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JAPON QUIGNARD SLOCOMBE

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

MURAKAMI HARUKI « LES AMANTS DU SPOUTNIK » 57 06 11 1

 

 

 

 

Haruki Murakami est un auteur japonais plus jeune que moi et plusieurs fois pressenti, lui, pour le Nobel de littérature. Il écrivit Kafka sur le rivage (et non pas « Caca sur la berge ») et Les amants du Spoutnik dans la collection « Domaine étranger » (10/18). Le Spoutnik tourna autour de la terre en 1957, tandis que je me faisais faire des semelles orthopédiques. Ce fut le premier satellite, (pas mes semelles) et de même, les héros de cette histoire se déplacent autour d'eux-mêmes sans pouvoir se rencontrer. Ce sont la jeune Sumiré, 22 ans, dont vous lirez une description ; Miu, femme mariée aux cheveux blancs malgré sa jeunesse, dont la première femme est amoureuse, toujours vierge ; et le narrateur, masculin, 25 ans, futur instite, amoureux dingue de Sumiré, première citée.

Il est le confident de cette attirance à caractère saphique, mais ne peut mener à bien son entreprise ; d'ailleurs, les deux femmes, dont l'aînée emploie la cadette à des travaux de secrétariat, ne se touchent pas, préférant se satisfaire chacune de son côté, seules bien entendu. Le gros mâle délicat s'envoie des maîtresses d'occasion, mais reste amoureux de Sumiré. Sumiré, c'est une fille curieuse, originale, pas franchement jolie, mais entière et naïve comme Amélie Poulain, très avide du monde extérieur, et ravagée par la passion d'écrire : écrire sans cesse, écrire comme ça vient, sans sujet, sans plan, sans commencement ni fin (pas de dénouements, donc). Elle laisse derrière elle ses manuscrits, plus un disque dur truffé de fragments de journaux.

Sumiré présente aussi des ressemblances avec l'une ou l'autre des héroïnes de L'élégance du hérisson, si j'ai bonne mémoire, de Muriel Barbery. De ces gens qui observent tout avec la crudité, la cruauté des enfants puis adolescents prolongés sans fin. Quand elle a trouvé le mot juste, elle le répète, le fait sonner sur son papier. Ou elle le renforce d'une onomatopée : « Toc » ou « Boum ». Miu, elle, c'est une femme d'action. Elle travaille aussi je crois dans la littérature. Elle est au courant de la passion qu'elle a déclenchée, sachant parfaitement pourquoi cette jeune femme a tant insisté pour ne jamais la quitter. Le tout dans l'intégrité physique la plus japonaise, d'aucuns diront coincée, mais on peut éprouver une grande passion corporelle sans être passé à l'acte, si toutefois c'est un acte.

Miu n'est qu'un surnom. Elle est, comme sa secrétaire, fortement imprégnée de culture occidentale, écoute Bach et Brahms, connaît le français et l'anglais, peut-être l'italien, et voyage dans les îles grecques – à flanquer la honte aux prétentieux occidentaux qui seraient bien incapables de disserter sur la culture littéraire japonaise (noter que les années 90 ont vu fleurir bien des romans nippons en traduction). Une fois ces prémisses posées, il me sera on ne peut plus difficile d'approfondir car je suis éveilleur, et non creuseur : il en faut. Le présentateur du volume parle de précision, d'élégance, de finesse de la touche, de petite cruauté sournoise (non, c'est de moi) et de subtilités à la fois descriptives et psychologiques, tout ce qu'on dit dans ce cas-là. Pour ma part, je déviderai mon boniment habituel, qui est d'avoir bien goûté Les amants du Spoutnik, chacun sur leur orbite, mais de l'avoir oubli en raison de l'usure de mes circonvolutions cérébrales et de mon péricarde.

Je rapprocherai cela de Loin de Chandigarh bien que la société japonaise dans son ensemble se trouve ici très peu malmenée ni même mentionnée. Je déplorerai mon manque de savoir-faire en épaississements lorsqu'il n'y a presque rien à dire, geindrai sur les limites de la littérature, en particulier narrative, sur celles de l'humanisme, toujours encombré d'amours et de métaphysique, d'interrogations sur le comment et le pourquoi, et pour finir sur celles de l'homme, toujours pareil d'un méridien à l'autre, avec ses tourments et ses jouissances aiguës. Il ne me restera plus qu'à me lamenter sur tout, et surtout sur rien. C'est très curieux en vérité cette impression de relire les mêmes choses alors que tout est différent : voyez aussi Montedidio, plein de volupté à ras bord.

