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der grüne Affe - Page 15

  • Les Quêteurs de beauté

    COLLIGNON

    LES QUÊTEURS DE BEAUTÉ

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 3

     

    ARENKA 6

     

    LE TEST 21

     

    VENTADOUR 31

     

     

    LE CHEMIN DES PARFAITS 7 P.

     

     

    LE BUCHER D ELISSA 12 P.

     

     

    LES QUETEURS DE BEAUTE 13 P.

     

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 4 P

     

     

    MACCHABEE 17 P.

     

     

    LÉGITIME DÉFENSE

     

     

     

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 3

     

     

     

     

    "Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne me surprend pas. Ainsi -

    penchez-vous un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un jeune homme

    espagnol.

    - N'avez-vous pas appelé la police ?

    - Que pouvions-nous faire ? "

     

    ...Tanger en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de ronds-points,

    baptisés et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le rattachement

    de la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer et Tolstoi,

    au centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par un trou du mur d'enceinte.

    Dès l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons de verre.

     

    - Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre. Ou en face, je ne sais

    plus.

     

    Le jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec trois

    camarades. La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire est différente. Deux

    autres, puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les lampes brillent. Les

    plaisanteries tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on tourne ses

    bons mots en dérision.

    C'est un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a de grands yeux

    et les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs, l'entraînent par la brèche

    avec des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.

     

    "...et il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "

    On lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire en avant, il lance des

    ruades dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé ses jambes,

    il a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont d'indignes sanglots, des

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 4

     

     

     

     

    supplications - les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.

     

    "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " - le pauvre jésus ! comme il était mignon ! " ¡ Madre ! ¡ Madre ! La mère ne vient pas. Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent les présé‚ances :

    à qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent l'étroitesse, d'autres le confortable,

    le jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce n'est plus drôle.

    Il n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une seule immense

    sensation confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à qui jamais plus il ne se

    confiera surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent encore à

    l'instant ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante coulée dans son

    corps.

     

    "Vous avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur cinq étages, sans

    intervenir ? À vous rincer l'œil ?

    "Viens voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant

    "Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta police ? Tu

    t'imagine qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"

     

    "...Chaque seconde durait des siècles... »

     

    "...On voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent tous, va ! Tu penses

    bien qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.

     

    ...Je jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...

    "...On serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne s'était pas fait

    enculer! "

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 5

     

     

     

     

    Ils me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre, s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois que les Chardit nous invitent (...)

     

    ...Pedro Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus loin possible, avec

    tout un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée - bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles étaient femmes...

     

    ARÈNKA 6

     

     

     

     

    Pour les enfants qui lisent,

     

    espèce en voie de disparition...

     

    ARÈNKA 7

     

     

     

     

    Pourquoi chercher dans les rénèbres ?

    Je suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,

    Resplendissant chercheur drapé d'obscur,

    Alambic cérébral des céréales d'or.

    Pour moi, prends ce balai de caisse claire

    Et conduis-le au sein du tambour,

    Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.

    Un rien suffit à Dieu : tout s'effondre,

    Et le seul fait d'être regardé (...)

     

     

     

     

     

     

    ARÈNKA 8

     

     

     

     

    Il était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des voitures.

    Il n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres : on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.

    Pourtant, la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas au-dessous des nuages.

    Comme il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes sortes de merdicaments.

    Bien sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de très vilaines taches en surface.

    Ils eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des pyramides et l'Océan.

    Ils avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause

     

     

     

    ARÈNKA 9

     

     

     

     

    du tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.

    Ils fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.

    L'homme ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou "maîtresse".

    Tous les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la mouvoir.

    C'était comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu, chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui savaient même se réparer toutes seules.

    Elles savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ; à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à ARÈNKA 10

     

     

     

     

    purifier l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans, personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste, mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite, pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.

    Tellement ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide, qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes, pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire, commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef, je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.

    - Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.

    - Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.

    - Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.

    - Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant les bras.

    - Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un deuxième conseiller.

    - Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir. Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.

    - Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une fusée.

    - Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux quatre coins de la galaxie.

    - Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !

    ARÈNKA 11

     

     

     

     

    Fézir foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire mûrir les fruits artificiels.

    Vous voyez, tout était très bien organisé.

    Les marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.

    Sur chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient emporté.

    Il y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui pesait toujours, et même de plus en plus.

    Le chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour, Zirfé dit à Fézir :

    "Avez-vous remarqué cet enfant ?

    - Ce quoi ? dit Fézir.

    ARÈNKA 12

     

     

     

     

    - Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...

    Zirfé avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.

    Fézir appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.

    "Je suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.

    - C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete. Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se prépare...

    - Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...

    - C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.

    Zirfé obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps, le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda, Gonzalès et Varaké.

    "Ces marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes, mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.

    "Envoyons donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous, général Albotchi !

    Le général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon réglementaire.

    Le départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas rompu.

    Les soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni armures, mais une espèce de couverture électrique invisible, appelée "champ magnétique". Par une opération de leur volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ARÈNKA 13

     

     

     

     

    ou bien se mettaient à leur obéir. On voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.

    Arènka, au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.

    Quand les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre chez eux.

    Les habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats, les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de feuilles de platine, plus précieux que l'or.

    Les gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute façon, tout les amusait.

    C'est ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :

    "Les enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?

    - Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une aure planète.

    - Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir, et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.

    ARÈNKA 14

     

     

     

     

    - C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.

    Le fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ; pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou bien "cra-cra-crac".

    Bref, un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur prendre leurs secrets de vie.

    - Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout ce qui était "chef" ou "en chef". Les expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes : les plus proches étaient les plus drôles !

    "Après tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires nous aussi'.

    Cette phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un malpropre.

    L'ont partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux se déplaçant très vite dans leur ciel.

    Bien entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des ARÈNKA 15

     

     

     

     

    habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.

    Les Arèenkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de loins étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se peignaient en vert totu le côté gauche, "afin" disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour écrire.

    Les Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans, fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre. On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes, lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.

    Ces deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef, car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle pensa vite à autre chose.

    Il fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges ! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres. D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de théories nouvelles.

    Tout cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les morts et leur faisaient des prières, ou ARÈNKA 16

     

     

     

     

    les Italophobes, qui ne croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :

    "Nous avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au chômage.

    Le fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien, et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient parfaitement heureux.

    "C'est parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait. Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.

    "Il nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle, une sorte de super-religion.

    - On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.

    Fézir le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.

    Le chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles qu'on connaîtrait.

    Bien entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient des vaisseaux sans gains.

    ...Mais à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait complètement idiote.

    "Ils n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un trou de balle !"

    ARÈNKA 17

     

     

     

     

    - Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents, et les privaient de dessert.

    - Mais si ! Messie ! répondaient-ils.

    - N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !

    On avait laissé trois prêtres par pyramide.

    À quoi les enfants moins bornés répliquaient :

    "C'est un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !

    - Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !

    Sic factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait". Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel, et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait, mais sans consommer de kérosène.

    Les prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.

    Sur l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux frais de l'État. Quand enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à trois dieux, etc.

    "Nom de Dieu ! s'écria le chef. Qu'on me balance tous ces prêtres en prison. Ils sont encore plus incapables que les professeurs ! ceux-là, grommela Fézir, ce n'est même pas la peine de les envoyer en expédition. Envoyons le Grand-Prêtre-En-Personne !

    - Moi je veux bien, dit Zirfé, qui décidément se prenait de plus en plus pour le Premier Ministre ; mais si on enlève le Grand-Prêtre-En-Personne, il ne pourra plus émettre les ondes antigravitationnelles a-x 24 wc² 44 bis et demi, et les pyramides se casseront la...

    - Et alors ! beugla le Chef en tapant du poing sur sa table transparente (mais il la croyait plus haute, si bien que son poing descendit plus bas, et qu'il se contusionna une couille) – comment faisait-on au début ? On va ramer ! Ressortez les vieux avirons du LXXXIIIe siècle !

    ARÈNKA 18

     

     

     

     

    - Le courroux vous égare, ô Votre Cheftainerie.

    - Possible, mais ça m'occupe.

    - Nous pouvons utiliser les échasses flottantes du LXXXVIe siècle, ce sera tout de même plus moderne, et nous n'aurons plus besoin de ramer.

    - Raison tu as, dit Fézir. Et convoque-moi le Grand-Prêtre-En-Personne.

    Le Grand-Prêtre etc. fit son entrée en titubant. Ce n'était pas un mauvais homme, simplement la religion lui était un peu montée à la tête : il se grattait toujours le nez en commençant par la gauche. Quand il apprit sa mission, il sauta de joie, et la pyramide fit une $

    embardée :

    "Je vais partir en voyage ! Je vais partir en voyage !

    Fézir et Zirfé se regardèrent en haussant les sourcils. Mais le Grand-Prêtre reprit une allure sérieuse.Il écouta le détail de sa mission avec une grande concentration.

    - Ce sera facile, dit-il. Jai le pouvoir de me transporter en plusieurs endroits à la fois."

    Il fit mieux : il rencontra personnellement les dieux de chaque religion connue, s'assit à leur table et discuta avec eux, pour connaître leurs intentions sur le monde. Il s'éleva jusqu'aux profondeurs insoupçonnées du ciel. Il se tint même au point d'où l'on aperçoit l'univers tout entier, comme une lointaine spirale.

    En même temps, il continuait à diriger, sur Arènka, toute la vie religieuse, et devenait de loin presque aussi important que le Chef en Chef. Et pendant ce temps les enfants se battaient dans la rue, pour rire. Ils écoutaient la télévision en direct de Dieu-le-Père. Ils étaient heureux comme des séchoirs à cheveux. Pourquoi les séchoirs à cheveux ne seraient-ils pas heureux ?

    Un jour le Grand-Prêtre etc. se dégonfla et reprit dimensions humaines. Il se grattait le nez, à présent, des deux côtés à la foi(s), avec et sans "s". À toutes les questions sur son voyage spirituel, il ne répondait que par un haussement d'épaules très fatigué, très majestueux. Le Chef en Chef conlut que le Grand-Prêtre connaissait un secret tellement grave que ce devait être là, précisément, le vrai Secret.

    On cessa de l'interroger. On organisa des sessions de méditation collective : chacun sur Arènka se concentrait à la même heure , le mieux possible. Le résultat fut que des pyramides se heurtèrent, d'où un grand nombre de blessés.

    ARÈNKA 19

     

     

     

     

    ...Fézir et Zirfé, longtemps plus tard, se promenaient ensemble, les mains dans le dos, tête basse.

    "Qu'allons-nous faire ? se disaient-ils. Pourtant nous sommes riches, et, mieux encore, nous savons tout.

    À ce moment ils passaient près d'un enfant, dont on ne pouvait savoir si c'était un garçon ou une fille. L'enfant traçait dans le sale un cercle avec un bâton, puis un carré autour du cercle, puis un triangle autour du carré, puis un ovale autour du triangle qui était autour du carré qui était aurout du cercle (c'était un très gros tas de sable).

    Les deux adultes reçuren un choc électrique dans le cerveau.

    "Où as-tu appris ces signes ? demanda le chef.

    - À votre école.

    - Je veux dire, cette façon de les imbriquer l'un dans l'autre ?

    - J'ai trouvé tout seul. Beaucoup d'autres enfants l'ont trouvée aussi, et nous jouons ensemble à celui qui aura trouvé le plus grand nombre de dessins possible.

    - Regardez, Chef" disait Zirfé, le bouffon : "le triangle de Dieu, les points cardinaux, le cercle du Serpent qui se mord la queue..."

    Ils se turent. Au lieu d'admirer, ils devinrent jaloux, et le chef regretta que les prisons fussent abolies sur Arènka : il y aurait fait jeter l'enfant, garçon ou fille, pour insolence. Mais celui-ci ou celle-ci continuait à tracer des signes dans le sable artificiel : cela formait à présent comme un labyrinthe, et malgré soi l'on était forcé à le suivre des yeux.

    On ne pensait plus à rien, mais on se sentait merveilleusement calme et intelligent.

    "Nous connaissons cela, dit Fézir. Ces dessins s'appellent des mandalas. Nous les utilisons pour méditer : il faut suivre un par un tous les détours du labyrinthe avec les yeux. Quand on arrive au centre du mandala, l'esprit du Dieu descend en vous. Cet enfant n'a rien inventé.

    Cependant le fou du chef avait réussi à parcourir des yeux le mandala à toute vitesse. Il se sentit très fort et très intelligent. Il pensa qu'il ferait lui-même un excellent Chef en Chef. Il foutit son poing sur la gueule de celui qui se trouvait précisément à côté de lui, et après quelques manifestations de tunnels (il n'y a pas de rues sur Arènka) devint chef lui aussi.

    L'enfant devint son premier ministre, ce qui fit beaucoup rire. Les lois qu'ils faisaient tous les deux n'étaient pas si mauvaises. Ainsi, les horaires d'école ne furent plus obligatoires, mais comme ARÈNKA 20

     

     

     

     

    les élèves avaient davantage envie de travailler, ils apprirent davantage. On fit en sorte que tout pût fonctionner sans chef ni sous-chef.

    Tout le monde était heureux, grâce aux enfants, qui avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient, et qui pourtant ne commettaient pas trop de bêtises, puisque ce n'était pas interdit. Et puis un jour on s'aperçut que tout le monde, hommes et femmes, commençaient d'avoir les cheveux bouclés ; puis ils se voûtaient ; puis ils prenaient une voix de mouton !

    Bientôt ils ne savaient plus dire que "bêêê" et marchaient à quatre pattes, ce qui n'est pas commode pour tenir un cornet de glace. Mais les nouveaux moutons n'aimaoent pas l'herbe artificielle. Les enfants qui n'avaient pas été transformés en moutons heureux s'aperçurent que quelque chose s'était déréglé.

    "Bon, dit l'enfant, plus personne ne s'ennuie, mais tout le monde est devenu bête. Inventons autre chose". Il réfléchit beaucoup avec l'ancien fou du Chef, et ils imaginèrent de remettre en route les pyramides, l'une derrière l'autre, pour quitter la planète et son grand océan de mercure, et visiter toutes les autres, qui avaient déjà reçu les marchands, les militaires, les ethnologues et même le Grand-Prêtre, avec des majuscules, à présent Grand-Bélier au Parc 33.

    Décidement, les Arenkadis les avaient bien fait rire, tous ces habitants d'ailleurs.

    Le voyage durerait très longtemps, puisqu'on connaissait déjà trois cent quarante-six planètes et qu'on en avait découvert cinq cent soixante-huit autres, soit 914 en tout ! Que de fêtes, que de réceptions, que de soirées théâtrales en perspective !

    La planète de mercure, Arènka, resta toute seule. C'est là qu'on va maintenant s'approvisionner pour les thermomètres médicaux du monde entier, et les fusées pour Arèenka ont une forme de thermomètre pour mieux glisser entre les planètes. Les enfants et les adultes d'Arènka visitent tout le monde.

    Quand ils ont fini, ils recommencent leur tour. Il n'y a plus de moutons. On les a mangés. Quand les pyramides volantes descendent l'une après l'autre, on dirait une écharpe qui se pose doucement sur le sol. On mange ce qu'il y a sur l'autre planète, on donne en échange tout ce qu'on a rapporté des longs voyages d'esploration.

    Regardez bien dans le ciel : on dit que les habitants d'Arènka viendront bientôt sur la terre.

    17-6 / 10-8 2031

    LE TEST 21

     

     

     

     

     

    Le rideau est levé.

    Il règne la tension d'une assistance profondément avertie.

    Le spectateur n'est-il pas cet homme assis sur scène à son bureau de fer ? dans un carré de lumière. Il a cinquante ans, le front austère et rogue.

    Les placeuses introduisent le dernier acteur. Des égards lui sont témoignés, puis elles remontent, de part et d'autre, vers les portes dont elles font soudain claquer les verrous. La lumière s'éteint dans la salle.

    L'homme sur scène a baissé les yeux, tiré puis repoussé le grand tiroir central, prend un dossier. Face à lui l'accessoiriste dispose un fauteuil gris, avachi sur ses tubes.

    Sort l'accessoiriste.

    Entre côté cour un secrétaire apportant par le dos une chaise à pieds clairs, pinçant lui-même des lèvres trois feuillets, écartant à bout debras son stylo ouvert : son nom parcourt la salle. Il est très grand, voûté, coiffé court et le front bas. Ses lèvres sont serrées sous les moustaches. Il a un rictus.

    Il ne porte pas de cravate. Mais un chandail gris fer, douteux.

    Il s'est assis près d'un haut fichier à glissière, a posé sa liasse sur les genoux, remplit un imprimé à petits coups.

     

    X

    X X

     

    Le président sort un cigare du gros tiroir latéral, puis se tourne vers les coulisses.

    Bredouillis provenu des coulisses :

    "Vous attendiez ? Qu'est-ce que vous attendiez ? Qui vous a dit d'attendre ?

    Le président range son cigare. Le tiroir se referme avec un bruit mou. Le bredouillis se fait chaotique.

    " Pas du tout Monsieur, pas du tout ! "FRAPPEZ, PUIS ENTREZ". C'est écrit sur l'écriteau.

    Bruit de battant côté cour. Un homme entre de dos, titubant, les genoux lâches. Le public

    LE TEST 22

     

     

     

     

    rit à contreremps. L'inconnu se tourne, les rires cessent. "Nous allons voir" soupire une riche femme. Les murmures s'éteignent. L'homme s'assoit de trois-quart arrière. On le voit mal. Le fauteuil étant éloigné du bureau, il s'appuie des coudes sur les cuisses.

    "Mettez-vous à l 'aise. Un verre d'eau ?

    - Non merci.

    - Nous connaissons votre dossier. Nous vous épargnons "identité, âge, profession"...

    Le fonctionnaire balaie le bureau de ses mains ouvertes, tripote un tampon.

    "Supposons que vous ayez là – il désigne un écran – une forêt".

    Apparition à l'écran d'arbres secs, parallèles, charbonneux.

    "Forêt", répète le secrétaire. Sa voix est nasillarde.

    L'individu s'exclame imprudemment que ce n'est pas là une forêt, mais plutôt des rangs d'oignons, un plant de tulipe... "Un dessin d'enfant !"

    Le président sourit, dédaigneux. "Une forêt, ça respire, ça prolifère..."

    Sur l'écran, tout se passe comme il a dit : une explosion d'émeraude imprégné de soleil, zébré de rameaux torses, jusqu'aux bords de l'écran.

    - Et avant la forêt ?

    L'homme se tasse :

    "J'avance. Un champ labouré monte vers l'horizon. Je marche dans la terre. Au bout, c'est la forêt. J'entends déjà son grondement. Je me hâte.

    " C'est une palissade de troncs blancs serrés...

    - "Blancs" ?

    Le greffier lève la tête :

    - Pourquoi ?

    Il replonge dans son dossier.

    - Poursuivez, dit le Président.

    - "...comme des incisives. Je crois pouvoir franchir – à ce moment, des buissons me barrent l'accès – de hautes ronces, en barricade d'un tronc à l'autre."

    Un spectateur se lève. Il tient son registre au creux du bras :

    "Je voudrais savoir si Monsieur possède une vue d'ensemble de cette forêt. S'il ne peut pas

    LE TEST 23

     

     

     

     

    voir, de très haut...

    - Rien dit l'homme, je suis au ras du sol.

    - A-t-elle des limites ? demande le président.

    - Ma forêt ne finit pas. Je ne conçois pas, je n'imagine pas ses limites. La Forêt m'est donnée.

    " J'entre."

    Le président s'impatiente.

    - C'est très touffu. Les ttoncs se battent dans le vent./

    - Tout à fait normal. La forêt est un lieu sombre; illimité. C'est ainsi qu'elle nous apparaissait.

    Ou bien, dit l'homme, je me redresse le buste d'un seul coup, je me jette les bras tendus, j'ai peur des ronces, qui me griffent, je coupe des lianes, du bois mort coupe mes pieds. J'écarte les coudes, j'étreins les épines.

    L'écran le montre qui perd l'équilibre, reçoit des balafres, un animal passe au premier plan, le public rit.

    Le greffier tend un verre d'eau, l'homme boit puis se renverse sur son fauteuil. Il se cramponne. Reprend une gorgée puis rend le verre. "Entrer en forêt" dit-il. "Entrer en religion".

    Le président ne répond pas, se tient près de lui, lui prend le pouls. Le patient ajoute :

    "J'ai fanchi le talus. J'entends la forêt qui se referme. Je vais mieux.

    Le juge passe dans son dos, pose le verre, se rassoit.

    - Je débouche dans un sous-bois. Les arbres sont mal disposés. Des fourrés vont encore à hauteur d'homme d'un tronc à l'autre. Des viornes bombent leurs hernies au niveau du cou.

    "J'entends des guêpes.

    "Je vois des troncs couchés pourris, des fondrières, des champignons glissants. Le regard bute sur les fûts, se perd dans les profondeurs.

    L'homme prend une inspiration :

    "J'ai trouvé ce que je vais faire.

    - Vous auriez pu... - le président ouvre les bas – découvrir une plantation, bien alignée...

    - Non, non...

    - ...entre des sapins rouges, sur un tapis d'aiguilles... (inscription sur l'écran de ce paysage, le public flaire).

    LE TEST 24

     

     

     

    - Non.

    Le président tourne entre ses doigts une règle d'ébène aux arêtes de cuivre.

    - Il y a beaucoup de feuilles, dit l'homme.

    Il est soulagé d'un grand poids. L'écran se couvrant de feuilles naïves avec un oiseau, chantant sur une tige, la salle éclate de rire.

    Temps mort.

    Le président hausse les épaules :

    - Vous débouchez sur un chemin.

    - Je ne savais pas qu'il existait un chemin." L'homme croise les jambes et se met à fumer :

    - Juste un sentier à suivre... (il le trace en l'aur du bout de sa cigarette).

    - Conformiste, dit l'assistant.

    L'homme se retourne :

    - On ne vous entendait plus, le sous-fifre.

    - Seu Ilhães ! tonne le Président. De la tenue !

    L'assesseurincline la tête.

    - J'ai inventé ce sentier, dit l'homme.

    - Taisez-vous. Le clope.

    Il l'abat d'un revers de main.

    - Sur ce sentier, bien visible" – inscription sur l'écran – "une clé."

    - Une clé ?

    - C'est bien encombran, Seu Ilháes. Ni petite, ni rouillée – non ! Énorme. Étincelante.

    - J'hésite.

    Au premier rang la riche femme s'indigne.

    - Vous n'avez pas d'idée, fait le président ? Craignez-vous une décharge électrique ?

    - Précisément, dit l'homme.

    Il prend la clé, la met dans sa poche.

    - Et puis ?

    Le juge est apoplectique.

    - Et puis c'est tout.

    - Vous savez c'que c'est, qu'une porte ? crie le président. L'homme ne réagit pas aux cris.

    LE TEST 25

     

     

     

     

    Le président contourne son bureau, marche sur Ilhães d'un pas pesant. Il hurle :

    "Quelqu'un a perdu une clé !

    Ilhães allume posément sa seconde cigarette, l'ôte de sa bouche (petit bruit sec du papier) :

    - Je n'en ai rien à foutre", articule-t-il.

    - Vous la fourrez – comme ça – dans votre poche ?

    - Avec mon mouchoir par-dessus.

    - Sale facho, hurle l'assistance, sale facho !

    Le secrétaire lui a sauté dessus et le claque. Le président l'arrête d'un geste.Tous deux vont se rassoir en se tournant le dos. Ils tournent égalementle dos à Ilhães qui s'est dressé :

    - Je n'accepterai pas...

    - ...vous prenez tout, coupe sourdement le juge, amour, argent – "mais vous aimer, moi, vous accorder un sourire, un merci ?" - pour les plaintes" – il désigne son bureau – "c'est ici".

    La salle s'égaya.

    Le secrétaire a les pieds alignés sur son barreau de chaise. Le patient se rassoit les yeux bas mais luisants.

    La voix du juge, imbibée de douceur :

    "Nous ne sommes pas là pour vous persécuter, Senhor Ilhães. Il est indispensable pour votre bien-être – vous le savez – que nous nous prêtions à l'expérience" – il se désigne modestement - "jusqu'au bout".

    Il ajoute même que si le patient n'en doit pas retirer un plaisir extrême, une maison, une habitation apparaît au milieu de cette forêt :

    "Comment la voyez-vous ?"

    L'homme ne réagit pas.

    "Avez-vous peur ?

    - Pas du tout. Simplement, le toit est effondré. C'est une hutte, une espèce d'abri. C'est un tas de bois humide.

    - Humide ?

    - Il s'est mis à pleuvoir.

    - ..."à pleuvoir" dit le secrétaire (sur l'écran : une hutte effondrée, le sol détrempé ; des moussent qui

    LE TEST 26

     

     

     

     

    suintent, des rondins : entrée basse et triangulalire, dont on voir le reflet dans une flaque. Travelling arrière :un sentier, un creux regorgeant d'eau).

    - ...elle a dû s'effondrer sur ses occupants, dit le juge – un bras coincé paraît à l'écran, s'efface – une main crochue – pauvres parents, dit le juge, infirmes, perdus...

    - Il n'y a personne, coupe l'homme.

    - Mais s'il y avait quelqu'un, coupe le juge.

    - Ce seraient deux vieux sur un banc, courbés sur leurs cannes...

    - Conventionnel, coupe le secrétaire.

    - Ils seraient morts.

    - Et vous n'allez pas saluer vos parents dit le juge ?

    - Ce ne sont pas mes parents, ce sont des vieux.

    Grondements du public.

    - J'espère qu'ils ne m'ont pas vus.

    Protestations, confusion.

    - J'ai horreur de rencontrer des gens dans MA forêt.

    Clameurs congestionnées du juge. Il bat du bras sur le bureau.

    - ...c'est un cimétière, que j'aimerais trouver dans votre forêt. Mais vous n'en avez pas prévu." La vois de l'homme a baissé. Il laisse pendre les bras, soudain vague. Le président s'est adossé, la main sur les yeux. Or, le secrétaire leva sur son maître les yeux d'un chien. Le juge aussitôt claqua des doigts vers la coulisse, côté cour.

    Une femme apparut.

    Le secrétaire tend ses notes à cette femme, son stylo, le carton d'appui, revient fermement vers le prévenu, le saisit aux cheveux, le tourne assis face au public. Un faisceau dur tombe d'en haut. Jorge Ilhães a le visage hâlé, des cils très drus, ses bras pendent toujours.

    - "Le lac", dit le juge Fries.

    La secrétaire s'agite sur son siège, dit que c'est impossible.

    - Qu'est-ce qui est impossible, Mademoiselle ?

    - Je ne peux pas me représenter ce lac... du bleu, du bleu, mon Dieu, je ne peux pas !

    - Vous n'êtes pas interrogée. Notez, sans plus.

    LE TEST 27

     

     

     

     

    - Mon stylone marche plus.

    - Taisez-vous, dit le juge. Le secrétaire lâche les cheveux, repousse violemment la tête du condamné, disparaît en coulisse côté cour. (Sur l'écran, le lac fixe, "californian blue". Tout l'écran est envahi). Le président demande :

    - Décris le lac.

    Voix brumeuse de Jorge. Paysage précisé à mesure : une étendue grise à présent, des rivages mangés de roseaux. Des branches qui trempent.

    Sur la rive opposée, à l'écran, passent de grands sauriens.

    La secrétaire souffle sur la pointe de son stylo, rougit, écrit précipitamment.

    "Le soir tombe", dit Jorge.

    Il ajoute : "J'ai froid". La salle retient son souffle. Fries relance le condamné :

    - Que faites-vous ? ...peut-être faut-il vous pousser ? ...auriez-vous peur, faites-vous le tour, demi-tour, prenez-vous des photos ?

    "Pissez, agissez, agissez donc !

    Le public :

    - Plonge ! Plonge !

    Ilhães, trempé de sueur, exorbité, avale sa pomme d'Adam, fixe la jupe de la secrétaire ;le juge suit le regard de Jorge, éclate :

    "Mademoiselle, cessez de vous branler !

    - Mais je ne me branle pas !

    - Et vous, là, qu'est-ce que vous en faites finalement de ce lac ?" (Sur l'écran, partant de l'accusé vers la rive, descend une faible pente semée de galets sales) (Plonge ! Plonge !)

    - Moi je nage, dit le juge soudainement calmé, sereinement renversé sur son fauteuil.

    - Oui, dit l'homme timidement.

    - Oui quoi ?

    - Je fais des ricochets.

    Le public éclate de rire ( - Vos gueules !)

    - ...j'enlève mes chaussures, je me trempe le bout des pieds, je fais passer l'eau et les cailloux entre mes orteils – j'ai retroussé mon pantalon...

    LE TEST 28

     

     

     

     

    - C'est tout ?

    - Il y a trop de boue."

    Fries se tourne brusquement vers la secrétaire et joint le geste à la parole :

    "Regarde. Pas de culotte (Écarte les cuisses) – qu'est-ce que tu fous, Ilhães ? ...Moi, moi ! Qui suis un individu normal, je prends ma gaule – et je pêche !"

    Il frappe du plat de la main les cuisses de la femme.

    "Ça ne t'excite pas ? Ça ne bande pas, là-dessous ?

    Le Portugais, dans un effort démesuré :

    - Plus je bande, plus j'ai peur."

    Le bras de Fries retombe d'un coup. Il se voûte, ses traits s'abattent, il s'affale sur son siège, la secrétaire rabat sa jupe (je me trempe les doigts de pied dit-elle, je joue dans les cailloux) la lumière baisse, le juge se passe encore la main sur les yeux :

    "Reviens, Nicolas ; je n'en peux plus.

    Un autre juge fait son entrée. C'est Nicolas. Il est plus frais, plus âgé que son collègue. Il est accompagné du Secrétaire Précédent, lavé, rasé. Fries disparaît en coulisse, côté cour. Le vieux juge rajuste sa cravate, sourit :

    "Voulez-vous une poire ?

    - Non merci, répond l'homme.

    Fries refuse également.

    Le secrétaire prend la poire.

    "Voyez devant vous (dit Nicolas) un Lion. Un vrai lion, bien en chair, gras, doré.

    Il tient ses mains jointes, doigts entrelacés, sur le bureau : "...que faites-vous ?"

    Ilhães s'est à présent détendu. Son inquiétude n'est plus que la grande attention d'une partie d'échecs ou de bridge :

    "Cela dépend.

    - Oui ?

    - Est-ce que le Lion m'a vu ?

    - ... plait-il ?

    - S'il m'a vu, s'il ne m'a pas vu, c'est très différent... "

    LE TEST 29

     

     

     

     

    Le second juge désigne un document sur le bureau : "Ce n'est pas précisé, Senhor Ilhães. Le formulaire ne le mentionne pas – que feriez-vous, Mademoiselle... - Hyacinthe, monsieur le juge.

    - ... ? - Je lui planterais un bâton enflammé dans la gueule, je le (belliqueuse, buste haut) – le public applaudit en riant -

    - ...et vous ?

    -...à supposer qu'il ne m'ait pas vu...

    - Sinon ?

    - ...y a-t-il un arbre – je vous demande cela voyez-vous parce qu'il se trouvera toujours un trouillard – ton méprisant – pour revenir sur ses pas...

    - ...se jeter dans le lac, ricane Fries – revenu s'assoir côté cour.

    Sur l'écran le lion remue faiblement la queue. Il est tout colorié d'un jaune paille uni.

    - Je mrche tout doucement, tout doucement" – à l'écran un pantin décati s'éloigne en levant haut les genoux et les coudes (rires)- "et je fais un grand, grand détour pour l'éviter, à tout prix, sans faire le moindre bruit.

    - Fuite des responsabilités, diagnostique aussitôt Fries.

    - Quel âge avez-vous ? dit le Second Juge.

    - Trente-six ans, répond l'homme.

    - Une honte, assène Fries.

    Le Second Juge pivote vers lui, qui récite :

    - "Un homme de 36 ans qui n'est pas parvenu à son but ne l'atteindra jamais. Trente-six ans est l'âge de la créativité maximale".

    Nicolas pousse un profond soupir.

    Il atteint au sommet d'une pile un imprimé qu'il pose devant lui et parafe énergiquement ; le juge tend la feuille à la femme, qui se retire.

    La scène a repris la couleur jaune. Fries reste debout, derrière la chaise vide. Ilhães est de trois quarts. Chacun dans son silence et son jaune sale.

    Le juge se dirige vers l'écran, une règle à la main :

    - Soient une droite x

    une droite y, parallèles.

    LE TEST 30

     

     

     

     

    - Soient deux perpendiculaires

    grand A &

    grand B.

    Nous dirons qu'aucun entier pris dans l'ensemble / E / ne peut se déterminer hors du quadrilatère ainsi formé – bref, c'est un mur. Rigoureusement infranchissable. Même par-dessous.

    - Nous sommes donc sortis de la forêt.

    - Exact. Pour la dernière fois, accusé, que faites-vous ?

    - Rien.

    - Réfléchissez.

    - Vous me dites : "rigoureusement infranchissable".

    - Illimité dans les deux sens, précise Fries.

    - Je ne peux donc rien y faire.

    - Vous n'essayez pas de le franchir ?

    - ???

    - ...N'avez-vous pas au moins envie de savoir ce qui se trouve derrière ?

    - ...je peux m'approcher du mur, l'examiner : les insectes, les fourmis du mur ; les brins d'herbe ; compter les écailles de la pierre, gratter de l'ongle, regarder le grain de la pierre avec une loupe... le monde entier se voit sur la paroi du mur – c'est la din du voyage, n'est-ce pas ?

    Les deux autres demeurent silencieux.

    - Vous auriez pu me prévenir... murmure-t-il.

    Le juge et l'assesseur se regardent avec une stupéfaction hagarde :

    - ...d'habitude... d'habitude, tout le monde veut franchir...

    - Percer un trou...

    - Un tunnel...

    - "Infranchissable", vous avez dit "Infranchissable".

    - Vous pourriez pisser dessus, ricane Fries.

    - Elle est vieille, celle-là, dit le juge.

    - Il y en a même qui rebroussent chemin.

    - ...À moins que vous craigniez de retrouver le lion ?

    LE TEST 31

     

     

     

    Le président se lève et se place devant le bureau, à côté de Fries.

    On entend distinctement un cliquetis en coulisse côté cour.

    - Il n'y a rien après ce mur ? N'est-ce pas ? C'est terminé ?

    Les deux hommes se dérobent.

    Le cliquetis devient un rytjme. Un peloton d'exécution fait son entrée.

     

    - Arme... au pied !

    - Les autres veulent tricher murmure Ilhães. Pas moi.

    Le mur du fond s'enlève, découvrant la perspective d'une infinie muraille blanche qui se perd en oblique, tandis que bureau, fichier, tirés par d'invisibles câbles, rentrent dans leurs coulisses respectives. Applaudissements.

    "Tournez-vous.

    Ilhães se tourne :

    - Je vois la pierre. Le labyrinthe de la pierre : tout un réseau d'allées, d'anfractuosités...

    Les soldats se placent en ligne.

    - Que voyez-vous encore ?

    - Je vois le sable; une fissure ; un joint qui s'étale ; un brin de pariétaire.

    - Et des fourmis ? Voyez-vous des fourmis ?

    - Je les vois. Les unes montent, les autres descendent ; elles s'effleurent des antennes, puis reprennent leur chemin.

    - Comptez-les !

    - Une... une autre... trois, quatre... cinq... six...

    - Feu !

    Jorge Ilhães s'effondre.

    Le public s'apprête à sortir, bruissant de satisfaction : "un excellent spectacle en vérité". Chacun se retourne pour prendre son manteau, son châle, mais la lumière ne revient pas. Les ouvreuses restent au pied des portes verrouillées. Le fichier, le bureaun reprennent leur place, par une ingénieuse application de la technique.

    Au milieu du plateau le juge fixe le public :

    - Suivant !

     

     

     

    V E N T A D O U R

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    au regretté Hernri-Paul

    EYDOUX

    auteur des

    "Châteaux Fantastiques "

     

     

     

     

     

    Blanche, sur la muraille, tendant son cou de reine, chevelure en encensoir, est le Seigneur de Ventadour. Moi, Noble Sire de Ventadour, octogénaire et fortuné – je te défie, méprisable Cœur de Lion – deux enfants surgissant des fourrés, criant Montjoie ! dont l'assaut s'est brisé

    Premier Enfant Cache-toi Richard ! Je ferai le traître pour toi.

    Il rejoint Blanche sur le mur

    Manant dit-elle, je t'engage. Or balaie cette chambre".

     

    Èbles de Ventadour est un vieillard austère. De son cou pendent les fanons. Sa bouche est

    VENTADOUR 32

     

     

     

    tordue d'un coup qu'il a reçu. Il paye mal, et peu. Il ne veut pas mourir, son valet vieillit dans l'indigence. Une nuit donc, ayant versé dans le vin fort une male décoction, le serviteur saute de son lit de sangles, car le seigneur le fait dormir auprès de lui ; Philippe tend l'oreille, au-dehors la pluie bat la campagne, les braises chuintent sous les gouttes, le vieux vicomte dort.

    S'habiller dans le noir et lever le loquet : c'est un instant. Le portail d'écurie grince etla pluie redouble. Il chausse son cheval d'épaisse étoupe. Allons visiter Geoffroy-Tête-Noire. Ne chauvit pas des oreilles. Le mercenaire est un brave homme autant que nous deux, prends garde aux pavés de la cour.

    Il mène la monture par la bride.

    Èbles se fie bien trop, par ces temps où les bandes écument le pays, Francs ou Anglais, il n'a aujourd'hui que six gens d'arme, l'un à l'entrée, l'autre à la souricière : "c'est un long couloir (...) en chicane, accessible aux piétons, pas même à des bêtes de charge", Eydoux scripsit "Des châteaux fantastiques". "Je vais" dit le serviteur au garde qui dégouline sous son bassinet "tendre des pièges

    - Par ce temps ! dit l'homme d'arme. Vraiment le comte mène bien son monde !

    Philippe dit que oui.

    Il est sorti serrant sous sa pelisse la clef entre les côtes. Lapente est rude à la descente et le torrent grossit. Geoffroy Tête-Noire loge sur l'autre rive.

    - Noble fils de pute - où cours-tu sur ta rosse ?

    - Voir Geoffroy Tête-Noire.

    - Saint Geoffroy vérole la noblesse ! Qui t'envoie ?" Son visage levé grimace sous l'averse.

    Philippe entrouvre son manteau : "La clef..."

    L'autre : "Descends".

    Il lz fouillz : point d'armes.

    Qui dit clef dit porte. âtea

    La troupe à Geoffroy bivouaquerait bien mieux ici que sous les roches ; courants d'air et cendre dans les plats. Philippe suit l'homme, "D'où viens-tu ? - ...de Ventadour. Je ne parlerai qu'à Geoffroy" la pluie roule. "Qu'as-tu besoin du Tête-Noire ?" (plus bas) dis-moi où va la clef puis va-t'en Philippe ne répond pas. Tu veux être des nôtres ? - Non répond Philippe. Un temps. "J'ai mes conditions". Le garde crache à terre voilà bien de l'impertinence – moi aussi, ajoute l'homme, j'ai mes conditions – il montre une lame à son poing; Philippe fait observer que s'il meurt, plus de château. "C'est juste" dit l'autre en rengainant. Le sentier monte encore. La croupe oscille et s'élève sur le sentier, le ciel éclaircit ses branches sur les nuées, des gouttes tombent du croissant de lune, il s'ouvre une clairière bosselée, à l'herbe grise, à sa lisière une ombre quel'homme a frappée du pied : "C'est ainsi que tu veilles, cornard ? - Je m'étais assis répond l'autre en se massant assis assoupi c'est tout un – Pourquoi n'as-tu pas tué celui-là ?

    Le barbu tire alors de son sein la clef d'or en grimaçant d'un air avantageux – mais s'il menje le tue.

