Proullaud296

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Face à eux

     

    24 10 2049

     

    Face à eux, dans la haine, la gêne – indifférence (Proust appelle cela "gradation décroissante" ; ici c'est bien une haine qui se dissout). Que restera-t-il ? Est-il vrai que tout s'en ira en fumée ? Livres, cahiers, textes, documents ? Hélas. Je piétinerai tout. Je haïrai ce métier passé comme j'aurais fait de tout métier. Car je n'ai pas voulu de la discipline de fer du vrai spectacle.

     

    X

     

    N'oublie jamais ceci : ce que tu exhibes, tous s'en foutent, à moins qu'ils n'en tirent profit pour te nuire. Le drame est désormais cette absence d'attendrissement devant mes élèves. Il n'y a pas dix ans je fantasmais encore sur les lèvres de mes filles parcourues de doigts fureteurs. A présent elles m'indiffèrent ! Un de mes collègues à présent mort confiait qu'un jour il s'était senti transparent face aux lycéennes ; mais à présent c'est moi qui les trouve transparentes, laides, en formation. Et qu'elles se branlent, je m'en branle. Pourquoi n'ai-je pas dit aux parents de la petite Isabelle, sujette à ce que nos ânes savants de la faculté appellent "spasmophilie", aurait tout simplement besoin d'un homme dans le cul ?

     

    Mais je ne bande plus cérébralement. Or ce métier ne m'intéressait, ne trouvait sa compensation que dans la fantasmation sexuelle. Comme ils sont calmes ! Attentifs et studieux quoique nuls. Illettrés parfois. Ô culs collés, cheveux inclinés ! cerveaux anonymes ! successions décennales ! Je vais me promener parmi eux, consulter mes débilités orthographiques.

     

    X

     

    Ecoute bien : il faut écrire tous les livres. Et il n'y a personne. A tout jamais il n'y a personne. Ton œuvre justificatrice ? Elle s'adresse à toi, de toi-même. Te faire accepter ne dépend pas de toi. Pourquoi ai-je si fort (ici même, in situ) détesté mes enfants ? Est-il exact qu'ils te débectent avec leurs poils raides ? et que la vie ne commence qu'après eux ? "Ce ne sont pas des vrais" disais-tu. J'ai semé au vent, à la cantonade. Qui se souvient de toi ? Tous. Tu ne sauras pas qui ils sont. Ephémères. Faneront comme l'herbe. Salut mes filles. Je ressasse après manger. Nullités post-prandiales.

     

     

     

    Barque nilotique.JPG

     

    C'était à Clermont. La chambre d'hôtel à cent balles, minuscule. Des noirs cuisinaient à côté. La télé sautillante ne fonctionnait qu'à condition de tirer l'antenne en l'appuyant sur le rebord du lavabo. Je m'allongeais souvent. Il y avait juste une table contre la fenêtre, donnant sur une cour intérieure. J'aurais toujours vécu ainsi, de chambre en chambre. Mes dragues maladroites et mes aspects de fou : Dordogne 2016, ou Nantes. Ma collègue est enceinte. Engourdissement. Plus qu'une heure de surveillance. Je vais me promener pour contrer toute velléité d'agitation. Je perds mon temps.

     

    X

     

    Flaubert. Sa correspondance. Ma langue morte : lu "ils est" pour "ils sont". Braves gens. Combien de mères. Combien se branlent ce soir. L'amour que j'ai nié me revient dans la gueule. A quoi pouvais-je bien penser en préparant mon oral d'agrèg ? La femme qui me surveillait était à peine vêtue. Mon regard s'attachait sur sa glu, en dessous des vêtements ; elle a souri. Qui sera heureuse ici dans cette salle ? Baisse des résultats dans les lycées espagnols. Qu'est-ce qu'ils vont encore me sortir ? Je suis immature. Bruits de stylos. Quels âges ont mes anciens élèves ? 13 ans, 39 à présent... Que j'étais gosse encore en 28. Quand je m'ennuie, je repars dans ma tête à Clermont, à St Flour, je ne reverrai pas à Tanger. Encore une année de cours. Puis 6 semaines. Certains chauffeurs de bus retraités à 53 ans 1/2.

