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der grüne Affe - Page 68

  • LECTURES 01 2032 - 2038

    C O L L I G N O N

    L E C T U R E S

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    DESAGULIERS "RUNES" 5


    ...Déjà, le fascitrouducule est en mauvais étapette. Non par longue fréquentation, mais par long abandon. Pour l'avoir feuilleté, je sais qu'il s'agit d'un recouil de poèmes, avec beaucoup de blancs "pour l'âme" et une infinité de platitudes – ce genre de vents que s'obstinent à vesser depuis trente ans une génération d'anémiques. Mais ue vois-je ? Une préface ! Sans doute quelque éloge abscons et dit "tire-en-bique" – ouah le beau papier d'impression ! Les beaux cahiers non reliés, toujours plus brut, toujours plus authentique ! Hmmm, Danone... Exergue de Kenneth White, ben mon cochon...

    L'auteur est donc censé, avec ses Runes, surenchérir sur la puissance des dieux. Ça ronfle la préface, coco, dès les premiers mots, ça te renforce déjà l'antipathie, par cette grossière approximation sottement revendiquée de l'écriture aux sciences physique et mathématique. Encore un poseur d'équation. Et de s'interroger : "Est-ce de la poésie, une forme de poésie ? Une poésie formelle ? Ou formellement la poétique ?" - mon pied au cul, est-ce un pied sur un cul, un cul frappé d'un pied, un pied augmenté d'un cul, ou deux fesses formellement exprimées par un pied ? Moi-même et Dieu merci, la page 8 épuise la préface : "L'évidence scientifique peut-elle réjoindre l'évidence poétique ?

    Grand Un (Attila), toute la page. Suivante, blanche, fin du premier cahier, ô grandiose pensée, allez ! On s'y plonge.

    auteurs,critique,émissions

    Naître dans le noir (là dis donc)

    du vivant des caresses

    (interligne)

    en vouloir à la nuit

    (interligne) (très important les interlignes)

    gagner à s'y perdre

    Traduction (?) : "Mes parents ont baisé dans le noir (là dis donc) (oui, bon...) - ces salauds, et j'ai peur du noir, ce qui ne m'empêche pas de m'enfoncer dans un vagin."

    N'est-ce pas profond ? C'est fort variable ma foi, et les femmes se le mesurent au doigt tant COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 6

    DESAGULIERS "RUNES"




    qu'elles peuvent. La page 12 est encore plus succincte. Ayant lu les Runes, peut-être en ferai-je cadeau – page 13 :

    La parole futile

    une douleur qui se tue au silence

    ce besoin de rien

    que la faim assouvit

    - autrement dit : quand j'ai le bourdon, je la ferme, et je la rouvre, je bouffe un Mars, et ça repart.

    Que de Béotie dans l'âme du critique... Il suffirait sans doute d'un ton pénétré ? Je crains que ma conviction première ne se mue en grosse indulgence de poisson noyé. Surtout n'attendons rien de neuf : Monsieur Poète pense :

    Captif des vertiges

    sur la terre à bâtir

    son mal en patience

    pour y dormir au bord.


    Celui-ci me plaît : c'est bien par la faute de ma femme que je ne peux voyager – gnagnaouèèèère !

    ...Ah, enfin ! Ce vers nul ! Ce vers parfaitement nul !

    Les dents cariées par le sucre du silence – ça c'est du symbolique mon pote ! le sucre du silence, apposition indirecte. "Les prés de mon âme", "le pneu de mon amour", "la braguette de mon tambour", ça c'est de la poésie ! T'as pas deux briques que je te ficelle un bouquin à la con ? Page 16! Juste avant, II, au début d'un feuillet : nous retombons sur nos pieds. Ce doit être cela, le mathématisme de la poésie :

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 7

    DESAGULIERS "RUNES"




    Les récoltes engrangées

    l'ivraie se récolte

    pour la beauté – ô penseur ! Et qu'y a-t-il derrière ce II ? Une page blanche. Tant le poème précédent tant à penser laisse...

    Femmes – attendons-nous au pire – mais non, pas parce que c'est des femmes, abruti !

    - Femmes

    moissons oubliées

    sous la pluie des regards

    elles donnent faim -

    - je vous fais grâce des interlignes.

    Après l'ennui, l'amour ! Ah nom de Dieu ! Le "grand III", c'est le sexe : sûr ! Les femmes, les moissons ! Quel être singulier, ce Désaguliers ! Quelle puissance !

    Un sourire,

    un champ givré à perdre haleine

    la plaie qui se rouvre

    quand le lièvre fuit !

    Quand on débande, la vulve bée, puis en redemande !

    Moi aussi je manie le symbole. Mais je perds le souffle.

    "Il arrive un moment / où plus rien n'est à dire".

    Ça se surpasse pp. 22/23. Plus que deux vers. Sûr que ça gagne en intensité :

    Quand on caresse l'arbre,

    on met la main au feu"

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 8

    DESAGULIERS "RUNES"




    "Arbre, il brûle de le savoir."

    Je sens venir, parole ! Une page avec une lettre ! Ou blanche, non plus au revers d'un chapitre, mais en plein milieu !

    Sur le chemin du retourna

    la pluie

    allume la lumière – j'ai gagné ! La page d'en face est blanche !

    De la poésie mathématique on vous dit ! Plus subtile encore : la page n'est pas numérotée ! Ni la suivante, blanche aussi ! Il faut tourner une page entre 24 et 25 ! ô piètre âme, ô pieds au cul, pieds découragés qui restez mous dans vos pantoufles !

    La pluie

    ses cheveux brûlent

    sur terre – lecteurs, vous avez vu l'opposition ? La pluie qui brûle ! Vous avez remarqué les éléments ? L'eau, le feu, la terre ! L'air, c'était le vide des pages. À présent chiche qu'il nous entretient de vent, de brebis ou de roc... Encore gagné ! C'est la neige, le diamant, les facettes égrisées par une bise – je n'aurai pas perdu mon temps : j'aurai appris un mot. Mais j'ai la flemme vraiment d'aller chercher dans le dictionnaire. Allez, un petit coup de Bon Dieu, un petit coup de Mort pour finir, ça ne fait pas de mal ! C'est joli les majuscules. Un peu de montagne, un peu de rocher, ça manquait, ah ! La ville. M. Désaguliers touche à tout. J'accélère :

    La ville

    elle porte des bas

    à demeure.

    C'est joli la polysémie. Soudain, p. 35, je tressaille un peu, à peine :

    Noyés au-delà de la force

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 9- 1/2

    DESAGULIERS "RUNES"




    cherchant dans l'eau

    ce qui dénoue

    ils en prennent encore la peine.

    Et je le noterai.

    La moindre chaise au désert devient cathédrale.

    Mais la chaise s'effondre page 36. Chapitre IV !

    À chaque nombre je scrute en vain l'arrivée de la mathématique :

    Une grappe de folie fait un repas au solitaire – il a pensé. Il a poété. Peut-être ce monsieur gagne-t-il à être connu. Mais voilà : il croit écrire.

    La peur aime à cacher ce que la solitude invente, et je dirai même plus,

    La peur aime à inventer...

    Ce n'est pas fini :

    Avec l'âge, la beauté se protège - !

    Ici, deux réactions : ou bien s'acheter un kilo de Nivéa, ou bien relire Les vieilles de Baudelaire.

    Ah ben merde alors ! C'est fini ! "Il a été imprimé 500 Runes" ...Pas de prix... Quelques lignes au dos, reprises de la Préface, pour rappeler n'est-ce pas, mais ça ne rappelle rien du tout – mais alors, mais alors, il va falloir que je me cherche un autre livre, moi !

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    1. KEVORKIAN "REFLEXIONS POUR UN ADOLESCENT"

     

     

     

     

    Sieurs Dames, chers membres du jury, c'est avec une joie profonde, intense et hiomètre que je vous annonce un étrillage en bonnet de forme, dont M. Kévorkian fera l'effraie, à l'occasion de ses "Réflexions pour un adolescent". Ce livre fut édité Allah "Pensée Universelle" pour la modique somme de trois briques anciennes comme on dit à Evreux et sans diffusion. Ca w'appelle le "compte d'auteur", il y en a encore qui aiment jeter leur argent par les fenêtres, la prochaine fois que tu auras trois briques à brûler Kévorkian tu me les files, j'ai mes pneus avant à changer.

    L'ouvrage se présente sous forme claire, en barres, dans un langage accessible à un garçon, sous des rubriques nettement classées. Voici le titre de quelques chapitres :

    - Le principe du bien

    - Le raisonnement

    - Le bien et le mal ; vues générales

    - ...vues particulières

    - Le travail

    - L'intelligence

    - Des modes

    - Egalité et diversité

    - De quelques institutions

    - Du bonheur

    - De l'éducation

     

    Il y manque un chapitre sur l'humour. Mais quand on refait le monde et Dieus ait combien j'en recevais d'opuscules qui refont le monde sur le mode du Café du Commerce et des Couilles Réunies ! Kévorkian ne refait pas le monde : vomissons-lui cette justice. Il se contente d'en exposer les problèmes, ce qui est déjà énorme, et nous apprenons des choses toujours sues, mais qu'il faut

     

     

     

     

     

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    1. KEVORKIAN "REFLEXIONS POUR UN ADOLESCENT"

     

    toujours réapprendre, en vertu du principe selon lequel les portes ouvertes possèdent de solides chambranles ("On...") - ainsi de la pollution, du surarmement, contre lesquels on ne tempêtera jamais assez - il est bon qu'un fils entende cela de la plume de son père.

    Cependant, lorsque M. Kévorjian nosu informe que le délit le plus important au regard de l'opinion occidentale est le vol de voiture, loin devant la drogue ou la prostitution, je me demande à quelles sources - à quels sondages - il se réfère. Bien sûr, c'est tellement aberrant, c'est tellement ahurissant, apoplectique, en un mot caractéristiquement con et bien d'cheux nous que ça doit être vrai, mais nous aimerions vérifier.

    Là où l'ouvrage pèche, et nous attendons tous, haletants, ce tournant de la critique, c'est quand il se mêle de proposer sinon des remèdes, du moins des attitudes de vie. Non pas qu'il soit pédant, mein Gott, pas du tout, Kévorkian fait tout ce qa'il peut pour n'être point pédant, mais comme la Duchesse de Guermantes essayanat d'être simple ou Collignon jouant au modeste : c'est discret comme le menuet d'un éléphant dans un magasin de détonateurs. Mais passons ! défaut inhérent au genre. Remède (moi aussi j'y succombe) : l'humour. Or pour cela il ne faut pas être sûr d'avoir toujours raison. Et si l'on doute, pourquoi écrire ce livre ?

    Kévorkian a toujours raison. Savez-vous quelle base de raisonnement stable et infaillible il propose à son fils ? LA PHYSIQUE.

    ...Quand je pense que je n'y ai jamais rien compris - d'accord, j'ai l'esprit fumeux, mais quand même : qu'on n'ait jamais réussi à me faire comprendre qu'en faisant passer une canalisation d'eau à 10° dans une pièce à 15° on pouvait prendre 5° à la canalisation pour chauffer la pièce à 15 + 5 = 20°, alors que j'ai toujours appris qu'en mettant de l'eau froide dans ma soupe je la refroidissais ; que je prends le courant dans le camembert ; que la physique repose sur un tas de lois qui se contredisent toujours juste à point ; que des avions de 100 t et plus se maintiennent en l'air en dépit justement des lois de la physique les plus élémentaires qui veulent que si je lance un caillou au-dessus de moi ça me retombe sur la gueule même avec un moteur ; que rien ne m'a paru si ennuyeux que cette terne science, je me demande quelle exaltation, quel goût de vivre subsisteront chez cet adolescent si dûment conseillé. Justement, il faut se méfier de l'exaltation.

    Repousser l'emploi des mots "justice", "liberté" - désignant des notions vagues. Evidemment, M. Kévorkian, lorsqu'on entend Ben Ali parler de justice, Pinochet de liberté et Le Pen de démocratie, ça fait mal. Mais est-ce une raison pour proscrire ces mots du discours ? C'est COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" 35 06 21 11

    1. KEVORKIAN "REFLEXIONS POUR UN ADOLESCENT"

     

    jeter le bébé avec l'eau du bain et faire bien de l'honneur aux Pinochet, Le Pen et Ben Ali (tyranneau tunisien). [obscurs trublions de la fin du XXe s., bien oubliés aujourd'hui].

    Les idéologues étaient les ennemis de Napoléon ; ils le sont apparemment aussi de M. Kévorkian - les idéologues, ce sont ceux qui prétendent aller contre les lois (il y a donc des lois ? ) - de la société, contre l'infériorité féminine par exemple, et c'est pourquoi je parle d'un garçon comme destinataire de cet ouvrage, et non d'une fille. Ces messieurs produisent de la testostérone, hormone mâle, active et dominatrice ;

    ces dames de la progestérone, hormone femelle, induisant à la soumission, je cite, et je me torche, car je suis propre.

    Et quand cela serait, M. Kévorkian ? Et quand cela serait ? Nous devons lutter contre la nature, sans cesse lutter, et c'est là notre honneur, c'est là notre échec, et si les femmes sont malheureuses paraît-il de sortir de leur rôle maman-gnan-gnan, tant mieux pour elles. Le bonheur, disait le regretté Jean-Louis Bory, c'est la connerie. Et l'être humain, disait B.C., n'est pas sur terre pour avoir le droit d'être heureux, mais le devoir d'être digne. M. Kévorkian, réduire notre cerveau à une machinerie chimique est indigne. Ravaler la psychanalyse à une mode est indigne. Une mode qui dure depuis 80 ans n'est plus une mode, c'est une découverte flamboyante, qui a sauvé, qui a régénéré les esprits. Prétendre que la religion en revanche, qui dure, n'est pas une mode, et doit être réhabilitée, c'est la prime à l'obscurantisme. C'est la religion qui nous coupe le zizi.

    Il n'y a jamais eu trop de sexe, M. Kévorkian. On a simplement oublié d'y fourrer de l'amour, après nous avoir bassinés tant de siècles depuis les troubadours avec l'amour sans sexe. Le bébé avec l'eau du bain, deuxième version : plus de sexe !

    Allez rrran ! C'est la religion qui fait Khomeiny, qui fait les guerres, qui fait les morts-vivants qu'on appelle bouddhistes, qui ont tellement peur de la mort qu'ils se mettent à vivre sans désir pour être déjà crevés et qui vous disent :

    - Vous voyez bien que ce n'est pas si terrible, y a qu'à s'y mettre tout de suite". Mais revenons à Freud.

    On ne présente pas la psychanalyse comme une caricature. Les veinards bourrés de chimie et de maths qui ont réussi à résoudre leurs problèmes tout seul en refusant de réfléchir, tant mieux pour eux. Mais tous les névrosés qui ont trouvé secours auprès des psys parce qu'aucun parent, aucun ami, aucun physicien, n'avaient su les aider, doivent à Freud et à ses suiveurs une reconnaissance éternelle. Il faut ne rien avoir compris à Freud, il faut en être resté aux préjugés des COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" 35 06 21 12

    1. KEVORKIAN "REFLEXIONS POUR UN ADOLESCENT"

     

     

     

    mémés de 1920 pour oser soutenir que "Freud base tout sur l'instinct sexuel".

    T'as tout faux, Kévorkian. C'est plus subtil que ça, ce n'est pas

    (a + b)2 = a2 + 2 ab + b2 .

    C'est tout dans la nuance, ça t'échappe. La preuve, c'est que tu condamnes les névrosés aux médicaments qui paraît-il modifient les sécrétions chimiques du cerveau en vous rendant tout optimistes. Le pinard, je ne dis pas. Mais ces médicaments, j'en ai pris, Kévorkian, j'en ai vu prendre, par établissements hospitaltiers tout entiers, et je te peux garantir que ça fait roupiller, que ça te scie la nouille, que ça te délubrifie le vagin en moins de deux, mais que ça n'a jamais guéri personne : voir les crevoirs où je n'ai jamais vu personne dehors, et où la sieste dure de 14 h. à 18 h., volets mi-clos en toute saison, grâce aux médicaments des chimico-matheux de ton espèce.

    Quand on souffre, on se confie à un ami ; si on n'en a pas, le psy est là pour ça, même s'il faut le payer, parce qu'il en voit, des larmoyants, le psy. Il craque aussi.

    Ne laisser à un adolescent que la physique, la chimie et tout de même une petite place à la littérature, près du rayon "poudres à laver" - le castrer de tout ce qui pourrait l'exalter - rogner les ailes de la jeunesse à coups de raison et de bon sens terre-à-terre, c'est vouloir s'attirer de la part du jeune homme la réponse suivante :

    - C'est ça la vie, papa ? Passe-moi un flingue."

    "LUMIERES, LUMIERES"

    DI STEFANO Rosaire "A FLANC DE BOU-KORNINE" extrait, du 65 09 13 13

     

     

     

    "Mais c'est le souvenir le plus triste que je remporte en m'éloignant de ce lieu pour la suite de notre périple.

    "Ce souvenir, c'est le dernier bain que j'ai voulu prendre avant mon départ définitif, avant mon exil. J'étais venu seul, la veille de mon embarquement qui devait m'emmener vers un monde hostile et inconnu. J'ai pris ce bain sans plaisir. J'avais froid en ce mois d'octobre pas comme les autres. J'étais là par devoir. Je me rappelle que les vagues s'étaient mises en travers et qu ele ocurant, très fort, me refoulait vers la FREGATE comme pour en finir, comme pour hâter ma sortie et me signifier mon congé.

    "J'avais, en somme, fait le même geste que ces vacanciers du "club Méditerranée" qui, à l'heure du retour, vont piquer une tête pour profiter d'un dernier bain. Oui... Mais moi, putain de la misère, je n'ai pas piqué de tête ni profité du bain. J'étais venu là pour pleurer dans cette eau qui me glaçait le coeur. Cette mer était le plasma de ma vie. On ne profite pas de son plasma. On vit et on meurt avec, non ?

    "Je n'étais pas, en tout cas, un vacancier venu passer quatre générations de vacances payées. Tout bâtard mérite le titre d'enfant naturel. Je suis donc enfant naturel de ce lieu.

    "Ce fut une rupture amère. Seul sur cette plage désespérément déserte, je savais déjà que mon désespoir allait se noyer bientôt dans un amas d'indifférence, comme mes quelques larmes dans cette mer qui n'a rien fait pour me retenir."

    Mes extraits de hasard ne m'ont pas permis de vous faire partager mes rigolades, toutes les farces des bâtards en culottes courtes - il faut me croire sur parole et mieux encore lire A flanc de Bou-Kornine par Rosario di Stefano, livre auto-édité, leçon d'humanité, sans reniflements d'éloquence - une bonne dose revigorante d'humanisme, sans lamentations. Une enfance gorgée à ce point de soleil, de rire et d'amour vous forge pour le restant de vos jours et quelles que soient vos épreuves un optimisme inébranlable...

    VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    BARBEY D'AUREVILLY “L'ENSORCELEE” 35 11 08 14

     

     

    L'Ensorcelée de Bar bey d'Aurevilly : en ces temps réactionnaires, riche eau pour le moulin des Durs : riche, car bouillonnant de tou sles sucs infernaux – à la soudure intime de Dieu et Diable, Barbey gicle la flamme ; répudiant l'encens pour la poudre. Nous sommes aux premiers temps de ce calme d'Empire, où les vieux sangs des passions chouannes pourtant brûlent encore. LaCroix-Jugan, abbé, s'est encallé la paume et l'âme en ces tueries, naguère ; de plus, il s'éclate la face à l'espingole, après quelque obscure et sanglant désastre. Qu'un prêtre désespère, s'en défigure et s'en revienne expier , que sur les lieux du crime il celle par son seul Paraître les cœurs et les destins ; que Dieu même consacre sa proie - voilà qiu suscite la pire attirance, celle de la peur, de la plénitude du gouffre, le plus vertical déchirement jamais jeté au feu de l'écriture.

    Rien de plus obscène que cette face obstinément cachée de l'abbé de la Croix-Jugan ; le voile retombant dont s'obombre les traits ravagés du suicidaire appelle l'érotisme du troussement, ainsi que la charpie du moribond appelle l'arrachement – le Prêtre cumule sur son visage l'horreur des plaies du Crucifié. De ses mains actionnées par Dieu, de celles des Républicains Bleus du Diable, il a reçu la braise et le plomb : purification d'Isaïe, sceau de Caïn qui ne peut se tuer. Terrible complaisance de Barbey à ne pas détailler les tortures infligées à sa créature, à épuiser l'arsenal des prétéritions : jamais ili ne dit où les balles ou bien les braises ont labouré la chair, ni le tracé, ni la compacité des boursouflures cicatricielles ; mais la redondance généralisatrice nous inculque bien qu'il fallait que ce fût au paroxysme de l'atroce qu'atteignît le martyre de l'Elu.

    De même que les exaltés se jettent aux pieds du Sauveur pour les lécher, de même une femme, Jeanne-Madelaine de Feuardent, brûle pour le prêtre aux traits torturés. Son orgueil ne peut concevoir de placer son amour ailleurs que dans ce qui révulserait, mortifierait les sens. Le frisson de la terreur ébranle seul chez cette fille de noblesse les ressorts de la passion : il faut avoir -au moins par le récit des pères – joui des convulsions sanglantes d'une face décimée pour découvrir l'admiration, celle qui jette éperdue et le souffle coupé, dans le miroir tendu à l'aristocratie déchue, par le martyre de son prêtre. Même fascination chez l'auteur par la superposition des extrêmes. Il y a du Racine chez le touffu Barbey, chez le héros, qui, avec l'obstination exaspérante du sectaire, tend les paroxysmes au-delà de ce qui se peut, dans une volonté têtue de débusquer l'absolu.

    Le héros doit par son seul aspect, par l'exhibition masquée de son voile, infliger à ses spectateurs et à son auteur une attirance comme une répulsion que seuls viennent tempérer le respect dû au prêtre et le mystère “qui fait vrai”. Comme on le pressent, la Croix-Jugan réincarne le

    HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    BARBEY D'AUREVILLY “L'ENSORCELEE” 35 11 08 15 à 21

     

    Christ “dont le royaume n'était pas de ce monde”, mais n'en fut pas moins pris à tort pour le restaurateur temporel d'Israël : ainsi l'abbé supplicié n'est-il qu'un Signe, tout en passant aux yeux du monde pour un Chouan mal repenti. Barbey ne nous livre d'ailleurs de son prêtre que ce qu'il faut pour l'incarner : quelques chevauchées sombres, quelques visites à la vieille marquise de Montsurvent ou à la Clotte... La cause chouanne est morte, et Jéhoël de la Croix-Jugan ne fait plus que songer, remâcher ; ce ne sont pas là des Actions susceptibles d'enraciner le prêtre dans le tissu social, mais propprement des inactions, des laconismes, des absences.

    Précisément le jour de l'écharpage, nous diri (...) -chage, de la Clotte, qui le fixent dans la (...) propos, le verbe : un “creux d'actes” as- (...) vide le potentiel fantasmatique de (...) -nt sous ce silence autant de té - (...) qu'il s'en amasse sous son voile. (...) -e-t-il sans créature dans le (...) l'émacier en Symbole. (..) -ut pivote : passion de (...) Maître Le Hardouin (....) -e fixe (...)

    ..........................................

    ...De plus, consacré. Consacré, mais “suspens a divinis” : présentant dans son être le mélange le plus détonnant de damnation et de rédemption – par sa sooumission extérieure la plus étroite à la punition infligée, voire au strict conformisme local, inapte à mordre sur la vie privée de cet homme, autant que par son inouï franchissement du tabou du suicide : ainsi par un paradoxal renversement d'équivalences l'assassin du César se rendait-il sacer, inviolable lui-même jusqu'à ce qu'il tombât sous les coups de son successeur. Mais ici, le “droit du poignard'” est appliqué par Dieu lui-même qui promet la fois le salut à son sacer-dos, et l'Enfer s'il enfreint la Loi. La tentatie de suicide initial, par l'opprobre, consacre précisément la mission édificatrice du pécheur avec une force irréversible.

    Le refus de témoigner du Christ par Jéhoël de la Croix-Jugan, sa souillure dans le monde par le jet du froc et la prise d'armes, puis à la dé- ou mieux trans-figuration que le sort lui inflige, n'ont eu pour but qu'une mission plus haute encore, qui est de témoigner non plus du Dieu d'Amour mais du Dieu Jaloux, du Dieu vengeur. Lui que manquèrent tant de balles à bout portant doit être tué, par-dessus tous les fidèles, par l'exclusive balle à lui seul réservée, fondue comme dans le creuset de Samiel. Comme Gilles de Rais, pour le salut duquel tout un peuple pria, il soit être immolé, par là même sauvé. Car, malgré son ultime apparition en squelette éperdu, il est certain que Barbey d'Aurevilly n'a pas voulu damner sa créature.

    L'admiration chez lui le dispute à l'effroi, y participe (...)

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    HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"

     

    MICHEL FAYAL "CREER, METHODE..." 36 06 20 22

     

     

    Bonsoir, l'important c'est la rose, mais c'est aussi Brel, Kolinda, Beethoven - trois genres différents : folklore, chanson, classique, plus Klaus Nomi, plus la fin enfin du feuilleton, bref tout est important, "Tout l'monde est malheureux tout l'temps", nous écoutons un "Eldorado" d'Abrial que j'ai gâché en chantant dessus, puis nous apprenons à gérer notre bougette, id est notre budget.

     

    / Audition d' "El Dorado", d'une variété, de "Kolinda" face 2 /

     

    Ouvrage sévère à présent, auto-édité, de Michel Fayal :

    "Gérer, méthode de gestion prévisionnelle à l'usage des particuliers".

    "Cet ouvrage répond-il aux critères de sélectiond e votre émission ? " Réponse "non", et en toute logique, n'ayant pas de critère, nous le programmons.

    C'est un ouvrage broché, sans illustration, ce qui vaut mieux que de faire de l'humour plat sur des sujets sérieux comme dans les bulletins de l'Union Syndicale ou -caliste.

     

    / (...) /

     

    ...Ensuite, par colonnes et par mois, vous établissez toutes vos dépenses incompressibles, auxquelles vous ne pouvez renoncer sans malhonnêteté : le loyer, les impôts, la sécu, la voiture, et autres joyeusetés.

     

    / Musique /

     

    Est prise pour modèle la famille petite-bourgeoise à 11 ou 12000 francs par mois. Quand vous avez déduit tout cela, y compris les traites ( les éleveurs ne sont pas oubliés ) , reste la rubrique "divers", que vous pouvez compresser.

    Dans le "divers" entrent les distractions, cinéma, restau, dont vous pouvez toujours vous passer, le tabac, attendez que je tire une bouif, et, chose surprenante, la nourriture.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MICHEL FAYAL "CREER, METHODE..." 36 06 20 23

     

     

     

    Il ne sert à rien, d'après notre auteur Fayal, de mettre de côté mois par mois. Des tableaux bleus d'exemples sont proposés vierges à la bonne volonté des actionnaires. J'ai commencé. Je ne sais pas si je finirai. C'est austère. Il faut avoir l'esprit à ça, et si on l'a, c'est que son budget est déjà équilibré, et qu'on n'a pas besoin du bouquin. Petite réflexion en passant. Bien sûr, l'idéal est de maintenir ses dépenses au-dessous de ses recettes, comme le dirait La Palice, et comme l'auteur le rappelle opportunément dès les premières pages. De savants jeux d'écriture vous permettent de reporter d'un mois sur l'autre les recettes et dépenses imprévues. Au bout du compte, c'est le cas de le dire, vous vous apercevez qu'en rognant sur la nourriture et le ciné, en reportant aux calendes grecques les achats de godasses et de télé, vous pouvez parvenir à la fin de vos jours (tiens, les frais de décès ne sont pas prévus) avec la satisfaction d'une vie honnête et bien remplie, les poches vides, après avoir vécu comme un cloporte, vous être fait chier comme un rat mort, et avoir réglé ponctuellement vos tiers provisionnels.

    Bref, comme dirait Montesquiou, quand on a de l'argent on le dépense, quand on n'en a pas on fait des dettes, l'argent ne fait pas le bonheur, de plus, je déteste les pauvres, ils ne pensent qu'à l'argent, et c'est déjà bien assez embêtant de n'avoir pas d'argent, si en plus il fallait se priver... N'oubliez pas non plus, conseil judicieux, d'évaluer les recettes à la baisse (...)

    (caetera desunt)

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    "NOUVELLES VAGUES" 2036 10 10 24

     

     

    (la plus friponne et la plus scélérate, au point de jouer les libéraux, les démocrates ; les bureaux d'accueil. Alors que le dernier des ploucs de Follainville-Dennemont ou même tenez de St-Cyr-en-Arthies saura parfaitement, dès atteint l'âge de propreté sur soi, que nul n'entrera ici d'un quart de ligne qu'il ne soit l'ami d'enfance de ces snobinards prétentieux. Jamais on n'aura poussé si loin l'aveuglement – car hélas, nos fils de bonne famille ne sont pas même conscients de leur sottise. Il leur serait pardonné s'ils montraient leur cynisme, tel ce directeur de théâtre qui rigolait en 65 à la télé : "Allez-y les jeunes auteurs ! Envoyez vos manuscrits ! On a justement un vieux piano qui boite !" Là, même pas : ces braves andouilles de Mantes ne se sont pas aperçus de la gifle, du mollard, de la diarrhée qu'ils projetaient à la face de tous ceux qui mijotent dans l'ombre, de tous les asociaux, de tous les aigris qui ne savent pas sourire dans les salons, ignorent l'art de pérorer à vide en tournant son verre dans les doigts comme un héros de Sagan.

    Ils ignorent aussi l'art de flagorner l'auteur qui vient "faire une signature" tout en empêchant les timides d'approcher ("Il est à nous l'auteur, il est à nous ; vade retro, loqueteux ! même pas de veston" – j'ai pas dit "cravetouze, on n'en porte plus, j'ai dit "veston"). Moi je ne sais pas vendre les bouquins. Je ne sais pas me montrer tellement accueillant que ça vous donne envie de fuir, vermisseau que vous êtes, sans entregent, timide, ouh ! qui marche le dos courbé, ouh ! le pauvre type qui n'a pas encore son imprimante, ouh ! le taré qui ne s'est pas encore fait publier, ouh ! qui ne se fera pas publier chez nous parce qu'on ne fréquente pas le même milieu !

    Le Chœur :

    "Des-noms ! Des noms !"

     

     

     

     

     

     

     

     

     

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    RASPAIL "MOI, ANTOINE TOUNENS" 2037 11 27 12

     

     

    Gros morceau ce soir, qui ne nous fait pas peur, Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie, toujours Jean Raspail, toujours la folie des grandeurs, l'amour des Indiens et la générosité, qui signifie noblesse. Antoine sans son cochon, notaire en son étude après avoir été clerc de l'une à Périgueux, se fondant sur d'hypothétiques ascendances à sang bleu style Tess d'Urberville, se met en tête ce qui n'est pas si sot de conquérir pour la France un royaume au plein sud de l'Amérique du Sud, exactement deux royaumes qu'il fédèrera, l'Araucanie et la Patagonie, peuplées dit-on de farouches sauvages aujourd'hui exterminés par les vaillants conquérants j'ironise chiliens et argentins.

    Nous sommes au XIXe siècle sous l'empereur Napoléon III qui voulut lui aussi conquérir un empire au Mexique ce dont il lui cuisit. Aidera-t-il son cousin prétendu, Antoine de Tounens, noble autant que moi, dans sa téméraire entreprise ? que nenni. Car lorsqu'on se nomme Maximilien, de la famille de l'Empereur, on reçoit des aides financières et militaires ; lorsqu'on est un fils de bouseux périgourdin qui a ruiné sa famille pour financer ses voyages, on n'obtient rien, que rebuffades, et insultes. Antoine de Tounens est fou, sa tentative tombe à faux, puisqu'on se concilie le plus possible les autres gouvernements d'Amérique Latine afin d'avoir les mains libres au Mexique. Partout on se moque de lui, d'autant qu'on relève la têteet proclame à qui le demande qu'il est réellement roi. Car ce n'est pas du tout pour la gloire de la France qu'il veut conquêter ; ce ne sont là que des prétextes pour être soutenu. En fait, et ce n'est pas si fou, Antoine, ce "huinca", ce chien d'étranger, ce chien de chrétien, comme l'appellent les sauvages, désire s'imposer à eux, leur tomber du ciel comme un conquistador d'antan pris pour un dieu, mais, renversant la tendance esclavagiste et massacreuse, veut les regrouper sous sa bannière bleu blanc vert et les constituer en royaume fédératif de tribus indiennes parfaitement indépendantes de la France. Aventurier soutenu, eût-il pu réussir ?

    A ne considérer que la résolution, le panache et le goût du risque, sans nul doute. À mieux examiner les failles profondes d'une personnalité enfantine, on en doutera, et toutes les autorités françaises ou chiliennes en ont douté. Voici un rêveur, qui jette sur le papier toute une constitution, qui nomme un gouvernement composé des personnes de rencontre éphémère lui ayant témoigné quelque sympathie fût-ce apitoyée, qui organise une armée de parade, invente croix, décorations et uniformes, et qui s'embarque pour l'Amérique du Sud avec l'argent dilapidé de la famille paysanne. C'est une véritable folie traitée comme telle, le signe et l'apparence pris pour argent comptant, ce COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    qui impressionnera quelque temps les Indiens, qui le proclameront effectivement roi de quelques jours. Jamais Antoine ne subira le ras-du-sol du réalisme, jamais ses rêves ni la royauté de l'enfant farouchement préservé ne cèderont face au mercantilisme, au scepticisme épais, aux duretés inouïes des prisons chiliennes. Malgré l'ambassadeur de France à Santiago qui tente de le raisonner, le gouvernement chilien l'arrêtera comme traître au Chili et agitateur, lui qui voulait sauver pendant qu'il était temps l'indépendance et la raide fierté de ses héros indiens, dont bien peu, mais avec quelle ferveur, l'auront compris.

    Les Indiens ne sont plus, poru la plupart, que des éponges complaisamment imbibées d'alcool par les mercantis tueurs de peuples. Un seul, Quillapan, le soutiendra, le proclamera roi devant les autres plus ivres que vifs. L'alcool d'Antoine, c'est la gloire, et jusqu'au bout, dans ce village de naissance où la ruine l'a contraint de revenir crever, il la soutiendra, parmi les quolibets des paysans de Tourtoirac. Parcourons l'ouvrage où l'imagination galope comme un de ces chevaux qu'il a si bien domptés, lui cavalier né :

    1. 47 : "J'ai dit la complicité qui nous liait, la volonté qu'il avait de forcer mon destin, de me faire échapper à ma condition paysanne, et sans doute, je l'ai compris plus tard, à certaines sombres pensées.

    "L'été, pendant les vacances, nous partions plusieurs jours avec la carriola, allant de foire en foire au petit trot d'Artaban. Mon père était l'un des accordeurs les plus appréciés du pays."

     

    La fiction romanesque utilise le récit rétrospectif du vieil homme de cinquante-huit ans, je veux dire prématurément vieilli par les fatigues et les avanies. Il nous retrace son enfance en un style et des termes qui n'eût pas désavoués Eugène Le Roy, auteur de Jacquou le Croquant. C'est pour nous l'exotisme au sein de la France, pour lui le quotidien dont il voudrait, dès l'enfance, s'affranchir, aidé par les folies auxiliatrices de son père auquel il voue l'admiration, lui le petit dernier à la couille flottante, car puceau il mourra, ce qui valut à l'auteur de fâcheuses déconvenues, car il l'avait imaginé... Une documentation inattaquable a présidé à ces reconstitutions d'une époque à présent plus lointaine que les Patagons, mais Raspail abomine le siècle ou veut l'abominer, se penche en nostalgique irrémédiable sur tout ce qui disparaît. Les premières navigations d'Antoine auront pour véhicule les rapides de la Dordogne à bord des gabarres ou bateaux de rivière d'antan, et dans les tempêtes cap-hornaises ce sont les paroles des

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    gabastons qu'il retrouvera pour défier la vague montagneuse. P. 94 :

    "Ces deux pays n'ont aucun droit sur elles, ni par les armes, ni par traité, ni même par le sens de l'Histoire. Cette terre est habitée par des tribus d'Indiens qui abominent Argentins et Chiliens. Mais elles sont divisées, courageuses mais sauvages, en proie à l'anarchie et incapables de mettre en valeur ces contrées qui pourraient nourrir vingt à trente millions d'habitants alors qu'elles n'en portent pas le centième".

    Tel est le discours tenu par Antoine de Tounens face à quelque auditeur officiel et sceptique, un projet parfaitement réalisable, théorisé sur table, thésaurisé dans un tableau ardent, plaquable croit-il sans délai sur une réalité rebelle et glissante – mais après tout, que furent Alexandre et Napoléon ? Seulement voilà : nous sommes dans un monde rassis, "pobre carnaval", où tout a trouvé sa place comme au fond d'un sac, et l'on ne remue plus ces sacs de bureaucrates et d'autorités comme on faisait naguère encore avec un sabre. Tout est extraordinairement raisonnable, raisonné, prévu dans ce plan d'Antoine de Thounens, tout y respire en plus l'échevèlement dont cette époque déjà ne veut plus, sans parler de Saddam Husseïn ni de Khadafi. Nous nous méfions des grandes causes – ne trouvez-vous pas qu'ici le commentateur exagère, mélange les ambitieux et les purs, les hypocrites et les rêveurs sublimes ?

    Qui dira à combien de calculs et de mesquineries les empires d'Alexandre et de Rome ont dû leur prestige ? Sans doute, à se priver de boue sustentatrice, l'or s'effondre – que voilà des abîmes...

    1. 141 : "Nous nous serrâmes la main gravement. C'était un homme de la vieille Europe qui ne pratiquait pas le grotesque abrasso. Nous prîmes rendez-vous pour une autre charge, le lendemain. "

    Sur sa route, Antoine rencontre des héros de sa trempe, grandioses petits garçons qui formeront une fois morts son ministère et les teneurs de cordons de poële de son rêve...

     

    / Lectures des pp. 189, 235, 282 :

    "Une autre ville sortit de terre à une demi-lieue plsu au sud. Sur une caserne neuve flottait le drapeau chilien abhorré. Moi régnant, il n'y flotterait pas longtemps."

    "...M. Leitton et son épouse me comblèrent d'attentions. J'aurais dû me méfier."

    "...Je suis bien content que tu sois là.

    Et le petit Antoine, avec la franchise de son âge :

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    " - Pourquoi n'es-tu pas mort là-bas ?

    " - Je me le suis reproché chaque jour que j'ai vécu."

     

    Puissent les lecteurs, nombreux, attentifs, exaltés, s'apitoyer sur le sort d'Antoine de Tounens, Roi de Patagonie, avec le même respect dû aux grandes têtes tombées, aux espoirs engloutis de chacun de nous, aux Mozarts assassinés, enlisés, englairés, couverts des crachats de la raison, que nous sommes tous.

    Reconnaissons-nous tous, et saluons en ce héros la permanence de la flamme que nous porterons tous jsuqu'au coup de la mort, nous autres, éternels éphèbes, qui n'avons jamais renoncé à être les rois indétrônables de notre Patagonie...

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    ROUBAUD "L'EXIL D'HORTENSE" 37 12 04 16

     

     

    Il n'y a pas à déféquer : sur ces antennes, on aime Malicorne et Manset, on vous les ressort chaque semaine, et Marie-André itou. Mais on n'aime pas, mais alors pas du tout, Jacques Roubaud, et on vous le fera savoir dans notre "apparat critique". En revanche, que vous aimiez ou non notre feuilleton, il faudra bien que vous l'écoutiez, fût-ce d'une oreille distraite... A présent, retroussons nos manches, astiquons nos massues : nous avons un vieil étrillage à concocter, ce qui manque de charité, mais point d'excrément. Jacques Roubaud a commis un troisième volume des aventures d'Hortense, "L'exil d'Hortense", roman, chez Seghers. Vous me direz que de n'avoir pas lu les deux premers ne m'a pas permis de me faire un jugement.

    Et moi je dis a contrario : heureusement que je m'en suis dispensé. Ce troisième sera mon dernier. Hortense est une femme, bien que son prénom provienne de saint Hortensius, évêque. Sa vie à elle se passe beaucoup moins chastement. Son excuse est qu'elle aime... Nous supposons que le modèle en fut Caroline Chérie. Soit. Mais Caroline fait rêver. Hortense fait chier. Hortense est trop visiblement la créature de Roubaud, vieux et chauve amateur de chats, que je hais. Roubaud par-ci, Roubaud par-là, prend un malin plaisir à intervenir en tous lieux en tous temps, déflaubertisant le roman, faisant exprès qu'on n'y croie pas. Il multiplie les parenthèses, se commente, glose son commentaire, et se livre à la critique exégétique de sa glose (n'ayez pas peur, ça ne mord pas), ce qui pourrait être facétieux, et tenir lieu de contrainte oulipienne certes ("parler sans cesse de soi sans contrainte"), si tout n'était si lourd et si plat comme l'épée de Charlemagne.

    Le préjugé consiste à estimer qu'un défaut s'abolit s'il est dénoncé, puis si l'on dénonce sa

    dénonciation : vous me suivez toujours ? Eh bien pas du tout : si je vous dis que je suis con, ce n'est nullement une preuve que je ne le suis pas. Si je répète "C'est agaçant, hein ?", même si vous riez (deux fois, mais pas trente, monsieur Roubaud), ce ne sera pas moins agaçant. Si vous répétez 500 fois "Je connais la manière d'emmerder les gens", vous les emmerderez par le fait même de la répétition. Nous savons bien où le Sieur Roubaud a puisé son illustre domaine : dans la lettre Q, comme Queneau, lequel utilise sans cesse de telles astuces. Même si je n'apprécie pas toujours le grand Raymond, lui est toutefois reconnu sans ambages une extraordinaire finesse, un humour de sourire derrière la moustache, bref, une culture.

    Mais Roubaud en fait une tonne au gramme. Seuls des exemples tirés des pages multiples de 47 pourront vous convaincre.

    / Lecture de la p. 94 /

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    ROUBAUD "L'EXIL D'HORTENSE" 37 12 04 17

     

     

     

    ...or il se trouve que précisément ce passage, comme tout passage, fournit matière à abondance de commentaires. Voilà de la littérature professorale (de maths, soyons précis), destinée donc KOKO mentaires. Il en est des passages de Roubaud comme des femmes : infectes en général, elles sont toutes intéressantes à l'unité. Nous reconnaissons bien sûr un dialogue platonicien, une allusion à la pluralité des mondes si bien illustrée par H.G.Wells, un ton postvoltairien, voir un soupçon de Rabelais, par les ânes volants. Fort bien : monsieur le Prof, quelle culture ! Ce serait encore mieux (coup de pied de l'âne justement) si les personnages avaient quelque épaisseur.

    Monsieur Roubaud ne veut pas qu'ils en aient, afin de parfaire un antiroman par contre-pied : au point que les amoureux d'Hortense, le bon et le méchant, sont le même en deux personnes. Ah mais ! ...mais on s'ennuie. Rien de plus balourd qu'un homme d'esprit qui veut être homme d'esprit. Voici un exemple particulièrement pesant d'humour étudiant ;

     

    / Lecture de la p. 141 /

     

    C'est très intéressant à relire. Mais Queneau en mettrait dix lignes. Roubaud, quatre pages. Lourdes comme un pied de la tour Eiffel. Peu importe qu'on ne connaisse pas la suite de l'histoire. Nous connaissons ces procédés de lourdeur feinte et de repoussement de l'intrigue. Mais en croyant faire lourd, Roubaud fait lourd. Il écrit, mais ce n'est pas un compliment, comme on écrit à dix-huit ans. Ça ne me fait plus rire. Plus même la présence de l'auteur.

     

    / Lecture de la p. 188 /

     

    Ces paragraphes paraissant pour la huitième fois, le lecteur avait parfaitement deviné qu'il s'agissait de l'auteur, en personnage du livre, intervenant avec son commentaire dans la destinée des héros, dont il prétend en cours de route ne rien savoir puisque le roman n'est pas fini, voyez l'astuce. L'ennui est que l'auteur ne se révèle qu'à la huitième fois, alors qu'il aurait encore pu surprendre à la quatrième. Deuxième degré dira-t-on, non: lourdeur encore. Nous avons omis tout ce qu'un "prière d'insérer" n'eût pas manqué de mentionner, comme la "richesse d'imagination" qui fait déboucher les héros en pleine intrigue de Shakespeare, ou la "culture", ou la "jonglerie" ; tout cela, Roubaud eût pu le faire.

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    ROUBAUD "L'EXIL D'HORTENSE" 37 12 04 18

     

     

     

    Mais il se trouve qu'il gâcha tant de belles possibilités que nous n'avons pas énumérées ou à peine effleurées. Notre compte rendu ne rend pas compte – ha ha ! et si je vous le refaisais, le coup, à chaque coup, re-ha-ha ! - des astuces de composition, de langage ou autres, pour l'excellente raison qu'il ne veut pas vous allécher, lecteurs, car toutes ces promesses ne vous sont pas tenues. "Qui ne sut se borner...", etc., et nous nous bornerons donc là, tout simplement parce que L'exil d'Hortense nous a paru si long à lire. Profitez bien du reste de l'émission, et si vous n'avez pas chez vous deux payes d'agrégés, dispensez-vous d'acheter pour 98F foutus en l'air L'exil d'Hortense, de Jacques Roubaud.

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    RASPAIL "LES PECHEURS DE LUNE" 37 12 11 19

     

     

     

    Bonsoir. Ici l'on est sérieux, ici l'on cause, on emmerde le peuple pour son bien et pour sa culture. On vous matraque Malicorne et Manset, une fois par semaine à la même heure, ce qui est insoutenable. On vous fourgue du feuilleton sur sauce cambodgienne, des textes sur fond d'Irène Papas, rien que du superchiant, du superbâclé. Ce n'est pas ainsi qu'on attire le client. Mais nous en avons marre du discours "tout le monde il est beau tout le monde il est gentil", dentifrice et Jean-Pierre Foucaud. Ici c'est le club des grognons. Salut tout le monde, salut les Hures Graves ! Heureusement qu'il y a Costès, Desproges et Marie-André en quatrième, j'ai bien dit quatrième disque ! Place au club.

     

    / Deux disques de variété /

     

    Bon ! aujourd'hui, qu'avons-nous pêché ? Les pêcheurs de lune de Raspail, encore lui, l'inévitable, parce qu'il n'y a que lui qui me plaise en ce moment. Et qu'est-ce qu'un "pêcheur de lunes" ? un ramasseur de vieilleries, déboucheurs de flacons vides, traqueur de petits riens, de peuples disparus. Vous vous souvenez de Qui se souvient des hommes ? Raspail y déplorait la disparition lente, par civilisation européenne interposée, des derniers Indiens de la Terre de Feu. Cette fois, ce sont tous les Indiens du monde qui font défiler devant nous leurs fantômes, des Nord-Américains aux derniers Blancs du Japon... Ce qui pousse Raspail à répertorier ainsi les dernières peuplades, c'est la certitude qu'avec elles, c'est nous qui disparaissons.

    Il n'y a pas que des espèces animales en voie de disparition, il y a aussi les peuples humains. Quand il n'y aura plus qu'un seul peuple, le nôtre, ce peuple disparaîtra. "Nous autres civilisations..." - après nous, nulle autre ne viendra. Malheur à qui dévore, il sera dévoré. Jean Raspail rassemble ici les os et les poudres de toutes les civilisations dévorées. Où sont passés les Indiens de New-York, ceux de l'altiplano péruvien, qui se croyaient des dieux ? les Aïnos du Japon, ces Blancs qui se trompèrent de direction, l'est au lieu de l'ouest ? Il me souvient en effet que je fus passionné de Sciences et Voyages, dans les années 53-57 : ma grand-mère m'en offrait un volume par an.

    En ce temps-là les Aïnous existaient encore ; ils s'incisaient la lèvre supérieure et tatouaient des moustaches à leurs femmes ; ils célébraient la fête de l'Ours. En 1987, il n'en restait que trois, posant gras et dégénérés sur une carte postale. Combien avons-nous supprimé de primitifs, au coiurs COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    RASPAIL "LES PECHEURS DE LUNE" 37 12 11 20

     

     

     

    des siècles ? Que reste-t-il des Romains ? La roue du temps passe, écrasant les peuples. Mais qui dit que les hommes obéissent à la seule nature ? Nous avons appris à voler, à nager sous l'eau, pourquoi n'irions-nous pas contre les lois ? Pourquoi laissons-nous pourrir les patois ? Pourquoi le dernier Cornouaillais s'est-il éteint en 1778 sans que nul n'ait noté un mot de sa langue ? Raspail rejoint Dumézil, qui sauva une langue du Caucase. Pensez, maris et femmes, aux frustrations qui vous dévorent si vous émettez une idée, puis que survient votre conjoint qui vous en souffle une autre, tellement meilleure, objectivement meilleure ; vous abdiquez.

    Nécessairement. Pourquoi, nous autres races inférieures, ne parvenons-nous pas à survivre ? Pourquoi le meilleur toujours doit-il l'emporter ? Pourquoi n'aurions-nous pas, dans notre propre Histoire, conservé des plages de XVIe, de XVIIe siècle ? Personne n'y croirait donc plus ? Serait-ce si difficile de créer des conservatoires du temps comme autant de parcs nationaux, traitant le temps comme l'espace ? Pourquoi ne ferions-nous pas de la piété le moteur du souverain ? Le Puy du Fou, à cet égard exemplaire : le monde chouan reconstitué, vu et revisité par les descendants des Chouans. Mais nous devons, ensuite, poser le masque et redevenir modernes. C'est insoluble. L'Indien emplumé des stations d'autoroute n'y croit plus. Mais quand même. Rien qu'un petit vestige. Reste à parcourir les pages du volume (...)

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    REY (PIERRE) "UNE SAISON CHEZ LACAN" 37 12 18 21

     

     

     

    Un acteur à succès. Couvert de femmes. Se sent soudain déprimé par son fric et le vide de sa vie, et fonce par hasard chez Lacan. Le vrai, le grand ou l'immonde, c'est selon. Et voici Rey, Une saison chez Lacan, nous dévoilant les péripéties de son analyse, défendant celui qu'on a taxé d'imposture. Le titre, pour les ignares, se réfère évidemment à la "Saison en enfer" de Rimbaud, et suggère que tout ne fut pas de tout repos dans la cure entreprise. Deux remarques préliminaires : on accusera Pierre Rey de n'avoir rien révélé sur lui-même. Ça le regarde. D'autres, comme Marie Cardinal, ont choisi de tout dire de leurs tripes. Tel n'est pas le propos de Pierre Rey. Il est de centrer le projecteur sur la personne de Lacan, sa sensibilité, son engagement réel, lui que l'on accusait de se contrefoutre de ses clients.

    Pierre Rey défend la sensibilité de son héros, lui restitue des réactions ordinaire, une dimension humaine. Si certains clients se sont suicidés, Lacan a eu le courage de les accompagner jusque là, alors qu'il n'y avait pas d'autre solution. Peut-être semblera-ce un peu systématique, mais non, répondrons-nous, car nulle part le livre ne tourne à l'encensement. La personnalité de l'auteur analysé occupe la place qui lui revient, les explications sont fournies avec toute la complexité, voire le caractère lacunaire, garantissant la compréhension et le trouble réel de l'analysé. Pierre Rey tente d'expliquer la démarche de Lacan, de façon suffisamment technique, et pudique en ce qui le concerne, assez obscure, lyrique même, procédant par brèves... illuminations introspectives ou introspections illuminatives de l'âme.

    Ce qui fait du tort à la première observation préliminaire : comment un homme jeune, beau,, édité, connaissant les tirages et le Tout-Paris, comment cet homme peut-il véritablement déprimer ? Jaloux comme je suis, je n'ai pas manqué d'observer que Jean Rey se présentait chez Laffont, discutait avec monsieur Laffont et non avec sa secrétaire adjointe, et obtenait commande j'ai bien dit commande j'ai bien dit commande d'un livre. Donc je me dis : la dépression de Pierre Rey, c'est du bidon. Ce disant, je rejoins la stupidité des femmes de ménage qui font exprès de cogner leur balai entre le pieds de fer des lits, sous prétexte que les maladies de la tête, c'est du chique, tandis qu'elles, les bonniches, passent la sepillièr;

    Je vous jure qu'on la sent, leur haine. Très tôt le matin, je vous prie, le ménage, et fenêtre grande ouverte. Déprimés, feignants ! Vais-je m'abaisser à cette populacerie en dénigrant Pierre Rey? N'y a-t-il que mon cas de déprime au monde ? Ne devrait-ce pas me consoler moralement de voir un riche à bagnoles et à filles chuter dans le break-down ? Le livre ne m'a pas touché, n'a pas COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    REY (PIERRE) "UNE SAISON CHEZ LACAN" 37 12 18 22

     

     

     

    mis le doigt sur ma névrose personnelle : mais je ne puis mette en doute la sincérité de la démarche de l'auteur, ni, du coup, celle de Lacan, dont trop de jaloux veulent faire l'équivalent de charlatan. Il est trop facile d'accuser les psychiatres de chalatanisme sous prétexte qu'ils ne vous ont rien apporté: est-ce que les amateurs de piano, ayant abandonné au bout de deux ans, se mettront en tête d'accuser leur maître de piano pour ne pas être en deux ans devenus virtuoses ? Il est salubre de défendre la psychanalyse, le socialisme et le RMI. Ils ne résolvent rien. Ils avancent sur la voie de la résolution et de la solution.

    Mais avant eux, c'était le vide, et je préfère cent fois me confier à un psy, même sans guérison, qu'à un prêtre qui me filera sa morale dans le train avec une belle impuissance à la clef.

     

    "La création ne vient jamais d'un bonheur. Elle résulte d'un manque. Contrepoids d'une angoisse, elle s'inscrit dans le vide à combler d'un désir dont on attend jouissance et de l'échec de son aboutissement. Autant dire qu'elle ne peut naître que d'un ratage, le manque à jouir.
    J'en avais même déduit que depuis le début des temps, toute création était contenue dans les 10 cm séparant la main d'un homme du cul d'une femme. L'homme brûle de poser sa main sur ce cul. S'il va au bout de son geste, si la femme l'accepte, ils se retrouvent dans un lit et font l'amour. Il y a jouissance: rien n'est crée. S'il ne l'ose pas, fou de frustration, il rentre seul, compose la neuvième symphonie, peint l'homme au casque d'or, écrit la Divine comédie ou s'attaque au Penseur."

    Voilà quelque chose qui nous rapproche tous, nantis et prolos : l'envie de tout plaquer. Vous n'avez jamais eu envie de tout plaquer, vous autres ? Tous ces bouquins, toutes ces vieilleries qui vous encombrent, ces souvenirs qui vous enlisent ? Oh que si, oh que si ! C'est même très, très dangereux ! Il faut avoir en soi l'énergie de repartir à zéro ! Et si on ne l'a pas ? Parions que nous l'avons. Qui est le Gros ? Un gros. Un psy. Qui se suicidera. Ça existe, comme les médecins qui fument et les éducateurs qui fouettent leurs propres gosses.

    "On est ce qu'on désire.
    Mais ce qu'on désire, on l'ignore. Et ce désir, dont nous ignorons en quoi il consiste, mais que nous subissons comme la frappe la plus singulière de notre "moi", nul d'entre nous n'a choisi qu'il nous habite. Il est "écrit". Il nous précède. Nous entrons dans son champ par le biais du langage.
    Car ce désir qui nous structure n'est pas nôtre. Il est, par le biais du discours, désir de l'Autre, désir d'un Autre désirant."

     

     

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    REY (PIERRE) "UNE SAISON CHEZ LACAN" 37 12 18 23

     

     

     

    ...Est-ce que ça ne vous est jamais arrivé non plus, qui que vous soyez, auteur à succès ou femme de ménage, de comparer ce qui vaut et ce qui ne vaut rien ? la fausseté de votre vie adulte et la vérité de vos amours d'adolescence ? Je dirais même que rien n'est plus partagé. La différence est que M. Rey n'a pas vécu dans les serpillières; Plutôt dans l'univers papier glacé des pubs. Ça ne vous agacerait pas les dents, à vous, de parager votre existence avec ces filles toujours gracieuses, ces Monsieur Muscle toujours pétant de santé parce qu'ils utilisent Vitafort ou boivent du Teisseire ? Des gens qui rigolent et vous proposent du fric ou la baise aux moindres défaillances du cervelet ? Mon diablotin se réveille : donnez l'argent, donnez les filles, puis, après, ensuite, je ferai ma dépression. Ceette page montre par quel cheminement l'on parvient aux tréfonds de soi. Dit de cette façon toute crue, l'analyse du rêve ne provoquera qu'un hourvari de haussements d'épaules. C'est trop, pour un profane : "Que va-t-il chercher là ? Que ne prend-il la vie comme elle vient ! Qu'on sonne, et que je vais ouvrir !" - oui, mes braves, mais quand on souffre, et qu'autour de vous, quel que soit votre milieu, les gens, les copains, les soi-disants amis vous disent : "Mais non, tu te prends la tête, viens boire un coup chez ma sœur", à qui se fier ? ...Même aux procédées apparemment les plus absurdes, y compris l'analyse des rêves, qui, elle, au moins, marche, fonctionne, se vérifie, comme l'électricité. Et tous ces jeux de mots que vous décortiquâtes se vérifient aussi, forment la base de l'analyse lacanienne, pour qui tout est langage, tout lapsus pléonastiquement révélateur ; c'en est au point que même la conscience populaire sait bien désormais que toute gaffe de langage révèle la pensée vraie.

    Ne pas mépriser quiconque cherche et souffre.

    Et nous concluons Au cours de son existence, l'être humain ne possède qu'une certitude, celle de sa mort.
    Par syllogisme, il est facile d'en déduire le désir de mort inconscient métaphoriquement contenu dans toute recherche de certitude.

    Il avait écrit (Sartre) :"On est ce qu'on fait."
    J'avais la certitude absolue du contraire : on est ce qu'on ne fait pas

    Attelez-vous à Pierre Rey, Une saison chez Lacan. Vous passerez un octobre éclatant, réfléchissant, car non, ce n'est pas dur à lire, pas du tout... Bref un livre qui vaut... le dérangement.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    2 0 3 8

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    ALESI 2038 01 08 25

     

     

     

    (...)

    C'est un fascicule bleu, qui ne paye pas de mine, un de ces envois minables d'écrivain raté, d'élèves bon en français qui n'ont pas pris la mesure de l'engagement requis. On y trouve de tout comme l'indique le titre. Ce sont des fonds de tiroir, des notes de bonne élève. La traditionnelle p.47 est seule citée de ce mince ouvrage. Elle vous donnera l'idée de de ce qu'on peut écrire, qui n'est "pas si mal", sans qu'on puisse en dire plus.

     

    / Lecture de la p. 47 /

     

    Nous pouvons tous écrire cela, nous autres bacheliers littéraires. L'atmosphère s'y ressent, les personnages, les lieux se reproduisent, et s'imprègnent bien, honnêtement. Pourquoi faut-il que cette introduction digne d'un bon roman substantiel du XIXe siècle ressemble à ces portails sur du vide, pourquoi faut-il que tout tourne si court ensuite et si confus. Lu distraitement, l'ouvrage n'a laissé aucune trace. Ô poètes, écrivains de province, vous qui ne vivez que pour laisser une trace, que deviennent tous les manuscrits mal imprimés des mots qui à vingt ans se rêvaient, pour le moins, de Lamartine ? Quels battements passent de leurs cœurs aux nôtres ?

     

    / Lecture des pages 3-4-5 /

     

    ...De n'être pas éternels, en ont-ils moins de valeur ? ...Qu'est-ce qui fonde le plus l'humain, du fort ou de l'étrange ? Quand nous lisons page 8 (...) - devons-nous relever les syllabations malheureuses ou sentir ce que, sans adresse, on veut nous donner ? En exergue une phrase d'André Malraux : [...] - cette pitié pour l'humain perd le critique. Cette dissolution à l'œuvre dans l'œuvre même ronge la foi et ôte la colère. Faut-il toujours que le critique gronde ? Quelle consolation au cœur de celui qui écrit ? quel tragique de confondre le sacré de toute écriture avec la mémoire des lecteurs, d'imaginer tout homme digne de n'être qu'un seul homme, le plus célèbre ou grand ?

