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Chercher « liniment » repère 26.
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NE PAS OUBLIER QUE V.G. EST DANS LA MAISON DES SŒURS ET AUSSI DANS UN PAVILLON VIDE AU FOND DU JARDIN.
JOHANNA ET CLAIRE SONT LES PETITES-FILLES DES VIEUX TURC-LOKINIO
LOKINIO EUGÈNE CHEF DE GARE EST LE PÈRE DE GEORGES
MAZEYROLLES EST L’ONCLE DE GEORGES.
FAIRE UN PLAN AU CRAYON DES HABITATIONS.
Hhhhhhhhhhhh
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À la mort de Myriam, Vieux-Georges ne fut pas accablé. Il demeura près d’elle, assis au niveau des seins, répétant : « Ce n’est pas possible ». Une sourdine jouait Good bye stranger.
Il regarda les murs verts, le corridor pavé, la serpillière en action. Plus loin les chambres, labyrinthe d’où proviennent des bouffées de déjections et de désinfectants. Trois niveaux de couloirs : portes feutrées, salons, pièces d’usage imprécis, rumeurs de chariots et grommellements d’aides-soignantes.
Sur le lit gisait Myriam, en peignoir, tête calée sur un coussin de glace. Ses lèvres avaient pris l’aspect de fines cordelettes mauves. « Je ne veux pas rester au Vieillards’Home » dit le veuf.
- Vous occupez notre meilleure chambre.
- Pourquoi m’avez-vous séparé de Myriam ?
- Son travail de mort vous aurait troublé.
- J’adore les agonies.
Claire glissa dans l’ étui ses lunettes fumées. Un bref éclat de la monture éblouit Stavroski. « Myriam » dit-elle. « Morte », répondit-il. Puis « Claire ? je ne veux pas mourir ici. »
Good bye stranger fait 7mn 26 : claviers, voix de fausset, tierce et sourdine. Odeur de violette. LA GLACE ! hurle une soignante – en plein mois d’août !
Les cubes s’entrechoquent, cocktail, la tête qu’on replace. La main de Vieux-Georges sur le bras de Claire : « Montez le son ». Les filles le fixent comme un demi-fou. Hope you’ll find your / Paradise – martellements feutrés indissolublement liés au visage de Claire, aux méplats lunaires de son profil
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Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles.
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Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Stary-Vieux-Georges – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour…
Première visite Une vieille fille parcheminée à voix de fausset quelque chose à cacher Ce n’est rien Stary-Vieux-Georges juste une manie des doigts – dans un logis envahi de bibelots 36 rue Juiverie « j’ai tout fait repeindre, vernir et retapisser » les rayons sont garnis de romans portugais Eça de Queiroz et Saramago « D’abord la circulation dit-elle me gênait beaucoup, puis on se fait à tout, maintenant je laisse la fenêtre ouverte et j’ai fleuri la terrasse sur cour. La femme se lève, sort d’un tiroir une lettre où sa logeuse évoque un gendre au chômage, une fille aux longues études - le document porte en tête “Sommation de Déguerpir”.
Claire secoue ses boucles blondes : “À présent Mlle M. s’ankylose, comme vous le voyez,dans une pièce meublée d’un lit, d’une table. Plus une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues.
- Les toilettes se trouvent au fond à droite, précise la locataire ; Claire la dissuade de se soulever “pour montrer”.
“Il ne s’agit pas d’une spoliation, Vieux-Georges ; mais d’une simple application de la loi. Tout propriétaire est en droit de réagir ainsi.”
4 Fin du premier avertissement.
Vieux-Georges croit tout ce que dit Claire. Sa confiance en Claire est inébranlable : 23 ans, blonde, pommettes écartées ; que pèse une vieille Lisboète rue des Juifs ?
Le lendemain, Claire dit à Vieux-Georges :
« Tu n’aimes pas les femmes seules.
- Elles jouissent de fantômes » répond-il.
- Eh bien, Georges, restez donc hanté.
Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ».
R. 4
Vieux-Georges digère mal son expulsion programmée.
Deuxième visite
“Chez Léger. Passe devant.”
Qui est-ce ?. Le battant se referme et se rouvre, derrière sa chaîne. “Nous ne pouvons loger personne”. « Pas de migrants ! » ajoute l’épouse.
« Service Social » répond Claire.
Ce qui est faux.
Pierre Léger a le cheveu crépu, le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Reinette, longiligne, porte une robe blanche doublée satin.
« ...cas sociaux » murmure Claire.
- Nous avons nous-mêmes bâti cette maison.
- Trésor, que dis-tu là ? c’est toi qui l’a construite.
- Pour toi, et nos futurs enfants. »
- Cinq enfants, dit Reinette ; à présent tous mariés. À chaque naissance, Pierre ajoutait une pièce, en longueur. »
Pierre avoue qu’il n’avait nul permis de construire ; un beau jour, « les hommes de loi sont venus « tout remettre en l’état », démolir... Maison longue et basse. Murs blancs zébrés de craquelures, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Reinette, en robe de crêpe, n’a jamais ce qui s’appelle travaillé. Propriété hypothéquée. À leur âge, plus rien à attendre, qu’une cellule acceptable au Vieillards’Home : 24m², dont les enfants réglent les loyers. « Ça alors », dit Vieux-Georges, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Vieux-Georges ! » Le vieux Vieux-Georges ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent à deux du pavillon, Vieux-Georges la bouche ouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. « Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir.
- Eh bien Vieux-Georges, restez donc hanté.»
R. 5
Tierce porte
Claire tire Vieux-Georges de sa torpeur. Le nouveau locataire en péril, homosexuel dit « Solange », commence sa litanie : « ...privé de logement » - ...encore ! dit Vieux-Georges - « ...par les agissements de ma femme… »
- ...Ne me parlez plus des femmes !
- ...j’ai pwéféwé abandonner ; la procédure de divowce suit son cours » - Claire laisse échapper un tic agacé ; Solange quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il n’a pu satisfaire son ex-épouse, qui le hait à fond, et l’a dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange, il n’a plus pour ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront servis trois repas par jour.
- Il me restait quelques diamants, dit-il. De tout petits diamants. »
Un jour sur deux, Claire et Stary-Vieux-Georges inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois.
« Je croyais que vous seriez triste, Vieux-Georges.
- Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans mille ans. » Claire se rajuste une mèche. « Ces gens qui doivent me remplacer, dit Vieux-Georges, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler.
- Qui vous le demande ?
- Eux-mêmes, ma biche.
- Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». Elle rajuste sa mèche au-dessus des yeux.
R. 6
À la Quatrième Porte, le locataire s’est présenté : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, et ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ».
Vieux-Georges demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Ce n’est pas nécessaire dit Claire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant nos six enfants nous respectaient.
- Vous les avez détruits, dit Vieux-Georges, jusqu’à leur quatrième génération à venir.
Alphonsine ironise : « Deux générations suffiront, je suppose ? ». Lèvres pincées, nez en couteau : « Nous nous passons de vos sermons. »
« Regardez bien, Vieux-Georges : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre défunte femme ! ...où vous habitiez tous les deux ! … À présent deux autres vieux vivent là, plus vieux que vous encore ! ...en fond de jardin, derrière une autre maison : celle de devant, occupée par des quadragénaires.
- C’est bien jeune, dit Vieux-Georges.
- Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser leurs vieux.
- On n’expulse pas les vieux , dit Vieux-Georges.
- Dix-sept ans de séjour ! Dans la friche – entre les maisons – les vieux ont entassé deux gazinières, quatre batteries hors d’usage, d’autres ordures : « Notre Fils viendra dégager tout ça, par camionnette !» mais les voisins quadragénaires, les Acquatinta, ne les croient plus : ils ont tout virér, d’office : encombrants, déchets, souvenirs…
R. 7
- Mais ce sont des cousins de Myriam !
- D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer. Puis, il les ont persécutés. Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les vieux Mazeyrolles devaient emprunter une servitude. Les Acquatinta, pleins de soleil, déjeunaient en plein air ; les Mazeyrolles, au passage, saluaient humblement les Acquatinta. Les quadragénaires ne répondaient pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé.
- La Marie-Thérèse, c’était la fille de…
- ..elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lippe qui pend. La permanente peroxydéé. Coquette. Hideuse.
- ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...si longtemps !
- Son mari s’appelle Jean-Paul. Lourdaud, trapu. Voûté ! Il traîne des pieds.
- C’est bien lui ! tout à fait lui !…
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Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Érection. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles, anciens voisins, l’intriguent. Il se fait confirmer leur ancienne adresse sur le plan de ville. Demande combien d’armoires béantes s’entassent dans cette pièce qu’ils ont entrevue, où l’on ne peut mettre un pied devant l’autre.
S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran qui fonctionne, perché sur un plus grand irréparable. « Je parie » dit Vieux-Georges « qu’ils sont devenus sourds et se crient dessus en occitan de Lodève».
R. 8
- C’est exact, Vieux-Georges ». Claire éclate de rire, on montre ses dents et on secoue ses boucles jaunes.
Georges se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?
- Seulement de ce con de Jésus.
- Insultez-moi, et je porterai ma croix » pontifiait Eugène.
- Vous entendez ?... trente-cinq ans que le chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… »
À quelques jours de là, Eugène et Alphonsine commencent à se battre. Ils empestent l’alcool dès qu’ils bougent. Le Ricard pour Eugène. Deux infirmiers surgis d’une camionnette les entraînent sans égards. À travers la porte arrière on entend Alphonsine qui s’époumone : Où y a Eugène, y a pas de plaisir.
- Ils n’étaient pas méchants, commente Vieux-Georges.
- Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Battu chaque matin, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage.
- Est-ce qu’ils ont bien traité les deux aînés ?
- Oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ».
R. 9
Claire lui apprend que ces soûlards aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logis, à supposer qu’ils trouvent des acquéreurs, couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Vieux-Georges interrompt : « J’aime tes yeux. Sous la peau de ton visage », si harmonieusemennt pourvue de muscles, « s’est incarnée toute la vertu du monde ».
- La vertu, Vieux-Georges ?
- Justice, droit, égalité. »
Claire se met à rire, secoue ses boucles, montre ses dents :
- Exact, vieux-Georges »
Quinte visite.
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Petite passe d’armes Georges-Claire.
- Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ? il veut ouvrir les rideaux le pépère ?
- Faites chier.
- Pas poli le pépère !
- Je t’ai vouvoyée ».
Vieux-Georges ne supporte pas que Claire Mazeyrolles. cousine lointaine de son épouse, use et abuse de la badinerie. Tout pour lui se joue dans sa contemplation. Près d’elle seule il n’est ni vieux, ni père, ni camarade.
Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanna Mazeyrolles, nouvelle soignante, jeune sœur de Claire. Se marier ne semble dans les projets ni de l’une, ni de l’autre , bien qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. La plus jeune a les yeux et les cheveux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle ses attraits ?
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R. 11
Voici de plus vieux qu’eux tous. Déclinant âge et identité. Claire, debout, prend des notes. Anne, en retrait, les toise. Derrière eux, les armoires s’entassent, bâillantes, garnies, toute une vie. Le soleil joue parmi les battants. Les Mazeyrolles apprennent leur réinstallation. Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut trouver un nouveau logement ?
Jean-Paul :
« On nous promet un rez-de-chaussée, même rue.
Au retour, hors de leur présence :
« Les déplanter, ce sera les tuer » dit Anne.
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- Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Vieux-Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures trente ? Tout le monde éteint les lumières ! »
Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais le règlement n’est plus ce qu’il était. Il quittera ces lieux. Le ton est à l’humour. Le cœur n’y est pas.
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R. 12
Les deux sœurs, Claire et Anne, occupent en ville une vaste demeure, aux chambres profondes : l’une d’elle reste inoccupée, faute d’un frère. Les sœurs trouvent leur vieux « marrants », « sympas ». Le déménagement des Mazeyrolles se fait dans la sobriété. Anne vient en visite, elle boîte bas. Georges ne l’a jamais remarqué à ce point. Il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite, avec suffisamment de mystère. Bouche grande, bouche close ». Ce pourrait être un proverbe.
Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse .
- Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici, dit Marie-Thérèse Mazeyrolles. Anne s’éloigne.
Les deux soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste en suspens. Vieux-Georges éclaircira cela. Ou non. Il les admire. Laquelle susciterait en lui plus d’amour ? d’admiration ? Il aimerait désirer l’une ou l’autre. Son signe est Sagittaire (24 novembre)
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Le lendemain Anne est revenue. Plus éloquente, prenant soin que son visage reste lisse, même en riant. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, imprévisible. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en copeaux, comme avant. Sur la télévision j’ai aperçu tout un poulet à dégeler (elle rit). La planche à repasser reste au milieu du salon.
« Les reloger pour la seconde fois ne donnerait rien. Ils portent avec eux leur taudis, comme deux escargots. »
- Comment se fait-il, dit Georges, que toute jeune déjà vous aimez l’ordre ?
Anne répond que ce n’et pas incompatible.
Elle avait poursuivi :
« Leur friche sert de dépotoir. J’ai trouvé quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie.
- Ce sont aussi des cousins de Myriam. » Georges n’objecte rien.
Myriam, les vieux Mazeyrolles et leurs soignantes seraient donc apparentés. La Princesse de Clèves en eût pondu vingt pages. « Tous cousins » conclut Anne.
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Georges à son tour prend possession de son nouveau lieu de logement. Il répète du bout des lèvres deux ou trois prénoms sans se lasser. Il éprouve sa plénitude et son vide. Enfin digne. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre ou rat crevé ? Il est ressorti cette nuit. La lune sortait des nuages sur les murs. Il longea la « Maison Usher », froide et murée. Georges sans avoir bu ballotte doucement d’un trottoir à l’autre : « ...ma chambre est à moi ; elles me l’ont donné - une arrière odeur de rats ».
Courage petit poète de la IVe dynastie
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- L’âge les a bien amochés, disait Georges : «Marie-Thérèse et Jean-Paul Mazeyrolles». La mode était aux prénoms doubles. Anne pense que Vieux-Georges s’en est «mieux tiré. « Très peu de rides ». À quoi il répond : : « J’ai une vraie tête de porc ». Anne ajoute que sa sœur aînée ne souhaite pas les reloger encore. « Comment ! ...de cette mocheté !? ...ils ne payent pas leur loyer ! - Qu’en savez-vous Vieux-Georges ? ne faites pas l’étonné ; nous avons annexé ces deux-là, et même, racheté la part des Acquatinta. - Qui mettez-vous là-bas à leur place ?
- Vous posez trop de questions.
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Une cloche en cuisine : Oncle René appelle à table. Vieux-Georges se lève. Il parle volontiers de tout, passant de table en table. Claire n’arrive que pour les pâtes, casque auditif en tête : Good bye stranger Adieu filles étrangères l’anglais ne parle pas des sexes - good bye Mary, good by Jane séduites et abandonnées sur une ancinante mélopée en La dont les paroles bien comprises nous étoufferaient de larmes
« gruyère pour tout le monde ! ».
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Georges respire encore, deux fois, lentement. Ce bâtiment est vaste et sobre, il n’en connaît plus d’autre et n’en sort plus. Myriam en souvenir de fond, morte jadis au pavillon privé du Vieillards’Home. Claire et Anne donnent toute liberté, laissant leurs propres chambres closes. Georges erre pieds nus dans le couloir frais, s’assied dans son salon, face aux cendres de son nouvel âtre. Ses oreilles se libèrent lentement, et sa raison revient à mesure. Il passerait des heures à s’écouter se défriper la tête et les tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, s’aventure au jardin, jusqu’au prunier ; au fond, derrière la haie, passent les nouvelles ombres des vieux Mazeyrolles, successeurs instables des Lokinio-Turc : le Jean-Paul M. voûté, silencieux – Marie-T. édentée, volubile.
Durant tout le repas commun règne en bout de table la télévision. Vieux-Georges cache mal sa déception ; au moins peut-il se purifier des anciens miasmes du Vieillards’Home et, le soir, contempler à loisir de profil Anne et Claire, spectatrices nimbés de marbrures lactées.
« Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se tourne un café. « Pourquoi passez-vous, leur dit-il, votre vie à observer des vieux ? vous les tuez ici comme là-bas ». Claire le regarde avec une intensité amusée.
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L’oncle René apporte et remporte les plats sans un mot. «Ne vous apitoyez pas, Vieux-Georges », dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. « On a brûlé toutes les armoires au centre du jardin ». Les Mazeyrolles avaient dans leur Taudis d’Avant contemplé la mise à feu des emballages, derrière les Acquatinta. Vieux-Georges les revoit monter dans l’ambulance, têtes basses, accablés ; ils auraient donc ainsi vécu, dix-sept années, entre débris internes et déchets externes. Des voisins se sont attroupés. Les crépitations enflammées retentissaient, sur fond de c’est la Mort qui t’as assassinée Macia – Vieux-Georges entra dans son demi-logis indépendant. Il crut savoir qu’on avait seulement brûlé que les meubles hors d’âge et d’usage.
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Les rapports d’oncle René et de sa mère Alphonsine Turc constitueraient un grand sujet d’étonnement ; nièce Claire et nièce Anne, Vieux-Georges lui-même, gendre Mazeyrolles, n’en laissent rien paraitre. Alphonsine, mère et grand-mère, se la joue vieille charmante. Sa lèvre supérieure est striée. Taciturne cependant, stricte sur sa chaise et déjetée sur sa canne latérale, elle dépend de son fils René, escogriffe jaune et quadragénaire. Il la soutient avec des précautions d’antiquaire. Il lui retire les pierres du chemin. Les personnes, s’il l’osait.
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Ce soir où l’on pendait la crémaillère, ils occupaient tous le long côté des tables ; l’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers. La vieille Alphonsine s’endormit toute droite entre deux bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôté les os de la viande, essuyé le coin des lèvres.
Sans doute Vieux-Georges aurait-il mieux fait d’occuper en entier la nouvelle maison des MAZEYROLLES, derrière la seconde haie, au lieu de se contenter de la moitié. À présent, Claire à sa gauche et Johanne à droite, profils silencieux. Les autres convives ? il ne les connaît pas. Il n’est pas tout à fait chez lui. Parfois les deux sœurs, aux places d’honneur, s’inclinent, lui tendent un verre, un sourire, un petit pâté, puis répondent de part et d’autres aux invités. En face de lui, de l‘autre côté du buffet dressé, deux vieilles du Vieillards’, qui déglutissent. Plus loin donc Alphonsine Turc et son vieux fils, raides, assoupis, vides et le nez pendant. Vieux-Georges lorgne son plat, aussitôt vidé que garni, alors que rien ne le convie à festoyer. Il se lève à pas feutrés le long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient côté quiches. Il se bourre, s’occupe. Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam ». N’en peut plus d’observer. Il fait, défait connaissance. Un docteur aux paupières bordées de bacon : « l’essentiel chez un vieux, c’est les jambes ». Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ses proches parents. Qui mâchent sans un mot, paupières basses. Le fils guette le pain par-dessous, la cuillère, la sauce qu’y a-t-il pour votre service, Mère ?