Ici aussi, sauf qu'on ne baise pas. Et que, il va bien falloir que je le dise, Sumiré, la jeune gouine éthérée, disparaît dans une île grecque, en voyage. C'était en quatrième de couverture, page que je ne lis jamais en premier, pour demeurer puceau de l'intrigue ; en effet, des imbéciles vous révèlent ce qu'il fallait cacher. J'ai fait comme eux. C'est que la disparition en question n'intervient que fort tard, aux 2/3 du récit je crois. Et elle fut précédée par tant de belles page d'amour et de perplexité, tant de réflexions profondes à noter sur les carnets, qu'elle aurait aussi bien pu ne pas intervenir. Ce n'est que du factuel, puisque tout roman se doit d'être un peu, au moins, réaliste.

Le héros cherche l'une des deux femmes, puis abandonne, faute de coordonnées plus précises, puis aperçoit Miu dans une belle voiture bleue, puis reçoit un coup de téléphone de Sumiré disparue, mais c'est bizarre, chers lecteurs, nous n'y croyons pas, vous et moi. Ce n'étaient, comme nous le ressasse l'impitoyable et conne critique d'à présent, que des créatures « de papier ». Pourtant si vivantes le temps de la lecture, puis évanouies. Alors, je vais bien sûr vous soumettre un passage tiré des Amants du Spoutnik de Haruki Murakami, qui se taille des ventes records en son payscomme en France. Et puis, comme un lierre indiscret, ou comme un clown éternueur, je parasiterai le texte de mes assaisonnements de bouffon profond : «Autant l'avouer tout de suite : j'étais amoureux de Sumire.  », qui s'écrit S-u-m-i-r-e, chose qui se prononce [sümir] en français, et qui devrait se transcrire « S-O-U-m-i-r-é ACCENT AIGU mais bon. « Elle m'avait fortement attiré dès notre première rencontre, et ce sentiment avait évolué peu à peu vers un véritable amour, sans possible retour en arrière. Pendant longtemps, elle accapara mon esprit ; rien n'existait pour moi en dehors d'elle. » - j'en suis encore loin. « Bien sûr, j'essayai plusieurs fois de lui faire part de mes sentiments. » (ce qu'il ne faut jamais tenter). « Mais face à elle, je ne réussissais jamais à trouver les mots justes pour les exprimer. Finalement, c'est peut-être mieux ainsi. Parce que si jamais j'y étais parvenu, Sumire m'aurait sans nul doute répondu par un éclat de rire.

Ceci fut exposé au château de Caen courant 2013. L'auteur est prié de me contacter pour les droits, au lieu de m'attaquer courageusement dans le dos en justice; MERCI

pompe,moulin,oiseau

«Pendant la période où j'entretins cette « amitié » avec elle, j'eus des relations avec deux ou trois filles (ce n'est pas que j'aie oublié leur nombre exact, mais tout dépend comment on compte : si j'ajoutais celles avec qui j'ai couché juste une fois ou deux, la liste s'allongerait encore.) » Ah bon. Finalement les expériences de la vie humaine sont innombrables. Comme c'est bizarre de pouvoir baiser, au moins autant que de ne pas pouvoir. « En enlaçant ces filles, je pensais souvent à Sumiré. Ou plutôt, elle était sans cesse présente dans un coin de ma tête. Il m'arriva aussi de fantasmer et de m'imaginer que le corps serré contre le mien était le sien. Naturellement, ce n'était pas très honnête. Mais je ne pouvais m'en empêcher. » C'est sympathique, faussement pataud, humoristique en somme, faussement détaché.

Faussement lourd.

Revenons à la rencontre de Sumire et Miu. » Ici, saut d'une ligne.

« Miu avait vaguement entendu parler de Kerouac » - dont Sumiré vient de s'enticher « et se rappelait qu'il était romancier. En revanche, elle ne savait plus trop ce qu'il avait écrit.

«  - Kerouac, Kerouac... Voyons... Ce n'était pas plus ou moins un Spoutnik ?