     

    X

     

    Par quoi vais-je remplacer Solange de Lexington ? Il vaudrait le coup de relire tout Djian pour savoir d'où provient ce plagiat, car j'en jurerais. Tracy ne peut avoir écrit des choses pareilles, si fortes, si structurées. Peut-être s'est-il gavé de sous-lectures américaines ? Je ne parviens pas quant à moi à progresser en analyse, pour n'avoir pas mis ma vie en accord avec mon éthique. "Comprendre, mon seul espoir". Classe calme et menaçante, la moindre dégénérescence entraîne l'écroulement, curieux de savoir ce que ça donnera. Je publie moi-même à présent. Ne montre jamais à l'autre que tu t'en sors. Ne cherche ni à convaincre ni à convertir. Baisse de niveau dans la peinture. Amen,amen, amen.

     

  • Le flux

     

    La chute.JPGLA CHUTE - TABLEAU D'ANNE JALEVSKI

     

    60 08 24

     

    Plus le temps se précipite vers la vieillesse, plus l'incontinence du texte s'expose. Il semble qu'on puisse étourdir la mort par le bavardage, et que je mourrai en parlant. Ce serait même une belle façon de mourir, aussi bien qu'en dansant. Je voudrais aussi mourir en plein air. Qu'on me laisse sortir de ma chambre, et que je puisse errer délirant dans les bois, puis me prendre les pieds dans une racine et tomber face au ciel ; voyant au-dessus de moi les cimes tournoyer, je partirais dans leurs appels et mourir me semblera plus facile. Mais je dois, me dit-on, divaguer à loisir ; et c'est moi-même qui m'enjoins cette loi. C'est là me pousser vers le chant, les convulsions et tout l'art de la scène; ou pour mieux dire celui de l'histrion, qui se contorsionne et hurle et qu'on finit par emmener comme un possédé. Voilà où mènent trop de libertés. De même que chacun se contraint à vivre en conformité avec les bienséances publiques, de même il me déplaît de me trouver en compagnie où nul ne manque à s'ériger en juge de chacun, de même il faut écrire librement, mais sans se relâcher dans les manières corporelles. Vivre sans contrôle n'est point vivre. Les oiseaux chantent ; mais la mode les ligote. Jusqu'au bout je tenterai d'amorcer quelque chose, afin de rester enfant. Rien ne m'intéresse plus sitôt que j'en dépasse les prémisses. Je connais des rudiments de chinois, et le latin ne me livre pas encore tous ses secrets depuis ma douzième année.

     

    La plupart de nos congénères s'y connaissent à fond dans leur métier ; sorti de là, ils ne sont pas capables d'articuler un mot. "L'arc électrique" par exemple ; ou "la machinerie des coulisses". Puis, le silence ou les choses banales. Chacun reflète les autres et les représente. Je n'en suis pas exempt et vois là le motif de nos fraternité. Dévorant les autres des yeux dans la pensée que c'est ma propre chair. Que je les entends penser. Même les femmes, même enceintes, doubles et lointaines de moi : je porte en moi l'humaine conditio ; la faim le dispute au sommeil. "J'avais besoin d'un bain froid" : ce que l'on pouvait lire à l'envers sur la feuille d'un tourmenté qui tenait la propre plume de son journal, en première page d'un Magazine littéraire. La chair est faible et je tombe. Tous ceux qui s'efforceront de me réduire à l'égocentrisme n'auront qu'à remplacer "je" par "nous" : vous verrez, ça fonctionne.

     

     

     

    Attention. Le courant donne sur l'exclamation, laquelle débouche sur le cri, lequel aboutit au geste, à la danse, puis au délire de saint Guy. La vérité, la véhémence et la violence doivnet cependant à nos âges éviter toute dépense physique excessive, et commencer une carrière sur scène me semble trop tardif. Gla, glé, glé. Le lettrisme sera la pierre d'achoppement. Il doit être évité à tout pris. "Gléglé" est un titre d'honneur chez les Dahoméens, et non pas le bafouillage d'un scout intimidé en présence de Sa Majesté. La nomination du roi peut surprendre, ainsi que la syntaxe de sa langue. Mais les syllabes de respect se muent en phonèmes dérisoires : merdeka, en bahasi indonesia, signifie "liberté" (ou "indépendance"). En ce moment nous contrôlons. Nous allons nous adresser à notre épouse comme à une personne responsable, parfaitement capable de se tirer d'un mauvais pas toute seule, et sans bénéficier d'une tendresse ou plutôt d'un attendrissement attentionné.