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Lorsque la vieille Alphonsine Turc a plongé d’un coup morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant a sauté de son siège, retourné la vioque, essuyé la sauce, Claire et Anne se sont exclamé Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Les convives ont jailli en tous sens, on n’a trouvé qu’un seul téléphone. René revient en hâte du récepteur, serre son père Georges dans ses bras, l’appelle par son nom dans leur langue. Chacun sait les 3 façons dont s’agitent les convives d’un mort : ceux qui avalent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges s’est levé sans précipitation. Il est sorti marcher de long en large dans sa portion de verdure attitrée, devant la haie des Mazeyrolles.
Il s’est encore demandé pourquoi ces deux soignantes l’avaient recueilli. Ce qui leur a pris. A pu leur passer par la tête . Cette ivrognesse d’Alphonsine qui s’abat d’un coup. Quelles mesures Dieu Créateur, qui existe si peu, a-t-il entreposées derrière la haie partiellement privée ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin de teint jaune - « Poutzi ? » - assène le diagnostic : « Anévrisme ». Sa voix est nasillarde. S’il en est conscient ? s’il étudie sa voix dans une oreillette ? Deux infirmiers enlèvent le corps, qui n’a pas perdu sa souplesse.
Certains invités crient encore. Le vieux fils accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour cette mère infirme. Saura-t-il en retrouver une ? « À l’asile, j’étais bien » se dit Georges à part soi. Tout s’est passé si vite. Quand l’assemblée s’est dispersée, cercueil et ventre pleins, Georges pousse un soupir. Il sort, de nuit, dans les rues désertes. Par ici, des pavillons à reflets blancs, de bonnes carrure.
Il rentrera bien assez tôt : il possède à présent un domicile honorable il est bon d’atteindre 70 ans marmonne-t-il. Répèter deux ou trois prénoms de femmes. « Enfin logé. Dignement . Seul quand je veux. » Et l’odeur de foin de la maisonnette en tournant la clef : laine de verre ou rat crevé ? La lune est sortie sur les murs en sommeil, passe sur la Maison Usher (froide, murée). Vieux-Georges vacille doucement d’un trottoir à l’autre. Tout est dû aux vieillards. Jusqu’aux anges gardiens. Il se parle seul, débarrassé d’humains. Georges a trouvé son demi-chez-soi : le plafond convexe à ras de crâne – lattes étroites et vernies en cabine de navire, cognac au fond du buffet très lourd, venu de la maison du père.
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Vieux meubles et vieux os. Les pleins et déliés de la vie. ...Myriam gagne à être regrettée… les vieux se guettent encore en coin… Myriam n’aura pas traîné – huit jours, huit ans… Sa tête décroche. Le gros renvoi de sommeil en surface. Tu es paresseux disait Claire. Quand il s’aperçoit qu’il écrit à Myriam il déchire la lettre. Les deux sœurs et Vieux-Georges regardent Le Prussien, l’histoire d’un veuf apparemment indifférent. Les héritiers agglutinés le traitent comme une bûche. À l’enterrement, comme il marche péniblement, les autres le dépassent.
Il parvient seul et bon dernier sur la tombe. Veux-tu devenir ma femme. Un relEnT du cœur dense comme un renvoi de malt. Vieux-Georges : « Si on ne devient pas fou dès le premier choc, on guérit à l’instant.
« Voyons Vieux-Georges, étiez-vous amoureux de votre femme ?
- Non.
- Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ?
- Je me moque » répond-il « d’être apprécié.
- ...je rêve ! » - Anne bat des mains.
- Parlez-nous de Myriam, dit Claire.
Vieux-Georges s’en contrefout. Anne dit « Nous pourrions nous détacher de vous.
Tous ces vouvoiements l’indisposent ; ce n’était pas leurs conventions
« Quelles conventions ? dit Anne. Elle regrette déjà de l’avoir en partie relogé dans la maison Mazeyrolles »
- Mais nous sommes tous des Mazeyrolles. »
Sur le retour, après séparation, Claire dit : « Dommage pour lui . Nous ne voulions pas brusquer le dénouement. Mais il faut le rapatrier ici même. En tutelle immédiate.
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Une conférence à quatre rassemble Claire, Anne, René Noëldieu fils putatif, et Stabbs. ...Vieux-Georges Svarovski découvre ce que chacun savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs. Qui est cet homme ? Un petit Anglais, crépu et maladif, maniéré mais sujet à de soudaines grossièretés. Il parle haut, dans le nez Détache les syllabes. Sa petite taille accroît son côté péremptoire. Il aimait Anne, s’est rabattu sur Claire ; mais tout ne va pas pour le mieux entre cette dernière et Stabbs.
Les deux anciens amants s’affrontent, mais rien de si grave. Joh-Anne, belle-sœur de main gauche, contemple Stabbs, échappé de son emprise, plus souvent qu’il ne convient : la cadette est brune, la lèvre délicate et les yeux fendus. Le corps souple et les propos fantasques. Stabbs courtise encore les deux sœurs ensemble. Nul ne sait jusqu’où vont ses audaces, s’il les honore ou les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Anne).
Anne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement, comme avant.
(ATTENTION NOEL ET RENE SONT UNE SEULE PERSONNE ??)
Est arrivé aussi, après sa longue enquête, un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Georges et de défunte Myriam ; il se trouve, pour lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille, dépliée, atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête basse dépassant du complet-veston comme une bite d’une braguette. Une voix de tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien : il les attire dans les rues. . Il demande ici, Chez les Sœurs, asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il pense par livres et par rêves. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, à brève échéance. Il finira cloîtré comme les autres.
Dialogue :
« Nous ne le jugeons pas sur ses actes...
- Il ne veut rien faire.
- ...ni ses intentions.
- Il regrette insuffisamment sa femme.
- Noëldieu est inconsolable.
- Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu.
- Claire, pourquoi l’as-tu traîné, Georges, de vieux expulsés en vieux expulsés ?
- Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse.
- C’est sa maladie.
- Quelle maladie ?
(Chacun parle de son mieux ; exprime ses sentiments et ses ressentiments).
Noëldieu se lève, agite son nez de haut en bas : « Ne chassez pas Vieux-Georges. Ne chassez pas Stabbs ».
- Qui parle de me chasser ? dit Stabbs.
Noëldieu poursuit sans répondre : « Tout homme doit être récompensé, du fait même d’avoir vécu. Nous sommes tous éveillés, beaux, pleins d’ardeur et d’avenir.
Stabbs répond sans comprendre :
- Où irait-il ?
- Dans une boîte à dingues, réplique Anne.
- ...dans les puanteurs de cantine », poursuit Stabbs. « ...de pisse et de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains, essentiels ou parkinsoniens… Des grabataires pour tout spectacle,. Gâteux, morveux. Je suis son fils.
- On le garde, dit Anne. Il ne dépassera pas notre haie, ni en hauteur, ni en largeur.
- Cependant il dérange, dit Claire.
Les deux sœurs, à présent, plaident à fronts renversés. Stabbs, lui aussi, inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour cède : « Il se fout de la mort de ma mère. »
- Je ne l’ai jamais vu manifester, dit Claire, la moindre crainte de la mort »
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- Il se fout de tout ! enchérit Anne.
- Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire.
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De fait, les mains de Georges tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il semble comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se laissait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre.
« Quel désert, dit Stabbs.
« S’il était là, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ».
Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes très inconstants. Où se tient la scène ? ...autour d’une table basse, dans la partie du bâtiment où Georges, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Dans une salle de séjour sans tapis, devant l’âtre froid. Vieux-Gorges absent provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près que jamais des deux Sœurs. Il importe plus encore à ces dernières d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immortelle. Prélude à tant d’autres.
L’alcool est indispensable : une bouteille de cognac, une autre de gin. La marque importe peu. Au-dessus d’eux quatre court un réseau de poutres torses parfumées de Xylophène, ®
- Votons.
Maladroitement, Claire apporte un melon d’homme mort.
Gauchement, Anne sort d’un tiroir deux paires d’enveloppes.
Vainement, l’œil rivé sur son voisin, chacun dépose en le cachant son bulletin, Le vote dit NON -Vieux-Georges exclu par trois voix contre une : celle de Claire. Elle s’est dévoilée pour purifier la situation. Pour masquer ses incohérences, elle secoue ses boucles, sans aucun effet sur Stabbs, son ex-amant.
Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire alors de son sac à main une lettre : Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité.
Stabbs pour le coup éclate de rire : « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ de Stavroski ; ma punition viendra ».
- Il ne savait rien encore, dit Claire : ma thurne regorge d’ennui..» « sa thurne » ! - « regorge » !) - lisant la suite : quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf
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- Il n’y songe plus lui-même ! dit Anne.
- Veux-tu l’épouser ? réplique Noëldieu.
- Qui veut lui annoncer l’expulsion ? demande Stabbs.
- Toi, dit Anne.
- ...à quel titre ?
- Nous en trouverons », reprend Noëldieu. « Certains pourtant pourrons trouver un peu fort qu’un Stabbs » - il le toise - « ...se permette d’avoir des visées sur un pavillon sans chauffage, au fond du jardin. Nous irons à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres.
- Il sera vite convaincu, dit Claire.
Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants.
Anne demande pourquoi « c’est pas les mecs qui s’y collent ». Anne répond que « les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés ».
- Qu’est-ce qu’il faisait ?
– Pâtissier, tapissier, menuisier. Quelque chose en -ier
- « Chier » ?
x x x
« Que faites-vous là, Vieux-Georges ?
- La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils trouvent des gamelles prêtes, soigneusement disposées.
Vieux-Georges tient une râpe cylindrique ; il serait étonnant que les félins apprécient le gruyère.
Claire s’assoit : elle ne peut le sommer de partir tant qu’il se livre à cette activité.
Il introduit la pâte dans le tambour, la fixe au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il en sort de beaux copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : la propre, qui sèche, la sale, anarchique, à gauche. Une goutte dégouline sur n fond de poêle « Vous vous êtes bien adapté, ici. Mauvaise entrée en matière. - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. » Ce n’est qu’une bande de terre entre deux rebords de ciment, qui enserre un rosier rabougri, l’hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines. - Rien à foutre, dit-il en polonais. Pousse là aussi un chétif pêcher de deux mètres à sept fruits l’an, gâtés avant d’être mûrs. Bref un jardin, avec deux appentis en tôle. « Vous n’avez pas d’insectes ? - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. - Non, ça gazouille. - Croustille, Claire, croustille, ce sont des mésanges charbonnières.
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Vieux-Georges si tu touches mon cul, quel beau prétexte !
Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même.
À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales.
Claire n’aime pas cette palissade. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien».
- Cette langue n’est pas la vôtre.
- Parole je me prends pour Anne...
- J’en doute.
Sous l’auvent règne un établi pourri, garni de flacons cylindriques eux-mêmes bourrés de vis et de boulons. Tous deux visitent ce réduit, Vieux-Georges traîne exprès des pieds, contemple les planches et le chat qui repasse encore. Il ne partira pas. Votre quotidien n’est guère exaltant, Vieux-Georges ; moi, je travaille.
DIALOGUE TENDU
- ...vous visitez les expulsés.
- Nous y voilà ».
Vieux-Georges évoque ses rêves : « Le quotidien, de jour, est morne; le quotidien de nuit peut me passionner - exemple : je me trouve dans un établissement aux murs blancs. Je parcours des couloirs, des greniers. Des archives aux portes qui ne ferment plus - le rez-de-chaussée fait hôtel - voulez-vous du café ?
- ...Ce ne sont que vos rêves. Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ?
- Cadeau repris, cadeau volé.
- Et le monde extérieur ?
- Un sucre ou deux ? ...je viens d’arriver, Claire. Ne m’expulsez pas encore.
(...dans ces hôtels, Vieux-Georges est poursuivi ; monte quatre à quatre les escaliers. Entrevoit de grands lits défaits. Le poursuiveur lui crie : Loyer ! Loyer ! «...j’arrive alors » dit-il « aux toilettes pour femmes – on secoue les portes ; les toilettes sont un labyrinthe, on voit sous les portes les chevilles humaines, partout des fuites d’eau -
- Les bibliothèques sont des labyrinthes…
- ...j’arrive dans un cimetière
- ...bibliothèques…
- ...ma tombe n’a pas de nom, juste un cadre de planches de chant dans le sable, qui coule en dessous
il reconnaît, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies ; l’entrée du bas dans un virage urbain, entre deux gros piliers cannelés – arrivé là dit-il. je ne suis plus poursuivi
- Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles.
- Les pauvres ?…
- Vous reprenez du poil de la bête, Vieux-Georges.
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- ...du moment que je ne suis plus à l’Asile…
- Pour eux c’est pire que de mourir, Vieux-Georges.
- Ne m’appelez plus comme ça.
- Nous avons visité dix expulsés. Vous êtes parmi les privilégiés.
- Je n’entre jamais chez vous sans y être invité. Sans rien vous coûter.
- Vous ne nous convenez plus.
- C’est trop brusque.
- Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Mazeyrolles, vos proches parents ? Les Lokinio, puis eux-mêmes, pourtant parfaitement sobres ? Deux expulsions en si peu de temps !
- Ils étaient dégoûtants. Vous m’avez mis à leur place. Nous sommes enfin venus chez vous. Quant aux Lokinio, premiers occupants : l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.
- Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ?
- ...Vous changez de sujet.
- C’est votre dureté qui est en cause.
- Myriam et moi ne nous aimions plus. Dès le Vieillards’Home nous avions cessé toute relation intime ».
Claire écoute. Elle n’a rien dit mais imagine des scènes.
- Myriam chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes.
- Pour vous dégoûter l’un de l’autre.
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- Nous faisions déjà chambre à part autrefois. Dès notre 55e anniversaire. Mais au Vieillards’Home, nous aurions voulu retrouver notre lit complet.
- C’est dégueulasse ! s’écrie Claire
- Vous y viendrez, Claire, quand nous aurons goûté au marital.
- Pourquoi pas, Vieux-Georges… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage.
- On ne se marie pas pour des raisons…
- Je parie que si.
Johanna demande s’il a des enfant
- Les enfants sont la plaie du couple ! » Vieux-Georges en frémit. À qui pense-t-il ?
- Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieu !
Vieux-Georges grommelle. - Un garçon. Jardinier. Boucher. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : de bien paisible. Bien gagner sa vie.
- « Paisible » ?!
- Pas beaucoup d’impôts.
- Boucher, «pas d’impôts » ?…
- Commis boucher.
- Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ?
- Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal.
- Eh bien ! Pani Stavroski !
- Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! ni homo.
Claire éclate de rire.
- ...un fier-cul ! ...moi aussi j’ai fait des études ! en français, polonais, anglais !
- On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Vieux-Georges.
- Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux.
- Que sont-ils devenus ?
- Morts ou en retraite.
- Ce ne sont pas des professions.
- Il ne faut pas avoir d’enfants.
- Trop tard. Votre fils, Noëldieu, vient d’assassiner l’amant détrôné de Claire Mazeyrolles.
- Ce n’est pas mon fils.
* * * * * * * * * * * * * *
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Au mois de septembre les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques - l’arbre est rongé par la cloque. Fruits d’arrière-saison, au goût de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Les sœurs remercient. « Je garde six autres pèches pour moi seul» dit Vieux-Georges. Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur.
Il ne fait plus grand-chose, Vieux-Georges : gratter la terre, ôter les gourmands, déraciner les gerbes d’or en les cognant contre un piquet.
«...une vie de feignant, dit Claire.
- ...de nonchalant, reprend Vieux-Georges.
Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs.
* * * * * * * * * * * * * *
Vieux-Georges possède le privilège de conserver une partie de son ancien logis, en fond de jardin. Il s’y rend deux fois par jour : pour ouvrir, pour fermer. Il conserve, dans ce refuge, une « enceinte », de grande qualité ; à la demande des deux sœurs et en dépit du froid, il ouvre les fenêtres ; à travers la haie, Claire et Johanna, qui ne sont pas frileuses, bénéficient de programmes hors-normes. Elles qui aiment le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum et Manset, la crème des seventeen’s – ou la Symphonie celtique, et toute une avalanche de classiques.
« Il nous ennuie » dit Johanna.
- ...nous instruit », dit Claire.
Un jour vient où le froid empêche, véritablement, l’ouverture des fenêtres, des chaises longues et des oreilles. Voici quelques répliques réversibles :
- Il ne reçoit jamais personne.
- Il est bien calme.
- Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Ceux d’avant. Qui recevaient d’autres plus vieux qu’eux.
- Des vieillesses plus dégueulasses…
- Johanna !
Il est plus facile d’épier un seul vieux que deux, en fond de jardin.
Dehors, Vieux-Georges parle à voix basse – avec Myriam chuchote Claire.
« Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou…
- Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière.
Johanna émet l’hypothèse que le vieux vit en sursis.
Elle fait des projets de mariage :
« Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai.
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« Si mon genou me fait mal, Georges le comprendra, et me le frottera du même liniment que lui.
« Jamais de scène : il est en deuil. Il me parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Il jouera de l’orgue à Notre-Dame.
Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Anne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux Polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement de l’ancien pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme.
- Quand nous étions petites…
- Nos petits jeux ne suffisent plus.
- ...Hier soir tu ne t’es pas gênée…
- ...c’était hier.
- Il ne manque pas d’hommes en ville.
- Plus durs les uns que les autres,
Claire : « ...avec Vieux-Georges, ce n’est pas la dureté qui est à craindre - va donc le rejoindre».
Ce jour, Stary-Polak, seul, écoute dans son antre Jean-Sébastien Bach, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les chevilles de Claire. Elle ne sait que faire de ces hommes qui tournent et eollent, et dont le corps pèse si lourd. Vous m’avez bien entendue. Anne veut vous épouser.
- Mais c’est vous, Claire, que j’aime ..». Il éclate de rire comme un jeune homme : pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je dois dire merci ?
- Quelle que soit la femme, Vieux-Georges, soyez réaliste.
- J’étais sur le point d’être expulsé.
- C’est une autre matière. Pourquoi riez-vous ?
- Que penserait Myriam ? ...Qui frappe ? »
C’est Anne, impatiente, anxieuse. Elle parcourt les pièces, celle que Vieux-Georges conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs ; les deux messieurs cohabitent à présent sur un pied de respect froid. Anne ferme dans son parcours les portes d’armoires bâillantes. Marque au feutre mauve les plus délabrées. Claire et Vieux-Georges surveillent ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure « qu’il aille se faire foutre ».
* * * * * * * * * * * * * *
« Qu’est-ce que vous nous chantez, Vieux-Georges ? ...on ne vous aurait interné que pour tenir compagnie à votre femme ?
- Oui, oui…
- J’ai horreur des sensibleries chez un veuf, dit Anne ; c’est peut-être votre vie commune, après tout, qui a rendu votre femme vulnérable.
- Peut-être, peut-être ?
- Et cessez de répéter chacune de vos paroles.
- Myriam était devenue un vrai sac à larmes. Elle pleurait de pleurer.
- L’avez-vous aimée au moins ?
- Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime.
- Il faudra bien que moi, je vous suffise.
Elle lui pose un baiser sur le front et détale.
« Vais-je bander ? pense Vieux-Georges.
