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  • France, tu veux crever

     

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    France tu veux crever M'enserrer dans tes horaires tes gestes souples et mesurés quand j'ai envie d'entrer dans la rue comme on entre en religion, de gueuler que je suis bien autre chose parmi tous ceux qui s'avancent. Le drame est de ne pouvoir se maintenir en une seule humeur je suis le maître du monde né pour ébranler du bout de mes ailes les piliers mêmes de notre Goutte d'Eau majuscule MENTEURS MENTEURS bouffe-merde réducteurs de têtes Les Français n'ont pas besoin de connaître les poèmes de Frau Mayröcker Babouin Babouin je lis je monte aux barreaux de l'échelle qui branle ce sont les textes et le vieux Jôns refuse de fêter son centenaire comment peut-on ainsi invoquer le centenariat – qui de vous vécut jusque-là et pourra raisonner France France tu peux mourir Et si le soleil ne se levait jamais Tue et crie Waluliso à moi Mouna – tout doit être recueilli comme le sperme du roi d'Espagne il n'est pas possible que cette peau-là sur mon ventre pourrisse

     

     

     

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    Tu es seul, c'est le moment c'est l'instant de mûrir d'un coup et de prendre d'autres points de vue sur l'existence. Tes rêves recueillis relancent la machine : un jour je récrirai, mais à la main. Mon doigt me fait mal. Il me semble que j'ai le cafard depuis mon enfance. Mais c'est faux. 61 ans de Frank, au beau système pileux facial : régénéré. Aurait une amante noire et s'embellirait pour cela. Jacques, aux mollets de baobab, doit surveiller son médicament. Muriel, 70 ans, épaissie. Arielle siestolâtre. Ludwig zézayant sympa, énigmatique. Ne veut pas laisser paraître son inculture. Bernard lourdaud sur son sentier. À chacun son paquet. Ici le Singe Vert. Ici le quadrumane. Ici les trois qui se croisent les mains derrière la tête, signe qu'ils seraient mieux ailleurs, désir d'évasion d'après les manuels d'observations comportementales. Mais comme tous l'ignorent, n'ayons pas de scrupule. Des sportifs qui courent à l'écran, soufflant des joues. "Ce n'est pas intellectuel" – si, Justine : c'est une autre partie du cerveau qui fonctionne.

     

    Deux éclairs, à quelques semaines de distance, m'ont révélé une subite envie de courir, un instinctif besoin atrophié, comme un accomplissement de soi, un dépassement, pour les muscles, faisant partie de soi. Puis c'est retombé. Je ne l'ai plus jamais ressenti. Occupe-toi de toi, sans complaisance. Il faut à certains du renouveau constant, les premiers contacts sont toujours les meilleurs, on déploie tous ses charmes en dépit des fâcheux qui gueulent en terrasse : elle et .......................................................................................

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    moi nous entendions comme larrons en foire. Elle avait de beaux seins émouvants portés en balconnet. Je lui racontais des sottises et nous pouvions parler sans nous répandre en polémiques. Elle soutenait la pénalisation des clients de prostituées.

     

    Je soutenais moi que c'était une mauvaise solution ; un jour l'érection serait punie d'amende. Tout irait bien mieux si les hommes ne voulaient pas "introduire leur machin", comme disait Delphine Seyrig. Mais ici, il règne une déconnexion des cerveaux épuisante à la longue. Gens, exercez vos cerveaux si vous ne voulez pas sombrer dans les insignifiances : apportez toujours vos outils avec vous. Les fulgurances qui surviennent, privées d'écriture, s'évanouissent, dans la presse du quotidien ; mais pour peu que j'en aie le temps, les voilà qui disparaissent : étions-nous faits pour briller dans ces assemblées où il ne se passe rien ? "C'est l'écriture ou moi", déclarait Knesset. Je ne sens ici nulle communication.

     

    Avec Sylvie, j'y reviens, c'était l'amitié ; mais nous vivions si loin, si séparés dans nos activités ! Nous ne pourrions nous revoir que dans bien des mois, rien ne peut se passer si l'on ne couche pas, et je devrais, dit-elle, interrompre mes flirts interminables avec Kohani, car je l'empêcherait de tourner la page, tournée en fait depuis longtemps. Salut, gens de Paris, écrivains de Bogota et d'ailleurs. Nous dépendons tous désormais d'une défaillance de fil électrique : un fil vous manque, et tout est dépeuplé. Fions-nous à nos instincts – mais la ouate envahit nos cœurs, pour nous protéger de l'ennui. Je me remettrais bien à boire. À 70 ans je balaierai encore mes bordures de trottoir. Je suis aussi comme les autres et cette vie n'a aucune raison de se prolonger indûment. Maurice viendra avec sa barbe de grand enfant : et nous parlions de cul, de bière, de punch, d'automobiles. Arielle tartinait ses pieds, sauvait un lucane, Gilles renonçait à écraser l'insecte. Je suis déjà venu ici quarante fois. La torpeur gagne. Dis-moi l'heure. On rigole mollement. Peut-être que tout le monde s'emmerde. Pourquoi cela. Pourquoi manger. À présent l'odeur fade et sournoise des pets, le ramollissement cérébral, l'agrément des attentes molles, une convivialité sans aucun abandon, je n'ai jamais toléré l'évasion du cerveau sans qu'elle se transforme en eau de boudin...