    / Lecture de la p. 27 /

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    ALESI 2038 01 08 26

     

     

     

    Volume sans unité, comme une vie, volume où manque la force, où passe le souffle d'une érudition aimable, encombrante à quiconque ignore la botanique. Fragments insuffisants d'une âme mienne au ras du sol. Tout est beau, tout est long, on se fait chier. On pense à autre chose. Bonjour madame Dupont. Il fait beau aujourd'hui. Vous croyez en Dieu sans doute. Un jour faudra crever. Eh oui, eh oui. On est ben tous pareils. J'écris. On est bien peu de chose. Que voulez-vous nous dire, madame Alési, alias Louise Sélia ? Que vous êtes sensible ? Que vous avez du talent comme tout le monde ? Que vous avez vécu, dans la seule originalité de vos pensées ? "Elles sont à moi, uniques, originales".

     

    / Lectures des p. 36-37 /

     

    Bon sang, Lise Sélia, vous faites douter de la grandeur. Vous nous transmettez tout un tas de petites émotions, sensations, que nous avons très bien chez nous, dans le petit confort de notre petit cerveau d'où il n'y a rien à tirer ni à dire. On s'endort, on est heureux de vous avoir connue, au suivant. Ne vous découragez pas. Vous ne progresserez plus. On écrira "Femme de Lettres" sur votre tombe. Bonne chance. Bonne fadeur. Bonne originalité, bonne personnalité, bonne tendresse. Ô mystère des différences dans les capacités de l'âme ! Mystère des circonstances et des rencontres ; je patauge dans la panade. Plus le portrait de votre oncle. Plus les fautes de français. On s'emmerde. Le critique noie tous les poissons à la fois. Se demande à quoi servent les critiques. Est-ce que ça vous dirait la prochaine fois d'ouïr le catalogue de mars 2036 de Robert Laffont ?

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Claude SIMON "LA ROUTE DES FLANDRES" 38 01 14 27

     

     

     

    Bonsoir à tous. C'est Collicause qui vous gnon, en cette énième émission de "Lumières, Lumières". Nous passerons au crible La route des Flandres de Claude Simon, Prix Nobel mieux mérité que celui de la paix pour Gorbatchev. Marie-Andrée aura composé une chanson. Théodorakis aussi, avec paroles traduites par moi. Et le catalogue (mars 2036) de Robert Laffont, pour lui faire de la publicité, en retard.

     

    / Audition de disques de variété /

     

    Voici un bon livre, un chef-d'œuvre même, juste le contraire du torchon de la semaine dernière. Et, flûte en bois, il va falloir se fatiguer. Mais je tiens à préciser notre propos : il ne s'agit pas de sonder les arcanes d'une œuvre, en termes obscurs et universitaires, pléonasme, mai sd'ouvrir un public nouveau, populo, potachique, à une culture étrangère, du moins d'améliorer ceux qui stagnent sur sa bordure. Claude Simon est illustre représentant (dont je n'avais pas ouï parler avant le Prix Nobel) du nouveau roman, c'est-à-dire d'une façon d'écrire visant à reproduire exactement toute la sensation, tout le goût du réel. Chaque description est menée dans tous ses détails les plus intimes : mais ne sont décrits que les objets significatifs ; de même, chaque nuance de sentiment s'étire sous le scalpel jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que la corde.

    La ponctuation ici n'est faite que de virgules, en un perpétuel halètement, coupant les phrases avant la, passant de l'instant vécu à l'instant rêvé par associations d'idées. On ne résume pas un roman de cette catégorie. Il ne s'y passe que peu de choses, les évènements s'y emmêlent, chaque détail s'emmêle et s'étend aux connotations qu'il suscite. La technique restant implacablement la même, phrases longues et déstructurées parfois, utilisation forcenée des virgules donc – rien ne permet de distinguer stylistiquement Simon de Sarraute, Sarraute de Butor et Butor de Robbe-Grillet, sauf à chausser la double loupe. Ce qui différencie les écrivains de ce groupe est précisément ce qu'ils ont voulu évacuer, c'est-à-dire le contenu du discours : après avoir incidemment déclaré ici que Claude Simon est le seul de ces auteurs dont j'aie l'envie de relire bientôt un ouvrage différent sans qu'il doive être une resucée (je m'en suis bien gardé, N.D.L.A. Du COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Claude SIMON "LA ROUTE DES FLANDRES" 38 01 14

     

     

     

    février 2045, confirmée le 3 avril 2060), j'en reviens au contenu, au continu chevalin et chevaleresque de cet ouvrage : cavalcades 14-18, courses montées d'Auteuil ou approchant, montages de chevaux et femmes, rafales mitraillées sur cavaliers, longues étapes équestres sous la pluie fantôme, apocalyptiques chevaucheurs lents dégoulinant du ciel à terre. Ce n'est pas tant l'obsession de l'animal avalanché de tous termes anatomiques et techniques, mais l'obsession de monter : l'homme monté, le centaure en fusion (dégoulinant), tel est le sujet de Claude Simon. Deuxième : le suicide, le meurtre au pistolet d'arçon, la menace au fusil, le jaloux qui se tire ou tire, et puis qui dégouline tout son sang du haut du crâne, avec de grands yeux de cheval étonné ; aussi bien seigneur du XVIIIe siècle que paysan des Ardennes, aussi bien Georges que son ancêtre ; seul Blum juif râleur et ratiocinant bien français fouille et retourne la plaie de vérité de son bâton de Juif errant et rrran !

    Soyons envoûté. Premier exemple p. 24, d'obsession, d'exaspération sensorielle :

     

    / Lecture de cette page 24 /

     

    Ainsi le cheval est-il instrument, par son reflet du même au même, de goutte d'eau qui incessamment se reforme, et plus il trotte ou galope, plus les reflets et les bêtes se mêlent et se reséparent vélocement, plus règne l'immobilité, l'interchangeabilité. Qui raconte – on ne le sait jamais. Il y a un Georges. Il ya un Blum, hors du coup car juif ; il y a Iglesia, jockey sauteur de sa maîtresse ; tel ancêtre et tel colonel qui n'en finit pas de tomber sabre au clair dans une embuscade. Tel est l'envoûtement hindouïque du retour. Clipiclop.

     

    / Lecture de la p. 71 /

     

    ...où apparaît le thème de la dissolution, du "tout se vaut", appliqué non pas au politique mais au temps, au déroulement-essence du roman, ici nié, de la vie remise en question, dissolution du corps au point qu'on ne sait plus de quel corps on est fait ni à qui appartient ce bras. En même COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Claude SIMON "LA ROUTE DES FLANDRES" 38 01 14 7

     

     

     

    temps des gestes très précis, l'acquisition, dans un wagon, d'un quignon de survie, replace dans la matière la plus grossière, la plus indispensable, ce qui pourrait n'être qu'une abstraction vaseuse, et telle est la séduction de Claude Simon, son talent de grand basculeur, qu'il nous fait à la fois d'un coup de plateau passer des arguties les plus subtiles du cerveau à la présence la plus obsédante de la survie corporelle, car c'est dans la guerre, dans l'état de guerre, c'est-à-dire non pas dans l'assaut, qui n'est qu'aboutissement, paroxysme fatal, mais dans l'état d'attente, d'imminence au sens de menace, que prend le plus sa valeur l'absurdité du tout mais aussi consubstantiellement la nécessité de cette absurdité, afin de survivre et de vivre.

     

    / Lecture de la p. 118 /

    ...où se confirme ce que nous dîmes, aggravé cette fois par la valeur droguante du genièvre et du tabac réduit à sa plus simple expression de papier, pain, genièvre et brûlot de gueule étant seuls moyens survivants laissés par le gros rabotage guerrier, seuls moyens de capter l'éternel et le soi-même à partir des plus bas états de la matière qui se mange.

     

    / Lecture de la p. 165 /

     

    ...où passe la torpeur du spectateur de courses, comme vous ne les voyez jamais à Tiercé-Magazine mais ralenties, donnant à voir, à boire, tous visages, assiégeant vos yeux et vos nez à suffoquer l'inspiration, grandiose sur-place de l'anneau des courses chargées sans plus d'entretenir la course du soleil, ce dont c'était le sens aux temps antiques : faire courir les chevaux maintenait éternelle la course du soleil, mais aussi celle de la boue, n'oubliez pas que rien n'a existé, que rien n'existe que par l'interminable mouvement, d'aucuns disent le branle, de l'univers.

     

    / Lecture de la p. 212 /

     

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    TIME – LIFE "LES CLIPPERS" 2038 – 01 – 29 8

     

     

     

    Auditeurs de toujours, beaux, invisibles, présences suspendues dans les auras, bonjour. Vous êtes invités à l'évasion maritime, côtière et grecque, par l'entremise exquise d'un livre de marine, d'un concerto alpin du haut duquel on voit la mer, d'une abondante utilisation du grec folklorique id est Théodorakis, et d'un feuilleton bretonno-gallois. Nous vous présentons deux enfants de VVS, suivis, après la mer, par Marie-Andrée.

     

    / Audition d'une paire de disques et d'une bande /

     

    Dans une collection qui ne se trouve que par souscription, nous avons lu du facile à lire et du facile à commenter. Les clippers, collection "La grande aventure de la mer", chez "Time-Life", prononcez "timlif" – tout ce que vous avez voulu savoir sur la mer et les bateaux à voile sans jamais oser le demander. Les clippers, c'étaient, de 1840 à 1880, de grands, fins et racés voiliers qui transportaient le thé depuis la Chine jusqu'en Angleterre, le pus vite possible afin que la cargaison fût fraîche. Le plus vite possible, en passant par le Cap de Bonne-Espérance, cela faisait plusieurs mois, avant que le canal de Suez fût percé. Quand le record tomba sous les quatre-vingt dix jours, ce fut du délire à New York et à Londres.

    Les deux nations, USA et vieille Angleterre, se lancèrent dans une spectaculaire rivalité : à qui fabriquerait puis lancerait le plus gros clipper, avec le plus de voilure, le plus de capacité, le plus de stabilité. Pour ce dernier point, on n'hésiterait pas à charger dans la cale un lest de plusieurs tonnes de galets, voire de béton coulé. Et le navire ne coulait pas ! Cependant, il ne faisait pas long feu dans l'eau, si j'ose dire : conduit à toute allure par des capitaines énergiques, il finissait sur un rocher, et l'équipage à chaque fois fut sauvé ; des marins certes, mais aussi toutes sortes d'épaves humaines retrouvées bien bourrées dans les ports et embarquées de force, selon le principe des sergents recruteurs du XVIIIe siècle.

    On en faisait des marins à coups de pied au cul, et dame ou pas dame, il fallait bien qu'ils le devinssent ou qu'ils crevassent sous les coups, à moins qu'ils ne se révoltassent ou ne bussent la tasse. Les marins étaient encore, derniers parmi les soldats, punis par le fouet. Le livre Les clippers COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    TIME – LIFE "LES CLIPPERS" 2038 – 01 – 29 9

     

     

     

    relate de fameuses mutineries, dont le cinéma et la télé se sont inspirés. Puis les clippers cédèrent la place aux vapeurs, non sans un impressionnant baroud d'honneur sur la laine australienne. Quand on lit un tel ouvrage, on ne cherche pas la littérature, mais la précision et l'honnêteté de la documentation. Le style en effet n'échappe pas aux clichés fleuris de la sous-littérature américaine apogisant in "Sélection" ; mais les croquis, les coupes de navire et surtout les extraordinaires illustrations (photos d'époque en noir et blanc certes, montrant les capitaines ou charpentiers bien vivants sur le papier, mais aussi les navires peints voile après voile, vergue après vergue) – les illustrations somptueuses vous remettront en mémoire ou vous apprendront les noms de ces villes de toile flottantes, vous feront voir leurs figures de proue, leurs instruments de mesure, leurs noms : le Cutty Shark, dont le nom signifie "chemise courte écossaise", figurant sur certaines boîtes de cigarettes ; le Challenge, où se déroula l'une des plus sanglantes mutineries, avec brutalités garanties du capitaine, mises à l'écran, avec procès ; le Witch of the Seas, et autres.

    Les pages 47 et 48 présentent, sur toute leur largeur, le titre du chapitre deux. Estraordinaire documentaire, photo de 1860 environ. Mais vous voulez connaître la rude sous-vie des matelots forcés ? Soit : nous lisons donc la

     

    / page 94 /

     

    - les mauvais traitements subis par l'équipage pour augmenter la vitesse : non aux cadences infernales ! Ce sont des cas extrêmes, dira-t-on. N'empêche que si jugement là-dessus il y eut, jamais condamnation n'intervint.

     

    / Lecture de la p. 142 /

    ...de face et de profil, le dernier géant, le plus sévère, le Cutty Sark.

    ...Le tout suivi d'un index.

    N'hésitez donc pas à souscrire à Time-Life pour une magnifique collection de bateaux de mer d'où je vous ai choisi le quarante-septième livre de mon père, Les clippers.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BERNARD-HENRI LEVY "LES DERNIERS JOURS DE BAUDELAIRE" 38 02 12 8

     

     

     

     

    Nous explorerons ce soir, après Marie-Andrée, BHL, alias BHV, les âmes d'enfants mûrs dans le feuilleton d'Anne Jalevski, la Grèce véritablement folklorique grâce à Daniélidès-Family, plus un pohète méconnu, plus moi-même. "Lumières, Lumières", l'émission exploratrice par excellence. Et Satie.

     

    / Audition d'une chanson de variété /

    / Audition de Marie-Andrée /

    Comment rendre compte d'un livre, désormais, de BHL alias BHV (pour moi BLC, merci) – sans rappeler qu'il n'a jusqu'ici reproduit que des philosophailleries confuses où revenait sans cesse comme un coup de cymbales détraquées "apparatchik", "apparatchik" – seule chose que je comprisse ; qu'il fut un Nouveau Philosophe, révolutionnaire de droite et fringant, naguère convié à l'anniversaire de je ne sais plus quelle Rothschild en tant que meuble parlant, ce dont le Canard se gaussa fort ("C'est dur, d'être un ancien nouveau philosophe !") ; sans dire avec les loups de la presse que maintenant, il a pondu quelque chose d'autre et d'enfin valable, id est tout public, je parle du public cultivé et non pas de celui dont la jouissance suprême consiste à s'endetter de 8000F poru acheter des casseroles (si, si, ça existe !).

    Bernard-Henri Lévy joue au narrateur des dernières années de Charles Baudelaire ; nous savons que ce grand Charles mourut à demi-paralysé, à demi-fou et en tout cas aphasique, c'est-à-dire ayant perdu l'usage de la parole. Mais avant de sombrer, il éprouva des symptômes ; il passa par toute l'évolution d'une crise, et que cela soit véridique ou non, BHL prétend avoir été, vers 1860 et quelques, dépositaire des derniers manuscrits de Baudelaire que celui-ci lui aurait dictées avant de finir en fou. Cela rappelle très bien le rôle de Salieri incubé par Mozart dans le film de Forman : séquence mémorable où l'on voit le médiocre arracher au génie qui se meurt les dernières notes géniales.

    Nous ne connaîtrons pas ici le nom du narrateur et serons tou à fait fondés à estimer qu'il COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BERNARD-HENRI LEVY "LES DERNIERS JOURS DE BAUDELAIRE" 38 02 12 9

     

     

     

    s'agit à un siècle de distance de BHL lui-même, si toutefois un livre aussi différent (par son excellence) des précédents de lui est bien de sa propre plume. Le miracle est que chaque écrivain se sent concerné. Divers problèmes littéraires s'abordent. Il est fort possible que Baudelaire ait pensé ceci ou cela, et certes ce livre est bien documenté : les amateurs de précisions biographiques seront

    satisfaits, tous les comparses sont là et tiendront leurs rôles. La mémoire me rappelle à ce sujet deux fautes de goût dans la conception de l'ouvrage : du moins cela ne correspond pas à certaines conceptions raciniennes. Opérer par exemple un retour en arrière sur la vie du personnage ne me semblait pas indispensable, à moins ne voulût donner envie de lire une véritable biographie non romancée de Baudelaire. Nous eussions préféré que le roman commençât par la mutité du poète et au bord de ce gouffre où il vacilla un instant avant de tomber. C'eût été en effet plus racinien, la fin plus proche du début, le dénouement proche de l'introduction.

    Deuxième faute : dans le changement de personnages témoins, avoir introduit la logeuse de l'hôtel où Charles Baudelaire subit ses premières crises. Elle parle un horripilant et archifaux langage populaire sur vingt pages de trop, qui dissuaderaient le lecteur de poursuivre. Heureusement, interviennent d'autres personnages, comme le photographe aux phrases sèches, ou la maîtresse mulâtresse Jeanne Duval si noirâtrement parisienne, excellent cocktail d'intelligence et d'insolence. Voilà un homme qui comprend et aime les demi-mondaines. Adoncques : retours en arrière longs, circonstanciés, informatifs et vraisemblables, puisqu'un agonisant de l'âme repasse en celle-ci tout ce qu'il a vécu ; retour aux narrateurs différents, donc à des styles différents ; recours à Poulet-Malassis lui-même, dont nous vous rappelons qu'il fut l'éditeur des Fleurs du Mal condamnées en 1857, Poulet-Malassis, "Coco-Malperché", qui réfute les interprétations hasardeuses du narrateur concernant Baudelaire ; recours à la niaiserie d'une mère, celle de Baudelaire, ne le considérant que comme un petit garçon prolongé très tendre, et qui n'a rien du "démonique" ainsi condamné par la Cour.

    Tout cela est très habile, très bien maîtrisé, très justifié par la vraisemblance. Quittons ces affûtiaux pour nous pencher sur la problématique de l'écrivain, qui m'a très fort tenu en haleine, au point que j'ai déviré la fin de l'ouvrage. Il y a là de belles dissertations d'agrégation, mais COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BERNARD-HENRI LEVY "LES DERNIERS JOURS DE BAUDELAIRE"38 02 12 10

     

     

     

    honnêtements menées : BHL met son cœur "à nu", alors qu'il est victime de sa réputation précédente. À présent chronologisons, avec une admiration sur la souplesse des styles : Baudelaire eût pu retourner à Paris se faire soigner au lieu de mourir à Bruxelles :

    / Page 47 /

    "Il sait qu'il avait décidé de partir. Il sait pourquoi. Il sait comment."

     

    Le destin de guérir lui fut refusé. Les choses se passèrent lourdement pour un profane, et Baudelaire paraissait réellement fou. Pour la pathologie, la chose est importante à connaître. Quel contraste avec les heures de gloire où tout calcul se révélait payant !

     

    / Pages 94 – 95 /

    "Car quelle merveille quand il y songe ! Quel génial stratagème ! Quelle admirable ruse pour atteindre enfin ces hommes qu'il avait connus dans sa jeunesse et qui tenaient maintenant le haut du pavé des lettres ! La Présidente recevait les poèmes, elle les lisait. Les relisait. Elle devait passer des heures, l'idiote, à peser les mots, comparer les écritures. Telle qu'il la devinait, elle devait être flattée par certains. Un peu effrayée par d'autres."

     

    ...et n'est-ce pas justement le culot de BHL d'avoir comparé les premières marches de son ascension littéraire aux intrigues de Baudelaire ? Dandy recherché par la société ! Identification plausible donc. De tout écrivain aussi : lignons ces lignes admirables de préciosité, grandeurs sur des petitesses immenses, où se retrace l'hésitation enfantine de celui qui trace ses premières lettres, ou des lettres mûres, des lettres d'adulte, de poète adulte si ce n'est pas contradictoire, avec les vacillements de celui qui a chaque mot réinvente le pouvoir sacré de l'écriture. Il est écrit dans le Talmud "Tout homme qui écrit reproduit le geste créateur et sacré de Yahweh". Dont acte.XXX 63 06 02 XXX

     

    / Page 141 /

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    "...Leur épaisseur... Le tremblé du geste, là... L'encre un peu plus pâle ici... L'effort qu'il a fallu pour cette boucle... L'interruption dramatique de celle-là... Ce saut entre deux lettres... Cet abîme dans la même lettre... Le chemin qu'elle a parcouru... Les obstacles qu'elle a dû franchir... Ses hésitations... Ses reprises... Ses arrêts minuscules... Ses reprises encore..."

     

    Le sacré hanta Baudelaire pour la raison "Détective" ou "Ici Paris", vraie ou fausse, qu'il aurait été le fils d'un prêtre défroqué de la Révolution. Nous parlâmes ici du roman de Barbey, qui eut peut-être le père biologique de Baudelaire comme inspirateur. Baudelaire avait-il au-dessus de son lit sans cesse le portrait de son père ? Comment distinguer le vrai du faux si BHL joue au romancier ? Position intenable, cher Maître – à moins que mon ignorance ne me joue encore des tours. Oui, j'avoue mon ignorance et je vous tiens quitte de "l'idée de son père foudroyé, illuminé comme à rebours. L'idée de ce moment où il s'est senti seul, abanhdonné – et où il a compris que, dans la zone de grand péril où il s'était aventuré, il n'y aurait plus d'autre façon de survivre que de pactiser avec Satan". Des aperçus de sa méthode, ici livrés par son éditeur : vrai, ou faux ? Baudelaire comme toute célébrité disparaît sous le monument de son œuvre. Il est opportun de se rappeler qu'il participa aussi à nombre de revues comme critique et qu'il dut bien lutter, comme tout écrivain, pour se faire reconnaître sa gloire émiettée.

     

    / Page 235 /

     

    "Je pourrais ajouter encore, si je ne craignait d'abuser de votre patience, l'histoire de ses plagiats. Baudelaire n'était certes pas un plagiaire. Il l'était moins que Stendhal, par exemple. Moins que l'auteur du Voyage en Amérique ou du Dernier Abencérage. Il ne l'était pas à la manière de Pascal paraphrasant Montaigne, de Montaigne recopiant Plutarque ou de La Fontaine démarquant Esope. Mais enfin c'était un liseur. Un très grand liseur. Et comme tous les grands liseurs, comme tous ceux qui croient que les livres viennent, non de la vie, mais des livres qui les ont précédés, il avait une fâcheuse tendance à amalgamer à ses textes des fragments qui n'étaient pas de lui et qu'il COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BERNARD-HENRI LEVY "LES DERNIERS JOURS DE BAUDELAIRE"38 02 12 12

     

     

     

    ne prenait pas toujours le temps de recouvrir de cette patine qui, en général, les dissimule." L'auteur se fait témoin et recueille ses dires aux sources mêmes. Baudelaire se meurt, la raison de Baudelaire se meurt, la sangsue reprendra les dernières paroles de Baudelaire. Ici la qualité de mes dires s'effondre, taraudé que je suis par des hurlements de bébés, que Baudelaire le veinard ne connut pas. Je disais donc que le narrateur dont tous à présent se contrefoutent vient sucer sur les lèvres du poète expirant les dernières intentions d'icelui qui bien sûr à jamais resteront lettre morte, et toujours nous pourrons reprocher à Lévy d'avoir fait du Lévy plus que du Baudelaire.

     

    / Page 282 /

    "Car ce qu'il me propose en fait, c'est ni plus ni moins que de devenir son secrétaire et de prendre sous la dictée ce livre qu'il a en tête. En clair : entrer, moi, petit disciple, dans l'intimité de mon modèle et être là, au moment où naîtraient, hésiteraient, s'effaceraient ou se formeraient ces phrases admirables que je ne lisais d'habitude qu'achevées. Coulisses du génie. Sources vive du beau. Littérature à l'état naissant, et moi témoin de cette naissance."

    Et quand Baudelaire parle, pendant ces crises à l'hôtel, où le narrateur est le seul à être reçu, cela donne :

     

    / Page 329 /

     

    "Comme je le priais d'être explicite, il me cita le cas de Daumier qui, par des oppositions de noirs et de blancs, donnait l'impression de la couleur. Celui de Flaubert, grand manipulateur d'âmes devant l'Eternel, qui, par cette succession de touches et de retouches qui fait ce qu'on appelle un style, parvenait à induire chez ses lecteurs des émois qu'il ne ressentait pas. Et puis, au-delà de tel ou tel, celui de tous les artistes dont le vrai nom était "rhéteurs", ou "séducteurs", ou peut-être même "acteurs" – oui, martela-t-il sur un ton d'exaltation qui ne fit qu'exaspérer la mienne, nous sommes des acteurs, des histrions si vous voulez, dont tout le talent est de donner l'illusion de la sincérité !"

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BERNARD-HENRI LEVY "LES DERNIERS JOURS DE BAUDELAIRE"38 02 12 13

     

     

     

    ...ce qui est encore très plausible malgré les hurlements stupide du bébé, et prouve par son style et par ses idées une excellente pénétration de Baudelaire par BHL.

     

    / Page 376 /

     

    "Voyant qu'il ne bougeait toujours pas, qu'il ne parlait pas davantage et que mes exhortations, loin de le réconforter, ne faisaient que le rebuter, aigrir peut-être son affliction et charger ce regard, tout à l'heure presque éteint, de rancune et de terreur, je conclus que j'étais vraisemblablement victime de la méchante réputation que nous avons, nous les prêtres, auprès de certains et qui nous fait considérer comme d'affreux émissaires de la mort. Je repris alors. Posément. Prudemment."

    Comment ce prêtre eût-il pu deviner les causes de la frayeur de Baudelaire, fils de prêtre ? Nous en avons trop dit. Nous nous sommes laissés aller à l'émiettement, comme d'habitude. Nous avons cité. Nous ne parvenons pas à conclure, la conclusion s'étant diluée dans le corps. Mais nous pensons avoir fourni matière à envie de lire. XXX 63 06 29 XXX

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Erec FOHET "RECUEIL DE POEMES" 38 02 26 14

     

     

     

    ...Affilié à l'Association des Auteurs Antoédités, Erec Fohet, de sexe masculin, présente à mes bons soins une plaquette de poèmes sympa, sincères et populaires. La préface est de Frank Margerin, auteur d'un superbe Lucien-la-Banane. Erec Fohet exploite tour à tour avec inégalité la veine populiste, le clodo étant son personnage préféré, et la veine intimiste. Le tout sur un ton semi-enjoué qui de Mozart fait voir le sourire derrière les larmes ou les larmes derrière le sourire. Je soupçonne de plus l'auteur de gratter la guitare et de chanter ses textes, remarquablement rhytmés et adaptables au genre de la chanson, au point qu'en le lisant ce sont des mélopées, des airs qui s'attachent à votre lecture.

    Peut-être même a-t-il envoyé ses textes à Renaud qui jusqu'ici ce crois-je n'en a eu cure. D'où cette plaquette. À vrai dire point n'est besoin de longs discours glosateurs ; les textes parleront d'eux-mêmes. (Lecture de la p. 9 en haut, des pages 11-12). Parfois le moraliste pointe le bout de l'oreille ; les chansons d'Erec Fohet révèlent ainsi le moraliste qui sommeille derrière tout révolté, derrière tout adolescent prolongé. Si l'on se révolte, si l'on devient anarchonihiliste, c'est d'avoir été déçu par l'univers des grands qui prêchent de grands principes et les appliquent si peu. Le jeune homme alors d'en rajouter dans le rejet. Cela donne ces vers à la fois pleins de sève et confus.

     

    / Lecture de la page 15 /

     

    Nous frôlons même une naïveté facile.

     

    / Lecture de la p. 17, de la p. 21 / - niaiserie !

     

    / Lecture des pp. 27, 30 /

     

    ...Parfois cependant un air de déjà lu...

     

    / Sur fond musical, lecture des pp. 35, 37, 42, 45 /

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    Erec FOHET "RECUEIL DE POEMES" 38 02 26 15

     

     

     

    L'auteur a de vastes ambitions, voir les sous-titres, "mais n'a pas tout à fait la vigueur adéquate". J'espère qu'il ne finira pas en octogénaire grinchant filant à tout venant ses projets pour changer le monde en dix leçons. Je vous lis en entier un poème antichasteté bretonne :

     

    / Lecture des pp. 35, 37, 42, 45 /

     

    Erec a toujours finalement les idées de tout le monde ; cela ne signifie pas "banalité", mais répétition du discours ambiant, avec précision et légèreté mordante parfois. Mes préférences vont aux passages narratifs bien torchés plutôt qu'aux considérations générales. Erec Fohet devra donc s'étoffer quelque peu, même et surtout s'il touche juste parfois, dans un genre difficile et souvent décrié, celui du retour au peuple assaisonné d'amours nostalgiques.

    Quatrième partie : excellente de bout en bout. Les prolos mettent un masque. Ils feignent d'être fiers de leur prolétariat ; ils vouent les livres et toute la culture bourgeoise aux gémonies... Mais comme ils auraient voulu l'assimiler.

     

    / Lecture des pp. 53-54 /

     

    Etonnante prescience de la vieillesse prolo, sans doute observée chez le père.

     

    / Lecture de la p. 60 /

     

    ...Des facilités, de l'humour, de la facilité sociale, juste assez de grincheux... Pour la vraie grinche, voyez Gogol Ier...

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Jack THIEULOY "L"EAU DOUBLE" 38 03 05 16

     

     

     

    Première partie

    L'eau double est parue chez Balland, qui je le signale ne reçoit plus les manuscrits : enfin une édition sincère, qui ne roule que sur son propre fonds et sans faire miroiter la gloire aux amateurs de l'envoi par poste. L'eau double représente en couverture une chaise longue d'où pend un bras de dos, et d'où coule une double ligne de sang rouge. L'eau double est l'eau du Rhône à Beaucaire, face à Tarascon pour que nul n'en ignore. Dans un milieu sordide et ferraillant de ferrailleurs râleurs, un enfant brutalisé par son père se noie. C'est l'horreur. Le père, qui ne parle que pour gueuler, décide d'organiser à son fils de grandioses funérailles, et de commencer par l'exposer aux yeux de toute la courée dans une chaise longue, à l'antique.

    Le demi-frère bouffe des phalanges du cadavre en cachette, c'est bien cette dimension appétissante de Thieuloy, féru de cannibalisme (pensez à Loi de Dieu). Le demi-frère imbu d'une mission n'est autre que Thieuloy en prête-nom, fils ici de chiffonnier tyrannique, de chiffonnier inculte. Il tue son père, déguisant la chose en accident, il accède aux études par le bûchage, et devient l'intellectuel bâtard, né du sous-peuple, qu'il se revendique aujourd'hui. Telle est grosso modo l'intrigue. En sauce, le portrait d'un père brutal, toujours la gifle prête et la main haute, jamais responsable puisque ses accès de violence sont provoqués par les autres, qui bien sûr l'exaspèrent. Une mère soumise, grise mais efficace, magnifique dans les scènes de déploration à l'espagnole. Deuxième omniprésence : le fleuve, large, boueux, immonde et purificateur comme un Gange ; en tourbillons, en remous, en gouffres, où seuls les deux demi-frères osent plonger, et nager: le premier s'y étant noyé, le second s'y aventure jusqu'au ventre et ainsi se finit le roman. Fleuve infernal de la vie, vomi, coulée de vomi fécondant, identité de la vie et de la mort. Le fleuve enserre un autre monde, celui de Robinson, l'entrepôt du ferrailleur. Cet homme brutal amasse, collectionne et bichonne les débris, entassés dans un bâtiment en ruines : "Ça peut toujours servir." Les deux frères trouvent là un terrain de jeu particulièrement riche, sans jouets coûteux mais avec toutes les transpositions de la terre. Et le fleuve monte, monte autour des murs à demi-éboulés, il n'y a pour les joindre qu'une barque qui virevolte ou une poutre qui branlotte. Troisième présence, le style, rocailleux, rhôdanien, épluché peut-être par Maurice Nadeau qui s'il vous plaît préface : il COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Jack THIEULOY "L"EAU DOUBLE" 38 03 05 17

     

     

     

    reconnaît avoir voulu râper, raboter et civiliser le style hirsute de Thieuloy, puis y avoir renoncé. Ayant lu Loi de Dieu, je me permettrai d'en douter, car nous avons vu pire : adjectifs lourds, métaphores énormes, pudeur nulle. Toujours demeure la ressource d'évoquer le dérangement du lecteur, et de proportionner le talent à la quantité dudit dérangement. Oui, Thieuloy dérange toujours pour les mêmes choses : manque de mesure ou outrance, complaisance dans le sordide (rien ne nous est épargné de la bouffe cadavérique), vanité outrecuidancière du parvenu de la culture qui n'en est pas revenu (logique, si l'on pense au mépris où son milieu fut tenu) – bref, Thieuloy n'est pas un garçon comme il faut. Il reste infréquentable. Il dérange disais-je, en un temps où les romans semblent tous écrits de la même eau, c'est à dessein que je n'emploie pas "encre". Ici, le sang, c'est l'eau du Rhône, "l'eau double", arrosant tumultueusement les artères des deux frères aux destinées semblables, d'où les deux branches issant en blason de la chaise longue au cadavre de couverture, amen.

     

    Deuxième partie, extraits commentés

     

    / Lecture de la p. 47 /

     

    Tendresse de Thieuloy pour tout ce qui est infirme, qui in – firme le monde. Il rejoint là de très anciens symboles, de très anciennes représentations : l'œil du borgne y voit deux fois mieux, d'où Wotan et son bandeau ; le manchot frappe deux fois plus fort de son seul bras, et ainsi de suite. Esprit magique déjà fortement décelable dans Loi de Dieu, id est, sans nul doute, vu ces réapparitions, le père même de Thieuloy. Il y a un modèle littéraire tout fait, celui du Julien de Stendhal, toujours prompt à la calotte dès qu'il voit sa progéniture dans un livre. Loin de moi de diminuer Thieuloy par Stendhal. Le père Thieu semble bien plus bourru, brutel et vivant. Réactions de l'enfant ? Littérature. Ou journal.

     

    / Lecture de la p. 141 /

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Jack THIEULOY "L"EAU DOUBLE" 38 03 05 18

     

     

     

     

    Toujours la parenté du "Rouge et le Noir" en cette brève séquence.

     

    / Lecture de la p. 188 /

     

    ..où le héros révèle sa profondeur, ouvre sa gueule impudique, alors que Stendhal laisse à son héros le secret qui fait la grandeur. Ce Fabri, frère et vengeur du mort, ressemble à tous ceux qui ratent parce qu'ils disent trop tout haut et à tous tout ce qu'ils vont faire... et que nous importe à nous autres la réussite ? Voici en conclusion la quatrième de couverture, die für die Faulen alles zusammenfasst – qui pour les paresseux récapitule tout.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Bernard DEFRANCE "LES PARENTS, LES PROFS ET L'ECOLE" 38 03 12 19

     

     

     

    "Combien autour de nous passent-ils la journée à attendre le soir et la télé, la semaine à attendre le week-end, l'année à attendre les vacances et la vie à attendre la retraite ? Et enfin arrivés là..." Oui, comment en est-on arrivé là ? Pourquoi tant de personnes sont-elles incapables de prévoir leur vie et de foncer dans le "planifié libre" ? Bernard Defrance nous donne in "Les parents, les profs et l'école" des éléments de solution. Bien sûr il ne prétend pas tout résoudre par un seul opuscule, les interférences restent innombrables, on ne peut à la fois résoudre le douloureux problème de l'extinction des Esquimaux et les incohérences des mercuriales du navet, mais il ne peut se nier qu'un coup de neuf à l'école française se répercurterait sur l'ensemble des comportements futurs du citoyen, bref l'ensemble de la société !

    Mais, direz-vous, "il" est déjà venu en janvier et en personne pour dialoguer avec nous sur ses vues. OK, mais zuerst pubis repetita placenta, and then, il n'est pas là, ce qui va me permettre lâchement d'être un peu moins d'accord avec lui, vous suivez ? Bon. Partons du préalable que l'école sert à deux choses, à transmettre des connaissances et à transmettre un comportement social. On a déjà mis du temps à admettre ce qui semble à présent évident. Or, sans comportement social harmonieux, pas moyen d'apprendre. Sans envie d'apprendre, on n'apprend pas. Ici j'élève une timide observation : je n'ai jamais eu envie d'apprendre. Ou alors, pour épater Papa l'Instite. Tiens donc.

    ...Je ne suis pas normal. Surmoi développé, conscience sociale troublée. Par conséquent, au collège, ma personne s'est crue le centre du monde, et les autres m'ont fait sentir que, non, je n'étais pas le centre du monde. Donc, harmonie sociale donne non pas le désir de dominer ou de se singulariser, mais celui de collaborer dans l'harmonie. Ici pointe le nez le reproche d'utopie. Ceux qui ont voulu forcer les hommes à s'aimer, vous me suivez ? Bon, soyons plus modeste :

     

    / Citation p. 47 /

     

    Je dirai que le dernier paragraphe me met du baume au cœur. Il ne me semble malheureusement pas (critique pointilliste) que l'auteur se soit confronté dans son livre à la question COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Bernard DEFRANCE "LES PARENTS, LES PROFS ET L'ECOLE" 38 03 12 20

     

     

     

    suivante : il y a plusieurs (et plus de deux) élèves par classe. Comment intéresser tout le monde ? Cela peut arriver, dix ou vingt minutes par cours. Mais toute une heure, et à tous les cours, seuls les génies y parviennent. À ce moment précis, l'on a affaire à un élément qui n'est guère pris en considération dans l'ouvrage : l'Elément Perturbateur. (Tel n'est pas, bien sûr, le but de l'ouvrage ; mais il me semble que l'Elément Perturbateur est incontournable, car il est le grain de sable qui empêche toute théorie de fonctionner, id est le fameux "fait têtu"). Il n'y aurait donc que des élèves a priori motivés. À noter qu'on trouvera toujours dans une clase cinq fortes têtes non motivées. On sera donc obligé de les motiver, donc de démotiver le reste. Ou de leur donner unrôle prédominant, que les autres ne seront pas nécessairement disposés à accepter – un vote, soit. Mais ! que de temps passé à régler le problème des vedettes, à transformer le cours en psychodrame !

    Peut-être qu'au bout d'un trimestre de psychologie collective on pourra se mettre à acquérir des connaissances ? À faire des devoirs par exemple ? à composer une phrase ? Il est vrai qu'alors nous rétablirions le pouvoir du prof sur l'élève, pouvoir qui doit rester caché, souterrain. Il semble que les théories ainsi développées se soient déjà appliquées, formant des touche-à-tout sans sécialisation poussée. Il semble aussi que le principe de plaisir ne puisse être le seul motif de l'activité ; que les principes d'effort, de pénibilité, de plaisir du devoir accompli et de la difficulté surmontée ne puissent être réduits au simple masochisme ou au dysfonctionnement hypertropique du surmoi, sans une teinte de démagogie.

    Je ne peux transformer la classe en champ clos perpétuel de psychodrames, dont l'expérience m'a appris que les élèves ne se lassent jamais, dès l'instant qu'il sont assurés que la liberté reste, avant tout, le moyen de ne rien accomplir jusqu'au bout, voire de ne rien foutre. Ce disant, il me semble pourtant passer à côté de quelque chose, et me laisser entraîner à une dichotomie vieille comme le monde. Eh bien, revenons sur les terres de l'ambigu. Admettons que les propositions de Bernard Defrance soient excellentes, rousseauistes, idéalistes ; qu'elles puissent s'appliquer dans les classes d'anges sulfureux, turbulents mais bon cœur, brimés mais si désireux d'apprendre, et reconnaissons en même temps qu'il est impossible de maintenir le niveau du prêtre-professeur au niveau optimal, tandis que celui de l'attention de l'élève sera toujours au mieux.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Bernard DEFRANCE "LES PARENTS, LES PROFS ET L'ECOLE" 38 03 12 21

     

     

     

    Et dès qu'une brèche se sera produite, comptons sur le démon, toujours présent, inéluctable, imprévisible, pour agrandir la brèche. Il y a en nous un péché originel, une malignité foncière, une joie de détruire, de foutre en l'air. Et toujours le libéral se fera bouffer, reprocher de n'avoir pas fait – devinez – très précisément ce qu'il vient de faire. Qu'on ne vienne pas me dire que des élèves dont le plaisir est de faire gueuler, craquer, chialer le prof ont été brimé à ce point par les institutions, qu'on ne vienne pas me dire que les agressions des élèves sont proportionnelles aux agressions qu'ils

    ont subies. Tout système manque d'humour. Les meilleurs élèves sont ceux qui ont assimilé la brimade de l'effort, mesurez bien ces termes je vous prie, et qui s'en sont distanciés, qui savant que ce qui est bon est con à la fois ? Parfait. Il faut que Bernard Defrance agisse de même, inculque aussi par sa décontraction les mêmes distanciations chez ses élèves. Sinon, gonflés de sérieux, corsetés par le respect, imbus de la haute opinion d'eux-mêmes que leur auront donnée les marques de dévotion dont on les entourerait, ils deviendraient aussi dogmatiques que des ayatollahs. Bref ! il serait temps de s'apercevoir que je n'ai pas dit grand-chosedu livre, "bourré d'idées", de faits, de pavés dans la mare, d'indignations, avec toujours un seul coupable, le prof, et un seul innocent, plein-de-désir-de-travailler-mais-tellement-brimé, l'élève.

    Que si l'on sélectionnait, pardon, choisissait les profs selon les critères d'humanité, d'ouverture d'esprit, d'apostolat, de gourouisme, de disponibilité, de générosité, d'abnégation, de forme constante, de sang-froid, etc., que Bernard Defrance en préconise, ce ne sont plus 30 000 profs que l'on aurait, mais 30 000, et encore. J'attends, moi, toujours la réponse aux questions suivantes : le prof n'a pas la forme, deux élèves sur trente n'ont pas la forme. Le prof, presque un saint voir plus haut, reste calme. Les élèves, victimes, foutent le bordel. Que faire pour que tout le monde travaille ? Le prof n'a pas envie de travailler : que faire ? La classe n'a pas envie de travailler: que faire ? *

    Ça ne vous est donc pas venu à l'idée que "de tout temps, en tout lieu", la lassitude pouvait être irrémédiable ? Viscérale ? Existentielle ? Humaine ? Être le fondement de l'identité humaine ? Et non pas uniquement le fait d'un dysfonctionnement du simple appareil éducatif ? Parce que, croyez-moi : Bouddha a essayé, Jésus-Christ a essayé, Marx a essayé. Moi-même, j'ai essayé. Et je COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    Bernard DEFRANCE "LES PARENTS, LES PROFS ET L'ECOLE" 38 03 12 22

     

     

     

    ne le regrette pas. Et nous essayerons encore. "Tu es tombé 3 fois, relève-toi 3 fois ; tu es tombé 10 fois, relève-toi 10 fois ; 100, 1000 fois, etc." Mais ne nous rendez pas parfaits, ne nous ôtez pas la dimension, la condition humaine.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 03 26 23

    PAUL LARIVAILLE "LA VIE QUOTIDIENNE DES COURTISANES EN ITALIE AU XVIe S.

     

     

     

    Bonçouaire ! Il y a des jours où on se repose. Celui-ci en est un. D'abord, je reprends un vieux truc à moi : Monségur 47, tel sera le titre du nouveau feuilleton, vous verrez, ça parle aussi d'amours d'enfance, mais côté sale. On ne se refait pas. Si vous aimez L'oiseau de feu, le folklore grec, le tango, les poésies absconses et les putes italiennes, vous serez comblés, won't you ? Allora, andiamoci, ed avvanti la musica !

     

    / audition d'un disque de Stivell /

     

    La collection "La vie quotidienne" chez Hachette est devenue inépuisable. En croisant les temps et les lieux, on a multiplié à l'infini les occasions de se dépayser, et il ne manque plus guère que La vie des Chinois à New York et La vie quotidienne des courtisans sous Alexandre le Grand voire sous Rodolphe II en 1600 bande d'ignares, ce qui dans ce dernier cas manque furieusement, candidats à vos plumes, et nous n'en serons pas encore au dixième. Le livre de cette collection dont je vous parle ce soir s'intitule Vie quotidienne des courtisanes en Italie au XVIe siècle – dû à la plume d'un éminent agrégé d'italien, Paul Larivaille. Au XVIe siècle maint et maint faisaient le voyage à Rome et à Venise non seulement pour s'incliner devant le Saint Père, qui n'était pas encore Jean croix croix bâton bâton bâton, mais aussi pour faire s'incliner devant sa crosse à la verticale mobile d'amples et fraîches croupes de courtisanes alias de putes.

    Eh bien le croiriez-vous, mais il fait considérer la prostitution à cette époque non pas comme le dernier degré d'avilissement de la femme mais comme un premier pas de l'émancipation féminine. En effet, en une civilisation où le destin de la femme était de fermer la bouche et d'ouvrir les cuisses pour enfanter, la prostitution permettait de sortir de la misère et de se frotter aux plus grands noms de la masculinité, ecclésiastique même, mais aussi laïque en instance de bénéfices ecclésiastiques n'impliquant pas nécessairement l'entrée dans les ordres ni donc l'encombrant vœu de chasteté. Les hommes seuls abondaient à Rome et à Venise, diplomates et marchands conservant bien leurs femmes dans leur pays d'origine ou derrière leurs barreaux domestiques afin que leurs sottises ne compromissent pas les affaire du monde ou de la boutique.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 03 26 24

    PAUL LARIVAILLE "LA VIE QUOTIDIENNE DES COURTISANES EN ITALIE AU XVIe S.

     

     

     

    L'homme ayant quant à lui des besoins sexuels trouvait, pour la satisfaire, la demande créant l'offre, une masse turbinante de prostituées de tout poil, du haut en bas de la réussite. Car si la plupart végétaient dans la misère et dans la menace de la maladie et de la vieillesse, certaines, miroirs aux alouettes pour les autres, s'élevaient par leur instruction au niveau des hétaïres érudites ou pourquoi pas des contemporaines et cultivées geishas de l'autre bout du monde. Certaines furent même poétesses, présentaient tous les aspects extérieurs de la respectabilité, et nombreux furent les scandales d'authentiques femmes du monde prises pour des putains ou des putains honorées à l'égal des femmes du monde, l'obligation de porter un voile de tissu jaune n'étant pas toujours, et c'est un euphémisme, respectée. L'une d'elle, Imperia de son nom de guerre, se suicida même par amour. Ce sont ces témoignages sur ces grandes reines de la cuisse qui, amplement développées par les littérateurs, ont répandu le mythe de la réussite sociale de cette classe de femmes, alors que la plupart, nous le répétons, végétaient et croupissaient.

    On chercha même souvent soit à les chasser, mais alors commerçants en soieries et bijoux de gueuler car la débauche favorisait leurs commerces, soit de les "ghettoïser" dans des espaces à elles réservés, mais en vain, car ces dames se repentaient, se convertissaient, se mariaient et reprenaient impunément leur commerce lucratif de façon indécelable, puisque le mari n'était autre qu'un souteneur bien-aimé. Nul doute également que les plus douées d'entre elles n'arrivassenr, astucieusement utilisées par la police et les services d'espionnage comme en tout temps à tirer les secrets diplomatiques les mieux gardés – sur l'oreiller. Elles tiraient aussi tout l'argent qu'elles pouvaient de leurs clients, le coup le plus fumant mais vite le plus éventé consistant à faire voler tous les vêtements du copulateur par une main complice.

    Mais on leur en faisait baver aussi, on leur volait aussi, en particulier les policiers chargés de les surveiller et qui les jobiquaient plus ou moins, en prenant sur leurs bénéfices d'amples quote-parts au nom du gouvernement et pourquoi pas du pape, c'est dire si l'on ne s'ennuie pas à lire cet ouvrage surtout en ces temps de stages en entreprises pour nos flemmardes têtes blondes. Entrons un peu dans ces sordides détails.

    1. 47 : "On comprend, devant de tels écarts dans les tarifs demandés, que pour une COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 03 26 25

    PAUL LARIVAILLE "LA VIE QUOTIDIENNE DES COURTISANES EN ITALIE AU XVIe S.

     

     

     

    courtisane de haute volée qui gagne largement sa vie, "pour une Nana qui sait acquérir des terres au soleil, comme dit l'héroïne des Raginamenti, il y en a mille qui finissent leurs jours à l'hospice." Pourtant, par-delà les différences de classe parfois énormes qui les séparent, les unes et les autres ont en commun bien plus que leurs noms de guerre et les rites de la profession. Ce qui réunit les prostituées de tous rangs et de toute condition, c'est, en effet, qu'elles sachent ou non le dissimuler, ce désir forcené de faire flèche de tout bois qui les anime, aiguisé par une perpétuelle hantise du lendemain, de la décrépitude et de la misère." Nous ajouterons à cette excellent présentation la croustillante et navrante précision que ces dames souvent élevaient une petite fille et leur enseignaient dès quinze ans ou plus tôt les rudiments du métier afin d'avoir plus tard une successoresse qui les nourrît lorsque leurs charmes auraient flétri. Page 94 : "A travers soupers, jeux et danses, les soirées se prolongent ainsi souvent jusqu'à une heure tardive. Encore, lorsque ses hôtes s'en vont, la courtisane n'a-t-elle pas achevé sa longue journée : il lui reste à assouvir les désirs de son amant attitré ou de celui de ses fidèles à qui elle a promis la nuit !" On voit que ce n'eétait pas une vie de tout repos, tellement plus exaltante en tout cas en dépit des alcoolismes que le filage de la laine ou la fréquentation des offices.

    Mais n'oublions pas que les témoignages de grandeur, de splendeur, ont été beaucoup plus répandus et embellis par les littérateurs, assidus fréquentateurs de putains, que les misères proportionnellement bien plus répandues : c'étaient, déjà, Splendeurs et misères des courtisanes. Et les maquereaux, direz-vous ? Soit, les maquereaux ! Rien ne change voyez-vous, que les époques et lieux qui enrobent de leurs prestiges nostalgiques et pittoresques ce qui dut être semblable partout. Le livre peut-être ne brille pas par la profondeur de l'analyse et se borne aux surfaces, n'atteint pas en tout cas la finesse de Dallayrac en 1974. Mais délectons-nous encore (p. 141) :

    "Les ruffians

    Le plus beau spécimen d'entremetteur dont les chroniques et la littérature de la Renaissance italienne nous aient gardé trace est ce Zoppino (le Boiteux) qui a donné son nom à un opuscule dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises : Dialogue du Zoppino, devenu moine, et de Ludovic le putassier, avec la vie et la généalogie de toutes les courtisanes de Rome.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 03 26 26

    PAUL LARIVAILLE "LA VIE QUOTIDIENNE DES COURTISANES EN ITALIE AU XVIe S.

     

     

     

    Cet individu, fréquemment évoqué dans les œuvres de l'époque, appartient à la catégorie de ceux qu'on appelle les tabacchini : de tabacco, nom d'origine arabe qui, avant l'introduction en Europe de l' "herbe à fumer" dans le courant du XVIe siècle, désigne des produits excitants et tout particulièrement des aphrodisiaques. Le Zoppino est lui aussi un de ces charlatans ambulants vendant, non seulement des aphrodisiaques, mais des remèdes et de la pacotille de toutes sortes."

    Déportons-nous à présent à Venise, moins papale et plus libérale, où nous apprenons que ces dames avaient le parfait effet sur la population masculine de l'empêcher de pédérastiser. Quand on sait de nos jours que la plupart des clients ne sont que des pédés refoulés... mais ne transposons pas,

    et humons de Venise la divine les délicates sentines (page 188) : "La prostitution ne peut que profiter, elle aussi, de cette atmosphère de relative liberté qui persiste dans la lagune en pleine Contre-Réforme. Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que les autorités vénitiennes se désintéressent de la moralité publique. Simplement, elles s'attachent à la répression des abus et à contenir dans certaines limites l'essor de la prostitution, sans caresser, comme les autorités romaines, le dessein chimérique d'extirper le mal."

    Et voilà ! le tout avec une bibliographie du tonnerre. Un bon moment à passer bite en main, grâce à La vie quotidienne des courtisanes en Italie au XVIe siècle, de Paul Larivaille.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 2038 04 02 27

    KEROUAC "SUR LA ROUTE"

     

     

     

    Vous goûterez ce soir à un monument de la littérature d'après-guerre, j'ai nommé Sur la route de Kerouac, illustré longtemps après par le fameux On the road again par Tino Rossi et Louison Bobet. Au début, il y a fort longtemps, je me suis répugné aux premières lignes de Sur la route : trop de personnages, trop de trucs américains, trop de maladresses de traduction. Quoi donc ! Nous autres chevaliers du Moyen Âge soixante-huitarde, nous avions tout découvert, l'errance, Karmandou, la chnouf. De quoi se mêlait ce vieux des années 46, ayant déjà parcouru tous les States ? C'est ainsi qu'en 68, dans une salle comble, nos braves combattants français se sont levés bruyamment et ont quitté non moins bruyamment la séance, après avoir entendu, sacrilège ! que les mouvements de Mai 68 avaient commencé dès mai 67 à Berkeley, Californie !

    Que les Français imitaient les Ricains avec un an de retard ! Horreur ! Hostie ! Tabernacle ! J'eus le même réflexe : personne ne pouvait avoir été jeune, avoir "pensé jeune", avant nous, les vrais jeunes. Des vagabonds, des autostoppeurs d'avant 1950, tout juvéniles qu'ils fussent alors, ne pouvaient se mouvoir qu'à travers d'épais nuages de poussière de Verdun, au moins. C'est la même erreur de perspective qui nous fait considérer ces Romains et ces Grecs comme des pierres figées, alors qu'ils furent jeutablishment, nes et bondissants. Ces ancêtres de 68 furent donc aussi fous, s'imaginèrent refaire le monde, qui restera toujours aussi con, de même qu'il le restera après nous, ce dont chaque génération après chacune deeure inconsolable.

    Trop d'américanisme ? Mais tout vient de là ! On les appelait les beatniks, pas encore ta mère : de beat, le battement, du cœur, de la vie, The beat goes on, et de "nik", comme "spoutnik", nouvelle ère effarante des satellites. Ils portaient la barbe et les cheveux, se lavaient peu, fumaient des choses innommables et suscitaient l'hilarité des foules rasées et parfumées. Pourtant, c'étaient d'anciens combattants de 44, bien déboussolés et décidés à le rester. Trop de personnages ? C'est prérescisément là que gît l'intérêt. On s'y perd : c'est étudié pour. Un narrateur central d'abord, de plus de 40 ans, car on vieillit très lentement. On peut rester amis avec des potes de 20 ans : pas de conflit de génération, car, pas de conflits d'idéaux.

    Dean ensuite, au moins 30 ans. Il s'agit de démontrer au monde établi, à l'establishment, qu'il n'est pas du tout, mais pas du tout indispensable, passés les vingt ans, passée la guerre, de devenir COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 2038 04 02 28

    KEROUAC "SUR LA ROUTE"

     

     

     

    des adultes rangés. Même après avoir subi l'épreuve initiatique, l'épreuve virile par excellence de la guerre, celle qui "fait de vous des hommes", ces éternels immatures font la nique, font du stop, font des cuites gigantesques et du non moins gigantesque jazz, qui à l'époque ne sonnait pas du tout vieux jeu, honneur au jazz chez les jeunes even to-day. Les personnages sont aussi toute une bande d'amis, hommes et femmes, qui procréent, divorcent, reprocréent, se remarient, cherchent à se rejoindre éternellement d'une côte à l'autre des Etats-Unis, avec Denver (Colorado) comme plaque tournante. Et que je te rejoins, et que tu me fuis, et que je te retrouve à l'autre bout de tout, voire au Mexique. Plus, une innombrable tripotée de rencontres, de trampers ou clodos, escaladant les boogies de trains de marchandises pour faire du rail ; ou simples voyageurs, inoubliables pendant deux ou trois jours, jeune fille draguée déjà morte à 18 ans, ensevelie sous les conventions, dont on connaît déjà le vain fourmillement articulé jusqu'à la mort, la vraie.

    Parents, tricheurs de toute espèce. Pas encore trop de drogue, on était pur en ce temps-là, mon bon Monsieur ! Je veux une thèse sur tous ces errants et -rantes, des Bagaudes haut-médiévales aux vagabonds chômedus des années 90 ! la tradition se maintient à travers siècles ! Parlons des américanismes : je ne connais pas suffisamment l'anglais pour en juger. C'est bourré de noms étrangers, de villes étrangères, ça se termine au Mexique dans l'apothéose, c'est optimiste, style "foncez". Nous finissons par devenir familiers de tous ces copins et -pines qui se croisent et se recroisent, regardent pousser leurs drôles en constatant que les parents de ces derniers ne vieillissent pas, juste un peu de mélancolie.

    Et ce qui époustoufle dans ce style époustouflant, sans un gramme de graisse, avec juste ce qu'il faut de description pour vous camper un paysage ou une ambiance comme si vous y étiez en trois coups de cuillère à pot, sans drogue sans sexe et sans violence (il y en a mais on ne s'y vautre pas), ce qui vous épate dans ce perpétuel essoufflement, c'est qu'il n'y a pas de morale, pas de tirades tristes et convenues contre "la pourriture de la société" par-ci, "la pourriture de la société" par-là, de ce genre de révolutionnaires qui finissent en Pépé-la-Vertu. Pas de Révolution majuscule comprise, pas plus que d'idéologie en -isme : les faits, les comportements parlent d'eux-mêmes. On vagabonde, donc, on condamne le monde, mais on ne le dit pas, et on bouffe la vie à pleins tuyaux COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 2038 04 02 29

    KEROUAC "SUR LA ROUTE"

     

     

     

    de jazz, et surtout, surtout, nul ne meurt, nul ne déchoit dans la mélasse télé-boulot, on vit d'expédients jusqu'à la retraite si Dieu veut. Kerouac le Breton d'origine est mort en 1969 à 47 ans ; le héros, Dean comme James, Moriarty comme l'ennemi mortel de Sherlock Holmes, ne crève ni repenti ni abruti à la fin, il débouche dans l'éternel, il existera toujours et grouille en nous jusqu'au bout des générations, per omnia saecula saeculorum et pas de Jésus bordel, pas de sauce Freud, mais du pré-Miller, sain comme un homme. C'étaient eux les meilleurs. Nous ne sommes, nous autres épigones, que des peigne-cul, et celui qui n'a pas lu Sur la route est un con, et je le suis resté jusqu'à tout récemment où je l'ai lu, et je suis toujours aussi con parce que je suis fonctionnaire, de l'Education Nationale circonstance aggravante, et bref j'arrête avant de dire des conneries (cherchez l'erreur).

    Ecoutez les bouffées d'oxygène, garçons et filles, tout dans l'Amérique :

    "Quand nous fûmes tous de retour, ils étaient encore assis dans le camion, mornes et désolés. Maintenant la nuit tombait. Les chauffeurs se mirent à fumer ; je sautai sur l'occasion pour aller acheter une bouteille de whisky qui me tiendrait chaud sous les coups de vent froid de la nuit" (p. 47).

    "J'avais simplement traversé le petit village de pêcheurs de Sausalito et la première chose que je dis ce fut : "Il doit y avoir une tapée d'Italiens à Sausalito."