    On entraîne Philippe vers les roches et le repaire. Un rideau de peaux retombe après leur échine tandis que monte une odeur faite de cuir mouillé, de souffles lourds et de relens douteux. Sur des tréteaux repose un corps de femme auréolé d'une seule chandelle. Le corps semble se consumer lentement. Derrière lui se distingue l'ombre d'un veilleur murmurant qu'elle est passés tantôt, que c'était un garçon. L'autre les laisse seuls en compagnie du corps, et le veilleur ne cille pas. Tête-Noire sort de l'ombre et regarde la morte, puis Philippe :

    - Combien veux-tu ?

    Les survivants se sont levés pour suivre le marché : la forteresse de Ventadour, ses courtines, sa tor, son roc inexpugnale au-dessus des ravins, pour 6 000 tournois. Philippe défend son prix comme de son bien propres. Les autres hurlent et rient près de la morte. Geofffroy Tête-Noire considère Philippe avec indulgence : "Tu auras ton argent comptant sitôt que tu verras, dans le bayle, pendre ton maître au-dessus du bûcher".

    Philippe demande qu'on ne lui fasse aucun mal. Qu'il soit conduit hors du château. Lui et ses gens, avec honneur. Les rires s'épaississent. Le maître ensuite pourra gagner telle retraite qu'il lui plaira. Tête-Noire a fait taire ses hommes. "Qu'il en soit fait ainsi qu'il est demandé ; à présent guide-nous, car c'est sur-le-champ que doivent s'accomplir les bonnes résolutons".

    Les buffleteries s'agitèrent dans la pénombre.

     

    X

     

    Bien qu'on n'ait trouvé aucune trace de sépulture dabs ka chapelle même, "des sondages menés dans la petite chapelle latérale sous le niveau du XV e s. accusent d'importants bouleversements". (H.P. Eydoux).

    En effet, Geoffroy Tête-Noire avait imaginé reposer dans la chapelle du château.

     

     

     

     

  • Les Quêteurs de beauté

    COLLIGNON

    LES QUÊTEURS DE BEAUTÉ

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 3

     

    ARENKA 6

     

    LE TEST 21

     

    VENTADOUR 31

     

     

    LE CHEMIN DES PARFAITS 7 P.

     

     

    LE BUCHER D ELISSA 12 P.

     

     

    LES QUETEURS DE BEAUTE 13 P.

     

     

    LE VIOL D'UN JEUNE HOMME ESPAGNOL 4 P

     

     

    MACCHABEE 17 P.

     

     

    LÉGITIME DÉFENSE

     

     

     

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 3

     

     

     

     

    "Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne me surprend pas. Ainsi -

    penchez-vous un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un jeune homme

    espagnol.

    - N'avez-vous pas appelé la police ?

    - Que pouvions-nous faire ? "

     

    ...Tanger en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de ronds-points,

    baptisés et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le rattachement

    de la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer et Tolstoi,

    au centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par un trou du mur d'enceinte.

    Dès l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons de verre.

     

    - Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre. Ou en face, je ne sais

    plus.

     

    Le jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec trois

    camarades. La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire est différente. Deux

    autres, puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les lampes brillent. Les

    plaisanteries tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on tourne ses

    bons mots en dérision.

    C'est un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a de grands yeux

    et les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs, l'entraînent par la brèche

    avec des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.

     

    "...et il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "

    On lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire en avant, il lance des

    ruades dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé ses jambes,

    il a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont d'indignes sanglots, des

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 4

     

     

     

     

    supplications - les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.

     

    "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " - le pauvre jésus ! comme il était mignon ! " ¡ Madre ! ¡ Madre ! La mère ne vient pas. Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent les présé‚ances :

    à qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent l'étroitesse, d'autres le confortable,

    le jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce n'est plus drôle.

    Il n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une seule immense

    sensation confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à qui jamais plus il ne se

    confiera surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent encore à

    l'instant ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante coulée dans son

    corps.

     

    "Vous avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur cinq étages, sans

    intervenir ? À vous rincer l'œil ?

    "Viens voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant

    "Mais qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta police ? Tu

    t'imagine qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"

     

    "...Chaque seconde durait des siècles... »

     

    "...On voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent tous, va ! Tu penses

    bien qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.

     

    ...Je jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...

    "...On serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne s'était pas fait

    enculer! "

     

     

     

    L E V I O L D ' U N J E U N E H O M M E E S P A G N O L 5

     

     

     

     

    Ils me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre, s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois que les Chardit nous invitent (...)

     

    ...Pedro Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus loin possible, avec

    tout un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée - bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles étaient femmes...

     

    ARÈNKA 6

     

     

     

     

    Pour les enfants qui lisent,

     

    espèce en voie de disparition...

     

    ARÈNKA 7

     

     

     

     

    Pourquoi chercher dans les rénèbres ?

    Je suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,

    Resplendissant chercheur drapé d'obscur,

    Alambic cérébral des céréales d'or.

    Pour moi, prends ce balai de caisse claire

    Et conduis-le au sein du tambour,

    Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.

    Un rien suffit à Dieu : tout s'effondre,

    Et le seul fait d'être regardé (...)

     

     

     

     

     

     

    ARÈNKA 8

     

     

     

     

    Il était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des voitures.

    Il n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres : on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.

    Pourtant, la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas au-dessous des nuages.

    Comme il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes sortes de merdicaments.

    Bien sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de très vilaines taches en surface.

    Ils eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des pyramides et l'Océan.

    Ils avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause

     

     

     

    ARÈNKA 9

     

     

     

     

    du tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.

    Ils fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.

    L'homme ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou "maîtresse".

    Tous les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la mouvoir.

    C'était comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu, chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui savaient même se réparer toutes seules.

    Elles savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ; à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à ARÈNKA 10

     

     

     

     

    purifier l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans, personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste, mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite, pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.

    Tellement ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide, qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes, pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire, commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef, je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.

    - Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.

    - Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.

    - Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.

    - Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant les bras.

    - Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un deuxième conseiller.

    - Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir. Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.

    - Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une fusée.

    - Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux quatre coins de la galaxie.

    - Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !

    ARÈNKA 11

     

     

     

     

    Fézir foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire mûrir les fruits artificiels.

    Vous voyez, tout était très bien organisé.

    Les marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.

    Sur chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient emporté.

    Il y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui pesait toujours, et même de plus en plus.

    Le chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour, Zirfé dit à Fézir :

    "Avez-vous remarqué cet enfant ?

    - Ce quoi ? dit Fézir.

    ARÈNKA 12

     

     

     

     

    - Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...

    Zirfé avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.

    Fézir appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.

    "Je suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.

    - C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete. Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se prépare...

    - Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...

    - C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.

    Zirfé obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps, le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda, Gonzalès et Varaké.

    "Ces marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes, mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.

    "Envoyons donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous, général Albotchi !

    Le général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon réglementaire.

    Le départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas rompu.

    Les soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni armures, mais une espèce de couverture électrique invisible, appelée "champ magnétique". Par une opération de leur volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ARÈNKA 13

     

     

     

     

    ou bien se mettaient à leur obéir. On voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.

    Arènka, au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.

    Quand les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre chez eux.

    Les habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats, les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de feuilles de platine, plus précieux que l'or.

    Les gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute façon, tout les amusait.

    C'est ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :

    "Les enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?

    - Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une aure planète.

    - Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir, et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.

    ARÈNKA 14

     

     

     

     

    - C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.

    Le fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ; pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou bien "cra-cra-crac".

    Bref, un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur prendre leurs secrets de vie.

    - Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout ce qui était "chef" ou "en chef". Les expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes : les plus proches étaient les plus drôles !

    "Après tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires nous aussi'.

    Cette phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un malpropre.

    L'ont partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux se déplaçant très vite dans leur ciel.

    Bien entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des ARÈNKA 15

     

     

     

     

    habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.

    Les Arèenkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de loins étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se peignaient en vert totu le côté gauche, "afin" disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour écrire.

    Les Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans, fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre. On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes, lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.

    Ces deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef, car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle pensa vite à autre chose.

    Il fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges ! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres. D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de théories nouvelles.

    Tout cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les morts et leur faisaient des prières, ou ARÈNKA 16

     

     

     

     

    les Italophobes, qui ne croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :

    "Nous avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au chômage.

    Le fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien, et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient parfaitement heureux.

    "C'est parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait. Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.

    "Il nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle, une sorte de super-religion.

    - On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.

    Fézir le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.

    Le chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles qu'on connaîtrait.

    Bien entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient des vaisseaux sans gains.

    ...Mais à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait complètement idiote.

    "Ils n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un trou de balle !"

    ARÈNKA 17

     

     

     

     

    - Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents, et les privaient de dessert.

    - Mais si ! Messie ! répondaient-ils.

    - N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !

    On avait laissé trois prêtres par pyramide.

    À quoi les enfants moins bornés répliquaient :

    "C'est un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !

    - Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !

    Sic factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait". Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel, et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait, mais sans consommer de kérosène.

    Les prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.

    Sur l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux frais de l'État. Quand enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à trois dieux, etc.

    "Nom de Dieu ! s'écria le chef. Qu'on me balance tous ces prêtres en prison. Ils sont encore plus incapables que les professeurs ! ceux-là, grommela Fézir, ce n'est même pas la peine de les envoyer en expédition. Envoyons le Grand-Prêtre-En-Personne !

    - Moi je veux bien, dit Zirfé, qui décidément se prenait de plus en plus pour le Premier Ministre ; mais si on enlève le Grand-Prêtre-En-Personne, il ne pourra plus émettre les ondes antigravitationnelles a-x 24 wc² 44 bis et demi, et les pyramides se casseront la...

    - Et alors ! beugla le Chef en tapant du poing sur sa table transparente (mais il la croyait plus haute, si bien que son poing descendit plus bas, et qu'il se contusionna une couille) – comment faisait-on au début ? On va ramer ! Ressortez les vieux avirons du LXXXIIIe siècle !

    ARÈNKA 18

     

     

     

     

    - Le courroux vous égare, ô Votre Cheftainerie.

    - Possible, mais ça m'occupe.

    - Nous pouvons utiliser les échasses flottantes du LXXXVIe siècle, ce sera tout de même plus moderne, et nous n'aurons plus besoin de ramer.

    - Raison tu as, dit Fézir. Et convoque-moi le Grand-Prêtre-En-Personne.

    Le Grand-Prêtre etc. fit son entrée en titubant. Ce n'était pas un mauvais homme, simplement la religion lui était un peu montée à la tête : il se grattait toujours le nez en commençant par la gauche. Quand il apprit sa mission, il sauta de joie, et la pyramide fit une $

    embardée :

    "Je vais partir en voyage ! Je vais partir en voyage !

    Fézir et Zirfé se regardèrent en haussant les sourcils. Mais le Grand-Prêtre reprit une allure sérieuse.Il écouta le détail de sa mission avec une grande concentration.

    - Ce sera facile, dit-il. Jai le pouvoir de me transporter en plusieurs endroits à la fois."

    Il fit mieux : il rencontra personnellement les dieux de chaque religion connue, s'assit à leur table et discuta avec eux, pour connaître leurs intentions sur le monde. Il s'éleva jusqu'aux profondeurs insoupçonnées du ciel. Il se tint même au point d'où l'on aperçoit l'univers tout entier, comme une lointaine spirale.

    En même temps, il continuait à diriger, sur Arènka, toute la vie religieuse, et devenait de loin presque aussi important que le Chef en Chef. Et pendant ce temps les enfants se battaient dans la rue, pour rire. Ils écoutaient la télévision en direct de Dieu-le-Père. Ils étaient heureux comme des séchoirs à cheveux. Pourquoi les séchoirs à cheveux ne seraient-ils pas heureux ?

    Un jour le Grand-Prêtre etc. se dégonfla et reprit dimensions humaines. Il se grattait le nez, à présent, des deux côtés à la foi(s), avec et sans "s". À toutes les questions sur son voyage spirituel, il ne répondait que par un haussement d'épaules très fatigué, très majestueux. Le Chef en Chef conlut que le Grand-Prêtre connaissait un secret tellement grave que ce devait être là, précisément, le vrai Secret.

    On cessa de l'interroger. On organisa des sessions de méditation collective : chacun sur Arènka se concentrait à la même heure , le mieux possible. Le résultat fut que des pyramides se heurtèrent, d'où un grand nombre de blessés.

    ARÈNKA 19

     

     

     

     

    ...Fézir et Zirfé, longtemps plus tard, se promenaient ensemble, les mains dans le dos, tête basse.

    "Qu'allons-nous faire ? se disaient-ils. Pourtant nous sommes riches, et, mieux encore, nous savons tout.

    À ce moment ils passaient près d'un enfant, dont on ne pouvait savoir si c'était un garçon ou une fille. L'enfant traçait dans le sale un cercle avec un bâton, puis un carré autour du cercle, puis un triangle autour du carré, puis un ovale autour du triangle qui était autour du carré qui était aurout du cercle (c'était un très gros tas de sable).

    Les deux adultes reçuren un choc électrique dans le cerveau.

    "Où as-tu appris ces signes ? demanda le chef.

    - À votre école.

    - Je veux dire, cette façon de les imbriquer l'un dans l'autre ?

    - J'ai trouvé tout seul. Beaucoup d'autres enfants l'ont trouvée aussi, et nous jouons ensemble à celui qui aura trouvé le plus grand nombre de dessins possible.

    - Regardez, Chef" disait Zirfé, le bouffon : "le triangle de Dieu, les points cardinaux, le cercle du Serpent qui se mord la queue..."

    Ils se turent. Au lieu d'admirer, ils devinrent jaloux, et le chef regretta que les prisons fussent abolies sur Arènka : il y aurait fait jeter l'enfant, garçon ou fille, pour insolence. Mais celui-ci ou celle-ci continuait à tracer des signes dans le sable artificiel : cela formait à présent comme un labyrinthe, et malgré soi l'on était forcé à le suivre des yeux.

    On ne pensait plus à rien, mais on se sentait merveilleusement calme et intelligent.

    "Nous connaissons cela, dit Fézir. Ces dessins s'appellent des mandalas. Nous les utilisons pour méditer : il faut suivre un par un tous les détours du labyrinthe avec les yeux. Quand on arrive au centre du mandala, l'esprit du Dieu descend en vous. Cet enfant n'a rien inventé.

    Cependant le fou du chef avait réussi à parcourir des yeux le mandala à toute vitesse. Il se sentit très fort et très intelligent. Il pensa qu'il ferait lui-même un excellent Chef en Chef. Il foutit son poing sur la gueule de celui qui se trouvait précisément à côté de lui, et après quelques manifestations de tunnels (il n'y a pas de rues sur Arènka) devint chef lui aussi.

    L'enfant devint son premier ministre, ce qui fit beaucoup rire. Les lois qu'ils faisaient tous les deux n'étaient pas si mauvaises. Ainsi, les horaires d'école ne furent plus obligatoires, mais comme ARÈNKA 20

     

     

     

     

    les élèves avaient davantage envie de travailler, ils apprirent davantage. On fit en sorte que tout pût fonctionner sans chef ni sous-chef.

    Tout le monde était heureux, grâce aux enfants, qui avaient le droit de faire ce qu'ils voulaient, et qui pourtant ne commettaient pas trop de bêtises, puisque ce n'était pas interdit. Et puis un jour on s'aperçut que tout le monde, hommes et femmes, commençaient d'avoir les cheveux bouclés ; puis ils se voûtaient ; puis ils prenaient une voix de mouton !

    Bientôt ils ne savaient plus dire que "bêêê" et marchaient à quatre pattes, ce qui n'est pas commode pour tenir un cornet de glace. Mais les nouveaux moutons n'aimaoent pas l'herbe artificielle. Les enfants qui n'avaient pas été transformés en moutons heureux s'aperçurent que quelque chose s'était déréglé.

    "Bon, dit l'enfant, plus personne ne s'ennuie, mais tout le monde est devenu bête. Inventons autre chose". Il réfléchit beaucoup avec l'ancien fou du Chef, et ils imaginèrent de remettre en route les pyramides, l'une derrière l'autre, pour quitter la planète et son grand océan de mercure, et visiter toutes les autres, qui avaient déjà reçu les marchands, les militaires, les ethnologues et même le Grand-Prêtre, avec des majuscules, à présent Grand-Bélier au Parc 33.

    Décidement, les Arenkadis les avaient bien fait rire, tous ces habitants d'ailleurs.

    Le voyage durerait très longtemps, puisqu'on connaissait déjà trois cent quarante-six planètes et qu'on en avait découvert cinq cent soixante-huit autres, soit 914 en tout ! Que de fêtes, que de réceptions, que de soirées théâtrales en perspective !

    La planète de mercure, Arènka, resta toute seule. C'est là qu'on va maintenant s'approvisionner pour les thermomètres médicaux du monde entier, et les fusées pour Arèenka ont une forme de thermomètre pour mieux glisser entre les planètes. Les enfants et les adultes d'Arènka visitent tout le monde.

    Quand ils ont fini, ils recommencent leur tour. Il n'y a plus de moutons. On les a mangés. Quand les pyramides volantes descendent l'une après l'autre, on dirait une écharpe qui se pose doucement sur le sol. On mange ce qu'il y a sur l'autre planète, on donne en échange tout ce qu'on a rapporté des longs voyages d'esploration.

    Regardez bien dans le ciel : on dit que les habitants d'Arènka viendront bientôt sur la terre.

    17-6 / 10-8 2031

    LE TEST 21

     

     

     

     

     

    Le rideau est levé.

    Il règne la tension d'une assistance profondément avertie.

    Le spectateur n'est-il pas cet homme assis sur scène à son bureau de fer ? dans un carré de lumière. Il a cinquante ans, le front austère et rogue.

    Les placeuses introduisent le dernier acteur. Des égards lui sont témoignés, puis elles remontent, de part et d'autre, vers les portes dont elles font soudain claquer les verrous. La lumière s'éteint dans la salle.

    L'homme sur scène a baissé les yeux, tiré puis repoussé le grand tiroir central, prend un dossier. Face à lui l'accessoiriste dispose un fauteuil gris, avachi sur ses tubes.

    Sort l'accessoiriste.

    Entre côté cour un secrétaire apportant par le dos une chaise à pieds clairs, pinçant lui-même des lèvres trois feuillets, écartant à bout debras son stylo ouvert : son nom parcourt la salle. Il est très grand, voûté, coiffé court et le front bas. Ses lèvres sont serrées sous les moustaches. Il a un rictus.

    Il ne porte pas de cravate. Mais un chandail gris fer, douteux.

    Il s'est assis près d'un haut fichier à glissière, a posé sa liasse sur les genoux, remplit un imprimé à petits coups.

     

    X

    X X

     

    Le président sort un cigare du gros tiroir latéral, puis se tourne vers les coulisses.

    Bredouillis provenu des coulisses :

    "Vous attendiez ? Qu'est-ce que vous attendiez ? Qui vous a dit d'attendre ?

    Le président range son cigare. Le tiroir se referme avec un bruit mou. Le bredouillis se fait chaotique.

    " Pas du tout Monsieur, pas du tout ! "FRAPPEZ, PUIS ENTREZ". C'est écrit sur l'écriteau.

    Bruit de battant côté cour. Un homme entre de dos, titubant, les genoux lâches. Le public

    LE TEST 22

     

     

     

     

    rit à contreremps. L'inconnu se tourne, les rires cessent. "Nous allons voir" soupire une riche femme. Les murmures s'éteignent. L'homme s'assoit de trois-quart arrière. On le voit mal. Le fauteuil étant éloigné du bureau, il s'appuie des coudes sur les cuisses.

    "Mettez-vous à l 'aise. Un verre d'eau ?

    - Non merci.

    - Nous connaissons votre dossier. Nous vous épargnons "identité, âge, profession"...

    Le fonctionnaire balaie le bureau de ses mains ouvertes, tripote un tampon.

    "Supposons que vous ayez là – il désigne un écran – une forêt".

    Apparition à l'écran d'arbres secs, parallèles, charbonneux.

    "Forêt", répète le secrétaire. Sa voix est nasillarde.

    L'individu s'exclame imprudemment que ce n'est pas là une forêt, mais plutôt des rangs d'oignons, un plant de tulipe... "Un dessin d'enfant !"

    Le président sourit, dédaigneux. "Une forêt, ça respire, ça prolifère..."

    Sur l'écran, tout se passe comme il a dit : une explosion d'émeraude imprégné de soleil, zébré de rameaux torses, jusqu'aux bords de l'écran.

    - Et avant la forêt ?

    L'homme se tasse :

    "J'avance. Un champ labouré monte vers l'horizon. Je marche dans la terre. Au bout, c'est la forêt. J'entends déjà son grondement. Je me hâte.

    " C'est une palissade de troncs blancs serrés...

    - "Blancs" ?

    Le greffier lève la tête :

    - Pourquoi ?

    Il replonge dans son dossier.

    - Poursuivez, dit le Président.

    - "...comme des incisives. Je crois pouvoir franchir – à ce moment, des buissons me barrent l'accès – de hautes ronces, en barricade d'un tronc à l'autre."

    Un spectateur se lève. Il tient son registre au creux du bras :

    "Je voudrais savoir si Monsieur possède une vue d'ensemble de cette forêt. S'il ne peut pas

    LE TEST 23

     

     

     

     

    voir, de très haut...

    - Rien dit l'homme, je suis au ras du sol.

    - A-t-elle des limites ? demande le président.

    - Ma forêt ne finit pas. Je ne conçois pas, je n'imagine pas ses limites. La Forêt m'est donnée.

    " J'entre."

    Le président s'impatiente.

    - C'est très touffu. Les ttoncs se battent dans le vent./

    - Tout à fait normal. La forêt est un lieu sombre; illimité. C'est ainsi qu'elle nous apparaissait.

    Ou bien, dit l'homme, je me redresse le buste d'un seul coup, je me jette les bras tendus, j'ai peur des ronces, qui me griffent, je coupe des lianes, du bois mort coupe mes pieds. J'écarte les coudes, j'étreins les épines.

    L'écran le montre qui perd l'équilibre, reçoit des balafres, un animal passe au premier plan, le public rit.

    Le greffier tend un verre d'eau, l'homme boit puis se renverse sur son fauteuil. Il se cramponne. Reprend une gorgée puis rend le verre. "Entrer en forêt" dit-il. "Entrer en religion".

    Le président ne répond pas, se tient près de lui, lui prend le pouls. Le patient ajoute :

    "J'ai fanchi le talus. J'entends la forêt qui se referme. Je vais mieux.

    Le juge passe dans son dos, pose le verre, se rassoit.

    - Je débouche dans un sous-bois. Les arbres sont mal disposés. Des fourrés vont encore à hauteur d'homme d'un tronc à l'autre. Des viornes bombent leurs hernies au niveau du cou.

    "J'entends des guêpes.

    "Je vois des troncs couchés pourris, des fondrières, des champignons glissants. Le regard bute sur les fûts, se perd dans les profondeurs.

    L'homme prend une inspiration :

    "J'ai trouvé ce que je vais faire.

    - Vous auriez pu... - le président ouvre les bas – découvrir une plantation, bien alignée...

    - Non, non...

    - ...entre des sapins rouges, sur un tapis d'aiguilles... (inscription sur l'écran de ce paysage, le public flaire).

    LE TEST 24

     

     

     

    - Non.

    Le président tourne entre ses doigts une règle d'ébène aux arêtes de cuivre.

    - Il y a beaucoup de feuilles, dit l'homme.

    Il est soulagé d'un grand poids. L'écran se couvrant de feuilles naïves avec un oiseau, chantant sur une tige, la salle éclate de rire.

    Temps mort.

    Le président hausse les épaules :

    - Vous débouchez sur un chemin.

    - Je ne savais pas qu'il existait un chemin." L'homme croise les jambes et se met à fumer :

    - Juste un sentier à suivre... (il le trace en l'aur du bout de sa cigarette).

    - Conformiste, dit l'assistant.

    L'homme se retourne :

    - On ne vous entendait plus, le sous-fifre.

    - Seu Ilhães ! tonne le Président. De la tenue !

    L'assesseurincline la tête.

    - J'ai inventé ce sentier, dit l'homme.

    - Taisez-vous. Le clope.

    Il l'abat d'un revers de main.

    - Sur ce sentier, bien visible" – inscription sur l'écran – "une clé."

    - Une clé ?

    - C'est bien encombran, Seu Ilháes. Ni petite, ni rouillée – non ! Énorme. Étincelante.

    - J'hésite.

    Au premier rang la riche femme s'indigne.

    - Vous n'avez pas d'idée, fait le président ? Craignez-vous une décharge électrique ?

    - Précisément, dit l'homme.

    Il prend la clé, la met dans sa poche.

    - Et puis ?

    Le juge est apoplectique.

    - Et puis c'est tout.

    - Vous savez c'que c'est, qu'une porte ? crie le président. L'homme ne réagit pas aux cris.

    LE TEST 25

     

     

     

     

    Le président contourne son bureau, marche sur Ilhães d'un pas pesant. Il hurle :

    "Quelqu'un a perdu une clé !

    Ilhães allume posément sa seconde cigarette, l'ôte de sa bouche (petit bruit sec du papier) :

    - Je n'en ai rien à foutre", articule-t-il.

    - Vous la fourrez – comme ça – dans votre poche ?

    - Avec mon mouchoir par-dessus.

    - Sale facho, hurle l'assistance, sale facho !

    Le secrétaire lui a sauté dessus et le claque. Le président l'arrête d'un geste.Tous deux vont se rassoir en se tournant le dos. Ils tournent égalementle dos à Ilhães qui s'est dressé :

    - Je n'accepterai pas...

    - ...vous prenez tout, coupe sourdement le juge, amour, argent – "mais vous aimer, moi, vous accorder un sourire, un merci ?" - pour les plaintes" – il désigne son bureau – "c'est ici".

    La salle s'égaya.

    Le secrétaire a les pieds alignés sur son barreau de chaise. Le patient se rassoit les yeux bas mais luisants.

    La voix du juge, imbibée de douceur :

    "Nous ne sommes pas là pour vous persécuter, Senhor Ilhães. Il est indispensable pour votre bien-être – vous le savez – que nous nous prêtions à l'expérience" – il se désigne modestement - "jusqu'au bout".

    Il ajoute même que si le patient n'en doit pas retirer un plaisir extrême, une maison, une habitation apparaît au milieu de cette forêt :

    "Comment la voyez-vous ?"

    L'homme ne réagit pas.

    "Avez-vous peur ?

    - Pas du tout. Simplement, le toit est effondré. C'est une hutte, une espèce d'abri. C'est un tas de bois humide.

    - Humide ?

    - Il s'est mis à pleuvoir.

    - ..."à pleuvoir" dit le secrétaire (sur l'écran : une hutte effondrée, le sol détrempé ; des moussent qui

    LE TEST 26

     

     

     

     

    suintent, des rondins : entrée basse et triangulalire, dont on voir le reflet dans une flaque. Travelling arrière :un sentier, un creux regorgeant d'eau).

    - ...elle a dû s'effondrer sur ses occupants, dit le juge – un bras coincé paraît à l'écran, s'efface – une main crochue – pauvres parents, dit le juge, infirmes, perdus...

    - Il n'y a personne, coupe l'homme.

    - Mais s'il y avait quelqu'un, coupe le juge.

    - Ce seraient deux vieux sur un banc, courbés sur leurs cannes...

    - Conventionnel, coupe le secrétaire.

    - Ils seraient morts.

    - Et vous n'allez pas saluer vos parents dit le juge ?

    - Ce ne sont pas mes parents, ce sont des vieux.

    Grondements du public.

    - J'espère qu'ils ne m'ont pas vus.

    Protestations, confusion.

    - J'ai horreur de rencontrer des gens dans MA forêt.

    Clameurs congestionnées du juge. Il bat du bras sur le bureau.

    - ...c'est un cimétière, que j'aimerais trouver dans votre forêt. Mais vous n'en avez pas prévu." La vois de l'homme a baissé. Il laisse pendre les bras, soudain vague. Le président s'est adossé, la main sur les yeux. Or, le secrétaire leva sur son maître les yeux d'un chien. Le juge aussitôt claqua des doigts vers la coulisse, côté cour.

    Une femme apparut.

    Le secrétaire tend ses notes à cette femme, son stylo, le carton d'appui, revient fermement vers le prévenu, le saisit aux cheveux, le tourne assis face au public. Un faisceau dur tombe d'en haut. Jorge Ilhães a le visage hâlé, des cils très drus, ses bras pendent toujours.

    - "Le lac", dit le juge Fries.

    La secrétaire s'agite sur son siège, dit que c'est impossible.

    - Qu'est-ce qui est impossible, Mademoiselle ?

    - Je ne peux pas me représenter ce lac... du bleu, du bleu, mon Dieu, je ne peux pas !

    - Vous n'êtes pas interrogée. Notez, sans plus.

    LE TEST 27

     

     

     

     

    - Mon stylone marche plus.

    - Taisez-vous, dit le juge. Le secrétaire lâche les cheveux, repousse violemment la tête du condamné, disparaît en coulisse côté cour. (Sur l'écran, le lac fixe, "californian blue". Tout l'écran est envahi). Le président demande :

    - Décris le lac.

    Voix brumeuse de Jorge. Paysage précisé à mesure : une étendue grise à présent, des rivages mangés de roseaux. Des branches qui trempent.

    Sur la rive opposée, à l'écran, passent de grands sauriens.

    La secrétaire souffle sur la pointe de son stylo, rougit, écrit précipitamment.

    "Le soir tombe", dit Jorge.

    Il ajoute : "J'ai froid". La salle retient son souffle. Fries relance le condamné :

    - Que faites-vous ? ...peut-être faut-il vous pousser ? ...auriez-vous peur, faites-vous le tour, demi-tour, prenez-vous des photos ?

    "Pissez, agissez, agissez donc !

    Le public :

    - Plonge ! Plonge !

    Ilhães, trempé de sueur, exorbité, avale sa pomme d'Adam, fixe la jupe de la secrétaire ;le juge suit le regard de Jorge, éclate :

    "Mademoiselle, cessez de vous branler !

    - Mais je ne me branle pas !

    - Et vous, là, qu'est-ce que vous en faites finalement de ce lac ?" (Sur l'écran, partant de l'accusé vers la rive, descend une faible pente semée de galets sales) (Plonge ! Plonge !)

    - Moi je nage, dit le juge soudainement calmé, sereinement renversé sur son fauteuil.

    - Oui, dit l'homme timidement.

    - Oui quoi ?

    - Je fais des ricochets.

    Le public éclate de rire ( - Vos gueules !)

    - ...j'enlève mes chaussures, je me trempe le bout des pieds, je fais passer l'eau et les cailloux entre mes orteils – j'ai retroussé mon pantalon...

    LE TEST 28

     

     

     

     

    - C'est tout ?

    - Il y a trop de boue."

    Fries se tourne brusquement vers la secrétaire et joint le geste à la parole :

    "Regarde. Pas de culotte (Écarte les cuisses) – qu'est-ce que tu fous, Ilhães ? ...Moi, moi ! Qui suis un individu normal, je prends ma gaule – et je pêche !"

    Il frappe du plat de la main les cuisses de la femme.

    "Ça ne t'excite pas ? Ça ne bande pas, là-dessous ?

    Le Portugais, dans un effort démesuré :

    - Plus je bande, plus j'ai peur."

    Le bras de Fries retombe d'un coup. Il se voûte, ses traits s'abattent, il s'affale sur son siège, la secrétaire rabat sa jupe (je me trempe les doigts de pied dit-elle, je joue dans les cailloux) la lumière baisse, le juge se passe encore la main sur les yeux :

    "Reviens, Nicolas ; je n'en peux plus.

    Un autre juge fait son entrée. C'est Nicolas. Il est plus frais, plus âgé que son collègue. Il est accompagné du Secrétaire Précédent, lavé, rasé. Fries disparaît en coulisse, côté cour. Le vieux juge rajuste sa cravate, sourit :

    "Voulez-vous une poire ?

    - Non merci, répond l'homme.

    Fries refuse également.

    Le secrétaire prend la poire.

    "Voyez devant vous (dit Nicolas) un Lion. Un vrai lion, bien en chair, gras, doré.

    Il tient ses mains jointes, doigts entrelacés, sur le bureau : "...que faites-vous ?"

    Ilhães s'est à présent détendu. Son inquiétude n'est plus que la grande attention d'une partie d'échecs ou de bridge :

    "Cela dépend.

    - Oui ?

    - Est-ce que le Lion m'a vu ?

    - ... plait-il ?

    - S'il m'a vu, s'il ne m'a pas vu, c'est très différent... "

    LE TEST 29

     

     

     

     

    Le second juge désigne un document sur le bureau : "Ce n'est pas précisé, Senhor Ilhães. Le formulaire ne le mentionne pas – que feriez-vous, Mademoiselle... - Hyacinthe, monsieur le juge.

    - ... ? - Je lui planterais un bâton enflammé dans la gueule, je le (belliqueuse, buste haut) – le public applaudit en riant -

    - ...et vous ?

    -...à supposer qu'il ne m'ait pas vu...

    - Sinon ?

    - ...y a-t-il un arbre – je vous demande cela voyez-vous parce qu'il se trouvera toujours un trouillard – ton méprisant – pour revenir sur ses pas...

    - ...se jeter dans le lac, ricane Fries – revenu s'assoir côté cour.

    Sur l'écran le lion remue faiblement la queue. Il est tout colorié d'un jaune paille uni.

    - Je mrche tout doucement, tout doucement" – à l'écran un pantin décati s'éloigne en levant haut les genoux et les coudes (rires)- "et je fais un grand, grand détour pour l'éviter, à tout prix, sans faire le moindre bruit.

    - Fuite des responsabilités, diagnostique aussitôt Fries.

    - Quel âge avez-vous ? dit le Second Juge.

    - Trente-six ans, répond l'homme.

    - Une honte, assène Fries.

    Le Second Juge pivote vers lui, qui récite :

    - "Un homme de 36 ans qui n'est pas parvenu à son but ne l'atteindra jamais. Trente-six ans est l'âge de la créativité maximale".

    Nicolas pousse un profond soupir.

    Il atteint au sommet d'une pile un imprimé qu'il pose devant lui et parafe énergiquement ; le juge tend la feuille à la femme, qui se retire.

    La scène a repris la couleur jaune. Fries reste debout, derrière la chaise vide. Ilhães est de trois quarts. Chacun dans son silence et son jaune sale.

    Le juge se dirige vers l'écran, une règle à la main :

    - Soient une droite x

    une droite y, parallèles.

    LE TEST 30

     

     

     

     

    - Soient deux perpendiculaires

    grand A &

    grand B.

    Nous dirons qu'aucun entier pris dans l'ensemble / E / ne peut se déterminer hors du quadrilatère ainsi formé – bref, c'est un mur. Rigoureusement infranchissable. Même par-dessous.

    - Nous sommes donc sortis de la forêt.

    - Exact. Pour la dernière fois, accusé, que faites-vous ?

    - Rien.

    - Réfléchissez.

    - Vous me dites : "rigoureusement infranchissable".

    - Illimité dans les deux sens, précise Fries.

    - Je ne peux donc rien y faire.

    - Vous n'essayez pas de le franchir ?

    - ???

    - ...N'avez-vous pas au moins envie de savoir ce qui se trouve derrière ?

    - ...je peux m'approcher du mur, l'examiner : les insectes, les fourmis du mur ; les brins d'herbe ; compter les écailles de la pierre, gratter de l'ongle, regarder le grain de la pierre avec une loupe... le monde entier se voit sur la paroi du mur – c'est la din du voyage, n'est-ce pas ?

    Les deux autres demeurent silencieux.

    - Vous auriez pu me prévenir... murmure-t-il.

    Le juge et l'assesseur se regardent avec une stupéfaction hagarde :

    - ...d'habitude... d'habitude, tout le monde veut franchir...

    - Percer un trou...

    - Un tunnel...

    - "Infranchissable", vous avez dit "Infranchissable".

    - Vous pourriez pisser dessus, ricane Fries.

    - Elle est vieille, celle-là, dit le juge.

    - Il y en a même qui rebroussent chemin.

    - ...À moins que vous craigniez de retrouver le lion ?

    LE TEST 31

     

     

     

    Le président se lève et se place devant le bureau, à côté de Fries.

    On entend distinctement un cliquetis en coulisse côté cour.

    - Il n'y a rien après ce mur ? N'est-ce pas ? C'est terminé ?

    Les deux hommes se dérobent.

    Le cliquetis devient un rytjme. Un peloton d'exécution fait son entrée.

     

    - Arme... au pied !

    - Les autres veulent tricher murmure Ilhães. Pas moi.

    Le mur du fond s'enlève, découvrant la perspective d'une infinie muraille blanche qui se perd en oblique, tandis que bureau, fichier, tirés par d'invisibles câbles, rentrent dans leurs coulisses respectives. Applaudissements.

    "Tournez-vous.

    Ilhães se tourne :

    - Je vois la pierre. Le labyrinthe de la pierre : tout un réseau d'allées, d'anfractuosités...

    Les soldats se placent en ligne.

    - Que voyez-vous encore ?

    - Je vois le sable; une fissure ; un joint qui s'étale ; un brin de pariétaire.

    - Et des fourmis ? Voyez-vous des fourmis ?

    - Je les vois. Les unes montent, les autres descendent ; elles s'effleurent des antennes, puis reprennent leur chemin.

    - Comptez-les !

    - Une... une autre... trois, quatre... cinq... six...

    - Feu !

    Jorge Ilhães s'effondre.

    Le public s'apprête à sortir, bruissant de satisfaction : "un excellent spectacle en vérité". Chacun se retourne pour prendre son manteau, son châle, mais la lumière ne revient pas. Les ouvreuses restent au pied des portes verrouillées. Le fichier, le bureaun reprennent leur place, par une ingénieuse application de la technique.

    Au milieu du plateau le juge fixe le public :

    - Suivant !

     

     

     

    V E N T A D O U R

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    au regretté Hernri-Paul

    EYDOUX

    auteur des

    "Châteaux Fantastiques "

     

     

     

     

     

    Blanche, sur la muraille, tendant son cou de reine, chevelure en encensoir, est le Seigneur de Ventadour. Moi, Noble Sire de Ventadour, octogénaire et fortuné – je te défie, méprisable Cœur de Lion – deux enfants surgissant des fourrés, criant Montjoie ! dont l'assaut s'est brisé

    Premier Enfant Cache-toi Richard ! Je ferai le traître pour toi.

    Il rejoint Blanche sur le mur

    Manant dit-elle, je t'engage. Or balaie cette chambre".

     

    Èbles de Ventadour est un vieillard austère. De son cou pendent les fanons. Sa bouche est

    VENTADOUR 32

     

     

     

    tordue d'un coup qu'il a reçu. Il paye mal, et peu. Il ne veut pas mourir, son valet vieillit dans l'indigence. Une nuit donc, ayant versé dans le vin fort une male décoction, le serviteur saute de son lit de sangles, car le seigneur le fait dormir auprès de lui ; Philippe tend l'oreille, au-dehors la pluie bat la campagne, les braises chuintent sous les gouttes, le vieux vicomte dort.

    S'habiller dans le noir et lever le loquet : c'est un instant. Le portail d'écurie grince etla pluie redouble. Il chausse son cheval d'épaisse étoupe. Allons visiter Geoffroy-Tête-Noire. Ne chauvit pas des oreilles. Le mercenaire est un brave homme autant que nous deux, prends garde aux pavés de la cour.

    Il mène la monture par la bride.

    Èbles se fie bien trop, par ces temps où les bandes écument le pays, Francs ou Anglais, il n'a aujourd'hui que six gens d'arme, l'un à l'entrée, l'autre à la souricière : "c'est un long couloir (...) en chicane, accessible aux piétons, pas même à des bêtes de charge", Eydoux scripsit "Des châteaux fantastiques". "Je vais" dit le serviteur au garde qui dégouline sous son bassinet "tendre des pièges

    - Par ce temps ! dit l'homme d'arme. Vraiment le comte mène bien son monde !

    Philippe dit que oui.

    Il est sorti serrant sous sa pelisse la clef entre les côtes. Lapente est rude à la descente et le torrent grossit. Geoffroy Tête-Noire loge sur l'autre rive.

    - Noble fils de pute - où cours-tu sur ta rosse ?

    - Voir Geoffroy Tête-Noire.