     

    Nous sommes désolés qu'une révélation vieille de 37 ans soit parvenue à semer le trouble dans notre vanité. Mais tout ce qui peut servir la clarté et la résolution doit être bienvenu. Il n'est pas question de secouer l'arbre à malheurs, mais une remise au point de plus ne sera pas de trop, auprès de l'autre femme également. Notre âge dont il fut question plus haut ne doit rien émousser de nous. Je n'aurais pas cru témoigner d'une telle unité à travers plus de trois décennies. Les femmes peuvent être protégées, mais seulement dans certaines circonstances. Les couver au point de les laisser stagner n'est pas une marque de respect. Et je refuse de croupir dans ces marigots d'abandon qu'elle répand sous les pas de notre couple, mais il faut jouer fin et serré. Le père Maurice Odouf m'a remué en révélant les sombres drames de son existence. Une femme par jour, disait-il, conquise le temps d'un repas. Les avantages d'un bon bagout, d'une mise élégante et d'une voiture à trente anslui mettaient dans le lit des femmes superbes. Il bandait parce qu'elles étaient belles. Mais beauté sans confiance n'est rien.

     

    Il pleurait. Il regrettait les torts qu'il faisait à sa femme, sainte restant à la maison. Qui lui rendit la monnaie de sa pièce de cocufiage. Il le prit mal. Nous ne devons rien révéler, mais nous manquons tant de matière qu'il faut sauter sur tout. Ses confidences au milieu des larmes m'ont bouleversé, car je ne pouvais l'aider, juste l'écouter. Cet homme a foi en mon jugement : je ne ais que répéter ce que j'ai lu, et qui corresponde à mon expérience personnelle ! Mais je trouve cela plus viril que les consolations dilatoires, qui nient la peine du vieil homme. Sa femme était honnête, et lui, de retour de ses tournées, parfaitement épuisé. Elle devinait ce qui l'avait mis hors d'haleine du mardi au vendredi. Mais il n'a pas voulu la quitter, pour élever ses deux enfants : l'un, génie de l'architecture, mort jeune ; l'autre, génie musical, devenu déprimé chronique, ne survivant que grâce à son injection mensuelle. Maurice se prend pour un lâche : non, tu es courageux, lui disais-je, tu as maintenu ton honneur. Entaché fortement par tant de licences qu'il s'accordait pendant ses virées commerciales.

     

    Les gens s'attachent à ce que je peux leur dire. Il ne faut pas que je me transforme en thérapeute.

     

  • Bordeaux-Marseille

     

    Rude tâche. Ô pays de mon enfâche. Parti le matin malgré une grève des bus. Abordé par un Marocain pas très lavé ni à jeun, me décrivant la transparence des eaux du Pacifique (avait voulul céder sa place à je ne sais quelle sexa qui s'en fut vers le fond). Demande à lire ma quatrième de couve et se répand en bien sur Bonaparte. Je relance toujours poliment quand je suis pris à partenariat dans le bus, car je sais ce que c'est que la solitude, l'envie de parler, d'un coup, à n'importe qui. Dans le train, me trouve flanqué d'une accorte quinqua, laquelle se fait gentiment draguer par son voisin de devant, Marseillais, qui lui parle par-dessus le siège, le même qui lui soulevait la valise : "Mais qu'est-ce que vous avez pu mettre là-dedans ?