    - Il doit y avoir une tapée d'Italiens à Sausalito !" gueula-t-il de toute la force de ses poumons. "Aaaaah !" Il se donnait des coups, il roulait presque par terre. "T'as entendu ce que dit Paradise ? Il doit y avoir une tapée d'Italiens à Sausalito ! Aaaaah ! ho ! oua ! hi !" il devient rouge comme une betterave, tellement il se tordait. "Oh, tu m'assassines, Paradise, il n'y a pas plus marrant que toi au monde, et tu te ramènes, tu te ramènes enfin, il est passé par la fenêtre, tu l'as vu, Lee Ann, il a suivi les instructions et il est passé par la fenêtre. Ah !" (p. 94)

     

    "La famille Okie avait un poêle à bois et projetait de rester pendant l'hiver. Nous n'avions rien et d'ailleurs, la location de la tente venait à échéance. Terry et moi, nous prîmes l'amère décision de partir. "Retourne dans ta famille, lui dis-je. Pour l'amour de Dieu, tu ne peux pas traîner COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 2038 04 02 30

    KEROUAC "SUR LA ROUTE"

     

     

     

    comme ça sous les tentes avec un gosse comme Johnny ; il a froid ce pauvre gamin." Terry se recria sous prétexte que je mettais en cause ses instincts maternels ; ce n'était pas du tout mon intention." (p. 141, § 3)

     

    "On entendit la voix geignarde de Bull à dix huit cents miles de distance. "Dites, qu'est-ce que vous attendez de moi, les gars, à propos de cette Galatea Dunkel? Elle est ici depuis déjà deux semaines, s'est planquée dans sa chambre et refuse de parler aussi bien à Jane qu'à moi. Est-ce que ce personnage nommé Ed Dunkel est avec vous ?" (p. 188, § 1)

    "Le Okie expliqua qu'il avait connu un homme qui avait pardonné à sa femme de lui avoir tiré dessus et il l'avait sortie de prison, seulement pour le plaisir de se faire tirer dessus une fois de plus. Nous passions devant la prison des femmes quand il nous raéconta ça. Droit devant nous, nous vîmes le col de Tehachapi commencer à se profiler." (pp. 235-236).

     

    "Pour tirer une note, il lui fallait toucher le bout de ses souliers et se redresser de tout son corps avant de la souffler et il soufflait si fort qu'il titubait en contrecoup et ne reprenait son assiette que lorsque le moment était d'envoyer la longue et lente note suivante. "Mu-u-u-usique jou-ou-ou-ou-ou-oue !" Il se renversa en arrière, la tête tournée vers le plafond et le micro sous la bouche. Il vacilla, se balança. Puis il se pencha, se laissant presque choit la tête sur le micro. "Fai-ai-ai-ais-nous du rêve pour dan-ser...", et il regarda dehors, dans la rue, avec une lèvre une moue de dédain, un sourire à la Billie Holiday... "tandis qu'on va imagin-n-n-nant"... il chancela de droite et de gauche "un a-a-a-mour de fê-ê-te"... il secoua la tête, dégoûté et fatigué du monde entier... "Ça fera l'effet d'être..." ça ferait l'effet de quoi ?" (p. 282)

     

    "Trois jours, trois nuits de discussions au Ace Hotel, troisième étage, chambre d'angle orientée au sud-est, chambre de sainte mémoire et théâtre sacré des jours heureux... elle était si charmante alors, si jeune, humm, ah ! Mais, dis donc, regarde en bas, là, dans le noir, hep, hep, une bande de vieux clochards autourt d'un feu, près des rails chancelant autour d'un feu de bois. "Je ne COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 2038 04 02 31

    KEROUAC "SUR LA ROUTE"

     

     

     

    sais jamais où demander, il peut être n'importe où". On continua. Quelque part derrière nous ou devant nous dans la nuit immense, son père était couché avec sa cuite dans un taillis, cela du moins était certain – avec de la bave au menton, de l'urine sur son froc, de la mélasse aux oreilles, des croûtes dans le nez, peut-être du sang dans les cheveux, et la lune qui l'illuminait.

    Je pris le bras de Dean. "Ah, mon pote, on rentre chez nous pour de bon maintenant." New York serait son port d'attache pour la première fois." (p. 329)

    Fatigués, hein ? Soûlés. Non ? On repart !

     

    "Ne fais pas pleurer ton vieux grand-père. Ne me laisse pas seul encore une fois." Cela me brisait le cœur de voir tout ça.

    - Dean, dit le vieillard en s'adressant à moi, ne m'enlève pas mon Stan." (p. 376, §§ 1-2)

    "Est-ce qu'on change les chemises aux insectes ?

    - Non, portons-les en ville, Dieu de Dieu." Et nous fîmes notre entrée à Mexico.

    Le passage rapide d'un col nous conduisit soudain sur une éminence du haut de laquelle nous vîmes toute la ville de Mexico qui s'étalait dans son cratère volcanique et les fumées qu'elle vomissait et les premières lueurs du crépuscule. On fondit dessus à toute allure, en descendant Insurgentes Boulevard, droit sur Reforma, au cœur de la ville."

     

    ET VOILA OUF...

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 32

    GENDROT PHILIPPE "LES ELEPHANTS DU ROI PRENNENT LE TRAIN VERS L'OUEST"

     

     

     

     

    Texte perdu, ce qui n'est pas dommage.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BERBEROVA "C'EST MOI QUI SOULIGNE" 38 05 07 33

     

     

     

    Excusez du peu, c'est Berberova, la Berberova qui vient nous rendre visite, ceci par le truchement d'un livre, d'un gros livre, d'un énorme livre, livre décisif :

    C'est moi qui souligne

    Que pèse en regard notre feuilleton ? Son poids, chef, son poids...

    Assaisonné d'une solide Merde comme chez soi, et de musique classique par ordre alphabétique, notre "Lumières, Lumières" de ce soir aura de quoi se sustenter. Mais musiquons un peu.

     

    / Nous écoutons deux disques de variété /

     

    Actes Sud redécouvre Berberova, c'est-à-dire une vieille dame, une vieille Russe, Russe blanche de surcroît, immigrée je précise, blanche et non rouge. Vous entendiez parler naguère de dissidents fuyants, mais il existe une tradition, un suintement de dissidents de cette plaie pressée trop fort qu'est la Russie, l'URSS ou de quelque nom qu'il te plaira de prendre, depuis 1917. Berberova partit en 22 et l'âge sur son dos digne empila les années et les rides à son front. Elle a traversé tout le siècle et file sur ses nonante-et-un printemps. Adoncques en avant-propos, le courageux, le buriné Nyssen s'interroge vertueusement "Pourquoi donc mais why mais chtobüy mais dlatchego warum n'a-t-on pas plus tôt découvert ses talents ?" Mais parce que monsieur Nyssen qui nous faites revivre et ressusciter cinquante ans de littérature oubliée, because et "patamou chta" notre France est devenue le traîne-savates le plus obstiné dans les fangeux marécages du conformisme, le peigne-cul de l'édition internationale.

    Faut-il attendre – oui - quatre-vingts ans pour percer, devenir nouveau jeune en littérature de France ? Oui, cent fois oui, quand la censure ici s'appelle rentabilité. Et puisqu'il est de notre coutume d'enfourcher tout livre pour en faire un cheval de bataille de méditation sur la nature de l'art, de la littérature et de la survie, plongeons tout enharnaché dans cet océan d'insectes en fin de volume, ces noms ! Ces pauvres noms d'écrivains, de poètes russes, de théoriciens riches, vivants, ou bien pauvres, morts et oubliés, si oubliés qu'il est besoin d'un index pour rappeler qui écrivit, qui COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    souffrit, qui s'exila, et combien moururent dans les camps staliniens, "dans les camps" dit le commentaire ; combien de gloires préguerrières, j'entends d'avant 17, furent ainsi englouties ? quand les Russes explosèrent en 1917 pour le plus grand bien paraît-il de l'humanité, les romantiques exaltés postdostoïevskiens ou néoparnassiens (par réaction à Fédor D.) s'enthousiasmèrent. Puis on vit gonfler l'importance des politiques, amicaux, puis pressants, puis menaçants, qui se méfièrent des poètes, les admonestèrent ensuite, interdisant, après les avoir freinées, leurs œuvres (et l'on vit des poètes se réunir afin de s'écouter dans des appartements secrets) – enfin ces mêmes politiques exclurent, avant d'emprisonner puis d'exécuter sournoisement. Il fallait plaire au peuple et tout niveler, le rap tua Mozart mais n'anticipons pas. Une pétition désespérée fut traduite et transmise aux journaux français, clamant à petits bruits de lettres et de lignes à quel point la Russie perdait sa sève misérable sur l'Europe.

    Berberova vécut dix ans, mit son Khodassevitch, juif dépressif qu'elle aima, dans la misère de Montparnasse. Cet appel d'écrivains exilés ne fut pas publié, ou si peu, dans une feuille de chou, ne fut pas cru, ses auteurs tenus pour calomniateurs, agents de la CIA and others, et tous les intellectuels français se bouchèrent les oreilles et les yeux face aux camps honteux, face aux suicides, le Communisme étant l'avenir des peuples et des littératures, le fatal mouvement, commencé sous Hugo réclamant la politique dans le domaine de l'écrivain, poursuivi sous Zola puis Sartre, qui tenait "pour un chien tout anticommuniste". Thèse admirable en vérité que serait "l'influence de Hugo sur Sartre".

    Ce mouvement d'engagement donnait à voir ces aberrations molles et terribles d'écrivains français, de monde intellectuel et français, refusant de voir l'hécatombe, que dis-je de considérer même qu'elle pût exister, à moins qu'il ne s'agît d'un Gorki encenseur de Staline mais prudemment retiré en Italie. Et l'herbe poussa sur leurs tombes, de tant qui se crurent vivants, que l'on rexhume aujourd'hui. Berberova de Paris traversa toutes ces couches nourricières et progressivement stérilisées de la Russie d'exil. Certains oublaient leur langue. Berberova enterra son amour, mort de faim et d'exil, Khodassevitch, en 1938, mais vécut, survécut, dinosaure étonnamment vif, impossible à sortir de la vie quelque dure qu'elle fût, décidée à nonantifier et centeniser, dès que le COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    temps lointain où très jeune elle décida par grâce et faveur spéciale du ciel d'harmoniser les contraires en soi, Dieu (dont elle ne parle jamais, dont elle s'est formé une intériorisation, une recréation personnelle) – étant le point de jonction des contraires.

    Elle fut portée à découvrir entre deux solutions la (troisième ?)

    (...) IL MANQUE ICI UNE PAGE ENTIERE

    ...aimant et froid qui de ses quatre-vingt dix ans nous fait mourir les compagnons avant qu'ils aient vécu. De combien de morts ne se nourrit-elle pas, Berberova, qui sitôt présentés un homme ou une femme nous dit, par tic de vieillard ayant enterré tout son monde, "Un Tel ou Une Telle dont je vais parler devait mourir tel jour en telle année, fut à cette date fusillé, déporté, fauché par une crise cardiaque" – et nous savons la fin avant le début, comme en ces films que Dieu tourne, où la destinée fait retour en arrière, flash back. Elle a tout avalé, tout régurgité, nous le dit de sa voix calme et sans outrance, et si nous avons l'avantage de pénétrer dans les insuffisances de Gorki, de Tsvétaïeva ou de Bounine (prix Nobel), de combien de litanies mortes ne sommes-nous pas témoins, de ces noms qui furent une littérature étiolée, destinée aux seuls exilés allant s'amenuisant, réduits à ces listes anonymes et recouvertes de mousse, qui attestent sur nos monuments aux morts de la désertification de nos campagnes.

    À présent, plus rien de littéraire ne vient de Russie, qui n'ait été d'abord d'opposisition, ce qui me donne espoir, et pardon Nina. Revenons à ton œuvre par tranches et lisons, par carottage :

    "Lorsque Lénine oppose la matière à l'énergie, quand Berdiaiev parle du principe matériel et du principe spirituel, et que les philosophes idéalistes traitent de l'esprit et de la chair, ces vues me choquent comme des fausses notes. Pour moi la matière est énergie et j'ai toujours essayé de concilier les contraires. Il y a longtemps que je ne me sens plus coupée en deux moitiés distinctes, mais plutôt traversée comme par une couture."

    Heureux à qui la grâce est accordée ou méritée par le travail, ou la simple évolution de ses os, de pouvoir ainsi dès très jeune apercevoir son intérêt, de gravir sa montagne par sa propre voie... Nina Berbérova ne nous prive pas des évocations russifiantes, de neige et de troïka. Examinez ce petit paragraphe où la fraîcheur conjuguée des jeunes filles et de la neige nous restitue toute une COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    Russie intime où nos ancêtres ont vécu du temps des tsars, où nul écrivain n'était protégé de la ferveur naïve des fillettes au cœur en sexe :

    "Celle-ci (la villa) était blottie dans la neige et entourée d'un épais rideau de sapins. Nous attelions nous-mêmes le cheval alezan à longue crinière à un traîneau et nous partions doucement le long des sentiers forestiers. Les lacs et les étangs étaient recouverts de glace."

     

    ...Goumiliov fut vivant. Vous ne le connaissez pas. Berbérova est son seul relais entre les mots et vous. Elle fut draguée de lui, qui la voulait pygmalioniser, former à son image. Comment échapper au poète trop bon ? Je le ferai, moi, comme Berbérova, en vous disant la fin : Goumiliov, moche prétentieux, tiqueux et fumoteur, fut fusillé pour sa nature, pour ce qu'il était : un représentant du vieux monde. Voyez aussi la froideur et l'humanité de Ninochka (p. 141) :

    "Il prenait tout le monde au sérieux, lui en premier lieu. On aurait dit un vieux monsieur conservateur, avec une jaquette et un gibus et je fus étonnée par la suite d'apprendre qu'il n'avait que trente-cinq ans.

    "Pendant que nous mangions nos gâteaux, j'appris qu'il avait acheté un cahier recouvert de toile cirée noire pour y noter des poésies qu'il avait l'intention de me dédier. "

     

    Voyez également l'humour de Gerchenzon, juif, émigré, mort – seul relai entre vous et lui : Berbérova – c'est mon antienne. Voyez comme on est exilé même à Berlin, en ces temps soù les différences encore nous rendaient si pittoresques d'une Europe à l'autre. A son livre-bateau, Berbérova accroche tous ceux qu'elle peut au dernier moment sauver. Ce livre fut écrit en sa 67e année. Lasz uns Gerchenzon zuhören (p. 188) :

    "Gerchenzon ne fréquentait pas les cabarets. Une fois, cependant, il y est allé et voici le récit qu'il en a fait :

    J'étais fatigué et il faisait chaud. J'ai eu l'idée, pourquoi pas, de m'arrêter dans un de "leurs" bistrot pour me reposer un peu (etc.)

    Le passage suivant présente les débuts de l'installation berbérovo-khodassévienne à Paris. COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BERBEROVA "C'EST MOI QUI SOULIGNE" 38 05 07 37

     

     

     

    Ce n'est pas encore la misère. Ô jeune couple cinégénique, ô misère, Paris, poubelle-espoir de l'Europe, je les vois, je les sens, je les touche (p. 235) :

    "La pièce était meublée par un lit à trois places. Par la fenêtre, on voyait la tour Eiffel et le ciel sombre, gris-noir, de Paris. En bas passaient des trains moroses, noyés dans la fumée."

     

    Misère de la jeunesse espérante, à quoi fait écho ce cri de l'érudit mûr (p. 282) :

    "Chez Remizov, comme chez Merejkovski, on percevait une nostalgie lancinante de la Russie qu'il arrivait le plus souvent à dissimuler avec succès. Un jour, alors que je contemplais ses dessins, ses papiers, ses livres étalézs sur la table ou debout sur les étagères, je lui demandai comment il pouvait se passer de la Russie. Il répondit doucement, en faisant sa grimace de martyr :

    - La Russie, c'était un rêve.

    Berbérova parle aussi de politique. Les amateurs de révolution russe pourront se délecter de la décadence de Kerenski-le-sourdingue, ex-président trop modéré de la Révolution (p. 329) :

    "Je ne lui ai jamais rien demandé, ni à ce moment-là, ni plus tard quand je suis partie aux U.S.A. Je ne lui ai même pas demandé conseil. Je savais qu'il n'aimait pas être dérangé par les problèmes et les difficultés des autres."

     

    Nous voyons sa détresse et sa profonde humanité, et j'en ai marre. Et ce qui reste le plus impressionnant, après ces digressions papillonnantes, est la liquéfaction du sentiment littéraire russe. Une bombe atomique détruit la France ; vous partez au Mexique, par exemple, et vous tentez de vous réunir entre littérateurs, seuls de votre langue, sur une planète Mars où vous mourez peu à peu, où tous vous considèrent comme irradiés. Que deviennent les abonnés de vos journaux, que devient votre littérature tronquée ? P. 376, § 1 :

    "Pratiquement personne d'entre nous n'avait de conception esthétique. On aurait dit que nous avions régressé par rapport au symbolisme pour revenir à une époque où l'on considérait que si, pour écrire des vers, il fallait respecter certaines règles, la prose, elle, coulait de source. Aux Annales contemporaines, ni Fondaminski, ni Roudnev, ni Vichniak ne s'intéressaient le moins du COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    monde à la littérature. À la revue Chiffres, il en allait de même, en dépit de quelques tentatives de poser en termes clairs le problème fondamental. Son rédacteur, Orsoup, vivait dans l'espoir d'un miracle, car il était tombé dans un mysticisme religieux excessif, allant jusqu'à comparer sa concubine au Christ. Mais le miracle n'eut pas lieu. Le dieu russe refusa de nous venir en aide. "

     

    Notre Berbérova nous dira tout, même sur la guerre 40 dont elle livre un journal : passage en Suède, p. 423 :

    "Janvier

    "Misérable émigration russe, stupide, puante, pitoyable, malheureuse, lâche, harassée, affamée, dont je fais moi-même partie ! L'année dernière mourait Khodassevitch, squelettique, hirsute, sur un matelas affaissé et des draps déchirés, n'ayant pas de quoi payer les docteurs et les médicaments. Cette année, je rends visite à Nabokov et le trouve, lui aussi, couché, malade et misérable. L'an prochain, ce sera le tour de quelqu'un d'autre de partir à l'hôpital après une quête auprès des braves Juifs, fortunés et généreux. (J'ai apporté à Nabokov un poulet que V. est partie

    tout de suite faire cuire."

    Page 470 :

    "Ça fait un peu vieux jeu, non ?

    " - Je ne crois pas. Si tu nies l'eau qui est en toi, tu te transformeras graduellement en une statue de sel."

     

    Page 517 :

    "C'est dans ce dernier groupe que je me suis inscrite. Après deux mois de leçons, on commença les travaux pratiques. La jeune enseignante, énergique et sévère, n'en revint pas lorsqu'elle entendit la lecture que je faisais du chapitre huit du Paradis perdu.

    Ecoutez à présent, au garde-à-vous, un fragment de la liste des morts, de tous ceux qui sont comme s'ils n'avaient jamais existé.

    "MILIOTI, Nikolaï Dmitrievitch (1874-1962), peintre, membre du groupe "Le monde de COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BERBEROVA "C'EST MOI QUI SOULIGNE" 38 05 07 39

     

     

     

    l'Art", vécut à Paris où il vécut dans la misère : mentionné pages 310-311, et 460. Mort pour la Russie.

    "MILIOUKOV, Pavel Nikolaïevitch (1859-1943), historien, un des leaders du parti cadet de 1907 à 1917, ministre des Affaires étrangères dans le premier cabinet du gouvernement provisoire (février-mai 1917) ; émigra en 1918, rédacteur à Paris du quotidien russe Les Dernières Nouvelles (1920-1940) ; mentionné pages 71, 239, 262, 304, 306, 312, 339-340, 375, 378. Mort pour la Russie.

    "MILLER, Evguéni Karlovitch (? - 1937), général de l'Armée blanche, militant antisoviétique, enlevé par des agents soviétiques à Paris : mentionné pages 142, 351 et 360. Mort pour la Russie.

    Ces mentions-là, c'est moi qui les ajoute.

    Achevons cette symphonie funèbre et terriblement vivante, qui prouve par a + b plus un facteur de variabilité appelé pifomètre que l'immortalité est un fait, que tout ce qui a existé existera à tout jamais figé dans son devenir, tel un point sur un cercle présupposant son cercle entier, même si ce cercle n'a jamais pu se dérouler. Nous tous, cercles possibles, découvrons-nous et prions, id est joignons-nous à eux.

    / Lecture de la Table des matières /

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    NADEAU "GRÂCES LEUR SOIENT RENDUES" 38 05 14 40

     

     

    Rarement j'ai dû lire une œuvre plus décourageante que le pavé de Maurice Nadeau Grâces leur soient rendues. Certes, Maurice Nadeau est un grand bonhomme, il est temps qu'à octante ans chacun s'en aperçoive. Il a comme on dit vaillamment traversé le siècle sans rien perdre de sa vigueur. Il a marqué le journalisme et la critique par ses accents de sincérité parfois rugueuse, il a poliment éreinté quelques gloires jusqu'à Breton même, le taxant à peu près de mièvrerie poétique. Il a révélé, imposé aux éditeurs des noms aussi grands que Miller (Henry), Beckett ou Malcolm Lowry, j'en oublie. Il a vu passer entre ses mains les plus grands manuscrits du siècle, a tenu sous ses yeux les hommes les plus remarquables et nous livre dans ses chapitres les conversations les plus sincères, les anecdotes les plus révélatrices.

    Il sait reconnaître ses torts, en particulier d'avoir failli authentifier de faux écrits de Rimbaud. Il a traversé sans se salir les plus sombres magouilles de l'édition française et internationale, et les tripatouillages de l'attribution des prix littéraires, sachant se retirer dès que l'atmosphère devenait trop marécageuse, mais sachant aussi naviguer à l'estime entre les écueils les plus fangeux... Il n'a pas été toléré partout, il s'est souvent retrouvé, en tant que directeur littéraire, à la rue ou presque, mais sa science du milieu visqueux lui a toujours permis de se rétablir. À quatre-vingts ans, aidé de Sarraute mère et fille, il continue de recevoir des manuscrits, de les lire scrupuleusement, de diriger sa petite – donc - prestigieuse maison d'édition.

    Il ressent toujours vivement les coups de cœur. Il honore avec chaleur ses amis disparus, comme Nina Berberova les siens, et l'on trouve dans les deux ouvrages, Grâces leur soient rendues et C'est moi qui souligne -ce dernier de Berberova – un bon catalogue d'oubliés de la gloire ou même d'oubliés du public, ici français. Il revendique avec honneur son engagement politique métatrotskiste. Le livre commence d'ailleurs comme beaucoup d'autres par quelques pages difficiles, nous dirons même abstruses et ennuyeuse pour qui ne connaît pas tous les dessous, tenants et aboutissants de l'histoire du militantisme de gauche d'avant guerre. C'est le purgatoire obligé de chaque ouvrage, il dure près de cent trente pages dans Le nom de la rose, et sélectionne les véritables lecteurs destinés à lire jusqu'au bout.

    On peut d'ailleurs feuilleter l'ouvrage et ne lire que les chapitres qui touchent sa sensibilité : sur Breton, sur Sartre, sur le grand journaliste Pascal Pia, sur Henry Miller, Antonin Artaud, Gide, COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    NADEAU "GRÂCES LEUR SOIENT RENDUES" 38 05 14 41

     

     

     

    René Jullliard, Jean Paulhan qu'il n'aima guère, Malcolm Lowry, Roland Barthes, Mauriac qu'il n'aima pas, Gombrowicz, Beckett, Butor, Queneau, Leiris, Perec, Pasternak, Sciascia et Claude Gallimard, plus dure sera la chute... N'êtes-vous pas alléchés par tant de documentation, par ce grand art du contact humain ? Car M. Nadeau tient à l'amitié des auteurs qu'il publie ou aide à publier. Bien sûr, tout auteur est ami de l'éditeur, tant qu'on n'en est qu'au lancement du livre. Maurice a lié ainsi une multitude de connaissances chaleureuses. Mais qu'on nous permette de jeter un hameçon dans la plaie que nous allons creuser tout à l'heure : un jour, Maurice Nadeau reçoit un splendide manuscrit, issu du cerveau jurassien et provincial d'un certain Douassot, aujourd'hui oublié, de son vrai nom Deux comme le chiffre.

    Il va le trouver, lui l'éditeur de Paris, insensible aux coteries, dans sson village perdu. Il devient son ami, le publie. Puis il s'étonne, naïvement, que l'amitié s'étiole et refroidisse : "Douassot n'avait pas besoin d'un ami, dit-il, mais d'un éditeur". ...Comment, Monsieu Nadeau ? Avec tout le respect que je vous dois, pouvez-vous vous étonner de ce fait ? Et certes, revenant sur votre douleur avec lucidité, vous comprenez qu'il ne pouvait en advenir autrement. Une bonne partie de votre ouvrage en effet se préoccupe de livrer au lecteur la difficulté du métier d'éditeur ou de directeur littéraire : il faut arracher les assentiments, peloter les sensibilités, éviter les éreintements, les rivalités de factions, bref posséder une telle boussole de marécage pour éviter de se salir (et certes vous l'avez fait) dans ce bourbier de magouilles qu'est le milieu éditorial...!

    Et vous avez failli ne pas comprendre que le seul moyen pour l'auteur inconnu, débarquant de son Jura ou pis encore de sa banlieue, est de vous utiliser comme planche de sauvetage ? Bien sûr l'ingratitude blesse et outrage, ce mufle de Douassot n'ayant même pas eu l'élémentaire délicatesse de répondre par un simple mot de condoléances à l'annonce de la mort de votre épouse. Mais après vous avoir respectueusement donné toutes les raisons possibles, qu'il me soit permis de me faire l'avocat du diable en évoquant les terreurs et les sueurs froides que doivent surmonter les écrivains isolés de tout, à l'idée d'avoir à affronter un milieu littéraire si froid, si faux, si mercantile, sans votre main...

    J'espère qu'après vous le flambeau ne mourra pas. Voyez-vous, l'on se rend compte à vous COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    lire, de là le découragement, l'accablement extrême que j'évoquais tout à l'heure : que si l'on n'a pas pensé, entre vingt et trente ans, à se ménager les amitiés des commerçants cultivés, c'est-à-dire des éditeurs, qui aiment véritablement la littérature, je ne ferai pas l'injure d'en douter, il est absolument exclus de se voir un jour publié. Quand on songe seulement aux difficultés inouïes qu'ont dû rencontrer des géants d'aujourd'hui, tels que Gombrowicz ou même Beckett, pour lequel j'irais volontiers jusqu'au génie ; aux affres qu'ils ont dû subir afin que leur valeur fût reconnue par le milieu des marchands éclairés ; quand on songe à cela, et qu'on écrit soi-même, on se trouve plongé dans l'humilité, ce qui en soi est salutaire, mais aussi dans le dégoût de ses œuvres et de soi. Des livres comme le vôtre, Monsieur Maurice Nadeau, devraient être plus fréquents encore. Il devrait même exister un Canard Enchaîner de l'édition, qui n'aura pas assez d'encre pour étaler chaque semaine le grand scandale de la mort d'une littérature étouffée par les mercantis. Pourtant, une telle lecture, nous le répétons, plongerait vite le public dans l'ennui et le découragement.

    Au moins saurait-on une bonne fois pour toutes que la littérature est un domaine fermé, où seuls ceux qui "en sont", de par leurs privilèges relationnels, ont quelque chance de s'ébattre. Je m'ébats à présent dans votre livre : j'égratigne avec vous Breton, ce péteux, en page 47.

    "Breton prend mal la chose.

    "La réplique ne se fait pas attendre. J'en subis les effets à travers l'affaire de La chasse spirituelle, puis dans la série d' "Entretiens" que donne Breton à la radio."

    Je prends plus de plaisir à lire vos souvenirs pudiques de fils de pauvres gens, page 94 § 2 :

    "Le surveillant qui, devant l'un des robinets du lavabo du matin, lui a fait sauter ses bretelles – elles lui sont restées dans la main – parce qu'il mettait trop de temps à les ôter, vite ! vite ! dépêchons ! n'est pas vraiment méchant. N'étaient, en classe, les histoires de guerre qu'il raconte : de grandes piques barbelées, tu les enfonces et tu tires, la viande vient avec. Dégoûtant.

    "Doux et timide, Maurice n'est pas embêté par les grands depuis que, jeté à terre par l'un d'eux, il l'a mordu au mollet" – la troisième personne n'étant ici qu'une pudeur de plus. Je vous rends grâces à mon tour de nous révéler ceux qui furent honnêtes et qu'on a oubliés, comme Armand Robin :

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    NADEAU "GRÂCES LEUR SOIENT RENDUES" 38 05 14 43

     

     

     

    "Il aime se rappeler son enfance à Rostrenen, mais il ne manque jamais une occasion de publier ses Lettres indésirables où il continue de fustiger les "poètes engagés", les bourgeois staliniens, ene premier lieu bien sûr Aragon (Eluard, qu'il prenait pour un vrai poète, mérita longtemps son indulgence), alors même que le Comité National des Ecrivains s'est finalement déconsidéré et qu'en sont parti de Cassou à Vercors, Aveline et Martin-Chauffier, la plupart des autteurs non inféodés à Aragon, Armand tient à continuer à se dresser, seul, contre tous."

    ...de nous prouver votre sagacité, reconnaissant les talents littéraires même lorsque votre sensibilité contredit celle de l'auteur (à ce propos, vous ne parlez pas du scandaleux Thieulloy).

    "Les hommes les meilleurs se comportent comme s'ils avaient des entrailles de pourceaux, et un groin qui aimerait se loger dans les plus sales orifices..." Pour Raymond Guérin, tout l'édifice moral, sentimental, philosophique et bien sûr social que se bâtissent les hommes pour se donner l'excuse d'exister est pure illusion. Tout s'explique au niveau le plus bas. N'existe que "la bête humaine" dans ses humeurs et ses viscères."

    En revanche, cher Maurice Nadeau, là où vous m'indisposez, où vous me stressez, où vous m'agressez même, en m'indiquant bien que non, vraiment, je suis trop péteux, trop plouc, trop peu branché, trop bouseux pour jamais pouvoir oser penser espérer faire un jour partie de ce monde-là, c'est quand vous nous exposez les parties d'échecs, les heurts de susceptibilités, les froissements indicibles, les calculs de sérail tout bonnement incompréhensibles à qui n'est pas du milieu le plus pointu : exactement comme une table de logarithmes confiée à un poète du Loir-et-Cher, qui n'y comprendra rien de toute façon. Vous avez dû Monsieur Nadeau bénéficier de protections spéciales pour éditer ces fariboles – un peu d'humour, Monsieur Nadeau ?

    "Saillet ne méprise pas l'actualité : on s'en rend compte à la lecture, en fin de chaque numéro, de ses "Pastilles", contenant le même venin que ses anciens "Billets doux" et que sont généralement invités à déguster Jean Paulhan et la coterie N.R.F., mais j'ai le sentiment, après dix-huit mois de compagnonnage, que le "cercle vicieux" que je dénonçais à propos de Barthes, je suis en train de le vivre. Une disproportion se fait jour entre les auteurs du passé, "éternels", qui en douterait ? et ceux qui viennent frapper à la porte des Lettres Nouvelles. Georges Perec entre autres, COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    que refroidissent les sarcasmes de Saillet, ou son indifférence. Il tient pour une perte de temps l'accueil que je leur réserve." En fait, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Encore ! encore ! Que tous connaissent la sale cuisine ! passé le premier mouvement de recul, combien nous pourrions nous battre, nous autres écrivains ploucs ; à armes égales ! et faire disparaître, peut-être pas, mais étaler l'abcès, jusqu'à ce que ça crève le pus, et qu'on en revienne au bon vieux système d'envoi chez les libraires, supprimant du coup la diffusion, ce qui permettrait enfin à la seule qualité de s'exprimer, ou mieux encore, de reconnaître que les critères de qualité sont une nullité, une non-existence chargée de renvoyer les ploucs à leurs études quand ils ont le malheur de dire exactement la même chose qu'un bourgeois qui, lui, doit garder la parole, nom de Dieu...

    Ceci étant contredit par :

    "Cela va chez elle jusqu'au mépris pour les intrigants, les exhibitionnistes, les assoiffés de publicité. Ils ne pèsent pas lourd auprès d'elle, et j'en ai vu plus d'un, trop assuré et pour qui je quêtais un peu d'indulgence, battre en retraite, devenir sous son regard baudruche.

    "Je me fie également à son jugement."

    Il s'agit d'une certaine Geneviève.

    Puis, sans rapport, en vrac, en queue de poisson, par flemme, je bâcle. Si j'étais grand bourgeois et que les éditeurs mangeassent à ma botte, je dirais que le bâclage est le comble de l'art, ça s'est fait en peinture, et tout le monde me croirait. Donc :

    "L'écriture, la révolultion, puissants alibis. La recherche de la vérité, la recherche de la sagesse, certes, en sont d'autres, mais si gratifiants, quelles que soient les aspérités du chemin, pour ceux qui s'y livrent ! Alors que l'écriture est une perpétuelle déception, que la révolution est toujours à refaire." - cité, bâclé par moi et sans rapport.

    "Ceux qui n'ont plus d'espoir ne prennent pas de gants."

     

    Deux extraits encore ? C'est le genre en vogue, coco, pas de conclusion?

    1. 376 :

    "Il dit, tout à fait sérieusement, qu'une bête, à l'intérieur, s'est logée dans son ventre, qu'elle COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    lui ronge les tripes. Par un rituel compliqué, il cherche à s'en débarrasser, sans succès. Il paraît à ce point "possédé" par son fantasme que je m'en émeus."

    Il s'agit de Douassot, auteur de La Gana".

    1. 423 :

    "On me confère le diplôme en même temps qu'à mon ami Georges Balandier qui depuis...

    "Au Musée de l'Homme (c'est ainsi que Paul Rivet l'a baptisé), Marcel Griaule, dont le discours sur les Dogons s'épuise, cède parfois la place à d'autres. Ils viennent nous entretenir de leur spécialité : l'abbé Breuil de ses découvertes en préhistoire."

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    1. JACQ "MAITRE HIRAM ET LE ROI SALOMON" 2038 05 21 46

     

     

     

    Maître Hiram et le roi Salomon : vaste programme, vaste édifice, l'architecte Hiram étant en effet comme chacun l'ignore le constructeur du Temple de Jérusalem, dont il ne subsiste plus aujourd'hui que les soubassements ou Mur des Lamentations. Le sujet se révèle particulièrement périlleux, car il faut y maintenir un certain ton, une certaine atmosphère biblique, sans tomber non plus dans la grandiloquence et le pompeux. Christian Jacq, égyptologue, directeur de l'Institut Ramsès, y parvient. Point de ces dialogues ridicules qui défigurent les meilleurs intentions dans ces romans américains sur Avalon de l'autrice desquels je tairai charitablement le nom, point de considérations assommantes sur les détails techniques de l'édifice comme on en trouve dans la Bible elle-même.

    Le roi, le pharaon, les personnages féminins, s'expriment dans la plus parfaite sobriété. Il fallait élaguer. Christian Jacq a su trouver le ton juste, point trop de discours. Pourquoi direz-vous est-ce un égyptologue qui entreprend et mène à bien l'ouvrage sur le Temple de Jérusalem ? En raison même de l'origine de Hiram, né à Tyr dans l'actuel Liban donc, mais Egyptien de haut rang, de son vrai nom Horamheb, qui a à voir avec l'appellation du faucon en égyptien. Les connaisseurs éviteront évidemment de le confondre avec Horemheb, successeur (par usurpation) de Tout-Ankh-Amon et fondateur d'une nouvelle dynastie. Notre Horemheb a hébraösé son nom en Hiram. Il a été envoyé en Israël pour espionner les activités guerrières du roi Salomon, fils de David.

    En effet, l'Egypte a toujours recherché une expansion du côté du nord-est en direction de la Syrie, et le chemin de cette expansion passe nécessairement par Israël. Voulant de son côté préserver la paix sur son flanc sud-ouest, Salomon ne demande qu'à vivre en bonne intelligence avec le pharaon Siamon, dont il épouse la fille Nagsara. Voici exposés les trois grands desseins de l'ouvrage : la paix à préserver, l'amour à conserver pour préserver la paix, le Temple à bâtir. La paix régna sur Israël selon l'ouvrage pendant toute la durée du règne de Salomon dont le nom, Chlomo, Chalom, dérive du mot paix. Christian Jacq excelle à nous présenter des tableaux de Judée florissante et de Samarie fertile, en des paragraphes classiques, s'arrêtant juste avant qu'ils ne nous lassent.

    Il passe un souffle de nature dans le roman, l'on y baise souvent en plein air, Salomon COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    1. JACQ "MAITRE HIRAM ET LE ROI SALOMON" 2038 05 21 47

     

     

     

    possède une bague avec laquelle il peut commander aux éléments au nom de Yahweh, Dieu merci il en use peu, ce qui nous éloigne sainement de l'heroic fantasy : il ne l'utilise guère que pour obtenir la solution de devinettes, d'énigmes que se posent entre eux les chefs d'Etat, et auxquelles il est déshonorant de ne pas répondre, surtout pour Salomon dont la réputation de sagesse a vite franchi les frontières (raconter l'histoire des trois fils du père mort). L'amour est moins loti. Salomon est beau naturellement, dégage une aura telle que la jeune princesse Nagsara, bien décidée à détester ce tyran étranger en son puant pays, ne peut que se laisser subjuguer et finit par céder à son royal époux dans le bouillonnement tiède de sources volcaniques et ma foi bien érotiques, sans que le texte se départisse de sa pudeur. Mais Nagsara verra son amour délaissé, se livrera à des sortilèges usants pour le retrouver.

    Elle possède une rivale insurpassable, non pas la reine de Saba, qui viendra rendre visite à Salomon, mais à l'épaisseur de laquelle Christian Jacq ne parvient pas tout à fait à nous convertir. En fait, comme souvent dans les couples à la femme jalouse, la grande rivale de l'épouse est le travail du mari. Du temps de David, l'Arche d'Alliance construite pour contenir les Tables de la Loi se transportait d'un sanctuaire à l'autre, afin de rappeler aux Hébreux leur origine nomade. "Cest moi, dit toujours Yahwah, qui t'ai fait sortir d'Egypte." Or les Hébreux n'y étaient pas esclaves, mais ouvriers briquetiers, travailleurs immigrés volontaires et dûment payés. Voilà un pan de légende effondré.

    Hiram était Egyptien de haut rang et circoncis, comme s'en aperçoit Salomon lors d'un bain auquel il assiste involontairement et dans la plus grande dignité comme toujours. Or le peuple, qui déjà supporte difficilement que l'épouse égyptienne de Salomon continue d'offrir sur ses terrasses des sacrifices à ses dieux, tolère de moins en moins l'emprise que l'architecte exerce sur un Salomon mystique. Yahweh doit avoir un temple unique et fixe. Salomon s'y est obstiné, on nous l'indique, on ne nous précise pas la fonction symbolique du Temple, de la Maison de Dieu sur terre comme de toute maison humaine, réappropriation de l'espace par le constructeur, ordre de Dieu affirmé sur la terre par la prééminence de la géométrie et de l'art du Trait, qui sont la marque de la clarté sous le désordre, car la main de Dieu est dans tout ceci.

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    1. JACQ "MAITRE HIRAM ET LE ROI SALOMON" 2038 05 21 48

     

     

     

    Hiram organise une confrérie secrète liée par des mots de passe fréquemment renouvelés ; il fait construire le vaste temple au sommet d'une citadelle ceinte de vastes palissades dérobant les secrets de l'entreprise à tous les curieux et à tous les sorciers. Il nomme neuf maîtres à qui il révèle les grands secrets de l'art et de ses symboles, venus d'Egypte, et c'est ainsi qu'on peut faire remonter à Salomon les origines mystérieuses de la franc-maçonnerie. Les principes d'édification des Grandes Pyramides sont à l'œuvre dans la construction du temple de Salomon. Bien sûr une telle organisation de Maître, de Compagnons et d'Apprentis, hors de toute autorité royale, finit par indisposer les jaloux, les intransigeants, tels le grand prêtre Sadoq, aux coins de barbe rituellement non taillés. Il suscite, avec Jéroboam, architecte roux et envieux, maintes conjurations contre cet impérieux Maître Hiram, qui prend tant de pouvoir en Israël. Mais Hiram surmonte tout grâce à l'appui, parfois soupçonneux, mais généralement inconditionnel, du roi Salomon. Et parfois le livre se resent de ces incessants et prévisibles rebondissements : "La Judée vivait en paix. Les oliviers, l'orge et les figues tata tsoin tsoin. Mais le grand méchant Sadoq et le gros vilain Jéroboam ourdirent telle conspiration. Hiram allait-il s'en sortir ? Il se rendit auprès de Salomon et l'obstacle fut tourné. Ouf ! - Le Temple s'élevait, la Samarie verdissait, quand le grand vilain Sadoq et le grand méchant Jéroboam, ne renonçant pas à leurs projets" etc... etc...

    Nous pourrions nous fatiguer. Mais Christian Jacq dispose d'excellentes et efficaces recettes pour changer le décor, renouveler les scènes, passer d'un personnage à l'autre, faire intervenir l'épouse délaissée, selon des procédés parfois rebattus, le style coule parfois un peu uniforme, mais dans l'ensemble la sauce prend bien, même si un jour Hiram finit mal, selon la légende, pour avoir refusé de révéler son secret à plus de neuf initiés ; mais 9 + 3 eussent fait 12, et c'eût été anticiper sur les Apôtres, ainsi peut-on l'interpréter. Ce livre est nettement mieux que s'il eût été pire, étant donné la sévérité du projet. Il verse dans l'anecdote, mais se soutient honorablement dans les considérations mystiques essentielles, et plaira à tous ceux qui rêvent encore aux confréries secrètes d'artisans, conservant leurs secrets et s'entraidant confraternellement, tous ceux qui ont le goût du cénacle et de l'assemblée secrète.

    Quand on considère le naufrage où sombrent habituellement les romans historiques, on ne COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    1. JACQ "MAITRE HIRAM ET LE ROI SALOMON" 2038 05 21 49

     

     

     

    peut que féliciter, etc., etc... Lecture de la page 47 : "Ses invités, intrigués, s'interrogeaient sur la raison de cette étrange convocation. Salomon leur offrit un plat de concombres, d'oignons et de laitues. Certains mangèrent avec appétit, d'autres se méfièrent" – ou comment Salomon unifia le royaume d'Israël. Lecture de la page 94 : " - Le puissant souverain d'Israël daignera-t-il entendre la voix de mon pays ? demanda-telle avec douceur. Les chants et les danses me rappelleront la terre où je suis née. Elles dissiperont ma peine, me feront oublier que j'ai oublié à jamais ma famille et répandront la joie dans les cœurs" - ou tableau de cour obligé, très cinématographique.

    Lecture de la page 141 : "Les épis d'orge mûrissaient. En ce milieu du mois de mars, les pluies n'étaient plus qu'un lointain souvenir. Les champs blanchissaient" – ou tableau obligé du pays prospère. Lecture de la p. 188 : "Le prêtre qui avait tenté de tuer la reine devait être sacrifié comme victime expiatoire. Aussi, conformément à la sentence prononcée par Salomon, fut-il lapidé en présence de la cour.

    "Le grand prêtre ne prêta aucune attention au supplice. Son regard restait rivé sur Salomon" – un épisode oublié. Lecture de la page 235 : "Elle ne saurait être contraire à celle d'Israël. Le responsable de cette tragédie, c'est vous, Maître Hiram."

    "L'architecte marchait dans les allées désertes des bords du Jourdain" – ou comment Salomon doit punir un ouvrier qui avait transgressé le repos du sabbat, afin de ménager son clergé remuant. Lecture de la p. 282 :

    "Les plaines s'ornaient de gardénias géants où nichaient des centaines d'oiseaux au plumage rouge, vert et jaune.

    "Au lever du soleil, Balkis, la reine de Saba, apparut sur la terrasse supérieure de son temple, ornée de sphinx et de stèles dédiées à la déesse égyptienne Hathor. Elle admira les jardins suspendus où trônaient les oliviers centenaires qui, selon la légende, avaient été plantés par le dieu Thot lui-même, lors d'un de ses voyages à Saba." Lecture de la page 329 : "L'eau fraîche courait à travers les jardins plantés de lauriers, de sycomores et de tamaris. Dans les vertes vallées de Judée et de Samarie montait le parfum des lis et des mandragores, rransporté par la brise qui virevoltait dans la clarté d'un chaud après-midi.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    1. JACQ "MAITRE HIRAM ET LE ROI SALOMON" 2038 05 21 50

     

     

     

    - Aimez-vous cette demeure, Balkis ?" - ou scène obligée de Salomon et de la reine de Saba. Lecture de la page 376 : "Il sortit du palais et se dirigea vers le temple où il n'était pas entré depuis tant d'années. Seul dans le Saint des saints, il n'entendit pas la voix de Dieu mais vit l'avenir.

    "Un avenir où la paix était brisée, où les tribus d'Isr aël se déchiraient à nouveau, où le sanctuaire de Yahvé était pillé et détruit" – ou la disparition de Salomon.

    ...De la belle ouvrage, vraiment.

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    BARBARA PYM "ADAM ET CASSANDRA" 2038 05 28 51

     

     

     

    "Oui, vous êtes bien" (les répondeurs nuls...) sur RWS 99,1, vous allez bien écouter "Lumières, Lumières" et profiter de ses Excellents incidents techniques, vous vous délecterez du venin de Barbara Pym et des empoisonnements du feuilleton, vous ouïrez des textes incompréhensibles et profiterez passim id est continuo de "La merde comme chez soi" grâce aux variétés d'il y a deux ans. Bref, sur "Lumières, Lumières" "un moment de joie de misère", un moment d'émotion, un moment de pure culture, laissez-vous aller, la vie est moche et c'est ça qu'est chouette.

    MUSAK. / Musique /

     

    Barbara Pym, Adam et Cassandra, ou le roman de l'insignifiance. Qu'est-ce à dire ? que Mlle Barbara Pym, à vingt-quatre ans, publie Civil to strangers ("Il faut être poli avec les étrangers"), traduit en Adam et Ca ssandra selon des principes douteux. Et que ce roman ne raconte rien, presque rien, ou si peu : la vie d'une petite ville du District des Lacs, dans un Comté imaginaire d'Angleterre. On y trouve, comme dans une réserve naturelle, un poète écrivain raté, sa femme, le pasteur, etc., etc... Rien de bien surprenant. S'il faut absolument vous dire la suite, survient un étranger, un Hongrois s'il vous plaît, qui sème le trouble parmi les ampoulées du majeur de la ville : qui le beau Tilos épousera-t-il ?

    Or, il tombe amoureux de la femme de l'écrivain ! Il propose de l'enlever à Budapest ! Mon Dieu ! (je ne sais pas le dire en hongrois). J'ai tout dit. Il ne se passe rien. C'est la province. C'est l'ennui. Nous sommes en 1936, et l'Angleterre profonde se contrefout de politique. Elle se préoccupe des dahlias du pasteur (là, j'invente) et des fréquentations des cousines Barbinson (j'invente encore) – c'est interchangeable. Pour une jeune fille de vingt-trois ans, écrire ce roman est déjà remarquable. De là à parler d' "éblouissante comédie de mœurs" comme nous y invite à croire l'avant-propos, il y a un pas. Tout y est bien épinglé : la peur du qu'en-dira-t-on, la flemmingite aiguë du grand écrivain local qui se met au lit dès 37°2 et se fait dorloter comme un génie par son épouse, laquelle hausse les épaules et n'en juge pas moins, la surabondance de vieilles filles naturellement bigotéfrustrées, la curiosité pour l'étranger qui s'installe, l'insipidité ô l'insipidité des COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BARBARA PYM "ADAM ET CASSANDRA" 2038 05 28 52

     

     

     

    conversations dont rien ne nous est épargné, tout y passe mais donne une impression de déjà vu et d'universel ; pour l'universel, la satire du milieu typically British s'étend au monde petit-bourgeois des bourgades du monde entier, puisqu'on retrouve exactement les mêmes caractères, les mêmes cadres de vie jusqu'aux détails des cuisines, à l'autre bout de l'Europe en Hongrie : "Raconte-moi ton pays et tu me raconteras le monde entier. Barbara Pym se hausse ainsi jusqu'à l'universel en dénonçant avec tendresse et acidité les travers de l'humanité plus que moyenne. On pourra penser que c'est là une activité bien anodine, et qu'à force de décrire la banalité l'on y tombe soi-même. Mais l'humour n'est jamais absent, et l'on sourit au moins une fois par page : vous ne vous ennuierez pas. Tout y est décrit dans un tendre cocon que les Allemands appellent Gemütlichkeit. Moralité : qu'on est bien dans ses petites pantoufles ; une paire au pied, une autre dans le cerveau.

    Il va de soi qu'il s'agit aussi d'une dénonciation de cet étouffoir, et Barbara Pym écrira en fin de vie des ouvrages beaucoup plus acerbes. Malheureusement nous ne voyons rien de bien exaltant à cette dénonciation feutrée, et la satire ne creuse pas très loin. Le lecteur se prend de tendresse pour tous ces personnages confortables qu'il voudrait être, en particulier Cassandra qui voudrait..., un peu comme le Loup des steppes de Hermann Hesse, contemplant d'un palier l'intérieur d'un appartement de vieille dame si soigneusement ciré (le parquet) avec la nostalgie poignante de celui qui ne pourra jamais y entrer – mais s'intégrer, c'est s'étouffer, se désintégrer. Il n'empêche que malgré la profondeur où nous souhaiterions faire parvenir cet ouvrage, nous persistons à le trouver moins superficiel qu'il ne paraît, mais plus que nous l'aurions souhaité.

    Nous avons eu en effet l'impression de lire une série de ces articles de Elle ou de Marie-Claire, dénonçant eux aussi les travers de notre société, mais où l'esprit reste fade et de bon ton ; ainsi de cette plaisanterie lue dans Elle où il nous est affirmé qu'une femme ne doit pas trop faire rire celui qu'elle drague : "Quand on se tient les côtes on est loin du cœur", haha très drôle, veuillez rire. Or cet article aimable dure 230 pages, ce qui est longuet. Plus tard, Barbary s'approfondira et deviendra, du fait, plus méchante. À l'époque, elle fit scandale. De nos jours, elle amuse, sans plus, et que demander d'autre aint'it ? / Lecture de la p. 47 / ou "Comment un homme repousse les avances d'une femme", cas plus fréquent qu'il ne semble ; je rappelle que prêtres et vicaires de COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    BARBARA PYM "ADAM ET CASSANDRA" 2038 05 28 53

     

     

     

    l'Eglise anglicane ont le droit de se marier. / Lecture de la p. 94 / ou "Comment un homme devient complaisant par nonchalance et pousse sa feme de la fidélité de laquelle il est trop sûr dans les bras d'un rival. / Lecture de la p. 188 / ou "Comment Cassandra veut à tout prix éviter l'homme qui veut la rejoindre pour un enlèvement raté". Tout se termine p. 235 par un dénouement le plus banal du monde. Lisez donc. Mais enchaînez bien vite sur Ishiguro. Till next !

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    ISHIGURO "LUMIERE PALE SUR LES COLLINES" 38 06 04 54

     

     

     

    (...) cachent ces réflexions sur le temps, les tomates à relever sur leurs tuteurs ou le respect con qu'on doit aux anciens ? La décomposition accélérée d'une civilisation japonaise, d'un code nippon, qui fait encore aujourd'hui de ce pays le laboratoire le plus passionnant d'une agonie de cinquante ans : d'un côté les traditionalismes, de l'autre les modernismes, dans chaque individu parfois. Les femmes sont tout dans ce roman, tant mieux,sauf le vieil Ogata-San, professeur de fac en retraite, largement compromis avec le régime autoritaire d'avant-guerre, et Jiro, son fils, joueur d'échecs irascible et grognon. Plus un rédacteur d'article, qui attaque son professeur de faculté, Ogata-San, au nom du communisme "qui mène vers des horizons nouveaux".

    Nous parlerons de la poignance avec laquelle ce monde vieux-japonais, sous l'éventail dérisoire de ses formules de politesse, sous l'anodinité obséquieuse de ses remarques générales et météorologiques, se voit contraint, bousculé par la modernité vulgaro-américaine, vulgaro-britannique. De par son essence même, le vieux-japonais exsude la mort et le renoncement. Il faut rester convenable et déférent : rien de tel pour crever. Rien de tel pour le suicide en beauté de l'impuissant qui rend hommage en se tuant, qui rend hommage en offensant – d'autant que l'action se déroule essentiellement parmi les femmes, qui se doivent d'être encore plus déférente, sans même pouvoir accéder à l'exutoire guerrier.

    - Rendez-vous compte ! dit le vieil Ogata-San, beau-père de la narratrice. Telle femme n'a pas voulu voter comme son mari, et même après que celui-ci l'a battue, elle n'a pas voulu en démordre, et voilà les méfaits de cette fameuse démocratie : dissoudre les ménages !" - nous citons de mémoire. C'est ridicule, n'est-ce pas ? Mais grand, aussi. Là encore, nous exigerions d'un Noir qu'il abandonnât ses coutumes dérisoires et oppressives : d'un Japonais en revanche, d'un "Blanc d'honneur", nous admettons le désarroi. Nous ne savions pas, nous autres Occidentaux, que nous travaillions dans le mal, que nous œuvrions dans le néfaste. Les femmes s'émancipent, elles couchent avec les Américains, laissent fuguer leur petite fille (Mariko, taillée sur le front comme un garçon) (personnage aussi farouchement inquiétant que la fillette de L'exorciste) – puis l'Américain l'installe dans un appartement et repart aux USA se refaire de l'argent pour revenir chercher sa belle vaincue de Nagasaki.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    ISHIGURO "LUMIERE PALE SUR LES COLLINES" 38 06 04 55

     

     

     

    Le tout feutré, feutré, so british, si nippon, si désespérément raffiné : le cant, "je ne puis", érigé en doctrine, poignant carcan de noblesse, convention dont crèvent les élites qui y crurent. Pour répondre à l'insolence et au mépris, ces noblesses-là n'ont que la moue du dédain, le rempart impuissant dont la puissance n'est que dans l'esprit. Plus tard, à leur tour, les brutaux éprouveront que tout n'est que paille. Tout l'ouvrage d'Ishiguro inquiète. Tout tourne autour d'un terrain vague, d'une rivière irradiée aux berges glissantes, d'une petite fille qui disparaît la nuit ; en Angleterre, si typiquement nipponne ! une jeune fille atteinte du mal de vivre d'Occident se suicide. Il faut vivre avec son temps, se suicider avec son temps. C'est moins propre qu'au Japon, tout de même. Et tout le monde s'incline, se réincline, se rinrincline, se sourit, et rit à tout propos, avec gêne, avec malaise, avec politesse, c'est atroce : lisons la quatrième de couverture :

    / Lecture de cette page /

    Nous voudrions évoquer cette poignance dostoïevskienne – parfaitement, cette insistance à se faire arracher l'aveu de son péché d'avoir trahi le Japon ou renié la Russie ; l'autre ne doit pas demander quoi que ce soit sur les intentions de son amie. Cela ne se fait pas. Le cant britannique. Le rire de Sachiko sur sa fille errant, que l'on retrouve toujours à demi-morte ou blessée, en risque de viol, le rire Hara-Kiri – nous parlons du regretté journal.

    / Lecture de la p. 94 /

    ...Comment se fait un emprunt, qu'on ne peut pas refuser ; aller toujours vers la chose la plus désagréable and keep smiling. Ce détail qui suit du foulard de soie m'a ravi :

    / Lecture de la p. 141 /

    - promenade japponaise ; on s'y croit.

    / Lecture de la p. 188 /

    - après Nagasaki, la dignité, la résignation, le ton de voix toujours aussi uni après l'effondrement.

    / Lecture de la p. 235 /

    - les films d'horreur. Terminons en disant que ce livre est d'un plastique et d'un visuel extraordinaires. Tout défile devant nos yeux avec la précision, les détails, la minutie d'un montage cinéma. Nous attendons le metteur en scène qui se ruerait sur Lumière pâle sur les collines de COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    ISHIGURO "LUMIERE PALE SUR LES COLLINES" 38 06 04 56

     

     

     

    Kasuo Ishiguro. Il le faut. Nous en relirions volontiers un deuxième. Il ne s'agit pas d'une mode. C'est de la grandeur sans grandiloquence, du modernisme sans le grand chic – tout à fait différent. La semaine prochaine, ne manquez pas Les champs d'honneur de Roubaud. Bis bald !

     

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    JEAN ROUAUD "LES CHAMPS D'HONNEUR" Fragment 38 06 11 57

     

     

     

    ...vous tirez comme à la foire tel morceau d'objet, vous essayez selon votre liberté de lecteur de le reconstituer. Personnellement nous n'avons pu distinguer les deux tantes, également bigotes, et souvent le père ressemble tellement au grand-père que l'on se demande de qui il s'agit. Ce sont de ces techniques de brouillage remontant à Proust, qui s'embrouille entre mère et grand-mère, et, après lui, au Nouveau Roman : Dans le labyrinthe,de Robbe-Grillet – allez savoir ce qui appartient au rêve, au délire, au vrai, au présent, à l'avenir. Et je ne parle pas de La modification de Butor. Bref, depuis l'impasse du récit linéaire, la litérature française ne s'est pas encore remise de l'effet "Nouveau Roman" : sécheresse très riche de Marguerite Duras, ou comme ici (Les champs d'honneur de Jean Rouaud), l'impression de lire une suite de textes de dictées écrits avec un art, une science de la phrase, de la tournure, du point et de l'imparfait consommée mais à la limite de l'inconsommable.

    Et comme on parle souvent de soldat dans cette littérature postsoixantarde (Guyotat, Simon surtout), le lecteur aperçoit les différences entre les vastes fresques de Simon, envoûtantes, pluvieuses, pénétrantes, issues tout droit des Julien Gracq in "Balcons en forêt", et la représentation de Jean Rouaud, à notre portée. Jean Rouaud, c'est le Nouveau Roman bien fait à la portée de tous, sans descriptions-pavés, sans redondances robbe-grillettiennes, avec des petits bouts de narration, des indices, à la Carlo Levi racontant la vie de tout un village italien, mais sans sa grâce toutefois. Et pourtant je l'ai lu. Sans déplaisir suprême, naviguant à travers les clichés traités comme clichés donc au second degré, jouant à la fois sur le frémissement du vrai et le frémissement du faux, ainsi dans les traditionnelles descriptions de photos.

    Nous pourrions vous dire en quoi tout consiste, vous parler du goût des Français pour les histoires de famille, Famille Boussardel et autres (cette fois-ci le tombeau s'est écroulé, le premier qui reconstitue la bâtisse gagne une bière), mais je serais alors un de ces critiques fustigés, que je suis parfois, qui se contentent de raconter ce qu'il y a dans le livre au lieu de l'analyser. Ce que nous retenons pour notre part de toutes ces descriptions de comportements, c'est qu'il s'agit d'une suite passionnante de dictées de brevet encore une fois, de descriptions de mœurs, sans histoire, à la Braudel, "mon grand-père à travers les âges en son fils et en moi", "l'histoire de la faux du XVIIIe COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    JEAN ROUAUD "LES CHAMPS D'HONNEUR" Fragment 38 06 11 58

     

     

     

    siècle à nos jours sur le pourtour méditerranéen", d'une évacuation de l'histoire donc au profit de la phénoménologie, d'une prise de parole des gens humbles, comme chez Ishiguro le Japonais, comme chez Barbara Pym l'Anglaise, bref : d'une démocratisation, d'une mise à plat de l'historicité, non plus seulement française cette fois mais mondiale et ancienne. Donc la démocratie, comme disait Lefort, n'est pas tant menacée de l'extérieur que de l'intérieur par ses forces de délitement qui, d'antihéros en antihéros, font s'effondrer toutes les manifestations de foi. On ne croit plus qu'en l'homme, et "si l'homme ne renvoie qu'à l'homme, alors, quelle solitude" (Jean Rostand) – Jean Rouaud renvoir à l'homme. Nous sommes tous tombés au champ d'honneur, celui de la mort, de notre mort. Dignité du Petit Homme, de Monsieur Tout-le-Monde, mais aucun danger de ce rongeur d'illusions, qui ne croit plus qu'en ses photos jaunies, en son néant plein d'espoir.

    Nous sommes loin de cette suite de dictées dont nous parlions. L'ouvrage de Jean Rouaud, Les champs d'honneur, couronné ou non par le Goncourt, n'aura certes pas ébranlé l'histoire de la littérature française, mais s'inscrira dans son droit fil, ne la déparera ni ne la reniera, en raison d'une extraordinaire utilisation des recettes débouchant sur une extraordinaire sincérité, ce qui donne un bien meilleur Goncourt que certains précédents.