* * * * * * * * * * * * * *
Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Vieux-Georges, qui l’occupe aujourd’hui tout entier. Cela permet de tout mettre au point. Vieux-Georges en son antre n’a presque plus qu’un buffet brun, avec rosaces sur les portes.
Première entrée
Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, tout en rouge. Sa voix perce comme un clairon : « Mes enfants sont à la maison ». « Tant mieux » Claire ajoute que « ça ne fait rien ». Vieux-Georges pense comment, Claire, tu aimes les enfants ? Ce qu’on dit, et ce qu’on pense. Bove, placez-vous face au buffet... » - tu en voudrais donc ? ...vous qui appréciez les beaux meubles… qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet digne des Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, dit Vieux-Georges précipitamment, « dès mon enfance.
- Ta vue baisse ?
- Mes souvenirs baissent, mieux que moi...
- Et si vous vous occupiez de moi ? s’exclame Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone ?
- ...mais comment donc !
- Claire, je suis chez moi, c’est à moi de l’autoriser.
- ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaira : ton ancien pavillon reste au fond de la friche…
Vieux-Georges grommelle sur la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue, Mrs Bove. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…
- ...je ne suis pas désobligeant…
- ...ou déplacés…
- Ce ne sont pas mes amis…
Bove se rapproche :
« C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier.
- Rue aux Juifs ? lance Vieux-Georges.
- ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Vieux-Georges. J’ai l’air juif ?
Anne rattrape au vol : Il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de piques, « vous n’avez pas le nez juif », « qu’est-ce que le nez juif », lubies obligatoires.. Mrs Bove prend le dé de la conversation : « J’ai repeint les plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles.
« Les meubles ! s’exclame Claire.
- Toi, lui dit Anne : musique s’il te plaît.
- Good bye stranger ?
- Exactly.
- Mais que se passe-t-il ici? dit Bove ; rajuste sa jupe.
Seconde entrée
« Anne, c’est à toi – Claire s’absente en cuisine fraîchement repeinte.
S’introduisent – c’est agaçant – deux masques blancs, « faisant Venise ».
« Eh bien c’est raté », dit Anne. « Vous portez des capes ? …sans même une épée ?...
- C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue.
- C’est que vous n’avez jamais rien vu (tournée vers les masques) - vous ne parlerez donc pas ?
- Je suis bien sûre, intervient Bove, que vous les reconnaîtriez ; il y en a un grand, et un petit ».
Le grand masque se dévoile : « Nous n’avons pas été invités »
C’est Noëldieudieu. Anne hésite à rire. Vieux-Georges demande ex abrupto à Mrs Bove qui a bien pu l’inviter, elle. « Et l’autre masque » enchaîne Anne, ne peut-être que… - « Stabbs ! Je me présente : Stabbs ! »
Claire revient. Mrs Bove, jouant les superflues, précise à Vieux-Georges que tout bien considéré, elle n’aurait pas dû abandonner ses enfants « là-bas », qu’elle s’est décidée « vite vite », que Claire (à mi-voix) se montre « bien bizarre » en un tel jour - « sans aller jusqu’à dire qu’il faut se méfier d’elle », « mais je ne sais jamais vraiment ce qu’elle veut. » Vieux-Georges dans un souffle : moi non plus… Claire s’agite comme une hôtesse qui reçoit, Anne se récrie sur les faux dominos de Venise, les retourne sur la doublure, les ôte et les suspend, Claire essaye aussi les masques. Les replace sur eux, leur ôte à nouveau « ces affreuses larves blanches ». « C’est effrayant » décrète Claire. « Je les confisque. En attendant, servez l’apéritif »/.
Vieux-Georges, à voix basse : « Pourquoi sont-ils venus ? même Noëldieu soi-disant mon fils, ne m’aime pas.
- Et l’autre ?… le British ?
- Son ami.
- Pédés ?
- Non ?
- Bourrés ?
- Oui, dit Mrs Bove.
Stabbs écoute en coin. Il comprend parfaitement le français et le polonais : . « Nous avons bâti de nos mains cette maison où vous êtes ; sans permis de construire. Nous avons tout hypothéqué ».
Vieux-Georges, un peu polonais, semble détecter dans l’accent de Stabbs de lointains accents de Louisiane. « Fausse piste » souffle Bovette. Noëldieu fredonne quand le bâtiment va... (tout va, tout va) : son prétendu fils prend une voix de tante. Tout le monde se dirige vers le buffet. Vieux-Georges se trouve un instant seul avec Mrs Bove, ses cheveux roux et son col rouge. Il observe que devant lui, souvent, les femmes secouent leurs cheveux : mériterait-il tant de coquetteries ? Bovette, avant de se lever, siffle son fond de Porto.
Vieux-Georges aimerait occuper une chambre, indépendante et sans morte dedans, où rien ne changerait jusqu’à sa mort à lui. C’est le moment que choisit la charmante Lady pour soupirer j’aimerais tellement voyager Vieux-Georges dit c’est cela, passer d’hôtel en hôtel d’une voix sombre, puis tous deux rejoignent le cocktail.
Fin de la deuxième entrée
« Que sont devenus les enfants des Noirs ?
- Tous mariés » grommelle Vieux-Georges.
- Avez-vous remarqué, fit la rousse, passant d’un sujet à l ‘autre, comment tous nous laissent seuls ?
- Ils se soûlent à la cuisine.
- Mais je n’éprouve aucun plaisir à rester avec vous.
- Ni moi, croyez-le bien, Mrs Bove. Je me souviens d’un bijoutier pédé…
- Mister Georges, vos propos sont déplacés…
- ...ce bijoutier noir s’est fait dépouiller par sa femme. 800 000 euros de biens immobiliers…
- Vous n’en aviez aucun souci, en ce temps-là ; vous ne vouliez qu’une seule chose : entendre parler de votre femme morte. Et vous aviez horreur de l’accent cajun.
- Pourquoi Claire vous a-t-elle confié tout cela ?
- Ce bijoutier noir se plaignait de ses déboires. Tout l’alentour en était arrosé. Même Claire était fatiguée de lui.
- Son ancien amant, bijoutier dépouillé, doit demeurer au Vieillards’ Home.
Mrs Bove éclate de rire : « Où avez-vous appris votre anglais ? il faut dire Old People’s House - il est mort, votre bijoutier. C’était le plus encombrant des locataires de Claire.
- ...Expulsé, puis mort ? ...Mrs Bove, vous faites l’intéressante avec moi. S’ils nous laissent seuls, c’est pour que nous nous parlions. Pour nous marier.
- Mais c’est avec Anne que vous vous fiancez.
- Vous seriez ma maîtresse.
- Vieil impuissant !… J’ai confié mes enfants à des amis, dans le ,jardin. Ils sont bien couverts. Ils ne risquent pas le rhume. Je ne veux pas vivre avec mes trois fils – en plus, vous, dans un trois pièces. Ils sont jeunes. Ils ont tant besoin d’espace !
- Il me reste quinze ans à vivre. J’ai besoin de tout l’espace.
Surviennent les enfants
« John, Juanita, Soniechka, jouez dans le jardin. » (vers Vieux-Georges : « deux de mes garçons sont des filles » (aux enfants) « restez de ce côté-ci de la haie ; n’arrachez pas la haie ; ne creusez pas de trous dans la pelouse.
- Claire ! s’écrie Vieux-Georges ; vous voici ! Où étiez-vous tout ce temps ?
- Nous revenons tous, dit Claire. Sais-tu que le bijoutier est mort ?
- Tu m’annonces la nouvelle sourire aux lèvres ! je le sais depuis longtemps.
- Maman, est-ce qu’il y a de grands jardins après la mort ?
- Mort, comme Myriam, complète Vieux-Georges.
Claire, à Mrs Bove : « Ça lui passera ». Se tournant vers Vieux-Georges ; « Vous ne nous facilitez pas la tâche aujourd’hui : teigneux, résigné.
- Pourquoi m’avez-vous abandonné si longtemps pour ces deux masques, mon fils et votre ancien amant, Stabbs et Noëldieu ?. Pourquoi ces enfants libérés dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je pas voir ma fiancée, Anne, ta sœur ? Mrs Bove est charmante – mais pourquoi la lâcher sur moi ? »
Faute de mieux, Mrs Bove a ri.
Georges l’imite.
X
X x
Violents coups de klaxon côté rue, Claire au pas de charge à travers le jardin, tandis que Stabbs et Noëldieu jettent la table les charcutailles. Hurlements à l’extérieur, irruption par la porte-fenêtre : Claire tient tête entre homme et femme de grand âge. Stabbs et Noëldieu répètent comme des automates leurs gesticulations mortadelles ? mortadelles ? « Qui va nous prendre en charge ? crie le vieux. Il a plein de poil, barbe et moustache, autour de sa bouche ronde. - Mais c’est Eugène ! répond Vieux-Georges, libéré ? cavalé ? Tout le monde s’est mis à crier.
Claire prend Vieux-Georges à part : «Comment peux-tu le reconnaître ? - Je me souviens de tout le monde ». La sosie d’ Alphonsine s’écrie qu’ils sont relâchés, réclame de l’alcool parfaitement ! le personnel nous donnait de l’alcool ! » « C’est un comble », répète Claire. Ça la calme. Noëldieu, averti, l’invitait ici même avec Eugène : « Regardez l’heure. On ne peut pas faire autrement » ; Stabbs le Roux, ex-amant, informé, propose plaisamment de les accueillir chez lui. Claire le pousse du coude, il se tait. Oncle René sort de ses fourneaux, l’engueule : « Je t’ai conservé le demi-pavillon, pas pour faire venir n’importe qui.
54 - 29
- Ce sont mes amis ! - Quels amis ? » Eugène et Alphonsine se sont tus, bouches bées devant les mortadelles enfin repérées. Claire prend le père Eugène par le bras et le ramène bougonnant dans sa cuisine : « Chacun chez soi.
- C’est ce que je dis » réplique le vieux.
Se remettre à table ne résout rien. Rosette, amuse-gueule. rôti. Personne ne croit à ce qu’il mange. Eugène et Alphonsine se nourrissent proprement, ne boivent presque rien, oublient leurs griefs comme deux vieux buveurs. Ils verront plus tard où coucher. L’asile est loin derrière eux. Vieux-Georges leur passe les meilleurs morceaux. Il leur demande s’ils connaissent les Mazeyrolles. Eugène fronce les sourcils et se tord la barbe. Alphonsine déglutit en roulant ses petits yeux.
« ...Voyons, vous êtes bien les cousins de Myriam !
- Quelle Myriam ?
- Ma femme ! Celle qui est morte ! »
- Décrivez-les, ces cousins, annonce Eugène en se curant les dents.
- ...La vieille n’a qu’une dent, sur le devant. Elle soigne ses cheveux à l’Oxygénée Vingt Volumes. Quand elle gueule ça s’entend. Elle ne parle jamais de la mort.
- Évidemment dit-il dans sa barbe.
- Je m’en fous, braille Alphonsine, cette vieille est tout le contraire de moi : je suis brune, je suis piquante et j’ai le nez fin… Pourquoi tenez-vous à nous parler de ces gens ?
- Ils n’étaient donc pas avec vous ?
- Où çà ?
- À l’asile.
- ...Tu vois, Eugène : le monsieur n’a pas peur des mots ».
Vieux-Georges leur confie à l’oreille, même sourde, comment les Mazeyrolles l’ont supplanté, derrière la haie du fond : ils râlaient comme des putois, ils reprenaient leurs sales habitudes de taudis, là, derrière : « Tout mon entretien foutu »… Soudain, précisément, tous sans exception les voient passer en douce, les Mazeyrolles, renvoyés de leur parcage, à travers toute la salle à manger, haillonneux, graillonneux, longeant les dos de sièges. C’est intolérable.
Claire, à gauche, se rengorge dans un contentement inexprimable.
Les Mazeyrolles se crapahutent en boitant vers les pièces du fond.
« Que veulent-ils ? demande Mrs Bove.
- S’agiter, s’agiter ! avant disparition prochaine, dit Stabbs la bouche pleine.
Les Mazeyrolles disparaissent.
Ils occupent deux pièces engorgées de toutes les armoires qu’ils n’ont pu caser ; rien déplacé, rien vendu. Le vieux Mazeyrolles revient seul sur ses pas et bouche toute la porte. Il pèse 100k, il n’a pas ôt son . D’une voix sourde et ferme, il précise qu’il est revenu sur ses pas, exprès : il s’est réinstallé, avec sa femme ; la maison du fond sera toujours assez grande ; il a toujours acquitté son loyer, sa part d’eau, de gaz, d’électricité – il mourra d’un coup.
Il se tourne, redisparaît.
C’est le moment que choisit Anne, 23 ans, cheveux bruns, teint mat et lèvres rouges, pour s’écrier :
« J’aimerais un premier rôle ».
- Ta gueule, dit le vieil Eugène, la bouche pleine.
Alphonsine lui fait observer ceci : « Tout le monde parle la bouche pleine ici ; ce n’est pas une raison pour t’y mettre ».
Toute la table insiste en chœur : « Anne, exprime-toi, dis-nous ce que tu as sur le cœur ».
Anne répond qu’elle est jeune, qu’elle voit trop de vieux à cette table, qu’elle ne veut pas voir défiler toute la vieillasserie du monde. « Nous avons le droit et les moyens de vous virer tous autant que vous êtes » ( hurlements de rire) - «...de confisquer leurs appartements, et de vous coller tous aux fins fonds de l’asile » (on rit beaucoup moins) – elle ajoute qu’elle était faite pour un destin exceptionnel, avec amour, mystère et respect ; que tout aboutit à sa sœur aînée : « Il n’y a donc ici que des hommes rassis qui se grattent les croûtes sur le lit de noces ? » (« même si je montrais mon cul, personne ne le verrait » ).
Le rôti reste dans la gorge de Vieux-Georges. La discussion devient générale et s’embrouille : Vieux-Georges se demande ce qu’il va devenir : « Les vieux veulent me chasser ; or je n’ai que 68 ans – eux, quatre-vingt cinq. Ils sont toujours dans l’établissement. Jusqu’à la mort. Myriam, de l’au-delà, me les envoie ». Eugène et Alphonsine, qui se sont envoyés tout seuls, dévorent le repas : bouches pincées, nez en couteaux. Eugène porte le bouc, chef de gare en retraite, parle comme un pasteur. « Les Mazeyrolles, illégalement, occupent une partie de notre pavillon». Claire a répondu qu’ils étaient chez eux, et que lui, Georges Stavrovski, jouissait d’une faveur… « Nous avons connu les Mazeyrolles en ville, articule Alphonsine entre deux bouchées ; ils menaient un raffut terrible. C’était juste derrière chez nous. »
- Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant son bouc. Elle a failli faire dérailler le Calais-Bâle.
- Ils s’introduisaient chez nous, ajoute Alphonsine. La bonne femme soulevait le couvercle des marmites : « Ça sent pas bon, là-dedans. Vous allez manger de ça ? »
- Ils étaient encore tout jeunes, dans les 55. Ils montaient dans les wagons sans payer. Leur fils a menacé un de mes contrôleurs avec un schlâsse à cran d’arrêt.
- « Ses » contrôleurs : ça le reprend.
- Le cran d’arrêt c’est vrai. J’ai balancé le fils sur le ballast. Et le couteau » - il le tire de sa poche - « je l’ai récupéré ».
Un murmure parcourut l’assistance
- Posez ça, Pépé.
- On ne me dit pas « Pépé ».
- D’où tenez-vous ça, dit Mrs Bove, on ne vous l’a pas confisqué à l’asile ?
- On ne dit pas « asile », dit Georges.
Alphonsine calme ses voisins, se ressert du vin, confirme que les Mazeyrolles ne sont pas des saints, ni personne de leur famille. Myriam non plus n’était pas une sainte. Vieux-Georges demande pourquoi. Alphonsine s’embrouille, parle d’une rivalité amoureuse, « dans le temps » ; Vieux-Georges a complètement oublié : « C’est de l’invention ».
Eugène lui rappelle d’un ton pontifiant que « sous l’Occupation, parfaitement », il avait fourni des listes de réquisitions : tant de bœufs ici, tant de lapins là.
« Tu confonds avec mon oncle, imbécile, dit Vieux-Georges.Je n’avais que 17 ans.
- À cet âge-là, il y en avait qui résistaient.
- Moi je me cachais. Et les Mazeyrolles ?
- Tout ce qu’il y a de plus pétainistes, jusqu’au 30 juillet 44.
Claire : « Eugène, Alphonsine, vous êtes mauvaises langues. Vous êtes tous vieux, tous du même quartier, avec de la couperose. Je vais tous vous virer de chez moi.
Alphonsine nasille que les Mazeyrolles y sont bien, eux. Georges va leur demander « ce qu’ils pouvaient bien faire, les Lokinio-Turc, pendant la guerre. Mrs Bove mange. Elle est désormais la seule. Anne intervient :
« Arrêtez vos engueulades ! On n’entend que vous, c’est des histoires de vieux, on n’en a plus rien à foutre.
- Je paye mon loyer.
- Quel loyer, Vieux-Georges ? Trois mois, qu’on n’en voit pas la couleur ! on ne vous demande rien, notez…
- Je veux savoir ce qu’ils faisaient sous l’Occupation. Les convois ont bien été transportés par chemin de fer ?
- J’ai fait de la Résistance, clame Eugène, bouc en bataille. Parfaitement, pour bloquer les départs de trains ». Tout le monde détourne la tête, gêné. Après les avoir favorisés pendant quatre ans.
- C’est tout ce qu’on a pu faire ! crie Alphonsine la bouche pleine, le nez pincé à tout rompre.
- Vous nous faites chier avec votre guerre ! gueule Anne. T
À ce moment précis Les Mazeyrolles, énormes, ressortent de leur appartement, titubant sous la graisse.
« Qu’est-ce qui se passe ici ? dit la vieille édentée.
La salle à manger regorge. Toutes les portes intérieures sont ouvertes.
- Comptez-vous, dit le vieux Mazeyrolles, pas encore mort, béret, œil glacial.
- One ! dit Mistress Bove.
- Two ! dit Vieux-Georges pour se foutre de sa gueule.
- Trois ! C’est Claire.
Anne : « Quatre ! »
Noëldieu : « Cinq! »
Stabbs : « Six ! »
On s’arrête là. Sinon, on n’en finirait plus. Plus Eugène, plus Alphonsine ! jamais ils ne tiendront tous. L’asile a relâché ses proies. «À Varsovie, nous serions à notre aise ! s’écrie Stabbs ; il regarde en biais le Polack, qui souffle : « Vous partez après le dessert, n’est-ce pas ? »
- Il doit à son propriétaire, susurre Claire, trois bons mois de loyer. J’ai mes renseignements. Stabbs n’a rien perdu des commentaires en sous-main. Noëldieu Long-Nez : « Il peut loger chez moi ; je ne demande pas grand-chose. - Mais il le demande et l’obtient, murmure Claire. Un grand relent d’homophobie suinte de cette flaque… « Maintenant que ma mère est morte » - Myriam ! - tout est permis ». Claire s’aperçoit qu’il va proférer des énormités. Elle en sort une : « Je suis enceinte ! » Applaudissements. « On ne s’ennuie pas, chez vous » dit Mistress Bove à Stary-Vieux-Georges.