    - Saint Geoffroy vérole la noblesse ! Qui t'envoie ?" Son visage levé grimace sous l'averse.

    Philippe entrouvre son manteau : "La clef..."

    L'autre : "Descends".

    Il lz fouillz : point d'armes.

    Qui dit clef dit porte. âtea

    La troupe à Geoffroy bivouaquerait bien mieux ici que sous les roches ; courants d'air et cendre dans les plats. Philippe suit l'homme, "D'où viens-tu ? - ...de Ventadour. Je ne parlerai qu'à Geoffroy" la pluie roule. "Qu'as-tu besoin du Tête-Noire ?" (plus bas) dis-moi où va la clef puis va-t'en Philippe ne répond pas. Tu veux être des nôtres ? - Non répond Philippe. Un temps. "J'ai mes conditions". Le garde crache à terre voilà bien de l'impertinence – moi aussi, ajoute l'homme, j'ai mes conditions – il montre une lame à son poing; Philippe fait observer que s'il meurt, plus de château. "C'est juste" dit l'autre en rengainant. Le sentier monte encore. La croupe oscille et s'élève sur le sentier, le ciel éclaircit ses branches sur les nuées, des gouttes tombent du croissant de lune, il s'ouvre une clairière bosselée, à l'herbe grise, à sa lisière une ombre quel'homme a frappée du pied : "C'est ainsi que tu veilles, cornard ? - Je m'étais assis répond l'autre en se massant assis assoupi c'est tout un – Pourquoi n'as-tu pas tué celui-là ?

    Le barbu tire alors de son sein la clef d'or en grimaçant d'un air avantageux – mais s'il menje le tue.

    On entraîne Philippe vers les roches et le repaire. Un rideau de peaux retombe après leur échine tandis que monte une odeur faite de cuir mouillé, de souffles lourds et de relens douteux. Sur des tréteaux repose un corps de femme auréolé d'une seule chandelle. Le corps semble se consumer lentement. Derrière lui se distingue l'ombre d'un veilleur murmurant qu'elle est passés tantôt, que c'était un garçon. L'autre les laisse seuls en compagnie du corps, et le veilleur ne cille pas. Tête-Noire sort de l'ombre et regarde la morte, puis Philippe :

    - Combien veux-tu ?

    Les survivants se sont levés pour suivre le marché : la forteresse de Ventadour, ses courtines, sa tor, son roc inexpugnale au-dessus des ravins, pour 6 000 tournois. Philippe défend son prix comme de son bien propres. Les autres hurlent et rient près de la morte. Geofffroy Tête-Noire considère Philippe avec indulgence : "Tu auras ton argent comptant sitôt que tu verras, dans le bayle, pendre ton maître au-dessus du bûcher".

    Philippe demande qu'on ne lui fasse aucun mal. Qu'il soit conduit hors du château. Lui et ses gens, avec honneur. Les rires s'épaississent. Le maître ensuite pourra gagner telle retraite qu'il lui plaira. Tête-Noire a fait taire ses hommes. "Qu'il en soit fait ainsi qu'il est demandé ; à présent guide-nous, car c'est sur-le-champ que doivent s'accomplir les bonnes résolutons".

    Les buffleteries s'agitèrent dans la pénombre.

     

    X

     

    Bien qu'on n'ait trouvé aucune trace de sépulture dabs ka chapelle même, "des sondages menés dans la petite chapelle latérale sous le niveau du XV e s. accusent d'importants bouleversements". (H.P. Eydoux).

    En effet, Geoffroy Tête-Noire avait imaginé reposer dans la chapelle du château.

     

     

     

     

  • PER TENEBRAS

    C'est la relecture qui fait le texte. Et là je rejoins Rilke et tout le monde. Ceci est un exercice de regonflage. Je tire au sort une journée de ma vie et j'en fais un récit plus ou moins con. Mais en réalité je ne sais pas quoi dire. Juste des conneries, des plaintes sur ma famille. Sur ma nullité supposée, aussi valable que celle de tant d'hommes, moines bouddhistes, aventuriers, instituteurs, boulangers quelconques – si tout de même, avoir du vocabulaire. Et quoi de plus voluptueux que de s'abandonner au flux de ses pensées, puis de se lever quand elles commencent à se diluer de façon douloureuse, quand rien ne les justifie plus. Alors vite, lire, écrire. Sinon ce vide, qui selon Nicolas Bouvier demeure peut-être bien notre seul guide efficace. J'ai écrit une soixantaine de pages que j'ai perdues à Quettah, l'année suivante, et j'ai dû tout récrire de mémoire deux ans plus tard à Ceylan. Je je je je suis toujours moins bon à la seconde prise. Mes heurts e vie font que je dois immédiatement trouver mon maximum, à l'intar d'un acteur de cinéma qui doit soudain foncer, au moment de la prise de vue.

    Même syndrome(« la course ») pour le journaliste qui composait « sur le marbre », à trois heures trente du matin. Ce dont je suis le plus content, outre Monségur 47 (ne parlons plus d' Omma, qui ne m'appartient plus (106 ventes en librairies...) (mais il ne m'appartient plus) c'est Le chemin parcouru, histoire d'une petite Canadienne de 14 ans, qui fugue... Le reste, perpétuellement à refaire. Tristement, vaillamment, jusqu'à plus d'âge. Sans télé, mais l'espérant sans cesse. Donc, en fin de compte, au lieu d'avoir une histoire, j'en ai eu trois : j'ai écrit ce texte, je l'ai perdu, ensuite j'ai écrit comment je l'avais perduet finalement je l'ai réécrit parce qu'une revue littéraire de Colombo me demandait un papier sur l'Azerbaïdjan. D'accord, je je je je ne suis pas prêt de me voir commander quoi que ce soit par quelque revue que ce soit.

    J'ai préféré fabriquer ma revue, que j'envoie aux municipalités de France. J'espère qu'à Gap, ou à Nice, un ou une employée parfaitement bas de hiérarchie et non moins parfaitement quelconque se sera bien marré avec ces abruticités qui ce crois-je me représentent. En revanche ce petit péteux d'Ariège qui, sous prétexte d'avoir découvert la sagesse chinoise et sa poésie me traite de haut avec ses « beurk beurk beurk » ne leur arrive pas à la cheville. Ah, les sagesses d'emprunt, les grandes voies bien balisées ! Tiens, soyez donc un peu bouffon, un peu superficiels, rien que pour voir... Bouvier, tu me vaux. Je te vaux. Tu as invectivé les cons, tes cons à toi, comme je l'ai pu faire aussi.

    Nous sommes quittes. Il faut être bien naïf pour se figurer être du bon côté de la barrière, et « guider » les autres, les empêcher de devenir cons... Au Japon, je n'ai pas eu beaucoup de temps pour penser à cette route parce que les journaux japonais m'ont demandé de longs papiers, de trente, de quarante feuillets en m'envoyant en balade dans le pays. Il faut dire que la prose de Bouvier « fait son carat », comme il dit : le mot juste, et surprenant à la fois. Une science du verbe devant laquelle je m'incline, car j'ai parfois des bonheurs d'écriture, mais c'est tout. Et les efforts ne sont pas mes amis. La vie me bouffe, Modiano écrit une heure par jour mais il erre, il se souvient, il cherche des traces, ma parole, il n'a donc pas de quotidien, ni femme chiante, ni famille ? Moi c'est mon quotidien qui me bouffe. Croyez-moi, nulle sagesse, Bouddha, Jésus-Pisse-Froid, Moi-Même, rien ne tient contre la casserole de riz à faire bouillir et les conflits mère-fille à regarder. Rien. C'est comme l'eau : rien ne lui résiste, et dans mille ans on cherchera en vain la carcasse elle-même du Titanic. Bouvier aussi faisait bouillir son riz. Tout ce que je peux empiler comme conneries... J'étais tellement heureux, là-bas, après Ceylan, de retrouver un monde où les femmes existent. Je je je je n'ai jamais trouvé un monde où elles sexistent (faute de frappe conservée) : toujours les femmes m'ont semblé infiniment distantes et indéchiffrabgles, et cet après-midi encore un ouvrier en bâtiment m'a proposé, voyant mes cheveux longs et mon inclinaison angoissée, de « prendre un petit casse-croûte », ah çà, pour les hommes, si j'avais voulu, ç'aurait été tout le temps...

    Mais les femmes, grand Dieu, les femmes... Toujours à se dérober, jamais contentes, toujours méfiantes, toujours sur le qui-vive, hors de portée... C'est qu'il en a eu, des femmes, not'Bouvier... Il n'en parle jamais dans ses voyages. A-t-il « tâté » de l'Iranienne, comme disait sa cible « qui voulait rester aussi niais qu'au départ » ? ...

  • Les effroyables hémorroïdes d'Otto Weininger

     

    C O L L I G N O N

     

    LES EFFROYABLES HÉMORROÏDES

    D’ O T T O W E I N I N G E R

    « Chef-d’œuvre d’inexactitude et de mauvais goût »

     

    « ...dans le grouillant faisandage de la Vienne 1900, où se décompose le compost le plus putréfié de ce que la conscience européenne a généré de plus putride, s’épanouissent aussi bien les efflorescences les plus prestigieuses que les moisissures les plus pestilentielles : Adolf, Musil, Schnitzler, von Teleff. Or ce cadavre gonflé comme une outre devait également, tel le ventripotent Guillaume le Conquérant qui explosa dans son cercueil en un certain mois d’août 1075, inondant de sanie les assistants épouvantés – ensevelir l’Europe sous les débris de son Empire, en un non moins certain mois d’août 1914. Mais la pétarade la plus plate de cette charogne avant qu’elle n’explosât fut le coup de pistolet tiré dans cet immeuble de la Schwarzspanierstrasse le 13 octobre 1903 et dans le cœur du plus illustre (et du plus oublié) représentant de la faisanderie viennoise, OTTO WEININGER.

    « Cette obscénité propulsa le brûlot le plus nauséabond de nos bibliothèque, loin devant Mein Kampf. Cela s’intitulait Au cul les bonnes femmes (Réf. ACLBF). Ce qui se joue à Bourignac avec JÉRÔME LADOUILLE, autant qu’avec OTTO à Vienne, c’est, mutatis mutandis (et non pas « mutate mutande »), cet instant précis, cet horrible instant où le bébé, en équilibre sur la planche à bascule, va dégringoler dans son bain, ou son bac à merde, et s’y engloutir : encore immobile, mais déjà son centre de gravité s’est imperceptiblement, irrévocablement décalé. Or, la masse d’insanités entassées par Jérôme Ladouille en sli peu d’années d’existence n’a d’égale que le prodigieux fatras

    de connaissances ingurgitées, à la même vitesse, par OTTO WEININGER.

    D’où une bouleversante similitude de pensée :

    « Les bonnes femmes, c’est toutes des truies quand a sont vieilles, et des limaces quand a sont jeunes. Les unes qu’a puent de la gueule, les autres qu’a puent du cul. Faudrait que tous ces trous y soyent bouchés », à rapprocher d’OTTO WEININGER :

    « ...les femmes – tantôt des hyènes : les mères, tantôt des soit-disant chatons : les filles. Les unes sont laides, les aures portent des jupes serrées aux fesses. Est-ce que toi aussi cette partie dela femme ne te dégoûte pas ? La nature a incarné là l’impudicité même ».

    (Lettre à Gerber du 17-08-1902) (Traduction Jacques Le Rider, Juriste).

    (Nous ne possédons pour l’instant aucun document précis concernant la santé d’Otto Weininger ; en revanche, un certificat médical nous révèle fort opportunément, sur Jérôme L., ce qui suit :

    « Au repos, 3cm ; en activité [sic] 5 1/2 cm. Testicules : Ø = 1cm ».

    Loin de nous l’idée d’exploiter ce document à des fins démonstratives…

    !

    ! !

     

    ...Voici le moment de prendre en compte, enfin, trop tard sans doute, les indignations de la lectrice (les hommes ne lisent plus : ils « étudient » l’informatique) : « Pourquoi diable » (s’écrierait-elle) vous appesantissez-vous, fille de plombier juif ! sur ces deux personnages rebutants ? » (misogynie, antisémitisme, démangeaisons crurales) – sans oublier leur disparate : un bourgeois raffiné, un inculte parlant cul. Expliquons :

    Par un sombre après-midi de janvier, égaré loin des bibliothécaires en blouse, j’ai découvert dans une crypte un couple de volumes étroitement maintenus par un ruban de tissu gras. Je les empruntai pour quelque temps (deux ans ne sont rien dans la vie d’un livre), et les ayant parcourus, puis lus attentivement, je fus saisie par les rapprochements de ces biographies : c’était en vérité un seul homme en deux formes : ou l’Ancien et le Nouveau Testament. C’étaient des correspondances d’oppositions si indissolublement suturées : aisance du premier, fausse aisance du second ; culture crasseuse de l’un, encyclopédique ignorance de l’autre ; entregent d’Otto, irrémédiable enfouissement de Jérôme. Pourtant, même délires, semblables haines, suicide précoce pour les deux (Weininger avec succès, sombrant dans le ridicule pour le sieur Ladouille). C’était au point qu’on pouvait légitimement se demander si le plus misérable n’avait pas délibérément décalqué dans sa vie obscure les félicités dont le plus avantagé fut comblé, sans toutefois parvenir à ces dernières, faute d’extraction…

    « En relisant, je trouvai toutes les raisons de confirmer et d’affiner cette improbable théorie. Si improbable que cela puisse paraître, il semblait de plus en plus plausible que la biographie d’Otto Weininger fût tombée entre les mains de Jérôme Ladouille, que ce dernier l’eût déchiffré ou se la fût fait lire. Constatant alors leur folie commune, assaisonnée de coïncidences anecdotiques stupéfiantes, il avait résolu de poursuivre de son propre chef ce que le sort avait agencé jusqu’ici, allant même jusqu’à pressentir, du fond de sa boue, l’éventuelle réincarnation de Deux en Un.

    « Ma voie se trouvait tracée : féministe, et femme, ce qui ne gâche rien, je me sentis le devoir de plonger, justement, au sein même de la misogynie, tel un vidangeur dans son scaphandre, afin de racheter ces mâles en inspirant à fond l’épaisseur de leurs miasmes. Pourquoi étions-nous tant haïes ? À quoi bon nous être époumonées à extirper de nous tout le bien-être de la féminité ? l’Ancienne et la Nouvelle Ève se retrouvaient de toute façon traînées dans la même ordure…

    X

    Des parents de Ladouille, père et mère, nulle autre mention que l’alcool, et pour le père, le Bordel, comme nous le verrons. Les gens de cette espèces ne laissent en tradition que des grommellements interchangeables dans l’obscur.

    Nous nous dispenserons (pour les deux familles) des assommants préliminaires généalogo-gynécologiques prétendument éclaircissants dont nous abreuvent les universitaires du commun, ne nous faisant grâce d’aucun protêt devant notaire.

    Les études de Ladouille (Jérôme) se bornèrent à leur plus simple expression. Otto en revanche, excella dans les matières littéraires : les maths et les sciences provoquèrent chez lui d’épouvantables migraines. Hélas, fasciné par la Catastrophe, il devait plus tard s’en servir pour étayer de façon grotesque ses délires de pré-nazillon.

    Fils de bonne bourgeoisie, il posséda le fric et l’entregent de sa classe : sans labeur extérieur, il lui est tout loisible d’accumuler des connaissances, dans la double acception, scientifique et sociale, du terme. Beau cursus en vérité.

    Nous béâmes.

    X

     

    Jérôme, à l’opposé, profitait des rondeurs populaires d’un prolo frotté de gros esprit. Au cours de l’année 1964 (Da-dou ron-ron) il affirme sa position sociale et son éducation en participant au défrichage de 3 (trois) champs de pommes de terre.

    Sans vouloir passer sous le joug universitaire de l’établissement des sources et influences, nous avons établi cependant que Ladouille fut successivement employé chez Graubier, Moulineuf et Compagnargues-Souzibousses.

    En décembre intervint une déchirante révision de perspectives socio-professionnelles : au terme de vingt longues minutes d’angoisse, il abandonne la pommedeterriculture pour le triage des œufs.

    Son patron, Émile Grangeamouches, se félicite de sa ponctualité, de son ardeur pour un travail auquel rien, dans sa formation universitaire, ne l’avait préparé, tant il est vrai que l’intelligence prédestinée sait s’adapter aux circonstances, quand elle ne les provoque pas pour l’enrichissement personnel et protéinique.

    Pour Albert Fudefioul (Mémoires d’un casseur d’œufs p. 28) Jérôme Ladouille est un « brave mec », appréciation louangeuse autant que laconique.

    X

     

    Le choix des œufs forme une une transition tout indiquée vers l’essentiel de ce qui unit et préoccupe nos deux héros : la Misogynie. D’aucuns veulent en trouver l’origine dans telle ou telle attitude désastreuse de la mère. Les génitrices de Jérôme LADOUILLE et d’Otto Weininger peuvent se couvrir très exactement, coïncidence qui ne prouve rien : le propre cousin de JÉRÔME LADOUILLE eût pu contresigner ces lignes révélatrices de Richard, frère d’Otto :

    « Ma mère consacra toute sa vie aux tâches de maîtresse de maison. Elle faisait la cuisine et s’occupait des enfants, malgré sa santé le plus souvent défaillante (…) Mon père la considérait uniquement comme la gardienne du foyer. Mes parents n’avaient pas une vie conjugale intime. Ma mère n’avait ni le temps ni l’envie de mener une activité créatrice ou artistique hors du foyer » - bien sûr, est-il besoin de le rappeler, la merde l’un faisait traîner la serpillière, tandis que la merde l’autre la traînait elle-même… Cela dit, que les Mères ne se mettent pas martel en tête : quoi qu’elles fassent, douces ou rêches, actives ou paillassonnes, elles auront engendré un misogyne ; donc, la misogynie est un instinct, et par là même entièrement justifiée.

    Je laisse à mes lectrices le soin de déterminer le degré auquel je m’exprime. Certains esprits profonds (les mêmes) ne manqueront pas d’objecter que la misogynie provient d’un manque de succès avec les femmes (sous-entendu : « faut vraiment être con »), sans s’apercevoir d’une évidence qui crève les yeux : c’est la misogynie qui empêche le manque de succès.

    ÉTAIT-IL BEAU ?

    « Stéfan Zweig conserve de Weininger une image peu flatteuse :

    « Il avait toujours l’air de quelqu’un qui vient de passer trente heures dans un train, sale, fatigué, les vêtements froissés ; sa démarche était mal assurée, il déambulait le dos voûté, rasant pour ainsi dire un mur invisible, la bouche tordue sous sa fine moustache par une sorte de grimace douloureuse. » - cité et traduit par Jacques LE RIDER, in Le cas Otto Weininger, P.U.F.

     

    ÉTAIT-IL LAID ?

    Lisons le témoignage de Jean Dugond-Grinçault sur Jérôme LADOUILLE :

    « Sa silhouette trapue était pleine de fausse aisance. Son béret bloqué sur les oreilles, ses pantalons à chier dedans, ne le distinguait pas des indigènes. On le voyait aligner les pas de canard, les joues tournées au ciel, ou se vautrer comme un phoque devant les trois vitrines.

    Il avait le front bas et des yeux de cochon.

    Il était on ne peut plus laid. Son rire était d’une connerie mozartienne. »

    (cité et traduit du parisien par B. KOHN-LILIOM in Les effroyables hémorroïdes d’OTTO Weininger, que vous avez d’ailleurs entre les mains.

    ...qui poursuit :

    « ...Il avait toujours l’air de quelqu’un qui vient de se rouler trois quarts d’heure dans le fumier le plus gluant. « Puisqu’on ne m’aime pas » m’avait-il dit, J’ferai chier tout le monde ». Et déjà son père ne pouvait pas le saquer. Un jour ils se sont rencontrés au bordel. Jérôme LADOUILLE en tira un poème, que voici en exclusivité de la Rue du Cule :

    Salut papa

    Commenksava [sic]

    Tu tires ton coup

    Cht’aime pu beaucoup

    Vu qu’cé la même

    Que toi que j’aime

    La prochaine fois

    J’rai aux chiottes »

    Vers émouvants et combien prometteurs, en dépit de l’imperceptible manquement à la rime finale. Déjà cependant son dernier instite, Pierre Caporal, l’accuse de plagiat. On reconnaît en effet

    Ô lac, suspends ton viol

    Et vous, heures pro-pisse…

    Le thème invoqué par LADOUILLE ne manque pas non plus de certaines affinités verlainiennes.

    Nous prions instamment nos lecteurs (et trices) de bien vouloir nous pardonner l’effort élitiste, fasciste et pédophile requis par notre ouvrage, dans lequel, faute de savoir s’il faut rire à vagin déployé ou se monter du col, nombre d’entre vous risquent fort le collapsus hystérocérébral. Mais la vérité vaut bien quelques nausées. Considérons à présent, je vous en conjure, les aspects les plus déplaisants du dénommé OTTO WEININGER ; Nous nous inspirerons largement du volume de LE RIDER Le cas Otto Weininger, P.U.F., 1982, bis.

    ...Otto Weininger vivait seul, et de ce fait eût dû selon le cas nous disons bien selon le cas

    1) se masturber un peu moins

    ou bien

    2) se masturber davantage ( à noter que s’il eût été une femme, seul le premier point eût été envisageable ; certains records sont en effet mécaniquement insurpassables).

    Cependant, chez un homme, si rien ne baise, tout pèse. Le coinçage de la gent féminine d’époque (la nôtre aussi bien) ne permet pas d’autre perspective que le bordel aux premières giclées de purée :

    « Regardez-moi raser anxieusement les murs, le dos voûté, le pas mal assuré, épier jambes et gorges, au mépris de tout commandement moral » - cité et traduit pas Jacques LE RIDER, opere citato.

    ...Hélas, OTTO WEININGER, notre héros à toutes, hélas ! comme nous le pressentions, s’est fourvoyé : Baudrillard assène d’emblée l’axiome de la laideur des organes génitaux. Il est hors de doute que notre auguste Rémois n’ait pris en pleine tronche la fulgurante révélation du Message (inexprimé pourtant !) de l’universel Jérôme LADOUILLE, dont le silence est d’autant plus éloquent : la répugnance du génie pour le coït, « acte animal, répugnant et sale ».

    ²

    ² ²

    Après avoir subi sans broncher leur destin biologique XY, où ils se sont tous deux heurtés à la théorie du doigt pardon du choix féminin, nos héros vont à présent se mesurer à l’Acte Volontaire.

     

    Tout acte volontaire s’accomplit en fonction d’une conséquence, voire d’un retentissement.

    Nous verrons ensemble comment le Poids Sociologique écrabouille l’étincelle, en fonction du milieu d’où elle jaillit. Moi aussi, anch’io, je règle mes compte. Malgré tous ses efforts pour grenouiller au sommet de la pyramide, mon indigne personne retombe à son rang, éternellement, ontologiquement médiocre ; la « coalition », la « conjuration » des hommes n’explique pas tout. Il manque à l’autrice de ces lignes l’aptitude aux rapports sociaux, le salonnisme, mais pis encore ce pognon et ce réseau de relations huppées trouvées toutes cuites dans le berceau des nantis. J’éprouve une profonde pitié pour ce misérable, condamné, sans motif, à pourrir dans sa bourgade périgourdine.

    Il me faut, à moi seule, venger le bas peuple. Mëme si Dieu a besoin de ce dernier pour faire croire au génie. Or ce peuple, je ne l’aime pas. Les hommes, je ne les aime pas. Problème insoluble : sauver l’humanité, par la culture, la littérature, le paradis ? ...la résorption de la Masse en Dieu ? Mais avant d’en arriver là – pouâh ! - tout remuer, tout agiter, surtout s’abstenir de toute solution. Démolir, exalter. Cracher sur les Riches, les Supérieurs, qu’ils disent, de tout mon jet de bave, en Haute Jacquerie. Car il serait tout de même temps de se rendre compte – que tout finit dans le même trou. Or, il se trouve que notre nazillon spermeux se tourmente sur le génie. Le génie ? c’est le Travail.

    Et certes il a travaillé le petit Weininger. L’infirmière aussi travaille. Le manœuvre aussi travaille. Mais le Génie, le seul, le vrai, celui qui réussit, il n’a pas de famille pour le faire chier, ni de gosses pour le faire chier, ni de boulot pour le faire chier. Mais de préférence chez Otto une bonniche pour éplucher les légumes, on la retourne on l’encule, ne pas se tromper - pon ! - un petit coup de surhomme de Nietzsche, un petit coup de Schopenhauer : Chacun trouve en soi cette volonté en laquelle consiste l’ordre du monde (…) - or ce qui m’intéresse, voyez-vous, ce n’est pas le Génie c’est la Recette. Les hommes à qui d’emblée tout fut donné, fric et puissance de travail, les Génies de naissance, si je peux oser ce pléonasme, ne m’en imposent pas. Peut me chaut de connaître la structure anatomique des ailes de l’oiseau, né avec ses ailes, le gros porc ; ce que j’aimerais, ce serait qu’on m’apprenne à voler, à moi qui n’en ai pas, d’ailes. (Subsidiairement, qu’on ne vienne pas, sous prétexte que chacun peut s’élever au génie, me rebattre les oreilles du « génie immanent des masses ». Schopenhauer a dit « chacun », il n’a pas dit « tous ».) Ce qui nous mène tout droit à la question de base, angoissante – die beängstige Frage : Jérôme Ladouille était-il un génie ? Ou bien : aurait-il pu, ou aurait-il dû, le devenir ?

    Ou encore : existe-t-il un génie de la connerie ?

    Qu’est-ce qu’un génie méconnu ?

    C’est un génie sans fric.

    « Mais ne te monte pas comme ça, mon vieux. Otto Weininger n’était pas un génie. Cette notion est d’ailleurs totalement dépassée, dérisoire même. Otto a publié, voilà tout ! ...qu’est-ce qu’un auteur non publié ? C’est un auteur sans fric !

    Je dirai même plus :

    « Qu’est-ce qu’un être nul ?

    - Allô ? Docteur Lévy, psychiatre à Bergerac ? Allô ?…

    * * * * * * * * * * *

     

    Pour Jérôme Ladouille, ce 26 fébriembre, c’est la catastrophe : de retour du marché, où les ventes ont baissé de 0, 54 % (Statistiques commerciales de Bourignac, 1965, t. XIV), Jérôme Ladouille, exaspéré, tire de sa camionnette un panier d’œufs frais, et bombarde, l’inconscient ! une troupe de six femmes largement quinquagénaires devisant sur le trottoir construit à cet effet. Il accompagne son geste insensé d’une apostrophe, restée aussi glorieuse que celle de Bonaparte au pied des Pyramides : « Les bonnes femmes, je les ai au cul ! » (Les Échos du Sarladais semi-septentrional, n° 1204 du 18-4-1965). Malgré sa formulation quelque peu outrancière, déplorée par la rapiéceuse du curé, Madeleine Aubeaufrère, le fond de la pensée reçoit – enfin la glaire ! - l’approbation vigoureuse de Marcel, gérant du « Sarlat-Tapetting-Club », et les félicitations flatteuses – quoique teintées d’une certaine réserve, du second adjoint au Maire, Florian Foutilot, témoin de la scène. « Ça, c’est parlé ! » se serait-il exclamé.

    Certains, et non des moindres, comme Charbon, cantonnier-chef de Pézérac-en-Bauques, affirmèrent avoir entendu ça, c’est tapé. Julien Baisençon, secrétaire de mairie, propose la version à ça, c’est envoyé ! en référence à l’ « envoi » effectif d’œufs (plus ou moins) frais sur les caracos des personnes du sexe. Mais si la deuxième formule porte plutôt l’emprunte d’une vulgarité paysanne assez éloignée de l’univers communicationnel du Sieur adjoint, la troisième, par son amphibologie amphigourique, renchérit de façon outrancière sur les capacités subtiles du locuteur. Nous nous en tiendrons à la formule number one : « Ça, c’est parlé ». Les lectrices dont ces problèmes terminologiques suscitent l’intérêt pourront toujours se reporter à la TCE (Thèse Collective d’État) L’a-t-il dit ? Ne l’a-t-il pas dit ? par A.K. Kreuzenstein, Olybrius Judenmacher et F. U. Kyoushtarbé, quoique certains paragraphes laissent à désirer par leurs aspects un tantinet polémiques.

    Pour JÉRÔME LADOUILLE, c’est la gloire : le maçon Pédemouille l’invite à boire au café des Deux Gonds, 26 rue Burtechouque. Il y consomme un Jus de Fruit.

    *

    Hélas, la Parque Lakhésis déroule avec célérité le fil de notre héros. Déjà se profile à l’horizon la douloureuse perspective du Verdebière de JÉRÔME LADOUILLE ;

    Pour échapper à l’équivoque (et imméritée) réputation que lui vaut désormais l’inconditionnelle approbation de l’immortel animateur du Tapetting Club, JÉRÔME LADOUILLE entreprend un long périple en terre ferme, puisant dans les réserves de son salaire : on le voit à Barbac, on l’aperçoit aux Peaubazines-de-Bradeaux, et jusqu’à Souillac, où il découvre les bords de la Borrèze universellement chantés.

    « Ces connards n’ont rien capté » note-t-il dans son journal (dont nous francisons l’orthographe). « À côté de la teub que je trimballe, j’ai deux glaouis, trois autres que tu connais pas » (rapprocher de la lettre d’O.W. du 5 août 1902 à Gerber (Guerbeur, évidemment) :

    À côté de la vie que tu connais, j’en ai deux autres, trois autres que tu ne connais pas (Trad. Jacques Le Rider).

    D’aucuns prétendent qu’une crevaison du pneu avant (dit « pneu moteur »), jointe à l’épuisement rapide de ses liquidités (il payait cash) l’empêcha de pousser jusqu’à Bouyssougnougues. En fait, il s’y serait rendu à pied, aggripé au plongeur-guidon, mais ne parvint pas à contacter Ludwig Trompagnac, le fameux Savetier Fasciste, parti aux bains de mer. Il revint par Trebzac et Calonquevie-les-Bourcradelles. La dépression fut son inséparable compagne de voyage.

    Ainsi Weininger voyagea-t-il également, mais à travers l’Europe – on a du pèze ou on n’en a pas – de Munich à Christiania via Berlin et Stralsund. Le facho, c’était Knut Hamsun. Hélas, la conjonction n’eut pas lieu. Le voyage fut morne : « Je traverse une très mauvaise période, la pire que j’aie connue » (Le Rider, Le cas Otto Weininger).

    Quant à JÉRÔME LADOUILLE , il revint de son équipée dans les sauvages contrées du Lot Boréal dans un état de complet délabrement. Quel bouleversement à son retour ! plus le moindre salut, plus une allusion à la glorieuse Journée des Œufs. Deux journées de périple cycloïde avaient pulvérisé le souvenir lumineux de ce bombardement de finesse et d’œufs lucidité. JÉRÔME commit l’imprudence, outré de tant de ténèbres, d’œufs d’œufs mander quelques éclaircissements à l’instituteur du village, Jacob Duchemin-Delagouttenfleur. Ce dernier l’étourdit de périodes, au sein desquelles son illustre auditeur parvint à extraire les pépites suivantes : l’exclamation jaculatoire au cul les bonnes femmes, renforcée par la projection de fœtus ovoïdes, aurait été l’expression d’un conflit maternel, conflit compressé, refoulé jusqu’à l’inéluctable. Nous voyons à quel point les théories les plus éthérées de Papa Siegmund avaient pu contaminer jusqu’aux cuistres ruraux de basse extrace.

    LADOUILLE se contenta de répliquer les bonnes femmes ça doit pas la ramener, d’abord elles on pas. Duchemin-Delagouttenfleur ne manqua pas de rapprocher cette évidence du propos de Strindberg, qui voit dans la femme un homme au stade rudimentaire. Dans son étude Femme, sexe zéro l’Auguste pressent l’analyse pertinente de notre éminent penseur. La deuxième déclaration de JÉRÔME, assidûment divulguée dans le sursaut d’en avoir été l’instigateur et unique témoin auriculaire, redora une légende en voie d’écaillement. Ce regain de popularité repoussa d’autant la Cuite à la Bière (ou bite à la cuillère). LADOUILLE s’attela donc à son ouvrage afin de rafraîchir ses fruits, avant que la tige ne s’en étiolât.

    Sans demeurer en reste, Otto Weininger se rend à Paris, en 1900, pour le IVe Congrès International de Psychologie. Le voici qui écrit. Chose extraordinaire pour un homme de sa classe sociale, il ne trouve pas d’éditeur. Un professeur d’université lui conseille « de ne pas trop se hâter, d’attendre quelques années, de vérifier toutes ses thèses en détail ». « Je lui ai répondu, écrit Weininger à Swoboda, « que je n’attendrai pas d’être devenu chauve pour publier Eros et Psyché, que je préférerais écrire dans les dix prochaines années dix livres comme celui-là et que, de plus, ma passion scientifique n’irait pas jusqu’à m’inspirer la patience d’un fonctionnaire du recensement » (cité par Le Rider, op. cit. ch. 1).

    Belle parole somme toute, que nous reprendrions volontiers à notre compte, si la formulation n’impliquait pas la possibilité de « publier » (???!) prématurément : plût au ciel que nous eussions publié, nous aussi, « prématurément » !

    Enfin son livre « parut », comme on dit pudiquement dans les biographies (voyez caisse) dans l’été de ,1903.

    En ce temps-là, il ne paraissait pas mille titres par jour, et tous les pontes applaudirent à grands cris : ce petit avait du bon sens, pensaient tous les imbéciles :

    « Ce travail satisfait amplement aux exigences définies par les règlements universitaores » (Friedrich Jodl, cité par Le Rider, op. cit. ch. 1)

    « L’auteur devrait s’engager à supprimer avant publication certaines invectives polémiques »

    (Pr Laurenz Müllner, cité et traduit comme d’ailleurs toutes les autres citations de cet ordre, par l’inévitable Sieur Le Rider, op. cit. ch.1)

     

     

     

    Après quoi, pressé d’en finir avec la vie, notre auteur rompt avec sa juiverie (second degré ! second degré !) pour se convertir au protestantisme.

     

    *

    Deux grands théoriciens

    OTTO WEININGER s’attaque donc à la dénudation de la femme, jusques aux os. Le chapitre 8 de l’ouvrage de JLR nous rappelle opportunément que Zwerginger a toujours considéré comme secondaire l’explication sociologique des différenciations sexuelles comportementales. Or, dès so, époque, c’est pourtant par là qu’on s’orientait, à s’y éreinter.

    Ainsi donc, tout comme votre servante, Otto Weiningo-Zwergiger refusait la branchitude. Certains d’entre nous sont en pleine conscience de penser, voire d’écrire des conneries. Mais au grand jamais ne leur viendrait l’idée saugrenue d’habiller leurs névroses d’oripeaux scientifiques. Otto W., au contraire, y cherche une consistance, une justification à ses élucubrations : il existe une incompatibilité totale entre la sécheresse déshumanisante de la démarche scientifique, qui pétrifie et salit tout ce qu’elle touche – au nom de ce qu’il faut bien appeler le Vrai – et la pulsation littéraire, dangereuse certes, oscillant sur le vaste cadran du fascisme et de l’hystérie, mais combien voluptueuse et enrichissante.

    Otto, hélas, basculait dans l’enfer des sciences exactes, dont certains désormais dénoncent les ravages sans doute irréversibles… D’où, chez WEININGER, ces truismes hallucinants dignes de « la vertu dormitive du pavot » : la « féminité », la « virilité », sexe-pliquent par des « substances vitales » spécifiques, respectivement le « thélyplasme » et l’ « arrhénoplasme ».

    Otto fait feu de tout boa : dictons populaires, préjugés, tout ce qui traîne : c’est si vraisemblable que ça se passe de toute démonstration. Weininger par exemple présente à ses amis un jeu de photographies de femmes, et leur demande de choisir la plus belle - ça, c’est de l’expérience, coco ! Quelle irrespirable rigueur ! et de s’interroger gravement sur les propriétés glandulaire du cuir chevelu des femmes, afin de trouver ce qui provoque chez elles l’abondance de la chevelure !… grandiose…

    ...L’analogie devient preuve, comparaison devient raison, les règnes végétal et animal viennent à la rescousse : il donne une force scientifique à la divination (Le Rider, op. ci. p. 65). Quant aux travaux de Mandel sur l’héridité… jamais entendu parler.

     

     

    Mais le fin du fin est évidemment cette splendide formule :

    XXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

    X A = k f (t) X

    X a - b X

    XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX

    A = force de l’attraction sexuelle

    k = affinités données entre deux individus

    a = proportion de H (virilité) chez l’un des partenaires

    b = proportion de F (féminité) chez l’autre partenaire

    f (t) = temps de réaction…

    (Le Rider, op. cit. pp. 60-61)

    « Victime des illusions de scientificité dont il s’entoure, Weininger se réclame hautement de la doctrine positivisme au moment même où il s’égare dans une métaphysique approximative ».

    (Le Rider, op. cit. p. 62)

    ...Bien sûr notre Érudit met aussi en formule l’homosexualité :

    H = 3/4 H + 1 F, et H’ = 3/4 F + 1/4 H.

    Il en conclut que l’homosexualité étant naturelle n’a pas besoin d’être « soignée » - pour une fois qu’il ne dit pas de conneries, nous pouvons le féliciter, mais pas pour longtemps, car le voici qui retombe dans le mythe increvable de la Pédale Antique… D’aucuns ont prétendu que tout cela n’était pas « sérieux » ; que c’était « de la littérature » ; que Weininger eût mieux fait d’écrire des histoires de cocus à la Paul Bourget : « les critères du vrai et du faux paraissent inadéquats pour le juger » (Le Rider, op. cit., p. 68) …La littérature au moins ne fait de mal à personne.

    ...Quant à nous, fervents glosateurs, béants d’extase, nous nous contenterons de répéter en boucle 

    A = ___k_____ ● f (t) …

    a - b

     

    ...Quel bond fantastique vers les cimes de la science spéculative ! - one more time :

     

    A = ___k_____ ● f (t) …

    a - b

     

    Enfin le génie, à l’aube du siècle, éjacule irréfragablement cette prodigieuse équation tendue entre l’Algèbre et la Poésie ! Voilà qui précipite à la trappe toutes les fumeuses théories sur Dieu sait quelle équivalence des sexes fondée sur les aberrations de la biologie :

    A = ___k_____ ● f (t) !! !

    a - b

     

    Cela vous surpasse d’un coup tout ce que la science génétique n’a su que balbutier jusqu’à nos époques ! Nous étonnerons-nous que Weininger se soit écrié, dans un élan de lucidité épistolaire :

    « Je crois que les forces de mon esprit auraient été capables de vaincre tous les problèmes » ! (Lettre à Arthur Gerber – Kimfä), citée par Le Rider, op.cit. P . 94,) (assertion confirmée par Swoboda, dans un discours de 1958 devant le Pen Club de Vienne :

    « Sa vie n’était qu’un effort continu de réflexion. Il ne se lassait jamais et ne prenait jamais de repos. Il philosophait en toute circonstance, dans la nature ensoleillée, dans ses promenades en ville, au café dans sa culotte. Tout ce qui se présentait lui donnait matière à une théorie définitive » (légèrement modifié d’après Le Rider, op. cit. ch. 1)

     

    X

     

    X X

     

    JÉRÔME LADOUILLE fera-t-il moindre figure ?

    Pas du tout.

    La tradition qu’il nous a léguée ne doit pas elle non plus s’estimer sur des critères dépourvus de pertinence : ainsi n’est-il pas un écrivain. Ses formulations ne se laissent pas enfermer dans les carcans du « Bon Usage » d’un Grévisse.

    En revanche, aussi bien que chez Weininger, c’est la rigueur, voire la roideur, du raisonnement logique qu’il faut admirer ici : nul ne conteste plus aujourd’hui, grâce à des personnalités aussi relevées que JÉRÔME LADOUILLE, que les femmes sont complètement cons.

