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der grüne Affe - Page 67

  • GOLDEN - LA GEISHA

    COLLIGNON LECTURES

    GOLDEN GEISHA (62 08 05) 09 06 12 03 1

     

     

     

    Geisha est une fiction. Elle fut écrite en 1997, devint un best-seller, fut traduite en allemand, lue par un Français, transposée au cinéma. Ces filtres préalables doivent être connus. C'est la première fois que je peux lire de l'allemand à peu près couramment,; sans regarder le dictionnaire plus d'une fois par double page. Il est même arrivé que les mots ne résonnent pas dans ma tête, ce qui augmente la rapidité. Une fillette de 10 ans etc. Elle arrive à Kyoto, séparée de sa sœur et de son père veuf. Le principal souci des femmes de cette école urbaine semble d'humilier le plus possible cette fillette, en lui rappelant qu'elle vient d'un village e pêcheurs et qu'elle pue le poisson.

    Elle se fait même traiter d'ordure. Plus tard à son tour, à la suite d'une longue discipline;, elle deviendra semblable à l'une de ces bourrelles qu'elle admire. Il est inimaginable que des femmes entre elles se soumettent à toute sorte de traitemements humiliants et dégradants. Inimaginable également aux yeux d'un balourd masculin que de tels pensionnats ne dégénèrent pas en un gigantesque lupanar de gouines. Mais justement, il n'en est pas question du tout. Encore devons-nous bien nous souvenir que le sexe n'est pas la seule prostitution imposée aux geishas : elles sont "de luxe", cultivées, raffinées, les seigneurs de la finance doivent baiser avec des femmes de haut rang.

    Elles seront reines et soumises, les hommes seront à leurs pieds, mais à la suite de tout un rite de siège, elles devront céder comme ceci, puis comme cela. Leur instrument de domination sera leur charme et leur sexe. Elles accompliront le sommet de la condition, de la destinée féminine, qui n'est pas simplement destinés à faire pleurer les féministes revendicatrices. L'héroïne a dix ans. Elle s'exe-prime à la première personne, ce qui est une convention : comment des scènes de l'enfance, racontée par une désormais quinquagenaire, pourrait-elle faire l'objet de souvenirs si précis ? couleur des habits, expressions du visage, moindres incidents...

    Tout sortira donc de l'imagination et de la documentation d'Arthur

     

    Golden, américain. La jeune héroïne est accompagnée par "Tronche de courge", plus âgée de six mois. Cette dernière escalade une "Leiste" en allemand, ce qui doit être une armoire, une espèce de casier à chaussures, que les élèves doivent laisser là avant les cours et récupérer ensuite. Les petites dernières doivent placer leurs chaussures tout au sommet, à l'emplacement le plus malcommode. Puis Tronche de Courge tire une plaquette d'une petite boite, avec son nom dessus, qu'elle suspend au premier crochet libre. Comme une ouvrière qui pointe.

    C'est une sorte de jeton de présence qu'elle accroche là. Nul doute que tout ne soit minutieusement, militairement, maniaquement organisé. "Juste après, nous sommes allés dans d'autres salles de classe, où nous nous sommes inscrites de le même manière à d'autres heures d'enseignement pour Tronche de Courge", ou moins péjorativement "Petite tête de Courge" ; "Petit Potiron" conviendra bien mieux. La narration ne nous épargnera pas les particularités grotesques des professoresses, non plus que les vexations qu'elles infligeront. Ne doutons pas que les amies dévouées et les petites pestes cafteuses croiseront aussi notre chemin : une variante de l'internat de Lowood, où souffrit Jane Eyre.

    Mais le Japon nous titillera. Les matières y sont tout à fait différentes : shamisen (vérifions : "luth à long manche"), danse, cérémonie du thén ainsi qu'une mélopée "que nous appelions nagauta". Si "naga" signifie "peuplier", j'aurai gagné. Vérifions : "chant long", ce qui nous apprendra à jouer les connaisseurs. C'est à l'aide du nagauta et du shamisen que l'on accompagne le kanuki et la danse classique. Ces jeunes filles seront ainsi tirées du poisson vers le grand art, après un bizutage de servantes. "Petit Potiron avait si peur d'être la dernière dans toutes ces matières, que pour le petit-déjeuner, au sortir de l'école; elle resserra sa ceinture" : des cours avant le petit-déjeuner ?

    ...Que font donc les parents d'élèves ? Facile : tous les ponts sont coupés avec eux. On va d'abord en cours, puis on rentre à l'okiya, qui est en sorte la pension de jeune filles...

    09 06

    Nous n'avons plus rien à perdre, nous non plus : cette jeune fille, Chi-yo, 10 ans, fait une rencontre. C'est toujours ainsi dans les romans, dans les vies, du moins les biographies. Les nôtres n'ont été que néfastes, ou insuffisantes. Mais celle-ci, d'un homme extrêmement distingué, laisse présager du meilleur. Il offre une glace à l'enfant, elle rêve à lui, et d'un coup, l'impossibilité de devenir geisha se transforme en ce glorieux avenir : être une geisha. C'est le plus haut grade auquel une femme puisse parvenir, et au lieu de le redouter, comme ferait n'importe laquelle de nos connes, la très jeune fille y aspire comme à sa plus belle réalisation : en ce temps-là en effet, les femmes avaient du charme, et n'étaient pas uniquement "un copain avec des nichons".

    L'auteur américain donc, de sexe masculin, relate avec une précision totalement invraisemblable ce qu'il advint de son héroïne ; jamais pour notre part nous n'aurions été nous souvenir des motifs d'un kimono, ni des expressions exactes d'un visage ou d'un langage. Trop préoccupés peut-être par le souci de notre apparence intérieure : est-ce que je ressens bien, est-ce que je pense bien, ce qu'il faut penser ou ressentir pour ne pas encourir les foudres de mon putain d'adulte d'interlocuteur ? Ce qui laisse peu d'attention pour la couleur d'un ruban ou d'un ciel de Kyoto. Il est vrai que Chi-yo, dix ans, a quelque raison de redouter cette entrevue avec l'épouse, apparemment, de ce directeur pourvoyeur de glace à la cerise : elle lui a fait rapporter un kimono taché à l'encre, et l'encre du Japon reste indélébile.

    Poursuivons donc notre lecture à la façon d'une caméra embarquée sur la tête d'un aigle, comme si, en vérité, nous étions cet aigle ou cet enfant. A vrai dire, rien ne nous est épargné : l'auteur explique tout, au cas où nous n'aurions pas bien compris. "Je trouvai le bol du plus beau remarquable, mais il avait été offert à Mameha par rien de moins que Yoshida Sakuhei, le grand-maître de la céramique de style toguro, qui après la Seconde Guerre mondiale fut célébré comme un monument national vivant". Pardonnez ces inélégances : je suis pressé. Arthur Golden est un spécialiste du Japon ; nous serions curieux de savoir ou du moins de voir ce qu'est ce style "toguro" : rien sur Wikipedia, sauf ce samouraï très méchant pour mangas nippons. "Enfin, sortant de l'arrière-salle, Mameha fit son entrée dans un riche kimono crème, ourlé d'un motif aquatique." Le kimono révèle aussi bien le rang social que le raffinement de sa propriétaire.

    D'autre part il est culturellement naturel qu'une future toute petite geisha s'intéresse à ce qui sera un jour une partie d'elle-même et de son âme séductrice, car tout est symbole. Recopions Wikipedia, ce qu'il ne faut jamais faire : "Le choix d'un kimono est très important ; le vêtement ayant tout une symbolique et la façon de le porter comportant des messages sociaux qui peuvent être très précis. Tout d'abord, une femme choisit le kimono suivant son statut marital, son âge et la formalité de l'événement." Nous n'en dirons pas davantage, non sans nous demander s'il était bien conforme à cette entrevue de porter un vêtement aussi luxueux. "Tandis qu'elle ondulait vers la table, je me tournai et m'inclinai particulièrement bas sur ma natte".

    Jamais notre fausse narratrice ne manque d'indiquer ses inclinaisons. Peut-être un auteur vraiment japonais ne l'eût-il pas marqué à ce point. "Quand elle fut parvenue là, elle se laissa tomber à genoux face à moi, prit une gorgée de thé, et me dit : "Eh bien..." Il n'y a pas de chaise. La table est basse. Les Japonais ont-ils plus de varices que nous ? "Chiyo, n'est-ce pas ? Raconte moi donc comment tu as réussi, cette après-midi, à quitter ton okiya. Madame Nitta n'est sûrement pas favorable au fait que ses servantes s'occupent en plein jour de leurs propres affaires, ou bien ?..." Chi-yo ne s'étonne pas d'être abordée sur un ton protecteur : elle est reçue, en tête-à-tête, par une grande dame. "Je ne me serais jamais attendue à une telle question, et je ne savais pas très bien ce que je devais dire, même s'il eût été impoli de ne rien répondre du tout. Mameha buvait son thé en silence et me regardait avec sur son visage ovale une expression amicale. Elle me dit alors : "Tu penses peut-être que je vais te faire des reproches. Mais je veux juste savoir si tu as éprouvé des difficultés pour te rendre ici."

    Voilà qui change des rebuffades et des humiliations.

    De quoi désorienter plus encore.

     

    62 12 03

     

    Nous sommes à présent début 1940, et notre geisha comptera bientôt vingt printemps. La guerre va durer six mois, le Général Tottori, sale et mal élevé, devient le danna de Sayuri, avec une petite touffe de poil au bas du ventre d'où peine à émerger une pine sans attrait. Mais elle a rencontré un jeune homme, pas très riche. Comment tout cela va-t-il finir ? Nous ne saurons que dans quelques moi, car à onze pages d'allemand tous les quatre jours, de 414 à 574, cela fait 160. Donc, divisé par onze ... cela fait quinze séances. 15 fois quatre, 120 journées, pas de Sodome, quatre mois, à la louche, soit début avril. Mon Dieu mon Dieu ! ce n'est point désagréable, mais cela m'occupe l'esprit un peu trop.

    Ainsi donc j'écris des chefs-d'oeuvre, mais je ne sais pas me tenir en société, et je peux aller chier. Quelle grossièreté pour un fréquentateur de geishas ! je m'y perds, entre tous ces vieux messieurs richissimes, coiffés sur le poteau (pas le leur) par un jeune homme charmant, et un général grossier, qui baise en buvant de la bière. Elle respecte le sieur Nobu, autrement dit Nobu-san. Elle suppose qu'il la regrette. C'est lui qui reproche à cette jeune femme de la fuir. Mais, "que devais-je donc faire ?" dit-elle (et non pas "se défend-elle", car on peut "dire quelque chose", alors qu'ici le verbe "se défendre" serait intransitif). Ce qui rend ce livre si facile à lire, c'est que tout y est exprimé.

    Il n'y a point d'ellipse. Juste de la narration, et du dialogue explicite : "Je pensais que vous aviez définitivement disparu". Mais elle a cherché à le revoir. Elle a erré autour d'une maison de thé où il se rendait régulièrement, hors du quartier habituel. "Si Takazuru n'était pas venue me voir en larmes, pour me dire combien vous la traitiez mal, je n'aurais jamais appris où je pouvais vous trouver". Takazuru est un tronc d'arbre sur lequel un igre se fait els griffes ; ce tigre, c'est Nobu-san. Il se soûle, et complimente cette pauvre fille sur l'odeur de propreté dégagée par ses cheveux. Et comme elle se réjouit - enfin un compliment ! - il ajoute que pour une fois, "ça change".

    On n'est pas plus aimable. Aussi, Takazuru est-elle venue trouver Sayuri, la regrettée, pour la prier d'arranger les choses. "Eh bien oui, je me suis sans doute comporté un peu grossièrement envers elle". Savoir si par-dessus le marché on couche ou non avec la geisha n'est pas chose aisée à démêler : c'est une forme de rapports très codifiée, la geisha peut refuser, même si l'homme l'entretient. Sauf s'il s'agit de son protecteur officiel, son danna. Mais le statut de la geisha surpasse de loin celui de la pute : elle est respectueuse, et respectée. "Elle n'est pas aussi intelligente que toi - ni, surtout, aussi jolie" - ma traduction ne tient pas compte des subtilités allemandes, elles-mêmes transcrites des subtilités anglaises.

    J'ai cependant observé que les prostituées restent très sensibles aux attentions et aux compliments. C'était du temps où je pouvais bander. Ô nostalgie ! "Et si tu crois que je puisse être en colère contre toi, tu as tout à fait raison". Ô clients pleins de subtilités ! ô véritables rapports humains dépourvus de brutalité ! intermédiaires si riches entre soumission et mondanités ! sincérité en l'absence de sexe ! On peut aimer sa partenaire d'amour codifié sans risquer de balle dans la tête ! mais que savons-nous des rapports de luxe ? je n'ai connu que les putes à trottoir. Cela intéresse peu. "Puis-je demander comment j'ai pu à ce point fâcher mon vieil ami ?" En parfait japonais littéraire.

    Sous les mondanités, la subordination. Mais tous les avantages de la subordination, réversible, par l'exaltation des pouvoirs du charme et des amours plus ou moins feintes. L'homme dominateur et soumis, la femme soumise et dominatrice. Mais, pour finir, dominée par le patriarcat : on n'échappe à un homme que pour en choisir un autre, plus raffiné, plus riche, plus susceptible d'être aimé, ou du moins, estimé. "Nobu s'arrêta" (ils sont en promenade) "et me regarda d'un air terriblement triste". Il reste à dire que ces sentiments ne sont peut-être pas plus artificiels et convenus que nos sentiments à nous autres occidentaux : les héros de ce temps-là jouaient avec la plus grande subtilité sur le fil qui sépare le naturel du factice.

    "Je sentais monter en moi comme une vague d'inclination à son égard, comme je n'en ai éprouvé dans ma vie que pour très peu d'hommes". Il est vieux, elle a de l'estime pour lui, un sentiment très fort et très subtil, qui n'est pas cependant de l'amour, mais plus que de l'amitié. La "Zuneigung", en allemand, quelque soit le terme anglais d'origine, exprime le "penchant", la "sympathie". Toutes ces nuances du tendre auxquelles on échappe hélas trop souvent dès la fin des adolescences, toutes ces gammes qui cessent peu à peu de se déployer. "Je me figurai combien je l'avais regretté, combien je m'étais fâcheusement joué de lui". En effet : avoir fait monter les enchères de sa propre possession, du moins l'avoir laissé faire par son okiya, son établissement, puis s'être dérobée, au profit d'un général malotru - voilà qui pouvait fâcher un acquéreur sensible.

    japon,fille,prostitution Plus on paye, plus on aime. Ce qui semble s'appliquer à la prostitution, même de grand standing, se trouve aussi pourtant au Moyen Âge français : l'ami, c'est celui qui vous offre de l'argent, ou des cadeaux. Un seigneur doit avoir de la "largesse". "Que sont mes amis devenus" parle aussi de l'argent que Rutebeuf ne recevait plus. L'amour et l'argent, et le cadeau, n'entretenaient pas des rapports aussi apparemment désintéressés qu'ils feignent de l'être de nos jours. Nobu-sans a l'impression de s'être fait plaquer. Tromper. Escamoter. "Mais malgré ma honte à la reconnaître, ma sympathie à son égard se mêlait à une trace de pitié"...

  • André, sur Lacan

    COLLIGNON LECTURES «LUMIERES, LUMIERES »

    Serge ANDRE «LACAN : POINTS DE REPERE » serge,analyse,belge

     

     

     

    Prétendre avoir compris Lacan témoigne d'une grande prétention, et d'une grande modestie : car nul n'a jamais percé tous les secrets, tous les arcanes, de notre révolutionnaire psychanalyste, pas même lui-même, persiflent les mauvaises langues. Plus mystérieux et plus illuminé que Rimbaud, voire que Hölderlin en personne, il y a, es steht, Lacan. Pis encore, nous sommes une fois de plus aux prises (et c'est une prise de courant qui figure sur la couverture) avec un de ces ouvrages censés nous ouvrir à un système de pensée que nous ne comprenons déjà pas beaucoup. Cela rappelle ces fameux troubles obsessionnels, qui nous font ranger tel objet en tel endroit particulier afin de pouvoir le retrouver à coup sûr, ce qui est le meilleur moyen de ne pas justement le retrouver.

    Serge André, brillant commentateur, nous introduit à la pensée lacanienne par l'intermédiaire d'Edgar Poe : La lettre. Un ministre possède une lettre compromettante, susceptible de ruiner la carrière d'un autre politique par un scandale retentissant. D'autres personnes tâchent pendant son absence de récupérer d'urgence ladite lettre pour la détruire ou du moins la mettre en lieu sûr. Et quelles que soient les méthodes logiques et rigoureuses qu'elles emploient, elles repartent bredouilles. Cela vient de ce que le ministre l'a tout simplement rangée à la place habituelle où il classe tous ses documents, ce qui est justement l'endroit où personne n'aurait pensé à chercher. Nous sommes très fiers d'avoir compris cela ; le secret de l'analyse est que personne ne veut voir le nez au milieu de sa figure.