     

    / Lecture des pp. 47 – 94 – 141 – 188 /

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 59

    MISHIMA "UNE SOIF D'AMOUR" 38 06 18

     

     

     

    Buona sera a tutti. Notre radio, "carrefour des mélomanes" tous les dimanches avec "Africa", reste celui des civilisations, puisque ce soir, hormis les inévitables cacaophonies anglo-saxonnes ou bêleries françaises intitulées "La merde comme chez soi", nous pourrons nous promener de la Bulgarie au Japon, la première représentée par Maria Koleva, cinéaste indépendante, le second par Mishima soi-même, encore jeune mais déjà Mishima. Nous nous repaîtrosn d'abord de musique, avec Abrial, un petit jeune qui monte et qui est déjà redescendu.

     

    / Audition d'un disque de variété, puis d'Abrial /

    / Mise en route en fond sonore, de la Quatrième symphonie de Chostakovitch /

     

    ...Les "quatrièmes de couverture", ça ne devrait pas exister. Du moins pas dans la collection "Du monde entier", Gallimard-NRF, quand elles vous révèlent, impudiquement, le dénouement. Bien sûr, Une soif d'amour, de Mishima, est une tragédie raciniennes, et peu importe, dit-on in dissertionibus primorum, ce qui clôt l'action. Mais Une soif d'amour est aussi un roman, avec ses tensions. Et si le dénouement nous est platement offert, alors qu'il demeure je vous le garantis imprévisible jusqu'à la fin, c'en est fini de l'intérêt discursif, ou linéaire, ou narratif, comme il vous plaira. Quelle est d'ailleurs cette manie française de classer par genres ? Voici : Mishima suggère le dialogue, tourne volontiers autour du style indirect.

    Rien n'est dit. C'est le silence qui parle. Il lui est donc indispensable, de façon un peu lourde peut-être (cela date de 1950, mais est-ce une référence chez les Japonais) – il lui faut préciser les intentions des personnages, du personnage principal, Etsuko, jeune veuve. Ces parenthèses servent de soutènement psychologique, à l'ancienne, dirions-nous. D'autres parenthèses précisent le lieu, les oiseaux, les nuages et les fleurs. Donc : un peu d'action, un peu de présentation de cadre, un peu de réflexions morales. C'est bien scindé, cela revient à intervalles réguliers. N'oublions pas que l'auteur a 25 ans. L'action est une non-action. Quelque chose qui pourrait être burlesque à la française et qui se pare de tous les oripeaux sobres de Phèdre : Madame aime son domestique, non pas de la valetaille, mais un homme de pied, de terre, de pied dans la terre, qui épluche les légumes et qui COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MISHIMA "UNE SOIF D'AMOUR" 38 06 18 60

     

     

     

    pioche, très différent donc d'un valet suédois dans Mam'zelle Julie ! On ne découvre d'ailleurs que peu à peu la condition d'ouvrier agricole de Saburo ; nous pourrions le croire enfant adopté, cousin

    déshérité. C'est Hippolyte. Hippolyte terreux, amoureux d'une Aricie terreuse et qui sent l'urine (c'est dans le texte). Il la met enceinte. Mais qu'importe ? L'action n'est rien, le renoncement est tout. Plus Etsuko est raide, plus son maintien s'assure, plus son chignon se tend, plus son obi se noue étroitement, plus son cœur se tord. Etsuko, c'est aussi le nom de l'héroïne de Ishiguro, Lueurs dorées sur la colline. Hommage, sans doute. Etsuko, c'est Mishima, c'est l'homme, homomsexuel, travesti du "nô", plus apte encore que la femme à exprimer la féminité, comprise comme rétention et maîtrise de soi.

    Tout est dans cet maîtrise de soi, ce cant britanno-nippon. La maîtrise de soi est à la fois affirmation de l'extrême pouvoir sur ses nerfs et sa volonté, et aveu d'extrême impuissance vis-à-vis du monde extérieur. On ne peut pas modifier l'extérieur, c'est-à-dire les préjugés de sa caste, parce qu'on ne'le veut pas. Ceci rejoint toute l'humaine condition : accepter son destin, l'épouser, devenir cette force même qui vous broie, cet empêchement physique même qui constitue votre négation (...) ce qui meut et ce qui émeut, Eros et Antéros, la force qui fait bouger et la force qui fixe. Si bien que, s'il est vrai que deux dangers menacent le monde de façon permanente, l'ordre ou le désordre, il en est un troisième qui est l'immobilisation du jeu, l'arrêt du balancier, engendrant à la fois l'ordre extrême, le figement des cartes et des cimes amoureuses, et le désordre extrême,puisque l'amour arrêté dans son flux et se nourrissant de l'immobilisation de sa propre pourriture va engendrer les monstres de la mort.

    Il n'est pas sans intérêt de noter que l'histoire se déroule en bordure d'une ligne de chemin de fer, d'où partent et par où reviennent les autres, dont Saburo, le domestique terreux comme la mort, domestique aimé, chemin de fer qui ne sert à l'héroïne qu'à se perdre dans les supermarchés d'Osaka avec son beau-père. Négation du sens et de la sensualité : cette femme couche avec le père de son mari. Cette femme ne peut partir de la Grande Maison. Elle est épiée par un couple de jeunes intellectuels de sa famille, qui commentent tout, qui se sont parfaitement rendu compte de sa passion pour Saburo, qui forment un chœur antique et ridicule, toujours à donner libre cours à leurs COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MISHIMA "UNE SOIF D'AMOUR" 38 06 18 61

     

     

     

    interprétations pseudo-intellectuelles, regard double de l'auteur sur les propres contraintes dont il a affublé son personnage central.

    À vingt-cinq ans, quelle maîtrise de la construction romanesque. Quelle observation aussi : plus Etsuko cherche à étouffer sous la laque et le pli du kimono l'intensité sauvage de sa passion, plus celle-ci éclate et infecte comme un liquide sous vaporisation l'ensemble de la maisonnée, réunie comme toujours alors au Japon sous l'autorité du père des maris. C'est la confirmation du projet métaphysique élaboré plus haut, qui est en même temps destruction de ce projet : vouloir cacher le chose, arrêter le destin, amène à le dresser encore plus haut, à le rendre encore plus visible, et c'est ainsi que le barrage fait jaillir l'écume au lieu de la laisser couler sur le fleuve. L'homme nie son destin, et par là le confirme.

    / Lecture de la page 47 /

     

    ...Union des contraires. Au moment où le beau, le séducteur et mort Kyosuki tombera malade de méningite, alors Etsuko le possèdera, le prendra dans ses bras de femme soignante et tuante. Plus il risquera de guérir, plus elle s'en désolera, car plus il risquera de retrouver tant d'autres femmes. Et nous comprenons ce sadisme aimant. Ishiguro a-t-il appelé son héroïne Etsuko en contrepoint à celle-ci ? Celle d'Ishiguro, d'après Nagasaki; désorientée au milieu des lambeaux de l'écroulement des valeurs nippones, ne répond-elle pas intentionnellement à celle-ci, de Mishima, qui se tue à ne pas aimer par raidissement non moins nippon ? En cela aussi se voit la technique du roman.

    Au fait : jamais de retour en arrière au théâtre – comme c'est bizarre et comme cela demanderait de vastes explications...

    / Lecture de la p. 94 /

     

    ...nous sommes tous des Japonais – nous attendons tous la venue du Premier Ministre qui ne vient pas. Et plus nous affirmons que sa venue ou non n'a pas d'importance, le sage n'étant pas atteint par la vanité, plus nous en souffrons. Ce que nous voulons démontrer ici est que l'homme COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MISHIMA "UNE SOIF D'AMOUR" 38 06 18 62

     

     

     

    japonais est tous les hommes, que son beau-père prenant la succession de son filzs dans le lit réchauffant de sa bru n'est pas un autre que nous-même. Le stoïcisme, le cant, l'empêchement, le a contrario schizophrène se rencontrent dans l'homme universel et n'en diffère que par le folklore que nous reconstituons autur de lui. Cette femme se brûle en kimono. Scaevola se brûle en tunique romains, etc.

    / Lecture de la p. 188 /

     

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    PATRICK DREVET "HUIT PETITES ETUDES SUR LE DESIR DE VOIR" 38 06 25 63

     

     

     

    Vaut-il la peine de vous rencontrer ce soir ? Oui, poser la question c'est déjà y répondre. Vaut-il la peine de se pencher sur Jean Gilles ou sur Cherubini ? Assurément. Mais sur Drevet, Patrick Drevet, là est la question. nous vous préparons un assaisonnage aigre-doux, entre deux chansons et une chanson (...). Huit petites études donc sur le désir de voir – au Chemin chez Gallimar. On a ses entrées, Coco – sinon, Drevet rédigerait d'excellents cours de fac, j'ai bien dit d'excellents cours de fac, j'ai bien dit, d'excellents. Mais, j'ai bien dit, des cours de fac.

     

    / Lectures des titres, p. 121 /

     

    Les traiter comme d'abondantes dissertations, y verser toute sa finesse et sa perspicacité. Vous avez le livre de Drevet. Excellent, mais sec. Instructif, mais d'un professeur pour ses élèves, ce qui est le signe d'une décadence de la littérature. Mais doit-on réduitre la littérature au roman ? Non. À la grande diffusion ? Non plus. Donc, revenez sur vos préventions, M. le Critique, et dites-nous simplement qu'il n'y a rien de plus émouvant que ces confidences de maître à disciple ? Peut-être. Qu'attendent les disciples ? Des règles de vie ? C'est ce que fit Alain Chartier, avec un bonheur inégal. Des gesticulations verbales, des truismes ? parfois Drevet le fait. Mais enfin de quoi s'agit-il ?

    D'abord (la question "que se passe-t-il dans le livre", "que contient le livre ?" - ce que doit éviter tout critique paraît-il) – d'abord donc une dissertation sur l'art de la lecture : "Une parole silencieuse". La principale idée, que j'en ai retenue (ou plutôt les deux principales, dont l'une est une non-idée : c'est meilleur que Le vent Paraclet de Michel Tournier, prétendant que les livres n'existent pas, sans lecteurs – et moi, alors ?) - deuxième idée : la lecture va du plus profond de l'auteur au plus profond du lecteur : c'est pourquoi elle nécessite un silence absolu. Vous me direz que ce n'est pas d'une originalité folle. Oui mais, c'est la façon dont on le dit ; et puis, n'avez-vous jamais observé combien il est plus facile d'écrire à chacun des choses difficiles ?

    On choisit ses mots, la plume se suspend, on réussit mieux à transmettre le message. Nous parlons bien sûr des lettrés, de ceux qui ne se lèvent pas que si leur femme a beurré leurs tartines, COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    PATRICK DREVET "HUIT PETITES ETUDES SUR LE DESIR DE VOIR" 380625 64

     

     

     

    comme il s'en trouve encore. Sur le cinéma (passons Lyon), que de truismes, après Roland Barthes La chambre claire ! Pourtant, là aussi, une mise au point (le terme s'impose) : le cinéma ne reproduit point la réalité, mais use d'ellipses, qu'on appelle cadrage, montage, etc. ; Andy Warhol a essayé de faire du cinéma vrai : il a filmé un homme en train de dormir, deux heures : public émerveillé de tant d'audace. Puis le sujet se retourne pendant son sommeil. Une voix dans le public : "Concession !" Bref, filmer la vie serait intolérable. C'est pourtant ce qu'on demande au peintre. Nous nos souvenons d'un élève, qui nous faisait écouter La Moldau : "Ecoutez comme on entend bien le ruissellement du fleuve " - non, c'était de la musique. Ce même jeune homme rejetait les impressionnistes, au nom de Vernet, plus "réaliste".

    ...Le cinéma n'est pas réaliste. De toute façon, quoi qu'il fasse, l'homme, du moment qu'il fait, n'est pas réaliste. Singeant la création qu'il ne peut rejoindre, il fait de l'art. L'art, cette bavure, ce défaut de jointure. Tiens, j'écris du Drevet ; dois-je en être fier ? Du Drevet, mais le style en moins. Jamais je n'attendrai la précision du vocabulaire, le balancé de la phrase, la préciosité (ou précision) de l'expression. L'amour du geste, le désir de voir, la façon exceptionnellement ralentie et minutieuse de suivre justement par le menu sous le regard d'un disciple attentif, ses yeux et toute sa mimique ; d'ennoblir par l'observation le geste machinal de la main saisissant le trombone ou l'agrafe à papier ; de célébrer à la Péguy les mouvements cérémonieusement répétitits des papetiers d'Ambert ; voilà qui révèle un gourmet du regard, un raffiné de l'homme dans ce qu'il a de plus simple, de plus épuré, de plus humain.

    Cet homme, Patrick Drevet, doit être excellent à connaître et à goûter. À lire, c'est plus douteux : son chapitre sur "Cinéma, miroir des Limbes" nous a semblé bien longuet. Mais il descend un peu des cimes d'Université, se met à la portée des fils de bourgeois, et déjà pour cela, qu'il en soit remercié – pourquoi faut-il que toujours nous embrume la nostalgie de vouloir sauver le monde jusqu'à ses racines... Hélas, le bas peuple se renouvelle sans cesse, hélas, l'Irak ignore Victor Hugo, hélas, des maris brutalisent leur femme – Drevet exige le silence. Le silence qui permet de se passer d'Aldo Maccione pour accéder à La Walkyrie, qui est silence. Lisons deux ultimes phrases de volupté (p. 80) ; Drevet n'est pas loin de nous rappelle Michel Serres : quel plus beau compliment ?

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    HERVE GUIBERT "LE PROTOCOLE COMPASSIONNEL" 38 07 02 65

     

     

     

    (...) traitement, mais y mêle, au jour le jour et suivant un savant dosage, toutes les tranches de vie de l'année 1990 ; plaisirs bien goûtés de la nature et des relations humaines, rencontres de guérisseurs et d'abradabrants magnétiseurs, plaisir des photos prises puisqu'il est aussi photographe d'art. Grâce au nouveau traitement, lui qui se savait condamné, dont les forces déclinaient au point de ne plus pouvoir monter sur une chaise ou d'être obligé de se soulever par le cou pour se sortir de son lit, se sent améliorer à vue d'œil. Il éprouve une passion pour le médecin femme chargé de le suivre et de contrôler ses réflexes. Il expose la jouissance qu'il éprouve à se faire à la fois tendrement et brusquement masser, tripoter, piquer ou torcher.

    Il doit répondre, sans regarder, "piqué" ou "touché". Il remercie tous ceux qui lui ont écrit, chaque lettre l'ayant bouleversé ; les uns lui disent "avec tous les efforts, toute l'énergie que vous déployez, vous ne pouvez pas mourir, vous ne devez pas mourir." Les autres : "il est certain que vous allez mourir, mais vous aurez donné l'exemple d'un courage qui est une leçon d'espoir pour tous." Voici le récit d'un de ces examens médicaux pratiqués par "Claudette", où Hervé jouit d'être un objet, de se sentir revivre dans son corps par la conscience que l'autre a de son corps à lui.

     

    / Lecture de la p. 47 /

    Il faudrait citer tout au long. L'itinéraire est individuel. Hervé Guibert ne se plaint,ne s'apitoie jamais, examine son cas avec le détachement du médecin spécialiste qui observe la progression de son propre mal, or tout malade conscient en vient à un degré de science égal à celui de son spécialiste : on ne parle pas de la cohorte des anonymes. Que celui-ci toutefois nous tire vers le haut.

    / Lecture de la p. 94 /

    Cependant les phases de désespoirs ne sont pas reléguées. Hervé Guibert ne semble pas suivre l'ordre chronologique mais un montage de séquences révélatrices plus proches à indiquer, par la composition, le message à transmettre. Observez le calme, la lucidité avec lesquels il rend compte de son amoindrissement progressif :

    / Lecture des pp. 140/141 /

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    HERVE GUIBERT "LE PROTOCOLE COMPASSIONNEL" 38 07 02 66

     

     

     

    Il se rend à Casablanca sur l'invitation de lecteurs qui veulent le sauver. N'ayant plus rien à perdre, il fonce à fond dans le divertissement pascalien.

    / Lecture de la p. 188 /

    Le lecteur aime ces sautes, ce décousu qui restitue celui de la vie, vie de sidaïque, vie de peut-être pas condamné. Hervé Guibert, pourquoi n'accuses-tu pas. Pourquoi ne dis-tu pas ce que ne veulent pas voir (se bouchant les yeux) les responsables et les médias ? De même qu'on ne révélait pas aux ouvriers les camps staliniens "pour ne pas désespérer Billancourt", de même on ne dit rien d'un gigantesque secret de Polichinelle. Cela n'engage que le critique, disant tout haut ce que certains pensent tout bas. On nous a dit d'abord que le sida, c'était le cancer gay : on nous a dit que tout venait d'un nègre d'Afrique centrale ayant sodomisé un singe vert (ce goût !).

    On nous a dit que tous les séropositifs ne développaient pas nécessairement la maladie. Puis le contraire. Que le baiser pouvait se pratiquer ; à présent voilà que l'on retrouve le virus dans les muqueuses salivaires ; bientôt on nous parlera du caractère contagieux de la sueur palmaire des mains, puis des postillons. Bref, nous voulons bien croire qu'il s'agit de rectifications de tir successives dues aux progrès de la recherche, parsemés d'erreurs et d'approximations corrigées. On nous dit aussi que la capote protège, tout en nous faisant savoir que certaines marques sont meilleures que d'autres, tiens donc. Qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est faux ? Ce que nous tenons pour vrai aujourd'hui ne sera-t-il pas l'erreur du lendemain ?

    Tout cela (sans compter le scandale des transfusions sanguines) nous évoque irrésistiblement les voiles et les bâillons successifs et contradictoires que les tenants du nucléaire ont voulu serrer sur nos yeux et sur nos bouches. De toutes ces contradictions se dégage une odeur malsaine de mensonge et de pitié. Pour ne pas pousser le malade au désespoir, lui dit-on toute la vérité ? À savoir, qu'il lui faudra mourir de toute façon. Alors se déverseront dans la rue des foules d'agités et de désespérés qui feront un Mai 68 à puissance infinie parce qu'ils n'auront plus rien à perdre. Puis qui se retourneront vers tous les médecins, les serviables, les charitables, les indispensables, faute de pouvoir atteindre les vrais responsables, les fils de pute qui dans les labos de Floride ou d'ailleurs COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    HERVE GUIBERT "LE PROTOCOLE COMPASSIONNEL" 38 07 02 67

     

     

     

    ont sciemment concocté le virus qui débarrasserait la pure et puritaine Amérique de tous ces Noirs, Haïtiens et pédés pourchassés par les Mouvements de Libération de la Femme, Témoins de Jéhovah et autres sectes Moon qui lavent plus blanc.

    J'élève ici une accusation solennelle. J'exige la publication et la diffusion sur grande échelle du livre de SMIKI, en autoédition, qui traite d'un problème approchant : une souche virale échappée

    d'un labo fermé engloutit le monde. Je délire, direz-vous, et plaise au ciel. Mais trop d'éléments concordent, paranoïa ou non, et je ne peux m'empêcher, sinon de descendre dans la rue et d'ameuter la population, ce qui ne servirait à rien d'autre qu'à produire des scènes d'Apocalypse fort intéressantes à filmer, du moins de penser, et de penser que j'ai raison.

    Sur quoi tous me viendront contredire d'un ton patelin, sentencieux et compétent, jusqu'à ce que, soudain, Tchernobyl... Nous voilà loin du combat réaliste, humain, courageux sans bravade, d'Hervé Guibert. Lisez-le donc, et méditez aussi sur ce que vous venez d'écouter. Nous conclurons par la quatrième de couverture, et vous laissons à vos fécondes méditations.

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    THEVENOT "LA LEGENDE DOREE..." 38 09 10 68

     

     

     

    Nous vous faisons donc part, chaque mardi, de nos lectures de l'été. Elles furent éclectiques, et nous fréquentâmes peu la plage. Nous vous parlerons ce soir d'un ouvrage d'histoire, complètement ignoré, paru chez Olivier Orban : La légende dorée des comtes d'Anjou. C'est de Christian Thévenot, l'auteur également des fascicules consacrés à la Bourgogne (La France et ses trésors) et de celle des Gallo-Romains dans la collection "Que sais-je ?" Vous connaissez sans doute le danger mortel couru par l'enseignement de l'histoire de 1975à 1985 : on n'enseignait plus, ou si peu, les évènements, les luttes de prince à prince, de seigneur à seigneur. Les dates étaient honnies, la chronologie réprouvée ; de simples rappels sur des carrés jaunes dont les élèves, populace intellectuelle, s'empressaient d'oublier le contenu.

    On étudiait en revanche l'agriculture française au XVIIIe siècle, les cours du pétrole ou la spécificité méditerranéenne. Tous ces sujets ont leur intérêt, qu'ils doivent à Braudel et à ses continuateurs. L'Histoire en effet avati bien besoin d'eux : car elle se passe toujours en dehors de nous. Nous ne sommes que des téléspectateurs, et quand ça pète, car l'Histoire ne sait que péter, cela se passe toujours ailleurs. Ce qui compte, ce sont moins les querelles des grands de ce monde que la façon dont nous vivons le quotidien : prix de la viande, état de la chaudière à mazout. L'Histoire fut donc complétée par le quotidien. Mais ce dernier en vint à évacuer Jeanne d'Arc, François Ier et les Mousquetaires.

    Le bébé fut jeté avec l'eau du bain. Il n'y eut plus de faits, juste du quotidien. Les grandes choses disparurent, l'Histoire perdit sa majuscule, et les enfants cessèrent de rêver, cessèrent de jouer les héros. La légende dorée des comtes d'Anjou prend à rebrousse-poil cette génération de chercheurs. Il reste d'ailleurs bien des points laissés dans l'ombre, aussi bien par les historiens thématiques (la laine, les casseroles, la femme à travers les siècles) – que par les historiens évènementiels (pourquoi les français ont-ils chargé à Balaklava, quelle était la couleur des chaussettes de Paul Reynaud le jour de l'armistice, couleur caca vraisemblablement) – ce sont plus sérieusement les révoltes de paysans, les innombrables révoltes de paysans.

    Car je lis toujours, dans l'ouvrage de Thévenot, "les soldats pillèrent, massacrèrent et violèrent". Tel souverain, tel comte d'Anjou, est considéré comme bon simplement pour avoir COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    "limité les dégâts". C'était, bien sûr, le "bon vieux temps". On s'est battu en Anjou, on s'est battu dans toutes les provinces de France, entre Français, entre familles de nobles et nobliaux français, pour des raisons de prestige familial et d'agrandissement du territoire, fût-il minime. En Anjou, on se battit pour la possession d'Amboise, contre le comte de Blois ; pour la possession de Saumur, enclave du même comte de Blois ; lequel cherchait d'un autre côté à déstabiliser le petit roi de France Robert le Pieux. C'était cela, l'an Mil. Non la grande terreur imaginée par Michelet, mais des paysans terrés, et des seigneurs ravageants. La particularité de l'Anjou est qu'il constitua, sur les marches occidentales du territoire royal, une force petit à petit considérable, un pays devenu peu peu bien plus étendu que le domaine de la couronne, mais qui lui resta toujours fidèle, tant que le roi de Frande ne s'alliait pas aux comtes de Blois.

    De souverain en souverain (nous parlons ici des comtes d'Anjou), le nord du Poitou se voyait grignoté, puis c'était la Touraine, puis la région du Mans, puis de Mayenne, puis on combattit les Bretons, puis les Normands – ceux-cine l'oublions pas présents des deux côtés de la Manche depuis la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Bâtard devenu bien entendu le Conquérant... au fil de la succession des comtes d'Anjou, nous voyons une volonté d'agrandir le territoire, mais aussi de le fortifier : non seulement sur ses frontières en expansion, mais aussi, mais surtout, à l'intérieur de soi, contre les hoberaux locaux, prompts à la révolte dès que le Grand Comte ailleurs guerroyer s'en alloit.

    C'est ainsi que Foulque Nerra truffa sa comté de plusieurs dizaines de forteresses dont la plupart subsistent encore aujourd'hui, de la tour de Montbazon au château de Langeais, ne fût-ce comme dans ce dernier cas que sous formes de ruines ou de fondations. L'on peut même affirmer que ce Foulque Nerra, qui vécut à cheval sur l'an Mil et jusqu'à soixante-dix ans (exceptionnel pour l'époque), est le personnage préféré de Christian Thévenot, qui lui a d'ailleurs consacré toute une monographie. Préféré parce que calomnié, présenté comme cruel et pillard, alors qu'il le fut plutôt moins que d'autres, et nettement plus organisé que le roi de France de l'époque. Il sut à la fois se battre aux frontières, à l'intérieur contre les ennemis de dos, fortifier, négocier, administrer.

    S'il fallait le comparer à un roi de France, Louis XI lui ferait un bon pendant. Mais qui sait COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    désormais au-dessous de quarante ans qui fut Louis XI ? Hélas ! l'anecdote mnémotechnique a reflué des livres d'histoire ! Le lecteur demande un lexique : il y a tant de Geoffroy, de Guillaume ! Pourtant, Christian Thévenot s'efforce à la clarté, par un style de conteur accessible à tous, accessible à l'humour, jonglant avec tant de précision parmi tant de liens de parenté qu'on se

    surprend à tout comprendre aussi bien que lui, à la façon de ces mémés de Corse ou du Grésivaudan qui peuvent sans faillir vous dévoiler tout l'historique des procès du village, en remontant jusqu'au grand-père du beau-frère du cousin. Cette agilité d'esprit nous pénètre, nous nous sentons pleins de mémoire et d'intelligence. Nous sentons revivre des comtes abondamment pourvus de caractéristiques, avec des traits communs certes, intelligence, clarté d'esprit, culture, mais aussi des disparités, rappelées d'un côté par les surnoms (Geoffroy le Barbu par exemple, ou Guillaume le Réchin ainsi nommé parce qu'il rechignait de sa bouche tordue) et d'un autre côté par leurs comportements, leurs caractères différents.

    Ce Réchin par exemple se montra brouillon, coléreux, cruel, renversa ses alliances, mais nous laissa le meilleur récit historique de sa comté, c'était un érudit égaré sur un trône. Puis, Christian Thévenot sait parfaitement remettre en selle un lecteur perdu, par des paragraphes récapitulatifs, par des tableaux généalogiques, des cartes. Nous nous y retrouvons. Nous sommes en famille. Cuaque suzerain d'Anjou associait dès qu'il le pouvait son fils aux affaires, désignant ainsi son successeur aux barons turbulents. Puis de combattre la Normandie avec le roi de France, ou de s'allier avec elle contre ledit roi, jusqu'à ce qu'un jour, miracle, les Normands envahissent l'Angleterre et s'en proclament rois.

    Ce qui donne un beau royaume. Coup de génie : Geoffroy V Plantagenêt s'associe par Dieu sait quel mariage avec les Normands jadis si copieusement combattus, et oui, vous allez bien entendre, Geoffroy sera père d'Henri II, lui même père de Richard cœur de Lion. Et là s'arrête l'histoire d'Anjou pour se fondre, côté continent, dans celle de France, puisque Philippe Auguste en 1241 l'annexera, et côté insulaire, dans celle d'Angleterre of course. Revoyons un peu et prouvons par les textes. Ainsi de l'intrication des seigneuries aux temps anciens du IXe siècle ; voyez comme tout cela relevait plus d'une anarchie que d'autre chose :

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    1. 47 : "De leur côté, les comtes de Blois possédaient Saumur et son château fortifié aux mains d'un puissant vassal, Gelduin, moitié Viking, moitié Angevin, et possédaient en propre le château de Tours, réduit à une enceinte de petite taille. Quant à Châteauneuf, distinct de Tours, l'abbaye, comme l'agglomération avoisinante, était d'obédience royale, mais confiée à la bonne garde des Blésois. Au nord-est de Tours, le fief du futur Château-Renaud était tenu par un vassal blésois. De tels ingrédients ne pouvaient être qu'explosifs et rendaient inévitables entre les deuxgrands feudataires qu'étaient Foulque Nerra et Eudes de Blois." Haha, je sens que se réveillent en vous tant de tendances centralisatrices et jacobines, et comme vous avez raison braves gens ! Les meilleurs comtes d'Anjou et les meilleurs gouvernants tout court furent les centralisateurs... Peut-être vous intéressera-ce davantage de savoir pouquoi l'on est encore aussi bigot de par nos jours en ces régions d'Anjou ? N'y faut-il point voir la lointaine action de nos braves comtes ? Et n'oubliez pas qu'Eglise était sûreté, sauvegarde et civilisation ! P. 94 :

    Ronceray, une abbaye exemplaire

    "Il est intéressant de donner quelques notions sur ce que fut l'abbaye de Ronceray, ex-Notre-Dame-de-la-Charité, fondée par le comte d'Anjou en 128, première abbaye de femmes du comté et dont les privilèges et les dotations sont bien caractéristiques des fondations religieuses de Foulque Nerra.

    "Créée de toutes pièces par le comte, de concert avec Hildegarde son épouse, sur l'emplacement d'une antique chapelle, elle connut très vite une prospérité remarquable. Fait notable, dès la fondation, les moniales eurent le droit d'élire elles-mêmes leur abbesse, privilège qui était jusqu'alors le fait du chef temporel, en l'occurrence le comte, dans les différentes congrégations religieuses. Les moniales avaient juridiction et droit paroissial sur l'Outre-Maine, de Froide-Fontaine à Avrillé au nord, jusqu'à Pruniers au sud, leur domaine débordant d'ailleurs largement sur la rive gauche de la Maine. Elles possédaient moulins sur le grand pont d'Angers, vignes, pêcheries, de nombreuses maisons et terrains dans la ville et les alentours immédiats dont elles percevaient les revenus..."...et voilà pour les bonnes sœurs, sous la protection et juridiction desquelles il valait bien mieux être que sous tel brouillon seigneur trop cruel! Il n'est pas jusqu'à Geoffroy Martel, fils de COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    son père Foulque Nerra, qui n'ait su lui-même pacifier sa comté : chaque abbaye est refuge de paix et de prospérité !

     

    1. 141 : "Avant même la mort de Foulque Nerra, Geoffroy Martel disposait donc d'un outil politique remarquable, et, pleinement sûr de son assise, il fonda même, quelques jours avant le décès de son père, l'abbaye de la Trinité-de-Vendôme."

    Notez donc encore le passage de relais très étudié, les fils mettant la main aux derniers temps du père !

     

    1. 188 : "Le son lancinant des cloches, qui ponctuaient chacun de ses passages dans une paroisse pour annoncer le départ du faux couple royal, finit quand même par l'amener à réfléchir. Mais pas l'intraitable Bertrade qui, exaspérée de voir les églises se fermer à son arrivée, fit un jour enfoncer les portes de l'une d'elles et contraignit le malheureux desservant à dire la messe en sa présence. Au bout d'un certain temps, las de vivre en exclus de l'Eglise, et en proie à l'opprobre de tous, Philippe signifia au pape qu'il était prêt à capituler."

     

    Philippe Ier de France pendant ce temps ne fait pas sérieux : succédant à son pédé de père Henri Ier, il se met en ménage sans convoler en justes noces. Et voilà de quoi l'on s'amusait en cour de Paris, tandis que nos comtes d'Anjou ma foi montraient tant de sérieux qu'ils eussent dû occuper le trône de France ! Nul doute pour Christian Thévenot que les Français s'inspirèrent ensuite des sérieux principes, appliqués, ceux-là, des suzerains d'Anjou. Puis-je vous parler, en p. 235, d'Amaury Ier ?

    "Amaury Ier, né en 1136, mort le onze juillet 1174, (...) succéda [à Baudoin III]. Ce fut lui qui assura la continuité de la dynastie des rois de Jérusalem par ses mariages successifs avec Agnès de Courtenay et Maria Comnène." Car il y eut un Anjou roir de Jérusalem, Foulque V, père donc d'Amaury Ier. Eh oui ! Tout prof d'histoire sait que nous autres Françaouis occupâmes la Terre de Palestine plus de cent ans, terre que nous ne serions peut-être plus très chauds de récupérer – for the COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    THEVENOT "LA LEGENDE DOREE..." 38 09 10 73

     

     

     

    times they are-a changing, comme dirait ce gros vieux con d'Arafat. Finissons par la foi chrétienne :

    1. 283 : ù "La fois chrétienne, enfin, qui les animait, fut remarquable, et n'était nullement de façade, et leurs vies s'inscrivirent toutes dans la perspective de la Résurrection : les premiers comtes d'Anjou se firent inhumer, avec une belle régularité, dans le sanctuaire prestigieux de Saint-Martin ; l'action maîtresse d'Ingelger fut la restitution des reliques de saint Martin à l'abbaye de Tours, pour laquelle il n'hésita pas à mobiliser une armée entière, qu'il emmena jusqu'à Auxerre."

    Bref, une histoire fabuleuse, pittoresque, où il n'y eut pas que des saints, où les difficultés ne manquèrent pas, mais au résultat combien globalement positif ! C'est cela ! c'est cela ! Vive ma chaudière et Thévenot !

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    JEAN RASPAIL "L'ÎLE BLEUE" 38 09 17 74

     

     

     

    Au secours, Raspail revient. Celui de Qui se souvient des hommes, mais aussi du "Camp des saints", "aux relents sulfureux". Cette fois-ci, c'est plus gentillet. Si je pouvais parler encore avec l'auteur en toute franchise, il laisserait sans doute tomber de sa lèvre un "Ça ne vaut rien". Pour L'Île Bleue, la chose se discute. On y retrouve tant de thèmes raspailliques que l'on se sent en pays de connaissance : dans l'ordre, le caractère sacré du petit jeune homme, Bertrand Carré, quatorze ans, seul à défendre l'honneur contre l'Allemand de 40 ; jeune fils d'officier, doublé du petit timide qui dit "je", trouillard comme un lapin, rêveur : celui-là même intronisé par le vieux songeur du "Jeu du Roi".

    Puis, le mépris des compromissions, de la veulerie et de la lâcheté prétentieuse des adultes - on voit, sur les routes de l'exode en 1940, un gouvernement entier fuir en bousculant les citoyens, à bord de voitures ministérielles luxueuses, avec pour seul souci de chacun : sauvegarder sa place et son avenir politique. Ces Messieurs et leurs poules, cruellement caricaturés dans leur impuissance arrogante et créchant dans les châteaux qu'ils réquisitionnent. Les notables du village délégués auprès des soldats pour qu'ils renoncent à défendre une position, ce qui entraînerait la mort et surtout l'inconfort des civils. Troisièmement, le goût des causes perdues, exaltantes dans la mesure où justement plus aucun espoir n'est possible : le jeune Bertrand Carré défend son domaine de l'Île Bleue en faisant péter des pétards devant les chars allemands.

    Quatrièmement la vénération pour la virginité et la beauté extatique des jeunes filles qui poussent à l'héroïsme : la récompense des héros est que les jeunes filles baissent leurs culottes pour leur faire admirer ce qu'elles ont de plus beau et de plus sacré. Pour démolir Jean Raspail, on pourra objecter, et je ne m'en fais pas faute, que ce culte de l'enfance triomphante, pure et forte, a déjà été utilisé, et mieux que chez Raspail, par Michel Tournier ; que si l'on pousse un peu plus loin le bouchon, l'on débouche sur une vénération de la force et de la juvénilité qui rappellent le fascisme. Il existe chez Tournier comme chez Raspail une exaltation du jeune guerrier teuton, Dieu merci à moitié français chez Raspail qui pense ainsi se dédouaner.

    Le lieutenant von Pickendorff, Français par sa mère, fera au jeune héros français l'honneur de jouer à la guerre avec lui, jusqu'au tragique. Les références que l'on peut trouver chez Raspail COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    JEAN RASPAIL "L'ÎLE BLEUE" 38 09 17 75

     

     

     

    tournent un peu au désavantage de ce dernier : moins de mystère que chez Le grand Meaulnes, un sens de la nature tourangelle rappelant un peu trop les vautrages faciles d'Hervé Bazin dans son Anjou ; moins de truculence que dans La guerre des boutons, un érotisme à la Fellini dans Amarcord, qui tourne ici à l'obsession sénile rachetée à grand-peine par des affirmations trop répétées de pureté d'intentions. L'Île Bleue souffre d'un certain schématisme, dans l'élaboration des personnages, dans la présentation des situations, stéréotypées jusque dans leur sincérité même, et la révolte devant la pourriture, le goût du baroud d'honneur, le goût des situation à la Gavroche, semblent un peu attendus, les effets appuyés et téléphonés. Vous lirez Raspail avec repose de l'âme et confort.

    Cette œuvre est un écho, rappelant sans vigueur excessive les pages de folle épopée de Moi, Antoine de Thounens... Pardonnons volontiers à Raspail cette demi-bluette un peu sanglante en faveur de la sincérité de son attitude. Mais n'oublions pas les limites d'une attitude justement un peu facile, même si elle mène à la mort. Ce qui est beau et montherlantien de la vie – encore qu'avec moins d'enflure que Monterlant – ne donne pas nécessairement de l'excellente littérature, bien que le personnage de l'auteur ("je") tente, par son ambiguïté de lâche voulant imiter le brave admiré, d'y introduire un humour et une humanité trop humaine, un mensonge, qui est à la base même de ce qu'on peut attendre d'un livre.

    Lecture de la page 47 :

    "L'autre remonta dans sa Celtaquatre.

    - Et que je ne vous retrouve plus sur mon chemin ! Faites-vous oublier, ça vaudra mieux pour tout le monde...

     

    Lecture de la page 94 :

    "Allô ! le 1 à Petit-Bossey ? Je vous passe le 6 à Charny, ou le 4 à Chemillé, ou encore le 17 à Cangé, le 3 à Beaumont-la-Ronce..." , tous ces châteaux paumés au fond des forêts d'Indre-et-Loire, toutes ces avant-gardes ministérielles, et la présidence du Conseil à Cangé, qui se cherchaient désespérément par demoiselles du téléphone interposées."

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    JEAN RASPAIL "L'ÎLE BLEUE" 38 09 17 76

     

     

     

    Lecture de la page 141 :

    "Vingt pas plus loin s'ouvrait une petite clairière close cernée d'arbres dont le feuillage formait une voûte supportée par des troncs hauts et droits comme des colonnes d'église. Ils étaient déjà venus là tous les deux, assurément. Bertrand adressa un signe de tête à Maïté. Entre deux arbres jumeaux, il y avait une large souche, coupée bas, figurant une sorte de piédestal. Maïté s'y dirigea, ôta ses vêtements, posément, sa culotte, son soutien-gorge, ses sandales, les plia, les dissimula dans l'herbe de telle sorte que rien ne pouvait rappeler qu'en ce lieu elle eût été jamais habillée, puis grimpa d'un bond sur la souche, et debout, les bras le long du corps, les cuisses jointes, les yeux fermés, attendit."

     

    1. 235 :

    "Un bracelet brille à son poignet, signe d'orgueil."

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    E.KÜBLER-ROSS "LES DERNIERS INSTANTS DE LA VIE" 38 10 01 77

     

     

     

    ...Rentrée 2038 (bonsoir d'abord sois poli gros con) semblables aux trente-septième et trente-sixième, sinistre écoulement (bienvenue quand même) écoulement sinistre du temps immobile, sans pub, sans expansion, sans promotion, sans Patrick Sébastien, mais avec de bons tubes de l'été trente-six exprès, une bonne vieille émission qui tient la route sans "heu... heu..." ni voix blanche, j'ai nommé "Lumières, Lumières", doyenne ou presque sur Vexin-Val-de-Seine. Et pour ce premier numéro de première année, nous parlerons de la mort, qui permet le recommencement, par l'entremise d'Elisabeth Kübler-Ross, infirmière helvéto-américaine. D'abord, musique vivifiante (...).

    Les derniers instants de la vie, d'Elisabeth Kübler-Ross chez "Lex et Fides", qui ne m'éditent pas car ils ont un programme de parution très chargé. Livre traduit de l'américain, livre de 1969. Tout est là, tout est dans ces indications de lieu et de date. Premièrement : saluons l'audace. La mort était sujet tabou, et de nos jours encore. Même après les évènements de 67 a.s., et c'est des Etats-Unis que je parle, la mention de mort provoquait plus encore de haut le cœur than sex. On ne voulait pas aborder ni border les malades en phase terminale. C'était répugnant. Elisabeth Kübler-Ross, elle-même, puis convainquant ses étudiants, est allée magnéto en main se pencher sur des moribonds lucides afin de parler de la mort avec eux.

    Évitant les cardiaques, qui seraient morts en mettant fin à l'entretien, elle a insisté sur les cancéreux sans espoir et nous retranscrit fidèlement les interviews. Elle fut l'une des premières à faire cela, rencontrant l'hostilité du corps médical, des infirmiers. En effet, jamais un médecin n'admettra qu'il a échoué. Un médecin, une infirmière, échouent toujours, puisque l'on meurt de toute façon. Ils ressentent, surtout les grands pontes, les morts des gens comme autant d'échecs. Les infirmières, qui voient les choses de plus près, qui parlent aux patients, savent mieux que leurs patrons les besoins des mourants, et se laissent plus facilement convaincre de laisser la voix libre à leurs malades.

    Pour faire accepter de la hiérarchie son travail d'approche, Elisabeth Kübler-Ross invoque une raison scientifique : les statistiques de comportement qu'elle établira permettront de mieux cibler les besoins psychologiques des mourants, partant, de mieux les soigner. Finalement, les COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    E.K. ROSS "LES DERNIERS INSTANTS DE LA VIE" 38 10 01 78

     

     

     

    bâtons se retirent des roues, les étudiants assistent aux entretiens, puis de plus en plus, en petits groupes, devant le patient crevant. Et c'est là que nous voyons ce à quoi nous n'aurions pas cru : des mourants lucides, capables d'envisager leur propre fin dans la sérénité, des mourants très reconnaissants qu'on puisse non seulement s'intéresser à eux, mais les rendre utiles ; ces personnes cancéreuses remplies de métastases se gonflent de fierté de pouvoir par leurs dires laisser leur enseignement derrière eux, de pouvoir se rendre nécesssaires, au point qu'ils se forme parfois des clubs de mourants, de deux à quatre personnes.

    Saluons aussi la méthode, la rigueur : les interviews sont retranscrites intégralement pour les plus représentatives d'entre elles, jusqu'aux soupirs et redites. Elles permettent de constater que l'entretien agit à la façon d'une thérapie in extremis de type psychiatrique, d'un soulagement appelé catharsis, au point de sauver la vie d'un octogénaire qui se sentait coupable de la mort de sa femme et se faisait crever d'occlusion intestinale. Après trois entretiens, les occlusions cessèrent, et l'homme guérit chez lui. C'est le côté miraculeux de l'analyse, qui peut agacer, mais qui tout de même de temps en temps fonctionne. Sans aller jusqu'à ces observations, il est un fait indéniable : tous ces entretiens ont profité à ceux qui les ont menés, tant patients que soignants ou étudiants.

    Pour la première fois ce défrichage a pu s'effectuer. Depuis, Elisabeth Kübler-Ross a publié un secon livre en réponse aux questions des lecteurs du premier. D'autres et même des Français (le Dr Bréhant) purent s'y atteler, et les études psychologiques continuent sur cette lancée. Mais Elisabeth Kübler-Ross a initié le mouvement. Elle décrit statistiquement les phases auxquelles il faut s'attendre auprès des mourants, phase de refus, phase de marchandage, phase de colère ("bande de salauds, vous restez vivants, vous me consolez mais personne ne prendrait ma place"), phase de dépression, phase d'acceptation. Tout le monde suite à peu près le même processus. Ensuite l'analyse s'est affinée.

    Mais c'est Elisabeth Kübler-Ross qui aura posé les fondements d'une spécialisation, l'aide aux mourants, dont l'enseignement n'était alors assuré que par deux ou trois cours de vague psychologie facultatifs. Ainsi l'efficacité américaine se trouve-t-elle une fois de plus démontrée : tel problème, telle solution. Votre mari est-il impuissant ? Achetez un gode. En fait, nous caricaturons, COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    E.K. ROSS "LES DERNIERS INSTANTS DE LA VIE" 38 10 01 79

     

     

     

    et Philippe Ariès, grand spécialiste de La mort en Occident, reconnut lui-même que ses nombreuses années d'étude ne l'avaient pas plus familiarisé avec la mort, ni apprivoisé à elle que le commun justement des mortels. Devant sa propre mort il se sentait aussi désemparé qu'un autre, et il suivit de peu sa femme dans la mort, miné par le chagrin. Nous avons de plus été frappé par le caractère religieux du livre, quelle que soit la religion évoquée, et non sans un souci de syncrétisme y compris philosophique et littéraire, puisque chaque chapitre s'ouvre sur une citation de Rabindranath Tagore traitant de l'au-delà (Stray Birds). Mais cela peut indisposer de voir toujours présents aux entretiens un pasteur ou un chapelain. Non moins agaçant d'entendre à chaque fois le malade déclarer que la religion, la foi ou la prière l'avaient beaucoup soutenu.

    Les athées se montreraient-ils donc plus démunis ? Pas du tout : après nous avoir présenté des entrevues consacrées essentiellement à des croyants, l'autrice reconnaît sans ambages qu'il n'a pas été démontré que la foi diminue l'angoisse. Nécessités commerciales donc et inhérentes au marché intérieur américain de ne présenter pratiquement que des croyants, mais honnêteté finale aussi. Les traducteurs, Cosette Jubert, Etienne de Peyer, se sont mis à deux pour un véritable massacre, multipliant les anglicismes, les sottises que même un élève de quatrième eût évitées (ex : "les malades à fin de vie" au lieu de "en fin de vie"), voire les expressions calquées carrément incompréhensibles (ex. "un pot d'hommes", vraisemblablement "un trou perdu").

    On me dira que peu importe eu égard à l'importance du message à transmettre, celui du respect du mourant, toujours d'actualité. J'objecterai cependant que l'horreur de la langue m'a plus d'une fois lassé, exaspéré, et que j'ai dû faire appel à toute ma bonne volonté et à ma conscience professionnelle pour venir à bout de ces interviews indigestes et répétitives. Mais Elisabeth Kübler-Ross n'est pas une pépiniériste-paysagiste : c'est une débroussailleuse. Ce n'est qu'après elle, et d'après elle, pionnière méritante, que d'autres ont aplani les voies. Hommage à elle, et mourez bien, "nous nous chargeons du reste". S'il vous faut des extraits, tout dépend des ouvertures du bureau de poste de Mérignac, qui possède une photocopieuse.

    Sinon, vous vous passerez d'extraits, mille excuses, je dois rendre ce livre à qui de droit. "Vivons heureux en attendant la mort", musique (etc.).

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MALLET – JORIS "LA MAISON DE PAPIER" 2038 10 15 80

     

     

     

    Bonjour et joyeuses retrouvailles, nous passerons ensemble une heure et demie chaleureuse sans s, le pluriel ne commençant qu'à 2. Et ne nous fatiguons pas les méninges : ce ne sera jamais que du Mallet-Joris. Et Pierre Desproges, dix étages au-dessus. Et puis l'auteur du feuilleton bien sûr, qui s'obstine à publier sous le nom d'un cocher de fiacre, Collignon. Assez causé, posez culotte, disques (deux disques de variété) - Mallet-Joris, Mallet-Joris, à quelle sauce seras-tu mangée ? Tu publiais dans les Soixante-Dix un ouvrage de référence, ut aiunt, sur l'éducation des enfants, Dieu et les femmes de ménage, intitulée (belle japonaiserie) La maison de papier. On en fit grand cas, un extrait en figure dans "Mots et merveilles", au collège. Voyons de quoi il retourne, ô livre landaais parmi les grands pare-feux. Tu donnes ton avis sur tout, comme moi-même, avec légèreté, joie, frivolité, féminité. Tout est grave, la misère, Notre-Seigneur, l'amour et l'éducation, tout peut se traiter par-dessous l'aile de papillon, dans un grand papillotement de style agréable. Inutile de se prendre la tête dans les mains. Comme disait le pédophile Roge Martin du Gard, "A quoi bon méditer sur la vie ? La cause est entendue une fois pour toutes." Bon, me direz-vous, ça ne vous a pas plus, vous persiflez – mais si ! mais si ! je me suis rué jusqu'à la fin comme sur une pente, comme dans un roman-photos qu'on lit d'un coup, d'une traite ! Agréable et sans prétention. Simplement le stylo du critique reste court. Nadeau me reprocherait ce que je voudrais faire, la seule chose qu'il me resterait à faire désormais : raconter le contenu – cependant nous dirons que l'ouvrage est subdivisé en une infinité de petits paragraphes, notes et notules, comme un tas d'emplettes qu'on éparpille. Il règne une savante pagaïe, ainsi que dans l'appartement de Françoise M.J., personnage bretécherien s'il en est : animaux, mari, enfants et bonnes, salaire confortable et double pour survivre à Paris, plus, une Ibérique.

    Cette disposition paragraphique permet permet de feuilleter, picorer les formules : d'aller, chaque fois, ein Stûck weiter, un peu plus loin. L'on se laisse aller. Rien n'est grave. Que l'on éduque bien ou mal, tout enfant porte ses fruits. Que l'on se tourmente pour Dieu ou non, que votre salut vous soit à charge ou non, faisons confiance ; que les coups de gueule éclatent en famille, qu'ils n'éclatent pas, le temps passe et repasse, c'est fabuleux, tout s'apaise. Calmez-vous, braves bourgoises du XVIe ! ou XVIIe, n'exagérons pas : "tout passe, tout casse, tout lasse." ...et les

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MALLET – JORIS "LA MAISON DE PAPIER" 2038 10 15 81

     

     

     

    pauvres de passage que nous secourons, les hippies de passage que nous accueillons, sont parfois bien plus méchants, lâches et profiteurs que les patrons, qui ont aussi leurs soucis... Que de femmes de ménage boivent ou couchent, ou boivent et couchent ou meurent en couches ! Ô tendresse por l'humanité, larme perlant attendrie, quand tu nous coules, quand tu nous noies !

    Philosophie paisible et se délectant même des exquises et réelles souffrances – j'insiste : les mêmes – dont elle souffre ; ô émerveillement devant la nature de l'humain ! Mais de là à parler de Montaigne, non. Une marche. SVP. Montaigne féminin? ...encore moins. Bouddha au salon, peut-être. Epicure au boudoir. Vous reprendrez bien un petit Epicure au boudoir ? "Volontyl, avec de la tanchichier" – volontiers, with a touch of chantilly, please. (...) tout ce que c'est qu'un jeune couple, merci pour ce pincement, merci pour cette humanité poignante et discrète – allons, je l'ai assez piquée :

    / lecture de la p. 58 /

     

    Mai 68 jugé avec délicatesse, plus une citation dans mon carnet : "C'est un peu hypocrite, je trouve. Tu dis : voilà ce que j'en pense et maintenant faites ce que vous voulez. Mais dans la mesure où ils t'aiment et t'admirent, tu les influences d'autant plus." Vous rendez-vous compte de la gravité de l'enseignement, non seulement dans les salles mais de mère à filles et fils ? Oui, elle l'a pris au sérieux. Ce n'est pas parce que je m'en fous qu'elle doit s'en être toujours foutue. On touche à tout – Françoise a le droit.

     

    / lecture des pages 113, 160 /

     

    Pouruoi vouloir faire passer Françoise Mallet-Joris pour une sotte ? Les écailles tombent des yeux. Ce livre peut se relire ! L'eussé-je cru ? Aurais-je cédé au machisme ? Une femme n'aurait-elle pu écrire de la bonne approche philosophique ? Si c'eût été Alain Chartier, l'eussé-je ainsi étrillée ? De quel droit ne pas croire en sa foi, en son engagement politique ? Parce qu'elle est bourgeoise du XVIe ? et alors ? Claude Mauriac n'est-il pas moins sincère ? Le critique tombe dans COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MALLET – JORIS "LA MAISON DE PAPIER" 2038 10 15 82

     

     

     

    les bras de Françoise en sanglotant d'attendrissement. Ils font tous deux de la littérature. Achevons la p. 207 :

     

    / lecture de la p. 207 /

     

    - une femme écoute parler son garçon de 20 ans, tandis qu'un homme cherche en vain sa fille de 18... et bof.

     

    / Musique /

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    WALTER SCOTT "IVANHOE" 38 10 22 83

     

     

     

    Chalom ou leïchom à mes amis juifs (je n'en ai pas), salaam ou leïkoum à mes amis musulmans (je n'en ai pas) – je n'ai pas d'amis, c'est trop sale chez nous – tout ça pour dire ue je vais vous parler d'antisémitisme ; ennemis antisémites, apprenez des choses, que tous mes auditeurs écoutent aussi de la musique, fassent bon accueil au feuilleton De l'Ariège et de l'Aude et saluent Schumann aussi bien que Menuhin. Ave, couronne attentive tournée vers les enceintes ; Seigneur, Adoni, Allah, donne-nous le temps.

    ( Audition d'un disque de Ribeiro)

    Ivanhoe, lecture de notre enfance à nous les vieux, qui lisions ; grand chevalier blanc surgissant pour sauver veuves, orphelins, veaux, vaches, cochons, couvées, dans les traces du roi Richard Lion's Heart incognito, pour épouser quelque noble fille blonde et chlorotique – ne pas oublier que Walter Scott écrivait pour les poitrinaires. Il y fit fortune. Sa maison se visite, il y rassembla toutes les médiévaleries qu'il put. Puis son œuvre ne fut plus visitée que par les enfants. La fierté d'Ivanhoé, son caracolage exaltant, bien européen, séduisirent les petits Anglo-Saxons chevauchant des balais et jouant du sabre de bois : les bons et les méchants bien tranchés, surtout ces derniers ; les naïvetés de style et clichés, voilà ce dont raffolent les gosses à l'univers rassurant. Ivanhoé rentra dans la littérature, précédant Jules Verne, Edmond About, Jack London, Olivier Curwood.

    Il est toujours vivant, depuis le Moyen Âge, en compagnie des Lohengrin, Gauvin, Sylvain, Perceval, j'en ai inventé un. Ce sont les descendant des anges : "Les anges passent / Ne s'arrêtent pas..." - ha ha ! vous croyez donc avoir inventé le monde ? Ce sont les justiciers, les gardiens de la foi ! On ne trahit ni sa foi ni son roi ni sa dame ! Evoluent en contrepartie les traîtres, Templiers, hommes d'Eglise puissants, les gros pecquenods rabelaisiens ou postrabelaisiens, jurant, bouffant du lard ; les seigneurs arrogants. Ajoutez quelques scènes de tournois. Pour les décrire, on puise dans les cérémoniaux d'antan. Beaucoup d'autres ont traité le sujet. Bresson lui-même dans Lancelot du Lac (encore un).

    Puis-je dire que tous nous vibrons à l'apparition de ces chevaucheurs de chevaux non de femmes. Même Vassiliu qui ridiculisa affectueusement Ivanhoé : "Eh attendez les gars / J'ai envie

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    WALTER SCOTT "IVANHOE" 38 10 22 84

     

     

     

    d'faire pipi" – comment pisser quand on est en armure ? Tous aiment le roi Arthur, Excalibur, et la Bassure. Nous voyons tous repousser en nous les racines de la culture celtico-romantique, même les prétendus incultes. Eh oui ! Eh oui... Seulement, l'autre versant revient à la surface, n'ayons pas peur des métaphores à la Joseph Prudhomme : cet ouvrage, Ivanhoé, aimé des enfants jusqu'à quinze ans, et de leurs maîtres, présente une double intrigue : le roi Richard malgré son absence parviendra-t-il à rétablir son autorité en Angleterre, oui, grâce à Ivanhoé. Le templier, homme d'Eglise et chaste ! parviendra-t-il à s'envoyer la jeune juive ?

    Oui, j'ai dit "juive". Bizuive, bizuive. Deuxième intrigue. Rideau derrière le rideau : Jacob sauvera-t-il sa fille ? Jacob, juif, faux riche, rampant, digne de tous les coups de pied au cul, méprisé, adoré quand on a besoin d'or, mais toujours lâche ! Avec tout de même, tout de même, comme les animaux, de fiers sursauts de dignité quand on veut attenter à l'honneur de sa fille ! On l'admire comme on admirerait un lion, un loup, un ours défendant sa progéniture, comme un animal même le plus noble, mais pas comme un homme ! Jamais comme un homme. On ne le distingue pas d'un porc courageux. Quant à sa fille, toutes les concessions lui sont faites : elle a la beauté de sa race, la peau brune de sa race, le courage de sa race, la noblesse de sa race, mais qu'elle reste chez elle, la putain de sa race, qu'elle demeure religieuse chez les juives, qu'elle renonce au blond, au bel Ivanhoe, qu'elle ne le souille pas, qu'elle le laisse épouser son boudin au ventre blond, qu'elle soit couverte de fleurs, d'éloges, car son courage et son action l'ont menée, l'ont haussée à notre niveau, et même plus haut que nous, mais tout en demeurant juive, marquée, flétrie de naissance mais fière, puisant dans cette flétrissure originelle de quoi rebondir plus haut.

    Même lorsque Walter Scott dénonce les ignominies de l'Eglise (autre cible, youppiii) – il prend bien soin de laisser impunis les Grands Prélats, dont la faute est non pas d'avoir enlevé une femme, ni d'avoir voulu la prendre sous la menace, mais que ce soit une juive, une sorcière, à deux doigts d'être brûlée, cependant sauvée par les compagnons de qui ? vous brûlez... Figurez-vous que, pour faire bonne mesure, Robin Hood est du lot. Magnifique, non ? Pas plus dans les films que dans le livre de la Collection Verte, on n'a jugé nécessaire de traduire en "Robin des Bois", et c'est fort dommage. Ivanhoé, chef-d'œuvre de chevalerie donc, mais chef-d'œuvre d'antisémitisme, insidieux, COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    WALTER SCOTT "IVANHOE" 38 10 22 85

     

     

     

    présenté sous l'aspect salvateur de la proposition suivante : "Comment se sauver du péché originel", les juifs l'ayant plus que les autres n'est-ce pas – antisémitisme répugnant parce que comique. Walter Scott a voulu faire drôle : supplications, coups de pied au derrière, lamentations éternelles de lâches et de vieilles femmes... mon Dieu, que les petits enfants ont dû rire devant ce vieux clown ! Juif ? Qu'est-ce que c'est, un juif ? Tu en connais, toi ? Non, jamais. Jusqu'au jour où un jeune juif, dans Le cœur est un chasseur solitaire, se demandera pourquoi tout le monde rigole et se mettra à réfléchir, à pleurer secrètement.

    Walter Scott était innocent. L'étaient moins ces profs qui mettaient ce livre à leur programme, jusqu'en 1940, aux Etats-Unis, et encore maintenant sans doute dans le Shropshire, le Staffordshire, sous prétexte que c'est une belle, grande et réconfortante œuvre : exact. Mais n'oubliez pas, enseignants d'Angleterre et d'Irlande, de mentionner toujours les antisémiteries de ce livre à redécouvrir : de Walter Scott, Ivanhoé.

    Extraits :

    1. 47 : innocent, grandiose, médiévo-peplumnique.
    2. 94 : incompréhensible, sauf par les ivrognes... et toujours pas d'antisémitisme.
    3. 141 : la brave juive, fière de sa race, veille en infirmière sur le beau blond bouclé (c'est touchant !)
    4. 188 : l'antisémitisme, ça vient, ça vient ! Si le templier est tombé amoureux d'elle, ce ne peut être que parce que toute juive est sorcière ! C'est elle qui a failli le violer, ben voyons, quoi de plus naturel ! Et si ce n'avait pas été une juive, ç'aurait été une femme ! Ah, vieilles ficelles, vous marcherez donc toujours !
    5. 235 : au dénouement, un mort ressuscite, et donne Lady Rowena, blond boudin, à Ivanhoé, encore absent pour courir au secours d'un juif, quel héros ! Il n'y a que lui pour faire ça !

    C'est tout pour ce soir ! Le 5 novembre, rendez-vous pour Jean Raspail ! Moi je l'connais, eueuh ! Chalom, têtes de lard !