Le drame se précise. Stabbs disparaît en sursaut, ressurgit avec les desserts. Il est devenu rubicond, Noëldieu la fixe avec furie : « Toi ! toi qui disais que la reproduction est le pire fléau de l’espèce humaine !
- Je t’explique…
Anne supplie qu’on cesse de s’expliquer ; sa migraine enfle ; on crève de chaud.
« Il n’y a rien à expliquer » réplique Noëldieu. Il tire trois balles sur son ami qui s’effondre dans les plats de crème. Alphonsine, ravie et malfaisante, se précipite sur le téléphone.
- Puisque c’est comme ça, dit Claire, je ne le suis plus.
Eugène et Mazeyrolles, costauds pour leur âge, transportent Stabbs dans une chambre. Il meurt dans la nuit. Claire s’éclipse, pour cacher son indifférence.
20 août 1991: Noëldieu S. arrêté pour meurtre, se rend sans résistance.
20 février 1992 : déclaré irresponsable au moment des faits, il est transféré à l’hôpital de Cadillac.
« Le patient S. a fait montre d’une bonne volonté exemplaire dans le suivi du traitement proposé. Il s’est toujours comporté avec une grande douceur, serviable, raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de permissions de 24h.
Cadillac, le 15 mai 1992
« Noëldieu SGUIERS ? …Regarde-moi bien en face. Tu ne m’as jamais vu. Pourtant je t’attendais. Et si tu me dévisages, ma tête te rappellera quelque chose : la peau rouge, les tifs en pétard, les yeux au fond des trous… rien du tout ? ...allons, petit demi-frère… ?
- J’ai changé dit Noëldieu, beaucoup changé.
- Lui aussi. Même qu’il en est mort.
- Tu veux que je paye ?
- Ni argent, ni vengeance – juste curieux
- Il ne m’as jamais parlé de toi
- À moi, si. Mon demi-frère a la vie double. Tu ne l’as pas connu. Mais moi je te connais.
- Je ne me reconnais plus.
- Un grand calme, qui s’excite d’un seul coup. Il n’a pas de personnalité. Il sème la merde sans crier gare : des farces, des gros repas, puis plus rien. Hétéro. Taré.
- Je te demande pardon pour ton frère.
- C’est ce qu’on dit à Cotonou.
- Pardon ?
- Rien.
X
Ont commencé trois mois de déménagements incessants. Le demi-frère du mort prend soin de l’assassin. Il met toutes ses relations à son service : nourriture, abri, vêtements.
Bibatts est lui même un malfrat, rangé des voitures. Il travaille à B., dans une imprimerie. Aux moindres inquiétudes de son protégé, il l’installe dans une autre rue. Bi-Batts possède un bon réseau ; il pourrait repiquer, mais préfère décidément des eaux plus calmes. C’est Noëldieu, fils de Vieux-Georges, qui râle. Son long nez, le rend parfaitement reconnaissable. Il ne veut plus passer sa vie dans les couloirs d’asiles. Au milieu de l’été cependant, Noëldieu veut revoir sa famille, ses nièces, la maison où il est tombé fou. Bibatts ne le désire pas moins ; pour la forme, il envoie des piques : « Ta mère te manque. La patronne.
- Je n’aurais jamais dû me confier à toi.
- Tu n’as pas changé. Mon demi-frère disait - c’est bien toi qui l’as tué, non ? il est à toi, tu le gardes.
- Je ne l’ai pas fait exprès.
Bibatts pourrait se fâcher. Il éclate de rire.
X
« C’est le vent » dit Claire.
Anne dit que c’est Noëldieu.
Noëldieu n’est pas venu seul. Avec Bibatts, il enjambe la fenêtre du rez-de-chaussée. Il fait nuit, les deux hommes sont passés par derrière. Bibatts présente pour rire un schlasse. Les filles reculent c’est une blague dit Noëldieu juste une blague.
- Qui est celui-là ?
- Le demi-frère de Stabbs.
À l’évocation de son amant, les narines de Claire se pincent. La ressemblance est forte, malgré vingt ans de moins, et sans la moindre distinction. Les répliques sont attendues. Elles s’égrènent comme suit :
- Vous êtes fous.
- Nous sommes surveillés ;
- Ils n’y penseront jamais.
- C’est trop gros.
- On vous cachera.
- Il ne faudra pas sortir.
- ...Donnez-nous de l’argent monsieur Stabbs…
- Bibbats ; le Stabbs est mort. Mon demi-frère mort et moi ne sommes pas des assassins. Noëldieu est l’assassin de mon frère. Aux F.D. il se fera nommer « Bériko ».
- « Fous Dangereux »
- Nous l’appellerons aussi Bériko reprend Bibbats.
Quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous revenus ici ? »
Bibbats répond qu’il n’a jamais mis les pieds ici, justement. Il est simplement « curieux de nature ». Anne suppose une « expédition punitive » - Je suis doux comme un agneau réplique Stabbs. Noëldieu peut vous le dire. Vous nous accueillerez du mieux que vous pouvez. Ici la place ne manque pas, ni les doubles issues ».
Tout le monde s’assoit, tout le monde discute (« c’est le genre de la maison » dit Anne). Noëldieu, calmé, demande à voir Vieux-Georges, qu’il pense être son père. On lui répond qu’il dort , que les Vieux Mazeyrolles sont revenus dans le pavillon, derrière la haie, qu’ils dorment eux aussi (« les vieux, ça dort »). Alphonsine et Eugène, le chef de gare, n’ont pas voulu repartir non plus, chambre 13. Bibatts ricane en se resservant de scotch. Noëldieu : « Vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de vos grands-parents, à votre âge ?.
Noëldieu éprouve de grandes difficultés en matière de généalogie.
Claire fait observer à sa jeune sœur qu’elle a « entretenu » sa mère « jusqu’à sa mort ».
Anne fait observer à sa sœur aînée que c’est leur mère à toutes deux, mais qu’elle-même, Anne, a « changé ». Claire : « Maman nous changeait, à présent c’est toi qui changes ? » Anne répond « Ta gueule ». Bibbats finit son scotch d’un trait et demande où dormir, « puisque tout le monde dort ». - Nous vivons en vase clos,dit Claire. Nous nous suffisons à nous-mêmes. - Claire, qui a prévenu les flics juste après l’accident ? - ...le meurtre, rectifie-t-elle ; c’est Alphonsine. Sans elle, tout pouvait s’arranger. Entre nous. Mon demi-frère avait bien plus qu’un an à vivre. Anne donne à Noëldieu trois jours pour se faire arrêter.
- Raison de plus pour faire vite.
Tous se mettent à boire, en silence. Tous vont se coucher. Des ronflements s’élèvent.
BIBATTS ET Noëldieu DANS LE MÊME LIT
Il n’existe qu’un seul lit.
« Noëldieu, tu dormiras par terre. Tu es l’assassin de Stabbs
- Pas question. Nous serons sur le même lit, habillés.
- Noëldieu, n’enlève même pas tes chaussures.
- Je me lave les pieds, je lave mes chaussettes.
Ils vaporisent du désodorisant.
Si on les découvre, ils seront habillés, côte à côte, en chaussettes ; bien écartés sur les deux bords du lit, séparés par un traversin. C’est ainsi qu’ils se parlent, doucement, lourdement, dans le noir. D’abord, ils déplorent le bruit de la rue :
« Même pas moyen d’allumer la veilleuse, se plaint Bibatts.
- Ne chipote pas. Crève.
La lumière bleutée de la rue découperait leurs profils.
« Si tu es revenu, c’est que tu as un plan.
- Mes nièces n’ont pas d’argent, dit Noëldieu.
- J’ai un plan.
- Tu veux nous faire passer pour des salauds ?
- Il nous faut un certain temps, dit Bibatts.
- Je ne nous donne pas trois jours avant de nous faire arrêter.
- Pas dit, Biriko. Nous allons d’abord nous planquer dans le pavillon du fond.
- Il est plein.
- Eugène et Alphonsine vont vouloir se recaser ici même, sur la rue. Çane va pas traîner. Stary-Vieux-Georges peut conserver le pavillon du fond : il ne sera pas dangereux. Nous sommes dans un asile médical. Indélogeables. Mon plan est celui-ci : tout vendre.
- Mais… nous ne sommes pas propriétaires !...je n’ai tout de même pas fait exprès de tuer le Bijoutier.
- Ta froideur m’exaspère.
- .La tienne aussi. Assassin.
- Tu vas me faire le plaisir de me filer tout l’argent de mes nièces.
- Elles n’ont pas d’argent. Stabbs me l’avait dit.
- Les immeubles me reviennent. Je suis le fils de Georges.
- Ce qui reste à démontrer.
- Je te promets de disparaître ensuite avec toi. Napier, New-Zealand. J’ai un réseau. Tout un plan – des coups – appelle ça comme tu veux. Anne est sensuelle. Travaille-la au corps ; ton défunt frère a emballé Claire. Tu peux bien draguer la petite.
- Tu es dingue Noëldieu. Criminel, dingue et dangereux.
- Je me charge de Claire. Elle le fait sans arrêt. Pour l’instant seule. Peut-être avec sa sœur.
- Tes cousines…
- Demande une dispense au pape.
Bibatts n’est pas convaincu. Il objecte ceci : les deux petite-filles Mazeyrolles voudront expulser jusqu’au dernier des occupants. Surtout Alphonsine. Eugène. Les deux ivrognes. Où qu’ils se trouvent. « Y compris dans cette maison même, où ils ont eu le toupet de revenir prendre part au repas, juste libérés de leur désintoxication ; ils n’ont pas bu une goutte d’alcool. Quant à Stary-Vieux-Georges, il n’est pas à l’abri. Personne n’est à l’abri d’une expulsion. Leurs fonctions de garde-chiourme leur pèsent. ».
Noëldieu change de sujet. Il a tué Stabbs sans préméditation, la chose le hante, il y revient sans cesse. Il se juge sévèrement, mais trouve aussi que les Sœurs exagèrent. Elles empoisonneraient volontiers dit-il tous leurs pensionnaires, en faisant macérer des pièces verrt-de-grisées dans leurs tisanes, comme la mère Cibot pour son mari. Le frère de Stabbs hausse les sourcils, n’ayant jamais ouvert un livre de Balzac. Il vit avec l’assassin de son frère, un vrai Caïn ; tend l’oreille à ses jérémiades et perpétuels remords sans le moindre état d’âme : ayez des demi-frères… Il couche avec lui, sans ôter plus de vêtements qu’il convient. Rabaisse les exagérations fantasmatiques de Noëldieu qui voudrait, pour s’alléger sans doute, que les Sœurs couchent ensemble, et nues : « Tu exagères » dit Bibatts.
Le temps clair contrarie le projet des deux hommes, sur lequel nous manquons d’indications. Ils s’exhibent en compagnie dans le petit parc, de la Maison Mère au Pavillon, puis du pavillon à la maison mère. Et la police ne vient pas, comme si le secret s’était déplacé au bout du monde, où le Noir bijoutier partage la couche du Blanc assassin. Les deux hommes décident enfin d’adopter deux lits différents. Les circonstances peu à peu font chemin dans leurs âmes. Ils méditent une autre complicité, plus active. Il y faut plus de précision que pour une course en haute montagne. Mais ils se montrent. Chacun leur suppose un complot, mais seul aujourd’hui concentre les blâmes leur exécrable exhibitionnisme.
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Mrs Bove est venue s’acquitter de son loyer. La Maison Mère accueille autant de locataires qu’un hôtel. Les enfants, les animaux, sont encore interdits. Mrs Bove abandonne les siens à des subalternes à deux rues d’ici. Elle les appelle « mes gens », my servants. Cela fait sourire. Il règne ici une grande immoralité, une scandaleuse impunité. Les assassins bientôt s’y feront purificateurs. Parfois ils se dissimulent, mais si mal que chacun les découvre. On y voit la preuve d’un redoublement de perversion. Mrs Bove les surveille avec la discrétion qui lui est si particulière. Elle se tient près de leur porte, couloir 3. Quand ils se sont renfermés avec toutes les mimiques précautionneuses possibles, elle colle l’oreille au bois du battant.
Ce jour de loyer, elle place la bouche au niveau de la serrure, une grosse lucarne à l’ancienne : elle flûte alors par le trou leurs identités successives, leurs domiciles, et la raison qui les leur a fait quitter. C’en est trop. Bibatts dit Biriko et Noëldieu sortent d’un coup ensemble et lui font face avec insolence. Mrs Bove explique aimablement que le vieil Eugène en remontrerait à deux détective. Elle rit avec embarras : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier »
- Tu noies le poisson, lance Bibatts.
Le tutoiement la choque. Elle paie sa quote-part du bon repas, rafle ses gosses et s’esquive chez elle. Claire, Anne et les deux clandestins, fils de Stary-Vieux-Georges et Stabbs, noir et bijoutier, se dévisagent. « Vous pouvez aller et venir à votre guise » dit Claire. « Dans le parc, naturellement ». Ils demandent d’une seule voix où est Vieux-Georges. Devant le mutisme des sœurs, ils se dirigent d’un pas décidé vers le Vieillards’Home. À ce moment Vieux-Georges ressort des cuisines : « Croissants ! Croissants chauds pour tout le monde ! » Sa bonne humeur sonne faux. Son domaine, réduit de moitié, le ronge.
Il assigne à chacun sa place, joue les bourrus, dispose les croissants. C’est lui le plus jeune de tous. Il bouscule les vieux couples assis. Sa gêne disparaît. Il se répète intérieurement je suis seul et légitime occupant mais qui le lui conteste ? « Manque de place » d’après elles. Il serait bien de s’équiper à huit, huit vieillards bien décidés pour expulser « en bonnet de forme » il n’a jamais bien compris – ces sœurs faussement vertueuses et répartisseuses de paquets de vieillerie. De quel droit se sont-elles arrogé le privilège d’accueillir ou refuser, faire danser ou précipiter ces corps perclus d’une chambre, d’un pavillon, d’une pièce à l’autre ? Il en faut huit - pourquoi huit ?
Saurait-il compter jusqu’à huit ? Les énergies restent virtuelles. Les Mazeyrolles, sœur et beau-frère, opinent et ne décident rien, Alphonsine picole et gueule, Eugène fait chorus entre deux fonds de ballon.
Croissants ! Thé ! Lait, café…
Il passe d’une pièce à l’autre ensoleillée, deux ou trois familles par pièce, l’ambiance est telle.
« Bonjour.
- Vous êtes Noëldieu ?
- Votre fils.
- Paraît-il ». Georges, tasse et soucoupe en main, le considère par-dessous : « Mais non, Biriko, ou Bibatts : nom et surnom. Si vous prenez en plus celui de votre ami, je ne peux plus m’y retrouver. Vous êtes le frère de Stabbs le Noir, que mon soi-disant fils a estourbi ».
Nous n’avons jamais vu chez Vieux-Georges la moindre trace d’émotion. Heureux homme. Pourtant cette fois la tasse et la soucoupe tremblent dans sa main. Il les pose : « Que revenez-vous faire ici ? » À son tout Noëldieu paraît dans l’embrasure. Bibatts est fondre. noir et toujours bijoutier. Il était impossible de les confondre. Vieux-Georges est p lus troublé qu’on ne pense, Plus retors peut-être. Les deux nouveaux venus debout échangent un regard : ils se savaient attendus, non pas méconnus. Méconnus exprès. « jJ ne vous attendais pas » prétend Gorges, Qui reprend tasse et soucoupe. Qui s’empresse à l’abri thé chocolat café Biriko le saisit par le bras :
« Qui vous commande ici ?
- Je sers le café du matin… je suis le plus valide » s’excuse-t-il.
- Réfléchissons, dit le Noir. Ils vous ont mis sur la touche. Même à l’article de la mort – de votre mort.
- Je ne le fais pas exprès.
- C’est le mot, papa. Ces quatre vieux pensionnaires vous rongent l’espace, à leur service.
- Mon fils » (pour la première fois), j’ai 71 ans, le temps fait son œuvre.
- Nous ne te sauverons pas, ni moi, ni le survivant (montrant Bibatts).
- Que voulez-vous ?
Les deux hommes repartent en se tenant par les épaules. Il entend Noëldieu demander que voulait-il dire ? En face de lui se trouvent à présent les deux sœurs, Anne et Claire, bâillantes et sortant de leurs deux chambres en chemise de nuit. Comme si chacune et chacun défilaient devant lui, pour la revue. Il restait là, faux maître d’hôtel, mains tremblantes. Menaces des hommes, menaces des femmes. Qui sont ces êtres sortant de ma lampe. Que s’est-il passé pendant son absence ? Pourquoi lui demandent-elles s’il a vu « le vieux schnoque et ses bêtes » ? ...en existe-t-il un semblable ? ...il ne connaît personne qui s’enferme avec ses chiens. Le cerveau joue des tours. L’humour aggrave les incohérences. Pour la première fois l’aînée reproche à se propre sœur des moqueries cruelles. Tu ne sais plus ce que tu dis. Anne, en lui tu sèmes le doute. Vois comme il tremble. « Prenez place. Thé, café ».
Bibatts le Noir est revenu. Un grand Noir cauchemardesque. Commande une banane. Les Noirs n’aiment pas les bananes. Pas forcément. Anne demande au Bijoutier s’il veut écouter Good Bye strangers sur les haut-parleurs de salle. Claire lui répond Garde ça pour ton Vieux-Georges. Elle reproche à l’autre ce qu’elle fait elle-même. La faiblesse attire les tirs groupés.
Voici deux hommes, et deux femmes. Qui à présent se reconsidèrent. Lâchent prise sur Georges le remarié.
Noëldieu Long-Nez revient sur ses pas. S’il pouvait fuir, poser tasse et soucoupe, laisser s’accomplir toutes les séductions, les répulsions. Claire dit des mots sans suite. Il est malaisé pour qui n’est pas dans son crâne de saisir ce qu’elle fait entendre : « Ton langage est le même que celui de ton compagnon de cellule ». Or Noëldieu fils de Georges n’a jamais été incarcéré. Bibatts l’a été, parce qu’il est noir, et parce qu’il est bijoutier. Noëldieu précise que Bibatts est en permission de taule. « Vous ne vous êtes pas assassinés », dit Anne.
- Quelles nouvelles ?
Noëldieu fixe les sœurs du fond des yeux. Elle dit que les Mazeyrolles n’ont jamais accepté leur expulsion. Qu’ils ont été remis, par elles deux, là où ils vivaient avant l’asile.
- De fous ?
- De fous. Ils sont revenus comme un rot. Nous les avons remis chez eux. Nous avons pensé que Vieux-Georges aiderait à virer tous ces gens, ces ivrognes, ces fous de la tête. Il a préféré ses remords. Il les a aidés à survivre. Ils se cachent encore ici.
Bibatts prend la parole : « Nous sommes là tous les deux. Nous vous débarrasserons de tous les assiégeants. Vous pourrez vendre le fond du parc – reclassement cadastral.
- Je ne peux pas remettre ces gens à la rue. Mes parents, ces gens.