    Mais ce que l'on ne comprend pas se présente comme une suite d'affirmation, d'assertions, totalement déconnectés les uns d'avec les autres. Avec, de temps en temps, d'exaspérants mots de liaison : des « donc », dès « c'est ainsi », des « parce que », qui se baladent là comme des cafards dans la mie de pain. D'autres s'y retrouvent. Mais pas toi. Toi, tu es le con. Parfois un autre îlot surgit de la mer, où tu peux te reposer : à nouveau, sur ce tout petit piton, tu recomprends. Exemple : Lacan s'oppose à Lévy-Strauss, ce dernier distinguant le signifiant (le mot, en gros) du signifié (le sens du mot, en gros). « Mousse » a quatre signifiés : la mousse du savon, la mousse de l'arbre, la mousse de la bière, le gamin qui lave le pont du navire et la bite du capitaine.

    Pour Lacan, le signifiant ne renvoie pas au signifié, mais à un autre signifiant. Les sujets parlants se parlent avec des signifiants dans la bouche, « liberté », « beauté », « brosse à chaussures », et c'est ainsi que se constitue le langage, qui est l'échange de mots, sous lesquels chacun entend à peu près la même chose, et tout est dans l' « à peu près ». De même (et ces comparaisons me ravissent comme un enfant), certaines hirondelles de mer se passent-elles parfois de bec en bec un poisson, sans le manger, en pépiant : ce poisson est alors un signifiant, sinon elles le boufferaient, ce poisson est un symbole. Et ça, je comprends. Hélas, très tôt dans le livre de Serge André, interviennent d'ébouriffants tableaux pseudo-mathématico-physiques, où les concepts sont représentés par des signes (qui signifient aussi bien des signifiés que des signifiants), formules où le matheux se retrouve, mais où le commun des mortels se creuse inutilement la cervelle. Ce livre sert aux spécialistes, à ceux qui sont pourvus d'un certain esprit, à ceux qui sont élus, à ceux qui ont su embouquer la passe pour parler comme les marins, à ceux qui ont découvert le déclic, le sésame qui ouvre les portes : alors, Lacan devient (relativement) clair.

    Un grand philosophe andernossien soupirait, après m'avoir lu : « Mais qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? » Un grand éditeur de Latresne grommelait, en soupesant mon livre sur Péguy : «Mais qui va bien pouvoir s'intéresser à ça ? » - et moi, depuis mon Mérignac, je me demande à qui va profiter ce petit compendium intitulé Lacan : points de repère. Au début (vous y aurez droit tout de suite), j'annotais en marge, naïvement : en général j'avais compris un point annexe . Et lorsque apparaît au crayon la note « GE-NIAL ! » en majuscules, c'est qu'un éclair m'est venu déchirer les ténèbres. Mais ces éclairs s'éteignent vite, et comme il faut toujours les rappeler à sa mémoire pour avancer, le chercheur en psychanalyse ou mathématique se retrouve dans sa nuit obscure d'où nulle grâce divine ne pourra le tirer.

    C'est ainsi que jamais le nul en maths ne pourra dépasser les principes, car ils s'évanouissent derrière lui : il revient en arrière les chercher, se les remémorer, pendant que le doué, le brillant, le blond, vole de bosse en bosse sur la piste skiable sans le moindre effort. Faute de comprendre, de pénétrer dans le temple, nous faisons notre singe, notre petit bouffon, devant le portail clos. Livrons-nous donc à l'exercice bien connu de Perec : prendre tout mot à mot, et nous imaginer qu'à force, de saillie en point d'appui, nous parviendrons bien à quelque sommet : il s'agit de l'interdiction de l'inceste, limite marquant paraît-il le début de la société humaine (à l'exception des pharaons, et d'autres peuplades où la fille qui ne se fait pas d'abord déflorer par son père est considérée comme la dernière des roulures, mais ne faites pas ça chez vous) : « Cette thèse » (de la prohibition de l'inceste) « se trouve reprise et structurée » nous dit M. André « dans L'anthropologie structurale » (de Lévy-Strauss) « qui paraît en 1958,mais qui regroupe en fait une série d'articles échelonnés de 1944 à 1957. On y trouve dans la première partie, intitulée Langage et parenté, la référence explicite à la linguistique. » Psychanalyse et linguistique sont en effet deux des mamelles du structuralisme. Poursuivons. « L'ethnologie peut-être rapprochée de la linguistique et s'inspirer de sa méthode parce que ce qu'elle étudie, au travers des mythes, des systèmes de parenté, de genèses d'institutions, dit Lévy-Strauss, c'est « une activité symbolique inconsciente », «qui consiste à imposer des formes à un contenu ». Admettons. Au commencement était l'idée, puis les mots sont venus l'habiller d'une forme. Et quand on étudie une langue, on a devant soi des matériaux qui déjà veulent dire quelque chose.

    Et à partir de ces documents, le linguiste peut décortiquer, pour comprendre l'âme de tel ou tel peuple : le linguiste ici ne se sépare pas de l'ethnologue ou de l'anthropologue, ce qui est devenu à peu près la même chose. « De même que le linguiste » donc « dégage le phonème comme l'élément le plus simple du langage articulé, l'anthropologue dégage l'élément de parenté » (par exemple, puisqu'il est ici question d'inceste) commun dans tous les systèmes » (du monde humain) « qui est, non la famille conjugale » (à l'occidentale) « mais le fils, le père, la mère, et le frère de la mère comme membres du groupe » A « qui a cédé une femme » (au groupe B). Parenté des liens familiaux avec les liens grammaticaux : toi comprendre ? « L'échange des femmes dans la parenté est comparé à l'échange des mots dans le langage ».

    Et là j'ai mis « GE-NIAL » avec un trait d'union. Lorsque Jospin dit « C'est de cela dont je veux vous parler », il commet un solécisme, qui est aussi un inceste grammatical. Ces éléments de Lévy-Strauss, « Ce rappel, dit l'auteur - très superficiel et très lacunaire – permet d'éclairer l'oscillation que nous avons repérée dans Fonction et champ… entre deux positions sur la nature de l'ordre symbolique. En effet, si ce sont les dons, les lois de l'échange et de l'alliance qui donnent son fondement à l'existence humaine, alors ce serait bien la loi d'interdiction de l'inceste qui marquerait l'origine de la culture, c'est-à-dire du langage ». Qu'est-ce que l'homme en effet : celui qui interdit l'inceste, ou celui qui ensevelit ses morts avec cérémonie, comme pourraient l'indiquer les dernières découvertes de la paléontologie ?

    Nous nous permettrons de plus un doute sur l'équivalence posée entre « la culture » et « le langage ». Articulé, alors. Et encore (il n'y aurait donc pas de « culture animale »). « Mais c'est l'inverse que va soutenir Lacan » (à propos de l'inceste) « et ce de manière de plus en plus sûre, jusqu'à poser, dans Subversion du sujet et dialectique du désir (1960) que « la loi s'origine du désir », et non pas que le désir s'origine de la loi. Le désir serait donc inné. Nos lois ne font que suivre, avec retard, l'évolution de nos mœurs et de nos désirs. Voyons cela :

    « Et s'il écrivait encore, dans Fonction et champ… que « si l'homme parle, c'est que le symbole l'a fait homme » (très judéo-chrétien), Lacan ne cessera par la suite de privilégier le signifiant dans le symbole ou dans le signifié jusqu'à faire du signifié une création des permutations du signifiant ». Il nous semble être là dans la droite ligne de l'existentialisme, selon lequel l'existence précède l'essence. Nous aurions donc imaginé le symbole à partir de l'existant. Et le désir serait, aussi, quelque chose qui existe, matérialistement parlant, avant l'imagination. Ce serait donc un instinct copulatif, pour rester dans le domaine génital.

    « Ainsi écrit-il, dans L'instance de la lettre…, que l'on échouera à soutenir la question de la nature du langage » (articulé) « tant qu'on ne se sera pas dépris de l'illusion que le signifiant répond à la fonction de représenter le signifié, disons mieux : que le signifiant ait à répondre de son existence au titre de quelque signification que ce soit » (voir la dernière phrase du séminaire sur la Lettre volée). » Si nous avons bien compris, notre tête est remplie de signifiants sans signification, de bouts de bois que nous avons vus, de flaques d'eau que nous avons vues, en un magma existentiel cérébral parfaitement arbitraire. Et dès que ces choses font leur entrée dans notre cerveau, elles deviennent des signifiés, elles acquièrent un sens ?

    Interversion en effet des termes, de l'ordre de succession des termes : de Platon, de Lévy-Strauss et de son judéo-christianisme, nous passons au Sartro-Lacanisme. « Et dans le même texte », poursuit Maître André, « il produira une formule de métaphore montrant que c'est dans la substitution du signifiant au signifiant (et non du signifiant au signifié) que se produit un effet de signification, un passage du signifiant dans le signifié. » Nous serions des enfants qui jouent aux cubes, et qui s'aperçoivent que ça peut servir à construire une petite maison. « Thèse qu'il reprend, en la précisant, dans son essais sur La théorie du symbolisme d'Ernest Jones, en 1959, dans une phrase très précise :

    « Il faut définir la métaphore par l'implantation dans une chaîne signifiante d'un autre signifiant, par quoi celui qu'il supplante tombe au rang de signifié, et comme signifiant latent y perpétue l'intervalle où une autre chaîne signifiante peut y être entrée ». C'est du Najaud-Belkacem. Cependant, nous n'avons dans nos têtes et nos littératures et nos religions que des signifiants, des drapeaux, des croix qui s'entrechoquent, et qui ne signifient rien qu'eux-mêmes. S'ils se mettaient à vouloir dire autre chose qu'eux-mêmes, ils pourraient être expliqués, sombrant et perdant ainsi toute force, et sombrant dans le banal bêtement explicable. « Eh bien, pour Lacan l'effet de signifié que produit le signifiant dans sa permutation ou sa substitution, c'est précisément le sujet. T'as vu le beau lapin qui sort du beau chapeau ? Mais alors, le sujet, ce serait la dégradation du signifiant qui ne veut rien dire en signifié qui veut dire quelque chose !

    Le sujet ne serait que du « vouloir dire », de l'absence d'existence ? De la justification d'existence, comme «par raccroc » ? Mais alors ma pauvre dame, on ne peut donc plus croire en rien ? L'individuation de chaque sujet se fait à partir du moment où chaque sujet peut interpréter à sa guise, et de façon infiniment émiettée, la force du signifiant brisé ? « Avec la théorie du sujet », ou plus précisément sa nouvelle genèse, « nous touchons vraiment à la racine de cet enseignement. Car ce n'est pas forcer les choses que de dire que dès 1932, dans sa thèse sur la paranoïa, c'est de poser le sujet qu'il s'agissait », question essentielle. « Par la suite, dans ses premiers textes psychanalytiques (ceux qui se trouvent rassemblés dans la deuxième partie des Ecrits) l'enjeu est de dégager une autre instance subjective que celle du mot » - deuxième lapin, deuxième chapeau, pourquoi pas.

    « Disons que, partant de la paranoïa, Lacan s'est trouvé d'emblée confronté à la question de l'aliénation du « malade », à celle de la méconnaissance en quoi consiste la croyance qui est au centre de la folie : elle n'est pas tellement différente, structurellement parlant, de celle que l'on constate chez le névrosé. C'en est même le modèle le plus épuré. » Car le plus aigu. N'oublions pas que ces réflexions doivent graviter dans une orbite thérapeutique. Lacan : points de repère » de Serge André, est paru aux Editions du Bord de l'Eau en 2010.

  • COMPAGNON : MONTAIGNE

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    essais,dordogne,radio

    Antoine COMPAGNON "UN ÉTÉ AVEC MONTAIGNE" 62 05 31 B 1

     

     

     

    L'auteur, Antoine Compagnon, est professeur au Collège de France et aux

    Etats-Unis, ramassis d'incultes comme chacun sait, et qui nous nique profond. Sa préface est confondante : tous les reproches que l'on pourrait faire à cet "été avec Montaigne", il se les est déjà faits à lui-même : dix minutes par jour à l'heure du jeu des Mille francs devenus Mille euros, pour Montaigne, c'était du charcutage, du massacre. Il était, il est toujours de bon ton, de présenter une oeuvre avec tout le falbala prévu, "in extenso", gravement, universitairement. De noyer son lecteur d'une bienfaisante érudition, à l'ancienne, avec marbres et volutes.

    Mais, nous répète-t-on, l'époque (maudite époque, et ne la maudissez pas, "car vous n'en connaîtrez aucune autre") est celle du zapping, en québécois du "pitonnage" : on change ce chaîne, de femme, de chaussettes, dès que la couleur ne nous plaît plus.

    Pour ceux qui veulent vraiment se faire chier, il existe France Culture. Pour ceux qui veulent considérer Montaigne ou Mozart comme des "compagnons", justement, il y a les assassins de Radio-Classique ou monsieur Lodéon, qui désacralisent à tout-va en diffusant des extraits de trois à cinq minutes, de préférence un troisième mouvement, pas plus longtemps qu'une chanson de Charles Trenet ou de Higelin. Et ça marche.

    Quantitativement, ça marche. Les extraits classiques, ça se laisse écouter, on peut bouffer des chips sur du Bach, c'est populaire, après tout Bach, Montesquieu, Bécassine, c'est ma cousine, Chopin, c'est mon copain. Et cela fonctionne à la façon d'un hameçon poil au caleçon, les uns s'en tiennent là mais peuvent toujours ne pas se faire larguer dans une conversation, les autres approfondissent, creusent, élargissent. Peut-être que c'est bon pour le qualitatif, pour la culture, dont j'ignore la définition. Il se dit tout cela, l'auteur, sous son parasol, et il fonce quand même ; enfin, doucement, mais consciencieusement, au rythme de Montaigne, d'un jour sur l'autre en pleine

    chaleur estivale, anno secundo millesimo duodecimo, 2012 pour les non-latinistes enfin triomphants. Je vais vous dire franchement : ce petit livre jaune, sauf le respect que je dois à Monsieur le Maire de Bordeaux nommé de Montaigne (on attend toujours les essais de M. Juppé, sa femme a fait paraître La femme digitale ce qui dès le titre prouve un manque total de présence d'esprit voire d'esprit tout court, notez que je m'en branle) - ce livre est chiant. Parce que tout y est trop court. Mais l'auteur l'a dit.

    Parce que nécessairement, ça reste superficiel. Parce que ça tourne court, avec des conclusions très plates dignes en effet de la pensée minimum, et ça, il ne l'a pas dit, attrape dans ta gueule. Parce que ça veut faire croire que Montaigne s'occupait de féminisme et de vie quotidienne pleine de contacts, ce qui est bon pour nous mais ne voulait pas dire grand-chose au XVIe siècle : plaquer nos petites problématiques à faire bâiller (le féminisme, l'amour de l' "aûaûaûtre" dont Mohammed Merah, la libre expression SAUF pour mes adversaire, l'égalité des chances de mon cul et autres incommensurables couillonnades) sur le contexte de la Renaissance, ça ne colle pas.

    Parce que le texte de Montaigne, même en orthographe moderne, c'est contourné, c'est ardu, rempli d'aspérités, difficilement saisissable : on parle de nonchalance, on pourrait dire négligence (le texte fut dicté, non écrit, seule les annotations en marge sont de la main de Michel de), balade bon enfant, dans une langue savoureuse et archaïque mais qui n'est plus la nôtre. Montaigne apporte tant de correctifs que l'on en vient à se demander ce qu'il veut dire, ce qu'il pense vraiment. Alors, ce que je reprochais à Compagnon, c'est de paraphraser : "Tu me dis que la Princesse vient de se retirer dans son dônjôn", mais le moyen vraiment de faire autrement pour le brave auditeur qui ne veut pas de casser la tête avant les infos de 13h. Il faut bien se mettre à la portée de tout un chacun, de cada cada, et lui montrer une pensée toute simple. Ce qui transforme volontiers, insensiblement, Michel de Montaigne en pépère bien modéré, qui pense à peu près comme tout le monde de nos jours (quel précurseur ! mais quel rasoir !) en une époque où l'on se trucidait pour des raisons de chiisme ou de sunnisme, pardon de catholicisme ou de protestantisme. Et chacun de se dire : "Après tout, je fais comme Montaigne, je suis pacifiste, j'aime bien les femmes, je donne raison à tout le monde, je suis un brave homme qui ne ferait de mal à personne même à une mouche avec des gants de boxe.

    ...Montaigne, à part quelques exceptions, n'a jamais suscité en moi, le plouc, d'adhésion, d'émotion particulière. Nous savons que l'homme a bien chevauché, négociant avec le futur Henri IV, manquant de se faire tuer à cause de sa modération - car en ce temps-là, il fallait choisir son camp et vite, nous savons tout cela ; qu'il cherche à se faire passer pour un jouisseur sans excès, pour un adepte du carpe diem ah merde encore du latin élitiste pouah, alors qu'il fut sans doute extrêmement agité, habile, politicien, etc. Hélas, ce livre est trop touche à tout, comme celui dont il traite, mais Compagnon l'avait dit...

