes écrivain.” Je marmonne, ratiboisé jusqu'à la modestie.

    Impossible cependant de me dénigrer comme font les autres “au bureau” ; je vais retrouver leurs atroces aplatissements. Les journaux à leur stand : l'appâtage au dollar marche encore très bien du côté du Mexique, ce n'est pas la gaule qui importe, mais le mouvement – je m'en doutais... Me revoici sur le quai. Train annoncé avec un retard de 15mn environ. Pourvu que je ne rate pas la correspondance à St-Pierre-des-Corps. Les pissotières sont à 20cm – centimes, pas centimètres... Qu'est-ce que je pourrai sécrire d'intelligent ? Repartez vers “Homère – Iliade”...

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    Ces dates sonnent faux. Depuis l'an 2000 en effet, leur énoncé ne m'évoquent plus qu'un jeu stérile de nature mathématique. Une espèce de répertoire téléphonique. Plus rien d'une substance temporelle vitale, d'une épaisseur qu'on ne palpera plus : 09 08 06, 05 02 05, c'est sans remède.En 99, c'était encore l'ancienne succession des mois et des années, avec un avant, un après, un plus tard – désormais, le temps est arbitraire. Ce sens pourrait aussi bien être l'autre, cette succession n'est pas plus nécessaire que cet ordre-ci. "Zéro cinq", aussi bien le mois que l'année, cela ne veut plus rien dire. Au lieu que "98" était bien net, ne pouvant jamais désigner un mois.

    D'abord une longue traversée des Landes, sur la route à quatre voies, sans rien qui puisse agrémenter la monotonie, malgré le plaisir de ceux que j'accompagne, puis que j'ai déposés à destination : politesses, conventions - nous n'avons jamais voulu lui et moi véritablement discuter, cela nous mènerait trop loin, sur des terrains bien plus conflictuels et douloureux que nous n'imaginions peut-être, il ne nous reste plus qu'une vingtaine d'années à louvoyer. Le plus dur est fait. Nous resterons sans doute indifférents jusqu'à la mort. J'ai vu du coin de l'œil la table mise mais je n'étais pas invité. Puis j'atteins enfin seul ce col d'Osquich, puis Musculdy, Mauléon. Chaleur et fatigue. Je lis à l'ombre sur un banc de pierre au grain raide, puis m'allonge à la clocharde, un bras par-dessus la tête ; moins à l'ombre que sur les autres, occupés par des scootéristes.

    Mes cheveux longs me font éviter les gens. Il n'y a plus personne ou presque à en porter aujourd'hui, les mecs arborant d'affligeantes tenues de facho à hurler de laideur. Je ne veux passer ni pour homo non plus, ni pour pédophile, ce qui est difficile, car face à moi se trouve un jardin d'enfants, avec tout ce qu'un enfant normalement constitué peut souhaiter : petits sièges en canards à ressorts, toboggan, filet à grimper... Il y a là un petit garçon à voix stridente, comme tous les petits garçons (écris, conjure, le petit chat est mort, tendre bouffon aux muscles si tendus, il a sauté de nuit dans le jardin, flèche d'or, il a sauté pour ne plus jamais retomber, je ne l'ai plus revu, le voici désormais suspendu dans le ciel où il règne parmi tous les chats perdus) - le petit garçon progressait, chronométré, gourmandé par le grand-père tu peux mieux faire", un garçon, c'est compétitif, et les cris transperçaient mon repos - j'ai rejoint mon véhicule ayant constaté non loin de mon banc trois Policiers Municipaux - je suis reparti (...certain d'avoir perdu mon chat la veille du départ, si bondissant, si souple (retrouvé depuis) – à quoi servent tant de vies prodiguées, accumulées, où sont les piles rechargeant incessamment les sources de vie ? Arrivée à Tardets-Sorholus, maisons jetées au hasard, village vagabond sans plan d'urbanisation.

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    J'escalade le calvaire, pente raide, à claquer le cœur. Puis Ste Engrâce, à claquer le moteur, que mes petits budgets ne permettent point de bichonner. Demi-tour à demi-pente, après ces bouchons de Tartarins à crampons autour d'une église exagérément signalée. Redescente vers Montory, Lannes-en-Barétous, chambre cubique et bleue passé pleine de mouches et d'odeurs de bouse. La patronne tout exophtalmée, alcool plus obsession sexuelle, la totale. Je me trouve beau et je le montre, elle me guide vers ma chambre en ôtant son tablier, « Il faut bien tout faire n'est-ce pas Monsieur ? » - qu'est-ce que je peux répondre à ça. Au repas garbure et abondance. Une autre femme sévère et pathétique celle-là me sert sur fond d'exaspérante boucle musicale à six ou sept morceaux, de braves gars qui chantent en basque, en espagnol et en français, puis en basque, en espagnol et en français.

    Vu ce que je comprends en espagnol et en français, je n'ai pas à regretter de ne pas comprendre le basque. Et je lis du Frédéric Vitoux, entre les plats, prenant soin de bien m'interrompre au moment de goûter, pour démontrer à quel point j'apprécie le plat, quand il arrive. Mes convives sont des Flamands, il y a de tout par ici, les Espagnols ont un peu massacré en Flandres, ici deux enfants très blonds très bruyants. C'est du flamand de Belgique, tout édulcoré tout mou. Et quand ils sont partis, un jeune marié, tout brun table trois, boucles brunes, qui tourne son index en l'air en imitant le bruit de la mouche. Il est beau et il le sait, ça fera deux, même flanqué d'une épouse, d'un bébé silencieux enfoui sous les linges dans le cercueil technique de ces poussettes d'internautes qu'on vend maintenant.

    Il y a aussi trois vieux, le père Samuel à un bout de table, et Myriam la mère. Le papa brun, Jeannot, m'a souhaité dehors une bonne fin de soirée. Je vous dis les noms parce qu'ils n'ont pas arrêté de s'interpeller. Je suis allé me promener de nuit dans le bled, m'efforçant de ne pas me parler tout seul à haute voix comme je fais toujours, me faisant pourtant surprendre à commenter le nombre des morts sur le monument du même nom (hauts trapèzes de marbre) : deux ombres assises dans l'ombre, comme d'hab, bien cachées, qui vous prennent pour un con. Or ce qui est important, ce soir, c'est que ma femme me rappelle sur portable, où je lui apprends que le 27-7 son tonton Jeannot (lui aussi) est mort, et qu'on l'a incinéré le 31, alors que nous n'avons été prévenus (enfin, moi) que le 7-8.

    Cela s'est passé dans la plus stricte intimité, l'incinération, c'est comme la chasse d'eau, mais avec du feu. La mort n'existe plus, certains se font même disperser en mer. Les cendres de l'oncle sont conservées par sa femme, Simone, attendant leur transfert au Bouscat dans le caveau de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    famille. Ma femme à l'autre bout du non-fil s'exclame « oh non... oh non... », quoiqu'elle ait dût s'y attendre, le cœur de l'oncle battant depuis longtemps la chamade ; il avait les mains déformées, ne pouvait plus ni peindre ni jouer du saxo. Mais la Simone depuis bien avant l'avait contraint de ne plus peindre, parce que ça foutait de la saleté partout. Et je me suis renfermé dans ma chambre d'hôtel.

    Mon Iris ! Mon Iris ! Je ne dois pas pleurer pour un chat.

    Je voudrais lire le journal de Léautaud, mais n'en aurai plus le temps.

    J'avais averti Annie comme il fallalit, lui laissant le temps de revenir de Sore où elle séjournait avec son amie. Elle n'eût pas apprécié, me dit-elle au téléphone, que je diffère davantage la nouvelle de la mort de son oncle et parrain, qui favorisa l'éclosion de sa vocation picturale : elle proposait ses dessins, il l'épinglait sur ses défauts techniques, ce qui est, n'en déplaise à certains, parfaitement légitime.

    Le lendemain matin, après le petit-déjeuner de l'hôtel, j'ai annoncé que je laissais « un de mes livres » sur la table de nuit. L'hôtelière aux yeux rougis d'alcool m'a remercié d'une esquisse de révérence, ayant bien compris que j'en étais l'auteur.

    Arette. Achat de dentifrice - « qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? » - n'achetez rien, volez, lisez. Lourdios-Ichère col d'Ichère, promenade en descente et remontée, quelques nuages atténuant le soleil, quantité de petits incidents sans relief, quelques photos, pointe jusqu'à Accous. Je m'arrête devant l'église, que je pollue de ma silhouette automobile garée tout du long. Les employés de mairie viennent reprendre leurs véhicules, je traduis, de l'allemand, un texte à moi confié par Anne P. Puis je cherche un certain obélisque de Despourins. La carte, pourtant précise, ne saurait me tenir lieu de plan. Je demande mon chemin à une jeune fille toute fraîche, portant une gamine de deux ans sur le cou.

    Elle me prie de la suivre, ce qui m'embarrasse. Je l'entretiens donc, chemin faisant, de toutes sortes de choses, prenant garde que son fardeau humain, déjà, lui coupe le souffle. Une de mes questions l'interloque : « Vous êtes d'ici ? » Elle répond : « J'habite ici à l'année ». Je me suis rendu compte ensuite que ma demande correspondait exactement à la première phrase d'un dragueur de bal de campagne. Nous nous sommes trouvés très agréables. Elle m'a indiqué un chemin montant, « une grimpette », pour laquelle elle n'était pas équipée. Et de fait, le long du sentier encore horizontal, des torsades de papier métal figuraient sur le sol une silhouette déjetée ; plus loin HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    c'étaient des bouts de verre fumés, évoquant des sortes de daguerréotypes. Puis le chemin butait sur l'entrée bien barbelé d'une prairie : « Défense d'entrer », avec panneau de sens interdit, e tutti quanti.

    ...Comme le sentier se poursuivait sur la main gauche, à peine perceptible mais bien grimpant, je me suis hissé là-dedans, lentement, par chance à couvert du soleil. Parfois le terrain s'effondrait sur ma droite, vers la prairie que masquaient les broussailles, parfois je pataugeais dans un écoulement. Longtemps après, le sentier s'acheva d'un coup contre un tronc d'arbre, comme un frayement d'ours perclus de démangeaisons. Du coup je craignis d'en rencontrer un. Je fis pour le retour un long détour, postai deux cartes, et redémarrai au sein d'un gros dégagement de vapeurs bleues puantes. Sarrance. Excellente église. Annonces de spectacles inégaux, tantôt de grands solistes dignes de St-Bertrand-de-Comminges, tantôt de chorales patoisantes.

    J'entre. Pénombre bienfaitrice, propice à la méditation molle. Pour éclairer et sonoriser les fresques, introduire 1 € dans la fente. Dans ton cul, curé. Les gens de l'époque n'avaient pas besoin de projos. Les ombres célestes et dorées veillaient sur eux du fond de leur cul-de-four comme des silhouettes de bovins réchauffeurs. Je prends en photo un naïf berger en jaquette XVIIIe , car ce siècle présenté comme libertin fut très croyant, dans les campagnes où la foi résistait, jusque dans les années 1950. A partir de cette date, et plus encore après 68, la croyance fut assimilée au fascisme, et nul n'osa plus. Quand je sors, trois touristes, ignares en famille, se fendent d'un euro dans la fente.

    Horreur ! Trois fois ! La fresque est éclairée, mais se déverse dans les oreilles une chorale béarnaise à mélodie médiocre, aux voix appliquées, à la niaiserie démagogique. C'est ainsi que tout vaut tout, alors qu'il eût été si congruent de miser sur le traditionnel, quelque bon Bach ou Haendel, ponctuant quelques commentaires gavement émis. Je ressors en pestant à part moi, ayant appris pour me consoler que Ma Grosse Bite de Navarre avait ici séjourné, rédigeant des plans et brouillons pour son Heptaméron (12/20 en licence, Annie étant sortie avant la fin). Avant cette visite, j'écoutais Goering dans le texte ; il exposait sur France Culture les projets du parti nazi, tandis que je mâchais des buscuits secs.

    « Mon père », dit Vitoux, « rédigea des milliers de pages de journal ». Quelle infime partie de ceci franchira l'avenir ? J'arrive à Escot, déterminé à franchir, faute de mieux, le col de la Marie-Blanque. J'y avais renoncé l'an dernier pour automobile toussoteuse, en Est-Ouest. Aujourd'hui, en Ouest-Est ! Que c'est passionnant ! Au sommet, véritable tapis de touristes, ça HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    saucissonne dans tous les coins : le col forme clairière, des petits malins s'engagent dans un sentier montant, car ce n'est rien d'avoir franchi un col, si l'on n'a pas tant soit peu piqué sa canne sur les pentes avoisinantes. Il y a là une stèle, vague et grandiloquente, inaugurée en juin dernier, sur l'aide apportéeà la Rrrrrésistance par « les glorieux débris de l'armée espagnole » (Bossuet), des vaincus cette fois. Y eut-il donc à la Marie-Blanque de glorieux combats, à tout le moins des parachutages ?

    Que nenni. L'on a dû ériger cette stèle en cet endroit parce que ça culmine, et pour complaire à toute une brochette d'élus ci-gravés, qui ont bien dû se faire chier à grimper là-haut dans leur costume-cravate pendant que le vent leur soulevait les basques. Et comme je suis encore le moins con, je me retape assis sur un talus un bon exercice d'échecs. En revenant, je détourne les yeux sur la gauche, pour ne pas voir juste au-dessus de moi un gosse de dix ans qui me pisserait bientôt dessus à travers fougères et rameaux, en faisant bien briller la pisse dans le soleil. Autres touristes à Notre-Dame de Houndaas, arrêt à Bielle.

    A Bielle, un monument aux morts qui serait poignant si le sculpteur eût possédé le quart d'une idée subversive : c'est la mère Patrie, endeuillée, qui tend au-dessus du casque une couronne de laurier. Je prends des photos, un peu déçu tout de même : c'eût été tellement plus cinglant si ç'avait été une mère qui rajustait un cache-nez à son fils : « Et ne prends pas froid dans les tranchées! » Ne t'en fais pas la vieille, ça chauffe là-haut. Peu d'humour en ce temps-là. Je me paye un cours d'hébreu en plein air, sans parler trop fort, pendant qu'un blaireau s'aére l'habite -acle toutes

    portes ouvertes sans descendre de son coussin de cul. Puis Louvie-Juzon, Mifaget, Asson et Nay. Me voici dans une chambre d'hôtel à Nay (prononcer "Naÿ"), face à la glace de l'armoire. Je me trouve beau, plein, noble, intéressant, et j'aimerais me prendre en photo, mais si je vise à bout de bras, au hasard, je risque de m'estropier, ou pis, de me décapiter (ce qui s'est produit en effet). Je vis encore sous la sentence extraordinaire de Max, un ami, qui n'a point fait d'études et me juge souvent insupportablement pédant. "Tu vis", m'a-t-il dit, "dans l'atmosphère, le projet, la permanence justification d'un regard sur toi. Il faut que tu sois regardé, non pas " - il se reprenait – "à la façon d'un cabotin, ou d'un bouffon, mais en ce sens que tu ne peux te retrouver, te trouver, que dans le regard d'autrui." Il ajoutait que c'était là bien moins du narcissieme qu'une constante marque de manque de sûreté de soi.

    Depuis que Max m'a dit cela, je me sens justifié, car la question pour moi ne se pose HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    plus de savoir (à l'instant je me photographie, de biais) s'il est bien ou mal de me soucier ainsi de moi et de mon image, mais de la façon dont je puis mettre le mieux en pratique cette perspective constituante ; imagine-t-on un Rembrandt s'interrogeant sur sa vanité, au moment de tracer l'un de ses étonnants 63 ou 64 autoportraits ? et y renonçant, crainte de ridicule ? Me voici donc libre de me trouver suprêmement intéressant, et d'y fouiller à fond. Je suis déjà venu à Nay. Mon compagnon d'internat Esquerré venait de là, "ce doit être à présent un pépé comme moi".

    Je suis arrivé ici, Hôtel du Béarn, suite aux indications hautaines ("Ce n'est pas un hôtel, plutôt une" (un temps) "une pension") d'une bistrotière dont l'établissement, sur le foirail,portait encore l'inscription défraîchie "HÔTEL". Visiblement, elle ne me recommande pas trop cet "Hôtel du Béarn", "ici à Naÿ" (on prononce donc "Naÿ") ; "mais autrement", s'empresse-t-elle d'ajouter, "il vous faudra descendre sur Bétharram et Lourdes" – plût au ciel ! se faire écorcher dans les cités de la Vierge ! Dieu merci, après le pont, dans un tournant, j'avise l' "Hôtel du Béarn", qui en effet ne paye pas de mine. Une charmante vieille dame sèche, ce qui signifie d'à peine plus de quinze ans que moi, m'accueille et m'informe que oui, je peux profiter d'une chambre ce soir.

    La bistrotière quadra snob ne m'avait pas menti : c'est en effet une pension, nombre de vieux y séjournent à l'année dans un confort ancien. C'est vaste, antique, haut de plafond, j'affecte la rondeur pour annoncer l'arrivée de mes valises portées par moi-même depuis le parking de l'hôtel, de l'autre côté d'une rue bien passante. Heureusement, ma chambre donne sur les arrières, sur une cour à galerie interne, dans une petite chambre sans télé - malgré tout, hélas – d'où me parviennent du rez-de-chaussée des voix séniles et appliquées, parlant des inconvénients du déambulateur. Sans oublier ceux des neuroleptiques... J'espère simplemennt que les parois de ma chambre sont assez épaisses pour absorber ces répugnants ronflements d'inconnus. De vieux. Ils vont bien devoir me devenir familiers, d'ici très peu, car j'espère bien devenir l'un d'eux, ete que l'émoussement des agressivités pourra me faciliter, enfin, in extremis, quelque insertion sociale -ne rêvons pas. Et tous ces préambules formulés, venons-en aux commencements : au commencement était la jeunesse, ma fille de 33 ans, et son grand fils de 16.

    L'angoisse de la mort. Plus tard, pas si tard que cela, j'aurai une surabondante compagnie féminine, qui ne pourra plus rien faire, à qui je ne pourrai plus rien faire, mais pleine d'attentions et de tendresses. Ce sera chouette, ce sera dérisoire, ce sera trop tard. Allant pour passer la porte (j'adore les déambulations crépusculaires dans ces trous provinciaux, je me ravise : je HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    préfère le menu de l'hôtel. Dans la salle à manger, telle quelle depuis 1960, je vois arriver la femme à la diction ralentie, et son vieux que je ne verrai que de dos. Ce repas sera silencieux, non pas sépulcral mais recueilli, très propre, sans bruits de bouches. On entend absolument tout. Le couple ancien sait que tous les mots qu'il pourra prononcer seront entendus par moi, qui suis à l'affût le nez dans ma soupe (j'en reprends).

    Je les dérange. Mais peut-être n'ont ils aussi plus grand-chose à se dire. Qu'est-ce que j'en sais ? La patronne, plus jeune qu'eux, les appelle devant moi "mes petits pensionnaires". On est toujours les petits vieux de quelqu'un. Et même s'il n'y a que du croque-monsieur réchauffé au micro-onde et une glace en cornet de plastique visiblement rescapée du congélateur (le menu ne me sera facture que 10 €), je me régale dans une ambiance absolument surréelle, car silencieuse, et respectueuse. Ce n'est qu'ensuite que je passe le pont à pied, mes clefs en poche, et que j'erre lentement dans les rues de Nay, Béarn. Cette fois-ci je ne descends pas au bord du gave, où je lisais l'an dernier je crois bien l'histoire compliquée de Clotaire II, roi de France.

    Je m'assieds seulement sous un projecteur, au pied du clocher de Saint-Vincent. Il s'agit d'un ouvrage en gros caractères, pour vieux, emprunté à la bibliothèque municipale de Mérignac. Mon Dieu, qui est-ce qui va bien vouloir acheter ça ? L'histoire me passionne, car elle parle d'un père plus ou moins collaborateur, et de son fils, qiu a mon âge. Ce fils, en 1961, âgé de 16 ans, fait connaissance d'une petite salope d'allumeuse américaine du même âge. Ce jeune homme, plus tard ce sexagénaire qui recontemple son passé, c'est moi. Puis je me promène, sans conviction, très lentement. Ce n'est que depuis peu que je me promène lentement. Je rumine sans trop savoir quoi. Je jouis de chaque pas. Et en rentrant, coincé entre le transistor et "L'Ami de mon père" de Frédéric Vitoux, je m'achemine vers le sommeil. Auparavant, j'aurai eu le plaisir d'entendre, au rez-de-chaussée, une Italienne demander une chambre, se la faire montrer (elle donne sur le balcon de la cour intérieure), et se faire rejoindre par son motard de mec ; dommage. Et la nuit, ils n'ont pas baisé : trop épuisé par un voyage à moto. Ça ne tient pas sa langue, un vieux. Ça commente tout, et la cour raisonne. Le matin, j'ai laissé mon roman "Omma" sur la table de nuit, au cas où des petites vieilles y jetteraient un œil.

    Extraordinaire étape, où je me familiarise avec ma vieillesse à venir, où je m'apprivoise à une proximité de la mort qui ne semble pas affecter outre mesure (que sais-je après tout de la vieille à diction ralentie) les personnages qui déambulent et vivent là. J'en trouverai de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    sympathiques, et nous nous parleront à peu près spontanément, de même que des enfants s'abordent volontiers autour des bacs à sable et que se nouent de puériles idylles... Et j em'en vais, pas très loin, le matin, à Coarraze, épaté comme tous les touristes de surprendre ainsi le quotidien d'animaux si exotiques, les habitants de Coarraze, dont le château (berceau d'Henri IV) n'ouvre que l'après-midi (je m'en aperçois en cheminant aller-retour par la grand-rue fâcheusement dépourvue de trottoir, mais l'espace manque ; il faudrait tout démolir ; mais alors, pourquoi marcherait-on ?).

    (ARUDY, autre date)

    Et comme je suis un peu blaireau moi aussi, j'obéis à l'injonction d'un panneau de pub : tel grand magasin, Arudy.

    C'est là finalement que je la fais, ma leçon d'hébreu, à l'ombre d'une de ces poubelles à tri de bouteilles ; et je pouvais articuler bien à l'aise. A Bielle, je ne sais plus ce que j'avais fait. Avant de trouver ce refuge à l'ombre, j'avais abondamment compissé un montant de tôle à l'arrière du supermarché, tandis que dans mon dos, sans oser intervenir contre le pisseur, une gardienne à chien-loup passait bien raide en vitesse. Honte. Et bouffe bien lourde, comme j'aime : bananes, Yoplait, Buzy (rate le dolmen), Buziet, Ogeu dont j'ignore s'il se prononce Ogeux ou bien Oju. Et comme il fait bien chaud, et que l'heure avoisine les 15, je me fixe d'office la première église venue, à condition de la chercher.

    Il n'y a rien de plus beau que de bouffer comme un malade, le coude gauche dans une jardinière de géraniums, les yeux fixés à travers le pare-brise sur un portail typique Napoléon III soit

    parfaitement atypique, et d'écouter Dieu sait quelle musique classique de remplissage pour la bonne conscience. Demi-tour devant la colonne « Marquisa ».

     

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    LA CIOTAT - « LE MANIERISME » 56 03 10

     

     

     

    Cette fois-ci Choske a fait mon tour. Il ignore s'il pourra me voir « l'année prochaine » (exit la revoyure de septembre) et pourra donc, en mars 2057, prétexter sa santé (sciatique ? surdité ? cécité ?) pour ne pas me recevoir. Maudit maniérisme ! Car ayant peur de montrer mon indifférence totale à tous ceux qui ne sont pas moi – mon égotisme, ma ronchonnerie, la paranoïa, la tête à suggérer toujours un petit pois qui n'a pas voulu cuire , et cette impression que je donne toujours d'être profondément offensé que l'on ne reconnaisse pas Ma Supériorité – j'en rajoute, dans l'intérêt affiché, dans le sourire, l'intonation forcée (avec un sourd, n'est-ce pas...).

    Donc, je passe pour insincère dans la mesure exacte où je vais outrant mimiques et pantomime, afin de bien démontrer que j'aime à fond. De même Parrical, nous étreignant sans cesse avec chaleur et s'exclamant, se récriant aux moindres choses dès qu'elle nous voit ; c'est exaspérant, mais il a bien fallu que nous nous y fissions. Et Coste me juge faux. Galopin, aussi : tel Alain qui, au milieu du récit de la mort d'un fils, interrompt la mère pour lui demander où elle s'est procuré son bracelet... Quelle muflerie... Quelle grossièreté... Goujaterie pure.

    Mais je change aussi de sujet, ce qui peut être perçu comme une grossière indifférence, alors que c'est un souci de diversification : je feins ainsi plusieurs intérêts successifs (et superficiels) par peur d'approfondir l'un d'eux ; cela mène invariablement, sinon, à des banalités, à la révélation de mon ignorance du sujet, ou à des conclusions désobligeantes, à moins qu'elles ne soient franchement plates. Je le lui dirai peut-être, à Choske, bien qu'il ne faille

    pas tendre le bâton pour se faire battre : je me souviens toujours de cette jeune germanophone toulousaine, qui, s'excusant de son accent, s'attira les mines rogues de son auditoire, inaccessible à tout autre humour que germain. Il est bien plus probable que Marcel Coste fut fatigué par mes nombreuses interventions (ne m'a-t-il pas invité pour me voir et me parler ?) Je ne sais jamais s'il me faut paraître ou disparaître (pour le reposer). J'ai à présent une clef à moi.

    Les chose avaient failli bien tourner. Je ne veux pas mettre les choses au pire, mais c'est la surdité, plus accentuée en 2056, qui me renforça cette artificialité du ton. Pourtant je m'étais bien confié le lundi soir (je crois) sur els femmes. Je devais primitivement raconter cette deuxième « prestation » du groupe musical, passé de quatuor à quintette. Et là, son violon a joué bien faux dans les aigus. Les tutti ont vigoureusement cafouillé dans Schubert, plus proche d'un Messiaen atteint de grippe aviaire. Seules les parties lentes (et un « lento » de Boccherini) bénéficièrent d'une interprétation tant soit peu musicale.

    Le reste cacophonia d'importance. Pouvais-je dire cela ? René m'a fait la gueule (« on se connaît déjà ») (oui mais, blaireau, tu pourrais être aimable, faire semblant) ce qui fait que je m'interroge : m'a-t-on fait si bonne presse devant lui ? Une nouvelle, au cul très beau, très ample, est venue au violoncelle : Nicole...  Me revoici donc au bord de quitter cette étape, ayant été ici 24h de plus que l'an dernier. J'en retiens une impression mi-figue mi-raisin : toujours aussi bien reçu, alimentairement parlant, mais sous le signe de l'enterrement – Coste est sur le point de perdre un ami juif athée, connu depuis le collège. Et c'est de cela qu'il est préoccupé, assombri. Une sciatique

    lui tire la patte, il se porte la main au front gratté de psoriasis. De plus, il ne manque jamais d'exprimer de petites râleries ou grosses bougonneries sur mes étourderies et inconséquences, qui ne sont pas petites il est vrai. D'un autre côté, il me confie ses méditations écrites les plus intimes. Il dit : « Tu manques de jugement », « Tu es chiant », mais il m'a fait lire toute l'histoire d'un amour datant de l'avant-dernière année, où il tira vraisemblablement son dernier coup, et la mélancolie agonisante qui s'ensuivit, car il fallait bien renfiler le carcan constitutif de sa vie. Dans un film de Bertolucci, deux vieux, ainsi, couchent ensemble au cours d'un confus exode, puis se reséparent le lendemain matin, chacun sur son chariot tribal et dans sa propre direction.

    Une des plus pures scènes d'amour que je connaisse. (la suite in « Lectures », « Gaxotte », « Histoire des Français »).

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    Bonjour tout le monde. Me voici dans le train Montpellier-Narbonne. 48 heures passées chez V. auront suffi à me transformer en paquet de nerfs. J'ai fini par hurler au cours du repas, en frappant sur la table. Une avalanche de reproches, d'aigreurs, d'humiliations, déversée sur la tête de Lucie, qui eut le tort de naître du mauvais ventre. Dès que cette fille ouvre la bouche, ce n'est pour elle que vinaigre et remontrances. J'en reparlerai ici, mais par intermittences, car il serait douloureux de rappeler sans cesse de tels tunnels de tension. Et Bashung est mort. Que j'aimais pas, mais que je me promettais de découvrir, « un jour », sentant bien que je « passais » à côté de quelque chose.

    Devenu bien plus dense depuis qu'il s'était enfin décidé à bien articuler. Réflexion de Vanessa : « J'en ai vu des millions mourir » - au moins ! - « à l'hôpital et on ne parlait pas d'eux. » Vanessa, moins con, je te prie, j'ai passé la main dans le dos de V. ta mère au piano, puis elle s'est raidie sitôt que relevée je la prenais par les épaules, quelle pitié. Pauvre gosse abreuvée d'injures et de rebuffades... Je vagabonde entre mes lignes, imagine situations et conversations, quand seuls des kilomètres accumulés dans mon dos seraient capables de régulariser mon souffle. Le soleil éclaircirait le paysage s'il n'y avait cette épaisse crasse de vitre : un brouillard. Près de moi un collégien biterrois, culottes courtes, entame La peste de Camus, le pauvre.

    Il est enrhumé, éternue, dit « putain » ; volume contagieux ? Les gars ne lisent plus. Les hommes à venir ne liront pas. Et ce seront les femmes (enfin : des femmes) qui cette fois de plus nous sauveront l'esprit. Je photographie le couloir, tube digestif géant. Tortillard : Lunel, Frontignan... J'écris très exactement du Nisard. C'est lui qui fut élu à L 'Académie en 1850, contre Musset. C'est une personne que l'on admet : même s'il faut avoir du moins travaillé, quelque peu produit. Ce livre-là fut repéré par moi sur le marché d'Apt, et je n'ai plus que Voltaire à lire. J'aurais volontiers lu cet éreintement, par un obscur, d'un autre obscur. Un moustique a gâché la nuit de Nisard ; une arête a failli étouffer Nisard » et ainsi de suite.

    Or il s'agit bien exactement de ce que je note en mes voyages : mes états d'âme, ainsi que, tout de même, des autres que je croise ; les faits et les paysages dont je suis témoin. Il me faut donc en revenir à ce que mon père appelait des « observations personnelles ». Son grand tort fut de les annoter, les ayant lues, et de les noter. Au premier « douze », j'abandonnai illico. Saine réaction. Nous arrivons en gare de Sète. Les Sétois sont des cons. Les Montpelliérains sont des cons, descendus de Lozère et d'Aveyron pour faire les fiers et les radins au chef-lieu. Ben merde. A-COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    St-Bauzille (de Putois), tous des cons. Bref, il n'y a que des cons autour de Véra. Lucinda est systématiquement démolie, brisée. Parfois, heureusement, Vanina la défend. Heureusement, Lucinda se défend. Mais moi aussi je fus systématiquement harcelé. J'aurai mis ma vie à me reconstruire. Et l'interne à côté de moi finit par préférer la contemplation du paysage à sa lecture. Je vais l'imiter. Gare de Narbonne. Courant d'air glacial. Ouvre la valise pour en tirer chandail, blouson. Une femme en rouge, aimable et causante, avec tout le monde ; et que j'avais repérée, de biais, dans le couloir central, de mon siège au sien ; est allée aux toilettes avec sa valise roulante, et m'a rejoint sur le quai : « Ne croyez pas que je vous suis. Je crois que nous allons dans la la même direction. » J'ai dit « Non... » (première phrase). « Oui » ( deuxième).

    Qu'est-ce que je peux y faire ? « L'étiquetage est obligatoire » : elles sont tombées, les étiquettes. « Et surtout », chantait Alévêque, « n'oubliez pas d'AVOIR PEUR ! » Eh bien moi, j'ai peur des femmes. Savez-vous pourquoi ? A supposer qu'un homme m'aborde : il s'agirait d'un abord neutre. Peut-être homo, mais je ne serais pas censé le savoir. Tandis qu'une femme, habillée de rouge, rappelant vaguement Emmanuelle Béart, me fait irrésistiblement penser au reste. Elle a disparu dans un autre wagon. Et «le reste », il aurait fallu y penser. L'esquiver. Le conforter. J'ai bien vu que Véra eût aimé, au début, se laissant prendre aux épaules.

    Puis elle s'est raidie. Surtout après l'engueulade. Mais avec cette « charmante inconnue » (d'ailleurs, je hais la Béart), il eût fallu se livrer au jeu mutuel de la séduction-répulsion (elles n'ont donc que ça à foutre ?), entrer, comme dit Montherlant, dans « leurs » jeux vulgaires de ce qu'elles appellent « la psychologie » ; passer par leurs « je veux-je veux pas »... Pffff...! J'ai déjà ça « à la maison », ma femme qui voudrait bien et moi qui ne peux plus, Katy qui ne veut plus et moi qui voudrais bien, Françoise qui voudrait bien après vingt ans d'interruption et 5 ou 6 de persuasion – elle a eu du mal à se dérouiller, la vieille ! - et pour tout ça, pas le temps, pas le temps, pas le temps, à la sauvette, avec prétextes et faux-semblants, « je te croyais là tu étais ailleurs », quelle fatigue... quelle fatigue...

    Avant c'était la haute mer, les rochers, mes horribles misogynies de Singe Vert ; à présent je débouche dans les « fertiles plaines » marécageuses(fertiles, mais paludiques pour leurs obligatoires enlisements) où je voulais tant pénétrer, tel un Steppenwolf devant le parquet encaustiqué de la vieille. Il ne s'agit que d'une œuvre littéraire, Véra, mais voici tout de même son plan : tu crois bien faire, et je te couvrirais de compliments, pour tes dévouements sacrificiels, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    assoiffée de reconnaissance ; moi, voici ce que j'ai vu, constaté, cru voir ; et pour moi encore, me voici tout couvert d'une feinte et arrogante humilité. Tout serait traité par intrication, le tout assaisonné de considérations oppositives vive voix, courriel et téléphone... Ce serait sous couleur de fiction qui ne te tromperait pas, Véra. Et ce que je voudrais éviter, c'est ce mal-être que tu éprouverais à recevoir ma missive, mon paquet ficelé. Je voudrais t'épargner ce cœur battant d' appréhension, ces torrents de remise en cause et de rage, cette dépression autodénigratrice, où tu sombrerai, où tu as déjà sombré la seule fois où nous critiquâmes, même faiblement, tes prétendues méthodes d'éducation.

    ...Et tu évoques Françoise Dolto ! Tu es si profondément convaincue d'agir pour le bien de tous que, te démontrerait-on par a + b les méfaits de ton pilonnage, tu tortillerais ton raisonnement dans tous les sens pour te renfoncer dans tes convictions. De même, pour M. Minc, Israël doit absolument être coupable, au point que son éventuelle attaque préventive contre l'Iran constituerait le danger – non pas celle de l'Iran contre Israël. Sous ton nez, tu ne voix pas la chose. Le seul espoir sera le départ brusque de Lucinda, à 15 ans 3 mois, à 18 ans – mais dans quel état d'esquintement... Je ne peux m'endormir dans ce train. Me faisant face en biais, une quinqua usée sympa se repose la tête sur une semi-minerve adaptée à l'épaule. Derrière moi, de l'autre côté de l'allée aussi, une « jeune femme décidée » me regardait avec sympathie.

    Elles seraient toutes disposées, sinon à m'accepter, du moins à « en parler » avec le sourire. Et puis merde. J'ai bien dormi. Des bribes de texte me remontent au crâne, arguments bien sentis, mieux sentis, plus de sang-froid, d'efficacité, d'agressivité. J'ai hâte de revenir. Je vais peut-être détester les voyages. Tandis que le dur roule vers Toulouse, je lis : il fut l'objet d'une « inscription » à fin de confiscation, comme détenteur de biens d'Etat. C'est du Lysias. Ce que je déteste chez les Grecs, c'est l'esprit grec : tel a raison, tel a tort ; il faut chercher « la vérité » (?) ; l'esprit rationnel, didactique et mathématique – fin de l'hystérie, début de l'observation objective. Leur lumière crue et méditerranéenne, et bon nombre de semblables fariboles. TOULOUSE – hurla-ce dans le haut-parleur. Terminus, ploucs. Ça descend, ça remonte. Pourvu que ma place latérale reste vide. Hélas les quais supportent des tas de femmes : la queue dans le ventre, le cerveau dans le cerveau – elles ne jouissent que comme ça – double branchement sinon rien – Nisard vous dis-je, Nisard : non pas la description de ce qui se passe, mais la description des incidents qui me frappent, moi, Nisard. Ma voisine explorant son sac me jette un œil d'animal COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « ITINERRANCES »

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    protégeant son territoire. Deux hommes dans mon dos se font des politesses : à celui des deux qui m'enculent – Je vous en prie - J e n'en ferai rien – Il y a plein de places – les autres! les autres ! - il mourut pendant l'interdiction – riche idée. Je ne sais plus quel cimetière j'ai visité. Juste Ste-Anne d'Apt et ses deux cryptes superposées. Très froides. Et le petit marché, bien apprécié. Mes yeux se ferment davantage – Nisard ! Nisard ! et si je démolissais Sidoine ? Mais ce dernier tient à moi, par toutes les vitres de ma tête, je m'endors. L'inculpation retombait alors sur son fils, beau-frère d'Aristophane. Dormir, dormir. A 38. Pas avant. Poursuive la lecture. Forger sa statue. Les Athéniens : procéduriers, méthodiques, logiques – mais dans la vie, chiotticisme. Le présent discours fut composé pour lui. Rien à foutre.

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    Curieuse exhumation en ce bled pourri de Varetz (corrézien mais d'aspect ligérien) : Le Jeu de la feuillée en dialecte picard. Nous partîmes vaillants. Mais telles conditions y furent que je suis vaincu. De loin je contemple la ruine de mon cas particulier, l'abandon bienheureux de mes aspérités : plus rien ne me vient. Nous nous sommes arrêtés sur l'autoroute, et je sentais en moi s'épanouir un sexe féminin, sécurité. Il faisait frais dans la boutique, puis nous avons roulé jusque après Périgueux. Lorsque la fatigue se fit sentir, chercher nous fallut un hôtel, dès Hautefort. Nous essuyâmes maints refus, maints établissements fermés. Dont une Anglaise à St-Aignan, broyant le français à coups de grosses dents et de fortes mâchoires anglaises, puis Hôtel du Périgord Noir, excellent gîte adultérin – mais, personne...

    Vue sur le château de Hautefort dans le lointain. Troisièmement : des ivrognes, face à la brocante, et une femme aux cheveux noirs, semblable à Mayröcker. (C'est ici que mon style se ferme ou se brise.) La résurrection de ce coin d'Arras, la satire des femmes grosses, les exhibitions d'urine, le fils qui saute sur son père pour le féconder : je comprends tout du premier coup ! Il m'aura fallu la soixante-cinquaine ! Combien peu sommes-nous à présent à lorgner par le trou de culture, sur tant d'années à jamais enfouies ? Le Devés : c'est autant dire le fou. Il a cassé les pots de son père. La course à l'escarbot ? c'est celle à l'échalote ! Hesselin est chanteur de gestes. Derrière le château, une petite avait vendu des glaces.

    Je pense avoir dit « ma petite » ! moi ! « Mes chattes » disais-je aux stagiaires ! ...ce qui m'échappe ! Je me vois dans la peau distendue de T., bonhomme, mais plus séduisant, juste rond de manières et affable. Je ne sais plus ce qu'il en est. A Badefols, une table extérieur au travers de l'entrée nous montre un établissement fermé, n° 5. Coubjours : magnifiques paysages gâchés par l'obsession du gîte. 6e à St-Robert,en plein virage, n'ouvre qu'à 16 heures : pourquoi ce négligences ? 7e à Ayen, dans une belle résidence à peintres, plus question d'Objat : Varetz. Circulation là-bas infernale. 18 mn faites. Le soir : coincés derrière un muret, des bacs à fleurs ornés de grappes, nous écoutons des crétins rugbyvores, qui parlent par onomatopées. « Ils étaient tout en bleu, disaient des conneries », et ça discutait, et ça discutait, et ça circulait, à vous rendre abrutis.

    Et ça tournait vers la route secondaire, et ça débouchait de la route secondaire, coupant deux files sous le nez des surgissants, et le soir, infos, émission sur la bisexualité. C'est bien, entre femmes. C'est nul, entre hommes. Je n'aime pas sucer. Juste me faire enquiller. Nuit pesante après baise sportive, ce qui nous arrive, tout de même... L'impression de me construire en me dispersant.

    En m'éparpillant. Le lendemain, lecture sur la cuvette refermée des toilettes. Petit séjour à La Calèche, comme hier soir. Pénombre et aquarium. Trois secondes de mémoire pour un poisson rouge. Alzheimer permanent. La vieille dame, 70 ans, balaye les mégots, ils ont ouvert tard le soir, elle nous montre son établissement, des instruments de musique magnifiques suce-pendus aux murs, nous confie que son mari est mort en deux minutes, du cœur, se sentant partir, ce qui vaut mieux que de crever d'un cancer. J'ai toujours su parler de la mort avec les gens. Pour que cette patronne ait voulu se confier, il a bien fallu que nous ne fussions pas si ratés que cela.

    Nous jouions aux maudits incompris, et Coste me disait : « Tu as beaucoup de vie sociale ! Tu me déçois ! » Nous partons pour Collonges-la-Rouge après téléphone à Sonia, dont la voix est forcée, métallique, dans l'appareil, en pleines emplettes... Et Adam ? Je sens revivre tout ce Moyen Age... Trois fois que je lis ce Jeu de la Feuillée, au hasard cahotant des programmes...

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    « SAINT-CERE » 56 09 05

     

     

     

    St-Céré. Je marche dans les rues « crinière au vent », passé de « jeune écervelé soucieux de son effet » à « vieux peintre pathétique ». Nous partons dans le frais, vers Collonges-la-Rouge (« plus rien ne bouge ») - deux heures de bonheur, à se demander si l'on est heureux, à conclure que « oui », photos numériques à la pelle à la pluie. Ce que l'on serait si l'on était un autre, « Mystère du monde, accorde l'Harmonie ». Brugnon articulait « Villa Harmonie » comme on déguste un fruit, baissant la voix, il l'aurait dit de façon enfantine. Aucune réponse de ses veuves. Derrière moi ça dort. Après Coullonges (acquisition d'un lézard rembourré), nous gagnons Cameyrac, où Fénelon (de Ste-Mondane) posséda aussi un bâtiment-presbytère.

    Crêperie, des Espagnols non castillans malaisés à comprendre, avec deux petites sœurs à se damner déjà, l'une belle comme une femme elles se rendent pas compte car il ne s'agit pas de possession sexuelle mais d'envoûtement – le corps n'est plus ce que l'on prétend, présomptueux, posséder ; c'est une atroce impuissance imposibilité d'un autre règne, d'un autre ordre au point de vouloir frapper transpercer transgresser la Frontière Señor tién piedad de nosotros et le sous-chef crépier de ronchonner Des Espagnols on en a eu toute l'année y en a jusque là ta gueule charron ouvre un steak-frites.

    Juste à côté « Menu Espagnol » boutique vide, sans Espagnols ni pitié saloperie de commerce - nous rejoignons la bagnole à l'ombre. A St-Céré donc le troisième hôtel est le bon, car devant le second, fermé , démarrait une noce à char-à-bancs 1880, coiffes et hauts-de-forme. Dames blanc crème. Je monte à l'hôtel Touring. Charmant réceptionniste, pédé si j'avais le temps, et que les odeurs de glandes à cul n'écœurent pas. Mon patronyme lui évoque celui de son maire près Limoges. Des bras je lui prends les oreillers que ma femme réclame, je peux les insaller mieux qu'un larbin. Et puis je suis revenu ici, dans ma chambre, après avoir dégoté un cybercafé juste à côté d'un cybermagasin qui n'envoyait vers d'autres, « au-dessus de l'office de tourisme » -  « mais je ne sais pas si c'est ouvert le samedi. - Ben j'm'en fous tant pis. » Et je suis revenu.

    Je me sens tellement plus chez moi à l'hôtel. Anne dort. Sans elle pourtant je sais quelle pente j'aurais dévalée. Quant à l'endormissement, j'en eus l'explication de la bouche d'un éphémère collègue : c'est que je ne provoque ni tension ni attention, sans peur, et que la sensation s'invite et ne lâche plus, vous menant inexorablement vers « la vie ressentie, à la source même de l'être », Bergson dixerat. Situation, le lendemain, très particulière : dans un fauteuil de hall médiocrement éclairé, attendant le lever d'une encore ensuquée dans le sommeil. Nous avons présumé de ses COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    « SAINT-CERE » 05 09 2056 2

     

     

     

    forces. Elle se trouve plus affaiblie que je n'aurai cru, devant éprouver de grandes difficultés à dépasser désormais les frontières de l'Aquitaine. De plus, mes lectures de cuvette à chiottes m'ont semé one more time le doute quant au bien-fondé de ma conduite de vie : l'étude du Talmud en effet se fonde sur l'effort, l'engagement affectif. Or je n'étudie, quoi que ce soit, que pour avoir empilé, entassé, derrière moi, tels ou tels livres, en les oubliant. Comme on accumule des nombres en comptant. J'ai sursauté en lisant le passage où l'on reprochait à certains sages de ne pas mettre en pratique, matérielle, leurs connaissances : c'est tout à fait moi.

    C'est très simple, je refuse. J'ai peur. Incroyable le nombre de ceux qui veulent absolument que l'on s'engage, du Talmud à Sartre.

     

     

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "PETITES ERRANCES

    GAPENÇAISES 56 10 07

     

     

     

    Après tant d'évènements, je peux en revenir à mes talentueux chapitres... Il y a cette montée en car, derrière ces volubiles Allemandes, à qui j'ai bien montré par les oreilles que je parlais, moi aussi, l'allemand – sans les comprendre toutefois : au téléphone, mêlé d'hébreu de pacotille. Cette lente tombée du soir, avec mugissement des montagnes plus hautes après petit pissat dans un buisson de Manosque : "Vous m'attendez au moins ? - N'ayez pas peur, il y a du monde." Ce jeune rouquin de l'université d'Aix: "Cela ne vous dérangera pas, si je... - Non non !" - et de tirer de sa poche un Spinoza, veinard ! Moi qui n'ai jamais pu franchir la première assertion : Si la pierre qui tombe avait une conscience, elle se croirait libre ! - et je le lorgne en biais, lisant aaussi Freud, en anglais, par-dessus deux langues : The man's soul, et je me rappelle que l'université d'Aix, avec Strasbourg et Paris, forment la plupart des agrégés de France, que l'on supprimera un jour.

    Il décroche un portable et s'exclame : "Ça alors ! Toi qui d'habitude me téléphone toutes les morts d'évêques ou chaque fois qu'il se vend un cercueil à six place !" - je pouffe, il m'et reconnaissant. "Moi, ça va ! Parle-moi plutôt de toi. Téléphone-moi pour me parler de toi." L'interlocuteur est un Suisse qui fait le va-et-vient du Vaucluse au Valais? Et je ne saurai rien du petit rouquin mince aux timidités de potache, tandis que je lisais à son côté Nocturnes d'Ed McBain, sombre histoire new-yorkaise (ville d' "Isola")où s'assasinent les vieilles pianistes arthritiques des doigts. Je l'ai fini, les méchants sont punis, la justice régnante et les procédés bien rodés – surtout ne pas feindre en autocar, en train, comme j'ai fait avec l'hébreu : c'est Daninos qui me l'a dit ; "Tu te souviens des plants de tabac à Madagascar ?" - ou mieux encore, entendu au portable : "Alors, à demain à Oran !" - mais oui ma bonne dame, rien de plus commun que de prendre le vol Marseille-Oran – il existe donc encore des Français d'Algérie, des Oranais même : de ces petits gâteaux garnis d'abricots dans le jus.

    De Manosque à Sisteron glapirent près de moi deux écolières brunes, mâtinées d'Orient, bredouillant et mâchant chaque syllabe, surexcitées voulues comiques dans le gazouillis de treize ans trois quarts : des histoires de chien à caresser, "hideux le chien, hideux, tondu", chargées de sexe implicite à se tordre, mais d'une telle innocence d'enfance, début de sève où tout fait sens, où chaque mot donc se charge en 5e vitesse de plus de volupté qu'il n'en contractera de toute une vie. Puis deux sexagénaires si vieux amis, l'un Richard Pierre ou Fabre ou tout autre entomologiste me régalant d'explications confuses sur la route à prendre de "Formule Un", chaîne de mon hôtel pas cher. Cependant l'autocar virait, sans trêve, et je dus descendu quémander mon chemin tirant ma tirette, les anses de mon sac d'occase ayant rompu. Enfin j'y parvins, signai mes 3 chèques touchables en trois mois ("Le patron sera là mais ne voudra pas"). Puis téléphones, puis téléphones, puis télé, puis bouffe frite et chocolat, puis promenade entre les magasins qui vidèrent la ville, McDo, Lidl et Carrefour. Et j'ai monté puis descendu l'avenue, j'ai pris l'appel de ma femme qui ne m'aime plus et couche avec une autre, puis il y eut un nuit, et il y eut un matin... Petit-déjeuner dans la salle aux sièges de bar, pas de dossier dès le dessus des lombes, un jus d'orange. Une longue descente vers le centre ville, un Parc des Pépinières, un musée "Fermé en octobre" agrémenté de phrases sur ses frises, comme à Paris le palais de Chaillot.

    J'ai fait le tour de ville avec le plan de Gap ("Six euros cinquante ! - Pardon, quatre euros cinquante, c'est marqué là") intensément prié à la cathédrale pur Napoléon III (fleurissaient des affiches sur le diaconat, remis à l'honneur par Vatican II (Mgr di Falco cherchant un diacre à vie comme Alcuin à lire un beau jour avant de crever) – payer la voyante Tara, qui prédit bien. Remboursable. Sinon tant pis. Retouor à la chambre. Soigneux message à Domi par SMS interrompu d'une fâcheuse communication de Katy (en scène atroce avec son mec) : "Ce pied Domi, ce pied", même chose qu'à son ex, mais pour lui, j'ai développé : "Ds une chambre 1personnelle à souhaits, à moi tout entière, sans autre contact humain que strictement commercial." Katy : "Ne téléphone plus c'est horrible, il a pété le portable contre le mur"- c'est faux, Katy, cela s'entendrait.

    Au bout du fil un silence absolu. J'aurais dû ouïr de longs hurlements. Tu affabules. Tes scènes ne se peuvent pas. Tu te réserves de me recontacter – fais donc à ta guise, je l'aurai eu, mon amour standard, c'était donc ça, comme un roman, que tout aille comme il veut, tu viens chez moi dès que tu veux, ou bien je t'emmène, tu sauras bien quej 'étais dans le vrai : le romanesque seul est véritable. Savoir si Cervantès est de la même trempe qu'Alcofribas Nasier – non...

     

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 1

     

     

     

    A présent, "Promenade en mer". Je hécris pour la postérité. Je partis seul, nous revînmes quarante. The captain was dubitative : the sea was rough, we would'nt start. Eh bien si. Le groupe de septante papies-mamies se réduisit comme beurre en broche, et je gagnai le pont d'en haut, sûr d'y être moins nauséeux. Certes ! mais de bons paquets de mer en quittant le port. T puis, devant vous de face, ou derrière, des hommes et des femmes tous joyeux, dont un Jean-Marc fleurant bon la vinasse et qui mimait sans cesse de la main le retournement imminent du bateau ; un rigolo, à casquette SNCF, qui avait déjà "fait la croisière". Commentaires futés de fuser tout au long, si bien que je ne pus me dispenser dans émettre d'autres – assez peu, mais assez bons.

    Il régnait une "franche camaraderie", les vagues courtes tapaient les culs. Et défilaient à droite, à tribord, falaises et calanques, avec le commentaire du fils du patron, mêlant son discours de guide d'une multitude d' "y" superflus : c'étaient ma foi des rochers qui tombaient tout droits ans la mer, bien pittoresques et tout, dûment bouclés dans ma boîte à photos. "Le Trou du... le Trou du... Diable !" dit le guide, juste sous le Doigt de Dieu, lui aussi en photo, plus le cabanon où fut filmé Alain Delon". Au retour, vent de face ("vent debout"), remontée du col sur les oreilles, buée sur les lunettes – ouf, accostage. Et fin de rédaction. Toute la pente à poster des SMS, à Sonia qui me conseille de pisser contre une cabine transparente – "idée de Maman ! - Je l'emmerde, à pied, à cheval et en voiture !" - Homme libre, toujours tu chériras la mer. Et je n'ai pu trouver A l'est d'Eden, mais une libraire au crâne ras pourtant magnifique, me passe un prospectus des éditions Milan qui porte le slogan Lire nuit gravemen aux idées reçues. De retour chez Coste en haut de la pente, affalé devant un match télévisé.

    Celan ? Il est dans le buisson en train d'chier. Double enseignement : 1°, j'ai vécu en me marrant, pas toujours si malheureux que ça. 2, je dois jouer, bouffonner, scapiner : tout le monde s'en aperçoit, mais je ne sais communiquer que de cette façon – sinon gaffe sur gaffe, mise au jour d'un fascisme latent, de mon mépris total pour tous ceux qui ne sont pas mon public. J'en prends acte et mon parti. Quant au (trois) peuple, j'en suis issu, j'y ai vécu, grand-père ouvrier devenu chef de gare, maman fille d'agriculteur devenu contremaître, qui lui, au moins, a fermé sa gueule pendant l'Occupation. Si j'avais toujours vécu dans le peuple et sa fraternité, au lieu de me croire supérieur pour avoir fait des études de même, je n'aurais pas voulu me faire connaître des élites autoproclamées autant que cooptées, mais rien ne dit que j'eusse obtenu l'amour et l'intégration – problème : peut-on rester du peuple après avoir perdu les préjugés du peuple ?

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 2

     

     

     

    Les mots, cher Celan, sont donc "rassemblés" (zusammengetretene [...]) quand je les avais crus "foulés aux pieds" de treten. Le prof d'allemand m'avait bien dit que le plus difficile, en matière de vocabulaire, c'était l'arbitraire de la spécification : Durchbruch, étymologiquement, signifie bien "irruption", mais dans le sens courant, c'est la diarrhée... Voir aussi comment on dit "la lèpre" ! (der Aussatz). En ce moment j'ai hâte de m'interrompre pour me foot ; simplement, resté peuple, il eût fallu savoir ne pas s'y borner, se lasser d'entendre à toutes les fins de phrases "putain d'enculé de la mort" – mais à 40 ans, mon amie, il est trop tard : il te reste une faiblesse d'esprit qui te fait prendre les élucubrations d'un autodidacte, à mon sujet, pour parole d'Evangile...

    Je te reproche d'avoir à mon compte repris les propos de ce traître : "Tu passes partout pour un con" – non, mes amis : chez les "pousse-toi de là que je m'y mette", assurément. Mais ailleurs, non.