    Un jour pourtant (digressons un brin) il soupira - témoignage émouvant de la délicatesse d’un homme de goût : « Si que je pouvais baiser ! » Certains sont même allés jusqu’à relier son obsession de la Connerie à une certaine dégradation de l’image d’autrui en lui-même :

    « Après qu’euj’ soye crevé, y’aura pu rin » (Corpus ladoculense 258)

    « Rin n’vaut tant rin que c’qui n’vaut rin de tot » (ibid. 287)

    et même :

    « Euch’ chui un artisse

    «  Euch’ chui un philosophe

    «  Euch’ chui l’vrai martyr eud’ la Connerie »

    (ibid. 312/313 – 325)

    - ce qui pourrait ébaucher un certain second degré de JÉRÔME LADOUILLE – mais rassurons-nous : chez ce Con Parfait, ni véritablement artisse, ni véritablement « philosophe », gibt es keine Weltanschauung – et cependant l’exactitude. Le génie. Une fois sans faille en soi-même, une indifférence abyssale aux abjections de la sentine « spirituelle ». Un Courage venu directemen des Couilles.

    D’où provient donc ce Courage, d’où cette Connerie, d’où ce Génie » ?… La Connerie en effet partage avec la Femme de remonter à la plus haute antiquité. Il ne s’agit pas chez LADOUILLE d’élucubrations, mais d’une tendance fondamentale, car la Connerie est d’essence divine. Il était du dessein de Dieu que nous fussions cons (et que deviendrons-nous si les Martiens nous colonisent ? nous soumettre, ou disparaître). Nous autres les cons, prenons enfin la parole à cul découvert. Face aux beaux penseurs qui nous rebattent les oreilles des « bienfaits de la mort » et de la « grandeur de l’échec humain » du haut de leur réussite, affirmons haut et fort que nous autres, cons de base, n’accepterons jamais la mort et l’obscurité.

    Dieu n’est pas fait pour dissiper notre terreur, au-dessus qu’il serait de ce petit quart d’heure, « la mort », pfff ! Mais contrairement à ceux qui nous enferment sous notre peau de « singe nu », nous prétendons nous opposer sans relâche à la Nature Humaine. Car tel est le fin mot de l’histoire : LADOUILLE et WEININGER étant égaux devant la mort, il n’est pas juste que l’un survive et que l’autre meure, et que je meure.

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    Le Tout-Bourignac, ou mieux : Tout Bourignac a entendu, au moins une fois, « Au Cul les Bonnes Femmes » (ACLBF). Hors du village,incognito total. Mais ce n’est pas une raison pour précipiter le bouc émissaire JÉRÔME LADOUILLE dans les latrines de l’Histoire. Mais « n’anticipons pas » et goûtons l’aphorisme : « Quand une bonne femme aime un gonze, a peut pas l’sentir «  (cf. Strindberg : « Lorsqu’une femme aime un homme, elle le hait, parce qu’elle se sent inférieure et soumise à lui ») (référence introuvable, et pour cause).

    « Par rapport à ce que fait le mec, ce que fait la bonne femme est complètement dingue » (ACLBF, 75,6,7) (cf. Moebius : « Comparé à celui de l’homme, le comportement de la femme paraît

    pathologique, comme celui des nègres comparé à celui des Européens » De l’imbécillité physiologique de la femme, plusieurs fois réédité) (cette citation figure dans Otto Weininger de Jacques Le Rider, pp. 41 et 75)

    « Moi chuis un mec, je baise pasqu’y faut bien, autrement c’est dégueulasse » (ACLBF, 90,6,8) – ici, pas de parallélisme ; la connerie ne peut rivaliser plus longtemps avec la fulgurance).

    « À force de chialer pis de gueuler, une bonne femme finit toujours par vous enculer » (op. cit. , 98, 5, 1)

    « Aucun mec ne trouve beau le zob [sic] de la femme, qui blesse la pudeur » (on voit que J.L. avait de la culture).

    « Les prolos sont tous des cons, mais c’est quand même moins pire que si ça soyerait des bonnes femmes » (op. cit., 101,5,7 et 8,2)

    .N’oublions pas que Bourignac compte parmi ses citoyens le futur Jo Bambogne, le Baffeur de Femmes…

    Combien nous comprenons de nos jours l’amère déception de JÉROME LADOUILLE, qui nourrissait l’espoir que son courageux lancer ovoïde l’aurait d’emblée propulsé aux rang de prospecteurs des espaces ! Quelle émotion nous étreint à lire, sous la plume de J. Duchemin-Delagoutte (Ladouille et moi, itinéraires spurituels) (non mentionné par Jacques Le Rider) cet aphorisme ladouillique :

    « Ah que les femmes, toutes des putes »

    qui approfondit vertigineusement le regard extralucide porté par Notre Héros sur 52 % de l’humanité... Il ignorait encore que la postérité lui avait réservé une place de choix dans ses fosses communes !

    Nous ,ne pouvons résister au plaisir grave et généreux d’offrir à l’admiration de nos lectrices deux ultimes aphorismes :

    « Les bonnes femmes, elles se souviennent que quand on les a tronchées »

    « Toutes des putes, sauf maman », faussement attribué à Reiser.

    ...C’est à présent seulement que les chercheurs les plus autorisés ont démontré l’infériorité manifeste de la femme/

    Nous pouvons maintenant savourer sans recul ces axiomes, ce qui prouve bien entre autres et malgré tout la réflexion d’Emmanuel Mounier, selon qui « la caractérologie dépend étroitement de la conception qu’une époque se donne de l’homme et de sa destinée ».

     

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    N’est-il pas ignominieux que les traits éblouisssants de JÉRÔME LADOUILLE se soient engloutis dans la poix des ténèbres périgourdines, tandis que les inepties d’un Weininger (effrontément usurpées par Paul Valéry sur les frontons du Trocadéro) reçurent, dès leur parution, un accueil amène et même perspicace de la part des critiques :

    « ...fascinante hauteur de vue »… « ..bien sûr, c’est la question féminine qui retient le plus l’attention, mais à la fin cette étude se retourne contre l’homme » (Westen ou Daheim, cité in Le Rider op. cit.p. 34).

    « ...nous admirons ce penseur impitoyable ».

    Pourtant Weininger fut déçu – par lui-même assurément, dont il entrevoyait l’insoutenable écartèlement :

    « Je tiens à saluer clairement que, tout en affirmant du point de vue théorique l’inégalité la plus extrême qui se puisse concevoir, je considère néanmoins que le point de vue éthique impose de traiter les deux sexes à égalité «  (in Le Rider, op. cit. p. 33)

    Cependant, pour autant que cela pût lui être de quelque réconfort dans l’autre monde, il n’a pas manqué de femelles assez CONNES, imprimons-le bien gros, pour se réclamer de lui plus ou moins implicitement, et s’ériger, s’ériger, dis-je, en ardentes défenderesses et propagandistes des inepties les plus foutrement misogynes : revêtons en effet notre bourkino-scaphandre antimerde et plongeons : il se trouve encore, après la remise à plat de Simone d’Abreuvoir, des femmes pour revendiquer une différence, et scier la branche où elles sont perchées : Évelyne Sullerot, 75 ans après Weininger, dirige encore un ouvrage dont le titre, à lui seul, distille son pesant de Tampax : Le Fait (???) féminin ; Première partie, le corps. Bisexualisme, ontogénèse et phylogénèse, l’inné et l’acquis… - plus un chapitre, tenez-vous bien, sur « la différence de structure entre les cerveaux mâle et femelle chez le rat ».

    Deuxième partie : l’individu. Transsexualisme, psychologie différentielle des sexes, différences sexuelles dans la neurologie de la cognition, répartition des troubles psychopathiques selon le sexe. « En somme, la démarche et les questions restent les mêmes depuis Otto Weininger » (in Le Rider, op. cit., p. 59) ( et une idée explose en nous : et si c’était vrai?)

    ...Ce serait trop horrible. Restons-en aux conclusions tirées par Évelyne : « Simone de Beauvoir avait dans une formule célèbre dit : on ne naît pas femme, on le devient. Au terme de ce livre, tout lecteur aura compris qu’on peut aussi renverser la formulation : on naît bel et bien femme, avec un destin physique programmé différent de celui de l’homme et toutes les conséquences psychologiques attachées à ces différences. Mais on peut modifier ce destin ». (Le Rider, op. cit.)

    Notons, tant qu’une puissante verve nous anime, que l’on ne peut en même temps affirmer qu’on ne naît pas femme, et que l’on naît obligatoirement homosexuel… Ni bien sûr que l’on ne naît pas femme, et que, ma foi, personne ne naît homosexuel non plus. « Avec fougue, Claude Alzon, de sexe masculin, règle son compte au « Fait féminin » : « La féministe Évelyne Sullerot accorde son crédit à une entreprise pseudo-scientifique de dévalorisation de la femme » (in Le Rider, op. cit.)

    Mais si ces femelles imbéciles avaient seulement voulu s’engloutir au sein de l’inépuisable vagin cérébral d’Otto Weininger, elles eussent percuté un sacré stérilet : en effet, le voici qui éjacule un fulgurant concept auquel nous avions précédemment fait allusion, proprement révolutionnaire en son temps : la bisexualité de tout être humain.

    « La classification des êtres vivants en mâles et femelles apparaît insuffisante pour rendre compte de la réalité » (Otto Weininger, Sexe et Caractère, cité par Le Rider, op. cit.)

    La chose pourtant était en l’air, si l’on peut dire. Il n’est que de citer, lectrice, une femme battue, elle aussi, contemporaine de Ladouille – Éliane Surlepot : Les coups que j’aime, chez Delacogne. Mariée pendant treize ans à un pochard, elle soutient que les gnons (...)

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • LE NUMERO DE CLOWNS

    C o l l i g n o n H a r d t V a n d e k e e n

     

    LE NUMÉRO DE CLOWNS

     

    Être clown n'est pas ce qu'on croit. C'est un métier. Cela s'apprend. Sur le tas aussi. Mais il y a des écoles de clowns. Si tu es doué, tu auras besoin de l'école ; si tu ne l'es pas, dix ans de piste n'y feront rien. Si tu parviens un jour à te faire accepter dans la lignée des paillasses, tu pourras bien éblouir le public, épater le profane, mais jamais un seul de tous ceux qui t'auront pour finir adopté, de ceux qui désormais constituent ta famille, ne manifestera la moindre admiration, le moindre étonnement : estime-toi toujours heureux d'avoir quelquefois inspiré de l'estime. Souvent tu auras été clown de naissance, car c'est bien le diable qu'un clown immédiatement doué ne soit issu d'une dynastie, école ou non ; et c'est cela que tu as oublié, Tcherkossian, ou que tu n'as jamais voulu avoir : une Dynastie.

    Tu as pensé qu'il suffirait d'un exotisme, d'un nom en -ssian, pour incarner le Chout, le Bouffon, Petrouchka – or le clown vois-tu n'est pas l'artiste de la troupe, celui-qui-fait-rire, tandis que d'autres trimeraient à ras de crottin en dessellant les bêtes ou en domptant les tigres – mais c'est lelui, le clown, comme tout le monde, qui bosse dans la bouse, douche l'éléphant, monte les gradins, à la courbature de son dos. S'il dit tout haut ce que les autres ne disent pas, il fait tout ce qu'ils font. Il conduit aussi les camions, nourrit les fauves à bouts de crocs, et c’est lui, le clown, qui détournait le public, par ses contorsions, de la trapéziste disloquée sur la piste.

    Musicien, il jouera le Troisième impromptu de Schubert sur une corde à travers un gant de boxe, du saxo la tête dans l’eau ; et tu prendras les baffes avec grandeur. Zavatta dit : « Si je reçois un coup de pied au cul et que les enfants rigolent, je suis le plus heureux des hommes ; si personne ne rit, je ne suis qu’un pauvre type qui vient de recevoir un coup de pied au cul ». Voilà pourquoi le clown est le plus humble, le plus orgueilleux, le plus vulnérable des artistes – celui sur qui tout le monde compte, qui répond présent partout où les autres défaillent, bien qu’ils ne défaillent jamais, précisément parce qu’ils n’ont jamais défailli, pour se faire à jamais justifier d’être le Verbe, l’Esprit, le clou que tous attendent, celui pour qui parfois l’on est venu avec toute sa famille, en faveur duquel on pardonne tout le reste si le reste est raté ; en vérité un cirque avec un mauvais clown est un cirque mort, un cirque, à la lettre, qui n’existe pas.

    Nous pourrions tout autant il est vrai célébrer le dompteur, triomphe immémorial de l’homme sur la brute,  ou les antipodistes échafaudés les uns sur les autres et qui défient les lois de la résistance cardiaque ; mais la vanité m’incite à voir dans le clown la quintessence de tout ce que l’homme, homo faber, homo erectus, homo sapiens, est capable d’offrir à l’homme en sa plus sacrée, en sa plus immortelle représentation. C’est pourquoi, Tcherkossian, toute la troupe, après un entretien très grave, comme on dégage lentement la tête d’un nouveau-né, enfanta pour toi ce que tu n’aurais pu enfanter de toi-même : ce qui procède au plus près du Clown, plus seul encore et plus rongé de doute, un comique. Et même à supposer que les plus grands, que Devos à lui seul, qui d’une mimique, d’une pichenette, d’un ballon, enchaîne à ses pieds le public, au point que la plus fugace expression passe pour un gag et déclenche le rire, c’est encore au clown qu’il soutire tout ou partie de son jeu.

    Ressemblances ou différences (tyrannie du rire à heure fixe, même si son propre fils se tue à moto le jour même) le spectacle continue ; que l’on soit clown en piste ou comique de cabaret, le spectacle continue. Il ne peut s’interrompre puisqu’il est sacré, dans son bondissement vers le ciel, quitte à s’y heurter, à s’y cogner(...) la tête, quitte à tomber – car il est du devoir absolu de l’artiste de ne jamais révéler, de ne jamais sous-entendre au public qu’il va mourir, qu’il doit mourir – ce qui adviendrait immanquablement, immédiatement, si le spectacle, ne fût-ce qu’un instant, s’interrompait. Le clown, le comique, sont pluriels, ils jouent devant leurs pairs, mais chacun reste seul, seul avec tous (Terzieff).

    Il est rongé. De bile. De peur. Suant d’angoisse par caque pore. Il danse sur la corde raide entre « juste espace » et « fusion », communion et cabriole – pour placer son effet, comme un revers, une estocade. Le comique est un susceptible, un mesquin, sitôt pris à partie personnellement, sans recours ni atténuation, sans filet, « seul en scène » comme on dit à présent (exit le hideux one man show). Perdu, flingué, pour peu que son dernier «mot » ait capoté. Nul plus que lui n’est guetté par la chute, l’ulcère – le fiel. J’étais comique. Venu d’un numéro de prof qui ne m’intéressait plus – public obligatoire : où est le danger ? Je faisais rire, soit, avec passion. Mortifié d’autre part jusqu’aux moëlles, si le respect m’était refusé.

    Le comique déteste qu’on le prenne pour un comique. Mais à cinq ans de la retraite, j’ai décidé de monter mon propre spectacle, pour y inclure certains cours, justement. Pour commencer, je me servais d’autres personnes. Puis j’ai fini par me servir tout seul, devant des pupitres vides. « Ne t’attends qu’à toi-même » disait ma grand-mère du Jura. L’expérience m’a montré que l’association était la plus mauvaise façon d’entreprendre quoi que ce soit. Le fait artistique n’a rien à foutre de la démocratie. N’est pas Mnouchkine qui veut. Le fantaisiste, le soliste, n’est d’ailleurs pas un comédien. Il sera toujours, qu’il le veuille ou non, un aristocrate autoproclamé, éminemment contestable – seul.

    Dictateur de moi-même, je suis parvenu à extirper le rire de ces cons d’en face. J’ai joué le prof, les parents (odieux), l’administration. Et surtout j’ai banni de mon répertoire le sketch inepte de la remise de copies, où se réduisent la quasi-totalité des « prestations » de mes cons frères, ceux qui n’ont jamais remis les pieds dans une salle de classe. Puis c’est devenu encore trop pour moi : l’éclairagiste, les techniciens prolos vous êtes bien contents de nous avoir j’ai répondu comme on est bien content d’aller chier tous les jours ça ne leur a pas plu et ils m’ont plaqué – toujours ça de contacts en moins. Le comique hait le monde entier. Ma paperasse, mes démarchages e tutti quanti je me les suis faits moi-même, ce qui m’a permis de végéter, mais dans le bonheur : « Non et mille fois non, tu n’es pas venu pour plaire au public, mais pour le fasciner » - dis « l’enculer » mon prince, et tu seras dans le vrai ; à propos de femmes, j’avais avec moi pour l’heure une certaine Almée, Angolaise, toute noire. Elle me secondait en tout, et je ne supporte plus à présent que les gens qui me secondent. Évidemment pas question de coucher : on est une femme ou on ne l’est pas. J’ai toujours répugné aux femmes, qui ont toujours préféré se branler dans mon dos, ce qui est bien entre parenthèses ce qu’elles savent faire de mieux. À présent donc, pourvu que je ne lui demandasse rien, Almée me « secondait » ; elle me laissait aller aux putes, et se masturbait dans son coin comme je viens de le dire. Voilà comment je conçois les femmes, moi : collaboratrices dévouées, discrètes et frottées jusqu’au trognon, pour une bonne fois me foutre la paix.

    *

     

    Tcherkossian, je l’ai rencontré sur un coup foireux : des blaireaux nous avaient contactés, l’un et l’autre, pour animer le 8e anniversaire de leur fille ; la pauvre s’était renversé sur le bras une casserole en équilibre sur un réchaud. Les parents avaient appelé SOS médecins, les pompiers, Police Secours, bloquant tout le quartier. Une semaine après, ils avaient réitéré : pour les clowns, Tcherkossian,donc, et moi. Première fausse note : nos braves gens ouvrent leur porte – un vrai bouge, et dans une arrière-pièce sans fenêtre, une petite fille sur un grabat – et tombent sur une grande Noire vaguement déguisée en fée. Tête du père : « Mais mademoiselle, il doit y avoir une erreur... » - l’erreur, c’était la peau.

    - La fée, c’est moi ! » Elle était mignonne, Almée, avec ses vingt-cinq ans et sa peau noire;la fillette avait sauté du lit : « Chouette une Noire, chouette une Noire ! » - pas mieux… Et nous sommes entrés juste derrière en nous bousculant, maquillés au rouleau, plus une demi-douzaine de mômes qui nous avaient emboîté le pas dans les escaliers ; les vieux se sont barricadés dans la salle à manger. Puis la sonnette a carillonné coup sur coup, et 15 autres enfants se sont mis à fêter les 8 ans de la fille. Nous avons tous les trois fait croire à l’assemblée que Tcherkossian s’appelait Tarche, « le fabricant de boucliers », ce qui donne lieu à « cet arche cet âge) est sans pitié » (Les deux Pigeons), « j’habite au deuxième é-Tarche », « en avant Tarche » c’est nul, on va l’appeler Albert – quand la Fée s’est spectaculairement démoli le cou-de-pied en criant « Ouille ! mon méta-Tarche ! » et les petits cons n’ont rien compris - total mépris. Alors Tcherkossian s’est jeté à quatre pattes et j’ai crié Un chien ! On y met le feu ? Enfin le troupeau comprend qu’il faut ire, et tout le monde se retrouve à quatre pattes à se flairer le cul. Il y a même une fille qui a levé la patte , en vrai. Voilà ce qui arrive quand trois clowns convoqués improvisent un excellent numéro en costume, et enchaînent au même rythme. Les enfants s’étaient regroupés autour de nous avec les orangeades et nous entendions battre en cuisine la porte caoutchoutée du réfrigérateur.

    Almée a raconté ses expériences d’auto-stoppeuse : «Pour les filles c’est facile ! »

    Sur la route de Guatemala Ciudad, un petit gros m’a fait assoir à côté de lui ; il voulait me tâter les cuisses. Je croisais les jambes, je décroisais les jambes. Il conduisait très vite, d’une seule main. Puis il a ouvert sa braguette et se touchait. J’ai détourné les yeux en vitesse ; jamais je ne m’étais intéressée à ce point à un paysage ».

    Nous nous sommes retrouvés dessoûlés dans une brasserie « Munichoise » avenue G., repassant à mi-voix nos numéros, dans un coin. Les garçons nous fixaient. Nous nous sommes souvent interrompues, crainte que le concurrent, l’autre, n’empruntât ce tic, cette torsion du nez, cet accent étranger soudain. Épiant la moindre mimique, sans rire, pincés, comme aigres – le comique est un être rongé par la bile. Nous ne parvenons pas à nous égayer. Nous ne l’avons pas souhaité. Nous avons fini par nous ennuyer, l’un l’autre, et chacun de soi-même. Les gestes deviennent ébauches, les allusions, indécelables, et le silence est venu. Rien de plus déprimant que ces confrontations d’augustes : il n’en faut qu’un, par cirque. Par music-hall, par salle des profs, par entreprise.

    Autrement c’est le clash. Garanti. Les deux se font concurrence. Ça n’intéresse plus personne. Dans le courant de la conversation, nous nous sommes aperçu que nous parlions tout trois l’allemand : l’ Angolaise, avant moi, tordait de rire des parterres de Geschäftsleute, hommes et femmes d’affaires, de Rostock à Leipzig ; rien ne déridait davantage ces chimpanzés en costumes que d’entendre une Noire écorcher l’allemand avec des intonations bantoue. Kolossale Finesse ! L’entrain a rebondi, juste un peu ; nous avons croisé nos impressions sur les publics teutons, dont les meilleurs jeux de mots reposent sur des à-peu-près (« meine Samen und Spermien » statt « und Herren). Alors les maçons, depuis longtemps exaspérés, se sont mis à tourner, torchant les guéridons à grands coups de loques, nous aspergeant d’eau sale, bousculant les sièges vides.

    Ce sont d’abord des réflexions à haute voix sur « les gens qui parlent deux langues ». Tcherkossian observe encore plus fort que c’est bien la première fois qu’il entend des commerçants dauber leurs clients. Il se fait rabrouer par ces cons de prolos, nous le soutenons, les loufiats se mettent à gueuler comme une meute, on n’en est pas à pleurer après le client, tout le monde s’est mis à se taper dessus à coups de chaises, toute la boite s’est fait saccager. Lorsqu’on s’est regroupé hors d’haleine six rues plus bas, les croquants avaient rameuté les flics, moment choisi par Tcherkossian pour nous rappeler qu’il faut toujours se démaquiller juste après le numéro, les passants nous ont regardés d’un air bizarre, mais peut-être que je me fais des idées sur les clowns. J’ai entraîné Almée l’Angolaise, pour lui épargner l’atroce parallèle entre comique et tragique : dissertation superflue.J’ignore pourquoi ce soir-là précisément mon assistante m’a plaqué pour Tcherkossian. Quelques jours plus tard, faisant du stop sur la portion fac- centre ville, je les ai retrouvés.

    Existaient encore en ce temps-là ces monstres nommés Deux-Chevaux. Seuls possédaient ce genre de pisse-roulettes les gars ou filles fichés « gauche ». Celui-ci a pilé devant moi en oscillant : Almée l’Angolaise au volant. Surprise encore : Tcherkossian vautré sur la banquette arrière, ivrissime. Il me fait une petite place. La passagère avant pue l’alcool aussi. Les vapeurs d’essence et de toile de toit font un cocktail gerbatif. La conduite à droite est approximative. Tcherkossian debout sur la pointe des fesses mitraille à bout de bras tout ce qui nous double, fabriquant des deux joues des bruits caverneux de rafales, et postillonne. Les filles éclatent de rire. Il flingue tout ce qui passe : file de gauche, file de droite.

    Comment peut-on se ridiculiser de la sorte. Je suis sûre à présent que Tcherkossian ne possédait pas une once de talent. Des doutes commençaient à me venir sur ma propre vocation – qui trouvait à vrai dire peu d’occasions de se manifester : depuis notre expulsion, Ovaness Tcherkossian ne trouvait plus la moindre soirée d’animation à se mettre sous la dent. Le très petit réseau de comiques à domicile s’était vite communiqué nos adresses… Les filles sont redescendues. D’un pas mal assuré elles sont venues ouvrir les portes arrière en grande cérémonie. Je voyais bien que la passagère n’avait d’yeux que pour Tcherkossian. Jamais je n’ai attiré le regard des filles. Bras-dessus bras-dessous nous sommes allés vers un chapiteau de cirque où se produisaient des politiciens.

    Almée l’Angolaise s’est engouffrée là-dedans, elle en est ressortie cinq minutes plus tard en costume extravagant, pour distribuer des tracts : le meeting sous chapiteau se tenait au nom de la gauche pro-cubaine. Les orateurs, dans une grammaire approximative, flagornaient les charmes de l’île à Fidel : « Il a dispensé au peuple les bienfaits d’une alphabétisation massive ! » À mon tour à l’intérieur, j’ai applaudi. À côté de moi sur le gradin hoquetait en rotant la passagère blonde. Au lieu de fixer l’orateur elle me fixe d’un œil de poisson. Je lui ai crié dans le vacarme qu’elle pouvait toujours attendre que je la pelote, et qu’il n’était pas question que je subisse les premiers refus de rigueur.

    Je lui ai même gueulé, dans une acoustique déplorable, que jamais je ne m’abaisserais à ébaucher quelques premiers gestes que ce fût ; que j’en avais ma claque des brimades ; elle s’est alors éloignée, définitivement, et voilà comment j’ai rencontré Ma Femme. Pour l’instant, le récit, ou le bavardage, se concentre sur Tcherkossioan : j’ai fini par monter, avec lui, un duo. Il ramenai les filles, une pour lui, une pour moi. La mienne se détournait de moi, et il finissait par s’envoyer la paire. Il s’en excusait gauchement le lendemain matin. Je lui répondais immanquablement que je n’en avais cure, ayant passé la fin de la nuit (douze minutes) avec une pute. Quant à sa grosse gueule, avec la barbouze qu’il se faisait pousser jusque sous les oreilles, elle le faisait passer pour un authentique barbudo. Les femmes riaient de ses plaisanteries, et de mes ridicules. C’est la vie. Nous avons vécu ainsi lui et moi toute une année, sans coucher ensemble mais dans la complexité – rivalité, admiration, et toute la gamme. C’était un fils de cheminot. Ses revenus, comme les miens, n’ont jamais excédé la modestie. Il n’a jamais effleuré la moindre notoriété. Neither did I (« moi non plus »).

    Nous sommes restés pauvres. Il a professé des théories révolutionnaires, mais lui tout seul. Il a connu des fins de mois difficiles, expression impropre car le mois n’existe pas dans nos métiers – était-il en revanche bien obligatoire de se meubler au « Marché des faillitaires » ? ...de tonner contre le capitalisme et de piller les intérieurs ? Combien de larmes ont-elles coulé sur ce bureau, combien de force y avait-il dans ces bras de femme retenant le divan que l’on traînait sur ce palier ? est-ce qu’il a trouvé chaque soir le sommeil, Ovaness Tcherkossian ? Quand je l’ai quitté, son nez s’était busqué au milieu de tous ces poils. Il souriait comme une lame, portant un de ces petits couteaux des Andes Ojo de Agua retenus à la ceinture par un anneau, comme un véritable guerillero. Il refusait de manger sa viande autrement qu’en la tranchant au ras des lèvres, tout en célébrant bruyamment « ceux qui ne peuvent pas s’en payer tous les jours ».

    Avec son cuchillo à saigner le bourgeois. Puis je n’ai plus revu personne. Seize années de suite. La Blonde et moi (souvenez-vous) nous étions éclipsés, comme lui, dans le vaste espace du temps – elle s’appelait «Marianne », puis nous nous sommes mariés (ensemble) – nous avons déménagé – c’est loin Bordeaux, loin Stamboul – seize ans, toute une vie d’ados perdus de vue, puis j’ai voulu renouer – j’avais redéterré, à huit ans, la mésange en boîte à sardines, « pour voir » : une grosse mouche était sortie, 5 morts en 5 semaine dans le bled, bien sûr, que c’était ma faute ! Seize années donc se sont passées. J’avais écrit là-dessus de très belles pages, très nostalgiques – perdues – qui disaient : « ...deux blenno m’ayant rapproché de mon épouse, qui croissait en intelligence et beauté, je ne sais comment un jour l’idée m’est venue de revoir Ovaness Tcherkossian, que j’avais si peu connu, l’Incontournable Révolution de LXVIII en majuscules dans le texte nous avait séparés.

    Que signifie « révolution » pour un comique ?

    Dernier signe des temps – dernier adieu sur le quai – avant l’immense départ, je reçus du fond de mon exil (Bordeaux était le bout du monde ; il l’est resté) une grande enveloppe solide et brune à l’intérieur tout capitonné de poèmes, dessins, messages à double sens, croquis, pamphlets et caricatures comme on en faisait alors. Je la conserve sous l’attestation de première Communion Simone (ma mère) – les moins de cinquante ans ne peuvent déjà plus imaginer de quoi je parle. Nous avons répondu sur le même ton, des idées qui n’étaient pas de moi, des vies que je ne pouvais vivre ni eux non plus, je ne savais plus qu’une chose : jamais plus nous ne reverrions Tours.

    C’est de vingt à vingt-cinq ans que datent les ruptures les plus inexorables, les plus irréparables. J

    Je n’ai plus rompu depuis avec qui que ce soit, quoi que ce soit – ce qui fut ma pire erreur. Il faut rompre quand on est jeune. Faire un enfant par exemple ; trois ans de solitude sèche. Disons quatre. Ou cinq. Tout le monde en fuite. Nulle amitié, nulle fidélité qui tienne sous une telle avalanche de d éjections et de niaiseries qui vous cimente, qui vous bétonne une existence humaine – puis d’autres amitiés s’esquissent, s’ébauchent comme un renvoi venu de loin, on se refait des souvenirs, on se rencourage, on se reconsolide, puis des ruptures à tout va, d’autres solitudes, élagage, défrichage, tronçonnage ; ça tangue, on largue, on se fait larguer, par les plus cons, les plus courageux, on perd son temps, on brade son temps, avec des hommes, avec des femmes, qui le méritent, qui ne le méritent pas, cul par-dessus tête, dans la cruauté la plus imprévoyante, laplus inconséquente.

    Puis on s’exile (ailleurs...meilleur…), histoire d’aller de l’avant, sans plan ni projet, on se rapatrie, sans rien de construit, sans un rond, paumé, fané, l’idée vous revient – vous suivez ? - tandis que les autres, ceux qui sont restés, bille en tête, ne vous reconnaîtraient pour rien au monde – j’ai rouvert le cercueil de l’oiseau l’idée de vérifier si les autres, ceux qui foncent, si vite et si négligemment, si lâchement et si réciproquement plaqués, avaient eux aussi fini de réviser, de rafistoler, d’enrouler leurs existences comme autant de banderoles – pour bien se casser la gueule, parce que tout de même, il y a une justice pas du tout disent-ils pas du tout, j’ai changé de femme (« de mari »), j’ai changé de vie, de ville, de brosse à dents, de voiture » - « toi tu n’as pas changé » - toujours aussi con tant qu’à faire – d’ailleurs ils te le disent « Alors, Massu, toujours aussi con ? - À votre service mon général »- ils ont replié leur vie comme une banderole.

    Ils s’imaginent faire quelque chose, être « en route », tambours et trompettes, je rote je pète rien ne m’arrête « réussir » ils appellent ça, déjà sur le chemin des morts, je ne vais pas leur dire – moi que je suis tellement plus loin, sans avoir eu besoin de changer, ça doit être vrai puisqu’ils le disent (« ce sont les autres qui vous définissent mieux que vous ») - ah ! « je n’ai pas changé », bande de cons…

    Car aussi loin que nous pouvions remonter, nous n’avons jamais été, moi et Ma Fâme, la même femme, de ces gens qui « évoluent », mais bien de ceux qui, nostalgiquement, se penchent sur leurs échecs et se mortifient doucement, avec de brusques violences pour faire joli. S’il fallait désormais me justifier comme je faisais en ces temps-là – j’invoquerais ce droit de tous à conserver sa gloire, qui est chez Corneille « la [haute] opinion que l’on a de soi-même ».

    À 38 ans passés – je jouissais d’innocence – j’ai posté de ma main une lettre à Tcherkossian – ma réponse à l’ultime enveloppe n’ayant pas à son tour engendré de réponse : là-haut déjà, sur les bords de la Loire, les couples se déformaient, les opinions se délavaient ou se pétrifiaient – les vies s’étaient concrétisées, les convictions reniées, radicalisées, les vies démonétisées, concrétisées, tandis que de foudroyantes grossesses souillaient, broyaient, pulvérisaient inexorablement les derniers vestiges d’espoirs et d’ascensions. J’étais rest, c’était donc vrai, le même – aujourd’hui encore en vérité j’ai peine à croire que j’aie vécu.

    Début 83 (2030 nouveau style), retour d’Autriche, j’ai donc si bien soupesé, balancé chaque terme de mon message à Tcherkossian (disais-je) que mon vieux clown m’a répondu par retour du courrier par quelques phrases sobres pétries d’émotion : « Viendrai vous chercher en gare ». Son écriture exhibait d’étranges gondolements. J’avais assurément appris, sans précisions, qu’il lui était « arrivé des choses ». Il m’attendait sur le quai de gare, en province. Glabre, méconnaissable – tondu. Une laideur atroce, comme il arrive immanquablement, inexorablement, à tous ces mâles qui se mettent la boule à zéro. Qui veulent, donc, « repartir à zéro », tifs compris.

    La mode des « cheveux longs » était bel et bien passée – ce n’était pas, d’ailleurs, une mode – mais un temps, révolu. J’ai conservé pour ma part et conserverai toujours ma crinière de Lotharingien, de Franc Salien, jusqu’à ma mort. Je refuserai toujours, jusqu’à ma mort, de me « viriliser », d’endosser cette défroque de la connerie. Cette espèce de couillolâtrie où les mecs se croient tenus de se précipiter comme on plonge dans la lunette de la guillotine. Au point qu’il existe aujourd’hui des filles qui envoient leurs types se faire tondre. Hagards, désastreux, les gros porcs se croient tenus de s’exhiber dans ce qu’ils ont de plus hideux.

    Je veux toujours avoir l’air d’une femme. Juste un peu. Au moins. D’un inverti, d’un pédé. Ovaness jadis si beau. Tandis que cette tronche de coloquinte verruqueuse – avec des creux, des excroissances, défiguré, cratérisé comme une pleine lune, déformé, défoncé. Pommettes saillantes. Protubérances jurassiques. Mâchoire de mutant. Blême, pathétique. Cabossé, le Tcherkossian. Inqualifiable, quelconque – ignoble. Et au milieu de toutes ces chairs, de tous ces os, des yeux – implorants, égarés, noyés, ivres de pénitence, des yeux qui se soûlaient tous les matins, au réveil, dans la glace, et plusieurs fois par jour, cette espèce de cul, rasé, bosselé, infiniment obscène, sur une face ravagée, ravinée par les larmes, même et surtout si pas un pleur n’avait suinté.

    Quelque chose de blafard, de lacéré, falaise de craie juste effondrée, mais mou, jusqu’à la veulerie.Le voyant ainsi, sur le quai, tout fragile et grelottant, je me promets de l’accepter tel. Il nous a convoyés dans sa deuche populo de rigueur ; au pied d’une bâtisse cubique à volets verts, au fond d’un jardin pelé, déclive, où claquaient sur des perches à fèves des fanions tibétains. c’était la maison la plus ancienne de la ville, « où se tenait la Kommandantur ». Un tapis de corde, un bac à chat par terre à droite, pour Michel, « du nom de celui qui nous l’a offert ». À gauche un bureau, son synthé, sa bibliothèque. Tout droit la cuisine, une autre chambre au-delà sur la gauche. À la table une femme inconnue, Tilyé, Alsacienne dorée enfournant un vieux Baekeoffe à bouffer plus tard.

    Ancienne sagiaire, vingt ans, me dit Tcherkossian, qui en a trente-sept. Tilyé nous dit très vite qu’elle n’a pas souhaité ces retrouvailles ; son travail personnel avait été d’exorciser le passé, d’éviter toute rechute, tout retour en pleine gueule de jadis – Ovaness est encore trop sensible. L’urgent n’est pas de retrouver l’ami, le réapprivoiser – mais d’amadouer l’Obstacle, la nouvelle épouse. Qui aurait voulu nous laisser d’emblée tous les deux, lui et moi – j’ai déjoué le piège. C’est à elle seule que j’ai fait la conversation, bille en tête, parlant projets de voyages, plaisir de revoir l’ami, changements tous interprétés de façon positive. Tilyé répondait peu, posait les viandes, sans lever les yeux. Arielle était près de moi, qui faisait nombre, diversion. Nous avons mangé. Au mur une photo de classe, année 1891-1892.

    À côté de chaque tête, au stylo, une date de naissance, une date de mort – tous des garçons. Un seul mort jeune, en 1920. Juste au-dessous, une perspective cavalière d’Ouessant, avec mention de tous les naufrages et silhouettes de tous les navires, date et nombre de victimes. La bouffe est fade et copieuse. Je bois beaucoup, ce qui meuble, ce qui permet, une fois vidé le sac aux anecdotes, de faire étalage de questionnements homosexuels les plus rebattus. Pourquoi confier cela d’ailleurs à une femme, qui n’y comprend rien (autant de pédés, autant de mecs qui ne nous emmerdent pas) – l’homosexualité ? j’en avais tâté sans plus, sans manquer une occasion de le monter en épingle, à la grande exaspération des véritables pratiquants.

    Promenade digestive. Lourds, les estomacs. Et tandis que nos compagnes se lient sans histoire sur fond de prairies, nous nous sommes tenus à quelque distance, nous dévorant des yeux, à en pleurer , à en tomber dans les bras l’un de l’autre, si Tilyé ne nous en eût dissuadés d’un grand éclat de rire de jument. Nous avons tous parlé très vite, très fort, précipitant les confidences, comme si nous nous étions quittés de la veille. Nouvelle Épouse écoutait, resservait sa mixture à grandes louchées,à pleines écumoires dégoulinantes, et vin,vin, vin. Elle a fini par donner ses appréciations évasives, puis s’est confiée d’assez bonne grâce. Elle avait connu Tcherkossian en classe de seconde – bon nombre de bouffons, incapables d’embrasser une vie d’artiste, se recyclent dans ce cul-de-basse-fosse des bonnes intentions :  l’Éducation Nationale. « Je n’aimais pas Tcherkossian » dit-elle. « Les autres filles non plus » (trop dragueur). Lui : « En début d’année, j’arbore les couvre-chefs les plus extravagants. Les élèves ne disent rien, puis n’osent plus rien dire ».

    Ils se sont revus quatre ans plus tard. Elle l’a repris en main, sauvé, repêché, à ma place, sur la berge, délivré du mal – je lis en me penchant, à l’envers d’une porte d’armoire, au crayon gras : Moi, Ovaness Ycherkossian, j’ai réparé moi-même cette planche, le… tant… - vaut-il mieux couler, émerger ? ...Le suicidé vous est-il reconnaissant de l’avoir sauvé ? … Enivrés, pesants, nous gagnons Arielle et moi – je ne puis me déplacer sans elle – nos lits à l’étage, titubant du mur à la rampe tu te confies à une fille qui ne nous est de rien je réponds je ne me suis pas confié. À droite la chambre vide du fils absent confié à la mère – nous couches sont àgauche, au pied de quatre rayonnages de bouquins jamais on ne guérit d’être étudiants nous commençons de nuit tout à la fois jusqu’à une heure avancée.

    Le lendemain tout est très lent déjà plus rien à dire, dix-sept ans qui sont passés, Tilje avait trois ans, nos femmes tiennent dans le vie une importance démesurée. Ce matin règne l’enjouement je bois de l’excellent café, je mets la matinée à me purger, dispos sans savoir à quoi – promenades touristiques – le soir Ovaness dans un sentier se force à franchir d’un bond trois barbelés pour mettre en fuite un chapelet de laitières qui détalent en lourdes masses crépusculaires. À mon tour je’ m’enfuis terrorisé devant une machine agricole pleins phares dans les cahots Là ! … Là !… - au ras du sol tout trébuchant, montrant dans mon dos le monstre motorisé de mes deux bras épouvantés, haletant, démantibulé, le conducteur se gondolait.