     

    Pourtant combien j'étouffais entre ma femme et mon chat ! "...Choses que chacun peut dire sur les évènements de la vie quotidienne..." Les informations sortent d'une boîte en fer percée de trous. Je me souviendrai de tout, avons-nous acquis la maîtrise de la littérature ?!... météo sans tache, bonne humeur perpétuelle, les avions tombent et je me sens bien. "Voudriez-vous venir dans mes bras ?" Mais cela ne me dit plus rien. Tant d'humeurs répandues me rebutent. "Cette horreur du sexe", répétait ma psychiatre, "cette horreur du sexe" – ces seins fripés émouvants vus d'en haut, ces rides qu'ils portaient à leur surface supérieure, et ce fond de vous qui doit vous remonter, afin de bien consolider votre jeu – lis-moi toujours et ne réponds jamais, je sais quelle est ta vie, tes projets sont peut-être d'aller vieillir en Corse, je t'aimais bien je t'ai déçu.

     

  • L' "Histoire véritable" de Montesquieu

     

    Quittant non sans satisfaction Le temple de Gnide, nous tombons dans pire encore, à savoir l' Histoire véritable, aussi fausse que son titre le laisse prévoir, présentée par un libraire qui veut gagner de l'argent, et qui n'est autre bien entendu que le sérieux Montesquieu lui-même ; il est vrai qu'un homme de sa position ne se fût pas aidé en publiant des ouvrages d'une telle légèreté. Bien d'autres avaient agi ou agiront de même. Il imite en cela Lucien de Samosate et ses Histoire vraie, repris par Apulée dans son Âne d'or, mal traduit dès le titre car c'est de rousseur qu'il faudrait parler : toute vache rousse chez les Hébreux, tout enfant roux chez les Egyptiens, se faisaient brûler en tant que porte-malheur...

     

    La publication de cette Histoire véritable est contemporaine de Gil Blas de Santillane, "dernier chef-d'œuvre" nous dit-on de la littérature picaresque : le Moyen Âge, Cervantès, tant d'autres, aiment à nous promener d'histoires en histoires, savamment enchâssées l'une dans l'autre, ou bien astucieusement successives, afin de nous rendre compte des tribulations d'un héros, animal ou humain. C'est ainsi que Gil Blas, héros de Lesage, nous promène du haut en bas de l'échelle sociale, depuis les détrousseurs de grands chemins jusqu'aux archevêques. L'âne de Lucien ou d'Apulée devaient se régénérer afin de recouvrer apparence humaine. Finalement Montesquieu se saisit du thème qui conviendrait le mieux à une telle ascension : celui de la métempsychose.

     

    Un mauvais sujet devient insecte après sa mort, puis passe en oiseau, en perroquet parleur, en chienchien que sa maîtresse accable de baisers, puis en vaurien pendu à 18 ans mais courageusement, le voici courtisan. Un jour il sera homme de bien et ne se réincarnera plus. Le tout se déroule dans une contrée où l'on croit à ces balivernes, dans un Orient fantasmé avec toutes les fadeurs et clichés que l'on peut évoquer en ce XVIIIe siècle friand de découvertes et d'exotisme. Les Lettres persanes en effet qui précèdent n'ont pas encore épuisé cette veine. Montesquieu est encore jeune et ne peut produire deux œuvres majeures à la suite. Il en projetait le remaniement, sous forme de dialogue, et s'aida pour cela des appréciations de Jean-Jacques Bel, dont une étroite rue de Bordeaux porte encore le nom : ce fut un parlementaire et journaliste mort dans la quarantaine, j'allais dire comme tout le monde, ami de Montesquieu et académicien de Bordeaux.