     

    - Un cadavre !" Et moi, intelligemment : "J'espère qu'il ne va pas dégouliner !" Je le répète, mais ça ne fait pas rire, mes interlocuteurs préfèrent même ne pas m'avoir entendu. Et me revoici coincé avec une inconnue en dispositif "duo", sans la moindre envie de parler ni de faire connaissance. Elle lorgne mes vers latins ; je lorgne ses mots fléchés : tout est dit. Et de plus en plus souvent la tête du passager de devant repasse au-dessus du dossier ; il ressemble à Calvi, en nettement plus moche, ce qui est difficile mais faisable, avec un petit menton pointu fripé comme dans un étau. Et si je veux parler, il me cède la parole, mais je ne sais que vouloir faire rire, et me demander si mon numéro est bon.

     

    Ma tête de blond vipérin ne joue pas en ma faveur, et le faux Calvi pousse ses pions, pour rien, finalement ; sa belle réussite est d'avoir retrouvé après maintes recherches le second billet de cette femme, qui change à Montpellier. Il épluche page à page "le bouquin", comme il nomme la revue de mots fléchés : notre homme fait partie de ces ignares qui ne différencient pas "livre" et "revue". Comme disaient les jeunes cons à la FNAC de Toulon : "...Mais c'est à lire, ça !" - ils ont fini par trouver des images, qui les ont déçus. La petite pousseuse de wagonnets dans l'allée me demande, près de sa cabine de fonction, si je n'ai pas de cigarettes, parce qu'il lui avait bien semblé en sentir une, fumée par moi – je ne fume pas...

     

    Je voyage pour trouver mon reflet dans les yeux et les attitudes d'autrui, et non pour "aller au-devant des autres". Mais comme les autres autres demandent à en rencontrer d'autres, et que paraît-il ce sont les autres qui vous définissent le mieux, se trouve résolu ce faux problème des voyages : connaître les autres – se connaître soi-même. Or le train observe une pause de 50mn à Toulouse... Autant prendre la rue Bayard, vers les Galeries La Fayette et le quartier Jeanne d'Arc. Quartier chaud ! Femmes légères légèrement vêtues, qui n'ont pas le droit de racoler mais me disent bonjour. À 67 ans, j'ai la faiblesse de croire en mes attraits physiques, et si tu souffres de mon narcissisme tu n 'as qu'à te figurer que je parle de toi. Et lorsqu'à Montpellier ma charmante voisine descend, je pousse un gros ouf intérieur, m'étale sur deux sièges et pianote sur la tablette. Et le passager de devant ? Il tapote aussi. Ce ne serait pas moi par hasard, ou bien toi, qu'il aurait voulu draguer ? À Marseillle, je cours vers la voie 5 direction Toulon. Prends un Coca glacé à 2€ (c'est du vol), m'affale sur un strapontin, à côté de deux frères, des "minots", bruns, charmeurs, qui s'échangent des formules de dragons pour des jeux vidéo.

     

    Arrive une autre quinqua bien grosse à cheveux courts et tailleur, dont je hisse la valise. "Qu'est-ce qu'il y a dedans ?" - je prends modèle : - Un sanglier." Celle qui la transporte en a tout l'aspect et la corpulence. Un haut-parleur nous braille les arrêts dans les oreilles. "Cet arrêt-là" (le premier) "on ferait aussi bien de le faire sauter ; personne n'y descend, personne n'y monte." Et nous nous tournons un peu le dos pour ménager l'espace de nos strapontins. Seulement, parvenu à La Ciotat, j'ose un truc de dingue : j'approche mes lèvres de son épaule nue – elle regarde ça de près, incrédule, écœurée – puis je l'embrasse vite en disant "Au revoir Madame" ; et même sans la regarder dans les yeux, je l'ai vue illuminée d'un grand sourire, souvenir marquant et durable, car ce n'est pas tous les jours que l'on vit cela.