    Est-ce une raison pour avoir entrepris, et raté, son projet ? suffit-il d'avouer son insuffisance pour s'en disculper ? Plus grave : l'audition d'extraits d'oeuvres musicales suffit-il pour vouloir l'écouter en entier ? c'est le pari de Radio Classique. Présenter constamment Montaigne par le petit bout de la lorgnette incite-t-il vraiment à y voir de plus près ? oui, dommage pour l'espèce humaine, envers laquelle nous devons cependant rester indulgent. Il faut bien procéder par étapes. Nous aborderons deux anecdotes très connues, rabâchées mêmes. "Une image, écrit Compagnon, dit son rapport au monde : celle de l'équitation, du cheval sur lequel le

    cavalier garde son équilibre, son assiette précaire. Le monde bouge, je bouge : à moi de trouver mon assiette dans le monde.

    4

    Les Indiens de Rouen

    A Rouen, en 1562, Montaigne rencontra trois Indiens de la France antarctique, l'implantation française dans la baie de Rio de Janeiro. Ils furent présentés au roi CharlesIX, alors âgé de douze ans, curieux de ces indigènes du Nouveau Monde. Puis Montaigne eut une conversation avec eux.

    "Trois d'entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos, et à leur bonheur, la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu'elle soit déjà avancée (bien misérables de s'être laissé piper au désir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voir le nôtre), furent à Rouen, du temps que le feu Roi Charles neuvième y était : le Roi parla à eux longtemps, on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d'une belle ville" (I, 3, 332).

    Montaigne est un pessimiste : au contact du Vieux Monde, le Nouveau Monde se dégradera - c'est même déjà fait -, alors que c'était un monde enfant, innocent." Nous revoici dans la paraphrase, niveau seconde, mais pourquoi pas, l'âge mental moyen de l'humanité tournant autour de quinze ans, comme je le crois volontiers depuis une certaine statistique dont je me suis empressé d'oublier la source. "C'est la fin du chapitre "Des cannibales". Montaigne vient de peindre le Brésil comme un âge d'or, comme l'Atlantide de la mythologie. Les Indiens sont sauvages au sens non de la cruauté, mais de la nature - et nous sommes les barbares. S'ils mangent leurs ennemis, ce n'est pas pour se nourrir, mais pour obéir à un code d'honneur. Bref, Montaigne leur passe tout et ne nous passe rien.

    "[...] après cela, poursuit-il, quelqu'un leur en demanda leur avis, et voulut savoir d'eux, ce qu'ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, d'où j'ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j'en ai encore deux en mémoire." "Qu'est-ce qui vous a le plus frappé à votre arrivée en France ? - La police", répondit un immigré. Les questionneurs s'attendaient sans dout à une forte admiration - il n'en fut rien. "Il dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes, portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable que ils parlaient des Suisses de sa garde) se soumissent à obéir à un enfant, et qu'on ne choisissait plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander" (332).

    "Par un renversement que Les lettres persanes de Montesquieu rendront familier, c'est maintenant au tour des Indiens de nous observer, de s'étonner de nos usages, de noter leur absurdité. La première, c'est la "servitude volontaire", suivant la thèse de l'ami de Montaigne, Etienne de La Boétie. Comment se fait-il que tant d'hommes forts obéissent à un enfant ? Par quel mystère se soumettent-ils ?" Logique et démocratie totale, usages européens tournant le dos à la nature et marchant sur la tête. "Suivant La Boétie, il suffirait que le peuple cesse d'obéir pour que le prince tombe. Gandhi prônera ainsi la résistance passive et la désobéissance civile. L'Indien ne va pas jusque-là, mais le droit divin du Vieux Monde lui semble inexplicable.

    "Secondement [...] qu'ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté , et trouvaient étranges comme ces moitiés ici nécessiteuses, pouvaient souffrir une telle injustice , qu'ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons" (332-333).

    Le deuxième scandale, c'est l'inégalité entre les riches et les pauvres. Montaigne fait de ses Indiens sinon des communistes avant la lettre, du moins des adeptes de la justice et de l'égalité." Montaigne ne "fait" rien du tout de "ses" Indiens ; Montaigne n'est pas Rousseau. Il rapporte, en chroniqueur, ce qu'il a entendu. Rapporter n'est pas approuver. Nous savons qu'il avait projeté d'inclure le "Contr'un" de La Boétie dans son oeuvre, et qu'il ne l'a pas fait, en définitive. Preuve d'une dissension sérieuse entre les deux amis, l'un, anarchiste si l'on y tient, l'autre, conservateur, sachant ce qu'on perd et ne sachant pas ce qu'on gagne.

    Montaigne n'est pas Jospin, ni Trostski. Il n'est pas "de goche", sans accent, sinon il faut dire "de gauche", mais on n'apprend plus rien dès le cours préparatoire : avant tout n'est-ce pas, promouvoir l'égalitarisme et non pas le fascisme du savoir. Et puis, Montaigne a oublié la troisième chose. Il faut croire qu'il avait été bien méritoire déjà d'en retenir deux, si contraires à son scepticisme : des moeurs tellement pures ne pouvaient convenir, il le sentait bien, aux Européens, qui avaient derrière eux une histoire, compliquée. Plutôt que de Rousseau, il faudrait ici faire mention de Montesquieu, pour qui les lois proviennent du "climat", dira-t-il.

    Les lois des Espagnols, dira un autre Indien, conviennent aux Espagnols, et celles des Indiens aux Indiens : nous sommes loins de l'universalisme béat des Droits de l'Homme, et certains n'auront pas manqué de revêtir Montesquieu du san benito des hérétiques à brûler, car la liberté d'expression s'arrête aux hérétiques, il ne faut tout de même pas exagérer. Brûlons, brûlons tous les hérétiques et tous les fascismes. Bref, Montaigne reconnaît la diversité des opinions, lui. "Il est curieux que Montaigne ait oublié le troisième motif d'indignation de ses Indiens. Après une merveille politique et une autre économique, de quoi pourrait-il bien être question ? Nous ne le saurons jamais avec certitude, mais j'ai toujours eu une petite idée ; je la donnerai une autre fois.

    5

    Une chute de cheval

     

    C'est une des pages les plus émouvantes des Essais, car il est rare que Montaigne raconte avec tant de soin une péripétie de sa vie, un moment aussi privé. Il s'agit d'une chute de cheval et de l'évanouissement qui suivit.

    "Pendant nos troisièmes troubles, ou deuxièmes (il ne me souvient pas bien de cela) m'étant allé promener un jour à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moyeu de tout le trouble des guerres civiles de France ; estimant être en toute sûreté, et si voisin de ma retraite, que je n'avais pas besoin de meilleur équipage, j'avais pris un cheval bien aisé, mais non guère ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'étant présentée, de m'aider de ce cheval à un service, qui n'était pas bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un puissant roussin, qui avait une bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons, vint à le pousser à toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et le petit cheval, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contremont : si que voilà le cheval abattu et couché, moi dix ou douze pas au-delà, étendu à la renverse, le visage tout meurtri et tout écorché, n'ayant ni mouvement, ni sentiment non plus qu'une souche" (II, 6, 94).

    C'est alors que Montaigne se crut en train de mourir, et d'estimer que ce n'était pas difficile, voire même très doux. Mais je n'ai pas compris, dans ces détours de langue parfois filandreux, à quel "service" Montaigne avait bien pu vouloir s'"aider de ce cheval", service "qui n'était pas bien de son usage" : il en est parfois ainsi de Montaigne, dont le lecteur non boétien mais béotien doit savoir ignorer le propos exact. Quoi qu'il en soit, nous aurons finalement apprécié la pédagogie douce d'Antoine Compagnon, qui commence par l'anecdote en guise d'appât, comme Jeanson conseille aussi dans son ouvrage sur Sartre (il écrivit aussi un "Montaigne par lui-même") d'ouvrir d'abord le théatre de Jean-Paul pour mieux comprendre le reste.

    Les Indiens (non pas "de" Montaigne mais "les Indiens" tout court), le cheval renversé, voilà deux portes bien aisées pour s'initier à Montaigne ou le retrouver, paisiblement, sous un parasol estival : Un été avec Montaigne, d'Antoine Compagnon, qui mon Dieu comme c'est bizarre est parvenu à faire éditer, lui, un recueil d'émissions radiophoniques - j'ai dû naître de l'autre côté de la barrière[...] . Editions "Equateurs parallèles", de France Inter, La Clé des Ondes n'ayant pas encore les siennes, mais cela ne saurait tarder, d'ici 2100.

  • JAPON QUIGNARD SLOCOMBE

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    MURAKAMI HARUKI « LES AMANTS DU SPOUTNIK » 57 06 11 1

     

     

     

     

    Haruki Murakami est un auteur japonais plus jeune que moi et plusieurs fois pressenti, lui, pour le Nobel de littérature. Il écrivit Kafka sur le rivage (et non pas « Caca sur la berge ») et Les amants du Spoutnik dans la collection « Domaine étranger » (10/18). Le Spoutnik tourna autour de la terre en 1957, tandis que je me faisais faire des semelles orthopédiques. Ce fut le premier satellite, (pas mes semelles) et de même, les héros de cette histoire se déplacent autour d'eux-mêmes sans pouvoir se rencontrer. Ce sont la jeune Sumiré, 22 ans, dont vous lirez une description ; Miu, femme mariée aux cheveux blancs malgré sa jeunesse, dont la première femme est amoureuse, toujours vierge ; et le narrateur, masculin, 25 ans, futur instite, amoureux dingue de Sumiré, première citée.

    Il est le confident de cette attirance à caractère saphique, mais ne peut mener à bien son entreprise ; d'ailleurs, les deux femmes, dont l'aînée emploie la cadette à des travaux de secrétariat, ne se touchent pas, préférant se satisfaire chacune de son côté, seules bien entendu. Le gros mâle délicat s'envoie des maîtresses d'occasion, mais reste amoureux de Sumiré. Sumiré, c'est une fille curieuse, originale, pas franchement jolie, mais entière et naïve comme Amélie Poulain, très avide du monde extérieur, et ravagée par la passion d'écrire : écrire sans cesse, écrire comme ça vient, sans sujet, sans plan, sans commencement ni fin (pas de dénouements, donc). Elle laisse derrière elle ses manuscrits, plus un disque dur truffé de fragments de journaux.

    Sumiré présente aussi des ressemblances avec l'une ou l'autre des héroïnes de L'élégance du hérisson, si j'ai bonne mémoire, de Muriel Barbery. De ces gens qui observent tout avec la crudité, la cruauté des enfants puis adolescents prolongés sans fin. Quand elle a trouvé le mot juste, elle le répète, le fait sonner sur son papier. Ou elle le renforce d'une onomatopée : « Toc » ou « Boum ». Miu, elle, c'est une femme d'action. Elle travaille aussi je crois dans la littérature. Elle est au courant de la passion qu'elle a déclenchée, sachant parfaitement pourquoi cette jeune femme a tant insisté pour ne jamais la quitter. Le tout dans l'intégrité physique la plus japonaise, d'aucuns diront coincée, mais on peut éprouver une grande passion corporelle sans être passé à l'acte, si toutefois c'est un acte.

    Miu n'est qu'un surnom. Elle est, comme sa secrétaire, fortement imprégnée de culture occidentale, écoute Bach et Brahms, connaît le français et l'anglais, peut-être l'italien, et voyage dans les îles grecques – à flanquer la honte aux prétentieux occidentaux qui seraient bien incapables de disserter sur la culture littéraire japonaise (noter que les années 90 ont vu fleurir bien des romans nippons en traduction). Une fois ces prémisses posées, il me sera on ne peut plus difficile d'approfondir car je suis éveilleur, et non creuseur : il en faut. Le présentateur du volume parle de précision, d'élégance, de finesse de la touche, de petite cruauté sournoise (non, c'est de moi) et de subtilités à la fois descriptives et psychologiques, tout ce qu'on dit dans ce cas-là. Pour ma part, je déviderai mon boniment habituel, qui est d'avoir bien goûté Les amants du Spoutnik, chacun sur leur orbite, mais de l'avoir oubli en raison de l'usure de mes circonvolutions cérébrales et de mon péricarde.

    Je rapprocherai cela de Loin de Chandigarh bien que la société japonaise dans son ensemble se trouve ici très peu malmenée ni même mentionnée. Je déplorerai mon manque de savoir-faire en épaississements lorsqu'il n'y a presque rien à dire, geindrai sur les limites de la littérature, en particulier narrative, sur celles de l'humanisme, toujours encombré d'amours et de métaphysique, d'interrogations sur le comment et le pourquoi, et pour finir sur celles de l'homme, toujours pareil d'un méridien à l'autre, avec ses tourments et ses jouissances aiguës. Il ne me restera plus qu'à me lamenter sur tout, et surtout sur rien. C'est très curieux en vérité cette impression de relire les mêmes choses alors que tout est différent : voyez aussi Montedidio, plein de volupté à ras bord.

    Ici aussi, sauf qu'on ne baise pas. Et que, il va bien falloir que je le dise, Sumiré, la jeune gouine éthérée, disparaît dans une île grecque, en voyage. C'était en quatrième de couverture, page que je ne lis jamais en premier, pour demeurer puceau de l'intrigue ; en effet, des imbéciles vous révèlent ce qu'il fallait cacher. J'ai fait comme eux. C'est que la disparition en question n'intervient que fort tard, aux 2/3 du récit je crois. Et elle fut précédée par tant de belles page d'amour et de perplexité, tant de réflexions profondes à noter sur les carnets, qu'elle aurait aussi bien pu ne pas intervenir. Ce n'est que du factuel, puisque tout roman se doit d'être un peu, au moins, réaliste.

    Le héros cherche l'une des deux femmes, puis abandonne, faute de coordonnées plus précises, puis aperçoit Miu dans une belle voiture bleue, puis reçoit un coup de téléphone de Sumiré disparue, mais c'est bizarre, chers lecteurs, nous n'y croyons pas, vous et moi. Ce n'étaient, comme nous le ressasse l'impitoyable et conne critique d'à présent, que des créatures « de papier ». Pourtant si vivantes le temps de la lecture, puis évanouies. Alors, je vais bien sûr vous soumettre un passage tiré des Amants du Spoutnik de Haruki Murakami, qui se taille des ventes records en son payscomme en France. Et puis, comme un lierre indiscret, ou comme un clown éternueur, je parasiterai le texte de mes assaisonnements de bouffon profond : «Autant l'avouer tout de suite : j'étais amoureux de Sumire.  », qui s'écrit S-u-m-i-r-e, chose qui se prononce [sümir] en français, et qui devrait se transcrire « S-O-U-m-i-r-é ACCENT AIGU mais bon. « Elle m'avait fortement attiré dès notre première rencontre, et ce sentiment avait évolué peu à peu vers un véritable amour, sans possible retour en arrière. Pendant longtemps, elle accapara mon esprit ; rien n'existait pour moi en dehors d'elle. » - j'en suis encore loin. « Bien sûr, j'essayai plusieurs fois de lui faire part de mes sentiments. » (ce qu'il ne faut jamais tenter). « Mais face à elle, je ne réussissais jamais à trouver les mots justes pour les exprimer. Finalement, c'est peut-être mieux ainsi. Parce que si jamais j'y étais parvenu, Sumire m'aurait sans nul doute répondu par un éclat de rire.

    Ceci fut exposé au château de Caen courant 2013. L'auteur est prié de me contacter pour les droits, au lieu de m'attaquer courageusement dans le dos en justice; MERCI

    pompe,moulin,oiseau

    «Pendant la période où j'entretins cette « amitié » avec elle, j'eus des relations avec deux ou trois filles (ce n'est pas que j'aie oublié leur nombre exact, mais tout dépend comment on compte : si j'ajoutais celles avec qui j'ai couché juste une fois ou deux, la liste s'allongerait encore.) » Ah bon. Finalement les expériences de la vie humaine sont innombrables. Comme c'est bizarre de pouvoir baiser, au moins autant que de ne pas pouvoir. « En enlaçant ces filles, je pensais souvent à Sumiré. Ou plutôt, elle était sans cesse présente dans un coin de ma tête. Il m'arriva aussi de fantasmer et de m'imaginer que le corps serré contre le mien était le sien. Naturellement, ce n'était pas très honnête. Mais je ne pouvais m'en empêcher. » C'est sympathique, faussement pataud, humoristique en somme, faussement détaché.

    Faussement lourd.

    Revenons à la rencontre de Sumire et Miu. » Ici, saut d'une ligne.

    « Miu avait vaguement entendu parler de Kerouac » - dont Sumiré vient de s'enticher « et se rappelait qu'il était romancier. En revanche, elle ne savait plus trop ce qu'il avait écrit.

