André, sur Lacan
COLLIGNON LECTURES «LUMIERES, LUMIERES »
Serge ANDRE «LACAN : POINTS DE REPERE »
Prétendre avoir compris Lacan témoigne d'une grande prétention, et d'une grande modestie : car nul n'a jamais percé tous les secrets, tous les arcanes, de notre révolutionnaire psychanalyste, pas même lui-même, persiflent les mauvaises langues. Plus mystérieux et plus illuminé que Rimbaud, voire que Hölderlin en personne, il y a, es steht, Lacan. Pis encore, nous sommes une fois de plus aux prises (et c'est une prise de courant qui figure sur la couverture) avec un de ces ouvrages censés nous ouvrir à un système de pensée que nous ne comprenons déjà pas beaucoup. Cela rappelle ces fameux troubles obsessionnels, qui nous font ranger tel objet en tel endroit particulier afin de pouvoir le retrouver à coup sûr, ce qui est le meilleur moyen de ne pas justement le retrouver.
Serge André, brillant commentateur, nous introduit à la pensée lacanienne par l'intermédiaire d'Edgar Poe : La lettre. Un ministre possède une lettre compromettante, susceptible de ruiner la carrière d'un autre politique par un scandale retentissant. D'autres personnes tâchent pendant son absence de récupérer d'urgence ladite lettre pour la détruire ou du moins la mettre en lieu sûr. Et quelles que soient les méthodes logiques et rigoureuses qu'elles emploient, elles repartent bredouilles. Cela vient de ce que le ministre l'a tout simplement rangée à la place habituelle où il classe tous ses documents, ce qui est justement l'endroit où personne n'aurait pensé à chercher. Nous sommes très fiers d'avoir compris cela ; le secret de l'analyse est que personne ne veut voir le nez au milieu de sa figure.
Mais ce que l'on ne comprend pas se présente comme une suite d'affirmation, d'assertions, totalement déconnectés les uns d'avec les autres. Avec, de temps en temps, d'exaspérants mots de liaison : des « donc », dès « c'est ainsi », des « parce que », qui se baladent là comme des cafards dans la mie de pain. D'autres s'y retrouvent. Mais pas toi. Toi, tu es le con. Parfois un autre îlot surgit de la mer, où tu peux te reposer : à nouveau, sur ce tout petit piton, tu recomprends. Exemple : Lacan s'oppose à Lévy-Strauss, ce dernier distinguant le signifiant (le mot, en gros) du signifié (le sens du mot, en gros). « Mousse » a quatre signifiés : la mousse du savon, la mousse de l'arbre, la mousse de la bière, le gamin qui lave le pont du navire et la bite du capitaine.
Pour Lacan, le signifiant ne renvoie pas au signifié, mais à un autre signifiant. Les sujets parlants se parlent avec des signifiants dans la bouche, « liberté », « beauté », « brosse à chaussures », et c'est ainsi que se constitue le langage, qui est l'échange de mots, sous lesquels chacun entend à peu près la même chose, et tout est dans l' « à peu près ». De même (et ces comparaisons me ravissent comme un enfant), certaines hirondelles de mer se passent-elles parfois de bec en bec un poisson, sans le manger, en pépiant : ce poisson est alors un signifiant, sinon elles le boufferaient, ce poisson est un symbole. Et ça, je comprends. Hélas, très tôt dans le livre de Serge André, interviennent d'ébouriffants tableaux pseudo-mathématico-physiques, où les concepts sont représentés par des signes (qui signifient aussi bien des signifiés que des signifiants), formules où le matheux se retrouve, mais où le commun des mortels se creuse inutilement la cervelle. Ce livre sert aux spécialistes, à ceux qui sont pourvus d'un certain esprit, à ceux qui sont élus, à ceux qui ont su embouquer la passe pour parler comme les marins, à ceux qui ont découvert le déclic, le sésame qui ouvre les portes : alors, Lacan devient (relativement) clair.
Un grand philosophe andernossien soupirait, après m'avoir lu : « Mais qui est-ce qui va vouloir acheter ça ? » Un grand éditeur de Latresne grommelait, en soupesant mon livre sur Péguy : «Mais qui va bien pouvoir s'intéresser à ça ? » - et moi, depuis mon Mérignac, je me demande à qui va profiter ce petit compendium intitulé Lacan : points de repère. Au début (vous y aurez droit tout de suite), j'annotais en marge, naïvement : en général j'avais compris un point annexe . Et lorsque apparaît au crayon la note « GE-NIAL ! » en majuscules, c'est qu'un éclair m'est venu déchirer les ténèbres. Mais ces éclairs s'éteignent vite, et comme il faut toujours les rappeler à sa mémoire pour avancer, le chercheur en psychanalyse ou mathématique se retrouve dans sa nuit obscure d'où nulle grâce divine ne pourra le tirer.