« Sumiré resta un moment la fourchette et le couteau en l'air, réfléchissant aux paroles de Miu. » - tiens, on dirait du Tremblay, aussi, finalement – je le vois partout, à présent – bref :

«  - Un Spoutnik ? Vous voulez dire le premier satellite artificiel que les Russes ont envoyé dans l'espace, au cours des années 50 ? Kerouac était un écrivain américain. De la même époque, certes, mais...

« - Mais justement, à l'époque, les écrivains, on ne les appelait pas des Spoutniks ? insista Miu en traçant des ronds sur la table du bout du doigt, comme si elle remuait le fond d'une jarre à souvenirs.

«  - Des Spoutniks ?

«  - Mais oui, c'était le nom d'un mouvement... d'une école littéraire, quoi, comme l'école du Bouleau Blanc au Japon dans les années 20.

« Sumiré comprit enfin.

«  - Ah, les beatniks !

« Miu s'essuya délicatement la bouche avec sa serviette » en se tirant les poils du cul.

«  - Spoutnik, beatnik... Moi, j'oublie aussitôt ce genre de termes spécialisés. C'est comme le traité de Rapallo : de l'histoire ancienne.

« Il y eut un léger silence, comme pour suggérer le passage du temps.

« - Le traité de Rapallo ? répéta Sumiré, stupéfaite.

«Miu esquissa un sourire empreint de nostalgie et d'intimité, » - (ce traité restaura les contacts diplomatiques et commerciaux entre l'Allemagne et l'URSS en 1922) « comme si elle ouvrait un tiroir fermé depuis longtemps. Ses paupières se plissèrent de façon charmante, puis elle tendit la main et ébouriffa les cheveux déjà bien en désordre de Sumiré, d'un geste si spontané que celle-ci sourit à son tour malgré elle.

 

« A partir de ce moment, Sumiré désigna Miu intérieurement sous le nom de « Spoutnik chérie ». Elle aimait l'écho de ces mots. Il lui faisait penser à la chienne Laïka. Spoutnik : satellite artificiel traversant en silence les ténèbres de l'univers. Les yeux noirs et luisants de la chienne regardant à travers le hublot. Que pouvait-elle bien voir dans cette infinie solitude intersidérale ?

« Cette conversation sur les Spoutnik avait lieu dans un hôtel chic d'Akasaka, lors du banquet de mariage d'une cousine de Sumiré. Elle n'était pas tellement intime avec cette cousine (elle la détestait même franchement) et assister à une cérémonie de mariage avait toujours été une véritable torture pour elle ; cependant, cette fois-là elle n'avait pas pu trouver d'excuse valable pour y échapper. Sumiré et Miu étaient placées côte à côte à table. Miu ne fournit pas d'explications très précises sur les raisons de sa présence ; elle avait semble-t-il été invitée parce qu'elle avait donné

des cours de piano à la mariée, lorsque cette dernière préparait son examen dans une faculté de musique ou un autre établissement de ce genre. Elles ne se connaissaient visiblement guère, mais la cousine de Sumiré se sentait redevable envers Miu, pour une raison ou une autre. »

Voyez-vous, c'est là que le bât blesse quand il faut écrire un roman : inventer une multitude de détails pour reconstituer une épaisseur autour de la narration. Inventer une conversation, celle-ci primordiale il est vrai puisqu'elle fournit l'explication du titre (Les amants du Spoutnik).

« A l'instant même où Miu lui toucha les cheveux, Sumiré tomba amoureuse d'elle, par une sorte de réaction spontanée. Ce fut comme si elle avait été emportée soudain par une tornade traversant une vaste plaine. Un phénomène sans doute assez proche de la révélation divine, ou de l'inspiration artistique. Que sa partenaire soit une femme ne posait absolument aucun problème à Sumiré.

« A ma connaissance, Sumiré n'avait jamais eu ce qu'on peut appeler un « amant attitré ». Elle avait eu, au lycée, quelques amis de sexe masculin avec lesquels elle était allée à la piscine, ou au cinéma. Mais je ne crois pas que ses relations avec eux avaient été très approfondies. D'une part, parce qu'elle était trop obnubilée par son désir de devenir écrivain ; d'autre part, parce que aucun de ces garçons ne l'attirait réellement. Si elle avait eu une expérience sexuelle (ou quelque chose d'approchant) à cette époque, ce n'avait pu être que par pure curiosité littéraire, non par désir ou par amour.