    «  - Kerouac, Kerouac... Voyons... Ce n'était pas plus ou moins un Spoutnik ?

    « Sumiré resta un moment la fourchette et le couteau en l'air, réfléchissant aux paroles de Miu. » - tiens, on dirait du Tremblay, aussi, finalement – je le vois partout, à présent – bref :

    «  - Un Spoutnik ? Vous voulez dire le premier satellite artificiel que les Russes ont envoyé dans l'espace, au cours des années 50 ? Kerouac était un écrivain américain. De la même époque, certes, mais...

    « - Mais justement, à l'époque, les écrivains, on ne les appelait pas des Spoutniks ? insista Miu en traçant des ronds sur la table du bout du doigt, comme si elle remuait le fond d'une jarre à souvenirs.

    «  - Des Spoutniks ?

    «  - Mais oui, c'était le nom d'un mouvement... d'une école littéraire, quoi, comme l'école du Bouleau Blanc au Japon dans les années 20.

    « Sumiré comprit enfin.

    «  - Ah, les beatniks !

    « Miu s'essuya délicatement la bouche avec sa serviette » en se tirant les poils du cul.

    «  - Spoutnik, beatnik... Moi, j'oublie aussitôt ce genre de termes spécialisés. C'est comme le traité de Rapallo : de l'histoire ancienne.

    « Il y eut un léger silence, comme pour suggérer le passage du temps.

    « - Le traité de Rapallo ? répéta Sumiré, stupéfaite.

    «Miu esquissa un sourire empreint de nostalgie et d'intimité, » - (ce traité restaura les contacts diplomatiques et commerciaux entre l'Allemagne et l'URSS en 1922) « comme si elle ouvrait un tiroir fermé depuis longtemps. Ses paupières se plissèrent de façon charmante, puis elle tendit la main et ébouriffa les cheveux déjà bien en désordre de Sumiré, d'un geste si spontané que celle-ci sourit à son tour malgré elle.

     

    « A partir de ce moment, Sumiré désigna Miu intérieurement sous le nom de « Spoutnik chérie ». Elle aimait l'écho de ces mots. Il lui faisait penser à la chienne Laïka. Spoutnik : satellite artificiel traversant en silence les ténèbres de l'univers. Les yeux noirs et luisants de la chienne regardant à travers le hublot. Que pouvait-elle bien voir dans cette infinie solitude intersidérale ?

    « Cette conversation sur les Spoutnik avait lieu dans un hôtel chic d'Akasaka, lors du banquet de mariage d'une cousine de Sumiré. Elle n'était pas tellement intime avec cette cousine (elle la détestait même franchement) et assister à une cérémonie de mariage avait toujours été une véritable torture pour elle ; cependant, cette fois-là elle n'avait pas pu trouver d'excuse valable pour y échapper. Sumiré et Miu étaient placées côte à côte à table. Miu ne fournit pas d'explications très précises sur les raisons de sa présence ; elle avait semble-t-il été invitée parce qu'elle avait donné

    des cours de piano à la mariée, lorsque cette dernière préparait son examen dans une faculté de musique ou un autre établissement de ce genre. Elles ne se connaissaient visiblement guère, mais la cousine de Sumiré se sentait redevable envers Miu, pour une raison ou une autre. »

    Voyez-vous, c'est là que le bât blesse quand il faut écrire un roman : inventer une multitude de détails pour reconstituer une épaisseur autour de la narration. Inventer une conversation, celle-ci primordiale il est vrai puisqu'elle fournit l'explication du titre (Les amants du Spoutnik).

    « A l'instant même où Miu lui toucha les cheveux, Sumiré tomba amoureuse d'elle, par une sorte de réaction spontanée. Ce fut comme si elle avait été emportée soudain par une tornade traversant une vaste plaine. Un phénomène sans doute assez proche de la révélation divine, ou de l'inspiration artistique. Que sa partenaire soit une femme ne posait absolument aucun problème à Sumiré.

    « A ma connaissance, Sumiré n'avait jamais eu ce qu'on peut appeler un « amant attitré ». Elle avait eu, au lycée, quelques amis de sexe masculin avec lesquels elle était allée à la piscine, ou au cinéma. Mais je ne crois pas que ses relations avec eux avaient été très approfondies. D'une part, parce qu'elle était trop obnubilée par son désir de devenir écrivain ; d'autre part, parce que aucun de ces garçons ne l'attirait réellement. Si elle avait eu une expérience sexuelle (ou quelque chose d'approchant) à cette époque, ce n'avait pu être que par pure curiosité littéraire, non par désir ou par amour.

    «  - En fait, je ne comprends pas très bien le désir, m'avoua-t-elle un jour. (Je crois que c'était peu avant son départ définitif de l'université. Elle en était à son cinquième daïquiri à la banane, » - no comment – et était passablement soûle. « Tu sais, comment il survient, tout ça..., poursuivit-elle, l'air soucieux. Qu'est-ce que tu en penses, toi ? » - bref, la chiante de chez Chiant.

    «  - Il n'y a rien à comprendre dans le désir, répondis-je, exprimant à mon habitude un avis raisonnable. Il est là ou non, voilà tout.

    « Sumiré se mit alors à me dévisager » du nombril à la bite « comme si elle observait une machine alimentée par une énergie jusque-là inconnue. Puis elle perdit tout intérêt pour cette étude et leva les yeux au plafond. » où deux mouches s'enculaient sauvagement la tête en bas. « Notre conversation en resta là. Sans doute s'était-elle dit qu'avoir ce genre de discussion avec moi ne l'avancerait à rien.

    « Sumiré était née » - bonne transition ! trrrrès bonne ! - « à Chigasaki.. Sa maison était située tout près de la mer, et elle se souvenait du bruit sec du vent mêlé de sable qui venait fouetter les vitres. Son père avait un cabinet dentaire à Yokohama. C'était un très bel homme, dont le nez évoquait celui de Gregory Peck dans La Maison du Dr Edwardes. Malheureusement – selon elle-, Sumiré n'avait pas hérité de ce nez magnifique, et son frère non plus. De temps en temps, elle se demandait avec étonnement où avaient bien pu passer les gènes à l'origine d'un tel appendice, convaincue que, s'ils avaient sombré pour toujours au fond de l'océan des informations génétiques, la perte pour la civilisation était vraiment immense. C'est dire combien le nez en question était sublime. » Bon eh bien on s'est assez boyauté avec ce comique japonais de haulte graisse, et c'est le moment de vous recommander Les amants du Spoutnik, de Haruki Murakami. Un bon roman qui vous apprend des choses, et n'ennuie pas une seule seconde, plaplapla...

    COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    PASCAL QUIGNARD «LA NUIT SEXUELLE » 57 07 02

     

     

    Pascal Quignard est admirable. Sa Nuit sexuelle est admirable, et les illustrations qui s'y réfèrent méritent l'admiration : leurs titres figurent à l'index final, à côté de la vignette qui les rappelle. Pascal Quignard prend la tête. Eh bien tant mieux. C'est un exercice dont trop de gens se dispensent à l'heure actuelle. Toujours chez Quignard vous trouverez à penser, à enrichir votre réflexion, à vous stimuler l'adhésion ou le rejet, en tout cas, « ça se discute », mais en vrai. Un titre pareil, La nuit sexuelle, n'émoustillera que les attardés du bulbe, qui ne sont pas les tamponnés du même pour lesquels j'éprouve la plus grande estime. Il comporte bon nombre, assurément, de gravures dites licencieuses, ne laissant rien ignorer de l'anatomie des deux sexes, séparément ou l'un dans l'autre.

    Mais nul exhibitionnisme – l'auteur en a horreur et ne s'étale pas dans les médias, ce sont les meilleurs. Au contraire, une pureté dans le trait de ces estampes et de ces tableaux ici reproduits en noir et blanc, qui confèrent une grandeur, une naïveté, aux gravures les plus explicites. Quand ce n'est pas symbolique, voire ésotérique, les opérations de l'alchimie par exemple se représentant souvent comme un coït, un chemin fait en commun, du latin « co-ire ». Nous sommes tous attirés par le sexe, même sans le faire. Le sexe est associé à la nuit, comme il convient à une espèce animale particulièrement vulnérable, la nôtre. D'autre part, nous avons besoin de confort, ou de luxe, d'où le mot « luxure ».

    Faire l'amour est d'ailleurs un luxe, car où les mammifères se contentent de se reproduire, l'homme éprouve de l'amour, au-delà des simples manèges de parades nuptiales, qui se déroulent même chez les insectes. Et l'amour, comme la nuit, sont des mystères. Chacun se souvient du mythe de Psychè, l'Âme, et de Cupidon : l'Âme, voulant savoir qui était cet être qui se glissait dans son lit et en elle chaque soir pour le plus grand plaisir de tous les deux, et repartait le matin toujours sans se faire voir, voulut éclairer son visage endormi après l'acte, au milieu de la nuit : Cupidon, l'Amour, s'envola et ne revint plus. La morale traditionnelle est qu'il ne faut pas chercher à percer le mystère de l'amour avec la pensée ni l'intellectualité, car autrement, il s'évanouit.

    Mais Quignard, qui possède une culture immense, peut tracer des lignes entre des connaissances extrêmement variées, car c'est à cela que sert la lecture, ô fondus de l'ordinateur : à prendre le temps d'établir des liens. En bon adepte de Blanchot, en bon lecteur de la Bible, il s'est avisé que la nuit sexuelle était aussi bien celle du Temple, qui dès sa construction à Jérusalem fut habité par Dieu, sous forme d'Obscurité. Dieu est mystère, silence et repos. Les temples antiques étaient obscurs, les fidèles n'y pénétraient pas, restant pro fanum, devant le temple. Les églises romanes restaient dans la pénombre. Le prêtre tourne le dos aux fidèles et parle une langue sacrée. C'est un contresens à mon avis de dire l'office face à l'assistance et en français, ça gâche tout, et je ne suis pas intégriste.

    Le taoïsme fait entrevoir le divin à travers l'acte sexuel et l'orgasme. Dieu, le sexe et la vie qu'il provoque, l'obscurité qui recouvre le coït et la prière, possèdent certains liens solides. Céline a bien raison de dire L'amour, c'est l'éternité à la portée des caniches – raison et tort, car les caniches ne sont pas « amoureux », mais n'importe quel homme, fût-il méprisable, échappe à sa condition peu reluisante à partir de son plaisir sexuel, que l'on nommait « la petite mort » alors qu'il donnait la vie. Rien d'original me direz-vous, rien que de très ancien même, de traditionnel donc et de respectable, on ne peut plus éloigné de la gaudriole performative contemporaine. Nous sommes donc nés dans la nuit, à la suite d'un acte d'amour généralement nocturne, qui est en quelque sorte un sacrement.

    Les psychanalystes appellent cela une « scène primitive », celle que les enfants ne doivent pas regarder, sous peine de traumatisme, à moins qu'on ne lui explique le plus clairement possible de qu'il vient de voir. D'où la fascination de certains pour le porno, qui place incessamment sous les yeux l'acte, la scène primitive, sans aucun talent hélas et la plupart du temps avec banalité, avec vulgarité. Mais voir cela fascine, ou répugne, ce qui est l'autre face de la fascination : Dieu non plus ne peut se regarder en face. Or nos parents eux-mêmes sont issus d'une scène « primitive » du même ordre, et ainsi de suite en remontant dans la nuit des temps, jusqu'à l'animal, jusqu'au début de tout, jusqu'au trop fameux Big-Bang.

    Et nous voici dans une double nuit, celle de notre conception, celle de la conception du monde, celle des insondables mystères : celui de l'origine de l'univers, qui nous importe peu directement, et celui de notre origine à nous. Que faisions-nous, où étions-nous, avant notre conception ? Où était notre conscience ? L'univers, avant nous, a-t-il une conscience, et avait-il déjà la nôtre ? L'auteur ne répond pas, mais soulève et brasse le problème comme une vase obscure et féconde à l'intérieur de nos cervelles. Or cette nuit d'avant nous, il se trouve que nous la retrouvons tous les soirs, pour nous endormir, et rêver, nous mettre en communication avec Dieu sait quoi, justement, fait de nous-mêmes, et aussi d'autre chose à tout jamais indéfinissable – où sommes-nous donc, aux moments du sommeil où nous ne rêvons pas ?

    Serions-nous dans la nuit éternelle, qui nous a précédés, qui nous succèdera, par petits morceaux ? «Le sommeil ? dit San Antonio. La mort en pointillé. » Entre autres, oui, et une vie aussi, celle de l'autre côté. Notre vie quotidienne ne serait donc qu'une série d'éclairs appelés « journées » sur le profond océan des nuits éternelles. Mais ne craignons rien : l'art, qui ne sert à rien, embellit, magnifie cette boue soulevée du plancher de nos âmes, transforme ce limon fertile en paillettes d'or, en contemplation, en admiration, dimension qui ne doit pas être systématiquement récusée par les artistes, qui s'arrêtent souvent en chemin, à la dérision. Tableaux, sculptures, danses (je parle ici des arts visuels, en rapport avec l'opposition entre nuit et jour) nous arrachent à cette nuit constitutive, à ce gouffre qui nous rehappe chaque fois que nous nous endormons, pour nous révéler une « Nuit Transfigurée » à la façon de saint Jean de la Croix, et je ne suis pas fanatique non plus du catholicisme.

    Je ne suis pas d'accord du tout avec Pascal Quignard, que la chose indiffère superbement : la nuit semblable au jour me semble un cliché baroque, un paradoxe à la Blanchot qui transforme le silence en bruit et la réalité en apparitions, et je sais bien, personnellement, mais ça n'engage que moi, que les forces qui m'entraînent vers le fond, cafard, désespoir, vous connaissez ? sont noires. Mais le clinquant triste des vannes de cul et des ivresses alcooliques ne sont que de fausses brillances, pires que l'obscur. Dieu, ou « X », se manifeste sous forme de nuit, ou de démons, ou de guerres, cela peut aussi se concevoir, mais nous entraînerait trop loin, au-delà en tout cas de cette Nuit sexuelle de Pascal Quignard, qui brasse à longueurs de pages de telles réflexions d'où nous sortons autrement plus intelligents qu'après Jean d'Ormesson – il fait son possible aussi.

    C'est que Pascal Quignard, le bien prénommé, nous entretient de questions universelles et banales si l'on veut, mais sans tomber dans l'ordinaire ou dans la philosophie de bistrot (qui a ses mérites) ; il faut faire effort parfois pour le suivre, sur ses sentiers rocailleux. Mais l'obscurité momentanée de ses propos débouche toujours sur des clairières ou points de vue inattendus et rénovateurs, car il n'est rien de tel pour se renouveler que de rapprocher de nos yeux les lumières des phares lointains, ceux que célébrait Baudelaire. Adonques, voici les dernières pages de cette Nuit sexuelle de Quignard, qui offre à profusion une multitude d'interrogations, de constatations évidentes et depuis longtemps perdues, ainsi qu'un sens profond de la misère et de la grandeur humaine, ferments inépuisables des éblouissements plastiques et amoureux :

    Et le seul support, le seul garant de tout cela, ce sont nos sens, c'est notre corps. « Pour le dire autrement, en latin : A corpore fugere non possum, nec ipsum a me fugare, alligatum est mihi. Je ne puis fuir mon corps, ni lui moi, il est enchaîné à moi.

    « Saint Bernard poursuit : Car nous sommes liés. Et non seulement nous sommes liés : nous sommes emprisonnés. Cinq fenêtres laissent pénétrer la mort jusqu'au fond de moi. Respicit oculus, audit auris, odoratus cogitationem impedit, os fallit, per tactum ardor libidinis. » L'œil aperçoit, l'oreille entend, l'odorat empêche de penser, la bouche se trompe, le toucher réveille l'ardeur libidineuse. « Cinq sens, poursuit l'auteur : cinq démons errent sur ma peau.

    « On peut dire : chaque sens est le Diable. On peut dire aussi : chaque sens est la Voie.

    « Pline l'Ancien a écrit au septième livre de son Histoire naturelle : Pour nous l'état après le dernier jour est le même qu'avant le premier.

    « La phrase de Pline l'Ancien » disparu à Pompéi « est très proche des vers d'Eliot qui figurent dans le deuxième quatuor : Home is where one starts from. Le chez-soi est là d'où l'on part. Comme nous avançons en âge le monde devient plus étrange et intense. » Je confirme. « The end is where we start from. La fin approche la découverte du monde. » Et notez bien ce qui suit je vous prie :

    « Nous arrivons pleins de mots, ligotés, maniérés, épuisés, éperdus, dans le Là intense d'où nous partîmes hagards, terrifiés, explorant, muets.