     

    / Musique /

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    CHRISTINE LAFON « MEMOIRES D'UN BRIN DE PAILLE » 38 11 05 86

     

     

     

    Adieu, belles et brèves vacances  de Toussaint ! Vandekeen et Colllignon

    - Bonjour Vandekeen !

    - Bonjour Collignon !

    ...sont heureux de vous présenter Lumières, Lumières de la Saint-Sylvie, émission consacrée à Christine Lafon sans t, au feuilleton dont vous aurez la fin et un peu de début pour vous le remémmorer bande de fumeurs, divers disques de 89 alias « La merde comme chez soi », et quelques propos de Desproges à ne pas manquer, envoyez le blues !

     

    / Audition de deux disques de variété /

     

    Christine Lafon écrivit Diables d'enfants. Gallimard le reprit sur sa bande-annonce, mais transforma le titre en Mémoires d'un brin de paille, on se demande bien pourquoi, ôta cent page et tripatouilla tant et si bien qu'on n'y comprit plus rien. Eh bien n'essayez pas. Non qu'il n'y ait pas d'intrigue, mais plutôt que l'essentiel n'est pas là. La principale réussite, ce sont les Landes : couleurs des Landes, parfums, griffures de ronces et de genêts, ciels courants comme des chiens venus de l'Océan, pas de touristes, mais des insectes, des oiseaux et du vent qui saute. Peut-être que j'ai tout inventé. C'est ce que j'ai cru retenir : cette eau sous le sol, ce sable qui gravillonne sous les pieds, cette terre indécise.

    Et le village, avec ses deux cafés, sa faune et sa flaure. Une multiplicité de personnages complètement fous, caractérisés d'un trait à la Dufy, à la Matisse, et qu'on n'oublie pas, même s'ils ne tiennent qu'un petit rôle. Des personnes qui sont des traits d'aquarelle, jeunes, fugaces, toujours disparaissant-reparaissant comme des libellules ou des bourdons ivrognes ; avec une noce façon Genitrix – la noce campagnarde, morceau obligé. Au milieu des plantes et des chevaux, deux jumeaux bpatards, bâtards d'Arabe de surcroît, sèment leurs malédictions, déversent des tombereaux de farces et de maléfices sur un village tolérant et débonnaire. Ils ne fréquentent pas l'école, ils se désirent un peu, ils épatent leurs frères et sœurs, se font haïr de leur mère impuissante, se découvrent (et là j'ai mal compris, Gallimard a tranché) une aïeule nonagénaire ultraridée.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 11 05 87

    CHRISTINE LAFON « MEMOIRES D'UN BRIN DE PAILLE »

     

     

     

    Le lecteur trouve aussi une vieille Gitane, Zia, amoureuse du jumeau Jean-Edmond, une sourde et muette en robe légère bleue amie de la jumelle Marie-Libertine, et tout cela léger, grave,terriblement léger, de cette frivolité grave d'un Autant en emporte le vent sans guerre civile. Question de bâtardise, question de marginalité, l'autrice ne nous en conte pas, ne nous assène rien, donne à penser sans en avoir l'air, et c'est à la fois nul, ravissant et profond. Ravissant, au sens des bourrasques landaises qui vous emportent tout ébouriffés vers la cime des pins. Le style est en rapport, en adéquation parfaite avec le sujet, truffé de clichés de jeunesses, mais exprès, semé de brusques virages, détestable, puis indispensable. Édité par quel mystère. L'autrice périclite. Envoyez-lui vos encouragements. Peut-être trouverez-vous son livre un jour en feuilleton ?

     

    Galerie de portraits : en avant-propos, la page 47. Puis, autres portraits de jeunes, pochade, pochade : page 94. Puis des révélations sur un faux écrivain, page 141. Tout cela léger, fort et inoubliable comme un Verlaine, comme Brassens : « ...elle s'en allait toute nue ». D'autres y ont vu beaucoup d'amertume, beaucoup de griffures. Une transparence mozartienne, une enfance imaginative et blessée transposée en de multiples personnages, qui ont tous en commun cette arrogance des mutilés, comment dire, cette jeunesse qui bouscule en foutant le camp, qui nie plus encore en se marginalisant qu'en heurtant de front. La technique de Poil de Carotte sous son toiton, avec les lapins.

    La technique du gosse qui crie à 'intérieur « Je t'emmerde ». Seulement là, il y a les Landes, il y a l'espace et les pins, et le seul moyen de se marginaliser est celui d'occuper l'espace qui n'est pas le village, c'est pourquoi d'ailleurs tous les Landais sont un peu marginaux, un peu fous, un peu à l'écart, du moins à l'aune de ce livre, et le village n'est pas tellement méchant ni vipérin, parce qu'il n'y a pas tellement de richesses à garder, différemment des Landais de St-Symphorien, de Malagar et de Mauriac. Même la vieille ou devenue telle Hazéra-la-Mère, la pécheresse d'Arabe, borne sa méchanceté vieille-sorciéresque à exclure les jumeaux et tous ceux qu'ils fréquentent ou suscitent. La jeunesse n'est jeunesse qu'excluante.

    En fuyant et en recréant seulement l'on est jeune, telles ces blattes qui pondent quarante COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 11 05 88

    CHRISTINE LAFON « MEMOIRES D'UN BRIN DE PAILLE »

     

     

     

    œufs avant de mourir (on s'instruit à « Ciel mon mardi »), les jumeaux accouchent de leurs compagnons de jeux, de leur vieille protectrice nonagénaire et antipantouflarde en pantoufles, accouchent de la Muette en bleu, de la Gitane, du cheval, de toute cette panoplie d'air et de pins bruissants. Ils sont démons et démiurges. Ils vous évadent. Ils vous soulèvent, vous péterpanisent,

     

     

    vous courandérisent, vous assèchent, vous landisent, vous purifient. Alors, jugez de par vous-mêmes, puisque j'ai dû rendre tout cela, et que je n'ai pas de fax, pour faire venir les photocopies comme au feu sur le beurre. Merci en tout cas à madame Lafon pour avoir répondu à mes envois. C'est tout for to-day, folks ! Envoy the music !

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 11 12 89

    JEAN RASPAIL « SIRE »

     

     

     

    Nous perfectionnerons aujourd'hui notre connaissance de l'œuvre raspalienne, avec Sire, l'ouvrage de Jean Raspail, qui frôla puis rata le Renaudot faute d'intrigues (…)

    / Audition de La valse de l'Empereur de Johann Strauss /

     

    Comment mieux enchaîner après La valse de l'Empereur, qu'en évoquant le titre de Sire, doublement titre puisque d'un livre, édité chez de Fallois ? Sire, ou le couronnement raté. Mais réussi. Mais manqué. Expliqhons. Il est des lieux où souffle l'esprit. Pour Jean Raspail, c'est une île au large de Roscoff, où vivent deux prétendants au trône. Comment le sont-ils, nul ne le sait. Que cela soit acquis, postulé, postulat. Vous en verrez bien d'autres avec mon Enigme sacrée, d'une semaine à venir. Descendants de la race mérovingienne, ils vont parcourir, de relais en relais, la route qui les mène jusqu'au bord de la Loire, initiation par le fleuve Liger des Gaules, puis jusqu'à Saint-Denis, où furent enterrés puis profanés nos rois, puis jusqu'à Reims, où ils seront sacrés, lui le Roi, jeune, blond, en compagnie de sa sœur pharaonique.

    C'est tout. C'est l'unique intrigue. Et qui donc servira d'aides ? Les vieillards, les plus de 90 ans, ceux qui conservent, ceux qui relient aux temps reculés, non pas ceux qu'on méprise et qu'on traite de Papy dans les asiles, mais les Sages d'Occident. Tous prêtres ou moines. Mission impossible, mission secrète. Nous sommes en 1999. La guerre des banlieues a éclaté. Le génie de Raspail ne se trompe que de peu. Tel est le royaume qu'affronte le jeune postulant au trône, celui qu'il doit dominer – mais le royaume ne doit pas le savoir, car il ne comprendrait pas, car il n'admettrait point. La royauté réside dans le royaume immatériel de France comme l'ultime lueur de Dieu dans le regard de l'assassin, comme ce que nous refusons de croire.

    Au-dessus des piures bourbiers planera l'esprit des nations ; les temps sont révolus, même les révolutionnaires. Nulle propagande ici, les temps sont révolus, même plus révolutionnaires. Nulle hautaine leçon de politique : nous sommes à côté de la religion. Raspail, comme dans ses ouvrages antérieurs, se situe d'emblée dans l'extradimension du perdu : « Mon royaume n'est plus de ce monde ». C'est pourquoi il l'englobe tout entier, car il est intérieur à moi, et touche, de par COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 11 12 90

    JEAN RASPAIL « SIRE »

     

     

     

    l'intérieur, l'intimité de tous. Un royaume de Dieu, une région d'au-dessus de l'esprit, à côté de Dieu, sans bondieuserie, sans attendrissement sur la notion de «qui perd gagne » : ou bien le martyr, ou bien le témoin rejoint Dieu. Nul besoin de rétablir en France une vraie royauté, à moins qu'elle ne soit constitutionnelle. Il s'agit plutôt de sublimer l'échec, de rejoindre cette partie de nous toujours tenue en échec par la stupidité de la vie des autres. La sublimation de l'échec se fait par l'imaginaire, par la fonction romanesque, par le « tire-haut » de la littérature qui depuis ses cimes réordonne tout. Le plan littéraire est le plan royal par excellence, le plan reconstructif : celui d'un Dieu-Esprit qui débrouille le chaos. De cela participe la foi. Comme il faut bien quelque matière pour ne pas s'évanouir dans l'évanescence, Jean Raspail a manigancé de belles scènes prises en bonne documentation, des personnages aussi, hauts en couleurs, puérilement monolithiques, sans états d'âme pour ce qui est des croyants : car l'enfant, le vierge de 18 ans, voit seulement le monde tel qu'il doit être, autrement dit tel qu'il est.

    Voivi d'abord la soupe aux rois, potion magique vénérable et dégueulasse, potage de chairs en décomposition où nos révolutionnaires crurent s'abreuver : le 13 octobre 1793, on déterrait les rois, on profanait leurs tombeaux. Cette putréfaction sacrilège ouvre cette Bible de pureté, ces chairs sont le ciment imbrisable de la foi royaliste :

    « Sur plusieurs niveaux de profondeur s'entremêlaient en un étroit espace les plus anciens des Capétiens, avec Hugues Capet, qui était aussi un Carolinien, en ligne directe depuis Charles Martel, lequel descendait en droite ligne du roi Clodion le Chevelu, frère aîné de Mérovée, tous deux fils du roi Pharamond qui fut le premier de nos rois. Les Childéric, Childebert, Clotaire, Caribert, Chilpéric, Clovis, Thierry, et aussi quelques-unes de ces reines terribles qui avaient pour noms Ultrogothe, Bertrude, Batilde, Bilehilde, ne purent être identifiées. Les inscriptions gravées étaient effacées » (p. 47). « Foi » est le mot : c'est de Dieu que l'on tient les fonctions royales. C'est des prêtres, des vrais prêtres, des abbés difficiles, non pas ceux qui se mêlent de nos chambres à coucher, mais de ceux qui refusent de transiger sur les principes de la Chrétienté, que vient l'aide occulte (…)

    Cetera desiderantur

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    STENDHAL « LA CHARTREUSE DE PARME »

     

    Mesdames, Messieurs, Gens de la Sorbonne et d'ailleurs, il en est des classiques comme du Christ, il est des sujets qu'on ne peut aborder sans sacrilège : ce soir nous vous présentons en vingt modestes minutes, La chartreuse de Parme, de Stendhal, qui se prononçait lui-même « Standhal ». Chacun s'imagine être chrétien. Faux. Il n'y a pire territoire à reconquérir qu'en pays chrétien. Chacun s'imagine avoir lu Stendhal, même Sylvie Vartan. Faux : on a vu le film. On a lu, en vitesse, en classe de première. Depuis, c'est resté dans la tête, comme sous les vieux pneus, au fond d'une cave. Alors, nous tenterons ce soir quelque chose d'extraordinaire et de professoral, quelque chose comme de la chirurgie, ou l'archéologie : lire la page 303 des Classiques Garnier, et tout rafraîchir.

    Par bonheur, et Stendhal le disait lui-même, cette page se situe au sommet de l'ouvrage, dans ces purs moments de l'amour... nous rappelons la situation : figurez-vous, monsieur Dugenou – ah comment se rapprocher des masses ? - qu'un beau jeune homme, en prison dans un donjon, tombe amoureux de la fille du geôlier, Clélia, qui soigne ses oiseaux à l'étage en dessous. Comment le lui faire savoir ? Lisons avec recueillement ce texte con sacré :

    « Le soir de ce jour où il n'avait pas vu sa jolie voisine, il eut une grande idée : avec la croix de fer du chapelet que l'on distribue à tous les prisonniers à leur entrée en prison, il commença, et avec succès, à percer l'abat-jour. C'est peut-être une imprudence, se dit-il avant de commencer. Les menuisiers n'ont-ils pas dit devant moi que, dès demain, ils seront remplacés par des ouvriers peintres ? Que diront ceux-ci s'ils trouvent l'abat-jour de la fenêtre percé ? Mais si je ne commets cette imprudence, demain je ne puis la voir. Quoi ! par ma faute je resterais un jour sans la voir ! et encore quand elle m'a quitté fâchée ! L'imprudence de Fabrice fut récompensée ; après quinze heures de travail, il vit Clélia, et, par excès de bonheur, comme elle ne croyait point être aperçue de lui, elle resta longtemps immobile et le regard fixé sur cet immense abat-jour ; il eut tout le temps de lire dans ses yeux les signes de la pitié la plus tendre. Sur la fin de la visite elle négligeait même évidemment les soins à donner à ses oiseaux, pour rester des minutes entières immobile à contempler la fenêtre. Son âme était profondément troublée : elle songeait à la duchesse dont l'extrême malheur lui avait inspiré tant de pitié, et cependant elle commençait à la haïr. Elle ne comprenait rien à la profonde mélancolie qui s'emparait de son caractère, elle avait de l'humeur contre elle-même. Deux ou trois fois, pendant le cours de cette visite, Fabrice eut l'impatience de chercher à ébranler l'abat-jour ; il lui semblait qu'il n'était pas heureux tant qu'il ne pouvait pas COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 11 12 92

    STENDHAL « LA CHARTREUSE DE PARME »

     

     

     

    témoigner à Clélia qu'il la voyait. Cependant, se disait-il, si elle savait que je l'aperçois avec tant de facilité, timide et réservée comme elle l'est, sans doute elle se déroberait à mes regards.

    Il fut bien plus heureux le lendemain (de quelles misères l'amour ne fait-il pas son bonheur!) : pendant qu'elle regardait tristement l'immense abat-jour, il parvint à faire passer un petit morceau de fil de fer par l'ouverture que la croix de fer avait pratiquée, et il lui fit des signes qu'elle comprit évidemment, du moins dans ce sens qu'il voulait dire : je suis là et je vous vois.

    Fabrice eut du malheur les jours suivants. Il voulait enlever à l'abat-jour colossal un morceau de planche grand comme la main, que l'on pourrait remettre à volonté et qui lui permettrait de voir et d'être vu, c'est-à-dire de parler, par signes du moins, de ce qui se passait dans son âme ; mais il se trouva que le bruit de la petite scie fort imparfaite qu'il avait fabriquée avec le ressort de sa montre ébréché par la croix, inquiétait Grillo qui venait passer de longues heures dans sa chambre. Il crut remarquer, il est vrai, que la sévérité de Clélia semblait diminuer à mesure qu'augmentaient les difficultés matérielles qui s'opposaient à toute correspondance ; Fabrice observa fort bien qu'elle n'affectait plus de baisser les yeux ou de regarder les oiseaux quand il essayait de lui donner signe de présence à l'aide de son chétif morceau de fil de fer ; il avait le plaisir de voir qu'elle ne manquait jamais à paraître dans la volière au moment précis où onze heures trois quart sonnaient, et il eut presque la présomption de se croire la cause de cette exactitude si ponctuelle. Pourquoi ? cette idée ne semble point raisonnable ; mais l'amour observe des nuances invisibles à l'œil indifférent, et en tire des conséquences infinies. Par exemple, depuis que Clélia ne voyait plus le prisonnier, presque immédiatement en entrant dans la volière, elle levait les yeux vers sa fenêtre. C'était dans ces journées funèbres où personne dans Parme ne doutait que Fabricene fût bientôt mis à mort : lui seul l'ignorait ; mais cette affreuse idée ne quittait plus Clélia, et comment se serait-elle fait des reproches du trop d'intérêt qu'elle portait à Fabrice ? il allait périr ! et pour la cause de la liberté ! car il était trop absurde de mettre à mort un Del Dongo pour un coup d'épée à un histrion. Il est vrai que cet aimable jeune homme était attaché à une autre femme ! (note 876 : Ce sont les étapes de l'amour commençant, ou renaissant, de Clélia, que Stendhal analyse en ces pages. Elle est malheureuse en pensant que Fabrice est attaché à une autre femme, et, cete autre femme, en dépit de la pitié qu'elle COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 11 12 93

    STENDHAL « LA CHARTREUSE DE PARME »

     

     

     

    éprouvait encore pour elle, deux pages auparavant, elle commençait à la détester : une page plus loin, il n'y a plus d'illusion à conserver, elle a pour elle de la haine. Ce sentiment de jalousie ne prête à aucune équivoque. « Et » chez les femmes la jalousie doit être encore plus abominable, s'il se peut, que chez les hommes », tiré de De l'amour, I, 190 » - retour au texte de Stendhal :

    « Clélia était profondément malheureuse, et sans s'avouer bien précisément le genre d'intérêt qu'elle prenait à son sort : Certes, se disait-elle, si on le conduit à la mort, je m'enduirai dans un couvent, et de la vie je ne reparaîtrai dans cette société de la cour, elle me fait horreur. Assassins polis !

    « Le huitième jour de la prison de Fabrice, elle eut un bien grand sujet de honte : elle regardait fixement, et absorbée dans ses tristes pensées, l'abat-jour qui cachait la fenêtre du prisonnier ; ce jour-là il n'avait encore donné aucun signe de présence : tout à coup un petit morceau d'abat-jour, plus grand que la main, fut retiré par lui ; il la regarda d'un air gai, et elle vit ses yeux qui la saluaient. Elle ne put soutenir cette épreuve inattendue, elle se retourna rapidement vers ses oiseaux et se mit à les soigner ; mais elle tremblait au point qu'elle versait l'eau qu'elle leur distribuait, et Fabrice pouvait voir parfaitement son émotion, note 877 : Correction de Chaper « l'excès de son émotion ».

    Dans le fragment nouveau mis dans son appendice à l'Amour et qui est intitulé : Ernestine ou la naissance de l'amour, on voit Ernestine, intriguée par l'inconnu qui lui adresse fleurs et billets, se réfugier comme Clélia près de sa volière. Là elle peut trouver la solitude et observer les démarches de son soupirant. Retour au texte :

    « Elle ne put supporter cette situation, et prit le parti de se sauver en courant. »

    Qu'y a-t-il dans ces pages ? Rien, et tout l'amour, et tout l'espace du monde. Tout l'inaccomplissement, et tout l'accomplissement, l'un dans l'autre, précisément parce qu'il n'y aura jamais l'un dans l'autre. Il est à préciser que l'abat-jour est une pièce de bois fixée dans la pierre, destinée à ôter au prisonnier l'envie de voir ailleurs s'il y pouvait être. Que Stendhal m'agace mon Dieu que Stendhal m'agace, et qu'il m'aura fallu du temps avant d'entrevoir comment je pourrais aller jusqu'à lui (et je parle de convertir les masses...) Ainsi de ce « jolie voisine » qui semble niais : COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 11 12 94

    STENDHAL « LA CHARTREUSE DE PARME »

     

     

     

    c'est, grand sot que je suis, une marque non seulement de la galanterie de mise en ces milieux, car on peut être aristocrate et en prison, mais aussi le signe de l'ironie amoureuse portée par Stendhal sur tous ceux qu'il aime. De même pour la croix de fer du chapelet : comment faire croire un instant à l'exécution du jeune homme, Fabrice, à voir la sévérité feinte, la moue trop renfrognée de ce der sur ce chapelet ? Stendhal énerve et enchante précisément par cette permanente présence : sa « grande idée ». Puis il fait ce qu'on ne fait plus : il entre dans le personnage qu'il a fabriqué, il lui prête des pensées, il lui prête des hésitations, une psychologie, sans oublier l'exactitude : l'abat-jour est neuf, toujours cette planche n'est-ce pas, et l'on va le repeindre, administrativement !

    Il faut que l'intérieur de la cage soit beau, et sente la peinture, afin d'améliorer le confort du prisonnier Fabrice del Dongo ! Et ce dernier de se livrer au monologue intérieur. Et au sein de cette rudesse de planche, de fer et de peinture, se déclenche et s'affine le miniatutrisme de l'amour et des vexations, des petits riens énormes grossis par la prison, par le vide d'une tour où rien ne se passe que des tours de garde, ou d'un appartement de jeune fille sur lequel règne un père sévère ! Lieu métaphorique, chacun n'ayant à faire que d'aimer, de faire connaître qu'il aime par de petits signes, bloqué de toute part chacun par ses murailles et par les conventions, d'une fille de rien al Signore del Dongo ! Tout ceci n'est que décor d'opérette, entre les fentes des paupières et du bois passe la tendre pitié !

    Ô l'étrange métier que d'être geôlière, ignorante des hommes et savante d'amour, savoir qu'il y a là des hommes qu'on torture et qu'on emprisonne, savoir qu'on les aime tous et que tous, méritant l'amour par leur souffrance, relèvent de l'interdit ! la loi renforçant le père, et la condition de jeune fille d'autrefois... Mais toutes les jeunes filles communiquent et pressentent. Un élément nouveau à présent apparaît. C'est de la politique qu'il s'agit. Tout le monde sait chi è il prigionero : un aristocrate, assassin d'un histrion, d'un comédien, ô monsieur Dugenou. La maîtresse du jeune homme est une duchesse. Et, voyez la subtilité, l'amour de Clélia commence avec la haine de sa rivale. Fabrice, crument, queutement, ne pense qu'à s'évader, après avoir conquis ce cœur peu dangereux (la fille d'un geôlier), après avoir percé de sa croix de fer sa membrane de vierge en bois – mais qui se montre sévère pour del Dongo ? N'est-il pas condamné à mort ? N' a-t-il pas droit au COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 38 11 12 95

    STENDHAL « LA CHARTREUSE DE PARME »

     

     

     

    consolamentum de l'amour ? Ni d'ébranler l'abat-jour ? Il connaît jusqu'ici les manœuvres de salon, le voilà-t-y pas qu'il se gratte les mains à du bois, du vrai ? qu'il se mêle à la masse du haut de son donjon ? ...Mais je dérape. Fabrice fait un trou, Fabrice passe un fil de fer. Fabrice est au bagne, Fabrice est Denissovitch – un rien l'amuse, un rien le comble, un fil de fer vainc les murailles et toutes les pudeurs. Fabrice va mourir, et il ne se préoccupe que d'amour, d'amour naissante, qui est la plus belle et plsu indispensable chose devant la mort : nier la mort, c'est commencer quelque chose précisément juste avant elle.

    Et Grillo, c'est le gardien, comme son nom l'indique. À ce moment, l'amour se fortifie. À ce moment germe le projet d'évasion. À ce moment pourtant l'obstacle s'épaissit. Et l'amour vainc tout le funèbre. C'est là le nœud. C'est là ce que Stendhal avait écrit de plus enchanteur. C'est là le sommet de cette Chartreuse de Parme, de ce donjon-prison d'où plane l'amour. Pour pimenter le tout, sachez que tout fut fait pour séparer Clélia de Fabrizio et que, bon sang, mais c'est bien sûr, l'abat-jour fut cloué précisémet pour les empêcher de se voir, et c'est pourquoi « ils se sont quittés fâchés ». Les femmes, en ce temps-là, n'aimaient pas être aimées. Aimées d'un coureur surtout. Mais la cruauté de l'abat-jour lui fit retrouver quelque estime pour le beau prisonnier brimé. Voilà comment l'esprit vient aux filles de geôlier.

    Voilà comment la haine vient, d'abord de la duchesse, puis de tous ceux qui emprisonnent et assassinent les jeunes gens trop beaux, pour qu'on ne les aime pas: les assassins polis qui de la bouche de Stendhal passent directement dans le cœur et sur la langue de Clélia. Clélia s'indigne. Comme Fabrice. Suivant la progression de mêmes points d'exclamation. Nous livrons à vos fiers appétits le texte de l'édition Garnier, y compris la note 876, et vous engageons à lire, M. Dugenou, ou à relire, si vous êtes Sylvie Vartan, La chartreuse de Parme, notes de Henri Martineau.

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    Vous apprendrez ce soir des choses extraordinaires sur Jésus-Christ, moi-même, Wagner et autres personnalités. Notre feuilleton vous sera assené au sein des merdes musicales les plus diverses. Et contrairement à ce que vous croyez, ce ne sera pas drôle.

     

    / Musique /

     

    L'énigme sacrée, tel est le titre sulfureux de l'ouvrage à trois auteurs comme un piano à trois voix : Michaël Baigant, Richard Leigh, Henry Lincoln. Tout se passe en Europe. Et vous pensez bien qu'on ne va pas vous la révéler comme ça, l'énigme sacrée. On va vous la distiller avant de vous l'instiller. Le procédé est efficace : partir d'un tout petit mystère pour déboucher sur une révélation extraordinaire devant affecter l'ordre du monde. Souvent les auteurs nous font saliver par leurs formules :"Nous avions découvert que... mais ce n'était pas suffisant... nous dirigeâmes nos recherches vers...mais nous aboutîmes à une impasse... Il fallait repartir sur une autre piste... ça y est, nous tenions le bon bout" – bref, du Fort Boyard avant la lettre.

    Et ça marche. Le télespectateur marche, pardon le lecteur court comme un nain sur les planches. L'ennui, c'est que je n'ai pas arrêté de zapper pendant Fort Boyard et que je me suis souvent ennuyé à lire de longues listes de grands maîtres de l'ordre de Sion. Et parfois je me suis passionné. C'est un gros bouquin : 451 pages grand format, notes et index compris. Tout commence par une chasse au trésor, comme dans l'émission : il était une foi(s), avec ou sans s, un curé, à Rennes-le-Château, près de Carcassonne. Il menait un train de vie fastueux, excellent sujet de rédaction. Il recevait des gens très haut placés, des princes incognito, ce qui est pour le moins bizarre pour un curé de campagne.

    Puis il mourut bien sûr, et chacun fouille encore le sol et sonde les murs. À partir de là se développe une vaste spirale de raisonnements tous plus originaux et fumeux les uns que les autres, visant à établir qu'un ordre mystérieux de moines, de guerriers, de moines-guerriers, de juifs francs-maçons, de juifs pas francs-maçons, de personnages louches de la haute, dont de Gaulle et Jean Cocteau, voyez un peu le mélange, et de maîtres du monde, tente avec succès – avec succès ! - de faire régner parmi nous une justice croissante et chaude. Il est à noter que toutes ces personnalités COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    sont originaires d'Angleterre, de France, et de la Bible, le reste du monde, Tibet, Pérou des Incas, Japon, provisoirement mis de côté. Cette conspiration bienveillante – et il est vrai que l'homme s'améliore, nous sommes devenus de grands sensibles, de grands douillets – remonte au Moyen Âge, à travers (je remonte, je remonte) les inévitables Templiers, les inévitables Cathares, l'inévitable Queste du Saint-Graal, le non moins incontournable roi Arthur et les druides celtes. Tous les chercheurs ésotériques ont connu ces sentiers battus. La méthode historique des auteurs se constitue à partir d'une idée préconçue : "Il y a conjuration mondiale" (ici, des forces du bien), "cherchons-en donc les traces".

    Et s'il n'y a pas de traces, c'est bien sûr qu'on les a fait disparaître... Moins il y a de traces, plus il y a d'indices. Moins il y a de preuves, plus c'est probant ! C'est ainsi qu'un jour nous démontrerons que Jeanne d'Arc, en conférence avec Vercingétorix à Osijek, a directement provoqué la Guerre de14. Il n'y a pas de preuve ? C'est bien la preuve qu'on nous cache quelque chose. Et cependant, nous lisons. Car les auteurs s'y connaissent en littérature, en machinerie de rêves. Ils possèdent une culture phénoménale. L'art consommé de résumer clairement la doctrine cathare, de préciser honnêtement leurs étapes et leurs échecs dans leur détermination de la nature du Saint-Graal. Ils n'ont pas leur pareil pour décortiquer les Evangiles, établir sur quoi ils ont convergé ou se sont contredits, ce qui intéresse aussi bien les athées que les croyants croyez-le ; ils se sont documentés.

    Parfois, leurs documents sont faux, comme le Protocole des Sages de Sion, qu'ils osent citer, mais, tenez-vous bien, en prétendant qu'il s'est inspiré d'un autre Protocole, antérieur, où le mot "juifs" doit être remplacé par un autre. Ils fouillent en tous sens, tantôt taupes, tantôt balais dans les fourmilières du savoir qu'ils font voler à tous vents. On s'ébroue dans les époques, dans les généalogies seigneuriales et royales, et l'on découvre que les Mérovingiens se sont reproduits jusqu'à nos jours, et qu'ils attendent de remonter sur le trône de France, depuis Charlemagne mein Gott quelle patience ! Bref le lecteur rêve, se repaît, nage dans un océan cabbalistique, c'est le Pendule de Foucault du pauvre, à la portée de toutes les têtes ; qui aime bien châtie bien - laissez-moi vous guider dans votre itinéraire. À la fin, si vous êtes bien sages, vous tiendrez la clef du COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    mystère, et ce ne sera plus la peine de vous procurer le livre. Ainsi donc, le petit village de Rennes-le-Château est le fil d'Ariane à partir duquel s'est déroulée toute la pelote. En page 47, rapide survol historique (30 000 habitants me semble énorme pour un "village" en 1360, surtout douze ans après la Grande Peste : il y a ainsi de ces approximations...) : "Au cours des cinq siècles suivants, la ville est le siège de l'important comte de Razès. Puis, au début du XIIIe siècle, une armée de chevaliers descend brusquement du nord sur le Languedoc pour anéantir l'hérésie cathare ; elle s'empare de tout ce qu'elle trouve sur son chemin et, au cours de cette croisade dite des Albigeois, le fief de Rennes-le-Château, capturé, change de mains plusieurs fois. Cent vingt-cinq ans plus tard, aux environs de 136, la population locale est décimée par la peste ; peu après, la petite ville est détruite par une bande de pillards catalans (note 4: "Fédié, Le comté de Razès, pp. 3 et suiv. Le chiffre de 30 000 habitants est avancé par G. de Sède dans L'or de Rennes, p. 17, mais il ne cite pas ses sources").

    "De mirobolantes histoires de trésors interviennent dans un grand nombre de ces vicissitudes historiques.

    "Les hérétiques cathares passaient, on s'en souvient, pour être en possession d'un trésor fabuleux, sacré même, qui selon certaines légendes n'était rien moins que le Saint-Graal. Cette ombre grandiose aurait ainsi poussé Richard Wagner à accomplir un pélerinage à Rennes-le-Château avant de composer son dernier opéra, Parsifal, et les troupes allemandes à se livrer, pendant l'occupation de 1940-1944, à d'inutiles fouilles dans le voisinage. Mais ce n'est pas tout, car le trésor perdu des Templiers hante aussi la contrée où le grand maître de l'ordre, Bertrand de Blanchefort, a fait creuser de mystérieuses excavations. Tous les récits s'accordent à dire en effet qu'elles étaient de nature clandestine, et l'œuvre de mineurs venus tout exprès de Germanie. La présence de ce trésor dans les environs de Rennes-le-Château, à l'époque de Dagobert II, est un bastion wisigoth et le roi lui-même a épousé une princesse wisigothe. Certains documents parlent de richesses amassées en vue de ses conquêtes militaires, et cachées dans les environs de la petite ville. Si (l'abbé) Saunières a découvert le trésor royal, les allusions à Dagobert contenus dans les messages chiffrés s'expliquent d'elles-mêmes. "Cathares, Templiers, Dagobert II... Et peut-être aussi un autre trésor possible – le vaste butin entassé par les Wisigoths au cours de leur tempétueuse COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    avance à travers l'Europe ? Butin d'un ordre différent, tout à la fois symbolique et matériel, né du légendaire Trésor du Temple de Jérusalem et touchant toute la tradition religieuse occidentale ? Hypothèse qui, plus que celle des Templiers, justifierait les références à Sion." En p. 94, les auteurs se gaussent de Gérard de Sède, grand amateur de Rose + Croix, n'oubliez pas le + typographique au milieu, ça fait chicos : "A quelques années de différence en effet, un matériel approprié est délibérément et systématiquement distillé fragment par fragment. La plupart de ces informations se présentent plus ou moins explicitement comme venant d'une même origine, confidentielle et gardée à l'abri des curiosités indiscrètes. Une à une elles viennent s'ajouter aux connaissances acquises, mais loin de clarifier la situation, elles semblent au contraire contribuer à en épaissir le mystère. Allusions séduisantes, hypothèses suggestives, références, sous-entendus, se mêlent et s'entremêlent en un subtil réseau bien fait pour attiser la curiiosité de l'amateur d'énigmes. D'interrogations en semblants de conclusion, de dates en lieux et de suggestions en insinuations, celui-ci est alors attiré, tel l'âne vers la carotte, dans une succession interminable de voies où rayonne toujours, insidieusement, l'éventualité d'une révélation explosive et capitale.

    "C'est donc sous les formes les plus diverses que ces informations sont divulguées, et souvent sous l'aspect d'ouvrages à grande diffusion, plus ou moins sibyllins, plus ou moins séduisants ou réussis. Ainsi Gérard de Sède a-t-il produit toute une série d'études sur des sujets apparemment aussi divers que les Cathares, les Templiers, la dynastie mérovingienne, les Rose-Croix, Saunières et Rennes-le-Château. Tout à tour évasif, espiègle, insinuant, modeste ou mystificateur, il ne cesse d'insinuer qu'il en sait plus qu'il n'en veut dire, à moins que ce ne soit là une élégante façon chez lui de dissimuler le fait qu'il en sait moins que ce qu'il veut bien prétendre... Ses ouvrages avancent cependant un certain nombre de détails facilement vérifiables qui sont autant de liens entre leurs thèmes respectifs, l'auteur affirmant d'ailleurs que les divers sujets traités se recouvrent les uns les autres.

    "De qui Gérard de Sède tient-il ses informations ?

    "Lorsqu'en 1971 nous commençons pour la BBC notre premier film sur Rennes-le-Château, nous demandons à son éditeur parisien certains documents photographiques qu'il nous envoie COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    aussitôt. Or au dos de chacun d'entre eux figure la mention "Plantard". Ce nom ne nous dit rien alors, mais lorsqu'à la fin de l'un des ouvrages de notre auteur nous voyons paraître une interview avec un certain Pierre Plantard, nous sommes assurés que cet inconnu est d'une façon ou d'une autre étroitement mêlé aux recherches de Gérard de Sède. Et en effet il va devenir l'un des personnages principaux de notre investigation.

    "Toutes les informations parues depuis 1956 sur l'affaire qui nous intéresse ne présentent cependant pas cet aspect accessible, voire plaisant propre à certains auteurs. D'autres sont ennuyeuses, pédantes ou même rébarbatives, comme l'ouvrage publié par René Descadeillas, ancien conservateur de la bibliothèque municipale de Carcassonne. Consacré à l'histoire de Rennes-le-Château et à ses environs, il contient une pléthore de digressions socio-économiques du plus funeste effet, comme le détail intégral des naissances, décès, mariages, états financiers, taxes et travaux publics entre les années 1730 et 1820 (note 1 : Descadeillas, Rennes et ses derniers seigneurs.) Cet ouvrage se situe donc à l'opposé des œuvres faciles et d'un succès assuré, que M. Descadeillas soumet d'ailleurs à de sévères critiques (note 2 : Voir Descadeillas, Mythologie et de Sède, Le vrai dossier.)"

    Il se trouve que Gérard de Sède a exactement les mêmes défauts que les auteurs du livre : extraordinaire, non ? C'est ce qu'on appelle la prétérition. Les auteurs s'amusent souvent à ce jeu-là. Lisons la page 141 :

    "Charles Radclyffe meurt en 1746, mais les graines semées par lui en Europe continuent de porter des fruits. En 1750 en effet entre en scène un nouvel ambassadeur de la franc-maçonnerie, l'Allemand Karl Gottlieb von Hund. Affirmant avoir été initié en 1742, un an avant la mort de Ramsay et quatre ans avant celle de Radclyffe, il a été, au cours de cette initiation, instruit à un nouveau mode de franc-maçonnerie par des "supérieurs inconnus" (note 15 : Waite, New Encyclopedia of Freemasonry, vol. II p. 353, et Le Forestier, La franc-maçonnerie, pp. 126 et suiv.) Ces derniers, précise-t-il encore, étaient des partisans de la cause jacobite, et son initiation s'était déroulée sous la présidence de Charles-Edouard Stuart, ou de l'un de ses proches, vraisemblablement Charles Radclyffe lui-même.

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    "Le système de franc-maçonnerie auquel Hund fait allusion, issu du "Rite Ecossais", sera plus tard appelé "de stricte Observance", en raison du serment exigé d'obéir inconditionnellement aux "supérieurs inconnus" et non identifiés, le principe fondamental de la "Stricte Observance" ayant pour fondement l'existence d'une descendance directe avec les Chevaliers du Temple, dont une poignée auraient survécu à l'extermination des annés 1307-1314.

    "Sachant, comme nous l'avons vu, que la bulle papale ordonnant la dissolution de l'ordre Temple n'a jamais été promulguée en Ecosse, et que des chevaliers y ont ainsi trouvé un refuge sûr, nous sommes fortement enclins à reconnaître l'affirmation de Hunt comme juste et fondée. Nous-mêmes avons d'ailleurs localisé dans le comté d'Argyll un cimetière de Templiers, selon toute vraisemblance, dont les plus anciennes tombes remontent au XIIIe siècle et les dernières au XVIIIe. Des sculptures et des symboles gravés, identiques à ceux de certaines commanderies de France et d'Angleterre, sont visibles sur les premières, tandis que sur d'autres figurent des motifs

    spécifiquement maçonniques, témoignant d'une fusion certaine entre les deux ordres. Rien d'étonnant par conséquent à ce que le Temple ait pu survivre dans cette région désertique de l'Argyll du Moyen Âge, se cachant d'abord puis se mêlant peu à peu aux guildes maçonniques et aux anciens clans, pour renaître au XVIIIe siècle à la faveur des rites de Stricte Observance.

    "Malheureusement, Hunt n'en dit pas davantage sur cette forme nouvelle de franc-maçonnerie à laquelle il prétend avoir été initié, laissant par là ses contemporains le traiter de charlatan, l'accusant d'avoir fabriqué de toutes pièces son histoire d'initiation, de "supérieurs inconnus" et de prétendue obligation de répandre le nouveau rite de "Stricte Observance. À cela, Hunt ne peut rien répondre, sinon que ses supérieurs l'ont inexplicablement abandonné malgré leur promesse de le recontacter pour de nouvelles instructions, et jusqu'à la fin de sa vie il protestera de son innocence, affirmant que ses protecteurs ont vraiment existé avant de disparaître définitivement."

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    Ressuscite donc pour nous, parmi toute une cohorte d'ombres dont ce seul livre assure ainsi une sorte de pérennité, merci à lui, un dissident franc-maçon, un dissident de la dissidence. Voyez comme on aime les dissidents, tenus qui plus est par la loi du silence, ce qui permet d'interpréter tous les silence les plus héroïques. Tous ceux qui ne disent rien pensent ce que je pense... Donc, Hund aurait eu des initiateurs. Il faut toujours des initiateurs. Hund voulant dire "chien", nous pensons qu'il tenait sa science maçonnique du dieu chacal Anubis. Et p. 188 tout en bas, voici des documents sur l'Arche Kyria :

    "Or les statuts, datés de mai 1956, que nous avions sous les yeux faisaient état de 9841 membres, chiffre illustrant bien l'essor prodigieux de l'ordre, les membres composant une hiérarchie de neuf grades, et non plus sept, restés pratiquement les mêmes à l'exception de deux nouveaux grades introduits à la base de la structure, et qui entouraient l'Arche "Kyria" d'un large réseau de novices. Le grand maître y portait encore le même titre de "nautonier" que dans le document précédent, mais les "trois princes noachites de Notre-Dame" étaient devenus "sénéchaux" et les neuf "croisés de Saint-Jean", "connétables". Voici d'ailleurs les paragraphes XI et XII des statuts qui, dans leur terminologie énigmatique, leur étaient consacrés : "L'assemblée générale se compose de tous les membres de l'association. Elle est constituée par : 729 provinces, 27 commanderies et une arche dénommée "Kyria".

    C'est relativement récent, eu égard aux siècles traversés. Nous pouvons voir les statuts d'une confrérie secrète, au nombre bien précis. Et quelle richesse de vocables, quel clinquant ! Raspail aimerait cette ferraille dorée, ce rêve littéraire. Lisons la page 235 :

    "Mais quelle que soit finalement la réelle responsabilité prise par Charlemagne dans son propre couronnement, le pacte signé entre Clovis et les Mérovingiens se trouvait honteusement trahi en cette occasion, trahison qui se perpétue et qui continue, plus de onze cents ans après, à préoccuper le Prieuré de Sion. Mathieu d'ailleurs arrive de son côté à une conclusion similaire :

    "Pour eux, [les membres du Prieuré de Sion], la seule noblesse authentique d'origine est la COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    noblesse d'origine soit wisigothique, soit mérovingienne. Les Carolingiens, puis les autres, ne sont que des usurpateurs. En effet, ils n'étaient que des fonctionnaires du roi, chargés d'administrer les terres et qui, après s'être transmis héréditairement ces terres en un premier temps, se sont purement et simplement emparés du pouvoir. En consacrant Charlemagne en l'an 800, l'Eglise s'est parjurée, car elle avait conclu une alliance avec les Mérovingiens lors du baptême de Clovis, alliance qui avait fait de la France la fille aînée de l'Eglise" (note 25 : Paoli, Les dessous, p. 111).


    L'histoire de France et Dagobert II


    "La dynastie mérovingienne. Éteinte effectivement en 679 lors du meurtre de Dagobert II disparut définitivement de la scène de l'histoire du monde après la mort de Childéric III en 754. Telle est du moins la version officielle, car, selon les "documents du Prieuré", la race mérovingienne ne s'éteignit pas mais se perpétua jsuqu'à l'époque moderne à travers Sigisbert IV, fils de Dagobert par sa seconde femme Gisèle de Rhedae.

    "Or Sigisbert a existé, et il était l'héritier de Dagobert II, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. Mais ce qu'aucuns source autre que les "Documents du Prieuré" ne mentionne, c'est ce qu'il advint de lui. Aurait-il été assassiné en même temps que son père et les autres membres de la famille royale ? Un chroniqueur contemporain le suppose, tandis que dans un autre récit – à notre avis sujet à caution – il meurt dans un accident de chasse un ou deux ans avant le meutre de son père. Mais cette dernière ne semble pas sérieuse puisque le veneur aurait été dans ce cas âgé d'à peine trois ans.

    "On ne sait rien de réellement concret, hormis par les "documents", ni de la vie, ni de la survie éventuelle de Sigisbert. Le personnage s'est évanoui dans la nuit des temps et personne ne semble s'y être beaucoup intéressé. Seul le Prieuré de Sion semble avoir apparemment détenu, à son sujet, certaines informations secrètes, soit trop peu importantes pour justifier des recherches, soit COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    volontairement supprimées par la suite." Pourquoi nous a-t-on caché la survie du fils de Dagobert II ? Savez-vous que s'il a existé, c'est que ses descendants courent encore la France ? Qu'on en a vu à Ciel mon mardi ? que le fils est habillé en dauphin ? de France, pas en cétacé... Que c'est très important pour tous ceux qui veulent renverser la République ? Et qu'il y en a beaucoup en ce moment ? Page 329 :

    "Certes l'onction semble ici, comme d'ailleurs dans les Evangiles officiels, dépasser sa propre dimension pour s'apparenter à une sorte de rituel. Mais dans ce cas précis ce n'est pas un évènement fortuit ; cette onction, prévue et préparée depuis longtemps, suppose une entente préalable entre la Magdaléenne et la famille de Jésus, entente bien antérieure aux débuts de sa mission officielle à l'âge de trente ans. Même si cette curieuse requête était normale, les parents de l'enfant n'auraient certainement pas accordé son prépuce à n'importe qui, et le seul fait d'avoir osé le réclamer prouve que soit la vieille femme était en relation étroite avec eux, soit qu'elle était une importante personnalité d ela contrée. De même, le fait que la Magdaléenne ait pu se trouver plus tard en possession de cette étrange relique, ou tout au moins de la boîte, prouve qu'elle avait, aussi, des liens évidents avec la vieille femme. Là encore les évènements semblent se dérouler à deux niveaux, l'un, laissé dans l'ombre et non expliquée, devant être interprété à la seule lumière de l'autre.

    "Certains passages des livres apocryphes,notamment ceux relatifs à certains excès de jeunesse, étaient évidemment embarrassants pour les chrétiens de l'époque, comme ils le seraient d'ailleurs pour ceux d'aujourd'hui. Mais, rédigés eux aussi par des "adeptes du message" dans le contexte de la divinisation de Jésus, ils ne contenaient finalement rien de véritablement compremettant pour ce message. Il nous fallait donc chercher ailleurs des précisions sur les activités politiques ou les ambition dynastiques de Jésus. "Un nombre important de groupes, sectes et groupuscules COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    juifs, religieux et autres, se partageaient la Terre Sainte à l'époque de Jésus. Les Evangiles pour leur part en mentionnent deux seulement, les pharisiens et les sadducéens, les premiers, on l'a vu, hostiles à l'occupant romain, les seconds bien adaptés au contraire à sa présence. Or Jésus, lui, sans être véritablement un pharisien, était indiscutablement marqué par leur tradition (note 10 : Maccoby, Revolution in Judaea, p. 129. L'auteur ajoute que l'aspect antipharisien de Jésus avait proablement pour but de le présenter comme un un ennemide la religion juive plus que de Rome).

    "Cette discrétion des Evangélistes est proablement imputable à un souci de prudence aisément compréhensible de leur part. En revanche, leur silence absolu au sujet des zélotes, nationalistes militants et révolutionnaires, s'explique mal, le le lecteur romain pouvant même, à la limite, s'étonner de ne vor jamais passer, dans les textes évangéliques, l'ombre de son pire ennemi. Existait-il donc dans ces contradictions une raison plausible à ce mutisme ? La préponse, le Pr Brandon semble l'avoir trouvée (note 11 : Brandon, Jesus and The zealots, p. 327 ; voir aussi Vernes, Jesus the Jew, p. 50, "Zélote ou non, Jésus fut certainement accusé, jugé et condamné en tant que tel." Jésus était probablement lié de très près avec les zélotes, et les Evangiles, pour éviter de le compromettre dangereusement, ont préféré glisser sur le sujet et le taire définitivement.

    "Jésus, c'est certain, fut crucifié en tant que zélote, entouré de deux autres lestaï, terme désignant les zélotes dans la bouche des Romains. Certains passages des Evangiles démontrent d'ailleurs de sa part une véhémence et une agressivité militariste digne des leurs. Ne déclare-t-il pas, ici, apporter non la paix, mais la

    guerre ? Ne commande-t-il pas d'ailleurs à chacun de posséder sa propre épée (Luc, XXII, 36 : Et il leur dit : Maintenant, au contraire, que celui qui a une bourse la prenne, que celui qui a un sac le prenne également, et que celui qui n'a point d'épée COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

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    vende son vêtement et achète une épée") ? Et plus loin encore, après la célébration de la Pâque, ne compte-t-il pas lui-même les glaives aux mains de ses disciples (Luc, XXII, 38 : "Ils dirent : Seigneur, voici deux épées. Et il leur dit : Cela suffit.") ? Lors de son arrestation enfin, dans le quatrième Evangile, Simon Pierre est armé aussi, et ces différentes images, il faut en convenir, s'accordent mal avec celle du sauveur pacifique que nous connaissons, ne pouvant accepter par principe de voir l'un de ses disciples favori brandir l'épée à ses côtés".

    Où se vérifie la tendance des auteurs à avouer clairement leurs échecs pour mieux brouiller leurs pistes, pour nous mener où ils veulent. Or, ces évangiles ou ces livres apocryphes sur Jésus existent bel et bien, et si vous avez ouï de récentes informations, vous aurez su que les Manuscrits de la Mer Morte pourraient bien nous révéler des choses surprenantes sur les sectes en Palestine au temps de Jésus, voire sur Jésus lui-même, ce qui pourrait expliquer qu'on ne les publie pas – je vous ai livré, à présent, toute l'énigme.

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MUSSET "LORENZACCIO" 38 12 17 107

     

     

     

    Mes drames, mes trois noisettes, mes cieux, bonsoir. Lumières, Lumières en rajoute dans le grandiose : obtiendrai-je enfin ce troisième échec ? La chartreuse de Parme, Horace, et aujourd'hui, carrément, Lorenzaccio. D'abord un disque, puis l'autre, du Tomé, et va comme je te pousse. Qcu'ai-je à craindre, hm ? qu'ai-je à craindre ?

     

    / deux disques de variété, dont Tomé /

     

    Adoncques, Tarquin était un gentil Monsieur avec des bonbons dans les poches, qui allait voir la nuit si les petites filles dormaient. Si c'est vrai, Lorenzaccio est un aimable garçon qui s'amuse à cracher dans les puits pour faire des ronds. En fait, c'est un foutu bâtard de Médicis qui n'aura de cesse qu'il n'ait tué son Duc de Florence, compagnon de débauche et je dirai même plus. Est-ce jalousie ? Sombre et crapuleuse histoire de mœurs ? Non : car Musset a pensé au bonheur de l'humanité. Il est perdu, siccome gli Strozzi, bande de républicains anachroniques en cette année 1537. Il a cru que son meurtre rallierait le peuple. Comme celui de César, lequel meurtre ne rétablit pas du tout, mais alors pas du tout, la république.

    Or, que demande le peuple ? Augmentez nos salaires et donnez-nous Canal + le samedi. En tous temps, en tous lieux, comme on cliche en philo. Telle est l'histoire de Lorenzaccio : un personnage, une pièce très longue réputée injouable, jouée pourtant par Sarah Bernhardt, et puis par Gérard Philipe, un grand spectacle plus convaincant que les sèches Mains sales de Sartre. Faut-il tuer le tyran ? Nous répondrons non : "Tu ne tueras point". Mais les morts font des martyrs : la mort d'Hitler n'empêche pas que certains cons l'adorent encore. Problème insoluble ? Remplaçons l'exécution d'un tyran par celle d'une œuvre, d'un travail : vous observerez que c'est le même mot. Vous voulez devenir écrivain, apprendre le russe, faire le bonheur de votre mari, perfectionner vos mains de boucher ou vos prières de moine, tout ce qui encombre un humain qui pense. Et cette pensée vous hante, car vous pensez sans cesse. Et vous vous apercevez que vous ne pouvez être vous qu'en allant jusqu'au bout de vous-même. Ce désir vous travaille, vous ronge. Vous empoisonne ! Vous n'êtes pas le meilleur musicien, le plus riche commerçant, le plus agile COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MUSSET "LORENZACCIO" 38 12 17 108

     

     

     

    dactylographe. À un moment donné de votre vie, très tard, entre 18 et 65 ans, vous entendez :

    Meurs, vieux lâche, il est trop tard.

    Tout cela n'aurait-il mené à rien, l'horizon n'a cessé de reculer, le désert d'avancer, tout aboutit à rien, la mort encore elle toujours elle, non non ! Je ne noie pas le poisson ! Et vous restez là, votre ambition en bandoulilère, de libérateur, de poète – de prophète. Que reste-t-il à faire ? Aller jusqu'au bout de soi-même et puis crever, comme un vaillant insecte qui pond ses œufs avant l'hiver. Ete nous revoici en plein sujet de Lorenzaccio. "Être ou ne pas être", en plein Shakespeare, Hamlet. On en surdissertera. Cette angoisse n'existe que chez les ivrognes. Il y a des gens qui ne sont nés que pour sentir la faille de leur crâne inexorablement s'ouvrir et leur couper la tête en deux, en trois, en quatre.

    Nul ne comprend leur folie. Vouloir de sa vie quelque chose, quelle folie. Mieux vaut le jeu vidéo, mieux valent les séries américaines. Alors, les cons seraient les plus sages ? Mais nos préférons les penseurs n'est-ce pas, les refaiseurs de monde, les rafistoleurs d'univers. Ceux qui souffrent, ceux qui sauvent. Pol Pot aussi voulait le bonheur de tous. Lorenzaccio, "le mauvais Laurent", assassine, lui. "Tu ne tueras pas pour imposer aux autres ton bonheur". Elle est loin, ta république ! Bien loin ! Lorenzaccio a compris : il ne s'agit que de s'accomplir soi, à travers un meurtre : double échec moral – mais tuer le duc de Florence ? Grossier, brutal, insolent, putassier, criminel lui-même, asservissant la ville ; surtout, si semblable, ce duc, à soi-même, à ce Lorenzaccio qui se fait mettre pour inspirer confiance.

    On se tue soi-même pour se trouver. On tue son double qui est en même temps son contraire. Tout un bonheur pour le fin lettré... Qui veut-on être en définitive ? Soi-même ? Son contraire ? "L'impossible rêve" ? Je voudrais être ce monsieur qui passe dit Fantasio – pièce à thèse ? Mais nous avons bien d'autres choses (clichons, clichons) : "vaste fresque", avec étudiants, marchands, figurants, personnages pittoresques ou tendres, finesses psychologiques auprès desquelles notre Hugo fait figure de lourdaud. Des femmes conventionnelles, certes, mais d'autant plus attachantes n'est-ce pas messieurs. Des coups de gueule non suivis d'action : "Agir ! agir ! vous n'avez que ce mot à la bouche." Voici une scène de foule, où intervient une femme : scène capitale, qui précipitera COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MUSSET "LORENZACCIO" 38 12 17 109

     

     

     

    le soulèvement des frères Strozzi, républicains, après l'offense faite à leur sœur, car un Florentin ne pardonne pas plus cela qu'un Sicilien :

    I, 2

    UN BOURGEOIS.- Il paraît que le souper a duré longtemps : en voilà deux qui ne peuvent plus se tenir.

    Le provéditeur monte à cheval ; une bouteille cassée lui tombe sur l'épaule.

     

    LE PROVEDITEUR. - Eh ! ventrebleu ! quel est l'assommeur, ici ?

    UN MASQUE. - Eh ! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini ? Tenez, regardez à la fenêtre ; c'est Lorenzo, avec sa robe de nonne.

    LE PROVEDITEUR. - Lorenzaccio, le diable soit de toi, tu as blessé mon cheval.

    La fenêtre se ferme.

    Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses ! un gredin qui n'a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe son temps à des espiègleries d'écolier en vacances !

    Il part.

    Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée

    de Julien Salviati ; il lui tient l'étrier. Elle

    monte à cheval ; un écuyer et une gouvernante

    la suivent.

    JULIEN.- La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé la moelle de mes os.

    LOUISE.- Seigneur, ce n'est pas là le langage d'un cavalier.

    JULIEN. - Quels yeux tu as, mon cher cœur ! quelle belle épaule à essuyer, tout humide et si fraîche! Que faut-il te donner pour être ta camériste cette nuit ? Le joli pied à déchausser !

    LOUISE. - Lâche mon pied, Salviati.

    JULIEN. - Non, par le corps de Bacchus ! jusqu'à ce que tu m'aies dit quand nous coucherons ensemble.

    Louise frappe son cheval et part au galop.

    UN MASQUE, à Julien.- La petite Strozzi s'en va rouge comme la braise ; - vous l'avez fâchée, COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MUSSET "LORENZACCIO" 38 12 17 110

     

     

     

    Salviati.

    JULIEN. - Baste ! colère de jeune fille et pluie du matin...

    Il sort.

     

    ...Autre scène capitale : le duc porte toujours sur lui une cotte de mailles, sorte de gilet pare-balle avant la lettre. Voici qu'on vient de la lui subtiliser à l'occasion d'une séance de pose picturale. Lorenzaccio prépare son coup. Il y a préméditation. Il est tout simple d'accomplir de grandes actions: il suffit d'en accumuler des petites, l'une poussant l'autre.

     

    II, 4

     

    LE DUC. - Donne-moi mes habits. Où est donc ma cotte de mailles ?

    GIOMO. - Je ne la trouve pas ; j'ai beau chercher : elle s'est envolée.

    LE DUC. - Renzino la tenait il n'y a pas cinq minutes ; il l'aura jetée dans un coin en s'en allant, selon sa louable coutume de paresseux.

    GIOMO.- Cela est incroyable ; pas plus de cotte de mailles que sur ma main.

    LE DUC. - Allons, tu rêves ! Cela est impossible.

    GIOMO. - Voyez vous-même, Altesse ; la chambre n'est pas si grande.

    LE DUC. - Renzo la tenait là, sur ce sopha.

    Entre Lorenzo.

    Qu'as-tu donc fait de ma cotte ? nous ne pouvons plus la trouver.

    LORENZO. - Je l'ai remise où elle était. Attendez ; non : je l'ai posée sur ce fauteuil ; non, c'était sur le lit. Je n'en sais rien. Mais j'ai trouvé ma guitare.

    Il chante en s'accompagnant.

    Bonjour, madame l'abbesse...

    GIOMO.- Dans le puits du jardin, apparemment ? car vous étiez penché dessus tout à l'heure d'un air tout à fait absorbé.

    LORENZO. - Cracher dans un puits pour faire des ronds est mon plus grand bonheur. Après boire et COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MUSSET "LORENZACCIO" 38 12 17 111

     

     

     

    dormir, je n'ai pas d'autre occupation.

    Il continue à jouer.

    Bonjour, bonjour, abbesse de mon cœur.

    LE DUC. - Cela est inouï que cette cotte se trouve perdue ! Je crois que je ne l'ai pas ôtée deux fois dans ma vie, si ce n'est pour me coucher.

    LORENZO. - Laissez donc, laissez donc. N'allez-vous pas faire un valet de chambre d'un fils de pape ? Vos gens la trouveront.

    LE DUC. - Que le diable t'emporte ! c'est toi qui l'as égarée.

    LORENZO. - Si j'étais duc de Florence, je m'inquiéterais d'autre chose que de mes cottes. À propos, j'ai parlé de vous à ma chère tante. Tout est au mieux ; venez donc un peu ici que je vous parle à l'oreille.

    GIOMO, bas au duc. - Cela est singulier, au moins ; la cotte de mailles est enlevée.

    LE DUC. - On la retrouvera.

    Il s'assoit à côté de Lorenzo.

    GIOMO, à part.- Quitter la compagnie pour aller cracher dans le puits, cela n'est pas naturel. Je voudrais retrouver cette cotte de mailles, pour m'ôter de la tête une vieille idée qui se rouille de temps en temps. Bah ! un Lorenzaccio ! La cotte est sous quelque fauteuil.

     

    Entrez entrez, et vous verrez une marquise amoureuse du Duc qui tombe toute les femmes comme des putes. Or ce sont les femmes qui rachètent les hommes dans cet univers sulfureux. C'était le bon temps. Les femmes ne se sentent pas obligées de changer l'ordre du monde. S'il n'y avait eu que des femmes nous ne connaîtrions pas encore l'avion. Eût-ce été pire ? je ne crois pas. Voyez comment le cardinal essaie de la dépraver. Voyez comme la vertu a disparu du cœur des hommes de cette pièce, et comme elle s'est réfugiée dans le cœur des femmes, et si cette pièce n'est pas la condamnation implicite de toute action :

     

    IV, 4

     

    COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES"

    MUSSET "LORENZACCIO" 38 12 17 112

     

     

     

    LE CARDINAL. - Allez ce soir chez le duc, ou vous êtes perdue.

