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der grüne Affe - Page 12

  • ELIAS FELS

    BERNARD COLLIGNON ELIAS FELS

     

     

    Veuillez trouver ci-joint sur Elias Fels (1714-1785), musicien allemand, une recension de documents. Ils sont restés fragmentaires. La biographie dudit musicien s'articule à la découverte, vers ma vingtième année, de la musique dite baroque, avant sa vogue ultérieure. S’ensuivit donc en juillet 2013 n.s. en pompeux « Avant-Propos » où l’auteur tentait laborieusement des parallèles plus ou moins convenus entre certaines recherches contemporaines, sommairement qualifiées de sérielles ou dodécaphoniques, et les œuvres obscures et prémonitoires d’un certain musicien brémois du Siècle des Lumières (Zeit der Erklärung) : ELIAS FELS.

    Dans l’esprit de la résurrection d’Antonio Vivaldi, l’auteur attribuait à son ectoplasme un décès suffisamment précoce (1785) pour éviter les poncifs des épisodes biographiques prétendument révolutionnaires, susceptibles toutefois de laisser présupposer quelques effluves de la sensibilité nouvelle. Voici donc cet Avant-Propos, intitulé  En guise de Préface, auquel nous nous en voudrions de retrancher la moindre ligne.

     

    « Dire que le musique contemporaine corsète ses élans au sein d’une cacophonie énigmatique, était le leitmotiv des bien-pensants voici quelque trente ans, et l’est resté pour le commun.Ce dernier dut se contraindre à subir sans broncher, pêle-mêle, les gargouillis d’un Berrio ou d’un Globoka désormais bien délaissés ou autres grincements très précisément aussi mélodieux que du verre pilé au fond d’une lessiveuse. Le public ne tousse pas, pour Luigi Nono. Moins qu’à Beethoven. En tout cas bien moins que pour Buxte-Hude, lorsqu’à la fin du premier mouvement de sa 4e sonate pour cordes en ut dièze mineur augmenté l’instrumentiste remet un peu d’huile goménolée sur son archet pour le maestoso gomenolo (rires).

    « Loin de moi le projet d’infliger au lecteur, en tête d’un ouvrage sérieux, la sempiternelle démonstration de la relativité de la notion mélodique, et des relations plus

     

    qu’étroite associant « admiration » et « accoutumance ». Nous nous contenterons donc d’affirmer que tous, qu’ils se plient à la mode ou se lâchent la bride, recherchent malgré tout, derrière les chatoiement hiéroglyphiques de la polyphonie voir de la dodécaphonie »- le gros mot est lâché - « ce qui demeurera, par delà les lubies, l’essence de la musique : les pulsations d’une âme et d’un corps » .(vifs applaudissements).

    «  C’est, après un siècle tumultueux où un Berlioz, un Schubert, un Brahms, se sont catapultés au firmament des gloires musicales, le virulent, l’insidieux – l’intolérable retour en force d’un traditionalisme qui, depuis Schlickenstock, semblait révolu. Dans les arcanes contrapunctiques de Bach ou d’un Bodin de Boismortier, nos contemporains ont trouvé matière à de nouvelles recherches, insolites – ou horripilantes – de Boulez, de Ballif, œuvres aussi parfaitement structurées que rigoureusement incompréhensibles puisqu’il n’y a rien à comprendre – voire inaccessibles (vives réactions ; une vieille dame s’évanouit ; on l’emporte).

    « Regain d’intérêt pour le XVIIIe siècle. On redécouvre Corelli, on déterre Vivaldi, on saute sur Tartini.

    Enfin l’oubli honteux baisse son glaive obscur

    (murmures admiratifs)

    « Dans les combles d’une abbatiale, sous le froc d’un moine » (« C’est un scandale ! - Chut !! »), dans les archives d’un hospice, en Lombardie, en Bavière, on découvre des manuscrits, empilés, froissés, balafrés, on déchiffre des portées à demi délavées. Les ventes de la Deutsche Grammophon, de l’Archiv Produktion, montent en flèche (applaudissements)

    « Et voici qu’il y a trois mois, une nouvelle révélation s’est faite au grand jour ; Karlheinz Stockhausen, qui parmi les premiers a étudié Fels, a exprimé sa stupéfaction admirative d’y découvrir, avec deux siècles d’avance, des formules que seul Sravinsky dit-on eut l’audace d’appliquer:structures poly- ou atonales, emploi percutant des percussion – sans pour autant désavouer une tradition directement puisée dans le giron schützéen.

    « C’est ainsi qu’Elias-Théobald Fels, embrassant quatre siècles de musique, de 1590  à nos jours, lance le pont suspendu entre la Renaissance Italienne et la Nouvelle Renaissance que les esprits éclairés de notre temps s’efforcent de susciter (vifs applaudissements – rappels – intense émotion – des larmes coulent). Un second avant-propos, sans doute postérieur au premier, présupposait chez le lecteur une indifférence, voire une hostilité, qu’il s’agissait d’épointer. « Le lecteur sans pitié », commençais-je, « lit pour s’instruire ; quinteux, l’œil torve, il considère le jeune Elias sans aménité : cheveux blonds en copeaux, frais, le regard vif ; plus tard, l’abdomen alourdi ; le verbe haut, et prisant dru ; vieilli enfin, rhumatisant, gravissant d’un pas lent ses derniers échelons, séduira-t-il davantage ? (…) tu liras, comme tu le crains, des épisodes vertueux, mais aussi du pathos (...) » et l’auteur de poursuivre :

    « Tandis que les paysans meurent de faim autour du château, notre compositeur aligne ses ritournelles à faire pâmer les marquises. Que si les marquises t’indisposent, il te faudra brûler Haydn, qui composa pour les Esterházy ; Haendel, qui composa pour les puissants de Londres ; brûler Mozart, pour Mgr Colloredo, archevêque de Salzbourg. Baptisé le 5 mars 1714… mais avant tout nous le verrons mourir : cela satisfera ton goût du document. »

    Et l’auteur d’ajouter qu’il suffisait alors, éventuellement, de « refermer le livre ».

    I

     

    Le récit commençait donc par la mort du héros, dans le même style que précédemment : le compositeur Elias Fels, âgé de 71 ans et couvert d’honneurs, gravissait péniblement l’escalier en colimaçon, comme il se doit, menant au buffet d’orgues de la Jakobikirche de Lübeck. Son aide, un jeune garçon, le précédait dans cette ascension, où le vieil homme s’essoufflait. Le ton de cet ouvrage se voulait sérieux, et l’ironie ne transpirait qu’à peine. Toujours est-il que l’acolyte gagnait la soufflerie, d’où il pédalerait comme un damné, dans une cage d’écureuil peut-être, d’où l’auteur s’imaginait que partait l’air destiné aux tuyaux : il ne s’était pas documenté, estimant que la documentation nuirait alors à la narration (la grande évidence, pour un écrivain, était avant tout de narrer) – l’aide actionnait en réalité d’énormes soufflets sur une surface plane à grand renfort de muscles des cuisses. Le maître Elias Fels gagnait la pièce contiguë pour s’installer aux claviers, maniait les tirasses et se lâchait dans un « grand jeu » ébouriffant. Et l’auteur d’échafauder les métaphores, transposant tant bien que mal ses impression musicales en termes littéraires. Soudain c’était une délirante cacophonie qui se déclenchait sous les voûtes de la Jakobikirche. L’assistant se précipitait,toutes les notes se chevauchant, sonnant à la fois. Le chapitre suivant se présentait comme suit, dans sa flamboyante maladresse :

     

    « Octobre 1785. La Marienkirche de Lübeck » - celle de Buxte-Hude, plus glorieuse encore - « pleut de toutes ses briques » [sic]. « La bruine suinte du porche sur un homme gris, voûté, perruque plate. Sa main cherche la serrure d’une porte rouge, dans un coin du narthex. Le loquet cède. Dans ce réduit imprégné de ranci s’amorce l’escalier de tribunes, qu’Elias entreprend de gravir. Les degrés conservent le creux des pas une poussière crissante.

    « Elias souffle souvent, reprenant sa respiration d’asthmatique sur la rampe de fer. Parvenu à la marche palière, il pousse un battant : l’orgue gît là, luisant, touché par la lumière d’un quinquet. Penché par dessus la nef, Elias, accoudé sur des balustres, sent monter vers lui le cri muet,la froide haleine encensée de ce gouffre d’où sourd, lointain, le reflet rouge du tabernacle »

    (quand il s’apppuie « aux balustres »,soudain « la nef s’éclaire », le jour court « sous les nervures des voûtes » ; au-dessus d’un « buisson de cierges » se met à « palpiter » la statue d’un apôtre, etc.)

    « Elias remonta les trois marches qui le séparaient des claviers. Une suffocation le couvrit de sueur, le contraignant à une longue station. »

    Plus loin :

    « Le garçon l’attend au soufflet. Elias prend place sur le long tabouret de velours rouge. Le souffle de l’instrument s’éveille, comme une douleur comprimée. Alors, « d’un geste de prêtre » [sic] la main droite d’ Elias se pose sur le « bas clavier » [re-sic]. Quelques notes étouffées de la main gauche émettent un douloureux discord « submergeant par les basses » ; de cette masse » se détache une « guirlande fuguée » sur trois notes sans cesse reprises et combinées. »

     

    La substitution entre crochets du présent de narration à ce pompeux passé simple ; les guillemets encadrant les expressions mal venues, les « sic » par lesquels nous avons voulu ménager la susceptibilité du bon goût ainsi que la disposition des lignes en « espace 1 » auront suffi nous n ‘en doutons pas à signaler à nos lecteurs les réserves que n’auront pas manqué de signaler à nos lecteurs les réserves que suscitent en nous des lignes si juvéniles. Il me fallait toujours commencer deux fois les choses ; à moins qu’il ne s’agît plus simplement, plus rudimentairement, d’éliminer un frère aîné que l’auteur n’a jamais eu, avant que le Héros ne volât de ses propres ailes. ÉLIAS FELS, ROMAN, s’ouvrait ainsi sur des funérailles, celles d’un principicule germanique évoqué in La vie quotidienne dans les cours allemandes du XVIIIe siècle de l’immense et regretté Pierre Lafue : obsèques grandioses, pages définitivement perdues, à tout jamais.

    Ce fut un carrousel nocturnede cavaliers dadouques porte-flambeaux, s’éloignant, se frôlant, dans une cavalcade infernale (détaillée longuement). À la faveur de cet enterrement du Père s’enfuyaient ÉLIAS & ÉLIPHAS , qui avaient tout à perdre du changement de règne ; privés, déjà, des gratifiantes funérailles. L’aîné s’était assurément attiré quelque méchante affaire àla Cour du Feu Roi, redoutant le cul-de-basse-fosse. Or dans cette fuite vers une frontière nécessairement proche, ÉLIPHAS en personne tomba de sa monture et, de sa flûte à bec passée dans sa ceinture, se perça l’abdomen. Il agonisa longuement, recommandant à son cadet de retourner malgré tout faire son chemin parmi la cour : Que ma disgrâce ne passe pas sur toi. Par un second retour en arrière appelé analepse, nous montrons le jeune frère « jouant folâtrement de la flûte » à la fenêtre ouverte du petit pavillon qu’il partageait avec ÉLIPHAS, tandis que ce dernier le surprenait, le désignait en cachette (Voyez ce jeune Faune) à son Kapellemeister attitré. Jamais le cadet n’était quitté des yeux, ne fût-ce qu’un instant, fût-il même avachi dans un fauteuil. ÉLIAS fut-il satisfait de la mort accidentelle de son Big Brother ? c’étaient là des pages d’une immortelle fraîcheur.

    Ce maître de chapelle donc, Herbert Rogmann, appartenait à Sa Majesté Karl-Eugen, pas encore Feu, roi de Souabe, invention pure. Éliphas (reprenons la typographie usuelle) se trouvait déjà, en sa vingt-cinquième année, en position de disputer la place au Kapellmeister lui-même ; avant de mourir si misérablement, c’était un excellent musicien. À la mort de Rogmann, Éliphas lui succéderait, chose réglée. « Il n’est jamais agréable de connaître son successeur » disait le titulaire, « fût-on encore loin de la mort ». L’ignorance des usages de cour entre subalternes autorisait à supposer que Herbert Rogmann pouvait se faire conscience et scrupule de venir donner à son successeur (d’aucuns disaient « recevoir ») une leçon bimensuelle en son pavillon, « ne fût-ce que pour lui rafraîchir la hiérarchie » : « Les flancs de sa lourde stature » lit-on dans le manuscrit « s’adaptent si bien à la porte que celle-ci ne laisse plus passe la lumière : seule se découpe une tête mafflue, nimbée de contre-jour ».

    L’ombre du Maître vient se découper sur la partition d’ÉLIPHAS Fels.

    Voici sa titulature :

    Noble et Puissant Seigneur

    Herbert Rogmann

    Graf von Hützeldorff

    und Barstatt-Mandegen.

     

    La chose est dépourvue de toute vraisemblance.

    ...Comment un personnage si hautement titré, etc. (« eût-il pu se contenter d’une simple charge de Kapellmeister, et s’abaisser à visiter un Eliphas Fels «en son pavillon particulier » ? ) - la Vérité, rien que la Vérité : J’avais épinglé sur la porte A – A –1, la mienne, en deux mille cent dix, cette identité usurpée, sachant que devait me visiter un Père Noble, afin que je dispensasse à sa fille une série de cours particuliers d’allemand ; il avait manifesté son étonnement de voir ici loger, en cité universitaire, un Comte ! Une fois mise cette innocente supercherie sur le comPte de la fantaisie, nous avions ri tous les deux.

    C’est ainsi que pour trois francs de l’heure j’eus l’honneur et l’avantage de consolider les connaissances germaniques de Mademoiselle sa fille, avec le secours d’un indémodable Bodevin-Isler. J’appris par la suite qu’elle me trouvait « amusant » (« ridicule », disait Balzac) -

    - ...bref : Je trouvais réjouissant que ce maître de chapelle, au XVIIIe siècle, s’affublât d’une identité aussi extravagante. « Sa Calvitie tente un sourire » (Frédéric Dard)

    « Et la mer sur son front en dunes se figeait » (Ezéchiel, 8, 14) . « Une lave écarlate cuirassait ses joues couënneuses ». «Il s’avançait, grave et potelé, tendant à Eliphas « dont le violon pendait à bout de bras » une main « rondouillarde, rosâtre et moite ; parfumée, aux ongles taillés en rond ». Répétons, cher ami, voulez-vous ? disait-il. Le gros beurré portait, comme une chaloupe au flanc d’un navire, un étui de bois verni où se voyait, comme un enfant dans un cercueil, capitonné, un stradivarius. Eliphas répond Bien Maître.

    Rogomus (c’est son nom) levait son violon en aspirant la poussière du lieu (le petit pavillon du fond de parc), jetant un coup d’œil réprobateur sur la pagaïe universelle. Calant l’instrument sous sa bajoue gauche, il pinçait les cordes. Précisons qu’Eliphas l’Aîné est gaucher, bien qu’il n’existe pas de succession de cordes spécifique pour cette catégorie de musiciens. « Eliphas » mentionnais-je « conserve parfois, après jouer, cette inclinaison de la tête et du cou » - Eliphas en ce point ressemblant au jeune Alexandre. Les deux violonistes interprètent un duo de Rogomus écrit contre son gré. Eliphas avait dit à qui voulait l’entendre que Rogman faisait bien « Vieille-Souabe » (alt-schwäbisch) (qu’il en tenait encore pour Jean-Sébastien Bach ou Schütz) et dirigeait bien digestivement (en français dans le texte) sa formation (en ce temps-là le premier violon guidait lui-même ses collègues). S’il commandait, lui, Eliphas, l’orchestre de Sa Majesté, « l’on entendrait assurément bien d’autres choses ». C’est ainsi que Rogomus, « encore Kapellmeister, verdammt ! et pour longtemps », avait concocté ce chef-d’œuvre poussif, une Sonate pour deux violons d’une originalité de bon ton ( « les auditeurs aiment à être surpris par ce qu’ils connaissent déjà »).

    Eliphas tient le second violon.

    « Les dix premières mesures à l’unisson, Herr Fels, puis je prends les dessus » - mais Eliphas pique son thème de suraigus, de pizzicati, etc., « Zezi n’est bas dans le texte » - Je pimente, maître, je pimente - « Bas de bimentatsiônn Bitte schön – bref Eliphas présente sa variante, et bien entendu c’est deux fois mieux. Rogomus hoche la tête, la place se rend bien. Le texte était plus long dans la première version, Eliphas objectait que « la partition n’[était] qu’une pâte molle, à quoi « plusieurs cycles de répétitions ne lui [avaient] pas encore appliqué le sceau de l’immuabilité (der Unveränderlichkeit) « mais le public aujourd’hui veut du Sobre. Nos lecteurs n’a plus le temps de s’attacher à de fines notations narratives, à des dialogues (« ...Simple suggestion, Maître : si nous reprenons à la 38, nous avons par exemple... » ) - qu’est-ce qu’il en a à f…, le lecteur, des « reprises à l’octave », « à la douzième » (!) avant de retomber « sur le thème ».

    ...Rogomus dit « Je réfléchirai », sans accent, c’est lui qui va signer (Herbert Rogman, Graf von Hützeldorf une Barstatt-Mandegen) – nous avions composé une petite scène légère et bien réaliste, avec le gros qui s’essoufflait à presser la cadence, qui se plantait dans les impro (on disait, justement, « la cadence ») et qui s’exclamait Tenez, fous êtes drop fort bour moi ! - tout le monde parlait français en ce temps-là.

    Bien la peine vraiment de faire dans la psychologie à deux balles, de bichonner le beau rythme (« Le Kapellmeister transpire, baisse les yeux avec componction, se berce sur son violon ; s’assoit ; Eliphas l’imite, et les eux musiciens de s’essuyer le visage en soupirant). C’est que j’y ai cru, moi ? J’écrivais « faux naïf », je montrais le gros Herbert vautré sur son fauteuil crapaud » - « première apparition fin XIXe, c’est fou ce qu’on s’instruisait dans le Robert). Le Maître de Chapelle (c’est Kapellmeister en moins schleuh) jetait un regard sur « l’éboulis de meubles houssés » qui les coinçait là – juste la place pour remuer les coudes entre porte et fenêtre plus un petit clavecin de Cristofori quand même…

    Eliphas suit son regard vers les housses et (humour) les soulève l’une après l’autre voyez, Maître – aussi facilement que les jupes de femmes ! - Oh! les femmes ! suffoquait le gros homme (« partagé », précisais-je, entre « l’indignation » et une terreur « d’apoplectique ». Là-dessous une bergère, là un fauteuil, une table de jeu, un bourdaloue gueulait Eliphas - « vase de nuit en forme oblongue, utilisé par les dames, dans le fond duquel étaient parfois peint un œil » - le Grand Robert est soupçonné d’avoir brodé sur la stricte défiition. Bref notre musicien [qui va mourir] déploie tout son talent, et feint de découvrir « sous un pan de tissu » des pêches, que le gros Rogomus (« il dégrafe son col ») accepte volontiers.

    ...Les deux hommes assis face à face, cuisses ouvertes pour éviter les taches de jus, avec des mouvements très-précieux, puis recrachant les noyaux, en visant bien, dans le bourdaloue. « Mais comment », intervient Rogomus en découpant sa phrase, « supportez-vous – de vivre – dans un tel capharnaüm ? » Il soupire, accablé de chaleur, suggère qu’il faudrait une femme, en effet, à « son indiscipliné disciple », « ne fût-ce » joute-t-il « que pour vous mettre du plomb dans la cervelle » - Eliphas Fels n’est pas mort d’une balle mais d’une flûte. « Pour ce qui est des femmes, je connais mon affaire. » (voix de fausset) (falsetto) mais je ne les ramène pas à la cour. ». Les maritornes de Rogomus, stipendiées, y produiraient en effet le plus fâcheux – effet.

    Rogomus se rengorge en pouffant et tourne subitement la tête : sur le gravier de l’allée fiochouille (fâcheuse précision d’onomatopée) la galopade du jeune frère, ÉLIAS, qui survivra : il fait son entrée tumultueuse, « les boucles argentées retombant sur son visage poupin ». Il porte une perruque poudrée « à frimas », trébuche sur le tapis ; se jette hors d’haleine sur un fauteuil déhoussé. Pour empêcher de fuir le Kapellmeister, Eliphas l’Aîné lui presse le bras, tandis que le cadet s’enroule dans le fauteuil au mépris de ses poumons : « Je ne sais même pas pourquoi je courais » il halète. Rogmann le fixe. Eliphas le fixe. Le cadet subit le regard de l’aîné. Ce sont des yeux lointains et terrifiants, une tête triangulaire, première et dernière indication physique.

    D’un signe Eliphas indique au Kapellmeister qu’il reprenne avec lui la Sonate à deux Violons, et premiers accords de couiner. « Voyez-vous » dit le gras homme, « je suis parvenu à l’âge respecté de soixante ans (sechzig Besen) et j’en suis encore à me demander / après tant et tant d’années / à quoi ça sert de vive et tout / à quoi ça sert en bref d’être né François Béranger. »

    Le jeune frère ne voyait d’Eliphas que les épaules et le bout de l’oreille pointant sous la perruque. Soustrait à ses regards, le cadet revivait. Mais l’admiration décoinça une jambe de sous ses fesses, « et se fit jour dans son âme subalterne ». L’Aîné joue admirablement. C’est une chose acquise, un point d’appui dans la volatilité de l’existence. Et les duettistes, à l’issue de l’allegro, se saluèrent en mutuelles congratulations : Rogomus raide et guindé pour masquer son respect, Eliphas… parodique. Ici s’introduisent quelques réflexions convenues sur les jeux sociaux, et un retour sans grand à propos sur le malaise d’Elias : pendant que les Grands jouent, le petit pense aux yeux d’Eliphas, «attentifs aux altérations », précédant immanquablement (battements de cils, pincements de lèvres) le jugement sans considération. L’adolescent se trouvait ainsi dans un mouvement permanent de contorsion, où s’entrelaçait l’aspect le plus naturel possible voyez comme ce petit singe prend toujours des attitudes bizarres. Rogmann aux inexprimées pensées accentuait son expression scandalisée ; dès qu’il cessait de violoner, il exposait un air scandalisé : c’était sa façon. « Rendons-nos à la chapelle, Herr Kapellmeister. ; je tiens au bout des doigts une espèce de madrigal au clavier, je serais très heureux d’avoir votre sentiment. » Le pas des deux musiciens décroît sur le gravier.

    Elias se lève d’un bond, rafle une flûte traversière toute raide - « cataleptique lézard de mercure » - sur le buffet de clavierse plante devant un miroir.

    Qu’est-ce qu’ils me trouvent tous ?

    Il faut se regarder soi-même afin de déjouer les pièges.

    Position de jeu

    Quelques grinçûres pour trouver le souffle.

    Quelques grimaces. À présent le son juste, velouté, griffé de tendresses.

    Quand ELIAS FELS rencontre au-dessus de l’argent son regard brun (Jean-Jacques Rousseau de Ramsay) il lui vient une moue frémissante, et si les femmes aimaient les hommes elles aimeraient celui-là. Elias suspend son haleine, et fixe pour sa vieillesse le premier jet de ses quinze ans.

    Dans un secrétaire il conserve roulée serré une copie de Moreau le Jeune Marsyas rivalisant avec Apollon.

     

    Description

    Le Faune assis sur un roc de théâtre gonfle ses joues moricaudes et semble, de toute la force de ses pupilles, puiser le suc de la Terre Inspiratrice. Apollon, lyre négligemment posée sur la hanche, attend la première défaillance pour écorcher (apodéreïn) son rival aux basses branches d’un figuier.

     

    Morale et Comédie

    Elias à tout jamais prend parti pour le Grand Satyre, qui a pu se mesurer au Dieu : vaincu mais dans la gloire. Il conserve avec soin quelques œuvres dissimulées portant en bas de page le paraphe ténu

    qu’il a imaginé pour Marsyas…

    Aujourd’hui je te serre de près, Apollon !

    Il se campe abat son instrument comme un fléau d’argent – trilles de tierce, renversements ; thèmes ébauchés, délaissés, repris – poncifs – poncifs – reprise de souffle. Réussi. Muse, gloire ? son nom sur les lèvres des princes ? - une ligne prometteuse, un porté sans faille – mais c’est – le Concerto !

    Je savais bien que j’en serais capable

    ROGMAN même m’engagerait – sans mon frère (« Kapellmeister ou rien », usw.)

    Elias Fels 15 ans cesse de jouer, jette un long regard sur l’allée qui file en perspective entre les « bibelots floraux » du jardin, repose la flûte et regarde sa main – s’il y découvre une étoile, même toute petite, il sera marqué par le destin. Secoue la tête. Frappe du pied, fredonne – flûte et clavecin, timbales et la grand-bande des violons – tutti – dernier accord – ovation – bouquets – bravos - (« les

    - le penseur, plongé dans la rêverie où l’a jeté l’artiste ; se réveille pour applaudir en rattrapant son lorgnon, se mouche d’émotion, se tartine de morve ;

    - le critique fait la moue, lève le sourcil, ride le front, mais il encense, pour finir (à la chevaline) : « de la bonne avoine, de l’excellent avoine ...ce petit, tout de même ! » (aux voisins) « ça vous a quelque chose dans le ventre ! »

    - l’enthousiaste : Elias se renverse dans la bergère à même la housse, trépigne à briser les ressorts, jette alentour des regards furibonds ;

    - la mère, salivante : Cher Henfant – cher Maître ! …que je vous embrasse ! »

    Elias s’enfuit.