«  - En fait, je ne comprends pas très bien le désir, m'avoua-t-elle un jour. (Je crois que c'était peu avant son départ définitif de l'université. Elle en était à son cinquième daïquiri à la banane, » - no comment – et était passablement soûle. « Tu sais, comment il survient, tout ça..., poursuivit-elle, l'air soucieux. Qu'est-ce que tu en penses, toi ? » - bref, la chiante de chez Chiant.

«  - Il n'y a rien à comprendre dans le désir, répondis-je, exprimant à mon habitude un avis raisonnable. Il est là ou non, voilà tout.

« Sumiré se mit alors à me dévisager » du nombril à la bite « comme si elle observait une machine alimentée par une énergie jusque-là inconnue. Puis elle perdit tout intérêt pour cette étude et leva les yeux au plafond. » où deux mouches s'enculaient sauvagement la tête en bas. « Notre conversation en resta là. Sans doute s'était-elle dit qu'avoir ce genre de discussion avec moi ne l'avancerait à rien.

« Sumiré était née » - bonne transition ! trrrrès bonne ! - « à Chigasaki.. Sa maison était située tout près de la mer, et elle se souvenait du bruit sec du vent mêlé de sable qui venait fouetter les vitres. Son père avait un cabinet dentaire à Yokohama. C'était un très bel homme, dont le nez évoquait celui de Gregory Peck dans La Maison du Dr Edwardes. Malheureusement – selon elle-, Sumiré n'avait pas hérité de ce nez magnifique, et son frère non plus. De temps en temps, elle se demandait avec étonnement où avaient bien pu passer les gènes à l'origine d'un tel appendice, convaincue que, s'ils avaient sombré pour toujours au fond de l'océan des informations génétiques, la perte pour la civilisation était vraiment immense. C'est dire combien le nez en question était sublime. » Bon eh bien on s'est assez boyauté avec ce comique japonais de haulte graisse, et c'est le moment de vous recommander Les amants du Spoutnik, de Haruki Murakami. Un bon roman qui vous apprend des choses, et n'ennuie pas une seule seconde, plaplapla...

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

PASCAL QUIGNARD «LA NUIT SEXUELLE » 57 07 02

 

 

Pascal Quignard est admirable. Sa Nuit sexuelle est admirable, et les illustrations qui s'y réfèrent méritent l'admiration : leurs titres figurent à l'index final, à côté de la vignette qui les rappelle. Pascal Quignard prend la tête. Eh bien tant mieux. C'est un exercice dont trop de gens se dispensent à l'heure actuelle. Toujours chez Quignard vous trouverez à penser, à enrichir votre réflexion, à vous stimuler l'adhésion ou le rejet, en tout cas, « ça se discute », mais en vrai. Un titre pareil, La nuit sexuelle, n'émoustillera que les attardés du bulbe, qui ne sont pas les tamponnés du même pour lesquels j'éprouve la plus grande estime. Il comporte bon nombre, assurément, de gravures dites licencieuses, ne laissant rien ignorer de l'anatomie des deux sexes, séparément ou l'un dans l'autre.

Mais nul exhibitionnisme – l'auteur en a horreur et ne s'étale pas dans les médias, ce sont les meilleurs. Au contraire, une pureté dans le trait de ces estampes et de ces tableaux ici reproduits en noir et blanc, qui confèrent une grandeur, une naïveté, aux gravures les plus explicites. Quand ce n'est pas symbolique, voire ésotérique, les opérations de l'alchimie par exemple se représentant souvent comme un coït, un chemin fait en commun, du latin « co-ire ». Nous sommes tous attirés par le sexe, même sans le faire. Le sexe est associé à la nuit, comme il convient à une espèce animale particulièrement vulnérable, la nôtre. D'autre part, nous avons besoin de confort, ou de luxe, d'où le mot « luxure ».

Faire l'amour est d'ailleurs un luxe, car où les mammifères se contentent de se reproduire, l'homme éprouve de l'amour, au-delà des simples manèges de parades nuptiales, qui se déroulent même chez les insectes. Et l'amour, comme la nuit, sont des mystères. Chacun se souvient du mythe de Psychè, l'Âme, et de Cupidon : l'Âme, voulant savoir qui était cet être qui se glissait dans son lit et en elle chaque soir pour le plus grand plaisir de tous les deux, et repartait le matin toujours sans se faire voir, voulut éclairer son visage endormi après l'acte, au milieu de la nuit : Cupidon, l'Amour, s'envola et ne revint plus. La morale traditionnelle est qu'il ne faut pas chercher à percer le mystère de l'amour avec la pensée ni l'intellectualité, car autrement, il s'évanouit.