C'est ainsi que jamais le nul en maths ne pourra dépasser les principes, car ils s'évanouissent derrière lui : il revient en arrière les chercher, se les remémorer, pendant que le doué, le brillant, le blond, vole de bosse en bosse sur la piste skiable sans le moindre effort. Faute de comprendre, de pénétrer dans le temple, nous faisons notre singe, notre petit bouffon, devant le portail clos. Livrons-nous donc à l'exercice bien connu de Perec : prendre tout mot à mot, et nous imaginer qu'à force, de saillie en point d'appui, nous parviendrons bien à quelque sommet : il s'agit de l'interdiction de l'inceste, limite marquant paraît-il le début de la société humaine (à l'exception des pharaons, et d'autres peuplades où la fille qui ne se fait pas d'abord déflorer par son père est considérée comme la dernière des roulures, mais ne faites pas ça chez vous) : « Cette thèse » (de la prohibition de l'inceste) « se trouve reprise et structurée » nous dit M. André « dans L'anthropologie structurale » (de Lévy-Strauss) « qui paraît en 1958,mais qui regroupe en fait une série d'articles échelonnés de 1944 à 1957. On y trouve dans la première partie, intitulée Langage et parenté, la référence explicite à la linguistique. » Psychanalyse et linguistique sont en effet deux des mamelles du structuralisme. Poursuivons. « L'ethnologie peut-être rapprochée de la linguistique et s'inspirer de sa méthode parce que ce qu'elle étudie, au travers des mythes, des systèmes de parenté, de genèses d'institutions, dit Lévy-Strauss, c'est « une activité symbolique inconsciente », «qui consiste à imposer des formes à un contenu ». Admettons. Au commencement était l'idée, puis les mots sont venus l'habiller d'une forme. Et quand on étudie une langue, on a devant soi des matériaux qui déjà veulent dire quelque chose.
Et à partir de ces documents, le linguiste peut décortiquer, pour comprendre l'âme de tel ou tel peuple : le linguiste ici ne se sépare pas de l'ethnologue ou de l'anthropologue, ce qui est devenu à peu près la même chose. « De même que le linguiste » donc « dégage le phonème comme l'élément le plus simple du langage articulé, l'anthropologue dégage l'élément de parenté » (par exemple, puisqu'il est ici question d'inceste) commun dans tous les systèmes » (du monde humain) « qui est, non la famille conjugale » (à l'occidentale) « mais le fils, le père, la mère, et le frère de la mère comme membres du groupe » A « qui a cédé une femme » (au groupe B). Parenté des liens familiaux avec les liens grammaticaux : toi comprendre ? « L'échange des femmes dans la parenté est comparé à l'échange des mots dans le langage ».
Et là j'ai mis « GE-NIAL » avec un trait d'union. Lorsque Jospin dit « C'est de cela dont je veux vous parler », il commet un solécisme, qui est aussi un inceste grammatical. Ces éléments de Lévy-Strauss, « Ce rappel, dit l'auteur - très superficiel et très lacunaire – permet d'éclairer l'oscillation que nous avons repérée dans Fonction et champ… entre deux positions sur la nature de l'ordre symbolique. En effet, si ce sont les dons, les lois de l'échange et de l'alliance qui donnent son fondement à l'existence humaine, alors ce serait bien la loi d'interdiction de l'inceste qui marquerait l'origine de la culture, c'est-à-dire du langage ». Qu'est-ce que l'homme en effet : celui qui interdit l'inceste, ou celui qui ensevelit ses morts avec cérémonie, comme pourraient l'indiquer les dernières découvertes de la paléontologie ?
Nous nous permettrons de plus un doute sur l'équivalence posée entre « la culture » et « le langage ». Articulé, alors. Et encore (il n'y aurait donc pas de « culture animale »). « Mais c'est l'inverse que va soutenir Lacan » (à propos de l'inceste) « et ce de manière de plus en plus sûre, jusqu'à poser, dans Subversion du sujet et dialectique du désir (1960) que « la loi s'origine du désir », et non pas que le désir s'origine de la loi. Le désir serait donc inné. Nos lois ne font que suivre, avec retard, l'évolution de nos mœurs et de nos désirs. Voyons cela :
« Et s'il écrivait encore, dans Fonction et champ… que « si l'homme parle, c'est que le symbole l'a fait homme » (très judéo-chrétien), Lacan ne cessera par la suite de privilégier le signifiant dans le symbole ou dans le signifié jusqu'à faire du signifié une création des permutations du signifiant ». Il nous semble être là dans la droite ligne de l'existentialisme, selon lequel l'existence précède l'essence. Nous aurions donc imaginé le symbole à partir de l'existant. Et le désir serait, aussi, quelque chose qui existe, matérialistement parlant, avant l'imagination. Ce serait donc un instinct copulatif, pour rester dans le domaine génital.