    La salle se vide. Le cortège s’éloigne., avec lui le jeu. Elias sur sa housse froissée se rattrape aux nuages qui s’effilent, se lève et passe au clavecin, les Cis clapotent, les échos grêlés s‘étouffent dans les tentures.

    Un rire acidulé soudain

    Qu’est-ce à directement

    C’est SINKEL, c’est la petite sotte à la fenêtre, Elias se précipite, la fille est déjà loin, il a devant lui la longue allée sablée, la cime des frênes « qui griffent les nuages ».

     

    Le 25 mars 1740, le Roi mourut.

    Il semblait ne jamais vouloir finir. Trente années de règne.

    Eliphas, frère aîné, a frémi. Logé au bout du parc dans un pavillon d’angle, à l‘écart, encombré, jalousé, il évoque ces soupers déshabillés où le feu Roi paraissait au dessert, entre les sucreries et les ribaudes ; l’aspect compassé du feu roi Gerhard contrastait avec ses mœurs nocturnes.

    Pour ces soirées-là, c’était au musicien qu’il s’adressait. ELIPHAS craint par conséquent :

    - de réintégrer l’internat de l’orchestre

    - de se faire bastonner pour ses insolences

    - ou même emprisonner pour avoir en son temps conseillé si l’on peut dire telle ou telle pucelle au roi donc conclut-il nous partons sans assister aux funérailles de sa Majesté.

     

    Eliphas a déjà le chapeau sur les yeux

    Dans la remise attenante il prend son manteau bleu jeté sur sa livrée , ce qui jure. Le jeune frère s’inquiète à la vue d’un plumage nouveau, annonciateur d’exil et de tempêtes. Eliphas vide devant lui l’armoire sur le sol. ELIAS se redresse sur le fauteuil, une jambe pliée l’autre tendue. « Deux jours qu’il est mort, dit Eliphas, deux jours que je vais tête baissée ». Il retrousse les housses, jette à terre habits, manuscrits ; chausse des éperons par-dessus ses souliers de Grand Laquais.

     

    Il est très résolu. Ses éperons cliquettent sur les tommettes. « WILHELMINA ressort

    rt de sa taupinière – tu te rends compte ? »

    Elias ne dit rien. L’aîné repousse du pied la partition. Enroule un seul manuscrit autour de sa Blockflöte, qu’il enfouit dans sa poche (un Requiem) - « Haha ! Je donne à la cour six mois pour grouiller de Jésuites ! » En se retournant, il ne peut s’empêcher de sousire : ELIAS, dans son dos, s’est doucement mis sur ses jambes , et devant son petit secrétaire empile avec soin son linge, ses cahiers de portées, sans oublier la gravure de Marsyas le Satyre. « Non ELIAS, fait l’aîné doucement, il faut laisser tout cela ; crois-tu donc qu’un carrosse nous attend à la porte ? Nous partirons sur nos chevaux… un peu empruntés…

    - Et les brigands ?

    - Les brigands sont à la cour. Nous partons, c’est deux de moins.

    Elias ne sourit pas.

    Eliphas lui pose les mains sur les épaules :

    « Écoute. Nous partons pour Hülstedt – à 3 lieues par les bois ; Maxim nous attendra, pour nous faire passer en Autriche – et puis... » - il fait sauter de sa poche un pistolet de bonne taille – Elias sourit faiblement - « sais-tu où ils seront, cette nuit, les brigands ?. Aux funérailles… on y boira, ou y banquettera gratis pro Deo, on y coupera bien des bourses…

    - Pourquoi n’y allons-nous pas ?

    - Deux bons argousins, la main au collet…

    Eliphas repasse devant le clavecin, effleure les touches noires pour un accord d’adieu – tire brusquement du bas d’une armoire une bourse garnie qu’il lui lance :

    « Ta part ! …à présent vite…

    Les chevaux. Le portail en ruine. Au loin le canon funèbre. Soudain, au détour d’une allée vingt fois descendue, la branche horizontale à hauteur d’homme et le cri étouffé par le sang d’Eliphas, abattu sur l’herbe et poitrine craquée, l’aine poignardée par la flûte en bois. À intervalles réguliers le canon tonne. Les factionnaires devant le perron du palais. Une double haie de gardes sinue de part et d’autre de l’allée jusqu’au sommet du tertre funéraire. De part et d’autre des marches à double révolution se massent dans la pénombre les cavaliers de l’escorte. On devine plus sombre le char tout attelé. Déjà sur les chevaux s’enflamment quelques torches dans le noir poisseux. Toujours le canon. Les lueurs blêmissent le premier rang des gardes ; les baïonnettes luisent suspendues au-dessus des têtes jusqu’à l’orée des taillis. La résine grésille et les chevaux renâclent. Et sur un coup de canon la façade entière s’embrase. Montrant à l’intérieur une foule de serviteurs tenant chacun sa torche, qui dévalent des deux côté le grand escalier pour se poster autour du char funèbre.

    Au commandement les cavaliers enflamment à leur tour leurs flambeaux – droits sur leurs selles – de proche en proche, jusqu’au sommet du tertre. Le cercueil paraît en haut des marches. Porteurs et Cercueil descendent le plan incliné entre les deux hélices, accompagnés de musiciens de part et d’autre – tambours crêpés, trompes, cordes, tous en grande livrée, puis le clergé s’écoule par la porte palière. À droite du corps vient à l’amble l’alezan porte-timbales ; quand elles commencent à rouler, la symphonie fait silence, le vent se lève, le canon passe sur la foule hagarde, puis monte du clergé les prières des morts. Tous les gens de cour alors descendent à la suite le double escalier ; il envient encore du haut des marches quand la tête du cortège atteint déjà les grilles de Solitüdenschloss. Autour du cortège englobé dans un étui vivant, la cavalerie mouvante des porte-torche se met en mouvement, l’épée au clair.

    Lorsque le dernier homme quitte le palais illuminé, le timbalier de tête frappe quatre coups et tous entonnent le Requiem d’Eliphas Ferls, absent.

    Le canon tonne et des cris sont scandés. Les chevaux manœuvrant cernent tout le cortège d’une double ellipse galopante de flammes - double Phlégéton – montant, descendant, si bien qu’on entrevoit les yeux et les fronts blêmes des cavaliers, de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre (derrière eux, les paysans guenilleux, « les yeux écarquillés » ; avec leurs enfants sur l’épaule) (et les bourgeois contrits) (et tout le Wurtemberg pour voir passer le Roi) (La Mort le Roy).

    Noter que le Wurtemberg ne fut un royaume qu’en 1806 ; auparavant, ce n’était qu’un duché. Noter que sous la voûte des arbres le spectacle se fait effrayant, l’ombre des cavaliers bondissant parmi les ombres, serpentant sur le sol. Que sur un commandement les torches à bout de bras frôlent le flanc des bêtes et chevaux de hennir (wiehern) (gerbes d’étincelles, odeur de crin roussi). Coupant le chemin du cercueil avec-le-Roi-dedans les chevaux se croisent, cabrés, puis reprennent leurs cercles concentriques – ventre à terre parmi les brindilles en feu (à placer : « sentier sinueux » , « écheveau d’Apocalypse ») (les cavaliers ne crient plus) (placer aussi « martèlement des sabots, « branches foulées », « timbales ») [encore]).

    Les courants de feu s’apaisent, on prend un petit trot régulier, obsédant sous la pluie fine, qui s’est mise à tomber sur les torches grésillantes. « Un cercle immense se forme, le fossoyeur parut, l’assemblée s’immobilisa sous les torches mouvantes, et c’était chose horrible et respectable que ce spectacle de cinq mille paires d’yeux dans les ténèbres, fixés sur ce seul acteur voulu le plus déguenillé possible et qui creusait avec recueillement, dans le silence.

    (« les soldats, tout le long, formaient une garde d’ombres ») -

     

    ...C’était bien chiadé tout de même…

     

    ii

     

    Mon frère, mon frère !

    ELIAS saute à bas, ELIPHAS gît contre un arbre, buste droit reins cassés, sourit péniblement, sa sueur luit sous la lune. Sa main tombant a rencontré du sang.:la flûte brisée dans les chairs du bas ventre ; paume ouverte sur le sol. « Je suis sûr de mourir » dit-il. ELIAS ne pleura pas. Il était trop jeune. Cette prétention à mourir lui sembla une préention incongrue.

    - Veux-tu un médecin ?

    Le blessé secoue la tête.

    La forêt, les étoiles : le monde autour de soi, mourir ? « Prédis-moi l’avenir » dit Elias par bravade. Les mourants savent l’avenir. C’est dans Homère. « Tu as toujours rêvé de m’égaler, ELIAS, prends garde ». Elias ne voit que son œil dans l’ombre, mais il comprend que c’est lui, le vivant, que le mort regrette. Il en éprouve une honte.

    - Pourrai-je entrer dans l’orchestre ? » « Je travaillerai », ajoute-t-il aussitôt (par exemple, il ne tombera jamais amoureux). Les deux frères demeurent un instant dans le silence. Elias sent que la paix s’agrandit, comme avant la première mesure. De lointains frémissements passèrent dans l’espace. L’air s’emplit de sabots, de cris et de rafales ; puis ce fut de nouveau le silence.

    - « Les portes du ciel tournent sur leurs gonds de bronze ».

    - Non répond ELIPHAS. C’est un combat qui s’éloigne ».

    Ce sont les funérailles du Roi. La rumeur reprit avec le vent. Le mourant parla des cohortes célestes. Elias répondit Tu n’as jamais été fervent chrétien. - Place-le sur ma tombe répliqua son frère. - Bientôt tu ne parleras plus » (Elias). (Eliphas) Toute ma vie je te parlerai. » Peut-être ne savaient-ils plus quoi se dire, comme il arrive dans les circonstances cruelles. Eliphas haletait faiblement . « Je voudrais mourir avant que la douleur ne devienne trop forte ». Il y eut encore un silence.

    « N’est-ce pas le canon que j’entends ? - C’est le sang dans ta nuque, mon frère. - Tu ne me trompes pas. » Un temps. « Je t’aimais, Elias ; je t’en voudrai toujours de ne me l’avoir fait dire que maintenant.

    - Souffres-tu ?

    - Oui.

    Il régna cette fois un très long silence. Cela n’en finissait donc pas ? Qu’attendait-on pour remonter en selle ? Le canon s’est tu. Eliphas vit encore. Elias demeure accroupi près de lui ; il se sent dans la jambe de forts élancements, et l’autre, tendue sous la botte, s’accrampit à son tour. Sous les voûtes irrégulières des arbres passe de loin en loin quelque souffle égaré, comme une âme, ou le sang, peu à peu, épanché sous les branches.

    Par un trou de branches la lune à présent bosselle des nuages d’étain. Une superstition d’enfant : aussi longtemps que je veillerai – mon frère vivra – tant qu’Elias vit avec intensité, pour rien au monde il ne manquera, pour quelques bribes de mauvais sommeil, la mort du frère. Elias ne s’impatiente plus. De son genou en terre monte un élancement. Il soupire. « Qu’as-tu donc ? dit le blessé en souriant – Je veux souffrir avec toi. « Je parie » dit Eliphas « que tu envie de pisser.

    - Mais toi ?

    - Je fais sous moi, Elias.

    Elias se lève d’un bond sous l’effet de la crampe. Il éprouve une grande honte. Eliphas, brûlant de fièvre, continue de sourire sous la lune avec une expression étrange que son frère croit anticipée, car on ne la voir, pense-t-il, que sur la bouche des morts. « Il ne faut pas que tu dormes, Elias ; tu dois voir la mort jusqu’au bout. » Elias se force à le fixer. Il compta, dans la bouche entrouverte, au souffle court, les reflets allumés sur les dents maladives. Elias songea aussi aux arbres, à la nuit, aux chevaux qui broutaient doucement le talus.

    Soudain une pensée lui vint : « Eliphas, je ne pense pas revenir à la cour.

    - Tu le dois, dit le mourant. La musique tient lieu de tout ».

     

    La mort

    Elias fut déçu. Il attendait un dernier mot plus solennel. Mon frère emporte mon avenir avec lui ; il ne m’en constitue pas l’hériier.

    « Prends ma main »dit le blessé. Elle était gluante. Elias baissa les yeux en frissonnan, vit pour l a première fois la blessure de l’aine et se mit à pleurer. « Il faut pleurer,  Elias. Mais il faut aussi que ce soient tes dernières larmes. » Le canon retentit nettement. Eliphas se rejeta soudain en arrière. Le sang hésita sur ses lèvres. Son frère le saisit par la taille. Je veux faire connaissance ! criait-il. Je veux faire connaissance ! Le corps d’Eliphas roula au sol.

     

    FIN DE LA RELATION TRAGIQUE

    FRIVOLITÉS

     

     

     

     

    Incipit

    ...Depuis la mort de Gerhard le Sec, au diable l’étiquette : révérences, préséances - repas cérémonieux, solennelles beuveries de six-vingts couverts, où les princesses bâillent au rythme lent des plats de venaisons. À présent, dès que la cloche, à six heures, a retenti, les fenêtres à la française s’ouvrent sur la terrasse de plain-pied. L’on s’égaille en devisant parmi les tables savamment dérangées, chacun comme il le souhaite. Et l’on sort de sa poche, en retroussant le pourpoint, le jeu de cartes. Si l’on n’est pas d’humeur à jouer, l’on prodigue au moins des conseils ; les spectateurs debout s’accoudent aux dossiers, imposant aux nuques leurs souffles lourds.

    D’un peu d’air expulxé de leurs narines, ils ponctuent les revers, les bons coups. Si quelqu’un derrière eux demande le passage, ils redressent majestueusement leur derrière en basques gaufrées, puis demeurent bras croisés, sombres et l’œil fixe ; la victime peut enfin s’adosser. D’autres font le tour des parties,  se balancent d’un pied, se faufilent, retournent indiscrètement les plis, multiplient les mimiques indéchiffrables – pour certains. Mais il en est qui, pour leur part, seraient bien empêchés de taper le carton : dès que les valets ont ouvert les baies donnant sur le jardin, ils sont tous entrés, en caravane de cafards, par la porte du fond : les musiciens.

    Ils se placent debout, derrière keur balustrade. Ils ne joueront pas avant sept heures : une heure d’attente, parce qu’un article antique stipule roidement que « dès la sixième heure, les musiciens de Sa Majesté devront, en livrée... » - ils s’entassent donc, se parquent, se coincent entre les balustres et le mur dépourvu de tout recoin charitable – comme à Versailles, il est vrai, et ceci console de cela. Les voici donc tout emboîtés comme les pièces d’un jeu de patience, à grand renfort de pieds pilés. À sept heures, les valets dressent au centre de la salle des tréteaux, où sont présentés les services.

    Alors l’écuyer tranchant servira Messieurs les joueurs, dans des plats recouverts d’une serviette chaude, et l’orchestre attaquera le Tintamarre ou la Tafelmusik de Telemann. ELIAS s’est faufilé au premier rang, d’où l’on voit tout. Derrière lui, l’étagement des confrères, au sommet duquel trône, enflé, Rogmann – l’orchestre, paradis des ambitions – le cor tousse comme un sauvage, le basson a du poil aux oreilles - le nez de ce violon frotte sur la chanterelle : Tetzel louche, il joue deux fois la même ligne. Le trompette a les doigts goutteux, Anton a mauvaise haleine et Bernakel pue des pieds. Bernakel évite l’haleine d’Anton, Anton le coude de Bernakel, et tout l’orchestre renifle les pieds de Bernakel.

    Des yeux mornes, Des lippes serviles. Des échines. Le Meister pèse sur tout cela comme une citrouille sur un tas de pommes de terre. Elias en trois mois n’a pu se brouiller avec personne. Il n’en est pas peu fier. Heureusement que le roi m’a laissé dans mon pavillon. La vocation viendra plus tard (à son âge Telemann, Haendel et d’autres avaient maintes compositions à leur actif, messes, motets, sonates).

    Elias regarde partout. Luxuriance et profusion des images aussi grandes au troisième mois qu’au premier jour. Le détail et le règlement des funérailles de son frère, bien moins solennelles assurément, l’ont passionné au point qu’il n’a pu pleurer de deux nuits. De la tribune où se trouve l’orchestre, il voit distinctement les silhouettes détachées sur les allées de sable, où l’on s’attend mutuellement pour ne pas arriver en avance.

    Mais d’où sort dond Michaël Hüls- de sous une table ? De ce recoin. En avance. Un poitrail sanglé de rouge à brandebourgs verts – les musiciens se poussent du coude ce qui n’est pas difficile - « En avance ! Rouge et vert ! Impatient ! Comme il se colle aux vitres ! ...Prussien ? niais ? espion ? « Les trois » ricane Bernakel.

    ELIAS ne sourit pas. Michaël est jeune : vingt-deux ans. Son visage est gris, comme ses lèvres, dédaigneusement flétries vers le bas, prolongées en deux rides amères.

    Les premiers noblaillons font leur entrée. Menu frein. Il faut jouer. Elias prend la mesure. Ses yeux restent fixés sur l’autre – l’Autre, dit-on, c’est le Diable. Michaël Hüls se tient à la porte comme un laquais. Il salue chaque couple. Bientôt il tendra la main. À présent il s’éloigne, plein de morgue – un coup de tête ci et là – écrasant du regard les Simples Barons. De gigue en sarabande, le vicomte le cède au comte, aux marquises « Jouez-vous ? » « Après vous ».L’orchestre s’évertue. Soudain le brouhaha, pour le Roi, Favorite et le Duc ambassadeur – vite l’Hymne ! Cheveux dressés sous les perruques : on n’a reçu les partitions que la veille. Elias rajoute tous les geincements qu’il peut. Favorite pépie avec insolence en agitant son aigrette, virant sa petite tête d’oiseau. Le jeune roi invite à se rassoir mais l’Exellencc ducale salue en levant les mains : certains se redressent, confusion. Comme à la messe. On se fait des présentations, des fronts s’inclinent. Des bras s’arrondissent. L’ambassadeur accepte les compliments avec condescendance, comme si Friedrich eût déjà régné à Stougard.

    L’orchestre, à court d’hymnes, recase la Tafelmusik. Autour de Favorite Icka et de ses dames d’honneur, envol des galants, révérences et baise-mains, et comme elle se pique de rire, chacun prépare sa fadaise.

    Exmples de fadaises

    « Voyez-vous dit-elle ce grand violon, plus sec que son archet ? » On rit. « Le diable à coup sûr est caché dans sa boîte ; comme il lui donne la saccade ! » On rit. Un vieux beau chuchote. On rit de lui. Favorite Icka fait sonner le rouge de ses fards, volubile jamais je ne l’ai vue si enjouée flûte un quinquagénaire – et Mgr l’Évêque qui se fait sermonner, Son Excellence si vite clouée du bec mais quel ambassadeur se fâche si le Roi souri ? « Vrai, quelle reine de tête et de cœur nous aurions ! »

     

    Suite, même jeu

    Cependant la foule afflue. Par les portes-fenêtres c’est à présent un va-et-vient. Autour de sa table de dés pipés, le baron Wilhelm incline un cercle de braillards. Souvent l’ensemble des perruques relevées en gerbes poussent jusqu’au plafond d’épaisses gaietés. À l’autre extrémité Sa Majesté sourit enfin au Ministre de Prusse, qu’il entraîne par le bras : commerce des peaux, tarif des douanes. Parmi les dames trône la Reine-Mère. C’est elle qui donne le branle au blâme et rien n’est jamais de son goût.

    Tous les yeux des femmes suivent et enserrent les itinéraires sinueux de Favorite Icka Wienstein, confiscatrice des hommages. Les meilleurs partis s’y agglutinent pour le plaisir de se voir décocher à bout touchant ses plus fielleux quolibets.

    C’est inconvenant.

    Derrière ses balustres, Elias est éreinté – les cordes lui scient la pulpe des doigts.

    Voici qu’éclosent sur le seuil deux petits vieux étayés l’un à l’autre, le nez plein de tabac (les babintes empétunées), les chausses défraîchies. Ce sont de ces Diogènes de cour, dont le dédain des convenances force le respect. On dit en souriant « C’est le vieil Elfenbein » 1 ou « Le vieux Ebenholz »² – puis on parle d’autre chose. «Voici nos antiques ! » s’écrie impudemment Icka von Wienstein.

    Ils se fraient un chemin, louvoyant de conserve.

    « Ebenholz, mon ami, quelle presse !

    - Cette maudite goutte m’entrave furieusement.

    - Notre table est assiégée !

    - ...assiégée est le mot  - de quel droit se prévaut ce rutilant postérieur ? »

    1. « Ivoire »

    2. « Bois d’ébène »

    C’est l’Homme Rouge qui cherche à s’immiscer. Mais nul ne lui adresse un mot. Un mouvement de foule amène au pied d’Elias l’obstacle de son dos. L’étoffe de l’habit se moule sur le muscle, Elias en distingue la trame et le grain – et derrière les épaules, les plis du cou grisâtre, la chevelure noire et grasse mal resserrés sous la perruque.

    Si l’archet était une flèche, je le piquerais sur le cul.

    « J’ai apporté » dit Ebenholz « mes pièces d’échecs.

    - Dans ce vacarme ? »

    Ebenholz extirpe une à une les pièces de ses poches gonflées, et, pour finir, tire les deux Reines de son jabot. L’autre les dispose au fur et à mesure sur la table, où la marqueterie figure en échiquier d’excellente tenue.

    « Aurons-nos le emps ?

    - D’ici vingt minutes, je vous ferai tâter de mon bois.»

    À Elfenbein les noirs, à Ebenholz les blancs. Ils commencent à jouer, dans la cohue. Juste derrière Elfenbein, un hautbois enragé cacarde à contretemps, vaporisant par intervalle une salive pléthorique ; Elfenbein perd un pion et jure par les saints.

    « Vous êtes distrait !

    - Foutu hautbois !

    - Rogmann a bien perdu la main – dites-moi, qui diable est cet escogriffe qui agite ses ailes de vautour au-dessus de son violon ? Eliphas Fels peut-être ?

    - Vous perdez la tête ! Il est mort en mars dernier.

    - Si ce n’est lui, cher Elfenbein, c’est donc son frère ?

    - Perdu ! Le frère, c’est ce petit doucereux du premier rang…

    - L’aîné me semblait plus inoffensif…

    - Hum ! soupire Elfenbein (Dame f4) ; celui-ci cache son jeu – avez-vous repéré au fond de l’allée où Pitz range ses râteaux, un petit pavillon branlant ?

    - Eh bien ? Votre fou, mon cher…

    - C’est là qu’ils s’encageaient, l’aîné et le cadet, refusant toute société. Et je te violine et je te clavecine, jour et nuit, nuit et jour…

    - Quoi ? pas une maîtresse ?

    - Il habitait, vous dis-je, avec son frère.

    - C’est absurde. Vous vous en laissez compter.

    Ebenholz observe un silence perfide.

    « Pouah ! dit Elfenbein ; sitôt qu’un homme manque à s’afficher avec une quelconqu emaritorne, on en conclut en toute hâte que…

    - Ttt, ttt…

    - Sottises, mon cher ; il avait quelque femme dont vous étiez jaloux. Parez-moi plutôt ce coup-là.

     

    Les deux vieillards se livrent alors à une furieuse empoignade pour la possession des cases centrales. Ebenholz, d’un revers de manche, frotte son nez rougi par l’attention ; quand la tornade adverse eut jeté bas ses deux cavaliers, il se renversa sur sa chaise :

    « Cependant, Elfenbein, ces lieux semblent bien propices aux ébats !

    Elfenbein lève la tête avec stupéfaction.

    « ...Un pavillon isolé – un parc attenant – une nuit – par derrière…

    Elfenbein répond d’un rire gras.

    « Vous ne m’entendez pas, dit Ebenholz. C’est par derrière en effet que, par de bonnes nuits sans lune, votre violoniste s’échappait à cheval, frère en croupe, vers Dieu sait quels sabbats ; ils en revenaient dit-on au petit matin, couverts d’épines, perruques en biais…

    - ...et l’autre ? ce grand flandrin rouge ?

    - ...un benêt. »

    Juste comme Elfenbein, sourire aux lèvres, empochait la reine de son adversaire, l’orchestre cessa de jouer. Tandis que les officiers de bouche usaient de tout leur savoir-faire pour placer leurs tréteaux ; les musiciens, évacués par une porte basse, s’empressèrent aux cuisines pour attraper de l’eau. Mais ELIAS est demeuré seul, devant le dos inamovible, écarlate, parcouru d’imperceptibles frémissements ; il en suit chaque ligne et découpe des yeux chaque couture, une à une.