    «Il est enfin un dernier trait de la scène invisible qui est souvent omis par un motif de nature purement mélancolique : dans l'amour hétérosexuel ce ne sont pas les deux moitiés d'une unité qui se retrouvent. Ce ne sont pas deux sexes faits l'un pour l'autre qui se complètent. » - dans l'amour homosexuel non plus, d'ailleurs. « Ce sont deux incomplétudes qui s'explorent. Ce sont deux inconnus qui « voyagent ensemble » (en latin co ire) dans la dimension à jamais inconnue. Ils errent dans la dimension originaire. Toujours l'union échoue. Toujours ces membres se désassemblent. Toujours vulve et pénis déboîtent. Toujours ces deux êtres se retrouvent sur deux rives qui s'opposent. Ils croient parler la même langue – ils parlent en effet la même langue mais ils ne la parlent pas à partir de la même nudité. Ils ne donnent pas le même sens aux mots qu'ils emploient. Ils se tiennent sur deux rives différentes qui sont périlleuses et éloignées. Ils prêtent l'oreille : ils ne comprennent pas tout. Ils s'accrochent et ils tremblent. Ils plissent les yeux : ils ne voient pas tout.

    « Le fleuve est si obscur, si continu, si ancien, si large.

    « La vie humaine si brève.

    « La vie humaine est si brève que la nuit s'attarde au fond d'elle ; et c'est pourquoi on meurt. »

    Paraissez à présent, Gavalda, Orsenna, et autres aligneurs de mots à la charrue, tantôt rigolos-rigolos, tantôt pédantissimes chichiteux, venez prendre des leçons de staïle, venez apprendre ce que c'est que la langue française, l'ampleur et le respect, pour que Quignard vous attrape au lasso ! Venez expliquer à la télé pourquoi vous écrivez comme une truie qui pète ou comme un âne qui vocalise ! Une illustration clôt le livre, elle est d'un certain Beham : un homme et une femme, nus, jeunes, ahuris, se tiennent mutuellement le sexe tandis qu'un jeune bambin pouponnier lève les yeux vers son père qui lui pose sa main sur la tête – tandis que juste derrière lui, bravant toute reproduction, la Mort décharnée lui plante la main sur son épaule épouvantée... La nuit sexuelle, de Pascal Quignard, collection J'ai lu n° 9033.

    ANDEKEEN « LECTURES »

    SLOCOMBE « MORTELLE RESIDENCE » 2057 07 10

     

     

     

    Messieurs,

    A vos marques, prêts, pétez. Je commente Mortelle résidence de Benjamin Slocombe. C'est l'histoire d'une fille de Chilienne que son paire adoptif a laissée crever cuisses ouvertes après l'accouchement. Dit comme ça, la chose impressionne. Puis des révolutionnaires sans glands mettent à mort des religieuses innocentes, épisode relaté en style XVIIIe siècle, très convaincant. Et des artistes qui font n'importe quoi, torturant leur corps en public pour qu'on les admire et les dessine. Ça fait drôle. Ça fait salmigondis. Tournis. A la fin la fille du Chili bouzille son père adoptif d'un gros tir de gros calibre dans le pif, au milieu d'un hall d'hôtel : enfin du sang, du vrai, du contemporain.

    C'est un procédé, cela : mêler des évènements du XVIIIe à une enquête du XXe. « El Tigre » recule d'un pas, son pistolet toujours braqué à la ronde. Je le croyais ennemi, ce con. Il était donc d'accord pour le butage du père par sa propre fille. C'est rocambolesque, vachement bien ficelé, par des câbles à gros nœuds ; très mal ficelé, aussi, ca on ne voit pas ce qui peut relier ces incidents les uns aux autres, sinon que les descendants trucident aux mêmes endroits où les autres ont souffert jadis. D'où manifestations fantômatiques, loquets qui s'abaissent, portes qui se gondolent sous l'assaut des diables et autres démoniaqueries. «La Chilienne pivote, pose doucement le canon de son automatique sur la tempe d'El Tigre, et appuie sur la détente. » Ah bon.

    Ça c'est bien. Mais pourquoi trucide-t-elle aussi le commanditaire ? uniquement parce qu'il lui a ordonné d'éliminer son propre père à elle, ancien nazi argentiné ? Cette fille a seize ans. Son père, assassin de sa mère, l'a tripotée dans tous les sens et sodomisée à tout va, la laissant vierge ; cependant il voulait l'accoupler à du bon aryen, elle qui possédait du sang inca, solaire. Il est bien d'avoir attendu si longtemps avant de déclencher la mécanique des cadavres et leur décompte. Notons svp le terme « pivoter », indiquant la mécanisation justement, la chaudassetisation de la donzelle. Notons que l'espagnol ne connaissant pas l'élision, il eût fallu dire « de El Tigre » - cela fait deux ans que je me farcis des policiers.

    Lettre S seulement. « El Tigre part à la renverse, s'effondre contre le fauteuil qu'il venait de quitter. » Tant d'univers qui me restent étrangers, inimaginables. Se servir ainsi d'une arme à feu contre qui que ce soit, la manier sans tremble « parce que c'est juste », je ne pourrais pas. A la fin de la Torah, on la reprend. C'est la Simhat Torah. Et moi j'étrenne un nouveau carnet. Ce carnet-ci est plus lisse, la bille y glisse mieux. Il m'aura fallu un an pour venir à bout du précédent. « Ceraz » (?) « sort un petit revolver à canon court de la poche de son veston, fait feu en direction de la Gordita » - « la Petite Grosse ». Et c'est parti pour la séquence de dominos japonais. Shakespeare fait cela pur finir Titus Andronicus, si c'est bien de lui. Mais nos personnages, ici pantins, manquent de grandeur, voire même d'inscription historique. Même s'ils ont été nazis, assassins, membres de « El Condor » chargé d'exécuter les opposants. Chacun va morfler pour des motifs divers. La balle siffle aux oreilles d'Oscar et s'enfonce dans la fresque. Hélas les balles ne sifflent plus. Le jeu de massacre est avancé.

    Pourquoi se rate-t-on toujours ainsi à bout portant ?... ne pas remâcher ses échecs, mais examinons comment mieux faire la prochaine fois. Rectifier le style. Encore un nez fort. L'écran du téléviseur explose. Un bruit de plus. Fusillade réussie quant au style. Redresser la tête. Fatigué fatigué fatigué. Yorgunum. Wo lèÿ. Ik van moe. Fusillade. Un téléviseur n'explose pas, mais implose. Le blond sort une arme et tire sur Cuaz, puis sur l'homme à cheveux blancs qui se jette au sol – tiens, je croyais qu'il s'était reçu une balle en plein pif. Je pense au moulin du Chevalier des Touches, sur les ailes duquel tournoie le meunier traître, achevé d'une balle au front quand il passe à l'envers au bas de la course, au droit du justicier.

    Boum ! Boum ! Bien moins voluptueux que, tout de même, le bon vieux poing dans la gueule. Donnez-le moi ! Donnez-le moi ! criait un colosse devant Dutroux. Mêe excclamation : Donnez-les nous ! devant les deux frères Bourgeois, massacreurs de quatre jeunes filles. L'une d'elle avait du sable dans les poumons, elle n'était pas morte alors qu'on l'enterrait. Tout ce que tu écris est sacré. Non pas moi, mais la voix qui me souffle. J'écris seul, sans jamais plus vouloir me confronter à quelque réalité que ce soit. Et la solitude de l'âge, si redoutée, ne me déplaira pas. Pendant ce temps, des jeunes se suicident. Oscar rampe derrière un fauteuil. Bien sûr, avec un nom pareil. Il a usurpé une identité.

    Il se fait passer, lui architecte, pour un adepte du body art. Il se fait embringuer dans une sombre histoire de règlements de comptes entre nazis exfiltrés en Argentine et partisans de Pinochet ou de Videla / Viola. La Gordita est pure mais aime se faire mettre par l'anus et se branler toutes jambes écartées. C'est magique. L'odeur de cordite emplit le hall. Nous sommes en 2050, et la cordite trouve encore une place pour son utilisation ? J'ai appris ce mot dans Jean-Patrick Manchette. L'univers du polar m'est à présent bien plus familier, aussi artificiel que les bouquins du XVIIIe siècle, ou bien les innombrables milieux sociaux dans lesquels désormais s'élaborent les inepties nommées « romans d'amour ».

    Comme disait la grosse Barbara : « Tout irait tellement mieux sans le sexe, cet horrible sexe. » Rien de plus déstabilisant que ces amours qui s'entrecroisent sur vous, alor sque vous avez cru toute votre vie supporter persécutions et haines. Les rapports humains seraient moins hermétiques, moins labyrinthiques qu'on ne saurait croire. Une femme hurle, de l'autre côté de la réception. Ça m'emmerde. Tous ces clichés. Que voulez-vous que fasse une femme ? Elle hurle. Evidemment. Que de bruits. Que de conventions. Erexi monumentum aere perennius. « Une portière claque, dehors ». Chouette, du renfort. Il va encore se donner de la mort. J'espère que la petite branlée, la Gordita, s'en sortira.

  • LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 2050, FRISON-ROCHE, JUNG

    HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES » 50 02 21

    CORNEILLE « SERTORIUS »

     

    Il estoit une fois un général romain nommé Sertorius. Il était vieux, après avoir été jeune, et borgne, après avoir eu ses deux yeux. Il avait conquis toute une partie de l'Espagne, riche en fer et en Espagnols pour faire la guéguerre auprès des Romains. Il avait auprès de lui une biche blanche, qui lui léchait l'oreille, après quoi le grand homme lui parlait aussi à l'oreille, faisant croire qu'il s'entretenait avec une divinité incarnée, ce qui n'est pas plus con qu'un ongle. Les braves Ibères le croyaient, ce qui prouvent qu'ils étaient nettement plus cons en ce temps-là que maintenant, où ils encensent Aznar.

    Brèfle ! Sertorius se croyait un puissant personnage, au point de se sentir comme un roi en Ibérie, et de ne plus guère tenir compte du Sénat de Rome, composé de 300 et quelques membres virils et pourvu d'attributions diplomatiques. On envoya contre lui un des frères Moilnoeud, Pompée, ami de Crassus, Moilnoeud aussi. Mais rien ne put le faire céder, il devint nécessaire de le faire assassiner courageusement pour que force restât à la République romaine, Senatui Populoque Romano. Ça, c 'est de l'histoire, et pour recoller les morceaux, je vous informe que de retour d'Espagne, Pompée le Grand massacra les esclaves qui restaient de la grande révolte de Spartacus – ce qui nous mène à -73, par une température glaciale donc.

    Arriva là-dessus le grand Corneille, qui s'y connaissait un chouïa en histoire romaine, ainsi que son public d'ailleurs, en ces années 1640 et quelques. Il pensa que cette intrigue manquait de femmes, et en introduisit deux, en tout bien tout honneur. Aristie, femme de Pompée, en instance de divorce d'avec le même. Et Viriate, reine de Lusitanie, entendez de Portugal, qui n'a jamais existé. En revanche il exista bien un berger de ce nom, qui résista aux envahisseurs un peu plus longtemps que Vercingétorix, et que tous les Espagnols devraient connaître. A partir de là, tout se complique.

    Avec ma modestie habituelle, je me demande si vous allez comprendre, parce que moi-même je m'entrave un peu les pédales. Attention : il était deux fois un autre général romain appelé Perpenna, qui n'était pas un père pénard. Il était jaloux de Pompée, parce que ses soldats préféraient le grand Pompée au moyen Perpenna, et s'étaient rangés sous les ordres de Pompée. Perpenna se mit donc à sourire d'un franc sourire hypocrite en coin, et dit : « Vive Pompée ! » avec les autres et après tous les autres. Et puis ne le voilà-t-il pas qu' il tombe amoureux de la reine de Lusitanie, qui est bien belle et bien puissante aussi.

    L'ennui est que cette reine, Viriate, est amoureuse de Sertorius, lui apportant contre Rome l'appui de toutes ses troupes portugaises ou lusitaniennes comme il vous plaira. Elle veut l'épouser, mais Sertorius préfère la femme de Pompée, en divorce d'avec ce dernier. Cependant la femme de Pompée, Aristie, est encore amoureuse de son candidat au divorce. Beau chassé-croisé. Sertorius propose Perpenna comme mari à la reine de Lusitanie, qui ne veut pas en entendre parler. Pompée se fend d'une entrevue avec Sertorius, pour le ramener à la raison et à l'obéissance envers Rome, et Sertorius refuse.

    Pompée refuse de se remarier avec sa femme, parce que c'est son chef Sylla qui lui a demandé de rompre avec cette dernière. Aristie est blessée dans son amour-propre et l'envoie se faire futuere. Sertorius n'a pas très envie d'épouser Viriate, parce que sinon il se fera zigouiller par son lieutenant Perpenna, par jalousie. Aristie veut bien malgré tout épouser Sertorius, mais Viriate est sa rivale. Putain il faudrait presque un croquis au tableau noir. Surtout que Perpenna fait assassiner Sertorius (un de moins, l'horizon s'éclaircit) et apporte à Pompée des preuves irakiennes de la trahison du méchant Sertorius.

    Pompée dans un beau mouvement dramatique refuse de lire les lettres compromettantes en question et les brûle. Puis il fait arrêter et exécuter le méchant Perpenna, reprend sa femme adorée, offre la paix à Viriate qui n'a plus qu'à se consoler avec toute sa garde personnelle, ce qui fait qu'à l'heure où nous sommes elle doit encore s'y coller. Alors vous pensez bien que cette intrigue a suscité les critiques des contemporains eux-mêmes, qui l'ont trouvé plutôt difficile à comprendre, même pour des gens versés en histoire latine. Il y avait là en effet de quoi suffire à plusieurs intrigues, bien que ce ne soit pas la peine d'entasser les péripéties autour de chaque personnage pour le prouver. Corneille se défendit comme d'habitude, mais ne convainquit guère. Les caractères sont incohérents, il n'y a que les femmes qui s'en sortent. Nous avons là déjà un double intérêt, celui de la politique et celui du coeur, passionnant pour certains esprits romanesques et fumeux nostalgiques de la Fronde (une guerre civile où les affaires de coeur commandaient largement les affaires d'Etat, sur le dos du peuple) – mais qui n'offre pour les gens du XXIe siècle qu'un intérêt relatif.

    Alpes, peuple,psycnanalyse

    Imaginez en effet que la Cour d'Angleterre se mette à faire par-dessus le marché de la politique... On en reviendrait effectivement au climat public du XVIIè siècle, où les affaires de mariage et de rivalités personnelles influaient significativement sur les affaires gouvernementales. Voyez l'embrouillamini politique-pognon- coeur et cul dans les dédales Deviers-Joncourtois. Cet aspect people faisait pâmer les sous-marquises de la minorité de louis XIV, mais a bien perdu de son attait pour nous. Et croyez-moi, les tragédies ultérieures de Corneille n'ont pas fait progresser sa cause : de plus en plus de complexité, de plus en plus de mélanges de sujets d'attention...

    Racine peut encore se lire. Corneille a besoin de notes en bas de page. Il m'a semblé à 19 ans que cette pièce, « Sertorius », était lumineuse et se comprenait du premier coup. Sans doute avais-je été sensible à la majesté des interventions de Pompée, aux arguments en faveur de la grandeur romaine (entre parenthèse bien décatie à cette épopue où la seule préoccupation des dirigeants était de s'en mettre plein les fouilles sur fond de discours ronflants). IL y a en effet dans « Sertorius » de très beaux morceaux de bravoure. Mais on peine trop en vérité à trouver ici une quelconque unité, contrairement à ce que prônent les règles de la tragédie classique.

    Autant le spectateur ou le lecteur se soucie peu de nos jours de l'unité de temps ou de l'unité de lieu, autant l'unité d'intérêt se trouve-t-elle obligatoirement à respecter. Ce que je comprenait à 19 ans, il se trouve que je ne le comprends plus à 58. Perte de neurones ? Probable. Et moindre propension à bader d'enthousiasme devant de beaux morceaux sans lien. Ces commentaires vous donnerons peut-être à regretter de ne pas voir cette pièce représentée, ce qui lui donnerait une dernière chance, mais je ne vois personne à l'horizon pour l'instant qui s'en ressente pour remonter «Sertorius », en intégralité ou en allégé.

    Tirons donc au sort le fragment qui vous sera lu, dans l'édition des ineffables classiques Larousse, avec notes en bas de page incorporées : page 38 – la reine est vexée : le grand Sertorius n'ose pas l'épouser parce que ça ferait vilain dans le tableau, mais il l'aime pourtant ! Et il lui propose son lieutenant ! Mon Dieu qué malheur ! Ce qui donne :

    SERTORIUS

     

    L'espoir le mieux fondé n'a jamais trop de forces ;

    Le plus heureux destin surprend par les divorces :

    Du trop de confiance il aime à se venger ;

    Et dans ce grand dessein rien n'est à négliger.

    Devons-nosu exposer à tant d'incertitude

    L'esclavage de Rome et notre servitude,

    De peur de partager avec d'autres Romains

    Un honneur où le ciel veut peut-être leurs mains ?