« Ainsi écrit-il, dans L'instance de la lettre…, que l'on échouera à soutenir la question de la nature du langage » (articulé) « tant qu'on ne se sera pas dépris de l'illusion que le signifiant répond à la fonction de représenter le signifié, disons mieux : que le signifiant ait à répondre de son existence au titre de quelque signification que ce soit » (voir la dernière phrase du séminaire sur la Lettre volée). » Si nous avons bien compris, notre tête est remplie de signifiants sans signification, de bouts de bois que nous avons vus, de flaques d'eau que nous avons vues, en un magma existentiel cérébral parfaitement arbitraire. Et dès que ces choses font leur entrée dans notre cerveau, elles deviennent des signifiés, elles acquièrent un sens ?
Interversion en effet des termes, de l'ordre de succession des termes : de Platon, de Lévy-Strauss et de son judéo-christianisme, nous passons au Sartro-Lacanisme. « Et dans le même texte », poursuit Maître André, « il produira une formule de métaphore montrant que c'est dans la substitution du signifiant au signifiant (et non du signifiant au signifié) que se produit un effet de signification, un passage du signifiant dans le signifié. » Nous serions des enfants qui jouent aux cubes, et qui s'aperçoivent que ça peut servir à construire une petite maison. « Thèse qu'il reprend, en la précisant, dans son essais sur La théorie du symbolisme d'Ernest Jones, en 1959, dans une phrase très précise :
« Il faut définir la métaphore par l'implantation dans une chaîne signifiante d'un autre signifiant, par quoi celui qu'il supplante tombe au rang de signifié, et comme signifiant latent y perpétue l'intervalle où une autre chaîne signifiante peut y être entrée ». C'est du Najaud-Belkacem. Cependant, nous n'avons dans nos têtes et nos littératures et nos religions que des signifiants, des drapeaux, des croix qui s'entrechoquent, et qui ne signifient rien qu'eux-mêmes. S'ils se mettaient à vouloir dire autre chose qu'eux-mêmes, ils pourraient être expliqués, sombrant et perdant ainsi toute force, et sombrant dans le banal bêtement explicable. « Eh bien, pour Lacan l'effet de signifié que produit le signifiant dans sa permutation ou sa substitution, c'est précisément le sujet. T'as vu le beau lapin qui sort du beau chapeau ? Mais alors, le sujet, ce serait la dégradation du signifiant qui ne veut rien dire en signifié qui veut dire quelque chose !
Le sujet ne serait que du « vouloir dire », de l'absence d'existence ? De la justification d'existence, comme «par raccroc » ? Mais alors ma pauvre dame, on ne peut donc plus croire en rien ? L'individuation de chaque sujet se fait à partir du moment où chaque sujet peut interpréter à sa guise, et de façon infiniment émiettée, la force du signifiant brisé ? « Avec la théorie du sujet », ou plus précisément sa nouvelle genèse, « nous touchons vraiment à la racine de cet enseignement. Car ce n'est pas forcer les choses que de dire que dès 1932, dans sa thèse sur la paranoïa, c'est de poser le sujet qu'il s'agissait », question essentielle. « Par la suite, dans ses premiers textes psychanalytiques (ceux qui se trouvent rassemblés dans la deuxième partie des Ecrits) l'enjeu est de dégager une autre instance subjective que celle du mot » - deuxième lapin, deuxième chapeau, pourquoi pas.
« Disons que, partant de la paranoïa, Lacan s'est trouvé d'emblée confronté à la question de l'aliénation du « malade », à celle de la méconnaissance en quoi consiste la croyance qui est au centre de la folie : elle n'est pas tellement différente, structurellement parlant, de celle que l'on constate chez le névrosé. C'en est même le modèle le plus épuré. » Car le plus aigu. N'oublions pas que ces réflexions doivent graviter dans une orbite thérapeutique. Lacan : points de repère » de Serge André, est paru aux Editions du Bord de l'Eau en 2010.