    D’autre part Elias n’a pas pu ne pas remarquer – sans perdre de l’œil les réactions d’une assistance à l’indifférence de laquelle il n’a jamais pu se résoudre – les mimiques du Graf Elfenbein : au mépris de tout respect humain, ce dernier l’a désigné du menton ; Ebenholz a multiplié de la main les avertissements excédés , dont l’effet n’a pas manqué d’être rigoureusement opposé…

    ELIAS s’incline devant le dos de velours, à toucher le bas de la nuque, blafarde : il crispe son doigt sur la corde – odeur fade du tissu, odeur du corps - les petits vieux regardent toujours – et tire soudain de la chanterelle un glapissement sauvage - les épaules tressaillent, la tête se tourne – Ebenholz et Elfenbein écarquillent les yeux – l’homme décidément s’est retourné, tabatière aux doigts, boucheo ouverte : « Il faut » dit Elias « que Monseigneur soit de quelque  talent pour nous avoir goûté avec tant d’esprit ? » L’homme rouge mâche un compliment malhabile.

    MICHEL HÜLS ignore qu’un courtisan ne saurait s’adresser directementà un quelconque violoneux. L’accent de Ravensburg fleurit sur ses lèvres grises un enrichi rustaud, vite fourni d’habits et poudré à la hâte). « Il faut plus d’insolence, Monseigneur » dit ELIAS en français.

    L’autre le prend de haut : « J’ai mes entrées ! Je suis déjà venu cinq fois.

    - Cinq fois, en vérité ! Voilà donc d’où vient tant d’élégance à Monseigneur ! »

    L’homme se cabre : «Recevez, mon ami, ces cent vingt-six thalers. Vous direz qu’ils proviennent du comte HÜLS von BIEGNIS ».

    Elias s’incline jusqu’au niveau de sa balustrade. Ses compagnons musiciens reviennent se presser sous les chandelles. Le Comte Hüls s’éloigne.

    « Messieurs, Sol-La-Ré-Fa…

    Elias a pris du retard. Le cœur n’y est plus. Le Comte Hüls le lorne à la dérobée.Les petits vieux marmonnent en le fixant - n’est-ce pas làbas le Roi, et sa maîtresse en personne, qui le désignent, lui, Elias Fels, au Duc Ambassadeur ?

    « Venez voir mes musiciens » propose le Roi.

    Ils s’avancent vers les balustres aux mollets dorés. L’ambassadeur, compassé, offre le bras. « J’ai civilisé ma fanfare » dit le jeune Roi. « Croiriez-vous que mon Feu Père avait là quatre cors, en place de violons ? »

    Le Duc ambassadeur se récrie poliment.

    « J’ai envoyé toute cette sonnaille à la queue de mes chiens ».

    Les musiciens cessent de jouer. Ils baissent protocolairement les yeux. Elias ne le peut pas. La maîtresse du roi sourit dans le vide, les yeux fixés sans y penser sur le front d’Elias FelsL Le Comte Hüls est venu se mêler, impudemment, au groupe ; Ebenholz et Elfenbein le dévisagent d’un œil soupçonneux.

     

     

     

     

     

  • Du péché de chair pour une meilleure approche de Dieu

    Sexe et poésie

     

    Le nouveau corps d'Hannah et ses absences prolongées, par « l'opium »: assommages d'antidépresseurs, demi-sommeil, rêveries morbides de matinées entières. J'en deviendrais fou. Sans compter les escarres. Je ne sais si Hannah caresse. Il ne le semble pas. Ses fausses naïvetés pour mes promenades : à chaque fois je rejoins Cohanim, la serre dans mes bras en la baratinant à mort. J'ignore comment finira tout cela. Mais il est impensable qu'Hannah me croie vraiment : son sourire est constant. Je suis si heureux qu'elle ait perdu cinquante-six kilos. Elle me dit : « Même si tu as trouvé quelqu'un d'autre, notre union resterait toujours fondamentale – l'a-t-elle dit ? Cependant, l'inquiétude lorsqu'elle demande si nous nous embrassons sur la bouche. ; j'ai répondu en me fâchant : peu importent les choses faites ou pas, c'est l'émotion de la présence qui nous compte.

    J'espère que mes manœuvres sexuelles ou digitales ne pousseront pas Gvêréét Cohanim au suicide. Je joue avec la mort. Lorsqu'elle a joui pour la première fois, seule avec moi, ses traits se sont soudain tirés, ses cernes accentués. Mais elle est demeurée de sang-froid, lorsqu'elle disait naguère ne plus jamais pouvoir me laisser échapper si le plaisir lui survenait ; on change...

     

     

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    X

     

    Naguère, ma Cohanim écrivait des poèmes, magnifiques mais confus. Balzac ne pouvait suivre : mais il en publie à présent de bien pires. Indications selon moi qu'elle a parcouru avec lui bien plus de chemin qu'elle n'a voulu dire : comment sinon peut-elle à ce point s'exaspérer de ses appréciations à lui ? Parfaitement injustifiées d'ailleurs : la paille et la poutre... Gvêréét Cohanim ne rédige plus ses poèmes, ni ne tient plus de blog. Mais l'ombre de Nelson, son « régulier », plane sur tout cela : je risque paraît-il ma peau – le fait divers ? Pis encore : qu'elle vienne, après abandon, sonner à ma porte pour m'enlever chez elle.

    Comme a fait jadis la maîtresse de mon beau-père – mais ceci est une autre histoire (elle a jeté la menorah dans le miroir, une menorah de trois kilos six cent cinquante.). Cependant, que ma bien-aimée se soit vantée d'avoir conservé la mêm expression depuis son âge de quinze ans m'embarrasse : existerait-il des préjugés à tout jamais irréformables ? ...sur la « spontanéité » de la poésie, par exemple ? ce que croyaient ces Première année de médecine, confits en maths et physique : « Tu rentres chez toi pour écrire de vers ? Mais cela vient tout seul ! (entre eux) Qu'il est bête ! ») - est-ce que j'ai du goût ? Les States ont aboli dit-on toute différence entre classique et populo – comme la vie m'échappe, ô Brocanteur, et pourtant « j''ai vécu une existence passionnée », comme Sainte-Colombe dans Tous les matins du monde. Que disait donc Gvêréét Cohanim, déjà, sur La Chute de Camus ? jugé artificiel, ringard, alors que ces perpétuelles apostrophes me concernaient au premier chef, enfonçant les J., M. et autres péteux péremptoires – vous savez ? ...ceux qui vous rabâchent que vous avez tout choisi, et que c'est à vous seul de vous en sortir ! - du Baba Sahib pur jus : « Tu as choisi d'être malheureux, et c'est une grâce de la Divinité » - « ni Dieu ni maître », Jean-Paul S. ? hmm ?

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  • LE CORBEAU DU PUCH

    COLLIGNON LE CORBEAU DU PUCH

     

    1. La nuit, la neige

     

     

    La neige durcie se boursoufle en dents de scie. Sales. Au pied du réverbère. C'est poreux, ça crève en bulles, le vent siffle.

    « Il va geler ».

    Vis-à-vis, sur le mont, entre les sapins : des lignes de neige. Comme le cuir, sous les cheveux.

    L'adolescent mains dans les poches, voûté. Il monte la pente. Un chien souffle sous une porte en bois. Jean-Pierre s'est appris à ne plus sursauter.

    Au sommet, la Tour du Puch, un banc dans la nuit contre la muraille, Jean-Pierre s'assoit pour surveiller la ville loin dessous. Des murs de lave, abritant les baises et les filles attentives, assouvies.

    L'adolescent les imagine.

    Elles ne le désirent pas.

    Il a des traces sur la peau.

    Il reconnaît d'en haut tous ses itinéraires, toutes les nuits, rue du Rouëre, des Chanoines, avenue Six-Moines, avec des lits, des entrepôts, chez lui. Le Puch, ville historique du Limousin- sans Histoire il veille sur les habitants du Puch. Les Puchéens. Les Puchéennes, les tabliers, les caniveaux. La Tour se visite tous les samedis, et le dimanche, 7 F50, il y est monté pour voir quelques hectares de plus. « Je suis curieux » dit Jean-Pierre.

    Le garde vit derrière ses murailles. Il se couche tôt. Il ne meurt pas. Il ne monte plus au sommet pour surveiller les visiteurs. Il dit :

    « Ne vous suicidez pas ! »

    Personne ne se suicide.

    Le vent forcit. Les aiguilles crissent : toutes les nuits le garde entend crisser les trois aiguilles sur le grand cadran lumineux. Jean-Pierre descend par le versant de l’ouest, la boue gèle et dégèle, ses pieds glissent sur les degrés, le crépi des murs lui racle le coude, les portes vermoulues donnent sur le vide.

    La pente casse net sur la place de l’Euse, un parapet donne sur la rivière qui bout très froide sous les lueurs bleues de la ville. Jean-Pierre se retourne, s’accoude au parapet. Face à lui la vitre jaune dépolie du Café-Bar, toute la menace de sa vie - « Trouve donc du boulot ! au lieu de traîner... » - des Filles, des Jeunes, des Autres.

    « Je ne suis pas de ceux de mon âge.

    Sous lui l’écoulement de l’eau ; par devant, le bruissement de la vie.

    L’adolescent palpe dans son dos « ses amies les pierres ». Il fait de plus en plus froid.

    Jean-Pierre passe en revue les bisrots du Puch sans entrer ; de l’autre côté de ces vitre dorées, la musique, l’alcool (...)

     

    2. Ma sœur – La rencontrer

    Mathilde l’attend pour manger - « ...au lieu de traîner ! » , comme elle dit.

    Jean-Pierre avise sur le trottoir une Jeune-Fille. Elle a de belles jambes. Fille, jambes, trottoir.

    « Mesdemoiselles, vous ne serez jamais inquiétées si vous montrez bien où vous allez. L’air décidé. Marchez d’un pas sec. »

    Jean-Pierre la suit, se glisse dans ses pas, sans bruit, sans rouler des épaules. Ils passent devant deux sapins déplumés, de part et d’autre de l’Hôtel de Ville – l’an dernier, on les a laissés là jusqu’en avril.

    La Jeune-Fille a des cheveux noirs. Jean-Pierre se demande s’il a l’air naturel. « Tout à fait naturel » dirait-elle en se retournant. Il lui demanderait :

    « Comment faites-vous mademoiselle en plein hiver pour aller en jupes courtes, moi je me gèlerais les…

    Les…

    Elle prendrait ça mal.

    Il pense encore :

    « Ce n’est pas que je n’ose pas. Je refuse. Voilà : j’ai renoncé aux femmes.

    L’émancipation de la femme, ça le fait bien marrer, Jean-Pierre.

    Ils sont passés devant l’affiche du cinéma :

    Le Puceau se déchaîne.

    C’est malin.

    Silence dans les rues. Juste les coups de vent par-dessus les murs ou qui se glisse dans un doigt. La Jeune-Fille monte trois marches vers la rue Bragard. Il pose sa main sur la rampe de fer qu’elle a touchée, embrasse le creux de sa main. Au-dessus de lui la fille s’est retournée : il a compté une marche de trop, son pied a claqué sur le trottoir. Il a mis un genou en terre et les bras en croix pour garder l’équilibre.

    « Tu ferais mieux de trouver du travail répète sœur Mathilde. Au lieu de bouquiner !

    La Jeune-Fille est rentrée chez elle. Jean-Pierre court à sa porte. Les verrous claquent. Celui

    du haut, celui du bas. Un troisième, plus profond, en bout de couloir. Jean-Pierre s’approche, lit le nom sur la plaque en cuivre :

     

    M. et Mme BARDIN

    et leurs enfants

    « Et leurs enfants... »

    Jean-Pierre retient l’adresse.

     

    3. Ma sœur - La peinture

     

    Chez lui, Jean-Pierre peint : des seins, des fesses, sur toute la surface de la toile. Des fesses vertes, au couteau. Il entasse des couches de blanc, de crème.

    « ...de chercher du boulot. Qu’est-ce que ça va te rapporter ta peinture ?

    - Bonjour sœur Mathilde.

    - Qu’est-ce que ça représente ?

    - Des culs.

    - Tu te crois malin.

    - Je ne sais pas ce qu’il y a dedans.

    - On mange dans cinq minutes. Et tâche de ne pas te faire attendre. Ton père est là aujourd’hui.

    - Pourquoi, ce n’est pas le tien ?

     

    L’atelier occupe un ancien garage. Il y fait sombre. Un palan, quelques clés, plates, à pipe. Jean-Pierre se place sous la lucarne, couverte de crasse. Il faudrait un couvreur, avec une grande échelle, pour la gratter.

    « Je ne vais plus rien voir ». « Je vais devenir aveugle ».

    Il se lève, jette un coup d’œil à sa toile : des chairs tordues en diagonale. Rose gras, blanc mou d’un corps sur l’autre, une purée de ventres, de seins ventripotents.

    - À table !

    4. Le père, la soupe

     

    Le père est là, c’est un petit chauve, tout gris, qui lampe vite son potage sans lever la tête.

    Jean-Pierre contourne la table pour l’embrasser. (Mathilde répète à son frère tu aimes ton père, toi). Jean-Pierre se sert en soupe en haussant les épaules. C’est rare que le Père mange ici, 3 rue des Moines. Mathilde porte lentement la cuillère à sa bouche, qu’elle ouvre grande, les yeux vagues, le geste grave et moi. Jean-Pierre n’entend que le sifflement intermittent du radiateur au thermostat. Tout est bien rangé. Elle file doux, la Mathilde.

    Le Père pousse son assiette, sans dire un mot. À cinquante ans, il fait déjà vieux. La Mathilde le ressert – il ne vit donc que de soupe ?

    « T’as trouvé du travail ?

    Jean-Pierre lui poserait la même question.

    « ...faudra s’en occuper, dit le Père.

    Ils prendraient son argent. La sœur et le vieux.

    « Toute sœur éprouve pour son frère un attachement inconscient, qui peut aller jusqu’à l’inceste » - «  Y aurait plus qu’à se flinguer ».

    - Tu dis quelque chose ?

    - Rien, rien.

    - Il se rendra fou avec ses lectures. Si t’étais occupé de tes mains au lieu de fainéanter.

    - Ça suffit Mathilde.

    Son père ne regarde jamais en face.

    « Écoute-moi bien Jean-Pierre… Je vais partir huit jours à Châteauroux... » Mathilde sursaute. « Tu vas me faire le plaisir de trouver du boulot. N’importe quoi. Tu m’entends ? »

    Châteauroux… Châteauroux… Qu’est-ce qu’il veut que ça me foute…

     

    M. § Mme BARDIN

    « Et leurs enfants »

    …………………………….

     

    5. Correspondance

     

    « Monsieur,

    J’ai à vous apprendre que votre fille... » - qu’est-ce que je peux bien lui apprendre sur sa fille ?

     

    Trois fois. Elle a tiré les trois verrous. Le dernier plus profond.

     

    « Monsieur,

    Votre fille, que vous croyez si chaste... » « ...si chaste et pure... » « Votre fille se… se... » -

    - il serre les dents.

    - Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui te prend ?

    Il a appris cela. Par intuition. Par déductions. Par enquêtes. Ce qu’il fait seul. Elles le font aussi. Elles le font toutes. Lui aussi le fait. Mais ce n’est pas pareil.

    « Pas pareil. »

    « Je ne fais pas la morale, moi. Je ne refuse personne. Elles me refusent. Elles refusent tous les hommes. Elles leur font la morale. Puis elles rentrent chez elles, et elles se… se... »

    Révoltant. C’est révoltant.

    « Elles croient toutes qu’on va les violer ».

    - Je vais dans ma chambre.

    - N’oublie pas ce que je t’ai dit ! crie le père.

     

    C’est une pièce encombrée de meubles et de tiroirs.

    - On les montera au grenier, un jour.

    En attendant, tous l es jours, Mathilde les astique, obstinément.

    « Tiroir 12. Enveloppes.

    «  Bardin, 23 rue Blagard.

     

    - Tous ces couillons qi prennent les filles pour des rosières... »

    Monsieur virgule (« Chère mémé virgule ») - c’est le vide ; soudain le stylo s’emballe, comme un grand trait de phrases qui s’ébranlent, ordurières, dérisoires, emphatiques.

    Précises. Anatomiquement très précises.

    « Signé M., chirurgien-dentiste »

    «  Signé C., noaire. »

    Il trace un grand « F » en cou^p de sable – le reste illisible.

    « Ça fait moins… ça fait moins anonyme ».

    Il place la lettre sous sa chemise, contre la peau du ventre. Il se voit traîné sur le Boulevard Laudry, dans une charrette, la tête et les poignets dans un carcan ; des gendarmes à cheval, en tricorne, qui l’escortent, le désignent aux outrages.

    L’écriture est nerveuse, régulière. Il ajoute quelques barres de « t ».

    6. Tempête sous un pan de chemise.

     

    « Où vas-tu cet après-midi ?

    ...Mahilde adossée à l’évier ; les assiettes mal rincées qui sèchent sur l’égouttoir.

    - Chercher du travail.

    Mathilde pousse un ricanement.

     

    Jean-Pierre passe par le garage. La lucarne. Un file d’eau noirâtre a tracé une rigole sur la toile.

    « Bordel ! Je ne pourrai jamais rattraper ça.

    Il repousse quelques cadres à l’abri. Quand il se baisse, l’enveloppe lui gratte la peau, sous la chemise.

     

    L’air est cru, la Mob encrassée. Passé le mur d’usine, le froid vient vous trancher. Jean-Pierre respire largement. L’air glacé se faufile sous les vêtements. Seul point chaud,le ventre, sous l’enveloppe.

    « ...et si je cherchais vraiment du travail ?

     

    Jean-Pierre tend le pied à ras de sol, pour contrôler le verglas. Quant il était enfant, il aimait bien poser le pied sur une bouse à demi-séchée. La croûte séchait, le pied s’enfonçait, les mouches bourdonnaient – ça puait vachement !

    Des hameaux. Des portes. Les boîtes aux lettres. Une fente, aux lèvres coupantes – étroites blessures du bois, du fer, du ciment – celles des garages, immenses, chromées, ou bien les boîtes perchées, frileuses, aux grilles des jardins.

    « C’est une honte ! » hurlerait la Jeune-Fille. Une fille normale. Qui ne pense jamais à ces choses-là. Qui ne sait même pas que ça existe. Au moment donc où la Jeune-Fille, ivre de bonne foi, serait sur le point de convaincre, où le père s’apprêterait à chiffonner la Lettre Anonyme, à ce moment-là, lui, Jean-Pierre Fargey, ouvrirait la porte d’un coup de botte ; la fille tomberait à genoux. Il se ferait sucer.

    « Merde ! »

    La mob qui zigzague.

    « Je trouverais du travail. Je me marierais. J’aurais trente ans. Il y aurait du soleil, une prairie, un enfant » - et soudain, sortant d’un petit bois rabougri, la plaine de neige grise – il va jusqu’à Saint-Vital. Des toits bruns, blanc sale. Un paysan passe en tapant ses bottes.

    Une boîte postale est accrochée, là, devant ses yeux, dans un virage. Une immense palpitation se déclenche dans sa poitrine – cela descend tout chaud tout moite au bout de ses doigts – comme lorsqu’il avait brisé un jouet, tué un chat – commis quelque chose d’irréparable ; il ne resterait plus qu’à attendre le châtiment, terrible, avilissant (…)

    Ses pommettes cuisent.

    Son cœur serré.

    Jean-Pierre a tiré l’enveloppe

    « Dernière levée, Mercredi 10h »

    - sa main s’élève vers la fente. Il ne regarde pas. La lettre est tombée. Aussitôt le sang revient frapper ses joues.

     

    Personne ne l’a vu.

    7. La mère

    « Ta mère était une grande malade.

     

    Mathilde coud. Elle porte un tablier blanc. Jean-Pierre prend sur la table une paire de ciseaux. La pièce est trop haute, mal repeinte.

    La mère se plaignait toujours. Elle prenait des cachets. Des comprimés. Mathilde lui faisait des piqûres. Jean-Pierre se pique les doigts.

    « Rends-moi les ciseaux.

    - Tu as dit « ta mère ».

    - Ça s’est trouvé comme ça.

    - Tu l’as connue avant moi.

    Mathilde coupe le fil avec ses dents.

    « Qu’est-ce que ça fait, d’être fille unique pendant dix ans ?

    - Qu’est-ce qui te prend ?

     

    Mathilde lève la tête. Une grosse tête blême.

    Elle a dit que la mère était plus gaie, « avant » ; que c’était une vraie « boute-en-train ».

    « Dans les repas de famille, elle faisait rire tout le monde.

    - On ne fait plus de repas de famille, dit Jean-Pierre. Il demande :

    « Tu sais quelque chose, pouor Châteauroux ? »

    Mathilde range son matériel de couture sans répondre :

    « Épluche-moi des patates. »

    Il prend un torchon sur ses genoux.

    - Tu crois qu’elle est…

    - Partie. Je te l’ai déjà dit. Avec un gendarme. Elle vit avec lui.

    « Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

    - Tu as son menton.  Exactement son menton.

    Jean-Pierre se lève le couteau à la main, il se regarde dans la glace au-dessus de l’évier. Traces de varicelle.

    - Aide-moi à mettre la table. »

    Les traits de Mathilde retrouvent graduellement leur expression de haine cuite.

    Les petits yeux de Jean-Pierre se rapprochent sous son front de papier mâché.

    Au transistor la musique est bonne. Ils évitent de se parler.

     

    8.- Nigth Clube

     

    Le bar de la rue C. « rouvre ses portes après rénovation ». Nigth Club – le « th » anglais, sans doute. Je n’y mettrai jamais les pieds. C’est pourtant facile, Jean-Pierre : tu te faufiles dans un groupe. Tu t’assois là, près de la porte, sous les patères.

     

    Il entre, en ligne droite, jusqu’au bar :

    - Un café.

    Le barman a son âge. Il fracasse des bouteilles vides à ses pieds, dans une lessiveuse.

    - Plaît-il ?

    - Un café.

    Le barman se mord le pouce. Il s’est écorché. Bien fait pour sa gueule. Il se tourne vers le percolateur.

    Trois rustauds arrivent. Ils se perchent sur les tabourets. Le barman rigole avec eux. Jean-Pierre rigole. Tout le monde rigole. La nuque du barman forme un petit bourrelet. Le dos tourné, il répond aux railleries avec assurance. Il a monté l’affaire avec deux amis. Il vide les poubelles, il fait le ménage. Jean-Pierre dit :

    - Vous ne pouvez pas me servir quelque chose par là-bas ?

    Il désigne le plus négligemment qu’il peut une tenture à gros plis, derrière laquelle on devine un escalier qui descend. Le barman regarde sa montre, prend les autres à témoins :

    - Pas avant une heure !

    Les autres approuvent avec ensemble.

    À travers les pans de vitres passe un petit courant d’air. Un enfant se dirige vers le flipper. Des apprentis se réunissent quelques minutes autour de trois canettes de bière. Jean-Pierre boit encore, observe les parois crépies, les appliques de plastique, le comptoir chromé.

    Vers le fond, des tables rustiques.

    Il se sent bien.

     

    Il n’a plus peur.

    C’était un jeu.

    Commander un lait fraise, un café, blaguer avec des inconnus – la Grâce, l’Instant.

     

    ...D’un coup, l’ouverture, tourbillon de rires, des femmes – de la neige – parfums – fourrures.

    - Salut !

    - Salut !

    Elles se jettent au-devant des baisers toutes frissonnantes, les épaules relevées.

    Jeannine, Laurence ou ce genre – les cuisses coupées par un galon de lapin. Des cuisses fortes, comme greffées ; elle se penche sur le bar – mollet tendu, couture du bas, bise au barman - « attention aux verres ! »

    Par derrière Jean-Pierre sent la pulsation du juke-box, le poids des pièces qui tombent, les hommes dans son dos pendent les manteaux, près de ses épaules, les battements de la porte jamais tout à fait fermée -

    Il commande une cerise.

    - Bonsoir Joël – Bonsoir Josy - ...Judy » - bises, bises, « permettez pour la chaise ?

    - MAIS BIEN SÛR.

    On lui a adressé la parole. On lui a adressé la parole.

    Il n’y a pas que les ennemis.

    Il y a aussi les indifférents.

    Les filles sont sympa.

    Les filles aux yeux vagues, blotties sur la banquette – la fierté apprise du regard – mâchoires fortes et cheveux gras – des jours au fond des salons de coiffure, des saisons au fond des magasins de chaussures – hinhin les rires niais, les lèvres retombantes -

    - Jean-Pierre, tu fais le difficile.

    Une demoiselle qui bat la mesure du bout de son soulier.

    Une demoiselle qui tourne la tête vers lui, vers les jeunes hommes si différents -

    J. F. bonne fam.

    Délurée, exc. éduc.

    ch. H.

    bien sous tous rapports

    - elle est ivre, un peu, et lui plaît,beaucoup^.

    Jean-Pierre a les yeux louchons, le nez tombant, le teint brouillé, les cheveux raides.

    Il ne se lave pas très souvent.

    Près de la grande fille blonde et flambant neuve, c’est une vierge terne aux yeux torves, aux dents fâcheuses, au nez...- on commence ? on commence ? On est dix, au moins ! »

    Derrière le rideau plissé une lueur rouge, très « boîte ».

    Au juke-box ont succédé des accents lourds, pleins, plus graves. Les autres se lèvent.Jean-Pierre leur emboîte le pas.

    « Vodka orange ».