    Notre gloire, il est vrai, deviendra sans seconde,

    Si nous faisons sans eux la liberté du monde ;

    Mais si quelque malheur suit tant d'heureux combats,

    Quels reproches cruels ne nous ferons-nous pas !

    D'ailleurs, considérez que Perpenna vous aime,

    Qu'il est, ou qu'il se croit, digne du diadème,

    Qu'il peut ici beaucoup, qu'il s'est vu de tout temps

    Qu'n gouvernant le mieux on fait des mécontents,

    Que piqué du mépris, il osera peut-être...

     

    VIRIATE

    Tranchez le mot, seigneur: je vous ai fait mon maître,

    Et je dois obéir malgré mon sentiment ;

    C'est à quoi se réduit tout ce raisonnement.

    Faites, faites entrer ce héros d'importance,

    Que je fasse un essai de mon obéissance ;

    Et si vous le craignez, craignez autant du moins

    Un long et vain regret d'avoir prêté vos soins.

     

    SERTORIUS

    Madame, croiriez-vous...

     

    VIRIATE

    Ce mot vous doit suffire.

    J'entends ce qu'on me dit et ce qu'on me veut dire.

    Allez, faites-lui place, et ne présumez pas...

     

    SERTORIUS

    Je parle pour un autre, et toutefois, hélas !

    Si vous saviez...

     

    VIRIATE

    Seigneur, que faut-il que je sache ?

    Et quel est ce secret que ce soupir me cache ?

     

    SERTORIUS

    Ce soupir redoublé...

     

    VIRIATE

    N'achevez point ; allez :

    Je vous obéirai plus que vous ne voulez.

     

     

    ACTE II SCENE 3

     

    VIRATE, THAMIRE, sa confidente

     

     

    THAMIRE

    Sa dureté m'étonne, et je ne puis, madame...

     

    VIRIATE

    L'apparence t'abuse : il m'aime au fond de l'âme.

     

    THAMIRE

    Quoi ? Quand pour un rival il s'obstine au refus...

     

    VIRIATE

    Il veut que je l'amuse, et ne veut rien de plus.

     

    THAMIRE
    Vous avez des clartés que mon insuffisance...

     

    VIRIATE

    Parlons à ce rival : le voilà qui savance.

     

     

    SCENE IV – VIRIATE, PERPENNA, AUFIDE (confident de Perpenna), THAMIRE

     

     

    VIRIATE

     

    Vous m'amiez, Perpenna ; Sertorius le dit :

    Je crois sur sa parole, et lui dois tout crédit.

    Je sais donc votre amour ; mais tirez-moi de peine :

    Par où prétendez-vous mériter une reine ?

    A quel titre lui plaire, et par quel charme un jour

    Obliger sa couronne à payer votre amour ? »

     

    ...Eh bien voilà qui n'est pas si mal, et parfaitement compréhensible ! Peut-être vaut-il mieux se laisser à l'admiration séquence après séquence, et laisser les détails de structure aux cuistres ? Devrait-on supprimer les préfaces et les critiques ? Vous aurez entendu quelques beaux vers de « Sertorius », par Corneille. Ce seront peut-être les derniers de votre vie, à moins qu'un démon classique ne vous pique et ne vous incite à lire cet ouvrage apprécié en son temps... Bonne lecture dramatique !

    HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    FRISON-ROCHE « PREMIER DE CORDEE » 28 02 03 1

     

     

     

    Le type même de roman que l'on peut conseiller à la jeunesse : « Premier de Cordée », par Frison-Roche. Lu à quatorze ans, puis relu à 22, puis à 27, puis cette année à 58. La jeunesse n'a pas d'âge comme chacun sait. Nous avons affaire comme chacun sait à l'épopée simple de la montagne, du massif du Mont-Blanc, à une époque où le tourisme de masse n'avait pas encore transformé les champs de neige immaculés en paysage industriel hérissé de pylones à tire-fesses, où les voies d'accès au sommet des Alpes ne ressemblaient pas encore à des couloirs de métro semés de détritus.

    Mais j'exagère. Il n'est pas si facile d'accéder à 4807 m., et les petits imprudents se voient régulièrement rappelés à l'ordre par des accidents graves. Nous avons tous en mémoire, nous autres de la génération des lecteurs, la mort du guide Jean Servettaz, foudroyé sur le Dru alors qu'il accompagnait un client exigeant, Américain et inconscient. Cet épisode figurait même en bonne place parmi les choix de textes à l'usage des enfants, parmi les textes dits scolaires. Et ensuite, le jeuen lecteur avait envie de connaître l'oeuvre entière. Il faisait donc connaisssance avec un milieu très particulier, très fermé je suppose encore aujourd'hui, qui est celui des guides de haute montagne.

    Fermé non par dédain, mais en raison des compétences et qualités physiques exceptionnelles requises pour accéder à la profession. Il s'agit même d'une vocation : ne décide pas d'être guide de haute montagne qui veut, il faut avoir été atteint apr le virus, il faut souvent compter parmi ses ascendants un ou plusieurs guides, avoir soi-même participé à de longues et harrassantes expéditions, avoir consenti à stabiliser la cordée en dernière position, avoir acquis dès l'enfance pour certains le sens de la montagne, l'instinct du danger, le sang-froid diamétralement opposé aux témérités des casse-cou, le sens enfin de la responsabilité : car le client qui vous est confié, incompétent, timoré, ou audacieux et de sang-froid, devient entre vos mains, dans votre cordée, un dépôt sacré : sa vie est entre vos mains, vous vous êtes engagé sur votre honneur de guide à le ramener sain et sauf.

    Et à cette époque-là, avant-guerre, pas d'hélicoptères de secours, pas de téléphone portable, éléments de confort et de sécurité qui incitent parfois les imprudents à ne pas se soucier de leurs courses, encore que depuis un certain temps ces messieurs soient obligés de mettre la main au porte-monnaie si leur comportement irresponsable a mis en danger la vie des secouristes. Le roman commence par la mort du père, coincé là-haut dans les rochers. Le fils veut aller le rechercher, mais les conditions météorologiques l'en empêchent. Toute sa famille ensuite se ligue affectueusement poiur qu'il renonce à la montagne et devienne hôtelier, un métier où l'on gagne bien sa vie sans risquer de se rompre les os.

    Notre héros n'est-il pas de plus fiancé à une charmante jeune fille appétissante et traditionnelle ? Dès que le flirt dans les herbes devient un peu poussé, elle se lève en riant pour ne pas « faire de bêtises » comme on disait. Il apparaît en effet au cours des relectures que la tradition constitue le ciment le plus parfait de cette société montagnarde : moeurs pures, tempéraments taillés à la serpe et rudimentaires, sens de la camaraderie, patriarcat de bon aloi, blancheur de neige des âmes du pays chamoniard. Les guides contemporains jugeront peut-être que « premier de Cordée » est à la profession ce que « Maria Chapdelaine » est au Canada, c'est-à-dire un ancêtre, une référence obligée, un peu agaçante ; je les entends me dire que « ce n'est plus du tout comme ça », que les camions polluent tout, que la concurrence est sauvage, que l'alpinisme se rapproche de l'exploitation industrielle »– mais cela m'étonnerait tout de même d'apprendre que le rapport à la montagne a changé, que les dangers se sont amoindris, que l'on peut tricher avec le roc et la glace.

    « Premier de Cordée » ne sombre pas dans le lyrisme, dans l'envolée romantique. L'alpinisme de haut niveau est un monde concret, où l'on savoure la récompense de l'effort, où l'on sait apprécier les moments d'ivresse, les respirations enivrantes, mais où l'on sait aussi qu'il faut surveiller du coin de l'œil tel ou tel banc de brume qui se déplace, ne pas trop s'attarder, songer déjà

    aux difficultés de la descente, plus traîtresses que celles de la montée. L'avantage de « premier de Cordée » consiste à ne pas nous assommer de considérations techniques. Ce qui ne serait plus de nos jours que statistiques et notes sur l'alliage des métaux et termes anglo-saxons demeure très clair. Même le profane peut comprendre les manoeuvres qui se déroulent à flanc de rochers ou sur les pentes englacées. Le lecteur de la plaine peut suivre les péripéties d'une ascension périlleuse, assimile quelques termes élémentaires, descente en rappel, prise, vire, marches taillées, adjectifs qualifiants l'état de la neige. Il s'encorde justement aux personnages, dont il a saisi les gros traits, la psychologie sans fioriture, la bonhomie, l'honnêteté, la franchise, la brutalité, la lenteur, la sagesse.

    Et de fait il serait facile de verser dans la caricature, de repérer les clichés (« le coeur sensible battant sous la rude écorce du montagnard », la joie de l'effort récompensé, la défense des valeurs éternelles de dévouement, de courage, de fraternité) – d 'ironiser sur ces braves gens un peu frustes mais ah ma chère tellement typiques et autres jeux de l'esprit snobinards. N'oublions pas nos braves chiennes de garde, qui trouveront que décidément la femme n'est faite ici que pour attendre l'homme en bas en touillant la marmite, à moins qu'lle ne l'accompagne, mais pas trop haut. Remémorons-nous cette ignoble question d'une bonne femme à un alpiniste, s'interrogeant sur le fait de savoir si le besoin d'escalader les pics était dû au désir de faire l'intéressant ou d'affirmer un machismedésute, et qui se vit répondre que sa connerie à elle, sans aucune hésitation, était aussi indécrottable que congénitale.

    Non moins facile également d'arguer de la date de parution, 1941, pour établir de douteux rapports entre les idéaus développés ici et le trop fameux « Travail-Famille-Patrie ». Il ne faut pas tout ravaler ainsi au niveau de nos ricanements ; et ce livre a contribué à conserver l'espoir dans le cœur de la jeunesse française, sans qu'il soit nécessaire ici d'ironiser : savons-nous ce qu'a été la saveur amère de la défaite ? Ce sont de telles valeurs paysannes et montaganrdes précisément qui peuvent séduire de jeunes esprits en formation, ou toute autre personne d'âge mûr, Occupation ou pas (d'ailleurs ne souffrons-nous pas d'une autre occupation, pernicieuse et sournoise, que j'appellerais l'invasion de la Connerie ) ? Frison-Roche a circonscrit sa réflexion au domaine précis et immense de la conquête des cimes et de soi-même, et l'on ne compte plus les professionnels de la montagne dont la vocation, au sens d' « appel », s'est révélée à la lecture de « Premier de Cordée », qui est la Bible du Guide, du premier de Coordée.

    N'oublions pas un autre aspect du pays savoyard qui se trouve ici exalté : l'élevage, avec sa montée des troupeaux, sa fraternité carillonnante, en ces temps-là où les bêtes n'étaient ni nourries artificiellement à l'étable, ni transportées en camions puants, mais escaladaient elles-mêmes les pentes menant aux pâturages. L'un des morceaux de bravoure de ce livre consiste en un duel farouche opposant deux vaches pour le titre de reine du troupeau. Les paris vont bon train autour du champ d'affrontement, et la bête victorieuse appartiendra de bon droit au propriétaire le plus sympathique et le moins prétentieux.

    D'autres dégageront le sens de la quête métaphysique des cimes, évoqueront « les conquérants de l'inutile », car l'alpinisme, comme le latin, ou le latin, comme l'alpinisme, ne sert à rien, juste à se trouver soi-même. Deux exemples de volonté illustrent cette évocation du milieu savoyard : le héros se voit atteint de vertige, lutte contre cette irrémédiable faiblesse, puis se fait accompagner par ses meilleurs amis dans une course ni trop facile pour ne pas le déshonorer, ni trop difficile pour ne pas le décourager. Est-il besoin de dire qu'il s'en sort, non sans difficultés ? Quant à Georges, son meilleur ami, qui a perdu ses pieds par suite de la gelée, ne parvient-il pas à escalader les pics en s'arc-boutant sur ses moignons ? C'est même lui qui entraîne le fils du mort sur les pentes vertigineuses.

    Héroïsme donc, mais aussi simplicité, absence totale de grandiloquence, nudité parfois raboteuse du style, bien loin des académismes et des fioritures alambiquées en vogue chez certains en ce temps-là, en tout cas sincérité. L'auteur savait de quoi il parlait, tout le monde connaît encore

    en vallée de Chamonix et ailleurs la réputation de Frison-Roche, qui pourtant natif du plat pays devint l'inconditionnel du monde de la glace, pour parler à la Thierry Roland. Encore à l'heure actuelle, « Premier de Cordée », et sa suite, « La Grande Crevasse », demeurent pour les guides de France, de Suisse et d'Italie la référence quand il s'agit d'alpinisme.

    C'est avec ce livre que tout a commencé. Il a connu un énorme succès de librairie, je crois qu'il est encore en vente de nos jours, et qu'il continue à susciter des vocations. Il serait à propos de vous en rappeler une bonne page : la 281.

    « Après bien des efforts, ils réussissent enfin à l'entrebâiller » (la porte) « juste le nécessaire pour pouvoir pénétrer dans le refuge.

     

    « Il y règne une obscurité glaciale. Le vent a soufflé par toutes les fissures et bat-flanc et couvertures sont pleins de neige ; les paillasses humides sentent la pourriture. Le refuge est condamné, il est déjà presque abandonné. On parle d'en ériger un nouveau, plus haut dans les rochers, mais l'étude de l'amplacement dure depuis plusieurs années. Il faut en effet l'abriter des avalanches, et tous les automnes des spécialistes construisent de petites pyramides-témoins, qu'ils viennent reconnaître au printemps. Généralement, tout leur travail a été balayé par une coulée imprévisible. Il faut recommencer la même manoeuvre pour un autre emplacement. C'est un travail de patience et d'expérience, que l'on mènera avec beaucoup de persévérance. En attendant la vieille cabane agonise, toute disloquée par le sol mouvant de la moraine. Le vent s'y engouffre en miaulant, et tout autour des choucas, attirés par la venue de la cordée, criaillent lamentablement dans le vent du soir.

    « Les deux hommes s'organisent, nettoient la cabane, sortent quelques couvertures pour les faire plus ou moins sécher. Ensuite, sur le petit réchaud à alcool, Pierre fait fondre de la neige pour la soupe du soir. Cela prend beaucoup de temps, mais ils peuvent enfin manger une vague soupe chaude qui réchauffe leur corps tout imprégné de l'humidité glaciale du refuge. La nuit vient sans qu'ils s'en aperçoivent, trop affairés qu'ils sont aux préparatifs de leur grande expédition. Ils font du thé, en remplissent leurs gourdes, quittent leurs chaussures mouillées et les bourrent de paille, tordent leurs bas de laine qu'ils présentent timidement à la flamme du réchaud pour les sécher. L'heure avance et le froid se fait plus pénétrant ; une gouttière égrène l'eau de fusion de la toiture sur le coin de la table et le refuge est tout rempli de ce bruit monotone qui cessera bientôt, lorsque le gel aura suspendu ses stalactites translucides qui étincellent comme des cierges pailletés d'argent, sous le toit disjoint. »

    Où l'on s'aperçoit, brave lecteur, qu'il ne s'agit pas seulement de bander ses muscles dans l'obsession de l'exploit sportif, mais aussi de daigner s'abaisser à ces soins indispensables, dans la lenteur, la persévérance et l'humilité. Car en ces temps-là, vous n'aviez ni duvet, ni thermos ; les chaussures devaient être garnies de paille pour la nuit, et les chaussettes se tordaient, et se séchaient. Cela ne peut qu'augmenter notre respect pour ces glorieux et rudes précurseurs, auprès desquels nos modernes touristes trois étoiles ne sont trop souvent – que des guignols.

    HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"

    C. JUNG "L'HOMME A LA DECOUVERTE DE SON AME" 07 03 03 1

     

     

     

     

    Il est de vastes domaines abandonnés que l'on a plaisir à visiter. L'oeuvre du grand disciple de Siegmund Freud, Jung, tient en un fort volume de la collection "Petite Bibliothèque Payot", où l'un de ses disciples a pieusement recueilli l'essentiel de ses conférences, constituant le corpus de sa doctrine. C'est ce même docteur Roland Cahen qui a traduit de l'allemand les toutes nouvelles théories du psychanalyste zurichois. Cela date de l'immédiat avant-guerre ou de la guerre elle-même.

    La chose est d'importance pour ne pas se livrer à des espoirs démesurés. Je récapitulerai ici les points sur lesquels C. Jung a innové, ou a confirmé les théories précédentes. Malgré sa brouille durable avec son maître Siegmund Freud, il a reconnu sur la fin de sa vie qu'en fait les divergences protaient plutôt sur des questions de relation personnelle que sur le fond. Il affirme en effet que les rêves constituent le meilleur moyen, la voie royale pour parvenir à l'inconscient. Seulement il l'explique trop longuement.