     

    Puis Montesquieu laissa ce projet, pétri d'autres préoccupations, et nous devons notre indulgence à ce ramassis d'aimables fadaises qui ne nous apporte qu'un peu d'esprit et beaucoup de généralités. Il s'y trouve bien moins de ces observations sociales qui déjà dans les Lettres persanes frayaient la voie aux constructions du futur Esprit des Lois : "parfois le vieil Homère sommeille", et nous ne quittons guère les lieux communs de l'inconstance des destinées et de la corruption humaine généralisée : chacun, chacune, entretient en secret un amant, une maîtresse, et l'imitation des grands gymnosophistes indiens n'est pas à la portée d'un mortel du dernier commun. Notre héros devient fripon, triche au jeu dans nos contrées, dépouille ainsi de grands seigneurs enrichis sur le peuple et constate que "[s]es belles manières leur donnoient tant de goût pour [lui] qu'ils étoient au désespoir quand ils se trouvoient obligés de s'ennuyer à jouer avec quelque honnête homme". C'est déjà le Neveu de Rameau, mais ce dernier ne sort point de sa condition et n'est déjà plus picaresque. "On me mettoit de toutes les parties de plaisir, et je dépouillois une société de si bonne grâce que toutes les femmes me lorgnoient, ce qui m'étoit très souvent à charge," (le pauvre) "car les distractions que cela me donnoit m'empêchoient de jouer mon argent." Tiens donc. Caltez volaille. "Tirez-vous gonzesses" (il est bon de traduire, transferendum bonum).

     

     

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    La narration retrouvera de ces accents plus tard, décrira des joueurs. Si illimitées que semblent les actions des hommes, elles retombent toujours dans les mêmes schémas. Pourtant nulle partie d'échec n'en reproduit exactement une autre. Nous naviguons de lieux communs narratifs en lieux communs spéculatifs, car nous ne saurions invoquer de philosophie. "Il était une fois un tricheur." Bon. Qui n'en tirait pas toujours bénéfice. Finira-t-il en prison, sur une prairie de duel ? "Quand on m'annonçoit dans une compagnie, il se faisoit une acclamation générale ; j'étois un homme d'importance, quoique je n'eusse ni emploi, ni valeur, ni naissance, ni esprit, ni probité, ni savoir." Nous avions oublié les clichés de morale, et nul ne se soucie plus de la naissance, à l'exception des basanés : car nous aussi possédons nos clichés.

     

    Pour attaquer l'innocence, et pour la défendre. Racistes et antiracistes. "Je commençai une autre vie dans la ville de Corinthe". Nous voici en terrain plus connu. La cour précédente, où sévissait le tricheur, appartenait donc plutôt à quelque royaume du Moyen-Orient, car ces mœurs dissolues sont de tous temps et de tous lieux, ce qui permet de transporter ailleurs ce que le moraliste veut blâmer dans son propre pays : procédé vieux comme le monde. Avalanche de clichés à prévoir. Notre déploration même, notre lassitude, sont clichés. Adoncques : "J'entrai dans le monde avec une assez belle figure", entendez "apparence", "un air assuré et une très grande liberté d'esprit." Les caractères de notre migrateur se conservent à peu près semblables d'une peau à l'autre. Grand mystère en effet de ces permanences, ainsi que les tourments et les félicités dont "les dieux" dixit protagonista se complaisent à doter les humains, les promenant de carcasse en carcasse au lieu de les mener tout de suite à leur fin : douce raillerie, déjà exprimée dans ce texte par notre ressuscitant personnage, alias le jeune Montesquieu lui-même : "Mon talent principal fut une facilité singulière à emprunter de l'argent". Ne pas rembourser ce que l'on doit en abondance est déjà moins malhonnête que de piller les seigneurs au jeu.

     

    Mais d'une identité à l'autre nous voyons cependant un progrès bien lent, bien languissant. A moins qu'il ne fasse bien des fois retourner sur le gril une nature si imprégnée de vice avant de lui ouvrir les portes du nirvâna... "Je trouvai des gens très complaisants, mais un homme" – enfin une péripétie ? - "qui avoit été de mes amis, me devint insupportable, car il ne me voyoit jamais qu'il ne me parlât de le payer". Sorte de leçon morale par la pratique. Mettons qu'il soit tué en duel et n'en parlons plus, car il est déjà dix heures et dix-huit minutes.

     

  • L'Art d'aimer, d'Ovide

     

    L'art d'aimer, en latin Ars amatoria, "l'art amatoire", d'Ovidius Naso, soit "Ovide au Grand Nez", n'est licencieux qu'en sa toute dernière partie, lorsqu'il donne des conseils aux femmes, en particulier de feindre le plaisir si l'on a le malheur de ne pas le ressentir. Mais je commence, dirait Madelon, le roman par la queue. Il faut procéder par le charme, la gentillesse, l'instruction, Messieurs, n'oubliez pas l'instruction, l'humour raffiné qu'elle procure, car votre cerveau, vous l'emporterez jusqu'au bûcher, tandis que vos traits se flétriront, que votre menton tombera, entre autres choses. Et puis lavez-vous, soignez-vous, parez-vous, parfumez-vous, sans pour autant dégager à dix pas une odeur de cocotte.