    Comme les autres.

    Du rouge, du noir, le feu en plastique dans la cheminée, les filles, les voix – la musique – les autres qui dansent. Lent, rapide, lent. Spots rouges pour la batterie, jaunes pour les guitares, noir pour le silence – le bras par dessus la tête

    béat, béat, béat

    « ...et des sèches s’il vous plaît »

    Passé le cinquième verre je laisse tomber

    - Eh bien, le grand ? On ne danse pas ?

    La délurée vire déjà au bras d’un bellâtre. Il ne reste plus, assise, que la vierge grise, elle dit :

    « On y va ? »

    Comme à la piscine.

    Il la prend dans bras et gagne la piste – dadin, dadon – dandin, dondon – c’est le slow, le slow bien noirâtre. Il la serre, il la sent de très près sur le cuir chevelu, la musique joue, elle ne l’entend pas renifler que dire, que dire - « Allez, on le fait celui-là » - c’est le slow suivant – dadadon- dadindon – comment ça se tient, une fille ?

    Et pas moyen de bander. Paraît que ce n’est pas obligatoire.

    « C’est ma cousine ! crie la délurée. Toujours au bras du même. « Faites-en ce que vous voulez, mais surtout pas un petit !

    C’est pas vrai. Non mais c’est pas vrai.

    Il se voit sur un chemin ensoleillé, tenant une fillette par la main – quelle publicité, déjà ?

    Ça sent le cuir chevelu. Ça sent l’humain. Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas senti un être humain de près, il humagine dans le noir les racines serrées piquées sur le scalp blême, les « glandes sudoripares » - je te plais comme je sue ?

    Il ne peut pas l’embrasser sur le front ; elle est trop petite – mais que dire, que dire – j’ai trouvé :

    «Mais c’est notre cher Johnny ! » - la bouche en coin.

    Pas dupe.

    Elle dit oui.

    Par quel bout on commence d’habitude ? Si je ne flirte pas tout de suite…

    Que se passerait-il ?

    Ils se rassoient. « Tu veux une vodka ? »

    Non.

    Et rien à se dire. « On ferait mieux de se taire ».Il le lui dit. Chapeau. Chapeau. Des icebergs ans la tête. Il offre une cigarette. « Vous ressemblez à votre cousine », dirait-il. « Elle vous jette toujours dans les bras des types,comme ça ? ...vous couchez ensemble ? »

    « Boïng, boïng », dit la musique. « Ploc, ploc », font les spots. La fille se tait. À côté, sur la banquette, la cousine délurée s’est éméchée :

    - Si une fille tire un coup… Quand une fille veut tirer son coup…

    - Elle réussit son coup à tous les coups, dit le bellâtre.

    Jean-Pierre pense que de toute façon, les filles préfèrent rester seules.

    - Je me comprends.

    Il fume. Il boit. La fumée le soûle plus que l’alcool. La fille, de plus en plus raide, attend qu’il parle.

    - Je hais les timides. Les timides vous paralysent. Pas moyen de leur adresser la parole.

    Ils ne dansent plus. Les autres se lèvent, tournent sur la piste, reviennent s’assoir, leur passent devant – la cousine lui tombe sur la poitrine – Avec elle, ce serait plus facile.

    La vierge tire de son sac à main le calendrier du RCP : le Rugby Club Putéolien.

    « D’où tu sors cette horreur? »- c’est parti tout seul – il lui dit « D’où tu sors cette horreur » - son frère, son cousin joue dans l’équipe, elle est fière de lui - « C’est lui qui talonne elle dirait, c’est lui qui a droppé, qui a transformé

    « Ce n’est rien », dit-elle d’un petit ton contrit, ce n’est rien.

    Renfonce la photo dans le sac à main, après tout merde c’est sa faute, sa faute à elle, je ne sais pas, moi, quand on voit ma tête, on se doute bien que le rugby je n’en ai strictement rien à foutre – faut pas être sorcier – tandis que la cousine, là, elle doit être au moins je ne sais pas, moi, Secrétaire » - en tout cas bien bourrée, elle se jetterait sur lui, il resterait sans bouger parce que dans le fond ça lui serait bien égal.

    Elle se reculerait, le fixerait d’un air très intelligent :

    « T’es un type bizarre, toi.

    Elle ne serait pas fâchée.

    Peut-être bien qu’elle se mettrait à le respecter.

     

    La pucelle au nez busqué prend son courage à deux mains. Elle lui passe devant - « pardon »- pour rejoindre le Groupe, à présent de l’autre côté de la tenture, comme avant. Jean-Pierre regrette des choses vagues. Il va rentrer. On s’embrasse dans les coins. Le barman repasse les mêmes disques.

     

    ...une équipe de rugby… l’imbécile…

     

    Jean- Pierre repasse à son tour le rideau rouge. Rien n’aurai bougé depuis le début de la soirée. Un « type » se penche vers une « gonzesse » qui regarde Jean-Pierre en riant.

    - Ça a marché avec ton mec ?

    - Pas un mot. Il n’a pas dit un mot.

    Jean-Pierre prend son élan. Il s’exclame :

    « De cheval.

    Le « type » se lève, petit, bourré, méchant (aux autres : « une minute ») Qu’est-ce que t’as dit ?

    Jean-Pierre hausse les épaules :

    « De cheval.

    - Et qu’est-ce que ça veut dire, « de cheval » ?

    - Je disais ça comme ça.

    Une fille ricane mollement.

    «  Et pourquoi tu dis ça ? Est-ce qu’on te parle, à toi ?

    - Je disais ça comme ça, en passant.

    Dans le coin de la banquette, la conversation se poursuit. Tout à l’heure, Jean-Pierre a vu le type avaler le whisky au goulot :

    « Si t’a vais dit « deux chevaux »,encore, énonce-t-il gravement.

    - Oh ! alors, évidemment, acquiesce Jean-Pierre avec vivacité.

    - Eh bien passe ton chemin, vieux, passe, passe…

    - C’est ce que j’allais faire, concède Jean-Pierre.

    - Voilà. Tu t’en vas. Tu passes ton chemin, et tu t’en vas.

    Il l’a saisi par le bras, sans brutalité. Parfaitement ivre. Le type se rassoit. Jean-Pierre se dirige vers le porte-manteaux. Là-bas, on se marre. Il enfile son pardessus. Tiens, le revoilà.

    Le type s’avance en roulant des épaules :

    « Dis donc, tout à l’heure, tu ne voulais rien dire d’autre, par hasard ?

    Il le fixe de ses yeux jaunes fibrillés de veinules.

    - Mais non, mon vieux, j’ai dit ça au pif, pour dire quelque chose.

    - T’es bien sûr, au moins ?

    Il cherche à comprendre.

    - Sûr. Je vais me coucher. Laisse tomber.Tu ne vois pas que je dors debout ?

    L’autre est décontenancé.

    « T’es d’où, toi ?

    - De Bordeaux.

    - De Bordeaux ?

    - Oui. À Bordeaux c’est tous des cons.

    - Même pas.

    Jean-Pierre n’a jamais foutu les pieds à Bordeaux. Il prend la porte. À travers la portevitrée il le voit regagner sa place à pas lourds.

    Il fait très froid. Un jour Jean-Pierre sera beau. Fortuné. Il sera élégant. Il habitera une autre ville. Quelques ivrognes passent en chantant chacun pour soi. Au milieu d’eux il reconnaît celui de tout à l’heure. Ses camarades le soutiennent par les épaules. Question filles, ça n’a pas l’air d’avoir marché très fort pour eux non plus.

    9. Cousines

     

    Le barman accroupi verrouille la porte d’entrée. Plus loin les cousines s’éloignent bras-dessus bras-dessous comme seules les filles ont le droit de le faire.

    Les types sont repartis par la rue Bleu-Fugières. Ils vont se séparer, ils cuveront leur samedi soir, tout seuls.

    « Un mec, un vrai, c’est celui qui emballe une fille, n’importe laquelle, au café, dans la rue – et qui se retrouve dans son lit une heure après.

    Les filles tournent rue Chaillonnet.

    Ça ne se fait plus, d’être cousines.

    On sait ce que ça veut dire.

    Elles se rattrapent l’une à l’autre dans la montée verglacée.

    La plus petite, la pucelle, a de grosses hanches et la jupe courte. Le chignon de l’aînée se défait lentement, de réverbère en réverbère. Le froid remonte entre les jambes. Soudain Jean-Pierre s’est heurté à elles. Il titube à reculons sur le verglas. La plus jeune ouvre une bouche hagarde ; sa lèvre inférieure tremble. L’aînée semble à peine surprise.

    « Bonsoir », dit-elle doucement.

    Elle sourit, introduit la clef dans une serrure.

    Elles ont disparu.

    Il les entend rire derrière la porte.

    Elles n’en peuvent plus de rire, elles se sont retenues longtemps.

    10. Le beau style

     

    « Monsieur, Madame » - dès l’abord, le ton grave - « votre fille et sa cousine » - bon début, précis, sans risque d’erreur - « bien qu’elles se comportent de façon totalement opposée, ressortissent chacune au même diagnostic et à la même thérapeutique

    « Sans doute leur avez-vous inculqué les mêmes principes – or : si l’une d’elles a parfaitement assimilé ces louables doctrines au point d’être restée trois quarts d’heure assise à mon côté sans avoir proféré une parole, alors que ma réserve naturelle - « du Wyoming », ha ha ! - n’en laissait pas moins filtrer un désir pathétique de communication, l’autre, en revanche, tout aussi refoulée je m’empresse de le dire, s’affichant tour à tour avec tous les hommes » - mieux que « garçons » - n’a pas manqué de prendre prétexte d’un éthylisme suffisamment manifeste pour se raccrocher à toutes les parties de ma personne.

    « Monsieur, Madame, de deux choses l’une : ou vous bouclez vos filles, ou vous leur lâchez la bride.

    « Soyez sûrs qu’à l’heure où je vous écris, vos pucelles ou bien dorment ou bien se branlent avec frénésie, seules ou à deux, à grand renfort de soupirs et de pets. Vous collez juste l’oreille à la cloison ».

    Il ôte son slip trempé de sueur. Il se couche, ferme les yeux, se touche un peu et s’endort.

     

    * * * * * * * * * * * * * *

    Jean-Pierre a dormi cinq heures. Il relit sa période, dont l’enflure lui semble irrésistible.Il la déclamerait, s’il n’était pas sitôt. Il sent encore sur toute sa poitrine la douce pression de sa main, à elle.

    11. Ennui

    Parfois l’ennui prend une ampleur, une densité qu’il n’eût pas imaginée. Il passe d’une pièce à l ‘autre, dévoile les miroirs, passe au garage devant sa toile où il s’attarde, sardonique. Dans la bouche un goût de ferraille.

    Jean-Pierre pose un doigt sur sa gorge : si la peau vibre, c’est que la voix passe : « Aah… aah... »

    - Qu’est-ce  qui te prend ?

    Mathilde râpe une rave : rrac vrac… rrac rrac vrac…

    Il semble à Jean-Pierre, s’il avait un piano ! - qu’il pourrait y improviser d’interminables valses langoureuses – mais il ne sait pas jouer du piano. Il s’endort sur la table – Tu t’ennuierais moins, si tu travaillais !

    Tu rabâches,Mathilde, tu rabâches…

    Elle pose rave et couteau.

    - Je me suis bourré hier soir.

    - Je ne suis pas chargée de ta personne.

    - J’ai failli me faire casser la gueule.

    - Tu ne sais pas parler aux gens.

    - Justement, je n’aime pas ton maquillage.

    Elle le trouve très discret.

    Il ne la voit jamais avec un homme de son âge. Elle revient toujours à l’heure des repas. Régulière, grise.

    « Ton travail ne suffit pas à attirer les hommes.

    - Les hommes ! Les hommes ! sur quel ton il dit ça !

    Le frère et la sœur éclatent de rire en même temps.

     Mathilde agite son gros nez avec conviction. Mathilde dit :

    « Je n’aime pas le mot « homme ».

    Elle aimerait mieux « compagnon » ; « homme » : ça sent trop le sexe

    « Je le voudrais câlin, tendre – Jean-Pierre complète : et qui ne fasse pas l’amour.

    .Quand une fille veut tirer un coup – Jean-Pierre est intarissable.

     

     

     

    12. Aveux. Folies.

     

     

     

     

    Jean-Pierre se masturbe.

    - J’ai trouvé du machin sur les broderies du drap de dessus…

    Du machin… Plus Mathilde prend l’air détaché, plus sa bouche en semble pleine. Jean-Pierre (ton détaché) :

    - Évidemment, pour vous les femmes, ça ne laisse pas de trace.

    Elle a drôlement encaissé, la Mathilde. Il savait ! Un homme savait !

     

    Elles font cela par choix. Uniquement par choix. Nous, les hommes, par obligation. Parce qu’elles nous y obligent. Elles nous y poussent. C’est leur faute. Leur faute à elles

     

    - Tu ne cherches que la fesse, dit Mathilde.

    - Il ne faut jamais perdre la fesse.

    - Tu ne seras jamais qu’un homme

    Jean-Pierre déplace un couteau su la table.

    - Écoute-moi Mathilde : les hommes…

    - Tu n’as que dix-huit ans.

    - ...eh bien moi – moi je ne suis pas comme vous…

    - Qu’est-ce que tu sais de ce qui nous bouffe le ventre, à nous les femmes ?

    Elle le regarde avec une soudaine panique :

    « Tu n’as pas de viol en vue ? Jean-Pierre !

    Il avait lu le Grand Larousse Médical :

    « On peut distinguer trois zones concentriques : pubis… grandes lèvres… (…) ...petit organe érectile et charnue placée sur la partie antérieure (…) - il est l’homologue considérablement réduit du pénis chez l’homme.(...) ».

     

    Jean-Pierre s’instruit. Jean-Pierre n’est pas étonné. Il éprouve un soulagement, comme si l’ordre des choses avait été rétabli pour lui seul – car il en est persuadé seule une poignée de spécialistes ou de curieux « sont au courant », et les femmes doivent bien rire à la pensée qu’elles ne sont somme toute que des travelos.

    La femme possède un pénis. On peut s’y retrouver.

    Jean-Pierre consulte souvent l’encyclopédie.

    Une photo de l’époque le montre en compagnie de son père, de sa sœur, avec la famille Z. - circonstance lointaine et exceptionnelle. Beau rang d’oignons. Jean-Pierre se tient sur la droite, flottant dans ses pantalons trop larges. Il sourit plus franchement que les autres. À leurs pieds, indifférente à l’objectif, une petite fille de quatre ans fait des pâtés de sable avec son seau, entre ses jambes écartées.

    Papa, tu sais ce qu’il me fait Jean-Pierre ?

    Jean-Pierre hâte le pas dans l’escalier.

    Une petite fille de quatre ans.

     

    Jean-Pierre ouvre l’armoire aux souvenirs.

    Toutes les filles, toutes les femmes qu’il a peintes- rangées, noyées, sanguinolentes. Il ne faut pas ouvrir les portes, Sœur Mathilde.

    - Jean-Pierre.

    - Mathilde…

    - Tu ne dois plus jamais parler de ça. Pas même à un prêtre. Tu ne devras jamais l’écrire, ni dans un journal, ni dans une lettre. « Ils » m’ont élevée plus durement que toi.

     

    Sur l’évier Mathilde racle les raves – rrac – vrrac – tic !

    13. Ohne Titel (« Sans titre »)

     

     

     

    «  Celle-là. Qui marche à ma rencontre. Les tibias raides sous le tailleur – tac – tac – l’étoffe

    «  tendue sur le giron, raide. Métallique. Loin du sexe – d’une bielle à l’autre, la jupe tendue – qu’un « ciseau – une lame – fendrait sec – avance donc – pose tes pieds l’un devant l’autre – tac – tac.

    « Domine, écrase – je suis là, crapaud, outre à fiel, pustuleux, inexorable, ramassé sur moi-même – «  tu souris ? Tu fais bien. Moi je reste en plein travers du trottoir – je fais celui qui cède le passage, « et qu’on retrouve toujours devant soi, parce qu’on s’est effacés du même côté.

    «  Regarde ma bouche, regarde mes yeux, regarde mes épaules, mon faciès veule, mon menton « pleurard… c’est là qu’il faut rire, bravo, tu devines bien ! c’est là qu’il faut tordre la bouche en « coin , comme vous faites toutes, et rouler des yeux – exaspérés.

    «  Qu’est-ce que tu dois te sentir supérieure dis donc, et fière, et intouchable, et tout. Tu peux rigoler. Allez dégage. Fous-moi le camp. Va ton chemin, va. Tortille ton cul sanglé. Ton cul harnaché. Tes mollets de fonte. Tac, tac. Béquille, béquille donc.

     

    La vitrine d’un bijoutier lui renvoie son image : thorax creux, jambes en cerceau.

    Ses yeux roulaient un tel mélange de morgue et d’apitoiement sur soi-même qu’il se trouva méprisable, et se plut.

    Des coins de sa bouche il a tant tiré vers le bas que ses lèvres, véritablement, se tordent en fer à cheval, enserrant son menton vultueux.

    Il faudrait toujours avoir sur soi un miroir, dans le creux de la main.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    14 – Le rapport

     

     

     

     

    « ...de tels incidents se produisent souvent avec des individus de ce type. Ces esclandres « burlesques attirent l’attention amusée de la population, sans toutefois motiver l’intervention de « nos services.

     

    (…)

     

    « Du plus loin qu’il voit venir à sa rencontre une jeune fille, Jean-Pierre F. change aussitôt de « trottoir. Ou bien il se tourne contre le mur et attend là, planté entre deux vitrines, que le danger « soit écarté. 

     

    (…)

     

    « Le quinze courant, parvenu au milieu de la chaussée, apercevant également sur le trottoir « opposé une autre personne du sexe non moins opposé, il a imperturbablement poursuivi son « chemin, sans souci de la gêne apportée à la circulation. 

     

    (…)

     

    « Le vingt janvier, devant la librairie H., il a giflé sans raison apparente la jeune Marie-France L.,

    « 15 ans.

    « D’après cette dernière, Jean-Pierre remontait à petite vitesse l’avenue d’Iram sur son vélomoteur ;

    «  Marie-France L. descendait la même avenue et se marrait avec une copine.

    « Jean-Pierre F., après un rapide coup d’œil de part et d’autre, a traversé l’avenue pour se garer à « leur niveau. Il est descendu, posément, de son vélomoteur, prenant le temps de caler la pédale sur « le rebord du trottoir, puis s’est précipité sur Marie-France en gesticulant.

    « Il l’a giflée à trois reprises de toutes ses forces, criant d’une voix suraiguë « qu’on ne rigol(ait) «  pas quand (il) passait, que « c’ (était) pas à (lui) qu’on (allait) apprendre qu’ (il) a (vait) l’air

    « con », et autres extravagances.

    « Il a également traité les deux jeunes filles de « pouffiasses », de « gouines » et de « mastars »(??). Puis il est reparti en zigzaguant sous le nez d’une 403 Peugeot.

    « La jeune Marie-France L. certifie qu’il ne sentait pas l’alcool.

     

    «  Des témoins ont affirmé avoir entendu Jean-Pierre F. crier « C’est bien fait pour ta gueule ».

     

    (…)

    « Le 28, à Douzillac… (…)

    - Jean-Pierre hante les bals de la région. Non pas ceux où l’on se bastonne entre bandes : il aurait trop peur ; mais les petites « surboums » demi-privées, où l’on peut s’introduire sans trop de difficultés.

    « ...Il a erré parmi les groupes, tâchant d’attirer l’attention, importunant les couples de danseurs, « cherchant à se mêler de toutes les conversations… Finalement, il a tiré de sa poche un « coupe- papier d’acier (25cm.), l’a présenté à tous en invitant bruyamment chacun à tâter, à « mesurer (les témoins n’ont pu s’accorder sur le caractère bouffon, ou menaçant, de ce geste.

    «  A reconnu porter sur lui ce coupe-papier en permanence depuis quatre (4) jours « sans intention de [s’] en servir » a-t-il précisé. Rapport circonstancié suit.

    O’LETERMSEN

    15 – Chapitre quinze

     

     

     

     

    O’Letermsen : indicateur de police de province (Haute-Loire)

    Il se rend, au milieu de la nuit, dans une haute salle cylindique, où le bruit des pas s’absorbe dans une torpeur de citerne.

    Au centre de la salle trône un autel sans crucifix, où prie de dos à genoux une femme en voiles blancs. Lorsque O’Letermsen descend les trois gradins rouges qui cerclent la salle, elle se lève et se tourne.

    Jean-Pierre la reconnaîtrait.

    O’Letermsen présente à bout de bras un parchemin roulé, avec son ruban rouge et le cachet de cire : la lettre.

    « Je t’écoute » dit la femme.

    - Il est écrit ici, ma sœur, que vous ne dépareriez pas la troupe d’un bordel.

    - Cela se peut, mon frère.

    Elle ouvre ses lèvres écarlates.

    O’Letermsen rompt le cachet, déplie le parchemin avec un craquement d’insecte.

    - Il est ajouté, dit-il en désignant le parchemin, que défaut de paiement pour vous n’est point vice.

    - Assurément » répond la femme.

    Le frère et la sœur s’unissent au pied de l’autel ; pendant ce temps l’indicateur ne cesse de murmurer à l’oreille de la femme, qui sourit. Puis ils se lèvent, se rajustent, et Letermsen (nous emploieront aussi cette forme abrégée) confie le mal de chien qu’il a éprouvé à recoller « ce chiffon » sur parchemin. Edwige enfin y jette un œil :

    - Mais c’est une écriture d’enfant !

    - De morveux, dit son frère.

    Des obscénités. Des fautes de grammaire. Edwige passe la langue entre ses lèvres, rend la lettre. O’Letermsen veut déchirer le tout.

    - Après t’être donné tout ce mal ?

    - Et que veux-tu en faire ?

    - Commissaire, dit-elle.

    - N’inquiétons pas ce débile, dit Letermsen, qui replie le message et le glisse dans sa manche, façon

    XVe siècle.

    Ce frère et cette demi-sœur ont besoin de façons, de mystères, pour accomplir l’acte le plus simple et le plus interdit. Jean-Pierre la reconnaîtrait : c’est la jeune personne qui s’est tant agitée la veille au soir, et qu’il a recueillie un instant sur sa poitrine.

    L’alcool, probablement.

    Mais la lettre n’est pas parvenue à « Monsieur Prigent » comme écrit sur la porte. Il n’y a plus de père Prigent – à supposer qu’il l’ait été – ni de père dans cette histoire.

    Depuis longtemps. Et c’est entre les mains d’O’Letermsen – petit indicateur de Haute-Loire – que le message a échoué.

    La cousine  - vous souvenez-vous de cette pucelle ? - surnommée Bisty – pourquoi ? - donne en famille le signalement de ce triste cavalier.

    - C’est lui, a dit O’letermsen.

    Il ne s’appelle pas du tout O’Letermsen.

    16 – La grande scène du seize

     

     

     

     

    Le plateau froid sous la neige. Les arbres nus.

    La buée stagne au bas des vitres. Le Corbeau du Puch s’affale sur son lit et le fiel lui remonte.

     

    Bezet, père, Élie, Émile, beurra sa tartine en bras de chemise. Sa femme s’est levée à six heures, pour le poêle.

    - Quelque chose est tombé dans la boîte aux lettres. »

    La femme se dirige vers la porte.

    Le père Bezet lève le doigt : « Quand ça fait tic, c’est un prospectus ; quand ça fait tang, c’est une lettre.

    La fille Bezet, seize ans, est d’accord.

    - Ça a fait tang, c’est une lettre ; donne, dit-il à sa femme.

    Sa bouche est pleine, il regarde le cachet :

    - Ça vient d’ici.

    - J’ai pas regardé, dit la femme.

    - Y a pas de nom derrière non plus.

    De son doigt boudiné, Bezet déchire l’enveloppe :

    « Monsieur... » - il s’essuie les lèvres : « Monsieur, votre fille... » - il tourne la feuille : « Signé « F » - « ...votre fille est une pute – reste là, toi ! « mais de la pie espèce : celles qui ne font rien payer... » - sa femme tend la main :

    - Élie…

    - ...ferme-la ! et toi, sors de ce mur, on dirait que tu tapines ! Tu vas nous lire ça ! t’as compris ? tout haut !

    La fille prend la lettre :

    - Je ne peux pas, je ne peux pas.

    - Nom de Dieu !

    - « ...elle se frictionne...’- je peux pas.

    - ...puisque tu le fais tu peux bien le dire !

    - « ...elle se fait... »

    - Plus fort ! (tourné vers sa femme) « T’as compris quelque chose, toi ?

    - Élie, arrête…

    - « ...bander dessus puis elle va se… se…

    - ...SE QUOI ???

    - « ...branler... »

    - Parce que t’attrape des saloperies, en plus ? ...repasse-moi ça !

    Il achève mentalement en fronçant les sourcils Faut qu’tu sois vachement au courant pour lire tout ça sans bafouiller – RÉPONDS NOM DE DIEU !

    - Je ne comprends pas… je ne comprends pas…

    - Et ça, tu comprends ? et ça ?

    La fille vacille.

    - « Les doigts dans le con jusqu’au poignet », tu comprends pas non plus ?