     

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    "ENTRE NARBONNE ET MONTPELLIER" 57 03 22

     

     

     

     

    Jamais je ne révélerai ce qui s'est passé. Je suis, me crois ou me veux amoureux de Liétouva. Je ne saurais plus faire l'acte qu'avec elle. Tout autre comportement serait trahison. Que faire. Ennui considérable dans ce train. Débris de ma vie. Salut David, Brocanteur ; je savais bien que tu viendrais fourrer ton nez ici. Par moi-même il m'est impossible d'écrire. Mes raisonnements se brouillent car je l'ai voulu. Je parviens à manipuler le monde (en ce sens seul je suis un "manipulateur") – tant est grande la puissance de l'esprit - mais qu'est-ce qu'un Romain qui pense ? Existe-t-il un monde extérieur ? A côté de moi deux femmes en lunettes noires, devenues amies en 100 km, et juste sur mon siège à mon flanc personne, d'où Dieu merci mon voisin avait émigré : nous ne pouvions bouger que nous ne nous touchassions.

    Pour faire bonne mesure j'avais aligné quelques lettres hébraïques, graphisme de CP. Mes doigts sentent les chips "façon barbecue". De ces hommes et de ces femmes du wagon je ne connais rien, démarches sentimentales, déceptions ou plaisirs. Quand je suis pris ainsi de grands apitoiements, l'éphémère compassion pour le genre humain, rien ne me vient, ni ligne écrite ni désir de se distinguer. J'ai vécu sur scène : mais le plateau s'effondre de toute part. J'essayais de ne plus penser, du tout. Soulagé. En toute logique je voulais l'obscurité : je lançais les papiers dans le caniveau. Mon nom est Maudit Anneau. Comme Salinger : pas une photo pendant trente ans. Liétouva me téléphone : "Joker ! Joker !" en plein train. Je suis si merveilleux si coupable, lièvre non de Partagonie mais de Suomi, extraordinaire surprise – tout se brouille je n'ai plus d'ami, j'enverrai tous azimuts avant le sabbat final. Terzieff hochait la tête, sans plus saluer le public, tout septuagénaire il irradiait, pourquoi tant de haine afflue-t-il à ma conscience, le sexe dérobé l'amour offert, wo pou dong "je ne comprends pas"... Puis, à Espinasses, de renseignement en renseignement – Belges à la bouche pleine – découvrir la petite maison jaune de Dorimon, portant sur la boîte aux lettres les initiales de ses deux filles, Dominique et Euphrasie. Monter doucement jusqu'en haut du remblai de St-Pons au-dessus du lac de retenue, redescendre en multilpliant les photos numériques. Fatigue immense. Indigence de Putzulu dans Boubouroche, après que j'ai vu en personne Michel Simon à Tanger. Ma petite table d'angle mal éclairée, sous la télévision.

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    « ETONNANTS MUSICIENS » (La Ciotat) 57 03 24

    Etonnants musiciens que les compagnons de Marcello, dit Coste, ouvrageant le Quintette de Schubert D 956. Réminiscences de la Trinité deux ans plus tôt composée. Deux femmes violoncellistes marquant leurs sourires, je ne les connais pas : Elisabeth, sèche, Nicole pulpeuse. Plus le premier violon dit « Michel », et René compositeur de Perpignan. Des dissonances. De très beaux passages, musclés et fins. Des empressements. Des amitiés non de sac mais de cordes. Je reste en retrait, maniant l'éblouissant Fotogerät, après nos inévitables captationes benevolentiae. Dieu merci sans applaudissements.

    Des hachages en effet, des bizarreries – cours perpétuels, comédies perpétuelles : agir dans les contacts sociaux de la même manière qu'à son bureau, le regard luisant mais pas trop, sourires, plaisanteries modérées, silences disposés pour laisser place à la respiration, cela marche ; mais toujours sur l'hâbrech, épuisant, toujours mieux cependant que cette indifférence de fatigue : je vois que tu te fous complètement de mes discours – et si je voulais être seul ? Faire la gueule ? Anne elle-seule pourrait comprendre. Je lis pour le moment Celan, coup de foudre non de cœur mais d'esprit. L'ouvrage de Nouss m'initie, j'apprends à lire le noyé de 70. N'ai toujours pas compris Novalis, donné à Ch. M.

    Pour Celan, c'est d'abord l'allemand, puis le français page de droite, puis retour au germain. Pour finir « une strophe par cœur aussitôt oubliée ». Je me dis « Mon Dieu que je m'élève » ( « au-dessus des autres, minable critère : toutefois lire et réciter de toute ma conviction ; j'apprends Atemwende). « Bei den zusammengetretenen Zeichen », « près des signes rassemblés » : sont-ils hébraïques ? Mon attirance est ambiguë, tient du charme et de l'agacement : faire l'enfant, la femme, le vieux, le sage et le fou. J'embobine mais point ne manipule. Sans mener quiconque au rebours de sa volonté, je le croyais. Celan ne m'attire pas outre mesure. Trop abstrus. J'ai voulu simplement explorer ce territoire. Voir si je peux l'annexer à mon puzzle. Afin de faire effet dans les conversations, les contacts. « Mais tu sais tout ! » (« les habitants de Buenos-Ayres s'appellent porteños »)- grand-père explora les Pampas dans les 92/93 du XIXe ; il poussait des wagonnets chargés de bouteilles à peine soufflées.

    Il n'a pas tenu longtemps ; mais j'ai peut-être un oncle en Amérique. Le reste de sa vie le père de mon père a fait des enfants au « Colonel », sa femme, qui « n'[a] jamais éprouvé le moindre plaisir avec [s]on mari », Alphonsine née Crut. « Pour suivre ta conversation, disait Marcel le musicien, il me faut un esprit vraiment habile » - pour moi la culture serait donc de placer un mot qui relance le discours, permettant de briller à faible coût ? La culture serait posture, amour cabotin des planches ? ou bien je vais plus loin et tombe en mystique : « entre les mains (« aux mains ») de Dieu, rien ne servirait de connaître Celan, ni Shakespeare ? Est-ce si banal ? Double façon (les planches, l'autel) de jeter le leurre ?

    D'évacuer le moi ? Ne resterait que la franchise, l'aveu de sa sottise, des surfaces ? J'ai comme repoussoir les outrances de ceux qui prétendent « avoir foré plus loin » : je m'essouffle à débusquer chez eux le moindre signe d'orgueil. Béjart croyait en ce qu'il faisait. Celan : persuadé d'agir au mieux. Et, chez tous, cette conviction que le moi n'était rien, quitte à le renforcer par son oubli – chassez le moi, il revient au galop.

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    LA VIREE DU BARON

     

     

     

    Ecris, Moïse, tes mémoires.

    Je suis parti vaillant, après lecture sur Napoléon, pour l'Auberge de la Bergerie, 5 km : affiche plaisante, un mouton aux dents qui dépassent, et broutent – pourrait être méchant, plutôt mordant, sarcastique. Au début, c'est très dur : de hautes montées goudronnées, sous le soleil déjà chaud de 10h. Suis obligé de, m'oblige à compter mes pas, surveillant le cœur, prenant dix aspirations immobile tous les 120 pas soit 100 mètres. La route se replie sur elle-même, les voitures descendent vers Privas. Tout ce trajet, sur la corde interne des virages, il faudra demeurer immobile et plaqué, pour ne pas se faire écharper par les véhicules. Des profondeurs de la vallée d'Ouvèze monte la rumeur de cette grappe dispersée d'œufs de fourmis de Privas, dont la zone industrielle, hideuse comme toutes, couvre une surface supérieure à celle de la vieille ville, elle-même corsetée de brillants HLM des sixties. Plus loin, le Mont Tholon, dont j'atteindrai, puis dépasserai la hauteur.

    Je retrouverai ce soir ces trois hideux chancres parallépipédiques tenant lieu d'obligatoire Cité pour toute Ville Moderne qui se respecte. Je monte et monte, de volée en volée, jamais plus à la fois que 100 ou 200 mètres, sans que la rumeur industrielle et motorisée s'atténue. Marche lente, à la montagnarde, à la Giono, à la Frison-Roche. La première halte sera d'un site de deltaplane. Il y a là une table à deux bancs d'aire autoroutière, le tout faisant corps. Je m'assieds, envoie un message à Domi qui reste mon ami quelque part dans un petit coin. J'apprends que mon fournisseur me coupe la communication partante pour impayé. "Former le 700", quod facio, mais tombe sur des répondeurs en gigogne : taper 1, taper 2, taper dièze – je ne vais pas m'emmerder avec ça quand je domine tout, y compris, vers l'est, des nappes de brouillard au creux des pentes (photos).

    Mais risquer sa vie (je maintiens que le parapente, au même titre que le saut à l'élastique, est une activité masochiste, voire autosadique, et que j'interdirais sitôt que je serais dictateur ; c'est une honte, un manque de dignité pour la propre dignité de son corps immortel, que de lancer ainsi dans le vide de la mort sa personne même, éternelle et friable) – risquer sa vie pour voir au-dessous de soi cette infecte vallée privassienne semée de villas blanches comme autant de parasites en larves. À coup sûr il existe de plus beaux sites. Un chien maigre et noir, un maître maigre et noir de cheveux et de vêtements, passent dans mon dos, le chien me flaire (pas l'homme). Les deux humains se saluent de la voix.

    J'espère qu'il ne se promène pas à pied, pour ne pas le recroiser, comme je le fus par une mère et sa fille en Aveyron jadis, qui se dirent "merde" en revenant vers moi sur un sentier, chacun de nous ayant fait demi-tour. Dieu merci, la petite voiture proprette de la Drôme prouve sa non-pédestrisation. Comme elle est propre et lissée, la petite banquette arrière à chabraque fauve ou faux cuir pour le chienchien bien-aimé ! Or la montée se poursuit, halte, repos, trajet pesant, 15% de dénivellation, pointant du doigt tous les 120m les débris de l'été, bouteilles de plastique et autres canettes, que les estivants se croient tenus de jeter par les portières. Je te renverrais tout ça aux fabricants avec une amende de 100 euros, à répercuter sur les prix de vente... Et je parviens enfin, après plus de deux heures très lentes, à l'embranchement de l'auberge : même mouton sur le panneau – "Attention, enfants (centre aéré)" – peut-être plus en octobre, halte assise sur un petit tronc de rameau. "Suivre Fromage de chèvre" (panneau resté invisible), vente (décidément) à la ferme" : il faut bien que les pecquenods vivent !

    Bien d'ailleurs, à en juger par la guinde à 20 000 euros qui se fait ouvrir par télécommande les vantaux forgés de la vaste propriété patronale. Je monte. Et je vois au loin, pour longtemps, se rapprochant si lentement au pas de l'homme, 3, 5, 6 éoliennes. J'approche du sommet de la Côte du Baron, au nom si plaisamment et doublement boucher. Certes, les éoliennes me semblent une escroquerie écologique : des tonnes de ciment dans le sol pour les fixer, l'entretien plus coûteux que les économies faites ; mais j'aime ces tournoiements, qui introduisent dans le paysage un peu conventionnel des hauts plateaux pâturés la fulgurance d'une modernité, de la même façon (référencer rassure) que les moulins à vent du XIe siècle se sont mis ) ponctuer les campagnes.

    Pourquoi trouver beaux les moulinzavents, et dénigrer les éoliennes ? Peur du gigantisme ? Posant le cul sur une pierre, je manque écraser une femme, pardon une mante religieuse. Puis je m'approche de ce monstre brassant, les autres plus loin tournant en même temps, les 6 trios de palmes en synchronique, dans un houlement de tempête. Le rythme du marcheur permet de voir le profilage admirable des pales conçues pour engranger le plus de vent possible. Et sur la gauche, obstinée, que je prenais pour le grincement des rouages géants là-haut, le tintement tout bête des clarines à moutons, qui paissent là sous le vent – mais ils ne se laissent paqs photographier. Petit couplet sur le moderne et l'ancestral ? c'est fait.

    Le blaireau mort, en revanche, vu de cul sur le bas-côté, s'est laissé prendre le portrait, avant que trop de mouches s'y mettent. Ses yeux sont ouverts et ternes, car nul ne ferme les yeux des bêtes – pour mon chat je n'ai pas osé, crainte de sentir les globes oculaires céder sous mes doigts comme une dégueulasse purée de myrtilles. Je crois que j'ai longé des éoliennes 3 bons quarts d'heure avant de voir la fin de ma route, embranchée vers Blêmas à gauche, col du Pontet à droite : la mémoire des noms m'échappe. La carte consultée m'a tiré d'erreur, et longeant une ferme (photo du toit retenu par les pierres), j'amorce une immense descente, à deux versants cette fois, sans forêt pour l'enclore à droite ni à gauche selon les méandres, un paysage ouvert et verdoyant. Un couple mixte de cyclistes croise ma route et saluent, chose inattendue pour l'Ardèche, où l'on est ma foi bien plus aimable qu'au Périgord. A gauche, village de Freyssenet, "un bijou !" - m'exclamai-je avec la discrétion d'une Castafiore.

    Église, vite. Suivi du regard par une quadragénaire peu amène et vachement desséchée sous son chignon. Je vois sur une porte une clé à breloque de plastique bleue, qu'il suffit de tourner (l'étourderie du gardien !) - photographie de l'autel d'une seule pièce, laissant la porte ouverte dans mon dos pour éviter toute interprétation de larcin. Pas d'orgue, nudité. Les deux fils Faure, les deux fils Ville, sont tombés au champ d'honneur, 8 morts pour ce petit village. Je ressors m'assoir sur un banc, refermant la clé oubliée par la dame au chignon. Son mari passe en contrebas d'un pas traînant pour héler un tracteur. Photographie de la mairie, avec son petit drapeau. Pendant ce temps l'épouse va et vient de chez elle au hangar à bois, pour bien me montrer à qui appartient tout ce coin de hameau.

    Je la salue poliment, l'obligeant à répondre, sévère, en pantalons, mais jadis, elle aurait porté un sarrau. Une porte en bois, plus loin, m'indique "Monmé, tabac, épicerie". Je n'ai toujours pas mangé. Je ne rentrerai chez moi qu'à 19h30, épuisé, raidi, disloqué. En traîne-savates, genoux bloqués, mollets en poteaux, et toujours à jeun, juste des mûres, dont j'ai souillé ma devanture. Achat d'un flan, enfin du frais, cherché l'Intermarché, revenu sur mes pas, tenté du stop, remonté fourbu, 1l 1/2 de Coca plus 4 produits laitiers à la vanille. Le front dans la main à mon balcon, la zone qui gronde en contrebas. La caissière asiatique à face plate, fascinante, m'a snobé. Le petit Zinedine est allé rapporter sa "surprise" bleue pour garçon ("Veux-tu me ramener ça où tu l'as pris ! Allez hop !") La plupart des gens sont bien disposés, pacifiques.

    Ce matin, monte en ville me vautrer sur deux bancs de métal vert face à face, écoutant Jérôme Savary. Privas ressemble à Gap par les reliefs qui l'entourent. Et la circulation intense a répondu à la désertification de l'arrière-pays. Je me souviens d'une mémère bien solide qui braillait à son interlocutrice en frisous, courbée sur son Caddie : "Pour payer les impôts, nous sommes là ! Mais pour ce qui est des services, on ne nous connaît pas ! - C'est vrai, madame l'ex-syndicaliste, c'est vrai, on se fait piétiner" – tandis que Jérôme à l'antenne trouve Sarko sympa comme individu, sa politique étant détestable. Je me demande quelle cible nos braves opposants vont bien pouvoir se dégoter une fois que Nicolas S. aura quitté le pouvoir – ah les niais ! Phares précoces dans le brouillard, hier je suis monté là-haut, sur ce coude de goudron alors surchauffé, nostalgie à 47€ la nuit. Profiter du dernier crépuscule à Privas. La piscine est fermée. Un chien aboie d'un ton grave à son propre écho. Que se disent-ils ? J'ai besoin de bien soigner et consoler ma femme. C'était bien, Privas, vous savez.

    J'étais déjà venu deux fois. Il y avait un auvent, une place déserte, un orage et la nuit tombante. Ou bien ailleurs. Plus loin, près de l'autre hôtel. A Millau non plus, à Rodez, Saint-Flour, vus en 76, avant l'informatique, avant. Frisquet sur le balcon, table en plastique, foules absentes, veilleuses qui s'allument, au revoir, prochain objectif Charleville, adieu Brocanteur.

     

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    Tout a commencé fort banalement, par un long trajet en bus, ma ville entière traversée en 35mn, sans émotion particulière, sans le moindre incident. Pas de Noir qui vous prenne à partie ni par les parties. Un train vers Paris sans histoire, la queue à Montparnasse pour un tiquet de métro : une fille très pâle et son mec à piercing, très pâle, dans une langue incompréhensible – esthonien ? islandais ? Puis la queue s'interrompt, l'employée tendant son ruban : "Désormais c'est fermé, voyez l'autre file." Que faire ? Couper "l'autre file" par le travers ? À quel endroit ? Nous nous résolvons à nous répartir près des points de vente automatique : "facile", disent-ils... pour ceux qui comprennent! "Nous ne rendons plus la monnaie", l'arnaque !

    Le temps perdu m'enlise la pensée, je compte les stations jusqu'à Gare de l'Est, sans même pouvoir profiter d'une excitation parisienne, m'inquiétant de mon retard. Voie 27, le Paris-Mézières, une fille qui dort avec une tronche grognonne de musaraigne aplatie, malgré son exaspération de me voir tournoyer puis m'abattre auprès d'elle (le temps de trier ce dont j'ai besoin). A mon arrivée, voyant la rareté en ce lundi de Pâques des bus "3" municipaux, je tente l'heure de traversée pedibus. Une mémé me baragouine Dieu sait quelle langue, iranien, portugais ? Je pars au pifomètre, sans plan, guidé mar mes seuls souvenirs d'internet. Mais tout est bien plus long ! Mézières s'étire lamentablement, premier pont, deuxième pont, l'avenue Carnot étire indûment ses numéros jusqu'à plus de 220.

    Enfin, à une station service (spectaculaire évasion de 480 talibans dit la radio je n'en suis pas le pompiste me fait la grâce de rire, je suis échevelé, fatigué). Première chambre pas prête, c'est le cas aussi pour un couple de vieilles gouines avec leur chatte "bonne voyageuse", car je m'en suis enquis pour faire l'aimable. Numéro 202. Le gérant ressemble à Fabien Burgot. Télévision. Zapping effréné. Un dimanche à la campagne, avec le merveilleux Louis Ducreux, mort peu après. Quand j'éteins, je n'ai plus pour me contenter ni force ni envie. Mais je me promène en zone industrielle, sous une longue rangée de réverbères. Dans la forêt adjacente, juste des craquements, une vaste tranquillité.

    Au bout d'un diverticule, un bâtiment plat derrière des camions de Z.I., "Chambres funéraires – Tonnelier". Je n'ose pousser la porte, un macchabée en pleine nuit ? Le lendemain soleil, un bol de cornflakes au lait, je reprends mes 4 kilomètres, un bus 3 me double, dont le chauffeur m'indique du doigt l'arrêt suivant, il m'attend porte ouverte, je galope à couper le souffle, redescends rue de Nouzonville, beau panorama de Meuse, Pointe du Moulin. Au large un pagayeur COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    pagaie à grands moulinets, 10h moins 10, les employés préparent l'ouverture, l'ancien Moulin abrite le Musée Rimbaud : ce ne sont que copies et photographies, le seul qui m'émeuve est le non moins tordu Camille Pelletan, qui se tripote un bâton d'un air farouche. Je tâche, à ce Coin de table, à me passionner. Le premier étage présente du Plossu. On ne s'appelle pas Plossu. Et ses clichés, en noir et blanc, se perdent au sein d'immenses marges encadrées. Tout relief se voit gommé, et les petits paysages ainsi étiquetés perdent toute puissance émotionnelle. Le catalogue, bien paginé, peut entraîner l'adhésion.

    Le deuxième étage présente encore moins d'intérêt si possible. Rien du tout n'en présente en fait. Et Plossu bat des records de banalité. Ce qui laisse libre cours à l'imagination bien sûr, mais cette paroi toute nue en laisse encore bien davantage. Et puis Rimbaud n'est pas mon poète. Trop sûr de lui, trop arrogant, grande gueule, sans manières. Sa poésie trop péremptoire. Dans sa maison quai de la Madeleine, des installations "à la page" masquant mal un vide intersidéral : oui, Rimbaud vivait là – et après ? Une double banquette, de la musique à partir de bruits, censée nous faire voyager. Dans une autre pièce, des extraits de poèmes balafrent le mur : c'est la chambre de notre poète.

    Rien que du conventionnel. Sauf au deuxième étage où retentissait la voix rauque d'un locuteur amharique, encore l'émotion demeura-t-elle bien rudimentaire. Mon souvenir amplifiera tout cela.

    Suite

    S'il n'y avait pas ce désir de repentance, de retour à la vraie Foi, jamais je n'écrirais. Il faut bien que je croie en quelque chose. Le mensonge mène à la banalité, qui mène au silence, et sans doute jamais ces paroles ici transcrites ne trouveront-elles de lecteur, puisqu'au moins trois ans passeront avant qu'elles ne soient imprimées. J'entends d'ici rire dans ce minable hôtel où se déchaînent les grosses rigolades et l'ivresse. Je viens de voir l'étrange dénouement auquel se livre l'adaptateur de Boule de suif. Pour ma part, je peine à raccorder les morceaux. C'est de mon plein gré que je me suis lancé dans ce parcours casse-gueule de la vérité. J'ai rencontré rue Dolet une Anne-Marie de mon âge, qui m'a demandé mon prénom.

    Elle m'a dit "Jai la diarrhée". Le flirt commençait bien. Tant elle se plaignait avec sa béquille que deux fois je l'ai embrassée, sa peau était d'une douceur satinée. Je n'aurais pu la secourir davantage, car il m'est venu à Bordeaux une vie et une famille. C'est par ici dans les Ardennes que COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    je me sens bien, parce que j'y ai des attaches spirituelles, à 15 km de la Belgique : mon père a vécu et souffert ici, "à l'E.P.S. de Mézières". Puis il a commencé sa carrière cahotante, empreinte de misère et de coups de gueule, toute baignée par la peur et ces préjugés sur la domination du mâle. C'est ici que j'ai dit à Evelyne Ferry "Tu commAnderas les jours pairs et moi les jours impairs". Nous étions à Mohon, dans une cité ouvrière peut-être disparue. Les femmes portent un précieux calice. Je lui disais, à cette Anne-Marie dont le prénom fut couvert par un passage de voiture, qu'à nos âges personne n'était plus libre.

    Mais au retour de mon expédition, comme une pluie perçante commençait à tomber, j'ai préféré prendre le bus, tandis que les passagers poursuivaient leurs conversations à l'intérieur, et plus jamais je ne repasserais au 22 rue Etienne Dolet, pendu et brûlé gros et gras l'an de grâce 1546. Je n'aurais pu soutenir toutes ces misères que les femmes traînent et qu'elles nous contraignent à soulager, car si mon père avait le préjugé de l'autorité mâle, je me trimballe pour ma part celui du chevalier blanc secoureur de la veuve et de l'orphelin. Déambulant tout doucement parmi mes battements de cœur, je suis remonté vers le musée des Ardennes, où j'ai gravi les quatre niveaux de la connaissance : depuis le petit casque enfantin du guerrier de La Tène jusqu'à Charles de Gonzague et au-delà.

    Il y avait une vieille érudite et son ami ou fils, déchiffrant une inscription sarcophagique : "Mais non, ce n'était pas un citoyen ! il portait un gentilice local, en -o ! " Je n'ai pas voulu me mêler à la conversation. Il ne m'a pas été loisible de côtoyer cette inscription étroitement chaînée d'une lettre à l'autre. Je me suis reposé devant la sombre reconstitution d'une apothicairerie du XVIIIe, les laissant à leur tour l'admirer. C'était aussi la première fois dans un musée que je voyais un Isaac tête sur le billot ouvrant la bouche de terreur dans un éclat de cri, bouche ouverte et circulaire en biais, semblant victime d'un éclatement de pierre accidentel. J'ai photographié maintes choses, des marionnettes du théâtre d'ombres de Java, recherchant à ma sortie ce fameux automate de la place W. Churchill : chaque heure présentant un spectacle différent.

    Or le ventre du bonhomme était resté bien derrière ses planches, et je ne vis aucun de ces tableaux qui se mouvaient aux heures justes. Ce n'est qu'ensuite que j'ai attaqué le Mont Olympe. Je ne me souvenais pas de ces broussailles. Il y avait pour mes dix ans un très beau parc bien taillé, avec des bancs de pierre. Et le sol était plat et non pas montueux. Au sommet, des villas de blaireaux conçues par un blaireau de promoteur de lotissement, comme à Clermont au sommet de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Chanturgue, réduisant l'Olympe à quelques jardins où l'on voyait déambuler de gros blaireaux en bermudas. Je suis revenu par la passerelle du moulin, croisant d'indifférents groupes de collégiens enfants. Ils avaient l'air ploucs et francs, loin des teigneux de mon Sud-Ouest par adoption. Puis j'ai tourné, à droite, à gauche, dans de très longues rues à l'est de Charleville, jusqu'à ce que, parvenu à l'extrémité d'uen rue de l'Eglise, je fusse parvenu aux dernières volées de cloches manuelles devant St-Rémi : une femme au sommet des marches donnait à ses connaissances un fascicule, j'entrai après elle.

    C'était bien du monde pour un mercredi à 14h 3, et bien noir. Des fleurs parcoururent en pots l'allée centrale, portées par de diligents employés. Un cliquetis m'avertit qu'on déposerait un cercueil sous le narthex, où se tenait le vieux curé avec ses enfants de chœur en surplis, dont une grande fille. Et lorsque le cercueil entra, légèrement soulevé de tête pour bien voir et être vu de Dieu, l'assistance instinctivement se leva, car c'est avec respect que les fils d'Adam voient entrer la mort et celui qui l'incarne sous le bois sans apprêt. C'est pourquoi je désapprouve les applaudissements sous les toits d'une église. Une photo sur les fascicules me montra une femme de 60 ans, je n'étais pas de la famille et m'étais mis au bout du rang pour m'esquiver.

    Alors s'élea le premier cantique : "N'aie pas peur et regarde le Christ qui t'ai-ai-meu-eu" – mon Dieu une voix de femme si pure et si juste pour brâmer de telles âneries si inférieures aux mystères qu'elle chante. L'Eglise en vérité râtisse large, et bas. Tandis que sans être vu je remontais vers la sortie, j'entendais les accents polonais du prêtre parler de Ida, que l'on accueillait ici au seuil de l'éternité, Ida Josef, veuve depuis 95, dont les œuvres étaient rappelées, continuant celles du mari. Elle avait un esprit d'aventure car elle connaissait quatre langues (polonais, français ; anglais et allemand je suppose, ou bien russe) – comme si des polyglottes ne pouvaient s'enfermer dans leurs langues au contraire.

    Mais aussi une messe des morts eût été trop fort pour moi qui perçois à présent, aux échos rapprochés de ma voix, que le fond du cul-de-sac est proche. Alors je m'aperçus que j'abordais la gare par le nord, et m'en fus quérir les horaires afin de pouvoir dire que j'aurais vu Givet. J'y vais pour la dernière fois. Je suis donc rentré par la ligne du 3, qui pilait sec aux feux, ne pouvant rien acheter moi-même au magasin de gros : "Les ventes aux particuliers ne seront pas acceptées". Voilà comment se termina ce jour où je suis parvenu, me gavant de jambons et bananes, de biais sur mon couvre-lit, tandis que défilaient les fades infos et deux films tirés de Maupassant, après Boule de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Suif Oncle Sosthène. En ce moment l'accomodation de mon œil se fait mal, et la paroi de droite bleu foncée s'approfondit en vide et vertige, si bien qu'il me semble écrire à côté d'un abîme, tel Pascal...

    Suite

    Attention : dernière soirée sous l'artificielle électricité de ma table restreinte d'hôtel. Ce matin, pénétré d'attente, 58 04 28, je me suis rendu sous la pluie fine au rendez-vous de la cybernétique. Débarqué Bd Jean-Jaurès, j'ai rejoint mon trentagénaire aimable et direct selon lequel rien n'était enregistré. Toujours sa musique de bastringue en sourdine en boucle. Branché sur la 18, j'ai eu la surprise (fausse) de ne rencontrer aucun message de Seconde Epouse, qui joue l'offensée que je m'amuse seul. Ou bien qui se laisse brimer. Mon blog paraît et disparaît au gré des interprétations de code. Et je me retrouvre à 5mn du départ en gare : quai 5, je l'attrape.

    Carte en main du doigt de Givet. Je suis les ponts, reçois un message de Schulmann. Je lis "Fonderies Collignon", de même qu'à Givet se trouvent les usines Schulmann. Je m'enthousiasme sur le gris de la Meuse picoré de lourdes gouttes orageuses, car ici, c'est mon pays, c'est ma vallée, avec les siècles qui m'ont formé, avec mon père, avec ma mère : cela remonte jusque dans les Vosges, et le Périgord, toutes les splendeurs dorées du Pourpre, du Noir ou du Vert, ne feront pas que je ne préfère la rudesse du sanglier ardennais ou des côtes de Meuse. Le Sud-Ouest est un autre peuple, où je me suis fait à l'exil, au putaing-cong et à l'humanisme souriant : que voulez-vous, plus une guerre depuis les Religions, cela vous ramollit un peuple.

    Ici nous avons eu de rudes combats, aux frontières, à la marge – vous autres les Putaingcongs vous restez décentrés, en marge, sans poids réel, cuvant dans votre moût de ving... Et c'est ainsi qu'entrevoyant, par dessus les brouillards, les Quatre Fils Aymond et autres "Roche à 7h", je parviens à Givet, moins beau que Boigny ou Monthermé, mais doigt tendu au cul de la Belgique par où défilent les invasions. La Belgique ici est partout, à l'ouest : 3 km, autant au nord, autant à l'est. Un fort énorme domine la ville, que je contourne d'abord puis manque manquer, tournant le dos à ce pont qui fièrement s'appelle "Pont des Américains". Il n'y a rien à Givet. C'est là, et c'est tout.

    Dans son cul-de-sac visité par des bus belges aux regards ahuris, traqués, ceux des chauffeurs wallons qui serrent les fesses en terre étrangère : venus de Heer, de Bauraing, de Pte Doiche. Privé. "On peut prier sans avoir la foi, mais il faut prier pour avoir la foi." Je savais bien COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    que l'homme fabriquait Dieu, comme les balancis des déités hindous créait l'efficacité des vœux prononcés sur cette nacelle. L'homme fait le Dieu, qui fait l'homme, matière et antimatière et physique quantique et de cheval. Eros-Antéros, toute la clique, alors je prie, je demande à saint Hilaire, à la basilique sur l'autre rive. Et je prends bien garde à mon cœur, doublé par les camions. "Fromelennes, c'est bien par là ? -Oui, allez-y, pas de souci" me renseigne un grand gros en tenue de jardin. Sur le chemin (très long, Givet se prolongeant sans s'interrompre) j'aurais bien chipé quelque mignon nain mal scellé peut-être, et jouant tête baissée et regard en dessous des villanelles sur un rebec, ou un luth.

    Et je monte en tournant par dessus le cimetière. Des chalets sont là (mon prétexte étant les grottes de Nichet : mais les deux gouines incorrectes poursuivant leur conversation avec Dieu sait quel "fond d'œil" ophtalmique me dissuadent d'explorer ces cavités, 150 marches à monter, 45mn de visite (or je ne veux à aucun prix manquer le dernier train) : "Mon cœur n'y résistera pas ! Servez-moi tout de suite un Coca en terrasse". Il y a là sur des tables en bois formant corps avec leurs bancs une tripotée de sacs à dos gardés par deux Flamands flaminguants, et voici que surgissent 30 garçons et filles, tous néerlandophones, mais comprenant les restrictions de la guide française : le groupe aurait traîné, car trop nombreux dans de petites salles, et il faudra que tous reviennent s'ils le souhaitent avec leurs parents, mais ce sera plus cher.

    Je suis émerveillé d'entendre ces beaux et belles jeunes gens de 13 ou 14 ans s'exprimer, même l'Asiatique, en chantant flamand, ce merveilleux assemblage de longues et de brèves sculptant les phonèmes, au point que l'un de mes lointains Gascons ne rêvait de rien tant que d'épouser une fille de Flandres. Ces Flamands-ci n'avaient pas l'air vrai. Ils ressemblaient, avec leur naturel en langue, pressentie mais non comprise, à mes disciples autrichiens de Vienne. Quelle beauté, quelle plénitude et sûreté de soi en ces filles que ne brimaient plus désormais ni coutumes ni complexes et n'avaient plus besoin ni de moi ni d'hommes, alors que c'est tout le contraire pour les garçons, eux aussi fièrement campés et jargonnants.

    Ils s'en allèrent emportant leurs sacs sur le dos, éphémèrement remplacés par de vieux parents à petite fille tenant la pose pour faire photographier sa joliesse. À peine eus-je tourné les talons après mes adieux aux "surtons" (mais qu'est-ce ?) qu'une averse m'atteignit à travers les branches gouttantes. Et je m'esbaudissais en lançant des jurons , jusqu'à ce que, reparvenu à Fromelennes, je m'aperçusse que la pluie redoublait comme un David en fin de troisième, que les COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    éclairs se formaient à l'improviste à moins de 5 et 3 mètres de moi, inconscien fataliste. Si j'avais levé le bras j'étais mort. Un homme s'arrêta pour me charrier, car je faisais du stop sous les litres d'eau malgré mon grand âge. Il m'emmena charitablement jusqu'à la tahana hamerkazit, ne sachant si, comme je le disais, "Dieu le [lui] rendra[it]", et je séchai, j'envoyai un message à David sur le vieil orage et le compatissant chauffeur m'ayant tiré du milieu des vagues : "Reviens en entier et vivant", pourquoi faut-il que celui-là m'aime bien, je ne comprendrai jamais rien. Givet-Mézières fut égayé par une petite fille de moins de deux ans qui babillait sans savoir parler tandis que sa mère déversait sur sa tête une montagne bienfaitrice d'amour, inquiète de déranger ou d'être ridicule, mon regard aigre ayant dû se détourner pour ne pas imposer les ravages de ses préjugés : cette lère était aussi fatigante qu'un métier.

    Alors, tout titubant et trempé à côté d'un jeune Beur puant, je descendis à Roule-Couture afin d'acheter ce qu'il ne faut pas pour mon ventre, pâte d'amande à la chimie, plus bananes. J'en suis donc là après lecture de Fumaroli qui me décrit le branle vibratoire du monde, entre vrai et toc, s'imaginant dénoncer l'impérialisme américain alors qu'il ne fait qu'exposer son enthousiasme désespéré pour ce qui est, qui fut et qui sera...

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    Journal de boyatché. L'aller fut sans histoire. Des filles en pagaïe. Ça se renouvelle. Toutes belles, décidées, se défendant. Coup d'œil venimeux de la première, qui se juge mieux habillée. Un sexe puant de tabac revient des chiottes la queue entre les dents : "Excusez-moi madame, vous ocupez ma place." La nouvelle venue se tire. À côté de moi, une fillasse blondasse pas très épanouie parle à son papa, à sa maman, pour qu'on vienne la chercher à telle heure 50. C'est la loco de Pamiers, cette foix, que l'employée de Mérignac s'obstinait à prononcer "palmier" à travers l'hygiaphone. Chauffeur insolent, blasé, qui a le privilège de voir La Tour de Carol en terminus tous les jours.

    Il doit en avoir marre de la Tour de Carol. Dans le secteur se trouve un tunnel spiralé qui repasse en dessous de lui-même. Jamais vu. Des filles rouspètent pour devoir acheter ou composter leurs billets "au guichet". Pour moi, "je n'ai pas le choix", me répète le chauffeur. "Vous n'avez pas le choix ?" ("Oui, je passe devant le Campanile, mais je ne peux pas vous arrêter"). Résultat des courses, je me farcis 3 km à pied avec la valise à tirette. Des filles me demandent l'horaire de la navette. La balayeuse quinqua-sexa répond qu' "ils" ont supprimé le service ; il ne faut habiter l'Ariège qu'en saison touristique ! Des adolescentes insolentes, grossières, mâche-gommes : impossible d'aimer romantique.

    Les parents viennent aussi les prendre, c'eût été de mauvais goût de mendier une place près de papa-maman. Alors je tire ma valichotte. En plein cagnard, 35°. Le petit vieux poussif s'arrête souvent, dans les liserés d'ombre. Une voiture le dépasse en criant "...go......" - ils ont gueulé par la portière "escargooooot !..." Je salue de la main tant d'humour. J'envisage une maladie grave par insolation. "Je n'ai pas pu lire jusqu'au bout : trop de narcissisme" – prof d'espagnol, je t'emmerde. Achat, justement, de brugnons d'Espagne. "Où est le Campanile ? - Après le camping." Décevant panneau : "Camping", pas encore "Campanile". Assis à l'ombre pour manger les nectarines et les biscuits, en écoutant France-Cul sur le transistor d'un autre âge.

    Il paraît que si si, le chimpanzé possède non seulement commme les autres bêtes une conscience de l'environnement, de ce qui est bon ou mauvais pour lui, mais aussi la conscience de soi : on lui fout une tache blanche sur la gueule, on la lui montre dans un miroir ; il essaye de se l'enlever, donc il a conscience de soi. CQFD. L'histoire ne dit pas s'il s'est frotté du côté gauche ou droit. Et enfin, le Campanile. Mme Véronique Pierre m'accueille ! On m'a compté 6 petits déjeuners à 9 € : "Je ne reste que 3 jours, mais je suis seul !" De plus, ne pas boire l'eau du robinet. Il m'est COLLIGNON ITINERANCES 32

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    donné une bouteille gratuite, bien glacée, mais je peux me doucher. "Depuis le 26 mai, nous avons du ("chlorydrate phosphaté ?") dans la nappe phréatique ! - Non non, sans façons, merci ! - Alors on est très, très content !" La dame est très polie, elle a ri à mes plaisanteries de voyageur, elle a vécu à St-André-de-Cubzac, ce dont je n'ai rien à foutre. C'est difficile, la réciprocité. Une fois tournée chez moi la clé en plastoque, je me mets plus nu qu'un Strauss-Kahn, je disperse tout ce que je peux partout partout, et je m'étends, côté gauche, côté droit, sur le dos, variant le nombre d'oreillers, engloutissant l'eau fraîche.

    Puis l'ennui venant plus ou moins, j'ai consulté mon emploi du temps : je devais travailler sur clé USB, donc, à la recherche DU cybercafé de Foix.Ni chez les téléphones portables, ni chez Orange, ni chez Nokia qui me voit arriver portable en main et s'imagine que je viens le recharger. Juste déambuler dans les rues surchauffées de la cité, après le Pont Vieux, en remontant vers St-Volusien, prétendu martyr d'Alaric II en 488 et des poussières (le n° I s'est emparé de Rome en 410). Une bouffée de moisissure et d'encens femelle remonte de l'antre ultrafrais, en bas des trois marches intérieures. Du coup, j'en prie... Je formule des souhaits à tout hasard. Seigneur, faites que vous existiez.

    Sinon, cela ne fait toujours pas de mal de croire en sa nature de poussière d'étoiles, de se représenter le mystère "qui- nous-entoure-et-nous-constitue" ; d'appeler ça Dieu et de l'affubler d'amour et d'autres oripeaux puisqu'il faut bien que le Tout cohère, cher Latécoère, la danse des éléctrons, la loi de gravité, attirances et répulsions, donc Dieu existe et m'aime très fort, CQFD, bis. Ensuite, il serait excessif de reconstituer tous mes détours de rues : je finis par les plus larges, remontant vers le château qui domine l'esplanade, avec ses touristes slaves et sa fontaine ("Eau non potable – Ne pas boire" pour les obtus, mais on m'a épargné DO NOT DRINK). Visiter le château demain.

    Rajustement de la pile de téléphone. Positionnement de la pellicule dans le réservoir argentique. Plaisanteries de clients, "entre hommes", sur la coupe "ticket de métro", le peu de poil que tolère le mâle après l' "épilation du maillot". Je règle – ah ! ah ! ah ! - et je m'en vais. Foix. Pluie. Sidoine.

    Et quand j'eus passé le Pont Nouveau, une sonnerie se déclencha dans ma poche : c'était l'ombrageuse et toute simple Z., peu avant 19h, de son travail : "Je te dérange ? - Non, je marchais (...) - Tu me commentes ta visite comme s'il s'agissait d'un match de foot. - C'est parce que je te parle en marchant." J'étais enthousiasmé, bien sûr, comme d'habitude, fort peu, mais sur un ton outré. Je l'entendais répondre à mes exaltations par ces monosyllabes où se montre la jouissance morale, de n'être pas méconnue, voire aimée. Pourrais-je soutenir ce rythme ? Puis elle me rappelle. Tout me semble perçu à travers ce voile de la soixantaine dont parle Goncourt. Je suis rentré chez moi par la case supermarché, où l'on me renvoya peser mes fruits : quelle poésie ! Je répondis, assis sur les dernières marches descendantes du Phoebus, où l'entrée était interdite "en cas d'ivresse manifeste".

    Tant d'aventures en vérité, en si peu de jours ? Z., comprendras-tu que je vis dans ma tête, exclusivement, incapable de vivre ou de salir mes mains ? Toujours éliminer, toujours vexer ! L'itinéraire du retour va d'un repère à l'autre, et s'en trouve pour ainsi dire raccourci. Le mardi matin, je longe en hurlant la nationale qui me lâche dans le dos les pires camions frôleurs, l'écoulement océanique des moteurs. Je chante des obscénités en italien, français, djoungo. Pour aujourd'hui, c'est le château. Ne pas oublier de se reposer à intervalles réguliers. Lacets internes du territoire castellacien, tendeur de pelouse au profil masqué, petits coups de faucheuse rageuse. L'herbe coupée sent bon, j'en paie le parfum par les douleurs d'oreilles. La visite guidée et déjà commencée. Je la rejoins salle des chapiteaux. Le guide ressemble à mes anciens élèves avec 5 ans de plus. Il est compétent, ou bien récite tout par cœur, en prononçant "les-z-hallebardes". Sous les vitrines les armures comme neuves, et même un chanfrein (de ch'val, of hourse). Avant de quitter mon quart de visite, j'offre 2€ à ce jeune étudiant paysan, qui n'ose se poster à la sortie pour quémander, tournant le dos. Puis je me hisse par le colimaçon. Redescendu, claqué mais content, j'erre dans des rues qui se ressemblent de ville en ville, les yeux en l'air, le pas lent, les épaules voûtées.

    Se présentent à mon seuil, au Campanile, deux femmes de ménage, une Noire en chair, une blonde chafouine Ah mince il y a quelqu'un – Laissez comme cela, videz-moi non pas les couilles mais les poubelles – Vous êtes sûr ? C'est très gentil monsieur merci beaucoup. Vous ne voulez pas de (sachets pour le) thé, (le) café ? Nous échangeons quelques mots sur le temps qui "va péter, c'est sûr", allons, ma grandeur s'est bien comportée envers le peuple... Le soir, après les siestes, coup de téléphone, cette fois de Françoise. Elle s'est cisaillé le pied sur sa débroussailleuse, tombant de son tracteur ; un orteil coupé, le pouce sous broche, douleurs et perte de sang, trajet vers l'hôpital des Quatre Pavillons, Robert klaxonnant à tout va, les "pisseuses" surtout ne laissant pas passer, puis à Pellegrin, vétuste.

    Depuis ce lundi, examens, prises de sang, perfusions... Je lui dis que j'aurais préféré une brouille passagère à cet accident matériel : C'est vrai ? - Oui ; dans une brouille, on peut toujours se rabibocher. Tandis que là.... Je me fais développer les détails, apprends qu'elle a enfin trouvé une chambre individuelle, pour cause d'incompatibilité de choix télévisuels. Une femme ordinaire, dit-elle. Je suis très content quand elle raccroche, car j'ai surmonté mon naturel égoïste et féroce. "Soyez naturels", qu'ils disent... Surtout pas ! Je rappelle : on est sur ma main ! (perfusion, sans doute) – Je peux le dire à Anne ? - Comme tu veux, tu es libre ! Anne s'est exclamée. Du coup, je n'ai même pas eu l'idée de savoir si c'était le pied gauche ou droit. Le soir, chute de brume. Je gagne Labarre, son barrage hydrolélectrique interdit, ses camions frôleurs et le bord de l'Ariège redevenu torrent. Ce soir, "Les Keufs" de Balasko(vitch), médiocre scénario incrédible où la vedette metteuse en scène essaye d'éclipser une magnifique Arabe prostituée, mais elle-même, Josiane, irrémédiable laideur étudiée, en cheveux carotte.

    Le drame est qu'elle s'imagine "faire" vulgaire, alors qu'elle est vulgaire. Et ses émois vaginaux avec un gros nègre me laissent froids. Alors j'éteins, et je ne peux plus rien faire vu mon âge. Le lendemain 29, saints Pierre et Paul, ayant vu sur la carte que St Jean de Verges était proche, je m'y rends à pied, profitant d'un interminable défilé de véhicules grouillants, gagnant enfin deux rangées de cahutes que troue en permanence un serpent d'automobiles, autocars et camions, qui doivent participer aux charmes de la vie locale. J'ai poussé jusqu'à la poste, indiquée par un boulanger livreur. Fermé le mercredi – Pourquoi ? personne n'a donc besoin de poste le mercredi ? Traversée en biais du cimetière, tâchant d'accrocher ces portraits qui prouvent par l'image et par leurs regards chargés de choses inconnues l'étude de Barthes sur la fonction essentiellement funèbre de la photographie. Je pense à ce banal énergumène qui se filme en permanence toutes les 30 secondes afin de se rendre immortel pour ses descendants. Il transforme sa vie en corvée mortuaire. Je photographie donc l'église romane, étroite et pure dehors et dedans. C'est à Saint-Jean de Verges que Raymond-Bernard II, comte de Toulouse, se soumit en 1229 au roi de France, et je l'ai lu en occitan ; c'est pourquoi sans doute le souverain d'alors (Louis IX) n'est pas mentionné. Se déclenche sous la nef un éclairage direct et indirect, qui use beaucoup d'électricité (je reviens sur mes pas, j'appuie, suite de la minuterie).

    Ne pas sortir de paragraphe convenu sur la supériorité ou non du roman pour contenir Dieu, ne plus mentionner le vide existant au sein des campagnes françaises où le moindre village ou sanctuaire pouvait aussi bien servir de cache aux évènements les plus importants (paix du Fleix en 1575 ?) Et je repars, à Vergès, comme l'avocat, commune de Crampagna, Crapougna, ce qui ruine tout jeu de mots sur les verges. Les premiers kilomètres sont difficiles, car le rebord herbu ne sert qu'à se tordre les pieds, je m'arrête donc sitôt que survient une voiture en face. "Il n'y a rien d'autre dans ces pages que les réflexions d'un homme ordinaire sur ce qu'il vit, ou bien lit" – sentence rêche comme un pubis d'étudiante bien frottée de Faculté.

    Mais que voulez-vous donc, jeune sotte, que ce soit ? Me faudrait-il donc m'efforcer, ou posséder Dieu sait quel génie, pour survivre ? Avant de parvenir à Vernajoul, je vois un autobus scolaire effectuer un demi-tour en Y bien serré. Vernajoul ? des noms de rues ressuscitant des vieux lieux-dits, des gens qui vivent là. Et moi-même bouffant un fruit sur un banc "Place de la Mairie", ce qui fait plus sain que de Gaulle ou Jeanne d'Arc. Je prends en photo, outre une abside obligatoire, deux poteaux modernes reliés par des rubans. Je traverse des petutes gorges. Rien à signaler. Le château de Foix se profile, c'est beau, etc. Sur mon carnet, je lis : "Trouvé petit hôtel pas plus cher, avec petit-déjeuner à 6€ au lieu de 9." La prochaine fois, ne rien réserver, débarquer. Comme à Moulins. Tandis que je fais mes courses à Foix, un SMS de Sonia : David est reçu. Je tape : "Bravo ! David superstar !" Sur quoi il me rappelle.

    Je suis en public, les "chalom" et "sur la Torah" pleuvent, David bafouille de joie, me redétaille ses stress, puis je raccroche, il appelait, il dépensait. Dans la mesure où je peux être ému, je ressens de la joie, la communique à ma femme par téléphone, me mets à bouffer, dors, tout le processus habituel. Vois un film sur le Baron Rouge, mal interprété par un petit blondinet aux yeux de furet. Bien germanique, et je me réjouis : pour une fois, nous voyons les souffrances de l'armée allemande. Peu importe le but de la guerre, l'empereur Guillaume II ramène ses moustaches en crocs. Mais notre héros émet des doutes sur la victoire. Il fonce au milieu des escadres ennemies, de nuit : "On n'attaque pas de nuit".

    Eh bien si. Outré, le Kichthofen. Ses camarades meurent, dont Voss, qui avait oublié son bonnet fétiche. Le héros se retrouve à l'hôpital, à St-Niklaas (Belgique). Très, très peu de documents sur l'occupation allemande en ce pays. Mais j'aimerais que les Allemands gagnent. Ce que c'est que le changement de perspective ! Et cette atmosphère d'Ernst Jünger, d'Iliade, où la guerre est présentée comme un face-à-face salutaire et purgatif avec la mort, et l'expression la plus forte de la condition humaine ! Or Maupassant régla son compte à Moltke : des soldats crétins tirant sur des chiens et des vaches pour tester les performances de leur arme. Stupidité meurtrière. Et quand le héros meurt, par ellipse, et que la fiancée belge et chaste se recueille sur sa tombe, je me contente d'avoir assisté à la démonstration de l'imagination humaine.

    Petite sortie nocturne dans le parc du lac, ultrapropice à toute agression avant dissimulation de cadavre, comme pour toute joggeuse. Puis second film, où j'accroche tout de suite en raison de Bruel, Benguigui-le-Souffrant, de son frère Elbaz ("David"), et de toute une brochette de juifs richissimes (tant mieux, tant mieux) : chacun défend ses frères, Gitans contre Feujs, Michel Aumont joue les salauds; enlèvement, rançons, massacre des kidnappeurs après un achat d'armes chez les crouilles, musique pathétique : Les 5 doigts de la main. Tu connais l'histoire du gars qui avait 5 bites ? ...eh bien son slip lui allait comme un gant. C'est beau l'imagination. Même avec Bruel. Moi je l'aime bien ce mec.

    Et j'éteins. Après une rafale de pubs répétitives sur les numéros porno. Putain j'ai dû en rater un sur l'autre chaîne. Ne m'en remettrai jamais. Aujourd'hui 30, c'est le grand jour : départ, définitif, car, qui revient sur ses pas dans sa 67e année ? Alors je range bien tout. Auparavant shampoing, dernier petit-déjeuner à 9€ bande de sauvages. La responsable est un petit taureau frisé bien replet bien moche plus lesbien tu meurs. Elle parle volontiers au couple de vieux touristes hétéro, leur vante maints sites où je n'irai plus, dépourvu de voiture comme je suis. Mais quand c'est mon tour, elle montre de la distance. Je lui dis pourtant que j'ai pris quelques jours de congés conjugaux, ma femme faisant toute une histoire si elle n'a pas pour elle notre unique voiture. Elle écourte, apparemment c'est que je ne regarde pas dans les yeux, que je souris en fer à cheval, qu'on sent l'hostilité, la méfiance envers les femmes moches, et ces gens-là, qui travaillent dans la clientèle, possèdent un sens infaillible du contact ou non : elle sent parfaitement, la taurillonne, que je me force.

    Alors je paye plein pot, car il y a les taxes, aussi. Sans regrets, je preprends la route vers le centre, avec les roulettes en bruit accompagnant. Aucun de mes pas ne sera plus refait sur ce tronçon Labarre-Foix, voici la gare au bout de sa "rue des Marbrulires". Dans la cour j'entends des jeunes gens expliquer à des jeunes filles qu'à Luchon tout le monde passe la frontière espagnole pour les cigarettes. J'entendrai d'autres conversations, d'un jeune homme instruisant des jeunes Canadiennes, d'une femme consolant une magnifique Turque voilée, de sa peine de cœur voilée. Je pense que je vais découvrir la douceur, la sincérité, la fraternité de tous les rapports humains, juste au moment où tout va finir, de même que j'ai enfin compris l'amour des femmes à l'âge où rien ne peut plus aller dans l'exaltation des sens. Amen. Le train fonce à vitesse effrayante, afin de rattraper trois quart d'heure de retard.

    Ne risque pas nos vies, conducteur.

     

     

  • ITINERRANCES 01

    COLLIGNON ITINERRANCES

    AVANT-PROPOS DE JEUNESSE TARDIVE 1

    À XAVIER DEMAISTRE 24 03 2017

    MORT DE MA COUSINE ET MARRAINE FRANCE, dans sa 38e année, ce que j’ignorais encore.

    « Mon Dieu que j’aime me retrouver seul dans une chambre d’hôtel ! J’y trouve d’emblée que tout est parfait, que tout est au mieux de mes désirs. Le lit est-il défoncé ? (car sitôt achevée mon étape, je plonge sur le lit). Le plafond s’adorne-t-il d’une ampoule pendouillant à un fil étriqué ? Peu importe. Car désormais, me voici seul à seul avec moi-même, dans un lieu impersonnel qui devient aussitôt la plus douillette coquille de bernard-l’ermite, car je l’envahis en entier. Ici, pas d’oncle Léon ou de tante Alice qui me lorgnent par-dessus leurs moustaches. Les voisins ? On ignore qui ils sont ; leur voisinage, à supposer qu’il soit discret, vous confirme dans votre responsabilité, et s’ils ne le sont pas, ce n’est plus de la promiscuité, mais une délicieuse indiscrétion : tel se bouche les tympans en écoutant le ménage du dessous, toujours le même, se casser à la tête les mêmes vaisselles, qui tendra l’oreille pour surprendre les [ébats?] de la chambre 3. (…)

    ...pour parcourir 61km 754, me reposant 5 à 10mn par heure, mettant pied à terre devant la moindre taupinière. Pour mon honneur, j’aime à me persuader que la paresse, l’à-quoi-bon, ont joué aussi leur rôle dans ces mollesses…

     

     

    ITINERRANCES LISBOÈTES 1

    Je n’écrirai jamais Lisboètes. Pure lusophobie. Et puis j’aurais la rage de ne jamais plus pouvoir y retourner. C’est contradictoire. C’est unbehagen. Malaise profond indéfinissable. Comme la répugnance à revenir sur la tombe d’un membre, jambe ou bras. Que l’on m’aurait coupé. J’ai fait un plan, par flashes, illogique, sans chronologie. Voici une suite d’éclairs :

    - la Juive de Calcutta, rencontrée dans un train frontalier, et répétant toute les sept phrases: « I’m Jew… I’m Jew... » justification, compassion, meurtre.

    - la Cap-Verdienne du Zürich-Genève, avec laquelle j’ai parlé de clitoridectomie pour toutes les oreilles du compartiment, et l’autre Blanche, qui se lavait sans cesse.

    - le Coca et les pêches, les glaces, de Lisbonne ou de Carthagène (mais à présent tout le monde a voyagé, ou croit l’avoir fait) (le faire, devoir le faire)

    - Cimetières de Lisbonne, les Plaisirs, la tombe horizontale d’Amalia Rodrigues, amatrice de paix sociale et de Salazar, à quels bordels n’a-t-il pas succédé ?