     

    Les retrouvailles avec Marcel sont chaleureuses, il ne doit plus conduire à cause de la cataracte mais attend que sa femme soit là fin juin pour l'assister, afin de le ramener de la clinique. Et parvenu chez lui pour la sixième ou septième fois, je me sens un peu chez moi, mange du poulet froid à la mayonnaise. La télé nous gonfle avec le bateau de la reine d'Angleterre dont le goût est très précisément de chiotte, jubilé ou pas, puis son reportage sur l'Ukraine (l'histoire en accéléré : "quelques épisodes de collaboration", tu veux parler sans doute de la main-forte abondamment prêtée pour l'élimination des juifs par balles ? 99%, quelle efficacité !) A 11h 1/2, forfait. À minuit, je me relève, pour écouter BHL recommander son film sur la Libye, bien se défendre d'avoir joué la cheville ouvrière de cette libération, se défaussant sur la dimension littéraire du "reportage subjectif" sitôt qu'on l'attaque (mesquinement, banalement) sur sa présence dans tous les plans.

    TABLEAU D'ANNE JALEVSKI VACHEMENT BEAU

     

    Tableau d'Anne Jalevski.JPGIl recommanderait à présent l'intervention militaire en Syrie sans en référer à l'ONU, ainsi que les Américains l'ont fait en 2003 pour l'Irak. J'hésiterais... On hésiterait à moins, Blaireaux... si seulement les Israéliens pouvaient en profiter pour reculer un peu les frontières au Golan..... Ça remettrait d'un coup tous les Syriens d'accord – alors Je décide que non... Nuit mouvementée sous la couette, réveil assez tôt, tour du non-propriétaire dans le jardin. Dépotage de plante en pot à 30€ : dans le plastique le terreau a viré au ciment, "sec comme le cœur de Ponce-Pilate" comme disait la mère de Marcel. Je cisaille les bords, puis je scie à la verticale, et tout le cul se décolle : ce fut long, j'utilisais auparavant toutes les sortes d'outils pour peu de résultats, tordais presque un plantoir en plastoc ; puis l'arbuste se mettait en place dans son petit trou jardinier. Mais tout n'était pas fini ! Les mains et les outils lavés, après quelque somnolence sur le lit d'en bas, la sonnette de la porte précédait de peu la Petite musique de nuit de Mozart, jouée à quatre : Michel et Marcel (violons), Elisabeth au violoncelle, et une altiste ex-violoncelliste qui parfois s'égare (Marcel, quant à lui, saute une ligne...) Ça écorche bien un peu, mais comment résister à la petite pantoufle de Marcel, 85 ans dans 15 jours, qui bat la mesure avec les deux femmes ? "On boit un pot, et on reprend après : j'ai des courses à faire" – fais-toi donc livrer

     

  • L'index de Pline

     

    C'est ainsi qu'en janvier, sans l'avoir vraiment lu, nous en sommes arrivés à l'index, nominum et locorum, ce fameux index closant nombre de livres antiques, censé résumer, renvoyer, mais qui ne renvoie plus à rien de connu : ces livres VII à IX de Pline le Jeune, je les ai commencées vers 2037 n.s., et je ne me souviens plus de ces sujets d'échanges épistolaires, ni de ces destinataires titrés, plus flous les uns que les autres. L'ordre alphabétique me mène à un incertain Helvidius Priscus, dont le nom du moins est certain, car d'autres nous sont parvenus estropiés, sur des stèles funéraires brisées, confondus avec leur fils ou leur frère qui portaient à peu près la même interminable brochette de prénoms, patronymes, cognomina ou surnoms.

     

    Tacite le mentionne dans ses Annales, 12, 49. Tacite et Pline Junior étaient intimes. Le premier grave et sombre, le second plus amène, voluptueux jouisseur de jardins et de composition. Un peu Alceste et Philinte. Helvidius Priscus fut tribun de la plèbe en 56 (après Jésus-Christ), s'il existait toutefois des magistrats à Rome qui se préoccupassent encore de cette fameuse plèbe, pas nécessairement miséreuse, et surtout pas leur tribun. Et Tacite le mentionne encore en 13, 28. "Il est exilé" : caprice de souverain, car ilétait facile de forger de fausses accusations, souvent vraies : tout le monde tapait plus ou moins dans la caisse. De nos jours aussi les députés sont loin du peuple et multiplient les petites affaires.