    Le bol se renverse sur la nappe, la mère éponge - Tu f’rais mieux de surveiller ta putain de fille

    - C’est des mensonges crie la mère l’éponge à la main, des mensonges – le père se rassoit, la fille s’enfuit.

    Il repose ses mains sur la table, de part et d’autre de la Lettre tachée de café.

    «  Y a pas de fumée sans feu » profère-t-il. Puis il disparaît, d’un pas lourd.

     

    X

     

    « Ça n’a pas traîné » ricane O’Letermsen.

    Il tient à la main deux missives du Corheau, exac tement semblables à celle du père Bezet. La première est pour Edwige, sa propre sœur ; c’est elle que Jean-Pierre eût tant aimé conquérir, le soir du « de ch’val ».

    L’autre, à la Busquée – dite Bisty, - toutes deux, les deux lettres, glissées à même la fente postale – sans timbre.

    « Il prend des risques, grimace O’Letermsen.

    - Les mêmes formules, dit Edwige. Les mêmes phrases.

    - Il se lance dans la série, dit Letermsen.

    Il émet un rire de gorge très particulier, à bouche fermée : « Vous voici désormais toutes les deux marquées du Sceau infamant du Corbeau du Puch…

    La Busquée croise les jambes sur son fauteuil : « J’ai très envie, moi, de tout envoyer à mon père, le commissaire, ton chef.

    - N’effarons pas le Corbeau. Il faut le pousser au fond du sac.

    « Toi, Edwige, tu vas diminuer tes doses deVictan. Tu te feras filer, tu l’engluera. Tu le feras assoir là ». Il désigne l’autre fauteuil, rend les deux lettres et s’en va sans se retourner.

     

    Edwige et la Busquée se tenaient face à face, lettre en main, et Busquée se demanda comment cette femme pouvait coucher avec cet homme, son frère.

    « Regarde l’enveloppe, dit-elle : il a indiqué au dos son nom et son adresse.

    - Il est inconscient, dit Edwige (« L’Éméchée »).

    La Busquée hausse les épaules :

    - Tu ne vas pas te laisser attendrir par ce détraqué ?

    Ce soir-là, il n’avait rien trouvé à lui dire.

    C’était elle, la Cousine, la plus offensée.

    - Il veut que tu lui répondes, dit l’Éméchée.

    - Il nous traite de branlomanes !

    Edwige secoue la tête :

    « Est-ce que tu y trouves la moindre erreur ?

    - Je vais montrer ça à mon père.

    - Laisse-lui une chance.

    - Je vais me gêner.

    - Bistigadroï, dit l’Éméchée, tu es vraiment dégueulasse.

    17- « Le fond du sac »

     

     

     

    « Monsieur,

    «  Je croyais avoir souffert jusqu’ici tout ce qu’un jeune homme honnête et de bonne éducation peut souffrir des femmes ; or votre fille... »

     

    « ...salope, enculée, pouffiasse, gouinasse, branleuse, voilà, Monsieur, les mots qui conviendraient le mieux pour désigner votre fille, si je n’avais pas peur de me salir la bouche (...) »

     

    « Monsieur,

    « En tant que Pasteur de l’Église Réformée, je ne peux m’empêcher de trouver autrement condamnable et même scandaleuse la conduite de Mademoiselle votre fille... »

     

    « Monsieur,

    « j’ai si peur de ne pas être aimé comme un autre (…)

     

    Il les accumule au fond d’un tiroir sous son linge, il (…)

    Certaines sont bien soignées, d’autres griffonnées, d’autres, dactylographiées ; il les relis, les compare, ferme le tiroir, enfile ses chaussettes.

    « Tu ne peins plus ? demande Mathilde.

    On ne voit plus Jean-Pierre que le soir. Le lumignon de son garage répand sur les toiles un gris jaunâtre de trachome. Jean-Pierre tranche les femmes au couteau. Il fend la croûte sèche afin de voir suinter, par dessous, la peinture.

    Il retourne à son tiroir.

    18 - ...À qui parler…

     

     

     

     

    - Se maquiller ? O.K. »

    Edwige, l’Éméchée, la Grande Cousine, se peint pour la guerre.

    Elle sent l’onguent, le parfum cher. Elle gonfle ses cheveux – les mèches d’Érynie.

    « Il trouvera à qui parler.

    Quand une fille veut tirer son coup…

    À ton tour, Edwige. Boucles d’oreille. Jupe fendue. Fesses jointes.

    Une bite. Un cervelet.

    Juste.

    «  - J’aime l’hiver, murmure Edwige en retraçant ses lèvres ; je me resserre, dans le fourreau, sous la fourrure.

    Le Corbeau sort à onze heures.

    Il faudra qu’elle parte. Limoges. Paris. Amsterdam.
    - Aucun homme ne veut de moi.

    Aucune femme ne veut du Corbeau.

    - O’Letermsen est très fort.

    Le Corbeau est petit, malingre. Son nez pend en tous sens parmi les éphélides ou taches de rousseur. Il marche vite. Edwige se laisse dépasser. Elle dit à sn frère :

    - Je n’ai pas pu le suivre.

    O’Letermsen fait un geste de la main : ce n’est pas important.

    Le Corbeau dit à sa sœur le lendemain, Mathilde, que deux femmes s’intéressent à [lui].

    - La première est peite, grise avec un gros nez. Je l’ai toujours dans les pattes quand je sors.

    « La deuxième est rousse, avec un grand col de renard. Elle boit. Je l’aurai.

    Mathilde déplia ses doigts, se leva, s’essuya les mains ; elle ouvrit la porte du buffet et se fit une tartine de confiture.

    Essuya la table, claqua la casserole sur le réchaud et se brûla. Elle frotta les vitres sur le noir, tira les volets, ferma la fenêtre dans un bruit de tonnerre.

    - Ils finiront par t’avoir, dit-elle.

    Jean-Pierre se lève brusquement, s’enferme dans son bouge – il se heurte aux armoires, aux coffres, aux bahuts de toutes sortes – portes à diamants, portes à gâteaux, « à ronde bosse »

    du Lyonnais. Il se repasse les griefs comme un plat. « J’irai ». Il concentre toute son intelligence sur l’idée de blessure. Le voici à vélo qui monte une pente. La Tour du Puch est loin. La pente au verglas, après l’algarade du Nigth Club – encore plus loin.

    - Le temps s’accélère, dit-il entre ses dents serrées. Il a vu ce titre dans « La Montagne ». « Le temps s’accélère ».

    Devant lui, sous les arcades, une silhouette apparaît, disparaît – la Souris – la Busquée – la Grise qui droit – l’imbécile – jouer les appâts. Quand ils dansaient, le cuir chevelu de la petite cousine sentait le gras. Le suint.

    - Il me faut l’autre, la grande, la belle. La blonde.

    La Grise glisse entre les arcades et lèche les vitrines.

    Jean-Pierre la double vite – et soudain, sur le pas de la porte, verte à heurtoir – ils se heurtent tous les trois, le Corbeau, la Délirée, Cousine Gris Souris : la petite est en avance, l’autre en retard. Les regards vacillent, les haines flottent ; c’est la deuxième fois qu’ils se heurtent – moins de deux mois plus tard – moins de vingt ans.

    L’année restera irrémédiablement froide.

    Gris-Souris, seize ans, s’enfuit.

    - Oui ?

    Edwige l’Éméchée sourit, serrant son sac à main – des lettres, un mouchoir ?

    - Suivez-moi.

    Elle se tourne, fourre la clef d’or dans le panneau vert.

    - Entrez.

    Une table basse, en verre, entre eux deux. Les étagères sont garnies de livres – enfin les livres ont raison.

    Edwige propose à boire, une cigarette – le double écran de fumée s’élève à la verticale, et les genoux de biais de part et d’autre.

    - Alors, on drague ? « Vous avez l’heure », « Nous nous sommes déjà vus quelque part » - « Vous habitez chez vos parents » - ce n’est pas cela non plus ?

    Jean-Pierre s’agite.

    - Vous êtes puceau, peut-être ?

    Jean-Pierre se lève brusquement.

    - Faites votre numéro, dit-il.

    Sa voix est forte.

    - J’en ai un aussi, pas mauvais non plus.

    Il tire son portefeuille de son blouson. Elle suit ses gestes avec une attention de singe.

    - Quand j’ai envie de tirer mon coup comme vous dites…

    - Mais je n‘ai rien dit !

    Jean-Pierre extrait un gros billet, quelques pièces tintent sur la table de verre.

    - ...je n’ai pas besoin de suivre des filles comme vous.

    - ...des filles comme moi ?

    Elle se redresse ; elle le domine.

    - ...je vais au bordel, dit Jean-Pierre – juste eu le temps de finir sa phrase avant la décomposition de voix.

    Silence. Une dernière pièce roule sur la moquette.

    - Au bordel, reprend-il en avalant sa salive.

    - Ne jouez pas au dur.

    Elle ajoute que ça lui va très mal.

    Jean-Pierre surveille ses muscles, ses épaules – très important les épaules – il pourrait se lever, l’insulter – lui arracher les boucles d’oreilles – il la prendrait par le cou -

    - Apparemment – dit-elle – les putes ne vous suffisent plus ? » Pause. « Mon vieux ».

    Elle souffle la fumée.

    Il dit qu’avec [elle], tout est foutu ».

    - Pourquoi ?

    Il renfonce le billet dans le portefeuille. Ses mains tremblent. Elle dit :

    «Pas cette fois. Pas aujourd’hui.

    Il répond qu’elle va encore [le] faire tartir.

    La femme se lève :

    - Si vous êtes si pressé – elle ouvre une porte – vous pouvez toujours vous branler dans la salle de bain.

    - Après vous.

    BIEN VU JEAN-PIERRE

    - Fous le camp.

    Il hésite. Il reste planté. Elle dit :

    « Le coup des lettres anonymes ça ne prend pas.

    Le Corbeau reste foudroyé.

    - Partez, partez donc !

    Main crispée sur la poignée. Elle le pousse en répétant « Partez, partez ! Les vieilles putes s’impatientent.

    Le Corbeau claque la porte.

    Edwige passe en salle de bain. Se lave longuement les mains. Se masturbe trois fois de suite.

    Les lectrices enragent.

    19 - ...À qui parler… (suite)

     

     

     

     

    Il bruine, les bordels sont loin, le portefeuille gonflé sur les côtes. Rue Chanoine, rue Frère – les rebords raboteux du trottoir, les caillots de goudron, les regards de gouttières – déjà le pincement de cœur sous les billets de banque -

    ne te laisse pas faire

    - il connaît ces instants -

    par une femme

    - il scrute lentement le sol et les façades: un insidieux cheminement le ramène, de rue en rue, vers la bonne rue, la pluie est devenue très fine, il voit les réverbères, sent l’odeur de suie, soudain, barrant tout le trottoir à trente mètres, un mur d’ombres masculines marche sur lui.

    Sensation désagréable : marcher à la rencontre de (qui que ce soit) – une demi-douzaine, ils se balancent, leurs jambes sont arquées. Il dit :  « Des jeunes ».

    Il ne peut pas les voir.

    Il est cerné sans y avoir pensé.

    Il reconnaît l’ivrogne au whisky de l’autre soir :

    « Qu’est-ce que tu viens de dire ?

    - Je n’ai rien dit.

    - Qu’est-ce que tu viens de dire à l’instant ?

    Ils se resserrent autour de lui : le petit du whisky, un grand prognathe, un gringalet. La Busquée fend derrière lui l’obscurité pour se placer tout contre. Elle serre son sac à main.

    « Nous, dit l’homme au whisky, on se balade tranquilles. Et toi là, tu passes, on ne te dit rien, et tu nous traite de cons.

    - Je n’ai rien dit.

    Le prognathe approuve avec une gravité chevaline.

    - Tu as dit, reprend l’autre, « Vise-moi cette bande de cons. »

    La Busquée prend la parole. C’est une voix frêle, nasale. Tous se penchent pour l’écouter :

    - Il n’a pas dit un mot.

    Il n’a pas voulu se battre. Il n’aurait pas choisi six mecs à la fois. Elle le suit depuis chez lui. Il n’a pas de secret pour elle. Le sac à main tremble sur sa poitrine.

    « Bats-toi »

    C’est le buveur de scotch.

    - Je ne me bats pas contre six.

    - Tu nous as tous traités de cons. Tous on t’a entendu. Toi, et toi, vous avez tous entendu ; Tu te bats avec le petit.

    Le gringalet boxe dans le vide. Il a une grosse tête de nain.

    - Il est tout petit mais il va t’en donner.

    Jean-Pierre hésite.

    - Allez chope-moi ! Allez hop-hop !

    Le nabot boxe en soufflant par la bouche.

    - Tu te bats contre lui. Après t’es quitte.

    - Il est tout petit.

    - Tu me vexes là – hop – frappe – allez tu frappes -

    - Je ne me bats pas.

    Le buveur dit qu’il n’a pas de couilles, Jean-Pierre dit Contre six, non – Contre lui tout seul, le plus petit -

    - Hop hop ! hop hop !

    - C’est vous qui me prenez pour un con.

    - Te bats pas, te bas pats !

    - Faites taire la gonzesse.

    - C’est pas vous battre que vous voulez dit Jean-Pierre sinon il y a longtemps que vous auriez commencé.

    Il tire son portefeuille. Il dit qu’il aurait pu y penser plus tôt. Il demande qu’on lui laisse les papiers, «parce que pour les refaire c’est galère ».

    Ce mot lui répugne.

    Ils ont vu les larmes dans ses yeux.

    Le prognathe lui flanque le portefeuille par terre. Un autre met le pied dessus.

    Si je me baisse je suis foutu.

    Le buveur de whisky stoppe la bande du bras.

    - On n’est pas des voyous. Ramasse ça.

    Le prognathe ramasse le portefeuille et le rend.

    La bande se taille en silence.

    Jean-Pierre veut embrasser la Busquée, demeurée immobile durant toute la scène. Il avance les lèvres, il roule les yeux, il prend une tête de chien. La Busquée – la cousine grise – éclate de rire et part en courant.

    19. La Queue et le Corbeau

    Le monde est un ramassis d’individus hostiles.

     

     

     

     

     

     

    Il bruine. Les bordels sont loin. Il scrute le sol, les façades – l’insidieux cheminement qui le ramène sous le porche où il allume – il pleut tout à fait – sa cigarette, formant un abri de sa main. Il marche sous la pluie tête basse, les chairs blanches des femmes à l’envers dans l’eau, le cœur lui pince – il pétrit le cul dans l’escalier sombre.

    «  T’as pas vu ma mère ?

    - Joue pas au con.

    Bonjour papa tu sors de là comme d’un pissotière comme ça d’un coup dans le couloir le père referme sa braguette à gauche d’une grande blonde au rictus souverain.

    Le Père referme la porte à clé – il a une clé – par-dessus le père et le fils les pouffes s’adressent une grimace et le père toussote.

    « Tu me le paies ce coup-là ?

    - Toujours pas trouvé de boulot ?

    - Non, dit le fils.

    - Si tu es monté, c’est que tu as le fric.

    La pute approuve.

    Le père demeure immobile sous le plafonnier. La grande blonde est redescendue, impériale. Un homme s’avance de l’autre bout du couloir. Une femme regarde sa montre. L’homme est grand, crépu, la peau grise. Il porte un gilet, une cravate fine. Deux rides font sur la lèvre supérieure un trapèze. Le père le salue. L’homme tire de sa poche quelque chose et le renfonce à la vue du fils. Tous deux s’éloignent de dos et tournent l’angle du couloir.

    - Ça vient ? dit la fille.

    - Tu le connais ?

    - C’est ton père ? Ça arrive.

    - Et l’autre ?

    - Il te reste cinq minutes.

    20. O’Letermsen

     

     

     

     

    Mon père est un maquereau.

    On dit que leur hiérarchie est très stricte ; qu’ils respectent des rites au moins aussi élaborés que ceux des vaches en groupes.

    « Qu’est-ce que tu fabriques dans ma chambre ?

    - Je fais le ménage.

    - Ton balai, c’est ton…

    - Qu’est-ce que c’est que cette lettre ?

    - Tu fouilles mes tiroirs ?

    - Tu laisses tout traîner !

    - Rends-moi ça.

    - Tu te rends compte de ce que tu écris ?

    - Tu le savais déjà.

    - «Le sexe féminin est complètement ravagé par la masturbation »,c’est vraiment ça que tu penses ?

    - Rends-moi ça. »

    Mathilde rend la lettre. Elle traite son frère d’obsédé. C’est pas comme ça que tu trouveras l’amour ; il répond Je m’en fous et toutes ces saloperies qu’on s’envoie quand on est en colère et Jean-Pierre crie

    « Ta gueule, t’es même pas ma sœur

    - Comment tu sais ça ?

    Un temps. Mathilde :

    «On parle d’un taré qui poste des lettres anonymes.

    - Pas au courant.

    - C’est dans le journal.

    - Mais elle est signée, la dernière ! j’ai même écrit l’adresse au dos ! »

    Mathilde recule, effrayée.

    « Tu es un malade, Jean-Pierre. Un malade.

    Elle ferme la porte en sortant. Jean-Pierre tire de sous le lit un annuaire. Il travaille à présent avec méthode.

    LE PUCH.- Chef-lieu du département de … (Massif Central). 26 975 habitants. L’hôtel de ville abrite des bâtiments gothiques.Textiles. Nef à coupoles côtelées (...=)

     

    Jean-Pierre adresse à l’Éméchée – la Grande Cousine – une demande en mariage. Elle a glissé la lettre sous un vase. Le Corbeau se tient devant elle :

    « Tu est malade.

    - Je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit.

    - Vraiment malade.

    Jean-Pierre crache un noyau d’olive dans le cendrier ; ainsi baigné de cendre, on dirait une planète morte.

    « J’aime toutes les femmes.

    - Tu me prends pour ta psychiatre ».

    Il n’y a que deux psy pour toute la ville. Tous les notables de la ville savent que les deux psychiatres connaissent les secrets des notables.

    L’Éméchée croise et recroise ses longues jambes.

    « Le mariage, monsieur Fargey, n’est pas la question. Vous êtes fait pour l e mariage comme moi pour l’Archevêché. »

    Le Corbeau rougit ; Ange des nuits. Je voue ma vie à ta lumière. Tant d’obscénités lui brûle la peau. Edwige lui dit qu’il est doué pour la fidélité.

    « Je veux des femmes qu’on ne peut pas toucher.

    «  - Lucidité » dit-elle.

    Il tourne une olive entre ses dents, la mastique à petits coups. « Ta mère ? - Partie... » Le noyau tinte contre le métal.

    « Qu’est-ce qu’on bouffe comme olives…

    «  - N’est-ce pas ? »

    Il croise les jambes, demande «une blonde ».

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     
  • CITATIONS 277/368

    C O L L I G N O N

    277 - 619

     

     

     

    novembre 2111 / avril 2114

     

     

    Éditions duTiroir

     

     

    Semper clausus

     

     

    277. - Nulle constitution ne résiste à la corruption des sujets, qu’entraîne la corruption des principes. De cela, Montesquieu est profondément convaincu.

    J. DEDIEU

    Montesquieu,l’homme et l’œuvre

     

    278. - Don Juan (…) a grand besoin qu[e la morale] existe pour trouver goût à la violer.

    Denis de ROUGEMONT

    L’amour et l’Occident

     

    279. - Hier soir, j’ai longtemps réfléchi sur la passion… Sans doute, LA PASSION DE L’AMOUR SUPRÊME NE TROUVE JAMAIS SON ACCOMPLISSEMENT ICI – BAS ! Comprends bien mon sentiment : chercher cette satisfaction serait folie. MOURIR ENSEMBLE. (Mais silence ! ceci paraît exalté, et pourtant c’est si vrai ! ) Voilà le seul accomplissement.

    Lettre de Diotima à Hölderlin

    in Denis de ROUGEMONT

    L’amour et l’Occident

     

    280. - Lorsqu’on fuit la douleur, c’est qu’on ne veut plus aimer.

    NOVALIS

    Journal intime

    cité par

    Denis de ROUGEMONT

    L’amour et l’Occident

     

    281. - Il est extrêmement difficile de décider si les personnes stupides deviennent naturellement dévotes, ou si la dévotion a pour effet de rendre stupides les filles d’esprit.

    BALZAC

    La vieille fille ch. II

    « Mlle Cormon »

    282.- À force de chercher de bonnes intentions, on en trouve ; on les dit, et après on y tient, non pas tant parce qu’elles sont bonnes que pour ne as se démentir.

    CHODERLOS de LACLOS

    Les liaisons dangereuses

     

    283 . - Presque toutes les fictions ne consistent qu’à faire croire d’une vieille rêverie qu’elle est de nouveau arrivée.

    MALRAUX

    Préface aux « Liaisons dangereuses »

     

    284. - « …le rêve où les hommes promis à la mort contemplent avec envie les personnages un instant maîtres de leur destin ».

    id. ibid.

     

    285.- L’amitié unie au désir ressemble tant à l’amour !

    CHODERLOS de LACLOS

    Les liaisons dangereuse

    Lettre de Danceny à Cécile n° 157

     

    286. - Souvent on se croit appelé à Dieu, pour cela seul qu’on se sent révoltée contre les hommes.

    id. ibid.

    Lettre n° 173

     

    287. - Hitler (…) invoque le destin et affirme qu’il est ce destin. De la sorte, il délivre la foule de la responsabilité de ses actes, donc du sentiment oppressant de la culpabilité morale.

    Denis de ROUGEMONT

    L’amour et l’Occident

     

    288 . - La grande misère sexuelle d’un peuple asservi par des femmes frigides, obsédées, puritaines et dominatrices (mes amies américaines m’approuveront, j’en suis sûr) pour qui l’homme se tue bêtement à la tâche et à l’alcool.

    ÉTIEMBLE

    Parlez-vous franglais ?

     

    289 . - Rien n’est plus mystérieux que les êtres sans profondeur

    P. MORAND

    Vie de Guy de Maupassant

     

    290.- J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

    BOUILHET

     

    291 . - La voyelle neutre a se prononce avec la langue mollement étendue sur le plancher de la bouche dans la position d’indifférence.

    NIEDERMANN

    Phonétique historique du latin

     

    292. - Le tout, dans l’existence, n’est pas de réussir.

    Armand PIERNAL

    Avant-Propos de Comment se faire des amis de CARNEGIE

     

    293 .- Le travail des prêtres est de garder les Polonais calmes, stupides et bornés.

    HITLER

    Notes de BORMANN

    N.P ; part. VI

     

    294. - Maupassant sait peu, lit peu, comprend peu, il n’est pas doué pour la poésie, il s’est fait une figure impassible, toutes raisons qui l’empêcheront d’élargir son style, de créer de nouvelles (…) communications entre lui et le public (…) entre lui et la beauté (……..) il arrivera à la fin de sa vie avec les quelques recettes dont Flaubert l’a muni à son départ, sans avoir rien aimé que soi, sans avoir rien mis au-dessus de soi, ni Dieu qu’il a rayé de ses papiers, ni l’humanité dont il a horreur et profondément pitié, ni même son art dont il doute.

    P. MORAND

    Vie de Maupassant

     

    295.- ... « la mise en place du ne »

    BLONDIN le 16-11-1965

     

    296.- « Il faudrait peut-être les écarter davantage »

    ROGER le 16-11-1965

     

    297. - Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu’on aime, car voir c’est comprendre, et comprendre c’est mépriser.

    MAUPASSANT

    Un cas de divorce

     

    298.- L’amour ça devait être interdit aux amateurs.

    M. ACHARD

    Machinchouette

     

    299.- Gunaïkes hyp’ andrasinn

    ODYSSÉE d’HOMÈRE

    VII, 68

     

    300. - « Viens, ma pauvre bête, viens que je te baise. »

    DIDEROT

    Jacques le Fataliste

     

    301.- Pourquoi parler mal d’une femme ? Ne suffit-il pas de dire que c’est une femme ?

    CARCINUS le Tragique

     

    302.- Ah ! les amants les plus richement partagés sont ceux qui meurent ensemble au milieu de leur jeunesse et de leur amour.

    BALZAC

    Louis Lambert

    303. - Adieu. Je te quitte pour être mieux à toi.

    BALZAC

    Louis Lambert

     

    304.- Je suis z’hélé par le sous-brigadier Pardevant qui, arrivant par-derrière, me frappe respectueusement l’épaule par-dessus.

    SAN – ANTONIO

    J’suis comme ça

     

    305.- « Le Tretté de la grammere françoese »

    par MEIGRET (1580)

    in WAGNER-PINCHON

    Grammaire du français P. 18

     

    306.- Les évènements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus : le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l’homme habile, pour les faibles un abîme.

    BALZAC

    César Birotteau

     

    307.- ... »ce principe qui doit dominer la politique des nations aussi bien que celle des particuliers : quand l’effet produit n’est plus en rapport direct ni en proportion égale avec sa cause, la désorganuisation commence.

    id. ibid.

     

    308. - Le personnage central d’un roman ne doit presque jamais être médiocre. Delà l’échec de tant de romanciers modernes.

    MAUROIS

    Avant-Propos de César Birotteau

     

    309.- Il faut tenir compte des intérêts des autres ; ce sont les seuls ressorts qui nous permettent d’agir sur eux.

    id. ibid.