    Il nous semble qu'il enfonce des portes ouvertes, tant cette conception est désormais devenue pour nous un lieu commun. Mais avant-guerre, qui est pour ainsi dire la préhistoire, il n'était pas rare de rencontrer des hurluberlus qui proclamaient qu'il ne s'agissait que d'un dérèglement nocturne de notre cerveau. Nous pouvons trouver encore de nos jours de ces fantaisistes-là. Ils nient l'inconscient, ramènent tout à des jeux de physique et de chimie à l'intérieur de notre corps, dont notre encéphale fait partie.

    Or précisément c'est contre ce matérialisme que Jung s'élève, et ce fut un de ses différends avec Freud : il n'y a pas que des réactions physiologiques dans nos cerveaux. Le fait religieux est à prendre en considération, le fait que nous ayons aussi une interprétation culturelle, et même un instinct religieux, ne doit pas être rangé parmi les vieilles choses à jeter aux déchetteries. Le deuxième point qui est connu par le grand public au sujet des théories de Jung est ce que l'on appelle l' "inconscient collectif".

    Il a repéré chez touts les peuples de la terre (malheureusement classés en "civilisés" et "primitifs", "ces gens-là", dit-il) une persistance de légendes, toutes les mêmes, sous des habillages ethniques différents. Il en a conclu fort jsutement que les hommes, où qu'ils se trouvassent, avaient forgé des légendes correspondant à des structures universelles de nos cerveaux. Et ceci, que ces peuples appartiennent ou non à l'aire de civilisation indo-européenne : la légende de Tristan et Iseut contient ainsi bien des aspects communs, de l'Irlande à la France jusqu'à la Grèce, les aventures d'Ulysse se retrouvent aussi bien chez les Indiens ou ches les Arabes.

    Mais on peut aussi bien observer des similitudes entre les Esquimauds et les Cinghalais, les Germains et les Mexicains. La théorie des migrations incessantes au seind e l'humanité ne saurait rendre compte de ces phénomènes, qui constituent trop de coïncidences pour ne pas en tirer des espèces de loi. Le troisième point proprement jungien est l'affinement de la théorie de l'interprétation des rêves. IL ne s'agit pas uniquement de la réalisation symbolique de désirs refoulés par l'état de conscience pendant la veille.

    Non plus que de l'affirmation del avolonté de puissance, comme l'affirme un autre disciple, Adler. Jung ne voit plus dans le rêve une indication sur ce qu'il faudrait faire dans une perspective chronologique, ou dans un rapport de cause à effet. Ce serait dans ce cas peu différent de ces conceptions antiques plaçant dans le rêve une prémonition sur le destin du rêveur. Jung nous dit que le rêve est la représentation par l'inconscient d'uen certaine situation de crise, sans projet réformateur, mais une rééquilibration des tensions de la journée : voici ce qui ne va pas, au rêveur de réfléchir à présent pour ne pas s'enferrer sur la grosse ferraille de l'échec.

    Et nous avons des exemples de ces interprétations de rêves dont nous sommes si friands : l'homme affrontant l'écrevisse géante représente l'épreuve de Siegfried face au dragon ; mais au lieu de se battre vaillamment avec l'écrevisse de son rêve, le consultant la dégonfle par une simple opération intellectuelle et se retrouve vainqueur sans péril ; comme il n'a pas osé affronter véritablement ce qui symbolise les mosntres de son inconscient, il sera condamné à périr, et se suicidera quelques mois après. Nous sommes encore très près de Freud, mais nous en écartons par une interprétation plus statique ("représentation d'un état conflictuel de l'âme") et par une différenciation d'avec une interprétation trop exclusivement axée sur la sexualité (ce que n'eût pas manqué de faire Siegmund Freud concernant cette fameuse écrevisse) ; Jung a fait référence également au rôle du dragon dans les légendes du monde entier, que ce soit en Chine ou au Pérou (voir le serpent à plumes).

    Donc, approfondissement de la signification du rêve, détrônement de la paraît-il envahissante interprétation sexuelle. C'en est au point, dit-il, que Freud en vient à interpréter tout ce qui est longiligne, rigide et pénétrant comme un symbole phallique, et tout ce qui est rond ou creux comme un symbole féminin... N'exagérons pas ! Jung enrichit la notion d'inconscient par son extension au collectif voire à l'universel. N'oublions pas à quel point le corps médical, sans parler de l'opinion publique toujours en retard de plusieurs décennies, croupissait dans l'ignorance, l'approximation, les préjugés. Soyons indulgents envers le caractère lourdement didactique de certains passages de ces conférences zurichoises ou berlinoises.

    Considérons avec le respect dû aux vieilles choses ces expérimentation d'associations d'idées : "si je vous dis "oiseau", vous pensez quoi ? celui qui dit "crottte" est un cas fort intéressant. Jung reconnaît que ces expérimentations, reléguées à présent dans les pages de tests des magazines à grand tirage, ne prouvent pas grand-chose, et que ce n'est pas la peine de se rendre chez un psychanaliste pour apprendre quelque chose sur sa personnalité. Nous trouverons aussi plutôt naïfs ces croquis où le philosophe démontre, cercles concentriques à l'appui, que nous sommes constitués de différents degrés de conscience, plongeant dans le subconscient, puis dans l'inconscient, puis dans l'instinctif, si je me souviens bien ; de tels croquis sont tout juste considérés de nos jours comme dignes d'orner les chapitres de philosophie générale en classe de terminales.

    Mais c'est grâce à ces glorieux pionniers que nous pouvons avoir justement une représentation aussi claire, du moins schématique et propre à la mémorisation, de ce qui n'était pour nos grands-pères que confusion et théories vaseuses. Aux oubliettes également sont passés les tests de mesures de la pression sanguine ou de l'émotivité à l'énoncé de tels ou tels mots censés déclencher une réactivationd e la névrose chez le patient. C'est en expérimentant, puis en théorisant parfois maladroitement, parfois dogmatiquement, que l'on peut progresser : il est normal que certins aspects de ces recherches pseudo-scientifiques se soient détachés de la progression dans la connaissance comme les mues successives des serpents.

    Rions un peu ou indignons-nous : certains sujets, au lieu de faire des associations de nom à nom, les font d'un nom à un adjectif ; exemple : "crème", réponse "délicieuse". Qui fait cela ? je cite : "Les gens sans instruction et les femmes". Conclusions : éduquez vos filles, vous dis-je. Ni Jung ni les femmes n'y entendaient malice, puisqu'il était entendu que les femmes avaienet de l'instinct, mais pas d'intelligence. Nous pourrions aussi évoquer la condescendance avec laquelle Jung évoque les réactions mi-animales mi-enfantines des "tribus primitives", auxquelles notre Europe apporte la bonne civilisation et les goûters Banania ; mais peut-on reprocher à un pionnier de dater, à un homme d'avant-guerre de présenter les tares de la pensée de cette époque ? après tout, que dira-t-on de la nôtre ? non, il n'y a pas de jeu de mots avec "dira-t-on".

    Ce qui reste à retenir après cette parenthèse démagogique est l'extrême qualité, à quelques réserves près, de la pensée de Jung. Il voyait monter dans les années trente dans le monde germanique mais pas seulement une grosse fièvre de bêtise meurtrière analogue à celle qui enfle aujourd'hui. Il mettait en garde contre la victoire des pensées tordues, des jugements tout faits ou préjugés. Il affirmait l'existence de l'âme et du souci métaphysique chez l'homme, contre ceux qui encore aujourd'hui voudraient le réduire à une succession de réactions purement physiques et biologiques. Il parle bien, noblement, il est humaniste, dans toute la noble et grande acception du terme, qui paraît-il est démodée selon Bush et Madelin.

    Page 351 figurent des titres parus dans cette collection : n° 217, ROBINSON, Liberté et nécessité ; 218, HELD, L'Oeil du psychanaliste, 219, LOBROT, Priorité à l'éducation. Mais une autre page serait nécessaire à notre connaissance : la 272, au hasard comme l'autre : il s'agit de la suite de la quatrième conférence sur une "Introduction à la psychologie analytique", et Roland Cahen intitule cette partie "8" "DU REVE AU MYTHE"

    "A côté de la méthode des associations, il en existe d'autres qui permettent aussi d'accéder à l'inconscient. La première, nous l'avons vu, nous a fait pénétrer dans une couche assez superficielle, dans un inconscient en quelque sorte relatif, dans un inconscient personnel. La malade, par exemple, dont l'enfant a été emporté par la fièvre typhoïde" (cela se rapporte à des propos précédents) "aurait pu aussi bien - on ne peut s'empêcher de le penser - être consciente des mobiles de son acte. Ce cas nous montre ce que nous devons nous représenter par la notion d'inconscient personnel ; il forme un couche psychique faite d'éléments qui pourraient être tout aussi bien conscients, mais qui, pour certains motifs, de nature fort diverse, demeurent inconscient." (Il s'agit en gros d'une femme qui a souhaité inconsciemment la mort de son enfant). "Cette absorption d'événements de notre vie dasn l'inconscient personnel est, durant notre existence, monnaie courante. Quand nous concentrons toute notre attention sur un certain travail qui monopolise l'énergie psychique disponible, nosu ne pouvons pas en même temps penser à une autre tâche ; celle-ci disparaît de notre horizon momentané à un degré tel qu'à son ressouvenir il peut se produire comme un choc en nous ; cette disparition complète et fréquente est due au fait que notre énergie psychique est impuissante à maintenir à un degré suffisant de conscience un nombre élevé d'éléments. Il nous faut utiliser le potentiel d'énergie psychique dont nous disposons à éclairer fortement l'indispensable, l'accessoire demeurant dans l'ombre, où, avec "le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire" [Victor Hugo, Oceano nox, N.D.T.] , nous ne le distinguons plus, et où il tombe en désuétude. C'est dans ce domaine obscur, cette "lisière de la conscience", comme l'intitule W. James, que pénètre l'expérience d'associations." (...d'idées...) "Or, il va de soi qu'en de nombreux cas il n'est pas suffisant de mettre à jour les éléments psychiques qui pourraient être tout aussi bien conscients. Dans un de nos exemples, celui de la veuve de cinquante-six ans, nous avons découvert grâce à l'expérience d'assiociations que cette femme déplore le départ de son fils ; nous n'avons ainsi pénétré que dans un domaine où des êtres réfléchis et introspectifs s'orientent sans difficulté, et guère au-delà. Mais dans ce cas, et c'est pourquoi une expérience d'associations fut nécessaire, il s'agissait d'une personne pleine de convoitise, qui ne voulait pas s'avouer qu'elle avait "jeté le grappin" sur son fils. Il est pénible, pour des êtres que la faiblesse morale fait hésiter et chez lesquels la crainte de la vérité l'emporte, de devoir faire et de devoir se faire de tels aveux. Cependant, le sens commun ne peut s'empêcher de se dire que la malade aurait pu avoir conscience des motifs de ses tribulations."

    Et cela continue, dans ce style si particulier, si tributaire encore des modes de pensée littéraire : Hugo est cité, Balzac se fut retrouvé à son aise dans de telles considérations, où il aurait vu la confirmation de ses intuitions psychologiques, et l'on sent planer sur tout ceci la grande ombre filandreuse de Stefan

    Zweig, avec sa manie de l'exhaustivité, du remâchage, de la belle explication qui ne veut rien omettre. Quoi qu'il en soit, cette apprpoche littéraire et psychologisante avait le mérite de vulgariser auprès des élites de ce temps-là une pensée honnête, scrupuleuse, de haut niveau d'humanisme.

    S'il y a là quelque poussière, sachons reconnaître à quel point elle fut féconde. Que nous souhaitions nous initier à la pensée psychanalytique ou prépsychanalytique, ou que nous considérions avec sympathie les premières tentatives de mise en oeuvre de cette pensée, lisons ce vieux volume 53 de la Petite Bibliothèque Payot intitulée "L'homme à la découverte de son âme", par C.G. JUNG.

  • LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" FINKIELKRAUT / SPIRE

    HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"

    FINKIELKRAUT "LE MECONTEMPORAIN" 48 01 05

    Finkielkraut est un petit malin. Finkielkraut commence à m'intéresser. Après avoir calmé le jeu dans la ridicule et odieuse affaire Camus (Renaud, précisons), j'ai fait connaissance avec l'une de ses oeuvres antérieures, datant de 1991 : "Le mécontemporain". Ce mot-valise cache l'un de nos auteurs le moins connu désormais et le plus vilipendé : Charles Péguy.

    "Il a mauvaise presse", me confiait dernièrement une documentaliste goche bon teint, sans autre précision de sa part. Je soupçonne certains recruteurs de livres d'avoir plus ou moins, tlutes sympathies politiques mises à part, un comportement souterrain de directeur de bibliothèque à Orange : pas un Péguy dans le CDI de je ne dirai pas quel lycée. Mais pas un non plus, sinon un ouvrage fort ancien, daté, très cher, dans la librairie intégriste de la rue Georges-Bonnac (je fouine partout).

    Péguy est mal vu, aussi bien à gauche qu'à droite, parce que d'une part il a trahi la lutte des classes chère à Jaurès au profit de la mystique (toute lutte pour l'amélioration des conditions humaines et l'instauration du règne du socialisme universel commence en mystique, avait-il coutume de dire, et s'achève en politique, c'est-à-dire en luttes d'influences et de propagande afin de conquérir le pouvoir ou desp ositions dominantes) ; parce que d'autre part, jamais il n'a consenti à rejoindre les rangs des cléricalistes, jugés obscurantistes, étouffant la jeunesse et les femmes sous des préjugés moyenâgeux.

    Pour Péguy, être de gauche, ce n'est pas nécessairement se vouer au matérialisme le plus épais, ce n'est pas renier les aspirations de l'âme humaine vers l'infini, ce n'est pas chasser les sorcières souis prétextes qu'elles sont croyantes et pratiquantes ; d'ailleurs il ne fut pas pratiquant au sens grégaire du terme, ses enfants ne furent pas d'abord baptisés.

    Pour Péguy, être croyant, ce n'est pas se réfugier dans l'ombre moisie des sacristies, ni obéir inconditionnellement à un pape despotique ; le patriotisme consiste à exalter tout ce qui est français, Orléans, Jeanne d'Arc, les terres de Lorraine et Notre-Dqme de Paris, mais ce n'est pas jeter sur tout ce qui est prussien la haine d'un fils de Daudet, ce n'est pas exalter l'esprit revanchard qui finit par déclencher la guerre 14.

    Mais ce n'est pas s'aveugler non plus par un pacifisme bêlant ou utopique, c'est savoir faire ses périodes militaires et se tenir prêt pour une invasion qu'il sentait venir dès le coup de Tanger en 1905. Trop souvent l'on a vu en Péguy un godillot fleurant la sacristie, un flingueur de Boches portant le missel dans sa giberne. Finkielkraut fait justice de tous ces préjugés, nous ramène en particulier à un retour aux sources, à un retour aux textes.

    Ce n'est pas la première fois en effet que l'on condamne par ouï-dire sans relire. Péguy s'est brouillé avec tout le monde de son époque, y compris avec les dreyfusard triomphalistes criant "à bas l'armée, à bas la calotte", y compris avec les dreyfusards honteux disant "nous sommes peut-être allés trop loin", non : il revendique sa lutte pour la justice et la liberté, il revendique aussi ses accents non pas bellicistes mais de mise en garde, sans rien renier, ni son engagement auprès des classes défavorisées, ni sa profonde croyance catholique.

    juif,France,opposition

    En quoi consiste l'originalité de Finkelkraut ? En sa méthode tout d'abord, sinueuse comme souvent, nous menant par des passerelles imprévues d'un point de vue à l'autre, d'un raisonnement à l'autre, toujours vaguement juste, toujours légèrement tirant par les cheveux, mais nous enveloppant, nous séduisant par sa grâce universitaire dans un style juste assez trapu pour un intellectuel, juste assez fluide pour un "honnête homme" du XVIIe s.

    Déjà nous avions pu apprécier pour le déplorer parfois cette faculté de se faire briller mine de rien, de paradoxiser afin d'enserrer le lecteur dans un filet de convictions défendables, où ce dernier avait été délicieusement mené, d'abord à son corps défendant puis avec toutes ses aises. Nous avons tout compris à la fin de l'ouvrage, nous sommes en effet convaincu, mais avec le sentiment d'avoir été menés en barque.

    Nous autres du corps professoral préférons par tic professionnel certains ouvrages comme le "Péguy par lui-même" où tout est exposé bien clairement, de façon qu'on retienne bien tout. Et ce qui cloche dans l'ouvrage de Finkielkraut, c'est cette volonté de montrer, de démontrer que Péguy fut un précurseur, qu'il est bien notre contemporain, et fortmécontent, quel'on trouve chezlui toutes sortes d'idées qui sont de nos années quatre-ving-dix / deux mille, et que l'on pourrait alléguer certaines de ses phrases sans en changer une ligne.

    Voici ce que cela m'inspire : nous lisons dans Flaubert maintes diatribes sur la sucrerie vertueuse et odieuse des bourgeois et autres "gens bien intentionnés", qui tuent l'art, qui assomment la musique, et abrutissent le peuple. Ces phrases flaubertiennes, grossièretés comprises, pourraient figurer effectivement dans une revue satirique contemporaine, et nous en dirons autant de Péguy.