- Des vieux.
Noëldieu intervient :
- Bibatts exagère. Il n’est pas chez lui. Monsieur dispose. Monsieur tranche ».
Bibatts commet des insolences. Sa demi-fraternité défunte ne l’autorise pas à décider de tout. Claire le dévisage. Comment cet homme a-t-il pu partager quoi que ce soit avec son ancien, très ancien amant. Ses joues se colorent. Sa tête se penche, Bibatts approuve du menton Dieu sait quel plan de l’assassin. Les gestes seuls sont francs, les gestes parlent vrai. Les deux hommes devant elle ne veulent pas simplement vider les pavillons privés en fond de parc : ils veulent le tout. Ils les pousseraient, elle et sa propre sœur, dans une haute tour de cité, au loin. Claire et Anne faisaient justement cela. Juste retour des choses.
Il n’y a pas d’autres retours que celui-là. Pour elles. Bibatts et Noëldieu partiront en Nouvelle-Zélande, fortune faite – adieu, fils putatif ! De qui vont-ils revendre la maison ? et à quel vil prix ? n’ont-ils pas d’autres moyens de payer leur voyage ? Doivent-ils ou non former un couple ? Ne vont-ils pas, aux antipodes, fuir sans cesse de location en location, de refuge en refuge ? Comme en Europe, comme en France… le monde est plus petit qu’on pense… l’assassin de Batts peut-il vivre en sûreté, au sud-est de l’Australie ? Où avaient-ils disparu, avant leur forfait, juste après lui, barbouillés blanc sur blanc, sur noir, ils ne peuvent revendre qu’après la mort de tous les héritiers, dans un délai notarial de trois mois, la police dès la semaine les aura capturés.
To wkurze. C’est chiant.
Tout leur quartier les couvre. « Anne, ça ne peut pas durer. - Claire, on ne tue pas pour rien. Si Noëldieu-Long-Nez dit vrai, c’est ton cousin qui aura tué ton… - ...ex, un mou, un vrai mou du lit à deux places. - Tu n’as jamais voulu me le présenter. Mon beau-frère. - Jamais je n’aurais épousé ça. Jamais cet homme. Jamais lui. Pédé à nègre. Assassin du frère de son ami. - ...demi-frère… - Assassin complet ».
La bâtiment du fond où se succèdent les épaves pue comme un chancre, la mouche et le tombeau. « C’est à nous de partir dit Anne ; nous sommes la branche héritière - vendre vite et filer – on étouffe –
- Je n’étouffe pas dit Claire.
Dès l’après-midi, le Noir et Long-Nez, Bibatts et Noëldieu, indécollables, investissent et visitent. Ils s’introduisent dans la masure du fond de jardin. L’odeur est forte. Les mouches tournent. C’est le moment de tout examiner ; Vieux-Georges est en courses au centre-ville. Alphonsine est morte, Eugène cuve : le pastis ne manque jamais.
« Bonjour monsieur Lokinio.
- Il ne vous entend pas.
Bibatts le secoue. Eugène voit dans son brouillard le Noir à toupet rouge et se redresse.
« Nous savons bien pourquoi ils sont venus », grommelle l’édentée. « les jeunes, là » - elle montre de l’aiguille une paire de fenêtres - « voulaient nous virer pour loger leurs parents. On a fini par y loger Vieux-Georges, pour les emmerder. Cet intrigant. Il nous apporte le petit-déjeuner. Il nous dictera bientôt notre emploi du temps…
- ...à ne rien foutre ! grogne le Vieux.
- ...qnand ils ont vu ça, les soûlots se sont dit autant revenir…
- Vous êtes trop nombreux là-dedans, intervient Noëldieu. Chacun apporte sa couche et se vautre sur celle du précédent. Vous devez vous brouiller avec Eugène, sur son haleine, les bouchons qui sautent dès le matin, l’immoralité… vous trouverez bien…
Lokinio balbutie qu’ « il est drôle, le Noir, avec sa touffe rouquine ».
- ...établissez une distance, un froid…
- Quel intérêt ?
- Mais vous êtes à l’étroit ! ...mon bon monsieur !…
Après leur départ, Mazeyrolles Aîné disait à sa femme :
«Il ne faut pas penserqu’à soi.
- Vous les hommes ! Jamais énergiques ! ...Ce soir, je ne ferme pas leur boîte aux lettres. Je laisse grincer la porte au bout de l’allée. Ils iront la refermer tout seuls.
- C’est vrai, Maïté ; d’où qu’il sort, ce Vieux-Georges ?
X
Entre les deux bâtiments, contournant la haie près des cordes à linge, se trouve un sentier agaçant : tous doivent tôt ou tard y passer, s’y croiser, s’y saluer.
« Bonjour, monsieur Georges.
- Bonjour, monsieur, madame Mazeyrolles. On va faire son petit tour ?
- Juste voir le jardin, au bout de la rue !
C’est moins anodin cette fois. Vieux-Georges n’a plus ce pas nonchalant ; plantés au milieu du chemin, de leur côté, les deux gros Mazeyrolles forment un mur infranchissable. Georges en face d’eux danse d’un pied sur l’autre. Il les engueule. Ses mots volent bas qu’est-ce que vous êtes revenus foutre là. Ou bien : on m’a donné, on m’a repris, on m’a volé.
Ce qui unit tous ces vieux-là, c’est d’être, autant qu’ils sont, des usurpateurs. L’opinion générale est que, seuls, les plus âgés, Eugène et Alphonsine, devaient primitivement occuper les lieux.
« Les deux sœurs n’aiment pas leurs grands-parents.
- Nous ne les aimons ni elles, ni leurs grands-parents, reprennent en chœur les vieux Mazeyrolles, féroces.
- D’où vient, s’éraille Georges, cette fureur de posséder un abri ?
- Un toit, un toit ! psalmodie Dent-Bleue la Vieille en joignant les mains.
- Mon tombeau ! exhale Herr Mazeyrolles.
- Ta gueulen glapit la Vieille. Se tournant vers V.G. : « c’est vous, Pani Georges, le nouveau venu. C’est vous qui dirigez tout, paraît-il, vous le commandant. Croissants au lait, salutations – vous voulez nous virer, parfaitement, retrouver tous vos mètres carrés !
- Loin de moi…
- Si, si, à d’autres !
C’est une danse macabre inversée ; chaque charogne cherche l’immobilité…
X
X X
VIEUX MAZEYROLLES, VIEUX GEORGES
VM: Cousin Mazeyrolles…
VG : Monsieur Mazeyrolles...
VM: Appelez-moi Robert
VG : Vous vouliez me parler ?
VM: Savez-vous prier ? … à nos âges, il est urgent de s’approcher de Dieu.
VG : Vous êtes donc à jeun. Seriez-vous le père de nos Demoiselles ?
VM: Ses grands-parents. Nous les avons élevées.
VG : Elles se confient beaucoup ces derniers temps. Vous ne leur avez pas fait l’enfance facile. Leurs parents avaient divorcé…
VM: Nous sommes tous précheurs…
VG : Au lieu de prier, saint Robert, venez donc avec moi réparer le vieux banc. Le travail est prière. Nous nous reposerons sur des planches solides.
VM : Avant les quatre autres.
VG : Six, en comptant de la tête aux pieds. Je suis encore solide, et les outils à la main. Ensuite nous parlerons, s’il reste encore de quoi dire.
Les deux marteaux clouent très vite.
Arrive Claire, aimée de Georges, dont elle sera la belle-sœur. Elle porte à l’ancienne un panier de linge sur la hanche, car ceci se passait dans des temps très anciens. Elle a commencé à l’étendre, car elle n’avait pas de sèche-linge. Elle s’adresse à son grand-père MAZEYROLLES. Les deux hommes ont posé leurs marteaux, Claire tient ses coincettes. Les faits étaient bien simples : Alphonsine et Eugène séjournaient en désintoxication, par alternance ou tous les deux. L’administration replaça les deux filles chez Mazeyrolles, tout à côté, d’où leur parvenaient sans cesse les éclats des ivrognes : jamais elles n’avaient osé révéler qu’à l’école, en dernière année, on les surnommait « les Sœurs Poivrot ».
Ce jour-ci le respect s’efface. Eugène avait encore la bouche garnie de clous. Il écouta sans répondre. Sa propre petite-fille, Claire, lui souhaitait à mots couverts de disparaître – il saisit le marteau tout droit sur le sol – et de laisser derrière lui le souvenir d’un homme, enfin…
Eugène reposa l’outil vertical et resta debout, ôtant sans rien dire les clous de sa bouche. Il restait là bras ballants, la tête haute et vague.
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Dès le lendemain, Claire ajoute :
« Monsieur Mazeyrolles, restez parmi nous. Réparez votre banc, disposez vos armoires et nettoyez partout. Votre présence nous réconforte.
«Le bruit traînant de vos pantoufles sur l’allée nous est devenu familier. Nous vous demandons pardon de vous avoir un instant chassé.
« Vous ne sentez jamais le vin, vous n’invoquez pas Dieu à chaque phrase que Dieu fait. Jamais non plus vous ne tournez les yeux vers nos fenêtres au passage. Vous êtes en tout préférables à nos grands-parents Lokinio-Turc. et c’est nous qui vous avons adopté. Rapportez tout ce qu’il vous faut et finissez vos jours ici.
« Quant à Vieux-Georges, nous lui conserverons sa chambre. Il vous apportera les croissants du matin, et se réinstallera dans les pièces libérées ».
Monsieur Mazeyrolles s’assura que les planches ne s’écrouleraient pas, et rejoignit son domicile.
Eugène le suivit. Il ne prononça pas un mot.
Claire se mit à étendre son linge.
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En début d’après-midi, Anne et Bibatts, le Diamant Noir, se concertèrent. Debout sous l’auvent, ils apercevaient, entre les pièces de linge, la tête et les bras d’Alphonsine, pourtant morte, et tricotant chez elle. Après chaque rang de mailles, elle buvait à même une bouteille rouge, qu’elle reposait au bord d’une table.
«Voici ma grand-mère, dit Anne. Vingt ans de guignolet-kirsch, ça conserve.
- Mes parents… commence Bibatts-
- Je m’en fous ! Aidez-nous à virer ces ivrognes.
- Pas le moindre débris d’affection ?
Anne expose son plan : cambrioler Eugène et Alphonsine. Par effraction. Les deux vieilles en effet, Alphonsine et Dent bleue, se confient des histoires des années cinquante ; ce sera bientôt l’heure du taille-bavette. Vous allez passer par derrière et bien fouiller partout : tiroirs, paquets de lettres et rubans roses. Faites beaucoup de bruit. Qu’on vous surprenne. Action.
Bibatts approuve.
La Mazeyrolles Dent-Bleue traîne sa chaise près de la fenêtre, et Alphonsine, pourtant morte, en fait de même, à l’extérieur. Dent-Bleue s’encaisse une haleine de kirsch.
Bibatts prend sur l’avant-bras deux pantalons à recoudre, bien en vue. Il bifurque à main gauche, sans que les vieilles y prennent garde. Bibatts prend par les arrières, côté Vieux-Georges, qui n’y est pas. Mais il ne referme jamais sa porte. Diamant Noir l’entrouvre et parvient à lire, d’un œil exercé, les titres des volumes bien serrés sur l’étagère.
Il s’oriente ensuite avec aisance. Bientôt les deux vieux hommes, Eugène et Mazeyrolles, reviendront de leurs achats d’outils : il faut se faire surprendre, alors que les deux vieilles s’enchaînent les répliques à haute voix. Ainsi le diskant breton mord-il toujours d’un mot sur l’autre.
Des armoires délabrées une fois de plus s’alignent à mi-largeur du corridor. Il y a là tout ce que désirent voir les deux sœurs, afin de procéder l’Expulsion : des bouteilles vides bruyamment heurtées du pied, des portes ballantes, des misères pharmaceutiques. Des albums jaunis, des coussins, des lainages épars. Bibatts, dit Diamant Noir, contemple avec elles des trognes sépia sur des photographies de noces : on ne rigolait pas pour prendre la pose.
« Qu’est-ce que vous farfouillez là ? »
Alphonsine ressuscitée, à jeun, se tient avec hauteur ;B ibatts reconnaît son port de tête, le nez droit les pommettes saillantes de ses anciennes photos. Il lui remet un carnet de tiquets de bus juste dérobés. Alphonsine bégaye de colère :
« Pas de magot ici ! »
Bibatts est revenu bredouille. Noëldieu, fils de Vieux-Georges, soupire :
- C’étaient des petites gens…
Adieu projets de Nouvelle-Zélande.
Adieu vie future.
« Nous avons trouvé une bonne planque, dit le Noir.
- J’en ai ma claque, de cette « planque ». Tous les vieux me tapent sur le système. Je veux voir du pays avant de mourir. Les manigances de mes deux nièces, que tu quittes à l’instant, me laissent froid.
- C’est toi qui voulais revenir, Long-Nez, pour voir si ton père te reconnaissait.
- Je ne sens plus ici la moindre trace de ma mère.
- Et c’est pour une morte que tu prends de tels risques ?? Il n’y avait pas trace de magot. Alphonsine me l’a confirmé.
- Ce n’est pas moi qui t’ai envoyé fouiller.
- C’est Anne qui me l’a demandé. Elle m’a accompagné. Sans résultat non plus.
- On ne va pas s’en tirer comme ça. Tu as tué mon frère blanc.
Ils se retournent. Vieux-Georges est entré au salon, un revolver plat dans main, puéril mais mortel. Bibatts et Noëldieu se poussent du coude :
« Qu’est-ce que tu tiens-là, Pépère ?
- Une passoire. »
Vieux-Georges tourne l’arme vers lui et aperçoit, dressée là comme une langue, une pièce de métal.
- Tu tiens un pistolet d’alarme.
- Il n’y a rien à voler ici, vieux con, ajoute Bibatts Diamant-Noir. Fini, les billets dans la lessiveuse. Tu veux jouer les Pépés Flingueurs.
Georges répond qu’il ne croit pas, et remet son pistolet dans sa poche.
Noëldieu : « Ça remue dehors ».
Les trois hommes s’approchent de la fenêtre : Alphonsine et Eugène à présent se tiennent au milieu de l’allée et du saint-frusquin qui l’encombre. Les deux sœurs sont revenues, ravies cette fois d’être en surnombre. Elles tiennent autour d’elles des paquets difformes. Eugène s’adresse à elles en public : « Vous nous avez reçus très incorrectement à notre retour de désintox. La première fois, lesMazeyrolles nous ont remplacés - des vieux comme nous, on ne dit rien. Maintenant, Vieux-Georges, qui nous prend pour des gâteux. Aujourd’hui, le Noëldieu et Diamant Noir le Roux. N’importe qui chez nous, pourvu que ce ne soit pas nous.
« L’essentiel pour vous les filles, c’est de jeter dehors tous ceux qui vous ont nourries. Dieu n’existe pas et ne pardonne pas. Le Vieillards’ Home sera bien suffisant pour nous.
- Et ce n’est pas tout » - Alphonsine prend le relais. Que vous introduisiez des assassins chez nous, c’est votre affaire. Mais qu’ils fouillent notre chambre, c’est inadmissible.
- Tu exagères dit Claire, il n’a pas fait exprès de tuer.
- Ce qui reste à démontrer. Aide-nous jusqu’au taxi.
- La victoire, dit Bibatts Diamant Noir, appartient à Georges et à ces deux invertébrés : les Mazeyrolles ». Qui jusqu’ici mâchonnaient côte à côte sans autre expression.
X
Les premiers troubles de Vieux-Georges sont apparus courant novembre. Il s’est voûté. A traîné des pantoufles. Monologue :
« Je me sens bien. Fatigué, mais vaillant. Mes jambes me porteront longtemps.
« Il va pleuvoir. Je ne pourrai plus sortir dans le jardin. Tout le monde s’est rencontré sur cette allée ».
La mise en scène dit Palais à volonté.
« Je ne peux me souvenir en paix de Myriam poursuit-il si j’aime sœurs Anne et Claire.
« Les aînés Mazeyrolles sont trop vieux, trop mous. Ils ne me parleront jamais de ma femme morte, ils ont oublié. Derrière les haies de glycines se trouve leur appartement , que j’occupais l’an dernier.
« Claire et Anne reçoivent des visites. Ce ne sont jamais tout à fait les mêmes hommes. Je suis trop âgé pour cela. Mais quand elles sont seules, j’entre chez elles sans limites.
« Il ne me reste plus rien au frigo. Les filles cachent les sucreries et les fruits secs. Il faut s’inquiéter pourtant. Trop d’ordre dans ce salon. Les portes des chambres sont fermées. J’ai beaucoup d’idées. Beaucoup d’idées. »
Il marmonne sans fin, d’une pièce à l’autre, d’un bâtiment à l’autre, par l’allée centrale, puis c’est la pluie.
X
« Vieux-Georges, dit Anne, nous avons envie de vous tuer.
- C’est une bonne plaisanterie.
- Nous profitons de vos bonnes dispositions pour vous parler à cœur ouvert.
- Vous manquez de cœur, ouvert ou non.
- Votre fils Noëldieu n’a jamais été puni, ou poursuivi. Votre lucidité peut disparaître.
- Je n’ai jamais reconnu mon prétendu « fils ».
- Vous connaissiez la victime ?
- STABBS ?
- ...je veux dire, excepté son nom… rien de lui ? ...qu’il était le... précédent amant de Claire ?
- Je ne sais rien de plus que vous.
- Mais rien de moins.
- En même temps, disait l’autre sœur, nous aimerions vous garder près de nous.
Vieux-Georges la regarde par-dessous. Comprend qu’il devrait partir de lui-même, pour éloigner tout ressentiment : « Qu’est-ce qu’ils ont donc de plus que moi, ces vieux Mazeyrolles ? …la sorcière, avec sa dent bleue !
- Nous deviendrons vieilles à notre tour, ajoute Anne.
- ...vos dents luisent dans l’arc-en-ciel de…
- ...toujours poète, mon époux plaisamment vous devez me tutoyer.
- Il jouerait de la musique s’il pouvait – Georges, mettez-vous au piano une bonne fois.
- Je dois m’en aller une bonne fois. Votre attitude me désoriente. J’aurais voulu dire « je vous aime » à Claire et Anne, dans l’ordre. Ici nous répétons la scène des adieux. Je suis très lucide ». Sa voix tremble.
Anne dit à sa sœur que de tels évènements ne pouvaient s’éviter. Que la chose marquée doit s’accomplir. Vieux-Georges écoute avec dignité, mais sa tête s’incline et son regard s’éteint. La métaphysique tient de la circulation du sang. Claire propose de l’accompagner à deux : « C’est ton rôle d’épouse… qui donc ici ne s’est pas chargé de ce vieux sac ? à ton tour » - mouvement de Anne - « il ne peut pas t’entendre » Georges répond Vous ne savez rien de ce que j’entends. Où m’emmenez-vous ?
- Chez Mrs Bove répond l’épouse.