    LA MARQUISE. - Perdue ? et comment ?

    LE CARDINAL. - Ton mari saura tout.

    LA MARQUISE. - Faites-le, faites-le ! je me tuerai.

    LE CARDINAL.- Menace de femme ! Écoutez-moi. Que vous m'ayez compris bien ou mal, allez ce soir chez le duc.

    LA MARQUISE. - Non.

    LE CARDINAL. - Voilà votre mari qui entre dans la cour. Par tout ce qu'il y a de sacré au monde, je lui raconte tout, si vous dites non encore une fois.

    LA MARQUISE. - Non, non, non !

    Entre le marquis.

    LA MARQUISE. - Laurent, pendant que vous étiez à Massa, je me suis livrée à Alexandre, je me suis livrée, sachant qui il était, et sachant quel rôle misérable j'allais jouer. Mais voilà un prêtre qui veut m'en faire jouer un plus vil encore ; il me propose des horreurs pour m'assurer le titre de maîtresse du duc, et le tourner à son profit.

    LE MARQUIS. - Êtes-vous folle ? Que veut-elle dire, Malaspina ? - Eh bien ! vous voilà comme une statue. Ceci est-il une comédie, cardinal ? Eh bien donc ! que faut-il que j'en pense ?

    LE CARDINAL.- Ah ! corps du Christ !

    Il sort.

    LE MARQUIS. - Elle est évanouie. Holà ! qu'on apporte du vinaigre.

     

    Lorenzaccio tuera le duc, pour se trouver, Trovarsi.

     

    ,

  • Le jeu des parallèles

    COLLIGNON LE JEU DES PARALLÈLES

    NOSTALGIE

    « …qui devait s'affiner, filer à l'infini, vanish and disappear, Mylitsa, « l'un l'autre » « l'un pour l'autre », « je t'aime » en salade, tout ce paquet de lettres où nous ne cherchons plus rien.

     

    Quel somptueux mariage Mylitsa, extrasmart assistance, les Prest, les Hampérus, Vautour, Vorschlov de Berwitt, et tous les enfants. Cortège, lange Wagen, lents éclairs glissants sur les chromes, carillons, moteurs et trompes rugissants, caravanes enrubannées (poignées de portes, ailes et antennes garnies de ces petits papillons de tulle que huit jours de vapeurs d'essence suffisent à transformer en petits tampax endeuillés. Femmes, filles et garçons d’honneur porte-traîne, enfants de chœur, disposez bien les drapés sur la pelouse en transparence se devine la vasque et le cygne. Souriez.

    Nous fûmes à notre tour rubiconds et bovariques, jusqu'à quatre heures on mangea puis il fallut, passé le dessert, témoigner de nouveau par le bruit notre joie dans la ville, vitres étincelantes. Et dans la dernière voiture, gréée de poupe en proue de rubans rose gras, médaillée comme un foie de porc et crucifiée de bandes roses à pompons, perdus dans le tulle sur le siège arrière, sous les plis finement repassés, tes yeux tristes. Chaque fois que je vois passer un mariage, que m’assourdissent

    les trompes synthétiques etc. braillant aux feux rouges La Cucaracha, c’est la même marée qui me remonte du cœur à la gorge où la salive s’accumule puis sous les paupières – s’ils savaient mon Dieu s’ils savaient ce que personne ne veut savoir, cette lourde chose de la vie conjugale qui serpente et se replie entre berceau et lavabo, la tâche que c’est de tendre à bout de bras le jour en jour d’amour. Mystère dégradé en cérémonie vineuse. Je n’avais pu obtenir de faire taire un seul instant, rien que pour nous, la cacophonie des klaxons. Il faudrait marcher seuls, émus, méditants...

    Le mariage reste en ce temps-là le Jeu où la vie se noue, sans rémission, inéluctable, etc.

    Je m’unissais à une divinité, énorme dans sa robe, en un rite barbare, elle en blanc, moi en noir -

    j’ai l’impression d’y être resté. Toi le soleil, le soleil, la bataille, et moi le plomb ; lourd, obscur, laborieux, fonctionnaire.

    erreur,questions,femme

    Tu es partie chez un vieil homme, sur une lettre absurde et enflammée. Cette ville a pour nom Théople. Je ne l’avais vue qu’une fois. Tu as déjà tout un passé. J’ai renié le mien, je te livre également mon avenir. Nulle aventure ne me tente, sauf celle du moine. Je monologue en allemand, je capte à la radio le Süddeutsche Rundfunk, j’ai un tiroir entier de documentation, München, Wien, Hamburg. Pour aller là-bas, me faire naturaliser, il faudrait me séparer de toi, le jour où je voudrais trancher – nulle décision ne te coûte, brusquée, vivante. Toi : tu ne te sens pas coupable de vivre.

    « Qu’est-ce que c’est que ça ?!

    « Je hais, j’envie, j’aime… te hais, t’envie, t’aime… il ne tient qu’à moi, naturellement » (« de... ») - nous en resterons là pour le moment – 1000km, ce n’est pas le bout du monde » - Mylitsa, surtout : danse, crois, choisis ! Tu n’as cessé de pourchasser tes rêves, ils ont si bien pris forme qu’ils pourraient sans surprise surgir tout armés au-dessus du monde. Pour moi : ces briques que je vois, ce sol terne ont déjà trop de poids pour contenir autre chose qu’eux-mêmes. Plutôt que mettre au jour, « tirer au clair », je voudrais refondre au gouffre la totalité de l’existence. Du réel, faire un rêve : ton juste contraire.

    Une âme vide que le monde ne saurait combler.

    Une âme comble que nul rêve ne peut aérer.

    Jamais je n’aurais dû devenir fonctionnaire.

    Tu projettes, j’aspire. J’ingère.

    Ma chambre est cubique et close. J’écris depuis mon lit – de location, où tu n’auras jamais dormi, où les corps d’un couple mort depuis longtemps ont creusé côte à côte leur place. Il fait déjà froid. Je me mets sous le couvre-pied. Partout sur les murs un papier peint bleu, cru. Gros bleu dirait Z. Le lit est immense et profond, craquant. Son cadre peut engloutir plusieurs édredons. Mais ton THÉOPLE en bord de mer a de si hauts immeubles, clairs et transparents ! Tu n’y vois ni goudron ni galet ni la transpiration des gigolos sur les matelas de plage ni leurs corps moulés d’habits blancs sur les trottoirs de la rue Mayenne

    Nos rêves sont étanches

    Je bois beaucoup moins depuis que je lis Proust. Mais j’y étouffe. Son monde m’est inassimilable.

    Est-ce que tu me manques ? Je te parle tout bas dans le creux de mon bras, ce qu’on appelle la saignée. Je sais à quoi je m’expose. J’aimerais changer de souffrance.

     

     

     

     

  • Hispaniolades

    C O L L I G N O N

     

    H I S P A N I O L A D E S

    Éditions de la Merde en tube

    Collection de mes Deux

    Plein de fleufleurs dans la chanchambre b.JPG

    Cette année-là, en plein été, tandis que pèse sur les abdomens l'implacable potée des bâfreries et autres tablées caniculaires, je décide de fuir : España por favor. Plutôt crever de chaud que de connerie humaine. Plein sud, tracer, foncer, la Grande Lande et la Chalosse entre eux et moi, mais avec moi tout seul, mes rites à moi et ma liturgie, tout calculé, tout chronométré. Prochaine à droite à 300 mètres et ne plus revenir : la France a le réseau routier le plus dense d'Europe, en Espagne on en verra plus que des autopistas et des drailles à moutons, caminos nacionales y de ovejas. C’est un pays de contrastes : tout ou rien. Arrêt en sortie de G., sale village, pas de panneaux, y a que moi de beau, des toits partout, des soues à porcs abandonnées qui puent, y a que moi de propre, y a que moi d’intelligent.

    Je tourne le dos à l’église Napoléon III Véritable, au volant je crie et chante et rate de peu le cul d’une bétaillère qui me tourne sous le nez à angle droit, et je me fous de ma propre gueule.

     

     

  • L'HISTOIRE D'AMOUR

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON

     

    L'HISTOIRE D'AMOUR

     

     

     

     

     

     

    Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?

     

    Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péchéà vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux,qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics- cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.

    Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommesje ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.

    J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.

     

     

    COLLIGNON L’HISTOIRE D’AMOUR 2

     

     

     

     

    De la tiédeur

     

    Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ;

     

    hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.

    Paradigme des scènes de ménage. De ce qui revient à elle, à moi. Je suis un homme, c'est marqué sur ma fiche d'Etat-civil ; donc c'est à moi de raison garder, de former ma femme, et de ne pas donner dans les chiffons rouges - or il n'en est aucun où je ne me

    point rué ; même devant témoins. Mais pourquoi vouloir aussi, et de façon obstinée, me traîner à l'encontre de ma volonté explicitement exprimée. Le féminisme, sans doute : l'homme doit céder. Deuxième cause de scène : se voir soudain repris, tout à trac, brutalement, comme lait sur le feu, pour un mot décrété de travers, une plaisanterie prétendue de trop d'un coup, telle attitude parfaitement involontaire - ne pas lui avoir laissé placer un mot de toute une soirée par exemple ; avoir désobligé négligemment telle ou telle connaissance dont je me contrefous – bref c'est toute une typologie de la scène de ménage qui serait à établir. Est-il vraiment indispensable de préciser que tout s'achève immanquablement par ma défaite. Je cède aux criailleries : c'est ma foi bien vrai

    COLLIGNON L’HISTOIRE D’AMOUR 3

     

     

     

     

    que je suis un homme. Pas tapette, non, ni lopette, mais lavette (homme mou, veule, sans énergie). Ce n'est que ces jours-ci que je me suis avisé de la jouissance que j'éprouvais à céder : volupté de l'apaisement ; d'avoir fait le bonheur de l'autre, de m'être sacrifié fût-ce au prix de mes propres moelles et de ma dignité.

    En dépit de notre constant état de gêne matérielle, je savais cependant que là, juste au-dessus de ma belle-mère, se vivaient nos plus belles années, d'amour, de rêve et d'inefficacité – connaissance confuse toutefois, plombée par d'obsédantes interrogations : savoir si je n'étais-je pas plutôt en train de tout gâcher. Ce n'est que trente ans plus tard que je puis parler d'un certain accomplissement ; prétendre (à juste titre ? je ne le saurai jamais) n'avoir jamais été autant maître du monde, aussi bien qu'au faîte exact de la plus totale impuissance... Mes déplorations, mes doutes et mes angoisses, ne peuvent pas, ne pourront jamais se flanquer à la poubelle, comme ça, hop, par la grâce et le hasard divins d'une tardive et tarabiscotée prise de conscience.

    Il est étrange qu'on puisse ainsi s'accomplir tout en se prenant pour une merde onze années durant. Je me souviens très bien, moi, qu'il n'y avait-il strictement aucun moyen d'obtenir la moindre concession de la part de Sylvie Nerval, qui décidait de tout, de rigoureusement tout. Facile de se moquer à celui qui n'est pas dans la merde jusqu'au cou. L'autorité sur sa femme était pour moi le comble de la déchéance machiste, le dernier degré de ce que l'on peut imaginer de plus méprisable. Je fonctionnais, nous fonctionnions ainsi. J'ai bousillé mon couple et mon propre respect au nom d'une idéologie qui a mené à cette ignoble guerre des sexes à présent déchaînée, où la moindre érection non désirée sera bientôt passible des tribunaux.

    Pour ne parler que du point de vue financier, je me souviens parfaitement du départ de cette étroite dépendance ; il s'agissait (et j'en fus désolé, pressentant que la toute première défection préfigurant toutes les d'autres) (j'escomptais donc une totale absence de scènes pour notre vie conjugale)d'une statuette de cornaline rouge représentant Çiva sur un pied, inscrit dans la circonférence des mondes : quatre-vingts huit francs, une somme en 1966. Je dus capituler :Mon père nous dépannera. Imparable. Je m'étais pourtant bien marié, que je susse, pour affirmer notre indépendance ; non pour passer d'une famille à l'autre.

    Encore eût-il fallu que mon épouse, pour cette indépendance, se mît au travail, j'entends le vrai travail, celui qui fait chier, mais qui permet de manger. Quarante ans plus tard, nous payons encore cette pétition de principe d'un autre âge (“une femme ne doit point travailler”)(“[elle]affirme COLLIGNON L’HISTOIRE D’AMOUR 4

     

     

     

    qu'elle n'est pas du tout féministe, elle dit qu'elle veut des enfants, un mari qui puisse lui permettre de ne pas travailler) (Filles de mai, Le Bord de l'Eau 2004) - voilà qui à la lettre me répugne. De ma femme et de moi j'étais bien en effet le plus féministe.

    Mon médecin de beau-père, lui, avait interdit à sa femme de chercher du travail :De quoi aurais-je l'air ?D'un pauvre, Docteur, d'un pauvre... Ma retraite à présent suffit tout juste à vivre dans la gêne - “comment”, s'emporte-t-on; “avec tout ce que vous gagnez ?- l'argent est un sujet tabou en France, non pas tant en raison de l'envie qu'on se porte les uns aux autres en ce charmant pays, mais de cette propension des Français a toujours se croire autorisé aux commentaires, les plus méprisants possible. mortifiants ; que dis-je, il se fera un devoir de vous expliquer ce que vous devriez faire.

    Les Français sont imbattables en effet pour gérer le budget des autres. Surtout quand l'autre est un fonctionnaire. Je ne suis pas un démerdard, moi. J'ai-eu-ma-paye-à-la-fin-du-mois. Je n'ai jamais su comment gagner le moindre centime de plus que ma paye. Partant j'eusse eu bien besoin d'une épouse qui travaillât, parfaitement.L'amour s'éteintdit à peu près Balzacdans le livre de compte du ménage.Il dit aussiLa vie des gens sans moyens n'est qu'un long refus dans un long délire. Nous ne pouvons donc envisager d'acheter ni la moitié de cette statuette, ni même le modèle au-dessous. “Mon père payera”.

    Nous ne pouvons pas davantage habiter “à demi” hors de la maison héréditaire : “Et le loyer ?”. Imparable, bis. Ma femme ne peut tout de même s'abaisser à travailler pour payer un loyer, alors que le gîte nous est offert. Quel bourreau je serais. La femme est victime, alors même qu'elle vous victimise, justement par la raison même qu'elle vous victimise : souvenons-nous, toutes proportions gardées, de ces braves SS traumatisés par l'éprouvant métier d'expédier une balle dans la nuque des juifs. A la limite de la dépression nerveuse. Le pire en effet, quand je me fais anéantir, c'est que je proteste.

    Au lieu de sourire. Et c'est parce que je râle comme un putois que je suis agressif. Bien sûr il y a eu des rémissions, du bonheur : jeunesse, amour, exaltation. Illusion que les choses finiraient bien par s'arranger” . Il ne s'agit pas ici de “se plaindre”, comme disent les je-sais-tout, les psychologues de salon, ceux qui viennent insolemment vous corner sous le nez leurs avis et commentaires sans que vous leur ayez surtout rien demandé (et j'en connais ! mon Dieu ce que j'en connais !) - mais d'expliquer – pas même : d'exposer. De raconter. De faire mon petit numéro. Mon petit intéressant. C'est tout.

    COLLIGNON L’HISTOIRE D’AMOUR 5

     

     

     

     

    X

    Evelyne, à dix ans, fut mon premier amour. Blonde et pâle. Comme nous discutions à petit bruit sur le perron, à trois ou quatre, elle s'est tournée vers moi pour me tendre un coquillage de la taille d'un ongle : “Tiens, je ne t'ai encore jamais rien donné. Je répondis que si ; qu'elle m'avait déjà beaucoup donné. Ce fut la seule fois que j'eus de l'à propos avec une fille. Nous nous sommes promenés main dans la main derrière l'immeuble. Je me souviens – cela n'est-il pas étrange – d'avoir convenu avec elle, en cas de mariage, que je commanderais les jours pairs, et elle les jours impairs. “Tu auras l'avantage, grâce aux mois de 31 jours.” Cela nous faisait rire.

    Cela se passait chez mon oncle, qui m'hébergeait pour les vacances. Il écrivit sur-le-champ à mes parents que “c'[était] une honte”, qu' “à dix ans [leur] fils a[vait] déjà une poule. Il m'inventait des exercices d'algèbre – voilà bien pour aimer les maths ! - afin de m'empêcher de rejoindre Evelyne, et je répétais à mi-voix en pissant dans la cuvette de H.L.M. (un luxe à l'époque) : “Je t'aime, et rien ne pourra nous séparer”, juste pour m'en souvenir plus tard. Retors, non ?

    Et je m'en souviens encore. Tonton m'a dit : “Elle est cloche, ton Evelyne ; attends que Marion revienne de colonie, tu verras !” Une petite brune en effet, piquante, jamais à court de répartie, qui se savait déjà admirée, et qui commençait à se foutre de ma gueule ; je suis retourné auprès de ma blonde. Je n'ai plus revu personne, vous pensez. Curieux tout de même. Qui va commander dans le ménage. Que ç'ait été là ma première préoccupation. Ce qui fait surtout enrager, d'après Roland Barthes, c'est quand l'être aimé prétend devoir obéir à d'autres, alors qu'il ne vous obéit pas à vous, qu'il ne tient pas compte de votre souffrance à vous, qui valez donc moins que l'autre.

    J'ai vérifié à maintes reprises en effet que la façon la plus efficace, la plus cloue-le-bec, de se soumettre un partenaire récalcitrant est de se prétendre soi-même ligoté, garrotté, par un engagement, de préférence professionnel, une promesse antérieure, auprès d'une autre personne, qu'il importe bien plus de ne pas vexer que vous - est-ce ainsi vraiment que l'on aime ? auprès d'une belle-mère par exemple, bien efficace ; je la hais à mort ; puis lorsqu'elle est morte, la pauvre - rien n'est arrangé. Dix ans de perdus. Et toujours la faute des autres. La personne aimée se réclamera toujours de sa propre soumission, del'impossibilité de faire autrement, pour vous soumettre à ce que vous détestez le plus. Je connais un couple de cons, dont l'épouse a su convaincre le mari de fréquenter sa sœur elle) (il faut suivre).

    Depuis plus de quarante ans (c'est irrémédiable désormais) le Mari Con (en espagnol : maricón ) se trouve contraint de fréquenter la belle-sœur, chef-d'œuvre de ternitude dépourvue de toute conversation dépassant les liens de famille, et le beauf, boursouflé de machisme, de racisme et d'homophobie - antichômeurs, antifonctionnaires, rien ne manque à la panoplie. ...Quarante ans à se cogner ces spécimens d'humanité de remplissage et leur tribu, à tâcher de ne pas entendre les conversations de réveillon (quarante réveillons !) sur la flemme respective des Viets et des Bédouins - je n'invente rien.

    Déménager ? Rompre ? avec des gens si sots que le refus de l'un entraînerait nécessairement l'éloignement offusqué de l'autre ? et que ferait-il, ce fameux mari, d'une épouse dépressive, qui l'agoniserait de reproches muets à longueur de semaines, jusqu'à sombrer dans une de ces dépressions que l'on se fait à soi-même, et qui trouve toujours une brochette d'éminents psychiatres pour la confirmer ? Autant gagner quelques années de soins intensifs, et accepter, de guerre lasse, que dis-je, avant même la déclaration d'une de ces guerre le plus malade est immanquablement vainqueur du couple, d'habiter désormais à 1500 mètres de distance du couple honniqui n'est pas si mal, voyons ! voyons ! à la longue ! C'était bien la peine d'en faire toute une histoire ! - les invitations se sont raréfiées, le mari y a mis le holà.

    Mais le drame, voyez-vous, c'est que notre héros a fini par se sentir à l'aise en compagnie de son ennemi, en vertu du proverbeà force de se faire enculer, on y prend goût, mais pis encore, par des affinités secrètes. C'est pourquoi, ayant toujours devant les yeux cet exemple édifiant, notre homme a toujours à cœur, bec et ongle, de ne jamais reprocher à quiconque sa faiblesse de caractère ; on est mou, comme noir, juif, asiatique. Si ma femme est attaquée la nuit, que je me sente tout soudain supposer) tout paralysé, sans aucune possibilité physique de casser la gueule à l'agresseur - quel tribunal, je vous le demande, osera me condamner pour non-assistance à personne en danger ? (réponse hélas : tous.) Je souhaite par conséquent ne jamais être dans une situation je devrais faire preuve de sang-froid, de virilité, voire de simple esprit de décision. J'éprouve toujours la plus véhémente rancœur à l'égard de ces juges qui du haut de leur bite en barre condamnent timorés et trouillards - et qu'auraient donc fait, ces lâches ?Il faut prendre sur soi. Connards - commencez donc par cesser de fumer.Ce que j'ai fait. Et de boire. Never explain, never complain. Ne pas se plaindre, ne pas se justifier - belle devise ! Mais si moi, moi j'ai toujours fait l'un et l'autre, avec passion. avec conviction ? Je suis un con, c'est cela ? Sans rémission ? Les autres, les maudits autres, qui me disaient :Tu mets l'accessoire avant l'essentiel.Il ne faut pas tenir compte des autrespontifient les sages autoproclamés, individualistes comme tous les fameux Tout-le-Monde et gros pleins de couilles, ceux qui vont répétant tout ce qui traîne dans les livres de moralesoit ! soit ! mais s'il se trouve qu'ils vous cherchent, les autres ? ...qu'ils viennent d'eux-mêmes vous glapir dans le nezsans que vous leur ayez demandé quoi que ce soit - que non, vraiment, vous ne faites pas ce qu'il faut pour leur plaire, et ceci, et cela, et que vous êtes un véritable scandale public ? tous ces petits Zorro de quartier, ces Salomon de chef-lieu de canton ! ...faudra-t-il vraiment les envoyer chier sans relâche, vivre en permanence dans la polémique et l'engueulade ?

    Les Autres. Les encensés Autres. Les sacrosaints Autres. “Comment se faire des amis” : rendez-vous compte, il y a même des ouvrages pour cela ! Dire que le rapport au conjoint représente une application particulière du rapport avec l'autre ! Hélas ! Céder pour être aimé ! ...Qu'est-il d'ailleurs besoin d'être aimé. Incommensurable faiblesse, ignoble défaite, révoltante prédestination - en être réduit à réclamer des amis, des amours, comme un chien qui lèche sa gamelle vide, qui pourlèche la main qui le bat ? J'ai cédé sur tout. J'ai fréquenté des blaireaux, et j'y ai pris goût (quarante ans de batailles tout de même) ; crêché d'avril 68 à juillet 78 au-dessus de chez ma belle-mère précisément parce que je n'offrais pas, pour Sylvie, ou de quelque nom qu'il vous plaira de la nommer, les garanties suffisantes de l'amour. Je prenais donc les autres à témoin. J'ai toujours pris les autres à témoin. C'est pour cela qu'ils venaient toujours me baver leur avis en pleine gueule.

    Seulement voilà : tes malheurs conjugaux... tout le monde s'en fout. Tout juste si tu rencontres, une fois tous les dix ans, une femelle compatissante qui t'arracherait, ô combien volontiers ! à cet enfer de servitude conjugale - à condition que tu passes, bien entendu, sous sa domination à elle. La chose est évidente, elle va de soi ! tout est de la faute d'Eve. Je soupçonne même les premiers rédacteurs de la Genèse de n'avoir inventé la femme que pour enfin rejeter sur elle toutes ces funestes responsabilités qui nous tuent depuis le fond des âges. Et les Autres de répéter :Tu confonds l'accessoire avec l'essentiel- c'était déjà beaucoup, qu'ils me fournissent cette indication ; puisqu'ils s'en foutaient - fallait-il mon Dieu que je les bassinasse...

    Sylvie Nerval m'a dit récemment :Tu me reproches d'avoir façonné ta viemais c'est que tu ne m'as jamais rien proposé d'autre. Rien de plus exact. Ce qu'a prédit Jean-Flin s'est révélé faux : je ne suis pas devenu pédé ; mais par une absolue dépréciation de ma personne, sans imaginer un seul instant qu'une imagination de moi pût avoir la moindre valeur ou légitimité, je me suis mis, de mon propre chef, sous la coupe, sous le joug bien-aimé d'une femme, la mienne. Assurément, ce que je proposais, dans un premier temps, n'était rien : déménager sans trêve, voyager, changer de femme, traîner les putes après la sodomie, et boire.

    Vous voyez bien que j'en avais un, de programme. C'est mon cousin qui l'a rempli : gaspillage de ses deux pensions à pinter, fumer, régaler des clodos finalement trop soûls pour assister à son enterrement à 57 ans : cancer de l'œsophage. Mon grief essentiel ? l'immobilisme. Un immobilisme féroce. A ne jamais avoir coupé le cordon ombilical. Se retrouver dans la même ville, dans les mêmes rues qu'à dix-neuf ans. A se demander vraiment à quoi ça sert d'avoir vécu. Puis qu'on est toujours là. Puisqu'on en est toujours là. Ma mère donnait toujours le signal du départ :Je ne veux pas rester dans une maison je mourrai.

    Sylvie Nerval a toujours eu beau jeu de prétexter que je voulais imiter ma mère, ce qui prouvait mon manque de maturité. Je lui rétorquaisTu nous forces à demeurer juste au-dessus de ta mère à toi.Une fois par jour ; en dix ans, 3560 fois. Ping, pong. Ping, pong. Renvoi d'arguments, d'ascenseurs. Efficacité néant. Douze ans de banlieue, même barre, même appartement. Dix à Mérignac, banlieue, cette fois bordelaise. En attendant plus. Rien n'y a fait de représenter l'horrible, la funèbre, la gluante et engloutissante chose que ce sera de se sentir vieillir et décrépir dans ces mêmes espaces étroits déjà nous nous heurtons : rien ne nous décollera plus.

    Il faut vivre comme tu penses, mon fils, ou tu finiras par penser comme tu vis. Rien qui se vérifie plus épouvantablement que cet aphorisme rebattu (Rudyard Kipling ? Francis Jammes?). Je me suis trois fois trahi. Ces bassesses je me suis vautré constituaient d'ailleurs, jadis ! - les aliments indispensables de mon énergie à tromper ma femme.Après tout ce qu'elle m'a fait ?pensais-je, et j'enfonçais ma queue. ...Si j'avais tout accepté tout de suite ? Si je n'avais pas lutté ? (puisque c'était pour rien...) (je m'évadais par l'excellence de mon œuvre, sans rire !) - si j'avais cédé sur tout - n'en aurais-je pas tiré malgré tout quelque bénéfice ? Tout m'eût-il été accordé, et plus encore ? ...en compensation à ma soumission, à mon amour extrême ?

    J'en doute - à voir ce qui se passe lorsqu'on renonce – partout - toujours... mais ... alors... c'est que j'ai bien agi. Protestant, ergotant, souffrant sans cesse. Fût-ce puérilement. Sinon je n'eusse été que l'ombre de la reine ! ce sont plutôt les femmes, paraît-il, qui souffrent de cela... Il m'a fallu bagarrer ferme afin d'arracher quelques bribes de libertés, au pluriel. Jour après jour, minute après minute de mon emploi du temps... Domicile imposé... Profession toujours considérée avec la plus totale indifférence... Eventualité d'un emploi pour elle repoussée avec la plus extrême indignation, d'année en année - toujours un obstacle, toujours une incompatibilité, toujours une impossibilité sur-le-champ exploitée – c'est trop dur ! disait-elleben et nous, alors ? protestèrent un jour mes collègues féminines.

    ...Celui qui travaille, c'est l'homme. Difficile pour moi, aujourd'hui encore, de prendre mes distances envers cette question, si simple à résoudre pour autrui, qui me hantera jusqu'au bout. Mes griefs sont intacts. A ce moment même où j'écris mon Histoire d'amour. Combien de fois, excédé par mes geignardises, les autres tous en chœur ne m'ont-ils pas crié de rompre ! ...Moi j'ai cédé. A quoi bon traîner après soi une femme récalcitrante, à quoi cela sert-il d'être unis, si c'est pour vivre dans un perpétuel climat de revendications, de récriminations, d'hostilité, pour la simple raison qu'il convient de se conformer à “ce que doit être un couple”, chapitre tant, paragraphe tant... Mon histoire d'amour est la seule à traiter. Peut-être que j'ai honte d'avoir été heureux de cette façon. Ou malheureux. Pourriez-vous répéter la question. Rien obtenu. Adapté. La faculté d'adaptation est-elle une liberté ? ...le comble de la liberté- pardon : de l'intelligence, d'après les zoologues... Il m'est donc tout à fait loisible d'imaginer que c'est en raison de mon exceptionnelle intelligence que je me suis le mieux adapté en milieu défavorable... Si ça peut me faire plaisir... J'ignore si nous nous aimons. Si nous aurions été à la hauteur de nos vies rêvées.

    Sylvie Nerval m'a fasciné. Ma mythologie portait qu'il fallait se prosterner devant la Femme ; ce n'est pas, semble-t-il, ce qu'elles attendent. Je pensais, moi, qu'il fallait conquérir une femme. Comme une forteresse. C'était dans les livres. Ça devait marcher. Au lieu de me faire valoir, de frimer, je les suppliais. Ce qu'il ne faut jamais faire (« supplie-t-on des montagnes ? »). Finalement on ne sait rien du tout, de ce qu'il faut faire.

    Je tombe amoureux sans bouger, sans procédé, sur simple photo. L'une d'elle représente deux jumelles l'une près de l'autre les yeux baissés, ineffable communion récusant d'emblée toute connotation sexuelle. Sans nul besoin de se toucher pour jouir ensemble, d'être. La deuxième photographie renvoie au masculin : cinq jeunes gens très élégamment mis, mannequins professionnels dont l'homosexualité se déduit aisément ; mouvements suspendus, comme d'une conjuration, regards francs, trop clairs ou par-dessous. Offre et dérobade, attirance et réserve.

    Les tiendrais-tu, les battrais-tu, qu'ils ne révèleraient pas leur secret, dont ils sont inconscients. Ou dépourvus. Le troisième cliché montre un Noir vêtu d'un complet gris classique, d'un chic où je ne saurais prétendre ; sa braguette entrouverte laisse passer un sexe au repos d'un satiné prolongeant, incarnant charnellement la douceur du tissu dont il est issu, organiquement désirable - à condition expresse que ces trois photos désignées ne se meuvent pas, ne parlent pas. Que tout demeure figé dans la bouche de l'œil , en éternité qui ne fond pas.

    C'est de photos, de représentations, que je tombe amoureux, petitement, imperceptiblement, par suspension de l'œil et du souffle, à portée de mes mains et hors de ma vie (grain chaud, glacé, de la pellicule). Mais rares sont les plus belles filles du monde qui sitôt qu'elles ouvrent la bouche ne profèrent immédiatement quelque irrémédiable rebuffade ; que l'image s'anime, s'épaississe de mots, de sueurs, de gestes, elle sort à jamais de nos bras . Je trouve aussi très doux de fixer dans le rétroviseur les traits des conductrices qui me suivent, s'arrêtent au feu juste dans mon sillage, se parlant à elles seules pâles et glabres comme un cul sans se croire observées malgré nos convergences de regards au fond de mon miroir.

    Je leur dis je vous aime sans tourner si peu que ce soit la tête, afin que mon âge ou mes adorations ne révèlent rien de mon ridicule. Je peux enfin fixer la première qui passe et pour éviter le si automatique qu'est-ce qu'y m'veut c'connard de la femme moderne - mon procédé consiste à ravaler, à l'intérieur de ma paupière sur fond de muqueuse ardente (capote interne des se projettent les persistances rétiniennes) trois secondes de vision si je maintiens les yeux fermés, éphémère image d'amour entraperçu. Je m'arrête alors prenant garde de n'être point heurté, murmure à ma vision des mots tendres, lui proposant des pratiques précises, juste avant qu'elle s'efface. ¨Plaisir de puceau, je sais. Dans ces fugitives fixations subsiste ainsi que sur photo l'en deçà de l'émoi, premier pincement de cœur éternel.

     

    X

     

    Ce mois dernier soixantième année de mon âge enfin s'est découverte à moi - révoltante particularité (désespérante caractéristique) de ces apocalypses de la vieillesse, d'intervenir toujours aux temps précis où ils deviennent inopérants – la clef de l'obsédante compulsion dont je suis victime : il faut nécessairement qu'une femme prétendant m'attirer (elle n'en peut mais) souffre, soit en difficulté, mélancolique, languissante – dolente – au plus éloigné possible de ces copines actives, musclées, halées, “battantes”, que je ne puis admirer ni aimer en aucune façon.

    Il me faut chez elles des virtualités d'attendrissements,d'apitoiements sur elle et sur moi - jusqu'au beaux désespoirs, aux larmes à l'aspect du néantjuste effleurés. Que me font à moi ces beautés rayonnantes ? qu'importe en effet à ces femmes que je les aime ou non ? si c'est elle qui m'aime, sans que j'y réponde supposer), n'aura-t-elle pas tout loisir de se consoler ? Qui plaindra ces femmes éclatantes ? Nous n'avons pas appris encore à aimer une femme semblable, un copain avec des nichons comme dit le comique. Il m'en faut une à compléter, qui me complète. Construite comme moi autour d'une faille.

    A consoler, à protéger - protéger : voilà le grand mot lâché, fécond en sarcasmes :Nous n'avons pas besoin d'être protégées !ouRetourne chez ta mère !- mais une femme que je caresse et que je berce. Compatissants tous deux, aux premiers et seconds degrés, même si tout paraît frelaté, sans que nul autre le sache. Que nous retrouvions joie et santé l'un par l'autre. Il est assez désarçonnant de constater que nous avons Sylvie Nerval et moi suivi ces excellents préceptes de la façon la plus involontairement perverse qui soit, puisque jadis (nous comptons désormais par dizaines d'années) pour peu que l'un d'entre nous fût triste, l'autre brillait, et réciproquement : jamais nous n'étions d'humeur égale ; Sylvie Nerval étant joyeuse et près d'agir, je ne manquais jamais de lui représenter tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se fût assombrie, pour offrir à nouveau ma culpabilité. Dilapider ainsi dans ces manèges tant d'années communes, gâcher si sottement, si vainement, nos énergiesainsi soustraites à la véritable action de la vie véritable extérieurequelle énigme ! ...nous aurions donc préféré parcourir, piétiner en rond ce vieux manège ? Je devrais bien désespérer de cette prise de conscience si tardive. C'est donc cela qu'on appellesagesse. Apprendre enfin ce qu'il eût fallu faire (pour dominer [c'est un exemple] sans l'être ? car la douleur de l'autre te domine. Autre découverte de ce dernier mois : ne jamais désirer la femme désirée. La regarder simplement dans les yeux. Avec la plus totale indifférence (et ce que l'on feint devient si vite ce que l'on est). Comme si tu n'avais pas de femme devant toi, que non, décidément, la différence sexuelle, tu ne la voyais pas - une femme ! qu'est-ce donc ? - rien ne délecte plus la femme de n'être considérée que pour leurs charmes d'espritpas même : une fois dévêtues de leurs caractéristiques sexuelles ; une bonne fois évacué le sexe. Cette chiennerie, dit la fille Gaudu dans le Bonheur des Dames. La bonne camaraderie. Soutiens sans faillir le regard franc de la vierge : tu vois, là, c'est l'amitié qui s'installe.

    Pour moi c'en restait là. Quant à pouvoir un jour montrer son désir, dévoiler sa vulnérabilité, sans courbettes de chien savant, ou battu – quelle paire de manches ! ...il paraît que cela se peut. Je l'ai lu dans les livres. Vu au cinéma. Le peu que je sais, c'est que les femmes apprécient beaucoup le naturel en effet – tant qu'il ne s'agit pas de sexe. Telle est mon expérience. (Et comme le double jeu des femmes n'a jamais manifesté le moindre signe d'essoufflement, il est non moins évident que la moindre lueur d'hésitation ou de doute au fond de votre œil vous vaudra les sarcasmes les plus vils – passons) - je ne puis en vérité me résoudre à ces nouveaux usages égalitaires, de regarder d'abord une femme dans les yeux “comme un pote”.

    Ce marchepied d'égalité n'est pas moins ardu à franchir en définitive que les codes ancestraux de pudeur, d'atermoiements, voire de bigoterie. Que celle que j'aime puisse me retenir sur la pente des petits abîmes. Femme-nounours, petite fille, juste le petit chagrin, gonflable et dégonflable à volonté. Sylvie m'est tombée dans les bras pleurant sur elle-même, et j'ai fait de même. Victoire ! Défaite ! Consolation mutuelle. Persuasion de la femme désirée (dont on désire l'amour) sur la base malsaine de sa faiblesse. Pitié réciproque dont on dit tant de mal, qui paraît-il rabaisse qui l'éprouve et qui la reçoit.

    Puis jouer le consolateur afin de récolter le fruit. Faire à son tour la victime, profondément lésée par une protection si coûteuse. De ce double système de bascule entre protecteur et obligé déduire un double système de culpabilités mutuelles. Indissoluble et sans recours. Une femme plaintive et consolatrice à qui j'aie pu me plaindre, tels furent notre pain béni et nos abandons (rouler dans la boue, jouir de la boue). Malsainement hululer de concert, s'engloutir dans nos trous ; ainsi jouissent les enfants insuffisamment consolés. Dont la mère fut la plus à plaindre de toutes soit chez sa propre mère la plus grande obscénité. Alternons par conséquent l'admiration, la protection, la soumission - l'attendrissement sur les sots gâchis, le plaisir des doubles faiblesses et des éternels inaccomplissements. Or nous avons bien lu, distinctement, chez Goncourt, que la conscience de sa supériorité jointe à l'attendrissement que l'on éprouve face à l'injustice ouvre une voie royale à la folie. S'ensuivent en effet de lancinantes lamentations, renforcées car mutuelles, sur soi, sur l'autre, la première injustice ou folie consistant bien sûr en cette liaison que nous avons eue avec celle, ou celui, qui ne saurait s'approcher de la perfection. D'où tentation pérenne de désigner l'autre ou soi-même à l'accusation de bouc émissaire. La promiscuité, le fusionnisme, aiguisant chaque trait.

     

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    Corollaire

     

    Une telle disposition du couple s'apparente à l'adoration de la femme-enfant ou plus précisément du double-enfant. Rien de plus exaspérantd'autant plus attachant, d'autant plus ligotant - que ces agaceries, sautes d'humeurs, fantasqueries, rien de plus fascinant que ces narcissismes croisés, ces échos toujours malvenus.

     

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    Fascination, suite

    . Une blonde n'ayant pour couvrir son intimité sur la plage d'étang qu'un tissu effilé sans relief sur un sexe pressenti lisse et glabre générant sur moi qui lui fais face une fascination bridée par ce trop plein d'humains, sa vulve à trois largeurs de mains de moi, le mari à deux pas lisant sur le sable et l'enfant gambadant par diable passé, sans qu'il fût un instant possible qu'elle ne m'eût point vu - absolue suspension du souffle et du sentiment, la pétrification devant le videsachant que s'étend sous ce mince pont de coton blanc un sexe véritable exactement configuré. J'avais retrouvé ce vertige et ce jeu de dupes autre exemple ? Ce con à feuille d'or si volontiers conçu plaqué magnétisant le regard de cet autre assis près de moi (le même) qui perdit si souvent contenance s'il la regardait ; sous tant d'afféteries, d'innocence et raffinement mêlés, la vitalité même de l'homme se dissolvant, naufrageant sous les yeux de cette autre femme qui l'accompagne muette égarée réprobatrice au sein d' ivrognes et d'aveugles, avec la volupté cuisante du réprouvé.

    Mon ami fusillé du regard et d'une moue, indécelable à nul autre que lui - certaines figurines féminines ainsi, sous leur feuille d'or, trouveraient-elles matière à jouir sans y toucher de tant de sang et de semence puisés dans la candeur grossière de l'homme ; l'amour que j'ai voué à Sylvie Nerval se justifierait alors, dans sa forme la plus archaïque, par cette adoration courtoise de la femme que cette dernière à présent feindrait de rejeter comme fardeau, paralysie, ligotage, aliénationsachant ce que recèle une telle malsaine adoration).

     

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    L'androgyne essentiel est d'abord un enfant, volontiers nomméla créature, avec tout ce que ce terme évoque de réprobation au tournant des deux derniers siècles : réchappé d'une catastrophe guerrière, poursuivi jusque dans son exil, l'enfant-prêtre se prostitue ; recueilli par un vieux musicien qui s'éprend de lui, l'Androgyne se livre à des surenchère de comportements incompréhensibles ou capricieux - ce résumé fragmentairetendancieux - échoue volontairement à rendre un tel monde. S'avise-t-on en revanche que tant d'agissements, tant de manèges peuvent s'entendre d'une très jeune fille, qui écrit, ce si grand mythe s'évanouirait, s'y substituant hélas une irritation d'adulte lecteur contre une gosse tête-à-claques (l'amour ainsi décrit devant dès lors se définir comme enfantin, puéril, immature) (ou céleste). Aussi l'accès le plus direct à ces contrées reste la peinture, Sylvie excelle ; ce filtre assurément moins explicite adoucit les précisions des inlassables retrouvailles et autres aventures d'Ayrton dit l'Androgyne et de son double ténébreux R. aux cheveux d'encre...

    Sur ce terrain donc se joue une fois de plus l'increvable problématique de l'ascendant (de l'Un sur l'Autre,qui d'Elle ou de moi), problématique réductrice, fâcheuse, pitoyable. Triviale. Pathétique. Dont mes amours ultérieures se trouvèrent irrémédiablement perverties (pages après pages noircies sur mon martyre marital - inépuisables doléances, larmes, enfantillages). Rameutage de griefs éculés, incommensurables déplorations : d'avoir fréquenter tant d'amis qui n'étaient pas les miens (qui se fussent à coup sûr avérés ivrognes et putassiers) (mais je n'aurais pas eu d'amis). Pas un seul. Tandis qu'elle m'a tiré par exemple d'une humiliation publique imminente, devant cette grappe humaine un jour agglutinée place de l'Horloge (Avignon) psalmodiant (des beaux, des déguisés, des zalapaj) quatre notes répétitives dans un mantra rigolo, que je voulais diriger, pauvre con, au passage, guider vers une belle impro polyphonique de mon cru - qu'est-ce qu'il se croit celui-là ? d'où y sort ce con ? - en vérité, je l'avais échappé belle ; Sylvie m'entraîna juste avant la cata, je lui infligeai une scène épouvantable : elle me brimait, elle me coupait du monde - ce gadin, cette gamelle, ce râteau que je me serais pris ! c'est à l'échelle de toute ma vie qu'elle m'a sauvé de ma connerie, de mon inadaptation foncière à la relation humaine.

    Et si ma femme ne m'eût pas instinctivement pris de court, à chaque fois, des années durant... si je n'avais pas cédé, sans cesse, en braillant, parce que je reprenais à mon propre compte ce maudit schéma crétin élaboré par les propagandistes – d'une femme nécessairement piétinée, avilie par le mâle - si une telle ineptie ne se fût imposée à ma timidité invalidante, arrogante, c'est moi qui l'aurais soumise, au contraire, à ma propre loi. Je me suis posé en victime du féminisme : et si j'avais simplement cédé au bon sens ? Si j'avais tout bêtement reconnu que l'essentiel est de suivre la raison, peu importe qui des deux ait raison ?

    Nous appellerions cela tout bonnement la lucidité. Celle de Louis XIII se reconnaissant tributaire des excellentes raisons de Richelieu. Ce qui ne veut pas dire que le roi se laissait mener. C'eût été tout l'un, ou tout l'autre : j'aurais imposé mes spectacles de merde, imposé mes amis de merde comme j'en avais tant connu, d'incessants déménagements, ma tyrannie domestique. Ne pas se désoler donc d'avoir aimé, cédé. Elever ses pensées. Considérer à quel point la question de connaître le chef s'apparente à la place du moi dans le couple, ou parmi les hommes (voire dans le sein de Dieu ? ) Il faut êtredisait Talleyrandaigle ou serpent” – dévorant ou dévoré ? ...par honte, incapacité - illégitimité du premier - je me suis jeté à la soumission, dévoré par la perte, par ma dévoration faisant ma perte ; dévotion, révolte et trouble.

    On ne résiste pas à Dieu, fusionnel, exclusif comme il est ; mais la femme ne nous étant nullement supérieure - le seul - l'unique moyen de ne pas céder à la dévoration sera de célébrer sa propre volonté, sa propre adhésion – comme tant d'autres femmes se le sont vu imposer par tant de curés, pasteurs et notaires à travers siècles : “Je cède, je me fais aimer, je règne” - à présent soyons clair : Edipe s'étant vu barrer la voie rebroussa chemin, vit une femme en larmes et l'admira. Question : Sylvie Nerval s'en montra-t-elle au moins reconnaissante ? peut-on parler de son bonheur ?

    ...Oui, à supposer que l'adorateur, le sacrifié, s'acquitte sans mot dire de cette abnégation (que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite). Or tout se passe au contraire comme si je devais rendre des comptes à quelque Instance ( Laïos ? Jocaste ?) au profond de moi : cédant certes, mais toujours, toujours à contrecœur (j'ai toujours vécu à contrecœur). Si un sacrifice vous pèse, dit Romain Rolland (Jean-Christophe), ne le faites pas, vous n'en êtes point digne. Je t'emmerde, Romain Rolland. Je voudrais bien t'y voir. Comme si on le faisait exprès. Comme si l'on faisait exprès quoi que ce soit.

    ...Grommelant, regrettant – Léon Bloy, parlant de Dieu, affirme que l'analyse psychologique prit un jour hélas le relais de l'adoration, de la fusion – que l'analyse absorbe en son propre nombril. Pas un sacrifice en effet, pas une attention dont je ne me sois empressé de faire payer tout le poids. Pas une faveur qui ne fût lestée d'une plainte gâtant, moisissant tout. Tel Christian V., expéditeur polaire, détruit tout son mérite, exhalant dans les termes les plus orduriers, à chaque plan filmé, toute sa rancœur contre les obstacles d'une entreprise que personne ne lui avait demandée.

    Il entre dans ces abnégations trop de rabaissements. Sous le sucre et l'encens tant de fiel embusqué. Chevalier servant, souffrant pour sa Dame, renonçant à ses volontés propres (existent-elles ?) - prétendant que ce n'est rien, me dépouillant à grand bruit de tout désir alors précisément que cette fois c'est l'autre qui cède à ma détresse... Si malgré moi je remporte la victoire dans mon champ de ruines, d'un coup je n'en fais plus de cas, n'en tiens plus compte, et je replaide en sens inverse, vers mon martyre.Après tout... Je trouve autant de plaisir à l'inverse de mon désir.Les dépressions sombra Sylvie Nerval furent provoquéessans être le moins du monde atténuées. Chacun rivalisant d'abaissement, tyrannisant l'autre de l'obscénité de sa faiblesse. Nul ne s'est retiré du jeu. Ces décennies de prison me font hurler de rage.

    Exemple : rien de moi sur les murs ; me contenter de la pièce la plus malcommode (une heure de lumière par jour) - comment l'amour peut-il s'accommoder à tant de petitesses ; à supposer même qu'il suffise d'invoquer mes goûts artistiques nuls... Puce à l'oreille : l'indignation d'un couple de visiteurs : “On dirait” s'exclamèrent-ils “que Bernard n'habite pas ici ; aucune trace de sa présence nulle part”. Autre et bien plus profonde, sinistre, funèbre sonnerie d'alarme, cet oncle – raisonnant sur la présence, à proximité, d'un Lycée, suggérant donc avec satisfaction qu'il me suffirait d'obtenir cette nomination à cinquante mètres de chez moi, pépère, pour le restant de ma carrière ; j'ai grogné qu'il ne m'aurait plus manqué qu'une laisse : “boulot-gamelle-boulot”.

    Le tonton n'y revint plus, mais j'avais senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Il ne me restait plus de toute façon, en ce temps-là (renoncement, admiration) qu'un infime noyau d'honneur avant extinction finale. Ne voir que ridicule dans ces hurlements de détresse témoigne d'une méprisable férocité. On meurt sous les coups d'épingle, tas de cons. Dix années pleines de telles minuscules avanies ne sauraient en aucun cas se compenser, quoi qu'en déblatèrent les psys et autres pontes, par les prétendus avantages qu'y trouveraient à foison, paraît-il, les opprimés, qu'on aurait bien tort de plaindre, puisqu'il paraît que la pitié, tas d'enculés, avilit...

    Il faut tout de même bien balancer cette grosse claque dans la gueule que jamais, au grand jamais, ces prétendus avantages, ces mirifiques “compensations”, n'effleurent le moins du monde la conscience de celui qui souffre. C'est bien beau, l'inconscient. Mais sensoriellement, ça n'existe pas. Ce qui est pourri est pourri, ce qui est foutu est foutu. C'est replâtrage et replâtrage, à tour de bras ! Les femmes de l'émir, ses chameaux, ses chiens, se laissent mener. Et certes, assurément, je n'en disconviens pas, j'ai découvert, aux hasards poétiques de la soumission, tant de merveilles - que l'Initiative, la Volonté, la Force et autres hideuses idoles ne m'eussent jamais obtenues ! il se développe en effet, il se fortifie au fil de la passivité un tel sens poétique, un à vau-l'eau, un voluptueux abandon semblable à celui du Roi Arthur, lequel tout roi qu'il fût descendait tout communément, tout couramment, à la rivière “pour voir s'il n'était point survenu quelque adventure” ; alors au fil du fleuve se présentait immanquablement telle barque pontée où repose le corps d'une pucelle, et c'est l'incipit – in- ssi – pitt, blats bâtards, quand on veut faire son latiniste, on se renseigne - de la quête du Graal !

    Au lieu donc sottement de me gendarmer comme eussent fait tant de ceux qui savent si bien ce qu'ils veulent et ne découvrent que ce qu'ils ont décidé de découvrir, et encore, après coup, je suis descendu où il plaisait à Sylvie N. de m'emmener, c'est-à-dire sur place. Guidée qu'elle fut plus, à mon sens, par fantaisie que par sa décision, alors que ma pente sans doute ne m'eût entraîné que vers ma propre catastrophe. Les rares fois où elle me céda, je me fâchai fort, lui reprochant la moindre réserve de sa part, tandis que j'acquiesçais, moi, toujours, et par grincheuse courtoisie. Il m'a toujours paru qu'elle savait mieux que moi ce qui me grandissait, me nourrissait : découverte comme je l'ai dit du ballet, que je pensais disparu, de la peinture à l'huile, que je pensais engloutie - de quoi m'eût servi en revanche de connaître avec elle les joies rustaudes du stock-car ou de l'ivrognerie populaire ?

    Si la femme cède, se rend à mes raisons, ma jouissance s'en trouve annulée de ce fait même ; Simone de Beauvoir évoque à merveille ces faux débats où l'époux, l'homme, veut qu'on lui cède, mais non sans avoir longuement résisté : la femme doit feindre l'opinion contraire, pour lui fournir l'occasion d'une victoire, qui ne s'entend pas sans quelque lutte... A l'inverse exact je cédais, moi l'homme, mais non sans m'être défendu, sachant que c'était en vain, jouissant de ma capitulation annoncée (quoique je me contrefoutisse d'augmenter son supposé plaisir). Voilà pourquoi j'estime qu'il n'est pas vrai, peut-être, que les femmes du temps jadis n'aient jamais pu connaître, disent-elles, que le plus profond malheur, et la victimarisation des femmes, vous comprenez que tout le monde a fini par en avoir plein le cul.

    Or de tout cela, Docteur F., j'étais inconscient, et peut-il exister des choses sans qu'on les ait personnellement, consciemment vécues ? J'étais dans mon esprit celui qui apaise, le grand réconciliateur, à la façon des femmes de jadis. Mais j'y mis tant d'aigreur, comme certaines d'ailleurs, que Sylvie Nerval ne pouvait que conserver, cristalliser au sein même de sa victoire (qui n'était pas vécue comme telle, puisqu'à son sens il s'agissait d'un dû, résultant d'un raisonnement, d'un comportement logiques, affectivement neutres) cette culpabilité qui gâte toute chose, et fut cause assurément de tant de mollesses dépressives dont je n'ai cessé de lui faire grief, en étant moi-même la cause.

    Puis-je ajouter cependant que ce perpétuel découragement ne fut pas moins la cause de ma désenvie de vivre. Ainsi la femme cède à l'homme et le sape dans toutes ses énergies, par son sacrifice exhibé. Et réciproquement. On en jouit semble-t-il dans son inconscient. Autrement dit on n'en jouit pas. Je puis assurément me rebâtir tout mon passé, sans rien omettre des preuves, mais ce qui fut souffert fut bel et bien souffert. Sans vouloir jouer les victimes... Mes voyages se sont bornés aux capacités de mon porte-monnaie,mon petit salaire de peigne-cul, comme me le rappelait obligeamment une correspondante. Libre aux doubleurs de Cap Horn d'estimer sans sel mes découvertes creusoises ou berrichonnes. Me limite aussi dans le temps l'abandon je m'imagine que sombre, sombre parfois réellemement Sylvie Nerval trop longtemps seule. Je pourrais prolonger ces quatre à six jours qui me sont accordés, étirer ce fil à ma patte ; mais il me plaît sans doute de m'imaginer attendu, indispensable.

    J'obéis du moins à des rites ; rouler un certain nombre de minutes et visiter, marcher, que je me trouve, quel que soit le manque de pittoresque ; je me détourne souvent pour un château. Mais je peux également foncer tout droit vers le sud / sans presque [m'] arrêter, Cordoue le matin, Séville l'après-midi, ce qui est scandaleusement insuffisant, mais permet de parler au retour ; Sylvie Nerval en voyage flâne dès le premier jour, découvrant ou redécouvrant maints et maints situscules et sitouillets sans envergure. Son plaisir (si je lui lâche la bride, si je me laisse mener !) consiste à replacer ses pas sans cesse dans les siens : nostalgies du petit espace mais plus encoredésirs,envies,besoins, mots enfantins, d'une exaspérante innocence - mes désirs à moi se trouvant toujours à l'exacte intersection des désirs inverses, aussi bien que de leur absence ; obéir à Sylvie Nerval serait donc obéir à la vie et m'y abreuver, alors de moi-même je prévois tout, j'endigue toutquoique mon voyage tienne aussi bien de celui du père Perrichon : découvrir ! ne fût-ce qu'un gros bourg, pourvu que je n'y aie jamais mis les pieds.

     

     

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    Nous éprouvons tous deux une sacro-sainte horreur pour tout le matériel, encore qu'elle peignede sa main, ce qui me semble parfaitement incongru, hors-norme, exception confirmant la règle comme disent tous les racistes ; nous aimerions Sylvie et moi n'être que tout idées, tout art. Nous n'aurons véritablement vécu en effet que par et sous les impressions d'un film, d'un livre, d'une musique ou d'une danse. Ajoutons pour Sylvie Nerval ce monde cérébral révélé plus haut - le réel ? il se sera toujours refusé à nous, à moins que ce ne soit l'inverse. Nous ne saurons supporter le moindre refus ; nous nous détournons alors, préférant nous faire rouler, le déplorant aussi, conscients de notre infériorité sans remède dans les choses inférieuresquand les œuvres d'esprit jamais ne nous auront déçus.

    ...Ainsi nous haïssons le bricolage. Grande passion de l'homme de peu. Est-il je vous le demande quoi que ce soit de plus vulgaire et de plus bas de gamme que la béatitude infiniment creuse du bricolo qui vous tanne avec sonportail installé soi-mêmeou son rafistolage automobile maison. A tous ceux qui m'objectent, les yeux injectés de haine et de bonne conscience, que je suis tout de même bien content de les trouver pour me tirer d'embarraas, je réponds que je suis bien content assurément d'aller chier tous les jours, mais que je n'en inviterais pas pour autant ma merde à table. Il faut à mon sens posséder l'âme vide et vile de la populace résolument réfractaire à toute spéculation intellectuelle pour s'abaisser à se souiller les mains par quelque manipulation que ce soit, de bricolage... peindre sur toile assurément (voir plus haut) débouche sur l'éternel ; déboucher les chiottes : non. Je sais, Dieu sait si on me le répète, que la main est intelligente. Mais nul ne m'en pourra jamais convaincre. Un sillon, une chaussure, n'égaleront jamais en intention (je ne parle pas de la réalisation) l'Œuvre d'Art, consacrée par l'éternité des Divins Préjugés. Il existe, si arbitraire qu'elle soit peut-être, une hiérarchie des valeurs que nous respecterons toujours Sylvie Nerval et moi, quelles que soient les violences des propagandes égalitaristes.

    Nous tordons le cou aux démagogues alléguant l'égalité du boulanger et de Mozart ; pour des milliers de boulangers, quelque compétents, quelque vertueux (voilà bien la répugnante faille de raisonnement) qu'ils puissent être, il n'existe et n'existera qu'un seul Mozart. Ajoutez à cet intolérable fascisme (n'est-ce pas !) qui est le nôtre une farouche défense des valeurs passées, mais aussi, de façon douillette sans doute et parfaitement incohérente, l'attachement aux grandioses adoucissements de la condition humaine : le progrès matériel justement, permis par les techniciens, les bricolos, les “hommes matériels” si vilipendés au paragraphe précédent. Plus encore de notre part un viscéral cramponnement à l'Athéisme, à la Liberté Sexuelle, qui nous semblent découler non pas de la démocratie, mais directement de la sainte et laïque raison bourgeoise et cultivée. Ce n'est pas en effet pour avoir souscrit aux suffrages de quelques bouseux incultes que nous avons conquis toutes ces belles choses, comme les découvertes médicales, mais en luttant de toutes nos forces, justement, contre leurs préjugés et leurs hargneuses sottises.

    Le peuple est méchant, écrivait Voltaire ; mais il est encore plus sot. Ce sont les études qui forment l'élite, et par là-même l'arrachent au peuple et à son étouffante connerie. Soyez bien assuré que si l'on redonnait la parole au peuple, son premier soin serait de rétablir peine de mort, torture en public et persécution des pédés. Il brûlerait, ou laisserait périr les musées, le peuple, il se livrerait au fanatisme. En admettant tant que vous voudrez que cela soit faux - il n'en est pas moins vrai, regrettable ou non, que la sainte horreur du populo est l'un des plus fermes ciments de notre union ; nous ne fréquentons point cette engeance renégate de l'âme et de la raison. Aristocrates des buissons, nous ne méritons point de vivre assurément, selon la doxa du jour ; c'est ainsi que Monsieur des Esseintes exigeait de son personnel d'avoir achevé les travaux de jardin avant onze heures, afin qu'il pût jouir des allées de buis parfaitement râtissées sans risquer d'entr'apercevoir le moindre fragment de bleu de travail... S'il est en effet quelque individu avec qui pour ma part je sois rigoureusement incapable d'échanger une parole, ce sont bien les gens du peuple, juste capables, sitôt qu'on leur laisse ouvrir la gueule, de proférer des horreurs sur les arabes, les juifs et les fonctionnaires (aux dernières nouvelles c'est nous, Sylvie Nerval et moi, qui sommes les fascistes).

    ...Nous aimons pourtant bien jouer à la belote (alexandrin).Second degré? Nous possédons huit ou neuf jeux de cartes, très originaux (A présent je tombe de sommeil et j'ai bu de la bière, et tant d'ostentation de seigneurie me fatigue, moi qui ne suis qu'un con. Quand je me suis réveillé, une profonde tristesse m'a étreint de marchandises. J'ai trop haï et méprisé dans les lignes précédentes.) Je voudrais cependant ajouter qu'il existe un autre jeu appelé Trivial Pursuit, qui signifieDivertissement banal,populaire, formé de questions et réponses sur cartes réversibles.