     

    Soignez votre haleine, vos vêtements, soyez beaux vous aussi, délicats, attentionnés, beaux parleurs, car "moi aussi", dit Ovide, "j'ai aimé, mais j'étais pauvre, et ma seule richesse était mon discours amoureux." Ce sont là des recommandations élémentaires, mais qui pouvaient surprendre chez les mâles romains, plus prompts à dégainer l'épée qu'à traiter le beau sexe avec des égards. Oui, les hommes et les femmes étaient amoureux au temps des Romains ; l'homme ne régnait pas comme un despote, la femme se rebellait et commandait, c'était elle qui demandait le divorce, comme de nos jours, seule de toutes les femmes autour du territoire romain. Ses biens étaient protégés, elle jouissait faute de mieux d'une très haute considération, elle n'était ni voilée ni confinée dans un gynécée grec au premier étage avec défense de sortir : en Attique, c'étaient les hommes qui faisaient les courses avec le poireau qui dépassait du panier, mais non tas de pervers je parle du marché aux légumes.

     

    Tous les détails du service amoureux sont à votre disposition, dans ce manuel du parfait séducteur latin, ce que fut Ovide lui-même qui le paya très cher, car l'empereur Auguste l'exila jusqu'à la fin de ses jours au bord de la Mer Noire pour avoir levé ses yeux et autre chose aussi vers des princesses impériales : nous n'en saurons jamais rien de façon précise, mais tout porte à le croire. Ovide se tenait une fâcheuse réputation de suborneur de vertus, y compris conjugales : il est dit dans son traité qu'il faut suborner d'abord le mari, se lier d'amitié avec lui, échanger des regards avec sa femme quand il baisse les yeux ou s'engloutit dans une grande coupe de vin, que l'on renouvelle autant de fois qu'il le faut.

     

    Sombres projets.JPGOn joue sous les yeux de l'époux, on trace avec le doigt des messages codés dans le vin répandu sur la table, on se fait du pied, la femme sert à boire en appuyant bien le sein sur l'épaule de l'amant...Bref, L'art d'aimer serait une véritable école de libertinage. Une école militaire aussi, car l'auteur affirme avec humour que tout homme soumis au général Cupidon, armé de son arc et de sa flèche, subit un véritable entraînement de soldat : à lui les veilles (passées à attendre devant la porte de la belle), à lui les soumissions au général en chef, la belle en personne : si elle aime une chose, aime-là ; si elle déteste ceci ou cela, déteste ceci au cela ; si elle t'ordonne telle ou telle mission impossible ou périlleuse, accomplis cette action ou cet exploit, et ne te plains jamais, continue d'adorer celle qui te commande et te malmène ainsi. Où l'on voit que la soumission de l'amant à sa bien-aimée n'était pas l'apanage des troubadours mille ans plus tard, mais faisait partie des codes universels de la relation amoureuse.

     

    La différence est que le Moyen Âge introduira des notions de culpabilité, de mystique aussi, de séparation riche en souffrances et en formation morale ; Ovide, homme antique, ne voit autour de lui que des dieux et déesses n'ayant qu'une envie, celle de fricoter dans la joie. Nulle culpabilité, le mari cocu n'est qu'un mari cocu, et non pas le représentant des lois divines, sombres et sacrées, puisque les dieux se livrent eux aussi à l'adultère. Le but du jeu est de faire l'amour dans le plaisir mutuel, et non de rejoindre la beauté de la divinité comme chez Platon, lui aussi homme antique. Les derniers vers du poème d'Ovide (et non point Ovidie) vantent l'amour physique, et les dernières indications de son traité Ars amatoria s'adressent aux femmes, en plus petite quantité, non que la femme ne soit pas digne de recevoir des conseils, mais parce que, d'instinct, elle n'en a pas besoin.

     

    C'est Vénus-Aphrodite et son fils Cupidon-Eros qui mènent le monde, non seulement de façon sauvage, comme chez Lucrèce, qui fait de la folie génétique et reproductrice le moteur même de toute l'animalité, de toute l'humanité, mais aussi de façon cultivée, culturelle plutôt : l'humain transforme ses instincts en un code issu du bon sens, de la raison, d'un instinct du plaisir et du raffinement, un art, dans le sens aussi de technique, transcendée par un instinct de la qualité supérieure – un instinct civilisé, qui s'insère dans une société, dont les codes sous-tendent ladite société sans s'y opposer de façon dangereuse ; plus tard, l'amour illicite constituera un danger pour la hiérarchie sociale.