     

    Cet exil date de 66, Tacite le mentionne, mais aussi notre Plinius : livre VII, lettre 19, § 4. Suivi par sa femme, "deux fois", "une troisième fois elle fut bannie à cause de lui", son mari, propter maritum. "Mes concitoyens peut-être ne reverront jamais sa semblable", nescio an aliquid simile uisuris. "Car au moment où Sénécio fut mis en accusation pour avoir composé des écrits sur la vie d'Helvidius" – pourquoi ? c'était donc interdit ? - "comme il avait dit dans sa défense l'avoir fait à la prière de Fannia" (épouse d'Helvidius) ("c'est pas moi, c'est sa femme), Mettius Carus (le juge) demanda d'un air menaçant à celle-ci si elle l'en avait prié, et elle répondit : oui". Donc, mari et (...)

     

    En 56, il n'avait pas encore donné sa pleine mesure, il n'avait pas fait assassiner sa mère (en 59). "...Si elle lui avait fourni des documents pour son ouvrage : oui ; si sa mère en avati été informée : non." Mise à l'écart, couvercle médiatique, procès en inquisition : nous y reviendrons. Qui peut aujourd'hui défendre la vie d'un condamné ? Si ce fut justement ou non, rien ne nous l'indique ici. Ce qui est certain, et suscite l'admiration de Pline, c'est que "pas une parole inspirée par la ^peur ne lui échappa." Partageons donc avec l'auteur ce préjugé favorable : Néron est mort depuis longtemps. "Ce ne fut pas tout. Ces écrits mêmes, tout supprimés qu'ils étaient par un sénatus-consulte imposé et inspiré par la terreur d'alors, elle les sauva de la confiscation de ses biens, les emporta en exil ce qui avait causé son exil." Madame est donc solidaire, voire complice. Elle risque gros. Je ne sais pas où elle va. À Huelva ? Le Sénat n'est plus qu'une bande de mouille-colle tremblant devant le jeune souverain et sa mère aussi venimeuse que son fils. Mieux vaut assurément faire partie de la basse plèbe et ne pas relever la tête.

     

    Pline, fin lettré, apprécie fortement que des manuscrits aient été préservés. Les femmes romaines, aimant et secondant leur mari, n'étaient pas des potiches. "Et en même temps, comme elle était charmante, aimable, combien enfin, don que si peu ont reçu, elle savait se faire chérir autant que respecter !" Femme énergique, loyale et décidée, mais si charmante. Pourquoi pas. Romaine, mais non moins baisable. De haut caractère : "Aurons-nous des modèles à montrer désormais à nos épouses ?" Non plus que nous. Seuls à présent les enfants tiennent encore à distinguer les hommes et les femmes. Avant qu'elles ne soient pourris par la théorie des genres, les petites filles savent bien qu'elles deviendront des femmes. "Aurons-nous des femmes à qui même nous autres hommes puissions emprunter des exemples de courage, fortitudinis exempla sumamus, "de fortitude" ? que nous puissions, en les voyant et en les entendant, admirer autant que les héroïnes dont nous lisons l'histoire ?" Une plume anonyme classée d'extrême droite (car nous vivons des temps d'intenses préjugés) rappelait que les femmes conservaient de nobles qualités que nos lâches mâles avaient désormais abandonnés.

     

    Nous ne prendrons pas plus au pied de la lettre ces éternelles lamentations que les traits de cruelle satire à la Juvénal : ce dernier fustige les putes et les criminelles. De plus en plus croît la conscience de l'inanité des distinctions sexuelles, sitôt qu'elles quittent le pur domaine génital. Notre théorie du djenndeur usurpe la notion d'égalité, de l'indifférenciation, en la faisant déborder sur la sexualité même. Je le souhaitais dans le temps, pensant qu'avec un peu de bonne volonté, ou de volonté, nous pourrions concevoir ce que c'était que d'être du sexe différent : il faut nous y résoudre,théorisation ou pas, nouos ne saurons jamais être des hommes, des femmes, vécus de l'intérieur, à moins d'en être nous -mêmes. La Romaine de Pline, traditionnellement, doit relever la virilité des hommes, ou leur courage, qui n'est pas une vertu spécifiquement masculine. Paete, non dolet : et la femme de ce Paetus retendit à son homme le poignard qu'elle venait de lui arracher, pour être la première à se trouer l'abdomen. Stoïquement : "Ça ne fait pas de mal, Paetus". Et si une femme n'a pas peur, nous, les hommes, nous tremblerions de trouille ?