    L'une des formules de ce jeu concernant l'histoire de l'art, nous y jouons parfois avec nos meilleurs amis, dépourvus pourtant de ce qui s'appelleinstruction bourgeoise(bellecontradiction, preuve par neuf de mauvaise foi : nous ne pensons pas ce que nous pensons). Si le premier, autodidacte, fait jouer ses rouages déductifs, nous souffrons profondément de voir l'autre se faire répéter les questions, travestissant son ignorance en anxiété, prenant son temps pour permettre à son partenaire amoureux de lui souffler la réponse (c'est bien plus plaisant entre initiés, Sylvie Nerval et moi, à armes égales) ; dirai-je que cette amie tient absolument à nous entraîner dans l'orbe crasseux de Dieu sait quelles épaves quil s'agit de repêcher dans je ne sais quelleassociation; or en dépit de toute l'affection que nous éprouvons pour elle à titre privé, nous refusons et refuserons toujours de toutes nos forces de participer à quelques activités que ce soient pour ces semi-clochards et déglingués divers extirpés tout dégoulinants de leurs caniveaux ; j'ai suffisamment trimé toute ma vie à tenter de m'élever au-dessus du vulgaire, et à hisser au-dessus du ruisseau tant d'innombrables fils et filles de blaireaux incultes (pléonasme, parfaitement, pléonasme) pour refuser d'envisager le moindre refrottement à cette engeance, à ce tissu conjonctif, à cette humanité de remplissage qui vous dégoûterait bientôt de l'humanité. Jusqu'à ce que ma propre fille ne réintroduisît hélas dans ma famille des individus de cette race d'ignorants fiers de l'être, j'avais été jusqu'à l'aveuglement de penser qu'enfin, ouf, ils n'existaient plushélas !...

    Le troisième jeu est celui des échecs, où je parviens toujours par étourderie à me faire écraser non sans en concevoir quelque dépit - les échecs sont une activité d'homme responsable. Je ne les aime pas beaucoup. Tels sont les jeux qui entretiennent l'amour. Je m'efforce d'y multiplier les plaisants propos – outre les annonces, commentaires de capotes ou de carrés d'as – ainsi le dernier jeu de cartes (nous en avons dix) s'appelle-t-il “Reptiles et Batraciens du monde ; ce sont chaque fois des récriements de part et d'autre sur la beauté des reproductions - car ces jeux signalent un certain ennui, une faillite de communication, et je ne les refuse jamais, sachant que Sylvie m'est reconnaissante de mes saillies - en bon français de prolo : on joue ensemble pour se raconter enfin des conneries.

    Qu'est-ce que vous croyez. J'en ai ma claque de cette honnêteté intellectuelle et de cette logique sans cesse réclamées. Toujours se justifier. C'est pénible à la fin. Nous préservons donc à tout jamais, Sylvie Nerval et moi, notre adolescence. Les mêmes histoires drôles depuis plus de 35 ans. Un bon vieux stock d'allusions, de discours rebattus, parfois lassants, entretenant notre amitié, et notre lamentable auto-apitoiement - ça va les sartriens ? ...heureux ? Pensant à tant de couples enfouis sous les tombes, j'aimerais savoir de combien d'éclats de rires ne résonneraient pas les allées s'il leur était donné à tous de ressusciter, sous forme de bons vivants comme ils furent tous. Mêmes enthousiasmes, mêmes exaspérations, mêmes raisonnements. Même indécrottable prétention. Eût-il fallu, pour plaire, que j'animasse tant soit peu notre duo, que je le parasse des atours narratifs ? Voici encore, justement, l'un de nos ciments les plus solides : nous avons estimé, notre vie durant, Sylvie et moi, inébranlablement, que de la prime enfance à ce jour ce sont les autres, dans leur ensemble et séparément, un par un, qui nous ont fait obstacle, entravant nos inestimables dons naturels avec la plus bornée, la plus féroce intransigeance.

    Mépris d'autrui à Notre Egard, dénégation d'emblée de nos talents, dédains de nos airs poétaillons. Nous avons toujours cultivé les cuisants souvenirs de chacune de nos humiliations : ainsi de ces raclures de noix de coco cédées à moitié prix par une marchande ambulante :Tu ne vois pas que c'est des miteux?s'était-elle exclamée à la cantonade - mais bien évidemment que c'était notre faute, y avait qu'à, fallait juste, naturellement que nous aurions gueuler, prendre des airs moins consvoici bien encore un solide lien de notre union, une véritable corde à nœuds : l'air con.

    ...Changer de tronche - ne pas se laisser faire – soupçonnez-vous seulement, sartriens de mes deux, qu'il y faut une de ces lucidité, un de ces sangs-froids ; une étude approfondie dont quelques-uns seulement ne parviennent à tirer profit, à l'extrême rigueur, juste au seuil de la décrépitude ? suite à je ne sais quel lent processus de rationalisation, de déduction – bien plutôt par à-coups rigoureusement imprévisibles ? ...tant il est vrai que l'intelligence n'est rien... Ma foi non que vous n'en savez rien, vous n'en concevez pas le plus petit soupçon d'idée, bande d'épais.

     

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    Nous avons usé peu de lits : ...trois, quatre... douze peut-être ? sans compter les hôtels. Nous avons toujours vécu l'un sur l'autre. La chose était fréquente au siècle dernier (toujours, pour moi, le XIXe). Certaines années nous chevillaient trois cent soixante-cinq journées, mille quatre-vingt quinze même une fois trois ans tout entiers faute d'argent (quatre-vngt cinq, six, sept) d'un effrayant corps à corps. faute d'argent. Sylvie Nerval contestant tout cela n'y saura rien changer – sachant pertinemment en mon âme et conscience que le 15 08 85, ayant eu le front d'accomplir un modeste pélerinage sur une tombe de Bigorre, je fus taxé à mon retour d'ignoble cruauté pour abandon de grande malade.

    Trois années, dis-je, l'éventualité du moindre voyage, visant tant soit peu à dénouer ne fût-ce que thérapeutiquement le lien fusionnel, s'est vu âprement et triomphalement contestée. Même à présent gagne l'arthrose, je sais qu'il me serait impossible de me livrer à quelque escapade que ce fût au-delà d'un nombre de jours toujours trop courts : le fil à la patte. C'est ainsi que si souvent s'achève (j'y reviens) l'histoire d'un amour : en règlement de comptes. Combien d'écrivains dont je soupèse à l'édition les pesants manuscrits ne se sont-ils pas ainsi consacrés à tant d'inepties ?

    Tant de sincérité, tant de poignance, tant de tics aussi, tant d'impardonnable amateurisme postés à l'éditeur ! la littérature est parfaite ou n'est rien. Nos exhaustitivités constituent le plus gros bataillon de l'ennui. On se fait chier à vous lire, mes pauvres choux. Vous vous imaginez sans doute que le moindre méandre, le plus infime diverticule intestinal de vos tourments importe au lecteurvictime. Or il se trouve que chacun de nous possède, justement, et à foison, à volonté, au détail près jusqu'à la nausée, de semblables révélations et rebuts d'hôpitaux. Ainsi cette effrayante continuité des nuits de couple évoquée dans Cette Nuit-là, mille observations merveilleuses, et cette certitude lente que dans le noir, rejoignant le corps ténébreux de l'épouse, je gagne la couche et la nuit infinies enveloppant la vie du premier à mon dernier souffle (musique).

    Cela ne m'effraie pas. D'aucuns prétendent que les draps conjugaux sont déjà ceux du tombeau; et qu'il n'est si parfaite épouse qui en préserve. Juliette, nous serions seuls dans nos cercueils, séparés par les planches, sur la même étagère. Imaginons seulement la délicatesse à bien placer, judicieusement, sans la moindre superposition, sans le plus minime empiétement susceptible d'engendrer courbatures, écrasements, ni friction, ankylose, fourmisni obstruction de sang - les abattis de chacun dans une seule et même couche, jamais les lits matrimoniaux ne doublant exactement les mesures humaines : il est toujours en effet tenu compte des chevauchements ; comment faisaient-ils donc à Montaillou, village occitan, tous ces bergers de grande transhumance, pour s'empiler à cinq ou six par couche dans leurs bories pyrénéennes, sans même imaginer qu'on pût se sodomiser à couilles rabattues ?

    L'innocence de ces temps-là... Assurément l'on était loin de nos fétides imaginations ; c'est même une des plus insolubles énigmes : comment faisaient-ils donc tous pour ne point songer à mal, pour que rien, fût-ce le plus mince soupçon, la moindre velléité d'érection, ne pût se glisser ? quelles pouvaient bien être leurs associations d'idées ? D'autre part, c'est-à-dire de façon diamétralement opposée, comment donc leurs membres, dépourvus de tout attrait, de toute charge érotique fût-elle infinitésimale, ne se révélaient-ils pas enfin non plus pour ce qu'ils étaient, des appendices cruraux velus ou glabres, osseux ou adipeux, crasseux jusqu'aux croûtes, écrasant et broyant jusqu'à la folie tout espace vital, toute tentative de sommeil ?

    ...Les lits jumeaux ? pure abomination, pour laquelle on eût dût réclamer les plus rigoureuses sanctions pénales. Ne pouvant donc non plus, si épineux qu'on se sente l'un et l'autre au moment de se mettre au lit, nous fuir sans cesse, sauf à nous retrouver en équilibre de profil sur les rebords du matelas, force est de nous résoudre à la promiscuité de la chair, lard et tibias mêlés. Nos bergers ariégeois de treize cent douze étaient sans doute plus proches de la chair collective, de la viande animale indistincte ; mais nous, couple occidental fin vingtième, sommes bien forcés de nous encastrer, dans les affres, puis dans les délices (tout de même) de l'emmêle-pattes.

    Mais qu'il est dur de jouir du simple sommeil, fonction première après tout du lit. (Je crains de trouver un jour, au réveil, ma partenaire morte, raide, et qu'il faille rompre les os pour nous dégager de l'étreinte ; la cocotte de Félix Faure vécut au soir du 18 novembre 1899 cet atroce délire hystérique - horreur ! terreur !) je reprends : autant j'aime trouver au creux de mon ventre l'empreinte et la pression intime des fesses, autant je regrette de n'avoir aucun corps pesant sur le dos pour m'en recouvrir. Une telle irremplaçable sensation ne peut m'être donnée que par un homme (ici placer un sarcasme). Nous aimons cependant, homme et femme, nous endormir à l'intérieur l'un de l'autre.

    Quelques mots sur l'éjaculation précoce. Quatre-vingts pour cent des hommes de trente

    souffriraient de ce trouble. A vrai dire ils n'en souffrent pas. Rien de plus satisfaisant pour l'homme que cette giclaison précipitée. La chose en soi ne m'a jamais autrement tourmenté lorsque j'allais aux putes. Tout au plus l'orgasme ratait-il de temps en temps : la pute avait bougé un poil de trop, ou j'avais mal pris la corde dans le virage - mais après tout, il arrive aussi bien de rater sa branlette. Aux regrets de n'avoir pas joui s'additionne alors, avec les putes, celui du pognon. ...Perte sèche... Mais à se retenir sans cesse modelé sur l'infinie lenteur d'une femme (bien plus rapide quand elle est seule) (décidément, on gêne) l'homme peut aussi bien tout manquer. On pense donner du plaisir en se privant du sien. Résultat : des deux... Ce sont les femmes une fois de plus qui ont le mieux résolu tout cela : quatre mille ans de bonnes branlettes bien solidement torchées en témoignent. L'amant qui veut baiser en paix s'adonnera donc passionnément au broute-minet, qui permet la plupart du temps de se débarrasser de la jouissance féminine pour mieux s'expédier ensuite.

    Attention : certaines réclament du rab. Vaginal. Désolé. Je ne suis pas coureur de fond. Fourreur de con, soit. Ce que je veux dire en tout cas, et transmettre sans relâche jusqu'à la limite des terres habitables, c'est que la psychiatrie, j'entends la consultation psychiatrique, si répétitivement et si indéfiniment qu'on y fasse appel, a surabondamment démontré son absolue, sa rhédibitoire impuissance. Peut-être notre civilisation ne peut-elle mourir qu'avec le dernier psychanalyste. Les psychiatres ne peuvent rien. Surtout les envahissants comportementalistes, qui sont à la psychanalyse ce que les boulangeries industrielles sont au four à bois.

    Que nous disent-ils en effet ? Il faut prendre sur soi. J'ai eu maintes fois recours aux services des psys, quelles que fussent leurs tendances, obédiences, mouvances. Et sans doute certains patients éprouvent-ils le besoin d'être accompagnés. En cours de vie, en fin de vie. Mais pour ce qui est du sexe, ils sont nuls. Même pas mauvais : sans pertinence, im-pertinents, inopérants. C'est ainsi que pour le dire abruptement le manque de désir ne provient pas nécessairemen, par exemple, d'unepulsion homosexuelle. Les psychiatres femelles en particulier tiennent absolument à voir en chacun de nous un homosexuel, fût-ce refoulé ; elles en gloussent derrière leurs bureaux.

    A soixante ans de toute façon, d'un seul coup, tout ce qui est sexuel opère un véritable bond en arrière, passant de la première à la dix-septième place du boxon-office...

     

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    Naguère (sinistres années soixante !) il était inenvisageable de baiser hors mariage ou putes. Nous nous sommes donc trouvés, Sylvie Nerval et moi, non par miraculeux décret du sort (parce que c'était elle... parce que c'était moi) mais par impossibilité de trouver qui que ce fût d'autre.L'acte sexuel paraît-il (dit ma psy)(paraît-ilest de moi) est quelque chose de simple et vous en avez fait du compliqué....Ineffables sexologues ! Inestimables praticiens !vos gueules. Considérez plutôt je vous prie l'extraordinaire apaisement, par le mariage, de toujours avoir quelqu'un sous la main ! juste tendre le bras dans le lit, à côté de soi ! ...pour trouver là, transpirant ou gelant sous les mêmes draps, un corps de femme qui enfin, enfin ! consente - du moins, allongés sur la même couche, dans une même superposition de membres, est-il dur de résister longtemps aux caresses, étreintes, suggestions - même les femmes ! c'est dire...

    Saint Paul a dit mieux vaut pécher dans le mariage que brûler dans l'abstinence. Et il fallut si longtemps avant d'éprouver la moindre monotonie dans la couche conjugale, que je n'en ai pour ma part jamais souffert, chacun de nos actes toujours si différent du précédent, sans livres, ni manuels - j'aimerais pourtant, une fois, pénétrer dans ces boîtes exiguës de Reykjavik l'on est paraît-il contraint de se frotter pour danser ou juste se mouvoiront-ils prévu des boîtes à vieux ? (Confer ces chiottes de collège en 85 s'entassaient ces demoiselles de troisième à dix ou douze pour se branler mutuellement dans le plus pur anonymat collecti - à quel point il est merveilleux d'être fille - et dire qu'il faut crever - je sais comme vous tous que l'amour augmente la jouissance

    faites pas chier).

    Mais à se regardervoyez-vous - dans les yeux pour la stimulation, outre le rire (je te tiens, tu me tiens...) survient une telle tension que l'on se sent immédiatement confronté à cette atroce impossibilité de se fondre, de part et d'autre cet imperméable épiderme, ce que seul apaiserait (dit-on) le meurtre mutuel (suicide Heinrich Kleist / Henriette Vogel 1811). Et puis l'amoureux craint que tout ne subsiste, ne s'imprime dans notre extase sur nos gueules égarées livrées aux railleries, car il faut bien sortir de la chambre fût-ce au bout de trois jours de baise.

    Contemplant l'autre jour debout dans ma baignoire ce bide inexercé dont je prévoyais jadis l'épanchement, l'effondrement, je surprends aujourd'hui , comme un écoulement de mauvais plomb, ce manchon, ce fût de graisse autour de ma taille. J'envisageais abstraitement, vers mes trente ans, une insensible et harmonieuse déchéance, épousant les abdominales langueurs de quelque adipeuse odalisque ; je devais désormais en rabattre à coups de bourrelets. Aujourd'hui Sylvie pousse la porte avant de s'habiller. Nous ne regardons plus nos nudités si surprenantes jadis en l'hôtel clandestin de certaines perspectives arrière m'avaient transporté, comme la découverte d'un sexe inconnu. Lorsque je passe à poil dans la cuisine, je redeviens risible, inoffensif, aimé : mon sexe dérisoire n'a jamais blessé. Cela fait bien longtemps aussi que je n'ai vu le sexe de Sylvie Nerval.

     

     

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    D'une différente appréciable d'aperception

     

     

    Il me fallut attendre les trois-quarts de ma vie pour savoir que j'avais nui à ma partenaire au moins autant qu'elle ne m'avait fait ; les premières semaines de notre vie commune à peine écoulées qu'elle suppliait ma mère - impuissante - de faire cesser mes râleries. (Apparente digression) je me souviens qu'à la pizzeria (rue Monge) c'était moi qui soumettais ma partenaire (une autre) à la destruction : émettant d'abord ses vœux de longs voyages (Inde, Chine, Japon) elle trouvait contradiction (C'est nul !), puis me confiant son sincère projet d'initiation à l'art photographique -inutiledécrétais-je, et lorsqu'elle se demanda enfin s'il ne serait pas mieux pour elle de poursuivre ses étudesle plus loin qu'il serait possible, je me mis à ricaner.

    Alors elle éclata :Quoi que je dise - tu me charries ?Rien de plus vrai. Que tout fût piétiné. Il le fallait. Quelle que fût la femme. A plus forte raison Sylvie Nerval femme quotidienne auprès de moi dans un perpétuel dénigrement. C'est récemment que se découvrit à elle, infiniment trop tard., ce mécanisme que j'imposais, ces sarcasmes, trente-cinq ans, toujours sur le sujet comment me débarrasser de cette mauvaise femme que j'ai ? Pourquoi, d'où provenaient mes craintes, et qu'attendais-je de tous ces autres ? Aidez-moi, aidez-moi - qui n'en pouvaient mais... En son absence, en sa présence, je déversais sur elle mes satires,mes grimaces, évoquant ses travers, les avanies et humiliations de tout ordre dont elle m'eût abreuvé, n'ayant de cesse que je ne me fusse attiré par ces manèges tant de plaintes et de conseils inapplicables.

    Mais d'autres auditeurs, à vrai dire les plus nombreux, tant l'espèce humaine se voit

    moins pourvue de sottise qu'on le croit, me renvoyaient avec une lassitude embarrassée à mes “contradictions”, refusant mes dérobades. Je ne voyais pas, moi, où il y avait “dérobades” ou “contradictions”. Et en dépit d'innombrables expériences - j'attends toujours des autres qu'ils me dictent ma conduite ; leur réclame des solutions pour mieux les leur jeter à la gueule. Et s'aviseraient-ils de m'arracher Sylvie Nerval ma conquête, je les en empêcherais. Les autres ont tort, tort, tort.

    Mes parents furent mes premiers autres – eux-mêmes disant pis que pendre des autres. Je les ai calomniés à mon tour auprès des autres. Mes parents : stade infranchissable. C'est de ce palais des glaces de haines que j'ai affublé Sylvie N., toutes les femmes - vous verrez : c'est très commode. Il faut que les autres me contemplent, me jugent. Telle est leur Fonction. Leur seule adoration, leur adulation, seules admises, afin de pouvoir en outre me parer de modestie. Objectif : les autres ne sont pas mes parents, Sylvie N. pas ma mère. Le risque : passer inaperçu. Pour l'instant : les autres s'écartent de moi, c'est sainement.

    J'exige un traitement cruel, que j'obtenais jadis. Pourquoi les autres autres refusent-ils de m'obéir ? je forçais des classes entières à jouer mon jeu, par le charme mortel du ridicule. Me conspuer à l'instant précis ils y pensent, avant même qu'ils n'y pensentprendre l'initiative - vaincre. Dans mon métier j'y suis parvenu. Uniquement dans une salle de classe. D'où ma rancune à l'égard de tous ceux, parents, épouse, qui me refusent, les sots, la victoire. Je découvre aujourd'hui le dénominateur commun. Youpii ! Chercher encore. Si vraiment le jeu en vaut la chandelle.

    C'est Sylvie N. qui court les risques ; arrivé le premier à V., je m'empresse d'informer chacun de sa prétenduse hystérie :elle déchire mes livres par jalousie-je ne veux pas, déclare le proviseur, de cette fille-là dans mon établissement- dix ans plus tard je vois que ces déchirures proviennent de l'excessive compression des livres sur les rayonnages, c'est moi qui les provoque en les tirant trop violemment.Je ne sais pasme dit-once que vous avez tous les deux, si c'est un jeu ou quoi, mais quand vous êtes ensemble- suspension de phrase, j'ai toujours ignoré ce que ON voulait à toute force laisser en suspens, en sous-entendu, bourré de rancunepropos à rapprocher de l'attitude de ce Zorro de salon qui refusa de me revoir, tant ma façon de traiter une femme (la mienne) l'avait positivement outrésans qu'il fût intervenu, bien entendu.

    Renvoi donc, ping-pong perpétuel de l'autre à l'autre par-dessus ma tête, ma femme en pâture aux autres et les autres à moi-même, et voilà sur quels échafaudages, nul ne trouvant grâce à

    nos yeux, brinqueballent nos misérables vies... Un absent toutefois dans cette jonglerie : moi. C'est donc ainsi que j'ai perpétué dans ma vie dite conjugale toutes ces encombrures du passé, désastreuses frivolités qui m'épouvanteront bientôt, devant l'abîme des années englouties. Je n'absoudrai jamais la vie, je ne pardonnerai jamais, ni de m'en être avisé qu'infiniment trop tard...

     

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    Impossible en effet de reconsidérer ces quarante dernières années sans que je m'y mêle,sans que je m'y heurte à Sylvie Nerval. Mes brefs voyages eux-mêmes, ou mes fuites, se sont toujours définis et déterminés en fonction d'elle et de ses disponibilités, fixant la durée du congé de cafard accordé par elle. Et jusque dans les moindres détails. En 1967, alors que tout Paris se met à bruire de manifestations en faveur d'Israël, j'attends Sylvie Nerval qu'il m'a fallu accompagner à la Piscine Molitor, n'ayant obtenu que la faveur de ne pas m'y baignermoi-même. Le vent résonne dans les arbres, pas un soufle de l'émotion universelle ne me parvient.

    L'année suivante, je manifeste avec mes camarades étudiants. Pas un ne m'aurait accordé un regard si je me fusse écarté tant soit peu du Krédo Revolüzionär. Je l'ignorais alors, mais j'aurais bien aimé, tout de même, un petit os d'histoire à ronger, du moins quelque jour à venir, dans un petit recoin de mes souvenirs. Refus. C'est encore elle, Sylvie Nerval, qui me fait regagner mes pénates et le rang à heure fixe, afin de voir danser Noureïev, qui ne dansa pas ce soir-là.

    Même chose en 86 contre la loi Devacquet, même chose en 2002 contre Le Pen.

    Note : Mon but ici, mon devoir, est de me persuader ainsi que chacun de vous que nous n'avons ni perdu notre temps ni vécu en vain. J'offre ma vie. Jamais je n'aurai pu vivre sans les autres, réels ou fantasmés, récusés ou sollicités. Jamais je naurai pu rompre avec Sylvie Nerval. Tel doit être, je me le rappelle, le point de départ de toute ma réflexion. Je m'adresse à tous les humains qui en dépit de leurs résolutions ne sont jamais parvenus à rompre.

     

    Sylvie Nerval ne vit ni dans le temps ni dans l'histoire ni dans l'immédiat ; mais dans une histoire interne, qui désormais irrémédiablement, définitivement, l'a envahie. Et cependant ces extraordinaires, visionnaires, irrattrapables Années Soixante-Dix ; les modes flamboyantes, les affleurements d'une libération sexuelle jamais aboutie, j'ai vécu tout cela, toutes ces aspirations d'encens, ces magnifiques échecs, toute l'histoire du monde, je l'ai vécue, du moins cotoyée, avec elle, Sylvie Nerval. Pantins mous en marge de l'Histoire, flairant les plats que d'autres .engouffraienten broyant les os, nous avons nous aussi participé à l'immense éruption. En spectateurs, certes, en petits-bourgeois indignes comme ne manquaient jamais de nous le rappeler tous ceux qui profitaient de l'Idéal des Communautés pour nous soutirer notre petit blé, mais tout de même : nous étions le nez sur l'Epoque, tout plein d'odeurs; nous avions un pied dedans, et de ça, personne n'a jamais guéri, sauf 90% decyniques, que j'emmerde. Pour Sylvie Nerval, c'était enfin l'accomplissement de son monde intérieur, seul véritable, seul digne d'émerger à la surface du mon

    Si je dis délivrez-moi d'elle, ils me regardent tous et se mettent à rire. (L'Avare). L'Histoire, celle des autres, la nôtre, nous a ligotés l'un à l'autre, nous pouvons bien nous rejeter la faute à l'infini (revenir sur ce monde intérieur de Sylvie Nerval).

     

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    Nous avons tous deux subi les mêmes échecs, les mêmes humiliations, les mêmes attentes devant les grilles closes. (Exemple, dès la première année que nous avons vécue ensemble : ce criminel Directeur des Beaux-Arts de Tours, l'incompétence criminelle de sa recommandation à Sylvie Nerval :Vous allez vous ennuyer : nos élèves ne dépassent pas 17 ans.Elle en avait 22. Ce n'est qu'en 1975, huit ans plus tard, qu'elle a été admise à Bordeaux, par dérogation. Criminel. Salopard. Sadique. Sous-merde. Toute une vie gâchée. Deux vies. .Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça : vous n'auriez rien fait du tout. Cest moi qui écris, c'est moi qui insulte.

    Jamais nous ne nous sommes séparés. “Scier nos chaînes”, comme vous dites, c'eût été retrouver , de l'autre côté, tous ces paquets de mâles vulgaires au lit, de gonzesses inquisitrices et crampons, tous et toutes dépourvus du moindre vernis cérébral, de la moindre folie. Toutes et tous exclusifs, exigeant tout sans restriction, conformistes jusqu'à la moëlle comme tout révolutionnaire qui se respecte, ayant bien su depuis virer de bord. J'aimerais, j'aimerais encore à vingt-cinq ans de distance pouvoir péter la gueule de cet Egyptien qui s'est permis, le pignouf, de faire éclater Sylvie Nerval en sanglots en plein café, au vu et au su de tout le monde, avec supplications

    J'en souffre encore comme d'un affront personnel. Vous auriez fait ci, vous auriez fait ça. Vos gueules. C'est en raison de cette fidélité.que je n'ai jamais pu évoluer Baudelaire non plus n'a su évoluer, ce dont l'a blâmé M. Sartre, Professeur de philosophie au Lycée du Havre. Et ce que nous remarquons encore, Sylvie Nerval, chez les Autres, les Connards, c'est l'inimaginable,l'immonde et répugnante cruauté avec lesquels ils rompent, se déchiquètent l'un de l'autre, sans la moindre ni la plus élémentaire pitié, la moindre notion de la plus minime humanité, fût-ce du simple respect de soi-même. Au nom de l'illusoire grandeur et bouffissure du Destin Amoureux, et de sa mystique et ignoble irresponsabilité Je suis amoureux j'ai tous les droits ; je piétine, je conchie. Mort à l'aimé. Répudiation en pleine déprime, risque de suicide inclus ; virage de mec sous prétexte qu'il a trouvé son petit rythme de baise quotidienne - veinarde ! - et qu'il se croit chez lui et autres, et maints autres.

    On n'a pas le droit, pas le droit de faire du mal, pas le droit de rompre. Tant d'atrocités qui ravalent l'humain au niveau de la courtilière ou de la mante religieuse. Je ne voulais, moi, confier ma femme qu'à des successeur dûment approuvés, j'allais dire éprouvés avant elle. Voilà ce qu'est l'amour. Ne pas faire souffrir, ne jamais infliger la plus légère souffrance. Tu ne tueras point. Tu ne mourras point. Plutôt mille fois ne rompre avec rien, rien du tout, traînant avec moi tous mes petits sacs de saletés, pour assimiler, comprendre enfin, digérer, ruminer, incorporer. Revivre sans fin.

    Au rebours exact de ce que vont prêchi-prêchant tous ces ravaudeurs de morale à deux balles, “savoir tourner la page”, “dépasser son passé, autrement il vous saute à la gueule”, que j'ai entendus toute ma vie. Tous ces moralistes. Tous ces étouffoirs, avec leurs formules inapplicables. J'ai conservé, absorbé, stratifié, j'immobilise, j'étouffe le temps et ma vie, momifiant, pétrifiant tout vivant, tordant le cou aux lieux commun et autres petits ragoûts de bonheur précuit.Constance, renaissance, éternité.

     

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    Tout mon emploi du temps se règle en fonction de Sylvie. Qu'elle se lève, je suis déjà debout depuis une heure. Deux heures c'est mieux. Je me suis assis aux chiottes (je ne conserve pas tout). J'ai entr'ouvert les volets, lu, regardé deux minutes la chaîne suivante de télévision, ouvert un peu plus les volets, me suis lavé. Fait chauffer le thé, dit les quelques mots qui réveillent sans brusquerie, ouvert en grand. Auparavant, j'aurai jeté l'œil sur l'Agenda pour prendre note des corvées, projets, visites et spectacles depuis longtemps prévues - sans que cela puisse me mettre à l'abri d'exaspérantes surprises - je coule mon temps autour du sien comme un bras sur une taille ; hors de moi, en revanche, si peu qu'elle s'accorde de vivre sans tenir compte de mes propres obligations, passages à l'antenne, cocktails à venir. Je ne sais pourquoi j'ai mis si longtemps à vivre enfin heureux à ses côtés, à moins que ne me transperce un jour l'épouvantable évidence (mais je le sais déjà) que l'on met toute une vie à transformer des inconvénients en avantages, des tortures en douceurs... J'ai pensé, assurément, qu'il était honteux de paraître amoureux, afin de m'imaginer disponible à toutes les destinées, à toutes les femmes qui passent. J'ai dit à Sylvie Nerval Tu as modifié toute ma vie.

    Mais qu'ai-je proposé d'autre ? Bordel, soûlographies, flippers ? Que pouvais-je vivre d'autre ? “On peut transformer sa propre vie, encore faut-il en avoir la volonté” : de telles assertions, fusssent-elles signées Alice Miller, me font hurler de rire.

     

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    Dire à présent combien nous sommes l'un et l'autre engagés sur les voies de la mort.A cette heure que je suis engagédit Montaignedans les avenues de la vieillesseau commencement de ses Essais. Certains sentent venir la mort de loin. Il s'est toujours cultivé en moi un sentiment de mort. L'une de mes amies ayant appris par voie de presse l'accident mortel de son amant (le second qu'elle perdait) me consulta : le curé n'avait pu lui répondre - mais est-il ? monsieur le curé, est-il ?je fus trouvé le plus qualifié vu magrande connaissance(dit-elle) de la mort.

    Comment pouvais-je bien connaître la mort ?... Ce fut à d'autres que Juliette (elle s'appelait Juliette) confia sa déception. De mes propos convenus. L'accès à la mort ne m'est pas plus ouvert qu'à quiconque. L'absurdité de la vie assurément. Comme aux autres. Cette irrémédiable dépréciation de l'être humain pour moi, cette misanthropie par dégoût d'un être, l'homme, instantanément déclassé par la mort, voire plus bas que les reptiles qui ne savent pas qu'ils vont mourir (mais les lézards détalent sous mes pas dans l'allée de mon jardin) peut-être cela, en dernière analyse, m'appartient-il en propre, peut-être...

    Il s'est produit un énorme, un double décrochement : le premier de 50 à 55 ans, une subite reculade, cette débandade de tout ce qui naguère formait la trame de mon paysage mental, une déroute de toutes préoccupations sexuelles, de tout ce qui faisait je le crains la pierre de touche de mes jugements sur autrui. Le second décrochement, plus sournois, c'est ce vieillissement, cette résignation et non pas sagesse (je dénonce cette imposture) consistant à tout considérer désormais à

    travers le filtre crasseux de sa disparition prochaine. Je ne me suis jamais proposé, tout au long de ma vie, quelque projet que ce fût, j'entends concret, susceptible d'excéder une semaine. “Mon avenir”, aimais-je à répéter, “c'est la semaine prochaine” (c'est de la pose : j'ai tenu dix ans et plus pour l'agrégation, sans compter mon obstination à écrire ; mais ce sont là sans doute des projets trop lointains, à trop long terme, dont la réalisation se dilue dans l'écoulement hebdomadaire des années) (tout le monde s'en fout, au fait).

    ...Nous nous levons, nous couchons, nous recouchons l'après-midi. Nous fuyons comme la peste tout effort physique. Je bascule sur le bassin pour me relever de mon canapé de télévision, et je m'appuie sur les bras pour me hisser debout), nous n'envisageons plus jamais, tant nous fûmes échaudés, de pouvoir jamais vaincre, ou obtenir quoi que ce soit, autrement que par hasard, autrement dit jamais. Et surtout, surtout ! nous ne voulons plus entendre parler de volonté. Pour avoir vu tant d'obstinés se casser les dents et toute la gueule sur les aspérités de la vie ; subi tous ces connards d'humains si ravis, si transportés au comble de la joie, de faire obstacle aux moindres réalisations, de tout le poids pyramidal de leurs petites hiérarchies, nous ne croyons plus à la volonté.

    Nous ne voulons plus nous secouer. “Mais enfin je ne sais pas, moi !” - justement : tu ne sais pas, et tu la fermes. Laisse-nous vieillir, laisse-nous enfoncer. Ne nous rebats plus les oreilles de tous tes fameux petits vieux pleins de vie et tout pétillants comme une cohorte de nains de jardin qui s'enculent : ils ont été toute leur vie tout pétillants. Je ne vois pas où est leur mérite. Ils se sont agité le bocal toute leur vie, et ils continuent à s'agiter le bocal. Comme des mécaniques. Comme des chiens qui s'enfilent et qui ne peuvent plus s'arrêter. Nous sommes lourds, nous sommes lents, comme engoncés dans nos rêves mouvants. Bienvenue à tous.

     

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    ...Si on parlait du chat ? Les propos de chachat à sa mémère partagent les témoins auriculaires, contraints et sarcastiques, en railleurs, et en (plus rares) admirateurs. C'est très bien d'aimer un chat. Nous avons acquis Hermine par le caprice d'une ancienne maîtresse, j'entends maîtresse de chat. “Prenez-la si vous y tenez”. Une pauvre chatte sauvage, toujours réfugiée sur ou sous les meubles, se voyant reprocher à la fois de fuir et de s'offrir. Epineuse. Nous avons emmené

    chez nous, précieusement, religieusement, de banlieue à banlieue, une splendide Sacrée de Birmanie de six mois ; nous l'avons promenée sur l'épaule, lui présentant tous les endroit de l'appartement. Nous l'avons dorlotée à un point inimaginable. Je l'ai malaxée en tous sens, passionnément aimée et dépendante, comme nous le sommes. Parler d'Hermine dans l'histoire de notre amour, c'est reconnaître combien elle a fourni à point nommé le dérivatif à toutes mésententes, exigeant de sortir au moindre alourdissement de l'atmosphère, ou sujet de conversation permettant de renouer par quelques phrases sur la nourriture ou la litière à renouveler.

    Elle mourut faute de soins, d'incessants vomissements pour lesquels Sylvie Nerval m'empêcha de consulter le vétérinaire, trop cher. Nous finîmes trop tard par débourser cette somme apparemment considérable ; nul jamais dit le médecin ne lui avait confié d'animal si faible. Intestins obturé Hermine ne prenait plus même d'eau. Elle n'eût résisté ni à l'anesthésie ni à l'opération. Elle est morte la nuit les yeux grand ouverts. J'ai enterré son corps raidi : douze ans de bonheur dans un sac en plastique, mes mollets battus par ce corps raidi. J'ai creusé sa petite fosse dans le jardin tandis qu'on inhumait partout, à la suite du tsunami, des milliers d'humains.

    Vous ne confiez cela à personne ; qu'est-ce qu'un chat ? Et je regrette sa présence dans notre appartement, comme un petit fantôme vivant la nuit, se glissant parfois l'hiver dans le lit, entre nos pieds, comme de son vivant. Ceux qui l'ont remplacée ne l'ont pas remplacée. Je n'oublierai jamais Hermine, 1992-2004.

     

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    L'enfant qui rapproche: user de la plus extrême circonspection. Anaïs Nín, dans son Journal, ne cite jamais son époux, ce qui me la rend difficilement fréquentable. Ce sont pourtant ses scrupules que je ne puis m'empêcher d'observer à l'égard de mon propre enfant ; si je meurs demain, qui me lira ? ... J'ignore si le fait d'avoir eu un enfant nous a rapprochés. Un enfant n'est pas fait pour ça. Il semble plutôt que ma propre fille ait toujours estimé que Sylvie et moi n'étions pas faits l'un pour l'autre, et qu'elle eût supporté, voire souhaité un divorce toujours possible début 80. Il est difficile de juger de la force d'inertie, lorsqu'on est à la fois juge et partie. D'où la nécessité,une autre fois” – autant dire jamaisdu cadre fictionnel.

     

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    Amoureux de toutes celles que je vois, dans la rue, dans les transports. Au coup d'œil instinctif du mâle vers le bas-ventre si justement dénoncé succède la montée vers le regard de la femme, le miroir de l'âme dit-on, devant lequel se pose à moi la question sans fin de connaître mon sort, si celle-ci, ou telle autre, m'eût choisi... Dévoration, déploration. Adoration systématique. Cessons donc une fois nos sottises féministes d'aliénation” et de “victimes”, “forcément victimes” - assumons l'abîme de la Femme Preuve et Garantie du monde. Femme qui définit. Me détermine. Prisonniers que nous sommes de la minute et du mètre carré, qui briserait ces cercueils de verre où nous vivons ? aucune assurément - du moins ce miroitement de la multiplication des femmes, en ces hôtels dont je rêve la nuit, où le gérant d'étage en étage me poursuit pour que je le paye. Femmes des rues et des hôtels, femmes des transports en commun,serrures n'ouvrant que sur l'impasse des générations et non sur quelque ciel ventral où l'on pourrait enfin vivre sans souffle ni besoins... Mon ami B. me dit : laquelle choisis-tu ? je répondis “Je ne choisirai pas”, j'ai dit “Je n'aurai pas le choix ni le droit du refus, une femme qui m'aime et me comprend, désirs inclus, qui me sourirait pour autre chose que mes ridicules (die Nudel, terrible court-métrage échoue le beau ténébreux, visage barré d'une longue nouille au point que l'élue de son cœur s'enfuit hors champ pour éclater de rire) “qui verrait mon trouble autrement qu'une offense à dénoncer d'urgence” disais-je “si éminemment exceptionnelle que je l'absorberais de toutes mes lèvres” “Faudrait-il” ajoutais-je “que je choisisse en vérité ?” - comparaison : dans la merde jusqu'au cou, supposées six ou sept perches tendues vers toi de couleurs différentes - quelle serait ta couleur préférée ?

    Je saisis la première à se tendre. Et merde au petit malin qui me parle de symboles phalliques. ...Mais il te faut de nos jours, camarade ! baisser les yeux. Eteindre l'étincelle, enthousiaste ou panique ; il n'est pas un exemple, pas le moindre à ma connaisssance, où j'aie tant soit peu regardé une femme inconnue sans illico récolter ce grognement, ce rictus, cette moue méprisante. Que vous me croyiez ou non. “Le mâle propose, la femelle dispose”, dit Boris Cyrulnik, quelle que soit l'espèce”). Je ne puis dire “Toi, avance ; non, pas toi, toi, tu dégages. Toi, là, oui, tu viens.” Les hommes rêvent de cela.

    Les cons ! Recalés. Parfois ils violent. Parfois ils vont aux putes. Peur et misère. Combien nous sommes là aux antipodes des jurisprudences, des entretiens de citoyens-trottoirs, des

    phrases qui se transmettent psittacisquement sur les Femmes et les Hommes “bénéficiaires de la Liberté” - telle est la vérit vraie : naguère la femme croisait l'homme en songeant Je te fais donc bander, pauvre type ; et à présent il s'en faut de bien peu qu'elle se mette à gueuler Qu'est-ce qu'il me veut ce connard ?

     

     

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    Voici huit jours, pas davantage, à 59 ans bien sonnés, j'ai enfin compris le Code de la Séduction. Avant tout et surtout ne jamais faire apparence qu'il y ait ne fût-ce que le plus léger soupçon de désir de séduction, la moindre once de désir voire de conscience d'une quelconque différence sexuelle. La jouer purs camarades, sans la moindre, la plus microscopique éventualité de rapports sentimentaux. Juste des bidasses, des pensionnaires torse nu au petit matin devant le robinet d'eau froide du terrain de camping l'on s'asperge en chantant. Pas même la moindre diférence sexuelle, pas même la moindre appartenance à quelque sexe que ce soit.

    Ça leur plaît beaucoup, ça, aux femmes : plus de bites, plus de couilles, plus de poils, petites lèvres, grandes lèvres, tout ça, plus rien du tout, enfin débarrassés, la camaraderie, die Kameradenschaft. Hommes et femmes autant de morceaux de viande pure, sympa, qui se regardent droit dans leurs yeux de viande, sans faille ni défaillance, ni le moindre frémissement dans la paupière, le plus minuscule tressaillement de l'iris ou du fin fond de la pupille. Alors on se parle, d'une voix franche et claire, bien comme il faut, comme au camp de scouts, dans l'estime réciproque et soigneusement aseptisée.

    Et c'est seulement, seulement quand la femme vous a bien torché, vous a bien châtré à fond de toute mauvaise pensée, de tout embryon de désir, quand elle s'est bien une fois assurée de l'absence totale de toute tentation d'effleurement, de tout infléchissement, de toute flexibilité des lèvres ou de la voix, de tout battement intempestif des paupières, après la mise en œuvre interne et invisible de toute une batterie de considérations indécelables, lorsqu'enfin la femme a décrété dans quelque repli obscur de sa conscience d'éternelle (et encensée) victime qu' avec celui-là au moins il ne peut rien m'arriver, qu'elle condescend, du haut de sa sublime pureté, à laisser entrapercevoir, peut-être, à l'extrême limite de l'extrême rigueur, à faire entendre à quart de mot qu' éventuellement, en fonction de vos incommensurables mérites d'incomparable eunucité, il pourrait être envisageable de considérer qu'une différence anatomique existerait peut-être après tout quelque part entre vous, et que cette indéfinissable chose-la mènerait très éventuellement à l'un de ces innombrables stades intermédiaires à peine moins angélisés que l'on pourrait qualifier d'approches du désir ; de la bête ; de l'ignoble bhhhhîîîîtttthhe. Eussè-je su cela plus tôt, infiniment plus tôt, du temps de mes florissants dix-huit ou vingt ans, j'aurais eu le plaisir de voir ces anges trois fois frottés au pur savon d'amande douce et ravagé de branlettes se rapprocher de moi pour m'effleurer, me susurrer à l'oreille j'ai envie de toi et pour finir me saisir le manche à plein poing.

    Mais je suis un grand romantique. J'ai compris les femmes exactement comme Saül a vu Dieu sur le chemin de Damas, d'un coup, d'un coup de grâce : tout compris à présent que je suis trop vieux, que ça ne risque plus de me servir à quoi que ce soit, qu'il ne me reste plus la moindre bribe d'éventuabilité que cela puisse me servir en quelque occasion que ce soit, maitenant que je suis terne, moche, flasque, désabusé, définitivement rongé par une flemme magistrale, impériale, papale. Comme quoi il est bien utile d'acquérir enfin vieillesse et maturité. Quant à mon épouse proprement dite, juste essayer un peu voir de la priver de sexe pendant plus de huit jours, et fondront sur moi d'inépuisables avalanches d'aigreurs, de râleries et de pure et simple tronche ; vite, au gland, à la langue !

     

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    Que me disent les autres, les autres hommes, mes Frères en couilles ? ...Je n'ai jamais l'impression qu'ils pouvaient ne pas me mentir, les autres, les mecs. D'ailleurs c'est un tort d'employer le pluriel. Il n'y a jamais, il n'y a jamais eu qu'un seul homme, qui me dise vraiment la vérité, la réalité, de ce qu'il vit en sa véritable expérience sexuelle. C'est un ami. Mais nos ne coucherions jamais ensembl, n'en déplaise aux psychanalystes de salon. Psychanalystes femmes, bien entendu. ,

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    Il est particulièrement rebattu de s'extasier sur l'extraordinaire énigme du corps féminin pour un homme, disons pour l'homme que je suis, car que sais-je des autres bâtards de porte-couilles dont je suis censé faire partie. Le moins curieux n'est pas d'ailleurs que pour les femmes aussi, c'est leur propre corps qui demeure une énigme à elles-mêmes. Et le nôtre ? Ignoré. Nous sommes banals. Nos corps, nos genitalia, ignobles ou dérisoires, ne valent pas la peine de la moindre considération ni du moindre regard. Du moindre respect. Du moindre mystère. Comment vit-on avec un creux ? Ce n'est pas un creux. Ces seins qui ballent ou menacent de baller. Comment ne pas sombrer dans le plus pathétique grotesque en parlant de cela, en écrivant sur cela. Comment fait-on pour marcher, courir, se sentir femme. Parvient-on à oublier son sexe, ou bien tout est-il fait, incessamment, pour vous le rappeler, vous avertir que vous êtes en danger, une proie, toujours plus ou moins exposée au viol ou du moins aux regards, aux sales érections ?

    Peut-on se sentir en sécurité quelque part ? Seule dans son lit ? Même là menacée, à la merci de sa propre et menaçante physiologie ? Terre parallèle dérivant éternellement à quelques encâblures, dans ma rue, mon bus, la maison que j'occupe. M'interroger avec tous, Otto W. suicidé à Vienne, Villiers de l'Isle-Adam, Lautréamont, le Christ, élucubrateurs scientifiques ou prophètes, sur la femme peut-être bien issue d'une autre race, d'une autre physiologie, d'une autre espèce totalement, radicalement différente, d'une autre planète, méditant toute une nuit sur les hauteurs dominant les campements des hommes avant de descendre les circonvenir et les séduire, ayant inversé à leur profit le rapport entre les Anges et les filles de Seth qu'ils devaient couvrir, longtemps après la Chute - en vérité, c'est nous qui nous unissons, en inversion totale et très exactement symétrique, aux innombrables filles des anges.

    Qui rigolent bien en se branlant avec des bras en bielles de locomotives. Parce que c'est raide, un avant-bras de femme qui se branle, ça je peux vous le garantir, et régulier, et mécanique, et bien frénétique sur la fin, juste avant le bon gros orgasme. Ah je t'en foutrais moi de la “dignité de la femme”...pauvres cons... Bien sûr, bien sûr, depuis Simone de Beauvoir, ce qui ne nous rajeunit pas, nous savons tous et toutes que la femme n'a nul besoin d'une telle idéalisation, ni d'un tel rabaissement à la plus pure bestialité, mais qu'elle voudrait tout simplement, loin de toutes ces légendes, qu'on lui foute la paix.

    Voir plus haut. L'égalité. La camaraderie. Pas de sexe. Mais comment voulez-vous que le sexe fonctionne avec toute cette suppression de fantasmes pas propres et attentatoires à la pureté qu'on veut, suppression que les femmes, je maintiens, que les femmes veulent nous imposer ? Pour les remplacer par quoi ? Par de douces caresses impalpables qui ne mèneraient je ne sais pas moi peut-être que dans un ou deux pour cent des cas à une très très éventuelle, dangereuse et aliénante pénétration, nullement nécessaire en tout cas ni indispensable au plaisir féminin, comme elles ne cessent de nous le rappeler ? On se la coupe et on se greffe un clito, il faut le dire, franchement, bien en face, et qu'on n'en parle plus. Qu'est-ce qu'elles doivent rigoler, les lectrices, s'il en reste, qu'est-ce qu'elles doivent les trouver niaises, et dépassées, et ringardes, mes angoisses... Et les hommes donc, les vrais, qu'est-ce qu'ils doivent se foutre de ma gueule... Mon hymne à l'amour, ce long, subtil et sincère travail de réflexion, bien oubliée, délaissée, fourvoyée dans ce dépotoir, cette décharge à ciel ouvert, ce déballage, ce débagoulage par tombereaux entiers de la litanie la plus rebattue, la plus triviale et la plus vulgaire ?

    Dans ce qu'ils appellent, les autres, là, en face, hommes et femmes, pour bien humilier, pour bien nier l'angoisse, ma Mmmmmisogynie. Tas de cons mes frères.

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    Sylvie Nerval et moi nous attendrissons sur nous-mêmes. Nous ne pourrions plus nous regarder en face, car nous perdrions toute dignité, ne pourrions plus revenir à la vie courante, il faut vivre. Et nous ne pourrions plus nous regarder sans haine peut-être, ou sans besoin de dissolution l'un dans l'autre, prélude au meurtre ou au double suicide. Nous ne sommes plus, n'avons jamais été armés pour ce genre d'émotions, à supposer qu'on le soit jamais. Nous fuyons l'orgasme des yeux, du cœur, des exaltations menant à la fusion corporelle, par les organes, au-delà des organes, celui d'où l'on ne revient plus (il existe pourtant paraît-il des pratiques tantriques, mais il me fut confié à quel point cela pouvait devenir gymnastique, dans la recherche d'un niveau commun) ; pleurerions-nous ? la volupté des larmes dégrade-t-elle quiconque s'y adonne ?

    Nous nous détruirions. Félicitons les sexologues d'avoir remis tout cela en place.

     

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    L'homme n'est que l'hôte de son propre corps. Il tire sur sa bite pour la détacher. Il se demande ce que c'est que ce disgracieux appendice. La femme est son propre corps. Le jugeât-elle dépourvu d'attraits, elle est ce corps, jusqu'en ses derniers pores. La toute extrémité de la courbe de fesse d'une femme est encore cette femme, en entier. Je me sens en revanche, moi homme hélas, comme un petit pois de cervelle, brimbalé au centre de mon crâne, tout au sommet de mon corps, dominant de loin, en-dessous (gauche comme les chenilles sous la tourelle d'un char d'assaut), mu pesamment, poussif et laid, inopérant, mon corps. Qui m'obéit mal. Qui se flanque partout, dans les cartons à terre, tournant sous les chambranles qu'il heurte. Qui doit pisser, chier à intervalles tyranniques. Dont je ne puis sortir. Déjà me surplombe la vague recourbée, mes pieds déjà baignés, je roulerai dans l'hébétude, corps souillé de limon qu'on repêche au sommet des aréquiers. C'est pourquoi le cul, le balancement du cul d'une femme, sa plénitude et sa sincérité, lorsque nous l'aimons, représente en réalité, en sa totalité, le monde et Dieu.

    Je ne sais plus qui a écrit :La beauté des femmes est une des preuves de l'existence deDieu.Or notre inconduite envers elles les a rendues à notre égard hélas murées, farouchement scellées dans leur puritanisme bête, dans leur pusillanimité masturbatoire. Nous sommes accusés pêle-mêle - de bassesse, de viandardisme. Est-il en vérité indispensable de mépriser le désir de l'homme ainsi que tout désormais y invite ? est mon histoire d'Amour ?

     

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    L'expérience féminine est si souvent décrite, analysée, que l'on pourrait croire la cause entendue. Et cela fait si longtemps que je n'ai plus voulu m'informer. Que je suppose, que nous supposons que la femme jouit par tout le ventre, que cela remonte sous les épaules, dans les salières sous les clavicules, dans les bras qu'elle ramollit? Jusqu'au sommet du crâne. Radotage que tout cela. Jouissance égale dissection. Une fiction. Qui édite la fiction ? Je suis hors sujet. Profondément, désespérément hors-sujet.

     

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    Hommes si certains d'eux-mêmes. Femmes, ne débouchant que sur elles-mêmes, dans un immense creux de vanité, d'incessantes querelles, de labyrinthes de petitesses l'homme a tort. Ou bien le vide,juste la vie. Nous revenons l'un vers l'autre, Sylvie Nerval et moi, irrémédiablement incapables de nous dissimuler quoi que ce fût de nos piètres aventures. Tous et toutes ayant déçu. Nous serinant tous invariablement que nousavionsdéjàun partenaire- la virginité serait donc obligatoire ? ...incommensurable, effrayante stéréotypade des Autres ! désespérante équivalence de tout autre à tout autre ! (ne craignez rien ; ce sont des bribes qui me reviennent) - revenant au même ! Inanité desséchante, de toute recherche... Celles qu'on n'a pas eues... Absence de désirs. Affolement rétrospectif.. Ce que j'aurais faire. Une paralysie. Pas seulement pour les femmes. Pour tout. Logique. Existe-t-il en moi cette capacité. Qui pour peu que je l'eusse cultivée eût mis à mes pieds, eût littéralement subjugué (toutes ces) tous ces maroufles que je courtisaiscar il n'est rien qu'ils désirent plus profondément que d'être dominés.La foule est femme.

    Paralysé. Sachant précisément vingt ans plus tard ce que j'aurais osé. Pressentant aussi que pour peu que je m'y fusse hasardé, tout eût semblé contraint, forcé, violent ; ridicule. Celle qui me fourra sa langue tout entière dans la bouche et l'en ôta je ne la désirais pas disait-elle qu'en savait-elle ? (une des plus puissantes sensations gustativesde ma vie). La véritable jouissance est passive. Perdre la tête, lancer grotesquement mes fringues en haletant aux quatre coins de la pièce - sauf les chaussettes - comme on voit dans les films - ce serait donc cela, le désir ? ces souffles, ces saccades, ces convulsions avant même que l'acte n'intervienne ?

    S'humilier ? ...Celles qu'on n'a pas eues... Telle qui me fit tenir de si près ce collier trop étroit pour examiner sa médaille, était-ce pour l'embrasser doucement sans rompre le collier d'or fin ? Telle collée debout contre moi devais-je l'effleurer par-dessus son nuancier d'encres ? M'eût-elle repoussé en hurlant ? devais-je murmurer “je vous aime beaucoup madame Catherine ?” - toutes les deux s'appelaient Catherine. Nadine dans mon dos, à me frôler, pour chercher des indications imaginaires dans un dossier : je voyais de près les mailles filées de son tricot de laine, le désir ne montait pas, une vague odeur de suint, de corps humain – quel sang-froid, quelle présence d'esprit ne faut-il pas toujours, en toutes circonstances !

    Véra m'accueillant sur son lit en milieu de journée, penchée de côté les yeux clos bras ballants, j'attends sans approcher, j'attendrais encore si elle ne s'était redressée, rectifiant ses cheveux Tu dormais ? “ - Non dit-elle (improbable en effet dans une position si peu propice). Tu étais malade ? Tu avais un malaise ? - Non. - Alors pourquoi ? - Comme ça. Jamais une femme ne dira J'avais envie que tu m'embrasses. Jamais. C'est à l'homme à deviner cela. Ce n'est pas marrant d'être un homme. Mesdames. Vingt années, pour me rendre compte de son intention, vingt années pour repasser le film dans ma tête.

    La morale de l'histoire, c'est MORT AUX CONS. C'est tout. Ça ne va pas plus loin. MORT AUX CONS. La veille encore, sur la table où nous révisions le bac, j'avais effleuré son petit

    doigt, qu'elle m'avait retiré en poussant un petit cri de vierge effarouchée. Mort aux connes aussi tant qu'à faire. Serait-ce trop demander qu'un strict minimum de cohérence. Quand ma prof de philo m'a reçu en juin, 8 mois avant sa mort, toute négligée dans sa robe de chambre inondée de parfum, accourant vers moi en criant mon nom ; qu'elle m'a fait asseoir près d'elle sur son divan, je n'ai pas davantage imaginé qu'elle pût me désirer. Vingt ans plus tard, repassant en mon esprit cette scène, aucun doute n'et plus permis.

    Je pensais en toute bonne foi qu'il était impensable que les femmes, à plus forte raison les profs de philo, puissent se conformer, descendre, s'avilir au désir de l'homme et de cette chose si répugnante au bas du ventre appelée bite. Et je le pense encore. Et c'est déjà le moment de mourir, et sans savoir ? qu'est-ce que l'espoir à soixante ans et demi ? dites-moi ce que j'aurais dû faire de telle nouvelle collègue, affolée, qui me collait partout, que je n'avais qu'à enlacer ? De Mme Roux, qui fit tout un trajet en voiture, sa tête sur mon épaule 40 km durant ? Quelles que fussent les circonstances, glacé, paralysé, pétrifié !

    Quelle honte pour moi de faire le mauvais geste, le moindre geste ! Qu'elle ait pu se raviser, se foutre de moi, me dire “Ce n'était que de la camaraderie, qu'est-ce que tu es allé t'imaginer ?” Quelle marche à suivre ? Arrêter la voiture et baiser sur un bas-côté ? Fixer un rendez-vous, laissant bien en vue sur mon visage l'anxiété qu'on me refusât ? La moindre remise dans le temps n'eût-elle pas entraîné, immanquablement, un cruel ravisement de la femme, une reprise de conscience et de dignité ? ...Quel désir de moi ? On en reviendrait ! On me referait vite fait le coup de l'amitié !

    Vite, se ruer sur ces lèvres offertes, sur ce cul tendu, avant que tout cela ne change d'avis, vite, au risque de faire mal, au risque du ridicule, au risque d'entendre “Pas ici, pas maintenant, pas comme ça” ! Et pas un mode d'emploi à portée de main, pas un fascicule de procédure à feuilleter vite fait, un doigt tournant les pages ! Le désir féminin cesse d'un coup, à la moindre intonation malhabile, au moindre geste raté ou ridicule. Confirmez-moi, je vous en supplie, que les femmes désirent lentement, longuement, qu'elles laissent à l'homme le temps de ne pas se précipter comme un dément à l'assaut d'une fortif ?

    C'est vrai ? Vous ne changez pas d'avis d'une seconde à l'autre ? ...cela se produit paraît-il lorsque l'homme à peine introduit dans l'appartement demande sont les toilettes... Ne tremblez pas comme cela, me disait Marguerite lorsque je la serrais sous l'arche du pont, à Mussidan. Elle me vouvoyait : j'avais 18 ans, elle n'en avait que quinze ; je ne l'aurais jamais touchée au-dessous de la ceinture. Plus tard Suzanne et Marie-Do, pissant sous la douche – comme j'aurais monté le long de cette jambe passant nue par-dessus moi. Me rendant compte enfin pourune fois – suis-je sot ! – de l'immense possibilité qui m'était offerte : “je dois rester, leur ai-je dit, huit jours sans rapports, vu la chtouille que je me suis prise” - qui se souciait de cela - elles s'en sont enchaîné bien d'autres, de chtouilles, c'étaient des filles sans moralité.

    Comme on dit. Sans compter tant d'autres qui s'imaginaient me draguer, à l'aide sans doute de ces fameux signes imperceptibles, de ce code indécis, ambigus, toujours déniables ! j'avais une multitude d'élèves. Je les aimais toutes. L'une d'elle blonde et myopenous rangions après le cours chacun notre sac de part et d'autre du bureau - me dit soudain :Si je tombais enceinte, vous seriez bien emmerdé.J'ai répondu qu'il fallait se faire confiance mutuellement,qu'autrement, la vie serait invivable.Ma psy m'a dit (j'avais des élèves, j'avais une psy)c'était une avance.Croyez-vous, Madame la psy ?

    N'y aurait-il pas plutôt que les femmes pour interpréter, déchiffrer, décrypter, ces signaux unilatéraux qu'elles adressent – disent-elles ! - aux hommes ? Savez-vous que les pédophiles, là-bas en prison, se voient imposer des cours de reconnaissance sexuelle? Leur enseignant l'art indubitable de déceler le désir d'une femme ? afin d'éviter toute récidive ? N'est-ce pas le comble du scandale, qu'ils aient, ces gens-là, les pédophiles, ce privilège inouï de se voir révéler tous les arcanes ? “évidents” je suppose ? Au point qu'il soit jugé sans nécessité, voire ultraridicule, d'en conférer la connaissance à tous ? A moi ?

    Hors sujet vous dis-je, hors sujet. Je devais parler de cet amour, le mien, en particulier, voici bien longtemps que mon sang-froid m'a quitté - mes élèves n'étaient que des filles, rien que des filles ; fascinantes par la prodigieuse quantité de branlettes cachées sous tant de visages angéliques (les petits mecs m'indifféraient, me répugnaient ; l'onanisme des filles est l'apprentissage de leur corps, en toute connaissance ; les garçons n'expriment que l'impossibilité absolue de faire autrement ; exaltation chez elles, basses frustrations chez eux, chez moi ; la seule façon d'être mâle est la brutalité ; je refuse.) .