     

    Ici, non. D'où le rappel à l'ordre de l'empereur à l'auteur, qui finira ses jours en actuelle Bulgarie. Mais en attendant, que d'humour, que de légèreté, que de superficialité, que de joie. Je dirai même que de bonheur. La lecture de L'art d'aimer est saine, souriante, c'est une perpétuelle leçon de grâce et d'aisance, dont la langue latine parvient à rendre l'aimable facilité : "Si Tu veux être aimé, sois aimable" dit-il. Ne sois jamais grognon, apporte des cadeaux et de belles, gentilles esincères paroles. Cette femme que tu aimes te mettras à l'épreuve, puis cèdera tout attendrie par ta bonne volonté, par ton apparente soumission, car il s'agit d'un jeu, d'un manège, d'une partie menée ensemble, sans hostilité, sans ces fameux complexes qui nous entravent. Et cet optimisme, cette jeunesse, cette joie de vivre, était appréciée aussi au Moyen Âge, où coulait un fort courant de jouissance, opposé à ces tourments décrits dans les romans courtois. Ovide ne se tourmente pas, il ne dépeint pas des êtres sauvages et demi-fous comme Médée qui assassine ses enfants pour se venger de leur père, Clytemnestre qui fait trucider son mari par son amant qui est son cousin, et autres horribles drames.

     

  • Déménagement doux

     

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    Lambert Wilson que ma "rage aiguillonne"me presse au cul d'une vive pupille. Ma tronche en biais le fait fuir sitôt que je me tourne. Il n'y a point de souci qui m'accable. Ici j'ai trouvé un accueil humain, sans plus de comédie sur une fausse entente ou complicité. Chacun a ses défauts et ses moutonnements de complexité, présente quelque chose au-dessus de sa surface de con. J'écris présentement dans la chambre de Franck, dont l'épaisse moustache entretient la sympathique vanité. Plus une ressemblance avec Nils son frère mort, voire avec sa mère que j'ai à peine connue.

     

    Sous l'escalier sa cousine me montre et me remontre d'abondantes photos de toute une vie ; il n'est point de circonstances qu'une jonchée de photos n'aient pas mémorisées. Mais alors se dévoile la vanité des vies, courant d'une joie à l'autre comme des enfants lâchés dans une confiserie. Et l'on s'aperçoit ou devrait s'apercevoir que ce ne sont point les barbecues d'un beau-frère anglophone ou les croissances de moustaches d'un oncle qui forment la vraie vie, mais les pensées qui se sont succédé, les lectures et les films, les sentiments et les innombrables rêveries qui nous ont révélé le fond de vie parallèle sur quoi se détache notre destinée véritable : qui est de rêver, de penser, de juger. Sécheresse.JPG

     

    Notre vie en sous-main n'est pas loin d'avoir été la seule vraie, à nous autres qui n'avons point vraiment agi ni infléchi la course de la planète. Bientôt je lèverai la barre de fer qui clôt pleins ouverts les volets d'ici, donnant un invincible sentiment de sécurité. En réalité cette barre est restée dressée sur le carrelage, inemployée. J'espère que ma femme saura surmonter la vie, car ici l'infinité plane, et le désir que tout s'aggrave pour les mal mariés. Pourtant je ne le veux plus, car les insurmontables inconvénients qui m'empêchaient de jouir ici de la simplicité et de la vérité se sont convertis en acceptation : pour nous autres les faibles, impuissants à nous transformer, il faut bien se résoudre à nous en être trop conté – trop grand, trop ample.

     

    Nous voulions être les héros du siècle, n'en étions sans le savoir  que les comparses, les piétinés obscur, à qui rien pourtant ne manquait des facultés de vivre... 

     

  • Prémisses de l'amour

     

    • Elle dit « Mon amour n'était pas éveillé ». Je crois que si. Je ne voulus pas répéter l'expérience de V., 38 ans, moi 25 : « je ne viens pas », disait-elle (sévère, chemisier marine)« chercher l'aventure : juste prendre des cours”. Dont acte. “Mes besoins sexuels »  (disait-elle) je les comble à la va-vite, ni plus ni moins, comme on pisse. » Château d'Aurillac.JPG