Mais Quignard, qui possède une culture immense, peut tracer des lignes entre des connaissances extrêmement variées, car c'est à cela que sert la lecture, ô fondus de l'ordinateur : à prendre le temps d'établir des liens. En bon adepte de Blanchot, en bon lecteur de la Bible, il s'est avisé que la nuit sexuelle était aussi bien celle du Temple, qui dès sa construction à Jérusalem fut habité par Dieu, sous forme d'Obscurité. Dieu est mystère, silence et repos. Les temples antiques étaient obscurs, les fidèles n'y pénétraient pas, restant pro fanum, devant le temple. Les églises romanes restaient dans la pénombre. Le prêtre tourne le dos aux fidèles et parle une langue sacrée. C'est un contresens à mon avis de dire l'office face à l'assistance et en français, ça gâche tout, et je ne suis pas intégriste.

Le taoïsme fait entrevoir le divin à travers l'acte sexuel et l'orgasme. Dieu, le sexe et la vie qu'il provoque, l'obscurité qui recouvre le coït et la prière, possèdent certains liens solides. Céline a bien raison de dire L'amour, c'est l'éternité à la portée des caniches – raison et tort, car les caniches ne sont pas « amoureux », mais n'importe quel homme, fût-il méprisable, échappe à sa condition peu reluisante à partir de son plaisir sexuel, que l'on nommait « la petite mort » alors qu'il donnait la vie. Rien d'original me direz-vous, rien que de très ancien même, de traditionnel donc et de respectable, on ne peut plus éloigné de la gaudriole performative contemporaine. Nous sommes donc nés dans la nuit, à la suite d'un acte d'amour généralement nocturne, qui est en quelque sorte un sacrement.

Les psychanalystes appellent cela une « scène primitive », celle que les enfants ne doivent pas regarder, sous peine de traumatisme, à moins qu'on ne lui explique le plus clairement possible de qu'il vient de voir. D'où la fascination de certains pour le porno, qui place incessamment sous les yeux l'acte, la scène primitive, sans aucun talent hélas et la plupart du temps avec banalité, avec vulgarité. Mais voir cela fascine, ou répugne, ce qui est l'autre face de la fascination : Dieu non plus ne peut se regarder en face. Or nos parents eux-mêmes sont issus d'une scène « primitive » du même ordre, et ainsi de suite en remontant dans la nuit des temps, jusqu'à l'animal, jusqu'au début de tout, jusqu'au trop fameux Big-Bang.

Et nous voici dans une double nuit, celle de notre conception, celle de la conception du monde, celle des insondables mystères : celui de l'origine de l'univers, qui nous importe peu directement, et celui de notre origine à nous. Que faisions-nous, où étions-nous, avant notre conception ? Où était notre conscience ? L'univers, avant nous, a-t-il une conscience, et avait-il déjà la nôtre ? L'auteur ne répond pas, mais soulève et brasse le problème comme une vase obscure et féconde à l'intérieur de nos cervelles. Or cette nuit d'avant nous, il se trouve que nous la retrouvons tous les soirs, pour nous endormir, et rêver, nous mettre en communication avec Dieu sait quoi, justement, fait de nous-mêmes, et aussi d'autre chose à tout jamais indéfinissable – où sommes-nous donc, aux moments du sommeil où nous ne rêvons pas ?

Serions-nous dans la nuit éternelle, qui nous a précédés, qui nous succèdera, par petits morceaux ? «Le sommeil ? dit San Antonio. La mort en pointillé. » Entre autres, oui, et une vie aussi, celle de l'autre côté. Notre vie quotidienne ne serait donc qu'une série d'éclairs appelés « journées » sur le profond océan des nuits éternelles. Mais ne craignons rien : l'art, qui ne sert à rien, embellit, magnifie cette boue soulevée du plancher de nos âmes, transforme ce limon fertile en paillettes d'or, en contemplation, en admiration, dimension qui ne doit pas être systématiquement récusée par les artistes, qui s'arrêtent souvent en chemin, à la dérision. Tableaux, sculptures, danses (je parle ici des arts visuels, en rapport avec l'opposition entre nuit et jour) nous arrachent à cette nuit constitutive, à ce gouffre qui nous rehappe chaque fois que nous nous endormons, pour nous révéler une « Nuit Transfigurée » à la façon de saint Jean de la Croix, et je ne suis pas fanatique non plus du catholicisme.

