Un inspecteur incorruptible
"En 1774, la France disposait de soixante-neuf vaisseaux" qui ne rapportaient pas grand-chose d'où leur nom de "vaisseaux sans gain" – "de ligne, dont vingt-six "hors d'état à la mer" comme on disait, et de trente-huit frégates, dont quinze "hors d'état". Le tiers des approvisionnements manquaient. Une dette de quatorze millions de livres" (soit : "de francs") pesait sur le département" (de la marine), "que l'abbé Terray, contrôleur général des finances, refusait obstinément de régler. Turgot, secrétaire d'Etat de la Marine pendant un mois avant de succéder à Terray, avait sans délai alerté Louis XVI : "Il est absolument nécessaire de pourvoir à l'acquittement de cette masse énorme de dettes, dont une foule de malheureux souffrent, qui excitent de toutes parts les plaintes les plus justes, qui répandent le découragement parmi les fournisseurs, réduisant plusieurs d'entre eux aux dernières extrémités, mettant par là des entraves à la célérité du service et rendant les marchés plus onéreux au Roi". Admirez au passage le style magnifique des rapports transmis à Sa Majesté. "Quant au personnel, Boynes l'avait complètement démoralisé par des innovations grotesques. Ainsi s'était-il mis en tête de calquer l'organisation de la marine sur celle de l'armée de terre, articulée autour du régiment. Il avait donc divisé la flotte de combat en
33huit régiment, chacun d'eux recevant le huitième des unités et du personnel, et décidé que chaque officier accomplirait la totalité de sa carrière au sein du même régiment. On conçoit que le jeune roi, passionné par la marine, eût décidé au bout de deux mois de lui demander sa démission : "Les changements qu'il a faits de la Marine, et qui n'ont abouti à rien, et son incapacité pour cette partie m'y obligent."
"On a dit plus haut le scepticisme qui avait accompagné la nomination de Sartine : à un juriste ignorant tout des choses de la mer succédait un autre juriste qui n'en savait pas davantage. Personne ne comprenait qu'on ne lui eût pas donné la Maison du roi, à quoi le prédestinait sa grande réussite comme lieutenant-général de police. Son ami Véri estimait que le cadeau était empoisonné : "Sa probité, sa douceur, son exactitude sont connues. Je l'aime personnellement et son avancement me sera agréable, mais je n'ai pu cacher à M. de Maurepas qu'il donne à M. de Sartine un travail au-dessus de ses forces." Pour la cour, et à l'instar de Vergennes," (ministre des Affaires Etrangères) son défaut de naissance" (noble) "suffisait à le disqualifier. Le baron de Besenval nous confie qu'il "était considéré comme fort au-dessous de son département, homme d'un esprit médiocre, et capable tout au plus d'une petite intrigue d'homme de robe, et subalterne." Mais on se trompe souvent sur les gens comme dit Cahuzac : "En matière d'administration, le nouveau ministre n'avait de leçons à recevoir de personne. L'état lamentable dans lequel il trouva la marine le scandalisa. Il en fit part au roi dans un mémoire rédigé deux mois après sa désignation. Lugubre bilan : "Un chaos effrayant où l'esprit démêle à grand-peine quelques restes épars et presque méconnaissables de cette ancienne constitution qui rendit autrefois la Marine de France la plus formidable de toute l'Europe. La subordination semble pénible à tout le monde... Une espèce d'anarchie où personne ne commande et personne n'obéit... Des opérations précipitées, mal conçues, mal dirigées et vicieuses dans le principe, ont aigri tous les esprits. On s'est égaré." Là encore, élégance de l'expression...
"Il commence par annuler les stupides innovations de Boynes et rétablit pour l'essentiel le système mis en place par Choiseul et Praslin" poil aux pralines. "Puis, après avoir étudié à fond ses dossiers, il part en tournée d'inspection. Il a prévenu l'intendant de la marine de Brest : "Mon objet, en allant à Brest, est uniquement de m'instruire et d'y prendre des connaissances que je ne puis acquérir loin d'un port. Vous sentez donc, Monsieur, que tout ce qui tendrait à m'offrir des objets de distraction contrarierait mon plan. Je demande en grâce à M. le comte d'Orvilliers [chef de la flotte de Brest], chez qui je logerai, et je viens vous demander aussi de vous opposer à l'avance à tous les préparatifs de fête, de bals, de comédies. Je ne veux pas d'autre spectacle que celui de l'arsenal du Roi et de son port." Ce refus de tout amusement signifiait aussi qu'on ne l'amuserait pas.
"Trois semaines à Brest. Les vaisseaux sont entassés bord à bord dans l'étroite embouchure de la Penfeld. L'air circule mal et les coques pourrissent. On change les vaisseaux de côté tous les six mois pour égaliser au moins les méfaits de l'humidité du vent dominant. Sartine s'enquiert de tout, multiplie les visites, reçoit le soir les représentants des corporations impliquées dans les fournitures. Une inspection aussi complète n'avait pas de précédent. Quant il repart, la marine sait qu'elle a un ministre." - celui de Hollande s'appelle comment, déjà ?
"Cet homme tenu à la cour pour médiocre et subalterne accomplit une révolution. La marine de guerre vivait encore sous le régime des ordonnances prises en 1689 par Seignelay, fils de Colbert, auxquelles Choiseul n'avait apporté que des modifications mineures. Par l'une des contradictions que l'Ancien Régime se montrait prodigue, elles donnaient à la plume la prééminence sur l'épée. Les chefs de bureau, premiers commis du secrétariat d'Etat, dont le petit nombre ne cesse de nous émerveiller (quatre-vingts en 1774, cent six en 1780 alors que fait rage la guerre sur mer), étaient beaucoup mieux payés et jouissaient d'un plus grand pouvoir que les officiers embarqués.
Pour ces derniers, et contrairement à l'armée de terre, l'avancement était difficile : en 1775, la moyenne d'âge chez les capitaines de vaisseaux dépassait la soixantaine et les chefs d'escadre étaient le plus souvent septuagénaires. Le Grand Corps, selon l'expression consacrée, compensait ces inconvénients de carrière par un orgueil de caste incommensurable.