     

    310.- La plus belle ambition s’éteint dans le livre de dépense du ménage.

    BALZAC

    Ferragus

     

    311.- On ne doit jamais manquer sa femme quand on veut la tuer.

    id.

    Le colonel Chabert

     

    312.- Elle voulut que cet homme-là ne fût à aucune femme, et n’imagina pas d’être à lui.

    id.

    La duchesse de Langeais

     

    313.- Les hommes se marient par lassitude, les femmes par curiosité ; c’est une déception pour l’un et l’autre.

    O. WILDE

    Le portrait de Dorian Gray

     

    314.- La discordance apparaît lorsqu’on est contraint de s’harmoniser avec autrui. Notre vie personnelle – c’est la seule qui compte.

    id. ibid.

     

    315.- Ce qu’ils appellent la constance et la fidélité, je l’appelle, quant à moi, comportement léthargique ou manque d’imagination. La fidélité est à la vie sentimentale ce que la constance est à la vie intellectuelle, un aveu de faillite. La fidélité ! ...Il s’y mêle l’instinct de la propriété. Il y a bien des choses que nous mettrions au rebut si nous ne redoutions point de les voir ramassées par autrui.

    id. ibid.

     

    316.- Le Grand Livre de la Lâcheté dont l’auteur se déguise sous le nom de Bon Sens.

    id. ibid.

     

    317.- ... »une de  ces nuits sans rêve qui fait presque chérir la mort.

    id. ibid.

     

    318.- Dans l’univers des faits, les méchants ne sont pas punis, ni les bons récompensés. Le succès est réservé aux forts, l’échec aux faibles. Et c’est tout.

    O. WILDE

    Le portrait de Dorian Gray

    319.- Le grand écrivain a le secret de donner aux mots les plus ordinaires une valeur impressive.

    BRUNOT-BRUNEAU

    Grammaire historique de la langue française

    p. 121

    320.- ... « le nombre est une catégorie de discours où l’opposition du singulier et du pluriel correspond à une différence objective entre l’unité et la pluralité ».

    WAGNER-PINCHON et La Pallice

    Grammaire du française

     

    321.- Nous sommes des petits-bourgeois terribles et tranquilles et je voudrais qu’on sache que l’homme est un animal et un dieu.

    Maurice BÉJART

     

    322. - Un opéra, il ne faut pas seulement l’écouter, mais le regarder…

    id.

     

    323.- Tous mes ballets sont chastes ! La chasteté est leur qualité principale ! Quand une fille et un garçon s’aiment dans le cadre du « Sacre du printemps », c’est de la chasteté, c’est naturel. La pornographie est la décadence de la société. Le chaste peut être érotique. Pour ma part, j’ai horreur de la grivoiserie, de la gaudriole, des histoires salées. Le côté bourgeois a d’ailleurs « dégringolé » avec la grivoiserie. Prenez le cas de La Veuve joyeuse, l’opérette de Franz Léhar, eh bien ! c’est la fin d’une époque grivoise !…

    id.

     

    324.- Les gens qui ratent, c’est qu’ils ont douté : il ne faut pas confondre « désirer » et « vouloir ». Vouloir une chose, c’est tout sacrifier à cette chose.

    id. -

     

    325 .- CHAMEAU : le chameau a une bosse, et le dromadaire une seule.

    FLAUBERT

    Dictionnaire des idées reçues

    326.- La trahison est une question de date.

    TALLEYRAND

    327.- ... « L’intérêt consiste… à arriver à tout dire dans les formes traditionnelles. L’impureté du sujet exige la plus parfaite pureté du style.

    R. PEYREFITTE

    Entretien avec G. Ganne dans

    Les Nouvelles littéraires du 17 06 1965

     

    328.- Si je ne sens pas le scandale dans un livre, je m’endors ou alors il faut que ce soit Racine.

    id. ibid.

     

    329.- Je ne peux pas nier qu’il y ait des pages fort bien écrites de Robbe-Grillet ou de tel autre, mais, précisément, il n’y a pas de scandale, donc absence totale d’intérêt.

    id. ibid.

     

    330.- Il faudrait ne pas être lucide pour être content de soi.

    id.ibid.

     

    331.- Tout artiste joue la fausse modestie s’il n’a pas la conviction de son talent.

    id. ibid.

     

    332.- Le talent repose sur un travail acharné et l’orgueil ne doit commencer qu’à partir du moment où l’on a la certitude d’avoir bien travaillé ;

    id. ibid.

     

    333.- Einen neuen Stolz lernet mich mein Ich, den lehre ich die Menschen : nicht mehr den Kopf in den Sand der himmilischen Dinge zu stecken sondern ihn frei zu tragen, einen Erden-Kopf, den der Erde Sinn schafft !

    NIETZSCHE

    « Also sprach Zarathustra » - Die Reden Zarathustras

    334.- Kein Hirt und eine Herde ! Jeder will das Gleiche, jeder ist gleich : wer anders fühlt, geht freiwillig ins Irrenhaus.

    NIETZSCHE

    « Also sprach Zarathustra » - Zarathustras Vorrede

     

    335.- Rien ne sert d’aimer, on est toujours seul.

    Film Rien ne sert d’aimer

     

    336.- Mèdé gunè sé no-onn pygostolos exapatatô

    haïmula kôtillousa, téèn diphôsa kalièn

    hos dé gunaïki pépoïthé, pépoïth’o ghé phèlètèsi ;

    HÉSIODE

    Les Travaux et les Jours vv. 373-375

     

    337.- Balzac a vu dans le mariage sinon la fatalité d’un échec, du moins l’extrême difficulté, l’extrême risque d’une gageure quasi désespérée ;

    Gaëtan PICON

     

    338.- Aux yeux des bourgeois, remporter des prix dans ses classes est la certitude d’un bel avenir pour ses enfants.

    BALZAC

    Un début dans la vie

     

    339.- Un homme libre, et qui n’a point de femme, s’il a quelque esprit, peut s’élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde et aller de pair avec les plus honnêtes gens : cela est moins facile à celui qui est engagé ; il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.

    LA BRUYÈRE

    « Caractères » - Du mérite personnelle

     

    340.- Il n’est dans la vie qu’un seul amour, et cet amour est impossible. Impossible, l’amour du Lys ! Impossible, l’amour de la Femme abandonnée. Impossible de marier le ciel et la terre. Les murs ni les barrières qui défendent l’accès de Valleroy ne peuvent plus défendre une âme qui se souvient qu’elle est humaine. « Il faut être homme ». Les paroles que Gaston de Nueil a prononcées dans un accès d’humeur et de virilité sont des paroles bien révélatrices. Il retourne à la commune condition.

    Armand HOOG

     

    341.- La mort est certaine, oublions-la.

    Parole de BALZAC

     

    342.- L’on est encore longtemps à se voir par habitude et à se dire de bouche que l’on s’aime, après que les manières disent qu’on ne s’aime plus.

     

    LA BRUYÈRE

    « Caractères » - Du cœur

     

    343.- Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri.

    id. ibid.

     

    344.- Les jeunes gens ne voient que les beaux jours. Plus tard, ils attribuent au mariage les malheurs de la vie elle-même, car il est en homme une disposition qui le porte à chercher la cause de ses misères dans les choses ou les êtres qui lui sont immédiats.

    BALZAC

    Le contrat de mariage

     

    345.- Une femme est disposée à refuser ce qu’elle doit ; tandis que, maîtresse, elle accorde ce qu’elle ne doit point. id. ibid.

    346.- N’importe qui, étant bon à n’importe quoi, peut être mis n’importe où.

    d’après Alfred Capus

     

    347.- So ihr aber einen Feind habt, so vergeltet ihm Böses mit Gutem (rendez-lui le mal pour le bien) : denn das würde beschämen. Sondern beweist, das er euch etwas Gutea angetan hat.

    NIETZSCHE

    Also sprach Zarathustra

    Vom Biß der Natter

     

    348.- Vornehmer its’s, sich Unrecht zu geben als Recht zu behalten, sonderlich wenn man Recht hat. Nur muß man reich genug dazu sein.

    id. ibid.

     

    349.- Si le créateur se veut maître de ses créatures au point d’en arrêter le caractère et le destin avant de les avoir mises au monde, elles ne nous intéressent plus : que sont des marionnettes dont on aperçoit les fils et le montreur qui tire ces fils ?

    Lucien FABRE

    Préface aux « Paysans » de Balzac

     

    350.- La seule différence entre un fou et moi, c’est que moi je ne suis pas fou.

    DALI

     

    351.- A mula e a mulher, com pau se quer.

    Proverbe portugais

     

    352.- Wandel der Werte – das ist Wandel der Schaffenden. Immer vernichtet, wer ein Schöpfer sein muß.

    NIETZSCHE Also sprach Zarathustra – « Des Mille et Une Nuits »

     

    353.- Il n’y a ni grande, ni petite musique, mais ce qui est de la musique et ce qui n’en est pas.

    Pierre HIEGEL

     

    354.- Un grand acteur et une grande actrice se rencontrent. Il parle de lui, elle parle d’elle… Chacun tombe amoureux de lui-même et c’est un grand mariage d’amour.

    Dans « Modes et Lectures d’aujourd’hui » du 16-10-1965, n° 685

     

    355.- Wollen befreit : das ist die wahre Lehre von Wille und Freiheit – so lehrt sir euch Zarathustra.

    NIETZSCHE

    Also sprach Zarathustra

    « Auf den glückseligen Inseln »

     

    356 .- Ah, cher ami, on n’a pas le choix : il faut être de ceux qui espèrent ou de ceux qui désespèrent. Une fois pour toutes, je me suis décidé pour l’espoir.

    id. Lettre à Erwin Rode, 31-12-1873

     

    357.- « L’union de l’homme et de la femme, dit Diotime (de Mantinée), est affaire divine. C’est, dans le vivant mortel, la présence de ce qui est immortel : la fécondité et la procréation.

    PLATON

    Le Banquet

     

    358.- « nirwâna…, mot que nous traduisons souvent par notre mot « néant ». C’est une faute, car le nirwâna enveloppe une extase, et il n’y a pas d’extase du néant » ;

    Daniel HALÉVY

    Nietzsche

     

    359.- « remuer en nous jusqu’à l’inconscient,… la musique, langage d’universelle audience, expression de pensées sans concepts, fluide et immatérielle, peut ce miracle. Elle va au-delà du sens des mots et, pourrait-on dire, elle parle directement à l’âme sans s’appuyer sur la raison.

    René DUMESNIL

    Richard Wagner (Collection « Génies et Réalités »)

    ch. VII « La nature du drame wagnérien »

     

    360.- Mon petit, en littérature, chaque idée a son envers et son endroit ; personne ne peut prendre sur lui d’affirmer quel est l’envers. Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée.

    BALZAC

    Les illusions perdues IIe partie

     

    361.- Quand l’intérêt ou l’âge glacent dans les yeux d’un homme le pétillement de l’obéissance absolue qui y flambe au jeune âge, une femme entre alors en défiance de cet homme et se met à l’observer.

    id. ibid.

     

    362.- La présence a comme un charme, elle change les dispositions les plus hostiles entre amants comme au sein des familles, quelque forts que soient les motifs de mécontentement.

    id. ibid.

     

    363.- « Chacun des instants que nous vivons, …, destiné à revenir un nombre de fois infini, porte la marque de l’éternité, est lui-même un Éternel…

    ...L’Éternel ne réside plus dans un insaisissable au-delà : il est le propre de chaque instant, à chaque instant nous en sommes comblés.

    Daniel HALÉVY

    Nietzsche

    364.- Dans une liaison celui qui attaque perd l’avantage.

    Tennessee WILLIAMS Le Printemps romain de Mrs Stone

    365.- Si l’on aime quelqu’un on ne doit pas prendre garde à ce qu’il dit. On blesse par crainte d’être blessé soi-même.

    Tennessee WILLIAMS

    Le Printemps romain de Mrs Stone

     

    366.- Avant le jour de sa mort, personne ne sait exactement son courage.

    Jean ANOUILH

    Beckett ou l’Honneur de Dieu

    Thomas, dans l’Acte I

     

    367.- Le roi, surpris Des fourchettes ?

    Thomas Oui. c’est un nouveau petit instrument diabolique, de forme et d’emploi. Cela sert à piquer la viande pour la porter à sa bouche. Comme ça, on ne se salit pas les doigts.

    Le roi Mais alors, on salit la fourchette ?

    Thomas Oui. Mais ça se lave.

    Le roi Les doigts aussi ! Je ne vois pas l’intérêt.

    id. ibid.

     

    368. Le roi a un geste insouciant

    Les nouvelles ne sont jamais bonnes ! C’est connu. La vie n’est faite que de difficultés. Le secret, car il y en a un, mis au point par plusieurs générations de philosophes légers, c’est de leur accorder aucune importance. Elles finissent par se manger les unes les autres et tu te retrouves dix ans plus tard ayant tout de même vécu. Les choses s’arrangent toujours.

    id. ibid.

    Acte II

     

     

     

     

  • CETTE RUE-LA

    C O L L I G N O N

    C E T T E R U E – L À

     

    chercher "petits-enfants" 031021

     

     

    Cette rue-là : ma rue. Je n'y habite pas mais l'emprunte à peu près tous les jours. Elle commence à cinquante pas de ma bicoque irréparable, pour s'achever place Capeyron, dépersonnalisée en "Jean Jaurès" ou Dieu sait quelle idole, où se retrouvent les petits commerces (poste, café, boulangerie). J'entreprends à mon âge ce que la société jointe à ma flemme ne publieront jamais. Resservir les Lettres de Rilke à un jeune poète. que l'on assène en début de carrière à tous ceux qui postulent à la gloire ou plus réalistement à la reconnaissance, relève de la plus pure malhonnêteté intellectuelle.

    La gloire en définitive, c'est comme l'argent ou l'érection : ne pas en avoir, ce n'est pas si important.

    Mais décidez-vous vite, ayez bien négocié votre virage dans le book-business : d'abord un emploi, n'importe quoi, le pied dans l'embrasure, et un jour, ou peut-être une nuit, le Sort, après maintes patientes intrigues (pour ces dames, on vous le publiera votre manuscrit, et même on vous l'écrira, de la première à la dernière ligne : n'importe quel fond de tiroir fera l'affaire – solitude, plaintes, replaintes et vieux viols)mais si vous vous figurez une seconde que vos timidités de couille sèche vous ouvriront l'accès Allah Publication ! Grotesque... Toutes les places sont prises, mon frère, tous les créneaux sont occupés, jusqu'à la moindre meurtrière tu ne vas tout de même t'amener comme ça devant l'usine à yaourts avec ton petit pot personnel dont tout le monde se contrefout...

    Sans oublier le coup du "comité de lecture" et du "manuscrit envoyé par la poste" ? ...il y a encore des cons pour le croire et des salopards pour le faire croire jusque dans les livres scolaires ; j'ai assisté, moi, aux Comités de Lecture. Un mec sort la première phrase avec l'accent belge au suivant avec l'accent arabe suivant japonais-pédé-bègue (à la fois – impressionnant !) - suivant suivant suivant qu'est-ce que t'attends pauvre con de timide va te flinguer et ne reviens jamais...

    ...Non, ce qu'il vous faut, jeunes gens just what you need c'est d'être bien dans sa peau bonjour à tout le monde avec le sourire, "l'écriture y a pas que ça qui compte", "l'important c'est de parler avec les Gens, les Aûûtres" (en choisissant bien). Les laissés-pour-compte, les timides, les authentiques – allez vous faire foutre. Le milieu, on vous dit, se faire bien voir et bien se faire voir, ne pas dépasser ne pas se dépasser, avoir bien négocié le virage (le cirage) des 20-25 ans, choix du métier choix du partenaire – c'est mon choix qu'ils disent – ô professeurs, chers inénarrables et couillons de profs, chers boy-scouts si sottement persuadés de votre influence – ce n'est pas vous qui faites l'avenir, mais ce redoutable, ce si bref lustre de 20 à 25 ans, où le Jeune commet ses premières et irratrapables bourdes, qui crèvent les yeux des aûûtres – mais qu'est-ce qu'elle lui trouve ! - et qu'ils défendront bec et ongle parce que c'est leur choix n'est-ce pas.

    En vérité je vous le dis je vous le pète, si vous n'avez pas dès le début intégré la profession du livre ou du journal, de la télévision ou du ciné, vous n'y parviendrez plus jamais, tout sera pour vous perdu, si vous n'avez jamais connu Un de la Mafia intimement et avant – car le premier commandement qui leur est fait aux mafieux, dès leur intronisation, c'est de ne jamais, plus jamais accorder leur amitié, exactement comme les femmes mariées de la Jourboisie se seraient crues déshonorées si elles avaient révélé si peu que ce fût sur la sacro-sainte Nuit de Noces, à savoir une grosse bite fourrageant sauvagement dans un pauvre petit sexe tout meurtri. Et aucune jeune fille de ce temps-là n'en a jamais rien su. De même, le réseau des maisons d'édition, soigneusement verrouillé, s'obstine-t-il plus que jamais à répandre auprès des jeunes lycé-huns des informations fausses, cette ignoble légende du "manuscrit-envoyé-par-la-poste" qui fait se boyauter jusqu'au dernier sous-directeur de collection – pauvres élèves... Bref, je ne me suis pas fait admettre parmi les milieux littéraires, je n'ai pas rencontré André Breton (il n'avait que ça à foutre, André Breton : se balader comme ça sur les trottoirs pour pistonner les débutants) – "mon succès, je le dois à mes rencontres !" - soigneusement arrachées, lesdites rencontres, même au sein de la Mafia, au terme de longues, farouches et tortueuses négociations - "il rencontre Marcel Bénabou, il devient documentaliste au CNRS" – alors voilà : on va dire du mal, de toutes les réussites en général.

    Il n'y a que ce sujet pour enflammer la conversation. Liste des maisons dignes du souvenir :

    - les Blot – la Doctoresse – le bourrier – le Six, ex-Mousquet, la mère Bourret juste en face – le vieil Arménien du pressing et son fils – l'ancien garage des Birnbaum – la bicoque rénovée en fausse meulière ; chez Barcelo – la pharmacie – le petit labo : encore la rue Mazaryk (nous étions deux vieux dans l'histoire, la femme et moi – autant dire que la rue d'Allégresse proprement dite ne montre que des pavillons totalement dépourvus d'intérêt.

     

    * * *

     

    La rue d'Allégresse joint l'avenue Gindrac à la rue du Niveau. Gindrac est un stade tout vert, où parfois les Minimes de Cingeosse affrontent SPTT Junior à grand renfort de projecteurs et de haut-parleurs. Le Niveau, c'est l'emplacement de l'octroi, d'une grande bascule au ras du sol où s'effectuait la pesée des fardiers, tirés par leurs grands limoniers. La rue d'Allégresse monte en petite. Fier-Cloporte habite plus à l'est, après la place triangulaire toute malcommode : au 5 Avenue François-Joseph, "Empereur d'Autriche et roi de Hongrie" (c'est sur le panneau) – 1830-1916 – pourquoi ici une Avenue François-Joseph ? pourquoi rue d'Allégresse ? une de ces dénominations d'ancien temps, le naïf, le grandiose, où les faubouriens de Liège s'en jetaient un petit au zinc "du Commerce et de l'Industrie", au coin pourquoi pas de l' "'Impasse des Fraternités".

    Dès les premiers pas le piéton passe au droit des panneaux "Résidence Allégresse", "Propriété privée", "Voie sans issue", superposés. Je n'entre jamais. Prenons tous les jours ou presque, seuls ou en couple, la direction de ces petits commerces Place Pérignon ou "Jean Jaurès" puisque "Jean Jaurès" il y a, mort en 1914. Trottoirs de terre battue, perspectives plates et pavillons sans grâce. Les Mousquet s'y sont promenés jusqu'en 97 où le mari est mort chez lui 'une chute au réveil ; lorsque les secours ont passé la civière entre les battants de la fenêtre un jeune infirmier lui a répété en boucle faut pas vous en faire PAPY ce n'est rien puis la veuve y passa sur ses jambes en poteaux, chaloupant son abdomen octogénaire sans une plainte. Ils ont bite au fond du jardin une bicoque insalubre, vue imprenable sur la clôture, télé à fond je l'allume pour avoir du bruit loyer payé recta bouclant mes fins de mois du proprio, j'envoie mon épouse toucher le chèque, ce sont vingt minutes de commérages. Derniers mots de Feu Papy n'oublie pas le gros lapin pinpin dans son clapier rue d'Allégresse au bout à gauche. Imbécile et grandiose. Ce qui vaut bien Du haut de ces Pyramides jamais jamais dit par Buonaparte.

    Voilà ce que l'on trouve rue de l'Allégresse : de ces renfoncements secrets avec un lapin tout au bout, des couloirs extérieurs prenant sous une porte puis se rélargissant en cours, sentier, prairie, petits carrés bien bêchés en herbes folles. Derrière des façades sages d'une rue à l''autre, de clôture en passages dérobés. Pour la Veuve Mousquet il faut passer sur un sentier cimenté sous les retombées de glycines ou de lauriers. Ce passage s'appelle, en matière foncière, une servitude, qu'il

    incombe à mes soins d'entretenir, en le débarrassant de toutes branches, feuilles, cailloux, noyaux de pêche et excréments félins, sinon le propriétaire devra payer pour le col du fémur, le fauteuil, l'hôpital et les obsèques. Beaucoup reste à construire ici. Les prix s'envolent, mais qui achètera la parcelle où vivote une aïeule de nonante-et-un ans ? Non, la rue d'Allégresse n'émet aucune atmosphère particulière. Une rue vide tout au plus avant travaux, sans densité ni parfum. Tel ce triangle de trottoir au tiers de sa longueur devant paraît-il un ancien garage, d'où déboulent sur trois tricycles trois gosses dérapant sur le sable-et-gravier non coulé. Juste un fragment de temps.

    Les passants conservent cette allure nonchalante. "Chez Grigou, escaliers, menuiseries" allée privée (trois maisons cossues ; où habite monsieur Grigou ?) - les trois gendres de Mme N. un jour pourraient bien apprécier cette petite porte de jardin entre ma plate-bande et l'espèce de terrain vague salement planté qui donne "un certain charme" dit-elle. Souhaitant qu'elle n'aille pas se casser la binette un jour sur ces 18 morceaux de bois mal assemblés, tout spongieux, tout verdâtres, qui grincent dans les coups de vent. La Nona dit qu'elle "tiendra bien autant que moi" "mais peut-être bien madame Mousquet (jamais "Mamy") vous nous enterrerez tous. Elle et son portillon.

    Façades fermées, jardins secrets – rien ne passe des habitants - qui se soucie des habitants... Je n'ai que les habitants moi. Je ne suis pas Perec. Rien à foutre des gens. Sauf quand ils m'encombrent le fond du jardin en me payant le loyer. Je ne vais tout de même pas imaginer un destin par bicoque dans le quartier. Bien assez de la mienne. La rue de l'Allégresse ne me rappelle rien. Du tout. Impersonnel jusqu'au délire. Je ne me souviens que d'un mort. Juste aujourd'hui Nommé Maroulis, avec sa ceinture, ses bretelles, son chef-d'œuvre Jardin Public rebaptisé Les Îîles Faults qu'on ne sait même pas prononce - un bon lainage, un beau roman, puis la mort. Celle de Fralle aussi, par association d'idées, Véra Fralle, dont les passants détournaient les yeux pourvu qu'elle ne me voie pas, bavasse somme elle est j'en aurais pour 3/4 d'heure "cadavérée" Zao sans problème, on remettra plus ample connaissance une autre fois.

    Nous mourons tous sns avoir pu parler. Sur sa tombe une gerbe rouge à même le sol ces derniers temps elle n'avait plus que la peau et les os, j'ai parlé de moi de l'autre côté des fleurs du bon côté de la terre - À ma meilleure amie Nicole – tu savais, toi, qu'elle s'appelait Nicole ?

    ..."Cité d'Allégresse" donc à gauche, brèche incongrue en tête de rue, loyers bas "tout confort" le monde entier pour l'occupant puis la rue qui commence en vrai entre deux trottoirs mal alignés comme des molaires en stade terminal les enfants trébuchent "en équilibre" s'il y a des enfants. Plus loin les vieux piétinage et radotage ("sont les apanages du grand âge") – boitillait le père Mousquet mari de la même. Un jour des cons l'ont bombardé de marrons, il s'est retourné en gueulant des syllabes édentées, ils ont pris la fuite. Et moi je n'ai pas réagi pour ma bordée de pétards entre les pieds jambes sans trembler d'une ligne. parole il est sourd ! Je hais tout ce qui pue le jeune avec la même connerie que je détestais tout ce qui passait 40.... Elle m'avait beaucoup frappé la nouvelle (Buzzati) un vieux vitellone '53 trucide son père avant de se regarder dans la glace - à présent, c'est lui, son père. Le vieux Mousquet fut enterré aux drapeaux comme ancien pompier. Ses deux petits-enfants concoctèrent une petite oraison ridicule par faute du curé, qui n'avait rien rouvé de plus endeuillé que de respecter religieusement leur charabia, inconscient de révéler, sous couvert de libéralisme grammaticale, un intolérable mépris du peuple. L'Église crève d'avoir voulu "faire peuple". La veuve Mousquet n'en écouta pas moins la messe télévisée, par la fenêtre ouverte tout l'été jusqu'à novembre, sans désarmer, Toujours bon pied bon œil, souriante et ravaudant les nippes des vieilles, en va-et-vient sur notre allée de servitude.

