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Les clés de l'enfer

 

 

 

Au paradis, nous préférons de loin l'enfer, parce que Satan l'habite. Voilà qui est dit, et nous n'y reviendrons plus. Les murmures de Satan m'ont paru exécrable. Voilà qui est dit, et nous allons nous y étendre. Un homme, Jean, admirable, plein de pognon et puissamment chrétien. Sa femme, Monique, deux qui la tiennent, voilà qui est dit, encore un peu elle s'appelait Ginette. Très très chrétienne. Un sculpteur qui loge au fond du jardin dans un atelier de sculpteur, avec un caractère de sculpteur, ardent, fougeux, refoulé, athée comme une cuiller, et une tête de sculpteur qui sculpte. Au milieu des années 50, en pleine répression des prêtres ouvriers, condamnés par la papauté de 1954 à 1965 – Les murmures de Satan furent publiés en 59 – la famille de Monique et Jean forme une communauté chrétienne avec d'autres aventuriers de la foi, « qui logent au château ou dans ses dépendances ».

 

Ils sont sous la direction spirituelle de l'abbé Muire, qui n'est pas sans rappeler Mugnier, lequel confessait tout le faubourg St-Germain vers 1900. Cet abbé forme interface avec les autorités ecclésiastiques. Il observe honnêtement, et s'aperçoit que la vie commune, prières communes, repas communs, couples fidèles, génère des tensions très fortes. Monique d'abord, qui suit son mari, pense de façon fort décousue (forcément, une femme...) mais possède une intuition (forcément) proche du cliché : Nous Deux, Bonnes Soirées, le Pélerin, au choix. Elle est donc parfaitement con et ventionnelle ; se demande ce que c'est que jouir, et ce que veut ce mari tourmenté par la perfection, instigateur d'une organisation qui les dépasse.

 

Avant les hippies existaient les beatniks, chevelus, vagabonds, crasseux et sans foi ni loi. Mais le communautarisme frappait déjà, tous engsemble tous engsemble gnouf, gnouf, et la tentation divine était grande de reconstituer le Christ et ses apôtres, dans la fraternité bienveillante rongée par la discipline et l'espionnite. En URSS, c'était autre chose mais le communisme aimait bien ce qui est commun. Ici, rien n'est commun : nous avons affaire à des âmes d'exception, du moins qui essayent de l'être, et se rendent compte qu'il est difficile de vivre dans le Christ, avec la discipline et la foi d'un monastère ou couvent mixte. L'ennui est que Jean, cet homme admirable, veut devenir un saint, et se tourmente tant qu'il peut, au nom d'une recherche de pureté, d'idéal, d'absolu, d'irrationnalité même, car il est trop ardu d'escalader le Sinaï tous les jours.

 

Cela pourrait donner un bon film, comme pour Les aristocrates ou Les écrivains. Quelque chose de satirique et de profond, une analyse sociale virulente. Nous penserions volontiers à Bernanos, à Mauriac. Mais le souffle de l'un et l'haleine de l'autre ne se retrouvent pas dans ces Murmures de Satan, lesquels se cantonnent au niveau du murmure justement. Le marquis de Saint-Pierre se contente d'une prose digne de Troyat, dédicataire de cet ouvrage, et verse parfois au Guy Des Cars, autre authentique aristocrate, frôlant même le magazine féminin catholique. De même, les atrocités des Lettres persanes de Montesquieu côté sérail ne parviennent-elles pas à nous émouvoir, parce qu'elles ont un style souvent mou, fénelonien, et lorsqu'on s'assassine à l'imparfait du subjonctif, dans des phrases bien balancées, sans un mot plus haut que l'autre, eh bien le lecteur ne peut y croire, ne s'y met pas, voit cela comme un spectacle bon chic bon genre.

 

Les héros de Michel de Saint-Pierre sont vus et dépeints à travers le prisme déformant du bon ton, de l'affèterie précieuse, du cliché mondain : pensons à l'agonie de Gros-Louis, ouvrier bien comme il faut ; à ce sculpteur crinière au vent dont les tourments nous touchent peu, à Jean, qui se fait des nœuds dans la tête à cause d'une conception archaïque du christianisme : ce dernier place la barre tellement haut que personne ne peut la franchir. Vieillotterie du langage, vieillotterie du sentiment religieux, vieillotterie des rapports sociaux. Nous arrivons plus peut-être à cerner la problématique du personnage féminin : elle reçoit par héritage sans doute une grosse somme d'argent.