Je ne suis pas d'accord du tout avec Pascal Quignard, que la chose indiffère superbement : la nuit semblable au jour me semble un cliché baroque, un paradoxe à la Blanchot qui transforme le silence en bruit et la réalité en apparitions, et je sais bien, personnellement, mais ça n'engage que moi, que les forces qui m'entraînent vers le fond, cafard, désespoir, vous connaissez ? sont noires. Mais le clinquant triste des vannes de cul et des ivresses alcooliques ne sont que de fausses brillances, pires que l'obscur. Dieu, ou « X », se manifeste sous forme de nuit, ou de démons, ou de guerres, cela peut aussi se concevoir, mais nous entraînerait trop loin, au-delà en tout cas de cette Nuit sexuelle de Pascal Quignard, qui brasse à longueurs de pages de telles réflexions d'où nous sortons autrement plus intelligents qu'après Jean d'Ormesson – il fait son possible aussi.

C'est que Pascal Quignard, le bien prénommé, nous entretient de questions universelles et banales si l'on veut, mais sans tomber dans l'ordinaire ou dans la philosophie de bistrot (qui a ses mérites) ; il faut faire effort parfois pour le suivre, sur ses sentiers rocailleux. Mais l'obscurité momentanée de ses propos débouche toujours sur des clairières ou points de vue inattendus et rénovateurs, car il n'est rien de tel pour se renouveler que de rapprocher de nos yeux les lumières des phares lointains, ceux que célébrait Baudelaire. Adonques, voici les dernières pages de cette Nuit sexuelle de Quignard, qui offre à profusion une multitude d'interrogations, de constatations évidentes et depuis longtemps perdues, ainsi qu'un sens profond de la misère et de la grandeur humaine, ferments inépuisables des éblouissements plastiques et amoureux :

Et le seul support, le seul garant de tout cela, ce sont nos sens, c'est notre corps. « Pour le dire autrement, en latin : A corpore fugere non possum, nec ipsum a me fugare, alligatum est mihi. Je ne puis fuir mon corps, ni lui moi, il est enchaîné à moi.

« Saint Bernard poursuit : Car nous sommes liés. Et non seulement nous sommes liés : nous sommes emprisonnés. Cinq fenêtres laissent pénétrer la mort jusqu'au fond de moi. Respicit oculus, audit auris, odoratus cogitationem impedit, os fallit, per tactum ardor libidinis. » L'œil aperçoit, l'oreille entend, l'odorat empêche de penser, la bouche se trompe, le toucher réveille l'ardeur libidineuse. « Cinq sens, poursuit l'auteur : cinq démons errent sur ma peau.

« On peut dire : chaque sens est le Diable. On peut dire aussi : chaque sens est la Voie.

« Pline l'Ancien a écrit au septième livre de son Histoire naturelle : Pour nous l'état après le dernier jour est le même qu'avant le premier.

« La phrase de Pline l'Ancien » disparu à Pompéi « est très proche des vers d'Eliot qui figurent dans le deuxième quatuor : Home is where one starts from. Le chez-soi est là d'où l'on part. Comme nous avançons en âge le monde devient plus étrange et intense. » Je confirme. « The end is where we start from. La fin approche la découverte du monde. » Et notez bien ce qui suit je vous prie :

« Nous arrivons pleins de mots, ligotés, maniérés, épuisés, éperdus, dans le Là intense d'où nous partîmes hagards, terrifiés, explorant, muets.