    Nous avons désormais visité Tcherkossian-Tilje ma femme et moi dans les deux trois fois par an . Rien n’a plus bougé. Le sens est venu, l’un suivant l’autre, mais toujours un calembour, unen bourde sont venus nous figer dans une perspective estudiantine qu’elles n’avaient peut-être jamais dépassée. Et nous glissions, nous dérivions ainsi de trimestres en tambouilles, sans autres itinéraires

    que la Croix des Rigolos. Nous nous étions vraiment connus huit mois, d’octobre 13 à juin 14. Et nous avions vingt ans. Tilje, 4. Tombés de clowns à piètres pitres.

    Nous avons si parfaitement idéalisés ces temps-là que nous avons voulu renouer le fil. Or s’est la vie qui se rompt. Aventures, marécages où tu n’es plus, où tu ne peux plus être, creusent des fosses béantes. Et ceux qui sont survenus recueillent le fruit de la vraie amitié – je fis là, telle chose m’advint tandis que les premières ombres se sont embaumées, délitées. Ce que j‘ai su ou reconstitué par bribes, au rythme des mois. Tcherkossian avait bien filé l’amour avec Almée la Noire, l’Angolaise. Elle avait lu Césaire dont on ne guérit pas, Fanon, Ouologuem. Or en ce temps-là, chose inconcevable, tout passait par la politique. Pour passer au feu de l’épreuve sa foi sa conviction, on se foutait la vie en l’air avec son ouvrier, son Africaine de service, pour la gloire du Ché ou Dieu sait quel clown sanguinolent.

    La baise était politique ; l’amour, les enfants, politique. Voici donc Ovaness, descendant d’Arméniens, embringuée avec son Almée Belvezinho,  « Beauvoisin »,Noire authentique et catholique. La Belvezinho milite, communie, enchaîne les comités, reproche à Tcherkossian son opportunisme, son dilettantisme, son insensibilité au racisme blanc. « Quand ton grand-père a fui les Turcs, il ne savait pas un mot de français ; ça devrait te péter sous la peau. - Elle est blanche répond-il. Almée ne le trouve pas drôle. Elle échoue à l’émouvoir, fût-ce en

    exhibant les clichés de 1915, ou d’autres sur l’esclavage de couleur. Il répétait que les rois nègres avait dépeuplé leur royaume bien avant l’arrivée des Blancs : je l’ai lu dans Yambo Ouologuem. Almée répliquant vous n’avez rien arrangé ; les Européens n’avaient fait qu’industrialiser l’artisanat.

    Il répond « cela fait si longtemps » - la formule valait aussi bien pour les marches forcées, les décapitations de Bitlis et d’Intilli « vous ne pouvez pardonner tant d’horreurs – en réalité, le büyükbaba s’était tiré du Martakert avant les persécutions systématiques, perdant tout contact avec son milieu : différends familiaux, voire indifférence foncière, qui se retrouvait chez son descendant direct. Quand la scène de ménage était finie, notre bon Tcherkossian récitait son catéchisme : la lute des classes, les structures oppressives déconstruites, la résolution de tous les conflits, le racisme desséché dans sa moëlle, et tous les hommes seraient frères, poil au prolétaire. Il exceptait bien entendu les juifs, contre lesquels il trouvait toujours d’obscurs griefs. « Tu es incohérent » répliquait Almée, qui se contrefoutait d’Israël. Sa vision allait plus loin : fusil aidant, et Dieu, le concept de Race obtiendrait le respect ; suivra l’argent, nerf de tout le reste. Questions de priorités, questions de mots, mais ce sont les mots, les principes, qui justement détruisent. Rien ne change, mais les anathèmes, les invectives, les stigmatisations s’envolent (« quand l’establishment sera vaincu par la nomenklatura, rien ne sera transformé » - dans ces puits sans fond s’engloutit la vie, malgré l’enfant qui survient, surnage et sombre en alternance.

    En dépit des procédés les plus stricts de contraception, rien ne freine encore l’éclosion intempestive de ces créatures profondes montant crever en bulles à la surface des existences. Une infection. D’étreintes en étreintes, Ovaness et Almée s’étaient confectionné Idriss, ni arménien vraiment ni angolais, ni métropolitain au sein du melting pot des genres et des nations. Il s’imbibait et s’accroissait de criailleries en revendications, sans que les sources puissent déterminer l’origine exact des tromperies ou bien trahisons. Les souvenirs se troublent aussi peut-être. L’enfance est de nature instable. Souvent les cris s’emparent d’un enjeu, nommé Idriss. De la façon la plus plate, la plus traditionnelle. Car les couples les plus instruits, les plus en pointe, succombent aux pièges les plus bas. Les plus démunis, sans culture aucune, accouchent souvent d’épousailles, divorces sans relief.

    Personne ne se réconcilie autour d’un enfant ; cette théorie est criminelle. Les deux aïeules, la noire et la blanche, se sont disputée l’enfant. Il fallut établir pour elles un week-end turn over. En anglais une alternance : le père, la mère ; première aïeule, seconde. Les deux vieilles (entre cinquante et soixante ans) se sont pourri la vie par Idriss interposé. L’une (qu’importe laquelle) ayant suggéré à l’autre que les parents se trompaient mutuellement. « Qui est le véritable père de ce garçon ? avec un prénom musulman ?

    Les grands-mères soupçonnèrent toutes les connaissances arabes du couple, ce qui faisait beaucoup : ce qui, jadis, faisait le charme d’Almée (son exotisme, voire cutané, son engagement épidermique (elle aimait ses propres plaisanteries) et vite viscéral contre l’injustice – dont les communautés tropicales ne manquent pas tant s’en faut – avaient transformé le domicile en camp volant : militants, peu enclins cependant au communautarisme sexuel : tous très graves, exaltés, traditionnellement respectueux des couples constitués.

    Malgré les cadeaux prodigués àIdriss, il fut de plus en plus difficile de préserver une intimité. Le temps atténue les flammes, certains tiennent bon ; les visites se sont raréfiées, des évolutions quasi organiques se firent jour, l’âge tasserait tout cela, et Tcherkossian se fût résigné, mais Almée se décida (la chose est plus facile aux femmes, qui n’ont qu’à laisser faire) à donner corps aux scènes de jalousie, ayant cédé d’un coup au musulman le moins scrupuleux du groupe. La séparation fut hargneuse. La mère militante inculqua au fils haine et mépris du père. Elle se fixa à proximité, avec Idriss, à deux pas de chez ses parents. Tcherkossian ne trouva pas en lui assez de lâcheté pour surmonter l’abandon.

    Sa réaction me dit-on fut démesurée. L’enfant venait parfois, déposé par un tiers souvent renouvelé. Au retour, la mère expliquait à son fils à quel point son père n’avait su ni le nourrir, ni le distraire. La maison d’Ouzauré, où je rejoignis mon ami après seize années d’absence, comportait je l’ai dit une chambre à l’abandon, où traînaient des fragments de Lego. Ovaness Tcherkossian céda-t-il à quelque délire ? L’enfant lui fut ôté, endoctriné, investi de trop lourdes missions. Gâté, ballotté. Rien de plus couru. À l’ordre maternel fut opposé le « désordre » du père, aigreurs de  l’une et maison de repos, de l’autre. Démissions et chutes libres, jusqu’aux douceurs excessives de part ou d’autre, façonnèrent à l’enfant une reconstruction de première bourre.

    L’homme s’effondrait. Nos sources ignorent tout des souffrances de la mère. Tout ce que j’ai au, c’est qu’elle s’est acheté une riche automobile. Comment rendre un déchirement qu’on ne connaît pas. Notre informateur assure qu’Ovaness Tcherkossian, délaissé par une femme, s’est cru abandonné de toutes. Qu’avoir investi dans une Almée mère, sœur, amante et militante, et tout misé ainsi sur un seul être, relève de la plus pure sottise, mais ceci est une autre histoire.

    Ovaness, Tristan bercé aux mamelles politiques, délaissé par l’Angolaise au nom de la revanche, se senti puni comme Blanc, fils, mâle, et le monde se déroba. Les premiers temps, Idriss sinon le siècle avait deux ans, il s’affala comme une voile. Le volontarisme l’aida peu : convictions et certitudes le laissaient gisant sur un lit face au mur. Le globe et l’Angola trahissaient tous les deux : les envols – brisés, toute femme et tout amour – abolis, volont disqualifiée.

    Dans le rationnel marxisto-robotique, irruption de l’inéluctable. Tcherkossian jusqu’ici avait toujours manifesté le plus profond mépris pour l’Armée, sauf – et encore – du peuple ou « troupes rouges » incarnations du pouvoir prolétaire. Il leur opposait les armées aristos .

    la prussienne des von Stroheim, la française des Weygand et des Cubières de Castelnau – mais que connaissait-il de l’armée, sauf ce qu’en exposaient les productions cinématographiques, Les Croix de bois et autres chefs-d’œuvre antimilitaristes, d’une part, et de l’autre les grands ensembles de l’Armée Rouge et les glorifications de l’extraordinaire victoire soviétique…

    Il pensait à présent se documenter sans doute, à la lecture de Servitude et grandeur militaire ou du Désert des Tartares. Attentes de toute une vie, où l’honneur dépend d’un ceinturon bouclé, d’un regard fixe sur l’horizon. Tcherkossian se renseigna sur la Légion, revit des films à la gloire des corps d’élite. Les amis qui lui restaient ne parvinrent pas à dissiper cette fascination soudaine. Nul raisonnement, nulle raillerie n’y firent rien. Il se présenta au bureau de recrutement. Ni étranger, ni bagnard en fuite, il demanda à servir « au plus dur », ce fut son expression, rapportée par le sergent-chef.

    Ovaness évoqua devant ce petit sous-off rasé les délices de l’abnégation chez Lawrence d’Arabie, trouvant dans l’astiquage des planchers la volupté de l’anéantissement, lui que tout l’Orient avait acclamé en héros. Le sergent-chef connaissait ce sublime exemple de renonciation. Mais il dissuada Tcherkossian de s’engager : « Nous n’acceptons dans notre corps que les éléments pondérés, qui ont su mettre entre leurs épreuves – leurs souffrances – et eux, la distance de la réflexion. De la maturité virile. Cet homme ne voulait que se faire broyer. Nous broyons en effet les hommes, mais pas de la façon que ce type-là pensait. Nous écrasons le soldat pour en tirer le meilleur de lui-même.

    Pas pour les désirs malsains. On n’entre pas à la Légion pour s’anéantir, mais pour devenir un guerrier. L’hôpital psychiatrique, c’est la porte en face » etc. - et pour finir : ON NE PREND PAS LES LOPETTES ! »

     

    X

     

    La première phase fut de soumission : Tcherkossian (il est en vérité impressionnant d’imaginer qu’après soi, et séparé de soi, les amis, les autres soi-mêmes, obéissant à d’autres lois) s’alita, s’avachit, refusa tout (Ovaness m’apprend qu’il en est ainsi de tous les dépressifs ; c’est une chose à laquelle moi, qui suis toujours en excellente santé, je peine à adhérer. Mais il faut désormais que nous plaisantions moins. Que chacune de nos phrases, en particulier les miennes, cesse de s’émailler de jeux de mots de potaches. Il a pris connaissance d’une certaine philosophie teintée de bouddhisme, comme en témoigne ce mât de prières élevé dans ce jardin pelé. Zen, dit-il, restons zen – il plaisante. Mais la chose est sérieuse. Il y a tant de choses dans le bouddhisme qu’on peut le considérer avec respect).

    L’internement lui fut Dieu merci toujours épargné, car toujours une femme ou l’autre (à quoi sert tout de même d’avoir baisé) passait par-là. « Tout ce que j’ai fait » (il répétaait cela) s’est chargé de malédiction ». Puis il perdit la dignité. Il écrivit des lettres imbéciles, suppliantes, renvoyées, couvertes d’insultes en marge, où parfois l’enfant avait ajouté en grosses lettres maladroites « papa je ne t’aime plus ». Il rôda près du domicile d’Almée. Ayant écrit à son amant du jour pour qu’il la lui rendît, il reçut par retour un tressage de poils pubiens. Idris, chez son père (jugement oblige) compatissait ; dès son retour il tournait casaque : l’enfant veut la paix chez soi – à peine avait-il refermé la porte que Tcherkossian se raplatissait, tirait sur lui un duvet déchiré, adoptait des chats.

    Les femmes nourrissaient l’homme, changeaient draps et litières. Or, à la faveur d’une modification de traitements, Tcherkossian recouvra sa puissance et prit parmi elles une maîtresse. Puis une autre. Puis une autre. La quatrième l’arracha de sa couche. La suivante le fit boire, puis manger assis:la déprime recula. L’avant-dernière avait dit : « Après moi, plus personne ». Il obtempéra. La photo qu’il nous montra de cette femme suait littéralement de chafouinerie, de vice et de bouffissure, jusque sur les pommettes couperosées d’alcool et d’éjaculations faciales ; grosses lèvres, paupières en capote.

    Quand Ovaness eut rangé dans son portefeuille le petit cliché huileux, je pensai en silence à l’immensité du réconfort que m’eût apporté à moi, ne fût-ce que sept à huit semaines, une telle partenaire, dont il se moquait à présent avec Tilje ; je dus écouter ces leçons de morale qui traînent dans toutes les vulgarisations psychologiques de la vie de couple. Ils étaient bien là tous duex, Ovanesse Tcherkossian et Tilje Shepard, heureux, équilibrés, récitant leur petit catéchisme : pas d’excès surtout pas d’excès, le sexe ne résolvait rien, le sexe n’était rien sans affection, et autres boniments irréfutables pousse-au-meurtre, accompagné ou suivi d’actes de barbarie. Coincé pour le peu qui me restait de vie avec une espèce de cageot dont les apophyses me meurtrissaient jusque dans le sommeil, sans pouvoir désormais séduite qui que ce soit, j’opinais ou branlais le chef. « Il était temps que j’arrive ! » conclut Tilje, cinquième et définitive, en éclatant d’un rire qui régurgitait toute l’obscénité de la félicité.

    Jamais je n’avais subi, moi je, de dépression. Il paraît que c’est extrêmement grave, douloureux même. La mienne, si licet magnis componere parva, c’est-à-dire s’il est permis de comparer les petites douleurs aux grandes, se présente sous la forme d’un ennui permanent, impossible à prendre au sérieux. Rien qui puisse permettre de faire dire sur son passage : « Cet homme souffre ».

  • NOX PERPETUA - Développements 2

    COLLIGNON NOX PERPETUA

    DÉVELOPPEMENTS B

     

    51 11 04

    Je suis dans une taverne typique et coloriée (jaune-rouge-vert) de la Terre de Feu. Une carte murale en montre une partie, ainsi qu'une petite île, dans l'Atlantique, que l'on me désigne. Un Argentin truculent, à collier de barbe, nous parle dans un mélange d'espagnol et de français. Il possède un grand prestige, au point de faire mettre à la porte par le patron une grande partie des assistants, qui ont trop bu et mènent grand tapage. Il ne veut plus parler qu'à moi, à qui il évoque ses femmes successives, plus viragos et caricaturales les unes que les autres. Nous arrêtons de parler de cela au milieu des éclats de rire.

    Il recherche mon amitié.

     

    51 11 08

     

    Les vidéos sont nulles, prises à travers la vitre, de magnifiques oiseaux se retrouvent pris dans un cadre de portière. Arielle n'aurait pas aimé cela. Parvenir en Patagonie pour

     

     

    51 11 15

    Mais le voyage n'est pas terminé. Ce qu'il y a d'étrange et d'avantageux, c'est que chaque point de chute en évoque un autre : il avait parcouru, sur sa vieille Stiga Monark, les côtes atlantiques de la Terre de Feu. Les

    tavernes là-bas sont souvent bariolées de jaune, rouge, vert. Sur les murs sont épinglées des cartes, côté Rio Grande ; y figurent des îles pas plus étendues qu'un rocher... Pourtant, que je sache, il n'existe pas de telles îles dans

    ce secteur. Un grand Argentin truculent à collier de barbe s'adresse à la cantonade, dans ce mélange atroce de français et d'espagnol que les grammairiens là-bas appellent le

    franyol ;

    quelque chose d'analogue au franglais...

    L'assistance lui témoigne une grande considération, mais notre personnage devient soupçonneux : tous ces sourires ne cachent-ils pas un vaste foutage de gueule ? "Virez-moi tout ça !" Et sous mes yeux ébahis, le patron et ses

    aides flanquent à la porte les trois quarts des clients, d'ailleurs parfaitement souls et bruyants : "On ne s'entend plus ici ! du balai !" Ma foi je reste seul à peu près. Tout cela nous a bien épuisés. Juste une petite tasse de maté.

    L'homme au collier entreprend son catalogue de femmes : "toutes celles que j'ai eues voire épousées" - me prend-il pour son Sganarelle ? Pourtant cette cohorte féminine se compose non pas de victimes palpitantes mais bien d'accortes viragos, caricaturales à l'extrême : "Ce ne seraient pas plutôt elles qui t'ont viré, gros lard ?" s'exclame le patron en lui tapant sur le ventre.

    - Possible, répond l'homme ; seulement, je les ai chevauchées, d'abord." Naguère on l'appelait encore "el rey de la jineteada", "le roi de la monte", ce qui est proprement le rodéo argentin, "a la fiesta de la Doma". Nous devenons

    amis de bistrot, il suffit pour cela d'un peu de flatterie, et de quelques verres d'alcool de céréales...

    Et si Chubuque, "Tchoubouqué", rejoignait une bonne fois sa femme ? Les voici encore séparés, une fois de plus recollés, c'est proprement insupportable. Il monte en titubant l'escalier, accentuant son ivresse. Deux étages, tout

    de même : il faut tenir, accrocher la rampe, dodeliner de la tête et des épaules. Il frappe du pied sur chaque marche, trébuche et jure. Cela s'entend de la rue. Au premier, le bijoutier tient son atelier : c'est plus sûr. Il passe la tête

    par la fenêtre, le lorgnon sur le

    nez : "Pas bientôt fini ce bordel ?" Monsieur le bijoutier, vous manquez de logique : c'est vers la cage d'escalier qu'il faut gueuler, non pas au-dessus du trottoir. La femme de Chubuque (prononcer à l'espagnole) passe aussi la

    tête au-dessus de l'artiste, se met à l'engueuler d'un étage à l'autre. De sa voix ibérique et précipitée elle défend son ivrogne avec acidité, puis les deux têtes se retirent à la façon des automates d'horloge : le repenti a regagné son

    second étage, et le joaillier l'atelier. Un dernier vacarme de descente cette fois témoigne que l'intempérant a gagné sa paix au prix d'une bonne liste de courses à faire. Chubuque ressort en traînant un Caddie, toujours planqué

    dans un réduit du rez-de-chaussée, à côté des poubelles. Un Caddie déjà plein de cartons d'emballage.

    Chubuque pousse son chariot sur le trottoir en terre. C'est difficile, ça regimbe de partout. C'est alors qu'une voiture s'arrête à son niveau : Pedro Gonza, son complice en beuverie : "Tu ne veux pas me charrier ce Caddie de

    merde ? Tu l'emportes, tu le vides derrière chez toi, dans le terrain vague, et tu me le rapportes ici." Pour le convaincre, il précise que sous les cartons se trouvent des packs de bière encore intacts : "Je ne peux tout de même pas

    entrer comme ça au Supercoto, et rajouter de la marchandise par là-dessus, ils vont me le refaire payer, ils vont me demander de tout rendre, la bière, le chariot..." Pedro Gonza donne son accord.

    Il descend, et les voilà tous deux s'escrimant à faire coïncider le Caddie récalcitrant avec le volume du coffre. Pedro repart chez lui, Chubuque se laisse tomber sur le rebord du trottoir. Et le Pedro, à quelques rues de là, se dit

    qu'il peut toujours s'en jeter un ou deux au Calafate. L'établissement se trouve en plein recueillement : un gaucho projette à même le mur des vidéos. Ce sont de magnifiques nocturnes surpris en plein envol, de nuit par

    projecteurs, de jour par vacarmes de casseroles, jeu absurde ; le conducteur d'une voiture stationne au pied d'un arbre, fait ronfler le moteur, klaxonne, frappe sur une marmite en aluminium, l'oiseau s'envole, le chaufffeur exulte

    comme un con.

    profiter d'un tel spectacle est un comble d'ironie. Le projectionniste range son matériel, et c'est un grand jeune homme, dégingandé comme le Septimus de Virginia Woolf, qui veut attirer son attention : "Regardez ! le sol se

    soulève !" - en effet : le plancher se craquelle, et par-dessous, c'est une espèce de pavé qui pousse, un champignon de pierre, tout noir, basaltique : "Regarde, cinéaste de merde ! tu vas mourir sur la route ! ceci en est le signe !

    tu vas mourir sur la route !" Ce sera son châtiment, pour ses sacrilèges : on n'éveille pas impunément la Déesse de la nuit.

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    De quoi en vérité l'entraîner sans trop de protestations à l'intérieur du bâtiment, grande, rose et bien en chair, pour l'embrasser sur la bouche; même, je conduis ses doigts. Je dois vous faire part d'une étrange aventure. Parfois en pleins champs, les ploucs et les Parisiens organisent une grande "frairie" ou fête de village. En plein Poitou, l'on dispose un parking, sur l'herbe, où des locaux vous

    guident ingénieusement, vers telle ou telle place libre. Ce jour-là, sans savoir ce que l'on fête, je suis l'un d'eux. Par petits gestes des mains je fais reculer tel ou tel, sur l'herbe coupée, sur l'andain disait-on. Mais celui-ci, souillé

    des pneus, ne pourra se récolter. La troisième voiture est conduite par un jeune chasseur, très aimable. Mais, travail oblige, nous ne ferons pas plus ample connaissance. D'autres fonctions m'appellent à Toulouse, à plusieurs

    heures de route. C'est un pari que je me suis fait, une sorte de voeu, absurde et dangereux : faire le tour de la ville, à pied, par la rocade. C'est de quoi se faire tuer, surtout dans cette brume particulièrement tenace. Nous

    commencerons par le flanc ouest : la Cépière, la Faourette. Le côté est (Croix-Daurade, Aucamville...) - sera pour une autre fois; et même, soyons fous, je pousserai jusqu'à Montastruc-la-Conseillère : rien de plus beau que l'église de Montastruc-la-Conseillère. Et pourquoi pas plonger plein sud, vers St-Girons. Après tout, les nationales ne sont pas si dangereuses.

    A cette heure-ci, je peux même emprunter les pistes cyclables. La brume se lève. Des formes humaines marchent à ma rencontre : un jeune père, une jeune mère et l'enfant, qui vont d'oùm je viens, expulsés, sur la route, ou la

    piste cyclable, c'est tout un. Ce sont eux, les monuments remarquables. Ils ne figurent sur aucun dépliant touristique. Et peut-être pourrais-je fouiller le fond de mes poches, y retrouver un vieux chéquier blotti là, et nous payer à tous les quatre une chambre de location, à St-Girons, Cintegabelle. Et puis je descendrais seul, en secret, de nuit, au rez-de-chaussée. Elle

    ne dirait pas non, nous resterions discret, car l'enfant a le sommeil léger.

    Puis je rejoindrais la chambre, minuscule, sous le toit, prenant le jour par une tabatière coulissante, un vélum de plastique. Et dans cette femme fugitive, s'inscriraient les traits d'Arielle, laissée si loin vers le nord

    (Mamers,Sarthe) ou de Véra, coincée dans une location perdue de Lozère : tout un rassemblement d'errances humaines, de petites habitudes, d'abonnements aux douches municipales. L'enfant serait une fille, Lucinda, qui

    tenterait avec application de lire toutes mes notes, dans un petit carnet rouge de voyage qui ne me quitterait pas, où je note mes trajets, les citations de mes lectures, et je me réjouirais de ses efforts : "Bientôt, tu sauras lire

    couramment !" Nous serions heureux dans ce lieu indécis, parce que tous nous changerions de visages, progressivement, sans cesse, comme autant de nuages...

    C'était un musicien, presque aveugle, au regard tordu. Il s'habillait avec soin, sous sa barbe volontaire. Il avait emménagé dans ce logement de la rue de Pessac, avec un ami, en tout bien tout honneur. "Comment vous

    rejoindre ?" Un troisième homme les recherchait... Mon musicien vivait avec la belle et conne Charlotte : c'est surtout elle que j'avais envie de rejoindre. Mais il faut soigneusement cacher cela ! Donc me voici, sur indications

    de ce troisième homme, fourré dans une voiture en stationnement, au sommet d'une colline en pleine ville, en bordure d'un immense carrefour : directions "Jaurès", "Péguy", que sais-je... et démerdez-vous !

    Le démarreur émet des bruits d'agonie, l'échappement de grosses fumées, une pétarade, et le véhicule s'ébranle. Vétuste, mais miraculeusement pourvu d'un système GPS qui me mène sur des rails jusqu'à destination. C'est une

    ville vaste et sauvage, tout m'y est inconnu. Tant on a construit, tant on a détruit : dans notre jeunesse il n'était pas question de

    cette profonde trouée, progressivement élargie entre les immeubles. Tout est méconnaissable. Pourtant c'est bien Bordeaux, où je me suis malgré moi incrusté comme une huître. Et l'adresse, dont "le troisième homme" et moi

    nous souvenions, n'est plus la bonne de puis longtemps : l'employé d'une agence immobilière où je me renseigne en désespoir de cause me reçoit les bras croisés avec aplomb :

    "Comment ?" me déclare cet individu, exact sosie d'Alain Delon : "Vous ne saviez donc pas que c'est moi, et non pas un autre, qui lui ai vendu le domicile où il réside actuellement ?" - ma foi nom, comment l'aurais-je

    appris ? mais c'est qu'il se foutrait de moi, ce suffisant ! ...gonflé comme un crapaud qui fume ! Et bien installé : son bureau, garni de baies vitrées sur quatre côtés, domine tout le quartier de cette ville devenue décidément bien

    montueuse, et tout en me parlant, il fait négligemment tourner du bout des doigts un vaste globe à l'ancienne digne du

    Dictateur

    de Chaplin. Il est ma foi impossible que Bordeaux, bien plate, soit devenue à ce point accidentée,

    au point que les rues ne font que monter et redescendre.

    La seule explication serait que par la trouée d'immeubles de tout à l'heure je sois parvenu, par "une faille dans l'espace-temps" selon la formule consacrée, dans une ville telle que Liège, ou Bruxelles, "peu propice au flâneur"

    disait déjà Charles Baudelaire...

    Après tout je me fous bien de ce musicien, de sa femme et de son colocataire : toute cette engeance doit bien avoir vieilli autant que moi. Qu'importe aussi la ville où je me retrouve. A présent je m'y sens à mon aise. J'y ai

    retrouvé sans peine le studio d'où tous les vendredis je suis autorisé à émettre une émission radiophonique. Alors, comme c'est aujourd'hui vendredi, que tout est soigneusement préparé, là, dans ma petite mallette, je fais mon

    émission, tout seul, comme d'habitude. Redescendu de mon studio, je tombe sur une admiratrice inconnue - quel beau métier ! - qui me félicite, non seulement pour cette émission, mais pour celles qui l'ont précédée !

    Il se mouvait en rêve dans une grande villa, très claire et sans mouches, en Afrique du Nord : la combinaison des sons instrumentaux reproduisait, en syllabes allongées, le mot

    glacés par l'ouverture de ma chemise pour les réchauffer sur mes côtes elles-mêmes couvertes de gras. Second baiser, exaltation montante,

    cela faisait longtemps que je n'avais pas vu un homme -

    apparemment, les deux

    assistantes qui ouvrent soudain la porte sur nous deux non plus, car elles nous fusillent du regard... et ma grosse conquête les suis illico dans le couloir, me laissant là comme un navet sur une table. J'ai tout de même l'immense

    compensation auditive de l'entendre commenter à voix forte ma capacité de séduction, comme pour justifier sa chaleur subite à l'endroit de ma personne.

    C'est bien s'exciter pour une simple pelle ; je referme ma braguette prématurément ouverte... Rabattons-nous sur une femme connue de longue date, une amie de ma femme, avec laquelle je n'aie jamais songé à la tromper,

    car tout arrive. Sortie de ville et campagne profonde, village d'enfance : j'avais six ans, Dieu sait jusqu'où m'entraîneront tant de prestigieuses non-aventures.

    Buzancy.

    Je peux bien en dire le nom. Même là, notre époque a

    frappé : étrange, tout de même, de voir s'inviter chez soi, lorsqu'on a six ans d'âge, l'amie personnelle de sa future épouse. En ce temps-là, l'oeil noyé d'entropine, j'introduisais dans de petites maisons en carton, soigneusement

    confectionnées par moi, des mouches, qui agonisaient sous mes yeux, empoisonnées par les parois.

    Que venait faire ici cette visiteuse du futur ? Ce jour-là, j'avais renoncé aux mouches, mais devant moi la table présentait un "tapis de souris" ; et dans l'épaisseur de cette espèce de mousse lisse, des fentes parallèles

    permettaient le déplacement de curseurs métalliques, comme sur une table de mixage. Cela produisait une musique envoûtante. Quel bonheur pour un enfant de se croire, d'emblée, compositeur de talent. Le petit Christophe

    savait qu'un jour, il serait Beethoven ; il serait bien puni plus tard de cette innocente vanité, quand il soufflerait (maximum de son talent) dans un pipeau de plastique

    troupieaux, troupieaux...

    Pour l'instant, l'enfant enchanté

    s'écoutait produire des ondes Martenot, phrase courte et mécanique mélodieusement répétée.

    magique d'AL-GE-RIE. Autour du jeune Christophe la famille, et les amis, s'étaient réunis, respectueux, dans la musique et la lumière. Mais assez vite, le tapis de souris s'assécha. La force magnétique du liquide perdit son

    efficacité. Les curseurs et leurs longues fentes s'effacèrent, et l'enfant se retrouva seul, devant un tapis de mousse sèche, inutile.

    Mon père avait quitté la pièce. Je savais qu'il s'occupait d'enfants comme Jean-Christophe et moi. Il suffisait de cinq élèves de quinze ans, insolents tous les cinq, pour transformer le cours en véritable enfer. Mon père

    l'instituteur s'y connaissait : il savait prendre les choses avec diplomatie, laissait la fille Brebsi défiler ses sottises, et prenait avec humour ses réflexions humiliante. Il s'en montrait, même, amusé. S'il eût été précepteur, au XVIe siècle, d'une noble et conne pucelle, il se fût retrouvé tout en pourpoint et fraise précipité dans les douves boueuses d'un château.

    Il aurait eu pied, mais tout son habit de précepteur se fût irrémédiablement gâté. Alors il appelait à l'aide, mon père, au comble de l'humiliation, et bien mal récompensé de sa patience. Les petits nobles, se risquant sur la berge raide... lui tendirent des mains, des bras, des branches et des chapeaux. Ils le tirèrent de là non sans mal, obtinrent le remplacement des habits souillés, se montrèrent ensuite avec lui d'une parfaite déférence, sans que mon père

    eût jamais su s'ils s'étaient repentis d'eux-mêmes ou si leurs parents les avaient préalablement bien morigénés...

    Les temps avaient apparemment bien changés. La Révolution française était passée par là. Il suffisait à présent de tenir une classe de rejetons nuls, agitée, fatigante. Le cours pouvait avoir fait son effet, mais quel est "l'effet"

    d'un cours ? Peut-il se mesurer ? Quelle note aurait eue Socrate ? Avant ou après enculage ? Si c'est votre propre père qui vous inspecte, quelle note vous accorde-t-il ? Si votre père est plus jeune, plus entreprenant, plus dynamique, alors que vous ramez dans vos habits trop larges d'éternel débutant, comment réagirez-vous ? "C'est bien", lui dites-vous. C'est vous-même, l'inspecté, qui attribuez une note, une appréciation, à l'examen de votre

    père.

    Mais cela signifie, en réalité, "assez ; n'insiste plus ; suffit" - les inspections précédentes se sont prolongées au-delà du supportable : "nul ne peut contenter tout le monde et son père". Et puis, se fait-on encore inspecter à

    quelques mois de la retraite !

    ravalement... Ravalant justement son indignation, l'enseignant, avec son très vieux père se dirigèrent par un couloir vers une cantine, l'éternelle cantine qui ne connaît que quatre goûts : salé, sucré, amer, et fade ; chaud, froid,

    tiède, ce qui fait douze nuances. Et les serveuses, celles qui balancent leurs louches dans les assiettes de plastique, manquent de la plus élémentaire amabilité - elles se font tellement chier...

    L'inspecté rentre chez lui, le cauchemar est terminé. C'est une villa d'Algérie, du moins à la mode algérienne, claire sous le haut plafond. Ambiance bruyante, vu la circulation extérieure, et le peu de meubles encore installés :

    une résonance de pièce vide. Personne. L'épouse et la fille sont encore en courses. Elles ne sauraient tarder, quoiqu'elles ne connaissent pas très bien encore cette ville nouvelle. En attendant, il fait défiler des photos sur un écran : voici Te-Anaa, magnifique Maorie, amante et amie de toujours, souriante, épanouie. Pourvu que sa femme ne s'en aperçoive pas ! Il ne peut se résoudre à l'effacer, non plus qu'à jeter la cassette entière…

    13

     

    Un ange le transporta au sommet d'une montagne, et il n'eut pas de crainte, car un encadrement de vitre le séparait du vide. Quant à lui, il se trouvait à l'intérieur d'une excavation maçonnée, bien à l'abri, bien que la fenêtre fût ouverte sur l'abîme. Aucun vent, il se penche : c'est une forte pente, juste au-dessous du rebord, un ravin de prairies pelées striées de roches descendantes. Parmi ces formes vert et brun se déplacent des brumes capricieuses, esprits effilochés, dans l'attente d'une traîtrise, orage ou brouillard. Et dans son dos l'homme transporté entend une voix qui le convainc de planer au-dessus des abîmes, sans danger, muni de tous les pouvoirs qu'il faut ; l'homme recule, renâcle, refuse. Il secoue les épaules.

     

    52 01 12

    Vite vers la plaine, et les villes civilisées. Par exemple et contraste absolu, Paris. Métropole des manifestations, petit baril corseté près d'exploser. Toujours. Cette fois-ci tout le monde crie, les flics tapent ou voudraient taper, les ordres sont peu nets. Le grand tatou de la police est que tous les manifestants, selon leurs étiquettes, se sont séparés par de lourdes barrières métalliques. Les services d'ordre les transportent, syndicats, municipalités, simples associations, de plus en plus floues. Sur le trottoir, même confusion faussement surorganisée. Qui pourrait avoir l'idée de distinguer manifestants et spectateurs, sympathisants et militants ? A gauche de Jojdh le Fier-Cloporte, une délégation porte à bout de bras le fac-simile au vingtième d'un portail orné d'un écusson : celui de l'Ecole Normale. On dit à présent « un logo » : deux silhouettes drapées adossées aux montants d'une fenêtre ouverte. Eux aussi manifestent. Ou bien ce sont des promeneurs. C'est ce qu'ils prétendent. Seraient-ils lâches ? Provocateurs ? c'était la seule instance en laquelle on eût pour croire, et si quelqu'un leur demande leurs revendications, ce sera de pouvoir se promener impunément ? Ô déception, ô mauvaise foi. Boulogne n'est -il pas désert aujourd'hui ? De part et d'autre de cette grille en carton-pâte, la foule est aussi dense…

    Soudain les Normaliens accélèrent sur leur trottoir, doublent les manifestants et descendent sur la chaussée, prenant la tête du cortège face à l'Ordre : bien joué ! Jojdh marche au premier rang ! À côté de lui un petit étudiant compte ses pas à haute voix, s'arrête, reprend à zéro puis repart. Un tic. Une manie, un vœu ; à ce rythme il se fait distancer : peut-être ce qu'il souhaitait. Jojdh est envahi par l'idée inverse : devancer la manifestation. Pour cela, profiter sans honte d'une autre manifestation, destinée à rejoindre la première, à tel carrefour, comme une rivière dans un fleuve (like a river into another one). Ce sont les employés du zoo de Vincennes, qui mènent en laisse en tête d'un autre cortège une tigresse passablement droguée, dont Jojdh s'empare.

    Le voilà seul, menant sa panthera tigris, aussi douce qu'un agneau, non sans fierté. Des flâneurs le rejoignent, à distance prudente. Les immeubles, jusqu'ici de six à huit étages à l'ancienne, sombres, sinistres, s'abaissent progressivement. Il semble que l'on passe au quartier pavillonnaire : étrange, en plein Paris. La chose existe, assurément, mais protégée, munie de barrières et de laisser-passer. Rien de tel, mais un ciel dégagé, une petite brise qui éveille la bête, encore d'humeur confiante ; elle tire sur sa laisse, docile et sympathique, mais le canular montre ses limites. Jojdh et les badauds se retournent : personne pour les suivre, même de loin, et les policiers n'ont pas le temps de surveiller les casseurs, plus un tigre.

    Derrière les Courtisans du Tigre le sol peu à peu se dégrade : le terre-plein central se délite, sa plate-bande d'herbe semble se diluer dans l'eau, comme si la Seine remontait des profondeurs pour dissoudre les travaux des hommes. Le groupe alors se répartit sur les bas-côtés, mais c'est le tigre qui s'échappe, fuyant comme un chat le sol humidifié, dont le revêtement se fond peu à peu. Les voici tous coupés du monde, du tigre et de la manifestation dont les premier rangs, apparus dans le lointain, se font tabasser par la police. Nous avons marché des heures. Le sol s'est asséché, consolidé de grosses pierres anciennes, et c'est un quai qui nous supportent, une Seine trop vaste ou plutôt la Gironde, à quoi tout revient désormais. Tout revient au même. La scène est vaste ouverte ; le régisseur Edouard Fraisse est là, tenant avec d'autres une banderole au vent, longue, bariolée, où figurent les spectacles à venir, mais rien sur mon théâtre,ajoute Fraisse (« Au Pavé », 36 rue Pavée).

    Les quais sont déserts. C'est un beau matin d'été. Nous aidons à bien tendre et maintenir la banderole, afin que chacun puisse voir et lire. Mais un long bandeau de tissu s'avère moins docile qu'un tigre endormi. Tout s'entortille et s'effondre, malgré mes indications par gestes et par cris, nul ne peut la retendre sur ces tréteaux par exemple, abandonnés là par le « Marché des Quais » de la veille. Laissons tomber ces incapables et ces supports instables. Advienne que pourra : marcher encore, trouver de quoi manger. Voilà. C'est ici que le festin doit se dérouler. Tous ces gens mangeront et chieront : il faut des toilettes impeccables, mission accomplie, et même à vêpres. A un détail près : pas de papier.

    Heureusement, nous avons tous le réflexe de vérifier s'il y en a ; malheur et honte à qui s'en serait avisé trop tard. Les cabines voisines bruissent de présences : on s'y agite, on y parle à voix basse, sur un rythme plus ou moins précipité. Pour moi, c'est trop tard : j'ai laissé s'activer mes sphincters, et ne trouve pour tout secours dans mes poches qu'un petit morceau de papier soie. Le couper en deux, en quatre, en huit. C'est confettique. Une journée pourtant si bien commencée. Dieu m'accorde cependant la grâce de ne conserver aucune trace ni odeur aux extrémités de mes doigts. Seigneur vous m'avez bien humilié, sans que personne d'autre ne s'en aperçoive. Merci mon Dieu.

    52 01 15

    Les rêves d'un impuissant ou passif présentent à la fois consolation et amertume : comme seuls instants de la vie où la possibilité d'agir et d'assister à des évènements se libèrent. JOJDH CHERCHE CARLA ( OU CHARLENE) – tel est l'écriteau que je devrais brandir, porter devant moi, tandis que les gens me déchiffreraient le panneau. Les haricots crient et puent. « Pas vu Charlène, ou Charline ? Elle était vendeuse, ici même. Rayon conserves, parfaitement. Ou bien bijouterie. Voyez en face. Où avais-je la tête, un rayon bijouterie dans ce magasin, tss tss. En face, passé le sas, on ne la connaît pas non plus. Jamais eu de présentatrice de ce nom. Jojdh est regardé de haut. Le personnel est grand et brun, les femmes vous dépassent d'une tête et portent des talons. L'une d'elle cependant, après s'être bien assurée que tout le monde s'est détourné, lui montre dans un coin la moitié d'ancienne photo. A sa grande surprise, il y reconnait trois vendeurs , dont il cite aussitôt les noms.Au tour de l'hôtesse d'être surprise , elle dit à mi-voix que Charlène ou Charline figurait sur l'autre moitié, la déchirée. Cela montre que le personnel ment. Jojdh ressort de là tout heureux qu'on ne l'ait pas menotté pour raison de pauvreté : « Quentin ! Que fais-tu là ? - J'admire la vitrine, et toi derrière. Que fais-tu là aussi ? - Je cherche Charlène ? » Quentin répond de laisser tomber. « Peut-être une piste. Suis-moi. » Quentin a fait Verdun, les Magasins, avec Jojdh.