    J'étais amoureux de toutes. Je les imaginais jambes ouvertes, doigt vigoureux. Les manuels d'éductaion sexuelleà l'usage des fillesmentionnent quecertainesdécouvrentle plaisir solitaire- toutes, oui ! Une grande rouquine, rassemblant autour d'elle ses amies, leur mimait du doigt la branlette, comme un grand secret ; elle s'entendit répliquer, par une grande liane au cou interminablemais nous faisons toutes ça !Amoureux d'au moins une fille par classe, une toutes les trois ou quatre semaines - Socrate aimant les garçons : le vieux con ! inimaginable faute de goût ! aimer d'amour ce sexe naviguant du hideux au dérisoire ! ...au grotesque ! cette colonne brutale, ces couilles sans grâce ! ce sperme salissant, diluateur de merde en diarrhée, gerçant le dessus des mains quand il sèche !

    J'ai appris à mes filles ce qu'était l'érotisme pédagogique. Elles m'écoutaient, goûtant tout de l'intérieur, tandis qu'un ami de seize ans, me disait, des lueurs dans les yeux :On le sait que vous nous aimez !- un garçon pourtant. Imaginiez-vous seulement, jeunes filles, que pour chacune d'entre vous j'imaginais une vie totale d'amour ? Un cycle d'amour. Théophile Gautier renouvelait tous les cinq ses amours, jetant toute une existence dans un seul lustre. Je l'admirais. Pourtant je vilipende encore, je vitupère les pignoufs des deux sexes divorçant si impudemment dès leurs trois premières années de mariage, se privant des inestimables étapes des dix, vingt, trente ans, de tant d'innombrables aspects différents d'un seul être, que la lente et sacrée maturation du temps leur eût révélés, préférant, les sots ! reprendre sans cesse les vagissements stériles des rudiments d'amour, tels ceux qui empilent, entassant les langues étrangères sans jamais en maîtriser aucune.

    Les féconds marécages de la maturité, de la vieillesse avec un seul et même être, ne sont jamais sondés. La mort ensemble ne sera jamais affrontée.

     

    X

     

    Chacun de nous, Sylvie Nerval et moi, s'est donc estimé rejeté par l'autre sexe. L'homme pour Sylvie est le père qui traverse sa chambre de nuit pour remonter de son cabinet de consultation, et lui palpe le ventre en arguant de sa qualité de médecin. J'éprouve à l'instant la nostalgie de cet appartement si clair et si bruyant où nous avons vécu si longtemps, si jeunes que c'en est effrayant. J'ai conservé cette femme, tant il me semblait de la plus haute improbabilié, voire grotesque et cruelle imagination, qu'une autre personne de sexe féminin pût éprouver la moindre velléité de s'intéresser à moi.

    C'était Sylvie Nerval ou les affres mornes de la prostitution, de la pédérastie inacceptée, de la tentative minable de viol. J'ai toujours en tête l'obsédant destin de mon cousin et parrain, Hugues dit Tom : touchant double pension, claquant son fric dans la boisson, la clope, arrosant tous les pochards et clochards de Cusset, pour finir entre des pyramides de mégots, d'un cancer de l'œsophage, tandis que ses amis cuvaient leur vin le jour des obsèques, nul ne s'y présenta. J'aurais fini là, j'ai échappé à ça. Je ne pense pas que j'aurais vécu autre chose. Rien de ce qui m'est advenu n'est à regretter, n'aurait pu se produire autrement. Je suis resté fidèle à la confiscation de mon destin.

    C'est pourquoi je repousse comme la pire des impostures, comme la peste, ces exortations, ces injonctions des bien-portants à la “découverte de soi”, à la “fidélité à soi-même”. Je sais ce que c'était. La camisole et la bouteille. Merci bien. Ce n'est en général que lorsqu'ils ont perdu leur femme que les hommes s'aperçoivent qu'ils l'ont aimée ; j'espère en avoir pris conscience longtemps auparavant. Dans cette tromperie je veux vivre et mourir.

     

    X

     

    C'est ainsi que nous naviguons indissolublement liés, comme deux navires de conserve. Nous savons quand nous mourrons. à dix ans près. Sylvie fume et ne maigrit pas. On ne déménage pas après le décès d'un proche, on ne devient pas fou. La maison devient hantée, le corps de l'autre occupe chaque point de l'espace, on croit ne pas le supporter, puis tout s'estompe, à ce qu'on dit. L'enfant revient, dans le meilleur des cas vous soigne, et vous demeurez là entre vos souvenirs de larmes et vos fauteuils dont l'un restera vide. Je tends parfois l'oreille la nuit à la recherche des rumeurs pouvant me rappeler ces frôlements nocturnes de mon chat mort.

    Cela fera au survivant le même effet. Les chats nous voient comme autant de grands chats supérieurs. Puissions-nous disparaître comme eux.

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    L'HISTOIRE D'AMOUR

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    BERNARD COLLIGNON L'HISTOIRE D'AMOUR 2

     

     

     

    Qu'est-ce que l'amour, et qu'est-ce qu'une histoire ?

     

    Elle demande un jour pourquoi je n'ai jamais su écrire une belle histoire d'amour ; mes seules allusions : sarcasmes, burlesque ou péchéà vrai dire, l'amour hors sujet. Déjà tout enfant je ne puis entendre une chanson d'amour sans la trouver ridicule, déplacée. N'estimant rien de plus niais que les amoureux,qui s'bécotent sur les bancs publics, bancs publics, bancs publics- cette chanson-là, je l'adore. Je la chante volontiers sans bien comprendre. Aux représentations de Sylvie Nerval j'objecte qu'il m'est impossible d'écrire une telle histoire d'amour. C'est ma nature.

    Dans les tableaux qu'elle peint, le spectateur lambda regrette les sujets plaisants, les fleurs, les chats et les enfants ; il voit des nus chlorotiques, hagards et (circonstance aggravante) masculins, errant de nuit parmi les ruines. Sylvie revient à la charge : lire sous ma plume une belle histoire, même rebattue, difficile pour cela même, et qui ne soit pas, précise-t-elle, entre hommesje ne mentionne pourtant nulle part, que je sache, de passage à l'acte.

    J'ai soixante ans cette année ; ma mère jadis faisait observer que fêtant son 20è ou 40è anniversaire on entrait dans sa 21è ou 41è année - mort dans sa 60è année disaient les vieux tombeaux qui ne la dépassaient guère. Pratiquer moins désormais l'acte d'amour me donne-t-il le droit d'en parler ? ... sans vouloir toutefois rivaliser avec Roland Barthes (Fragments d'un discours amoureux) ou Stendhal (De l'Amour), ou bien Denis de Rougemont (L'Amour et l'Occident) - ce dernier surclassant définitivement tout exégète par son assimilation de la mort à l'orgasme suprême, qui est jouissance de la fusion ; le monde lui voue une admiration, une reconnaissance universelles.

     

    De la tiédeur

     

    Curieusement les sentiments que nous nous portons l'un à l'autre Sylvie Nerval et moi en cette année 66 (de Gaulle regnante) ne se manifestent que par nos défiances, tant nous sommes inadéquats à la vie commune, le mariage, que nous venons de perpétrer ; Sylvie réclame de rester seule une heure avant que je la rejoigne au lit, pour jouir à l'aise ; la violence de ma réaction la dissuade ; mais comme elle n'a jamais connu d'autre homme avant moi, elle obtient que je la confie deux défonceurs asiatiques, tandis que je me fais plumer (sans passage au plumard) par deux entraîneuses suédoises. Sylvie Nerval est ensuite revenue me rapporter, au petit matin, comment cela s'était passé : mal. Puis nous achevons notre séjour nuptial au-dessus de l'église russe de Nice ;

     

    hantons le Centre Hightower de Cannes, fréquentons Michel, danseur à l'Opéra, mort en 93 sans nous faire avertir. Michel accepte de se faire tirer le portrait, sur un balcon dominant la mer. Il dit “Vous ne ressemblez pas aux amoureux ; jamais un baiser dans le cou, jamais un mot gentil, toujours des piques.” Je ne me rappelle plus comment nous vivions cela. Crevant de malsaine honte mais épris sans doute - quarante années passées en compagnie par pure névrose ? simplicité – naïveté! - de la psychanalyse ! Force nous est d'appeler cela “amour”, car nos parents sont morts, bien morts ; je revois cet angle sombre du Jardin Public, ce banc sous l'arbre d'où l'intense circulation du Cours de Verdun tout proche dissuade les flâneurs.

    Paradigme des scènes de ménage. De ce qui revient à elle, à moi. Je suis un homme, c'est marqué sur ma fiche d'Etat-civil ; donc c'est à moi de raison garder, de former ma femme, et de ne pas donner dans les chiffons rouges - or il n'en est aucun où je ne me

    point rué ; même devant témoins. Mais pourquoi vouloir aussi, et de façon obstinée, me traîner à l'encontre de ma volonté explicitement exprimée. Le féminisme, sans doute : l'homme doit céder. Deuxième cause de scène : se voir soudain repris, tout à trac, brutalement, comme lait sur le feu, pour un mot décrété de travers, une plaisanterie prétendue de trop d'un coup, telle attitude parfaitement involontaire - ne pas lui avoir laissé placer un mot de toute une soirée par exemple ; avoir désobligé négligemment telle ou telle connaissance dont je me contrefous – bref c'est toute une typologie de la scène de ménage qui serait à établir. Est-il vraiment indispensable de préciser que tout s'achève immanquablement par ma défaite. Je cède aux criailleries : c'est ma foi bien vrai que je suis un homme. Pas tapette, non, ni lopette, mais lavette (homme mou, veule, sans énergie). Ce n'est que ces jours-ci que je me suis avisé de la jouissance que j'éprouvais à céder : volupté de l'apaisement ; d'avoir fait le bonheur de l'autre, de m'être sacrifié fût-ce au prix de mes propres moelles et de ma dignité.

    En dépit de notre constant état de gêne matérielle, je savais cependant que là, juste au-dessus de ma belle-mère, se vivaient nos plus belles années, d'amour, de rêve et d'inefficacité – connaissance confuse toutefois, plombée par d'obsédantes interrogations : savoir si je n'étais-je pas plutôt en train de tout gâcher. Ce n'est que trente ans plus tard que je puis parler d'un certain accomplissement ; prétendre (à juste titre ? je ne le saurai jamais) n'avoir jamais été autant maître du monde, aussi bien qu'au faîte exact de la plus totale impuissance... Mes déplorations, mes doutes et mes angoisses, ne peuvent pas, ne pourront jamais se flanquer à la poubelle, comme ça, hop, par la grâce et le hasard divins d'une tardive et tarabiscotée prise de conscience.

    Il est étrange qu'on puisse ainsi s'accomplir tout en se prenant pour une merde onze années durant. Je me souviens très bien, moi, qu'il n'y avait-il strictement aucun moyen d'obtenir la moindre concession de la part de Sylvie Nerval, qui décidait de tout, de rigoureusement tout. Facile de se moquer à celui qui n'est pas dans la merde jusqu'au cou. L'autorité sur sa femme était pour moi le comble de la déchéance machiste, le dernier degré de ce que l'on peut imaginer de plus méprisable. Je fonctionnais, nous fonctionnions ainsi. J'ai bousillé mon couple et mon propre respect au nom d'une idéologie qui a mené à cette ignoble guerre des sexes à présent déchaînée, où la moindre érection non désirée sera bientôt passible des tribunaux.

    Pour ne parler que du point de vue financier, je me souviens parfaitement du départ de cette étroite dépendance ; il s'agissait (et j'en fus désolé, pressentant que la toute première défection préfigurant toutes les d'autres) (j'escomptais donc une totale absence de scènes pour notre vie conjugale)d'une statuette de cornaline rouge représentant Çiva sur un pied, inscrit dans la circonférence des mondes : quatre-vingts huit francs, une somme en 1966. Je dus capituler :Mon père nous dépannera. Imparable. Je m'étais pourtant bien marié, que je susse, pour affirmer notre indépendance ; non pour passer d'une famille à l'autre.

    Encore eût-il fallu que mon épouse, pour cette indépendance, se mît au travail, j'entends le vrai travail, celui qui fait chier, mais qui permet de manger. Quarante ans plus tard, nous payons encore cette pétition de principe d'un autre âge (“une femme ne doit point travailler”)(“[elle]affirme qu'elle n'est pas du tout féministe, elle dit qu'elle veut des enfants, un mari qui puisse lui permettre de ne pas travailler) (Filles de mai, Le Bord de l'Eau 2004) - voilà qui à la lettre me répugne. De ma femme et de moi j'étais bien en effet le plus féministe.

    Mon médecin de beau-père, lui, avait interdit à sa femme de chercher du travail :De quoi aurais-je l'air ?D'un pauvre, Docteur, d'un pauvre... Ma retraite à présent suffit tout juste à vivre dans la gêne - “comment”, s'emporte-t-on; “avec tout ce que vous gagnez ?- l'argent est un sujet tabou en France, non pas tant en raison de l'envie qu'on se porte les uns aux autres en ce charmant pays, mais de cette propension des Français a toujours se croire autorisé aux commentaires, les plus méprisants possible. mortifiants ; que dis-je, il se fera un devoir de vous expliquer ce que vous devriez faire.

    Les Français sont imbattables en effet pour gérer le budget des autres. Surtout quand l'autre est un fonctionnaire. Je ne suis pas un démerdard, moi. J'ai-eu-ma-paye-à-la-fin-du-mois. Je n'ai jamais su comment gagner le moindre centime de plus que ma paye. Partant j'eusse eu bien besoin d'une épouse qui travaillât, parfaitement.L'amour s'éteintdit à peu près Balzacdans le livre de compte du ménage.Il dit aussiLa vie des gens sans moyens n'est qu'un long refus dans un long délire. Nous ne pouvons donc envisager d'acheter ni la moitié de cette statuette, ni même le modèle au-dessous. “Mon père payera”.

    Nous ne pouvons pas davantage habiter “à demi” hors de la maison héréditaire : “Et le loyer ?”. Imparable, bis. Ma femme ne peut tout de même s'abaisser à travailler pour payer un loyer, alors que le gîte nous est offert. Quel bourreau je serais. La femme est victime, alors même qu'elle vous victimise, justement par la raison même qu'elle vous victimise : souvenons-nous, toutes proportions gardées, de ces braves SS traumatisés par l'éprouvant métier d'expédier une balle dans la nuque des juifs. A la limite de la dépression nerveuse. Le pire en effet, quand je me fais anéantir, c'est que je proteste.

    Au lieu de sourire. Et c'est parce que je râle comme un putois que je suis agressif. Bien sûr il y a eu des rémissions, du bonheur : jeunesse, amour, exaltation. Illusion que les choses finiraient bien par s'arranger” . Il ne s'agit pas ici de “se plaindre”, comme disent les je-sais-tout, les psychologues de salon, ceux qui viennent insolemment vous corner sous le nez leurs avis et commentaires sans que vous leur ayez surtout rien demandé (et j'en connais ! mon Dieu ce que j'en connais !) - mais d'expliquer – pas même : d'exposer. De raconter. De faire mon petit numéro. Mon petit intéressant. C'est tout.

     

    X

    Evelyne, à dix ans, fut mon premier amour. Blonde et pâle. Comme nous discutions à petit bruit sur le perron, à trois ou quatre, elle s'est tournée vers moi pour me tendre un coquillage de la taille d'un ongle : “Tiens, je ne t'ai encore jamais rien donné. Je répondis que si ; qu'elle m'avait déjà beaucoup donné. Ce fut la seule fois que j'eus de l'à propos avec une fille. Nous nous sommes promenés main dans la main derrière l'immeuble. Je me souviens – cela n'est-il pas étrange – d'avoir convenu avec elle, en cas de mariage, que je commanderais les jours pairs, et elle les jours impairs. “Tu auras l'avantage, grâce aux mois de 31 jours.” Cela nous faisait rire.

    Cela se passait chez mon oncle, qui m'hébergeait pour les vacances. Il écrivit sur-le-champ à mes parents que “c'[était] une honte”, qu' “à dix ans [leur] fils a[vait] déjà une poule. Il m'inventait des exercices d'algèbre – voilà bien pour aimer les maths ! - afin de m'empêcher de rejoindre Evelyne, et je répétais à mi-voix en pissant dans la cuvette de H.L.M. (un luxe à l'époque) : “Je t'aime, et rien ne pourra nous séparer”, juste pour m'en souvenir plus tard. Retors, non ?

    Et je m'en souviens encore. Tonton m'a dit : “Elle est cloche, ton Evelyne ; attends que Marion revienne de colonie, tu verras !” Une petite brune en effet, piquante, jamais à court de répartie, qui se savait déjà admirée, et qui commençait à se foutre de ma gueule ; je suis retourné auprès de ma blonde. Je n'ai plus revu personne, vous pensez. Curieux tout de même. Qui va commander dans le ménage. Que ç'ait été là ma première préoccupation. Ce qui fait surtout enrager, d'après Roland Barthes, c'est quand l'être aimé prétend devoir obéir à d'autres, alors qu'il ne vous obéit pas à vous, qu'il ne tient pas compte de votre souffrance à vous, qui valez donc moins que l'autre.

    J'ai vérifié à maintes reprises en effet que la façon la plus efficace, la plus cloue-le-bec, de se soumettre un partenaire récalcitrant est de se prétendre soi-même ligoté, garrotté, par un engagement, de préférence professionnel, une promesse antérieure, auprès d'une autre personne, qu'il importe bien plus de ne pas vexer que vous - est-ce ainsi vraiment que l'on aime ? auprès d'une belle-mère par exemple, bien efficace ; je la hais à mort ; puis lorsqu'elle est morte, la pauvre - rien n'est arrangé. Dix ans de perdus. Et toujours la faute des autres. La personne aimée se réclamera toujours de sa propre soumission, del'impossibilité de faire autrement, pour vous soumettre à ce que vous détestez le plus. Je connais un couple de cons, dont l'épouse a su convaincre le mari de fréquenter sa sœur elle) (il faut suivre).

    Depuis plus de quarante ans (c'est irrémédiable désormais) le Mari Con (en espagnol : maricón ) se trouve contraint de fréquenter la belle-sœur, chef-d'œuvre de ternitude dépourvue de toute conversation dépassant les liens de famille, et le beauf, boursouflé de machisme, de racisme et d'homophobie - antichômeurs, antifonctionnaires, rien ne manque à la panoplie. ...Quarante ans à se cogner ces spécimens d'humanité de remplissage et leur tribu, à tâcher de ne pas entendre les conversations de réveillon (quarante réveillons !) sur la flemme respective des Viets et des Bédouins - je n'invente rien.

    Déménager ? Rompre ? avec des gens si sots que le refus de l'un entraînerait nécessairement l'éloignement offusqué de l'autre ? et que ferait-il, ce fameux mari, d'une épouse dépressive, qui l'agoniserait de reproches muets à longueur de semaines, jusqu'à sombrer dans une de ces dépressions que l'on se fait à soi-même, et qui trouve toujours une brochette d'éminents psychiatres pour la confirmer ? Autant gagner quelques années de soins intensifs, et accepter, de guerre lasse, que dis-je, avant même la déclaration d'une de ces guerre le plus malade est immanquablement vainqueur du couple, d'habiter désormais à 1500 mètres de distance du couple honniqui n'est pas si mal, voyons ! voyons ! à la longue ! C'était bien la peine d'en faire toute une histoire ! - les invitations se sont raréfiées, le mari y a mis le holà.

    Mais le drame, voyez-vous, c'est que notre héros a fini par se sentir à l'aise en compagnie de son ennemi, en vertu du proverbeà force de se faire enculer, on y prend goût, mais pis encore, par des affinités secrètes. C'est pourquoi, ayant toujours devant les yeux cet exemple édifiant, notre homme a toujours à cœur, bec et ongle, de ne jamais reprocher à quiconque sa faiblesse de caractère ; on est mou, comme noir, juif, asiatique. Si ma femme est attaquée la nuit, que je me sente tout soudain supposer) tout paralysé, sans aucune possibilité physique de casser la gueule à l'agresseur - quel tribunal, je vous le demande, osera me condamner pour non-assistance à personne en danger ? (réponse hélas : tous.) Je souhaite par conséquent ne jamais être dans une situation je devrais faire preuve de sang-froid, de virilité, voire de simple esprit de décision. J'éprouve toujours la plus véhémente rancœur à l'égard de ces juges qui du haut de leur bite en barre condamnent timorés et trouillards - et qu'auraient donc fait, ces lâches ?Il faut prendre sur soi. Connards - commencez donc par cesser de fumer.Ce que j'ai fait. Et de boire. Never explain, never complain. Ne pas se plaindre, ne pas se justifier - belle devise ! Mais si moi, moi j'ai toujours fait l'un et l'autre, avec passion. avec conviction ? Je suis un con, c'est cela ? Sans rémission ? Les autres, les maudits autres, qui me disaient :Tu mets l'accessoire avant l'essentiel.Il ne faut pas tenir compte des autrespontifient les sages autoproclamés, individualistes comme tous les fameux Tout-le-Monde et gros pleins de couilles, ceux qui vont répétant tout ce qui traîne dans les livres de moralesoit ! soit ! mais s'il se trouve qu'ils vous cherchent, les autres ? ...qu'ils viennent d'eux-mêmes vous glapir dans le nezsans que vous leur ayez demandé quoi que ce soit - que non, vraiment, vous ne faites pas ce qu'il faut pour leur plaire, et ceci, et cela, et que vous êtes un véritable scandale public ? tous ces petits Zorro de quartier, ces Salomon de chef-lieu de canton ! ...faudra-t-il vraiment les envoyer chier sans relâche, vivre en permanence dans la polémique et l'engueulade ?

    Les Autres. Les encensés Autres. Les sacrosaints Autres. “Comment se faire des amis” : rendez-vous compte, il y a même des ouvrages pour cela ! Dire que le rapport au conjoint représente une application particulière du rapport avec l'autre ! Hélas ! Céder pour être aimé ! ...Qu'est-il d'ailleurs besoin d'être aimé. Incommensurable faiblesse, ignoble défaite, révoltante prédestination - en être réduit à réclamer des amis, des amours, comme un chien qui lèche sa gamelle vide, qui pourlèche la main qui le bat ? J'ai cédé sur tout. J'ai fréquenté des blaireaux, et j'y ai pris goût (quarante ans de batailles tout de même) ; crêché d'avril 68 à juillet 78 au-dessus de chez ma belle-mère précisément parce que je n'offrais pas, pour Sylvie, ou de quelque nom qu'il vous plaira de la nommer, les garanties suffisantes de l'amour. Je prenais donc les autres à témoin. J'ai toujours pris les autres à témoin. C'est pour cela qu'ils venaient toujours me baver leur avis en pleine gueule.

    Seulement voilà : tes malheurs conjugaux... tout le monde s'en fout. Tout juste si tu rencontres, une fois tous les dix ans, une femelle compatissante qui t'arracherait, ô combien volontiers ! à cet enfer de servitude conjugale - à condition que tu passes, bien entendu, sous sa domination à elle. La chose est évidente, elle va de soi ! tout est de la faute d'Eve. Je soupçonne même les premiers rédacteurs de la Genèse de n'avoir inventé la femme que pour enfin rejeter sur elle toutes ces funestes responsabilités qui nous tuent depuis le fond des âges. Et les Autres de répéter :Tu confonds l'accessoire avec l'essentiel- c'était déjà beaucoup, qu'ils me fournissent cette indication ; puisqu'ils s'en foutaient - fallait-il mon Dieu que je les bassinasse...

    Sylvie Nerval m'a dit récemment :Tu me reproches d'avoir façonné ta viemais c'est que tu ne m'as jamais rien proposé d'autre. Rien de plus exact. Ce qu'a prédit Jean-Flin s'est révélé faux : je ne suis pas devenu pédé ; mais par une absolue dépréciation de ma personne, sans imaginer un seul instant qu'une imagination de moi pût avoir la moindre valeur ou légitimité, je me suis mis, de mon propre chef, sous la coupe, sous le joug bien-aimé d'une femme, la mienne. Assurément, ce que je proposais, dans un premier temps, n'était rien : déménager sans trêve, voyager, changer de femme, traîner les putes après la sodomie, et boire.

    Vous voyez bien que j'en avais un, de programme. C'est mon cousin qui l'a rempli : gaspillage de ses deux pensions à pinter, fumer, régaler des clodos finalement trop soûls pour assister à son enterrement à 57 ans : cancer de l'œsophage. Mon grief essentiel ? l'immobilisme. Un immobilisme féroce. A ne jamais avoir coupé le cordon ombilical. Se retrouver dans la même ville, dans les mêmes rues qu'à dix-neuf ans. A se demander vraiment à quoi ça sert d'avoir vécu. Puis qu'on est toujours là. Puisqu'on en est toujours là. Ma mère donnait toujours le signal du départ :Je ne veux pas rester dans une maison je mourrai.

    Sylvie Nerval a toujours eu beau jeu de prétexter que je voulais imiter ma mère, ce qui prouvait mon manque de maturité. Je lui rétorquaisTu nous forces à demeurer juste au-dessus de ta mère à toi.Une fois par jour ; en dix ans, 3560 fois. Ping, pong. Ping, pong. Renvoi d'arguments, d'ascenseurs. Efficacité néant. Douze ans de banlieue, même barre, même appartement. Dix à Mérignac, banlieue, cette fois bordelaise. En attendant plus. Rien n'y a fait de représenter l'horrible, la funèbre, la gluante et engloutissante chose que ce sera de se sentir vieillir et décrépir dans ces mêmes espaces étroits déjà nous nous heurtons : rien ne nous décollera plus.

    Il faut vivre comme tu penses, mon fils, ou tu finiras par penser comme tu vis. Rien qui se vérifie plus épouvantablement que cet aphorisme rebattu (Rudyard Kipling ? Francis Jammes?). Je me suis trois fois trahi. Ces bassesses je me suis vautré constituaient d'ailleurs, jadis ! - les aliments indispensables de mon énergie à tromper ma femme.Après tout ce qu'elle m'a fait ?pensais-je, et j'enfonçais ma queue. ...Si j'avais tout accepté tout de suite ? Si je n'avais pas lutté ? (puisque c'était pour rien...) (je m'évadais par l'excellence de mon œuvre, sans rire !) - si j'avais cédé sur tout - n'en aurais-je pas tiré malgré tout quelque bénéfice ? Tout m'eût-il été accordé, et plus encore ? ...en compensation à ma soumission, à mon amour extrême ?

    J'en doute - à voir ce qui se passe lorsqu'on renonce – partout - toujours... mais ... alors... c'est que j'ai bien agi. Protestant, ergotant, souffrant sans cesse. Fût-ce puérilement. Sinon je n'eusse été que l'ombre de la reine ! ce sont plutôt les femmes, paraît-il, qui souffrent de cela... Il m'a fallu bagarrer ferme afin d'arracher quelques bribes de libertés, au pluriel. Jour après jour, minute après minute de mon emploi du temps... Domicile imposé... Profession toujours considérée avec la plus totale indifférence... Eventualité d'un emploi pour elle repoussée avec la plus extrême indignation, d'année en année - toujours un obstacle, toujours une incompatibilité, toujours une impossibilité sur-le-champ exploitée – c'est trop dur ! disait-elleben et nous, alors ? protestèrent un jour mes collègues féminines.

    ...Celui qui travaille, c'est l'homme. Difficile pour moi, aujourd'hui encore, de prendre mes distances envers cette question, si simple à résoudre pour autrui, qui me hantera jusqu'au bout. Mes griefs sont intacts. A ce moment même où j'écris mon Histoire d'amour. Combien de fois, excédé par mes geignardises, les autres tous en chœur ne m'ont-ils pas crié de rompre ! ...Moi j'ai cédé. A quoi bon traîner après soi une femme récalcitrante, à quoi cela sert-il d'être unis, si c'est pour vivre dans un perpétuel climat de revendications, de récriminations, d'hostilité, pour la simple raison qu'il convient de se conformer à “ce que doit être un couple”, chapitre tant, paragraphe tant... Mon histoire d'amour est la seule à traiter. Peut-être que j'ai honte d'avoir été heureux de cette façon. Ou malheureux. Pourriez-vous répéter la question. Rien obtenu. Adapté. La faculté d'adaptation est-elle une liberté ? ...le comble de la liberté- pardon : de l'intelligence, d'après les zoologues... Il m'est donc tout à fait loisible d'imaginer que c'est en raison de mon exceptionnelle intelligence que je me suis le mieux adapté en milieu défavorable... Si ça peut me faire plaisir... J'ignore si nous nous aimons. Si nous aurions été à la hauteur de nos vies rêvées.

    Sylvie Nerval m'a fasciné. Ma mythologie portait qu'il fallait se prosterner devant la Femme ; ce n'est pas, semble-t-il, ce qu'elles attendent. Je pensais, moi, qu'il fallait conquérir une femme. Comme une forteresse. C'était dans les livres. Ça devait marcher. Au lieu de me faire valoir, de frimer, je les suppliais. Ce qu'il ne faut jamais faire (« supplie-t-on des montagnes ? »). Finalement on ne sait rien du tout, de ce qu'il faut faire.

    Je tombe amoureux sans bouger, sans procédé, sur simple photo. L'une d'elle représente deux jumelles l'une près de l'autre les yeux baissés, ineffable communion récusant d'emblée toute connotation sexuelle. Sans nul besoin de se toucher pour jouir ensemble, d'être. La deuxième photographie renvoie au masculin : cinq jeunes gens très élégamment mis, mannequins professionnels dont l'homosexualité se déduit aisément ; mouvements suspendus, comme d'une conjuration, regards francs, trop clairs ou par-dessous. Offre et dérobade, attirance et réserve.

    Les tiendrais-tu, les battrais-tu, qu'ils ne révèleraient pas leur secret, dont ils sont inconscients. Ou dépourvus. Le troisième cliché montre un Noir vêtu d'un complet gris classique, d'un chic où je ne saurais prétendre ; sa braguette entrouverte laisse passer un sexe au repos d'un satiné prolongeant, incarnant charnellement la douceur du tissu dont il est issu, organiquement désirable - à condition expresse que ces trois photos désignées ne se meuvent pas, ne parlent pas. Que tout demeure figé dans la bouche de l'œil , en éternité qui ne fond pas.

    C'est de photos, de représentations, que je tombe amoureux, petitement, imperceptiblement, par suspension de l'œil et du souffle, à portée de mes mains et hors de ma vie (grain chaud, glacé, de la pellicule). Mais rares sont les plus belles filles du monde qui sitôt qu'elles ouvrent la bouche ne profèrent immédiatement quelque irrémédiable rebuffade ; que l'image s'anime, s'épaississe de mots, de sueurs, de gestes, elle sort à jamais de nos bras . Je trouve aussi très doux de fixer dans le rétroviseur les traits des conductrices qui me suivent, s'arrêtent au feu juste dans mon sillage, se parlant à elles seules pâles et glabres comme un cul sans se croire observées malgré nos convergences de regards au fond de mon miroir.

    Je leur dis je vous aime sans tourner si peu que ce soit la tête, afin que mon âge ou mes adorations ne révèlent rien de mon ridicule. Je peux enfin fixer la première qui passe et pour éviter le si automatique qu'est-ce qu'y m'veut c'connard de la femme moderne - mon procédé consiste à ravaler, à l'intérieur de ma paupière sur fond de muqueuse ardente (capote interne des se projettent les persistances rétiniennes) trois secondes de vision si je maintiens les yeux fermés, éphémère image d'amour entraperçu. Je m'arrête alors prenant garde de n'être point heurté, murmure à ma vision des mots tendres, lui proposant des pratiques précises, juste avant qu'elle s'efface. ¨Plaisir de puceau, je sais. Dans ces fugitives fixations subsiste ainsi que sur photo l'en deçà de l'émoi, premier pincement de cœur éternel.

     

    X

     

    Ce mois dernier soixantième année de mon âge enfin s'est découverte à moi - révoltante particularité (désespérante caractéristique) de ces apocalypses de la vieillesse, d'intervenir toujours aux temps précis où ils deviennent inopérants – la clef de l'obsédante compulsion dont je suis victime : il faut nécessairement qu'une femme prétendant m'attirer (elle n'en peut mais) souffre, soit en difficulté, mélancolique, languissante – dolente – au plus éloigné possible de ces copines actives, musclées, halées, “battantes”, que je ne puis admirer ni aimer en aucune façon.

    Il me faut chez elles des virtualités d'attendrissements,d'apitoiements sur elle et sur moi - jusqu'au beaux désespoirs, aux larmes à l'aspect du néantjuste effleurés. Que me font à moi ces beautés rayonnantes ? qu'importe en effet à ces femmes que je les aime ou non ? si c'est elle qui m'aime, sans que j'y réponde supposer), n'aura-t-elle pas tout loisir de se consoler ? Qui plaindra ces femmes éclatantes ? Nous n'avons pas appris encore à aimer une femme semblable, un copain avec des nichons comme dit le comique. Il m'en faut une à compléter, qui me complète. Construite comme moi autour d'une faille.

    A consoler, à protéger - protéger : voilà le grand mot lâché, fécond en sarcasmes :Nous n'avons pas besoin d'être protégées !ouRetourne chez ta mère !- mais une femme que je caresse et que je berce. Compatissants tous deux, aux premiers et seconds degrés, même si tout paraît frelaté, sans que nul autre le sache. Que nous retrouvions joie et santé l'un par l'autre. Il est assez désarçonnant de constater que nous avons Sylvie Nerval et moi suivi ces excellents préceptes de la façon la plus involontairement perverse qui soit, puisque jadis (nous comptons désormais par dizaines d'années) pour peu que l'un d'entre nous fût triste, l'autre brillait, et réciproquement : jamais nous n'étions d'humeur égale ; Sylvie Nerval étant joyeuse et près d'agir, je ne manquais jamais de lui représenter tous les obstacles jusqu'à ce qu'elle se fût assombrie, pour offrir à nouveau ma culpabilité. Dilapider ainsi dans ces manèges tant d'années communes, gâcher si sottement, si vainement, nos énergiesainsi soustraites à la véritable action de la vie véritable extérieurequelle énigme ! ...nous aurions donc préféré parcourir, piétiner en rond ce vieux manège ? Je devrais bien désespérer de cette prise de conscience si tardive. C'est donc cela qu'on appellesagesse. Apprendre enfin ce qu'il eût fallu faire (pour dominer [c'est un exemple] sans l'être ? car la douleur de l'autre te domine. Autre découverte de ce dernier mois : ne jamais désirer la femme désirée. La regarder simplement dans les yeux. Avec la plus totale indifférence (et ce que l'on feint devient si vite ce que l'on est). Comme si tu n'avais pas de femme devant toi, que non, décidément, la différence sexuelle, tu ne la voyais pas - une femme ! qu'est-ce donc ? - rien ne délecte plus la femme de n'être considérée que pour leurs charmes d'espritpas même : une fois dévêtues de leurs caractéristiques sexuelles ; une bonne fois évacué le sexe. Cette chiennerie, dit la fille Gaudu dans le Bonheur des Dames. La bonne camaraderie. Soutiens sans faillir le regard franc de la vierge : tu vois, là, c'est l'amitié qui s'installe.

    Pour moi c'en restait là. Quant à pouvoir un jour montrer son désir, dévoiler sa vulnérabilité, sans courbettes de chien savant, ou battu – quelle paire de manches ! ...il paraît que cela se peut. Je l'ai lu dans les livres. Vu au cinéma. Le peu que je sais, c'est que les femmes apprécient beaucoup le naturel en effet – tant qu'il ne s'agit pas de sexe. Telle est mon expérience. (Et comme le double jeu des femmes n'a jamais manifesté le moindre signe d'essoufflement, il est non moins évident que la moindre lueur d'hésitation ou de doute au fond de votre œil vous vaudra les sarcasmes les plus vils – passons) - je ne puis en vérité me résoudre à ces nouveaux usages égalitaires, de regarder d'abord une femme dans les yeux “comme un pote”.

    Ce marchepied d'égalité n'est pas moins ardu à franchir en définitive que les codes ancestraux de pudeur, d'atermoiements, voire de bigoterie. Que celle que j'aime puisse me retenir sur la pente des petits abîmes. Femme-nounours, petite fille, juste le petit chagrin, gonflable et dégonflable à volonté. Sylvie m'est tombée dans les bras pleurant sur elle-même, et j'ai fait de même. Victoire ! Défaite ! Consolation mutuelle. Persuasion de la femme désirée (dont on désire l'amour) sur la base malsaine de sa faiblesse. Pitié réciproque dont on dit tant de mal, qui paraît-il rabaisse qui l'éprouve et qui la reçoit.

    Puis jouer le consolateur afin de récolter le fruit. Faire à son tour la victime, profondément lésée par une protection si coûteuse. De ce double système de bascule entre protecteur et obligé déduire un double système de culpabilités mutuelles. Indissoluble et sans recours. Une femme plaintive et consolatrice à qui j'aie pu me plaindre, tels furent notre pain béni et nos abandons (rouler dans la boue, jouir de la boue). Malsainement hululer de concert, s'engloutir dans nos trous ; ainsi jouissent les enfants insuffisamment consolés. Dont la mère fut la plus à plaindre de toutes soit chez sa propre mère la plus grande obscénité. Alternons par conséquent l'admiration, la protection, la soumission - l'attendrissement sur les sots gâchis, le plaisir des doubles faiblesses et des éternels inaccomplissements. Or nous avons bien lu, distinctement, chez Goncourt, que la conscience de sa supériorité jointe à l'attendrissement que l'on éprouve face à l'injustice ouvre une voie royale à la folie. S'ensuivent en effet de lancinantes lamentations, renforcées car mutuelles, sur soi, sur l'autre, la première injustice ou folie consistant bien sûr en cette liaison que nous avons eue avec celle, ou celui, qui ne saurait s'approcher de la perfection. D'où tentation pérenne de désigner l'autre ou soi-même à l'accusation de bouc émissaire. La promiscuité, le fusionnisme, aiguisant chaque trait.

     

    X

     

    Corollaire

     

    Une telle disposition du couple s'apparente à l'adoration de la femme-enfant ou plus précisément du double-enfant. Rien de plus exaspérantd'autant plus attachant, d'autant plus ligotant - que ces agaceries, sautes d'humeurs, fantasqueries, rien de plus fascinant que ces narcissismes croisés, ces échos toujours malvenus.

     

    X

    Fascination, suite

    . Une blonde n'ayant pour couvrir son intimité sur la plage d'étang qu'un tissu effilé sans relief sur un sexe pressenti lisse et glabre générant sur moi qui lui fais face une fascination bridée par ce trop plein d'humains, sa vulve à trois largeurs de mains de moi, le mari à deux pas lisant sur le sable et l'enfant gambadant par diable passé, sans qu'il fût un instant possible qu'elle ne m'eût point vu - absolue suspension du souffle et du sentiment, la pétrification devant le videsachant que s'étend sous ce mince pont de coton blanc un sexe véritable exactement configuré. J'avais retrouvé ce vertige et ce jeu de dupes autre exemple ? Ce con à feuille d'or si volontiers conçu plaqué magnétisant le regard de cet autre assis près de moi (le même) qui perdit si souvent contenance s'il la regardait ; sous tant d'afféteries, d'innocence et raffinement mêlés, la vitalité même de l'homme se dissolvant, naufrageant sous les yeux de cette autre femme qui l'accompagne muette égarée réprobatrice au sein d' ivrognes et d'aveugles, avec la volupté cuisante du réprouvé.

    Mon ami fusillé du regard et d'une moue, indécelable à nul autre que lui - certaines figurines féminines ainsi, sous leur feuille d'or, trouveraient-elles matière à jouir sans y toucher de tant de sang et de semence puisés dans la candeur grossière de l'homme ; l'amour que j'ai voué à Sylvie Nerval se justifierait alors, dans sa forme la plus archaïque, par cette adoration courtoise de la femme que cette dernière à présent feindrait de rejeter comme fardeau, paralysie, ligotage, aliénationsachant ce que recèle une telle malsaine adoration).

     

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    L'androgyne essentiel est d'abord un enfant, volontiers nomméla créature, avec tout ce que ce terme évoque de réprobation au tournant des deux derniers siècles : réchappé d'une catastrophe guerrière, poursuivi jusque dans son exil, l'enfant-prêtre se prostitue ; recueilli par un vieux musicien qui s'éprend de lui, l'Androgyne se livre à des surenchère de comportements incompréhensibles ou capricieux - ce résumé fragmentairetendancieux - échoue volontairement à rendre un tel monde. S'avise-t-on en revanche que tant d'agissements, tant de manèges peuvent s'entendre d'une très jeune fille, qui écrit, ce si grand mythe s'évanouirait, s'y substituant hélas une irritation d'adulte lecteur contre une gosse tête-à-claques (l'amour ainsi décrit devant dès lors se définir comme enfantin, puéril, immature) (ou céleste). Aussi l'accès le plus direct à ces contrées reste la peinture, Sylvie excelle ; ce filtre assurément moins explicite adoucit les précisions des inlassables retrouvailles et autres aventures d'Ayrton dit l'Androgyne et de son double ténébreux R. aux cheveux d'encre...

    Sur ce terrain donc se joue une fois de plus l'increvable problématique de l'ascendant (de l'Un sur l'Autre,qui d'Elle ou de moi), problématique réductrice, fâcheuse, pitoyable. Triviale. Pathétique. Dont mes amours ultérieures se trouvèrent irrémédiablement perverties (pages après pages noircies sur mon martyre marital - inépuisables doléances, larmes, enfantillages). Rameutage de griefs éculés, incommensurables déplorations : d'avoir fréquenter tant d'amis qui n'étaient pas les miens (qui se fussent à coup sûr avérés ivrognes et putassiers) (mais je n'aurais pas eu d'amis). Pas un seul. Tandis qu'elle m'a tiré par exemple d'une humiliation publique imminente, devant cette grappe humaine un jour agglutinée place de l'Horloge (Avignon) psalmodiant (des beaux, des déguisés, des zalapaj) quatre notes répétitives dans un mantra rigolo, que je voulais diriger, pauvre con, au passage, guider vers une belle impro polyphonique de mon cru - qu'est-ce qu'il se croit celui-là ? d'où y sort ce con ? - en vérité, je l'avais échappé belle ; Sylvie m'entraîna juste avant la cata, je lui infligeai une scène épouvantable : elle me brimait, elle me coupait du monde - ce gadin, cette gamelle, ce râteau que je me serais pris ! c'est à l'échelle de toute ma vie qu'elle m'a sauvé de ma connerie, de mon inadaptation foncière à la relation humaine.

    Et si ma femme ne m'eût pas instinctivement pris de court, à chaque fois, des années durant... si je n'avais pas cédé, sans cesse, en braillant, parce que je reprenais à mon propre compte ce maudit schéma crétin élaboré par les propagandistes – d'une femme nécessairement piétinée, avilie par le mâle - si une telle ineptie ne se fût imposée à ma timidité invalidante, arrogante, c'est moi qui l'aurais soumise, au contraire, à ma propre loi. Je me suis posé en victime du féminisme : et si j'avais simplement cédé au bon sens ? Si j'avais tout bêtement reconnu que l'essentiel est de suivre la raison, peu importe qui des deux ait raison ?

    Nous appellerions cela tout bonnement la lucidité. Celle de Louis XIII se reconnaissant tributaire des excellentes raisons de Richelieu. Ce qui ne veut pas dire que le roi se laissait mener. C'eût été tout l'un, ou tout l'autre : j'aurais imposé mes spectacles de merde, imposé mes amis de merde comme j'en avais tant connu, d'incessants déménagements, ma tyrannie domestique. Ne pas se désoler donc d'avoir aimé, cédé. Elever ses pensées. Considérer à quel point la question de connaître le chef s'apparente à la place du moi dans le couple, ou parmi les hommes (voire dans le sein de Dieu ? ) Il faut êtredisait Talleyrandaigle ou serpent” – dévorant ou dévoré ? ...par honte, incapacité - illégitimité du premier - je me suis jeté à la soumission, dévoré par la perte, par ma dévoration faisant ma perte ; dévotion, révolte et trouble.

    On ne résiste pas à Dieu, fusionnel, exclusif comme il est ; mais la femme ne nous étant nullement supérieure - le seul - l'unique moyen de ne pas céder à la dévoration sera de célébrer sa propre volonté, sa propre adhésion – comme tant d'autres femmes se le sont vu imposer par tant de curés, pasteurs et notaires à travers siècles : “Je cède, je me fais aimer, je règne” - à présent soyons clair : Edipe s'étant vu barrer la voie rebroussa chemin, vit une femme en larmes et l'admira. Question : Sylvie Nerval s'en montra-t-elle au moins reconnaissante ? peut-on parler de son bonheur ?

    ...Oui, à supposer que l'adorateur, le sacrifié, s'acquitte sans mot dire de cette abnégation (que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite). Or tout se passe au contraire comme si je devais rendre des comptes à quelque Instance ( Laïos ? Jocaste ?) au profond de moi : cédant certes, mais toujours, toujours à contrecœur (j'ai toujours vécu à contrecœur). Si un sacrifice vous pèse, dit Romain Rolland (Jean-Christophe), ne le faites pas, vous n'en êtes point digne. Je t'emmerde, Romain Rolland. Je voudrais bien t'y voir. Comme si on le faisait exprès. Comme si l'on faisait exprès quoi que ce soit.

    ...Grommelant, regrettant – Léon Bloy, parlant de Dieu, affirme que l'analyse psychologique prit un jour hélas le relais de l'adoration, de la fusion – que l'analyse absorbe en son propre nombril. Pas un sacrifice en effet, pas une attention dont je ne me sois empressé de faire payer tout le poids. Pas une faveur qui ne fût lestée d'une plainte gâtant, moisissant tout. Tel Christian V., expéditeur polaire, détruit tout son mérite, exhalant dans les termes les plus orduriers, à chaque plan filmé, toute sa rancœur contre les obstacles d'une entreprise que personne ne lui avait demandée.

    Il entre dans ces abnégations trop de rabaissements. Sous le sucre et l'encens tant de fiel embusqué. Chevalier servant, souffrant pour sa Dame, renonçant à ses volontés propres (existent-elles ?) - prétendant que ce n'est rien, me dépouillant à grand bruit de tout désir alors précisément que cette fois c'est l'autre qui cède à ma détresse... Si malgré moi je remporte la victoire dans mon champ de ruines, d'un coup je n'en fais plus de cas, n'en tiens plus compte, et je replaide en sens inverse, vers mon martyre.Après tout... Je trouve autant de plaisir à l'inverse de mon désir.Les dépressions sombra Sylvie Nerval furent provoquéessans être le moins du monde atténuées. Chacun rivalisant d'abaissement, tyrannisant l'autre de l'obscénité de sa faiblesse. Nul ne s'est retiré du jeu. Ces décennies de prison me font hurler de rage.

    Exemple : rien de moi sur les murs ; me contenter de la pièce la plus malcommode (une heure de lumière par jour) - comment l'amour peut-il s'accommoder à tant de petitesses ; à supposer même qu'il suffise d'invoquer mes goûts artistiques nuls... Puce à l'oreille : l'indignation d'un couple de visiteurs : “On dirait” s'exclamèrent-ils “que Bernard n'habite pas ici ; aucune trace de sa présence nulle part”. Autre et bien plus profonde, sinistre, funèbre sonnerie d'alarme, cet oncle – raisonnant sur la présence, à proximité, d'un Lycée, suggérant donc avec satisfaction qu'il me suffirait d'obtenir cette nomination à cinquante mètres de chez moi, pépère, pour le restant de ma carrière ; j'ai grogné qu'il ne m'aurait plus manqué qu'une laisse : “boulot-gamelle-boulot”.

    Le tonton n'y revint plus, mais j'avais senti mes cheveux se dresser sur ma tête. Il ne me restait plus de toute façon, en ce temps-là (renoncement, admiration) qu'un infime noyau d'honneur avant extinction finale. Ne voir que ridicule dans ces hurlements de détresse témoigne d'une méprisable férocité. On meurt sous les coups d'épingle, tas de cons. Dix années pleines de telles minuscules avanies ne sauraient en aucun cas se compenser, quoi qu'en déblatèrent les psys et autres pontes, par les prétendus avantages qu'y trouveraient à foison, paraît-il, les opprimés, qu'on aurait bien tort de plaindre, puisqu'il paraît que la pitié, tas d'enculés, avilit...

    Il faut tout de même bien balancer cette grosse claque dans la gueule que jamais, au grand jamais, ces prétendus avantages, ces mirifiques “compensations”, n'effleurent le moins du monde la conscience de celui qui souffre. C'est bien beau, l'inconscient. Mais sensoriellement, ça n'existe pas. Ce qui est pourri est pourri, ce qui est foutu est foutu. C'est replâtrage et replâtrage, à tour de bras ! Les femmes de l'émir, ses chameaux, ses chiens, se laissent mener. Et certes, assurément, je n'en disconviens pas, j'ai découvert, aux hasards poétiques de la soumission, tant de merveilles - que l'Initiative, la Volonté, la Force et autres hideuses idoles ne m'eussent jamais obtenues ! il se développe en effet, il se fortifie au fil de la passivité un tel sens poétique, un à vau-l'eau, un voluptueux abandon semblable à celui du Roi Arthur, lequel tout roi qu'il fût descendait tout communément, tout couramment, à la rivière “pour voir s'il n'était point survenu quelque adventure” ; alors au fil du fleuve se présentait immanquablement telle barque pontée où repose le corps d'une pucelle, et c'est l'incipit – in- ssi – pitt, blats bâtards, quand on veut faire son latiniste, on se renseigne - de la quête du Graal !

    Au lieu donc sottement de me gendarmer comme eussent fait tant de ceux qui savent si bien ce qu'ils veulent et ne découvrent que ce qu'ils ont décidé de découvrir, et encore, après coup, je suis descendu où il plaisait à Sylvie N. de m'emmener, c'est-à-dire sur place. Guidée qu'elle fut plus, à mon sens, par fantaisie que par sa décision, alors que ma pente sans doute ne m'eût entraîné que vers ma propre catastrophe. Les rares fois où elle me céda, je me fâchai fort, lui reprochant la moindre réserve de sa part, tandis que j'acquiesçais, moi, toujours, et par grincheuse courtoisie. Il m'a toujours paru qu'elle savait mieux que moi ce qui me grandissait, me nourrissait : découverte comme je l'ai dit du ballet, que je pensais disparu, de la peinture à l'huile, que je pensais engloutie - de quoi m'eût servi en revanche de connaître avec elle les joies rustaudes du stock-car ou de l'ivrognerie populaire ?

    Si la femme cède, se rend à mes raisons, ma jouissance s'en trouve annulée de ce fait même ; Simone de Beauvoir évoque à merveille ces faux débats où l'époux, l'homme, veut qu'on lui cède, mais non sans avoir longuement résisté : la femme doit feindre l'opinion contraire, pour lui fournir l'occasion d'une victoire, qui ne s'entend pas sans quelque lutte... A l'inverse exact je cédais, moi l'homme, mais non sans m'être défendu, sachant que c'était en vain, jouissant de ma capitulation annoncée (quoique je me contrefoutisse d'augmenter son supposé plaisir). Voilà pourquoi j'estime qu'il n'est pas vrai, peut-être, que les femmes du temps jadis n'aient jamais pu connaître, disent-elles, que le plus profond malheur, et la victimarisation des femmes, vous comprenez que tout le monde a fini par en avoir plein le cul.

    Or de tout cela, Docteur F., j'étais inconscient, et peut-il exister des choses sans qu'on les ait personnellement, consciemment vécues ? J'étais dans mon esprit celui qui apaise, le grand réconciliateur, à la façon des femmes de jadis. Mais j'y mis tant d'aigreur, comme certaines d'ailleurs, que Sylvie Nerval ne pouvait que conserver, cristalliser au sein même de sa victoire (qui n'était pas vécue comme telle, puisqu'à son sens il s'agissait d'un dû, résultant d'un raisonnement, d'un comportement logiques, affectivement neutres) cette culpabilité qui gâte toute chose, et fut cause assurément de tant de mollesses dépressives dont je n'ai cessé de lui faire grief, en étant moi-même la cause.

    Puis-je ajouter cependant que ce perpétuel découragement ne fut pas moins la cause de ma désenvie de vivre. Ainsi la femme cède à l'homme et le sape dans toutes ses énergies, par son sacrifice exhibé. Et réciproquement. On en jouit semble-t-il dans son inconscient. Autrement dit on n'en jouit pas. Je puis assurément me rebâtir tout mon passé, sans rien omettre des preuves, mais ce qui fut souffert fut bel et bien souffert. Sans vouloir jouer les victimes... Mes voyages se sont bornés aux capacités de mon porte-monnaie,mon petit salaire de peigne-cul, comme me le rappelait obligeamment une correspondante. Libre aux doubleurs de Cap Horn d'estimer sans sel mes découvertes creusoises ou berrichonnes. Me limite aussi dans le temps l'abandon je m'imagine que sombre, sombre parfois réellemement Sylvie Nerval trop longtemps seule. Je pourrais prolonger ces quatre à six jours qui me sont accordés, étirer ce fil à ma patte ; mais il me plaît sans doute de m'imaginer attendu, indispensable.

    J'obéis du moins à des rites ; rouler un certain nombre de minutes et visiter, marcher, que je me trouve, quel que soit le manque de pittoresque ; je me détourne souvent pour un château. Mais je peux également foncer tout droit vers le sud / sans presque [m'] arrêter, Cordoue le matin, Séville l'après-midi, ce qui est scandaleusement insuffisant, mais permet de parler au retour ; Sylvie Nerval en voyage flâne dès le premier jour, découvrant ou redécouvrant maints et maints situscules et sitouillets sans envergure. Son plaisir (si je lui lâche la bride, si je me laisse mener !) consiste à replacer ses pas sans cesse dans les siens : nostalgies du petit espace mais plus encoredésirs,envies,besoins, mots enfantins, d'une exaspérante innocence - mes désirs à moi se trouvant toujours à l'exacte intersection des désirs inverses, aussi bien que de leur absence ; obéir à Sylvie Nerval serait donc obéir à la vie et m'y abreuver, alors de moi-même je prévois tout, j'endigue toutquoique mon voyage tienne aussi bien de celui du père Perrichon : découvrir ! ne fût-ce qu'un gros bourg, pourvu que je n'y aie jamais mis les pieds.

     

     

    X

     

    Nous éprouvons tous deux une sacro-sainte horreur pour tout le matériel, encore qu'elle peignede sa main, ce qui me semble parfaitement incongru, hors-norme, exception confirmant la règle comme disent tous les racistes ; nous aimerions Sylvie et moi n'être que tout idées, tout art. Nous n'aurons véritablement vécu en effet que par et sous les impressions d'un film, d'un livre, d'une musique ou d'une danse. Ajoutons pour Sylvie Nerval ce monde cérébral révélé plus haut - le réel ? il se sera toujours refusé à nous, à moins que ce ne soit l'inverse. Nous ne saurons supporter le moindre refus ; nous nous détournons alors, préférant nous faire rouler, le déplorant aussi, conscients de notre infériorité sans remède dans les choses inférieuresquand les œuvres d'esprit jamais ne nous auront déçus.

    ...Ainsi nous haïssons le bricolage. Grande passion de l'homme de peu. Est-il je vous le demande quoi que ce soit de plus vulgaire et de plus bas de gamme que la béatitude infiniment creuse du bricolo qui vous tanne avec sonportail installé soi-mêmeou son rafistolage automobile maison. A tous ceux qui m'objectent, les yeux injectés de haine et de bonne conscience, que je suis tout de même bien content de les trouver pour me tirer d'embarraas, je réponds que je suis bien content assurément d'aller chier tous les jours, mais que je n'en inviterais pas pour autant ma merde à table. Il faut à mon sens posséder l'âme vide et vile de la populace résolument réfractaire à toute spéculation intellectuelle pour s'abaisser à se souiller les mains par quelque manipulation que ce soit, de bricolage... peindre sur toile assurément (voir plus haut) débouche sur l'éternel ; déboucher les chiottes : non. Je sais, Dieu sait si on me le répète, que la main est intelligente. Mais nul ne m'en pourra jamais convaincre. Un sillon, une chaussure, n'égaleront jamais en intention (je ne parle pas de la réalisation) l'Œuvre d'Art, consacrée par l'éternité des Divins Préjugés. Il existe, si arbitraire qu'elle soit peut-être, une hiérarchie des valeurs que nous respecterons toujours Sylvie Nerval et moi, quelles que soient les violences des propagandes égalitaristes.

    Nous tordons le cou aux démagogues alléguant l'égalité du boulanger et de Mozart ; pour des milliers de boulangers, quelque compétents, quelque vertueux (voilà bien la répugnante faille de raisonnement) qu'ils puissent être, il n'existe et n'existera qu'un seul Mozart. Ajoutez à cet intolérable fascisme (n'est-ce pas !) qui est le nôtre une farouche défense des valeurs passées, mais aussi, de façon douillette sans doute et parfaitement incohérente, l'attachement aux grandioses adoucissements de la condition humaine : le progrès matériel justement, permis par les techniciens, les bricolos, les “hommes matériels” si vilipendés au paragraphe précédent. Plus encore de notre part un viscéral cramponnement à l'Athéisme, à la Liberté Sexuelle, qui nous semblent découler non pas de la

  • L'HISTOIRE D'AMOUR

  • Gardien stagiaire

     

    C O L L I G N O N

     

     

     

     

    G A R D I E N S T A G I A I R E

     

     

     

    ÉDITIONS DU TIROIR

     

    Semper clausus

    COLLECTION DES AUTEURS DE MERDE

    À Enki Bilal, auteur de «Bunker Palace Hotel »

    Radôme : (de »radar » et « dôme » : Voûte transparente à énergie électromagnétique, destiné à protéger une antenne de télécommunication contre les intempéries   

    Ruelle périgourdine b.JPG

     

     

    Le radôme fut construit pour protéger l’une des premières antennes de télécommunications par satellite. La première liaison fut effectuée le 9 juin 1961. Inutile aujourd’hui de recourir à cette énorme sphère blanche : des antennes paraboliques sont implantées sur le plateau d’Hermès où je vis. Mais le radôme a subsisté ; nous l’avons adopté malgré nos résistances. Il est à lui tout seul un paysage, on y projette des éruptions, des cosmologies. Son globe contiendrait l’Arc de Triomphe. On vend des chocolats-radômes, tout blancs, dans les pâtisseries. Au début, c’est vrai : la population protestait. À présent le pénitencier fait vivre toute la lande d’Arbor, et les confiseries à la gnôle, à la crème ou creuses, consolident les soldes sans éclat des gardes.

    Plus loin au-delà des clôtures du lac de barrage (ça n’a aucun rapport), le soleil est glacé sur les rocs, sur une permanente criaillerie d’oiseaux prédateurs. En fin de journée ça devient intenable. Le STAGIAIRE a grimpé le sentier à peine distinct dans l’herbe, et voit peser sur ses yeux la sphère en surplomb, immaculée, carcérale, du radôme – non plus capteur d’infini mais signe et repère fermé. Œuf clos bombant ses casemates, guettes et loges de garde – tandis qu’en contrebas parmi les buissons plats se disséminent les préfabriqués des classes à racheter – de tout un peu – ici d’un coup se suppriment les perspectives : l’homme a rejoint son poste et ses congénères à plates semelles dans le neige rase.

    Mains dans les poches, en bonnets noirs et cache-cols. Ils graillonnent, se raclent la gorge ou toussent avec ou sans gnôle, gras, sec ou caverneux. Nouveau venu juste émergé du brouillard d’accès j’ignore encore ma tâche mais sûr d’y parvenir. C’est une belle et noble contrée, de granit, d’habitants fiers dit la notice (maquis décimé, combats d’Hercos exécution de Louis Méhu 12 juin 44, mitraillage de St-Drou erreur d’épuration toute une noce massacrée ni documents ni preuves Monsieur le Président tout en ordre besséder ola enndaksi la Centrale est bien pleine et les gardiens aussi, pas spécialement au chocolat-liqueur.