«Il est enfin un dernier trait de la scène invisible qui est souvent omis par un motif de nature purement mélancolique : dans l'amour hétérosexuel ce ne sont pas les deux moitiés d'une unité qui se retrouvent. Ce ne sont pas deux sexes faits l'un pour l'autre qui se complètent. » - dans l'amour homosexuel non plus, d'ailleurs. « Ce sont deux incomplétudes qui s'explorent. Ce sont deux inconnus qui « voyagent ensemble » (en latin co ire) dans la dimension à jamais inconnue. Ils errent dans la dimension originaire. Toujours l'union échoue. Toujours ces membres se désassemblent. Toujours vulve et pénis déboîtent. Toujours ces deux êtres se retrouvent sur deux rives qui s'opposent. Ils croient parler la même langue – ils parlent en effet la même langue mais ils ne la parlent pas à partir de la même nudité. Ils ne donnent pas le même sens aux mots qu'ils emploient. Ils se tiennent sur deux rives différentes qui sont périlleuses et éloignées. Ils prêtent l'oreille : ils ne comprennent pas tout. Ils s'accrochent et ils tremblent. Ils plissent les yeux : ils ne voient pas tout.

« Le fleuve est si obscur, si continu, si ancien, si large.

« La vie humaine si brève.

« La vie humaine est si brève que la nuit s'attarde au fond d'elle ; et c'est pourquoi on meurt. »

Paraissez à présent, Gavalda, Orsenna, et autres aligneurs de mots à la charrue, tantôt rigolos-rigolos, tantôt pédantissimes chichiteux, venez prendre des leçons de staïle, venez apprendre ce que c'est que la langue française, l'ampleur et le respect, pour que Quignard vous attrape au lasso ! Venez expliquer à la télé pourquoi vous écrivez comme une truie qui pète ou comme un âne qui vocalise ! Une illustration clôt le livre, elle est d'un certain Beham : un homme et une femme, nus, jeunes, ahuris, se tiennent mutuellement le sexe tandis qu'un jeune bambin pouponnier lève les yeux vers son père qui lui pose sa main sur la tête – tandis que juste derrière lui, bravant toute reproduction, la Mort décharnée lui plante la main sur son épaule épouvantée... La nuit sexuelle, de Pascal Quignard, collection J'ai lu n° 9033.

ANDEKEEN « LECTURES »

SLOCOMBE « MORTELLE RESIDENCE » 2057 07 10

 

 

 

Messieurs,

A vos marques, prêts, pétez. Je commente Mortelle résidence de Benjamin Slocombe. C'est l'histoire d'une fille de Chilienne que son paire adoptif a laissée crever cuisses ouvertes après l'accouchement. Dit comme ça, la chose impressionne. Puis des révolutionnaires sans glands mettent à mort des religieuses innocentes, épisode relaté en style XVIIIe siècle, très convaincant. Et des artistes qui font n'importe quoi, torturant leur corps en public pour qu'on les admire et les dessine. Ça fait drôle. Ça fait salmigondis. Tournis. A la fin la fille du Chili bouzille son père adoptif d'un gros tir de gros calibre dans le pif, au milieu d'un hall d'hôtel : enfin du sang, du vrai, du contemporain.

C'est un procédé, cela : mêler des évènements du XVIIIe à une enquête du XXe. « El Tigre » recule d'un pas, son pistolet toujours braqué à la ronde. Je le croyais ennemi, ce con. Il était donc d'accord pour le butage du père par sa propre fille. C'est rocambolesque, vachement bien ficelé, par des câbles à gros nœuds ; très mal ficelé, aussi, ca on ne voit pas ce qui peut relier ces incidents les uns aux autres, sinon que les descendants trucident aux mêmes endroits où les autres ont souffert jadis. D'où manifestations fantômatiques, loquets qui s'abaissent, portes qui se gondolent sous l'assaut des diables et autres démoniaqueries. «La Chilienne pivote, pose doucement le canon de son automatique sur la tempe d'El Tigre, et appuie sur la détente. » Ah bon.

Ça c'est bien. Mais pourquoi trucide-t-elle aussi le commanditaire ? uniquement parce qu'il lui a ordonné d'éliminer son propre père à elle, ancien nazi argentiné ? Cette fille a seize ans. Son père, assassin de sa mère, l'a tripotée dans tous les sens et sodomisée à tout va, la laissant vierge ; cependant il voulait l'accoupler à du bon aryen, elle qui possédait du sang inca, solaire. Il est bien d'avoir attendu si longtemps avant de déclencher la mécanique des cadavres et leur décompte. Notons svp le terme « pivoter », indiquant la mécanisation justement, la chaudassetisation de la donzelle. Notons que l'espagnol ne connaissant pas l'élision, il eût fallu dire « de El Tigre » - cela fait deux ans que je me farcis des policiers.