    Tous deux connaissent les heures non payées, les journées prolongées indûment, horaires élastiques en temps de chauffe, moqueries sur son teint rouquin. Il n'a rien à faire. Ça tombe bien, j'ai rien à foutre. Pourquoi ne pas t'aider dans tes recherches ? » Mais il faut marcher. Même grimper, Une maison se dresse au sommet d'une pente, une horrible pente où se succèdent les terrains vagues. Surprenant d'ailleurs dans une ville renommée pour sa platitude. Lorsqu'ils y parviennent, trempés de soleil et de sueur, l'accueil est chaleureux, comme si la maitresse de maison leur avait observé la progression en bout de jumelles. La femme a cinquante ans : « Mon mari ne peut vous recevoir. C'est bien lui, sur la photo des bijoutiers, mais il est bourré de neuroleptiques. Oui, c'est bien lui sur la photo. Mais il y a bien longtemps. Il a perdu de son éloquence, On n'entendait que lui. Voyez sur la photo quelle élégance excentrique. Et encore, pour la circonstance, il s'est soigné. » Jojdh préférerait partir.

    Quentin, non. Il se sent quelque avantage devant la belle quinquagénaire, et voudrait le pousser. Pas questions de convenances. Jojdh est déjà venu en ces lieux : il en parierait. Pour compléter la conversation, il invoque la rénovation de ce conduit de cheminée, en saillie sur le mur

    extérieur, s'élargissant du haut en bas jusqu'au sol. Mais nous ne perdons pas l'espoir de retrouver Carla, dite Charlène.

    52 01 15

    Poursuivons notre quête, comme une queue autour du chien qui vire ; exécutons un voyage touristique avec notre Arielle, aux jupes flottantes. Nous arriverions dans un village étrangement placé entre hier et to-day. Les touristes y seraient logés au Bois Clair, gîte d'étape où les couchettes, rapprochées comme celles d'Auschwitz et tout aussi étroites, seraient peuplées de visages souriants et frais, dès l'aube. Tout serait propre, eau de Javel, planches et piliers blonds bien rabotés bien lisses. A se frotter les yeux. Les clients s'extirpent dans l'ordre, reposés, se réunissent autour d'une table et mangent de copieux petits-déjeuners. Nous y passerons la nuit qui vient, après avoir exploré les environs : rien. Vivement ce soir : il ne reste plus que deux emplacements libres, et la mixité est de mise. Charlène désormais s'éloigne, Jojdhie Fier-Cloporte le lendemain matin se réveille avec sa trique sur les fesses d'une grosse, en manque, chaleureuse mais habillée comme elle a passé la nuit, et sur les siennes la queue de Caprio, acteur connu-mais qui est-ce ? s'interroge le Jojdh ; qui est-ce ?

    - Monsieur, Monsieur, supplie Léonardo di Tchi, aller me chercher à boire et à manger, car ces porcs de la nuit n'ont rien laissé pour moi – pour nous – sur la longue table. Nous prendrions ensemble le café, puisque la grosse dame est partie.  - Je préfère les femmes, dit Jojdh à voix basse. Ich ziehe Frauen vor. » Que ce gringalet geignard et enjôleur aille exercer ailleurs son autorité de faible ; la « grosse dame » était là, juste derrière lui. Elle est écœurée, mortifiée, etc. Et Jojdh n'ira pas « chercher le pain », ni le lait. « Voici ma femme ». Di Caprio tourne le dos sans derrière-pensée, Arielle sort d'une autre pièce, semblablement peuplée de figures de cartes, coincées joyeusement entre deux châlits.

    Ici, tout est en bois clair. Tout ce monde est à présent loin derrière.

    52 02 13

    Jojdh et Arielle se retrouvent sur un petit quai de gare, Charlène a rejoint l'Arlésienne dans ses gazes. Jojdh, Fier-Cloporte, se trouve dans un cercle de brillants universitaires qui cette fois choisissent de parler ensemble. Je ne suis pas au centre de ce cercle, ni en limite de circonférence, mais j'aime bien d'un grognement ou hochement de tête montrer que je suis, qui je suis, un parmi les autres. Et lorsque le train arrive, vapeur en tête ! rien ne me surprend. Même sa forme ronde de vache grosse ne me cause pas le moindre émoi. La grosse dame y prend place Où partez-vous ? - Ligne frontalière » répond-elle, et avant que moi, Jojdh, j'aie pu reprendre la discussion de mes voisins sur Homère ou les moules, voici tout le groupe bien vêtu qui m'entraîne à l'intérieur du wagon sans cesser de papoter, trop tard pour réclamer ma valise archaïque au beau milieu du quai, toute seule et bien risible.

    Me voici sans plus rien à lire, tout était là. La compagnie se rend à Borte-Folle, bourgade au bord d'un lac boueux, qui déborde. La poitrine déborde aussi de la grosse universitaire, qui prend cela comme un accès de gaieté dans le discours de Chubre, maître de conférence : « Ici se trouverait l'un des nombreux emplacements sacrés où Jean-Jacques Rousseau rencontra Mme de Warens. » Mais c'est faux. Archi-faux. La balustrade plaquée or qui empêche de fouler l'herbe indique un lieu inexact. Ce fut le long du bâtiment, sous un petit appentis. Un appentis sorcier. Chubre explique mal, d'une voix blanchie par le Lexomil. Chacun patauge consciencieusement dans les prairies honorées par les pas des deux tourtereaux qui jouaient à l'inceste, et qui jouissaient à l'époque d'un terrain sec, car pour nous, la boue monte à mi-mollet. C'est décidé, je quitte ces lieux crottés, me concentre à fond, dans la claire conscience de rêver – miracle ! Ma valise revient entre mes mains, le terrain se dessèche sainement, et me voici dans « une situation la plus agréable du monde », sicut fabulis dicitur, car une jeune femme bonde, mince et distinguée, se presse sur mon cul en se frottant à la petite cuillère, me retourne, me met sa langue en bouche au comble de la reconnaissance et me rappelle qu'une femme peut parfaitement se ruer sur un homme pour en tirer du plaisir.

    Je reprends mon souffle et présente mes excuses, comme si j'avais été vulgaire, mais elle me sourit, heureuse. Mon plus grand regret de la vie, à l'instant de mourir, sera de ne presque pas avoir connu les femmes, de ne leur jamais avoir fait suffisamment confiance, non plus qu'à moi, d'avoir si rarement lu le plaisir dans leurs yeux ou sur leurs paupières. Même en moi, tu as peur des femmes. Et pas seulement de toi, mais de toutes. Et le 52 05 10, le voyage se poursuivit comme ceci : j'étais avec ma chère fille et ma chère femme dans un hôtel, cette dernière faisant chambre à part. Avec ma fille, lit séparé, mais ce n'est pas très confortable. Toujours est-il que mon épouse, à travers la porte ouverte, me gratifiait de ses plaintes sur son eau trop chaude (pas de douches en ce temps-là !), des chuintements grésillants de transistor à piles (mélodies à deux balles).

    Nous étions en retard. Vous savez que dans les hôtels, il faut avoir déguerpi à 11h ! dans les petits, ceux d'autrefois, ceux qui n'avaient jamais entendu parler de normes européennes, aux temps bénis où l'on pouvait voyager, à 136F (25€ ) la nuit. Où les vieux robinets à pas de vis pouvaient goutter sans provoquer l'inspection générale des installations sanitaires… En Bavière, c'étaient déjà des prix effarants, à tant non pas la chambre mais à tant le touriste, alors qu'il est sans exemple qu'un couple coûte plus de dépense qu'une personne seule au requin d'hôtelier. Mais les Bavarois sont des gens riches. Et nous étions, en famille, à Munich cette fois. Ma fille et ma femme étaient la même personne, oscillant de l'une à l'autre, ce qui n'étonnera que les ignares, vous savez, ces analphabètes qui vont beuglant que les rêves, c'est que des conneries. Le train s'arrête à Munich et ne repart plus. Nous n'avons plus un centime, l'auberge où nous sommes descendus nous fait crédit, tout le personnel parle un français impeccable. C'est l'heure du cinéma, l'employé me demande si je la préfère à l'ancienne, sur écran devant moi, ou bien, juste dans mon dos, sur écran vidéo : je n'aurais qu'à tourner mon siège. Devant ou derrière moi, de toute façon, trois rangées de grosses têtes me bouchent un bon tiers de la vue. Que faire ? Ce que l'on fait en cas d'incertitude : on se rend en grande pompe aux Toilettes.

    Les chats indécis se passent la patte sur l'oreille ; certains humains vont aux chiottes pour s'éclaircir les idées. Adoncque, voici les toilettes du grand hôtel de Munich : inutile de la cacher, elles sont honteusement insatisfaisantes. Leur étroitesse n'a d'égal que leur frusterie : juste un trou à la turque, avec les fameuses semelles en ciment contre le dérapage. Très sec en tout cas, très propre. Ni dégoulinade ni suintement. Et quand j'en ressors, je me dirige vers l'une ou l'autre des aires de projection, j'entends d'images. Mais j'emporte avec moi un chef-d'œuvre de technique (« technologie » pour les pédants) : un clavier, un écran personnel. Cela me permettra de rédiger « sur la bête » ma propre critique cinématographique.

    D'autres spectateurs, je devrais dire semi-spectateurs, procèdent comme moi : ils ont les yeux fixés tantôt sur leur nombril (je ne sais ce qu'ils dactylographient) tantôt sur la séance publique, offerte par le Gasthaus. Pourquoi ne pas adopter le sans-gêne si largement répandu. Mais en voici pourtant une forte limite : une forte femme, retardataire, s'assoit à trois places de moi, écrasant de ses cartilages une mince jeune fille qui se met à protester : elle peut le faire, tout le monde s'étant enfoncé dans les deux oreilles ses écouteurs. Je bourre donc les miens bien à fond dans le conduit auditif. Ils correspondent, ceux-là, au film qui défile sous mes yeux. La séquence en cours propose un père de famille qui déclare comme ça, tout de go, son intention d'emmener son fils au cinéma porno : « Je repasserai le prendre à la fin de la séance », à condition peut-être pensai-je à part moi de ne pas le tenir par la main.

    Je ne dois pas avoir débrouillé toutes les connections de mon bras de fauteuil, car mon voisin se met à l'interpeller, de sa place à l'écran, ce qui ne surprendra pas les fanas de La rose du Caire : « Tu es sûr » (accent italien prononcé, tou es sour) « de ne pas le faire toi-même, le film, col tuo propio figlio  - avec ton propre fils ? » - l'indignation l'emporte, la langue italienne refait surface. Alors, sans me gêner non plus, je le traite de tous les noms, dans les trois langues. Finalement nous aurons tous assez d'argent pour revenir de Munich. De même les Bloy : Danemark- Cologne-Paris. Gauguin mari de Mette. Céline. Étranges cousinages. Éternelles bougeottes. Il faut rouler.

    Sans cesse sauter d'un véhicule à l'autre. Ce que nous cherchons, ce que nous fuyons. Trois voitures vers le Bassin, celui d'Arcachon. Java est dans la première, mais ne conduit pas. Je conduis la deuxième, et derrière moi, vite distancée, Arielle. Pour ma part je suis, tant bien que mal, recru de la fatigue du voyage. Parfois le véhicule s'écarte, je l'encourage à haute voix, peine perdue : je suis perdu ; il ne fallait pas prendre cette allée de sable battu sous les pins, encore, encore, enfonçons-nous ; perdu pour perdu. Je me souviens très bien de cette grande maison, transportée sur des vérins, ou reconstruite en un éclair comme celle du marquis de Charnacé. Le chemin s'arrête là, en éventail semé d'aiguilles de pin, parmi les fougères humides.

    L'océan est à deux pas, je l'entends respirer. Juliette, c'est Juliette, amie abandonnée par nos deux vies, avec deux ou trois de ses fils ou filles, elle en avait sept, qui viennent, qui reviennent, repartent, laissant des livres, du linge ou des jeux de société. Mais je suis accueilli comme de la veille, malgré ma nudité des membres inférieurs, jusqu'à la taille – quelle importance après tant d'années, nous nous retrouvons avec effusion, les enfants ont grandi, je me couvrirai, ma chemisette bâille au vent. Quelqu'un finit par me fourrer sur la bite une sorte de pagne nouée, façon christique. Nous nous serrons l'un contre l'autre dans la joie de nos retrouvailles. J'étais son fils aîné, qui venait de temps en temps, à l'improviste, toujours bien accueilli, pour se plaindre lucidement de toutes les avanies de sa vie.

    Le nombre de gens qui ont recueilli ces confidences, même sincères, est considérable. Quel charme possédais-je, quel moyen de pouvoir, que j'aurais négligé ? Car je parlais des autres en parlant de moi, et n'étais peut-être pas si insupportable, du moins la première heure. Juliette me prépare un repas, il n'est pourtant que onze heures trente. Les femmes préparent souvent des repas, tous succulents. J'avise alors, sur un banc de bois uni à sa table, un jeune homme que j'avais feint de ne pas remarquer. Il est en train de lire, sans même s'être interrompu à l'arrivée de mon importante personne : tous les hommes sont souverains, moi compris. Si je m'installe auprès de lui, sur le banc d'en face, il ne bouge pas.

    Les fils aînés sont souvent jaloux de l'amant de leur mère, mais elle et moi n'avons jamais couché, que je sache. Elle m'a refusé, je l'ai refusée plus tard, façon ping-pong. Je déplie sous mon nez une carte touristique : où est ce fameux moignon de phare que je ne pouvais manquer d'apercevoir sur cette côté à dunes ? « Le Cap-Ferret », c'est bien cela ? Comment fait-il pour éclairer, ce ras-du-sol ? Une fille est tombée de sa rambarde et en est morte, à douze ans, voici douze ans. Le petit en-cas inhumainement avalé, nous revenons en bus sur nos pas. Où est la voiture, abandonnée sur un bas-côté ? S'est-elle déplacée seule ? Tout va si vite, il y a tant de véhicules de promeneurs sur les tapis d'aiguilles de pins !

    Qu'ai-je fait ! Juliette me parlait de ses petits-enfants, Irina, Océane, Hermengarde… des filles, sans compter le petit Orénoque. Elle s'embrouillait un peu. Elle aussi flirtait avec la soixantaine, elle avait réuni 6 (soixante!) amis ! Comment faisait-elle pour connaître autant de Monde ? Chacun y va de son prénom baroque, au vu de la raréfaction des noms de famille… Tiens, Mon Véhicule ! C'est le moment de ranger l'étui d'appareil photo, en plastique, royalement offert par Juliette. Tant de fois j'ai reçu l'hospitalité chez elle ! Je rejoins les autres, d'autres gens, d'autres amitiés de rencontre, qui ne la valent pas. M ais la vie sépare / Ceux qui s'aiment / Tout doucement / Sans faire de bruit…

    Les feuilles mortes – Prévert – Kosma

    52 02 15

    Je chie. Tout pourrait s’arrêter là, tout devrait. Les bienséances s’y opposent. Le respect de la condition humaine. L’immortalité détruirait jusqu’à l’idée de faire. Que trouverions-nous d’autre pour « faire ». Et voici que le ritirato, le retrait, le « petit-coin », s’agrandit aux dimensions d’un grenier. Tout en longueur, avec un grand rang d’étagères, couvertes de bouquins, c’est-à-dire de vieux livres. Nous avions vu cela dans l’Aude, à Villelongue, expérience extraordinaire. Et comme il arrive dans les longues pièces, un intrus s’introduit par le petit côté, qui me regarde en face. Bon, je me torche : par devant, ce qu’il ne faut jamais faire, et jaune, ce qui se produit rarement. D’odeur, point.

    Sans me soulever du siège, par pudeur. Sans pudeur le chieur exhibe son jaune de bonne santé. Le jus de soleil s’étale sur les avant-bras et le carpe entier. Les doigts aussi, c’est-à-dire le métacarpe. Et l’intrus de s’indigner : quoi ! sans s’interrompre ! sans suspendre mon geste ! tant d’impudence ! « Mais ce serait plutôt à vous, Monsieur, d’éprouver de la honte, à forcer ainsi mon intimité la plus sale ! Regardez cette bouteille de plastique, celle que je tiens dans l’autre main ; oui, avec un embout-pression, de ces ouvertures qui ferment, de ces fermetures qui ouvrent, selon l’ingéniosité des concepteurs, ah ! les concepteurs… De là où vous êtes, et sans vous avancer davantage, pouvez-vous lire gravés dans le plastique une devise signée « Muster, Jeune Garçon », où ce dernier proclame il faut jeter sans rémission tout ce qui manque absolument d’intérêt artistique ? C’est écrit trop petit, trop serré, la merde vous incommode ?

    Il importe au premier degré de se décider vite : jeter l’excrément du moins l’essuyer, s’en débarrasser de quelque façon que ce soit, ou de la main et du doigt l’introduire dans ce vase infect afin de transmuter sa valeur agricole et fumière en valeur esthétique - ou jeter le flacon ?

    J’hésite.

     

     

    52 03 25

    Les trains se croisent en tous sens, interversion des points cardinaux, des icebergs descendent sur le Nil, de l’un à l’autre saute un affreux géant, foulant aux pieds les hiéroglyphes glacés. Arielle le suit, de la même façon, tenant à son oreille un de ces téléphones à sa taille que l’on obtient pour rien, en monnaie de géants. Le géant qui court en tête se sait trompé par cet échange de voix, celle de la géante, celle d’un fameux peintre nomméJean T. : vingt-cinq minutes, déjà commencées avant la cavalcade – elle est joyeuse et saute au jugé, tandis que le géant examine soigneusement la compacité des icebergs avant d’y poser le pied.

    Masses jaunâtres friables sous le soleil du 15e parallèle.

     

    52 03 28

    Les images se rétrécissent, réduction des perspectives. Rue Amarat l’école française propose une salle à son personnel à l’abri des murs blancs. Nous exportons nos Salles des Profs. Nos administrations. D’un bout du monde à l’autre. Souviens-toi des bourgades gasconnes. Corinne m’a remis ma valise. Retour de voyage. Nous avions avec nous tous nos je ne sais quoi. Nous avions laissé sur nos traces nos déboires de civilisés, nos velléités de grandeurs à transmettre au monde entier : nos corps d’un côté, nos écrits de l’autre. « Il manque un élément » dit Corinne, restée dans la frileuse Europe : « ...en D. L. ? » - nous ne saisissons pas ce qu’elle nous demande, la langue informatique est plus indéchiffrable qu’un dialecte du Nil. Pourquoi Corinne se met-elle à pleurer ? Pourquoi prend-elle à témoins ses collègues ? Ces scènes occidentales sont pourtant prévisibles : depuis le temps, je devrais savoir ce que sont des « éléments D.L. », ma parole je le fais exprès, « je suis fatiguée » dit-elle, ani aïéva, telle collègue désignée par elle doit monter et redescendre huit chaises à et de sa salle de classe, « Et remetez-les bien à leur place ! » , à chaque demi-journée de cours.

    Nous manquons de chaises.

     

     

     

     

    52 03 28

    Fin du deuxième cauchemar de la nuit. Salle des profs d'Andernos. Corinne dit qu'elle m'a rendu une valise contenant je ne sais quoi. Je lui ai fourni des éléments pour éditer quelque chose sur l'ordinateur, mais il manque un élément. “Est-ce que c'est en D.L. ou pas ?” Je lui réponds que cela ne veut rien dire pour moi. Elle pleure en prenant les autres à témoins : je devrais savoir depuis le temps certains éléments évidents d'informatique. Elle est très fatiguée, une de ses collègues doit sans cesse monter et redescendre 8 chaises de sa salle de classe après chaque demi-journée de cours.

     

     

    52 05 31

     

    Signora Iolanda Cristina GIGLIOTTI, dites-moi – cinquante ans – visage marqué magique – la fin toute proche – accent macaroni moqué - « Arrêtez. Mes projets sont abondants. Je ne baisse pas la tête. Posez d'autres questions. - Quels sont vos rapports avec les plantes ? les fleurs, les arbres ? » (tout laisser ainsi en plan, à la disposition fébrile des survivants) – J'ai beaucoup de projets. Ma forme est excellente. Voyez mon fils, il le confirmera. Il s'appelle le Cordouan, comme le phare. » Voyons ce fils ! Il habite une sorte de ruine, genre « loft aménagé », peut-être un ancien phare mais de terre ferme, et je lui brûle la politesse, montant le premier. Il me suit. C'est un jeu. L'escalier en colimaçon monte de meurtrière en meurtrière, de plus en plus large, où passer la tête. J'ai devancé le Cordouan, peut-être m'a-t-il dit « Après vous », mais il me poursuit, tente de m'atteindre à coups de grands mollards qui ne m'atteignent pas mais retombent en grands parachutes à claires-voies : « Tu ne peux même pas atteindre les pigeons qui nous séparent ! » C'est entre lui et moi, le longs des murailles blanches, un mouvement continu de gros oiseaux à donner le tournis. Les crachats chutent comme des méduses qui se déchirent. Je suis arrivé avant le fils chéri, dans un petite pièce au sommet, très bien aménagée, donnant de partout sur les terres et la mer qu'on aperçoit dans le lointain. Il arrive à son tour, essoufflé, bien que ce soit sa propre demeure. À gauche part un couloir obscur en impasse. « À quoi cela sert-il ? - À rien me répond-il. Nous ne faisons pas l'amour. Mais dans ce cercle étroit loin de la terre et de l'Océan nous accomplissons une succession de frôlements précis et de caresses, inventant à mesure un rite éphémère. Nul n'en saura jamais rien. Nous promettons de nous écrire, pressentant que jamais plus nous ne serons ensemble. Ne serait-ce qu'à son air désabusé.

    C'est un grand jeune homme blond pâle, adresse : « Sous le château d'eau ». Le courrier se dépose en bas, dans une archère aménagée. Nous sommes redescendus de là, moi second regardant son dos, pour ne plus jamais rien contempler d’autre : aussitôt, je prenais un autocar à destination de Vaux-sur-Seine, puis Conflans. Ces petites villes dans l’éloignement ne sont plus rien, contaminées par une impitoyable injection de présent. Le véhicule collectif où j’ai pris place brinquebale et se perdra peut-être, dans son imprévisible itinéraire des années 50, sur le plateau, d’où je pourrais rejoindre un moyen de transport plus direct. Le paysage aligne ses pavillons. Face à moi deux métis tahitiens s’entretiennent d’un match de je ne sais quel sport ; de quelle ethnie tirent-ils des mentons si pointus ?

    Mes ignorances me perdent dans un flou sommeillant. Et de façon inévitable et prévisible, ce jeune homme que j‘avais quitté reparaît quelques rangs de fauteuils plus loin. Lui aussi a emprunté le même moyen de transport. Nous nous reconnaissons de loin, nous descendons à la même station, il s’appelle Lacoubre, « comme le cap », nous escaladons un nouvel escarpement, creusé de marches couvertes de lierre, qui s’enfoncent sous le roc en spirale, ressortent plus haut, repercent la paroi, et se terminent en cul-de-sac escarpé. Seconde descente, seconde vue de dos sur le torse et les fesses de mon compagnon, second abandon voulu par le destin Tintin. Je ne sais ce qu’il est devenu : la foule donne, la foule reprend.

    Retour à la maison. ¡ Vuelta a casa ! Il est plus de vingt heures ! Quelle est l’épouse qui ne ferait pas la gueule ? Est-ce qu’il ne faudra pas que je couche à l’hôtel ? De quoi sommes-nous punis ?

    Je transcris.

     

    53 04 29

    Mes pas sont infatigables. Dans mes sommeils mêmes je dois parcourir sans trêves routes, tunnels et souterrains. Je chemine souterrainement, longtemps : ver de terre, hérisson, piéton de la glaise. Toujours ou souvent me précèdent des hommes, une femme ou deux femmes, ici, cette nuit, Arielle et son amie si anonyme. Nous descendons d’innombrables générations néolithiques. Et remontant de ces vieux puits horizontaux à contre-route, une femme âgée que précède sa petite-fille. Ce sont les héritières et propriétaires de ce dédale souterrain. «Admirez » - la vieille dame se rengorge, tandis que la fillette a détaché du mur une poupée suspendue « la splendeur de cette créature humaine, touchez sa chevelure abondante et authentique, estimez sa valeur, et payez pour emporter le tout ». Mais les autres m’ont distancé ! Si les deux tentatrices connaissent leur labyrinthe, il n’en est pas de même pour moi, laissé seul, égaré, cherchant en vain le chemin du retour. Les caves se succèdent, montrant dans leurs coins sombres des grilles tendues en hauteurs des étagères de grands crus classés. Je monte des volées d’escalier, sous les parcimonieux éclairages de voûtes, écartant des deux mains d’étranges ferrailles aux aspérités rouillées – devant cette porte plein-cintre en particulier, que je force d’un coup d’épaule.

    La pièce reçoit d’en haut les lueurs incertaines de soupiraux d’église : une crypte, c’est une crypte que je hante, rectangulaire, sous un maître-autel au flanc duquel je suis remonté sans attirer la moindre attention. Il règne là en effet une foule affairée en habits du dimanche, qui se disperse posément après l’office ou la cérémonie. Je la suis, personne ne voit ma tenue terreuse ; quel est donc leur mérite ? D’avoir écouté une longue messe, sans autres épreuves qu’une toilette et des habits à revêtir ? Ne suis- je pas plus méritants qu’eux-mêmes, puisque j’ai surmonté les détours et les tentations de l’abîme ? Ils me remarquent enfin. La terre de mon élection, qui me souille les mains, les vêtements et les chaussures, n’attirent que leurs sarcasmes et leur goguenardise : « Je sors du souterrain » leur dis-je, « par le grand portail laissé derrière moi » - je sais bien que je mens - « et il ne tient qu’à moi d’y retourner, mais, mon Dieu, comme c’est dangereux.

    Parmi ceux qui m’entourent, je sens bien que certains m’abandonnent, à des mouvements de groupe en périphérie. Mais je ne vois nul Golgotha à proximité. Pas même un jardin Gouggenheim. Peut-être même ceux que je soupçonne de traîtrise doivent-ils aménager le couloir d’où je sors : soit pour le rendre plus praticable, soit pour l’obstruer, en éliminant toute velléité, pour moi d’y retourner, pour d’autres de l’explorer. Le lieu où je me rouve, où j’ai débouché, se nomme « le Fieu » (« le Fils » en charentais, ou chez les Normands) mais les paysage s’apparente au vallon de la Lémance, aux environs de Cuzorn:magnifiques paysages, clocher pointu. Sortant alors de mes poches une carte Michelin, j’essaie de me frayer un chemin vers le nord-est (« ça peut aller quand on est à pied »), mais rien ne semble pouvoir éclaircir un réseau de petites routes qui ne mènent nulle part. L’ironie bonhomme de ceux qui restent affiche la satisfaction aigre de ceux qui vous retiennent prisonnier - « on vous l‘avait bien dit ». Un autre sanctuaire, peut-être ? ...un peu plus loin, dans une autre direction ? Sous les regards sceptiques (« vous ne trouverez pas ailleurs d’église aussi remarquable que la nôtre ») je redescends leur côte, carte en main, d’un tournant à l’autre, prenant garde aux plus gros cailloux.

    L’autre partie du village, en contrebas, c’est déjà autre part, d’autres gens ; plus ouverts, plus dynamiques. Une jeune femme m’accoste sans façons, m’invite à visiter son auberge où se tient une exposition informelle et permanente d’artisanat local. Quand je suis entré, un groupe de jeunes gens m’a salué en souriant.

     

     

    (53 04 30

    Manque un rêve, sur papier libre.)

     

    53 05 03

    Partout Arielle m’accompagne. C’en est effrayant. Imaginons que pris d’une subite envie de chier je fasse mon entrée dans un certain petit réduit, un soudain brouhaha me fait rebrousser chemin, et que vois-je ? Arielle vient de tomber de tout son long devant la porte de la rue, en robe de chambre. Elle sanglote et prétend chier avant moi. Je l’avais envoyée promener la voici revenue, adieu distance. Et moi de fuir en descendant la pente aux prairies closes de barbelés, où mangent les vaches paisibles. J’entends toujours le peintre Jean disant à tel ou tel ami qu’un troisième homme, mercenaire de son état, s’était vu délester de tous papiers de fausse identité en pleine Afrique noire, puis en avait retrouvé d’autres : « Je m’appelais Binnda », disait-il, et j’étais revenu, sous ce nom, par Blida et Bougie».

    Me relevant parmi les vaches et très soucieux, tout compte fait, de la santé d’Arielle, je reviens sur mes pas et me relève en vrai, gorgé de merde à plein rectum. Et pris d’extase je prenais le train pour Marseille, où je suis revenu souvent, où j’ai quelque temps habité, aubas dela gare Saint-Charles. Il y avait en ce temps-là un petit appartement, un bouge ensoleillé, autout duquel vivaient une quantité de vieux Marseillais. Ils parlaient dans l‘accent des films de Pagnol, ils m’apportaient dans mon deux-pièces du pastis de bienvenue, où je trempais mes lèvres pour ne pas les désobliger, car alors déjà je ne buvais plus, ou je m’y efforçais. Ils tournaient partout, commentaient la moindre éraflure de plâtre, me conseillaient avec la plus vive et la plus indiscrète amitié. Tandis qu’ils m’étourdissaient de leurs empressements, je m’inquiétais : comment ma fille et son enfant pourraient-ils venir ici s’installer, tout était si petit, si vétuste !

    Le soleil par les fenêtres n’effaçait pas la vétusté, l’éloignement de ma mère et de Bordeaux suffiraient dans un premier temps, j’étais quinquagénaire et profitais enfin de ma liberté (mes éphémères compagnons m’avaient soutiré ces confidences), il me faudrait m’habituer à ces intonations d’un peuple envahissant, dépenaillé, que je commençais même à imiter pour lui plaire. Je les observais bien, surtout au niveau de leurs mains, aucun accroc ou déchirure n’échappait à mes regards méfiants, car je me suis toujours tenu à l’écart de ces citoyens frôleurs, crasseux et misérables. C’est ainsi que m’avaient élevé mes parents, et ceux de mon épouse, malgré leur désaccord, partageaient ces préjugés sans gloire.

    53 05 11

    Ce grand bureau très clair m’aurait fait envie : tout en verrières, au dernier étage d’un immeuble de Montmartre, tout Paris sous les yeux. Lazarus, Yssev et moi prenons congé d’une magnifique stagiaire brune, très consciente de sa beauté. Elle en joue, elle en use avec une grande distinction, car à ce faîte des honneurs ou des étages où nous sommes parvenus, nous ne risquons pas d’esquisser le moindre geste, le moindre propos déplacés. Les stagiaires par nature ne sont pas destinés à ce qu’on les recroies dans sa vie ; il se peut aussi qu’ils ou elles se soient légalement propulsés plus haut que votre grade, et qu’ils ou elles vous toisent quelque peu. C’est pourquoi ma demande d’adresse postale, formulée en ce dernier jour, m’a été refusée avec décision, quoique sans hauteur : nous sommes toujours dans le cadre admissible du jeu social.

    Hélas le Démon Ridicule attaque sans sommation ; aussi bien dans les plus habits du dimanche ne m’a-t-il jamais été possible de passer pour autre chose qu’un chimpanzé bien soigné de sa personne. Ne voilà-t-il pas que je perds d’un seul coup ce vernis de singe civilisé, que le dépit fend ma croûte pseudomondaine ; je lui déclare tout à trac : « Non seulement nous ne nous reverrons plus, comme vous le dites, mais de plus, nous crèverons tous tôt ou tard, vous comprise. Je ne vois donc plus la nécessité de vous adresser la parole à présent,ni de faire attention à votre joli cul. » Autant n’avoir rien dit. Ni elle ni mes deux confrères ne semblent avoir entendu la moindre incartade, ils se papillonnent tous les trois dans le meilleur bon ton de la galanterie, une autre femme se penche vers moi pour soumettre un document de départ à ma contre-signature.

    Je ne l’avais jamais observée, jamais appelé par son prénom, non plus que l’autre : celle-ci parce qu’elle m’intimidait, celle-là parce qu’elle m’indifférait. Voyez la sottise. Celle-ci présente sur la joue une légère tache de lie-de-vin. Mais jamais elle ne s’est départie de son amabilité. « Pardonnez-moi » lui dis-je à voix basse « de vous avoir négligée ». Elle reprend ma signature et le papier, retourne à son travail. Dois-je comprendre qu’une femme, pour mon Chimpanzé, ne doit être respectée qu’à proportion de sa disponibilité baisative ?

    De qui s’agit-il, dans nos rêves ? Et pourquoi ne pouvons-nous abandonner cette première personne si méprisable aux yeux des bonnes âmes qui se préoccupent d’Amnisty International ? Pourquoi certains réveils sont-ils plus lumineux que d’autres, quand nous ouvrons en grand nos volets sur le soleil levant (« du sommeil au soleil », quelle facilité!) Puis nous refermons la fenêtre (ou pas), et tournés à nouveau vers les profondeurs à peine entamées de notre antre, nous nous apercevons avec effroi que toutes nos lettres, d’affaires conclues ou d’amours passées, que nous avions éparpillées sur notre couvre-lit, sont restées là comme une roue de paon, tandis que nous étions passés des rêveries à l’endormissement. Mon Dieu ! Arielle revient ce matin, dissimulons ces messages, parmi lesquels gît encore quelque part cette enveloppe à poster : relire le courrier des anciennes maîtresses porte à renouer les liens, bien étourdiment ma foi.

    Les autres pièces sont restées dans l’ombre, celle en particulier où mourut ma mère l’hiver dernier, chambre à laquelle je n’ai plus touché, tant j’y sentais planer de menace : les morts deviennent plus qu’eux-mêmes, se faisant porte-parole d’un au-delà refusé. Il faut ouvrir cette porte, aérer, démiasmer, apercevoir le temps de l’entrebâillement deux femmes longues et maigres côte à côte,qui ne sont pas ma mère mais lui ressemblent ; surprises de dos à vider les tiroirs de sa garde-robe, elles tournent vers moi leurs yeux insolents et se retirent sans se presser, dérobant au sens propre de magnifiques tenues de soirée. Les regards hostiles et secs qu’elles me lancent me dissuadent de les poursuivre ou de les intercepter.

    Tandis qu’elles se dérobent à leur tour un sec coup de klaxon m’arrache vers la trivialité la plus immédiate : non, ce n’est pas Arielle. Cette longue voiture noire qui m’attend sur le sable de la terrasse ne peut être, n’est autre que celle du Président, celui que les opposants ne nomment jamais autrement que le Nabot ou Naboléon. Le temps d’enfiler une tenue décente, et je le rejoins dans sa Limousine personnelle.

     

     

    53 05 20

    J'ouvre en grand les volets de notre appartement au premier, le soleil éclatant y pénètre. Des lettres sont en vrac, j'attends le retour d'Annie, j'espère qu'elle ne verra pas une lettre à T. que j'ai oublié de poster, et que je ne retrouve plus. Les pièces encore noires sont emplies d'une angoisse folle, ma mère morte y est encore présente de façon menaçante. Ouvrant une pièce, je vois deux grandes femmes sèches hostiles qui lui ressemblent, en brunes, partir en dérobant deux magnifiques robes de soirée, avec une hauteur insolente. Je n'ose les intercepter.

    • Avec Sarkozy dans une voiture à l'arrêt coincée entre deux autres, le côté passager bloqué contre le mur. Il me prend pour confident, les habitants de la ville ont critiqué ses nouvelles enseignes électriques (je les vois ; l'une est : « LU... LU... LU » ; elle est en effet monotone, rouge terni). Une grosse femme en costume arabe passe. J'étouffe dans cette bagnole, je m'ankylose, j'aimerais bien aller me promener. Sarkozy est un maniaque de la bagnole et reste assis là sans s'en rendre compte. Nous attendons ma femme, partie plus loin avec d'autres.

     

     

     

    53 06 11

    Rien ne m’empêche de monter dans un autobus par Lazarus, qui par son crâne pelé apparent sous lamousse gonflée de ses rares cheveux, ressemble de plus en plus à Nosferatu, mais où est son permis de conduire ? Il s’émerveille de tout, lorgne le paysage urbain,tripote une manette après l’autre avec effets divers de cahots et de rugissements, oui, la ville est magnifique, les rues étroites, il prend cela aux alentours de 50 à l’heure ce qui est énorme : un crétin planqué là derrière l’angle seraitenvoyé au suicide PAF DANS LA GUEULE « interdit aux piétons » je sais pas lire conno, et voilà. Ce que nous attendions tous. Se retrouver bloqué parce qu’un insouciant prend les rues interdites – dans cette cité KOSmopolite un Yougoslave (il en était encore) blond comme un Slovène monte à bord, vire Lazarus de son siège en cul de tracteur et nous dégage en marche arrière.

    Et tous ces passagers qui sont descendus, pétrifiés de trouille et gestes attentifs, entre tôle et pierre vermiculée ! Ne reste plus au fond du véhicule, où la faune bêlante étrangère nous a repoussés dans sa fuite, qu’Arielle, Muriel et Jacques. Lazarus s’est calmé. Le Balkanique s’est dévoué pour l’affranchir, il appuie désormais où il faut, les portes cessent d’ouvrir ou fermer leurs soufflets en soufflant comme un asthmatique. Nous arrêtons près de la ferme Lenge, près du pont, ni sur la Garonne ni sur le Rhône. Allez, va pour la « confiture maison ». Il faut bien que les paysans s’amusent, qu’ils se prennent pour des créateurs culturels, locaux. La confiture est bonne, le vendeur qui me l’a tendue précise que c’est un condensateur : « condensateur » de quoi ?

    Je réponds « c’est un con dans son frère », l’autre rigole, ce produit local atteint les fonctions du langage et du rire, peut-être sommes nous tous intoxiqués. Ceux qui ne le sont pas encore viennent me demander de mon melon d’Espagne en gelée, je leur en offre à tous du bout de ma cuillère, et même le chien, le petit chien de l’autocar, blotti en gémissant sous un siège pendant toute la manœuvre de dégagement du Slovène, ressort de sa cache et me mendie un peu de ce parfum confituré. Nous le laissons dans la cour de la ferme, où il part truffe au vent vers la cuve de confection : il aime la gelée de melon d’Espagne ! Il avait bien dormi sur ma poitrine, tandis que tous les humains s’offusquaient d’une conduite aussi branque de grand amateur !

    Le voici délaissé dans cette cour, par l’odeur alléché, flanqué de grands lion fauves sorti des bâtiment. Les passagers nous ont suivis de loin, essoufflés sous le soleil. Ils finissent au doigt mon pot de confiture suspecte, reprennent sans vergogne leurs places, récupèrent sans honte leurs affaires abandonnées, qui logiquement devraient revenir aux derniers occupants. Les voici à présent qui veulent manger dans cet établisssements. Figurez-vous que mon courage m’a auréolé de quelque autorité : pas question. « Tant qu’il y a des livres, je ne mange pas ». Ils se rengouffrent vers la sortie (ces gens-là ne manquent pas de culot), se commandent un gueuleton de midi, avec du chien, du lion, du saucisson, et de la confiture en gelée. Ah ben moi non, moi non, je reste à lire, les rayons occupent tout l’intérieur, et nous tous qui regardions le paysage, les murs qui défilaient à toute vitesse à ras des vitres !