Vieux-Georges la trouve aimable. L’accueil est chaleureux. Mrs Bove présente son compagnon de vie, bien enveloppé sur le tissu à fleurs d’un canapé de mauvais goût. « Nous nous sommes vus » dit l’Anglaise « en d’autres circonstances, et plus jamais depuis. Avez-vous bien viré (fired) nos malfaiteurs ? l’assassin et son complice, I mean…
Anne répond qu’ils ont osé se représenter, que les grands-parents ivrognes ont fait leurs bagages ou sont morts, que seuls demeurent les Mazeyrolles, « des vieux paisibles, vaguement apparentés à Vieux-Georges que voici ». Ce dernier, qui s’y perd, en pleure presque. Les deux Bove, femme et conjoint descendu de son canapé, le prennent sous les épaules, et le soutiennent jusqu’à sa chambre, au grand lit couvert de couettes.
Ils disposent sur une étagère une collection d’ouvrages historiques dont il ne parlait plus, mais qui le suivaient depuis toujours dans ses déménagements. « Il ne me reste presque plus rien » dit-il. Anne les a suivis : « Vous avez bien des souvenirs, Vieux-Georges . - Tu peux tutoyer ton mari Anne... »
Mrs Bove s’extasie sur l’originalité des titres, la splendeur des reliures. Georges retomba dans le mutisme. Tous prirent congé froidement. De leur voiture les deux sœurs firent des V d’encouragement, comme Victoire – et Georges, de sa fenêtre, hilare d’un seul coup, fit de même.
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« Hello. Here’s Mrs Bove. Ça ne vas pas du tout. Monsieur George est insupportable. Il ne parle pas, il ne lit pas. Il devient tout à fait inintelligent, tout à fait très con. Il prend le livre, ouvre-le, pose sur ses genoux et s’endort. Hello, Miss Claire ? …Il y a tempête ici… In your street too ? Je vous entends très mal !
« Monsieur Georges, votre père – il n’est pas votre ? ...il nous emmerde, mon mari et moi. Il urine ! Parfaitement ! Au lit ! Pourquoi vous n’avez pas prévenu ? Hello ? des couches, oui, faites venir baby diapers, garçons, yes, épaisses par devant ! ...le vent, le vent !… »
Elle ajoute qu’il appelle la nuit pour éviter l’incontinence. « Le temps qu’on arrive, il a déjà pissé – ne coupez pas ! » Vieux-Georges n’a plus de conversation, il appelle la nuit où suis-je ? qui êtes-vous ? pourquoi moi ici ? De plus il s’égare, il perd le nord même de jour, « trois fois la police ramener lui, il s’excuse, il recommence, nous ne pouvons pas le garder, trouvez quelque chose – allô ? Allô ? »
Le vent souffle avec rage. On entend de loin Mister Bove Ma chère, vous perdez votre français.
Vieux-Georges transféré à l’Asile Vauckère-et-Canson. Se parle seul en permanence. Déplore d’être pris pour fou. C’est bien plus commode. Mais je pense savez-vous. J’observe. Il y a plus atteint que lui. Il ne fait pas exprès de pisser. « De temps en temps. Quand on m’observe : je replonge – surtout, ne pas montrer d’intelligence – ma femme et Claire n’y voient que la rébellion.
« Nous faisons peur ». C’est la première fois qu’il pense au pluriel depuis la mort de Myriam. De son vivant il disait « nous ». Le psychiatre lui disait Apprenez à dire je.
Les infirmières leur disent « Papy ». Elles les renfoncent dans leur lit. « Elles nous ficellent comme des sacs à viande »
*
Voici un coup de téléphone :
« Anne ?
- Noëldieu ? Je reconnais ta voix.
- J’ai des remords.
- Tu reprends ta peau d’avant ?
- Georges n’est pas traité comme il faut.
- …
« Nous ne pouvons pas le laisser là-dedans.
- Après avoir eu tant de mal à le virer ?
- Je vis dans la clandestinité. Vieux-Georges est gâteux.
- C’est ton père.
- C’est moi qui paye l’hospice. »
Anne, future épouse de Vieux-Georges, raccroche d’un coup.
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Clinique, intérieur jour, intestins.
D’un coup cela revient, après toute une vie d’absence. Le ventre se réveilleet reprend vie, un volcan. « À treize ans », racontait Georges « on m’a tiré tout l’intestin, mètre à mètre. »
- Cela ne se peut pas, reprend le chirurgien. Les intestins sont reliés par le mésentère. Une incision là. Une autre en biais. »
Deux tranchées dans le ventre. Georges marche maintenant avec deux cannes. C’est fou ce qu’il est visité. « Un vrai monument historique ». De colère, Georges déchire ses bandages. Une infirmière dit : « Il est déchirant ». Georges crie qu’il veut rester seul. « Je veux me sonder ! »
- On enlève la sonde, pépé, attention le petit zizi…
- Voilà le curé ! - arrêtez de gigoter ou je vous rattache !
- ...répétez après moi bénissez moi mon Dieu parce que j’ai péché…
- ...ça ne sert à rien qu’il me bénisse, puisque c’est lui, Dieu…
Le curé se tourne sur sa chaise : « Il a toute sa tête, le pépé ! »
-…seul avec Dieu, tout seul! Dieu, là, le pédé, dans les nuages! »
Claire et Anne referment prudemment la porte : ce n’est pas avec ce prêtre qu’il découvrira la profondeur. Il n’y a de profondeur nulle part. « J’ai claqué une grosse blatte par terre hier soir » Sur son lit de fin de vie, Vieux-Georges déroule sa vie, celle du jeune marié, seul véritable. Il évoque la disparue, confie ce qu’il n’osait dire, mais on dispose autour de lui le paravent des agonies, plus personne ne l’écoute et sa langue pâteuse touille des sons qui ne s’accrochent plus.
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X X
La veille du mariage, Claire et Anne marchent toute la nuit à travers la campagne. La brise agite leurs voiles sur leurs profils. Anne dit : « Georges s’en est bien tiré. Pourquoi ne l’as-tu pas laissé crever où il était ? Pourquoi l’avoir ramené ici sans m’avoir consulté ?
- Je mène ma vie comme je l’entends.
- Tu n’avais pas à introduire ici cette larve que j’épouse, pour te laisser aux mains de nos grands-parents ! ...et qui ne dit que des conneries…
Claire ne trouve pas que Vieux-Georges ne dit que des conneries.
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L’entrée des deux sœurs en robes de mariées dans un troquet à l’heure de l’apéro cause une vive sensation. Claire et Anne poursuivent leur entretien sous les regards incrédules. Clope au bec la clientèle écoute. Anne refuse de lâcher prise, réclame sa part. Demande l’annexion à son profit du pavillon pourri du fond de jardin. « Je ne suis pas morte » répond Claire. - Tu étais d’accord. - J’ai changé d’avis. - Toute le monde te prend pour une sainte. - Je ne peux pas, dit Claire, mettre les Mazeyrolles à la porte.
Anne demande pourquoi ce pavillon, soudain, devient négligeable. « Je veux avoir ma maison indépendante.
Elles s’animent dans un grand envol de tulle. Sur le seuil, dans la lumière, les fumeurs se penchent pour tout entendre, pour tout voir. Claire demande pourquoi sa sœur ne peut se contenter du demi-bâtiment. Anne refuse d’ajouter à son vieux con de mari tous les autres vieux qui hantent ces murs, et le Vieillard’s Home qui périclite derrière sa vieille enceinte. Claire, en robe de noces à son tour : Ma vieillesse me fascine. Je te laisse le vieux qui m’aime.
- Il y a des asiles pour ça. J’y remettrai ce vieux sitôt qu’il le faudra.
- Personne n’y reste. Ils y meurent ou s’en vont.
Elles quittent le bar sans avoir consommé. L’assistance renouvelle ses apéritifs. Les lumières disparaissent. L’église attend au fond de la nuit. Tout se jouera demain. Les voiles des deux sœurs virent au noir, les robes se froissent. Deux sœurs ne peuvent se marier. Anne perd ses souliers. Elle s’arrête ombre pâle sous un arbre. C’est la campagne.
Claire vante les toits, les murs de la maison partagée.
Anne répond je ne pense qu’à moi. Demande à expulser les vieux Mazeyrolles, de si loin apparentés. Claire ne cède rien. Refuse d’épouser le vieil amoureux, même si elle porte ce soir comme l’autre la panoplie de l’autel nuptial. Il m’aime trop il gâcherait tout. La vie et la cérémonie.
FAUDRA-T-IL TIRER LES DEUX FIANCÉES À PILE OU FACE ?
De la mort, de la mort…
Les voici sur la route en direction du chef-lieu dans la plaine. Claire ne voit dans son discours interne que le seul dépérissement qui dessèche la vie. Anne est celle de la mort abstraite et vraie. Claire demande en marchant à grands pas vers l’éclairage en ville par quelle partie elle commencera son lent flétrissement.
« Ce sera » répond Anne « par le milieu du corps ». Elle demande à s’arrêter : Nous sommes suivies.
- Il y a longtemps que personne ne nous suit. Notre histoire ne concerne que nous. Nos robes n’ont pas de différences.
- Attends que le jour se lève.
Le ciel s’est dégagé. Elles ont contemplé leurs silhouettes de fantômes. Elle s’assoient sur le talus comme deux promeneuses, massant leurs pieds.
« Nous n’intéressons que nous-même, reprend Claire. Pourtant nous vivons sous le regard d’autrui.
- Ici ?
- Que diront les voisins ?
- Les vieux ne sont pas nos voisins.
- Est-ce que nous paraîtrons dans le journal ?
- Rien ne sera expliqué dans l’article.
- Je voudrais, dit Claire, que tout soit exposé, développé : ce que nous avons fait, subi. En numéro spécial ». Elle ajoute que le ou la journaliste s’étendra sur le pittoresque de la situation, détaillera les finitions différentes des volants, à condition que jamais il ne soit question du passé des Deux Sœurs, du tréfonds des Deux Sœurs. Anne prenant parole affirme Je suis fière de mon cul, de mes impulsions irraisonnées, injustifiables, nous sommes folles dit-elle, puis à sa sœur nous sommes sans bornes – MARCHE !
- Anne je n’en puis plus cherche un hôtel un trou n’importe quel abri, notre inconduite vient d’un temps où nous ne sommes plus ».
L’hôtelier s’esclaffe : « Le collègue m’a téléphoné. Vous n’êtes plus très fraîches.
- Mon cul, si. De rosée. Cinq kilomètres à pied. »
Un flash lui part dans les yeux. Elles sont très intéressantes. Depuis vingt-quatre heures et toute la vie. Leur souvenir hantera trois générations. Pendant que les paparazzi mitraillent leurs deux robes elles se sont interrogées sur Vieux-Georges, point de mire détrôné, l’horloge indique 23h 40, le bistrotier comploteur sert à tout le monde café-liqueur, les micros se tendent êtes-vous ambitieuses Que signifie ce mot ? dit Claire il demande intervient l’autre si nous souhaitons rester dans la mémoire ce qui ne sert à rien. Excellente réponse dit le journaliste êtes-vous profondes ? Anne répond par une obscénité couverte par la voix de l’autre Nous manquons dit Claire d’épaisseur et personne ne nous comprend. Ce ne sont pas des héroïnes Un destin Une volonté à d’autres Ein Reich Ein Volk Ein Führer Claire couvre un raccourci fâcheux sur les nazis, prétend une fois de plus qu’elle est enceinte Ça ne se voit pas dit le journaliste à gros sourcils Tu dis des conneries Repasse ton bac Elles sont connes On gagne quoi ? L’interviewer invectivé devient soudain grave Pourquoi demande-t-il pourquoi hébergez-vous un fou criminel Noëldieu fils de Georges Où se cache l’assassin de votre ex-amant
- Il ne se cache pas réplique Claire et tous éclatent de rire. « Nous n’avons pas connu notre oncle Noëldieu, ni sa victime, bijoutier noir. Ils n’ont ou n’avaient ni « profondeur » ni détermination. Nous voyons à quel point cela vous bouleverse. Nous n’avons conservé ni photos ni lettres…
- ...ni cartes postales achève Anne. Ce mariage était une exploration. Un signe.
- ...un sémantème ?
- Nous n’avons pas voulu écrire ni rien démontrer.
Les flashes cessent de crépiter. Les sœurs confirment qu’elles ont l’inébranlable volonté de se marier, chacune avec un homme et pour de bon en fin de matinée. Qu’elles seront en retard à Ste-Savine si personne ne les amène. Que les témoins s’avancent !
XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX RECOPIAGE
Les cubes qui s’entrechoquent. Une femme qui tient la tête. Une autre change le coussin, bruit de cocktail. Stavroski pose la main sur un bras tiède : « Montez le son . » Les filles le fixent comme un demi-fou. À tout jamais le visage de Claire s’attache aux martèlements feutrés de la mélopée « hop you’ll find your paradise » - indissolublement liée à ces applications lunaires sur le profil droit. X * Stavroski et Claire à titre d’Avertissement doivent visiter cinq domiciles. Dans le premier vit une vieille fille parcheminée, voix fausse : « Quelque chose à cacher - ...ce n’est pas l’essentiel Vieux-Georges – dans un logis envahi de bibelots et de napperons blancs rue aux Juifs je vivais heureuse dit-elle j’ai tout fait repeindre et vernir les meubles sa bibliothèque est garnie de romans portugais Saramago Eça de Queiroz « la circulation » dit-elle « des voitures me gênait beaucoup puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse les fenêtres ouvertes et j’avais fleuri la terrasse sur cour… - Eh bien ? fait le vieux, impatient. La vieille fille se lève, sort d’un tiroir une lettre récente, où sa propriétaire se plaignait d’un gendre au chômage, d’une fille aux longues études – le document porte en tête « Sommation de Déguerpir ». Claire prend la parole en secouant ses boucles d’or : « À présent MelleM. s’ankylose,comme vous le voyez, Pani Stavroski, dans une pièce meublée d’un lit, d’une table ; plus, une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues. - Les toilettes se trouvent au fond à droite » précise la locataire. Elle voulut se soulever pour leur montrer. « Ce n’est pas nécessaire » dit Claire. Quant Vieux-Georges Stavroski et sa soignante eurent prit congé, ils se parlèrent comme suit : « Il ne s’agit pas d’une spoliation, Georges ; mais d’une simple application de la Loi. Tout propriétaire a le droit d’agir ainsi ». Fin du premier avertissement. Vieux-Georges croit tout ce que dit Claire. Elle n’a que 23 ans, Très blonde, les pommettes écartées. Que pesait cette vieille Portugaise, rue aux Juifs ? Le lendemain, Claire dit à Georges : « Tu n’aimes pas les femmes seules. - Je me comprends » répond-il. - Fermez bien votre porte à clé. Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ». Vieux-Georges reçoit l’assurance de quitter bientôt le Vieillards’ Home. Le lendemain, Claire dit à Georges : « Tu n’aimes pas les femmes seules. - Je me comprends » répond-il. - Fermez bien votre porte à clé. Claire ne se décide pas, entre le « tu » et le « vous ». Vieux-Georges reçoit l’assurance de quitter bientôt le Vieillards’ Home. Il croit tout ce que dit Claire (bis). Il la suit aveuglément. Deuxième visite. « Chez Léger. Passe devant ». - Qui est-ce ? Demandent ont demandé Léger (Monsieur-Madame) à travers la porte en bois. « Nous ne pouvons pas loger une personne de plus ». Leurs voix sont âgées. Ils ne veulent pas de migrants. « Enquête du Service Social » répond Claire. Pierre et Henriette Léger referment et rouvrent la porte, selon l’idiot système de sûreté à chaîne. Pierre a le cheveu crépu et le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans. Henriette, longiligne, porte une robe blanche de crêpe envers satin. « Ce sont des cas sociaux » murmure Claire. - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison. - Chéri, que dis-tu ? c’est toi qui l’a construite. - C’était pour toi, et nos futurs enfants. » - Cinq enfants, susurre Henriette, à présent tous mariés. À chaque naissance, mon mari Pierre ajoutait une pièce en longueur. » Le mari précise qu’il n’avait nul permis de construire, et qu’un beau jour, « les hommes de loi sont venus, pour démolir, « tout remettre en l’état ». Maison longue et basse. Les murs blancs sont zébrés de craquelures significatives, où passe le doigt. Pierre est à la retraite. Henriette, en robe de crêpe, n’a jamais travaillé. Cinq enfants. Propriété hypothéquée. « Tout va se vendre ! » À leur âge, plus rien à attendre qu’un bouge acceptable au Vieillards’Home : 24m² très chers, dont les enfants règlent les loyers. « Ça alors », commente Georges, parfaitement indifférent. « Vous verrez, Pani Georges ! » Le vieux Georges ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent ensemble du pavillon, l’homme la bouche entrouverte, le front patiné de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit-il. Voici en Troisième Position un autre couple d’Antillais. L’homme est tout le portrait de Pierre:un quart de sang noir, la tête plus massive, le regard moins niais. « Il va nous emmerder »,dit Georges avec grossièreté. Tout est fait pour me distraire de Myriam, empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir » («Eh bien Georges, restez donc vide, « et écoutez les z les autres » Il y eut une nuit, et un quatrième joui Quatrième porte. Claire a tiré Georges de sa torpeur, et le nouveau Quart-de-Noir, homosexuel nommé Solange, commence sa lamentation : « ...pwivé de logement » - Encore ! s’écrie Georges - ...par les agissements de ma femme… - ...Ne me parlez plus des femmes ! - ...j’ai pwéféwé abandonner la scélérate procédure de divorce suivre son cours… «Claire laisse échapper un geste de lassitude. Le quart-de-noir quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il a tout perdu. Il n’a pu satisfaire son ancienne épouse, qui le hait à fond, et le dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. « À soixante ans... poursuit Solange… - Quoi ! Encore ! - ...Il n’a pour seule ressource qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront fournis trois bons repas par jour. - Il me restait quelques diamants, dit le bijoutier en retraite - ...de tout petits diamants. » Tous les deux jours, Claire et Vieux-Georges inspectent les sexagénaires du crû. Les scènes se déroulent à Troyes. Je n’y suis allé qu’une fois. « Je croyais que vous seriez triste, Georges. - Myriam reviendra, répond-il. Demain ou dans cinq mille ans. Je suis devenu vieux, égoïste ». Claire a rajusté une mèche au-dessus de ses yeux. Ces gens-là, rajoute Georges, n’ont pas de personnalité. Je ne peux pas leur ressembler. - Qui vous le demande ? - Eux-mêmes, ma biche. - Ne m’appelez plus jamais « ma biche ». À la quatrième porte, l’homme se présente : « Eugène Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une grand-mère incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ». Vieux-Georges demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Claire dit Ce n’est pas nécessaire. Eugène Lokinio, barbu sec, précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant j’étais autoritaire. Nos six enfants nous respectaient. - Vous les avez, dit Vieux-Georges, détruits jusqu’à leur quatrième génération. - Deux. » Alphonsine s’emporte. « Deux générations suffiront, je pense ? ». Ses lèvres se pincent sous un nez en couteau. « Nous nous passons de vos sermons. » Vieux-Georges se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ? - Seulement de ce con de Jésus. - Insultez-moi, et je porterai ma croix » psalmodie Eugène. - Vous entendez ? trente-cinq ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… » Ils n’étaient pas méchants, commente Vieux-Georges. - Détrompez-vous. Ils ont martyrisé leur troisième fils. Ils l’ont battu chaque jour, sans y manquer, sans laisser de traces. Ils lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même où vivait la famille. Ils se sont opposés à son mariage. - Est-ce qu’ils ont bien traité les deux fils aînés ? - Je crains que oui. Mais ils n’auraient pas dû s’acharner sur le troisième ». Claire lui apprit que ces ivrognes aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logement couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. Vieux-Georges répond J’aime tes yeux. Il ajoute que sous la peau de son visage, si exactement tendue par le muscle, s’est incarnée toute la vertu du monde. - La vertu, Georges ? - La justice. L’égalité. Le droit. » Quand Claire se met à rire, elle secoue ses boucles. « Regardez bien, Vieux-Georges : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre femme ! Là où vous habitiez tous les deux ! ...dans le temps !… À présent deux vieux les habitent, plus vieux que vous encore ! c’est une maison en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires. - C’est bien jeune, dit Georges. - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux. - On n’expulse pas les vieux , dit Georges. - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin – la friche – entre les deux maisons, ils ont entassé des ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… Ils disent : « Notre Fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les jeunes – les Acquatinta – ne les croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets… - Mais, ce sont des cousins de Myriam ! Eh bé ! Eh bé ! - Les vieux Mazeyrolles ne l’ont pas supporté. - Eh bé ! ...des cousins de Myriam ! - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer, car ce sont les propriétaires. - ...Myriam les avait perdus de vue. Ils habitaient tout près de chez nous - par exemple ! - Puis les Acquatinta, les propriétaires,les ont persécutés. - Comment cela ?’ Vieux-Georges ouvrait de grands yeux. - Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les Mazeyrolles devaient traverser le jardin. Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent les Acquatinta, lesquadragénaires ne répondent pas, ou s’ils le font, c’est d’un air condescendant. Voire excédé. « Persécution indirecte ». - La Marie-Thérèse, c’était la fille de… ‘ ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lèvre qui pend. Les cheveux peroxydés. « Coquette. Hideuse. - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...longtemps ! - Son mari s’appelle Jean-Paul. Trapu, lourdaud, avec les épaules arquées. Il traîne des pieds. - C’est bien lui ! tout à fait lui !... X Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes. X - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le Pépère ? Il vaut ouvrir les rideaux le Pépère ? - Faites chier. - Pas poli le Pépère ! - Je t’ai vouvoyée ». Vieux-Georges ne peut tolérer que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. Tout se joue ans le respect, la contemplation, la sérénité. Près d’elle seule il ne se sent : ni vieux, ni ami, ni père. Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanne Mazeyrolles. C’est une nouvelle soignante. La jeune sœur de Claire. Portant le même nom de famille, en attendant de semarier, ce qui ne semble pas dans leurs projets. Encore qu’il ne soit plus bligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ici des cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle son attrait ? X Les Vieux. Les plus vieux que lui, Georges. Déclinent leur âge et lieu de naissance. Claire, debout, prend des notes. Johanne, en retrait, l’œil noir, les toise. Dans la pièce qu’on entrevoit derrière eux, les armoires en effet s’entassent, acquises, garnies et abandonnées au fil d’une vie. Le soleil passe entre les battants capricieusement ouverts ou pendants. Marie Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut que je trouve un nouveau logement ? Jean-Paul Mazeyrolles son mari dit à son tour : « On nous promet un rez-de-chaussée : dans la même rue ? » Au retour, hors de leur présence : « Les déplanter, ce sera les tuer » commente Johanne. X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. L