    J’ai des vagues de sang dans la tête, un ressac obstiné qui annonce ma mort ; poursuivons :

    - L’Assommoir de Zola, pluie et bruine dans les vapeurs d’alcool, alors qu’au dehors, à Lisbonne, il fait 36°.

    - Le plaisir des langues, entendues ici dans les rues, le flûtisme tendre de mon français, les clairons espagnols et pas d’anglais Dieu merci pas d’anglais

    - Drague à la FNAC : il y a donc la FNAC à Lisbonne ? Qui a dragué qui ? a dragué quoi ? ne rien perdre surtout ne rien perdre.

    - Le métro : de Lisbonne, aux deux lignes si mal foutues, de Paris si complet, si merveilleux, de Prague engloutissant Alphaville !

    - Les églises de Lisbonne, vernissées comme des momies

    - Gulbenkian, seul endroit frais, qui fait aimer l’art contemporain juste pour la clim

    - Fr. que j’ai failli voir et consommer sur place, et qui m’a aimé, que j’ai rejetée comme un mufle fasciste disait-elle, raciste, xénophobe.

    Cela tient une colonne. Mais en face, une classification ébauchée, avec des chiffres, c’est trop avan dans ma vie, 2000, plus que 2008, je cherche, je cherche des griefs et n’en trouve pas, voici,

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 2

    1. Filles dans le train, que je draguais toutes à la fois, par mon silence, la fixité de mes regards

    gisant à mes pieds sur le tapis de train. Développer.

    2. Petits pavés noirs et têtus de Lisbonne, tranches coupantes.

     

    3. Croisière du bateau fluvial, et ces immigrés incultes qui s’étonnent de l’aspect du Tejo, parfaitement, du Tejo,

    4. Le Monument des Conquistadores, avec juste une femme, la Reine Isabelle, au pied de la bite – Erotisme plus fort des blottissements que toute sorte de pénétration.

     

    5. La Tour de l’Estoril, toute petite et qu’on ne visite pas, et non loin le banc où je me suis assis, photographié comme point le plus à l’ouest de ma vie.

     

    6. Les Jéronymes (ou Jéromines?) (Vasco, Camoès dont j’ai caressé le front en priant, et Pessoa inaccessible (travaux).

     

    7. Pourquoi les magasins sont-ils toujours fermés à Lisbonne ? Dents et langue en avant.

     

    8. Je devrais voir le quartier Moniz – Importunité du Mâle

     

    9. Les montées, les descente – Livraison des visages dans l’innocence

     

    10. L’Ombre et le Cagnard – Qu’est-ce que la beauté ?

     

    11. Délices de la pensião – Imaginations de gouineries entre compagnes de voyage

     

    12. De petites gens, de petites portes, de petites maisons, de petites rues. Imaginer les sexes se chargeant de sueur et de crasse pendant la nuit.

     

    COLLIGNON ITINERRANCES LISBOÈTES 3

     

    13. Château St-Jorge - « Ils dort tous[sic] – y a que le vieux qui dort pas.

     

    14. - Vieira da Silva- Finir par « Vous n’avez pas fermé l’oeil. Je sentais votre œil sur nous ».

     

    15. Wagon-restaurant

    ce ne sera pas long… vous verrez… Conclusion : elles savent que je mate

    Parler de Cortàzar à la fin, sur ses parkings d’autoro

     

    Je suis allé à Lisbonne. Tout le monde va à Lisbonne.

    « Voici la relation de mes cheminements »

    Si j’étais… (Cortàzar, Vargas Llosa) (Paul Morand), ce serait passionnant.

     

     

    DANS LE COMPARTIMENT

    C’est si vieux. Ça ne veut pas venir. Un interminable enfermement, deux heures silencieuses en rase campagne, Huit places en face à face. Le seul homme. Des jeunes femmes. Bien trop jeunes et frappées d’une extrême fatigue. Seul mâle de cinquante-huit ans. Monde envahi de jeunesse. Des jambes blanches des deux sexes sous les sacs ado.

     

    Trop vieux pour moi les sacs à dos. Bien fait de ne pas en prendre - trop vieux pour y prétendre.

     

    Mes seules valises,.

     

    Colonie de vacances pour filles de vingt ans. Fauchées n’ayant ni avion ni billet couchette. Moi non plus. Avec qui voulez-vous coucher ? personne. Toutes ensemble et moi. Bavardent non de cul jusqu’à1h 18. Je ne suis pas ta mère, je lui dis. - J’en ai tant pris avec les hommes que je préfère la solitude pour l’instant – dormiront enfin, raffalées, repliées.

    Harem de sept, Sept d’un coup. Épuisées… éreintées… Pauses de pantins sans une once de lascivité. Elles ballottent, leurs poitrines retombent, tressautent, sans harmonie ni suite. La fesse sous le vêtement plus suggestive et ronde, régulière et statuaire, attirant la courbe accompagnatrice – esquissée dans l’œil et du fond de la tête à l’extrémité du nerf.

    Insomnie féroce. Que le vie devienne vision. Que le mot justifie ce qui vit. Cause entendue.

    Sur l’une d’elles la pureté du sommeil, sur l’autre un profil pur sous sa main repliée,comme parant un coup, plus tard d’autres et d’autres encore dans l’avancée de la nuit, à Santander, a Venta de Banhos, 5 femmes et 3 hommes font 8, parler aussi des mecs. Une jeune mariée avec un Asiatique – piercings à l’oreille, confiscateur, poseur de danses simiesques. Déjetés les deux. Colliers. Blousons. Contrefaçons tous deux trop mâles ou trop femelles. Inapte à capter mon quelconque intérêt mais bientôt le harem assoupi (j’écarte les façons des hommes) (la rhétorique d’un désir) (encore invisible)

    ...Moins que mise à nu mais livrée dans ces enveloppes vestimentaires dévolues aux femmes – la mariée sur le côté me tend sa fesse qu’elle appuie à ma chair, compromis entre l’inconscience et la concession (elle ignore,elle sait, elle tolère) – ou bien : le blotissement est plus érotique, plus pénétrant que la simple érection – bientôt le harem ballotté (…) - déjà usité -

    RUES

     

    Pierres noires. Lisbonne ville noire. Rues ombragées et sombres. Perpétuel bossellement de la plante des pieds. Les sandales n’ont pas lâché. Aires très restreintes. Saleté des restaurants.

    Baudelaire notait dans Pauvre Belgique : les rues de Bruxelles, disait-il, toujours en pente, sont peu propices à la flânerie – qu’eût-il dit de celles de Lisbonne !

    On marche 20mn, on s’arrête : comme à Prague (Praha-Brüssels-Lisboa – triangle d’Europe) rien pour s’assoir, et comme le notait Baudelaire encore, impossible de se soulager dans la rue. Rien d’autre à voir, que l’ambiance. Les numéros d’immeubles se succèdent rapidement. Ce sont des petites gens qui quittent leurs petites maisons par de petites portes d’appartement donnant sur de petites rues.

    Impression d’une capitale arrêtée en 56 (de mille neuf cent), avant le Grand essor économique, une ville corsetée dans un réseau archaïque, anarchique. Surtout ne rien changer. La capitale s’étend vers le nord-ouest, où s’entr’aperçoivent des barres de HLM : qu’elle s’étende ! Surtout ne rien détruire. Epargner à Lisbonne le sort de Pékin.

    Pékin manquait.

    Une petite vieille, rogomme, acide, revêche. Jamais elles ne se consolent. Avoir été la cible des regards et des flèches dressées, puis passé cinquante ans à se retrouver comme un homme, qu’on ne regarde jamais… Bien fait pour leur gueule dans un premier temps, mais compréhension aussi des hommes. Eux aussi ne sont plus que des Vieux Messieurs asexués, dont les femmes ne comprennent plus pourquoi ils se permettent encore de les regarder. Degré de plus dans le déclin, dans la déchéance. Et le visage de la vieille s’attendrit, les rides se repassent, s’aplatissent, les méplats élargis de sa face recaptent la lumière, autant que les rides l’avaient absorbée. C’est un petit chien qui pataude et clabaude au-delà des arceaux sur l’herbe.

    Elle redevient pré-ménopausée, on l’entrevoit toute jeune, avec, simplement, quelques ombres. Elle ne tient plus à la vie que par un chien. Phénomène accentué chez cette autre, sur ce fauteuil.

    COLLIGNON ITINERRANCES 7

     

    2016, 2040 : DRAGUIGNAN, FOUGÈRES ET TRAIN DE BANLIEUE

     

    J'ai fait du stop dans ces coins-là, une camionnette m'avait pris à bord, le type était beau, j'ai dragué (plutôt vers Digne) : « Et quelle est votre profession ? - « T'trichian ». - Comment ? - « T'trichian. » - Hein ? - « T'trichian ». Et il se foutait de ma gueule parce que j'étais sourd. Lorsque je suis redescendu, j'ai pu lire sur la portière, bien visible, « électricien ». Jamais je n'aurais pu supporter l'accent. Le Var n'est pas la France. « La France est déshonorée par son midi », dixit Huysmans, Flamand bilieux, raciste comme-tout-le monde. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ça revienne, les provinces, la xénophobie, les luttes armées d'un bourg à l'autre, Nouvion contre Laval, Meulan contre Mantes - RACAILLE DE CITÉ pouilleuse impersonnelle.

    En 93 (19.., nous ne sommes plus dans Victor Hugo), avec Maître Balzach et avec Maître Dom, son beau-frère, nous visitâmes ces splendides fortifications ; bretonnes de chez Breton. Puis nous nous sommes assis sur un banc. Juste en face, sur l'autre banc, siégeaient à dix mètres, à des années-lumière, trois jeunes gens de vingt ans, fringués en « zoulous ». Ils nous semblèrent infiniment exotiques, et nous nous échangeâmes entre anciens des grognements ironiques ; mais nous ne leur paraissions pas moins inimaginables. Et j'ai bel et bien perçu, proféré à mi-voix mais bien audible, cet authentique commentaire : “Regarde les trois vieux en face... enfin, vieux...”. Deux espèces se dévisageant l'une l'autre, voilà ce que nous étions, chacune avec son attitude, ses vêtements, et ses occupations supposées par ceux d'en face. Je me suis trouvé vers la même époque dans un train de banlieue, tout seul, en veston de minet décati – un Noir, « zoulou » dernier cri et falzar « baggy », se foutait bruyamment de ma gueule aux longs tifs ; je me suis penché vers lui à travers l'allée, affable, cherchant la conversation, quelque ancien élève peut-être avec qui échanger mes souvenirs ; mais au lieu de cela, jetant les yeux autour de lui et se découvrant seul, sans personne de sa tribu pour faire chorus, mon zoulou cessa de s'esclaffer.

    Il se détourna, au comble de la gêne, et baissa les yeux, prenant mon sourire pour du mépris.

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    BURGOS, ETC.

    07 50

    Confusion des temps et des villes ; mais c'est bien ici, à Burgos, que j'ai préféré siroter du vin vieux avec des vieux, debout contre un tonneau, que d'aller m'en jeter un dans le troquet d'à ccôté avec des mickeys de vingt ans. Même chose à Sagonte (« Sagunt » : ces langues prétenduments régionales m'ont toujours profondément agacé ; à Bilbao, je n'ai pas entendu un seul mot de basque, bien que tous les panneaux fussent pourvus d'inscriptions scrupuleusement bilingues) ; même Bergerac, en pays occitan, s'est crue obligée de doubler son panneau d'agglomération : « Brageira », alors que le dernier petit vieux susceptible de jargonner le patois s'est éteint depuis plusieurs dizaines d'an-nées, comme ils prononcent...).

    A Sagunt donc, je vis ce soir-là une immense place carrée envahie par toute une tribu , mille cinq cents personnes assurément, sortie d'on ne sait où, plus de mille jeunes campés sur leurs deux pieds les mains dans les poches de leurs vestons trop clairs et cacardant en espagnol à qui ieux mieux (le castillan, si noble, si courtois, si empesé, devient, manié en foule, un véritable bruissement de basse-cour, famille des anatidés : autant de nasillards canards). Je l'avais déjà constaté, au grand détriment de mes tympans, au pied de ces affreux immeubles directement empilés sur le sable de plage, d'où s'échappaient parmi les relents de fritures et de chorizo de véritables bourrasques d'oies en partance ou reprenant des forces sur quelque banc de marée basse ; les immeubles assurément s'apprêtaient à battre des ailes avant de s'enfoncer à-haut dans le ciel bleu.

    L'industrie du bâtiment espagnole ne semble pas encore s'être départie du fameux essor des années 60 : lourds balcons sur les quatre côtés, empilements de dix à quinze étages. Mais ce jour, à Sagonte, j'ai le cheveu trop long, la démarche trop souple. J'ai fui cet infini quadrilatère où caquetaient les insolents de tous sexes. Et à COLLIGNON ITINERRANCES 9

     

     

     

     

    Burgos, ils étaient deux à s'être simplement poussés du coude, puisque je ressemblais exactement à ces mannequins mâles des Soixante-Dix, avec pat' d'eph et crinière dégoulinante. Ailleurs encore, je me suis croisé certain jour avec mon double. Il fait toujours très chaud quand je voyage, c'est le lot commun. Venait à ma rencontre un revenant vêtu d'un jean, mains dans les poches, l'air piteux et le bassin balancé.

    Erreur d'époque. La ressemblance était si forte que j'eus envie de l'inviter mais la chose était si attendue que nous avons baissé ou détourné les yeux en même temps, pour ne pas parler de nous, pour ne pas finir ensemble dans un lit. Voilà ce que m'inspire, de proche en proche, ce séjour à Burgos en 2050, où je viens de me prendre un P-V de 60 € pour stationnement interdit…

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    LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050

     

     

     

     

    Etranges circonstances, d'un hôtel frisquet à venir et d'un carnet à spirales “J'écris pour la gloire” offert par Muriel. Dans deux mois c'est Noël. Je dois écrire 25 mn. Journal du voyage. Nous avons déposé Sonia en gare pour 13 h 11. Elle a peur d'être abandonnée. Attention, ceci est une recomposition, un travail de littérature. Si je dis du mal de toi, ce ne sera plus toi. David était avec nous, il avait emporté un livre avec lui. Anne et moi surgîmes du petit tunnel, puis gagnâmes le pont de Bergerac. Nous roulâmes à travers nos souvenirs. La route de Branne est connue par cœur, j'en ai fait un roman.

    Les romans que je fais sont toujours trop courts. Des digressions me viennent, que j'abandonne (Sonia n'est pas une digression). Anne dormait sur le siège. Son buste retombait, se redressait, ligoté. Nous avons passé Ste-Foy sans qu'elle reprît véritablement conscience. Le lycée de cette ville est désormais défiguré par son avant-corps, qui se veut moderne. Est-il banal ? Ne dois-je pas accepter les évolutions de l'architecture ? Puis nous sommes parvenus à l'entrée de Bergerac, défigurée cette fois, et depuis longtemps, par des panneaux publicitaires et des bâtiments sans âme : “Zone industrielle”, ou “commerciale”.

    Je n'ai pas reconnu l'embranchement qui menait chez mes parents. Les feux rouges, les haricots directionnels : trop modernes ! La Rue Neuve en sens unique : tant mieux ! Les signes du temps sont le vieillissement de mon visage et l'inexorable rajeunissement des équipements urbains. Nosu avons voulu consommer au Tortoni, établissement bergeracois. Deux hommes en bleu de travail accoudés au bar des filles, et des femmes partout, en couples ou en trios. Mes conclusions sont vite faites ; elles sont stupides. Difficile de se faire servir un chocolat. Enfin je poursuis une fille de 17 ans qui vient de se rasseoir et lui commande pour ma table “deux petits chocolats”.

    Elle est épuisée, une autre plus âgée prend le relais et nous sert immédiatement avec un grand sourire. Parenthèse : ce sont pourtant de tels incidents qui furent édités COLLIGNON ITINERRANCES 11

     

     

     

     

    sur la Toile pour “Le Phare de Frazé”. Ainsi, du courage. Moi je m'imaginais que ma tête stupide – du moins, étrange - était cause de quelque refus de servir. Je ne dois pas sombrer dans la paranoïa. Puis nous sommes allés nous promener, passant devant le cinéma où se joue le film de Marie Trintignant sur Joplin ; devant le tribunal en réfection où mon père m'a fait propriétaire de ses biens : la donation entre vifs. Nous nous entendions, lui et moi, très bien. Et nous avons tourné, Anne et moi, rue de la résistance, que j'appelle rue des Tondeurs, car il n'y a pas eu la moindre Résistance à Bergerac, juste des bandes rivales qui attendait que l'autre attaque. “Nous n'avons pas reçu d'ordres”, disaient les Résistants. La Maison de la Presse fait librairie. C'est toujours l'occasion pour nous d'une grande exploration. L'accès à l'étage supérieur est privé. Il y a moins de choix qu'auparavant. Les rayons sont tout embrouillés, resserrés. Le présentoir des “Librio” ne présente ni “Pompée” de Corneille ni “paroles d'étoiles”, ouvrage collectif. Le gros livre sur Cocteau ne se trouve pas non plus dans cette librairie. Nous aurions bien acheté le Petit Larousse 2051 à Victoret, mais à quoi bon charrier ça dans notre coffre alors que nous l'aurions aussi bien au bout de notre rue, à Mérignac ? Il est aussi beaucoup question d'avarice stupide : autant retarder, dit l'avare, l'instant de l'achat. Puis nous avons retrouvé notre voiture sur le parking, où un flic bleu ciel scrutait le tableau de bord pour sévir contre les stationneurs abusifs...

    Nous l'avions échappé belle ! Avant de prendre place sur nos sièges, nous avons constaté que nous faisions connaissance, voici 40 ans, à trois jours près, le 28 octobre 1963. De quoi prendre un frisson de vieux, de quoi aussi se serrer les doigts tendrement, en se promettant de tenir les 40 ans à venir (nonante-huit et nonante-neuf ans). Je me retiens d'écrire depuis quelques lignes que ma femme attire les regards par son visage douloureusement bouffi, d'une pâleur maladive, et sa démarche titubante. J'espère encore la conserver longtemps, car elle est seule à me faire parvenir sur le COLLIGNON ITINERRANCES 13

     

     

     

     

    plan métaphysique. Puis nous sommes parvenus, par le pont d'amont, au cimetière de mes parents. Sur ce pont cheminant un jour avec mon père, vêtus tous deux de vêtements trop amples... je m'interromps pour faire ma toilette au lavabo ; ces ponts, ces répères, sont l'occasion d'une multitude de souvenirs : en 1989, lorsque mon père avait moins d'une année à vivre, nous cheminions donc sur ce pont, voûtés, traînant des pieds, car je réglais “mon pas sur l pas de mon père”. Alors un parigot motorisé s'arrêta lentement près de nous, et décocha en rigolant “Acré vain guiou d'bon sang d'bon souaire !” Je me suis vexé, surtout pour mon père, et puis, je ne pensais pas l'imiter à ce point-là.

    J'ai vociféré en montrant le poing à l'automobiliste, qui devait bien se marrer en compagnie dans sa bagnole. Mais aujourd'hui au cimetière, mon père était déjà mort, et ma mère, en quatre-vingt quatre pour elle, en nonante pour lui. Et je pensais qu'il me disait : “J'en veux pour 90, moi !”

    Le sort l'a exaucé, non pour l'âge, mais pour le millésime : il est mort en août 1990. Et si je calcule encore, ma mère étant partie en 84, nosu sommes bientôt en 2004, j'ai soixante ans l'année prochaine ; d'ici 20 autres années, j'en atteindrai 80, et je rejoindrai mes parents. Non dans cette tombe toutefois, car j'ai réservé mes quartiers à Bordeaux.

    Je suis resté peu de temps devant la tombe, car cela ne sert à rien, il faisait froid, la dalle était nue, la plus nue de toute l'allée. J'ai gravé du bout de ma clé la lettre “B”, mon initiale, suivie de la date. Il n'y a que moi pour avoir de semblables idées. Ma femme n'avait pas voulu m'accompagner, car elle ne les aimait pas beaucoup. Les deux conversations tenues par ma mère étaient de me reprocher de ne pas venir plus souvent, et de s'interroger sur la légitimité de ma fille. Mon père, en face de son épouse, n'avait plus de conversation depuis longtemps. Je lui resservais de mes cours, qu'il admirait, et il se demandait ce que je ferais après ma mort, tout surpris sans COLLIGNON ITINERRANCES 14

     

     

     

     

    doute et inconsciemment scandalisé que je dusse un jour lui survivre. Le séjour devant la tombe fut de dix minutes, suivies du traditionnel pipi de cimetière, devant cette autre dalle, verticale et sans séparation ; la pisse disparaît ensuite dans un enduit plâtreux. Et la voiture s'ébranle vers Lalinde, via Mouleydiers où nous évoquerons le vieux Maître Faget, passe le pont sur la Dordogne et cherche le Buisson de Cadouin. Notre prochaine halte doit être le cimetière de Coux-et-Bigaroque, où repose (c'est le terme consacré) Pascale de Boysson, compagne douloureuse (et jadis douloureuse) de Laurent Terzieff. Au lieu de rencontrer ce dernier perdu en méditation devant la tombe bien-aimée, nous avons remonté dans une forte odeur de vache des allées soigneusement râtissées où nos pieds s'embourbaient.

    Nous avions repéré les habitants des tombes sur un plan placardé sous grillag e: “de Boysson”, au fond à gauche. Parfois l'employé municipal ignorait le nom du défunt. Il écrivait simplement “OCCUPE” dans le rectangle : c'est à la fois respectueux des corps et extrêmement désinvolte. Je crois, surtout respectueux. Mais la tombe elle-même, aux inscriptions à-demi effacées (un de Boysson né en 1881, mort en 1971, peut-être son père, quelque vieux colonel) ne présentait qu'un long rectangle de terre encadré d'un muret, sur lequel reposait à main droite un toit funéraire à deux pans, gris et muet.

    Sans doute le début d'une installation monumentale. Terzieff attend d'avoir assez d'argent pour compléter cela. Il pense aussi que le défunt n'est pas tant honoré par les dépenses somptuaires que par le souvenir amoureux qu'on a de lui. Nous avons piqué un gros bouquet de fleurs roses artificielles tombées par coup de vent d'une tombe voisine, puisque je n'ai pas osé le faire à Bergerac, pour mon père ; Anne m'a dit que j'aurais pu, la tombe d'en face étant réputée abandonnée, regorgeant pourtant de gadgets : “Regrets”, et autres. Mais je ne regrette pas mes parents.

    Et je suis superstitieux. Après cela, il ne nous restait plus qu'à retrouver la route COLLIGNON ITINERRANCES 15

     

     

    de Beynac (hôtel à 50 euros, trop cher) : “Vous ne trouverez pas moins cher dans le coin !” Évidemment, dans ta catégorie, connard. A 38 euros à la Roque-Gageac. C'est moi qui ai monté les marches de la réception. Il y avait une jeune femme tête à claques, pour me dire d'un ton rigolard qu'on ne “faisait pas de chambres” ici. “Et ça ?” Je désignais tout un panneau dans son dos, indiquant les prix. Anne a débouché à son tour des escaliers. “Mais si, on fait des chambres.” Elle nous a menés aux numéros 9 et 10, en demandant si nous restions sur le même lit, si nous n'étions pas fâchés.

    Ma femme a répondu qu'on ne voyageait pas pour se disputer. Je grommelais en allemand dès les premiers instants, j'ai été présenté comme Lorrain, originaire de Verdun. Cet accueil m'a vexé. La tenancière n'aura de moi que les mots indispensables. Et puis le radiateur est froid, et le restera toute la nuit. Nous sommes allés nous goinfrer de lasagnes tout près d'ici. C'est la débauche, le bide augmenté garanti. Les couteaux étaient flexibles, j'ai fait semblant de les lancer sur ma femme en les tenant par la pointe. Nous avons été vite bloqués par une tablée de 3 english women, bien grasses et bien épanouies, qui savaient le français, mais pas assez pour suivre notre conversation.

    J'ai été éblouissant, boulant les mots, dévidant le jars, mêlant boche, espagnol, italien, arabe et turc de pacotille. Les voisines lançaient des clins d'œil perplexes, en poursuivant de leur côté une conversation anglaise aussi animée. Nous sommes ressortis de là les jambes écartées de bouffe. De fortes brumes flottaient sur la Dordogne, prévues par la vieille mère Marqueton avant notre départ. Et, miracle, quatre gabarres, avec un ou deux r, amarrées pour des promenades : “en octobre, seulement l'après-midi”. Nous y serions bien montés, mais quid du musée de Figeac ? ...et s'il était fermé le dimanche ? “Close on Sundays” ?

    Alors nous avons admiré, lu les prospectus (je lis couramment l'occitan : ce n'est pas difficile), et nous sommes remontés nous réchauffer ici. Nosu avons joué à la belote en étendant sur la table une serviette nid d'abeilles, et Annie a gagné. Nous avons gagné le lit à 11 heures, claqués

    COLLIGNON ITINERRANCES

    LA ROQUE-GAGEAC 25 10 2050 16

     

     

     

    mais sans plus. Il se trouve que nous nous entendons très bien. Nous avions consulté des cartes. Nous ne savons pas où nous irons après Figeac. Ce matin je me suis réveillé à 7 h après un rêve de plus à tendance homosexuelle, sans que je me rappelle autre chose qu'un contact très doux de joue d'homme.

    J'ai écrit le début de ceci sur la cuvette des chiottes fermées, la boucle est bouclée. Annie s'est douchée, moi non, parce qu'elle a trouvé le système de fonctionnement de la douche par poignée latérale sur le pommean, et moi non. (...) Nous sommes descendus à l'instant prendre le petit-déjeuner. La serveuse est la même personne qui nous a reçus la veille au soir, elle nous a proposé des jus de fruits dans un festival de plaisanteries. En bas hurlait littéralement un chorus de comédie musicale, où les humains manifestaient leur enthousiasme d'être “Tous ensemble – tous ensemble – gnouf – gnouf” - “Nous les hommes, tous les hommes, rien que des hommes”.

    Heureusement nous étions à l'étage au-dessus, nous avons tout englouti, nous avons payé, la servante ou tenancière nous a affirmé son peu de prédilection pour les musées et autres momies égyptiennes. Nous avons payé près de 54 euros, nous sommes remontés. Anne s'est lavé les dents, j'ai oublié ma brosse et mâche du chewing-gum, il ne reste plus qu'à remballer nos affaires. Impossible de chier ici, ça dauberait un max, mais j'aérerai. Anne essuie ses lunettes, je mâche assidûment, il ne reste plus, cette fois, qu'à redescendre nos quatre bagages. C'est beaucoup. C'est de notre âge.

    Adieu la Roque-Gageac. FIN..

    Suite. Nous nous levons, rassemblons nos affaires, multiplions les va-et-vient de notre chambre à notre voiture. Le petit-déjeuner se déroule sous les auspices de la serveuse piquante. Elle nous demande si nous voulons du jus de tomate, du jus de carotte. Elle précise que c'est bon, “tellement bon qu'on ne sent pas le goût”. Supposition : c'est de l'humour. Elle tend vers nosu son petit pubis hérissé. Quand nous la quittons, elle est incapable de nous fournir les heures d'ouverture du Musée Champollion de Figeac. Elle nous dit : “Moi, les musées...” Pour la pousser, je rajoute qu'il s'y trouve une momie.

    Elle se rengorge dégoûtée. Pendant le petit-déjeuner, trois fois de suite, un horrible chœur de comédie musicale style soviétique avant l'assaut tchétchène, chantant “les hommes, tous les hommes, rien que les hommes”.

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    CHATEAUNEUF SUR CHARENTE 51 02 19

     

     

     

     

    Les premiers mots qui me viennent ne sont pas français mais des syllabes sans suite (Aubeterre), dont je goûte l'exotisme : Teşekkür ederim", c'est "merci" en turc. Voyone les événements du jour, 19 février, à Châteauneuf-sur-Charente, car c'est la seule chose à raconter. Commençons par une grande naïveté, ce contentement que j'ai eu d'apprendre que Ma femme et moi-même étions toujours amoureux, d'après de nombreuses et longues observations de Notre Meilleure Amie. Je suis très heureux de faire plaisir à Ma Femme. A propos de ces majuscules : il faut se marier, voyez-vous, officiellement, pour dresser contre tous ceux qui souhaitent nous marginaliser un barrage, et quelle marginalisation plus efficace que celle de l'homosexualité. Tu dois être pédé, toi, on ne te voit jamais avec une fille !

    J'ai pris des airs à la fois mystérieux et inexpressifs, ce qui est une gageure (prononcer "gajure"... eh oui ! avec un "h", le "eh"...). Mais je tiens à faire savoir que je suis bel et bien Marié, devant curé, maire et notaire. Je n'ai pas toujours protégé ma femme, des souvenirs cuisants me remontent à l'esprit. Ce matin, nous partions sous la pluie et le froid vers le nord, nous moquant de nous-mêmes : "Papounet et Papounette partent en expédition." Nous savons à quel point nous sommes timides – veules – pusillanimes. Naïfs, désargentés. Nous surveillions la route, nous nous sommes arrêtés à la Roche-Chalais, à l'extrémité Ouest de la Dordogne.

    Au Maine-Giraud, Nous avions elle et moi, ma femme véritable, passé plus de temps à écouter le cours du vigneron sur son cognac et son alambic de cuivre qu'à ressasser nos émotions littéraires. d'en haut je vis le chai contemporain où se distille encore la fine qu'il vendait. Pas de guide. On laisse le visiteur impunément errer, songer sur manuscrits et parchemins portraiturés d'époque. Mais la distillerie, à bien des exemplaires ici, nous fut doctement commentée, car la grande affaire du Maine-Giraud, c'est le cognac. Vigny veillait sur son cognac. Fort mal disent certains. Rude gnôle. Rude poète, estimé par ses pairs de Paris, mais piètre gestionnaire.

    Dénonciateur, Vigny, d'un prêtre réfractaire afin d'avoir ses bénéfices, tandis que ce dernier crevait en déportation ; tout poète cache son salaud. N'est-ce pas...

    Certes pour ce cognaquier le précieux liquide équivalait aux productions de Vigny, dont il ne se souciait guère et qu'il eût été incapable de nous réciter d'un ton pénétré, tandis que nous nous serions signés sur nos prie-Dieu. De quoi comprendre a contrario la possibilité des plus sublimes inspirations dans ce méchant réduit ; de cette ouverture monacale Vigny voyait son chai à vin, si négligé : il gérait mal ses vignes. Cette maison de hobereau n'a pas varié depuis sa naissance, tracteur et courant exceptés. Face au plus beau paysage du Vivarais m'étaient jadis revenus à l'esprit, en régurgitation acide, les pires méditations misogynes...

    Tandis que d'autres vont au Sénégal, notre exotisme financier nous limite à la Charente. Nous avons commandé deux grands crèmes, pas trop chers. Nous avons erré sur l'esplanade de la mairie, dominant la Dronne qui serpente. Nous avons admiré une maison bourgeoise aux vitres cassées juste sous le pignon : abandonnée. S'il nous échéait une telle maison, nous ne quitterions plus le village. Il faudrait transporter avec nous nos amis, notre petite famille : ma Phame ne peut vivre, coupée de son environnement humain. Il me suffirait à moi de quelques gros rayons de bibliothèque et d'une tripotée de disques... mais je me vante, sans doute.EDITE SUR MON BLOG 58 08 11

    MAUSSAC 15/16 04 2051

     

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    Toujours m'imaginer ce que je ferais si je devenais libre, non par décès mais par recasage. Aucun style. Cacophonie absolue. Le type même de l'acrobatie aragonaise. Je suis parti. Je suis revenu chercher mon pyjama, puis mon peigne. « C'est un gag. » Oui. Sitôt que je renie ma faiblesse, elle me rattrape. Le saut à l'élastique : pareil. Plusieurs rebonds, plusieurs rechutes. D'abord tracer. Une borne "super" en dérangement. Une autre en fonctionnement, à Lormont. Un gros Noir mal rasé à double menton. Désirable, comme tous les Noirs. Tout de même il y a une limite.

    Et de rouler, rouler vers le N.E., avec des rafales de bavardage. Bavard, moi ? Annie l'affirme. Pires que moi : Lauronse, Véra. Je ne pensais pas que ce pût être perçu comme inconvénient. Als Nachtrag. Un petit chemin, qui monte et qui descend, entre les arbres qui n'ont pas encor retrouvé leurs feuilles, nous sommes à la mi-avril. La seule différence entre Favretto et moi, c'est qu'elle se prend pour quelqu'un de modeste, alors que mon génie est une forme de véritable modestie : je souhaite à chacun d'être génial. Et quand je suis revenu à ma voiture, en plein soleil, sur un parking de chasse, j'ai appris un rôle de juif, celui peut-être de Primo Levi, ça y ressemblait, puisqu'on parlait de l'I.G. Farben à la Buma.

    Ce sera très chouette, surtout si je joue

    "Les femmes gueulaient dans les camions

    " J'veux pas y aller j'veux pas y aller

    " Mais quand on y est arrivées

    " Ça sentait le poulet grillé !

    " Le SS s'est mis à gueuler

    " Arrêtez de brailler comme ça

    " Du gaz pour tout le monde y en aura"

    " Les flammes montaient jusqu'au ciel

    " Tant pis pour nous tant pis pour elles."

    Le soir tombe. Je n'ai pas rédigé ma journée. Ça divague terrible. Je me suis retrouvé sur la bretelle d'évitement au sud de Périgueux, vaste balafre sans possibilité d'évasion ("carrefour bloqué" – "carrefour bloqué") Ste-Marie-de-Chignac St-Pierrre-de-Chignac, la grande surface dans les gravats, portant le nom d'un ruisseau de là-bas, pris un petit bonbon Total, un sourire du serveur. J'intimide désormais (mon âge). Tant mieux. Jadis je prenais des mines. I was self-conscious. L'air de dire : "Je suis bon, là ?" Ridiculous.

     

    MAUSSAC 15 04 2051 2

     

     

     

     

    Crépuscule extraordinaire sur les pins, avec une toute petite bagnole grise toute penaude d'être abandonnée, en contradiction avec le paysage, ma démarche de génie mes pensées parasites, plus qu'assez des "profils bas". Toujours modeste toujours modeste – merde ! Puis, recherche d'u cybercafé pour Pascal Tarche. A Thenon, il n'y en a pas un. L'agglomération forme goute suspendue à la N 89 : tel est Thenon, je vois le panneau "Gabillou 9 km". Cette fois-ci je n'y vais pas. Des ploucs ont revendu la propriété de Thérèse Plantier, éparpillé tous ses papiers. Robin Morlot s'est suicidé après la mort de son amante, de trente ans plus âgé que lui.

    Je revois la mine gourmande de Robin Morlot, me faisant goûter du fenouil. Pierre-André le nommait "Larbin Roblot". J'étais fou. Tout ce que j'écris est grand. Is great. M'en souvenir. Le matin, je suis allé à Ussel. J'ai demandé un photographe. Un brave homme ne peut me renseigner. Je trouve par moi-même. Je bavarde sur mon incapacité à placer la pellicule. Jusqu'à La Courtine, je cherche les hypothétiques baraquements servant de bordels à soldats, et qu'on m'avait décrits ; rien, que du paysage. Des routes en impasse : ce camp est une verrue.

    Halte à Poussanges. Une montée, une descente : d'abord dans une prairie, où le sentier se fond. Remontée vers la bifurcation. Redescente dégringolante cette fois parmi les arbres morts et blancs, les souches, des bidons, et une balle d'enfant, sur le côté. Ma règle de vie est de marcher 20 mn dans un sens, 20 autres dans l'autre. La pente de retour est forte, je souffle, et transpire au point qu'arrivé à ma voiture, il me faut d'urgence changer de chemise, elle empeste. Je me demande ce que deviennent tant de textes entassés de génération en génération dans les familles.

    Ayant lu les premières manifestations d'insolence littéraire de Voltaire, cherchant en vain des traits de ressemblance entre lui et moi, j'ai tourné pour finir la clef de contact et suis parvenu à St Georges de Nigremont (j'appris plus tard que deux frères mérovingiens avaient ici même failli en découdre), cornet de glace inversé. Les maisons de pierre du Massif Central toujours majestueuses, définitives : des caveaux habités. Et sortant d'une fenêtre, un mauvais rock et d'exaspérantes voix de djeunzz inconscients de l'endroit où ils vivent.

    Je descends au cimetière, extrêmement déclive, surprenant au dos des tombes alignées, dans ce couloir, de vieux pots que je photographie. Je parle aux morts, caressant leurs photos, dont l'une ne souriait pas, car on mourait encore dans ses soixante ans, dans les années 65. .. La préhistoire en somme... Jeune homme mort le 28 août 78 à 16 ans, cheveux longs, regard creux, pomme d'Adam saillante, le tout déjà d'un vieux, "depuis que tu es parti mes larmes n'ont jamais MAUSSAC 15/16 04 2051 3

     

     

     

     

    cessé de couler" dit la mère, "Pourquoi à vingt ans" avais-je lu sur la tombe ignoble d'une jeune fille de Chantonnay (Vendée) (indépendamment de la catastrophe ferroviaire de 1958). D'autres catastrophes me reviennent en esprit. Que deviennent tant de souffrances humaines, ont-elles une âme animales et flottent-elles parmi nous et quelle est leur fonction car il faut nécessairement qu'elles en aient. Puis je suis reparti vers Giat. C'est lors que s'est produite cette extraordinaire crise de Fernoël, où j'ai gueulé par la fenêtre ouverte je suis libre ! Libre et j'emmerde la terre entière ! Plus de femme d'enfant ni de métier ! Je vous emmerde et ne reviendrai plus ! Libre ! Libre !" Mon Dieu faut-il que ce soit vrai pour que j'aie gueulé ainsi.

    A Herment je dédaigne la petite épicerie style "et comment ça va-t-y la p'tite dame", je fais halte face au Puy de Sancy enniegé, halte à La Bourboule. Je n'achète là que de mauvaises choses, personne ne me connaît, virginité absolue, ma vie recommence avec la caissière...

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    Le tracteur passe, le nuage fraîchit. (...) ...crois pas. Comment peut-on s'isoler lorsqu'on est in estren [sic] évêque. A moins qu'il ne s'agisse d'un isolement à la Marquise de Sévigné, 6 servantes par-devant, 6 louvetiers par-derrière : "Quel bonheur ma fille que cette solitude !" La solitude ne me vaut rien. Lâché en 2012 en plein Paris sans possibilité de contact (vivant dans un appartement prêté), j'avais vite perdu pied, apostrophant les passants dans ma langue, sans qu'ils y prêtassent (pour l'instant) attention, téléphonant même à G. sans savoir que lui dire, m'abstenant de visiter tel ami dont il m'avait donné l'adresse, crainte de devoir parler.

    Ou de passer pour un con. Ou pis encore de l'ennuyer. Je voudrais vivre à la campagne "dans ma villa d'été". Mais jamais je n'aurai de villa de campagne, il n'y a plus que vingt étés. Trente si Dieu veut. Attachement de soi à soi. Désolé. (...)

    Il n'y aurait pas de fin à mon errance. J'aurais avec moi mon ordinateur portable. Je parcourrais la France, l'Espagne et l'Allemagne. Le Portugal et la Suisse, assurément. Je téléphonerais aux êtres cher. Puis plus rarement. Nous nous estomperions tous. On se passerait bien de moi. Je me demande sans cesse ce qu' « on » me trouve. Jamais je n'ai pu éprouver l'efficacité de telles errances, n'ayant jamais dépassé la semaine. Qui de mes ancêtres a été colporteur ? Ou roulier ? Un de mes grands-oncles fut facteur. Chercher vers Lahaimeix (55). D'autres ancêtres paternels transportaient de grosses meules de comté, ou d'énormes grumes sur des lits de chaînes.

    Mais je ne veux ni clients, ni autres contacts humains. Je ne tolère que les fournisseurs : pompistes, hôteliers, restaurateurs. Assurément les gens sont très aimables. Pourvu seulement qu'ils soient payés.

     

    HOTEL DE TIQUETONNE 52 03 31 / 01/4

     

    30 03 05

    Silence d'hôtel. Perdre pied d'avec le monde. Echappé à tous. Ce que j'aurais pu devenir. Mort-né ? J'ai préféré la vie à la schizophrénie. Gagner ma vie. D'autres inventent des langues, des mondes - "Avez-vous acheté le dernier Atlas ?" - Blétébéléland. Je m'engourdis. Je dors (il faudrait desphotos de cela).

     

     

    01 04 2052

    Déstructurer le langage, parler par langues, dessiner des cartes : perte ou menace, de l'espace, de la pensée ? A 14 ans j'eus le réflexe salutaire d'aligner le temps de ma planète sur celui de la terre elle-même et ne puis donc présumer de ce qui se fût passé par la suite. Asile ? Douloureux épisodes de confision mentale ? Au lieu de me documenter (...)

     

    CHAPITRE DEUX LA CHAISE DIEU 13 06 52 1

     

     

     

     

    Ma vie ne sera plus qu'une errance, que je voyage ou non. C'est ainsi qu'il convient de la concevoir. Le six juin deux mille cinq, je suis parti le matin. Une ligne de bus conduit directement de chez moi à la gare. Je ne me souviens plus de cetrajet. Il n'y avait en moi aucune exaltation. Avant de prendre le train, j'ai acheté « Marianne », qui portait en titre « Rébellion », en grosses lettres rouges. C'est la triomphe des adversaires à la constitution européenne. J'ai voté oui, mais je ne sombre pas dans le défaitisme. Dans mon wagon, une jeune fille à petite poitrine occupe le siège à côté du mien, contre la vitre.

    Le nombre de jeunes filles que je rencontre dans mes déplacements tient du prodige. Celle-ci s'est enfoncé un écouteur dans l'oreille et ne me prête nulle attention. Vers Périgueux, arrivée d'une jeune femme, ving-cinq ans à peu près, dépucelée celle-là. Elle semble tout à fait décidée à s'asseoir à la place de ma voisine, qui occupe le numéro 13 au lieu du 23. Cette dernière émigre juste en face, et je lui succède, sur l'empreinte de son cul. La vieille jeune déclare en effet : « Je vais encore être désagréable, mais le côté fenêtre, je ne peux pas. » Qu'à cela ne tienne, je me colle à la fenêtre.

    Ma nouvelle voisine se plonge dans des articles de revue, sur le chômage peut-être, ou une frivolité de ce genre. Les deux antagonistes descendront à Limoges. Toutes deux feront l'obket de mes interrogations sans relâche : à quoi elles pensent ; de quoi ont l'air leurs corps respectifs, que j'aperçois par les échancrures des manches, à la taille lorsqu'elles se penchent, révélant l'élastique du slip. Je m'imagine découvrant progressivement dans le déroulement des blanches étendues de chair la survenue du cratère aplati qui leur tient lieu de sexe. Savent-elles à quoi je pense ? Je ne suis plus qu'un vieux, j'apprends à ne plus regarder personne dans les yeux. Ou plutôt je poursuis cette excellente habitude.

    Plus tard, sur le long trajet ponctué d'arrêts qui me mène à Clermont, je m'occuperai. Je n'aurai nullement détrompé ceux qui pensent que tout est réservé. Restons seul. Sortons de nos bagages ce petit jeu d'échecs à pièces magnétiques, qui intrigue une autre jeune fille. Elle racontera cela le soir en arrivant ; et comme j'attire son attention, la voilà qui se pose du vernis à ongle, une âcre odeur se répand. Elle n'a pas été en reste. Il paraît que tout le monde veut faire l'intéressant en train. Je l'aurais bien fait en 1958, lorsque nous partions tous pour Tanger. Hélas, une bande d'excités se répandait en propos bruyants :ils s'installaient encore plus loin, à Fez ; je n'avais plus qu'à fermer ma gueule, et à la faire. Ils s'en sont aperçus. Que je la faisais.

    A présent je monte dans la navette St-Germain-Clermont. Il y a encore une femme, de cinquante ans, portant à la fois sur son visage l'angulosité des cinquante ans et la sportivité des

    quarante engloutis. Je crois que je sais m'y prendre avec les femmes : il suffit, après leur en avoir demandé la permission, de les prendre par les épaules et de les serrer très fort. Ensuite, elles vous emmènent chez elles et leurs étreintes sont torrides. Même à Clermont-Ferrand. Mais que diable, mon billet porte "Brioude". Il serait hors de question que je remisse en cause mon évasion pour un risque. Et me voici à Clermont. La petite ligne de Brioude est super-équipée, un véritale petit bijou de navette.

    Le contrôleur me dit quelque chose que je ne comprends pas. Je fais un signe circulaire autour de mon oreille. Il a dû me dire : "Vous occupez deux places et pourtant nous ne vous en faisons payer qu'une". Exact. Je me suis un peu étalé. Deux très jeunes filles devant moi. La ligne de leur nuque, cet espace infiniment doux sous l'angle de la mâchoire, où l'on voudrait déposer des baisers sans fin. Une autre, en face. Les deux qui sont devant moi se parlent en écoutant un portable où s'est enregistrée une de ces petites ritournelles en vogue. La plus jeune a douze ans. Elle montre à sa copine, à sa sœur ? Une carte d'anniversaire avec des dessins d'enfants, des petits cœurs. Elle croit encore que tout le monde est gentil, surtout ses parents.

    Elles descendent en cours de route, s'assoient sur un rebord de ciment au pied d'un transformateur. D'heureuses personnes viendront les chercher, pour les renfermer dans leurs jalouses familles. Je crois que je voyage pour admirer une immense quantité de jeunes filles avec lesquelles je m'invente une infinité d'histoires à la Nabokov. Pourtant je déteste Nabokov. Je le trouve surfait, niaisement diabolique, parfaitement plat. Bon... Tous papiers signés, je me suis dirigé vers un parking centre ville (après une erreur dans une cour gravilllonnée), hoquetant de mon ignorance des passages de vitesses. Passée une zone de travaux bien bruyante, et parqué enfin, je suis monté vers la cathédrale. C'est juste en face du Grand Séminaire.

    Figurez-vous que l'on célèbre, de temps en temps, au Puy, un jubilé, chaque fois que le jeudi de l'Annonciation coïncide avec la veille du Vendredi Saint : du début à la fin, saisissant raccourci de la mission du Christ... Une vraie démarche à la Léon Bloy. J'ai vu trois prêtres se suivant en grand apparat d'aubes et d'étoles. Je ne me souviens plus de cette visite. Il y avait des rues qui descendaient, c'était du pittoresque, assez convenu sans doute. Je m'attarderai davantage sur un incident prouvant ma stupidité, car j'en raffole. Sur la place du Puy face à l'Hôtel de Ville, après avoir évité un gitan roumain qui en voulait évidemment à mon pognon avec un journal à la main, je fais connaissance avec ma voiture de location.

    C'est la première fois que je possède des vitres à ouverture automatique. Mais je ne sais pas les refermer. Il faut éviter le gitan, qui ne manquera pas de me reharceler. J'avise un quinquagénaire avantageux, avec moustache blanche, très séducteur, homme à femmes. Et que j'ai déjà vu à la télévision, j'en jurerais. Il me montre le mécanisme avec étonnement. J'appuyais au mauvais endroit. Il croyait peut-être en une drague homosexuelle. Je m'imagine toujours environné d'homosexuels. Croire que ça me rassure. Et me voilà parti vers La Chaise Dieu, ça monte, les forêts de sapins se succèdent. Ma seule émotion est de me figurer, au sommet d'un pli de terrain, que j'aperçois le petit bourg.

    Il n'y a pas d'émotion en moi. L'hôtel ridiculement intitulé "du Monasmus et Termitère" se présente à moi dès le pemier virage. Toute sa devanture, à l'extérieur, est occupée par des sculptures de champignons en bois d'environ soixante cm de hauteur. Manque de goût puéril. Je me dirige à la réception, où une femme interrompt une conversation pour me recevoir. Je dis avoir réservé quatre chambres - je rectifie aussitôt : une chambre pour quatre jours. Sansle j, ça fait "ours". Je suis le seul ours. C'est alors que je m'aperçois que la chambre en question, comme une série d'entre elles, ne correspond pas au label deux étoiles : pas de fenêtre, une simple tabatière avec vue sur le ciel, une dimension riquiqui (mais je m'y attendais).

    On s'était bien gardé de me préciser cette absence de confort sur le site internet. Mais je suis si content malgré tout d'atterrir dans une petite boîte blanche très lumineuse, rien qu'à moi, qie j'acquiesce. Les prix sont d'ailleurs triplés pour la durée du festival, fin août. Des musiciens ont dû se branler là, le lit est à deux places. J'ai dû m'étendre d'abord, puis aller me promener vers l'abbatiale, en prenant par le haut, par la nationale. Nous étions le 7 juin, il faut que je consulte le carnet. Voici ce que j'y ai noté : le hall de l'hôtel et du restaurant est couvert d'inscriptions comminatoires et discriminatoires.

    Les chambres sont à prix réduit pour ceux qui passent ici au moins trois jours et qui acceptent de dîner au restaurant. On est prié de ne pas faire trop de bruit après 22 h. Et ceci, et cela.

    Surtout, deux articles affichés là sont lus par moi in extenso. Il s'agit de la carafe ou du verre d'eau fournis à la demande par le restaurateur en sus du café ou du repas. Ce verre d'eau n'est pas obligatoire, nous prévient-on. Il s'agit là d'une coutume italienne, qui n'a pas lieu d'être ici. Certains ont même facturé la carafe 5 francs ! Le tout accompagné de rappels de jurisprudences à propos de procès engagés à ce sujet. Eh ben ça ne donne pas envie de manger ici, bien qu'il soit précisé que l'eau est fournie gratuitement.

    On rappelle simplement que ce n'est pas obligatoire. Et qu'il ne faut pas prendre les hôteliers pour des esclaves. Et que dans un restaurant gastronomique, le service ne peut pas être aussi rapide qu'ailleurs, qu'on y est débordé, qu'on doit fermer tôt parce qu'on ne peut pas ranimer le feu de toute une cuisine juste pour une table de bouffe-tard, etc. Je ne sais pas les ennuis qu'ils ont dû avoir avec les clients ici, mais ça devait être pittoresque. Ici, il faut saper pour assister au festiva - disons qu'une tenue de ville plus que correcte est vivement recommandée, voire des tenues de soirée.

    Alors quelques snobs de Paris ou de Londres ont dû se prendre pour des importants méritant des larbins à leur suite... Je me suis donc rendu à l'abbaye, visite payante, examen minutieux de toutes les tapisseries, forme d'art que je n'apprécie pas particulièrement, mais je suis scrupuleusement la description du prospectus. Bon, une église, c'est une église. Toujours aucune émotion. L'âge. La Danse Macabre est dans un état de délavement inquiétant, il n'y a aucun éclairage, cela semble au-dessous du médiocre et du convenu. Enfin j'aurai fait mon boulot.

    Au retour, passant devant la caserne des pompiers, je monte en marmonnant (je parle seul) la pente vers le Signal Saint-Claude, sous le soleil. Je me sens âgé, fatigué. Le sommet n'existe pas, c'est un sous-bois clairsemé de fougères détrempées, je m'assois sur un banc. Je m'étends sans doute, comme je fais souvent en voyage, comme ma femme le fait en temps ordinaire chez elle. Je lui envie de pouvoir s'étendre ainsi à tout bout de champ pour "faire le point". Et je veux faire quelques provisions au super-marché d'Arlanc, Puy-de-Dôme, en bas de la pente, comme m'y a invité un panneau publicitaire.

    Arlanc est un bled quelconque, fourmillant de panneaux annonciateurs de ce fameux supermarché, mais tellement mal conçus que l'on rate sans cesse la bonne rue. Je tourne dans le village.

    HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 52 07 22

     

     

     

     

    Ici à Saint-Bertrand au sein d'un autre moi sans télévision j'ai visité la cathédrale Communion des Saints c'est cela, écrire est entrer dans la Communion des Saints... Je me suis assis côté nord et cloître au pied d'un portillon revêche et rouge affligé d'un digicode. Sont venus deux hommes devant qui je me suis levé, j'entendais très bien l'orgue à travers le bois, « C'est une répétition » leur dis-je, ignorant si l'on nous laisserait entrer. Sont venues des femmes qui sont entrées là sans difficultés j'ai pensé : Ce sont des choristes. Elles ont cinquante ans apassés, tant il est vrai que la voix mette des années à se trouver, à s'approfondir.

    Puis elle se fêle. Et contournant l'édifice vers l'avant, je vis que le porche lui-même en vérité s'était ouvert et je rejoignis le groupe. Nous étions onze comme les apôtres après la défection de Judas et je tenais un paquet de courses en plastique. Un vieil homme chauve et tremlant mais résolu apporta dans le chœur, le seul but de l'écriture étant de vous mettre en prière, dans le sein de Dieu perpétuellement, et entre les stalles de bois vernies, un pupitre tenu à bout de bras à petits pas. Il nous adressa la parole, un état de conscience supérieure le plus permanent possible, à tous, tandis que nous siégions dans les stalles des moines (une aide les avait abaissées ; chacun sait à présent, que la petite pyramide inversée au revers du rabattant s'appelle une "miséricorde").

    Le prêtre parla de la prière. Tantôt il s'exprimait, tantôt l'orgue. Il nous a dit que Saint-Bertrand de Comminges prédispose à la prière. Mais tout suscite la prière. La Grâce vient où Dieu veut. Vézelay, tout pur qu'il soit, m'a laissé froid comme une verrière de hall de gare. Le prêtre nous présente le bas-relief d'Abraham, et fait lire à son assistante, respirant la bonté, la Genèse au moment du sacifice d'Isaac. Il se demanda pourquoi le Père, le pied sur un crâne, tenait les jambes croisées ; je répondis sans y être convié qu'apparemment c'était la croisée des chemins. Il en fut satisfait.

    Le crâne anticipait sur Golgotha, "la colline du crâne". Abraham sacrifie son fils unique, Dieu le fera du sien. Triomphe sur la mort. Il y avait dans l'assistance de ces demi-vieilles, de mon âge, émouvantes par leurs beautés éteintes si pathétiques, en couchers de soleil. Je les aurais prises par les épaules. Convaincues de se laisser aimer, vides écorces de bigotes où palpitent de flatulentes extinctions d'orgasmes (mettons "papillons frémissants sur leurs épingles"). Notre guide nous mena ensuite devant un Saint Jean-Baptiste de marqueterie, jouxtant un Saint-Bertrand. Il nous cita les Evangiles.

    Et je vis à la dérobée une vieille fillette priant à genoux sur un siège trop haut, de ses deux petites guibolles trop blanches et jointes, la Sainte Vierge Mère. Puis écoutant de nouveau l'orgue à travers la porte latérale refermée, entendant que le prêtre se dirigeait vers moi, je me repliai HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 52 07 22

     

     

     

    au pied des murs en direction du porche, où je pris l'atitude angélique de Vinci, montrant de mon index le ciel même. Le vieux curé se retourna, trébucha dans l'inquiétude : tant d'amour de l'orgue et de la pause ! Quand il eut disparu chez lui, je demeurai jusqu'à onze heures, pour que des voix de chanteuses de jazz ne m'atteignissent pas, qui sortaient à présent d'un café ouvert par les haut-parleurs d'une enceinte. Elles aussi cherchaient et louaient Dieu, par des routes si différentes. Il y a tant d'autres choses à dire, que je remets à plus tard, à jamais peut-être.