Lettre S seulement. « El Tigre part à la renverse, s'effondre contre le fauteuil qu'il venait de quitter. » Tant d'univers qui me restent étrangers, inimaginables. Se servir ainsi d'une arme à feu contre qui que ce soit, la manier sans tremble « parce que c'est juste », je ne pourrais pas. A la fin de la Torah, on la reprend. C'est la Simhat Torah. Et moi j'étrenne un nouveau carnet. Ce carnet-ci est plus lisse, la bille y glisse mieux. Il m'aura fallu un an pour venir à bout du précédent. « Ceraz » (?) « sort un petit revolver à canon court de la poche de son veston, fait feu en direction de la Gordita » - « la Petite Grosse ». Et c'est parti pour la séquence de dominos japonais. Shakespeare fait cela pur finir Titus Andronicus, si c'est bien de lui. Mais nos personnages, ici pantins, manquent de grandeur, voire même d'inscription historique. Même s'ils ont été nazis, assassins, membres de « El Condor » chargé d'exécuter les opposants. Chacun va morfler pour des motifs divers. La balle siffle aux oreilles d'Oscar et s'enfonce dans la fresque. Hélas les balles ne sifflent plus. Le jeu de massacre est avancé.

Pourquoi se rate-t-on toujours ainsi à bout portant ?... ne pas remâcher ses échecs, mais examinons comment mieux faire la prochaine fois. Rectifier le style. Encore un nez fort. L'écran du téléviseur explose. Un bruit de plus. Fusillade réussie quant au style. Redresser la tête. Fatigué fatigué fatigué. Yorgunum. Wo lèÿ. Ik van moe. Fusillade. Un téléviseur n'explose pas, mais implose. Le blond sort une arme et tire sur Cuaz, puis sur l'homme à cheveux blancs qui se jette au sol – tiens, je croyais qu'il s'était reçu une balle en plein pif. Je pense au moulin du Chevalier des Touches, sur les ailes duquel tournoie le meunier traître, achevé d'une balle au front quand il passe à l'envers au bas de la course, au droit du justicier.

Boum ! Boum ! Bien moins voluptueux que, tout de même, le bon vieux poing dans la gueule. Donnez-le moi ! Donnez-le moi ! criait un colosse devant Dutroux. Mêe excclamation : Donnez-les nous ! devant les deux frères Bourgeois, massacreurs de quatre jeunes filles. L'une d'elle avait du sable dans les poumons, elle n'était pas morte alors qu'on l'enterrait. Tout ce que tu écris est sacré. Non pas moi, mais la voix qui me souffle. J'écris seul, sans jamais plus vouloir me confronter à quelque réalité que ce soit. Et la solitude de l'âge, si redoutée, ne me déplaira pas. Pendant ce temps, des jeunes se suicident. Oscar rampe derrière un fauteuil. Bien sûr, avec un nom pareil. Il a usurpé une identité.

Il se fait passer, lui architecte, pour un adepte du body art. Il se fait embringuer dans une sombre histoire de règlements de comptes entre nazis exfiltrés en Argentine et partisans de Pinochet ou de Videla / Viola. La Gordita est pure mais aime se faire mettre par l'anus et se branler toutes jambes écartées. C'est magique. L'odeur de cordite emplit le hall. Nous sommes en 2050, et la cordite trouve encore une place pour son utilisation ? J'ai appris ce mot dans Jean-Patrick Manchette. L'univers du polar m'est à présent bien plus familier, aussi artificiel que les bouquins du XVIIIe siècle, ou bien les innombrables milieux sociaux dans lesquels désormais s'élaborent les inepties nommées « romans d'amour ».

Comme disait la grosse Barbara : « Tout irait tellement mieux sans le sexe, cet horrible sexe. » Rien de plus déstabilisant que ces amours qui s'entrecroisent sur vous, alor sque vous avez cru toute votre vie supporter persécutions et haines. Les rapports humains seraient moins hermétiques, moins labyrinthiques qu'on ne saurait croire. Une femme hurle, de l'autre côté de la réception. Ça m'emmerde. Tous ces clichés. Que voulez-vous que fasse une femme ? Elle hurle. Evidemment. Que de bruits. Que de conventions. Erexi monumentum aere perennius. « Une portière claque, dehors ». Chouette, du renfort. Il va encore se donner de la mort. J'espère que la petite branlée, la Gordita, s'en sortira.

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