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X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon. « Leur déménagement n’a servi de rien. Ils sont redevenus tout comme avant. Ils ont transporté leur taudis sur leurs dos. - Vous êtes jeune, répond-il, et pourtant, vous aimez l’ordre. - Les deux ne sont pas incompatibles. » Johanne poursuit : « Leur jardin sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie. - Ce sont des cousins de Myriam. » Il n’en dit pas plus. Myriam, ces gens-là et ses deux gardiennes sont apparentées. La Marquise de Lafayette en eût pondu vingt pages, qui rendent inaccessibles les abords de La Princesse de Clèves. Gloire au taciturne Georges, supérieur à Mme de Lafayette. « Nous sommes tous cousins » reprenait Johanne. - L’âge les a bien amochés, disait Vieux-Georges : « jean-Paul et Marie-Thérèse ». La mode était aux prénoms doubles. La vieille ici redoublait de laideur. Johanne ajoutait que Vieux-Georges, à titre personnel, s’en était « bien tiré » : très peu de rides. À quoi Georges répondit : « J’ai une vraie tête de porc ». Le jeune femme se mit à rire, sans plus exposer sa pensée. Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Mais ils sont vraiment trop laids ! - Ils ne payent pas non plus leur loyer. - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné, dit-elle. Jetez juste un œil derrière la haie : ils habitent juste en bordure de notre propriété. Nous aimerions les annexer, avec de l’agent. Racheter le terrain. - Qui mettrez-vous à la place ? - Vous, Georges. » Il ne dit ni oui ni non. Johanne recommence à se taire, et sa sœur aînée ne vient pas. On agite une cloche en cuisine : l’oncle René appelle à table : qui dit cousins, dit oncle. Georges se lève pour le réfectoire, il parle volontiers à tout le monde, avec insignifiance. Claire n’est arrivée que pour les pâtes, le casque sur la tête : elle écoute Good bye stranger, aux paroles si poignantes. Elle réclame du gruyère, pour les pâtes. X X X ...Vieux-Georges respire. Il ne s’en tire pas si mal. Cette maison est belle et vaste. Il n’en connaît pas d’autre, il n’en sort pas. Myriam lui fait un doux souvenir : elle est morte au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Johanne lui donnent toute liberté, laissant leurs chambres bien fermées à clef. Georges erre pied-nu dans le couloir bien frais. Il s’assoit dans le salon désert, face aux cendres froides d’un âtre. Sa raison lui revient peu à peu. Ses oreilles se débouchent lentement. Il passerait des heures à écouter se défriper sa tête et ses tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, risque quelques pas dans le jardin jusqu’au prunier. Au fond, derrière la haie, près de leur masure, passent les ombres des vieux Mazeyrolles : l’homme voûté, silencieux – madame édentée, volubile. « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fait un café. - Inutile, songe-t-il. Tout haut. Claire, Johanne, le regardent intensément, amusées. « Pourquoi passe-vous vos journées à voir, dit-il, des personnes de mon âge ? » Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu fille étrangère ; il s’agit de jeunes femmes étrangères, good bye Mary, good by Jane, lancinantes mélopées dont la plupart de nous ne comprenons pas les paroles ? paroles qui si nous les savions nous rempliraient de larmes… Pendant le repas familial règne la télévision. Georges dont la chambre désormais se trouve à l’intérieur même du logis des sœurs, Georges cache mal sa déception. Au moins peut-il se purifier des anciens miasmes pensionnaires, et le soir, contempler à loisir les profils de Johanne, de Claire nimbés dmarbrures lactées. Un soir après la bière aucun doute n’est plus permis : « Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.- Les vieux, précise Johanne. - Vous les tuez, dit Georges. Il les a vus, tout près, ce matin même, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Il ajoute qu’ils ont vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement. L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. La grand-mère (il y a une grand-mère) non plus, exceptionnellement présente, dont on laisse la chambre ouverte en temps ordinaire. «Ne vous apitoyez pas, Georges, dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. Le feu de la St-Alphonse consume toutes les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons se sont regroupés. Certains veulent avertir les pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanne. Elle aussi apprécie les chœurs de faussets. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanne. Les vieux, rêveurs ou baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Georges revient dans son logis indépendant. On n’a brûlé que les meubles hors d’usage. X X X Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible
Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ». * Vieux-Georges déambule dans les rues nocturnes. Il a retrouvé son chez-soi. Le plafond est bas. Il s’incurve jusqu’au ras du crâne – non : c’est la queue de lustre. Un jour ce niveau s’effondrera. Audessus de sa tête se pressent en longueur des lattes de pont de navire, trtès étroites, très vernies. La navigation sans roulis. « Je suis content. Je me contente de... » À propos de plénitude : 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Ce meuble, très lourd, pourrait aussi bien provenir de la maison de son père mort. Vieux meubles, vieux ossements. Tout pourrait lui appartenir. Tout lui appartient. Désormais. Jusqu’à la mort, la sienne. Soixante dix années de terreur. C’est enfin arrivé. La vie derrière soi. Sa vie enfin vaincue. Pleins et vides. Pleins et déliés. Mélanges et successions, j’y pensais depuis toujours. Il aime, brusquement, sa vie : « C’est bête... » * ...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… Gagne-t-elle à être regrettée… Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait dû s’y mettre plus tôt… elle part la première. À compter d’un certain âge, les époux se guettent en coin : qui partira le premier ? ...se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? il a tant vécu dans ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Misère humaine et indifférence. La tête de Georges oscille. Ces décrochages du cerveau. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Aurait mieux fait de vivre de son vivant. Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? dit Georges. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Georges. Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs… Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriam ça alors il déchire la lettre il a des absences dit Claire comme les vieux dit Johanne il pense à sa femme- Penses-tu ! - Il ne pense plus. - Tu exagères, Johanne. * Les deux sœurs et Georges regardent un téléfilm. Le Prussien. C’est l’histoire d’un vieil homme apparemment crétin, qui survit, apparemment indifférent, à la mort de sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme un tas de bûches qui s’effondre, le traitent comme un morceau de bois. Lui se tait, méprisant, sous ses rides. Le jour de l’enterrement, comme il marche lentement, tous les autres le dépassent. Il arrive bon dernier sur la tombe. « Qui sait ce qu’il pense ? dit Claire. - Voulez-vous devenir ma femme ? dit Georges. - C’est une de trop, répond Claire. - Pour moi c’est autre chose aussi, reprend-il ; des élans du cœur, très subtils et très forts comme à quinze ans. Comme un whisky. Il ajoute : « Si on ne devient pas fou dès le début, dès le premier choc – on se guérit. Dans l’instant. - Voyons Georges, reprend Claire – vous étiez amoureux de votre femme ? - Non. - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ? Il dit : - Je me moque d’être apprécié. - ...je rêve ! » Johanne bat dans sens mains. - Parlez-nous de Myriam, dit Claire. Georges s’en contrefout. Johanne dit « C’est dommage ». Il aurait pu en pondre deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous. - Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces PAGE 27 DU MANUSCRIT MANQUE, CHERCHER DANS D’AUTRES DOCUMENTS (POUPI?) ….la disparition de la page 27 prive le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouveront affectés. EN PARTICULIER, ...Vieux-Georges Svarov découvre ce que chacun de lui savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs, ce dernier d’emblée très antipathique ; en effet, la tête du vieux Georges retombe quand il marche, et d’autres têtes vont tomber. Les deux amants sont jeunes et s’affrontent, mais rien n’est si grave. Johanne, belle-sœur de la main gauche, regarde Stabbs plus souvent qu’il ne faut. Brune, fine, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Johanne). « Nous excluons Vieux-Georges, dit-elle, par manque d’intérêt ». Johanne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement. Arrive un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Georges et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête baissée, dépassant du complet-veston. Sa voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien. Il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Voici le dialogue : « Nous ne le jugeons pas sur ses actes... - Il ne veut rien faire. - ...ni sur ses intentions. - Il regrette insuffisamment sa femme. - Noëldieu est inconsolable. - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu. - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ? - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse. (Une femme ôte son deux-pièces. Rouge. Noëldieu vit sur deux sphères). - C’est sa maladie. - Quelle maladie ? Les arguments se disent face à face et Noëldieu se lève : « Ne chassez pas Georges ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit sans répondre : « Ils n’ont fait que leur devoir ; d’avoir vécu. Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu. Stabbs répond sans comprendre :- Où irait-il ? - Dans sa boîte à dingues, réplique Johanne. - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine… Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux, des redevenus morveux. Je suis son fils. Je me sens éveillé, beau, plein d’ardeur et d’avenir. - On le garde, dit Johanne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il nous dérange, dit Claire. Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs à son tour inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour
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ATTENTION AUX REPRISES INJUSTIFIÉES !!!!
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Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ».
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X Après chaque visite, Vieux-Georges et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Georges est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Vieux-Georges « qu’ils sont devenus tout à fait sourds en s’engueulent en occitan de Lodève ». - C’est exact, Vieux-Georges ». Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes. X - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le Pépère ? Il vaut ouvrir les rideaux le Pépère ? - Faites chier. - Pas poli le Pépère ! - Je t’ai vouvoyée ». Vieux-Georges ne peut tolérer que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. Tout se joue ans le respect, la contemplation, la sérénité. Près d’elle seule il ne se sent : ni vieux, ni ami, ni père. Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de Johanne Mazeyrolles. C’est une nouvelle soignante. La jeune sœur de Claire. Portant le même nom de famille, en attendant de semarier, ce qui ne semble pas dans leurs projets. Encore qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ici des cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle son attrait ? X Les Vieux. Les plus vieux que lui, Georges. Déclinent leur âge et lieu de naissance. Claire, debout, prend des notes. Johanne, en retrait, l’œil noir, les toise. Dans la pièce qu’on entrevoit derrière eux, les armoires en effet s’entassent, acquises, garnies et abandonnées au fil d’une vie. Le soleil passe entre les battants capricieusement ouverts ou pendants. Marie Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut que je trouve un nouveau logement ? Jean-Paul Mazeyrolles son mari dit à son tour : « On nous promet un rez-de-chaussée : dans la même rue ? » Au retour, hors de leur présence : « Les déplanter, ce sera les tuer » commente Johanne. X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Georges ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Georges se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’vais-t-y donc ben m’loger à c’t’heure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et Johanne-la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. Johanne visite Vieux-Georges, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanne s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Georges ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Georges éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Georges admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain Johanne revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon. « Leur déménagement n’a servi de rien. Ils sont redevenus tout comme avant. Ils ont transporté leur taudis sur leurs dos. - Vous êtes jeune, répond-il, et pourtant, vous aimez l’ordre. - Les deux ne sont pas incompatibles. » Johanne poursuit : « Leur jardin sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie. - Ce sont des cousins de Myriam. » Il n’en dit pas plus. Myriam, ces gens-là et ses deux gardiennes sont apparentées. La Marquise de Lafayette en eût pondu vingt pages, qui rendent inaccessibles les abords de La Princesse de Clèves. Gloire au taciturne Georges, supérieur à Mme de Lafayette. « Nous sommes tous cousins » reprenait Johanne. - L’âge les a bien amochés, disait Vieux-Georges : « jean-Paul et Marie-Thérèse ». La mode était aux prénoms doubles. La vieille ici redoublait de laideur. Johanne ajoutait que Vieux-Georges, à titre personnel, s’en était « bien tiré » : très peu de rides. À quoi Georges répondit : « J’ai une vraie tête de porc ». Le jeune femme se mit à rire, sans plus exposer sa pensée. Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Mais ils sont vraiment trop laids ! - Ils ne payent pas non plus leur loyer. - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné, dit-elle. Jetez juste un œil derrière la haie : ils habitent juste en bordure de notre propriété. Nous aimerions les annexer, avec de l’agent. Racheter le terrain. - Qui mettrez-vous à la place ? - Vous, Georges. » Il ne dit ni oui ni non. Johanne recommence à se taire, et sa sœur aînée ne vient pas. On agite une cloche en cuisine : l’oncle René appelle à table : qui dit cousins, dit oncle. Georges se lève pour le réfectoire, il parle volontiers à tout le monde, avec insignifiance. Claire n’est arrivée que pour les pâtes, le casque sur la tête : elle écoute Good bye stranger, aux paroles si poignantes. Elle réclame du gruyère, pour les pâtes. X X X ...Vieux-Georges respire. Il ne s’en tire pas si mal. Cette maison est belle et vaste. Il n’en connaît pas d’autre, il n’en sort pas. Myriam lui fait un doux souvenir : elle est morte au Vieillards’ Home, ailleurs. Claire et Johanne lui donnent toute liberté, laissant leurs chambres bien fermées à clef. Georges erre pied-nu dans le couloir bien frais. Il s’assoit dans le salon désert, face aux cendres froides d’un âtre. Sa raison lui revient peu à peu. Ses oreilles se débouchent lentement. Il passerait des heures à écouter se défriper sa tête et ses tympans : « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes, risque quelques pas dans le jardin jusqu’au prunier. Au fond, derrière la haie, près de leur masure, passent les ombres des vieux Mazeyrolles : l’homme voûté, silencieux – madame édentée, volubile. « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fait un café. - Inutile, songe-t-il. Tout haut. Claire, Johanne, le regardent intensément, amusées. « Pourquoi passe-vous vos journées à voir, dit-il, des personnes de mon âge ? » Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu fille étrangère ; il s’agit de jeunes femmes étrangères, good bye Mary, good by Jane, lancinantes mélopées dont la plupart de nous ne comprenons pas les paroles ? paroles qui si nous les savions nous rempliraient de larmes… Pendant le repas familial règne la télévision. Georges dont la chambre désormais se trouve à l’intérieur même du logis des sœurs, Georges cache mal sa déception. Au moins peut-il se purifier des anciens miasmes pensionnaires, et le soir, contempler à loisir les profils de Johanne, de Claire nimbés de marbrures lactées. Un soir après la bière aucun doute n’est plus permis : « Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.- Les vieux, précise Johanne. - Vous les tuez, dit Georges. Il les a vus, tout près, ce matin même, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Il ajoute qu’ils ont vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement. L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. La grand-mère (il y a une grand-mère) non plus, exceptionnellement présente, dont on laisse la chambre ouverte en temps ordinaire. «Ne vous apitoyez pas, Georges, dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. Le feu de la St-Alphonse consume toutes les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons se sont regroupés. Certains veulent avertir les pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanne. Elle aussi apprécie les chœurs de faussets. Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’as assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanne. Les vieux, rêveurs ou baveux, contemplent la mise à feu de leurs boîtes vides. Georges revient dans son logis indépendant. On n’a brûlé que les meubles hors d’usage. X X X Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanne, Georges lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa canne et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Georges les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Georges aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanne. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Georges faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Georges observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Georges a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanne disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Georges, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système d e poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Georges revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Georges en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Georges pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de Johanne. « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Georges ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ». * Vieux-Georges déambule dans les rues nocturnes. Il a retrouvé son chez-soi. Le plafond est bas. Il s’incurve jusqu’au ras du crâne – non : c’est la queue de lustre. Un jour ce niveau s’effondrera. Audessus de sa tête se pressent en longueur des lattes de pont de navire, trtès étroites, très vernies. La navigation sans roulis. « Je suis content. Je me contente de... » À propos de plénitude : 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Ce meuble, très lourd, pourrait aussi bien provenir de la maison de son père mort. Vieux meubles, vieux ossements. Tout pourrait lui appartenir. Tout lui appartient. Désormais. Jusqu’à la mort, la sienne. Soixante dix années de terreur. C’est enfin arrivé. La vie derrière soi. Sa vie enfin vaincue. Pleins et vides. Pleins et déliés. Mélanges et successions, j’y pensais depuis toujours. Il aime, brusquement, sa vie : « C’est bête... » * ...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… Gagne-t-elle à être regrettée… Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait dû s’y mettre plus tôt… elle part la première. À compter d’un certain âge, les époux se guettent en coin : qui partira le premier ? ...se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? il a tant vécu dans ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Misère humaine et indifférence. La tête de Georges oscille. Ces décrochages du cerveau. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Aurait mieux fait de vivre de son vivant. Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? dit Georges. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Georges. Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs… Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriam ça alors il déchire la lettre il a des absences dit Claire comme les vieux dit Johanne il pense à sa femme- Penses-tu ! - Il ne pense plus. - Tu exagères, Johanne. * Les deux sœurs et Georges regardent un téléfilm. Le Prussien. C’est l’histoire d’un vieil homme apparemment crétin, qui survit, apparemment indifférent, à la mort de sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme un tas de bûches qui s’effondre, le traitent comme un morceau de bois. Lui se tait, méprisant, sous ses rides. Le jour de l’enterrement, comme il marche lentement, tous les autres le dépassent. Il arrive bon dernier sur la tombe. « Qui sait ce qu’il pense ? dit Claire. - Voulez-vous devenir ma femme ? dit Georges. - C’est une de trop, répond Claire. - Pour moi c’est autre chose aussi, reprend-il ; des élans du cœur, très subtils et très forts comme à quinze ans. Comme un whisky. Il ajoute : « Si on ne devient pas fou dès le début, dès le premier choc – on se guérit. Dans l’instant. - Voyons Georges, reprend Claire – vous étiez amoureux de votre femme ? - Non. - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ? Il dit : - Je me moque d’être apprécié. - ...je rêve ! » Johanne bat dans sens mains. - Parlez-nous de Myriam, dit Claire. Georges s’en contrefout. Johanne dit « C’est dommage ». Il aurait pu en pondre deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous. - Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces PAGE 27 DU MANUSCRIT MANQUE, CHERCHER DANS D’AUTRES DOCUMENTS (POUPI?) ….la disparition de la page 27 prive le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouveront affectés. EN PARTICULIER, ...Vieux-Georges Svarov découvre ce que chacun de lui savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs, ce dernier d’emblée très antipathique ; en effet, la tête du vieux Georges retombe quand il marche, et d’autres têtes vont tomber. Les deux amants sont jeunes et s’affrontent, mais rien n’est si grave. Johanne, belle-sœur de la main gauche, regarde Stabbs plus souvent qu’il ne faut. Brune, fine, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (Johanne). « Nous excluons Vieux-Georges, dit-elle, par manque d’intérêt ». Johanne et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement. Arrive un certain Noëldieudieu, qui se prétend fils de Vieux-Georges et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête baissée, dépassant du complet-veston. Sa voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien. Il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Voici le dialogue : « Nous ne le jugeons pas sur ses actes... - Il ne veut rien faire. - ...ni sur ses intentions. - Il regrette insuffisamment sa femme. - Noëldieu est inconsolable. - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu. - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ? - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse. (Une femme ôte son deux-pièces. Rouge. Noëldieu vit sur deux sphères). - C’est sa maladie. - Quelle maladie ? Les arguments se disent face à face et Noëldieu se lève : « Ne chassez pas Georges ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit sans répondre : « Ils n’ont fait que leur devoir ; d’avoir vécu. Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu. Stabbs répond sans comprendre :- Où irait-il ? - Dans sa boîte à dingues, réplique Johanne. - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine … Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux, des redevenus morveux. Je suis son fils. Je me sens éveillé, beau, plein d’ardeur et d’avenir. - On le garde, dit Johanne. Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il nous dérange, dit Claire. Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs à son tour inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour cède du barrage : « Il se fout de la mort de Myriam. De ma mère. » - Je ne l’ai jamais vu manifester la moindre crainte de la mort » dit Claire. Qui chancelle. - Il se fout de tout ! enchérit Johanne. - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire. Confusion, conclusion, roman con. X De fait, ses mains tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il est comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se faisait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre. Le monde serait un désert. « S’il était par Minou, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ». Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes particulièrement inconstants. La scène se déroule autour d’une table basse, dans une partie du bâtiment où VieuxGeorges, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Vieux-Georges le cacochyme provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux gouvernantes qu’il n’a jamais été. Leurs ambiguïtés à son égard se sont renforcées. Il leur importe plus encore d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immonde et immortelle. Prélude à toutes les autres. Cette salle de séjour est dépourvue de tout tapis. Elle comprend sur un de ses côtés un manteau de cheminée froid. L’alcool est indispensable à ces âmes veules, auxquelles on peut se comparer pour se donner du cœur. Une bouteille de cognac, une autre de gin. Au-dessus se dispose un réseau de poutres torses et parallèles, reflet sombre de ces âmes de peu. Ces solives dégagent un relent de Xylophène frais, Marque Déposée. Votons. Claire apporte avec effroi un melon d’homme mort. Non moins gauchement,Johanne tire d’un tiroir [sic] deux paires d’enveloppes. Chacun vote en se dissimulant, l’œil espion rivé sur le voisin. Le vote est NON. Vieux-Georges est réexpulsable par trois voix contre une : celle de Claire. Il faut bien qu’elle se dénonce, pour clarifier la situation. Pour atténuer ses incohérences, elle agite et secoue ses boucles blondes, sans obtenir aucun effet sur dde Stabbs, son ex-amant. Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire de son sac à main une lettre de Georges : Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité. Stabbs éclate de rire. « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ des Vieux-Mazeyrolles. Ma punition viendra ». - Il ne savait rien encore, dit Claire. - « Ma cahute regorge d’ennui... » - « sa cahute » !… - « regorge » !… - lisant la suite : « ...quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf »… - Il n’y songe plus lui-même ! dit Johanne. - Veux-tu l’épouser ? demande Noëldieu. - Qui veut lui annoncer la nouvelle ? demande Stabbs. - Toi, dit Johanne. - ...à quel titre ? - Certains, reprend Noëldieu, pourront trouver un peu fort qu’un Stabbs se permette d’occuper en partie un pavillon sans chauffage au fond du jardin. Nous irons tous à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. « Pourquoi c’est pas les mecs qui s’y collent ? - Les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés, Johanne. - Qu’est-ce qu’il faisait ? - Un truc en -ier – pâtissier, tapissier, menuisier… - Nous irons tous à tour de rôle annoncer à Vieux-Georges qu’il est viré. - Le crime de l’Orient-Express. - Il sera vite convaincu, dit Claire. Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants. x x x x « Que faites-vous là, Georges ? - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils sont errants, et trouvent des gamelles prêtes bien disposées. Il tient une râpe cylindrique ; il serait curieux que les félins apprécient le gruyère, mais il le serait tout autant que tous l’écartassent. Claire s’assoit sur une chaise : elle ne peut le sommer de partir, alors qu’il se livre à une activité si sainte. Il introduit la pâte dans le tambour, la maintient au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il sort des copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux, qu’elle a plus foncés. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : le propre qui sèche, le sale, anarchique, sur la gauche. Une goutte dégouline sur un fond de poêle « Vous vous êtes bien adapté, ici. Mauvaise entrée en matière. - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. » Ce n’est qu’une bande de terre entre deux rebords de ciment, qui enserre un rosier rabougri, l’hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines.- Rien à foutre, dit-il en polonais. Pousse là aussi un chétif pêcher de deux mètres à sept fruits l’an, gâtés avant d’être mûrs. Bref un jardin, avec deux appentis en tôle. « Vous n’avez pas d’insectes ? - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. - Non, ça gazouille. - Croustille, Claire, croustille, ce sont des mésanges charbonnières. Vieux-Georges si tu touches mon cul, quel beau prétexte ! Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même. À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales. La sœur aînée n’aime pas cette cloison de bois. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien». - Cette langue n’est pas l a vôtre. - Je me prenais pour Johanne. - J’en doute. »
- Vous visitez les Vieux-Expulsés. Nous y voilà. Georges évoque ses rêves : « Le quotidien de jour est morne; le quotidien de nuit peut m meme passionner. Par exemple : je me trouve dans un vaste établissement aux murs tout blancs. Je passe dans de longs couloirs, des greniers. De vieilles archives aux portes qui ne ferment pas. Le rez-dechaussée fait hôtel - voulez-vous du café ? - ...Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ? - « Cadeau repris, cadeau volé ! » - Et le monde extérieur ? - Un sucre ou deux ? » ...dans ces hôtels, GEORGES est poursuivi. Monte à la course les escaliers. Entrevoit des chambres défaites. On lui crie : Loyer ! Loyer ! Loyer ! «...bon. J’arrive aux toilettes pour femmes – excusez-moi mademoiselle Claire. On me secoue les portes. Les toilettes sont un labyrinthe, les cloisons vicieuses, on voit les pieds, chevilles, talons, pointes, partout des fuites d’eau - - Les bibliothèques sont des labyrinthes… - Vous lisez trop – j’arrive dans un cimetière - ...bibliothèques… - ...ta gueule – j’trouve ma tombe, elle n’a pas de nom, juste un cadre de planches dans le sable, ça coule sous les planches... » il reconnait, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies, l’entrée du bas, dans un virage entre deux gros piliers cannelés – arrivé là je ne suis plus poursuivi - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles. - Les pauvres ?… - Vous reprenez du poil de la bête, Vieux-Georges. - Mais du moment que je ne suis plus à l’Asile… - C’est pire que de mourir, Vieux-Georges. - Arrêtez de m’appeler comme ça. - Nous avons visité presque dix expulsés. Vous êtres un privilégié. - Je ne viens jamais chez vous sans y être invité. Je ne vous coûte rien. - Vous ne nous convenez plus. - C’est trop brusque. - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Vieux-Mazeyrolles, vos proches parents. Deux expulsions en si peu de temps. - Ils étaient si dégoûtants. Vous m’aviez mis à leur place. Dieu merci je suis venu chez vous. Même après eux, l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.- Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ? Quand vous habitiez rue Gergois ? - ...Vous changez de sujet. - C’est votre dureté qui est en cause. - Myriam et moi ne nous aimions plus. Au Vieillards’Home nous avions cessé toute relation sexuelle ». Claire est là. Elle n’a rien dit mais pouffe. - Ils nous avaient mis, elle chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes. Rendez-vous compte du traumatisme. - Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché. - Nous faisions déjà chambre à part autrefois, rue Gergois. Depuis mon 55e anniversaire. Mais ici, je veux dire au Vieillards’Home, nous avions voulu retrouver notre bon lit complet. - Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus. - Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital. - Pourquoi pas, Georges… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage. - On ne se marie pas pour des raisons… - Je parie que si. - Cinquante ans de galère… - ...de galère ?! …Georges ! - Pardon ? Johanne demande s’il a des enfants. - Les enfants sont la plaie du couple ! » Vieux-Georges devient vert, frémit. - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Georges ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieudieu dit Noëldieu. Georges se calme en grommelant : - Un garçon. Jardinier. Boucher. Tout ce qu’on veut. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie. - « Paisible » ?! - Sans tracas. Pas payer beaucoup d’impôts. - Boucher, «pas d’impôts » ?… - Commis boucher [oujenik jejnitchy] - Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ? - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal. - Eh bien ! Pani Stavroski ! - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! même pas homo.. L’une des deux sœurs éclate de rire. - Un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! En français, polonais, anglais ! - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Georges. - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux. - Que sont-ils devenus ? - Morts ou retraités. - Ce ne sont pas des professions. - Il ne faut pas avoir d’enfants. - Trop tard… * * * * * * * * * * * * * * Au mois de septembre, les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Moches fruits d’arrière-saison, au goût d’abricot ou de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul ». Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur. Il ne faisait plus grand-chose, Vieux-Georges : gratter la terre sans but précis, ôter les gourmands du rosier, déraciner les gerbes d’or (« solidago ») en les cognant contre un piquet. « Quelle vie de feignant, dit Claire. - De nonchalant, répond Georges. Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs du lilas. « À quoi cela sert-il ? demande Claire. * * * * * * * * * * * * * * Vieux-Georges possède le privilège inouï de conserver son ancien logis. Il s’y rend deux ou trois fois par jour. Il a conservé là-bas, dans sa pièce, une platine, une « enceinte » disait-on, d’une grande qualité sonore. jour, temps à autres. Pour l’écouter, à la demande des deux sœurs et malgré le froid descendant, il aime laisser les fenêtres ouvertes ; à travers la haie de séparation, Claire et Johanne, qui ne sont frileuses, profitent de programmes musicaux hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, ou la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, Mozart, Beethoven, et toute une avalanche de classiques. « Il nous ennuie » dit Johanne. - Laisse-le nous instruire, dit Claire. - ...ces mélodies traînantes…- Écoute mieux… Un jour vient où le froid empêcha l’ouverture des fenêtres et des chaises longues. Peu de temps après, Vieux-Georges se réfugiait souvent dans la Grande Maison. Voici les répliques des sœurs, interchangeables : - Il ne reçoit jamais personne. - Il est bien calme. - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux. - Des vieillasses plus dégueulasses… - Johanne, voyons ! Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin. Vieux-Georges parlait à voix basse – avec sa femme dit Claire. « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou… on le garde ? - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière. Johanne émet l’hypothèse que le vieux vit son dernier sursis. Johanne fait des projets. « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai. « Si mon genou me fait mal, vieillard lui-même, il comprendra, et me frottera le genou du même onguent que lui. « Jamais de scène. Il est en deuil, parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Je suis sûre qu’il possède son orgue : il jouera, et je chanterai. « Il montre suffisamment d’originalité pour en déployer plus encore. Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Johanne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement du pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme. - Quand nous étions plus petites… - Nos petits jeux ne suffisent plus. - ...pas plus tard qu’avant-hier… - C’était avant-hier. (« Il ne manque pas d’hommes en ville », « Plus durs les uns que les autres », « Avec Georges ce n’est pas la dureté qui est à craindre », « Va le trouver »).Ce jour, Vieux-Polak, seul, écoute dans son antre du Bach en sourdine, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les jambes de Claire. Elle n’a que 23 ans. Elle ne sait souvent que faire de ces hommes qui tournent et collent, et dont le corps pèse si lourd au bas du ventre. Vous m’avez bien entendue. Johanne veut vous épouser. - Mais c’est Claire que j’aime. Il éclate de rire avec gravité. Pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je suis trop vieux pour décider ? Je dois dire merci ? - Quelle que soit la femme, Georges, soyez réaliste. - Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé. - C’est une autre manière d’être expulsé. Pourquoi souriez-vous ? - Que penserait Myriam ? Qui frappe ? » C’est Johanne, curieuse, impatiente. Anxieuse. Le sourire de Georges s’accentue. Johanne parcourt les pièces, celle que Georges conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs. Les deux pensionnaires cohabitent sur un pied de respect froid. Johanne ferme les portes d’armoires ballantes. Marque au feutre rouge (elle a apporté un feutre) les plus délabrées d’entre elles, celles qui ne se referment pas : chez Stabbs. Claire et Georges se sont interrompus et la suivent, surveillant ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure assez fort « Qu’il aille se faire foutre ». * * * * * * * * * * * * * * « Qu’est-ce que vous jactez, Georges ? ...on ne vous a interné que pour accompagner votre femme ? - Oui, oui… - J’ai horreur des la ssensibleries chez un homme marié, dit Johanne ; c’est peut-être votre présence, justement, qui a rendu votre femme vulnérable. - Peut-être, peut-être, może. - Et cessez de répéter chacune de vos paroles. - Myriam était devenue un tas de larmes. Intarissable. Elle pleurait d’être vieille, pleur rait de souffrir, pleurait de pleurer. - L’avez-vous aimée au moins ? - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime. - Il faudra que je vous suffise. Elle lui piquefout un baiser sur le front et détale. « Vais-je bander ? » se dit Georges. * * * * * * * * * * * * * * Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Georges, qui l’occupe de nouveau seul. C’est très important, un repas. Cela permet de tout mettre au point, au détriment des plats, qu’ils soient engloutis ou jetés à la gueule. Vieux-Georges en son antre n’a presque plus d’armoires. Reste un corps de buffet brun, avec rosaces sur les portes. La table est mise. Première entrée Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, rouge. Sa voix est celle d’un clairon. « Les enfants sont à la maison ». « Tant mieux » pense Claire, qui dit ajoute à haute voix « Cela ne fait rien ». Georges pense comment, tu aimes les enfants ? mais ne dit rien. Il y a ce au’on dit,il y a ce qu’on pense. « Bove, placez-vous ici, face au corps de buffet... » - tu en voudrais donc ? ...vous qui appréciez les beaux meubles… qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet des vieux Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, ditcoupe Georges précipitamment, en retard - « ddès mon enfance. - Ta vue baisse ! - Et si vous vous occupiez de moi ? dit Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone… - Mais comment donc ! - Claire, je suis chez moi, c’est à moi ??? - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaît : ton pavillon est au fond du jardin… - ...de la friche… - Allô ? Géraldine, Abder ? n’arrosez pas la glycine, ne cuisez pas le petit chat, ne touchez pas au petit frère ! Et ne vous fardez pas !! Vieux-Georges blâme en grommelant la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à haut voix des commentaires désobligeants… - ...je ne suis pas désobligeant… - ...ou déplacés sur nos amis… - Ce ne sont pas mes amis… Bove raccroche et se rapproche : « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier. - Rue aux Juifs ? lance Georges. - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Georges. Ai-je l’air d’une Juive ? Johanne attrape au vol cette interrogation, il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange dde réparties, « Vous n’avez pas le type juif », « qu’est-ce que le type juif », et autres bribes obligatoires. Nous aimerions savoir ce que Vieux-Georges… veut savoir. Mistress Bove détourne la conversation, dont elle prend le dé : elle a repeint elle-même las plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles. « Les meubles ! s’exclame Claire. - Je vois, dit Georges, sombrement. - Toi, lui dit Johanne, mets ta musique s’il te plaît. - Good bye stranger ? - Exactly. - Mais que se passe-t-il dans cette maison ? dit Bove en s’asseyant. Elle en rajusteant sa jupe. Seconde entrée « Johanne, c’est à toi – Claire s’absente aux cuisines, fraîchement retapées. Surviennent – c’est agaçant – deux masques blancs, couvrant tout le visage, comme en portent les comédiens qui veulent « faire Venise ». « Eh bien c’est raté », dit la maîtresse de maison, en quelque sorte intérimaire. « Vous portez des capes ? Nul, nul… Pas même une épée ?... - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue. - Vous n’avez jamais rien vu, répond Johanne. S’adressant aux deux masques « Vous restez muets ? ...installez-vous, ne vous gênez pas, prenez les meilleures places » - ce qu’ils font. - S’ils parlaient, reprend Bove en pivotant sur son siège, vous les reconnaîtriez tout de suite. - J’en vois un grand et un petit, dit Georges. - Nous n’avions pas été invités, dit le grand qui se démasque. - Noëldieu, mon fils ! - Mistress Bove, qui vous a invitée vous-même ? - ...et l’autre ne peut être que… - Stabbs ! J’me présente : Stabbs. .