    Pour des livres, je manquerais tout ce qui se voit, tout ce qui se mange… Lire, jouer de l’orgue. 53 06 14 Dégringoler du buffet, à travers toute une tour d’église – où avaient-ils placé le buffet, des imbéciles ? Pour arroser toute la ville, comme du haut d’un minaret ? Et l’organiste criait « Au secours ! au secours ! Même pas Dieu… Nous allions au secours, Sylvie et moi, des petits garçons qui couraient des dangers dans le monde, et même, Bouddha me savonne ! autour de Katmandou. Bien sûr qu’il y a un lycée français, là-bas ! L’EFIK ! BP 452  ! La classe avait fait un tout, tout petit voyage éducatif, dans la vallée. Puis, plus rien ! Disparition du petit garçon ! Nous n’étions pas les seuls : les délégations de l’Inde, de la Chine, du Vatican et même de l’URSS ! enfin, la Russie… Qu’avait-il donc de si particulier ? Une puce électronique insérée sous la peau ?  bionique ? Allions-nous, grâce à lui, gratter aux portes de l’éternité ? ...mais pas d’Américains, ni de Japonais. L’URSS en ce temps-là colportait de faux bruits. Puis le petit garçon fut retrouvé. Nous avons appris cela, Sylviane, juste au moment où nous repartions. La joie qu’aurait dû apporter cette bonne nouvelle ne pouvait supplanter cette pénétrante tristesse, qui survivait à nos inquiétudes. Nous marchons lentement dans un décor neutre, et je l’interrogeais. Nous parlions d’autre chose : que comporte nécessairement un texte, quel qu’il soit, même latin, même en vers (je lui en récitais quelques vers), afin d’en indiquer le sujet ?

    La réponse était « le titre », mais Sylviane, bouleversée, prise à contre-pied, ne parvenait pas à répondre. Elle se répandait en flatteries moroses; mes commentaires étaient très beaux, répétait-elle, très émouvants. Ses larmes coulaient. Nous avions marché très longtemps... 53 06 15. Nous parvenions à un hôtel, de grande classe, prévu pour abriter un congrès de conférenciers, cette chambre vous convient-elle ? ...cette autre, ou celle-ci ? voyez ce toboggan qui perce le plafond, par où dévale un flot de pétales lumineux ? notre accueil n’est-il pas princier ? pétales, particules étincelantes, phosphènes tactiles aux tourbillons soyeux – prenez garde de ne pas les frôler, certains sont toxiques – cette autre pièce peut-être ?

    « Voyez de quelle vaste salle d’eau elle est accompagnée, toilettes immenses, immaculées, luisantes ? elles vous serviront à tous : cette chambre au tarif élevé comporte plusieurs lits, enveloppés deux par deux par une courtine à couronne, comme si les dormeurs en étaient des dragées, le tissu leurs précieux emballage ? Oh ! voici les conférenciers ! Chacun se choisit sa couche et son compagnon de lit jumeau selon ses affinités. » Nous serons donc bien tous à l’étroit. Une seule femme est parmi eux. Elle jouira de ma protection, et nul conférencier allemand – ils sont allemands – ne lorgnera sur elle d’un air concupiscent. Une femme risque moins avec tant d’hommes höchst korrekt qu’avec un seul Français galant. Je fais une grimace à cette femme, visiblement très contrariée de la situation. Elle me répond par une autre, marquant le plus extrême renfrognement. Le 26 du mois de juin je fus assailli de trois révélations, dont la deuxième fut la pire : il me semblait perdre un être cher, et je repoussai cette vision de toutes mes forces. Mais la première fut telle : un de ces robots forcenés, invention diabolique, s’avançait dans un de ces couloirs sans fin de l’hôtel Garcin.

    Vous souvenez du Garcin de Huis-Clos, qui fait les beaux jours des théâtres en difficulté : il y aura toujours du monde pour Huis-Clos. Et je me trouvais là, David et moi, face à ce monstre mécanique à puissantes mâchoires, qui mâchait tous les bijoux qu’il trouvait : sur les commodes allongées, sur les consoles Louis XV, dans un crissement horriblement horripilant. Et nous voyions tous deux les cristaux, les diamants se transformer, dans cette bouche cubique et transparente, en gravier crissant, comme à travers les vitres d’un aquarium stomacal. Et le robot bavait son eau endiamantée, les parois d’aquarium et les plinthes du corridor suintaient et cédaient, le couloir s’emplissait, j’appelais mon petit-fils pour me défendre, ne faisant ainsi qu’ajouter une victime à ce monstre cliquetant.

    L’épreuve suivante abandonna derrière moi tout monstre et toute affection familiale. Une porte étanche et capitonnée se refermait sur mon dos. Le café où je me trouvais grouillait de tables rapprochées abondamment cernées de clientèle, et attiré par un mauvais aimant irrésistible je découvrais sans résistance Ariel attablée là , une chaise vide devant elle et visiblement pour moi seul retenue : « Va, dit-elle, je ne trouve plus rien à te dire, et c’est à tout jamais. Il en est de même pour toi » - chacun autour de nous retenait son souffle, tandis qu’à peine assis je me relevais profondément bouleversé pour me frayer un chemin : d’autres personnes attendaient, au fond de la grande salle de consommation, que s’ouvrît à deux battants un vieux portail de bois pourtant condamné.

    À mon arrivée les battants s’entrouvrirent, et tout le groupe s’engouffra dans un vaste magasin d’antiquaire, contigu au restaurant, chacun s’égaillant dans la direction de ses intérêts de chineur. Et moi j’étais devant des livres, surannés, reliés à l’ancienne, puis une table basse transparente harmonieusement garnie de bijoux. J’ai alors soupesé une très lourde poire d’onyx, qu’une bijoutière, sentant monter en moi un prurit de larcin, me reprit vivement pour la reposer sur le verre. Ce magasin n’avait pas de fin.

    Mais il me faut sans cesse errer, vagabonder, me soumettre aux épreuves, comme le Juif Errant, sans queue ni trêve, et j’aurai jamais autant marché, agi, subi, que dans ce pays-ci où j’abats les travaux de ma destinée. D’en haut sur mon lit je contemple sous moi sans cesse ni lassitude ces cercles qui se creusent et me renvoient de l’un à l’autre, comme une boule entourée de comparses. Qui m’envoie sur ce marché pourri pluvieux décharger cagettes et cageots sous les ordres d’un râleur portugais ? Il en décharge aussi mais nos deux véhicules se touchent et la place manque. Notre resserrement nous fait bientôt déposer caissettes et bourriches de part et d’autre, et mon Portugais de Porto m’interrompt : Para, maldito ! Arrête, Ducon ! Tu ne vois pas qu’après ça ils vont prendre le goût de l’asphalte ? ...c’est déjà presque trop tard, è quase tarde de mais ! Trop tard pour quoi, prolo ? qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? O que isso pode me fazer bem? Pendant qu’il rame à ras du sol avec ses cages à poules, je m’esquive avec sa femme. Il se trouve dans le quartier de vastes pans de murs à l’abri desquels règnent d’immenses bâtiments rouges d’une grande valeur historique. Pourquoi ne pas les visiter, mêlés à des flots de touristes discrets et respectueux. Partout, des inscriptions en lettres d’or sur du marbre. Certaines en polonais, d’autres en cyrilliques russes. Nous sommes apparemment dans une vaste nécropole princière à ciel ouvert. Ma compagne portugaise s’égare aux détours des tombeaux, nous nous retrouvons sans encombre, car elle prie, Arielle de sang mêlé, Pologne et Portugal, à deux genoux, les mains sur la balustrade, orante de pierre.

    ...Ces trésors de Pierre-et-Paul ou de São Vincente ne trouvent leur mesure que sous le ciel de Bordeaux ? vanité des infinis. Va-et-vient des marées, tombeaux et bureaux d’agences, Bonjour, nous proposons à vos services une pièce vide, propre, lumineuse et bien aménagée, jetez donc un œil, Madame la Secrétaire, soulevez votre petit cul du fauteuil et lorgnez, de l’autre côté du palier, la mignonne et confortable chambrette qu’une étudiante illuminerait de sa présence tout en irriguant notre douillet budget. Vastes tombeaux, coquets studios, vanité des équivalences. Ainsi par ces chaudes journées de juillet nous trouvions-nous ballottés elle et moi, baudruches à l’hélium dont les têtes aveugles gonflaient tendrement au soleil, tandis que leurs ficelles se mêlaient à ras de sol entre les doigts serrés du marchand des rues.

    C’était à Mérignac, d’aucuns diraient « L’Alcazar de Rodez ». Plus précisément, nous voulions rejoindre ce berceau des civilisations,de la Préhistoire à l’Aéroport, et nous en étions fort loin : ce lieu s’appelait alors les remblais du Pont de Pierre, inextricable cône de déversement sans aménagement précis, d’où se dispersaient les véhicules, qui vers les quais, d’amont ou d’aval, qui vers le cours Victor-Hugo au-delà de la Porte Bourgogne. Cherchant à rejoindre Mérignac, j'ai erré à pied sur le remblai sud du Pont de Pierre, parmi la boue séchée où sinuaient des fragments de rails mangés au goudron, où des tracés plus ou moins concentriques, cabossés de nids de poules, secouaient quelques suspensions automobiles éparses.

    Passe alors l’autobus « M », qui passe d’abord le pont avant de revenir à Mérignac. J’y suis monté, torse nu, portant un énorme carton vide sur la hanche. J’ai pu m’y frayer une place car de nombreuses femmes descendaient à cette station,mais d’autres, plus âgées, occupaient tous les fauteuils. Dieu merci mes aisselles n’exhalaient aucune odeur suspecte. Et j’écoutais discrètement les propos de ces dames assises, poursuivant apparemment ceux des passagères descendues : il fallait prendre garde à ce chauffeur de réputation sulfureuse, qui n’hésitaient pas disaient-elles à stopper le bus en plein trajet dans les herbages qui suivaient la route, entraînant quelque roulure ou délurée pour folâtrer dans la verdure.

    Alors je m’aperçus, comme si soudain ces végétations florissantes avaient poussé à l’instant même dans ce véhicule, qu’il existait parmi les sièges et vers le fond certains compartiments de haies fleuries afin que ces dames, quel que fût leur âge, pussent s’ébattre avec ledit chauffeur si décrié, entretenant elles-mêmes ces petites haies propices aux batifolages printaniers. Ces inconduites faisaient l’objet de molles menaces pour l’honneur, tandis que je tournais le dos à mon but : à moins de profiter moi aussi d’une improbable aubaine, en tant que passager, mon sort véhiculaire était de repartir en sens inverse, quand la navette me ramènerait à Mérignac où je reverrais ma fille affectionnée.

    Ce qui me réconforta dans cette épreuve.

     

    53 07 14

    Nous concevrons une communauté de prières, au but vague et inépuisable de racheter tous les péchés du monde, comme si Jésus n’était pas déjà mort pour cela, comme si chaque jour ne voyait pas sa recrucifixion. Nous tiendrons le rôle du Dernier des Justes qui chez les juifs s’investit dans cette croisade missionnaire intérieure. Mais il ne s’agit vraiment ni de catholicisme, ni de judaïsme. Concrètement : nous devons tenter de racheter, abolir s’il se peut, les atrocités de jadis. Elles sont innombrables.Une boue rouge figure sous nos paupières les corps broyés de tous jeunes enfants victimes d’une répression. Nous ne saurions déterminer laquelle. Nos poussins, nés de poules et de coqs, sont quotidiennement broyés, plumes et tripes comprises, pour fournir à nos voracités ces nourritures gélatineuses et laquées dont raffolent nos gosiers.

    Mais pour atteindre l’efficacité, nos prières expiatoires doivent impérativement se rapporter à tels ou tels massacres nommément identifiés et datés. Le vague ne convient pas, se fond dans les interprétations édulcorées généralisatrices. Nous devons le plus possible nous rapprocher de la vibration humaine immanquablement subsistante. Jusqu’aux paroles, jusqu’aux derniers souffles. Nous voyageons ainsi au plus proche des sensations du bourreau. C’est à eux qu’il appartient le plus de respirer cet air chargé, tissé de sang, les relents de cette boue souillée : c’est à nous, à nos efforts, qu’il revient de réincarner les victimes, de rembobiner le fil ramenant de la mort à la vie. Certains se renferment dans leur chambre et renâclent, refusent.

    Nul ne blâme leur perception aiguë de l’absurde.

    Nous nous trouvons à bord du Grenoble-Lyon-Part-Dieu, train de luxe ; personnel de luxe chargé de guider par les fenêtres un câble. Cela forme, de fenêtre où l’on entre en fenêtre d’où l’on sort, une espèce de tissage apparentant la rame à une espèce de funiculaire horizontal. Impossible par ce procédé d’accélérer sensiblement, ni même d’exercer une traction efficace. Nous parvenons tout de même, à vitesse réduite et grâce à la motrice, tout de même, qui de son côté tire au ralenti, jusqu’aux enchevêtrements de banlieue, avec virages, montées en rampes douces. Le contact se coupe, j’abandonne ce maillage, ou ce harnachement latéral, et le convoi parvient encore à parcourir huit cents mètres après ce point de lâchage : le câble serpente à même le remblai.

    Cet exercice absurde et minutieux m’emplit d’une grande confiance en moi. Mon épouse m’estime. Toutes les femmes m’estimeront. Je cherche en vain. Descendons. Découvrons l’improbable cathédrale de cette banlieue si proche du centre épiscopal. Partout la foule. « Foul », « la fève », est un personnage essentiel, multiple et fourbu. Personnes entassées comme en sac haricotier, plus ou moins en sueur, en extase, jusque dans la nef, devant l’autel même : nous admirons au sein de tous l’autel baroque immense tel qu’il en existe à Tudela : une immense plaque d’orfèvrerie sans mesure, jusqu’à la voûte en arceau, jusqu’au cul-de-four en coquille inversée. Au pied de l’autel, comme pour une adoration, s’alignent les autorités civiles et séculières, figurines obligées d’inauguration.

    Discours, solennités, en langues française et espagnole, le curé navarrais bredouillant sans se lasser « je suis heureux parce que mon voisin est heureux, mon voisin est heureux parce que je suis heureux », entre deux hoquets de porto. Tandis que les mannequins tournoient sur le parvis (le Romain, le Juif, le Maure) nous parvenons à nous glisser, Arielle et moi, derrière l’autel, jusqu’à des combles secrètes par un colimaçon non moins secret, sous les charpentes. C’est là que mon épouse expose, bien certaine que nul ne viendra contempler sous ces poutres les produits de sa picturalité. Nous accrochons quelques tableaux supplémentaires bien coincés sous nos aisselles dans les spirales, tandis que mugit sous pieds l’écho assourdi des solennités.

    Nous redescendons des murs, de la même façon, les chats vernissés très ressemblants sur des « 6 figures » en lin qui pourraient se vendre, et l’on se range un peu sur nos passages, avant de nous laisser descendre dans les cryptes. Les chats sur toile sont rangés debout sur le pavé, de part et d’autre d’une anfractuosité terreuse, reste de fouilles laissées là. Je m’y enfonce en pleine terre, et j’y pisse : je ne peux plus y tenir. Je m’appuie du front sur une plaque mal gravée. Je ne commets aucun sacrilège, pourtant quelle inquiétude, « car la cavité se prolonge »,  plus que je n’aurais cru : les médiévaux étaient de grands creuseurs, et la rumeur que là-haut j’entendais sous mes pieds se propage à présent sur ma tête – quelle épaisseur m’en sépare, à quels éboulements, à quels magnétismes ne suis-je pas exposé sous ces étagements caverneuses grossièrement taillées… Que deviendraient nos chats et celle qui les veille...

     

    53 08 04

    Un soir chez lui, Lazarus nous retient l’un et l’autre. Il aime retenir même si nous n’avons plus rien à nous dire ; cela permet des silences gênés où croissent petit à petit des propos épars, qui s’acidifient, ouvrant le bal des sincérités blessantes : « Vous partirez, dès que vous n’aurez plus besoin de nous » - en piste, ça commence. Outre nous autres Dieu merci Eulalie est là, belle-fille de notre hôte, qui se réjouit à haute voix, par diversion, de la facilité de ses épreuves écrites. Nous acquiesçons avec reconnaissance. Nous pourrions aussi digresser sur la génitrice d’Eulalie, quinquagénaire avantageuse aux bijoux de bazar sur tunique seventies. Nous chipotons négligemment nos fins d’assiette, mais que diable peut imaginer Arielle laissée seule chez moi ?

    Les circonstances généreuses amènent en bout de table à l’heure du dessert deux grands cousins gaillards qui s’expriment, pour voir, en anglais, à quoi je réponds en français que mes spécialités ne dépassent pas le chinois et le tchèque. Devant leur embarras je précise en plaisantant que ma foi si, je sais l’anglais. Unfornately, I can speak it,but I don’t undestand any word of this fucking language. Tout le monde rit, thank you.

    ...Ce que faisait Arielle laissée seule ? Très simple :sur un écran de météo télévisée, elle suivait des yeux la progression de larges ondes bleues figurant une vague de froid venue de Germanie jusqu’en notre beau pays d’Auge, où nous avions enfin déménagé depuis Paris. Danke schön.

     

    53 08 07

    Sur un marché, je décharge des cages, avec un patron. Les cages vides contiendront des hamsters, des oiseaux, des cardinaux. Le patron met la main à la pâte, c’est un bon patron. Mais l’espace manque : ma voiture est garée trop près de sa camionnette, nous devons empiler tout cela plus ou moins en vrac, au risque de rayer la peinture, ce dont je n’ai rien à foutre et vous encore moins. Nous commençons chacun à décharger sur le côté extérieur de nos véhicules, rendant ainsi la situation palpitante. C’est ma faute. Je m’embrouille, j’essaie de mettre de l’ordre, les portes à petits barreaux s’emmêlent - « Arrête donc de tout ramasser, on fera ça plus tard. » Il ajoute que les petites cages à zoziaux « vont prendre le goût de l’asphalte » - mais t’en connais dis donc, des mots, l’ouvrier !

    Ça fait d’ailleurs longtemps qu’on n’asphalte plus les places de marché ; les ingénieurs parlent désormais d’ « enrobé bitumineux ». Mais ce qui préoccupe mon bon patron peu expert en flair animal, c’est le « goût d’asphalte », qui pourrait détourner la faune de séjourner en ces riantes clôtures. « C’est déjà presque trop tard ». Et de râler, de ronchonner, comme font tous bons patrons qui se respectent. Pour « ces gens-là », rien n’est jamais fait correctement. Ne changez jamais de classe sociale. Dirigeons-nous plutôt vers cette charmante Portugaise et cagneuse, passons du bitume au marbre, car non loin du marché aux oiseaux se dressent de vastes structures palatales, rouges, marmo rosso di Verona, grouillant déjà d’une foule compacte, en plein pacte de connerie avec la culture de masse : salles, tombeaux, portiques, ornées d’inscriptions solennelles en latin. La Portugaise et moi ne sommes pas trop de deux pour déchiffrer ces solennités en lettres d’or incrustées. Je reviens sur mes pas pour demander son aide, et la voici agenouillée près de moi, sosie d’Arielle, priant mains jointes, les coudes sur la balustrade funéraire. Et tout cela se passe à Bordeaux.

    53 08 09

    Et puisque rien ne nous arrête (la flemme est si douce), partons à Moscou. Il y a tant de choses à voir à Moscou. Par exemple, un supermarché, mettons, le Vskus Vil : après nous être approvisionné, c’est le moment de chercher des toilettes. Pour y accéder, nous devons gravir une vaste volée de marches, de quoi chier plusieurs fois. Et même, pour nous allécher, une enseigne de bar clignote là-haut, en plein jour. Quelque chose nous dit, une rumeur sans doute, que ce bar et les chiottes attenantes vont fermer dès le lendemain. Mystères de l’administration, l’administratsiya. Nous parvenons au bar, essoufflés, mais le personnel sait bien pourquoi nous sommes montés les voir.

    Malgré les commandes, sitôt Arielle disparue dans sa cabine ad hoc, voici que le personnel se permet des observations désobligeantes voire graveleuses, que j’ai la chance de ne pas bien comprendre. Un seul serveur parle à peu près français, avec un accent épouvantable. Je ne lui demande évidemment pas de traduire, malgré son air goguenard. Nous redévalons l’escalier. Il se prolonge hors du magasin, au sommet d’une pente offrant une splendide vue cavalière. Il est vrai qu’il s’agit d’une banlieue, en tons ocre clair sous le soleil. Sur le trottoir et soulagée, Arielle montre sa belle humeur et ne serait pas contre une nouvelle excursion marchande. « Acheter, acheter, acheter ».

    ...Ne pourrais-tu mon cœur imaginer d’autres solutions plus efficaces aux éventuelles tensions que d’ « acheter, acheter, acheter »… ? Redescendons le temps aussi vite que l’escalier : nous avons à présent un petit-fils, Viggo.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    53 08 20

    J’arrache David à ses terrassements, pour explorer un cul-de-sac de pavillons de banlieue, plus propre, moins exaltant sans doute. Avec David je me promène dans un cul-de-sac de pavillons de banlieue. Une jeune fille très belle (style Mme B.ourouffala), qui dans le rêve est celle d’Accornero, nous invite à dîner chez elle avec son mari. Elle nous apprend qu’il existe aussi une maison plus luxueuse, que j’imagine aussitôt, mais nous laisse entendre que ce sera pour une autre fois, quand nous nous connaîtrons mieux (c’est moi qui ai d’abord proposé la maison luxueuse, puis qui me suis poliment rétracté). David retourne à ses travaux.

    Poussé par la même curiosité, je contemple un immense amphithéâtre de bois blanc, dominant une vaste nef claire. Une grande chorale y tiendrait sans peine. Et jamais je n’ai vu cela : en lieu et place de l’autel, après la croisée, trône un orgue, petit, mais possédant toutes les perfections, comme s’il était, lui-même, objet de culte. Il me plairait de descendre y jouer. Il est plus décent d’y renoncer. Mais un groupe de visiteurs bavards envahit les gradins par le côté: je m’éclipse sans être vu, en bas à gauche.

     

    X

     

    * * *

    Peu de temps après mourait chez nous Belle-Maman, « Doudou ». Elle laissait de tendres souvenirs, mêlés de bien d’aigreur. À présent nous devions l’enterrer. Mais nous ne pouvions procéder à la cérémonie en l’absence de son époux, notre père et beau-père. Nous le voyons venir par la fenêtre sur cour. Il semble furieux, déchaîné même, contre le rat qui courait là, sur le ciment noir. Mais c’est ce rat qu’il nous faut enterrer avec Belle Maman, dans le même cercueil. Nous le connaissions bien. C’était le nôtre, presque apprivoisé, nous nous étions bien attachés – de quelle expiation s’agit-il ?

    Pourquoi cet homme en contrebas s’acharne-t-il, tandis que nous souffrons derrière les vitres à l’étage ? Notre fille se désole. Qund le beau-père entre, nous supposons qu’il a tué le rat, le laissant sur place en bas, pour le récupérer sans doute ensuite, le suspendre par la queue au-dessus de la bière et l’allonger tout doucement près du corps.

     

    * * * * *

     

    Imaginons l’empereur de Chine. Imaginons que ce soi moi. J’aurais la petite quarantaine, je porterais des habits civils occidentaux. Je serais envoyé dans les contrées lointaines, pour affronter les dragons guerriers ou rapporter au grand galop certain petit coffret précieux rempli de bijoux. Ce serait dans une bande dessinée très coloriée, très contournée, avec des fées, des nains et des sorciers.

    Une fois même l’empereur-héros devrait retrouver uns statuette de jade magique ; s’il échouait, son épouse l’Impératrice, otage d’un démon, serait égorgée sous ses yeux. Mais j’ai tant erré par toutes les provinces que le démon commanditaire aurait usurpé mon trône. Et quand je revenais enfin, joyeux d’avoir accompli ma tâche et plein de hâte, contournant à cheval un marécage interminable, qui s’accroissait à mesure en prenant l’aspect d’un sexe féminin démesuré, je mettais pied à terre devant l’usurpateur, et peu s’en fallait que je ne gambadasse.

    Mon successeur m’attendait impassible, maussade. Il avait tant à faire ce jour-là. Posez ça là me dit-il en désignant un tabouret. Il avait à peu près oublié ma mission, et se levait déjà de son trône. Il me fit conduire par un subalterne à une dépendance sans éclat où m’attendait ma femme, épargnée, délaissée, qui me reçut dans l’effusion réciproque.

     

    53 08 09

    Tous les paralysés, même de naissance, rêvent qu’ils marchent. Il n’est pas illégitime pendant l’Exode de Quarante, d’avoir volé, sous l’uniforme, un camion militaire, et d’y recueillir un petit garçon désormais sans père ni mère. Nous avons parcouru le bourg de Guîtres sous les bombardements, ce qui est inexact au regard de l’Histoire. Nous avons zigzagué vite évitant ou foulant sous nos roues les corps épars dont certains se relevaient les yeux hagards et reconnaissants. Le garçon trépignait d’enthousiasme et voulut là tout de suite s’emparer du volant. Croyait-il lui aussi ressusciter les morts au contact brutal de nos pneus ? « Je n’ai pas de chance » répétait-il en sortant de Guîtres, et jusqu’à Bordeaux où nous avons filé : je le sauvais !

    Je remplaçais son père ! Et je l’empêchais de prendre le volant. Mais entre deux interdictions, nous bavardions à bâtons rompus, pour autant qu’un adulte puisse converser avec un garçon de neuf ans. Il découvrait dans la Ville d’Aquitaine la Grosse Cloche, et juste à côté, transportée là par un vaste et puissant glissement, la flèche St-Michel. Et lorsqu’il descendit je vais chez ma grand-tante rue Naujac, mon propre chat, que j’avais sauvé des ruines, négligemment jeté à l’arrière du truck, sortit en trombe tout ébouriffé par les ballottements de la voiture : qu’allait-il devenir ? Parmi tous ces passants ! Mais je le voyais entrer bien gras dans une pâtisserie, où d’autres animaux, bien gras eux aussi, lui faisaient fête.

    Mon petit passager de neuf ans sortait de sa poche une petit sujet en forme de chat. Lui aussi en avait un, « un vrai », à la maison, dont cette figurine en relief était le fidèle reflet. Rien de plus étranges que ces combats contre soi-même, entre moi, moi-même et moi : le garçon m’avait traité de sale juif, et c’était moi. Le chat de plastique exigeait un combat immédiat pour l’honneur d’Israël, et c’était encore moi. Les trop longs voyages en automobiles altèrent la perception individuel, et devant cette instance revêtu de la kippa, nous roulions à terre l’un sur l’autre sans même avoir assez d’haleine pour crier d’autres insanités. La pâtisserie s’était multipliée de part et d’autre, alignant de longues façades sans relief ni vitrines, et j’entendais rire dans toutes les maisons. Ce n’était plus qu’une interminable et longue place en toile de 15 paysage qui se gondolait par endroit, j’entendais dans le ciel au-dessus de nous tous la voix de Chirico le peintre, bouffée d’accent italien. Le pinceau se détachait au-dessus de nous dans un petit bruit sec, et dans le fond du ciel, laiteux, pénible, éclataient les rires et les acclamations. À la configuration des voix, nous nous rendions bien compte, englués dans  les pigments qui nous représentaient, qu’une majorité de femmes exprimaient ainsi leur adhésion, leur enthousiasme.

    Le lendemain, qui était un 30 août, je m’étais éveillé la bouche pâteuse comme après boire, ce qui ne m’arrive plus, si bien qu’il ne m’arrive plus rien. Me tenaient lieu de chaperons ma fille et Pax, chauve et mon meilleur ami. Le temps se maintenait au beau pour autant qu’on eût pu s’en apercevoir en faisant le tour d’une pièce ronde ; nous étions prisonniers en hauteur, le bâtiment turriforme renforçait l’angle d’une forteresse médiévale, rarement visitée. Ma fille de 18 ans depuis toujours s’absorbait dans des travaux d’aiguille dans la plus belle tradition des princesses captive. L’ami Pax lisait son journal le plus chauvement possible, et je me rabattais, le troisième tour achevé en vain, sur un petit jeu électronique.

    J’appuyai par mégarde sur la touche « Fichier », puis sur « Nouveau » : au lieu de me plonger dans le sommeil, cette manœuvre amenait un ascenseur invisible de l’autre côté du mur blanc. Alors le mur s’ouvrait dans une cabine spacieuse. Nous y sommes entrés séparément, tandis qu’une voix que j’étais seul à entendre m’intimait de révéler à mes hôtes ma connaissance de cette tour très haute. « Je ne sais rien ! » disais-je en moi-même, et sans purifier mes lèvres et mes dents ; je me sentis étonnamment à l’aise dans mon rôle, car tout est rôle. Un exemple parmi tant d’autres : Fier-Cloporte, notre héros, se trouve un jour avec son ami Pax et Julia dans une tour circulaire, car il en existe de carrées.

    Julia Bat-Fier-Cloporte tricote, ou lit, ou se délecte à ses jeux vidéo, en alternance. Mais la terrasse supérieure nous appelle par téléphone : Pax et F.C. occupent l’ascenseur, Julia s’y montrant allergique. Et Fier-Cloporte, toujours aussi con, tient à montrer que lui, bien redressé, connaît parfaitement l’intérieur de cette tour obscure, tout particulièrement le 4e étage, étape intermédiaire (le sommet se trouve au 9e). Il quitte la cabine à pas précautionneux. Pax, miraculeusement, s’évade. Mais un dos de gardien s’obstine à passer, à repasser, en pleine ronde nocturne. Pourquoi tourne-t-il systématiquement le dos devant la sortie d’ascenseur ? Facile : on donne le change. Mais Pax est parvenu à se faufiler. Comme Fier-Cloporte à son tour se glisse au-dehors, plaqué au mur,le colossal gardien se retourne d’un bloc et immobilise notre couillon contre la paroi incurvée. « Vous n’avez pas été discret », dit-il. « Nous vous avons entendus à travers quatre étages. Nous avons bien perçu vos intentions malveillantes. Votre but – ne niez pas ! » - il secoue Fier-Cloporte qui n’a pas ouvert la bouche – était de vous déplacer par cet ascenseur – déjà bien bruyant par lui-même en pleine nuit – afin de lancer tout à coup un effrrrroyable vacarme dans le couloir circulaire, où donnent les portes des locataires. Mais voyez -vous, mon chien et moi » - Fier-Cloporte parvient à baisser le menton - « nous sommes aperçu sur-le-champ de vos intentions puériles ; Geoffroy » - nom du chien - « m’a précédé dans l’escalier, nous voici tous les deux. Redescendez seul, en vitesse, et réveillez-vous ».

    Fier-Cloporte s’est donc aussitôt réveillé. Puis tout le monde est reparti, dans la petite increvable voiture, par cette journée claire du 3 septembre. La famille trônait en couronne, joyeuse, babillante, sauf la mère qui fait-la-gueule. Malgré tout l’assemblée roulante parvient aux Mureaux. C’est une ville qui existe, caractérisée par ces horribles panneaux : « Vous entrez à Les Mureaux », « Vous sortez de Les Mureaux ». Les Mureaux sont peuplés, essentiellement, de lémuriens. La famille de Fier-Cloporte y habita quelque temps, naguère. Et, ce qui déride la mère-qui-tire-la-tronche, voici l’immeuble où vivait autrefois la tribu ! « Non, pas à droite, mon fils, mais à gauche ! Just have a look ! Ici règne désormais » (dit la mère) « la famille Trizomick, dont tu dois épouser la fille ! » Au volant, Fier-Cloporte se rengorge, sans relâcher son attention : à la fois sur l’extérieur, car, tout de même, il rôle, et dans l’habitacle : son épouse Cancra et sa fille Adélide, en proie potentielle de la Reine-Mère.

    Il convient pour cela de bien se rengorger, extérieurement, et pour les passagères arrière de rester le plus neutre, le plus aimable possible. Fier-Cloporte se sent tout en feutre, doux et perméable. Tous rejoignent leur but, au cinquième gauche, s’assoient chez les Trisomick, boivent l’apéritif, et tout en réprimant ses tremblements (de quoi s’énerver tout de même), Fier-Cloporte fêle un verre, qui se casse dans sa main précautionneuse, mais sans effusion de sang:le future beau-père est bon enfant. Les verres ne coûtent rien, en voici un second. L’homme parle sans cesse, d’une voix haut perchée sous la fine moustache. Son physique de blaireau modéré, genre facho-centriste, hésitait entre le poivrot lisse et le sous-directeur de collège en Gironde.

    Sa femme, future belle-mère, roulait partout sa graisse de petite boulotte, virant de la cuisine au salon : les femmes et la fille en cuisine, passionnées par la cuisson du lièvre aux myrtilles, et les deux hommes à l’apéro, plus le contre-apéro. Ce qui fait que selon la pièce où elle déambule, madame Trisomick parle cuisine ou accent du sud-ouest, émet devant les hommes une phrase de patois, louange l’occitan, ou révèle à Fier-Cloporte ses origines hispaniques, à elle. Et même, vénézuélienne : Maracaïbo - chanson de Luisa "Lu" Colombo - souvenirs... comment pourrais-je ramener mon espagnol de tourisme - y anda vale !

    Elle tient le devant de la scène à présent, évoque son assimilation, une partie de sa famille s'est fixée dans le delta de l'Orénoque, à l'opposé : "Ici aussi, vous avez un delta, orienté vers le nord" - confusion avec le Rhin ? ...avec la Vistule ?... ses connaissances en géographies seraient -elles aussi approximatives que mon espagnol d'Assimil ?

    Quant à ma fiancée, je n'en ai vu ni la couleur ni l'ombre, et je n'ose, moi, Fier-Cloporte, aborder le sujet ; que me dirait cette belle-mère à demi-folle, sinon "elle est morte", ou, au choix, "elle est chez son mec, il faut bien qu'elle s'amuse !" "ella debe divertirse, de todos modos!"- elle me dit les deux, une fois sur les hors-d'oeuvre, et l'autre au dessert... Fuyons... Voyageons... Il n'y a pas que Nicolas Bouvier qui voyage, ou Elula Maillard. Fier-Cloporte aussi a roulé sa bosse, en rêve, en fumées... Nous voici, lui-même et moi, en visite aux Indes, à l'opposé tout droit de Caracas ou Maracaibo. Et ce qui plaît à Fier-Cloporte, ce qui le fonde et le constitue, c'est l'obstination qu'il a de crier dans la rue, de chanter, dans une langue à lui seul connue et inventée pour mieux exprimer.

    Personne ici ne comprend le djungo, qui n'a rien à voir avec le mandarin, mais avec le simple français par des liens plus qu'obscurs. Aux Indes, nul ne se souci de ceux qui chantent ou meurent dans la rue, nul besoin d'audition prélable pour beugler dans de métro. Et Fier-Cloporte braille sur tous les tons "Motchisvo, motchisvo", ce qui signifie "Liberté, liberté". Et les flics ne l'embarquent pas, et personne ne se fout de lui, mais de jeunes garçon de treize ans, ceux qu'il n'a jamais quittés, lui font escorte en chantant aussi, bariolés de jaune et de rouge, shorts et T-shirts ("culottes et chemisettes" : comme c'est bizarre...).

    Et comme cette ville est très petite, les maisons puis les taudis s'espacent, et des bribes de champs verts viennent s'intercaler entre les murs, entre les buissons au fond des yeux. Que feront-ils. Que feront-ils là, mes "jennes compagnons". Rien à glaner, rien à mendier. Alors, mauvais flûtiste, je les ai ramené au centre, chantant parfois, parfois cessant. Et tout cela n'avait aucun sens apparent. Et revoici la ville et ses longs quaisur le fleuve. Et revoici les bacs pour gagner l 'autre rive, les ponts ici ne survivant qu'entre deux moussons. Des Schleus, d'inévitables Schleus, s'embarquent bruyamment sur un rafiot mené à la gaffe, et moi sur un autre, pour d'autres pontons.

    Ils me lancent de bruyants wiedersehn, agitent leurs bermudas blancs, leurs soutien-gorges bleus. Et nous voguons sur les flots couleur merde. Fier-Cloporte se fait aborder par un de ces Indiens bouclés aux yeux pétillants tous usages, mignon comme un coeur disent-ils, qui lui refile un téléphone d'hôtel, 07 06 05, et qui se dégage pour gagner un autre groupe de passagers, les arrivées sont incessantes, le jeune guide distribue plus de tracts qu'il n'en pourrait entrer dans sa foutue gargote, et nous restons là tous debout comme autant de vaches bloquées sur un pont de barque. L'Indianot disparaît souriant dans les bras, troncs et jambes. "Ce ne sera pas long" disait-il, et sur l'autre berge, Cloporte distingue une entrée bariolée barrée du triple chiffre 7-6-5.

    Foule au dehors, foule au dedans. Alors Cloporte chante, en plein tumulte vite apaisé, les regards bruns dans les yeux blancs tournés vers lui, et le public reprend "Victor Hugo, Victor Hugo", puisque les syllabes émises semblent reproduire ces syllabes. Comment ces clients-là peuvent-ils avoir eu vent du poète, lorsqu'ils en ont eux-mêmes plusieurs cenatines ? car ils comprennent ce qu'ils chantent, et lui sourient comme au Français de service égaré en ces lieux. "Got a room ?" Yes, they got it. Mais il faut la partager ; des Anglais y sont déjà, peu disposés à profiter des avantages et des attraits de l'hospitalité locale. Mes affaires tiennent dans un sac de plastique ! Les Angliches sont affalés, vautrés, liquéfiés. Ils occupent le lit de leurs quatre membres étendus. Je renouvelle mes requêtes d’un ton modéré. Le fils aîné se lève en geignant, et me trouve une autre chambre, où l’on accède par une porte au fond. La chose est confuse et tout le monde s’en fout.

    Il me laisse seul en présence d’une jeune fille nue dans le lit. « Elle est malade, m’a-t-il dit, elle se repose ». Dans quel conte pour adultes me suis-je fourré. Bien sûr que je la caresse, bien sûr qu’elle se laisse faire, bien sûr aussi que j’évite la conclusion logique de tout ceci : les Anglais sont perfides, ils peuvent m’avoir guidé vers un piège à variole, à sida, que sais-je ? « Elle est malade, she’s sick », un reste de point d’honneur peut-être ? Et si les virus me sautent à la figure, sitôt enclenché le cunnilingus ? Je me suis mutilé de tout cela désormais. Le décor est bariolé comme un cliché de microscope, des coquetie00rs raffinés trônent sur un bahut. Et si je veux parler, Miss Laughlin (c’est son nom) s’y trouve toute disposée.

    Accueil, sourire, communicabilité : cette chambre est l’opposée de l’autre. Cette chambre est un théâtre. Elle tournera sur elle-même, ou le mur du fond se lèvera, les bonnets de nuits flapi de la pièce voisine et précédente se dérideront, et nos mènerons tous, nus ou habillés, reposés ou épuisés, une conversation bilingue et souriante, avec thé, biscuits secs et empressements de bonne maison. Chaleur superficielle il se peut, mais ne sommes-nous pas créatures éphémères, quel réconfort ne devons-nous pas trouver malgré l’impression d’être au bout du monde ? Dès la seconde tasse de thé, nous baignons tous dans une totale euphorie.

     

    53 09 25

    En butte aux assiduités d’un admirateur, qui veut absolument me sucer la bite, je me retrouve par lassitude belle excuse dans un lit, près de lui. Je froisse encore entre mes mains les gros billets qu’il m’a fait parvenir. Ce ne sont pas des billets doux. Je les coince un peu, par derrière, sous le matelas. « Tu ne viendras pas dire que je ne t’ai pas payé », c’est ce que j’entends sans qu’il ait oubooking@smk.dk vert la bouche. M’entend-il émettre des doutes sur des coupures de 70 euros (ou dollars) (€ ou S) ? Avant de passer à Dieu sait quel acte, il m’offre, tiré de derrière son dos, un magazine sur papier glacé, dont le titre parle d’Église catholique ou tout autre institution bien-pensante, et nous le feuilletons ensemble, pour la plus grande gloire de Dieu.