Vue au fond du pré.JPG

 

 

Vous savez ce que c'est : dans une communauté, dans un couple même, la tentation est forte de garder cet argent pour soi et pour ses enfants au lieu de le remettre dans le pot commun, à partager avec d'autres pécheurs, dans la mouise à peine diluée, à peine atténuée. Il n'est pas besoin d'être une femme pour désirer enfin une maison bien à soi, un foyer, des meubles et des biens à transmettre, car nous ne sommes pas faits, en dépit des utopistes, pour vivre dans un phalanstère avec des règlements de pensionnat, ni dans une colonie de vacances pour adultes attardés. Que la sainteté tienne de la folie, cela se peut, mais n'importe quel dingue irresponsable ne peut se prétendre par là même sur la voie de la sainteté.

 

À la fin d'ailleurs, l'abbé doit signifier à toute cette communauté de caractère religieux que les autorités ecclésiastiques demandent sa dissolution, l'avertissent de s'arrêter comme on freine juste au bord du précipice. Le prêtre cessera d'être le directeur de conscience de tout ce petit monde tourmenté par les envies de pécher, de baiser soyons nets, et se verra lui-même sanctionné s'il s'obstine à les guider ; or un prêtre a fait vœu d'obéissance, quelles que soient les révoltes contre l'Eglise établie. Puisque nous avons parlé d'amour, en termes peu châtiés, nous devons mette le nez dans la désuétude, dans l'archaïsme des rapports qui unissent ou désunissent les hommes et les femmes : depuis le sculpteur qui claque les fesses de son modèle après l'avoir tronché, comme sur une jument précise-t-on, jusqu'à Monique sous le charme et qui se laisse une fois embrasser, mais applique in extremis le fameux « courage, fuyons » propre aux deux sexes et non pas seulement aux femmes, dès que la morale catholique est venue fourrer le nez dans les culottes de tous. Nous assistons même à la scène grotesque où le mari tourmente grossièrement sa femme pour savoir, comme on disait dans les années cinquante, s'il « s'est passé quelque chose » entre elle et le sculpteur.

 

Eh bien non, pauvre sous-cocu, aucun centimètre de l'artiste n'a pénétré le sacro-saint vagin de la mère de famille. Et le voilà tout soulagé, après qu'elle a juré « sur la tête du bébé », je cite. Cet homme se contente de peu, dans le péché comme dans l'absolution. Il adoptera le fils de Gros-Louis, l'ouvrier, rejeton déjà sournois, difficile et vicieux. En dehors de la papauté, sur le chemin de croix « où le Christ a pris plusieurs longueurs d'avance », en se foutant des approbations épiscopales. Pauvre épouse. Pauvre sculpteur, sur le visage duquel passent des reflets sataniques, artiste juste capable de sculpter sa propre tête même quand ce devrait être celle de Jésus. Quelle salade, quelle bouillie dans les têtes grouillantes de tous ces héros ou héroïnes, encombrées de divinité, de morale exigeante à deux balles, de tourments métaphysiques, existentiels, comme les nôtres pardi, mais surtout, car il s'agit d'un livre, si médiocrement exprimés, si « années 50» qui prolongent si bien les années 30.

 

Le marquis de Saint-Pierre, disparu en 87, utilise à merveille le style, les ficelles et la psychologie des humains d'antan, mais une telle ligne de fracture civilisationnelle nous sépare à présent de ces années de plomb, où régnait un puritanisme féroce, un conventionnalisme rigide, que ses Murmures de Satan, qui naviguent entre l'outrance et le ridicule, ne sont plus guère qu'un témoignage historique des pesanteurs passées. Nous avons les nôtres, les intégrismes sévissent de plus belle mais dans un autre contexte, car il y a tant de choses sur cette terre ma bonne dame. En 1959, les frustrations sexuelles et existentielles se fissurent, et les certitudes s'ébranlent si j'ose dire.

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