    Me voici à trois heures vingt. Pas un instant de sommeil. Ce que je dis maintenant précède ce que j'e viens de raconter. J'avais hésité entre deux restaurants, le premier, de garçons, très préoccupés de parler à leurs connaissances, donnat l'impression que le client n'était pas indispensable ; le second, d'une seule fille, plus attirant malgré la laideur de son nom ("Chez Marinette"). Je me suis décidé pour la fille, prenant à moi seul une table de quatre. "La belle vue, c'est de l'autre côté, mais c'est comme vous voulez." Très juste ; le petit jardin donnait sur une vaste vallée, sur tout une perspective de crêtes, hélas gâchée par une grappe de tablées plus quelconques ou laides l'une que l'autre.

    Franchement. Dîner avec, entre moi et le vaste monde, ces grosses gueules gélatineuses en train d'introduire dans leurs ignobles bouilles de gros morceaux de bosutifaille, non. Si ma serveuse eut insisté, j'aurais dit quelque chose comme "je n'aime pas être vu", elle m'aurait demandé – fantasmons – qui j'étais... Derrière moi une famille mélangeant le français, l'anglais et une troisième langue qui à mon grand désappointement me fut impossible à identifier, quelque chose de rude et de doux ensemble. Un petit garçon à longs cheveux bouclés et gros godillots jouait à manger.

    Je me figure qu'on lui apprenait pour son malheur à devenir plus tard un de ces hommes-poupées que les femmes affectionnaient milieu seventies, de ces semi-impuissants qui se demandent en plein amour s'ils font du mal au corps de l'autre, comme on me l'a rapporté – pour cet instant l'enfant trottine, chipe une serviette et fait sonner bien haut sa langue, sans en omettre une merveilleuse syllabe, comme on le fait si l'on est sûr de ne pas être compris. Sa mère lui répondait plus doucement, en femme d'expérience qui parle sa propre langue sans avoir le besoin de l'exhiber, et rectifiait son fils.

    J'ai bien pensé que c'était de l'hébreu, au mot "cacherout" que j'ai fini par distinguer. Je n'ai pas osé demandé ce que c'était. Ou je n'en ai pas eu envie. Lorsque j'eus achevé mon plat, et le HARDT VANDEKEEN ST BERTRAND DE COMMINGES 22 07 05 3

     

     

     

     

    café, liégeois, énorme, dont ma soif ne fit que cinq bouchées et six aspirations de paille, je dis, jsute en me levant, comme un exercice en effet préparé de sang-froid, ce que je pensais exactement, car malgré mon dos tourné au panorama j'avais bénéficié d'un petit enclos fleuri entre deux haies : "Mademoiselle, votre sourire vaut tous les paysages", en bafouillant un peu entre les dents comme un qui n'a pas coutume de balancer de telles énormités. Elle s'est étranglée de rire et d'étrangeté, trois-quarts de seconde, puis s'est ressaisie et rendue sensible à mon compliment de vieux fou. J'aurais pu le glisser sous la soucoupe à chèque, mais je tournais ma phrase dans ma bouche, plus assuré désormais de ce qu'il faut avoir comme visage pour complaire aux femmes : un aspect de vieux beau indifférent, qui songerait voyons à cela aux heures du tocsin de l'homme, qui n'atteindra plus jamais le foyer de sa lance... Permanent spectacle que je m'offre à moi-même...

     

    BERNARD COLLIGNON PETITE ERRANCE

    MAULEON 55 03 23

     

     

     

    Συκονομαι, πλυνομαι, ντυνομαι – je m'éveille, je me lave, je m'habille. C'est le “rite à soi-même”, avec force regards à la glace, en pied. Je veux me contempler sans rien risquer. Il y a quelque chose d'obscène à ainsi revendiquer pour soi l'existence, l'obligation d'un risque ; de le définir, d'en faire la condition essentielle de l'écriture, le sine qua non, (“sans risque, pas d'écriture”), de le constituer en règle déontologique, d'en faire glisser la qualité en quiddité, d'en effacer l'accident au point de le confondre avec l'en-soi. C'est ainsi qu'on en vient, comme Leiris, à se demander à quoi “sert” d'écrire – toujours cette obsession de l'utilité”, de la servitude – et à préférer toutes les formes d'action à l'écriture, même la tauromachie ou l'engagement humanitaire.

    Foutaises. Quand j'écris, j'écris. Je ne sais pas ce que je risque. Je risque probablement quelque chose. Mais il ne m'appartient pas de deviner, encore moins de définir ou de revendiquer ce que je risque. La mort, probablement, le temps, comme vous tous, qui “main crispée sur le stylo, marchez les yeux grands ouverts sur le chemin descendant au tombeau”. Je suis arirvé à Mauléon-Licharre comme un de ces voyageurs à faible rayon d'action du XIXe s. A chacun son budget ; le mien ne me permet pas de courir le monde ; ainsi ma découverte de Mauléon s'apparente-t-elle aux abordages d'îles lointaines pour d'autres plus fortunés ou plus audacieux.

    Je voyage pour me voir aux glaces de tous les hôtels : M. Perrichon devant le Mont Blanc. Je prends le risque du ridicule. Découvrant ma chambre, élégamment meublée, j'ai éprouvé cette exaltation devenue modérée : l'âge ne me permet plus que la modération. Mais je continue d'affirmer, à l'instar de ce journaliste juif (Bernard-Lazare) : “Je ne me sens vraiment che zmoi que lorsque j'arrive enfin dans une chambre d'hôtel”. Nulle trace d'autrui. J'éparpille sans le vouloir, au gré de mes besoins soudains , toutes mes affaires au sol et sur le lit, où je m'étends bras et jambes écartés : tel est mon espace, je suis chez moi.

    Sans souvenirs, sans bibelots, sans présence de l'autre, sans souci de l'autre.

     

    Jour du départ, 10 octobre cinquante-six, à regrets, après shampoing, après ce bien moyen Jules Romains sous- Martin du Gard – Allory se souciant de son accession aux Quarante alors que Quatorze menace, un auteur graveleux présentant son manuscrit obscène et chatoyant, se fait payer, pas cher, puis prêter pour jouer au Cercle. Tout est besogneux chez Romains, superécrit, minutieux, fastidieux, jusqu'aux camaïeux gris de la peinture, lointain écho fané de la maison Vauquer, jusqu'au niveau où descendent les doigts le long d'une cuisse, et se demandant sans cesse pourquoi il n'accède à rien.

    Je vois plus clair à présent, ma vie s'étant passée à bouffonner sur les papattes arrière, j'aspire les parfums d'automne à la fenêtre, entends le couloir à roues de la vallée d'Ubaye, et déjà devant revenir.

    COLLIGNON ITINERRANCES

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    Montpellier-Valence avec Ludivine, pro-israélienne convaincue, longue montée vers l'Hôtel des Châtaigniers, puis la redescente vers la nourriture, la boulangère aimable qui m'offre deux pâtisseries à jeter, la télévision tronquée d'Arte. Les manigances du pouvoir jetant du lest sur le "'bouclier fiscal" et l'ISF ? La branlette essoufflée sur trois lesbiennes soft – lesbiennes d'occasion ? Je suis assis sur un banc ergonomique, au ras du nez les innombrables moteurs à nu qui ahanent dans la pente, sous mes mains la sacoche allégée de ses livres et de son transistor crachouillant obligé ? Me voici, je remonte vers la ville lointaine, attrait des clochards et autres écolos, le ventre vide car le petit-déj' à 8 € ils peuvent se la brosser.

    Hier déjà je rôdais aux alentours du Grill O'Machin, dégoûté par les prix de voleurs, suivi de l'intérieur par des regards avides, mais je me casse assez la tirelire avec un hôtel à 46€, plus 0,50 pour la taxe – ce qui est bien de la mesquinerie ; à Sarlat, j'avais même susurré "Nous avons usé beaucoup d'électricité hier soir", et l'hôtelier, bonhomme et con, m'avait répondu : "C'est compris,, Monsieur." Je devrai aussi faire imprimer ou photocopier, à Privas, ne serait-ce que dix recto-verso de mon bouffe-argent "Singe Vert", puisqu'il me faut poursuivre mon "grand-œuvre" (me poursuivent aussi mes trois femmes, la a première sans sexe, la seconde avec trop, la troisième occasionnelle mais sans enthousiasme ; je me méfie ; se souvenir de cette fillette de 12 ans, qui court se noyer, parce que sa meilleure amie, largement son aînée, avait confié à son carnet intime ses fantasmes et son amour lesbiens : soit une morte, plus une noyée.

    Je poursuis ma montée vers Privas, que j'ai bien entendu appeler "St-Privas" par deux chauffeurs de bus, qui se sont relayés à Coux. Une défaite française je crois. La montée bruyante est semée de mémés précautionneuses à cannes (c'est un festival !) et rapportant chez elles têtes baissées leur cabas pauvrement plein d'une baguette et des repas du jour. Je passe ainsi par tant d'émotions faciles. Assis sur un autre banc, comme un vieux, parc des Récollets, en pleine atmosphère de plein ciel. Soleil dans le dos. Bouche pleine de fougasse aux olives. L'impression d'être salué dans cette ville où tant de hippies, d'intellos, sont venus se ressourcer. A la médiathèque, une si vieille dame affalée près de son mari dans le journal.

    Ils se relèvent essoufflés, béats, octogénaires, lui sur sa béquille, elle à sa main, dans une immense tendresse d'amants moribonds. Par eux le monde est sauvé. Je lis "Le Point" et ses fausses révélations : qui détient la vérité ? les vieux amants. Je marche lentement, trimballant mon théâtre interne. Vent léger, pépiements, moteurs vagues. Dans l'église, un curé faisant faire le tour du COLLIGNON ITINERRANCES

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    bâtiment aux jeunes catéchumènes, deux femmes en flanc-garde ; il explique les stations du chemin de croix, les bénitiers asséchés où l'on trempe le doigt comme on se lave les mains avant une réception. Il se dégage une grande simplicité. Tant de douceur peut-elle endoctriner ? "Si tu as entre 7 ans et plus, demande à servir le Seigneur à la messe" – pas de limite d'âge. Bernard Debuire faisait l'enfant de chœur à 14 ans. Je ne l'ai remplacé qu'une fois – Passe derrière moi – génuflexion – burettes – pauvre et admirable abbé Brûlé ! Aujourd'hui j'escalade la pente des trois croix ; le Saint-Esprit est le seul Dieu : "Esprit Saint, je te dédie ma journée".

    Ma comédie d'alors devenue vraie. Tout Privas m'aura vu écrire sur des bancs. Un jeune homme à minuscule couette occipitale. Un monument. Trois messages à mon oreille. Muni d'un plan, je ne me perdrai plus. Adorable petite vieille à voix pointue, élégante, malicieuse : "Viens ma Mimine on ne va pas te faire de misères. - Je vous l'envoie, elle est sous la voiture !" Les vieilles, les chats, Baudelaire, une Turque ou Gitane tapotant la tablette d'un téléphone public, l'enfant s'ennuie en attendant, que peuvent-ils bien avoir à se dire de si loin, j'ai vu passer bon nombre de jeunes femmes décidées, souriant au nouveau vieux que je suis devenu. Comment ai-je pu vivre en les détestant toutes.

    Vaste coup de sirène, il est midi, les échos sonnent de toutes parts, une femme de 0,70m trottine dans la descente. Quatre coups de sirène, cinq. Le son s'aggrave à mort, s'éteint en grondements de bombardiers. Le gosse imite les tirs de kalach. Femmes, courses, odeurs de poireaux. Angélus : Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum – je l'avais aussi noté en grec dans une

    chapelle d'Entre-Deux-Mers. Depuis Louis XI résonne en l'air cet appel au divin, Louis XI à Belloc parmi les SS PP de l'Eglise. Femmes épanouies, infantilisées, sacralisées. L'Angélus meurt doucement, tiré à la main comme une branlette d'enfant de chœur. Le parc est un lieu solitaire où mangent sur les bancs les femmes solitaires ou en trios, brave France profonde entourée de buis ou de cupressus, rires charmants, attendrissement sénile.

    Face à moi, un vieux dévore à la cuiller un pot de miel. Sur le chemin je poussais mon cri de Tarzan, la quatrième vieille se marrait, n'ayez pas peur, ça défoule ! Parler, se découvrir. Ce que je dois faire pour attirer les bonnes grâces. J'entends parler allemand puis français, les mêmes femmes, richtig disaient-elles, amour éternel soudain tout rongé comme un arbre à l'écorce vide, aurais dû, aurais pu, nouvel amour où je me suis rué vent debout, je parviens à ma chambre par le raccourci du plan, la fille la plus grosse en rouge rit le plus fort tirant le chien en laisse, viens c'est l'heure.

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    Si Dieu un jour veut que je grandisse, le monde des Fous tremblera. C'est le sort qui me parachute près de la Maison d'Arrêt que j'ai longée, s'imaginer que la Berbère ou Turque s'entretenait avec son prisonnier, son enfant s'ennuyait à longueur de quarts d'heure et crachant d'abondance, jeté sur ses pieds par la sirène, conserve bien ce carnet, Brocanteur. Je suis monté au grandes croix de Montholon, la carte et le journal en main, d'un pas lent. Le long d'un portail paissaient quelques vieux, avec un long boa fourré, briard et saint-bernard, qui aboya à mon approche. Montée, descente.

    Ce matin rue de l'Ouvèze j'avise un chauffeur tout jeune et tout désemparé : "Le ¨Pôle Emploi ? - Prenez-moi, vous me raccourcirez la route. " Et je suis du doigt sur mon plan : "Tournez là. Puis là." Il avise des passages de profil par une trouée : Prenez Route de Chomérac il le fait puis s'arrête sur le bas-côté Je l'ai dépassé, je l'ai dépassé ! Le candidat pue sous les bras, très fort. Je le persuade d'au moins gravir toute la pente, il a repéré le rond-point, se confond en remerciements J'ai rendez-vous à 13h 30 il en est treize, Je vois le panneau ! - Déposez-moi ici tout de suite et Bon entretien d'embauche ! Chambre 423 jusqu'à samedi. Repos, repas, sieste, redémarrage, dur métier, redescendre et gravir, contourner cet immeuble qui surgit là, l'herbe est épaisse, les buis pour finir me barrent le chemin.

    Compter ses pas dans la pente. 120, 130, s'arrêter, inspirer bien à fond, douze ou quinze fois, tout marche par nombres, 66 ans dans la semaine. Un vieux matou gris qui s'esquive, je grimpe, contourne un sanctuaire vide. Un jeune homme me précède lestement, sa tête émerge entre les pieds de croix, Esdras, Jésus, Gestas. "Tu seras avec moi ce soir au paradis". Bien cadrer mes prises de vues. Pas d'émotions. Paysages comme j'attendais. Glissade sur herbe et cailloux, le corps n'en fait qu'à sa guise, je m'appuie sur la main, me laisse aller dans la descente, place aux Bœufs, vers l'imprimeur bœuf utile du moins. Nous disons donc 10 recto-verso, cela fait 4 €. Bâtard. Le nombre d'heures où je dors me tue.

    Ne renonce à rien, pleure, profite, nul ne t'attend tu ne dois rien à personne. J'ai montré ma sacoche à poignée menacée, non, ils ne font pas cela – fausse question qui se voulait spirituelle. "Chacun son métier. - Mais il faut être polyvalent ! - Bien sûr. - Ma fille dit que les petites annonces exigent ces polyvalences. - Mieux vaut cela que d'être à la chaîne en usine" – polyvalence oui, mais dans le même métier, madame ; seulement, 4€ pour 10 r°/v°, c'est de l'arnaque. Redescendre vers l'Ouvèze, se tordre les pieds sandalés sur des cailloux trop ronds alors qu'il suffirait de passer par en COLLIGNON ITINERRANCES

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    haut. Décrire mes courses ? Décrire mes courses à Monoprix ça t'intéresse vaiment, mon Brocanteur ? Que je tire un chariot à ras du sol, que j'entends une mère et sa fille corpulente qui s'engueulent au-dessus des fruits, que je demande en contournant la grasse caissière "Comment faisons-nous pour comprendre les numéros de la balance ? - C'est nous qui les pezonzencaisse", elle a le bac, tartecrémeuse, une sexa fait claquer son Kaugummi, je la vois tête à claques à 13 ans bonne branleuse de chez branlomane (splendeur à couper le souffle des phalanges aux ongles sales triturant le clite hélas sans l'odeur), et voici que le lecteur de carte s'emballe, on relance le tout, la petite boulotte achetait poour son chien des boîtes de viande du pays, elle paye en liquide.

    Laissant tomber quelque chose qui roule vers elle, je dis "Excusez-moi", elle : "Ce n'est pas grave", comme elle l'a entendu dire, jouant l'adulte, responsable de son chien. ("Nous voulons bien que tu aies un chien, mais tu t'en occupes, frais de bouffe, etc.") - et de payer ses boîtes en liquide, mais voici que la mère n'a plus de provision, veut payer en deux fois, "Adressez-vous à la direction" – c'est trop long, elle payera demain caisse 3, et comme on n'est pas des brutes entre femmes à Privas, elle repart avec le contenu de son Caddy. Je remonte à l'hôtel avec mon sac d'où passe une baguette.

    Dans ma chambre j'étale tout, me mets en pyjama (d'abord torse nu, admiré plaisamment du balcon par des Boches, puis totalement déshabillé), lis mon Canard en riant, reçois un SMS de Sonia qui me demande de ne pas trop acheter de chips ou de fromage, mais des fruits, (quatre clafoutis "La Laitière" engloutis d'un coup à la grosse cuillère), j'efface Renaud Camus pour ne pas me faire enculer, remplace par Gourribon, l'ami absent, son fils fou, sa femme folle – que se passe-t-il ? désamour ? catastrophe ? Tu es débordé ? - puis à 19h 20 j'appelle ma femme. Fournis mon numéro puis raccroche. Ellle me rappelle à mon hôtel.

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON PETITES ERRANCES 53 12 08

    LAON 1

    Ce que ça fait du bien... C'est fou... Seul très loin dans une chambre d'hôtel... Je me retrouve dans cette ville d'enfance que je n'ai jamais vraiment connue, hors deux ou trois itinéraires... Les remparts, le vent, le ciel chargé... Le Lycée de Garçons, massif et rouge... Reprenons... Nuit agitée, prise de bus à Bordeaux-la-Glu, 7 h 25... Je n'en pouvais plus. D'être enfermé à vie sans issue, sans perspective – je me fous de ma perspective. Dans le bus, je m'inquiète. Dévorant des yeux à la dérobée tout ce qui est femme, sans être l'objet du sondage (« Prenez-vous souvent cette ligne ? » ) - la sondeuse m'évite ?

    Arrivée dix minutes avant le départ, et couru pour la voiture seize, au-delà des deux motrices centrales. Et là, horreur : une fois de plus places de salle, entendez quatre mecs face à face, dans moins de 2m², à touche-coudes, à touche-genoux, à touche-gueule. Chacun des quatre gentil, indifférent, mais l'un dans l'autre, à ne pouvoir mouvoir un pied. Alternativement, je lis Valerius Flaccus, regarde le paysage, puis feins de somnoler. Impossible d'échapper au sandwich de l'Agenais d'en face, tout comme j'espère bien que le jeune 15-25 ans de biais aura pu voir ma carte de visite de Chevènement qui me sert de remarque... le maire de Belfort m'a-t-il lu ? juste une partie (astuce connue), pour me répondre sur un point précis ?

    Valerius Flaccus toujours en proie à Liberman, commentateur, cuistre de renom dans son cercle de cuistres... Enfin Paris, le métro, les innombrables femmes croisées... J'oubliais qu'en train, n'ayant que cela à faire, je découvris seul comment éliminer des photos sur mon portable, et suis tombé sur deux gros plans de Terzieff, pris par Anne elle-même en direct. Gare du Nord je m'embarquais pour un peu vers Londres, j'attends une demi-heure la rame de Laon – je repousse deux mendigotes organisées, ne sachant plus du coup moi-même ni français ni anglais – voulez-vous bien me laisser mes Twixies ? merde alors... Départ quai 20. Une vieille machine déglinguée, un contrôleur polonais titubant dans la ferraille et, à l'entrée du tunnel de Verzy, une inscription en lettres dorées, tombales, pour bien rappeler la mémoire des dizaines de morts sous son effondrement (juillet 77).

    Jean-Pierre L. y périt, sa sœur Annick en demeura paralysée. Une autre femme expira au petit matin, plongeant les pompiers qui découpaient autour d'elle depuis des heures dans les larmes. Personne ne peut déchiffrer l'inscription : le train va déjà trop vite. Et le tunnel n'a pas été détruit comme on l'a dit. Les villages se succèdent, Margival, Anizy-Pinon. Enfant, je les entendais prononcer, terres lointaines en ces temps-là où la circulation n'existait pas, confiné que l'on était à ses pieds ou à sa paire de pédales ; seuls Monsieur le Maire et les riches possédaient une automobile. Je vois enfin la cathédrale de Laon, qui se détachait jadis sur l'aube depuis le tan-sad du scooter paternel. Une fois le ciel était vert. Quand un prof m'avait collé, mon père devait se farcir un aller-retour supplémentaire : puni comme moi. En sortant du train, je ne me souviens plus si la gare se trouve au nord ou au sud de la ville... « Sortie ». « Avenue Carnot ». A l'hôtel Welcome, un gros ivrogne me reçoit, me loge au n° 3 (tout est en réfection), puis, se ravisant : “Prenez la douze !” Sa femme est slave, il l'appelle « la Russe » ou « Magdalena », elle gazouille avec un accent merveilleux qui donne une irrésistible envie de vieille galanterie. Elle avale ses mots, chante, roucoule, je lui parle en russe, elle s'évente de la main : « Je ne peux vous rrrrépondrrre... Je suis choquée » - (« émue » ?) Je ne recommencerai plus. Le mari se met à me tutoyer. Certains hommes choisissent leur partenaire sur catalogue de femmes de l'Est, ensuite, peut-être, corvéées à merci - prêtes à tout pour fuir la misère ?

    Est-elle battue ? je ne suis pas à l'intérieur de ces femmes-là. Je m'installe, télé, frigo, 30 euros par jour et repos. La première chose à faire est de repérer un cybercafé. « Au centre, sur le plateau », me dit un passant – c'est vrai, je m'en souviens, on dit « le Plateau » de Laon. Montée coupe-souffle de l'escalier municipal, station à chaque volée de 20 marches, de plus en plus longue, atteinte enfin de la vieille ville – vagues réminiscences d'il y a 50 ans – ou 30, mais 76 a sombré dans l'oubli. Je trouve ce cybercafé. Un jeune homme charmant, j'entends qui me charme, au point de me faire minauder (je me retiens de justesse, craignant de passer pour une vieille tante) m'ouvre une boîte de dialogue, et dès 18 h je peux envoyer Marine Le Pen à l'éditeur.

    Je ne suis pas venu ici me délecter comme à l'accoutumée : je dois travailler deux heures par jour à ce fameux répertoriage des femmes politiques. Je me souviens à présent des circonstances où j'entendis un accent si chantant : c'était celui de la Koleva ; ma Russe est une Bulgare. Les Bulgares comprennent le russe, mais utilisent une langue à eux. Après le téléphonage d'Annie, après les informations, après Trois mariages et un enterrement, je suis allé me promener de nuit, sous la bruine, et suis redescendu par l'escalier : dans les 300 marches. Puis j'ai allumé la télé, pour voir la fin de Thelma et Louise... FIN DU NUMERO SINGE VERT 85

     

    BERNARD COLLIGNON PETITES ERRANCES

    MOULINS (54 07 05) 54 07 10 1

     

     

     

    Envie de changer d'air tout de même. Pourquoi diable avoir voulu que les prolos lisent ? S'instruisent ? Qu'est-ce que vous voulez que j'en aie à foutre de votre passé simple ? Moi plus tard j'veux conduire des camions ! Signé Sattanino, classe de 5e . Eh bien conduis des camions, connard ! Bon. Je pars à 9h 1/2. Je m'escrime jusqu'au bus. Avant il a fallu que je me farcisse un baiser sur la bouche. Je n'aime pas les baisers sur la bouche. Disons sur bouche mince. Il faudra bien tout de même que je trouve quelque chose pour me pimenter le corps. Moi ce que je veux c'est pouvoir être lu après ma mort sans rougir ni sangloter. Dans le bus j'apprends qu'il n'y a pas moyen de dépasser la Victoire.

    A pied, allez, en tirant ma tirette. Dernier arrêt en bus tout de même, sans payer. Un train. Mon voisin est un cheminot de ch'Nord qui aimait parler. Il m'a dit « Ça s'remplit ». J'ai pensé que lui avoir fait la gueule jusqu'à Angoulême ça suffisait. Des banalités mais tant pis. Il venait de Marle. Marle-Marly-Gomont ça ne fait tout de même pas 50 km. Il avait bien des traces d'accent. Il fut étonné que j'eusse passé mon enfance entre Laon et Soissons. Mais je ne remonte plus jamais vers là-haut, ni dans la Meuse. Trop de misère par-là, surtout intellectuelle. Il a un peu tâté le terrain question Gitans. C'était moi qui avais commencé : un campement d'iceux avait endommagé la voie ferrée sur la ligne nord du RER – on parlait de la colère des passagers, mais rien sur celle des nomades qui brûlent.

    J'ai fait croire que ma femme était de sang tzigane. Ça ne mange pas de pain. Mais j'ai serré la main de mon interlocuteur tout de même avant de partir, une bonne poignée de mains de gars du Nord bien franc. Il était aiguilleur, à l'ancienne, avec leviers, barres d'aiguillage et tout le tremblement. A S-Pierre-des-Corps, je veux me servir en madeleines : vide. Faux, c'est plein. En Bounty, c'est bloqué. Un légionnaire puant le tabac et l'alcool m'aide à secouer gentiment la machine. Ma pièce retombe, il me la fait remiser pour que deux barres se mettent à tomber : calcul juste. Il a refusé une barre, en disant : “Ouah l'autre, avec sa gueule d'abruti.” C'est vrai que j'ai une gueule d'abruti.

    Avec mes cheveux longs et ma tête de naïf ; la veille une vendeuse m'avait accueilli tout esbaudie tant j'avais l'air de chercher quelque chose. J'ai marmonné, l'ayant dépassée : “J'ai l'air d'un con à ce point-là ? Connasse...” Connais-toi toi-même... Et cette fois-ci, les gens m'intéressaient. De St-Pierre-des-Corps à Nevers, que des jeunes filles, une pour chaque double place. Là où je me mets, ni vue, ni paysage. Plongé dans Strendhal, disons dans sa biographie. A Bourges pas mal de gens descendent. Je me mets à la place d'une garce, cette fois dans le sens de la marche, et m'aperçois que la gonzesse en biais de l'allée se trimballe un vélo monoroue – chouette, une enfant de la balle ! Donc pas une conne, malgré ses sourcils clairs et sa tête de vieill

    e fanée. Lorsque nous arrivons à Nevers, la correspondance est ratée. Il faut attendre près d'une heure et demie. Réserver une place dans le Paris-Clermont de 18h 4. Une charmante employée nous distribue tout ça individuellement dans le hall de gare. Moi j'écoute mon transistor tout près de l'oreille. Pour avoir de la grande musique c'est duraille. Je vois le titre “La solitude de Ségolène Royal”. Szarkozy fait imploser le PS, le rendant complice de ses mauvais coups sociaux, mais prouvant du même coup l'inanité du discours socialiste, ou de ce qu'il en reste.

    Les gens n'ont plus envie du discours socialo. Ils veulent tâter du Napoléon III, voire d'un peu de gloriole. Je vais me dégager de mon envie de parti politique. Bah, laissons faire. Un mendiant vu dans le train est venu me taper d'1 €. C'était demandé sur un ton si habilement humble que je lui ai répondu Wenn Du magst, auf deutsch. Et il a aussi récolté d'autres pièces dans la salle d'attente derrière moi. Bref, sur le quai, évitant un ravagé sur fauteuil roulant, j'ai rejoint ma place voiture 17 siège 44, faisant évacuer le jeune cadre qui s'étalait sur trois sièges. Un autre en face, plus vieux, puait la saucisse en dormant. Je n'ai pas dit de la saucisse. En face de moi, une femme, intelligente aux genoux serrés sous la jupe m'étalait au verso les titres du Monde, sur l'assouplissement des relations avec la Corée du Nord, et les menaces de Poutine qui voudrait installer des fusées à Kaliningrad, désormais enclavé.

    Vive la Lituanie, à bas Cantat, merde. Dans le train vers Moulins, une mignonne femelle en bermuda supercollant s'escrimait sur de l'anglais. Visiblement ça la tracassait que je la lorgnasse, poil à la chougnasse. Je me marre à l'idée que des croquants liront cela dans 50 ans, d'il en reste. Des clampins qui lisent. Salut les survivants. Hey, survivors. Je lis bien du Valerius Flaccus, moi. Bref, elle s'est levée en recevant un appel téléphonique. Elle tutoyait son mec. Evidemment ça ne doit pas souvent rester inoccupé, un petit cul comme ça. Et mettant le pied sur le quai de Moulins, je ne m'attendais pas au calvaire. D'abord, au Donnowhat Pub, pas de place. Deux copains bien imbibés de Picon-bière qui me dirigent sur le Kyriad et le Normandie – je m'égare vers le Dauphin, je traîne toujours ma tirette boudroun boudroun sur les trottoirs.

    Au Kyriad premier prix 61€, ça va pas ? Au Normandie 37€, mais complet comme un veston. Je dis qu'il ne me reste plus qu'à trouver un banc public. Eux, ils s'en foutent, ils ont été aimables, fait leur boulot, dégage. Recherche du Dauphin : “Mais Monsieur ça fait longtemps qu'il a été transformé en immeuble privé !” me dit une charmante septuagénaire distinguée. Elle me renvoie vers la gare, la conversation ayant assez duré. A la gare, complet, renvoi au Kyriad. La tirette se casse la gueule devant deux consommateurs de tes races, un kebap. “Rien de cassé !” Non mon vieux, sauf mes couilles par ta réflexion. J'oubliais un coup de téléphone en pleine rue par Annie qui s'inquiète. Alors voilà, j'y suis, à présent, au Kyriad, pour 61€ + le petit dèj à 7€, consistant en un buffet consistant.

    Je ne vais pas me gêner demain matin. Putain ce qu'il était puceau le réceptionniste ! Cheveux plaqués, grosses lunettes, adorable, moi tout sourire, lui tout fondant à la moindre trace d'amabilité de la clientèle, ayant remis l'ordi en marche rien que pour moi et s'exprimant au téléphone avec d'autres clients, mais qu'est-ce qui se passe donc par ici pour qu'ils aient fermé les hôtels comme ça, déjà le Terminus face à la gare, le “de France” place Jean Moulin (à Moulins), et je me suis tapé l'éternel Pujadas là-haut suspendu près du plafond. Les lois des peines planchers me semblent justes et j'en ai marre des arguments de juristes, comme de l'humour Charlie-Hebdo d'ailleurs, c'est ça le virage à droite.

    Il y a toute une série de dominos idéologiques qui basculent, le Moyen Age est à nos portes et ce n'était peut-être pas si mal, sauf les délits de blasphème. Voilà, je suis parvenu à la fin de ma journée, demain tôt je retourne au Normandie pour voir s'il n'y a pas une chambre à 37 qui s'est libérée. D'autres étaient venus après moi, Anglais ou Hollandais, ils sont ressortis bredouilles et heureusement, sinon je serais revenu tenter ma chance. Le prochain Singe Vert sera insultant envers Pujadas-Ringelsdorf, envers une connasse de la télévision qui parlait de la température à Quimm-per, envers les connauds qui n'ont pas besoin de tant d'instruction que ça, c'est vrai, pourquoi se trimballer tous ces pauvres cons qui ne veulent rien foutre et ça ne serait encore rien mais surtout rien apprendre. Regarde David : va-t-il vraiment falloir que je parle avec lui de tout ce qu'il va falloir reprendre dans leur appartement, alors que je ne trouve personne pour me parler de littérature et de grande musique ? Il faudrait pour cela que j'allasse me rencanailler du côté des soirées de chez Mollat, mais il y a tant de conneries qu'on édite... Moi par exemple. Livré à moi-même je ne vaux plus grand chose. Ne pas oublier non plus “A quoi ça te sert d'avoir lu un livre” rapporté par Jazdzewski. Ah putains de socialistes. Je ne veux plus avoir affaire aux prolos de la télé. Ôtez-moi tout ce peuple qui pue. Ôtez-moi toutes ces repentances.

    Je ne peux pas finir la joournée comme ça, mal vautré sur le lit à m'escarrer le cul devant Le chanteur de Mexico. Mes promenades peuvent valoir les errances de Stevenson et de Modestine. Procédons par ordre. Le matin tout s'est bien passé : plantureux petit déjeuner à la salade de fruits, tandis que des Belges tonitruant dans mon dos me couvraient les infos. Si les hôteliers distribuent ainsi leurs ingrédients de petit déjeuner, ils ne vont pas tarder à faire faillite. Quant à moi, sournois, ayant gagné par étapettes l'Hôtel du Parc, je me suis trouvé dès 8 h ½ une piaule à 40 au lieu de 61. Merde alors. Je libère M. Roy. - Cela ne veut pas dire qu'il était en prison. Je suis le vrai fossoyeur, toujours le mot pour-rir.

    Au “Normandie”, ratage, petite révérence sèche de la tenancière quand je lui fait part de mon intention de revenir jusqu'à ce qu'il y ait une chambre libre : il n'y en aurait jamais eu... Exit “Normandie”, bonjour “Hôtel du Parc”. Ça gueule fort en soûlardise pour l'intant ; je reprends ma tirette et mon cartable à serrure borgne, poste mes “Singes Verts” dont un à Bellenaves (Alliers), et me voici déposant mes bagages en consigne derrière le comptoir, donc, de l'Hôtel du Parc. Promenade. Passage de l'Allier, barrage immergé sur la crête duquel je me vois marcher. Découverte d'un vaste bâtiment blanc dont j'apprendrai qu'il abrita de la cavalerie. En avant pour le CNC, Centre National du Costume.

    Pour 5 €, j'ai droit à toute la gamme. Seul défaut : les commentaitres écrits de Christian Lacroix sont haut perchés pour les Français, qui doivent se casser le cou (premier dans l'ordre, ça se paie), tandis que les dieux, les anglophones, ont droit à la hauteur exacte de l'homme. Très vite j'abandonne cette lecture, trop technique, trop imbue de son auteur. Je m'extasie sur les vitrines, bien sûr, de Carmen et de Phèdre. Cependant la décapitation des mannequins m'évoque la décollation de saint Jean Baptiste – et, non, mille fois non, Carmen n'est pas, ne saurait être '”la première femme dont on tombe amoureux”. Dontonton. A fuir. Phèdre aussi, toute “frémissante” qu'elle soit, toute “juvénile” que les metteurs en scènes s'acharnent à la représenter.

    Pour moi, Phèdre est une furie, une mémère. Très peu pour moi. Grand saisissement par contre à découvrir les costumes d' Elgabal, parce qu'il y a des têtes, que je ne sais pas encore encagoulée, mais que je pense faites exprès comme cela ; comme ces prodigieux mannequins japonais mus par des acteurs en domino gris (le bunraku) (inoubliable représentation – une fois de plus - à Tanger). Le commentaire de Lacroix parle de combinaisons de motards, retrafiquées. De plus en plus je regrette ma frigidité pédalière. La lourdeur de mes jambes me fait assoir. Je ne sais quelle scène exotique en vitrine fait à présent du voile une figure vulvaire : juste l'ovale sexuel où reluisent les yeux. Peut-être Othello. Ce sont à présent des accents mélodieux qui m'attirent : j'entre et m'assois dans une salle obscure. C'est effectivement, sur un jeu de drapés, la projection cinématographique d'une séance de jazz mou, puis une succession de séquences vivement montées où j'aperçois la véritable et provocante Joséphine Baker, quoique sans bananes, et bien d'autres scènes chorégraphiques magiquement déformées par les savantes et larges plissures des draps. Je vois une scène dansée d' Othello, sur une musique découpée au couteau.

    Je vois un grand manège de Nijinski (d'un sosie) ; une scène du Jeune Homme et la Mort par Babilée. Aussi du jazz. De la rumba. Et des trompettes colombiennes qui me jettent dans un état présanglotaire, à ne pas révéler au voisin dans l'ombre – pourquoi maintenant ? trompettes de mort ? chant du sang dans les carotides du pendu ? les décalages rythmiques, l'exubérance de la salsa, d'une telle accumulation de brisures ? J'attends que la boucle filmique s'achève, même jeu mais affadi dans une autre salle où les costumes de Lacroix (ballet Rubis) se prostituent cette fois dans une chorégraphie indigente à la Roland Petit (d'incessants retirés sur la musique de commande à deux balles hélas de Stravinsky).

    Lorsqu'on revient aux élucubrations of course in english, without subtitles, de Lacroix et Barichnikov en 87, je repars. Boutique. 35 € le catalogue, je ne le feuillette pas juste sous le nez de la caissière, mais un peu plus loin sur le comptoir. Ce ne sont que croquis bâclés aux silhouettes caricaturales donnant l'impression que le costume vaut mieux que l'humain. Avec commentaires techniques et chichiteux. Et puis 35 €, merde... Je mentionne cette restriction économique sur le questionnaire (j'adore être sondé) que je signe Collignon de Nogaret, livrant aussi mon indicatif de courriel. Après une dernière station devant un pilier vidéaste (on nous apprend comment s'est constitué le Centre), je ressors ébloui, comblé : de 10h 15 à 12h 15, pas une minute d'ennui, juste cette satanée fatigue des mollets.

    Ensuite, ici, à l'hôtel, chambre 26 (la clef sur la porte, que je m'obstine à tirer lorsqu'il faut pousser) ; après la sieste de 20 mn, je crois bien avoir rédigé ma critique de La Billebaude, en lourdes phrases bien cadencées. Je ne récris pas ici mes balancements “pour” ou “contre” la chasse, et la célébration du terroir burgonde. Seulement rappeler que le ménage de mes sanitaires fut efectué par une belle quadra-quinqua ; je l'aurais bien prise en photo, mais j'ai préféré jouer l'absorbé dans un gros volume, broché, sur Stendhal. Peu triomphal auprès des femmes. Si elles m'ont affolé, c'est sans doute que je me sentais obligé d'être ému par elles ; j'ai l'impression que je dois jouer au singe devant elles - est-ce que je sais comment ça se drague, ces machins-là ? En revanche rien ne m'échappe des coquetteries des femmes, affèteries, roucoulements, tortillements, minauderies, qui seraient chez moi n'est-ce pas ridicules. Rien de plus facile que d'imiter une dragueuse – plus exactement une allumeuse, car une femme ne se soucie nullement d'un quelconque résultat tangible. Mais un homme cherchant à séduire une femme, à “introduire son petit machin” comme disait Marlène Dietrich, en aucun cas ; je ne saurais être cela, me rabaisser à “cela”.

    Courtiser une femme ? Cela me semble si incongru, si inconsistant, si insaisissable ! Je crois que le mieux est encore de ne rien faire, de laisser son prétendu “charme” agir ; fatalement, comme la femme de son côté n'agit pas non plus à proprement parler, c'est à chacun de repartir se branler de son côté. Mais puisque c'est là ce qu'on nous présente comme la “libération de la femme”, son vœu le plus cher, n'est-ce pas, n'en parlons plus. Ici, contre ma paroi, vient de rentrer chez elle, chambre 24, une femme. Je la sens frôler la cloison. Mon rêve serait de la surprendre dans ses halètements rythmiques et solitaires. Je vais d'abord guetter, puis je sortirai, je rentrerai.

    Visite de Moulins l'après-midiau Triptyqque du Maître : deux euros en ferraille, et en sortie, zéro pour le guide ! Il a déclenché un disque, ouvert la prédelle, que de conneries dans l'enregistrement ! Comment face à ces trois masses rouges, à des admirables architectures, à ces dispositions de formes et de couleurs, peut-on se borner à louer la “finesse des mains”, le “relief des bijoux”, la “ressemblance des modèles” (surtout de la fillette) et surtout, surtout ! “l'abondance des détails”! Je demande au gardien, qui pour répondre ânonne (le pauvre) à la Paul Prébois, si Anne de Beaujeu s'apparentait à son homonyme de Bretagne : eh bien oui, elles furent cousines, et c'est la première qui enseigna à la seconde à se comporter en reine...

    Le garde me conseille un ouvrage sur les généalogies des Bourbons, mais une monographie sur Louis XII, le Père du Peuple, me suffirait amplement. Ressortant près de la Tour Mal Coiffée, je m'avise qu'il ne me resterait plus que ¾ d'heure si je voulais visiter le musée Anne de Beaujeu. Donc au hasard, la librairie. Mon “Stendhal” boursouflé ne m'offre plus que d'indigestes biographies. J'avais vu un Pamuk, Mon nom est Rouge, dont l'incipit m'a fasciné hier encore : quelque chose comme “Je suis un cadavre au fond d'un puits”. Dans un état de grande fatigue molletière, j'en lis les trois premiers chapitres, mieux foutus, mais mystérieux, mais virtuoses – ah ! Faulkner ! De même les confusions pronominales de La maison du silence rendait bien difficile de savoir qui était en train de s'exprimer. Le chapitre 3 de Mon nom est Rouge fait parler un chien, à la troisième personne. J'espère ne pas oublier au fur et à mesure, ce qui me contraint parfois à lire vite, comme on consomme. Sur les bancs publics Place de l'Allier s'alignent trois hommes en chemises vertes dont la mienne. La chemise d'en haut ne m'aborde pas. Un jeune homme un peu allumé, si : “Où se trouve le Café de Paris ? - Aucune idée.” Je me suis rapproché d'un manège qui pulsait un air électro-acoustique bien trop sophistiqué pour des enfants.

    J'adore cette musique. Autre séquence musicale cette fois en enfilant le Passage de l'Allier ; une petite fille y joue. Au Casino, j'achète un fromage de style ricotta, une orange, un paquet de biscuits bretons, et deux fois deux ampoules. En verve d'explications (je deviens causeur !) j'explique à la patronne que ces radins d'hôteliers m'infligent des lampes de chevet pour dormeurs, sans s'imaginer un instant qu'on puisse aussi vouloir lire et écrire dans leurs cagibis. Déjà pour mon “Stendhal” j'ai dû ouvrir la porte sur la galerie pour avoir de la lumière. Deux ampoules à vis, deux à broches : “Ça peut toujours servir.” Et comme il fait grand jour, je m'installe sur un banc du parc, jouxtant la statue en socle de Théodore de Banville, “Prince des lettres” selon Baudelaire.

    Alors mon téléphone vibre contre ma cuisse. C'est Annie, que j'avais prévu pour ma part d'appeler à 7h 1/.2. Mon ton est enthousiaste. Je lui détaille la visite de ce matin. Elle s'exclame. Elle renoncerait au tabouret pour le catalogue à 35 €. Elle m'annonce que Kraków a pissé sur mon canapé : encore un qui n'aime pas Wagner (extraordinaires expressions de jouissances cruelles chez ces Walkyries joufflues têtes à claques). Et que les réparations garagières sont faites, payables en deux fois. Comme dirait Hugo, Quand mangeront-ils ? Ensuite j'embraye sur Sonia. Nos voix sont chaleureuses. Sur Christophe. Sur David. Pleine forme. Allez, en promenade.

     

    07 07 2054

    Et on remet ça. Moi j'ai du style et les autres n'en ont pas. ...Alors, ce 7-7-7 ? Un petit lever pénard, un touche bite molle sans résultat, un petit déj tout ce qu'il y a de plus succinct, du coup je leur ai liquidé leur confiture. Il y avait en face de moi une blonde qui gloussait façon Dombasle, cou ravagé, mais émouvante, émouvante ! Je “les” ai resalués plus tard, Avenue Banville. Et en avant, piano pianola, vers le musée Anne de Beaujeu, ouverture à 10h. D'emblée on

    cherche à me ferche aimablement pour 8 € statt fünf avec droit à l'expo “illustration”. Ben non. Une seconde pour ne pas me laisser faire, et : “Ça ne m'intéresse pas.” C'est vrai, quoi. Je suis venu ici m'enivrer de croûtes, pas pour me brancher sur des affiches criardes, façon Toulouse-Lautrec, Dufy ou Y'a bon Bwanania. J'entends derrière moi “Fait chier”. C'est le petit musée bric-à-brac comme d'hab de province (le pire, c'est Pau) : d'abord donc du merdiéval, des fragments de statues (on reconnaît Catherine d'Alexandrie à la roue cloutée où l'on tenta de la faire mourir ; puis elle fut décapitée) ; sainte Anne, à quoi la reconnaît-on ?

    Alors très vite je me ressouviens de mon petit truc infaillible : premier objet de la première pièce ou de la première vitrine, deuxième de la deuxième, und so Walter (c'est exprès). Sinon ça soûle. J'ai fait tous les Offices de Florence de cette façon. Tu ressors du musée autrement la tête en boudin d'ours. Et ce qui rase, très vite, dans toutes ces imageries médiévo-renaisso-classiques, c'est l'incroyable tombereau, l'inépuisable, l'intarissable benne de bondieuseries de sous-sacristie de St-Frusquin-de-mes-Couilles, des christs comme s'il en pleuvait, des madones comme s'il en grêlait, des saints comme s'il en chiait. Tu as beau te battre les flancs pour susciter des sursauts de fraternité humaine, tu en as marre de tous ces ressassements, de toute cette épuisante pauvreté rabâchative, mon Dieu délivrez-nous des Christs en croix et des Madeleines éplorées.

    Signataires : Laurent et Rochegrosse. Vous le saviez, vous, que Rochegrosse était le gendre de Théodore de Banville ? Ce pompier te peint des Vérités sortant du puits, avec fémur en biais sur le con pour qu'on le voie pas, des reines désolées. Une bataille de Marengo, une défaite de Quiberon (due à Hoche qui bombarda les royalistes ; aussi, débarquer sur une presqu'île, fumeuse idée...) Au sous-sol, des objets funéraires, 4 grattoirs, 6 haches de La Tène, un trésor du règne de Gallien – dont le rival fut Postumus, avec bien d'autres, et ce fut Claude II qui lui succéda ; c'est ce que l'on appelle “Cinquante ans d'anarchie militaire”. Et au sommet des Rochegrosse, donc, une armure japonaise, des panneaux de portes tartinés par le Gendre (une décapitation pieds relevés par la cangue, le condamné hurle, comment peut-on exécuter un type qui hurle ?) - au sortir, je me suis fait rappeler, ils voulaient savoir, les maladroits, d'où j'étais venu. “De Bordeaux.” Ça ne fait pas très glorieux.

    Ce serait São Paulo, encore ; ou Czestochowa... Donc, à petits pas, à jambes lourdes, retraversée du pont, de la cour, accès sans difficulté aux collections pour planches de Christian Lacroix. Et là, déception confirmée : ce ne sont que des croquis de professionnels, à gros traits de gouache, rebarbouillés à l'aquarelle, tête au 1/12, muscles excessifs en fuseaux, démantibulement de la personne humaine, grosses indications au feutre gras, avec une écriture ultrarapide envahissante, extravertie, goulue, exaspérante, du genre de mec qui jette vite vite sur le papier, qui croit au spontané, à la liberté, à l'irruption, à la fusion, et tout ce genre de conneries qui t'emporte, n'est-ce pas, si loin au-dessus du commun, et qui te ferme à tous ceux qui ne sont pas de ton monde. Tu es lent, stratificateur ? tu n'es pas spontané va chier. Et tu doutes, en plus... Bref, j'envoie un message sur la messagerie d'Annie qui doit être à se trimballer ses cocos dans la petite guinde noire étouffante à Mickey, mais 35 € pour ce truc torchonné, encore une fois non vraiment.

    Et comme la cour est une fournaise chauffée à blanc, j'avise devant le restau un bac à gelati pour me farcir 2 boules. Enfin, après avoir traîné à l'intérieur entre les tables, j'attire l'attention d'une grosse qui va me chercher son moule-boules pour m'en extraire deux. D'abord chocolat blanc, puis pistache ; l'aide d'un garçon de 23 ans, les boules qui manquent tomber, la fille qui demande “Est-ce que je peux vous la tenir ? - Ecarte les cuisses elle tiendra toute seule bref je me la bouffe en partie, le garçon me rapporte la monnaie sur 4 € et je repars en disant que ce sera fondu avant que j'aie traversé la cour. Dégueulasses vos boules, plus de crème, c'est là depuis avril, tu suces de la ferraille carrément.

    Et bien lent le retour. Un chapitre de Pamuk sur un banc. Le franchissement de la ligne de démarcation (petite stèle commémoratrice examinée la veille ; les vaillants résistants l'ont abolie en la franchissant courant 44, cherchez l'erreur.) Oui c'est beau Moulins, oui c'est beau, un cycliste à contresens sur le trottoir, un trognon filandreux atteint du bout du pied, un obliquage vers le sud. Longeage du collège, exploration de St-Pierre près de l'asile de vieux. Je suppose une plus grande fréquentation en raison de l'abondance de macchabées. Je le sens bien, là, Dieu, l'odeur des corps, des cierges, et je photographie les fonts baptismaux.Après cela, il faut dormir. Ma chambre d'hôtel. Ce bienfaisant engourdissement, j'aspire à déboucher sur le sommeil, mais voici 14h, j'ai prévu d'aller voir Persépolis. Je fonce, mon cœur palpite. Et je demande : “Une place Papy pour Satrapi”. Drôle non ? 6 € au lieu de 7 ! Plus une glace à 1€ 50 à la suite d'un gosse, le larbin doit y retourner pour exactement la même chose. Avant le film, j'essaie de lire Pamuk : tout se brouille. J'incrimine la lumière tamisée, une taie que j'aurais sur l'œil, je me vois déjà hémiplégique oculaire, incapable de lire, dictant à un tenancier de clavier... Le film lui-même est excellent, le graphisme nul, mais à partir du moment où on le sait... Je ne suis pas ému, mais je suis le destin chaotique de cette sympathique Marjane. On devrait mener les écoles à ce film. Et quand l'histoire, après bien des vicissitudes – quoi ! tu as couché avec plusieurs mecs ! - débarque en France, dans le taxi, le spectateur pressent que par-dessus le marché on va lui dire qu'elle n'est pas intégrée. Ce que je retiens pour moi, c'est de ne pas me laisser bouffer la moëlle par des cons, parce que vivre dans le ressentiment et la vengeance n'est que le moyen de se perdre. L'héroïne n'aura jamais pu revoir sa grand-mère. Et lorsque la lumière revient, et que je n'arrive toujours pas à lire, je m'aperçois dans la rue que je peux me toucher la paupière avec le doigt sans rencontrer le verre : horreur, j'ai perdu mon verre droit.

    Avec le caissier nous fouillons entre les sièges, rien, je repars en lui disant que si j'ai retrouve ce qui me manque à mon hôtel, il ne me reverra pas, du moins pour cela. Je balaye le trottoir du regard, aussi con que trarié, des gosses me trouvent l'air gaga et me font “agaga”. Ici, chambre 27, après une longue recherche, je retrouve enfin cette mince pellicule lenticulaire dans un repli du couvre-pied. Et voilà comment on repart à la gare, comment on gravit la côte d'Yzeure, le billet de retour en poche : il eût fallu changer à Bourges, à Vierzon, Trifouilly-les-Bananes, et j'ai pris un “senior” à 25% de remise, direct Moulins-St-Pierre-des-Corps puis Bordeaux. C'est long, la côte, par l'avenue Bellecroix et son hideux château d'eau.

    Yzeure, son clocher carré. A l'intérieur, frais. Et c'est reparti pour les sujets de sacristie. Bordel que le ciel était bas à l'époque. Pas étonnant qu'on restait con toute sa vie, sa pauvre petite vie si courte. Une crypte du IXe quand même, s ans électricité (entré par le mauvais côté). ...Si une main d'assassin saisissait la mienne ? Tapi là dans l'ombre pour une poignée fraternelle... Le tour de l'église accompli, à l'envers par rapport au plan de visite (le voici), j'ai tout raté, admiré un saint Pierre restauré en 22, manqué des authenticités sur consolettes perchées, je m'en fous. Le dernier curé s'appelle Cabaud, j'ai dû le croiser en col prêtre au volant de sa petite auto. Là, c'est monotone toute cette réalité.

    Achat d'un flan à 1 € 65, compté 1,89, je paye la pauvre qui balayait en se faisant chier dans ce bled paumé de chez paumé. Halte au Belvédère, Pamuk. Fraîcheur, retour, courses alimentaires, abrégeons, banc public parc du Monument aux Morts. Encore un coup de téléphone dans le vide. Et je dois revenir in extremis, ayant laissé sur mon siège mes lunettes de vieux “premier prix”, juste avant qu'un gamin ne s'en empare, à cinq secondes près. Ensuite son aîné me rappelle, et fesses en blanc de regarder ailleurs lorsque je me retourne. Voilà. Je me suis empiffré de

    mandarines et de biscuits diététiques, et je suis rentré. La nuit tombe. Les martinets réintroduits ont cessé de se pourchasser par longs bancs sibilants, et j'écris. Je ne sais quelle chaufferie fait son bruit. J'ai lu heute Défense de la langue française, “mots en désuétude” : “faillance” qui “mérite d'être repris à l'exemple de Chateaubriand” et l'homonymie “faïence” tête de nœud, t'as compris pourquoi on l'abandonnait ton mot par hasard ? J'aurais pu revenir à Bordeaux lundi. J'ai repayé 74€ à la réception, rien ne m'aurait contrarié comme de devoir virer de chambre pour l'ultime nuit. “Fallace, n.f. Action de tromper en quelque mauvaise intention.” J'adore la redondance niaiso-archaïque de la formilation.

    Ça ne vaut pas la “perturbation petite en terme d'occupation de l'espace. Je me fous de tout. Peut-être pas dû rester un jour de plus. Mais j'éprouve ces sentiments de lassitude et d'inutilité à tous mes voyages. C'est la règle du jeu. C'est constitutif. Comme j'ai dit à ma femme qui m'a enfin téléphoné vers 20h 45 “J'en ai besoin vu le tunnel d'emmerdements qui nous attend.” Elle veut se faire charcuter. C'est bien une idée de fille de médecin. Plusieurs semaines d'extrême fatigue (qu'est-ce que ça va être), puis plus de bouffe de chez plus de bouffe, perte de convivialité, soucis financiers superénormes. La sonnerie de nuit n'arrête pas, j'espère qu'à chaque fois le maussade veilleur se bouge le cul, il va falloir que j'aère le mien.

    J'espère qu'il y aura du porno à Canal +.

     

    [Pour le 9 juillet, “voir le carnet orange” ; perdu corps et biens, pourtant je me suis bien pris une saucée magistrale sur la gueule, faisant du stop dans les virages et revenu à pied trempé comme une soupe ; nous voici déjà le jour du départ.]