    À 8h chaque jour, horaire d'hiver ou d'été, ses volets claquent sur le mur que notre budget chaotique ne permet pas de retaper. Souvent nous lui téléphonons pour ne pas retrouver un beau matin son corps "en décomposition avancée" comme disent les journaux. Qui gagne ensuite sous son béret, clopin-clopant, le bout de la rue d'Allégresse. Ne pas prendre chaud. Ni froid. Le jeu consiste, à l'aller comme au retour, à éviter la vieille. Sans marrons. Du plus loin qu'on l'aperçoit , trapue et vacillante, s'interdire tout changement de trottoir, histoire de ne pas froisser. Bonjours, considérations météorologies en mode enjoué, chacun poursuit sa route. Elle a pris l'habitude de ces manières taciturnes. Mon mari était comme lui. Je mène (c'est son mot) une vie "retirée".

    Exact. À la dérobée je regarde ma montre sitôt la visite arrivée. La plus grande satisfaction est de passer tout le jour sans l'avoir vue sortir ou entrer. L'essentiel en tout cas est de ne plus croiser personne : traversements de rue du plus loin qu'on aperçoit quelqu'un. Quelle autre conduite à tenir ? ...détourner le regard, saluer au dernier moment ? Lâcher "Bonjour !" ? Voici l'endroit précis où se situe la moitié de la rue : cela se passe en biais, sur un angle de vingt degrés. Le côté gauche présente à cet endroit une propriété avec de l'herbe, un balcon où l'on monte par de larges marches, une plaque cuivrée : "Le Scouarnec" (Changer les noms ; les éditeurs désormais (ou les écrivains, car j'espère bien voir disparaître un jour ces parasites) se trouvent désormais confrontés à une certaine catégorie de gougnafiers qui prétendent se reconnaîte dans les héros de romans ; ils sont taxés du "délit de ressemblance").

    Nous reviendrons sur ces "Scouarnec", qui n'ont de breton que le nom. Elle habite Grande Avenue, et tient par alternance un magasin de nettoyage, en français un "pressing". Le domicile des Scouarnec est une lourde bâtisse assiégée de vert. Elle se rattache à la place J.J. ou Pérignon. Le côté droit présente en cet endroit deux ou trois cahutes indistinctes ; elles font encore partie du "Côté de Chez-Moi". Ce n'est qu'après le renfoncement triangulaire, annoncé par ce petit aloès piquant qui barre le trottoir (il faut descendre sur la chaussée) que s'amorce l'atmosphère de la place – déjà imperceptiblement (il fut difficile de découvrir où passait la limite entre les deux Côtés), le parfum de l'apogée – "aller-retour" : boulangerie, pressing, bistrot : il se passe quelque chose.

    Trois sortes de maisons dans la rue. Première : les antiquités. Taudis inchangés depuis la guerre. Une brave madame Thomas, foulard autour du cou, roquet en laisse. Quarante-deux ans de rue François-Joseph. Jamais posé de questions. Je veux dire : personne ne lui en a jamais posé. Quand elle est morte, tant de secrets en fumée. Admirable dans un sens. Je ne pourrais pas. 99% des gens qui dès leur plus jeune âge (un petit-fils est du nombre) ne conçoivent pas d'autres aspirations que de rester ainsi coincés dans le km² fixé par le sort. Au lieu du Vaste Monde. "Celui qui ne désire pas voyager, on devrait lui crever les yeux". Proverbe persan. "Pour trouver du travail, il faudra vivre en Estonie !" Plût au ciel que l'Estonie m'eût été donnée – nouveau pays, nouvelle langue à balbutier !

    Quoi de plus bas-de-gamme ! "Attachement à la terre" ! Ceux qui sont nés quelque part ! "Volem viure au païs ! ...Pénétrant dans sa chambre, si largement que se dilatent les narines – se sentir saisi d'étouffement – pour l'éternité – à mon âge vous savez – s'il a fallu que l'avenir se bouche pour envisager un seul instant d'écrire l'historique de sa rue – plus exactement la topographie – que nous font ces destins de cloportes dont à présent plus rien ne me distingue ! Compost humain ! Pas d'attendrissement – jamais – pour en revenir aux Maisons Antiques : la plus sale. Renfoncée le cul dans ses ordures. Tôle, canards et bouillasse – que leur donne-t-on à bouffer leur boue leur propre merde - pourquoi devrais-je absolument faire leur connaissance ? voilà des gens qui me regardent en intrus sitôt que Je jette un œil sur leurs immondices.

    Mère Mousquet locataire vivait naguère sous un monceau d'ordures. Un jour un gendre et deux cousins sont venus évacuer ces strates de boîtes à conserve et de bocaux de boutons ça peut toujours servir. Il était même miraculeux que rats et souris ne s'y fussent pas immiscés. Une profusion d'emballages gisait là, et de planches pourries, sous un toit de plastique ondulé menaçant ruine, prêt à trancher la carotide, droite ou gauche. Le lendemain, après la grande vidange, l'octogénaire contemplait hypnotiquement, de profil, le champ de bataille. Il restait encore au sol une couche adhésive en réserve, pour la prochaine immolation. Et comme je félicitais la vieille pour ce bon travail de jeunes, elle exhala un profond soupir : "Ça avait tout de même un certain charme".

    Ce fut le mot exact dont elle usa : "charme". Ce qui nous charme moins nous autres, ce sont les récipients morts de rouille qui recueillent l'eau de pluie, "pour la sécheresse", alors que moustiques et vermines y déposent leurs œufs, leur frai, leurs larves. D'autres maisons de la rue, mieux enretenues, conservent les aspects rustiques de leurs maçonneurs. L'une d'elles en particulier reste close, avec de hautes grilles et un exceptionnel étage en ces lieux. Nous en avons une deuxième, rue Kolik, où vit toute une famille : le père 56 ans dessinateur peintre qui retient son chien très étroit pour se dispenser de nous saluer ni même nous croiser. Une partie de son demi-hectare est à vendre en terrain à bâtir.

    J'aimerais l'empoisonner lui et sa famille afin d'accaparer un héritage aussi légal.

    La troisième demeure avenue François-J. fut sauvagement assassinée :la "Maison Usherr". Piquant dans la nuit ses trois pignons à la Psychose, étageant ses pièces abandonnées. Mon petit-fils et moi nous y sommes introduits. Elle était meublée. Jusqu'aux moindres recoins. Tout laissé en l'état, revues effondrées, disques éparpillés au sol tels que les avaient trouvés les brancardiers de l'infarctus – nous n'avons pas osé nous aventurer davantage, crainte que le plancher ne s'effondrât, nous eût engloutis sans retour – vaisselle incrustée de crasse, cartes grasses à même le lino – la mort même. Tragédie de l'insouciance. On décoince ton corps sans que personne ait pris le temps de fermer les volets ni les yeux .

    Le lendemain même de notre intrusion (Victor avait douze ans), la clôture avait été rageusement réparée DÉFENSE D'ENTRER. Et qu'il soit bien entendu surtout de racheter , à supposer que nous en ayons eu l'intention ou le rêve ; le propriétaire en effet, 94 ans et gâteux, une fois mort et bien mort, sa stupide engeance s'empressa de la jeter bas comme vieille bâtisse insalubre, dont la ruine imminente faisait frissonner le passant nocturne, pour ériger en fond de jardin bien rasé bien clos la baraque livrable clés en mains du catalogue : gros toit rouge typique, piscine et rires vulgaires d'enfants, car à notre époque, même les enfants peuvent montrer des trognes vulgaires.

    Notre habitation, rue François-Joseph, est de loin la plus laide et la plus recroquevillée : son pignon penche, un inspecteur est venu l'air soucieux, a visité nos combles, est redescendu catastrophe, serrant du poing une boule de bois toute piquetée de termites et tirée de sa poche à l'instant ; nous devions illico débourser, nous annonça-t-il d'un ton funèbre, telle somme pharamineuse et onique, la toiture nous cherrait immanquablement sur la gueule. Ma foi si le toit en avait pour trente ans, nous en avions bien nous-mêmes pour autant, et nous nous contrefoutions du reste. Nous n'avons plus revu Monsieur Termite ou Capricorne – et c'est bien totu à fait cela, devenir vieux : se foutre de tout, et – mon Dieu ! le bien que ça fait... Nos voisins les Ziegmann auront pronostiqué la démolition future de nos deux masures (la nôtre et celle de la vieille, au fond du jardin) ; puis sa reconstruction, par le propriétaire d'une ra-vis-sante maison neuve pimpante en diable.

    À l'emplacement donc de notre plate-bande pelée, j'imaginais déjà les grossiers ébats d'une génération d'incultes bien incapables de différencier Wagner et Vivaldi, férue d'informatique et de Madona, que je ne me fatiguerait même pas à hanter. Ils seront là, ces cons, dans l'air que je respire, à hauteur de mes pas. De quelles scènes, de quels divorces, de quels petits-déjeuners niaiseux ne seront-ils pas les pières figurants dans cet espace ?

    *

     

    Engageons-nous une fois de plus Rue de l'Allégresse. À plateau. À droite à l'angle, allée de maronniers. Cinq dans chaque file, noueux, immenses. Avec des racines trébuchantes en pleine allée. Des marrons où kicker à l'automne. Au début côté est, les traces métalliques d'un butoir en fer : un portail se dressait là. À l'autre extrémité, de biais, l'Allégresse. Il existait donc là, sur la route publique, tout un ensemle de maisons de maître, une gentilhommière, un château, que nos masures ont éliminé. Pour revenir de la poste, toujours passer par-là, dans l'herbe sous les marronniers. Nous allons jouer : nous serions les propriétaires. Au bout nous attendraient nos gens.

    On nous demanderait, en nous tirant nos bottes,si "ces Messieurs ont fait bonne chasse". Mais nos ne faisons rien d'autre aujourd'hui, que de déboucher, en biais, sur la rue des Jardins, où plus rien ne se laisse deviner : les anciens alignements eux-mêmes ont disparu. Tout va de guingois. Exit castellum. Pourvu à présent qu'on ne les rase pas, nos arbres. Ils ont bien souffert de la bourrasque du vingt-cinq sept cinquante-deux. Il y aurait un rond-point, un antre à blaireau supplémentaire. Longtemps la branche en fourche est restée suspendue, mais vous avez chez vous la même allée. Alors...

    Entre la chute et le croc-en-jambe au ras de sol jusqu'à centenaire, cordages sourdant de terre comme une veine sur la main de vieux, nous devrions les voir battre, énormes, sourdement, au rythme de notre propre sang. Les mêmes marrons qu'aux temps de nos enfances. Les marrons sont fascinants. Ils ne servent à rien, sans autre valeur que leur présence. Aussi les enfants les thésaurisent-ils, jusqu'à leur complet dessèchement. Des marrons. Des accumulations de marrons. Beaux, luisants, parfaits de forme. Les enfants tirent des marrons sur les vieux. Les vieux se retournent de tout le corps et profèrent des malédictions édentées, inarticulées. Ne pas devenir vieux.

    Plutôt mourir. Sans blague. Buter sur les racines est une chose. "Jusqu'à nos derniers souffles" en est une autre. Ce complément de temps qui retranche du temps – mourir n'est rien, mourir ici est doule peine. Car nous ne changerons plus jamais de lieu. Je sais où je dois mourir, et je sais que ce doit être ici. On ramènera mon corps ici. Quand mon esprit n'y sera plus. Le corps en tremblements. Une si belle allée de marronniers, courtaude, pacifique. Pour rentrer chez soi, aujourd'hui vivant. La vie de vieillesse ressemle à s'y fondre à ces fameuses joies qu'on lit dans les mémoires d'enfance. Les enfances des autres fascinent. On y parle de sensualité. Colette. Sarraute. Mille autres. Jamais au grand jamais je n'ai senti de sensualité de toute l'enfance.

    Strictement rien. La peur, l'impatience, la révolte : oui. L'injustice. Mais palper un marron ? Ça ne m'aura jamais fait plus jouir dans mon enfance qu'à présent même. Au portail supposé de l’ancien Château, là où subsiste incrusté dans la terre un fermoir en fer, se trouvent de nos jours deux conteneurs en plastique où l’on trie les déchets. En poussant sur les anus caoutchoutés, je précipite à l’intérieur les vieilles bouteilles : on presse le goulot sur l’opercule, tout disparaît dans un clapotis caverneux.

     

     

  • Ces villes où je meurs

    C O L L I G N O N

     

    C E S  V I L L E S  O Ù  J E  M E U R S

     

     

    Thème : un homme écrit sa lettre d'adieu. Il range ensuite soigneusement ses affaires. Il prend l'autorail pour Eygurande.

    Là-bas, il s'installe et meurt.

    Développement :

    Un homme à sa table, la tête entre les mains. Il médite les termes d'une lettre d'adieu. Puis il rassemble, donc, ses affaires. 50 – 70 ans. 1M80, ni grand ni petit. S'il tournait la tête (à présent de trois quart arrière) on verrait son épaisse moustache – Nietzsche, tout de même pas. Sympa et bourru, ils sont nombreux comme ça. Ce qui fatigue le plus, la journée ou la vie ? On a sa fierté ; un peu de dignité. De recul.

    Un nom à cet homme, quitte à l'oublier souvent. Quelque chose de pas trop difficile : François, Grossetti, comme le général – mort de dysenterie le 7 janvier 1918.

    Une lettre d'adieu, c'est délicat. On ne sait pas qui lira cela. Tout ce qu'il comprend à sa situation immédiate, c'est qu'il s'agit d'une histoire de femme, pas de quoi fouetter un chat. Il faut appeler un chat un chat. Pas trop de souffrance, par rapport à son âge. Peut-être y en a-t-il plus qu'on ne croit. Qui souffrent (même sans avoir fait d'études ; c'est bête de croire des choses comme ça).

    Pour les femmes les choses se présentent différemment – il n'a pas connu beaucoup de femmes ; la sienne, à peu près. Plus quelques putes. Quelques autres aussi, naturellement, des vraies, dans la faute, dans l'éphémère – pas envie de revivre. De vivre non plus, sauf si ça le reprend, rien de moins certain. Lettre d'adieu ou pas lettre d'adieu ? On peut se passer de tout. D'orgueil. L'homme se lève dans l'appartement, retaille ses moustaches devant la glace – une amorce de fanons, des rides "d'expression", des tifs courts pas trop clairsemés – acceptable. Le frigo contient du fromage et des confitures. Trois pots de yaourt nature. Il en mange un. Aucune tristesse. Il ne peut plus vivre ici : première idée claire. Elle est partie sans regret

    Je souffrirais trop

    Si tu revenais

    "Je n'ai fait aucun effort" – ses premiers mots – "Thalassa tous les vendredis" elle disait "il y a autre chose que Thalassa les vendredis soir et puis "tu pourrais maigrir" – c'est comme je suis ou rien - "il faut que les croque-morts sentent bien quel homme de poids j'étais" – drôle, sauf la dixième fois.

    La queue ? ...va savoir ce qu'elles pensent. À lui de partir à présent ; l'agence lui mettra tout sur le

    dos. Pour l'état des lieux. "Ça ne pourra pas être pire que le mien – humour." "En tout cas j'ai tout rangé" – paquets, cartons le long des murs. Le garde-meubles a gardé le plus gros - "ils n'auront qu'à tout revendre". Sans téléphone. Juste une adresse. Et un portable dont il est seul à connaître le numéro. La lettre d'adieu, il veut la rédiger sur les lieux. Sur zone. "Où j'ai aimé, souffert, tout ça..." Des morceaux de phrases à haute voix. Des pas dans les pièces vides. Juste partir. Ça le soutenait. "Un tour des Indes, l'Islande à moto" – des tas de gens font cela – le plein de vidéo et après. Ils vont à Nouméa, ils te rappportent une photo de la poste ; mêmes frigos, mêmes commutateurs – ceux qui n'aiment pas voyager, on devrait leur crever les yeux proverbe persan.

    À trente ans tu vois le bois de ta porte. À quarante ans toujours là. Soixante. Tu te cognes dedans à 85 ans tu te cogneras le fauteuil. "Hurler de désespoir", c'est l'expression. Comment font-ils si c'est pour rester, vissé à fond de caisse – Ils partent, ils rentrent – ils "reviennent de voyage", sans rire, pour se rouler là, "fidélité, bonheur de vivre, port d'attache" – mon voyage sera sans retour – "mais mon pauvre vieux, le Massif Cenral ! à quatre heures de route ! "le bout du monde"! Tu parles ! " - il répétait "le bout du monde ! On ne vous y verra jamais - ...Qu'est-ce que tu veux qu'on aille foutre au Massif Central ? - Ne pas me voir par exemple" – ça les avait vexés. Ça les désarçonne toujours, les autres, ça les chiffonne qu'on puisse ne pas penser à eux.

    Le Massif Cenral, pensez – on ne les y verrait jamaisn à condition d'éviter la Chaîne des Puys (Disneyland), la Lozère (CECI EST UN ARBRE, espèce, date de plantation, ROCHER PITTORESQUE, un tourniquer de cartes postales derrière chaque buisson avec débit de boisson, chaussures de marche et musique de rock '"circuit pédestre", "randonnées à cheval" et autres kayakeries – éviter l'Ardèche, surtout, à tout prix). La ville même de Q. (ne plus préciser de lileu, les cons (les gens...) ayant tellement perdu contact avec le livre qu'ils te foutent des procès sur la gueule pour "délit de réalité") – cette ville se voyait défigurée par d'immenses panneaux : "Les Cathares auraient pu s'y réfugier" ; donc, ils s'y étaient réfugiés.

    Il ne faut pas dépasser une zone très restreinte, non sans solutions de continuité : Ussel, Eygurande, sud de Clermont, Cantal nord et est, St-Flour (15km plus bas c'est déjà Touristland et ses restaurants typiques). On remonte par la Margeride, le Livradois, Brioude et La Chaise-Dieu ; éviter Machin et son nid de camions, passer par Yssingeaux sans tomber dans le gouffre lyonnais – attention aux colonies de vacances pour petits cons – et N., pourrie de banlieue et de faune-de-banlieue depuis la fameuse "autoroute de désenclavement". Plus au sud c'est très vite le Midi

    putaing-cong qui tartine sa vulgarité sur tout ce qui traîne : la sueur, les chortes, quand on sera mort tout sera touristo-compatible, il faudra bientôt regarder Maubeuge entre ses pieds pour voir quelque chose de vivable.

    "Je romps – disait-il, parce que je vomis les matins de morgue où je me trimabelle de pièce en pièce, seul levé dans l'apparte. La vie sans avenir qu'une longue dégradation des facultés corporelles et sanitaires – quitte à crever à petit feu autant que ce soit tout seul et pas le nez sur la décrépitude de l'autre. Je bouge. La mort m'attend là-bas, à Samarcande. Plutôt claper en route qu'en garde malade."

    Entre chaque chapitre, un § de la rupture – mais la chose a tourné autrement.

     

    Du désir de train pour être bien contraint

    L'automobile triche.

    L'avion : négation du voyage.

    Aux Antilles. A Ceylan (Sri Lanka, I know). Bouthan, Yunnan. Comme si c'était banlieue.

    Ces gens-là ne se rendent même pas compte qu'ils voyagent.

    La vraie route c'est à pied.

    C'est bien connu, c'est bien connu.

    J'ai choisi le train. Comme ils disent. Les pieds gelés, la crasse, l'effort physique – surtout l'effort physique, que je méprise – jamais – le Grand Dépaysement, pareil : "Je ne sais pas, moi !" (votre interlocuteur, votre Messie, ne "sait" jamais) ; "si tu t'exiles, fais les choses en grand ! les Andes, par exemple !" - je ne vois pas comment je pourrais m'exalter, découvrir en moi des horizons, des vertiges inédits et tout ce qui s'en suit, en chiant ma tourista avec 39 de fièvre à 4000m. D'altitude...

    Chacun se fabrique sa petite retraite pépère. Celui qui veut se geler trois couilles au Groenland, pas de problème – pour moi ce sera la formule Pas de risque (et je vous emmerde). Plus un rond àl'autre bout de la planète. Risque de se faire sucer par les punaise, dévaliser par des Philippins, sodomiser, égorger par des porcs islamistes. Pas de risque. Celui d'être libre par exemple. Le pire de tous. En train tu n'es pas libre par exemple. Ton hôtel est retenu : pas d'échappatoire. Dans le train tu n'es plus le maître. Plus responsable. Ouf . Toute ta vie tu l'as bâtie là-dessus : "Pas responsable, pas ma faute".

    Deuxième vœu : se fondre avec les Gens du Cru. Ceux qui sont nés quelque part. Indécelable. Invisible. Impossible disent les sages – mais les sages pullules et tu les encules. Une fois sur place tu t'installes. Ta petite parcelle. Ton confinement. Ta feuille de chou sur ton siège de car local. Tu as toujours été là. Cent ans que tu lis sur le même siège. Toutes les lundis sans faire attention. Souvenir de ce con sur la Riviera quand on me dit les beaux paysages ! faut pas déconner je bosse, moi, pas que ça à foutre - connard je dis connard La Baie de Nice ça se respecte La Baie des Anges tu ne la mérites pas tu la mérites moins que ma main sur la gueule - être né là. Y avoir toujours vécu.

    Ailleurs. Puis crever. Changer de pneus. Cantal, neige au-dessus de 500m. Les vaches, les barbelés, l'antenne-râteau avec Poivre d'Arvor dedans tous les soirs au Vingt Heures – on coupe le téléphone pendant la Messe juste le répondeur - "pas là pour le moment" – je me souviens mal du trajet LIMOGES-BÉNÉDICTINS TERMINUS les toits vert bleu les toits vert-de-gris. Ils ont brûlé, genre château de Hautefort (Dordogne) : des inconscients ont fumé dans le foin, fini le toit ! Seule attraction dans Limoges : le Moi. La valise, verte. Plein de mystérieux compartiments. Tu ne sais jamais ce que tu y as fourré exactement. Tu passes au-dessus des voies, juste à côté des taxis, tu demandes le centre ville un clochard te sourit c'est par là il ne savait pas non plus le premier jour tu descends sans rien lui donner l'escalier sur main gauche valise à la main.

    C'est une rue sans caractère sous un mur de soutènement, des boutiques ruinées rechignées, le jeu consiste à se voir en habitant constant, ici depuis l'enfance en bordure d'asphalte qu'est-ce que ce serait si j'y vivais encore. On trouve même des habitants qui pleurent quand on effondre leur immeuble HLM et par un coude à droite tu te retrouves Place Jourdan "Hôtel du Commerce". À droite au fond précisément la gare des Bénédictins que tu viens de quitter, au bout de l'avenue que tu viens de quitter rectiligne trop droite justement, tu voulais l'éviter – un peu d'aventure que diable.

    À l'acueil l'hôtesse est revêche, le jeu consiste encore à s'imaginer coucher avec elle car toute femme est digne de coucherie je la transperce du regard j'ai quatre jours devant moi, pas plus. Pas de risque. Changer de vie mais s'apercevoir que c'est déjà fait, de femme même sans s'en apercevoir, ne pas se plaindre ou ronronner aux pieds d'une conne derrière son comptoir (mais oui, moi aussi, mais oui...).

    La chambre est neutre et pour cela enthousiasmante avec douche, vingt minutes allongé sans contraintes et puis lire, personne n'attend, le long de ma porte au dehors un corridor en tapis rouge avec au loin la lingère du lieu pas belle et rassurante, changeant du linge dans sa lingerie son sourire au loin 60/65 ans. Je lui réclame un autre oreiller bien épais – les hôtels croient toujours qu'un client dort à plat, comment les guérir ? il faut sous notre tête oreiller mou sur oreiller mou, le traversin plié en deux, dormir plié c'est mauvais pour le cœur on en crevait dans les siècles passés mais je crois savoir ce qu'il en est des femmes, donc je lis.

    C'est une sombre histoire d'Afrique (l'aventure !) - à Limoges le Libéria, L'assommoir sombre et vignolant au sein de Lisbonne en 2000 et les faux chants hébreux en plein Cartagène d'Espagne – ici Ahmadou Kourouma "manches courtes ou manches longues" ? ...bras coupés au dessous ou en dessous du coude ? Allah n'est pas obligé d'aimer la maman cul-de-jatte ou les enfants-soldats Kourouma hou akbar est le plus grand. "Votre langue abâtardie" qu'il dit. Nous autres Français, massacreurs du français. Je me couche. Du sommeil à rattraper. Le vrai, le profond, celui qui régénère les cellules.