    •   Et dans mes yeux je mettais « Montrez-moi, montrez-moi... » votre branlette express) - entre elle et moi passaient des ondes de torpeur où chacun savait bien, dans la suffocation de l'été, ce qu'il voulait de son corps. Ce sont des temps d'effrayante ancienneté,n'est-ce pas 75 ans qu'elle aurait désormais, bien sonnés ? par suite d'un accident, où son mari avait perdu la raison, son nez saillait à peine, un charme de camarde, trois cartilages pris d'une autre partie du corps et mal rajustés, toujours en semi-dislocation sous l'épiderme et la monture des lunettes - sanglée, revêche autant que moi -   que je ne revive plus cela, ces faussetés. Sa sœur qui paraît-il dansait nue au Crazy Horse, ces filles renvoyées sitôt qu'elles touchent un client couchant à deux par chambre – de qui venait un tel raffinement de perversion ? «il est difficile en effet » ( les interviewers insistaient) « d'avoir des liens amoureux à l'occasion du travail ; nous sommes mariées avec notre métier.L'équipe du studio, les auditeurs, bouleversés, n'apprenaient plus qu'une chose : les chastes, les prudes exhibitionnistes en scène, se transformaient bel et bien en branleuses à deux - – les frustes bites des touristes se persuadant trop volontiers - que le Crazy Horse, régiment de gouines, brûlait de tendres vertus...

    •   Cependant ma Hanem rassemble pour son cours des documents sur table. J'étale mes connaissances et mon parti pris d'enseignant collaborateur : « ...ce que nous voulons faire ensemble. » C'est toujours ainsi qu'il faut faire : feindre le pied d'égalité. L'anti-Leçon d'Ionesco. Et je la faisais lire à haute voix. Elle articulait, sd'une voix douce d'ocarina, sans grande expression, avec une application touchante. J'appris plus tard qu'elle faisait lecture ainsi à son mari Nikos pour l'appâter. Jouait à la maîtresse. Nikos était sa créature, jamais Pygmalion n'abandonne sa statue. Et je couvais de tous mes yeux d'attention, de ferveur – de tendresse me dit-elle un jour - ma dernière élève.

    •   Et ses yeux se levant un jour de son livre sa voix un instant se suspendit, à me voir ainsi par-dessous. Il faut aimer profondément ses disciples. Puis de nouveau la nuque s'inclina sur les pages. Vêtue sobrement : cela m'avait bien plu. Pas le genre de femmes à poitrine expansive -    «pas pour toi gros porc” - mais j'étais observé moi aussi. Les cours passèrent.

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    • Nous habitions, Lazare et moi, une cabane en rondins toute en recoins : mon bureau donnait sur le jardin, pelouse détrempée, par capillarité, aux moindres crues du fleuve. Le battant de bois, rebondissant doucement sur la vigne vierge extérieure, se rabattait sans cesse vers moi ; je préférais alors allumer ma petite lampe au lieu de me pencher sans cesse pour le repousser : c'était là que je préparais mes cours, sur des feuilles A4 non lignées.

    •   C'était un plaisir pour moi d'imaginer mon rôle.

    •   En un certain début d'après-midi, rédigeant un schéma de questions sur Baudelaire ou Swift, il me vint ce fameux pincement de cœur, dans cette antichambre.

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    •   Et jamais je n'avais ressenti cela depuis ma haute adolescence, me surprenant à murmurer “Liétouva chéli” en hébreu et français, car celui qui ne met pas son âme et son cœur entier dans sa leçon ignore ce que c'est que d'enseigner. J'amorçais déjà de ces conversations ambiguës, où chacun sait à quoi s'en tenir mais aimerait, sans trop paraître se défier, s'assurer. J'ai sonné, elle m'a ouvert, nous sommes entré dans la cuisine où se tenait désormais la séance pédagogique ; puis nous avons commencé à interpréter Baudelaire, ou Corneille (« Cela ne m'intéresse pas beaucoup ») mais je ne ressentis plus rien. Je faisais mon boulot, question-réponse (le contraire de ce qui se fait à présent), et peu à peu je distillais ma Passion de Maître. Le fils Enten m'avait dit un jour : “Arrêtez de vous demander comment nous dire que - vous nous aimez...” Cela se voyait donc tant ?... Qu'il me soit beaucoup pardonné pour ces mouvements de mon cœur.

    •     Je me souvins alors de cette autre lecture, guerrière (La légende des siècles) d'une si petite brune aux cheveux lissés, si émouvante : elle essayait de faire tonner sa voix sans parvenir à dépasser le premier rang. Emu aux larmes, je lui fis tout poursuivre jusqu'au bout (c'est ainsi que Roland épousa la belle Aude).Cela remonte à ma préhistoire, et le C.E.S. de C. ressemble désormais à quelque monstrueuse chrysalide en plaques de verre, sans la moindre ouverture vers le ciel.