    Montée.JPG

     

     

    Machisme, machisme. Connasses. "Et voici que la maison même de Fannius me semble ébranlée, sapée sur ses fondements et tout près de s'écrouler, bien que Fannia ait laissé des descendants" – c'était la fille de Thraséa. Je m'y perds : mais ce Paetus, suicidé forcé, n'était autre que le beau-frère d'Helvidius. Epoux de la sœur de Paetus. Corrigez-moi si je me trompe. De cheval.

     

  • Ma femme, Le Pen, le Noir

     

    51 04 01

     

    Nous sommes Annie et moi dans une maison de location comme à Oléron. Des représentants sonnent, nous ne voulons pas ouvrir. Ils s'installent patiemment au soleil sur des chaises de jardin. Petit à petit nous fermons soigneusement et silencieusement les fenêtres derrière les stores. Nous les regardons à travers une vitre mais ils ne nous devinent pas bien bien qu'ils regardent eux aussi. Je suis en voiture une petite femme, à qui je passe commande (elle conduit devant moi une camionnette de livraison à la portière ouverte). C'est une employée de McDonald's, elle me propose de repasser ma commande à l'intérieur mais je ne comprends pas, je paierai plus cher (quelqu'un lui dit que je suis enseignant, que je peux payer).

     

    Ensuite elle essaie de me réparer une très vieille imprimante qui bouffe trop de papier à la fois. Elle est de Lège et ressemble à l'une de mes collègues prof d'anglais. Je lui dis que j'aimerais habiter sur le Bassin mais que ma femme tient beaucoup à sa maison de Mérignac. Elle semble dire que je suis velléitaire et que je n'obtiendrai ce que je veux que lorsque je serai un peu trop vieux. Elle est plus jeune que moi, mélange de raillerie et de sympathie – parce que je révèle mes faiblesses avec une franche naïveté.

     

     

     

    51 04 15

     

    Je cherche non pas à mourir mais à acquérir une supériorité des pouvoirs de l'esprit qui me permette un jour ou l'autre, avant ou après ma mort, soit de dominer les circonstance matérielles de manière à les incorporer à quelque chose de plus grand, soit d'acquérir la volonté de les changer matériellement. Tous les efforts de ma vie peuvent se ramener à cela et se justifier à cela.

     

     

     

     

    51 05 03

    Verdure et gratte-pieds.JPG

     

     

    Je joue aux billes avec Le Pen, énorme, parfaitement reconnaissable. Partout des salons où l'on mange ou prend le thé, garnis de personnes très snobs et bien habillées. Je ne le suis pas. Il me fait jouer à une espèce de tric-trac : sur une carte de france, nous nous faisons face, le jeu consiste à dégotter une ou plusieurs billes, petites, compactes, d'acier, en tirant avec une de ses billes à soi, à l'aide d'un bâtonnet d'acier, court. Chaque rangée de billes est défendue par une espèce de boudin de tissu. Je suis très malhabile et envoie dinguer mes billes un peu partout. Les spectateurs se marrent mais sans hostilité.

     

    Le Pen récupère deux billes dans un berceau de poupée. Il change sans arrêt le jeu de place, attend interminablement avant chaque tir, ne m'explique pas bien comment il faut s'y prendre, d'ailleurs ne joue pratiquement pas. En lançant mes billes avec le doigt, je parviens de plus en plus à tout lui démolir. Son aide change toujours le jeu de place, substitue une carte de l'Europe à une de la France. J'occupais en France le côté Pyrénées, lui, en Europe, le côté Arkhangelsk. Mais il fait enlever le tapis d'Europe, en plastique transparent, “par égard pour (sa ?] femme”. Cela devient de plus en plus long et pénible, le réveil sonne.

     

    Un serviteur, au milieu d'une partie, est venu me remettre mes clés d'appartement et de voiture, que je croyais perdues.