    Certains pervers ne veulent consommer qu’avec la parfaite adhésion de leurs victimes alors consentantes. Un instant me voilà distrait par de pures images montrant des garçons purs et pieux, qui n’ont jamais encore éjaculé conscients, sans doute destinés à la prêtrise. Soudain, mon compagnon de lit bien malgré moi referme l’épaisse revue pour me montrer sans dénégation possible sa première page, visible de tous dans les kiosques ! et qui me représente : j’ai mon âge actuel, dix ans, monté en graine, les joues rouges d’après courir, le cheveu blond pâle. Un texte accompagne cette brillante photo… c’est notre histoire, celle du moniteur de colonie de vacances et moi-même ! Petite poésie rimée du meilleur effet, sur laquelle j’entreprends de dévier l’entretien déviant. L’effet est immédiat : le rebord du lit devient une haute berge, et je l’ai échappé belle, pour la plus grande joie des astucieux contrepétistes.

    Mon moniteur, cette fois rhabillé, découvre au sol une de ces petites clefs fendues où l’on glisse le rebord des boîtes à sardines, pour les ouvrir en tournant. Le séducteur se met pleurer en évoquant la perte de sa mère : serait-il fils d’une sardine ? ma foi ce serait bien étrange. La question doit passer dans mes yeux amusés, car le voici qui se referme. Il est temps pour moi de rejoindre l’aéroport de Satolas-et-Bonce, en banlieue de Lyon, où m’attend sans doute un aviateur qui voudra bien me dessiner un mouton. Béraud transforma le nom en « Sabolas », dans son Bois du Templier pendu. Mon père fit supprimer ce livre de la bibliothèque de 5e, car un passage avait excité ma lubricité : il s’agissait de la danse d’une Gitane, le soir, devant le feu de camp. Mon père voulait m’éviter la folie, immanquablement liée aux pratiques onanistes.

    Pauvre père, pauvre professeur de cinquième…

     

    53 09 26

    Un peu plus tard, vers mes 24 ans, je voyageais avec mes deux parents au fond des Pyrénées. Ils m’avaient pris avec eux pour me consoler d’Arielle, partie à Cannes me tromper avec la danse, chez Hightower. Et dans les hôtels, nous logions à trois, mon père et moi dans un lit, ma mère seule dans l’autre, disposition aberrante s’il en est. En ces offusquantes compagnies, je jouissais des deux ronflements conjugaux, alternatifs ou simultanés, qui traversaient mes boules Quiès : en effet, ces deux bouche-trous filtrent les fréquences aiguës, sans presque toucher aux graves. Alors en plein sommeil je me suis relevé,  fou de manque de sommeil, faisant tournoyer sur ma tête le baluchon de mon voyage (il contenait mon linge, ainsi qu’un petit tabouret arnaqué de l’hôtel précédent – larcin, soit ; saleté, non).

    Ce baluchon grossissait à chaque tour, et je hurlais, je hurlais ! sans réveiller personne. Mes pieds me portent sur le palier, d’où j’aperçois la longue enfilade verte des veilleuses, puis me ramène en arrière au milieu des ronfleurs, sans endommagements de porte ni de paroi. Mes cris ne perdent rien de leur vigueur. Je voudrais les éveiller, ces deux-là, qui m’écrasent de leur inceste. Et toujours criant, je rebrousse chemin. Je perce à présent les murs. Mon devoir est de terroriser, de semer à pleins pots l’infarctus et la honte, sans autre résultat que d’en frôler la mort, je m’épouvante moi-même, je rentre et ressors au comble de la confusion des sens, et mon tumulte ne cesse de croître. Mes muscles et mon cœur me lancent vers l’horreur et la mort, et nul ne sort du sommeil, pas un Veilleur n’ouvre l’œil, tandis que surgissent enfin des portes battantes le gros du personnel, qui tout empesés de leurs habits en pleine nuit tentent de maîtriser ma crise, avec la très ferme indulgence des neutralisateurs de fous : « Monsieur vous faites trop de bruit, ne craignez rien, calmez-vous, les valets de santé vont se préoccuper de vous ».

     

    53 10 19

    Oui. Ils m’ont relâché cette fois. Une fois de plus leurs griffes se sont desserrées. Arielle au volant se charge de moi. Une grâce revient sur nous deux : c’est en notre présence éclairée (dixit prospectus)que se tiendra l’Assemblée des Poètes ; et où cela ? À Presles-et-Thierny. Assemblée des Poètes à Presles-et-Thierny. Voilà qui ne manque pas de faste. Il se tient de nuit, au centre d’un énorme village ou gros bourg. Voici un poète dont j’ai beaucoup apprécié quelques textes. Je le lui dis. La patronne des lieux, sympa, la quarantaine, sert à boire. Voici un autre poète.Une partie de mon enfance s’est passée à Nouvion-le-Vineux, j’énumère les villages de Bruyères à Nouvion : Vorges, Presles-et-Thierny où nous nous trouvons, il s’en réjouit poliment, les poètes tourbillonnent lentement autour de nous, sans que se montre une seule femme, parmi ces fracs et ces vestons de ville.

    L’un d’eux affirme à ses interlocuteurs tout aussi polis qu’il ne veut surtout pas que « cela se voie », que « cela soit ridicule » : petit, chauve bombé, voix perchée, doit-il vraiment craindre d’avoir contracté, « ah, non ! » l’air d’un poète  ? Je suis décidément tombé au beau milieu d’un très grand rassemblement ! pour autant que l’intérieur puisse en contenir. Je me souviens de Thérèse P., repartant offusquée dans sa voiture noire avec chauffeur, d’avoir été conviée parmi d’obscurs rimailleurs départementaux passablement déguenillés, elle qui s’attendait à des gloires de grands calibres… Mon Dieu prends pitié du poète et de ceux qui l’écoutent. Mon premier revient la charge : depuis combien de temps je l’ai découvert, depuis peu, il s’en doutait.

    Que de trésors me reste-t-il encore à lire ! et de combien mon enthousiasme tout récent ne doit-il pas encore s’enrichir ! Le second, comme moi de Nouvion à trois hameaux près, et dont je n’ai lu qu’une strophe au hasard d’une feuille, me presse aimablement de compléter mes émois par l’achat d’un plat fascicule. Je perds très vite mes humains dans la foule et me reporte sur son cadre, un intérieur de bois tout de guingois aux grands sièges d’osier, puisque les camelots sont tous levés pour s’emmieller entre confrères. Ils sont aussi empêtrés d’eux-mêmes que moi, qui suis tombé là par hasard et tout vierge de recueil broché : deux ou trois fois de trop j’ai confié à qui s’en fout, dont une fois à la maîtresse de maison, que je venais souvent jusqu’ici à vélo vers mes douze ans : « Nouvion est mon pays constitutif », mon mot fait sourire et tant que j’ignore la proportion d’estime et de narquoiserie qu’il a suscitée (sans compter l’indifférence et la politesse), je dois maintenir sur mes traits la ligne de crête effilée entre l’admiration et la flagornerie. « Avez-vous votre œuvre sur vous ?

    - Non, je ne me promène pas avec « mon œuvre sur moi », contrairement à mes couilles en pleine liquéfaction. Chacun propose ici sa définition de la poésie à grands renfort d’affrontements abstrus aussi chiants qu’un entretien de Bonnefoy. Tout est grave. Apollon merci, la cahute comporte, au rez-de-chaussée, un bon ombre de petits coins et radicoins vétustes aux parois de bois de guingois où pullulent publications et libelles de toute sorte, voire de livres. Mais je cherche en vain les chiottes, ou quelque chose qui y ressemble. Jusque sous les escaliers : rien. Justement, ces escaliers : en double volute, salon de première du Titanic. En plus petit tout de même.

    Des voix descendent les deux ailes de marches. Ma parole, discuterait-on là-haut comme ici, avec ces distinctions de chœurs d’église ?

    Faudrait-il donc que je chiasse à l’extérieur ?

    Enfin – le Seigneur soit béni ! - j’avise une pièce à peu près confortable, fermant mal (verrou faussé), le trône est là, en plein centre, ce sera dur d’être discret, prions que personne ne force l’entrée, un coup d’œil me confirme – toujours vérifier ! - qu’il reste juste assez de papier pour moi, et prrroutch, et chasse d’eau, après moi le Déluge.

     

     

    53 10 22

    Ainsi soulagé, que me reste-t-il à faire ? Un cours, ce qui est proprement chier d’une autre manière. Je me demande comment j’ai pu chier si longtemps, si assidûment, d’une seule et même matière si diversifiée, si enrichissante, si engraissante. En des lieux si divers eux aussi, ce hall préfabriqué par exemple, sans espèce de cloison comme au Togo, où s’entassent en bon ordre et sans un murmure quatre à six classes de sixièmes silencieux et attentifs, tous garçons. Mais nous ne sommes pas au Togo. Nous sommes chez les Blancs, où règne la liberté d’être con qui manque si fort aux Noirs, celle de la pagaïe, celle du se lever se rassoir, pas assez de place pour tout le monde, pas de séparations perpendiculaires entre les classes, attention, attention, le clown va parler, je ne parle pas je gueule.

    Je reconnais parfaitement le petit merdeux blond, à ma gauche, c’est Chirico de Libos, fils d’entrepreneur, qui bâille et qui bade, et ne prend pas de notes. Le nez bouché l’air con la bouche ouverte. Il m’aimait bien, il me tournait autour jadis, il a 59 ans maintenant, il répétait « vous êtes trop bon m’sieur, vous êtes trop bon », et je l’engueule, dans ce brouhaha baruch ha bo, mais tout se perd dans la fumée du bruit. « Un 25 », je gueule, « un 25 je me mettrai en grève », ils s’en foutent, c’est formulé si bizarrement, le 25 mai jour de ma maîtresse, décembre de Jésus, en grève, parfaitement, tout seul, Jésus et moi. Et je pensais : si j‘étais dans cette autre cour, en ciment, de Meulan, recroquevillé en mauvais lotus 25ans plus tard, et que les élèves, les récréationnistes, se dispersassent à l’appel grêlé de la sonnerie, je serais ainsi découvert, abandonné à moi-même et des autres, perdu dans une méditation sans objet, friable, fragile, seul, selon la loi du decrescendo proustien. Ensuite, de toutes les fenêtres, mes collègues m’appelleraient, j’ouvrirais enfin les yeux, et j’entendrais dans la montée la pompe à deux tons de l’ambulance qui m’emmènerait : là-haut, à l‘asile des Mureaux. Pour l’instant, ayant passé la nuit dans un hôtel luxueux que j’ai découvert à grand-peine avec plaisir, Arielle vient m’y chercher le lendemain matin.

    Ma chambre, où le réceptionniste l’a envoyée, comprend deux lits très étroits, en luxueux bois noir, du modèle grec antique où l’homme s’allonge et se fait chevaucher par la femme, un pied au sol de chaque côté. Il est une heure vingt : nous hésitons, l’amour en début d’après-midi ne nous ayant pas apporté jusqu’ici la joie nécessaire, mais je réponds à mon épouse que nous ne sommes pas, en tout cas, le 25 du mois : toutes ces précisions sont importantes. Et comme Arielle se montre exceptionnellement douce et compréhensive, et me convainc de passer à l’acte d’amour, au point de déborder sur l’horaire du cours à donner ; il suffira d’un coup de téléphone.

    J’enlève mon pantalon.

     

    53 10 25

    Nous voici, d’emblée, le 25. Il ne fallait pas attendre le 25. Une ruse administrative a déclenché cette accélération du temps, décidée par moi-même ; l’administration, c’est moi. Quel immense pouvoir… Il m’a fallu descendre à l’intérieur d’une montagne, le Mont de Vénus, aussi profonde qu’une cave de Castille en saison sèche, avec un bar souterrain. Mais là-haut, en surface, je ne suis pas tombé d’un pubis éreinté : il suffi que j’aie pris l’autocar, un de ces putains d’autocar où l’on entend parler de chiens hideux et de cercueils à six places. Et vroum-vroum. Et le Fond de la Femme. Et l’espace marginal. Ce puits, cette cave, prohibido fumar, mais non je ne vais pas fumer, je suis venu lire un séjour en Normandie bien fraîche, narré par Flaubert.

    Purifions notre bouche de tout tabac. Oublions où nous sommes. La question ne se pose pas. Au fond dans l’ombre je vois une jeune femme accompagnée de ses deux enfants ; se peut-il que ce soit cette ancienne merdeuse de 3e que je couvrais de devoirs supplémentaires ? Nous nous reconnaissons, mais vaguement, à la façon des amnésiques. Et que faisons-nous donc là tous les deux. Mon œil interroge, le sien se dérobe. Je lui fais plus peur à présent qu’á l’époque. D’autres silhouettes se présentent en baissant la tête, afin de ne pas bugner le plafond. Ils me serrent la main, me complimentent sur le bien-fondé de mes émissions radiophoniques, d’autres émettent des réserves, mais au moins : je ne suis pas ignoré, ici dans cette cave de Bailén, où jamais encore je n’ai mis les pieds, où mes anciens tortionnaires apparemment se sont donné le mot de me rejoindre.

    Et sans en demander l’autorisation, je leur fais pencher l’oreille vers un lecteur de cassettes, où l’on reconnaît bien, sous le chuintement de la pile usée, mes élucubrations critiques sur fond de Brigitte Fontaine, jusqu’à ce qu’un auditeur attentif et visqueux m’apostrophe : « Mais enfin », dit-il en français, « faut-il écouter Brigitte ou vous-même ? pourquoi les deux à la fois ? Il fallait vous taire, ou bien la bâillonner ! » L’inconnu francophone avait raison. Complimentons, complimentons, cela évite toute justification, L’appareil s’éteint clac et d’autres ombres se présentent, une jeune femme encore chante du latin, en articulant bien, tout est compréhensible, Mes marques : quelques mots, des facéties, des bribes d’anecdotes, et le soleil qui tue en surface.

    Le personnel amène un livre d’or, mon importance est évidente, patente, touchable. Mes cours étaient la merveille de tous. Je bois l’encens, peut-on le condenser sur une plaque froide ? Peut-on alambiquer de la vapeur de mots ? « S’enivrer » de louanges dit-on. Soudain, car un soudain devient indispensable, un grand vacarme a dévalé le grand escalier d’une seule volée : d’innombrables cartables pleins se sont débagoulés dans cet étroit perron. Ils sont tout neufs et tout craquants. D’autres escaliers descendent jusqu’ici, venus d’autres quartiers. L’émeute et la révolte débouchent de tous les quartiers de Bailén. (Un dernier homme signe le Livre d’or en mon honneur).

    Mes fidèles flatteurs et moi pressentons un immense drame humain en surface. Les corps suivront sans aucun doute les cartables. Le personnel presse sur les portes de sécurité (

    Utilizar solo en caso de accidente

    Nous nous ruons vers la surface, la nuit est tombée, il pleut, le village est désert, nous respirons : « Téléphonez !

    ¡Llama a la policía!

    Nous pressentons une effroyable catastrophe humaine, ouvrons les portes de fer qui donnent sur l'extérieur (la nuit est tombée, il pleut) en criant : « Téléphonez ! Téléphonez ! » Puis ça se calme, pas trace d'humains, que s'est-il passé ? Tous enfermés alors, tous enfermés à la moindre averse ?

    Fuyons. En pleines Pyrénées. Un de ces remblaiements de lacet plus ou moins consolidé d’où l’on voit... à perte de vue. Juste après, brusque rétrécissement, chemin de terre, toujours toujours des obstacles, il paraît que c’est une image de la vie, que fait cette bicyclette dégonflée, où est le propriétaire, aucune trace de pas David ! dis-je à David on n’attend plus que toi pour redescendre la pente ! Il a de l’humour ! Il tâte les pneus ! grimace de façon très dubitative ! Et ce n’est pas tout ! Arielle s’aperçoit en fouillant dans le coffre (qui lui a demandé de fouiller dans le coffre?) que j’ai oublié à la maison, que j’ai perdu, la bande magnétique de chants basques ! Catastrophe ! Hondamendia ! Voici justement une cabane qui passe, une seule fenêtre, très haute, étroite, sans vitre, ancien kiosque à journaux « Sud Ouest » bizarrement foutue, « Ma bande ! Msaute a bande ! » - elle disparaît par la meurtrière (quasiment) ses souliers glaiseux me glissent dans les doigts, elle saute mais devinons bien : la cabane ambulante n’a pas de plancher, son cul reste ouvert, Arielle tombe sans fin dans le vide montagnard, plus bas l’attendent 30m de rocs verticaux des tôles des tôles peut-être en bas pour amortir le choc mais ça n’amortit rien vous pensez, nous ne sommes pas dans un film, elle gémit en passant devant moi et jusq’au bout des trente mètres, ensuite je ne l’entends plus dis-moi je t’aime et je serai gentille dis-moi je t’aime Qul li « anaa ahbuk » - Arthur, mon Dieu ! le roi Arthur disait juste « allons voir » disait-il « ce que le fleuve nous apporte » à quoi bon en effet toujours le courant nous amène un évènement tous les évènements, une aibnatou rassoul fille du prophète en mal d’amour de véritable amour en échange d’un simple, d’un abondant, superlatif gâteau de chantilly comment subvenir comment survivre à tant de manques journaux fenêtre tôles femmes bandes amour sans fin.

    Un jour tu t’aperçois que vivre apporte moins de choses que de voir défiler sans trêve en toi devant toi toutes ces expressions de l’infinité des possibles, tu es le seul point fixe et le monde autour de toi tourne comme les paysages vus d’un train. Centre du monde et rien de vrai je veux dire tangible auras-tu moins vécu je réponds non Non et NON n’en déplaise à Céline et tant de raisonneurs ineptes et inaptes. Louis-Ferdinand tu m’as déçu sur ce coup-là pas toi non pas toi la morale à papa facho de facho.

     

    53 10 30

    Je n’ai jamais quitté le collège, le lycée. Il n’y avait que des garçons. Plus tard, les filles ne m’ont apporté qu’un sentiment d’abandon. Sniff. Puis je suis devenu enseignant, comme on disait. Lorsque Fier-C. Dit « au lycée », que faut-il entendre ? Celui de sa tardive enfance, ou celui de son croissance  inaboutie ? « Au lycée », soit. « Je cache dans les chiottes un réfugié de l’E.T.A. » Euskadi Ta Askatasuna fut fondé en 1959 ancien style. Mais avant ma « carrière », peu m’en chalait (et non pas « m’en chaudait », ô Defalvard). Ce réfugié, ce fugitif, portait autor du crâne un bandeau sanglant. « Cache-moi quelques jours ». Pouvais-je savoir, moi, que ce salaud avait tué un flic ?

    Nous devons le faire repasser en Espagne. Le temps que ça se calme. Pour en dégommer d’autres. « Nous » ? Un groupe de sympathisants, sans doute, près des frontières, en base arrière. Peut-on peupler le Pays Basque uniquement de Basques ? Et de flics morts ? Éclipsons-nous, sans lui, en reconnaissance sur les sentiers de contrebande. Nous faisons contrebande de bandits. Voici qu’un tronc d’arbre enjambe un précipice. Est-ce bien raisonnable ? Ne s’agirait-il pas plus modestement d’un ravin ? Nous franchissons sans vertige ce pont miraculeux ! À plusieurs hommes, déterminés, nous passons en Espagne, revenons a Francia, plusieurs fois, nous faisant voir, chantant, dansant, hurlant dans les trois langues, est-ce bien un comportement d’adultes, de responsables, de militants ?

    Ce tronc écorcé et luisant, visible à des hectomètres, fait frontière entre deux mondes. Nous y tenons tous debout, alleluiah, notre blessé s’y prélassera, nous avons peur de perdre l’équilibre mais ne tombas pas, la crainte excite nos chants, où revient sans cesse la voyelle « éééé », à trois ou quatre voix ; viens, bandit, hurle avec nous. Ilme faut revenir, ralentir, regagner ma cache enseignante, ma planque administrative, où les risques soent moindres. Mais je ne puis décevoir sinon mes admirateurs, du moins ceux ui me prennent pour un « double-vie », celui qui mène une existence trouble. Prendre un air mystérieux. Faire penser qu’on trafique de drogue. À l’ancienne, à la romantique, sans mules chargées de gélules ni go fast à 210 sur les routes de France.

    Juste un de ces paquets de pharmacie très plat, style Sargénor antiasthénique, envoyé d’un coup de patte au ras du sol sous la table de classe d’un lycéen. Fais le malin. Attire l’attention des adolescents. Qui va cafter ? Qui va dénoncer ton réfugié au foulard rouge ? ton « terroriste présumé » ? Je ne m’en occupe plus. Il bouge encore. Il s’enfuit aussi de chez moi. Il se glisse ailleurs. Tes adolescents frontaliers pourraient être attirés. C’est un public fragile. Je reçois un mot. Parandélev s’inquiète. « C’est une blague, jamais je n’aurais balancé, fait glisser ainsi sous la table du fils aîné ce paquet plat de Sargenor, c’est pour les vieux, si cétait de l’héroïne en poudre ou de n’importe quoi d’autre oou d »e nouveau, comment aurais-je pu…

    Mais un autre danger guette le Fils du Père : la Médecine. Laquelle, du haut de son arrogance, prend les gants du juge et condamne son fils (quatorze ans!) à la thérapie pour homosexualité, à quatorze ans ! Son fils, anonyme comme un réfugié, s’est détourné des jeux de garçons plier des cartons et ce serait à moi, moi qui n’ai pas vécu, de lui redonner le goût à la vie ? On arrête le carton, la vie s’en va ? Je me souviens rès bien de cet élève-là, rouquin, jovial, cheveux lojngs, désireux de rester ici, sachant son âge et se cachant, foulard sur les tempes et légère blessure,

     

    Un jour, Papan je serai de l’ETA, et avec mon prof, un fou, je livrerai de la drogue aux Basques pour qu’ils tuent les flics.

     

    53 11 07

    J’aurais aimé partir. Partir, c’est mourir un peu, rester, c’est mourir beaucoup. En compagnie féminine, non interchangeable, avec des rêves modérés : une cité balnéaire et normande, hors saison. Arielle marchait encore, ne toussait pas encore. Dans cette ville, tu montes ou tu descends, peu propice à la rêverie dit Baudelaire, comme Bruxelles. Et l’on rêve, et l’on crapahute, et les rotules se scrofulent, en biais le long d’une côte pentue, au sommet de laquelle se hausse une belle gentilhommière en belvédère, mais y pénétrer, non. Deux fenêtres closes aux vitrages gothiques nous surmontent, aucun autre accès en vue. Nous gueulons et je pisse, lorsqu’une servante en surplomb sans m’avoir vu.

    Il existe des souvenirs dans les rêves, de démarches compulsives, et voici la troisième fois où je réagis de la sorte : me trouver enchaîné par un sort pissatif, ou nez à vit avec la pancarte INTERDIT. Un bruit au ras du sol m’intrigue sur la gauche : frottement d’un porte-fenêtre masquée, « entrez », la main sur le dernier bouton je parviens à toute une famille attablée de loin (la table au centre et les participants plaqués tout au long des tentures d’époque, murales, hommes et femmes lisent ou bien brodent : quinqua- sexagénaires ce qui me semblait très vieux, très noble ce qui me semblait raide, dix-huitième siècle.

    Nous avons donc ici devant le marquis de Tourville, perclus, cassant – vous pouvez traverser le salon mais la prochaine fois ce sera le pied dans le cul nous obtempérons, les fesses basses. Surtout ne pas engager la moindre conversation, ne proférer aucune bribe de politesse : la famille plaquée au mur nous exploserait à la gueule à travers tout le salon, et rien de plus sale que d’essuyer les débris d’un ou plusieurs humains sur la largeur de sa poitrine. Et ils se foutent de nous par dessus le marché, parce que nous avons peur. Nous regagnons la ville, sur le plateau, repérant à l’entrée une espèce de kiosque où se vendent des barrettes à catogan : l’artisan les a recouvertes de tissus veloutés, avec motifs.

    Sur l’un d’eux, le duc de Choiseul frappe le Dauphin de sa canne ; sur l’autre, La Pérouse en fait de même. Pauvre Dauphin, pauvre Dauphion. La Pérouse méritait bien d’être bouffé par les sauvages. Choiseul d’être disgracié au cours de la chasse royale. La servante nous accompagnait, Arielle et moi : elle n’en pouvait plus de la morgue Duduk ni de la morve de son cadet. Elle trouve que c’est bien fait : que le Dauphin se fasse donc rosser plutôt deux fois qu’une. Mais nous sommes en république à présent. Nous possédons des téléphones. Personne n’a plus de servante. Celle-ci voudrait se servir de notre portable poiur téléphoner à sa mère ! Quelle insolence !

    Il ferait beau voir qu’une bonniche se permît de souiller nos outils de poche ! c’est non. Et puisque cette sotte pleurniche, donnons-lui trois ou quatre euros (« Arielle, je te prie, donne-lui... ») - Merci Madame. Merci Monsieur. Je vais de ce pas aux cabines groupées près du kiosque. Je saluerai bien bas mon humble mère, dont je ne suis pas digne d’essuyer la cheville ». Nous la congédions sèchement : ce ne sont pas encore des servantes qui battent le Grand Dauphin.Cela, d’ailleurs, ne se peut, consultez vos dates. Arielle et moi poursuivons nos explorations. Nous sommes attendus le onze pour apprivoiser un décor : O’Letermsen, infatigable metteur en scène, veut nous faire tourner – enfin : moi – dans une reconstitution historique plutôt confuse, dont le scénario semble encore en pleine gestation.

    C’est une demeure inhabitée, très bien meublée encore, où les générations n’ont lâché prise que voici dix-onze ans : que faire de meubles de Boulle dans un trois-pièces de cité ? À charge pour moi (le retenu du rôle doit aimer l’initiative) d’esquisser, dans chaque pièce du château désert, quelques scènes, ou quelques gestes, par lesquelles se montrerait ma façon particulière d’ « occuper l’espace », totale ou restreinte, ample ou mesquine. Je mime tant bien que mal un menuet, un duel au fleuret, la dégustation d’une glace. Mais je suis épié. Filmé déjà peut-être. En fin d’après-midi, la même servante m’affirme, par une porte ouverte, que les mimiques du candidat lui ont paru optimales, ce qui me réconforte - comment ! cette cataud… passons. Passons ce rouge sur nos lèvres, les hommes en portaient bien. Ma foi, les compliments de cet ex-rustaude m’auront fortifié, David survient, prévenu sans doute par téléphone (de ma servante fugitive) : « Excuse-moi » dit-il dès que nous sommes seuls : j’aurais dû t’offrir ce cor de chasse, plus exactement cettetrompe de chasse que tu m’avais signalés en devanture au magasin Davard, Instrument de Musique, en station balnéaire ».

    O’Letermsen parle à la jeune fille, d’elle-même, jouant de sa voix grave et profonde. Il m’a donné à jouer une scène où j’étale mon ridicule (c’est dans le rôle) : je gesticule sur une chaise à roulettes de bureau, d’une pièce à l’autre toutes portes ouvertes, comme un singe à l’attache – salon, chambre, communs, cuisine 1900 très lumineuse, tandis que mon commanditaire, empressé, presse la soubrette inculte en invoquant Dieu et tous les saints : théologie d’une main, le doigt dans le con de l’autre.

    53 12 03

    La vie ainsi ne serait plus qu’une incessante errance, où tiré par les fesses tel out tel véhicule me conduirait sur des routes peu lointaines. Nous représenterions des cols de dentelles et des bijoux modestes, vantant les charmes de vierges campagnardes, entre les champs de pomme de terre et de houblon. De notre Lorraine nous serions venus après les guerres nous engluer dans les contrées villeneuvoises et agenaises, et nous regonflerions nos pneumatiques vélocipédiques, nos pneus de vélo, avant les fortes pentes. J’offre aux démons d’asphalte ce grand dégingandé qui saluait des bras la redescente sur Narbonne ou Ribérac ou Montréal d’Agen, qui furent mes grandes seules découvertes.

    Il y avait des feuilles mortes, mordorées disait-on en fin de repas, et tout au sommet d’une grosse ondulation, au bout du chemin à droite, le sol s’aplanissait en éventail au pied des arbres clairsemés : j’étais arrivé dans un terrain humide parsemé de débris végétaux à demi survivants, prêts à repartir ou à se fondre au sol, Là s’élevait encore, dans cet espace informe, une masure d’où venaient à ma rencontre deux vieilles qui semblaient de toute éternité m’avoir attendu sur ces herbes mouillées afin de regonfler mes tuyaux de jante aplatis. Elles avaient nom Mourant et Claudine de St-Gaudens, affairées autour de mes roues propulseuses.

    Lorsqu’elles avaient fini elles me conduisaient au-delà de leur bouge, où reprenait, plus large et moins encombrée, une allée cavalière aussitôt butant sur un double portail de fer noir fermé. Je me sentis alors si ouvert que je suis remonté en selle, que mes inlassables balades avaient délitée en intérieur de bourse cloisonnée : petites pièces, grandes pièces, billets – ainsi nous mènent nos errances en Quichotte de paille… Mes roues et mes pas me dirigent vers un petit bourg où se déroule une fête de l’huître : allons humer ces fruits défendus. Ratée, ratée la fête : c’était hier ; les voix s’égarent dans nos campagnes. Avec Arielle qui va et vient, nous en commandons en terrasse, si loin de la mer : tout est resté en désordre, à 10h 40, et les employés nous prient de parler sans bruit, car la fête s’est prolongée. « Si nous allions à Villeneuve ? » Frau Mourand me tire une tronche de brème ; peut-être devrais-je la courtiser, tout le jour, afin d’obtenir ses faveurs le soir - femme, ou paysage ?

    53 12 14

    Nul ne parle aussi longtemps voyages qu’un paralysé sur son fauteuil. Aux hémiplégiques, rien ne revient si aisément que les lieux qu’il a obstrués de sa présence, valide. Il est allé dans le métro, comme s’il s’agissait d’une longue caverne mythique, crasseuse, encombrée, malodorante. Les habitués sont des monstres mornes – et que voient-ils ? une vieille dame mal mise et charmante, qui n’a trouvé rien d’autre pour me plaire que de lâcher je ne sais quoi sur mes pieds ? Pas même. « Ramassez-le ? » suivent des propos diffus ; les dentiers sont la malédiction de l’âge. M’étant baissé, je découvre au toucher à travers un tissu un lourd collier d’épaisses pièces rondes « c’est en argent » ditelle en me remerciant.

    Il est curieux en vérité dans le métro d’observer, au gré des correspondances, tan de potentiels énergumènes des deux sexes. Voici une grosse rougeaude qui s’épanche à haute voix sur les racines grecques dont elle vient d’apprendre la fécondité. « Excusez-moi », répète-t-elle, « je veux transmettre la lumière de l’Hellade » et s’échappent de sa bouche les étranges sonorités de notre propre langue venue de si loin ici se condenser dans cette rame ballotante et nul ne l’interrompt tant elle a de plaisir sur les lèvres. Une autre plus âgée lui répond plus modérée d’intensité mais aussi passionnée : « Nous sommes » ajoute-t-elle « du même signe politique : je vote à gauche ! » c’est la gauche qui tue le grec au nom de l’élitisme à combattre à tout prix.

    La rame s’accélère et les murs se rapprochent, formant tuyau, nous voyons près des vitres, nous autres passagers, défiler en lettres de feu les horaires des lignes, et chacun se recroqueville et baisse la voix dans le tube devenu fou : qui peut bien lire en dehors des arrêts de tels messages à de telles vitesses ? La vie n’est qu’un long danger programmé.

     

    53 12 15

    La scène se passe dans un hall d’aéroport. Les zuzagés, méthodiquement ou sur impulsion, lancent des pierres sur des arbres de hall d’aéroport, empotés vivants dans leurs cercles de gros galets, sec et ternes comme du plastique. L’association se fait immédiatement avec la rituelle lapidation de Satan qui se tient à La Mecque. Les pierres volent dangereusement. Elles proviennent de ces ornements minéraux formant d’étroites et longues plates-bandes, censées exprimer Dieu sait quelle jonction entre la matière et son annexion par la science humaine, ici aéronautique. Soyons pédants : c’est l’avenir. Mais les vaillants lanceurs ne sont pas animés de religiosité : ils visent, dans les arbres secs, des oiseaux, hors d’atteinte, qui sautillent avec sang-froid pour se mettre à l’abri parmi les branches. Parfois une volée se dégage et s’égaille,un instant effrayée, vers les faux plafonds ; les uns s’y perchent dans les poutrelles, la plupart redescendent au creux des arbres. Arielle et moi nous prenons au jeu, elle choque un tronc blafard dont l’impact s’étouffe dans l’air vicié.

    Mais voici du nouveau : du faux plafond métallique, d’où pourraient tomber des crottes de dépit, commencent à tomber d’étranges récompensent, en forme de médailles honorifiques, soit rondes, soit ovales. Les rondes seraient des phalères antiques. Nous en ramassons à terre, parmi les enfants des quatre parties du monde qui les récoltent en chahutant. Ils se les échangent, et nous nous mêlons à ces circulations. Ces pièces honorifiques servent à leur tour de projectiles, et je distingue mieux les oiseaux : des sortes de pigeons, accoutumés plutôt aux lancers de miettes boulangères.

    Arielle et moi ne prendrons pas d’avion aujourd’hui. Nous rentrons à la chambre d’hôtel, où nous nous lançons non pas de ces ornements militaires, mais des allumettes vierges, avec des gestes saccadés pour surprendre ou non l’adversaire. Il suffit d’une d’entre elle pour crever l’œil de mon chat Iris, et tuer l’autre chat Krakouf, qui porte le nom polonais de l’ancienne capitale : deux morts, dont le dernier venu, brûlé, que nous emmenions avec nous par faute de gardiennage. Il faudra que donne l’adresse de cet hôtel,qui accepte – les chats, et leur propriétaire éperdu qui pousse en pleine nuit des cris de deuil aigus, du fond de ses chiottes répercutantes. « Mais ils ne sont pas tout à fait morts ! » me dit-elle à travers la porte. « L’allumette a frotté, a brûlé le noble polonais, mais ils remuent encore tous les deux, cesse de hurler, réveille-toi ! »

    Je me réveille et me calme. De toute façon, Isa la plus jeune resterait intacte. Nous avons trois chats : Iris, Isa, Kraków (mâle de Cracovie).

     

    54 01 05

    Nous sommes revenus souvent. Très souvent, trop souvent. La petite fenêtre de la cuisine donne sur un jardin cimenté, minable et sans idéal, où nos doux chats se sont transformés tous les trois en chiens bâtards, enragés sur leur boustifaille sitôt que j’ai claqué les volets extérieurs. Ils font des grâces et des sauts en gueulant comme des abrutis, et je remplis les gamelles extérieures,jsute au moment où dans la rue s’arrête le camion de livraison fioulique. Il y a des jours, comme celui-ci, où l’extérieur quotidien se jette sur vous avec allégresse et vous subordonne. Le livreur est désolé : sa cuve est vide, il tenait à nous prévenir, et la mère Marc, sortie di jardin contigu, râle tant et plus de sa vieille gueule édentée.

    Les choses se gâtent lorsque le livreur se mêle de vouloir notre argent par avance : il reviendrait remplir nos cuves sitôt le plein du réservoir achevé. Cela ne faut l’affaire d’aucun consommateur ! Je lui montre, dans le local de la cuve, des battants qui pendent du plafond : à quoi pouvaient-ils servir, ce que je ne pourrais dire à présent : espérait-on par là réduire la toxicité des vapeurs sans issue ? Notre jardin grouille à présent de voisins plus ou moins pauvres, plus ou moins dépenaillés. De leurs propos confus je crois comprendre, aux jerrycanes vides qu’ils agitent, qu’il faut remplir ne serait-ce qu’un bidon d’hydrocarbure, afin de pouvoir se prétendre lésé par les propositions malhonnêtes du camionneur-livreur.

    ...Le calcul est tortueux, les pétitions circulent, j’inscris nos noms sur le papier flottant, les ménages comptent double. Les inscriptions gonflent. « La veille » dit un homme, « à la manif de protestation » (faillite de l’entreprise), « nous étions bien plus nombrés, bien plus remontés – mais alors » - il ajoute, en montrant sa tête : « blêmes ». Au-dessus de nous s’est avancée comme en équilibre une vaste voûte semi-cylindrique et très instable. « Vite ! Vite ! » j’entraîne vers le fond une poignée de personnes, par là l’espace est dégagé, le terrain vague 135 se poursuit au-delà de notre vue, « C’est un tremblement de terre ! ...J’en ai déjà vu un, au Maroc ! » - les autres s’en foutent et foncent, me dépassent.

    Ils ont vu déjà tant de séismes que peu leur importe le mien, au Maroc ou dans les Rocheuses, ils courent s’entasser entre les parois et le mur du fond qui bloque toute issue : trop haut pour sauter, ou même s’agripper, de l’autre côté commencent à gicler d’immenses flammes, « Regardez, le feu, le feu ! »

    54 01 08

    Nous nous sortirons toujours des embûches. Nos véhicules nous attendent, réservoirs et bar pleins, les distances et le temps ne sont rien pour nous, la paternité va et vient sur son axe comme un curseur, ici sur le siège arrière s’effectue un bond rétro de 32 ans : fillette et chien. Deux ans chacun. Le chien, seul, énorme, pue de la gueule - et moi donc. Puisque nous sommes stationnés au pied d’un hôtel, pourquoi n’irais-je pas demander, en réception, à me brosser les dents, sans qu’on me fasse payer la totalité de la chambre ? Alors s’effectue un bond en avant de 32 ans. Sonia redevient adulte. Alors que je négociais au comptoir, avec un employé plus que récalcitrant, elle s’était absentée avec le chien, pour se promener : « Pas question ! Vous devez rester là, toi et le chien, pour surveiller mon retour ! » Il est rapide : c’est un refus, mon haleine deviendra fétide.

    E la vettura va. Nous traversons des films et le département (me semble-t-il) de l’Aveyron : bocage sec sur hauts plateaux.Le film mettait en scène des voitures très vulgaires, qi s’exprimaient avec des voix de comics, et l’on voyait le pare-choc avant s’ouvrir et se fermer comme un clape pour imiter mécaniquement la bouche qui parle. Une halte promenative (il y en a tant !) nous fait descendre en pente raide sur les parois d’(un entonnoir géologique : le Trou de Bozouls ? Comment se fait-il que nous apercevions déjà, remontant la descente et traversant une bourgade à mi-pente, la cathédrale de Rodez ? Faut-il poursuivre notre remontée, ou redescendre tout au fond de l’entonnoir, afin de rejoindre Notre-Dame de l’Assomption ? Arrêt à l’ombre. Dépliage de carte, inventé par un dingue serviable, mais dingue. En levant les yeux, rien de mieux : « Pons », dans les deux directions – prononcer « ponts » - en Charente-Maritime, « 20km » - ah ?

     

    54 01 26

    Le véhicule est un cheval, un prolongement, un doux ronflement, qui m’aurait tant plu pour vivre, entre deux logis de fortune, mais j’ai eu peur, ensuivant mes désirs, de m’exalter jusqu’à la folie ; ma folie est venue par un autre chemin, celui de la crainte immobile. Ainsi j’ai vécu. Ainsi n’ai-je effleuré que le midi des Pays-Bas, d’Axel à Maastricht. Mes paysages sont des rangs de jeunes gens et filles, plus au moins sagement attentifs, guettant le trait d’esprit et la grasse vanne insatiablement mêlés à notre enseignement. Un cours sur le climat , het klimaat van Nederland ? Une carte murale fera l’affaire, là, au sommet de l’armoire (attention – poussière) – où j’ai planqué mon porte-monnaie l’autre jour.

    Bien ce que je pensais : un potache m’a repéré, je ne retrouve dans ma main qu’une poignée de pièces pousiéreuses, que je fourre, vu de dos, dans ma poche. D’autres cartes se gondolent entre ane armoire et le mur de droite : agriculture, densité de peuplement, “point culminant le Vaalserberg 322m à la frontière belge”, Plus loin, une caisse-cagnotte vide. Des étudiants me sautent dessus, pensant que je viens de la vider. Je tiens encore toute la monnaie dans mon poing. Le ton monte. Annie me défend. Un étudiant veut m'arracher mon fric. Je lui boufferais bien le crâne mais cela me répugne d'imaginer ses os, sa cervelle et son sang sous mes dents. Je parviens non sans mal à me retirer. Cette séquence se déroulait au fond d'une grande salle de permanence bourrée d'étudiants, des garçons.