    10 07 2054

    Aujourd'hui naquit Proust. Qui le lit encore ? Des mémères ? Des chauffeurs de taxi ? Il m'a fallu à moi vingt années pour une relecture : vingt-deux précisément, de 2027 à 2049. Ce matin, σηκόνομαι πλήνομαι ντύνομαι : “je me lève, je me lave, je m'habille.” Le train est à 15h 20. Que faire ? flâner. Je commence par m'allonger à 10h, pour 30 mn. A 10h 45, je m'éveille enfin. Unn peu effrayé tout de même. Tant d'heures de sommeil à rattraper, tant de vie à perdre. Les programmes de télé... “Ili faut te reprendre en main !” disait un dialogue. Rassemblement des affaires : pyjama, pantalon mal sec, nécessaire à raser... Passage en passerelle ; de ce bureau vitré d'en face rien n'échappe aux gérants – vue sur l'annexe et sa galerie verte, d'où je suis descendu bagages en mains. La téléphoniste est en plein télédrame avec une de ses amies, à propos de “la belle-sœur” - embarrassant, n'est-il pas ? Juste le loisir d'obtenir la garde bagagière, le train ne s'ébranlant qu'à 15h 20. La gare est en face, à 50m. S'il n'y avait pas eu la belle-sœur et ses vicissitudes, j'aurais aussi bien fait de rester là, dans le hall, sur les vastes sofas. La gare donc. Une salle d'attente où je trouve une place, aussitôt cédée, pour permettre à un couple de se rapprocher. Et je me plonge dans le grec, prenant bien soin d'imiter mes voisins, qui ne regardent ni à droite ni à gauche, pour dégoter (je parle pour moi) quelque regard d'admiration.

    Je repars donc dans mes massacres, dont j'avais dit pas plus tard qu'hier qu'ils exaltaient la vie. Les mots grecs défilent sans que je les comprenne, du moins puis-je saisir, grâce à la traduction sur la page gauche, de quoi il s'agit. Jamais je n'ai su quelque langue que ce soit, ni lâcher la main de mon guide, ou nager où je n'avais pas pied : une Allemande gourmande ses trois enfants bien blonds, pour qu'ils rédigent apparemment les ultimes cartes postales. Konzentriere Dich ! - Das mach' ich doch ! antwortet der Knabe. “Et c'est à-peu près tout / ce que je peux saisir”. Alors j'achète un bloc-notes, et je marche entre les gouttes moulinoises, cherchant mollement quelque cybercafé, poussant la porte d'un opticien qui ferme à midi, me cassant le nez sur la cathédrale qui ferme à midi, passant d'un renfoncement de vitrine à l'autre.

    J'écris sur un banc bizarre, en carrelage, sous toute une batterie de sonnettes électriques. Un jeune homme m'a dit bonjour. Et c'est à peu près tout. Jamais je n'aurais pensé, en juillet, avoir autant besoin d'un blouson. Il va me falloir me rabattre sur la gare, et me nourrir de Bounties, et autres saloperies. Plus L'Iliade. Plus Pamuk. Voir ici “Homère – Iliade” dans mes “lectures commentées”. ...Suis allé rechercher mes bagages, de l'autre côté de la place. A l'hôtel on me dit que j'ai oublié un livre dans ma chambre (mon inévitable Omma). Je réponds que je l'ai fait exprès. “C'est pour nous? - Si vous voulez. - Je vois que vous êtes écrivain.” Je marmonne, ratiboisé jusqu'à la modestie.

    Impossible cependant de me dénigrer comme font les autres “au bureau” ; je vais retrouver leurs atroces aplatissements. Les journaux à leur stand : l'appâtage au dollar marche encore très bien du côté du Mexique, ce n'est pas la gaule qui importe, mais le mouvement – je m'en doutais... Me revoici sur le quai. Train annoncé avec un retard de 15mn environ. Pourvu que je ne rate pas la correspondance à St-Pierre-des-Corps. Les pissotières sont à 20cm – centimes, pas centimètres... Qu'est-ce que je pourrai sécrire d'intelligent ? Repartez vers “Homère – Iliade”...

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    Ces dates sonnent faux. Depuis l'an 2000 en effet, leur énoncé ne m'évoquent plus qu'un jeu stérile de nature mathématique. Une espèce de répertoire téléphonique. Plus rien d'une substance temporelle vitale, d'une épaisseur qu'on ne palpera plus : 09 08 06, 05 02 05, c'est sans remède.En 99, c'était encore l'ancienne succession des mois et des années, avec un avant, un après, un plus tard – désormais, le temps est arbitraire. Ce sens pourrait aussi bien être l'autre, cette succession n'est pas plus nécessaire que cet ordre-ci. "Zéro cinq", aussi bien le mois que l'année, cela ne veut plus rien dire. Au lieu que "98" était bien net, ne pouvant jamais désigner un mois.

    D'abord une longue traversée des Landes, sur la route à quatre voies, sans rien qui puisse agrémenter la monotonie, malgré le plaisir de ceux que j'accompagne, puis que j'ai déposés à destination : politesses, conventions - nous n'avons jamais voulu lui et moi véritablement discuter, cela nous mènerait trop loin, sur des terrains bien plus conflictuels et douloureux que nous n'imaginions peut-être, il ne nous reste plus qu'une vingtaine d'années à louvoyer. Le plus dur est fait. Nous resterons sans doute indifférents jusqu'à la mort. J'ai vu du coin de l'œil la table mise mais je n'étais pas invité. Puis j'atteins enfin seul ce col d'Osquich, puis Musculdy, Mauléon. Chaleur et fatigue. Je lis à l'ombre sur un banc de pierre au grain raide, puis m'allonge à la clocharde, un bras par-dessus la tête ; moins à l'ombre que sur les autres, occupés par des scootéristes.

    Mes cheveux longs me font éviter les gens. Il n'y a plus personne ou presque à en porter aujourd'hui, les mecs arborant d'affligeantes tenues de facho à hurler de laideur. Je ne veux passer ni pour homo non plus, ni pour pédophile, ce qui est difficile, car face à moi se trouve un jardin d'enfants, avec tout ce qu'un enfant normalement constitué peut souhaiter : petits sièges en canards à ressorts, toboggan, filet à grimper... Il y a là un petit garçon à voix stridente, comme tous les petits garçons (écris, conjure, le petit chat est mort, tendre bouffon aux muscles si tendus, il a sauté de nuit dans le jardin, flèche d'or, il a sauté pour ne plus jamais retomber, je ne l'ai plus revu, le voici désormais suspendu dans le ciel où il règne parmi tous les chats perdus) - le petit garçon progressait, chronométré, gourmandé par le grand-père tu peux mieux faire", un garçon, c'est compétitif, et les cris transperçaient mon repos - j'ai rejoint mon véhicule ayant constaté non loin de mon banc trois Policiers Municipaux - je suis reparti (...certain d'avoir perdu mon chat la veille du départ, si bondissant, si souple (retrouvé depuis) – à quoi servent tant de vies prodiguées, accumulées, où sont les piles rechargeant incessamment les sources de vie ? Arrivée à Tardets-Sorholus, maisons jetées au hasard, village vagabond sans plan d'urbanisation.

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    J'escalade le calvaire, pente raide, à claquer le cœur. Puis Ste Engrâce, à claquer le moteur, que mes petits budgets ne permettent point de bichonner. Demi-tour à demi-pente, après ces bouchons de Tartarins à crampons autour d'une église exagérément signalée. Redescente vers Montory, Lannes-en-Barétous, chambre cubique et bleue passé pleine de mouches et d'odeurs de bouse. La patronne tout exophtalmée, alcool plus obsession sexuelle, la totale. Je me trouve beau et je le montre, elle me guide vers ma chambre en ôtant son tablier, « Il faut bien tout faire n'est-ce pas Monsieur ? » - qu'est-ce que je peux répondre à ça. Au repas garbure et abondance. Une autre femme sévère et pathétique celle-là me sert sur fond d'exaspérante boucle musicale à six ou sept morceaux, de braves gars qui chantent en basque, en espagnol et en français, puis en basque, en espagnol et en français.

    Vu ce que je comprends en espagnol et en français, je n'ai pas à regretter de ne pas comprendre le basque. Et je lis du Frédéric Vitoux, entre les plats, prenant soin de bien m'interrompre au moment de goûter, pour démontrer à quel point j'apprécie le plat, quand il arrive. Mes convives sont des Flamands, il y a de tout par ici, les Espagnols ont un peu massacré en Flandres, ici deux enfants très blonds très bruyants. C'est du flamand de Belgique, tout édulcoré tout mou. Et quand ils sont partis, un jeune marié, tout brun table trois, boucles brunes, qui tourne son index en l'air en imitant le bruit de la mouche. Il est beau et il le sait, ça fera deux, même flanqué d'une épouse, d'un bébé silencieux enfoui sous les linges dans le cercueil technique de ces poussettes d'internautes qu'on vend maintenant.

    Il y a aussi trois vieux, le père Samuel à un bout de table, et Myriam la mère. Le papa brun, Jeannot, m'a souhaité dehors une bonne fin de soirée. Je vous dis les noms parce qu'ils n'ont pas arrêté de s'interpeller. Je suis allé me promener de nuit dans le bled, m'efforçant de ne pas me parler tout seul à haute voix comme je fais toujours, me faisant pourtant surprendre à commenter le nombre des morts sur le monument du même nom (hauts trapèzes de marbre) : deux ombres assises dans l'ombre, comme d'hab, bien cachées, qui vous prennent pour un con. Or ce qui est important, ce soir, c'est que ma femme me rappelle sur portable, où je lui apprends que le 27-7 son tonton Jeannot (lui aussi) est mort, et qu'on l'a incinéré le 31, alors que nous n'avons été prévenus (enfin, moi) que le 7-8.

    Cela s'est passé dans la plus stricte intimité, l'incinération, c'est comme la chasse d'eau, mais avec du feu. La mort n'existe plus, certains se font même disperser en mer. Les cendres de l'oncle sont conservées par sa femme, Simone, attendant leur transfert au Bouscat dans le caveau de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    famille. Ma femme à l'autre bout du non-fil s'exclame « oh non... oh non... », quoiqu'elle ait dût s'y attendre, le cœur de l'oncle battant depuis longtemps la chamade ; il avait les mains déformées, ne pouvait plus ni peindre ni jouer du saxo. Mais la Simone depuis bien avant l'avait contraint de ne plus peindre, parce que ça foutait de la saleté partout. Et je me suis renfermé dans ma chambre d'hôtel.

    Mon Iris ! Mon Iris ! Je ne dois pas pleurer pour un chat.

    Je voudrais lire le journal de Léautaud, mais n'en aurai plus le temps.

    J'avais averti Annie comme il fallalit, lui laissant le temps de revenir de Sore où elle séjournait avec son amie. Elle n'eût pas apprécié, me dit-elle au téléphone, que je diffère davantage la nouvelle de la mort de son oncle et parrain, qui favorisa l'éclosion de sa vocation picturale : elle proposait ses dessins, il l'épinglait sur ses défauts techniques, ce qui est, n'en déplaise à certains, parfaitement légitime.

    Le lendemain matin, après le petit-déjeuner de l'hôtel, j'ai annoncé que je laissais « un de mes livres » sur la table de nuit. L'hôtelière aux yeux rougis d'alcool m'a remercié d'une esquisse de révérence, ayant bien compris que j'en étais l'auteur.

    Arette. Achat de dentifrice - « qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? » - n'achetez rien, volez, lisez. Lourdios-Ichère col d'Ichère, promenade en descente et remontée, quelques nuages atténuant le soleil, quantité de petits incidents sans relief, quelques photos, pointe jusqu'à Accous. Je m'arrête devant l'église, que je pollue de ma silhouette automobile garée tout du long. Les employés de mairie viennent reprendre leurs véhicules, je traduis, de l'allemand, un texte à moi confié par Anne P. Puis je cherche un certain obélisque de Despourins. La carte, pourtant précise, ne saurait me tenir lieu de plan. Je demande mon chemin à une jeune fille toute fraîche, portant une gamine de deux ans sur le cou.

    Elle me prie de la suivre, ce qui m'embarrasse. Je l'entretiens donc, chemin faisant, de toutes sortes de choses, prenant garde que son fardeau humain, déjà, lui coupe le souffle. Une de mes questions l'interloque : « Vous êtes d'ici ? » Elle répond : « J'habite ici à l'année ». Je me suis rendu compte ensuite que ma demande correspondait exactement à la première phrase d'un dragueur de bal de campagne. Nous nous sommes trouvés très agréables. Elle m'a indiqué un chemin montant, « une grimpette », pour laquelle elle n'était pas équipée. Et de fait, le long du sentier encore horizontal, des torsades de papier métal figuraient sur le sol une silhouette déjetée ; plus loin HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    c'étaient des bouts de verre fumés, évoquant des sortes de daguerréotypes. Puis le chemin butait sur l'entrée bien barbelé d'une prairie : « Défense d'entrer », avec panneau de sens interdit, e tutti quanti.

    ...Comme le sentier se poursuivait sur la main gauche, à peine perceptible mais bien grimpant, je me suis hissé là-dedans, lentement, par chance à couvert du soleil. Parfois le terrain s'effondrait sur ma droite, vers la prairie que masquaient les broussailles, parfois je pataugeais dans un écoulement. Longtemps après, le sentier s'acheva d'un coup contre un tronc d'arbre, comme un frayement d'ours perclus de démangeaisons. Du coup je craignis d'en rencontrer un. Je fis pour le retour un long détour, postai deux cartes, et redémarrai au sein d'un gros dégagement de vapeurs bleues puantes. Sarrance. Excellente église. Annonces de spectacles inégaux, tantôt de grands solistes dignes de St-Bertrand-de-Comminges, tantôt de chorales patoisantes.

    J'entre. Pénombre bienfaitrice, propice à la méditation molle. Pour éclairer et sonoriser les fresques, introduire 1 € dans la fente. Dans ton cul, curé. Les gens de l'époque n'avaient pas besoin de projos. Les ombres célestes et dorées veillaient sur eux du fond de leur cul-de-four comme des silhouettes de bovins réchauffeurs. Je prends en photo un naïf berger en jaquette XVIIIe , car ce siècle présenté comme libertin fut très croyant, dans les campagnes où la foi résistait, jusque dans les années 1950. A partir de cette date, et plus encore après 68, la croyance fut assimilée au fascisme, et nul n'osa plus. Quand je sors, trois touristes, ignares en famille, se fendent d'un euro dans la fente.

    Horreur ! Trois fois ! La fresque est éclairée, mais se déverse dans les oreilles une chorale béarnaise à mélodie médiocre, aux voix appliquées, à la niaiserie démagogique. C'est ainsi que tout vaut tout, alors qu'il eût été si congruent de miser sur le traditionnel, quelque bon Bach ou Haendel, ponctuant quelques commentaires gavement émis. Je ressors en pestant à part moi, ayant appris pour me consoler que Ma Grosse Bite de Navarre avait ici séjourné, rédigeant des plans et brouillons pour son Heptaméron (12/20 en licence, Annie étant sortie avant la fin). Avant cette visite, j'écoutais Goering dans le texte ; il exposait sur France Culture les projets du parti nazi, tandis que je mâchais des buscuits secs.

    « Mon père », dit Vitoux, « rédigea des milliers de pages de journal ». Quelle infime partie de ceci franchira l'avenir ? J'arrive à Escot, déterminé à franchir, faute de mieux, le col de la Marie-Blanque. J'y avais renoncé l'an dernier pour automobile toussoteuse, en Est-Ouest. Aujourd'hui, en Ouest-Est ! Que c'est passionnant ! Au sommet, véritable tapis de touristes, ça HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    saucissonne dans tous les coins : le col forme clairière, des petits malins s'engagent dans un sentier montant, car ce n'est rien d'avoir franchi un col, si l'on n'a pas tant soit peu piqué sa canne sur les pentes avoisinantes. Il y a là une stèle, vague et grandiloquente, inaugurée en juin dernier, sur l'aide apportéeà la Rrrrrésistance par « les glorieux débris de l'armée espagnole » (Bossuet), des vaincus cette fois. Y eut-il donc à la Marie-Blanque de glorieux combats, à tout le moins des parachutages ?

    Que nenni. L'on a dû ériger cette stèle en cet endroit parce que ça culmine, et pour complaire à toute une brochette d'élus ci-gravés, qui ont bien dû se faire chier à grimper là-haut dans leur costume-cravate pendant que le vent leur soulevait les basques. Et comme je suis encore le moins con, je me retape assis sur un talus un bon exercice d'échecs. En revenant, je détourne les yeux sur la gauche, pour ne pas voir juste au-dessus de moi un gosse de dix ans qui me pisserait bientôt dessus à travers fougères et rameaux, en faisant bien briller la pisse dans le soleil. Autres touristes à Notre-Dame de Houndaas, arrêt à Bielle.

    A Bielle, un monument aux morts qui serait poignant si le sculpteur eût possédé le quart d'une idée subversive : c'est la mère Patrie, endeuillée, qui tend au-dessus du casque une couronne de laurier. Je prends des photos, un peu déçu tout de même : c'eût été tellement plus cinglant si ç'avait été une mère qui rajustait un cache-nez à son fils : « Et ne prends pas froid dans les tranchées! » Ne t'en fais pas la vieille, ça chauffe là-haut. Peu d'humour en ce temps-là. Je me paye un cours d'hébreu en plein air, sans parler trop fort, pendant qu'un blaireau s'aére l'habite -acle toutes

    portes ouvertes sans descendre de son coussin de cul. Puis Louvie-Juzon, Mifaget, Asson et Nay. Me voici dans une chambre d'hôtel à Nay (prononcer "Naÿ"), face à la glace de l'armoire. Je me trouve beau, plein, noble, intéressant, et j'aimerais me prendre en photo, mais si je vise à bout de bras, au hasard, je risque de m'estropier, ou pis, de me décapiter (ce qui s'est produit en effet). Je vis encore sous la sentence extraordinaire de Max, un ami, qui n'a point fait d'études et me juge souvent insupportablement pédant. "Tu vis", m'a-t-il dit, "dans l'atmosphère, le projet, la permanence justification d'un regard sur toi. Il faut que tu sois regardé, non pas " - il se reprenait – "à la façon d'un cabotin, ou d'un bouffon, mais en ce sens que tu ne peux te retrouver, te trouver, que dans le regard d'autrui." Il ajoutait que c'était là bien moins du narcissieme qu'une constante marque de manque de sûreté de soi.

    Depuis que Max m'a dit cela, je me sens justifié, car la question pour moi ne se pose HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    plus de savoir (à l'instant je me photographie, de biais) s'il est bien ou mal de me soucier ainsi de moi et de mon image, mais de la façon dont je puis mettre le mieux en pratique cette perspective constituante ; imagine-t-on un Rembrandt s'interrogeant sur sa vanité, au moment de tracer l'un de ses étonnants 63 ou 64 autoportraits ? et y renonçant, crainte de ridicule ? Me voici donc libre de me trouver suprêmement intéressant, et d'y fouiller à fond. Je suis déjà venu à Nay. Mon compagnon d'internat Esquerré venait de là, "ce doit être à présent un pépé comme moi".

    Je suis arrivé ici, Hôtel du Béarn, suite aux indications hautaines ("Ce n'est pas un hôtel, plutôt une" (un temps) "une pension") d'une bistrotière dont l'établissement, sur le foirail,portait encore l'inscription défraîchie "HÔTEL". Visiblement, elle ne me recommande pas trop cet "Hôtel du Béarn", "ici à Naÿ" (on prononce donc "Naÿ") ; "mais autrement", s'empresse-t-elle d'ajouter, "il vous faudra descendre sur Bétharram et Lourdes" – plût au ciel ! se faire écorcher dans les cités de la Vierge ! Dieu merci, après le pont, dans un tournant, j'avise l' "Hôtel du Béarn", qui en effet ne paye pas de mine. Une charmante vieille dame sèche, ce qui signifie d'à peine plus de quinze ans que moi, m'accueille et m'informe que oui, je peux profiter d'une chambre ce soir.

    La bistrotière quadra snob ne m'avait pas menti : c'est en effet une pension, nombre de vieux y séjournent à l'année dans un confort ancien. C'est vaste, antique, haut de plafond, j'affecte la rondeur pour annoncer l'arrivée de mes valises portées par moi-même depuis le parking de l'hôtel, de l'autre côté d'une rue bien passante. Heureusement, ma chambre donne sur les arrières, sur une cour à galerie interne, dans une petite chambre sans télé - malgré tout, hélas – d'où me parviennent du rez-de-chaussée des voix séniles et appliquées, parlant des inconvénients du déambulateur. Sans oublier ceux des neuroleptiques... J'espère simplemennt que les parois de ma chambre sont assez épaisses pour absorber ces répugnants ronflements d'inconnus. De vieux. Ils vont bien devoir me devenir familiers, d'ici très peu, car j'espère bien devenir l'un d'eux, ete que l'émoussement des agressivités pourra me faciliter, enfin, in extremis, quelque insertion sociale -ne rêvons pas. Et tous ces préambules formulés, venons-en aux commencements : au commencement était la jeunesse, ma fille de 33 ans, et son grand fils de 16.

    L'angoisse de la mort. Plus tard, pas si tard que cela, j'aurai une surabondante compagnie féminine, qui ne pourra plus rien faire, à qui je ne pourrai plus rien faire, mais pleine d'attentions et de tendresses. Ce sera chouette, ce sera dérisoire, ce sera trop tard. Allant pour passer la porte (j'adore les déambulations crépusculaires dans ces trous provinciaux, je me ravise : je HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    préfère le menu de l'hôtel. Dans la salle à manger, telle quelle depuis 1960, je vois arriver la femme à la diction ralentie, et son vieux que je ne verrai que de dos. Ce repas sera silencieux, non pas sépulcral mais recueilli, très propre, sans bruits de bouches. On entend absolument tout. Le couple ancien sait que tous les mots qu'il pourra prononcer seront entendus par moi, qui suis à l'affût le nez dans ma soupe (j'en reprends).

    Je les dérange. Mais peut-être n'ont ils aussi plus grand-chose à se dire. Qu'est-ce que j'en sais ? La patronne, plus jeune qu'eux, les appelle devant moi "mes petits pensionnaires". On est toujours les petits vieux de quelqu'un. Et même s'il n'y a que du croque-monsieur réchauffé au micro-onde et une glace en cornet de plastique visiblement rescapée du congélateur (le menu ne me sera facture que 10 €), je me régale dans une ambiance absolument surréelle, car silencieuse, et respectueuse. Ce n'est qu'ensuite que je passe le pont à pied, mes clefs en poche, et que j'erre lentement dans les rues de Nay, Béarn. Cette fois-ci je ne descends pas au bord du gave, où je lisais l'an dernier je crois bien l'histoire compliquée de Clotaire II, roi de France.

    Je m'assieds seulement sous un projecteur, au pied du clocher de Saint-Vincent. Il s'agit d'un ouvrage en gros caractères, pour vieux, emprunté à la bibliothèque municipale de Mérignac. Mon Dieu, qui est-ce qui va bien vouloir acheter ça ? L'histoire me passionne, car elle parle d'un père plus ou moins collaborateur, et de son fils, qiu a mon âge. Ce fils, en 1961, âgé de 16 ans, fait connaissance d'une petite salope d'allumeuse américaine du même âge. Ce jeune homme, plus tard ce sexagénaire qui recontemple son passé, c'est moi. Puis je me promène, sans conviction, très lentement. Ce n'est que depuis peu que je me promène lentement. Je rumine sans trop savoir quoi. Je jouis de chaque pas. Et en rentrant, coincé entre le transistor et "L'Ami de mon père" de Frédéric Vitoux, je m'achemine vers le sommeil. Auparavant, j'aurai eu le plaisir d'entendre, au rez-de-chaussée, une Italienne demander une chambre, se la faire montrer (elle donne sur le balcon de la cour intérieure), et se faire rejoindre par son motard de mec ; dommage. Et la nuit, ils n'ont pas baisé : trop épuisé par un voyage à moto. Ça ne tient pas sa langue, un vieux. Ça commente tout, et la cour raisonne. Le matin, j'ai laissé mon roman "Omma" sur la table de nuit, au cas où des petites vieilles y jetteraient un œil.

    Extraordinaire étape, où je me familiarise avec ma vieillesse à venir, où je m'apprivoise à une proximité de la mort qui ne semble pas affecter outre mesure (que sais-je après tout de la vieille à diction ralentie) les personnages qui déambulent et vivent là. J'en trouverai de HARDT VANDEKEEN PETITES ERRANCES

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    sympathiques, et nous nous parleront à peu près spontanément, de même que des enfants s'abordent volontiers autour des bacs à sable et que se nouent de puériles idylles... Et j em'en vais, pas très loin, le matin, à Coarraze, épaté comme tous les touristes de surprendre ainsi le quotidien d'animaux si exotiques, les habitants de Coarraze, dont le château (berceau d'Henri IV) n'ouvre que l'après-midi (je m'en aperçois en cheminant aller-retour par la grand-rue fâcheusement dépourvue de trottoir, mais l'espace manque ; il faudrait tout démolir ; mais alors, pourquoi marcherait-on ?).

    (ARUDY, autre date)

    Et comme je suis un peu blaireau moi aussi, j'obéis à l'injonction d'un panneau de pub : tel grand magasin, Arudy.

    C'est là finalement que je la fais, ma leçon d'hébreu, à l'ombre d'une de ces poubelles à tri de bouteilles ; et je pouvais articuler bien à l'aise. A Bielle, je ne sais plus ce que j'avais fait. Avant de trouver ce refuge à l'ombre, j'avais abondamment compissé un montant de tôle à l'arrière du supermarché, tandis que dans mon dos, sans oser intervenir contre le pisseur, une gardienne à chien-loup passait bien raide en vitesse. Honte. Et bouffe bien lourde, comme j'aime : bananes, Yoplait, Buzy (rate le dolmen), Buziet, Ogeu dont j'ignore s'il se prononce Ogeux ou bien Oju. Et comme il fait bien chaud, et que l'heure avoisine les 15, je me fixe d'office la première église venue, à condition de la chercher.

    Il n'y a rien de plus beau que de bouffer comme un malade, le coude gauche dans une jardinière de géraniums, les yeux fixés à travers le pare-brise sur un portail typique Napoléon III soit

    parfaitement atypique, et d'écouter Dieu sait quelle musique classique de remplissage pour la bonne conscience. Demi-tour devant la colonne « Marquisa ».

     

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    LA CIOTAT - « LE MANIERISME » 56 03 10

     

     

     

    Cette fois-ci Choske a fait mon tour. Il ignore s'il pourra me voir « l'année prochaine » (exit la revoyure de septembre) et pourra donc, en mars 2057, prétexter sa santé (sciatique ? surdité ? cécité ?) pour ne pas me recevoir. Maudit maniérisme ! Car ayant peur de montrer mon indifférence totale à tous ceux qui ne sont pas moi – mon égotisme, ma ronchonnerie, la paranoïa, la tête à suggérer toujours un petit pois qui n'a pas voulu cuire , et cette impression que je donne toujours d'être profondément offensé que l'on ne reconnaisse pas Ma Supériorité – j'en rajoute, dans l'intérêt affiché, dans le sourire, l'intonation forcée (avec un sourd, n'est-ce pas...).

    Donc, je passe pour insincère dans la mesure exacte où je vais outrant mimiques et pantomime, afin de bien démontrer que j'aime à fond. De même Parrical, nous étreignant sans cesse avec chaleur et s'exclamant, se récriant aux moindres choses dès qu'elle nous voit ; c'est exaspérant, mais il a bien fallu que nous nous y fissions. Et Coste me juge faux. Galopin, aussi : tel Alain qui, au milieu du récit de la mort d'un fils, interrompt la mère pour lui demander où elle s'est procuré son bracelet... Quelle muflerie... Quelle grossièreté... Goujaterie pure.

    Mais je change aussi de sujet, ce qui peut être perçu comme une grossière indifférence, alors que c'est un souci de diversification : je feins ainsi plusieurs intérêts successifs (et superficiels) par peur d'approfondir l'un d'eux ; cela mène invariablement, sinon, à des banalités, à la révélation de mon ignorance du sujet, ou à des conclusions désobligeantes, à moins qu'elles ne soient franchement plates. Je le lui dirai peut-être, à Choske, bien qu'il ne faille

    pas tendre le bâton pour se faire battre : je me souviens toujours de cette jeune germanophone toulousaine, qui, s'excusant de son accent, s'attira les mines rogues de son auditoire, inaccessible à tout autre humour que germain. Il est bien plus probable que Marcel Coste fut fatigué par mes nombreuses interventions (ne m'a-t-il pas invité pour me voir et me parler ?) Je ne sais jamais s'il me faut paraître ou disparaître (pour le reposer). J'ai à présent une clef à moi.

    Les chose avaient failli bien tourner. Je ne veux pas mettre les choses au pire, mais c'est la surdité, plus accentuée en 2056, qui me renforça cette artificialité du ton. Pourtant je m'étais bien confié le lundi soir (je crois) sur els femmes. Je devais primitivement raconter cette deuxième « prestation » du groupe musical, passé de quatuor à quintette. Et là, son violon a joué bien faux dans les aigus. Les tutti ont vigoureusement cafouillé dans Schubert, plus proche d'un Messiaen atteint de grippe aviaire. Seules les parties lentes (et un « lento » de Boccherini) bénéficièrent d'une interprétation tant soit peu musicale.

    Le reste cacophonia d'importance. Pouvais-je dire cela ? René m'a fait la gueule (« on se connaît déjà ») (oui mais, blaireau, tu pourrais être aimable, faire semblant) ce qui fait que je m'interroge : m'a-t-on fait si bonne presse devant lui ? Une nouvelle, au cul très beau, très ample, est venue au violoncelle : Nicole...  Me revoici donc au bord de quitter cette étape, ayant été ici 24h de plus que l'an dernier. J'en retiens une impression mi-figue mi-raisin : toujours aussi bien reçu, alimentairement parlant, mais sous le signe de l'enterrement – Coste est sur le point de perdre un ami juif athée, connu depuis le collège. Et c'est de cela qu'il est préoccupé, assombri. Une sciatique

    lui tire la patte, il se porte la main au front gratté de psoriasis. De plus, il ne manque jamais d'exprimer de petites râleries ou grosses bougonneries sur mes étourderies et inconséquences, qui ne sont pas petites il est vrai. D'un autre côté, il me confie ses méditations écrites les plus intimes. Il dit : « Tu manques de jugement », « Tu es chiant », mais il m'a fait lire toute l'histoire d'un amour datant de l'avant-dernière année, où il tira vraisemblablement son dernier coup, et la mélancolie agonisante qui s'ensuivit, car il fallait bien renfiler le carcan constitutif de sa vie. Dans un film de Bertolucci, deux vieux, ainsi, couchent ensemble au cours d'un confus exode, puis se reséparent le lendemain matin, chacun sur son chariot tribal et dans sa propre direction.

    Une des plus pures scènes d'amour que je connaisse. (la suite in « Lectures », « Gaxotte », « Histoire des Français »).

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN «ITINERRANCES »

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    Bonjour tout le monde. Me voici dans le train Montpellier-Narbonne. 48 heures passées chez V. auront suffi à me transformer en paquet de nerfs. J'ai fini par hurler au cours du repas, en frappant sur la table. Une avalanche de reproches, d'aigreurs, d'humiliations, déversée sur la tête de Lucie, qui eut le tort de naître du mauvais ventre. Dès que cette fille ouvre la bouche, ce n'est pour elle que vinaigre et remontrances. J'en reparlerai ici, mais par intermittences, car il serait douloureux de rappeler sans cesse de tels tunnels de tension. Et Bashung est mort. Que j'aimais pas, mais que je me promettais de découvrir, « un jour », sentant bien que je « passais » à côté de quelque chose.

    Devenu bien plus dense depuis qu'il s'était enfin décidé à bien articuler. Réflexion de Vanessa : « J'en ai vu des millions mourir » - au moins ! - « à l'hôpital et on ne parlait pas d'eux. » Vanessa, moins con, je te prie, j'ai passé la main dans le dos de V. ta mère au piano, puis elle s'est raidie sitôt que relevée je la prenais par les épaules, quelle pitié. Pauvre gosse abreuvée d'injures et de rebuffades... Je vagabonde entre mes lignes, imagine situations et conversations, quand seuls des kilomètres accumulés dans mon dos seraient capables de régulariser mon souffle. Le soleil éclaircirait le paysage s'il n'y avait cette épaisse crasse de vitre : un brouillard. Près de moi un collégien biterrois, culottes courtes, entame La peste de Camus, le pauvre.

    Il est enrhumé, éternue, dit « putain » ; volume contagieux ? Les gars ne lisent plus. Les hommes à venir ne liront pas. Et ce seront les femmes (enfin : des femmes) qui cette fois de plus nous sauveront l'esprit. Je photographie le couloir, tube digestif géant. Tortillard : Lunel, Frontignan... J'écris très exactement du Nisard. C'est lui qui fut élu à L 'Académie en 1850, contre Musset. C'est une personne que l'on admet : même s'il faut avoir du moins travaillé, quelque peu produit. Ce livre-là fut repéré par moi sur le marché d'Apt, et je n'ai plus que Voltaire à lire. J'aurais volontiers lu cet éreintement, par un obscur, d'un autre obscur. Un moustique a gâché la nuit de Nisard ; une arête a failli étouffer Nisard » et ainsi de suite.

    Or il s'agit bien exactement de ce que je note en mes voyages : mes états d'âme, ainsi que, tout de même, des autres que je croise ; les faits et les paysages dont je suis témoin. Il me faut donc en revenir à ce que mon père appelait des « observations personnelles ». Son grand tort fut de les annoter, les ayant lues, et de les noter. Au premier « douze », j'abandonnai illico. Saine réaction. Nous arrivons en gare de Sète. Les Sétois sont des cons. Les Montpelliérains sont des cons, descendus de Lozère et d'Aveyron pour faire les fiers et les radins au chef-lieu. Ben merde. A-COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    St-Bauzille (de Putois), tous des cons. Bref, il n'y a que des cons autour de Véra. Lucinda est systématiquement démolie, brisée. Parfois, heureusement, Vanina la défend. Heureusement, Lucinda se défend. Mais moi aussi je fus systématiquement harcelé. J'aurai mis ma vie à me reconstruire. Et l'interne à côté de moi finit par préférer la contemplation du paysage à sa lecture. Je vais l'imiter. Gare de Narbonne. Courant d'air glacial. Ouvre la valise pour en tirer chandail, blouson. Une femme en rouge, aimable et causante, avec tout le monde ; et que j'avais repérée, de biais, dans le couloir central, de mon siège au sien ; est allée aux toilettes avec sa valise roulante, et m'a rejoint sur le quai : « Ne croyez pas que je vous suis. Je crois que nous allons dans la la même direction. » J'ai dit « Non... » (première phrase). « Oui » ( deuxième).

    Qu'est-ce que je peux y faire ? « L'étiquetage est obligatoire » : elles sont tombées, les étiquettes. « Et surtout », chantait Alévêque, « n'oubliez pas d'AVOIR PEUR ! » Eh bien moi, j'ai peur des femmes. Savez-vous pourquoi ? A supposer qu'un homme m'aborde : il s'agirait d'un abord neutre. Peut-être homo, mais je ne serais pas censé le savoir. Tandis qu'une femme, habillée de rouge, rappelant vaguement Emmanuelle Béart, me fait irrésistiblement penser au reste. Elle a disparu dans un autre wagon. Et «le reste », il aurait fallu y penser. L'esquiver. Le conforter. J'ai bien vu que Véra eût aimé, au début, se laissant prendre aux épaules.

    Puis elle s'est raidie. Surtout après l'engueulade. Mais avec cette « charmante inconnue » (d'ailleurs, je hais la Béart), il eût fallu se livrer au jeu mutuel de la séduction-répulsion (elles n'ont donc que ça à foutre ?), entrer, comme dit Montherlant, dans « leurs » jeux vulgaires de ce qu'elles appellent « la psychologie » ; passer par leurs « je veux-je veux pas »... Pffff...! J'ai déjà ça « à la maison », ma femme qui voudrait bien et moi qui ne peux plus, Katy qui ne veut plus et moi qui voudrais bien, Françoise qui voudrait bien après vingt ans d'interruption et 5 ou 6 de persuasion – elle a eu du mal à se dérouiller, la vieille ! - et pour tout ça, pas le temps, pas le temps, pas le temps, à la sauvette, avec prétextes et faux-semblants, « je te croyais là tu étais ailleurs », quelle fatigue... quelle fatigue...

    Avant c'était la haute mer, les rochers, mes horribles misogynies de Singe Vert ; à présent je débouche dans les « fertiles plaines » marécageuses(fertiles, mais paludiques pour leurs obligatoires enlisements) où je voulais tant pénétrer, tel un Steppenwolf devant le parquet encaustiqué de la vieille. Il ne s'agit que d'une œuvre littéraire, Véra, mais voici tout de même son plan : tu crois bien faire, et je te couvrirais de compliments, pour tes dévouements sacrificiels, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

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    assoiffée de reconnaissance ; moi, voici ce que j'ai vu, constaté, cru voir ; et pour moi encore, me voici tout couvert d'une feinte et arrogante humilité. Tout serait traité par intrication, le tout assaisonné de considérations oppositives vive voix, courriel et téléphone... Ce serait sous couleur de fiction qui ne te tromperait pas, Véra. Et ce que je voudrais éviter, c'est ce mal-être que tu éprouverais à recevoir ma missive, mon paquet ficelé. Je voudrais t'épargner ce cœur battant d' appréhension, ces torrents de remise en cause et de rage, cette dépression autodénigratrice, où tu sombrerai, où tu as déjà sombré la seule fois où nous critiquâmes, même faiblement, tes prétendues méthodes d'éducation.

    ...Et tu évoques Françoise Dolto ! Tu es si profondément convaincue d'agir pour le bien de tous que, te démontrerait-on par a + b les méfaits de ton pilonnage, tu tortillerais ton raisonnement dans tous les sens pour te renfoncer dans tes convictions. De même, pour M. Minc, Israël doit absolument être coupable, au point que son éventuelle attaque préventive contre l'Iran constituerait le danger – non pas celle de l'Iran contre Israël. Sous ton nez, tu ne voix pas la chose. Le seul espoir sera le départ brusque de Lucinda, à 15 ans 3 mois, à 18 ans – mais dans quel état d'esquintement... Je ne peux m'endormir dans ce train. Me faisant face en biais, une quinqua usée sympa se repose la tête sur une semi-minerve adaptée à l'épaule. Derrière moi, de l'autre côté de l'allée aussi, une « jeune femme décidée » me regardait avec sympathie.

    Elles seraient toutes disposées, sinon à m'accepter, du moins à « en parler » avec le sourire. Et puis merde. J'ai bien dormi. Des bribes de texte me remontent au crâne, arguments bien sentis, mieux sentis, plus de sang-froid, d'efficacité, d'agressivité. J'ai hâte de revenir. Je vais peut-être détester les voyages. Tandis que le dur roule vers Toulouse, je lis : il fut l'objet d'une « inscription » à fin de confiscation, comme détenteur de biens d'Etat. C'est du Lysias. Ce que je déteste chez les Grecs, c'est l'esprit grec : tel a raison, tel a tort ; il faut chercher « la vérité » (?) ; l'esprit rationnel, didactique et mathématique – fin de l'hystérie, début de l'observation objective. Leur lumière crue et méditerranéenne, et bon nombre de semblables fariboles. TOULOUSE – hurla-ce dans le haut-parleur. Terminus, ploucs. Ça descend, ça remonte. Pourvu que ma place latérale reste vide. Hélas les quais supportent des tas de femmes : la queue dans le ventre, le cerveau dans le cerveau – elles ne jouissent que comme ça – double branchement sinon rien – Nisard vous dis-je, Nisard : non pas la description de ce qui se passe, mais la description des incidents qui me frappent, moi, Nisard. Ma voisine explorant son sac me jette un œil d'animal COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « ITINERRANCES »

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    protégeant son territoire. Deux hommes dans mon dos se font des politesses : à celui des deux qui m'enculent – Je vous en prie - J e n'en ferai rien – Il y a plein de places – les autres! les autres ! - il mourut pendant l'interdiction – riche idée. Je ne sais plus quel cimetière j'ai visité. Juste Ste-Anne d'Apt et ses deux cryptes superposées. Très froides. Et le petit marché, bien apprécié. Mes yeux se ferment davantage – Nisard ! Nisard ! et si je démolissais Sidoine ? Mais ce dernier tient à moi, par toutes les vitres de ma tête, je m'endors. L'inculpation retombait alors sur son fils, beau-frère d'Aristophane. Dormir, dormir. A 38. Pas avant. Poursuive la lecture. Forger sa statue. Les Athéniens : procéduriers, méthodiques, logiques – mais dans la vie, chiotticisme. Le présent discours fut composé pour lui. Rien à foutre.

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    Curieuse exhumation en ce bled pourri de Varetz (corrézien mais d'aspect ligérien) : Le Jeu de la feuillée en dialecte picard. Nous partîmes vaillants. Mais telles conditions y furent que je suis vaincu. De loin je contemple la ruine de mon cas particulier, l'abandon bienheureux de mes aspérités : plus rien ne me vient. Nous nous sommes arrêtés sur l'autoroute, et je sentais en moi s'épanouir un sexe féminin, sécurité. Il faisait frais dans la boutique, puis nous avons roulé jusque après Périgueux. Lorsque la fatigue se fit sentir, chercher nous fallut un hôtel, dès Hautefort. Nous essuyâmes maints refus, maints établissements fermés. Dont une Anglaise à St-Aignan, broyant le français à coups de grosses dents et de fortes mâchoires anglaises, puis Hôtel du Périgord Noir, excellent gîte adultérin – mais, personne...

    Vue sur le château de Hautefort dans le lointain. Troisièmement : des ivrognes, face à la brocante, et une femme aux cheveux noirs, semblable à Mayröcker. (C'est ici que mon style se ferme ou se brise.) La résurrection de ce coin d'Arras, la satire des femmes grosses, les exhibitions d'urine, le fils qui saute sur son père pour le féconder : je comprends tout du premier coup ! Il m'aura fallu la soixante-cinquaine ! Combien peu sommes-nous à présent à lorgner par le trou de culture, sur tant d'années à jamais enfouies ? Le Devés : c'est autant dire le fou. Il a cassé les pots de son père. La course à l'escarbot ? c'est celle à l'échalote ! Hesselin est chanteur de gestes. Derrière le château, une petite avait vendu des glaces.

    Je pense avoir dit « ma petite » ! moi ! « Mes chattes » disais-je aux stagiaires ! ...ce qui m'échappe ! Je me vois dans la peau distendue de T., bonhomme, mais plus séduisant, juste rond de manières et affable. Je ne sais plus ce qu'il en est. A Badefols, une table extérieur au travers de l'entrée nous montre un établissement fermé, n° 5. Coubjours : magnifiques paysages gâchés par l'obsession du gîte. 6e à St-Robert,en plein virage, n'ouvre qu'à 16 heures : pourquoi ce négligences ? 7e à Ayen, dans une belle résidence à peintres, plus question d'Objat : Varetz. Circulation là-bas infernale. 18 mn faites. Le soir : coincés derrière un muret, des bacs à fleurs ornés de grappes, nous écoutons des crétins rugbyvores, qui parlent par onomatopées. « Ils étaient tout en bleu, disaient des conneries », et ça discutait, et ça discutait, et ça circulait, à vous rendre abrutis.

    Et ça tournait vers la route secondaire, et ça débouchait de la route secondaire, coupant deux files sous le nez des surgissants, et le soir, infos, émission sur la bisexualité. C'est bien, entre femmes. C'est nul, entre hommes. Je n'aime pas sucer. Juste me faire enquiller. Nuit pesante après baise sportive, ce qui nous arrive, tout de même... L'impression de me construire en me dispersant.

    En m'éparpillant. Le lendemain, lecture sur la cuvette refermée des toilettes. Petit séjour à La Calèche, comme hier soir. Pénombre et aquarium. Trois secondes de mémoire pour un poisson rouge. Alzheimer permanent. La vieille dame, 70 ans, balaye les mégots, ils ont ouvert tard le soir, elle nous montre son établissement, des instruments de musique magnifiques suce-pendus aux murs, nous confie que son mari est mort en deux minutes, du cœur, se sentant partir, ce qui vaut mieux que de crever d'un cancer. J'ai toujours su parler de la mort avec les gens. Pour que cette patronne ait voulu se confier, il a bien fallu que nous ne fussions pas si ratés que cela.

    Nous jouions aux maudits incompris, et Coste me disait : « Tu as beaucoup de vie sociale ! Tu me déçois ! » Nous partons pour Collonges-la-Rouge après téléphone à Sonia, dont la voix est forcée, métallique, dans l'appareil, en pleines emplettes... Et Adam ? Je sens revivre tout ce Moyen Age... Trois fois que je lis ce Jeu de la Feuillée, au hasard cahotant des programmes...

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    « SAINT-CERE » 56 09 05

     

     

     

    St-Céré. Je marche dans les rues « crinière au vent », passé de « jeune écervelé soucieux de son effet » à « vieux peintre pathétique ». Nous partons dans le frais, vers Collonges-la-Rouge (« plus rien ne bouge ») - deux heures de bonheur, à se demander si l'on est heureux, à conclure que « oui », photos numériques à la pelle à la pluie. Ce que l'on serait si l'on était un autre, « Mystère du monde, accorde l'Harmonie ». Brugnon articulait « Villa Harmonie » comme on déguste un fruit, baissant la voix, il l'aurait dit de façon enfantine. Aucune réponse de ses veuves. Derrière moi ça dort. Après Coullonges (acquisition d'un lézard rembourré), nous gagnons Cameyrac, où Fénelon (de Ste-Mondane) posséda aussi un bâtiment-presbytère.

    Crêperie, des Espagnols non castillans malaisés à comprendre, avec deux petites sœurs à se damner déjà, l'une belle comme une femme elles se rendent pas compte car il ne s'agit pas de possession sexuelle mais d'envoûtement – le corps n'est plus ce que l'on prétend, présomptueux, posséder ; c'est une atroce impuissance imposibilité d'un autre règne, d'un autre ordre au point de vouloir frapper transpercer transgresser la Frontière Señor tién piedad de nosotros et le sous-chef crépier de ronchonner Des Espagnols on en a eu toute l'année y en a jusque là ta gueule charron ouvre un steak-frites.

    Juste à côté « Menu Espagnol » boutique vide, sans Espagnols ni pitié saloperie de commerce - nous rejoignons la bagnole à l'ombre. A St-Céré donc le troisième hôtel est le bon, car devant le second, fermé , démarrait une noce à char-à-bancs 1880, coiffes et hauts-de-forme. Dames blanc crème. Je monte à l'hôtel Touring. Charmant réceptionniste, pédé si j'avais le temps, et que les odeurs de glandes à cul n'écœurent pas. Mon patronyme lui évoque celui de son maire près Limoges. Des bras je lui prends les oreillers que ma femme réclame, je peux les insaller mieux qu'un larbin. Et puis je suis revenu ici, dans ma chambre, après avoir dégoté un cybercafé juste à côté d'un cybermagasin qui n'envoyait vers d'autres, « au-dessus de l'office de tourisme » -  « mais je ne sais pas si c'est ouvert le samedi. - Ben j'm'en fous tant pis. » Et je suis revenu.

    Je me sens tellement plus chez moi à l'hôtel. Anne dort. Sans elle pourtant je sais quelle pente j'aurais dévalée. Quant à l'endormissement, j'en eus l'explication de la bouche d'un éphémère collègue : c'est que je ne provoque ni tension ni attention, sans peur, et que la sensation s'invite et ne lâche plus, vous menant inexorablement vers « la vie ressentie, à la source même de l'être », Bergson dixerat. Situation, le lendemain, très particulière : dans un fauteuil de hall médiocrement éclairé, attendant le lever d'une encore ensuquée dans le sommeil. Nous avons présumé de ses COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « PETITES ERRANCES »

    « SAINT-CERE » 05 09 2056 2

     

     

     

    forces. Elle se trouve plus affaiblie que je n'aurai cru, devant éprouver de grandes difficultés à dépasser désormais les frontières de l'Aquitaine. De plus, mes lectures de cuvette à chiottes m'ont semé one more time le doute quant au bien-fondé de ma conduite de vie : l'étude du Talmud en effet se fonde sur l'effort, l'engagement affectif. Or je n'étudie, quoi que ce soit, que pour avoir empilé, entassé, derrière moi, tels ou tels livres, en les oubliant. Comme on accumule des nombres en comptant. J'ai sursauté en lisant le passage où l'on reprochait à certains sages de ne pas mettre en pratique, matérielle, leurs connaissances : c'est tout à fait moi.

    C'est très simple, je refuse. J'ai peur. Incroyable le nombre de ceux qui veulent absolument que l'on s'engage, du Talmud à Sartre.

     

     

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "PETITES ERRANCES

    GAPENÇAISES 56 10 07

     

     

     

    Après tant d'évènements, je peux en revenir à mes talentueux chapitres... Il y a cette montée en car, derrière ces volubiles Allemandes, à qui j'ai bien montré par les oreilles que je parlais, moi aussi, l'allemand – sans les comprendre toutefois : au téléphone, mêlé d'hébreu de pacotille. Cette lente tombée du soir, avec mugissement des montagnes plus hautes après petit pissat dans un buisson de Manosque : "Vous m'attendez au moins ? - N'ayez pas peur, il y a du monde." Ce jeune rouquin de l'université d'Aix: "Cela ne vous dérangera pas, si je... - Non non !" - et de tirer de sa poche un Spinoza, veinard ! Moi qui n'ai jamais pu franchir la première assertion : Si la pierre qui tombe avait une conscience, elle se croirait libre ! - et je le lorgne en biais, lisant aaussi Freud, en anglais, par-dessus deux langues : The man's soul, et je me rappelle que l'université d'Aix, avec Strasbourg et Paris, forment la plupart des agrégés de France, que l'on supprimera un jour.

    Il décroche un portable et s'exclame : "Ça alors ! Toi qui d'habitude me téléphone toutes les morts d'évêques ou chaque fois qu'il se vend un cercueil à six place !" - je pouffe, il m'et reconnaissant. "Moi, ça va ! Parle-moi plutôt de toi. Téléphone-moi pour me parler de toi." L'interlocuteur est un Suisse qui fait le va-et-vient du Vaucluse au Valais? Et je ne saurai rien du petit rouquin mince aux timidités de potache, tandis que je lisais à son côté Nocturnes d'Ed McBain, sombre histoire new-yorkaise (ville d' "Isola")où s'assasinent les vieilles pianistes arthritiques des doigts. Je l'ai fini, les méchants sont punis, la justice régnante et les procédés bien rodés – surtout ne pas feindre en autocar, en train, comme j'ai fait avec l'hébreu : c'est Daninos qui me l'a dit ; "Tu te souviens des plants de tabac à Madagascar ?" - ou mieux encore, entendu au portable : "Alors, à demain à Oran !" - mais oui ma bonne dame, rien de plus commun que de prendre le vol Marseille-Oran – il existe donc encore des Français d'Algérie, des Oranais même : de ces petits gâteaux garnis d'abricots dans le jus.

    De Manosque à Sisteron glapirent près de moi deux écolières brunes, mâtinées d'Orient, bredouillant et mâchant chaque syllabe, surexcitées voulues comiques dans le gazouillis de treize ans trois quarts : des histoires de chien à caresser, "hideux le chien, hideux, tondu", chargées de sexe implicite à se tordre, mais d'une telle innocence d'enfance, début de sève où tout fait sens, où chaque mot donc se charge en 5e vitesse de plus de volupté qu'il n'en contractera de toute une vie. Puis deux sexagénaires si vieux amis, l'un Richard Pierre ou Fabre ou tout autre entomologiste me régalant d'explications confuses sur la route à prendre de "Formule Un", chaîne de mon hôtel pas cher. Cependant l'autocar virait, sans trêve, et je dus descendu quémander mon chemin tirant ma tirette, les anses de mon sac d'occase ayant rompu. Enfin j'y parvins, signai mes 3 chèques touchables en trois mois ("Le patron sera là mais ne voudra pas"). Puis téléphones, puis téléphones, puis télé, puis bouffe frite et chocolat, puis promenade entre les magasins qui vidèrent la ville, McDo, Lidl et Carrefour. Et j'ai monté puis descendu l'avenue, j'ai pris l'appel de ma femme qui ne m'aime plus et couche avec une autre, puis il y eut un nuit, et il y eut un matin... Petit-déjeuner dans la salle aux sièges de bar, pas de dossier dès le dessus des lombes, un jus d'orange. Une longue descente vers le centre ville, un Parc des Pépinières, un musée "Fermé en octobre" agrémenté de phrases sur ses frises, comme à Paris le palais de Chaillot.

    J'ai fait le tour de ville avec le plan de Gap ("Six euros cinquante ! - Pardon, quatre euros cinquante, c'est marqué là") intensément prié à la cathédrale pur Napoléon III (fleurissaient des affiches sur le diaconat, remis à l'honneur par Vatican II (Mgr di Falco cherchant un diacre à vie comme Alcuin à lire un beau jour avant de crever) – payer la voyante Tara, qui prédit bien. Remboursable. Sinon tant pis. Retouor à la chambre. Soigneux message à Domi par SMS interrompu d'une fâcheuse communication de Katy (en scène atroce avec son mec) : "Ce pied Domi, ce pied", même chose qu'à son ex, mais pour lui, j'ai développé : "Ds une chambre 1personnelle à souhaits, à moi tout entière, sans autre contact humain que strictement commercial." Katy : "Ne téléphone plus c'est horrible, il a pété le portable contre le mur"- c'est faux, Katy, cela s'entendrait.

    Au bout du fil un silence absolu. J'aurais dû ouïr de longs hurlements. Tu affabules. Tes scènes ne se peuvent pas. Tu te réserves de me recontacter – fais donc à ta guise, je l'aurai eu, mon amour standard, c'était donc ça, comme un roman, que tout aille comme il veut, tu viens chez moi dès que tu veux, ou bien je t'emmène, tu sauras bien quej 'étais dans le vrai : le romanesque seul est véritable. Savoir si Cervantès est de la même trempe qu'Alcofribas Nasier – non...

     

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 1

     

     

     

    A présent, "Promenade en mer". Je hécris pour la postérité. Je partis seul, nous revînmes quarante. The captain was dubitative : the sea was rough, we would'nt start. Eh bien si. Le groupe de septante papies-mamies se réduisit comme beurre en broche, et je gagnai le pont d'en haut, sûr d'y être moins nauséeux. Certes ! mais de bons paquets de mer en quittant le port. T puis, devant vous de face, ou derrière, des hommes et des femmes tous joyeux, dont un Jean-Marc fleurant bon la vinasse et qui mimait sans cesse de la main le retournement imminent du bateau ; un rigolo, à casquette SNCF, qui avait déjà "fait la croisière". Commentaires futés de fuser tout au long, si bien que je ne pus me dispenser dans émettre d'autres – assez peu, mais assez bons.

