Requiem pour un navigateur solitaire
Requiem pour un navigateur solitaire. Bon titre. J'ai vérifié sur le dictionnaire : oui, Alain Gerbault, en 1941, mourut de malaria dans l'île de Timor, à Dili ; il voulait rejoindre la France libre, et creva à l'autre bout du monde, où il avait navigué, bien plus libre que tous. J'ai lu A la poursuite du soleil, mais trop tôt dans ma vie, jugeant que ce n'était « pas mal », mais sans plus ; goûtant les récits de navigateurs, mais bien décidé secrètement à ne jamais lâcher le plancher des vaches. L'histoire de Cardoso s'avère donc exacte : je croyais que son héroïne, jeune Chinoise dépossédée de sa propriété, privée de son ou de ses enfants, s'était emballée sur un fantasme, dans sa véranda tapissée de bougainvillées. Mais non. Il faut dire qu'une lecture en portugais n'est pas ce qui facilite l'approche de la narration.
Cette satanée langue est truffée de faux amis, o mano signifie « le frère », et souvent tu comprends le contraire de ce qui est écrit, en vertu du fait que pouxar veut dire « tirer », et tirar « pousser ». Quelle prétention de savoir lire couramment la langue des Lusiades ! Le petit dictionnaire orange aura bien fonctionné malgré son caractère incomplet. Une héroïne asiatique donc, Catherine, visite dans sa chambre d'hôpital notre grand navigateur solitaire. Des hommes ont voulu s'emparer de son bateau ancré au large ; ils disaient que c'était pour gagner l'Australie, pour fuir les Japonais, mais Alain Gerbault, du fond de son immense lassitude, aurait fait la même chose, dit-il, et ces voleurs intentionnels auraient gagné l'indépendance totale de la mer. Chacun ici attend les navires de la mère patrie envoyés par Salazar pour apporter des renforts et remporter tous les civils...
Alain Gerbault refuse de jouer les Pères Noël. « Ça, c'était ce qu'on fourrait dans le crâne des enfants en Europe » dit l'auteur, que j'essaye de traduire : « En Orient, les choses devaient être différentes. Il ne voyait pas pourquoi il ne raconterait pas à Esmeralda l'histoire du Père Noël comme celle d'un pêcheur venu d'une île du Pacifique, nu et couvert de sel, les yeux rougis de tant aller au fond de la mer, orné de coraux et de coquillages.
- Voulez-vous que j'appelle le médecin ?
Il a pris ma main et l'a caressées comme si c'était celle de sa mère. Aussi tendrement. Ce n'était pas d'un médecin qu'il avait besoin, mais de quelqu'un qui lui donne la main, la main d'une femme, de sa mère - Je veux voir le lever du soleil » qui montre ses entrailles pour dévoiler son cœur disait-on plus haut - « il fit un effort pour se lever du lit en s'appuyant sur ma main.
Le plus qu'il parvint à faire fut de raidir son cou durant quelques précieuses secondes, et ses yeux semblaient aller plus loin, dépasser la ville, ils s'enfonçaient jusque dans la mer, il traversaient la ligne d'horizon.
Il se rétendit en posant la tête sur l'oreiller et se mit à regarder le plafond comme si c'était un écran où il voyait défiler tous les épisodes de sa vie passée à naviguer. Il m'oublia, éloigné de tout.
- Je veux voir le lever du soleil.
fit un effort pour se lever. Il n'avait plus même la force pour mouvoir un muscle. Il avait très peu dormi durant la nuit. Il n'avait pu trouver le repos tant qu'il n'avait pas eu la certitude de ma venue. Il avait une chose importante à me dire, il voulait me faire une confidence ou entendre ma question indiscrète. Il me mit dans la main les fleurs qu'on venait de lui apporter. C'étaient des orchidées blanches.
Avec l'aide des infirmiers, nous avons pu déplacer le lit sous une véranda largement ouverte sur la mer. J'ai placé ma main sous sa nuque et lui ai levé la tête. Il s'émut au point de verser une larme en voyant de nouveau le lever du soleil.
-Où est Alain Gerbault ?
voulant des nouvelles de son voilier ancré dans la baie.
Il fit un effort pour se libérer de ce corps qui le maintenait attaché (agarrado) sur un lit d'hôpital, dans cette lutte sans gloire que mènent tous les moribonds au moment où ils s'aperçoivent de la présence de la mort. Il ébaucha un timide sourire qui se dissipa aussitôt quand il sentit une douleur aiguë dans sa poitrine. Il remarqua le découragement de mon visage et me demanda de ne pas appeler le médecin. Il prit conscience de la gravité de son état de santé. Une brume recouvrit la ville, annonçant une chute de pluie qui ne se fit pas attendre. Elle partit comme elle était venue, laissant derrière elle le ciel limpide comme s'il y avait eu aussi dans les cieux une équipe de nettoyage qui de temps en temps passait la serpillière sur la terre, souvent avec excès, laissant de gros dégâts, de grandes tourmenttes, la main pesante de Dieu.
Il se remit à faire l'éloge de la véranda de chez moi, d'où il pouvait tout voir, sans avoir besoin de changer de place, le lever et le coucher du soleil. Comme s'il était le Créateur placé en face de son œuvre. Il en vint finalement à la beauté des bougainvillées. Il trouva que c'était une plante enchanteresse. Il était à les contempler quand on l'avait convié à visiter quelques maison de Timoriens. Les indigènes avaient pour cette plante grimpante une affection particulière. Une échelle par où l'on pouvait atteindre le ciel. »
Il règne ici une atmosphère tropicale où tout semble un songe, une matière subtile où les gestes se déroulent au ralenti, une agonie peut-être où rien ne peut s'accomplir véritablement, sauf là-bas, chez les pirates, où ne vivent ni femmes ni poètes. Car ce texte est un poème, une rêverie d'opium, une fumerie, lente douceur sans douleur, où chacun dérive sur son lit d'hôpital, parmi les rideaux qui flottent et les torpeurs des maladies d'enfant. Le tout enveloppé dans les imprécisions d'une langue à jamais étrangère. Rien ne s'accomplit, que l'immobile et la contemplation des extatiques, et même le fossoyeur, ancien stalinien, ancien exécutueur des basses œuvres, songe, au-dessus de ses crânes, dans son abandon ophélien au courant.