     

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    •   D'elle à moi, 17 ans d'écart : 46, 63 - nombre du jeu de l'oie, limite alors d'une existence humaine. A présent Hanem frôle la cinquantaine, sans soupçonner qu'elle aborde la plus féconde décennie de sa vie. Ayant cherché plus tard ce que nous nous offririons de plus intime, nous découvrîmes, elle, un doudou de fille ; moi, dans une petite boîte à pilules, trois ou quatre dents de lait, recueillies par ma mère. Hanem les glissa dans son corsage - me les eût-elle rendues, ces dents, je les aurais jetées dans le première regard d'égout venue ; non que je fusse amoureux à ce point, mais il me semble morbide que ma mère ait tenu à conserver ces ossements intimes.

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    •   Je ne me suis pas laissé aimer par ma mère. Cette première sensation d'amour j'eusse voulu l'entretenir (nostalgie ?) au Maine-Giraud, dans cette pièce exiguë où Vigny rédigea d'une traite le premier jet de La mort du loup. Mais rien ne me vint ce jour-là. Tant d'années après, j'entretenais, je ravivais la flamme : sitôt que j'entrevis Hanem en position d'enseignée, je ne songeai qu'à dispenser mon savoir, ce jour-là très moyen.

      • Nous étions proches à nous toucher, sans réagir. Le mari, mystérieux, se glissa dans la pièce - «ne vous dérangez pas » - pour un couteau à chercher ; j'imaginai pour le mettre en confiance de l'inviter à l'un de nos cours. C'étaient Les mémoires d'Hadrien. GK se tournait vers lui pour répondre : “Ce n'est pas votre mari qu'il faut regarder, mais moi”. Le texte décrivait une tempête, topos antique, d'Homère à Foligno. Nikos semblait ravi.

    •   J'appris ensuite l'ivrognerie de ce mari, ainsi que sa totale gentillesse : le mot venait d'elle. Plus tard elle admit que cet homme était aussi cultivé qu'on peut le désirer « Il faut bien qu'il le soit » disait-elle, puisque je le vois toujours vautré devant l'écran, même devant Arte. » . Plutôt cependant demeurer seule que subir de tels épiages : il la serre au cul sitôt qu'elle s'approche de l'ordinateur, où Dieu merci nous avons ménagé une cache informatique ?

    • Mais la voici qui joue la carte de la réconciliation conjugale : Kyrios Nikos baise bien. Mieux que moi. Bien plus efficacement. Il se retient à volonté. Il accompagne désormais partout sa femme, au cinéma, aux chiottes, en promenade.

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    •   Moi non plus je ne cède rien : mon épouse est malade, toujours je la servirai, nul ne me déviera, moi non plus, de mon serment (« N'espère rien de lui ; il ne lâche rien. ») Je suis allé trouver ce fameux baiseur hors-pair : je n'ai trouvé que finesse. Ni voix pâteuse ni tremblement dans le service du jus de fruit. Ces deux-là, entre lesquels je veux m'introduire, comme un coin, s'entendent bien, car ils parlent d'amour entre eux, ils font le point sur eux-mêmes ( conseils aux couples en difficulté  : « Faites parfois le point sur l'état de vos relations » - je ne le fais plus, et pour cause, avec ma légitime) - je dois donc escompter de fortes résistances. « Je n'ai plus l'intention de lui faire subir à nouveau tel enfer » disait-elle de lui ; il en avait perdu dix kilos dans le mois) moins pour d'éventuelles relations du corps que par le simple fait qu'elle serait amoureuse d'un autre – il l'a vu dans ses yeux.

     

  • Mythologies impériales

     

    C'était un geste traditionnel des consuls : couronner le dieu Janus "d'un double laurier". Ils promettaient tous la même chose. Être consul n'était plus rien. Juste une titulature décernée par l'Empereur, lui-même consulaire. "L'année écoulée tirait son éclat de l'Empereur, le lustre de celle-ci lui vient du consul, et la trabée rehausse le prestige d'un diadème bien gagné, emerita (...) diademata." "Le lustre" est ici le verbe "coruscare", il n'a rien à voir avec la période de cinq années des censeurs de la République. Précisons : Avitus est déjà Empereur, et ce premier janvier 456, il "prend les faisceaux", comme faisaient les consuls en effet de la grande époque. C'est en sorte une consécration. De juillet à janvier, l'année s'est écoulée, s'est finie. Dorénavant, la dignité impériale sera augmentée de la dignité consulaire, comme si le général en chef (imperator) montait encore en grade en parvenant au sommet de l'Etat.