    Il régnait une "franche camaraderie", les vagues courtes tapaient les culs. Et défilaient à droite, à tribord, falaises et calanques, avec le commentaire du fils du patron, mêlant son discours de guide d'une multitude d' "y" superflus : c'étaient ma foi des rochers qui tombaient tout droits ans la mer, bien pittoresques et tout, dûment bouclés dans ma boîte à photos. "Le Trou du... le Trou du... Diable !" dit le guide, juste sous le Doigt de Dieu, lui aussi en photo, plus le cabanon où fut filmé Alain Delon". Au retour, vent de face ("vent debout"), remontée du col sur les oreilles, buée sur les lunettes – ouf, accostage. Et fin de rédaction. Toute la pente à poster des SMS, à Sonia qui me conseille de pisser contre une cabine transparente – "idée de Maman ! - Je l'emmerde, à pied, à cheval et en voiture !" - Homme libre, toujours tu chériras la mer. Et je n'ai pu trouver A l'est d'Eden, mais une libraire au crâne ras pourtant magnifique, me passe un prospectus des éditions Milan qui porte le slogan Lire nuit gravemen aux idées reçues. De retour chez Coste en haut de la pente, affalé devant un match télévisé.

    Celan ? Il est dans le buisson en train d'chier. Double enseignement : 1°, j'ai vécu en me marrant, pas toujours si malheureux que ça. 2, je dois jouer, bouffonner, scapiner : tout le monde s'en aperçoit, mais je ne sais communiquer que de cette façon – sinon gaffe sur gaffe, mise au jour d'un fascisme latent, de mon mépris total pour tous ceux qui ne sont pas mon public. J'en prends acte et mon parti. Quant au (trois) peuple, j'en suis issu, j'y ai vécu, grand-père ouvrier devenu chef de gare, maman fille d'agriculteur devenu contremaître, qui lui, au moins, a fermé sa gueule pendant l'Occupation. Si j'avais toujours vécu dans le peuple et sa fraternité, au lieu de me croire supérieur pour avoir fait des études de même, je n'aurais pas voulu me faire connaître des élites autoproclamées autant que cooptées, mais rien ne dit que j'eusse obtenu l'amour et l'intégration – problème : peut-on rester du peuple après avoir perdu les préjugés du peuple ?

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    LA CIOTAT : LA CROISIERE 2

     

     

     

    Les mots, cher Celan, sont donc "rassemblés" (zusammengetretene [...]) quand je les avais crus "foulés aux pieds" de treten. Le prof d'allemand m'avait bien dit que le plus difficile, en matière de vocabulaire, c'était l'arbitraire de la spécification : Durchbruch, étymologiquement, signifie bien "irruption", mais dans le sens courant, c'est la diarrhée... Voir aussi comment on dit "la lèpre" ! (der Aussatz). En ce moment j'ai hâte de m'interrompre pour me foot ; simplement, resté peuple, il eût fallu savoir ne pas s'y borner, se lasser d'entendre à toutes les fins de phrases "putain d'enculé de la mort" – mais à 40 ans, mon amie, il est trop tard : il te reste une faiblesse d'esprit qui te fait prendre les élucubrations d'un autodidacte, à mon sujet, pour parole d'Evangile...

    Je te reproche d'avoir à mon compte repris les propos de ce traître : "Tu passes partout pour un con" – non, mes amis : chez les "pousse-toi de là que je m'y mette", assurément. Mais ailleurs, non.

     

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    "ENTRE NARBONNE ET MONTPELLIER" 57 03 22

     

     

     

     

    Jamais je ne révélerai ce qui s'est passé. Je suis, me crois ou me veux amoureux de Liétouva. Je ne saurais plus faire l'acte qu'avec elle. Tout autre comportement serait trahison. Que faire. Ennui considérable dans ce train. Débris de ma vie. Salut David, Brocanteur ; je savais bien que tu viendrais fourrer ton nez ici. Par moi-même il m'est impossible d'écrire. Mes raisonnements se brouillent car je l'ai voulu. Je parviens à manipuler le monde (en ce sens seul je suis un "manipulateur") – tant est grande la puissance de l'esprit - mais qu'est-ce qu'un Romain qui pense ? Existe-t-il un monde extérieur ? A côté de moi deux femmes en lunettes noires, devenues amies en 100 km, et juste sur mon siège à mon flanc personne, d'où Dieu merci mon voisin avait émigré : nous ne pouvions bouger que nous ne nous touchassions.

    Pour faire bonne mesure j'avais aligné quelques lettres hébraïques, graphisme de CP. Mes doigts sentent les chips "façon barbecue". De ces hommes et de ces femmes du wagon je ne connais rien, démarches sentimentales, déceptions ou plaisirs. Quand je suis pris ainsi de grands apitoiements, l'éphémère compassion pour le genre humain, rien ne me vient, ni ligne écrite ni désir de se distinguer. J'ai vécu sur scène : mais le plateau s'effondre de toute part. J'essayais de ne plus penser, du tout. Soulagé. En toute logique je voulais l'obscurité : je lançais les papiers dans le caniveau. Mon nom est Maudit Anneau. Comme Salinger : pas une photo pendant trente ans. Liétouva me téléphone : "Joker ! Joker !" en plein train. Je suis si merveilleux si coupable, lièvre non de Partagonie mais de Suomi, extraordinaire surprise – tout se brouille je n'ai plus d'ami, j'enverrai tous azimuts avant le sabbat final. Terzieff hochait la tête, sans plus saluer le public, tout septuagénaire il irradiait, pourquoi tant de haine afflue-t-il à ma conscience, le sexe dérobé l'amour offert, wo pou dong "je ne comprends pas"... Puis, à Espinasses, de renseignement en renseignement – Belges à la bouche pleine – découvrir la petite maison jaune de Dorimon, portant sur la boîte aux lettres les initiales de ses deux filles, Dominique et Euphrasie. Monter doucement jusqu'en haut du remblai de St-Pons au-dessus du lac de retenue, redescendre en multilpliant les photos numériques. Fatigue immense. Indigence de Putzulu dans Boubouroche, après que j'ai vu en personne Michel Simon à Tanger. Ma petite table d'angle mal éclairée, sous la télévision.

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    « ETONNANTS MUSICIENS » (La Ciotat) 57 03 24

    Etonnants musiciens que les compagnons de Marcello, dit Coste, ouvrageant le Quintette de Schubert D 956. Réminiscences de la Trinité deux ans plus tôt composée. Deux femmes violoncellistes marquant leurs sourires, je ne les connais pas : Elisabeth, sèche, Nicole pulpeuse. Plus le premier violon dit « Michel », et René compositeur de Perpignan. Des dissonances. De très beaux passages, musclés et fins. Des empressements. Des amitiés non de sac mais de cordes. Je reste en retrait, maniant l'éblouissant Fotogerät, après nos inévitables captationes benevolentiae. Dieu merci sans applaudissements.

    Des hachages en effet, des bizarreries – cours perpétuels, comédies perpétuelles : agir dans les contacts sociaux de la même manière qu'à son bureau, le regard luisant mais pas trop, sourires, plaisanteries modérées, silences disposés pour laisser place à la respiration, cela marche ; mais toujours sur l'hâbrech, épuisant, toujours mieux cependant que cette indifférence de fatigue : je vois que tu te fous complètement de mes discours – et si je voulais être seul ? Faire la gueule ? Anne elle-seule pourrait comprendre. Je lis pour le moment Celan, coup de foudre non de cœur mais d'esprit. L'ouvrage de Nouss m'initie, j'apprends à lire le noyé de 70. N'ai toujours pas compris Novalis, donné à Ch. M.

    Pour Celan, c'est d'abord l'allemand, puis le français page de droite, puis retour au germain. Pour finir « une strophe par cœur aussitôt oubliée ». Je me dis « Mon Dieu que je m'élève » ( « au-dessus des autres, minable critère : toutefois lire et réciter de toute ma conviction ; j'apprends Atemwende). « Bei den zusammengetretenen Zeichen », « près des signes rassemblés » : sont-ils hébraïques ? Mon attirance est ambiguë, tient du charme et de l'agacement : faire l'enfant, la femme, le vieux, le sage et le fou. J'embobine mais point ne manipule. Sans mener quiconque au rebours de sa volonté, je le croyais. Celan ne m'attire pas outre mesure. Trop abstrus. J'ai voulu simplement explorer ce territoire. Voir si je peux l'annexer à mon puzzle. Afin de faire effet dans les conversations, les contacts. « Mais tu sais tout ! » (« les habitants de Buenos-Ayres s'appellent porteños »)- grand-père explora les Pampas dans les 92/93 du XIXe ; il poussait des wagonnets chargés de bouteilles à peine soufflées.

    Il n'a pas tenu longtemps ; mais j'ai peut-être un oncle en Amérique. Le reste de sa vie le père de mon père a fait des enfants au « Colonel », sa femme, qui « n'[a] jamais éprouvé le moindre plaisir avec [s]on mari », Alphonsine née Crut. « Pour suivre ta conversation, disait Marcel le musicien, il me faut un esprit vraiment habile » - pour moi la culture serait donc de placer un mot qui relance le discours, permettant de briller à faible coût ? La culture serait posture, amour cabotin des planches ? ou bien je vais plus loin et tombe en mystique : « entre les mains (« aux mains ») de Dieu, rien ne servirait de connaître Celan, ni Shakespeare ? Est-ce si banal ? Double façon (les planches, l'autel) de jeter le leurre ?

    D'évacuer le moi ? Ne resterait que la franchise, l'aveu de sa sottise, des surfaces ? J'ai comme repoussoir les outrances de ceux qui prétendent « avoir foré plus loin » : je m'essouffle à débusquer chez eux le moindre signe d'orgueil. Béjart croyait en ce qu'il faisait. Celan : persuadé d'agir au mieux. Et, chez tous, cette conviction que le moi n'était rien, quitte à le renforcer par son oubli – chassez le moi, il revient au galop.

    COLLIGNON ITINERANCES 27

    LA VIREE DU BARON

     

     

     

    Ecris, Moïse, tes mémoires.

    Je suis parti vaillant, après lecture sur Napoléon, pour l'Auberge de la Bergerie, 5 km : affiche plaisante, un mouton aux dents qui dépassent, et broutent – pourrait être méchant, plutôt mordant, sarcastique. Au début, c'est très dur : de hautes montées goudronnées, sous le soleil déjà chaud de 10h. Suis obligé de, m'oblige à compter mes pas, surveillant le cœur, prenant dix aspirations immobile tous les 120 pas soit 100 mètres. La route se replie sur elle-même, les voitures descendent vers Privas. Tout ce trajet, sur la corde interne des virages, il faudra demeurer immobile et plaqué, pour ne pas se faire écharper par les véhicules. Des profondeurs de la vallée d'Ouvèze monte la rumeur de cette grappe dispersée d'œufs de fourmis de Privas, dont la zone industrielle, hideuse comme toutes, couvre une surface supérieure à celle de la vieille ville, elle-même corsetée de brillants HLM des sixties. Plus loin, le Mont Tholon, dont j'atteindrai, puis dépasserai la hauteur.

    Je retrouverai ce soir ces trois hideux chancres parallépipédiques tenant lieu d'obligatoire Cité pour toute Ville Moderne qui se respecte. Je monte et monte, de volée en volée, jamais plus à la fois que 100 ou 200 mètres, sans que la rumeur industrielle et motorisée s'atténue. Marche lente, à la montagnarde, à la Giono, à la Frison-Roche. La première halte sera d'un site de deltaplane. Il y a là une table à deux bancs d'aire autoroutière, le tout faisant corps. Je m'assieds, envoie un message à Domi qui reste mon ami quelque part dans un petit coin. J'apprends que mon fournisseur me coupe la communication partante pour impayé. "Former le 700", quod facio, mais tombe sur des répondeurs en gigogne : taper 1, taper 2, taper dièze – je ne vais pas m'emmerder avec ça quand je domine tout, y compris, vers l'est, des nappes de brouillard au creux des pentes (photos).

    Mais risquer sa vie (je maintiens que le parapente, au même titre que le saut à l'élastique, est une activité masochiste, voire autosadique, et que j'interdirais sitôt que je serais dictateur ; c'est une honte, un manque de dignité pour la propre dignité de son corps immortel, que de lancer ainsi dans le vide de la mort sa personne même, éternelle et friable) – risquer sa vie pour voir au-dessous de soi cette infecte vallée privassienne semée de villas blanches comme autant de parasites en larves. À coup sûr il existe de plus beaux sites. Un chien maigre et noir, un maître maigre et noir de cheveux et de vêtements, passent dans mon dos, le chien me flaire (pas l'homme). Les deux humains se saluent de la voix.

    J'espère qu'il ne se promène pas à pied, pour ne pas le recroiser, comme je le fus par une mère et sa fille en Aveyron jadis, qui se dirent "merde" en revenant vers moi sur un sentier, chacun de nous ayant fait demi-tour. Dieu merci, la petite voiture proprette de la Drôme prouve sa non-pédestrisation. Comme elle est propre et lissée, la petite banquette arrière à chabraque fauve ou faux cuir pour le chienchien bien-aimé ! Or la montée se poursuit, halte, repos, trajet pesant, 15% de dénivellation, pointant du doigt tous les 120m les débris de l'été, bouteilles de plastique et autres canettes, que les estivants se croient tenus de jeter par les portières. Je te renverrais tout ça aux fabricants avec une amende de 100 euros, à répercuter sur les prix de vente... Et je parviens enfin, après plus de deux heures très lentes, à l'embranchement de l'auberge : même mouton sur le panneau – "Attention, enfants (centre aéré)" – peut-être plus en octobre, halte assise sur un petit tronc de rameau. "Suivre Fromage de chèvre" (panneau resté invisible), vente (décidément) à la ferme" : il faut bien que les pecquenods vivent ! probité,Pologne,sirop

    Bien d'ailleurs, à en juger par la guinde à 20 000 euros qui se fait ouvrir par télécommande les vantaux forgés de la vaste propriété patronale. Je monte. Et je vois au loin, pour longtemps, se rapprochant si lentement au pas de l'homme, 3, 5, 6 éoliennes. J'approche du sommet de la Côte du Baron, au nom si plaisamment et doublement boucher. Certes, les éoliennes me semblent une escroquerie écologique : des tonnes de ciment dans le sol pour les fixer, l'entretien plus coûteux que les économies faites ; mais j'aime ces tournoiements, qui introduisent dans le paysage un peu conventionnel des hauts plateaux pâturés la fulgurance d'une modernité, de la même façon (référencer rassure) que les moulins à vent du XIe siècle se sont mis ) ponctuer les campagnes.

    Pourquoi trouver beaux les moulinzavents, et dénigrer les éoliennes ? Peur du gigantisme ? Posant le cul sur une pierre, je manque écraser une femme, pardon une mante religieuse. Puis je m'approche de ce monstre brassant, les autres plus loin tournant en même temps, les 6 trios de palmes en synchronique, dans un houlement de tempête. Le rythme du marcheur permet de voir le profilage admirable des pales conçues pour engranger le plus de vent possible. Et sur la gauche, obstinée, que je prenais pour le grincement des rouages géants là-haut, le tintement tout bête des clarines à moutons, qui paissent là sous le vent – mais ils ne se laissent paqs photographier. Petit couplet sur le moderne et l'ancestral ? c'est fait.

    Le blaireau mort, en revanche, vu de cul sur le bas-côté, s'est laissé prendre le portrait, avant que trop de mouches s'y mettent. Ses yeux sont ouverts et ternes, car nul ne ferme les yeux des bêtes – pour mon chat je n'ai pas osé, crainte de sentir les globes oculaires céder sous mes doigts comme une dégueulasse purée de myrtilles. Je crois que j'ai longé des éoliennes 3 bons quarts d'heure avant de voir la fin de ma route, embranchée vers Blêmas à gauche, col du Pontet à droite : la mémoire des noms m'échappe. La carte consultée m'a tiré d'erreur, et longeant une ferme (photo du toit retenu par les pierres), j'amorce une immense descente, à deux versants cette fois, sans forêt pour l'enclore à droite ni à gauche selon les méandres, un paysage ouvert et verdoyant. Un couple mixte de cyclistes croise ma route et saluent, chose inattendue pour l'Ardèche, où l'on est ma foi bien plus aimable qu'au Périgord. A gauche, village de Freyssenet, "un bijou !" - m'exclamai-je avec la discrétion d'une Castafiore.

    Église, vite. Suivi du regard par une quadragénaire peu amène et vachement desséchée sous son chignon. Je vois sur une porte une clé à breloque de plastique bleue, qu'il suffit de tourner (l'étourderie du gardien !) - photographie de l'autel d'une seule pièce, laissant la porte ouverte dans mon dos pour éviter toute interprétation de larcin. Pas d'orgue, nudité. Les deux fils Faure, les deux fils Ville, sont tombés au champ d'honneur, 8 morts pour ce petit village. Je ressors m'assoir sur un banc, refermant la clé oubliée par la dame au chignon. Son mari passe en contrebas d'un pas traînant pour héler un tracteur. Photographie de la mairie, avec son petit drapeau. Pendant ce temps l'épouse va et vient de chez elle au hangar à bois, pour bien me montrer à qui appartient tout ce coin de hameau.

    Je la salue poliment, l'obligeant à répondre, sévère, en pantalons, mais jadis, elle aurait porté un sarrau. Une porte en bois, plus loin, m'indique "Monmé, tabac, épicerie". Je n'ai toujours pas mangé. Je ne rentrerai chez moi qu'à 19h30, épuisé, raidi, disloqué. En traîne-savates, genoux bloqués, mollets en poteaux, et toujours à jeun, juste des mûres, dont j'ai souillé ma devanture. Achat d'un flan, enfin du frais, cherché l'Intermarché, revenu sur mes pas, tenté du stop, remonté fourbu, 1l 1/2 de Coca plus 4 produits laitiers à la vanille. Le front dans la main à mon balcon, la zone qui gronde en contrebas. La caissière asiatique à face plate, fascinante, m'a snobé. Le petit Zinedine est allé rapporter sa "surprise" bleue pour garçon ("Veux-tu me ramener ça où tu l'as pris ! Allez hop !") La plupart des gens sont bien disposés, pacifiques.

    Ce matin, monte en ville me vautrer sur deux bancs de métal vert face à face, écoutant Jérôme Savary. Privas ressemble à Gap par les reliefs qui l'entourent. Et la circulation intense a répondu à la désertification de l'arrière-pays. Je me souviens d'une mémère bien solide qui braillait à son interlocutrice en frisous, courbée sur son Caddie : "Pour payer les impôts, nous sommes là ! Mais pour ce qui est des services, on ne nous connaît pas ! - C'est vrai, madame l'ex-syndicaliste, c'est vrai, on se fait piétiner" – tandis que Jérôme à l'antenne trouve Sarko sympa comme individu, sa politique étant détestable. Je me demande quelle cible nos braves opposants vont bien pouvoir se dégoter une fois que Nicolas S. aura quitté le pouvoir – ah les niais ! Phares précoces dans le brouillard, hier je suis monté là-haut, sur ce coude de goudron alors surchauffé, nostalgie à 47€ la nuit. Profiter du dernier crépuscule à Privas. La piscine est fermée. Un chien aboie d'un ton grave à son propre écho. Que se disent-ils ? J'ai besoin de bien soigner et consoler ma femme. C'était bien, Privas, vous savez.

    J'étais déjà venu deux fois. Il y avait un auvent, une place déserte, un orage et la nuit tombante. Ou bien ailleurs. Plus loin, près de l'autre hôtel. A Millau non plus, à Rodez, Saint-Flour, vus en 76, avant l'informatique, avant. Frisquet sur le balcon, table en plastique, foules absentes, veilleuses qui s'allument, au revoir, prochain objectif Charleville, adieu Brocanteur.

     

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    Tout a commencé fort banalement, par un long trajet en bus, ma ville entière traversée en 35mn, sans émotion particulière, sans le moindre incident. Pas de Noir qui vous prenne à partie ni par les parties. Un train vers Paris sans histoire, la queue à Montparnasse pour un tiquet de métro : une fille très pâle et son mec à piercing, très pâle, dans une langue incompréhensible – esthonien ? islandais ? Puis la queue s'interrompt, l'employée tendant son ruban : "Désormais c'est fermé, voyez l'autre file." Que faire ? Couper "l'autre file" par le travers ? À quel endroit ? Nous nous résolvons à nous répartir près des points de vente automatique : "facile", disent-ils... pour ceux qui comprennent! "Nous ne rendons plus la monnaie", l'arnaque !

    Le temps perdu m'enlise la pensée, je compte les stations jusqu'à Gare de l'Est, sans même pouvoir profiter d'une excitation parisienne, m'inquiétant de mon retard. Voie 27, le Paris-Mézières, une fille qui dort avec une tronche grognonne de musaraigne aplatie, malgré son exaspération de me voir tournoyer puis m'abattre auprès d'elle (le temps de trier ce dont j'ai besoin). A mon arrivée, voyant la rareté en ce lundi de Pâques des bus "3" municipaux, je tente l'heure de traversée pedibus. Une mémé me baragouine Dieu sait quelle langue, iranien, portugais ? Je pars au pifomètre, sans plan, guidé mar mes seuls souvenirs d'internet. Mais tout est bien plus long ! Mézières s'étire lamentablement, premier pont, deuxième pont, l'avenue Carnot étire indûment ses numéros jusqu'à plus de 220.

    Enfin, à une station service (spectaculaire évasion de 480 talibans dit la radio je n'en suis pas le pompiste me fait la grâce de rire, je suis échevelé, fatigué). Première chambre pas prête, c'est le cas aussi pour un couple de vieilles gouines avec leur chatte "bonne voyageuse", car je m'en suis enquis pour faire l'aimable. Numéro 202. Le gérant ressemble à Fabien Burgot. Télévision. Zapping effréné. Un dimanche à la campagne, avec le merveilleux Louis Ducreux, mort peu après. Quand j'éteins, je n'ai plus pour me contenter ni force ni envie. Mais je me promène en zone industrielle, sous une longue rangée de réverbères. Dans la forêt adjacente, juste des craquements, une vaste tranquillité.

    Au bout d'un diverticule, un bâtiment plat derrière des camions de Z.I., "Chambres funéraires – Tonnelier". Je n'ose pousser la porte, un macchabée en pleine nuit ? Le lendemain soleil, un bol de cornflakes au lait, je reprends mes 4 kilomètres, un bus 3 me double, dont le chauffeur m'indique du doigt l'arrêt suivant, il m'attend porte ouverte, je galope à couper le souffle, redescends rue de Nouzonville, beau panorama de Meuse, Pointe du Moulin. Au large un pagayeur COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    pagaie à grands moulinets, 10h moins 10, les employés préparent l'ouverture, l'ancien Moulin abrite le Musée Rimbaud : ce ne sont que copies et photographies, le seul qui m'émeuve est le non moins tordu Camille Pelletan, qui se tripote un bâton d'un air farouche. Je tâche, à ce Coin de table, à me passionner. Le premier étage présente du Plossu. On ne s'appelle pas Plossu. Et ses clichés, en noir et blanc, se perdent au sein d'immenses marges encadrées. Tout relief se voit gommé, et les petits paysages ainsi étiquetés perdent toute puissance émotionnelle. Le catalogue, bien paginé, peut entraîner l'adhésion.

    Le deuxième étage présente encore moins d'intérêt si possible. Rien du tout n'en présente en fait. Et Plossu bat des records de banalité. Ce qui laisse libre cours à l'imagination bien sûr, mais cette paroi toute nue en laisse encore bien davantage. Et puis Rimbaud n'est pas mon poète. Trop sûr de lui, trop arrogant, grande gueule, sans manières. Sa poésie trop péremptoire. Dans sa maison quai de la Madeleine, des installations "à la page" masquant mal un vide intersidéral : oui, Rimbaud vivait là – et après ? Une double banquette, de la musique à partir de bruits, censée nous faire voyager. Dans une autre pièce, des extraits de poèmes balafrent le mur : c'est la chambre de notre poète.

    Rien que du conventionnel. Sauf au deuxième étage où retentissait la voix rauque d'un locuteur amharique, encore l'émotion demeura-t-elle bien rudimentaire. Mon souvenir amplifiera tout cela.

    Suite

    S'il n'y avait pas ce désir de repentance, de retour à la vraie Foi, jamais je n'écrirais. Il faut bien que je croie en quelque chose. Le mensonge mène à la banalité, qui mène au silence, et sans doute jamais ces paroles ici transcrites ne trouveront-elles de lecteur, puisqu'au moins trois ans passeront avant qu'elles ne soient imprimées. J'entends d'ici rire dans ce minable hôtel où se déchaînent les grosses rigolades et l'ivresse. Je viens de voir l'étrange dénouement auquel se livre l'adaptateur de Boule de suif. Pour ma part, je peine à raccorder les morceaux. C'est de mon plein gré que je me suis lancé dans ce parcours casse-gueule de la vérité. J'ai rencontré rue Dolet une Anne-Marie de mon âge, qui m'a demandé mon prénom.

    Elle m'a dit "Jai la diarrhée". Le flirt commençait bien. Tant elle se plaignait avec sa béquille que deux fois je l'ai embrassée, sa peau était d'une douceur satinée. Je n'aurais pu la secourir davantage, car il m'est venu à Bordeaux une vie et une famille. C'est par ici dans les Ardennes que COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    je me sens bien, parce que j'y ai des attaches spirituelles, à 15 km de la Belgique : mon père a vécu et souffert ici, "à l'E.P.S. de Mézières". Puis il a commencé sa carrière cahotante, empreinte de misère et de coups de gueule, toute baignée par la peur et ces préjugés sur la domination du mâle. C'est ici que j'ai dit à Evelyne Ferry "Tu commAnderas les jours pairs et moi les jours impairs". Nous étions à Mohon, dans une cité ouvrière peut-être disparue. Les femmes portent un précieux calice. Je lui disais, à cette Anne-Marie dont le prénom fut couvert par un passage de voiture, qu'à nos âges personne n'était plus libre.

    Mais au retour de mon expédition, comme une pluie perçante commençait à tomber, j'ai préféré prendre le bus, tandis que les passagers poursuivaient leurs conversations à l'intérieur, et plus jamais je ne repasserais au 22 rue Etienne Dolet, pendu et brûlé gros et gras l'an de grâce 1546. Je n'aurais pu soutenir toutes ces misères que les femmes traînent et qu'elles nous contraignent à soulager, car si mon père avait le préjugé de l'autorité mâle, je me trimballe pour ma part celui du chevalier blanc secoureur de la veuve et de l'orphelin. Déambulant tout doucement parmi mes battements de cœur, je suis remonté vers le musée des Ardennes, où j'ai gravi les quatre niveaux de la connaissance : depuis le petit casque enfantin du guerrier de La Tène jusqu'à Charles de Gonzague et au-delà.

    Il y avait une vieille érudite et son ami ou fils, déchiffrant une inscription sarcophagique : "Mais non, ce n'était pas un citoyen ! il portait un gentilice local, en -o ! " Je n'ai pas voulu me mêler à la conversation. Il ne m'a pas été loisible de côtoyer cette inscription étroitement chaînée d'une lettre à l'autre. Je me suis reposé devant la sombre reconstitution d'une apothicairerie du XVIIIe, les laissant à leur tour l'admirer. C'était aussi la première fois dans un musée que je voyais un Isaac tête sur le billot ouvrant la bouche de terreur dans un éclat de cri, bouche ouverte et circulaire en biais, semblant victime d'un éclatement de pierre accidentel. J'ai photographié maintes choses, des marionnettes du théâtre d'ombres de Java, recherchant à ma sortie ce fameux automate de la place W. Churchill : chaque heure présentant un spectacle différent.

    Or le ventre du bonhomme était resté bien derrière ses planches, et je ne vis aucun de ces tableaux qui se mouvaient aux heures justes. Ce n'est qu'ensuite que j'ai attaqué le Mont Olympe. Je ne me souvenais pas de ces broussailles. Il y avait pour mes dix ans un très beau parc bien taillé, avec des bancs de pierre. Et le sol était plat et non pas montueux. Au sommet, des villas de blaireaux conçues par un blaireau de promoteur de lotissement, comme à Clermont au sommet de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Chanturgue, réduisant l'Olympe à quelques jardins où l'on voyait déambuler de gros blaireaux en bermudas. Je suis revenu par la passerelle du moulin, croisant d'indifférents groupes de collégiens enfants. Ils avaient l'air ploucs et francs, loin des teigneux de mon Sud-Ouest par adoption. Puis j'ai tourné, à droite, à gauche, dans de très longues rues à l'est de Charleville, jusqu'à ce que, parvenu à l'extrémité d'uen rue de l'Eglise, je fusse parvenu aux dernières volées de cloches manuelles devant St-Rémi : une femme au sommet des marches donnait à ses connaissances un fascicule, j'entrai après elle.

    C'était bien du monde pour un mercredi à 14h 3, et bien noir. Des fleurs parcoururent en pots l'allée centrale, portées par de diligents employés. Un cliquetis m'avertit qu'on déposerait un cercueil sous le narthex, où se tenait le vieux curé avec ses enfants de chœur en surplis, dont une grande fille. Et lorsque le cercueil entra, légèrement soulevé de tête pour bien voir et être vu de Dieu, l'assistance instinctivement se leva, car c'est avec respect que les fils d'Adam voient entrer la mort et celui qui l'incarne sous le bois sans apprêt. C'est pourquoi je désapprouve les applaudissements sous les toits d'une église. Une photo sur les fascicules me montra une femme de 60 ans, je n'étais pas de la famille et m'étais mis au bout du rang pour m'esquiver.

    Alors s'élea le premier cantique : "N'aie pas peur et regarde le Christ qui t'ai-ai-meu-eu" – mon Dieu une voix de femme si pure et si juste pour brâmer de telles âneries si inférieures aux mystères qu'elle chante. L'Eglise en vérité râtisse large, et bas. Tandis que sans être vu je remontais vers la sortie, j'entendais les accents polonais du prêtre parler de Ida, que l'on accueillait ici au seuil de l'éternité, Ida Josef, veuve depuis 95, dont les œuvres étaient rappelées, continuant celles du mari. Elle avait un esprit d'aventure car elle connaissait quatre langues (polonais, français ; anglais et allemand je suppose, ou bien russe) – comme si des polyglottes ne pouvaient s'enfermer dans leurs langues au contraire.

    Mais aussi une messe des morts eût été trop fort pour moi qui perçois à présent, aux échos rapprochés de ma voix, que le fond du cul-de-sac est proche. Alors je m'aperçus que j'abordais la gare par le nord, et m'en fus quérir les horaires afin de pouvoir dire que j'aurais vu Givet. J'y vais pour la dernière fois. Je suis donc rentré par la ligne du 3, qui pilait sec aux feux, ne pouvant rien acheter moi-même au magasin de gros : "Les ventes aux particuliers ne seront pas acceptées". Voilà comment se termina ce jour où je suis parvenu, me gavant de jambons et bananes, de biais sur mon couvre-lit, tandis que défilaient les fades infos et deux films tirés de Maupassant, après Boule de COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    Suif Oncle Sosthène. En ce moment l'accomodation de mon œil se fait mal, et la paroi de droite bleu foncée s'approfondit en vide et vertige, si bien qu'il me semble écrire à côté d'un abîme, tel Pascal...

    Suite

    Attention : dernière soirée sous l'artificielle électricité de ma table restreinte d'hôtel. Ce matin, pénétré d'attente, 58 04 28, je me suis rendu sous la pluie fine au rendez-vous de la cybernétique. Débarqué Bd Jean-Jaurès, j'ai rejoint mon trentagénaire aimable et direct selon lequel rien n'était enregistré. Toujours sa musique de bastringue en sourdine en boucle. Branché sur la 18, j'ai eu la surprise (fausse) de ne rencontrer aucun message de Seconde Epouse, qui joue l'offensée que je m'amuse seul. Ou bien qui se laisse brimer. Mon blog paraît et disparaît au gré des interprétations de code. Et je me retrouvre à 5mn du départ en gare : quai 5, je l'attrape.

    Carte en main du doigt de Givet. Je suis les ponts, reçois un message de Schulmann. Je lis "Fonderies Collignon", de même qu'à Givet se trouvent les usines Schulmann. Je m'enthousiasme sur le gris de la Meuse picoré de lourdes gouttes orageuses, car ici, c'est mon pays, c'est ma vallée, avec les siècles qui m'ont formé, avec mon père, avec ma mère : cela remonte jusque dans les Vosges, et le Périgord, toutes les splendeurs dorées du Pourpre, du Noir ou du Vert, ne feront pas que je ne préfère la rudesse du sanglier ardennais ou des côtes de Meuse. Le Sud-Ouest est un autre peuple, où je me suis fait à l'exil, au putaing-cong et à l'humanisme souriant : que voulez-vous, plus une guerre depuis les Religions, cela vous ramollit un peuple.

    Ici nous avons eu de rudes combats, aux frontières, à la marge – vous autres les Putaingcongs vous restez décentrés, en marge, sans poids réel, cuvant dans votre moût de ving... Et c'est ainsi qu'entrevoyant, par dessus les brouillards, les Quatre Fils Aymond et autres "Roche à 7h", je parviens à Givet, moins beau que Boigny ou Monthermé, mais doigt tendu au cul de la Belgique par où défilent les invasions. La Belgique ici est partout, à l'ouest : 3 km, autant au nord, autant à l'est. Un fort énorme domine la ville, que je contourne d'abord puis manque manquer, tournant le dos à ce pont qui fièrement s'appelle "Pont des Américains". Il n'y a rien à Givet. C'est là, et c'est tout.

    Dans son cul-de-sac visité par des bus belges aux regards ahuris, traqués, ceux des chauffeurs wallons qui serrent les fesses en terre étrangère : venus de Heer, de Bauraing, de Pte Doiche. Privé. "On peut prier sans avoir la foi, mais il faut prier pour avoir la foi." Je savais bien COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    que l'homme fabriquait Dieu, comme les balancis des déités hindous créait l'efficacité des vœux prononcés sur cette nacelle. L'homme fait le Dieu, qui fait l'homme, matière et antimatière et physique quantique et de cheval. Eros-Antéros, toute la clique, alors je prie, je demande à saint Hilaire, à la basilique sur l'autre rive. Et je prends bien garde à mon cœur, doublé par les camions. "Fromelennes, c'est bien par là ? -Oui, allez-y, pas de souci" me renseigne un grand gros en tenue de jardin. Sur le chemin (très long, Givet se prolongeant sans s'interrompre) j'aurais bien chipé quelque mignon nain mal scellé peut-être, et jouant tête baissée et regard en dessous des villanelles sur un rebec, ou un luth.

    Et je monte en tournant par dessus le cimetière. Des chalets sont là (mon prétexte étant les grottes de Nichet : mais les deux gouines incorrectes poursuivant leur conversation avec Dieu sait quel "fond d'œil" ophtalmique me dissuadent d'explorer ces cavités, 150 marches à monter, 45mn de visite (or je ne veux à aucun prix manquer le dernier train) : "Mon cœur n'y résistera pas ! Servez-moi tout de suite un Coca en terrasse". Il y a là sur des tables en bois formant corps avec leurs bancs une tripotée de sacs à dos gardés par deux Flamands flaminguants, et voici que surgissent 30 garçons et filles, tous néerlandophones, mais comprenant les restrictions de la guide française : le groupe aurait traîné, car trop nombreux dans de petites salles, et il faudra que tous reviennent s'ils le souhaitent avec leurs parents, mais ce sera plus cher.

    Je suis émerveillé d'entendre ces beaux et belles jeunes gens de 13 ou 14 ans s'exprimer, même l'Asiatique, en chantant flamand, ce merveilleux assemblage de longues et de brèves sculptant les phonèmes, au point que l'un de mes lointains Gascons ne rêvait de rien tant que d'épouser une fille de Flandres. Ces Flamands-ci n'avaient pas l'air vrai. Ils ressemblaient, avec leur naturel en langue, pressentie mais non comprise, à mes disciples autrichiens de Vienne. Quelle beauté, quelle plénitude et sûreté de soi en ces filles que ne brimaient plus désormais ni coutumes ni complexes et n'avaient plus besoin ni de moi ni d'hommes, alors que c'est tout le contraire pour les garçons, eux aussi fièrement campés et jargonnants.

    Ils s'en allèrent emportant leurs sacs sur le dos, éphémèrement remplacés par de vieux parents à petite fille tenant la pose pour faire photographier sa joliesse. À peine eus-je tourné les talons après mes adieux aux "surtons" (mais qu'est-ce ?) qu'une averse m'atteignit à travers les branches gouttantes. Et je m'esbaudissais en lançant des jurons , jusqu'à ce que, reparvenu à Fromelennes, je m'aperçusse que la pluie redoublait comme un David en fin de troisième, que les COLLIGNON HARDT VANDEKEN ITINERANCES

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    éclairs se formaient à l'improviste à moins de 5 et 3 mètres de moi, inconscien fataliste. Si j'avais levé le bras j'étais mort. Un homme s'arrêta pour me charrier, car je faisais du stop sous les litres d'eau malgré mon grand âge. Il m'emmena charitablement jusqu'à la tahana hamerkazit, ne sachant si, comme je le disais, "Dieu le [lui] rendra[it]", et je séchai, j'envoyai un message à David sur le vieil orage et le compatissant chauffeur m'ayant tiré du milieu des vagues : "Reviens en entier et vivant", pourquoi faut-il que celui-là m'aime bien, je ne comprendrai jamais rien. Givet-Mézières fut égayé par une petite fille de moins de deux ans qui babillait sans savoir parler tandis que sa mère déversait sur sa tête une montagne bienfaitrice d'amour, inquiète de déranger ou d'être ridicule, mon regard aigre ayant dû se détourner pour ne pas imposer les ravages de ses préjugés : cette lère était aussi fatigante qu'un métier.

    Alors, tout titubant et trempé à côté d'un jeune Beur puant, je descendis à Roule-Couture afin d'acheter ce qu'il ne faut pas pour mon ventre, pâte d'amande à la chimie, plus bananes. J'en suis donc là après lecture de Fumaroli qui me décrit le branle vibratoire du monde, entre vrai et toc, s'imaginant dénoncer l'impérialisme américain alors qu'il ne fait qu'exposer son enthousiasme désespéré pour ce qui est, qui fut et qui sera...

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    Journal de boyatché. L'aller fut sans histoire. Des filles en pagaïe. Ça se renouvelle. Toutes belles, décidées, se défendant. Coup d'œil venimeux de la première, qui se juge mieux habillée. Un sexe puant de tabac revient des chiottes la queue entre les dents : "Excusez-moi madame, vous ocupez ma place." La nouvelle venue se tire. À côté de moi, une fillasse blondasse pas très épanouie parle à son papa, à sa maman, pour qu'on vienne la chercher à telle heure 50. C'est la loco de Pamiers, cette foix, que l'employée de Mérignac s'obstinait à prononcer "palmier" à travers l'hygiaphone. Chauffeur insolent, blasé, qui a le privilège de voir La Tour de Carol en terminus tous les jours.

    Il doit en avoir marre de la Tour de Carol. Dans le secteur se trouve un tunnel spiralé qui repasse en dessous de lui-même. Jamais vu. Des filles rouspètent pour devoir acheter ou composter leurs billets "au guichet". Pour moi, "je n'ai pas le choix", me répète le chauffeur. "Vous n'avez pas le choix ?" ("Oui, je passe devant le Campanile, mais je ne peux pas vous arrêter"). Résultat des courses, je me farcis 3 km à pied avec la valise à tirette. Des filles me demandent l'horaire de la navette. La balayeuse quinqua-sexa répond qu' "ils" ont supprimé le service ; il ne faut habiter l'Ariège qu'en saison touristique ! Des adolescentes insolentes, grossières, mâche-gommes : impossible d'aimer romantique.

    Les parents viennent aussi les prendre, c'eût été de mauvais goût de mendier une place près de papa-maman. Alors je tire ma valichotte. En plein cagnard, 35°. Le petit vieux poussif s'arrête souvent, dans les liserés d'ombre. Une voiture le dépasse en criant "...go......" - ils ont gueulé par la portière "escargooooot !..." Je salue de la main tant d'humour. J'envisage une maladie grave par insolation. "Je n'ai pas pu lire jusqu'au bout : trop de narcissisme" – prof d'espagnol, je t'emmerde. Achat, justement, de brugnons d'Espagne. "Où est le Campanile ? - Après le camping." Décevant panneau : "Camping", pas encore "Campanile". Assis à l'ombre pour manger les nectarines et les biscuits, en écoutant France-Cul sur le transistor d'un autre âge.

    Il paraît que si si, le chimpanzé possède non seulement commme les autres bêtes une conscience de l'environnement, de ce qui est bon ou mauvais pour lui, mais aussi la conscience de soi : on lui fout une tache blanche sur la gueule, on la lui montre dans un miroir ; il essaye de se l'enlever, donc il a conscience de soi. CQFD. L'histoire ne dit pas s'il s'est frotté du côté gauche ou droit. Et enfin, le Campanile. Mme Véronique Pierre m'accueille ! On m'a compté 6 petits déjeuners à 9 € : "Je ne reste que 3 jours, mais je suis seul !" De plus, ne pas boire l'eau du robinet. Il m'est COLLIGNON ITINERANCES 32

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    donné une bouteille gratuite, bien glacée, mais je peux me doucher. "Depuis le 26 mai, nous avons du ("chlorydrate phosphaté ?") dans la nappe phréatique ! - Non non, sans façons, merci ! - Alors on est très, très content !" La dame est très polie, elle a ri à mes plaisanteries de voyageur, elle a vécu à St-André-de-Cubzac, ce dont je n'ai rien à foutre. C'est difficile, la réciprocité. Une fois tournée chez moi la clé en plastoque, je me mets plus nu qu'un Strauss-Kahn, je disperse tout ce que je peux partout partout, et je m'étends, côté gauche, côté droit, sur le dos, variant le nombre d'oreillers, engloutissant l'eau fraîche.

    Puis l'ennui venant plus ou moins, j'ai consulté mon emploi du temps : je devais travailler sur clé USB, donc, à la recherche DU cybercafé de Foix.Ni chez les téléphones portables, ni chez Orange, ni chez Nokia qui me voit arriver portable en main et s'imagine que je viens le recharger. Juste déambuler dans les rues surchauffées de la cité, après le Pont Vieux, en remontant vers St-Volusien, prétendu martyr d'Alaric II en 488 et des poussières (le n° I s'est emparé de Rome en 410). Une bouffée de moisissure et d'encens femelle remonte de l'antre ultrafrais, en bas des trois marches intérieures. Du coup, j'en prie... Je formule des souhaits à tout hasard. Seigneur, faites que vous existiez.

    Sinon, cela ne fait toujours pas de mal de croire en sa nature de poussière d'étoiles, de se représenter le mystère "qui- nous-entoure-et-nous-constitue" ; d'appeler ça Dieu et de l'affubler d'amour et d'autres oripeaux puisqu'il faut bien que le Tout cohère, cher Latécoère, la danse des éléctrons, la loi de gravité, attirances et répulsions, donc Dieu existe et m'aime très fort, CQFD, bis. Ensuite, il serait excessif de reconstituer tous mes détours de rues : je finis par les plus larges, remontant vers le château qui domine l'esplanade, avec ses touristes slaves et sa fontaine ("Eau non potable – Ne pas boire" pour les obtus, mais on m'a épargné DO NOT DRINK). Visiter le château demain.

    Rajustement de la pile de téléphone. Positionnement de la pellicule dans le réservoir argentique. Plaisanteries de clients, "entre hommes", sur la coupe "ticket de métro", le peu de poil que tolère le mâle après l' "épilation du maillot". Je règle – ah ! ah ! ah ! - et je m'en vais. Foix. Pluie. Sidoine.

    Et quand j'eus passé le Pont Nouveau, une sonnerie se déclencha dans ma poche : c'était l'ombrageuse et toute simple Z., peu avant 19h, de son travail : "Je te dérange ? - Non, je marchais (...) - Tu me commentes ta visite comme s'il s'agissait d'un match de foot. - C'est parce que je te parle en marchant." J'étais enthousiasmé, bien sûr, comme d'habitude, fort peu, mais sur un ton outré. Je l'entendais répondre à mes exaltations par ces monosyllabes où se montre la jouissance morale, de n'être pas méconnue, voire aimée. Pourrais-je soutenir ce rythme ? Puis elle me rappelle. Tout me semble perçu à travers ce voile de la soixantaine dont parle Goncourt. Je suis rentré chez moi par la case supermarché, où l'on me renvoya peser mes fruits : quelle poésie ! Je répondis, assis sur les dernières marches descendantes du Phoebus, où l'entrée était interdite "en cas d'ivresse manifeste".

    Tant d'aventures en vérité, en si peu de jours ? Z., comprendras-tu que je vis dans ma tête, exclusivement, incapable de vivre ou de salir mes mains ? Toujours éliminer, toujours vexer ! L'itinéraire du retour va d'un repère à l'autre, et s'en trouve pour ainsi dire raccourci. Le mardi matin, je longe en hurlant la nationale qui me lâche dans le dos les pires camions frôleurs, l'écoulement océanique des moteurs. Je chante des obscénités en italien, français, djoungo. Pour aujourd'hui, c'est le château. Ne pas oublier de se reposer à intervalles réguliers. Lacets internes du territoire castellacien, tendeur de pelouse au profil masqué, petits coups de faucheuse rageuse. L'herbe coupée sent bon, j'en paie le parfum par les douleurs d'oreilles. La visite guidée et déjà commencée. Je la rejoins salle des chapiteaux. Le guide ressemble à mes anciens élèves avec 5 ans de plus. Il est compétent, ou bien récite tout par cœur, en prononçant "les-z-hallebardes". Sous les vitrines les armures comme neuves, et même un chanfrein (de ch'val, of hourse). Avant de quitter mon quart de visite, j'offre 2€ à ce jeune étudiant paysan, qui n'ose se poster à la sortie pour quémander, tournant le dos. Puis je me hisse par le colimaçon. Redescendu, claqué mais content, j'erre dans des rues qui se ressemblent de ville en ville, les yeux en l'air, le pas lent, les épaules voûtées.

    Se présentent à mon seuil, au Campanile, deux femmes de ménage, une Noire en chair, une blonde chafouine Ah mince il y a quelqu'un – Laissez comme cela, videz-moi non pas les couilles mais les poubelles – Vous êtes sûr ? C'est très gentil monsieur merci beaucoup. Vous ne voulez pas de (sachets pour le) thé, (le) café ? Nous échangeons quelques mots sur le temps qui "va péter, c'est sûr", allons, ma grandeur s'est bien comportée envers le peuple... Le soir, après les siestes, coup de téléphone, cette fois de Françoise. Elle s'est cisaillé le pied sur sa débroussailleuse, tombant de son tracteur ; un orteil coupé, le pouce sous broche, douleurs et perte de sang, trajet vers l'hôpital des Quatre Pavillons, Robert klaxonnant à tout va, les "pisseuses" surtout ne laissant pas passer, puis à Pellegrin, vétuste.

    Depuis ce lundi, examens, prises de sang, perfusions... Je lui dis que j'aurais préféré une brouille passagère à cet accident matériel : C'est vrai ? - Oui ; dans une brouille, on peut toujours se rabibocher. Tandis que là.... Je me fais développer les détails, apprends qu'elle a enfin trouvé une chambre individuelle, pour cause d'incompatibilité de choix télévisuels. Une femme ordinaire, dit-elle. Je suis très content quand elle raccroche, car j'ai surmonté mon naturel égoïste et féroce. "Soyez naturels", qu'ils disent... Surtout pas ! Je rappelle : on est sur ma main ! (perfusion, sans doute) – Je peux le dire à Anne ? - Comme tu veux, tu es libre ! Anne s'est exclamée. Du coup, je n'ai même pas eu l'idée de savoir si c'était le pied gauche ou droit. Le soir, chute de brume. Je gagne Labarre, son barrage hydrolélectrique interdit, ses camions frôleurs et le bord de l'Ariège redevenu torrent. Ce soir, "Les Keufs" de Balasko(vitch), médiocre scénario incrédible où la vedette metteuse en scène essaye d'éclipser une magnifique Arabe prostituée, mais elle-même, Josiane, irrémédiable laideur étudiée, en cheveux carotte.

    Le drame est qu'elle s'imagine "faire" vulgaire, alors qu'elle est vulgaire. Et ses émois vaginaux avec un gros nègre me laissent froids. Alors j'éteins, et je ne peux plus rien faire vu mon âge. Le lendemain 29, saints Pierre et Paul, ayant vu sur la carte que St Jean de Verges était proche, je m'y rends à pied, profitant d'un interminable défilé de véhicules grouillants, gagnant enfin deux rangées de cahutes que troue en permanence un serpent d'automobiles, autocars et camions, qui doivent participer aux charmes de la vie locale. J'ai poussé jusqu'à la poste, indiquée par un boulanger livreur. Fermé le mercredi – Pourquoi ? personne n'a donc besoin de poste le mercredi ? Traversée en biais du cimetière, tâchant d'accrocher ces portraits qui prouvent par l'image et par leurs regards chargés de choses inconnues l'étude de Barthes sur la fonction essentiellement funèbre de la photographie. Je pense à ce banal énergumène qui se filme en permanence toutes les 30 secondes afin de se rendre immortel pour ses descendants. Il transforme sa vie en corvée mortuaire. Je photographie donc l'église romane, étroite et pure dehors et dedans. C'est à Saint-Jean de Verges que Raymond-Bernard II, comte de Toulouse, se soumit en 1229 au roi de France, et je l'ai lu en occitan ; c'est pourquoi sans doute le souverain d'alors (Louis IX) n'est pas mentionné. Se déclenche sous la nef un éclairage direct et indirect, qui use beaucoup d'électricité (je reviens sur mes pas, j'appuie, suite de la minuterie).

    Ne pas sortir de paragraphe convenu sur la supériorité ou non du roman pour contenir Dieu, ne plus mentionner le vide existant au sein des campagnes françaises où le moindre village ou sanctuaire pouvait aussi bien servir de cache aux évènements les plus importants (paix du Fleix en 1575 ?) Et je repars, à Vergès, comme l'avocat, commune de Crampagna, Crapougna, ce qui ruine tout jeu de mots sur les verges. Les premiers kilomètres sont difficiles, car le rebord herbu ne sert qu'à se tordre les pieds, je m'arrête donc sitôt que survient une voiture en face. "Il n'y a rien d'autre dans ces pages que les réflexions d'un homme ordinaire sur ce qu'il vit, ou bien lit" – sentence rêche comme un pubis d'étudiante bien frottée de Faculté.

    Mais que voulez-vous donc, jeune sotte, que ce soit ? Me faudrait-il donc m'efforcer, ou posséder Dieu sait quel génie, pour survivre ? Avant de parvenir à Vernajoul, je vois un autobus scolaire effectuer un demi-tour en Y bien serré. Vernajoul ? des noms de rues ressuscitant des vieux lieux-dits, des gens qui vivent là. Et moi-même bouffant un fruit sur un banc "Place de la Mairie", ce qui fait plus sain que de Gaulle ou Jeanne d'Arc. Je prends en photo, outre une abside obligatoire, deux poteaux modernes reliés par des rubans. Je traverse des petutes gorges. Rien à signaler. Le château de Foix se profile, c'est beau, etc. Sur mon carnet, je lis : "Trouvé petit hôtel pas plus cher, avec petit-déjeuner à 6€ au lieu de 9." La prochaine fois, ne rien réserver, débarquer. Comme à Moulins. Tandis que je fais mes courses à Foix, un SMS de Sonia : David est reçu. Je tape : "Bravo ! David superstar !" Sur quoi il me rappelle.

    Je suis en public, les "chalom" et "sur la Torah" pleuvent, David bafouille de joie, me redétaille ses stress, puis je raccroche, il appelait, il dépensait. Dans la mesure où je peux être ému, je ressens de la joie, la communique à ma femme par téléphone, me mets à bouffer, dors, tout le processus habituel. Vois un film sur le Baron Rouge, mal interprété par un petit blondinet aux yeux de furet. Bien germanique, et je me réjouis : pour une fois, nous voyons les souffrances de l'armée allemande. Peu importe le but de la guerre, l'empereur Guillaume II ramène ses moustaches en crocs. Mais notre héros émet des doutes sur la victoire. Il fonce au milieu des escadres ennemies, de nuit : "On n'attaque pas de nuit".

    Eh bien si. Outré, le Kichthofen. Ses camarades meurent, dont Voss, qui avait oublié son bonnet fétiche. Le héros se retrouve à l'hôpital, à St-Niklaas (Belgique). Très, très peu de documents sur l'occupation allemande en ce pays. Mais j'aimerais que les Allemands gagnent. Ce que c'est que le changement de perspective ! Et cette atmosphère d'Ernst Jünger, d'Iliade, où la guerre est présentée comme un face-à-face salutaire et purgatif avec la mort, et l'expression la plus forte de la condition humaine ! Or Maupassant régla son compte à Moltke : des soldats crétins tirant sur des chiens et des vaches pour tester les performances de leur arme. Stupidité meurtrière. Et quand le héros meurt, par ellipse, et que la fiancée belge et chaste se recueille sur sa tombe, je me contente d'avoir assisté à la démonstration de l'imagination humaine.

    Petite sortie nocturne dans le parc du lac, ultrapropice à toute agression avant dissimulation de cadavre, comme pour toute joggeuse. Puis second film, où j'accroche tout de suite en raison de Bruel, Benguigui-le-Souffrant, de son frère Elbaz ("David"), et de toute une brochette de juifs richissimes (tant mieux, tant mieux) : chacun défend ses frères, Gitans contre Feujs, Michel Aumont joue les salauds; enlèvement, rançons, massacre des kidnappeurs après un achat d'armes chez les crouilles, musique pathétique : Les 5 doigts de la main. Tu connais l'histoire du gars qui avait 5 bites ? ...eh bien son slip lui allait comme un gant. C'est beau l'imagination. Même avec Bruel. Moi je l'aime bien ce mec.

    Et j'éteins. Après une rafale de pubs répétitives sur les numéros porno. Putain j'ai dû en rater un sur l'autre chaîne. Ne m'en remettrai jamais. Aujourd'hui 30, c'est le grand jour : départ, définitif, car, qui revient sur ses pas dans sa 67e année ? Alors je range bien tout. Auparavant shampoing, dernier petit-déjeuner à 9€ bande de sauvages. La responsable est un petit taureau frisé bien replet bien moche plus lesbien tu meurs. Elle parle volontiers au couple de vieux touristes hétéro, leur vante maints sites où je n'irai plus, dépourvu de voiture comme je suis. Mais quand c'est mon tour, elle montre de la distance. Je lui dis pourtant que j'ai pris quelques jours de congés conjugaux, ma femme faisant toute une histoire si elle n'a pas pour elle notre unique voiture. Elle écourte, apparemment c'est que je ne regarde pas dans les yeux, que je souris en fer à cheval, qu'on sent l'hostilité, la méfiance envers les femmes moches, et ces gens-là, qui travaillent dans la clientèle, possèdent un sens infaillible du contact ou non : elle sent parfaitement, la taurillonne, que je me force.