    Je viens pour les rues, les rues en soi-même en elles-mêmes, celles qu'on voit en songe avec des murs sombres, où le vent me rabat vers l'hôtel, du vent froid, sans répit, biscuits-fromages-banane pour tenir chaud : pluie neigeuse, vite la cage d'escalier "du Commerce" son escalier le tapis rouge et sur le couvre-lit mes miettes. Fatigué d'avoir mangé vite et marché. Nous écrivons à la main cul nu sur la chaise de paille la main sous le cul contre la paille, le stop à vingt-deux heures pile avec la fesse gaufrée. Tous les matins quand vient la chambrière j'époussète le couvre-pied puis je sors. Le jeu consiste à trouver le cimetière, à pied : la nécropole, dans une ville, est la première chose, la plus vivante, que je recherche, à Limoges comme ailleurs. Dormir, lire, mourir – avec l'église – de ce qui définit avan tout la ville : Ceux qui m'aiment prendront le train – "le plus grand cimetière d'Europe" : c'est inexact.

    En Limousin, les décès (les disparitions) surpassent nettement les naissances. Enfant je me recueillais tous les deux jours de mes vacances sur la tombe de grand-père, ma mère et ma grand-mère arrachaient l'herbe et garde-à-vous devant Gaston sous terre "mort accidentellement le (tant)" pour la revue de casernement du chagrin, de quoi guérir, immuniser à tout jamais contre les tombes mais au contraire. Le caveau des deux autres grands-parents à l'autre bout sous le sapin qui verdissait la dalle, je scrutais les inscriptions, calculais mentalement l'âge des morts, date de naissance date de décès et je soulèverau le monde, frustré parfois par la mention "mort en sa (tantième) année" comme autrefois (hommage parisien à Victor H. "entrant en sa quatre-vingtième année" le 2 – 2 – 81 – ma mère ne manquait jamais d'ajouter que j'entrais dans ma (quinzième) ou (vingtième) année, très tôt peur de vieillir.

    Sur une table plage le navrant portrait sépia de Laura Dizzighelli parmi sa famille, jeune,vulgaire et bouclée dans son cadre ovale et souriant de toutes ses dents ; puis les sœurs Tripier qui se tripotaient avant de mourir et la famille Taillefumier – j'aimais déambuler, je déambule encore dans les cimetières - "stage de formation en entreprise" : ça fait rire les enfants, parce qu'ils supposent que je mourrai avant eux. À Limoges le cimetière est loin du centre ville ; à Bordeaux, il s'étale, en pleine agglomération – "C'est par-là ! répond une alerte sexagénaire, mais c'est loin vous savez !" - repoussant de la main sa propre mort en de formidables lointains.

    J'ai marché trois quarts d'heure à l'atteindre, en montée, sous le même vent, cherchant à telle minute un abri, un bistrot, pour boire à mi-chemin un chocolat.

    Ce que j'appelle ma vie, ce sont mes heures : de pisser, de boire, de lire. Au bar deux trois clients. Le patron me torche une table. Méthode d'hébreu comme prévu, car où que j'aille je pratique assidûment l'apprentissage des langues, aussi peu loin que j'aille, de toutes les langues : "méthodes", "initiation", juste les premiers mots sur le chemin (aujourd'hui) du cimetière. Au-dessus de moi la télévision que suivent les hommes, arrivée de la Huitième à Maisons-Laffitte sur Équidia, "il n'y a pas" se dit en hébreu eïn, personne ne s'en aperçoit mais je ne m'en suis pas dissimulé.

    Parfois même je lis Langages de l'humanité : 600 mots de 400 langues. Cent quarante francs. C'est ma façon de voir. Les vedettes voyagent incognito, mais se mettent des lunettes noires. Monsieur Cinéma, mon surnom à 18 ans. Vexant. Profondément mortifiant. Je les ai plusieurs fois, les 18 ans, et je m'y suis maintenu, pas un pouce d'évolution je crois, j'espère ! - sur la montée au cimetière, bien réchauffé, instruit, gravissant la pente sous les murailles : or dans un trou horizontal, profond et cylindrique, j'ai flashé à bout portant une canette de Pepsi (dans la montée de la Merveille j'ai cliqué, de même, sur trois boîtes à conserve à travers une meurtrière).

    Et je fis mon entrée au Cimetière de Limoges. Non pas certes "le plus vaste d'Europe" (le Père-Lachaise, gorgé de sépultures jusqu'à l'horizon (la première fois j'ai demandé au pas de course la sortie ! au premier gardien rencontré) – cependant : les étagements de la Nécropole de Limoges rappellent à Lisbonne le Haut de Saint Jean (Cemiterio do Alto de São João), donnant là-bas vers le nord sur d'immenses et pouilleuses boîtes à peuple ou logements sociaux ; juste en face de la Secçãn Militare de la Grande Guerre, de l'autre côté des terrains vagues : la Picheleira, l'Alto di Pina.

    À Limoges mêmes terrassements, ou dans les rizières de Sumatra. Dans l'allée supérieure, où fut tournée une séquence avec Trintignant (il tient le rôle de jumeaux antagonistes, rien pigé) tout est bien net sous l'alignement des arbres : sentiers spacieux, gravillonnés de frais, du solennel, du solide, du provincial. Puis j'ai descendu la pente par de larges degrés entaillés de perrons. Je n'ai rien vu de pittoresque, répétant à haute voix (surtout ne pas se faire entendre...) ("l'homme qui parle dans les cimetières" !...) - les noms de famille, de fratries, d'individus, acordant foi aux antiques croyances égyptiennes : toute personne prononçant le nom du défunt le rappelle en surface... Je parle aux morts épiciers, employés, jeunes mères, anciens conscrits, livré en pleine conscience aux rites de déploration.

    Mais toujours bien jeter l'œil par-dessus mon épaule, car on sort plus vite d'un cimetière que d'une cellule de dingue. Aussi les morts m'entendent avec reconnaissance; le plus poignant que j'aie vu au Cimetière de Limoges ne fut pas la tombe d'une jeune fille Pourquoi à vingt ans ? lu à Chantonnay sur une plaque blanche mais celle d'un dessinateur au trait, ligne claire, portant cette épitaphe éplorée : À MON MARI – À SON ŒUVRE. Sur la tombe figurait un autoportrait acceptable mention AB [douze sur vingt] – tandis que sur trois ou quatre caveaux voisins se montraient deux ou trois portraits d'amis, du même, rassemblés dans un même funèbre périmètre, n'ayant pu refuser ni de mourir dans l'année – un bon mouvement ! disait la Veuve aux yeux rougis muette sous sa cape – ni de tolérer sur sa dalle et son corps les témoignages désespérés d'une indissoluble camaraderie.

    Telle était désormais l'étendue de sa gloire : 20m² autour d'un tombeau. Et c'est cela que j'avais trouvé poignant, qui m'avait point, au vu de ce théâtre anticipé que je jouerais aussi, déplorable mélo, dans le vrai jusqu'aux larmes. Que gravera d'autre ma fille en effet ou ma veuve que ce pathétique HOMME DE LETTRES, objet de mes railleries dans le petite cimetière de Q. (Cantal) ? et dont à présent, plus vieux, plus mort, je ne ricanais plus. Car on ne pourrait même plus montrer un portrait de ma plume, ou deux pages que j'eusse écrites. Et remontant vers l'allée supérieure, épuisé, résolu cette fois à prendre le bus, j'aperçus au sol – juste avant la sortie - coincé entre deux tombes – un rouleau de biscuits fourrés pour enfants, car nous ne nourrissons plus nos morts. En vérité c'étaient les morts eux-mêmes qui me tendaient ce cylindre garni à demi-clos, à peine souillé, que les chiens n'auraient pu compisser sans d'improbables et grotesques contorsions. Je me suis empiffré de ce quatre heures tombé d'un gosse gavé de macchabes. Le bus me ramena du Terminus au Centre-ville, où je remarquai au pied d'un banc de pierre un sac à dos délaissé garni d'un second paquet de biscuits : quelle aventure !

    Limoges nourricière !

    Je me suis gratté les couilles mais il n'y avait pas de troisième paquet de biscuits.

     

    X

     

    J'ai donc lu, sur mon lit, jambes ouvertes. Je suis reparti je suis revenu. Ces choses si banales. Si empreintes, dans les moindres secondes de leur déroulement, de cette dimension de liberté que seuls les prisonniers de fraîche date, peut-être, doivent éprouver. Je n'étais plus obligé de rien. Imaginez cela : ne plus jamais devoir prouver à quiconque, père ou mère ou con, que je suis une vedette, que mon génie me place au-dessus de l'humanité, du moins la leur. Je suis ici chez moi, plus que chez moi, plus qu'avec mon épouse – rester au lit, ne plus faire le ménage, bouffer tout nu avec une serviette de toilette sur les genoux pour éviter les miettes aux endroits susdits, m'endormir toujours nu à même la chaise dont le paillage me quadrille les fesses – voilà ce que je fais, moi l'homme libre.

    Vous ne pouvez pas comprendre.

    Si j'étouffe – chauffage par le sol – je sors par les rues noires soufflant le gel – puis me renferme. Enfin j'obéis aux tythmes corporels. Sans justifier de quoi que ce soit. La vie consiste à lire : Allah n'est pas obligé, amusant au début, grâce au petit-nègre du petit Noir faussement couillon, puis vite angoissant : des guerriers de 12 ans – racketteurs – violeurs ; toutes les factions mercenaires en lutte pour le pognon des mines. Pas le baratin des télés. Une fillette qui se fait respecter en se tripotant la mitraillette et le gnassou-gnassou [sic]. Ça excite. Après 50 ans, moins. On ne se touche pas dans une chambre d'hôtel. Enfin les hommes. Qui sait ce qui se passe.

    ...C'est déplacé, non ? ...plus obligé de le faire poour se prouver qu'on existe. Déjà la mort des parents ça aide. Peut-être que la mienne soulagera. Peut-être. Je ne compte plus retourner au cimetière : il prendra sa place dans la tête comme les autres. Visite de la cathédrale : âme de toutes les villes ! sur le parvis en 44 la foule s'est entassée après Oradour, malgré la menace des mines. Monseigneur Louis tonne en chaire. Les Malgré-Nous pardon les Boches sont allés trop loin – Bellac, Montmorillon. Sous l'orgue dans la pénombre en bas-reliefs rasants photographie au flash les Douze Travaux d'Hercule - fresque païenne absente du guide fascicule ! (Père Bourghus) – revenu de nuit ; devant St-Étienne-de-Limoges illuminé je frôle une Ivoirienne en confidence à son amie C'est encore lui dit-elle qui m'aura le plus aimée ; et, ajoutait-elle, même pas pour le plaisir la suite se perd dans le froissement des pas sur le gravier - les jeunes hommes ne sont pas des pieux qui bandent. Gustave se vante dans sa Correspondance d'avoir tenu trois années, de 22 à 25 ans, dans la chasteté la plus totale. Par orgueil dit-il. Ma personne, plus modestement – 32 jours. L'année de mes 19ans. Mon premier flirt. Une fille de flic. Juste les seins, les fesses – les baisers dents serrées. Appuyée par sa mère qui voulait grossesse, qui voulait mariage, pour enfin caser sa mocheté : ravagée de varicelle grattée à mort, fixée face à face dans le train trois ans plus tard sans un mot, descendue en sanglots sur le quai – jamais revue – c'est à cela – que vous auriez pensé – à Limoges – le temps d'une balade froide. Les coins de rue peu à peu familiers. Rien de neuf. Peut-être fidèle à la Poste, au supermarché du centre en haut de la place Baugisse, modérément modernisée. Limoges 70 n'est plus là. Ni les pentes, ni l'agressivité bovine – viré d'un orgue sans permis du curé – la tribune barrée : prière de prier Dieu de façon rationnelle.

    Trop d'amateurs aux claviers. Trop de pillards de Vierges Noires. Je m'agenouille tout raidi sur un prie-Dieu tandis que dans mon dos surviennent Papa Maman fifille de cinq ans qui gueule. Du temps lointain où j'avais une fille je lui avais appris sans peine à ne pas élever la voix ni courir entre les tombes ou dans l'église. Les intrus s'en vont sans avoir prié. Depuis la poste face à la Mairie j'envoie des chocolats fourrés à Z-U-V (Savoie) pour me réconcilier, me seront retournés (j'ai mis mon vrai nom sur le formulaire) – j'exclus, je suis exclus.

    L'Hôtel de Ville, spécifie le v° des cartes postales, "fut construit à l'imitation exacte de celui de Paris". Pathétique. Cependant le carré muet de Limoges sur la carte météo française se voit souvent qualifier, après une imperceptible et mortifiante hésitation, de "Centre-Ouest".

    Partout ici je trace, j'entrecroise mes itinéraires de Limougeaud express. À la Grand-Poste enfin je trouve la chaleur. Le public peut écrire tout debout, sur des tablettes ad hoc au long des murs, ni plus ni moins que Victor à Guernesey. Face non pas à l'océan, mais à l'écaillage des parois. L'administration prévoyante attache ses petits stylos à leurs socles de plastique eux-mêrmes inexorablement vissés. Ainsi composons-nous avant de nous rassoir, tout accrampi, sous l'œil éteint de l'employée d'accueil. En bleu dans son cadre en carton. Sortant parfois sur ses aiguilles pour aider les Vieux glissez les pièces dans la fente et vieux de s'esbaudir. Tous ignorent dans ces murs postaux l'œuvre peut-être immense que je compose.

    Tout est dans le "peut-être".

    Si l'on y pense bien, c'est là qu'est sa grandeur.

    Puis je glisse à mon tour Singe Vert, ISSN 64-825, dans les fentes horizontales offertes.

    Dans le froid glacial extérieur stationnent trois prostitués de seize ans. Hugo. Je reconnais le blond bouclé à bonnet de laine qui m'a collé au cul près d'un guichet en murmurant on se pète les couilles dehors. J'ai répondu c'est le mot sans plus – si je renonce à la branlette ce n'est pas pour me taper des ados. Je n'ai pas même vu de bordels à Limoges. C'est que j'ai mal cherché. Les visages que je croise disent tous il n'y a rien ici. Quatre jours à tirer. J'entends encore les bouseux propos de la torche-piaule de Laguépie (Aveyron) Ça doit être un malade - il est tout seul – et y a des traces dans le drap" les traces de femmes sont en effet d'une autre sorte bien qu'elles se branlent plutôt trois fois qu'une. À moins qu'il ne s'agisse d'un de ces écoulements indéfinis qui font des femmes, quoi qu'il arrive, de pauvres victimes qui souffrent, et surtout pas une égotiste qui s'astique.

     

    LE MUSÉE DE LA CHAMBRE ÉGYPTIENNE – LES ÉMAUX ET LE JARDIN DE LA PRÉFECTURE – FABLE

     

    Le Musée des Émaux de Limoges se trouve dans un hôtel XVIIIe, du temps où les nobles avaient du goût sur le dos du peuple. Autres bureaux d'accueil, une fille en bleu et des catalogues noir et blanc, les "en couleurs" sont hors de prix. Dans un boyau TROIS Suzanne Valadon, voluptueusement éclairés dans la pénombre. J'en flashe deux en douce. Il existe paraît-il des appareils muets, quoiqu'un technicien – mais voyons ! c'est évident ! - m'ait démontré l'impossibilité absolue d'en fabriquer. Le secret reste bien gardé.

    Les plats, pyxides, aiguières, se succèdent innombrablement, je me contente d'un exemplaire par subdivision de salle ou recoin, que j'observe trente secondes, en comptant. Partout les mêmes noms, les mêmes dynasties. Cloisonnements, marqueteries, niellages : les notices enchantent les spécialistes. La salle réservée aux modernes me confirme dans la conviction qu'il n'est pas un art, peinture, sculpture, ou quel que soit le nom qu'il usurpe, qui dès l'entrée de l'époque moderne ne s'effondre irréparablement dans l'indigence. Il ne reste donc plus à admirer, en émaillerie comme ailleurs, que de grands méplats froids, nus, la matière en soi.

    Le pire est que cela repose. Peut-être ne sommes-nous plus, nous autres modernes, capables d'admirer que cela : le nu, le vide. Revenus de tout, vraiment ? Comme je pénètre en contrebas dans un fac simile de tombeau égyptien, je suis frappé par un extrême fouillis, tel que l'exhibent justement les émaux dits anciens, mais aussi de fraîcheur : de véritables hiéroglyphes à l'instant de la mise au jour ; jetant par la suite et remonté moi-même du tombeau les yeux par une baie vitrée donnant sur un jardin glacial, j'aperçois six ouvriers tentant de déployer contre le vent une énorme bâche verte au-dessus d'un massif ; la photo sera floue, ne rendant que très imparfaitement l'étrange vision d'une manœuvre de carguage de voile par gros temps, et en pleine terre.

    Visite. Rafales de pédagogie. Touristes, connaisseurs, "amoureux austères", nul ne doit ni ne peut ignorer quelque étape de fouilles, d'expansion d'agglomération, quelque croquis, notices, maquettes sous cercueils vitrés portant indications exhaustives des financements – Conseil Régional, Conseil Général – que ce soit. Jusqu'aux sous-sols, soubassements, chapiteaux, sarcophages en contre-plongée lumière rasante, bas-reliefs de plus en plus réalistes au cours des siècles, se ponctuent de plans, médiévaux, antiques ("le croisement central correspond à celui des allées du premier camp romain : le cardo") et de placards imprimés.

    Le silence est parfois troublé par les éclats des familles de gardes, sans gêne, entre soi, tels ces infects bedauds des deux sexes en plein transept à grand fracas de seaux métalliques : dans un renfoncement de cage d'escaliers, une quinquagénaire couënneuse et deux branleuses assises de treize ans ricanent de voir surgir des rampes inférieures ma tête de Professeur Nimbus qui tord le cou pour contempler au mur les toiles que leurs corps me cachent – allons ! je suis bien encore chez les humains, où l'on se fout ouvertement des vieux visiteurs de musées, avec leurs écarquillements hagards, "pas comme tout le monde". Ce sont tous ces yeux, tous ces contacts ignobles que je suis précisément venu fuir ici, à Limoges, pays des morts et des musées. Quand je reviens, les trois salopes ont disparu. Je regarde bien tout, avidement, de sang-froid. Limoges – comme – la- mort.

    Ils en font tout un plat. Tout un cirque. De la mort je veux dire. Quoi de moins spectaculaire que la mort. Vue de l’intérieur – j’y reviendrai. Un couple rencontré à une table d’hôtes. Homme quelconque – un homme, quoi. Femme brune, autoritaire, prof d’arts plastiques, autant dire de rien. Comme je demande leur ville d’origine, elle balaye la table de la main : “Limoges...” - pourquoi tant de haine ? Quel précieux, quel inestimable dépôt les Limougeaux ne possèdent-ils pas : celui d’une certaine image de lamort… ce couple a deux enfants. Ils occupent la chambre voisine.

    Poussé par la nuit, j’avais poussé sur le palier la porte de ce qui me semblait une pièce inoccupée. Là, juste dans l’embrasure, m’apparaît un petit garçon d’environ quatre ans, dormant ainsi exposé, angélique – sur lequel je me suis incliné, retenant mon souffle – la fillette au petit matin ne fut qu’ordinaire – de proches parents sans doute reçus à l’étage avec les clients ? au moindre geste une main de fer m’aurait empoigné, qui m’aurait cru ? Devant le café le père me confirma qu’il tenait l’œil sur moi, prêt à bondir au moindre mouvement douteux. Il souriait, j’avais l’air criminel devant mon bol de crème. Je lui ai dit de faire attention, que pour une porte entrouverte ou trois secondes d’inattention l’atrocité vous broie d’un seul coup, il m’a remercié sans cesser de sourire.

    Lorsque j’ai revu la famille à la sortie du Grand Aquarium je l’ai dépassilée d’un pas pressé car les adieux ne doivent pas se reprendre. Et je me suis rendu, près de l’Hôtel de Ville, un cybercafé vous entrez disquette en main, ils vous ouvrent le post multimédias, vous remplissez un questionnaire et vous repartez gratis : « Vous êtes le premier client ne payez rien ». Tout a changé à Limoges – cybercafé, bon accueil, même une foire dont j’ai consciencieusement écumé les allées sans regarder les filles car mon âge est sur ma peau – une foire aux plaisirs vous voyez ? minuscule et plantée là pour l’hiver. Du bruit des pistons de chenilles, vapeur et frites, les blousons s’emmerdent entre auto-tamps et tagada. Je me démolis le foie d’un coup de Coca. Moi : « J’ai trouvé ça bon et j’en reprends ». Elle m’approuve en faisant son métier. Me méfier de mes propres mimiques, celles de ma mère muée en guenon grimaçante pour amadouer un cogne.

    Retenez ceci vous qui me lisez : en public tenez-vous droit sans vous voûter ni rouler des yeux ni baisser les coins de votre bouche car les humains les gens comme ils s’appellent se conduisent très exactement comme les volailles : si peu différente ou faible que paraisse une autre poule, c’est à qui se précipitera sur elle à coups de bec jusqu’à la mort. Je le sais, je l’ai vu. Je l’ai expérimenté, à la ferme et sur moi. Ne croyez pas ceux qui nient, qui savent mieux que vous ce qui s’est passé et pourquoi comment. Mëme de nuit, j’ai appris à me comporter. Même en pleine foire. Voici une énorme sphèreque retiennent deux gigantesques élastiques. Tu te fait projeter à trente mètres de haut entre deux montants gigantesques, et là-dedans, des hommes tournent et rebondissent sans fin : « Le saut à l’élastique en toute sécurité ! » La musique étouffe les cris, comme près des arracheurs de dents.

    Nous rentrons tôt. L’hôtel en bordure du champ de foire. Tarifs minuscules. Le charivari, les carabines, les sirènes des chenilles – n’ont plus le moindre charme. Ne compte plus que la télé du bord et les biscuits qui craquent. De retour chez soi. Les présentateurs s’adressent au fauteuil dans sa langue, même ici, à Limoges, je suis le plus important téléspectateur de France et du Limousin.

    Télévision

    La littérature est-elle à ce point devenue commentaire de la télévision ?

    Mais ce que j’écris n’a rien à voir avec la littérature.

    Propositions pornographiques

    Ce mauvais film qui bouleverse. Nathalie s’y prostitue. La seule illustration de chasteté, lumineuse, sensuelle, règne sur Martin Guerre, afin de sentir glisser sur chaque point de son palais de louve la souple cambrure d’un autre zob. L’actrice prend dans cette scène une lumière de jouissance capturée par l’objectif au-dessus de l’épaule de l’homme, gratitude anxieuse ou feinte si exceptionnelle chez ces innombrables victimes qui tiennent à répandre à tout vent leurs tronches écœurées. C’est pourquoi j’aime Nathalie B. pour sa pureté, dans Martin Guerre.

    La première prostitution fut d’épouser J., ce que j’appris tardivement, après tout le monde, comme un mari cocu. Dans l’incrédulité, dans la consternation. Comment une femme aussi raffinée, aussi franche, aurait-elle pu se soumettre à ce monument de néant, et de vulgarité. De quelconcité. Qu’elle ait même pu procréer avec ce gode creux, me l‘a définitivement dépiédestalisée. Une liaison pornographique, où elle, quoi… copule ? s’astique ? ¿ come la mierda ? - Dieu sait, affublée d’un Espagnol qu’afflige un accent ibériques des plus grotesques – le rôle étant assumé avec la délicatesse, la pudeur et la retennue la plus exceptionnelle, m’a imbibé du bulbe aux talons de la plus profonde répugnance.

    D’abord, une femme désirante, et qui baise : fol espoir de ce qui ne se peut pas. Puis ces allusions à des bassesses génitales supposées, ) des ignomonies qui ne sont que les projections de chacune des nôtres, d’accord. Il ne s’agit plus de l’amour qu’on fait, puisqu’ils finissent par le faire, à leur grande déception. À notre grande exaspération tout au long du film (ici, rires méprisants des libertaires décomplexés).

    X

    Nous venons à Limoges – jusqu’à Limoges ! - pour parler de télévision… que nous dirions-nous, s’il n’y avait plus de télévision… n’est-ce pas… - eh bien ! je me suis pleuré de rire en écoutant jusqu’aux heures les plus indues les séquences comiques les plus imbéciles, interdites chez moi pour vulgarité – à chacun la sienne… Je hurlais dans ma piaule capitonnée devant les plus plats et piètres imitateurs de présidents, vedettes has been et never been. L’apothéose évoquait Pierre Belle, exhibant sous cloche Gaspard, Melchior et Balthazar en figurines de plastique, le tout présenté comme un Plateau de Trois Mages, calembour de CE² qui me déclencha une inextinguible crise de râles et de sanglots...

    Ainsi quatre soirs de suite pour la plus grande dilatation de rate des noctambules de corridors d’hôtel, perdus à 227km de chez eux… Car la télévision, l’écran, est la vraie vie. La virtuelle, celle dont on parle. Confisquée dans la vraie boîte où passent les vrais gens, ceux qui vivent vraiment quelque chose. Pour nous autres l’équivalent du Ciel Antique, où les dieux s’agitaient et trônaient sur leur plafond de verre, témoins garants et amplificateurs de leurs moindres gestes du ventre au tombeau, et que les plus favorisés de nous rejoignaient dans l’immortalité.

     

    Ainsi la plèbe croyante s’inscrivaient-ils dans l’univers ; ainsi nos contemporains parcourent-ils toute leur vie en équilibre instable sur une diagonale de 60 à 120cm).

     

    LE LONG PIÉTINEMENT DE LA TERRE

     

    Avant de quitter Limoges, seconde après Clermont dans les Villes des morts, ayant gravi la Côte de Louyat,

     

     

     

     



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