     

    Mais c'est véritablement se tromper d'époque. Au Ve siècle, la situation s'est inversée. Le consulat gardait cependant tout son prestige. "C'est avec des hochets qu'on gouverne les hommes", dit à peu près Bonaparte. Réalité, prestige mythique : manque seulement la mythologie. La voici : "Tu t'alarmes en vain, Muse, parce que l'Auster a frappé les voiles de notre esquif" – non, elle s'en fout, la Muse. Le vent du sud serait ici Genséric, roi des Vandales, qui s'incruste en Afrique du Nord, et contre lequel, vous allez voir ce que vous allez voir, nous allons lever une flotte ravageuse. Et gonflé d'honneur familial, notre jeune Sidoine proclame : "si nous sommes au début de notre course sur la mer de la Renommée, pelago famae, voici l'astre qui sur l'azur des flots veillera sur nous." L'astre, c'est le beau-père, Avitus, le Gaulois, le wisigophile. VII, 16. 31 01 2013. "Un jour, le père des dieux jeta du haut du ciel ses regards sur la terre" : début digne de La Fontaine, qui eût préféré Jupin.

     

    Lisant Ammien Marcellin, nous nos apercevons à quel point cet homme révélait aux générations futures des faits qui demeureraient à jamais ignorés, inintéressants. Nous apercevons une foule grouillante et prétentieuse comme les nôtres, et que je réveille du faisceau de mon regard. Apprenant par les éditeurs à quel point Marcellinus est irrégulier, profus en digressions, recourant à des informateurs de plusieurs siècles (aurions-nous l'idée de nous référer à Voltaire pour connaître les mœurs des Allemands d'aujourd'hui ?), et constatant sa survie, nous concluons d'une part que le progrès du temps n'était pas contradictoire avec la stagnation des représentations, sauf en matière de religion ; d'autre part, que le manque de rigueur, de plan et de composition n'affecte pas l'entrée en petite gloire, que nous poursuivons par la seule persévérance de l'esprit.

     

     

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    Ainsi mon Prince viendra, peut-être une princesse noire, et ses baisers m'éveilleront. Cette personne sera pour moi un reflet de moi-même, qui éveille les cendres encore si chaudes d'Ammien Marcellin. Salut à vous, quilles renversées des obscurs naufrages. Ma fraternité, ma démocratie, passe par le sauvetage de l'oubli, et non par l'égalité des contemporains, car ce dernier idéal fauche toute joie de vivre, et tout intérêt à la vie : que peut-on espérer, quand on est homme, sinon dominer justement les autres par sa réussite de caractère ? L'ambition est la plus noble des passions, pourvu qu'elle ne soit pas la morgue. Hélas, elle est souillée par ses moyens, qui sont la corruption de l'opinion publique. Ce qui nous a manqué fut l'entregent, l'audace des rapports humains et la confiance, assurément, mais surtout, l'excellence : qui est dans le creusement de soi, incessant, car le fond se dérobe toujours. Jupiter se penche sur moi : mais nous ne voyons jamais son visage, partagés que nous sommes entre l'expectative du dieu, et la reconnaissance méfiante de nos propres mérites : à nous de moduler ces deux justifications sans être dupe d'aucune, et remettons-nous au mystère, et surtout, au travail : "aussitôt tout ce qu'il voit prend vigueur : pour ranimer le monde, il a suffi de son regard ; un seul signe de sa tête réchauffe l'univers".

     

    Si Dieu ferme les yeux, la terre s'effondre ; le regard de Dieu n'étant que la force qui maintient la terre, nous nageons dans le truisme jusqu'aux mamelles. Sidoine croyait en ses clichés : un homme imbibé des préjugés de son époque les accepte comme siens. Mais nous ne savons pas si ce ne sont pas ici simples successions d'ornements sans poids. "Bientôt, pour rassembler les dieux, l'Arcadien de Tégée s'envole, Tegeaticus Arcas nunc plantis, nunc fronte volat, vole à la fois des talons et du front", nous reconnaissons Hermès et c'est là qu'il faut rire : avec Sidoine, nous sommes souvent dans l'almanach Vermot. Nous aurons mis 25 siècles à nous désencombrer de cette panoplie, "l'Olympe ! l'Olympe !" gémissait l'éditeur.

     

    Encore n'est-ce là qu'une éclipse, car Giraudoux, Camus, remirent la mythologie dans leurs pages, après les derniers feux des peintres pompiers, rions à notre tour. Chacun salua ce retour des dieux, comme les commentatrices de mode les retours de l'ourlet ou de la ruche, qui n'ont jamais disparu non plus que l'espace de trois années. Suivons ce messager zélé quadruplement ailé, sans omettre de rire encore un peu : "A peine a-t-il atteint la plaine, uix contigit arua, et descendu toute la montagne de son aïeul que la mer, la terre et l'air ont envoyés leurs divinités propres." Hermès descend lui-même de Maïa, fille d'Atlas, qui symbolise tous les monts connus. La note érudite précise que Sidoine imite Virgile : rien décidément chez notre homme qui ne soit de pièces et de morceaux, surtout en ces jeunes années où Monsieur Gendre devient de famille impériale.