    Alors je paye plein pot, car il y a les taxes, aussi. Sans regrets, je preprends la route vers le centre, avec les roulettes en bruit accompagnant. Aucun de mes pas ne sera plus refait sur ce tronçon Labarre-Foix, voici la gare au bout de sa "rue des Marbrulires". Dans la cour j'entends des jeunes gens expliquer à des jeunes filles qu'à Luchon tout le monde passe la frontière espagnole pour les cigarettes. J'entendrai d'autres conversations, d'un jeune homme instruisant des jeunes Canadiennes, d'une femme consolant une magnifique Turque voilée, de sa peine de cœur voilée. Je pense que je vais découvrir la douceur, la sincérité, la fraternité de tous les rapports humains, juste au moment où tout va finir, de même que j'ai enfin compris l'amour des femmes à l'âge où rien ne peut plus aller dans l'exaltation des sens. Amen. Le train fonce à vitesse effrayante, afin de rattraper trois quart d'heure de retard.

    Ne risque pas nos vies, conducteur.

     

     

  • L'HISTOIRE D'AMOUR

    preux,Charlemagne,barbe

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  • HENRI SERPE

    KOHN-LILIOM HENRI SERPE

     

     

    Henri, dit Serpe.

    Son profil est celui d’un quartier de lune : avec le creux pour les dents. Les meules.

    Semblables à ces excroissances cornées qui sur le fil des faucilles néolithiques – sciaient l’orge.

    Il a les cheveux jaunes et le menton qui pique (une barbe rase en éteules).

    Vers quarante-cinq ans, son corps s’est incurvé : le visage est un petit croissant, posé sur un grand ; quand il met les mains dans les poches, ses genoux fléchissent et les tibias forment le manche.

    Il fait paître sa chèvre sur un terrain vague.

    Il ne voit guère que sa chèvre.

    Il lui raconte des histoires, le bras autour de son cou : l’oreille, cornet soyeux, frémit, et la bête mâchonne, pensive. Il scrute les protubérances à la base des cornes et passe ses doigts sur les bourgeons. Sa chèvre s’appelle Lydia. Il affirme que « lythia » signifie « chèvre » dans une langue morte d’Asie Mineure.

    Henri habite un réduit de bois. Pour passer « en ville » on pousse une planche. Jadis il fut portier dans un grand hôtel italien. Il portait une casquette à côté du tambour, dans un uniforme bleu métallisé. Il lui en est resté un besoin de musique rapide, assouvi au Bordel. Il ne monte pas. Il boit, au bar, de la chartreuse ou de la bénédictine : liqueurs cuites de moines. Les filles rigolent :

    « Grand Serpe ! Tu te les es coupées ?

    C’est lui qui alimente le juke-box, le patron Fred lui sourit.

    Il regagne son terrain vague : Robinson de banlieue – au loin, il entend le ressac : autoroute A43.

    Le mercredi les gosses jouent sur le parking.Le ballon passe les haies hirsutes ; un gone surgit, s’excuse et retourne au parking : Henri Serpe est soulagé. Mais ce n’est pas un sauvage : il écoute son transistor, à l’heure des offices israélites shema Yisrael etc. Son voisin, Meyer, affirme que « Serpe » est une déformation de « serfati », « j’ai brûlé ». Les juifs voient des juifs partout. Meyer habite un pavillon, derrière une haie. Quand Henri Serpe chie dans la haie de seringuas, Meyer gueule. C’est un homme à barbe noire et ses cheveux bouclent.

    Meyer avait voulu fonder un commerce de baignoires, en s’associant le robinson Henri. Lorsqu’il avait fallu nommer l’association, Serpe avait déclaré :

    « Serpe et Meyer » sonne mieux que « Meyer et Serpe ». L’affaire en est restée là.

    Meyer disait : « Je suis propriétaire de ce pavillon de banlieue. Sans une erreur du cadastre, votre enclos n’existerait pas ».

    Henri Serpe appelait son abri « la cabane à outils ». Il y avait trouvé une pioche. Une toile goudronnée lui servait de toit. Henri eût aimé agrandir son « chez soi » : il aurait creusé le sol, percé des galeries, amené l’eau et l’électricité. Mais il n’était pas propriétaire. Il invita un jour son ami Meyer au bloc C, appartement 144, vide.

    La porte s’ouvre en traînant sur le sol une croûte de gruyère. Meyer porte dans son sac une flûte de pain, des cerises, un saucisson et du rosé. Serpe a volé en terrasse des restes de cantal et un yaourt. Les deux amis se sont assis dans la poussière.

    Après le repas, Meyer a joué de la flûte. Les pièces vides renvoyèrent les échos, mystérieux, anachroniques. Des rites de pharaons. Meyer vivait à l’aise, dans des meubles bon marché, avec sa femme et sa fille. Son cousin militaire parfois s’invitait le dimanche, pour bouffer. Il était sec comme le schnaps. Serpe y fut convié. Au dessert, plutôt allumé, Meyer proposa au clodo bien propre la main de sa fille Héloïse. Héloïse sursauta, le cousin militaire essuya ses gerçures labiales. Mais Serpe remit l’assistance à l’aise en déclarant que sa masturbation bi-hebdomadaire lui suffisait amplement.

    Héloïse sursauta plus fort. Sa mère apprit ainsi un mot de français, accompagné par Serpe d’un geste sans équivoque. Meyer apprécia, in petto, mais le déjeuner tourna court, on n’offrit pas de cigare à Henri Serpe qui s’en fut. Lui parti, le cousin capitaine déclara, crachant un noyau de cerise qui tinta de façon menaçante sur le bord de l’assiette, que lui vivant, il n’était plus question que cet individu franchît le seuil de cette demeure. Meyer poursuivit cependant ses visites anthropologiques. Henri lui narra l’épisode de sa « Gameline », une clocharde qu’il avait autorisée à cuver sous son toit.

    Elle s’était traînée près de lui, puis avait tiré de sa poche un vieux missel, sans lire, pour se soûler de l’odeur de vieille encre et de papier bible. Elle avait soupiré, s’était endormie, avait ronflé toute la nuit. Tous les soirs, pendant trois semaines, elle était revenue, tenant son missel. Henri Serpe se voyait parfois octroyer la permission de le respirer. Il respecta la Gameline jusqu’au bout. On la trouva morte un soir dans la rue des Roses. Il ne disait pas s’il l’avait regrettée. Il racontait volontiers cette histoire.

    Dans son chez lui sur une étagère trônaient dix volumes d’Henry Miller. Quand il avait fini la rangée, il relisait tout en partant de la gauche. Et un beau jour, hanté par cette vie grandiose et nébuleuse, il décida de « faire un tour », un grand tour, un tour définitif, comme on dit « jouer un tour ». Il prit sur lui Sexus et s’en fut dans les rues tout le jour : mais le soir, il était revenu sur le Terrain par le trou de la planche basculante. Le surlendemain, il emporta de quoi écrire, puis incendia sa cabane, qui brûla longuement, tandis qu’aux fenêtres de l’immeuble voisin les locataires se penchaient en se bouchant le nez parmi les fumées de goudron.

    Dès que Lydia la chèvre avait humé le désastre, elle s’était enfuie. Un camion la renversa. Henri Serpe ne l’apprit que beaucoup plus tard. Il ne dit pas non plus s’il l’avait regrettée. Et tandis qu’il marchait, sentant déjà son estomac gargouiller – est-ce qu’on ne pouvait pas s’empêcher de manger ? - il reconnut, levant les yeux sur celui qu’il avait heurté, Meyer et sa barbe noire et son nez au couteau. « J’ai faim », dit Henri Serpe. « je n’ai pas pu supporter la fumée de ton goudron, répondit Meyer, ni de ta crasse ». Ils ont éclaté de rire. Ils se promirent, à ce moment leurs rires devinrent quasi hystériques, de ne plus jamais avoir faim, et d’envoyer au diable tous ces foutus raisonnements corporels, qui entravent la vraie vie : « Et nous vivrons d’Esprit, pour l’Esprit et en l’Esprit ».

    Ils furent arrêtés au coin de la rue des Violettes.

    Au commissariat de la rue Poilut, Meyer s’esclaffa à l’idée que sa femme et sa fille auraient pu mourir – du moins l’avaient-elles glapi – dans l’Incendie ; on les avait relogées au 5e étage de l’HLM, côté non goudronné – ce détail, asséné d’un air sombre par le brigadier, excita particulièrement leur hilarité. La femme n’avait pu lâcher les fruits au kirsch, qu’elle tenait encore sur ses genoux, assise de l’autre côté du mur, sur la banquette en bois du corridor d’attente. On leur fit passer la jatte, dont ils avalèrent alternativement un fruit, puis l’autre, entre les bourrades de l’interrogatoire.

    Mais les flics les empiffraient de gruyère sec entre deux fruits pour en dénaturer le goût. Quand ce fut le moment de lamper le kirschwasser, le brigadier ôta la jatte que Meyer inclinait goulûment vers sa vaste barbe, et le siffla lui-même avec satisfaction. Puis, dans un rot tonitruant, il les chassa à grands coups de pompes dans le train. Les deux hommes s’éloignèrent sur la Nationale, bourrés de bouffe, hoquetant de l’alcool dont les fruits étaient imbibés. Au bout d’un kilomètre, ils se sont arrêtés : « Que faire ? » Crevés d’ennui, comme le soir tombait, ils s’allongèrent dans un fossé, bien enlacés pour se tenir chaud : car ils avaient, lors d’une discussion où chacun renchérissait de plus belle, radicalement éliminé toute connotation homosexuelle.

    Meyer imagina qu’au bout de quelques jours chacun pouvait bien, tout en marchant, se branler à côté de l’autre sans que l’autre sourcillât ; et comme il étalait volontiers sa culture, il rappela cette anecdote sur Ésope, qui, « voyant un jour son maître marcher en pissant : « Eh quoi ! s’exclama-t-il ; nous faudra-t-il donc chier en courant ? » Pour chier, en fait, c’était une autre histoire, et la pudeur de Serpe revenait au galop. Il se cachait derrière les fougères, sans s’en torcher toutefois parce que ça fait pisser le sang par le cul, et Meyer… faisait le pet. Un matin, sortant d’un de leurs fossé, ils entendirent un bruit de cloches : non loin béait le porche d’une église. Une foule superstitieuse s’y engouffrait pour la grand-messe, Pâques ou Pentecôte. « Allons-y », propose Meyer, qui était juif (il le reconnaissait enfin). Les bancs s’allongeaient dans la pénombre. « Si nous nous allongions côté femmes ? » dit Serpe. « Elles placeraient leurs gros culs sur nos visages ». Meyer fit observer, en fin connaisseur de la liturgie chrétienne, que l’opposition des sexes ne se pratiquait plus guère. Il instruisit même Henri à mi-voix de toute la symbolique de la messe, pestant lorsque le curé bâclait un signe de croix ou un verset. Le prêtre fronça les sourcils dans leur direction. « Je vais te raconter un souvenir d’enfance » chuchota Meyer. À ce moment le curé descendit de l’autel et les expulsa vers la sacristie. Aussi sec il revint à la Sainte Table afin de distribuer le reste des hosties , toutes lippes pendantes.

    Dans la sacristie, ça puait l’encens froid et le soufflet d’harmonium. Meyer fouilla les armoires, Serpe l’en empêcha : « On attend le curé » dit-il. Ils se sont assis sur des chaises à la fois boiteuses et paillées. Un tuyau de poêle maintenu à l’horizontale traversait obliquement la pièce pour s’enfoncer dans un trou du mur. Amen ! Le prêtre surgit en se frottant les mains :  « Une messe, ça creuse ! » Il ouvre d’un coup les battants de la penderie, et tire une batterie de jambons de derrière les amicts et des pots de rillettes, comme un chien qui déterre un os. Dans son dos les autres attrapent tout au vol : « Prenez et mangez ! » s’écrie le curé. « Car ceci est le corps du Porc qui périt pour nous ! » Quant ils eurent chassé la faim et l’appétit, le prêtre dit : « J’aurais sacrément bien de partit avec vous autres, car vous me paraissez gens qui savez vivre. - Et vos ouailles ? s’inquiète Meyer. - Sans moi ! Il y a là de vieux trumeaux qui pratiquent, qui pratiquent depuis soixante ans et plus. Elles récitent la messe en latin, et à l’envers. Les femmes devraient dire la messe. Ma Deux-Chevaux nous attend devant la porte du transept. Je m’appelle Darguin.

    - Nous serons, dit Serpe, les musiciens de Brême. J’ai ma flûte. Nous gagnerons de l’argent ». Les deux autres demeurent sceptiques ; Meyer fait observer que les musiciens de Brême étaient 4. «...avec la Deux-Chevaux nous serons 5 » - elle démarre. La foule, dépêchée avec pierres et fourches par Mgr l’ Évêque, se lance à leur poursuite : véhicule immatriculé 897 HX 48 . «Ne vous souciez pas, dit le prêtre ; j’ai dans la boîte à gants tout un jeu de Chiffres et de Lettres ». Ils s’échappent donc. De joie, le curé veut effectuer des sauts périlleux sans cesser de rouler. Ce doit être extrêmement périlleux, surtout dans les virages. Meyer objecte que les situations de ce genre se reproduisent à longueur de pages de Raymond Queneau, du génie duquel il commence à douter. « Herr Meyer, dit l’ecclésiastique, votre culture littéraire m’emmerde. Apprenez que je n’ai rien lu de ce Queneau, et que je ferai ma galipette ».

    Et il fit une galipette au-dessus du volant, et Meyer siffla d’admiration, et la 2CV s’effondra dans un fossé (fracas).

     

    X

    Serpe décide de les abandonner, voit sans regret disparaître dans un virage la deuche remise sur pied, heureux d’être seul. Glad to be lone.

    Comme le soleil est haut, Serpe se sent libre et supérieur, et marche en direction de deux collines, la tête merveilleusement vide, comme après une journée de plage (souvenir lointain). Très vite cependant, se coucher ou manger lui paraissent de grosses difficultés. Au milieu d’une montée sous les pins, il s’affale au sol, et quand il se réveille, la nuit est venue.

    Il se relève péniblement, considère les étoiles en pissant contre un tronc, marche jusqu’au matin ; son découragement s’est évanoui au lever du soleil. Mais il n’est pas si facile de vagabonder. Pourtant le monde lui appartient : à quelques pas de là gît Meyer, qui a planté là son curé après l’avoir délestéde son argent. Tous deux redescendent de l’autre côté des collines. Ils se montrent les billets de banque : « Nous allons prendre un splendide petit-déjeuner. »

    Le village s’appelle Réalmont, dans le Tarn. Ils s’installent sous les arcades. Le bourg a depuis longtemps pansé les plaies d’un vieux massacre anticathare : tout le monde dans le puits, et hop ! Soleil du matin, pain y café con leche. « J’ai été marié, dit Serpe (très lointain souvenir).

    - Je parie que tu as un enfant, dit Meyer, qui parierait sur n’importe quoi.

    - Un garçon de six ans (mettons que c’est tout ce que vous apprendrez sur le passé d’Henri Serpe) – et ta fille ? »

    Meyer hausse les épaules et rattrape le guéridon en terrasse qui perd l’équilibre. Voilà ce que c’est que de parler d’enfants. «Tes chaussures sont dégueulasses », dit-il à la place. Rachètes-en des neives : il y a un magasin en face.

    - Il n’est pas encore neuf heures.

    Le patron débarrasse les guéridons voisins de leur rosée. Il empoche l’argent des Clodos-de-Frais,leur débarrassant le petit-dèj de sous leur nez – Henri raccroche de justesse un dernier bout de pain de la corbeille, que le gros homme courroucé lève déjà fort haut.

    « C’est bien de voyager quand on est riche, dit Serpe.

    - C’est même la seule façon, renchérit Meyer. Il tire de son veston un portefeuille épais comme un sein.

    « Tu vas balancer ça tout de suite!s’écrie Serpe.

    - Pas question ! »

    Le patron ressort de sa boîte :

    « Qu’est-ce qu’ils veulent encore, ces deux peigne-culs ?

    - Vous avez un peigne ?

    ...Meyer entraîne Serpe à travers la place : « On change tes souliers d’abord…

    - Ça va puer des pieds…

    - Çà…

    Ils reparaissent tous deux chaussés de neuf.

    - C’est la réflexion de la vendeuse qui t’emmerde ?

    - Je t’avais bien dit que ça allait puer.

    - La pureté du clodo, c’est sa crasse !

    - D’où tu sors ça ?

    - D’un catéchisme à moi, dit Meyer.

    Quelques kilomètres plus loin, route d’Albi :

    « À Paris, reprend Meyer, ils ont des cabines où tu peux te laver un quart d’heure, avec serviettes, gants etc. Sortie d’Austerlitz.

    - Austerlitz ?

    - Ben la gare. « 

    Ils quittent la nationale.

    « À quoi penses-tu ? dit Meyer.

    - À ma chèvre.

    - J’ai lu ce matin sur un bout de journal qu’elle s’est fait saccager par un camion.

    - Tu est sûr que c’est elle ?

    - En pleine ville, à deux rues de chez moi ?

    - Pourquoi dis-tu encore « chez poi » ?

     

    *

     

    Ils arrivent à l’hôtel des Trois Bougnats. « Ça sonne bien » dit Meyer. Sur le mur on voit deux queues de billard entrecroisées, avec deux boules. « C’est devenu rarissime » dit Meyer.

    Comme on n’est pas très loin dans la journée, toutes les chambres sont inoccupées. Une boutonneuse de 19 ans, toute en clite, regarde leurs fripes de travers. Meyer veut tirer une liasse de banknotes, Serpe l’arrête d’un geste, et se met à extirper, avec force mimiques, deux billets crasseux de sa poche de pantalon. La pucelle les saisit en reniflant. Ils la suivent, raides dans l’escalier raide. Elle leur donne deux chambres communicantes. Puis elle se retourne dans sa robe verte avec suspicion, et rengloutit ses os dans l’escalier quasi de meunier. Les deux hommes se regardent par l’encadrement. Serpe se passe le dos de la main sur les poils de barbe : « J’ai encore faim. Où est le portefeuille ?

    - Regarde, dit Meyer.

    Il tire de sa pochette le large larfeuille de cuir : « Tu croyais que c’était de l’argent… Ce sont des cartes d’État-Major du Pas-de-Calais.

    - Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de ça ?

    Il lui tire les cartes des mains et les balance dans la corbeille d’hôtel.

    « Il ne reste pas d’argent ?

    - Tu pues.

    - Je croyais que c’était toi.

    - Faudra plus descendre à l’hôtel ».

    Serpe, seul, appuie son front à la fenêtre. Il entend Meyer se relever, ouvre la porte communicante : « Et si on rejoignait les hippies ? Paraît que les filles…

    ...ne baisent pas plus qu’ailleurs, répond Meyer à travers la cloison. Ce sont les mêmes qu’avant, qui baisent – mais en faisant plus de bruit qu’avant.

    - On irait sur la Côte !

    - Je déteste la Côte.Toutes les Côtes. Je déteste les hippies. D’abord, y en à plus. C’est dans le journal.

    - Viens, dit Meyer. Descendons manger, il nous reste tout de même 57 francs, on va se faire servir par la branleuse de clite. »

    Pendant le repas, ils sifflent chacun leur litre. Ils se racontent leurs histoires de cul, la fille en vert leur passe les plats du bout du bras en détournant la tête. Elle pue des aisselles, mais finit par s’assoir avec eux au dessert. Ils prennent trois cafés. Dans la chambre 6, elle les lave, les rase, les change, avec de vieux falzars de son défunt père. Au petit matin, elle voulait partir avec eux en emportant la caisse.

    Après leur sperme, les deux compagnons exprimèrent de sérieuses réserves. La fille aux habits verts plaida sa cause, passant outre les mufleries de Serpe qui chantait l’un après l’aure les couplets de Jean-Gilles mon gendre. Serpe finit par se tourner contre le mur ; au boudin instant, il ronflait. Gina (c’était elle) tenta de l’égayer, sans succès : « J’introduirai la variété dans votre ennui ! » dit-elle.

    Un ricanement surgit du matelas :  « T’entends ça Meyer ? Notre ennui ! Henri n’avait ronflé que d’un trou. « Vous n’allez pas me faire le coup de la misogynie ?! » sexe-clama Gina ; il manque une femme, dans votre histoire !

    - Laisse-nous crécher 3 jours là sans payer, proposa Serpe en se retourna. Après, on verra. »

    Gina répondit avec frayeur qu’elle n’était pas la seule à s’occuper des Trois-Bougnats : que si elle accordait la gratuité, so, frère s’en apercevrait ; qu’au vu de leurs têtes, il avait parlé d’avertir la police. « Fais-toi virer », suggéra Meyer.

    - Attends.

    Elle descend au rez-de-chaussée, lui lançant un baiser, mais toise Serpe, allongé, avec défiance. Celui-ci détourne la tête : « Après avoir lu tout Miller ! » l’engueule Meyer. - Quoi, « Miller » ? - ...Celui qui s’envoyait toutes les femmes qu’il croisait ! - Je n’ai pas besoin de bouquins pour me faire une opinion.

    Ils entendent soudain une violente tambourinade à la porte. Meyer pâlit sous sa barbe et se dirige vers le loquet. Un gros homme obstrue toute l’embrasure. Quand il s’avança, le plancher plia. Serpe lui-même sur son lit ramena ses genoux au menton. Mais le colosse ne semble pas furieux. Il repousse la porte dans son dos. Qu’est-ce qu’elle a ma sœur ? Meyer hoche la tête en avalant sa salive.

    Le gros frangin s’est dirigé vers le lit, glisse la main par dessus Henri, la redescendit entre mur et sommier. On entendit un claquement d’interrupteur : le bonhomme a désigné d’un air farce un aérateur qui s’était mis à grésiller : « Ça ne sent pas la rose chez vous ». Il réclama 6000 francs pour sa sœur, plus un pourcentage mensuel. Il écartait les bras d’un air avantageux, de part et d’autre de son bide.

    Serpe se leva, commença placidement à se rhabiller. Meyer fit observer à l’autre que ni Serpe ni lui n’avaient le premier sou nécessaire. « À moins, ajouta-t-il, que nous ne vous supprimions, ne vous dévalisions, et ne ravissions votre sœur ». Serpe siffla admirativement : il avait toujours estimé le beau langage. « Comme ça, d’accord » dit le gros frère. De sa poche, que le ventre comprimait, il tira à grand-peine un revolver, qu’il leur tendit.

    Serpe rigolait. Il manipulati l’arme sous l’œil ahuri de Meyer lorsque le coup partit. L chemise du colosse se déchira, il s’écroula sans un cri. Il n’y eut pas de sang. La sœur survint, « échevelée, livide », se griffa les joues ; pour quitter la pièce, les deux hommes enjambèrent le corps. Au moment où Serpe passait le pied par-dessus la poitrine de l’obèse, l’œil s’ouvrit fixement sur les pantalons neufs du père mort que le fugitif emportait sur lui. Les deux hommes et la femme ne ralentirent qu’au bord d’un canal. Une péniche rouillée mouillait là. Serpe voulut monter à bord, mais un chien se mit à aboyer férocement. « Passons », dit Meyer – « de toute façon, nous n’aurions pas dépassé la première écluse. Puis il faut du mazout, un permis, toutes sortes de paperasses… - ...je sais, interrompit Serpe.

    Tout ttrois marchaient désormais entre le ciel et le rang de peupliers du chemin de halage. Meyer et Serpe serraient très fort les mains de Gina, chacun de leur côté. Ils fixaient la cimes des arbres sans tomber. À la cabane de l’éclusier, ils quittèrent le canal, et par un petut chemin gravillonneux, regagnèrent la route en contrebas. Longtemps ils ont déambulé. Gina parlait, on ne l’écoutait pas.

    Serpe a continué de manifester son hostilité à la gent féminine par d’infimes détails de comportement. Puis avec Meyer se sont échangés d’obscurs propos, phrases ébauchées, caramels d’expressions mal dégluties. Puis une scène violente éclata. Meyer et Gina sont partis de leur côté, « pour fonder une famille ». Serpe a ricané lourdement : c’était une fuite. Mais pour arroser la décision prise, qui valait mariage, Meyer et Gina ont disparu derrière un talus hanté de fourmilières, tandis que lui restait en bas, sans rire, à réfléchir.

    Il finit par compter les fourmis : Meyer ne romprait jamais. Lui-même, Serpe, croyait avoir rompu. Mais plus il y pensait, plus il avait envie de rire. Il n’était pas assez en colère. Les fourmis qui couraient sur ses jambes l’avaient apaisé. Quand il se sentait dans ces états de sérénité, rien au monde n’eût pu le faire accéder aux délices de l’angoisse ou du déchirement. Il regrettait de n’avoir rien à regretter.

    Gina et son compagnon reparurent, époussetant leurs fourmis respectives : ils allaient s’éloigner pour de bon, décision confirmée. Serpe les applaudit : Meyer, grâce à ses diplômes, parviendrait à se refixer, irréversiblement cette fois. Les adieux se scellèrent autour d’une tranche rance de Vache qui Rit – Dieu merci, c’était l’été. Ce bond dans l’absolu serait châtré dès les premiers froids.

    Seconde séparation – mais Henri Serpe s’assurait que celui-là, Michel Meyer, ne cesserait de revenir se faire plaindre ou pardonner, tenter ou se faire tenter. Serpe n’en marcha que plus vigoureusement. Il contempla les nouveaux amants qui s’éloignaient sur le versant d’une colline, au sommet de laquelle trônait quelque carcassonnette locale : close, et dominante. Serpe s’en détourna dans l’allégresse,  « enivré à la coupe des orgies éternelle ».

    La route s’allongeait, frôlée de part et d’autres par les méandres d’un cours d’au ou par le canal sournoisement tangent, se rapprochant, s’éloignant. Il écouta sur la rivière le bruit d’étrave d’une branche immobile, coincée dans le courant. L’air devint lumineux. S’étant assis, il arracha une touffe d’herbes avec ses racines, qu’il se mit à émietter entre ses souliers neufs : l’odeur des pieds menaçait de percer celle du cuir.

    Il n’avait plus pour argent que trois billets, laissés par Meyer avant son départ : la femme avait exigé une plus grosse part pour « Eux-Deux ». Henri marcha, bien contrarié de ne pas savoir exactement où il se trouvait. Il ne pouvait rejoindre le Pas-de-Calais, dont il possédait quelques cartes d’État-Major, que d’ici cinq bonnes semaines de marche.

    Il se demanda pourquoi lui, Henri Serpe, avait repris la route : ce n’était en tout cas ni par curiosité, ni par révolte – mais comment se nourrir, une fois les billets épuisés ? Vol, ou prostitution ? à 47 ans ! d’après l’Américain Miller (qu’il prononçait « Miyé »l’avait), il suffisait de demander : l’argent venait tout seul.

    Il se récitait des passages où Miller extorquait, dans la plus pure gentillesse, maints dollars à ses victimes consentantes. Or la première âme rencontrée fut une paysanne, poussant deux bidons de lait dans une carriole ; comme il portait des souliers neufs, elle lui rendit son salut sous son foulard. Il se proposa pour pousser la carriole, menant une conversation inodore. Parvenus à la ferme, il obtint une mesure de lait qu’il but sur-le-champ.

    Le corps d’Henri, en quartier de lune, l’avait mis à l’abri de toute boulimie – cependant, il sentait que toute faim signifierait immanquablement une diminution de ses facultés intellectuelles : Henri Serpe exigeait de spéculer à vide, c’est-à-dire hélas l’estomac plein – sans compter une tentation grandissante de se confier à toutes ces organisations caritatives, heureusement abstraites et déficientes aussi longtemps qu’il fuirait les agglomérations de quelque importance.

    La deuxième rencontre fut celle d’un paysan mâle ; car la campagne grouille de  paysannes et zans qui, derrière chaque buisson, attendant patiemment le vagabond pour l’accompagner en lui fournissant matière à philosopher. C’était un homme râblé. Il refusa de se laisser porter sa fourche pour de l’argent. Il avait peur d’en recevoir un coup, en mémoire de tous les clochards qu’il avait expulsés de sa grange ou de son pailler. Serpe, se retrouvant seul, revit Meyer en son esprit. Peut-être fallait-il vagabonder en été, s’enfermer l’hiver ? Meyer n’avait rien trouvé de mieux que de se rengluer avec une femme, de refermer la porte ; les femmes étaient décidément de vrais pots de colle, ne fût-ce qu’anatomiquement parlant. Il était libre. Il avait faim. Il pensait, pour l’instant. Il mendia, une fois, six francs dix.

    Il rencontra un groupe de hippies, dont c’était l’époque. C’était la première fois qu’il en voyait de près. Il leur parla un peu, il leur sembla stupide ; d’autre part, il était vieux. Il n’avait pas beaucoup lu, en dehors de Miller, qu’il prononça Mi-yé. L’un de ces hippies l’aurait bien accepté dans le groupe, mais le fait d’ignorer jusqu’au nom d’Artaud le déconsidéra. Ils étaient donc aussi humains que les autres.

    Henri Serpe, hochant la tête, retrouva sa misanthropie. Et il marcha plus loin, mais cette fois, il s’en rendait compte, la nuit tombait. Il dormit dans des roseaux, se réveilla tout courbatu, bouffé aux moustiques, sans avoir vu d’étang. C’est donc la désorganisation qui lui pèse le plus. Il n’ a plus de points de repère, comme une chèvre, ou un enclos. Je ne vais tout de même pas retourner en banlieue !

    ...S’ils étaient 15 ou 20, femmes comprises, ils referaient Cartouche et Mandrin. c’était un grand malheur que l’État n’eût plus toléré le vagabondage. Pourtant, mendier de porte en porte, marcher ensemble – quel délit ? Ce seraient des hommes mûrs, car ceux de vingt ans lui font peur à présent, aussi peur que lorsqu’il en avait autant lui-même. Il prit cela pour de la philosophie. Henri Serpe soupira très fort et longuement. Cela le fit rire. Devait-il encore longtemps marcher vers la Corrèze ? Il fit un peu de stop, tant qu’il n’était pas encore crasseux. À la fin de cette journée, il se sentit aussi plein de découragement que d’espoir. « Assez réfléchi » se dit-il. « Passons aux choses sérieuses. ».

    Il  a chapardé, mendié 7 francs, s’est couché. « Je veux rencontrer des humains, dit-il encore, afin de m’éprouver ».

    Des paysans toujours et encore, occupés aux travaux des champs : les uns hersaient, d’autres gaulaient les noix, d’autres taillaient les vignes à contretemps ou repiquaient le riz. Dans tous les chemins creux, devant tous les porches, une multitude d’hommes et de femmes en chapeaux de paille et bottes, portant sur l’épaule fourche, pelle ou tracteur, se dirigeaient en tous sens l’air affairé.

    Parfois ils se bousculaient, et se disaient « pardon » en patois. « Il ne sera pas inutile », pensa Henri Serpe, de se procurer auprès d’un cultivateur un agréable sentiment de féconde altérité. Après en avoir écarté de la main deux ou trois, il avisa un cul gonflant un pantalon, qui s’abreuvait à quatre pattes de paysan au bord d’une fontaine paysanne. La chose n’était pas habituelle.

    Lorsque l’être se fut relevé, Henri Serpe vit non pas un porc ni un cheval à culotte courte, mais un véritable paysan, qui s’essuyait les moustaches sous son chapeau. « Mon brave... » - commence Henri Serpe à haute voix – mais cette appellation eut sur le terrien l’effet contraire à celui escompté. Crachant par terre et levant le poing, la créature humaine se lança dans un torrent d’imprécations incompréhensibles, qui permit du moins à leur destinataire d’apprécier les sonorités d’un mâle dialecte.

    C’était un homme de 55 ans, vêtu de grosse toile bleue. Il portait des sabots propres assez inattendu, et sa braguette des taches de cambouis. De sa bouche mal rasée s’échappaient les derniers effluves mal rincés d’un repas à l’ail. Henri lui demanda si l’eau était bonne. « On boit pas comme des bêtes, nous aut’. J’avais laissé tomber une pièce d’un franc et une grenouille. V’là la pièce, et pis v’là la grenouille. »

    Elle s’échappa. « Bordel ! » jure l’homme en se remettant à quatre pattes, « La vache ! C’est vot’faute aussi, vous m’devez 6 francs 80. » Henri se fouilla, en tira 4 de sa poche. Le paysan tourna le dos sans remercier, s’enfonçant le chapeau sur la tête. Henri Serpe fut très déçu de ce contact humain. Il remuait ses derniers francs au fond de sa poche. D’autres paysans se présentèrent, mais il les repoussa doucement.

    Il souhaita la nuit. Au village de St-Jean, tous étaient encore aux champs. Ne restait plus que les vieilles et les chiens. Poursuivi par les aboiements de ces derniers, il atteignit le porche de l’église, bâtie en 4832 comme en témoignait la gravure. Il ne fut pas surpris de reconnaître le curé Darguin, surgissant de la nef, toujours aussi rond, toujours joufflu.

    « Ils m’ont viré ! » cria Darguin. « Je viens de recevoir, ajouta-t-il, le denier du culte. Tenez ! Ne comptez pas, ne comptez jamais ! » Henri Serpe sentit la bonne humeur renaître, à palperl les substantielles enveloppes. Or une vache seule passait devant l’église, la corde au cou. « Apparemment », dit le curé, « c’est un don. « Mais dans le fabliau, la vache retourne chez son propriétaire en compagnie de celle du prêtre, qui est sa sœur de lait.

    « Voici désormais votre vache, in nomine patris...- cela ne se peut pas ! qu’en ferais-je ? »

    - Vous parleriez ensemble, avant que de la vendre. Qu’est-il arrivé ? demande Henri. - Mon fils ( Darguin, les yeux au ciel) ces paroissiens-là n’ont à m’offrir que de l’argent – adieu jambons, adieu saucissons ! Adieu, pots de rillons ! Je dois tout acheter.

    Henri propose sa vache. « Adieu, dit le curé, ta traite est longue à faire. - C’est cela même, citoyen curé, ces pis sont bien gonflés.

    Nous nous réjouirons du succès de l’affaire

    Une autre fois.

    Darguin lança de loin une bénédiction, tandis qu’en perspective les cornes tressautaient, des deux côté des hanches. Puis il regagna sa cure : il lui restait de quoi se préparer pour le cinéma. Henri Serpe s’enhardit à enfourcher le ruminant. Il aperçut une ferme au toit brun. Le Paysan l’attendait sur le pas de sa porte, 8 francs à la main. Il riait : Henri comprit que pour la deuxième fois, il ne reverrait plus le curé Darguin. Il rendit contre argent la bête.Il avait failli à sa tâche : un voyage sans fin ni solution. Il fuyait avant tout les humoristes. Palpant dans sa poche le Denier du Culte, il se dirigea vers le village suivant, plein d’appétits nouveaux.

    *

    Serpe avait beaucoup marché. Comme ses hanchez le faisaient souffrir, il s’était taillé un bon bâton. Ses souliers, son odeur et sa barbe lui donnaient à présent une allure extérieure définitive. Irrémédiable. Seule note vive, l’éclat rouge d’un sac à dos dérobé. Malgré une sauvage parcimonie, le ^pécule du curé avait rejoint le souvenir du même.

    Henri n’était plus qu’un ventre creux. Il parvint dans une banlieue, à l’endroit précis prend son trottoir, d’un seul côté. Un soldat assis là, le calot dans les mains, tourna sa tête rasée pour voir venir le vagabond. Il semblait attentif et buté. Sur sa poitrine on lisait Mathias Aigle. En se levant il rectifia le pli de son pantalon, et suivit Henri Serpe comme un épi détaché par le coiurant ?

    Les premières villas, badigeonnées, dressèrent leur plénipotence. Henri se serait bien douché. Il regardait parfois le soldat par dessus son épaule. Soudain le bas-côté se releva derrière son rebord, formant talus ; là s’ouvrait l’arcade en partie maçonnée d’une ancienne champignonnière. Un arbre avait poussé par là-dessus, disjoignant la voûte de pierre. Une femme en surtout de peintre avait installé là son chevalet ; ses fortes hanches blanches garnissaient un pliant de plein-air. La toile représentait sans complexe un homme nu à quatre pattes sous la voûte, avec une racine dans le cul, ramifiée en bourgeonnements monstrueux, vus comme en transparence. Il tentait de se retourner, griffant la mousse . « Original » dit le soldat. La femme se retourna. Les deux hommes contemplaient la toile, épaule contre épaule. « Je m’appelle Hedna ». Les compagnons semblaient cette fois s’étreindre sous le coup de la peur:Henri Serpe ayant en effet tout replié son corps, sa fente buccale disparaissait de profil entre le menton et son nez.

    Le soldat exhibait une rondeur ahurie. Il roulait des yeux. Hedna posa les mains sur ses propres fémurs écartés. Puis elle rangea son matériel avec application : pinceaux, chiffons et tubes. Quand il ne resta plus que la toile et le chevalet : « Rendez-vous utiles dit-elle : transportez-moi ça chez moi ». Le soldat se chargea de tout. Henri flairait le bon coup. Il se fit appeler « Paul Charge ».

    « Vous êtes en permission ?

    - Oui, mais sans personne à voir. Je ne veux pas non plus retourner à la caserne.

    - J’ai des habits civils, proposa Hedna en tournant la clef dans la serrure.

    Une avalanche d’aboiements survoltés se déclencha à l’intérieur. « Ici ! Frélis ! » Du haut des marches une voix d’homme rappelait trois énormes clebs. Mathias laissa échapper le chevalet, qui s’effondra sur une échine hurlante et canine. « J’en ai sept ! » cria Hedna. « Plus un mari ! » Ce dernier descendit en renfort :

    - Mathias Aigle, dit « Paul Charge ».

    - Henri Serpe.

    - … (aboiements forcenés)

    Hedna haussa le sourcil. Tons montèrent l’escalier intérieur, chiens hurlants compris.

    - Stamboul ! Munich ! Vos gueules !

    Henri aperçut en montant, coincé dans la poche arrière de Mathias, un portefeuille qui lui sembla confortable pour un appelé. Sur le palier du haut, l’odeur canine devint irrespirable. Hedna montra sur sa droite une pièce jonchée de paille et d’ossements : « Pour nous, c’est à gauche ». Un capharnaüm de toiles peintes et de bibelots croulait sur et sous les tables. Ici, la thérébentine venait presque à bout des puanteurs. Hedna ouvrit une fenêtre ; le mari, « Norbert ! », assujettit un chevalet entre les livres çà et là sur le sol.

     

    X

     

    Ils vécurent ainsi vingt jours ensemble. Mathias et Serpe dormaient sur un bat-flanc très large, séparés par un traversin en longueur auquel le soldat tenait beaucoup. Le repas se prenait sans manières autour de longs tréteaux grossièrement débarrassés de leurs tubes, flacons et palettes. La chambre de Norbert, au fond du palier, demeurait verrouillés : les chiens n’y avaient pas accès.

    Norbert était dessinateur industriel. On entrevoyait parfois un plan inclinable, une « girafe », tout une matériel méticuleusement rangé. C’était le mari qui subvenait aux besoins du ménage ; ses commanditaires n’étaient reçus que dans ce bureau, qui possédait aussi une entrée indépendante, en haut d’un escalier externe. Norbert appelait son atelier « le Sépulcre ». C’est ainsi que vivaient l’homme et la femme, côte à côte. Simplement, Norbert estimait logique de pouvoir perturber le monde d’Hedna, conçu, lui, pour être perturbé. Quant au soldat Paul ou Mathias, il avait acquis au suprême degré, à moins que ce ne fut un don, l’art sacré de ne rien faire. Se gratter méthodiquement le crâne, os par os, pouvait lui prendre dix à vingt-cinq minutes. Après quoi il se curait les ongles ou les dents, l’un n’excluant pas l’autre.

    Hedna se lassa un jour de voir Norbert se vautrer sur tous les amas de coussins baptisés « sofas ». « Je n’ai toujours pas de vêtements civils » grommela le soldat. - Tiens c’est vrai, j’avais oublié ». Elle lui avait jeté un vieux pantalon et une veste de défricheur. « Des godasses ?... » La Péri, corniaude de forte taille, lui apporta dans la gueule une paire de grolles acceptables en agitant la queue. « C’est ta pointure » dit Hedna.

    « Tu me feras le plaisir de sortir régulièrement cette racaille ». Les chiens dégringolèrent de leurs perchoirs respectifs pour lécher les mains de Mathias. Il les promena, parvenu très loin de sa caserne d’origine. Son pantalon était si vaste que de dos, on aurait cru qu’il avait chié. Dans la rue, les chiens, bondissant et clabaudant, flairaient les caniveaux, les mollets des passants, puis revenaient se frotter contre lui.

    Les flics reconnurent les bestiaux d’Hedna. Ils saluèrent Mathias comme un ami de la maison. De ce jour Mathias se montra d’humeur plus égale. Quand il nourrissait les bêtes, l’étage résonnait du happement des crocs. Henri Serpe de son côté refusa de servir de modèle à l’artiste : « Des tableaux de pédé ! pour qu’on me reconnaisse ! » Hedna éclatait de rire : « Ça vous sortirait de l’incognito !

    - Détrompez-vous madame, répondait Serpe avec cérémonie. Je n’ai pas toujours été dans l’ombre.

    - Vous êtes donc aussi, à votre manière, un déserteur… Ce que j’aimerais, ce serait votre opinion sur mes toiles ; sur leur valeur technique, évidemment, puisque les sujets vous défrisent : formes, couleurs, dessins, contrastes... » Serpe se récusa. Hedna poursuivait, en agitant ses boucles : « Justement ! Il me faut une appréciation pure de tous préjugé. Tenez – le tirant par la manche – celle-ci, très vite, sans réfléchir ? » - son mètre soixante, sa silhouette de sculptrice, n’en imposaient qu’à son Norbert de mari, qui avait pris le pli de l’ignorer le plus possible. Elle considérait avec inquiétude Henri Serpe qui tournait et retournait la toile devant la fenêtre.

    Elle n’avait presque jamais vendu, à l’exception de trois ou quatre fantaisies érotiques enlevées par les pédales haut de gamme de la capitale. « Eh bien ? » Henri Serpe reposa charitablement le tableau de chant sur le parquet. Il n’avait vu de tableaux que sur les illustrations du Petit Larousse. L’excommunication de Robert le Pieux. « Quand on a vu un tableau, on les a tous vus ». « Qu’en pensez-vous ? »

    Henri Serpe n’en pensait rien. Cerff sodomisé pzr une locomotive. « Alors là non c’est dégueulasse ». Les yeux d’Hedna s’affolèrent. « Je n’y connais rien » - se reprenant - « mais tout le monde aura envie de regarder ». Hedna qui se ressaisit. « Vous voulez gagner de l’oseille ? ...Organisez un enlèvement… - ...vous allez nous aider ? » Ils restent face à face. Norbert sort de son studio, figé, la main sur la poignée de porte, la bouche ouverte. Henri Serpe promet son concours, Norbert achève d’entrer, Hedna replace le Cerff sur les autres, contre le mur. La discussion se poursuit à trois, une volée d’aboiements éclate dans l’escalier.

    La porte du bas claqua violemment : Mathias revenait de promenade à chiens, Mathias ferait partie du complot. Ils ont tous préparé l’enlèvement pendant trois semaines. Plusieurs projets furent confrontés. Mathias approuvait tout, à la file, les coudes sur la table, ne levant l’un ou l’autre que pour siffler un litre de 11°5. Il fut prévu d’aménager une petite pièce sans fenêtre, pour une fille d’industriel, « n’importe quelle fille n’importe quel industriel » répète Mathias ; Henri prendrait une autre chambre.

    Celle-ci avait un lit, un lavabo, de la lumière. Henri cessa d’assister aux conférences, Hedna relégua ses tableaux, Norbert négligea ses commandes et Mathias ses chiens. Henri s’allongea dans le lit désert de la fille, refuge en sursis, mais il lui fut tenu rigueur de sa réclusion, et les repas s’en ressentirent : une maussaderie générale. Un jour qu’Hedna l’accablait de reproches, il l’interrompit pour demander 400F ; interloquée, elle les lui allongea. Serpe acheta une flûte à bec et travailla sa tablature ; le si bémol déclencha invariablement un hourvari de jappements dans la remise puante où les chiens se morfondaient, désormais, nuit et jour.

    Et pas moyen de jouer en sourdine. Avec une flûte à bec. Mathias dans la chambre voisine se réveillait en jurant et tapait du poing dans le mur. Henri Serpe s’arrêtait de jouer mais continuait à penser. À présent qu’il s’était habitué au confort, nourri, logé, son ancien séjour sur le Terrain Vague lui semble bien misérable. Il avait pourtant tenu deux ans. Deux ans de boue et de poussière de saison, en compagnie le samedi des clients de la Boîte Nikkei, dont le nouveau propriétaire avait flegmatiquement conservé l’enseigne. Il regrettait sa chèvre, et jusqu’à son odeur qu’il retrouvait intacte en lui trayant le pis. Jadis il en avait élevé dans le Queyras, où il s’était construit un abri de poutres et de pierres. Il avait aussi (quel passé!) conduit des camionnettes d’endives Tourcoing-Napoli, avec plein de citrons pour le retour ; un jour deux tonnes avaient pourri sous le soleil : plage de la Giovanna, presso a Sorrente. Viré.

    Trois mois dans un refuge éphémère à Salerne (Casa dei Vagabondi) Serpe s’était converti camariere (garçon de café) au noir dans la région de Bénévent ; de temps en temps, affublé d’une casquette, il remplaçait un certain Beppo à la porte du Valera. Nostalgie du roulage de tables à trois pieds sur la terrasse, aux premiers rayons piquants du soleil. Il jargonnait plus ou moins le dialecte… Quant à la fille à enlever, brusque retour à la réalité présente, elle n’avait que neuf ans. Il s’agissait de la kidnapper à la sotie des classes, ou plutôt – à la correspondance de tramway.

    On la transporterait dans la chambre sans fenêtre, par l’escalier montant directement du garage. Ça ne marchera jamais pense Henri, de toute façon, je serai loin. Il pensa au petit garçon qu’il avait eu en Italie : Italo, justement. Il aurait cinq ans. Il avait fallu se marier, faire transmettre les documents par le consulat. Il avait pris en gérance, avec son épouse, une petite boîte de plage, à Termoli.

    Mais peu après l’accouchement, Francesca s’était mise à boire, ^pour entraîner la clientèle disait-elle. Tu sais bien que je ne finis jamais les verres ! Elle les remplissait souvent. Serpe avait bu à son tour. Quelques ivrogneries, des querelles avec la police, Il Superbo avait dû fermer huit jours. Henri s’était enfui, là-bas en Italie, bourré comme un bénédictin, on l’avait retrouvé entre les poubelles de Chieti.

    L’argent de reste avait permis de le rapatrier. C’est à la suite de ce bref épisode conjugal qu’Henri Serpe, après un dernier séjour en détention, avait convaincu un leveur du Queyras de lui confier ses chèvres. À ce moment,des coups violents ébranlèrent la cloison. Presque aussitôt surgissait Mathias : « Tu sais l’heure qu’il est, feignasse?!

    «  …Trois heures, qu’on a passé à discuter, pendant que Monsieur nous casse les couilles avec sa flûte !

    « ...On pourrait roupiller, maintenant ? » Henri Serpe replaça posément l’instrument dans son étui, après l’avoir consciencieusement écouvillonné. Les chiens lancèrent un dernier jappement, puis se turent. Mathias avait rageusement éteint la lumière. Henri s’allongea dans l’obscurité. Bien sûr, il repartirait. Pour la première fois cependant, il n’éprouvait aucune exaltation.

    Son encoconnement prolongé lui avait révélé une lassitude, une fragilité extrêmes. La faille s’était rouverte ; il en avait une prescience obscure. Cette enfant qu’on enlèverait, ce serait lui. S’évader… Plus tard, se souvenant à tout jamais de sa séquestration, la fille vagabonderait sans trêve. Poour lui, Henri Serpe, la cavale avait commencé juste après sa naissance.

    Il se remettait à penser. Celui qui attend la quarantaine pour réfléchir est en danger de mort. Mais il ne voulait plus errer le long des routes, ni tomber d’épuisement dans le fossé, nourri de touffes d’herbes, puant, morveux. La piètre nature du clochardisme se dressait au bout de ses semelles comme un vieux spectre haillonneux.

    Norbert s’était procuré un revolver, Hedna un ouvrage de psychologie de l’enfant. Elle peignit en deux jours un Henri Serpe à la croisée des chemins. « Vous nous quittez ? avait-elle lancé, je vais vous peindre ! » Sur une toile, en gris et bleu, Hedna représenta, debout comme un cylindre, Henri Serpe en costume de ville, un bouquet à la main. De chaque pied partait un chemin. Le tout léché, du sommet du melon à la pointe des souliers. Seul celui de droite laissait percer trois orteils turgescents ; le lacet traînait sur le sol comme un serpent gorgé de suc. Hedna signa juste au bas de ce pied. Henri ne pourrait jamais emporter ce format (23 sur 1m20). De toute façon il était immortel, désormais.

    Mathias n’avait presque pas réagi : jamais Henri ne s’était proposé pour le relayer dans ses fonctions canines, et le déserteur lui en gardait rancune. Cependant approchait la date fatidique. Serpe ne voulait dénoncer personne, bien que la prise d’otage, qu’il avait pourtant suggérée, suscitât en lui une profonde répugnance. Il voulait fuir. Il accepterait seulement quatre billets supplémentaires, à titre de chantage, avant de reprendre la route.

    Pris de faim, il se rendit à la cuisine où il dévora, en pleine nuit, une cuisse de poulet à la mayonnaise. «Je mange, pensait-il, je demande de l’argent. Mais je veux rester honnête. Or, le seul moyen de subsister. La première amoureuse venue me comprendrait. » Il rassembla dans un sac à dos les chaussettes et les slips dont Norbert ne voulait plus. Un savon neuf.

    En passant devant la porte, il buta sur une chienne qui se mit à gueuler. Mathias frappa du poing contre le mur, celui des chiens, puis se rendormit. Serpe renonça aux billets supplémentaires, à titre de chantage, sortit dans la rue et gagna les champs. Il vagabonderait quatre ou cinq jours, pour bien se remémorer l’inconfort et se fortifier dans ses résolutions. Puis il chercherait à revoir Meyer, Gina, l’abbé Darguin.

     

    X

     

    Ce fut Gina qui vint lui ouvrir. Il ne souvenait pas qu’elle fût si petite. Elle maintenait la porte entrebâillée par une chaîne. De sa voix la plus aigre elle balança vers l’intérieur : « Henri Serpe ! »

    - Miller ?

    - Serpe !

    - Fais entrer ! »

    La porte devait se refermer pour se rouvrir, et déjà il tournait le dos.

    « Tu te décides ? »

    Meyer sortait des toilettes en se rebraguettant. Comme son ami survenait ainsi, épuisé par le jeûne et la forte pente, il fut en premier lieu nourri. Le couple l’observait, tous deux muets, debout, sans fard ni coup de peigne. Serpe mangeait en observant : Meyer était devenu glabre, sa mâchoire semblait aligner une série de boules totalement dépourvues d’harmonie ; il avait reconstitué, avec une autre, son ménage de la « Rue des Acacias. Demeurait pourtant un espoir, puisque nul moutard ne s’annonçait.

    Meyer-le-Glabre intercepta le regard de son ami sur le ventre de sa femelle, ex-fille d’auberge : « Tu ne seras pas déçu ». Serpe répondit « Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ». Ses yeux repassèrent sur ses hôtes contraints : les deux en robe de chambre, avec des yeux de mauvaise nuit, sous le lustre pendant. Il demanda où était la fenêtre, s’y dirigea en s’essuyant la bouche : cela donnait sur le vide, au-dessus de (telle) vallée. « Nous sommes bâtis sur roc, expliqua Meyer ; nous avons même une deuxième fenêtre » - sans blague… Celle-ci donnait sur un ravin moins creux, et la succession des rampes d’accès, que l’arrivant matinal reconnaissait aussi, conservait ces calades serrées debout de petits galets. « Je me suis percé la semelle sur votre foutu chemin. Où est ma chambre ? 

    - Par ici, grinça la femme.

    - Je me laisserai repousser ma barbe, grommela le Meyer.

    - Le parfait amour, siffla Gina. Revenue debout dans la grand-salle, elle inclinait sa tête de fouine sur un bol de thé aigre, qu’elle remporta avec elle. « Tu dois faire ton trou mon vieux », conseillait Meyer en accompagnant son hôte, qui se sentait gagné par un improbable ravissement ; de cet homme et de cette femme semblait émaner une honte somme toute réconfortante. Il poussa même jusqu’à la confiance, la cinquantaine reprenant volontiers la vie au point d’incertitude où l’a laissée l’adolescence. Passé de l’une à l’autre, sans transition. « Qu’est-ce que t’es venu nous emmerder, Henri Serpe? » dit sourdement Gina, toujours marchant, maintenant sa soucoupe.

    - Je pourrais toujours visiter le curé. Un homme drôle, et compatissant.

    - Et ensuite ?

    La tasse fait un petit raclement. Meyer pose sa main sur le bras devenu tendineux de sa compagne :  « Henri Serpe ignore les convenances et les bonnes paroles. Allons tous ensemble chez Darguin » puis à mi-voix « si nous refusons il va s’incruster ». L’avant-bras de Gina se crispa. « Il lui faut une communauté. Un monastère » poursuit-il en montrant du menton Henri Serpe, qui considère les ravins en mâchant.

    « Nous allons repeindre le débarras » dit-elle à haute voix, sans savoir s’il prendra le change. Il lui demande si elle se souvient des Trois Bougnats, lorsqu’elle montrait aux clients les chambres. Gina fait « oui » de la tête et propose une date de départ, ni trop lointaine, ni trop proche. Suivirent dix jours de séductions réciproques, Gina résorbant ses angulosités. Entortillant Serpe de tout ce qui peut agrémenter la Vie Immobile : randonnée en Sidobre, cinéma de Graulhet programmé en allemand sous-titré, disques de limonaires et de Gustav Mahler, salade de noix dans son huile. Pêche sur le Tarn et paseo sur le chemin de ronde de Puycelci. Vous êtes bien certain monsieur Henri, minaude-t-elle, de ne plus vagabonder ?

    - Promis juré.

    Meyer, à sa façon, se préparait, achetait pantalon et brodequins de combat. Le débarras fut en effet repeint. L’on partit sans bagage ou presque, la route aux pieds, l’abbé au bout. Meyer conserve une ancienne adresse du prêtre – mais « vagabonder à trois, est-ce bien raisonnable? Trois rythmes qui diffèrent, dialogues largement mités de vides, porte-à-faux entretenus par les instabilités de chacun. Il fallut se résoudre au train, et parvenir au sud de la Charente  :Abbé Meyer, Aubeterre-sur-Dronne. Il s’y trouvait, mais ABSENT POUR LA JOURNÉE comme en témoignait le panneau que désignait du doigt la bonne coréenne et monoglotte.