    Faut-il conclure de ces deux hommes qu'ils furent des précurseurs ? Péguy avait 7 ans à la mort de Flaubert. Faut-il au contraire poursuivre notre remontée dans le temps, et s'extasier avec Jean-Jacques Rousseau qu'à son époque aussi, l'écrivain, l'inventeur, devait se mettre sous la protection de quelqu'un qui fût bien en cour afin de faire valoir son génie ? Ces jérémiades nobles ne sont-elles pas de tout les temps ?

    N'y a-t-il pas eu deux poètes qui se suicidèrent fort jeunes sous Louis-Philippe afin de protester contre les conditions léonines posées par les éditeurs aux pauvres poètes, brebis désarmées ? j'ai oublié le nom de ces deux poètes, dont le sacrifice fit si grand bruit, et ne modifia nullement lepaysage social, dominé encore aujourd'hui par le favoritisme et l'argent ? Ne s'agirait-il pas d'un lieu commun ?

    C'est Musil qui comparait la pensée humaine à une tête changeant souvent de chapeaux, une vingtaine environ, et se figurant chaque fois qu'elle avait inventé une nouvelle façon d'entrevoir et de fustiger le monde, eine neue Weltanschauung, alors qu'elle ne faisait que remettre un très .vieux couvre-chef pris pour un neuf. Il y a ainsi une vingtaine de thèmes qui reviennent faire florès, à intervalles réguliers, parmi lesquels, mais alors à titre celui-là de basse continue, le thème de l'argent qui pourrit tout.

    Que Péguy flétrisse l'argent, la corruption, la dégringolade de l'intelligence humaine et la déshumanisation de notre espèce ne le classe pas parmi les jérémiadeurs contemporains qui entonnent tous exactement la même antienne (mais qui sait encore ce que c'est qu'une antienne), mais parmi les râleurs de tout poil qui ont vu dans leur époque, précisément dans leur époque, le summum de la décadence.

    Chacun de nos siècles s'est cru le point d'aboutissement nécessaire de toute l'histoire. A présent que nos connaissances historiques ne remontent plus guère au-delà de 1910, nous croyons que nous sommes terriblement modernes - mais non, ô sublimes analphabètes, les contemporains de saint Louis eux aussi croyaient que la fin du monde et la fin de l'histoire étaient proches !

    Bref, l'ami Finkielkraut s'imagine faire une bonne oeuvre, et nous l'en félicitons, car les bonnes causes disait Nietzsche se gagnent toujours par de mauvais argument, en se battant les flancs pour nous démontrer que Péguy est notre contemporain, c'est dans le titre. Que Péguy est sympa, qu'il pourrait parler avec nous à notre table, qu'il avait bien tout prévu, que nous sommes en plein dedans, et qu'il est jeune, à la mode.

    Eh bien pour en revenir à mon cher Renaud Camus (ça fait chier les braves gens), je dirais que Finkielkraut, même s'il a pris sa défense (fût-ce sur un mode éventuellement dédaigneux), n'a pas lu attentivement son journal de 1994 ("Campagne de France"). Il y est dit en effet que non, mille fois non, les artistes ne sont pas nos contemporains, que nous rebattre les oreilles de la contemporanéité de Sophocle, d'Eschyle ou d'Homère est faire fausse route, et que l'artiste au contraire fascine par son étrangeté, par son éloignement, par sa lontanéité, à opposer à sa proximité.

    Un certain Lodéon, passé de France-Inter à France-Musiques, ce qui en dit long sur l'évolution de la chaîne du sieur Bouteiller, tentait et tente encore peut-être les après-midi de nous faire passer Chopin, Mozart et Schubert pour une bande de joyeux copains qui, dans la décontraction, et pour le peuple, composaient de la bien belle musique M'sieurs-Dames, et même parfois des chefs-d'oeuvres à la portée de tous les cervelas.

    Pas du tout, pas du tout : ils eurent des vies et des inspirations âpres et combattues, isolées au milieu de la bêtise de leur époque, la même qu'au temps d'Hölderlin, de Monsieur Homais ou de Charles Péguy, la même bêtise prétentieuse qu'à notre époque à nous. Nous autres non pas chevaliers du Moyen Age mais intellectuels des broussailles et du XXe siècle, nous avons la fâcheuse manie, comme les autres, de tout ramener aux problèmes de notre époque polie comme un chinois.

    Cela ramène les lecteurs, cela rameute les jeunes universitaires, cela fait flairer le vent aux éditeurs qui pressentent que des livres sur Péguy pourraient bien revoir le jour d'ici un ou deux an, ce qui leur rapporterait des bénéfices, qui est le maître mot depuis la nuit des temps : il suffit en effet qu'une coterie de journaleux le décident pour que Péguy, Charles, revienne à la mode, habillé des oripeaux de notre temps.

    Chacun sait que la maîtresse réussite du Surréalisme fut de se constituer tout un vivier de précurseurs, Bosch, rabelais, les Baroques e tutti quanti. La tactique est légitime. Nous avons pris un grand intérêt à suivre les méandres convaincants de Finkielkraut dans son ouvrage publié en 91 (c'est vieux ! diront les Hugo Reyne) chez Gallimard (encore ! diront les petits malins) et nous espérons bien que, remise à jour ou pas, la pensée de Charles Péguy, épris de justice et de noblesse, retrouvera sa place dans notre paysage culturel encombré de Rinaldis ou de del Castillo (encore des amis que je me fais, tiens; but who cares ?)

    Il reste bien sûr à juger sur pièces, car je fus souvent vague, rien ne m'ayant à vrai dire laissé un souvenir impérissable - et puuis mieux vaut avoir tout de même un petit bagage péguyssois - Péguy soit qui mal y pense - pour mieux goûter les fines analyses de Finkielkraut à qui je conserve toute mon estime: ce sera la page - prenons notre pièce de monnaie - 182.

    Et comme la chose n'est pas si rare, elle est blanche, comme est blanc le livre de la sagesse du "Candide" deVoltaire. Tout est joué à la page 182. Alea jacta est. Ce n'est qu'à la page 183 que commencent les innombrables références dont les ouvrages universitaires ou assimilés se croient tenus d'assommer leurs lecteurs. Ainsi, pour l' "Introduction", sous-titrée "Notre jeunesse" (titre emprunté à Péguy) et la jeunesse du monde", trouve-t-on la n. 1 renvoyant à Claude Simon, in Promesses et menaces à l'aube du XXIe siècle (Conférence des lauréats du Prix Nobel, 18-21 janvier 1988), Odile Jacob, 1988, p. 145.

    Note 2, Péguy, Dialogue de l'histoire et de l'âme païenne, in Oeuvres en prose, 1909-1914, Pléiade, Gallimard, 1961, pp. 111-113.

    Note 3, Ibid. ( ce qui veut dire "ibidem", "au même endroit", p. 216.

    Et ça continue, encore et encore... Il vaut mieux se référer en effet à Péguy qu'à ses saints, fussent-ils ses thuriféraires, et ne le critiquer qu'à bon escient, non, Bonnessian n'est pas un Arménien, parfois je me sens fatigué, mais fatigué...

    HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"

    SPIRE "L'OBSESSION DES ORIGINES" 48 01 12

     

     

     

    Une fois n'est pas coutume : le compte-rendu qui sera fait aujourd'hui portera sur un ouvrage que je n'ai plus entre les mains, ayant dû le rendre, et vous n'en ouïrez hélas aucun extrait. Il s'agit de "L'Obsession des origines" de Spire, officiant à France-Culture, et désireux de s'opposer à Renaud Camus. Encore lui, direz-vous en parlant de ce dernier. Certes. Il introduit dans sa première version de "Campagne de France" ou Journal de 94 un antisémitisdme sournois en même temps qu'avoué, dans une démarche vicieuse que M. Spire nous dévoile avec bonheur.

    Ce sont tout d'abord dans ce livre, "L'Obsession des origines", des pages magnifiquement écrites et sincères sur l'enfance de cet homme, la découverte de sa judéité, les questionnements qu'elle a induits en sa personne. Nosu retrouvons cela dans maints récits de jeunesse, et pourvu que le style et la hauteur d'esprit en imprègnent les pages, le lecteur demeurera captivé par ces relations toujours à la fois vaguement les mêmes et si humainement individualisées.

    L'ouvrage cependant diffère des simples constatations chronologiques et se dirige rapidement vers son but : dévoiler disais-je, une fois de plus, car les portes ouvertes possèdent les plus solides chambranles, ce que cachent les discours bien-pensants et cauteleux de l'antisémitisme comme-il-faut. Première contre-vérité de Renaud Camus, "les" Juifs. Le pluriel lui-même est une absurdité. Il y a 1 Juif plus 1 Juif plus 1 Juif. Cela n'autorise jamais le pluriel. Il est impossible de déterminer "ce que pensent les juifs", "comment votent les juifs", "quel est le niveau de culture des juifs". Ils constituent, comme les Belges, les femmes, les Auvergnats ou les coiffeurs, une communauté qui n'a de communaujté que par le nom. "Les" juifs donc, puisque pluriel il y a, se déchirent entre eux aussi bien que les autres, voyez ce qui se passe en ce moment en Israël, voyez la multiplicité des points de vue qui les font s'affronter à travers le monde au sujet des affaires du Proche-Orient par exemple.

    Il est donc particulièrement absurde et dangereux d'affirmer que "les" Juifs ne seraient pas aptes à assimiler aussi bien la culture française que les paysans d'Auvergne ou du Velay, purs Gaulois. Nous nageons là en pleine faribole. La culture française a précisément cette caractéristique de fédérer toutes les ethnies, toutes les origines, juive, marocaine, écossaise, polonaise, dès l'instant où l'individu s'est appliqué à étudier, à aimer - car on s'applique à aimer - les écrivains, les peintres et les musiciens de la France.

    Cette capacité de fédérer les intelligences s'applique d'ailleurs aussi bien à la culture grecque contemporaine, mongole ou serbe. C'est l'intelligence, c'est l'ouverture qui priment, et non pas telle conception étroite de quelque nationalisme que ce soit. Nous sommes nos parents et grands-parents et arrière grands-parents, soit, mais nous pourrions peut-être avoir fait quelques progrès depuis Barrès, et je citerais ici volontiers Stefan Zweig :

    "Toujours la nature, conformément à sa tâche mystique qui est de préserver l'élan créateur, donne à l'enfant aversion et mépris pour les goûts paternels. Elle ne veut pas un héritage commode et indolent, une simple transmission et répétition d'une génération à l'autre : toujours elle établit d'abord un contraste entre les gens de même nature et ce n'est qu'après un pénible et fécond détour qu'elle permet aux descendants d'entrer dans la voie des aïeux".

    Cette traduction de Stefan Zweig, due aux efforts d'Alzir Hella et d'Olivier Bournac, a le mérite d'étayer la thèse évidente suivante : le rapport de l'individu avec la culture est individuel, et n'a rien à voir avec son ascendance, surtout quand elle est aussi discutable que l'ascendance juive. En effet, figurez-vous que les rabbins eux-mêmes ne sont pas d'accord sur la définition qu'il convient d'adopter pour définir celui qui est juif et celui qui ne l'est pas.

    "Est juif quiconque dont la mère est juive", c'est reculer pour mieux sauter ; le coup de la poule et de l'oeuf... Vous pouvez même vous faire convertir au judaïsme et produire un certificat de conversion, fourni par un rabbin modéré, certificat qui sera déchiré par un rabbin radical. L'obsession des origines est donc celle de tout juif en fait, alors que celle de Renaud Camus semble celle du Gaulois menacé dans son identité franco-française et refusant toute assimilation, fût-ce après maintes générations.

    Nous prétendons que Senghor est bien plus assimilé français, lui le Sénégalais, que n'importe quel bistrotier de la Marne aussi inculte qu'un pied de chaise, ivrogne et fier de l'être. Français, mais con. Sénégalais, mais cultivé. On m'excusera de préférer celui-ci à celui-là. Il y a trop de juifs à France-Culture ? Faux. Il y a trop de cons en France, vrai. On parle trop des problèmes juifs en France ?

    La question juive tiendrait trop de place dans le débat philosophique, social, politique en France ? On pourrait peut-être parler d'autre chose ? C'est bien cela qu'insinue Renaud Camus ? Spire l'envoie valser : depuis Auschwitz, qui a été préparé je le répète par des siècles d'antisémitisme, le choc sur les consciences européennes est inépuisable. Nous ne pouvons plus renvoyer négligemment d'un revers de main l'obsession cette fois-ci du massacre.

    Qu'on le veuille ou non, le problème juif, posant la question de l'identité humaine, des limites de l'humain et de l'inhumain, est devenu désormais central pour la pensée européenne et universelle. N'en déplaise à Renaud Camus, il nous est difficile de pe,nser à quoi que ce soit sans nous heurter désormais aux questions soulevées par la Shoah. Oui nous aimerions bien que la question de l'antisémitisme soit secondaire.

    Elle ne le peut plus désormais, elle nous bouche la vue et nous empeste les narines pour un bon bout de temps encore, et il n'est pas temps de passer à autre chose. Nous ne pourrons plus jamais "passer à autre chose". Nous pourrons considérer les gazages de mille façons encore, mais nous ne pourrons plus tout à fait en détourner le regard. Les chambres à gaz n'existeront plus pour les juifs, mais en est-on si sûr, elles se rouvriront bien pour d'autres personnes.

    Nous devons rester extrêmement vigilants. Ce qui est extrêmement dommage, c'est en revanche le dernier chapitre du livre de Spire. Charles Péguy avait bien vu que la mystique se dégradait toujours en politique. Sartre s'était sali les mains, il avait mis son honneur à entrer dans l'action, avec tous les risques d'erreur. Et voici notre Spire qui tombe à bras raccourci sur Renaud Camus, en toute logique.

    Il déclenche un tir de barrage contre une mouche, une offensive au bazooka contre un éternuement de zouave, il justifie les prises de position les plus hallucinantes, en toute logique d'ailleurs avec ce qu'il vient de développer dans ses chapitres précédents. Il refuse d'accorder le moindre crédit aux craintes de Renaud Camus concernant la mondialisation et le culte de la médiocrité.

    Pour Spire, tout ce qui est métis est bon, et j'aimerais savoir s'il préfère le rap en français aux admirables mesures de Mozart joué par Brendell, et qui justifieraient les sarcasmes de tous nos petits cons bien français en casquettes de banlieue. Est-ce qu'il faut vraiment balayer toute notre culture au nom de l'internationalisation, et entendre un jeune homme de 15 ans affirmer en rigolant que Jeanne d'Arc a brûlé Orléans ?

    Tout n'est pas à jeter dans un auteur sous prétexte qu'il a pété par-ci par-là quelques vents nauséabonds sur les juifs. A présent Renaud Camus est à tout jamais interdit de média, on lui fait reproche de se défendre, on lui jette à la face qu'il ne trouve plus à se faire publier que chez un petit éditeur inconnu, on lui reproche de ne pas éprouver d'émotions, comme si on pouvait faire exprès d'être ému, on lui dit que le racisme c'est de condamner un être non pour ce qu'il a fait mais pour ce qu'il est, alors que c'est justement ce qu'on est en train de faire avec Renaud Camus, qui décidément est trop ceci, trop cela...Bref je suis perplexe, de constater à quel point "L'Obsession des origines" de Spire, après une série de chapitres admirables, clairs, démonstratifs, convaincus, s'achève sur un tel piétinement haineux, parfaitement justifiable au vu de ce qui a précédé. J'aurais préféré qu'il nous fût dit "ces opinions sont contre le bon sens, elles heurtent notre sensibilité, elles risquent de réveiller la bête immonde toujours prête à reféconder les esprits malades, DONC oublions cet écrivaillon à son triste sort, et n'entonnons pas les grandes orgues."

    Quant à moi, j'ai toujours eu horreur de faire suivre mes bonnes, mes excellentes paroles et résolutions par des actes salissants. Après tout, peut-être Spire a-t-il eu raison d'écraser salement la bête, et de réaffirmer qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait jamais plus y avoir d'antisémitisme "de bon ton", "de bonne compagnie", "de salon", de "poulaillers d'acajou" comme le dit si justement Souchon.

    Tout de même ma chère, quel déséquilibre en ce dernier chapitre de l' "Obsession des origines", quel manque soudain de style, quel manque de générosité, de noblesse, de tenue. Le réquisitoire s'achève dans le sang. Est-ce que Monsieur Spire s'est engagé aussi vigoureusement contre la montée du Front National? C'est là peut-être qu'il faudrait frapper fort. Mais dans les médias, c'est curieux, nous n'en avons pas beaucoup entendu parler en Gironde.

    Toute ma sympathie donc à Spire, mais son livre a un chapitre de trop. Peut-être ma rubrique a-t-elle d'ailleurs aussi duré quelques minutes de trop. Va savoir.