     

     

     

    51 05 08

     

    Mon père fait la vaisselle en tablier et grommelle très fort contre moi. Je précipité un bol et des couverts sales sur le sol en braillant : “C'est toi qui es chiant” et autres protestations grossières. Je sors dans la cour, où rôde un second père, un noir, qui pourrait me vouloir du mal mais que je sens plus généreux. Je lui lance maladroitement un couteau pour trancher sa gorge mais il l'évite. J'ai toujours peur que mon père, le Blanc, ne sorte de la cuisine pour m'égorger. Je dois me réfugier dans ma chambre de l'autre côté de la cour, sa fenêtre est restée allumée, aurai-je le temps de monter là-haut me barricader ?

     

    Mais le Noir est parti, vaquant à d'autres soins, et mon père, que j'ai bien fait d'insulter, reste collé à sa vaisselle. J'ai bien fait de me révolter, ce rêve demeure une bonne expérience. Je voudrais que toujours les mots coulent en moi comme dans une fontaine, et que je n'aie qu'à puiser lorsque je veux écrire.

     

  • Jean-Jacques Rousseau par Quentin de la Tour

     

    Un pastel sur papier marouflé, par Quentin de la Tour, lui prit cinq années à faire, de 1759 à 1764 : mais d'autres sources datent ce portrait de 1753 ; le modèle, "Jean-Jacques Rousseau, Citoyen de Genève", aurait eu alors 41 ans. Il regarde en face. Il est mal rasé. Ses lèvres esquissent un sourire aimable et réservé. Rousseau fait tout ce qu'il peut pour paraître normal, affable, ouvert mais digne. Ses cheveux ondulés, longs sur la nuque et sur les oreilles, présentent une teinte prématurément poivre et sel, et malgré leur dessin très nets, avec une petite avancée centrale, ne permettent pas d'affirmer qu'il portait une perruque, voire "poudrée à frimas". Le nez est fort sans excès, le menton volontaire et sensuel. Tout ce portrait dégage une volonté d'être quelconque et accueilli, mais nous l'estimons, n'est-ce pas, en fonction du modèle, dont nous connaissons l'identité : Jean-Jacques ne peut être que retors, et son innocence cache des trésors d'obscurités.

     

    L'amateur de psychologie au rabas ne manquera pas d'observer le serré de la cravate autour de son cou, séparant ainsi le sensuel de l'intellectuel, celui-ci en haut, se reflétant sur un vaste front lumineux, le second au-dessous, légèrement débraillé, mais en veste crème de marron. Le menton dément cependant, nous l'avons dit, cette scission ostensible. Ce qui fait que Rousseau, ma foi, conformément à tous les portraits de cette époque avec lesquels il faudrait le comparer, présente une tête détachée du corps, à l'avance décapitée, puisqu'il est entendu chez les imbéciles que notre philosophe a préparé la voie à la Terreur – nul doute qu'il en eût été le premier horrifié. Ici se montre l'ami du genre humain, le penseur, qui n'a pas encore donné toute sa mesure, et gagne surtout sa vie à recopier de la musique.

     

    Il porte donc en lui son futur Discours sur l'origine de l'inégalité chez les humains. Il répandra sur nous ses lumières. Il en est l'incarnation, bien qu'il ait besoin de nobles et des bourgeois pour vivre et se faire connaître. Entre les revers de son veston, ponctués de sept boutons recouverts de tissu, la chemise blanche se faufile, disparaît un instant puir reparaît, dans une affectation de naturel : Rousseau se présente sans apprêts, sans nul autre attirance que ses yeux bruns et directs. Un point de reflet blanc lui aux confins de ses pupilles, et nous le sentons pris et fixé dans une expression éphémère – qu'aurions-nous dit si nous l'avions cru banquier ? Il a voulu se présenter en "Citoyen de Genève", austère, affable et présentable.

     

     

    Ampoule.JPG

    Les persécutions ne l'avaient pas encore broyé. Il regardait avec confiance, fier de sa citoyenneté, de son honorabilité, de sa respectabilité : naturel, pauvre mais honnête, sur fond bistre sombre mêlé de gris. Correct.