    Meyer étant allergique au téléphone, tout se passa chastement : Serpe endormi en rond plus fatigu de train que de marche à pied – sa chambre à un lit lui rappela certains bouges de ses années de loufiat calabrais. Dès le petit matin il se sentit chez lui entre ces quatre murs dont nul ne pouvait, lui excepté, combler le vide. Son corps étiré touchait aux angles du plafond. Il s’est levé. Meyer à côté se rinçait le visage, s’étant souvenu au dernier instant qu’il devait désormais laisser pousser sa barbe. Et sur son palier Serpe pensait qu’il n’était rien de tel qu’une chambre d’hôtel pour recommencer sa vie. Un tremblement de verres à jus de fruit sur les plateaux remontait l’escalier sur les deux étages.

    prout,proust,vigneronLexomil,moil'noeud,Pompée

  • Gygès

    C O L L I G N O N

    G Y G È S

    Sujet tiré d’H érodote

    par COLLIGNON Bernard

    (Camembert, prêt-à-porter)

    PERSONNAGES

    CANDAULE - roi de Lydie

    TYDO - reine de Lydie

    GYGÈS - favori du roi, conseiller de la reine

    XIPHOS - conspirateur, ami deGygès

    LYGDIA - servante de Tydo

    COURTISANS N° 1 - Scatophagos

    N° 2 - Phallokratès

    N° 3 - Pompattyphus

    N° 4 - Trichomonas

     

    ELBATÈS - ennemi mortel de Gygès

     

     

    ACTE UN

     

    La scène représente, côté jardin, un portique, d’où descendent trois marches.

    Un plan incliné, large, figure une large rampe de faible hauteur, terminée par une pierre

    angulaire figurant un échiquier.

    Au lever du rideau, XIPHOS et GYGÈS jouent aux échecs sur cette pierre d’angle.

     

     

    GYGÈS va déplacer une pièce.

    XIPHOS l’arrête d’un geste :

    Pas ça. Ton cavalier est en prise.

     

    GYGÈS hésite, remet sa pièce en place.

    XIPHOS

    Pourquoi n’avances-tu pas ce fou ? ...tu prends ma reine, et je suis presque mat. (1)

     

    GYGÈS

    Je te vois venir : juste après, tu descends ta tour, et c’est moi qui suis mat. (Silence concentré) (À lui-même :) Dois-je déplacer ce cavalier ? Hein ?

     

    XIPHOS

    Hmmmm...

    GYGÈS, avec résolution :

    Je le déplace…

    (Silence. Xiphos avance la main)Tiens !

    Ah non ! Non ! je le laisse où il est.

    (Il replace le cavalier)

    Et pourtant…

    (Xiphos montre des signes d’impatience. Gygès reprend le cavalier, le laisse en suspens, puis le repose)

    (Pris d’une illumination subite)

    Tiens ! J’avance le fou, je prends la reine, et ton roi est presque mat !

     

    XIPHOS

    Mais si je descends ma tour ?

     

    GYGÈS

    Pas du tout ! Où vas-tu chercher cela ?

    (Il joue)

    Je prends la reine…

    (Il insiste lourdement)

    Je prends la reine…

    (Xiphos déplace une pièce avec fatalisme)

    (Hilare)

    Le roi est mat ! qu’est-ce que tu dis de ça ?

    XIPHOS

    Ailleurs se tourne mon esprit est tourné ailleurs…

    GYGÈS, l’interrompt :

    Moi, je suis toujours tout à ce que je fais…

    XIPHOS

    Je songeais à notre affaire… Ne devrions-nous pas soudoyer Ogdoas ?

    GYGÈS

    Ce démagogue, ce sac à vin ? Il gâcherai tout. Qu’il reste dans son trou.

    XIPHOS

    Ogdoas, c’est le peuple, donc, toute la garnison. Il a vingt mille hommes, à nous tous dévoués.

    GYGÈS

    Dis plutôt à toi, oui…

    XIPHOS se lève, solennel

    Que le ciel…

    GYGÈS

    C’est à lui de tenir de tels serments…

    XIPHOS

    Le roi se l’est attaché à coups de millions. Mais (il se penche, jette un regard circulaire) – si tu lui donnes le gouvernement de Bithynie (2), il te suivra, toi.

    GYGÈS

    Et ensuite, comment se débarrasser de lui ? ...Et puis il est énorme. Il marche comme ça.

    (GYGÈS se lève et l’imite grotesquement)

    XIPHOS

    Tu es trop seul Gygès. Tu ne connais pas la cour. Malgré ce que tu crois, tu te trouves aussi isolé que le jour de ton arrivée.

     

    GYGÈS

    Je gagnerai le peuple. J’octroierai vingt talents par tête.

    XIPHOS

    Vingt talents ! Où les prendras-tu ?

    GYGÈS

    Dix, alors. Mais sera-ce suffisant ?

    XIPHOS

    Je pense bien !

    GYGÈS

    Ne vaudrait-il pas mieux quinze talents ,

    XIPHOS

    Et la garnison, comment la garderas-tu ? Tout le trésor n’y suffirait pas. Si tu commences comme ça, tu ne pourras plus t’arrêter.

    GYGÈS

    Laisse-moi réfléchir… J’ai une idée : soudoyons Ogdoas. Je lui offre les revenus de Bithynie, car si nous le tenions à l’écart du complot… (geste circulaire)…il ameuterait le peuple contre nous.

    XIPHOS

    Mais comment se débarrasser de lui ? Et puis il est énorme ! Et il marche…

    GYGÈS l’interrompt

    Quand cesseras-tu de me contrarier ? Qui commande à la fin ?

    XIPHOS, effrayé

    Chut… Chut…

    GYGÈS

    Nous pouvons agir dès demain.

    XIPHOS

    Je t’apporte mille hommes et toute la cavalerie.

    GYGÈS, se ravisant

    Attends… Ne pourrions-nous repousser cette échéance ?

    (XIPHOS reste dans l’expectative)

    Et puis non… Hier – hm, demain… soir… cours avertir Ogdoas.

    (XIPHOS va pour se retirer, quand apparaissent LE ROI et sa suite)

     

     

    SCÈNE II

    GYGÈS, XIPHOS, LE ROI, SUITE

     

    LE ROI est couvert de bagues et de bijoux. Il porte une longue robe à l’orientale. Autour de lui, quatre courtisans. Il descend majestueusement les marches. Devant lui, COURTISAN N°1

    (SKATOPHAGOS), balaie la poussière d’une main, la recueille de l’autre et l’avale avec empressement. À côté du ROI, COURTISAN N°2 (PHALLOKRATÈS), agité de tics, avec des gestes précieux, époussette sans cesse le vêtement du ROI et le rajuste. Derrière, POMPATYPHUS et TRICHONOMAS se poussent à qui sera le plus possible en contact avec le ROI. Ils sourient et redoublent de courbettes quand le ROI les regarde, mais sitôt qu’il détourne les yeux, ils s’envoient des reards furibonds, se marchent sur les pieds, se donnent des coups de coude, se bousculent, se pincent, etc.

    POMPATYPHUS imite ou esquisse tous les gestes du ROI, essayant même de les anticiper ; se trompant quelquefois.TRICHONOMAS essaie de voir ce qui va sortir de sa bouche, empressé, l’oreille tendue, et se retourne vers les autres en approuvant frénétiquement de la tête.

    Ce jeu doi se prolonger pendant toute la scène, sauf indications contraires.

     

    CANDAULE, écartant les bras -POMPATYPHUS même jeu

     

    Ah, Xiphos, et toi, Gygès, que je suis aise (3) de vous voir en ce lieu.

     

    TRICHONOMAS , en écho

    en ce lieu/

    POMPATYPHUS, bouffonnant

    Oh oui alors !

    SKATOPHAGOS, toujours à quatre pattes, agite frénétiquement la tête, XIPHOS s’incline profondément, GYGÈS légèrement tout en gardant sa dignité.

    XIPHOS

    Majesté…

    GYGÈS

    Divinité…

    SKATOPHAGÈS fixe Gygès d’un air courroucé parce qu’il ne s’incline pas suffisamment

    CANDAULE distribue un sourire à celui-ci, une caresse à celui-là, se laisse toucher, mais d’un air parfaitement détaché

    ...Tous conviennent en ce palais que, de dépit, les géraniums se flétrissent aux pieds de la reine.

    TRICHONOMAS

    de la Reine.

    TOUS

    C’est juste, Sire… Aphrodite elle-même… Hélène… Europe (4)… Narcisse (5)…

    GYGÈS

    Nous en convenons aussi, Divinité. Nous en parlions justement…

    TOUS

    Aaaah… Aaaah… (mines diverses d’extase ; SCATOPHAGOS doit outrer tous les mouvements des autres).

    CAND AULE

    Eh bien, qu’en dites-vous ?

    POMPATYPHUS

    vous ?

    Airs interrogatifs de tous. SCATOPHAGOS, soupçonneux, est prêt à sauter sur XIPHOS et GYGÈS ; PHALLOKRATOS suspend son époussetage.

     

    XIPHOS et GYGÈS, extatiques

    Ah, Divinité…

     

    XIPHOS, seul

    Cythérée (6) en personne…

    Les visages se détendent. N°3 (POMPATYPHUS) envoie des baisers à Gygès. N° 1 (SCATOPHAGOS) baise ses pieds et revient à quatre pattes aux pieds du roi CANDAULE

     

    N° 3 (POMPATHPHUS)

    Ce regard, Divinité…

     

    (N° 1 (SCATOPHAGOS) désigne ses yeux, qu’il a écarquillés)

     

    N° 4 (TRICHONOMAS) en écho

    Ah, ce regard…

    (XIPHOS porte la main à ses yeux)

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    Et sa chevelure ? (aux autres, péremptoire) Vous avez vu sa chevelure ?

     

    N° 4 (POMPATYPHUS) en écho

    ...sa chevelure ?

    (N°1 (SKATOPHAGOS) mime une haute coiffure très compliquée, ou imite une coquette se peignant)

     

    N° 3 (POMPATYPHUS) d’un ton pâmé

    Sur ses lèvres embaumées…

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) mime une coquette se mettant du rouge (GYGÈS écœuré) N° 1 (SCATOPHAGOS) envoie sur le roi CANDAULE un nuage de poudre parfumée)

    CANDAULE

    À toute heure, pour moi seul, tant de joyaux : ne suis-je pas le plus favorisé du royaume ?

     

    TOUS, enthousiastes

    Oh si ! si Majesté, si Sire…

     

    N° 4 (TRICHONOMAS)

    Sissire, sissire, sissire…

     

    N° 1 (SCATOPHAGOS) manque se décrocher la tête

    N° 3 ( POMPATYPHUS)

    ...du monde, Sire…

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    ...de toute la terre entière, Sire…

     

    N° 1, SCATOPHAGOS

    Et de la lune…

     

    CANDAULE au N°3 (POMPATYPHUS)

    En attendant, on n’entend pas ses seins grelotter sur ses cuisses, comme la tienne…

    (Tous rient)

     

    N° 3 (POMPATYPHUS) la main sur la poitrine

    Mais, Divinité… (il rit très jaune)

     

    CANDAULE au N° 4 (TRICHONOMAS)

    Ni cette verrue si mal placée…

     

    N°4 (TRICHONOMAS) cesse de rire d’un coup

    Mais… Mais… (N° 3 (POMPATYPHUS) d’un seul coup explosé de rire)

     

    CANDAULE au N° 2 (PHALLOKRATÈS)

    Et ta Myrto, Phallokratès, pleure-t-elle toujours sur sa toison… occipitale ?

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) rit très, très jaune)

    CANDAULE reprend son air faussement rêveur

    ...Et ses pyges ? Vous avez vu ses pyges ?

     

    N° 1 (SCATOPHAGOS) à quatre pattes, à XIPHOS et GYGÈS)

    Ça vient du grec, ça…

     

    TOUS, presque en même temps

    Ses… ah oui ! ses py… parfaitement !

     

    N° 3 (POMPATYPHUS)

    Ah oui, ses pyges !

     

    N° 2 (PHALLOKRATÈS) admiratif, mais méfiant

    Mes dieux !…Mes Dieux !…

     

    CANDAULE, soudain sévère

    Et qu’en savez-vous, pour évoquer ainsi les fesses de la Reine ?

     

    TOUS

    (N° 2 (PHALLOKRATÈS) envoyant au ROI des nuages de poudre que celui-ci tente d’éviter) – se chevauchant mais distinctement

     

    PHALLOKRATÈS :

    Nous supposions, Sire…

     

    POMPATYPHUS

    On vous croit sur parole…

     

    TRICHONOMAS

    On ne veut pas vérifier…

     

    POMPATYPHUS

    Mais vous disiez…

    SCATOPHAGOS

    On supposait… (geste équivoque, évoquant la mise en place d’un suppositoire. Le ROI lui botte les fesses, il court à quatre pattes en gémissant devant la scène (9). Il reviendra peu après.

     

    CANDAULE

    Donc, Mesdames et Messieurs, concluons : quel miracle la nature a-t-elle suscité, pour éclairer nos Faibles Yeux sur le Beau Immortel ?

     

    TOUS sauf Xiphos et Gygès

    La Reine !

     

    CANDAULE

    Pourquoi cries-tu « La Reine ! » après les autres ? TRICHONOMAS balbutie ; POMPATYPHUS le fusille du regard. SCATOPHAGOS rigole en douce, PHALLOKRATÈS le dévisage d’un air méprisant. Le ROI se retourne rapidement vers SCATOPHAGOS qui rabaisse brusquement les coins de sa bouche.

    ...Passons pour cette foi (à tous) Et quelle femme, mortelle ou immortelle, peut soutenir l’éclat de ses perfections ?

     

    TOUS, plus XIPHOS

    Aucune !

    CANDAULE

    N’est-ce pas Gygès ?

     

    GYGÈS se reprend vivement

    Aucune, Divinité.

     

    SCATOPHAGOS lèche les pieds du ROI. PHALLOKRATÈS soulève sa robe et l’évente par dessous.

    CANDAULE, mi-soupçonneux mi-plaisant

    Mais que disiez-vous exactement sur la Reine, à mon arrivée ?

    Les manèges des COURTISANS s’estompent jusqu’à la fin de la scène.

     

    GYGÈS

    Sire, nous avons tous loué la fermeté de votre cœur, lorsqu’il éleva sur le trône une humble servante de la cour de Phrygie.

     

    CANDAULE, pensif, sans plus se soucier de ses courtisans

    ...Tout au long du voyage, Papa n’avait cessé de me seriner : (il imite) : « La fille du roi de Phrygie est le meilleur parti que nous pussions trouver ! Elle t’apporte en dot un canton… d’une richesse ! de l’orge, des cochons, des vaches… comme s’il en pleuvait ! Tu te rends compte ? Surtout que le trésor est assez bas en ce moment. Et puis (clin d’œil) c’est une gaillarde, quatre coudées de haut, elle te fera de beaux gros enfants. Guili-guili ! - Mais elle a dix ans de plus que moi ! - Ça ne fait rien, tu auras tes petits camarades (les COURTISANS se tortillent) (CANDAULE baisse la voix, prend un ton grivois et rauque) ...et des concubines ! (10) » Bref, nous arrivons… Et là je vois… Zeus, Apollon, Hadès ! Une grande et grasse fille blême, qui me souriait de ses trente-et-une dents, et qui avait un nom… Agathô ! Agathô ! j’en ris encore : pendant le repas (les COURTISANS se préparent à rire, XIPHOS pousse GYGÈS du coude, en levant les yeux au ciel) je lui ai susurré : « Passe-moi le plat, Agathô ! (les COURTISANS s’esclaffent) Vous comprenez ? « Le plat, Agathô ! » Wahaha… (GYGÈS et XIPHOS rient poliment) Non, mais là, je ne sais pas si vous avez très bien compris : le plat, Agathô ! « plat », « à gâteaux »… C’est un jeu de mots : »plat », « Agathô »… Hmm ? (GYGÈS et XIPHOS rient un peu plus fort). Mon père était furax. Y bavait dans son assiette, le vieux. (il change de ton) Soudain parmi les femmes qui nous versaient le vin, je remarque… alors là fini de rire… Je ne savais plus où j’étais… Nous nous sourions…

    D’un sourire engageant le premier est suivi

    De ses bras elle effleure au passage ma tête

    - comment faire ? Ma prétendue ne me lâchait pas d’un cothurne. Alors on s’est rejoigné aux cabzingues. (grave)

    Dès le premier élan elle m’a tout donné :

    Sa couronne de violettes » -

     

    LES COURTISANS s’apprêtent tous à rire, mais POMPATYPHUS, qui a mieux observé, les calme en vitesse. XIPHOS feint une quinte de toux. GYGÈS reste impassible.

     

    Je reviens, et devant l’assemblée : « CANDAULE a choisi son épouse : TYDO, fille d’Agapès ! » Big scandal. Le père d’Agathô sourit en parlant de folie de jeunesse, de toute part on veut me faire avouer que je plaisante, que je suis ivre, mais je n’en démords point, et je me retire en

     

    déclarant que je ne veux pas quitter la cour avant d’avoir obtenu satisfaction. Mon père, verdâtre, vient me trouver : « Quoi ! espèce de petit déguieulâsse, alors que je te présente en personne à l’héritière du trône de Phrygie, c’est d’une de ses servantes que tu t’amouraches ? De quoij’ai l’air,je te le demande ! Je lui ai répondu, et ça ne lui a pas plu. Mais il a bien pu me rAbattre les oreilles de sa dot, de son autorité paternelle et de la gloire immortelle de nos aïeux (chœur en sourdine desCOURTISANS (11), je n’en suis pas moins revenu de là-bas avec TYDO… Et depuis… j’admire…

    « Chaque jour me découvre une beauté nouvelle,

    Et il n’est pas de jour que je ne rêve d’elle ».

     

    Mines extatiques des COURTISANS qui scandent, chuchotent :

    Oh ! des alexandrins !… (Ils respectent une ou deux secondes de rêverie)

     

    CANDAULE

    Allez, vous autres. Je voudrais parler à GYGÈS, seul.

     

    Les COURTISANS sortent silencieusement, avec le même manège qu’à l’entrée, autour d’une firle de roi. XIPHOS les suit sur un signe discret du ROI.

     

    SCÈNE III GYGÈS, CANDAULE

     

    CANDAULE

    Gygès, je pense que tu ne me crois pas quand je parle de la beauté de la reine.

     

    GYGÈS, se récriant

    Sire, qui peut mettre en doute…

     

    CANDAULE, indulgemment

    Je t’observais. Oh, pour la politesse, aucun reproche : un léger sourire, juste assez pour paraître te divertir, mais rien de trop, digne, les yeux à terre – une contenance…

     

    GYGÈS

    de sept litres environ, Divinité.

     

    CANDAULE

    ...mais dans ton regard, je n’ai vu qu’un enthousiasme de commande.

     

    GYGÈS, amer

    N’as-tu pas autour de toi suffisamment d’approbation ?

     

    CANDAULE

    Ne me parle pas de ces guenons. C’est ton opinion qui m’importe.

     

    GYGÈS

    Qui suis-je, pour en juger ?

     

    CANDAULE, vivement

    Il ne me suffit pas, vois-tu, de n’oser murmurer son nom que dans le silence de l’alcôve.

    « Libre aux gens du commun de celer leur amoureuses

    D’asphyxier leur cœur sous les draps de la honte,

    Et le mesquin reflet d’une beauté commune ».

    Mais moi, à qui Zeus envoya Aphrodite en partage, quelle honte saurait me retenir ? (avec force et conviction) Ma reine est ma foi (12), elle est ma preuve de Zeus, et je la répandrai, et j’en ferai croisade (13). Si princes et seigneurs font fi de mes appels, détournant leurs regards, j’irai, je les renverserai, et les enchaînerai à son trône. Si le monde n’accourt au pied de ses autels, j’irai, je conquerrai le monde. Quant à toi, Gygès, si tu restes incrédule, ou tiède seulement,

    « Dussent les Rois de Tyr, d’Elam et de Memphis

    Déposer à ses pieds leurs insignes royaux,

    Et franchir les déserts pour un de ses sourires, »

    je serai malheureux, tout simplement. (14)

    (il sanglote) /

    Boo-hoo, hoo, howhow…

    (se reprenant)

    Les oreilles sont moins crédules que les yeux. Et voici à quoi je songe : que diras-tu, sije e la fais voir… nue ?

     

    GYGÈS

    Divinité !

    CANDAULE

    Tu es de ses familiers. Tu connais les arcanes du palais. Il te sera aisé de la surprendre.

     

    GYGÈS, fortement choqué

    Divinité ! ces propos malsains…

     

    CANDAULE

    Poil au sein.

     

    GYGÈS

    Qui perd sa chemise, perd son honneur. Une femme doit rester cachée.(solennel) Nos aïeux ont dit une excellente chose, il ne faut pas transgresser…

     

    CANDAULE

    Justement, elle n’en a pas.

     

    GYGÈS

     ...les anciens ont dit : « Que chacun respecte son bien » - ô roi Candaule, respecte les lois des ancêtres, si tu veux être respecté.

     

    CANDAULE, ravi (15), se lève avec empressement, étreint les éâules de GYGÈS

    Cher, dévoué Gygès. Quel poids tu m’ôtes ! Comment pouvais-je douter de mon serviteur, de mon seul ami. Ta présence me comble. Je te veux en retour combler de mes faveurs. Je te nomme sur-le-champ gouverneur de Phrygie, et te charge d’y veiller aux levées d’impôts, dont tu auras bonne part. Tu toucheras sur l’ensemble de notre royaume les droits d’hypothèques et de scellés. Le domaine de Pourizouskalos et toutes ses terres, je te l’octroie aussi, tu en seras propriétaire. Le palais de Gâtheux-en-Bavarois t’appartient également, tu pourras t’y installer, toi et ta domesticité, et il sera à toi et à tous tes descendants, jusqu’à la septième génération et demie (16). Et tu seras capitaine de ma garde d’honneur.

     

    GYGÈS se gardavouse

    Je le suis déjà, Sire.

     

    CANDAULE

    ...eh bien, je crée pour toi la dignité de Grand Chasse-Mouches de la Garde. (le roi garde un silence très fin)

     

    GYGÈS (après un silence plein de grands mots)

    Ainsi mon Prince voulait m’éprouver ? Que me réservais-tu, si j’avais accepté ? (le ROI se tait, mais le regarde par-dessous, tripotant ses ongles) C’est contre moi, ton seul ami, que tu as machiné une ruse aussi grossière ? Crois-tu qu’à ce point j’aie perdu la mémoire ? ...les yeux d’Agazoklès (17) transpercés au fer rouge… Pharos (18), broyé hurlant sous un amas de pierre…

     

    CANDAULE

    Tais-toi…

     

    GYGÈS

    Kadanès éventré (129

     

    CANDAULE

    ...Pardon, KadaMès… (20)

     

    GYGÈS

    ...d’entrailles couronné.

     

    CANDAULE, sourd et rageur

    Tais-toi !

     

    GYGÈS

    Sa mère, devant ses yeux, forcée…

     

    CANDAULE l’interrompt, la main crispée sur l’avant-bras de GYGÈS, en un rugissement

    Tais-toi ! Tais-toi !

     

    GYGÈS

    Ah, je sais ta douleur !

    CANDAULE même jeu

    Tu connaîtras la tienne ! - Si je veux, Gygès, entends-tu, si je veux, à l’instant même où je peux me débarrasser de toi, pour tes mauvaises manières. Et je l’aurais pu depuis plus longtemps (insinuant) Au retour de Phrygie, ne te surpris-je point à courtiser la future Souveraine ? Tu faisais moins le fier ! Comme tu me supplias de t’épargner ! Te souviens-tu comme, en sa présence, tu tombas à MES genoux ? ...Mais tout cela est oublié, cher Gygès. Si je l’avais voulu, pourquoi eussé-je attendu si longtemps ?

     

    GYGÈS

    Et pourquoi pas ?

     

    CANDAULE brusquement dur

    J’ai des ordres à donner. (Il sort)

     

     

     

    ACTE DEUX

     

     

    SCÈNE PREMIÈRE GYGÈS, XIPHOS

     

     

    XIPHOS (furtif)

     

    Il est parti ?

    GYGÈS

    Oui.

     

    XIPHOS

    La plus belle gaffe de ta carrière de gaffeur, tu l’as faite/

     

    GYGÈS

    En lui rappelant ses crises d’humanisme ?

     

    XIPHOS

    S’il n’y avait que ça… Son bouffon lui en rappelle bien d’autres… Mais ton refus...(il se tortille)

     

    GYGÈS, scandalisé

    Mais… çà, mais…

     

    XIPHOS

     ...de voir…

     

    GYGÈS, outré

    ...de voir quoi, je te prie ?

     

    XIPHOS

    La… la reine… (il esquive une baffe)

     

    GYGÈS

    Mais tu écoutais, gredin ! (il lève la main)

     

    XIPHOS, précipitamment

    Seigneur, tu n’auras pas à le regretter ! Je te sauve la vie si tu m’écoutes. Il t’a bien donné le gouvernement de Phrygie ?

     

    GYGÈS

    Eh bien ?

     

    XIPHOS, en un souffle, exorbité

    Elbatès…

     

    GYGÈS

    Quoi, « Elbatès » ?

    XIPHOS

    Il l’a promise également à Elbatès.

    Très vite pour tous les deux :

    GYGÈS

    À Elbatès ?

    XIPHOS

    À Elbatès

    GYGÈS

    À Elbaba… ?

    XIPHOS

    Ja. Yes. Da.

    GYGÈS

    À mon plus mortel ennemi ? À Elbagie, la Phrytès ? (emphatique) mais il va me trrrucider ! (il s’effondre sur le cube de pierre).

    XIPHOS

    C’est bien là-dessus que compte le roi.

    GYGÈS

    Que faire ?

    XIPHOS

    Crois bien qu’il va s’arranger pour qu’Elbatès le sache au plus vite.

    GYGÈS

    Que faire ? (22)

    XIPHOS

    ...et qu’Elbatès te trrrrucidera…

    GYGÈS

    Sans aucun doute, dans une heure tu es mort.

    XIPHOS

    ...et les asticots…

    GYGÈS

    Et puis cesse de répéter toujours la même chose ! Va, cours, vole, et ramène Candaule, trouve quelque chose !

     

    SCÈNE II

     

    GYGÈS, seul en scène

    Ô despote plus fourbe que tous les plus fourbes !

    J’avais bien deviné, mais c’était le contraire.

    Comment après cela te regarder en face ? Ô reine, comment supporter ton regard sans rougir ? ...les rides du remords ravageront mes traits…

    La pourpre de ma honte chiera sur mon front

    Mes genoux s’entrechoqueront.

    Mes dents s’entrechoqueront.

    Si tu me dis « Qu’as-tu, le Mendès ? » - où trouver les mots pour te répondre ?

    Ma reine, ce n’est pas ainsi que j’avais espéré te voir nue ! Ô couche royale au milieu des carbases (23) et des purpuréines !

    C’est pourtant vrai qu’elle a du charme la vache… Et j’aurais fait un bon roi, après l’assassinat…

    Mais soyons réaliste : qu’elle me voie, et c’est la fin. Elle se plaint au Roi, et kouik ! (24)

    adieu ma belle tête !

    ...Et puis j’en ai marre de ce Candaule, Dancule ! (25) Depuis quand me tourne-t-il autour ? « Mon cher >Gygès » par-ci, « Mon cher Gygès » par-là, il me prend à l ‘écart pour des futilités, je n’ai pas un moment que je ne sois épié – si je consens, je suis lié (26). Des deux côtés, la mort m’attend… Mon devoir est de tout révéler à la ÈReine – un-un-un-un instant… qui va-t-elle croire, du conseiller fidèle ou du mari ? Il serait plus facile de me faire disparaître pour étouffer le scandAUle très drôle.. Hé, tentons le sort. Si Candaule me croit complice il se méfiera d’autant moins. Je m’en lave les mains, et je m’en rince l’œil.

    Silence

    La seule solution c’est de tuer Elbatès avant qu’il ne m’égorge. (Il se monte) Qui est-il après tout cet Elbatès ? Un fier-à-bras, un soudard qui n’a jamais que deux têtes de plus que moi ! D’intelligence autant qu’un amys, qu’un érébinthe ! (27) Croit-il m’intimider ? qu’il se présente, qu’il vienne me chercher! (il fait des moulinets)

     

    SCÈNE III. -

    GYGÈS, EBATÈS

     

    ELBATÈS (colosse hilare, féroce)

    Me voici. Que me veux-tu ?

    GYGÈS (dans un sursaut d’épouvante)

    Rhâââââh !!

    ELBATÈS (doucereux, fielleux)

    Te serais-tu converti au dieu des Égyptiens, (28) ô amys, pot de chambre à pédales ?

     

    SCÈNE IV

    LES MÊMES, CANDAULE

     

    CANDAULE

    Doucement, Elbatès. Ce n‘est pas le moment de te fâcher. (À Gygès) Gygès me fait appeler, j’accours à l’appel de Gygès. (Elbatès sort)

    I, SCÈNE IV

    GYGÈS, CANDAULE

     

    CANDAULE (s’installe et se drape sur la rampe)

    Je t’écoute.

    GYGÈS (très embarrassé)

    Céans vous ai mandé (29), Sire ; je sais que les usages…

    CANDAULE

    Eh bien tu le vois, je suis venu. Que veux-tu ?

    GYGÈS

    Sire, c’est trop d’honneur. Je rampe dans la confusion. Je ne saurais assez vous exprimer mon infinie gratitude…

    CANDAULE

    Certes, certes. Mais expose-moi, je te prie, la raison de ton appel.

    GYGÈS

    Majesté, c’est que… je ne sais… Peut-être allez-vous trouver… (il prend un grand élan)

    Je crois que…

    CANDAULE le coupe vivement, à mots chevauchant :

    As-tu peur d’Elbatès ?

    GYGÈS décontenancé

    Naturellement il se reprend, de façon à faire croire à une amphibologie (30)initiale ) …, non, (se raffermit) je suis votre garde, rien ne saurait m’effrayer.

    CANDAULE

    Tout à l ‘heure pourtant, il se montrait bien insolent avec toi.

    GYGÈS

    Sire, pour être soldat je n’en suis pas moins homme. (Explicatif) Je ne suis pas de ceux qui frappent d’abord et disputent ensuite (prenant l’air de celui qui expose un point de vue particulièrement sagace) Ce qu’il faut, avant tout, c’est être diplomate, Divinité. Ne pas foncer à tort et à travers, mais concilier, réconcilier, circonvenir, négocier au plus près (il s’arrête sur un sourire expectatif, figé, mains contournées restées immobiles)/

    CANDAULE

    Je vois que je possède au moins un soldat intelligent… ; (GYGÈS montre de l’embarras, soupçonnant qu’on se moque de lui) Et, Xiphos, dis-moi, que penses-tu de lui au juste ? (GYGÈS hésite) Tu peux t’exprimer sans crainte, nous sommes seuls (à ce moment paraissent quatre têtes de part et d’autres des coulisses) Oui, je comprends, tu ne l’apprécies guère.

    GYGÈS

    Boff (31) vous savez…

    CANDAULE

    N’est-ce pas ? Je le vois toujours à tes côtés, et « mon cher Gygès » par-ci, « mon cher Gygès par-là » - tous les prétextes lui sont bons pour te consulter. Ne t’a-t-il pas retenu l’autre jour une bonne heure à propos de l’inclination de l’aigrette sur le nouveau casque Psi 3-14 pi-pi-prime ? (32)

    GYGÈS

    Si, et une autre fois sur l’écartement réglementaire des deux premiers orteils pour le salut militaire de campagne… et une autre fois…

    CANDAULE

    Oui, j’ai bien vu que tout ce fayotage t’importunait. Ce n’est certes pas avec des flatteries de ce genre qu’on peut te corrompre…

    GYGÈS

    Assurément. Pour la modestie, je ne crains personne.

    CANDAULE

    C’est d’ailleurs pourquoi tu l’as chargé de mener en personne le défilé du 14 Hécatombeïon. (33)

    GYGÈS

    Il fallait bien s’en débarrasser d’une façon ou d’une autre.

    CANDAULE, avec grande commisération

    Quel fâcheux que ce Xiphos.

    GYGÈS

    On ne s’en défait pas.

    CANDAULE, montrant ses jambes

    C’est comme des varices.

    GYGÈS

    Un vrai pot de colle forte.

    CANDAULE

    Et, note bien, prêt à te trahir à la première occasion. Bref une promiscuité fort dangereuse. Il t’enlisera dans les marécage de la cour.

    GYGÈS

    ...toujours (34)

    CANDAULE

    Et moi, je veux qu’elle te soit au contraire un refuge, un asile. Je vais te débarrasser de ce Xiphos (dans un rire, et se courbant pour claquer la cuisse de GYGÈS qui rit à son tour, contraint) Dès demain, je le mute à Perségratokupolis. (35)

    GYGÈS

    Ah ! Perségra… !

    CANDAULE

    ...tokupolis, parfaitement. Es-tu heureux ?

    GYGÈS battant des mains

    Oh oui alors !

    CANDAULE change de ton ex abrupto

    Mais tout cela ne nous apprend pas, mon cher Gygès par-ci par-là, ce qui t’a fait me mander en ces lieux, où j’ai eu la bonté de me transporter…

    GYGÈS

    Divinité, c’est au sujet de votre… proposition…

    CANDAULE

    Quelle proposition ? (36)

    GYGÈS

    La reine…

    CANDAULE répète, attentif

    ...la reine…

    GYGÈS

    La reine, nue…

    CANDAULE

    « La reine, nue… (brusquement, feignant l’indignation) Que viens-tu me braire ?…

    GYGÈS

    Mais, Divinité, tout à l’heure, ...sur la reine…

    CANDAULE

    Sur la reine ? qui, sur la reine ? qu’est-ce que tu délires ? (il coupe GYGÈS chaque fois que celui-ci veut s’expliquer) Qu’as-tu à bégayer ? … Pourquoi ces mots sans suite ? Exprime-toi clairement !

    GYGÈS, le coupant avec force

    JE-VEUX-VOIR-LA-REI-NA-POIL comme tu me l’as proposé tout à l’heure !

    CANDAULE, chafouin

    Et tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? ...par Zeus, si je m ‘attendais… comment eussé-je pu le deviner ? tu m’avais si bien assuré qu’une femme devait rester cachée…

    GYGÉS

    Il est vrai, mais…

    CANDAULE

    ...qu’il ne fallait contempler que son bien…

    GYGÈS

    Sans doute…

    CANDAULE

    ...que nos ancêtres avaient bien raison…

    GYGÈS

    Certes, mais…

    CANDAULE

    ...que leurs lois étaient inviolables…

    GYGÈS

    Je n’en disconviens pas, mais…

    CANDAULE

    ...et qu’un Roi se devait le premier de les respecter (contrit) quelle déception, Gygès, quelle affliction me ravage le cœur.

    GYGÈS, hors d’haleine

    Elbatès !

    CANDAULE

    Allons, je vois avec plaisir qu’il me reste au moins un soldat intelligent

    GYGÈS

    Un officier majesté.

    CANDAULE

    Un grand officier intelligent. Eh bien soit. Tu verras dès ce soir ce que tu… ce que je désire.

    GYGÈS

    Mais comment la Rein prendra-t-elle  la chose ?

     

    CANDAULE

    Elle ne prendra rien, et surtout pas la chose, car elle ne te verra pas. Voici comment nous procéderons : avant l’heure du coucher, je m’introduirai moi-même (37) derrière (38) le battant de la double porte. Peu de temps après, la Reine se présentera, puis moi-même, derrière elle, au lieu de fermer la porte, comme les nuits sont chaudes, je tirerai seulement la tenture. (pause).

    Devant la porte se trouve un siège, où la Reine chaque soir fait glisser un à un ses vêtements. Tu pourras ainsi l’admirer à l’aise. Quand elle tournera le dos pour se diriger vers le lit, à toi alors de te faufiler hors de la pièce sans être vu.

    GYGÈS a écouté très attentivement ; il sourit, se lève, et acquiesce

    C’est entendu.

    CANDAULE se lève et ajoute négligemment

    Je te laisse Pourizouskalos, et la forteresse de Gathys (GYGÈS s’incline). Quant à la Phrygie… je penserai à te confier une province moins lointaine et plus accueillanter. À tout à l’heure, Gygès (exit)

     

    SCÈNE VI – GYGÈS, seul

    (fait une grimace au Roi en direction des coulisses).

    OK Ducon (voix étouffée) Ciel ! La Reine !

     

     

     

    A C T E I I I

     

    SCÈNE PREMIÈRE

    GYGÈS, TYDO, LYGDAMIS (suivante)

     

    TYDO

    Pour te montrer qu’il n’est pas que le Roi pour te venir trouver .

    GYGÈS semble souffrir beaucoup au cours de la première partie de l’entretien)

    Votre Éternité peut en tout lieu m’honorer de sa présence.

    TYDO

    C’est pour cela que je t’ai choisi : pour ta fidélité – qu’as-tu ?

    GYGÈS

    Éternité, vos paroles me touchent.

    TYDO

    Tu es mon meilleur interprète. Qui, excepté le Roi, est plus haut placé dans mon estime ? … Tu vas mener auprès de lui une intervention qui demande beaucoup de tact. Dis-moi : que s’est-il passé en Mysie ? (39)

    GYGÈS se retrouve sur le terrain politique

    Eh bien le roi Sélévon (40) a péri, voici deux semaines, et que le rustre Milas (41) règne désormais sur le royaume.

    TYDO

    Or ce rustre, comme tu le définis si à propos, cherche à se faire reconnaître : Arsénikys de Mylos (42) est à demi gagné.

    GYGÈS

    Mylas et Arsénikys, Voilà qui nous prend en tenaille.

    TYDO

    N’est-ce pas ? et je veux, moi, que tu dises au Roi Candaule que le  seul remède est de reconnaître Milas et de faire alliance avec lui.

    GYGÈS

    ...contre Arsénikys, justement. Mais le roi Candaule acceptera-t-il de reconnaître un usurpateur ? Vous savez combien il tient au principe de droit divin…

    TYDO

    Tu penses que ce sont des idées de femme ,

    GYGÈS

    De la plus aimée des Reines ;;;

    TYDO

    D’une femme quand même… et dès qu’une femme se mêle de politique… (43) Toi seul peux le convaincre. Présente cela comme le fruit de tes seules réflexions. Ce pays n’est pas prêt pour la guerre. Tu as mieux que moi l’oreille du Roi. Persuade-le.

    GYGÈS

    Bien, Éternité.

    TYDO, plus douce

    Déjà pour le rejoindre ! Il te quitte à l’instant. De quoi t’entretenait-il ? Car il te parlait de bien près, te retournant avec sa serre ! (44)

    GYGÈS

    Euh… Ben…

    TYDO

    Quelle que soit ton opinion, Gygès, tu lui dois d’abord assistance.

    GYGÈS

    Cependant, Majesté, en l’occurrence…

    TYDO

    Tu discutes le Roi ? Je ne t’écoute plus.

    GYGÈS, fataliste

    Nous avons aussi parlé de XIPHOS. Le Roi l’envoie en garnison à Perségratokoupolis…

    TYDO

    Comment peut-on placer un tel crétin à un poste aussi menacé ? Je t’y verrai bien davantage. Tu saurais mieux braver les Assyriens. Tu saurais les contenir, les forcer sur leur propre territoire.

    GYGÈS

    Ne me regretterait-on pas si je succombais ?

    TYDO

    Tu reviendras, GYGÈS, les coups ne sauraient atteindre un homme tel que toi.

    GYGÈS

    Bien sûr, je suis si prudent…

    TYDO

    Pense au retour triomphal que tu ferais à Sardes ! sais-tu que de toute part on te veut marier ?

    GYGÈS, minauderies pédrastiques

    Merci bien…

    TYDO

    Va, n’oublie pas ta mission.

     

     

    SCÈNE II – TYDO, LYGDAMIS

    Le plateau s’obscurcit, projecteur sur les deux femmes. Un serviteur apporte un fauteuil (46). L’espace troué par le projecteur est censé représenter le cabinet de toilette de TYDO. LYGDAMIS, debout derrière elle, la coiffe. Pendant ce temps, changement de décor.

     

    TYDO

    Ce Gygès ! Quelle orudebnce barbonnesque ! « Ne me regretterait-on pas si je succombais ? » Je le vois très bien dans vingt ans d’ici, vieux renard de cour, le front dégarni, l’œil en coulisse et la barbe en vrille, susurrer quelques doctes préceptes du haut de son embonpoint (alors seulement elle s’assied, et Lygdamis commence à la coiffer). As-tu vu cet air froid, compassé ? ...Je crois bien qu’aujourd’hui, il se guindait plus encore que d’habitude. Quelle pâleur !… - il était pâle, n’est-ce pas ?

    LYGDAMIS l’air con

    Voui Madâme…

    TYDO

    « Éternité, vos paroles me touchent ». Il aimerait parler sur un autre ton – à droite celle-là, Lygdamis. J’ai réussi à le faire nommer capitaine de la Garde. Pourquoi ne cherche-t-il pas à se mettre en valeur ?

    LYGDAMIS

    P’êt’ben qu’c’est pas un guerrier, Madâme.

    TYDO

    Dommage…

    LYGDAMIS

    ...ellan.

    TYDO

    Comment ?

    LYGDAMIS

    Magellan.

    TYDO

    Comprends pas. Un peu plus haut, derrière, s’il te plaît. (46)

     

    Le projecteur sur le couple TYDO-LYGDAMIS, côté cour, s’éteint. La Reine sort. Autre projecteur sur le fond (tenture). Le ROI dispose GYGÈS comme prévu, puis ressort (47) (48)

     

    SCÈNE III LE ROI, TYDO, GYGÈS

     

    Le ROI entre ; tenant la REINE chastement par la main, de loin. Il s’assied sur le tabouret et se met à chanter. La REINE écoute d’un air amoureux et hautain à la fois, se conformant à son personnage. Puis noir absolu et projecteur sur le ROI qui se dévêt style travelo, éparpillant ses vêtements aux quatre coins. Par dessous, il peut porter un caleçon 1900, des fixe-chaussette, toute la panoplie, voire anachronique (râtelier, œil de verre, au choix de l’acteur. Il se couche en plongeant sur le lit, folâtre. Bruitage grotesque : basson, cris d’animaux, rires stupides, chasse d’eau…).

    Projecteur sur la REINE seule, qui se dévêt le plus simplement possible (collant chair de préférence). GYGÈS, après hélas un ou deux gestes d’hésitation, s’éclipse alors que la REINE se retourne pour s’allonger. Il s’enfuit, éperdu. Elle l’aperçoit, puis finit par s’allonger, au ralenti.

     

     

    ENTRACTE

     

    ACTE IV

     

    SCÈNE PREMIÈRE TYDO, LYGDAMIS, SERVITEURS

     

    TYDO, énigmatique et majestueuse

    ...car « nul n’est plus digne que celui qui vient de marcher dans l’ordure » (49).

    Vivant, THOULOS, je le veux vivant. (À un autre) Surtout restez de marbre. Que rien dans votre voix ni votre attitude n’éveille le soupçon. (les serviteurs acquiescent et sortent par des directions opposées).

     

    SCÈNE II TYDO, TROISIÉME SERVITEUR

     

    TROISIÉME SERVITEUR (air puceau)

    Vous, Majesté, si pure, si digne de respect…

     

    TYDO (sans s’attendrir)

    Va, mon bon Zélis, rejoins-les, fais ton devoir. (exit Troisième serviteur)

     

    SCÈne III TYDO, LYGDAMIS

     

    L’éclairage baisse progressivement. Lumière diffuse, vert d’eau. LYGDAMIS se rapprochera progressivement de la REINE. Celle-ci montre une grande agitation

     

    TYDO

    « Si digne de respect... » ...tellement digne en effet qu’on a voulu voir ce qui se passait là-dessous ! (elle froisse sa robe) (silence) Oui, Lygdamis. Souillée, violée du regard (cela lentement, comme dans un rêve) (puis le débit s’accélère) Pis encore : examinée comme une jument par un (ce mot doit éclater) palefrenier ! (faiblement) Et cela, par un homme, en qui j’espérais un peu… J’espérais qu’il me délivrerait… Ah ! j’aurais préféré cela du dernier de mes marmitons… (élan, cri) Pourquoi n’as-tu rien demandé toi-même ! (plua sourd, puis crescendo) Mais il est un homme que je méprise plus encore : c’est Candaûaûaûle… (geste de surprise de LYGDAMIS) (ex abrupto) Oui, c’est lui, n’en doute pas ! ui a inspiré – qui a ordonné ce gesten car Gygès n’eût jamais conçu de lui-même un tel acte. Seul un être qui me (écraser le mot) méprise – a pu me réduire de la sorte au rang de putain. (Bruits grotesques : basson, cris d’animaux, rires stupides, chasse d’eau)(Perdue en elle-même) Que de regards troublés en ma présence… Que de bouches voilées… Le Roi me trahissait, et tous le répétaient… Que de fois je tentais de l’arracher à ce rôle… (les bruits s’accentuent) Puis lasse de mendier en silence, je le méprisais – que je suis submergée par tous ces mépris ! (un pet en coulisse) le voici… (elle fait un geste pour renvoyer LYGDAMIS, mais esquisse elle-même un mouvement de fuite) Va t’en, LYGDAMIS (exit LYGDAMIS) – que je me compôôôse… (disant cela elle revient lentement au centre de la scène et se campe,majestueusement, drapée, impassile, sur un pouf-trône...=

     

    SCÈNE IV – TYDO, GYGÈS

     

    GYGÈS (vêtu de vert sombre, entre d’un air normalement dégagé. La REINE, marmoréenne, lui désigne un siège plus bas, où GYGÈS se drapê)

     

    TYDO (voix nette, lente, éviter le ton coupant)

    Je t’ai vu hier soir…

    LYGDAMIS, en coulisses

    ...Poil aux génitoires.

     

    GYGÈS change de couleur, et, insensiblement, d’attitude. Son cœur bat à coups redoublés) (bruitage possile)

     

    TYDO

    Désormais, Gygès, ton choix est clair. TUE (sursaut de GYGÈS) le Roi et usurpe son trône, après avoir usurpé ses droits – ou bien moi, Tydo, qui suis encore Reine après l’affront, je te ferai châtier comme tu le mérites, pour ton abjecte docilité ;

     

    GYGÈS

    Reine ! ...Je vous en conjure !

     

    TYDO

    Gygès ! Quand cesseras-tu d’être un courtisan ! Ou bien lui pour m’avoir prostituée, ou bien toi pour m’avoir regardée.

     

    GYGÈS

    Reine !

     

    TYDO (poursuivant)

    Achève ton acte. Car une femme de mon rang, SEUL UN ROI PEUT L’AVOIR VUE. (GYGÈS ne soupire pas, baisse les yeux mais garde la tête droite. Éviter pour la REINE le regard sévère, et pour l’ensemble le style engueulade du « naughty boy ». Sobriété)

     

    GYGÈS (un peu plus ferme, résolu à l’inévitable ; voix sèche)

    Comment ferons-nous ?

    TYDO

    Le châtiment viendra d’où est venu le crime ? Ce soir, tu te placeras derrière cette même porte, avec ton poignard. Quand le Roi sera endormi, tu le poignarderas. (elle le tire de son sein et le jette à Gygès qui l’attrape au vol, sans trembler). Mes amis !

     

    SCÈNE V .- LES MÊMES, GARDES

    Pendant l’apparition des gardes, GYGÈS considère le poignard, interdit ; puis la résolution revient sur son visage ; il dissimule l’objet)

    TYDO

    Accompagnez le Seigneur Gygès à son cabinet ; il y trouvera de quoi s’occuper jusqu’à ce soir. Veillez bien à ce que personne ne le dérange. (Les gardes encadrent respectueusement Gygès. Exeunt.)

     

     

    A C T E V

     

     

    SCÈNE PREMIÈRE . - TYDO, CANDAULE

     

     

    La Reine se regarde pensivement dans un psyché. Le Roi entre furtivement. La Reine l’aperçoit mais ne marque aucun sentiment. Il s’assied sur un pouf.

     

    CANDAULE

    J’étais venu contempler la Reine au lever de l’aurore. J’étais venu voir si la nuit t’avait transformée.

    TYDO

    Transformée ?

    CANDAULE

    Si un soleil nouveau s’est reflété en toi.

    TYDO, se retournant théâtralement

    Eh bien me voici (elle se lève) Contemple. (elle esquisse autour du Roi une lente ronde de possession sphyngienne et le fixe d’un œil profond. Le Roi se tourne à mesure sur son siège, amusé et pensif)

    CANDAULE

    C’est toi qui me contemples…. ?

    TYDO

    Pourquoi non ? (elle poursuit au ralenti)

    CANDAULE la prend par la main

    Cesse – « Je hais le mouvement qui déplace les lignes »… (49) Laisse-moi te regarder.

    TYDO

    C’est moi qui regarde aujourd’hui, c’est moi qui possède.

    CANDAULE, fièrement

    Qui veut me posséder ?

    TYDO

    La Reine.

    CANDAULE (mélodie descendante)

    Le ROI possède la Reine.

    TYDO

    Et Gygès, le Roi.

    Jeu de scène à la discrétion de l’acteur : feint de ne pas comprendre, ou tique légèrement, ou sur le point de s’expliquer, ou bien feint l’étonnement, etc.)

    ...Qui es-u, toi qui te livres à tes courtisans, et te fermes à moi ? (faisant la liaison après « fermes »)

    CANDAULE

    Est-ce que je me livre ?

    TYDO

    ...cajoles tes gitons, mais évites ta femme ?

    CANDAULE, laudatif et explicatif

    Tu es la Beauté. Tu es l’idéal.

    TYDO

    Es-tu heureux ?

    CANDAULE

    La Beauté ne se touche pas, l’Idéal ne s’atteint pas.

    TYDO

    L’Idéal ne se contemple pas. Il se prend (Elle esquisse un geste, il se gare instinctivement) (50)

    CANDAULE

    Arrière ! (La Reine se recule et laisse retomber le bras, découragée)

    TYDO, morne

    L’ennui me ravage. As-tu pensé que les statues peuvent s’ennuyer ? (Silence) Lygdamis me peigne, je la peigne à son tour, nous…

    CANDAULE

    Tu es aussi seule que moi ? (Silence, pause). Le Roi se lève rapidement, et tente maladroitement d’embrasser la Reine)

    TYDO, se dégage et crie

    Ne me touche pas ! (51) (Le Roi conserve sa posture, les bras en avant, foudroyé) C’est soi-même que tu embrasses ! c’est ta victoire que tu veux étreindre !

    CANDAULE

    Ma victoire ?

    TYDO

    Oui ! c’est ma dégradation, c’est ma souillure qui te transporte ! Et Gygès est ton complice ! (Elle s’enfuit. On entend au loin un battant de bronze qui se ferme)

     

    SCÈNE II. - CANDAULE, seul.

    Seul… (geste impulsif vers la sortie) Oh ! (regard circulaire) Tout est vide… Tydo ! Je l’ai tant regardée que je ne l’ai point vue – de ses grands yeux aveugles… Mais la frôler, mais lui parler sans jouer ! me découvrir… (plus bas, sourdement) Elle me méprise, depuis longtemps (rage contenue) Que ne me suis-je vengé d’elle plus tôt ! Oui c’est une juste vengeance que j’ai assumée. Devant toute la cour j’aurais dû l’exposer ! ...je me tourne moi-même en dérision, je demande à chacun d’être aussi esclave que moi… Et à Gygès, plus qu’aux autres… Toi qui m’as toujours fui, toi qui d’entre mes mains as toujours su glisser (plus vif) Tu ignores le bienfait que je te dois – qu’elle t’ait vu, tant mieux ! Je suis en ton pouvoir à présent…

     

    SCÈNE III .- CANDAULE, GYGÈS

     

    GYGÈS apparaît dans le dos du Roi. Éclairage sinistre vert sombre. Il tient son poignard (reflets jaunes sur le visage, verts sur le poignard)

     

    CANDAULE ; se retourne. Il ne manifeste pas de surprise trop forte

    TOI...

    GYGÈS - voix étouffée, comme se parlant à lui-même

    Douleur, angoisse, incertitude – je vous tiens – sans ciller – au bout de mon poignard.

    Ce disant, il s’estun en un lent mouvement de glissade. Les voici corps à corps.

    CANDAULE

    Je ne pensais pas mourir de ta main.

    GYGÈS

    Tu mens.

    CANDAULE

    J’aime la vie. (52)

    GYGÈS

    Meurs.

    Canndaule pousse un long cri mélodieux d’opéra. Rampe, recroquevillé, vers le public, de côté. Puis il s’affaisse, en boule. À ce moment, lumière blanche éblouissante.

     

    SCÈNE IVGYGÈS, LE ROI (mort), TYDO

    TYDO

    Gygès, qu’as-tu fait ?

    GYGÈS demeure immobile. TYDO alors va se pencher vivement sur le cadavre du ROI. On l’entend murmurer son nom. GYGÈS reste figé. Elle revient)

    Qui t’a ouvert la porte ? Qui t’a permis de frapper maintenant ?

    GYGÈS montre son arme.

    TYDO

    Je t’aurais délié. GYGÈS montre son incrédulité.

    Il ne m’a jamais approchée. Idole il m’a prise, idole je suis restée. Mon orgueil m’a gelée. Je l’ai poussé jusqu’ici.

    GYGÈS la prend aux épaules, tandis que la REINE ne peut détacher les yeux duROI. Sourdement :

    Je me suis échappé de vive force et je me suis vu face à face.

    Plein feu sur le groupe. Des esclaves recouvrent le ROI d’un linceul et le tirent discrètement. Fanfares de style Mouret.

    Il n’a pas résisté. Il est tombé très vite.

    TYDO

    Adieu.

    GYGÈS

    Nous serons dignes de toi.

    Rumeurs de FOULE, qui s’amplifient.

    Le Roi est mort ! Youyous. Gygès l’a tué !

    LA REINE écoute. Bruits de projectiles.

    TYDO serre les poignets de GYGÈS

    Tes mains ne tremblent pas.

    Un FORCENÉ surgit, l’épée à la main.

    LA REINE s’interpose vivement :

    Sacré ! La mort si tu le touches !

    LE FORCENÉ (souffle court)

    Ils te tueront, GYGÈS ! (il sort précipitamment)

    GYGÈS, résolu :

    Allons.

    Du fond de la scène s’est avancé un praticable. GYGÈS et TYDO y prennent place en le contournant. Ils se retrouvent face au public, derrière une tribune. La FOULE envahit le plateau. DesVOIX crient :

    Candaule !

    GYGÈS

    Peuple ! (Les voix se taisent assez vite)

    Toi qui cherches un recours,

    Toi qui, dans les ténèbres, vas criant

    Où trouver mon garant ? Où trouver mon roi ?

    Vois le signe des dieux au-dessus de ma tête (projecteur)

    Les dieux cette nuit ont tranché.

    Ils m’ont, cette nuit, investi.

    C’est moi, peuple, que tu attends !

    GYGÈS, roi de Lydie !

    Le praticable, insensiblement, s’est élevé

    Et à présent, Lydiennes, Lydiens, à pied, à cheval, en voiture, sous la pluie, la grêle et la tempête, partout où votre pied hésitera, partout notre honneur soutiendra votre toit !

    Il écarte les bras, renverse TYDO d’une baffe, tout s’écroule, et un corps de ballet burlesque fait son entrée côté Jardin sur un rythme de french cancan, musique d’Offenbach.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    treuil,brouet,brouette