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der grüne Affe - Page 14

  • VINGT-QUATRE DISSERTATIONS PLUS UNE

     

    C O L L I G N ON

     

    VINGT-QUATRE DISSERTATIONS

    plus une

     

    I BRANLOMANIE

    Dans les années 2030, en retard déjà sur le bouleversement des mentalités, nous écrivions ce qui suit :

    « Toute vocation pédagogique es d’ordre sexuel. Mais si vous éprouvez la moindre velléité de tentation de passage à l’acte, vous n’êtes pas faits pour ce métier, vous y êtes même diamétralement opposés. Fuyez vite, loin, à tout jamais. Nous ne parlons pas des femmes, dont le contact physique, n’en déplaise aux effarouchés ridicules, n’a jamais fait grand mal ni aux garçons, ni encore moins aux filles. C’est aux hommes que nous nous adressons, qui forment la quasi-totalité de ce genre de malades : messieurs, s’il vous est arrivé de glisser dans cette fosse à merde, sachez que vous n’êtes plus, que non seulement ne compterez jamais plus au nombre des hommes au sens plein et viril de ce terme – mais que vous serez tombés au-dessous même de ce qu’il est convenu d’appeler « l’espèce humaine ».

    Or, l’éducation sexuelle, obligatoire et jamais assumée (chacun se repassant la patate chaude) est un des seuls moyens légaux et propres dont nous disposons pour cimenter les relations humaines dans le cadre pédagogique. Putain c’est bien dit. Mais con ne vienne pas nous parler d’Autorisation Préalable du Principal ou d’Accord des Parent, car à supposer que nous les obtinssions, ces autorisations, elles seraient assorties de clauses tellement restrictives et tellement comminatoires que pratiquement rien ne serait possible. Terreur latente et l’arme de poing dans la poche. Comme me disait Jeune Sépluqui, « quand je fais l’amour avec mes élèves, je ne tiens pas à ce que n’importe qui puisse venir me prendre par derrière » - c’est de l’humour tas de Cosaques. Aborder la pédagogie sous cet angle me semble désormais secondaire, bien qu’une telle approche ait été déterminante, non dans le déclenchement ni dans le déroulement d’une carrière suivie à contrecœur, mais en tant que justification a posteriori d’un comportement verbal plus ou moins obsessionnel – pour la plus grande joie des élèves auditeurs.

    Le jour de la Décision, il convient d’être au top de son honnêteté, en indiquant ses propres blocages, limites et tout ce qui s’ensuit : les vôtres, et pas celles d’une organisation chapeautante quelconque : « Vous me verrez hésiter, balbutier, rougisser. À chacun les séquelles de sa propre éducation. Mais je dirai toujours ce que je pense personnellement. Vous allez donc tous me rédiger vos questions sur un bout de papier anonyme » - si j’ai fait du bien, du mal ? les deux, sans doute. J’ai fortement soulagé le garçon C. en lui révélant que non, les règles ne coulaient pas « à gros bouillons » ; j’ai révélé au garçon O., très étonné, que oui, les femmes aussi éprouvaient du plaisir. Mais le garçon R. se montra profondément écœuré d’apprendre, à quatorze ans, les gestes exacts de ce fameux « acte sexuel » dont on parlait tant. Et toujours, point capital selon moi, je proclamais à la face du monde que les filles, elles aussi, parfaitement, se masturbaient, et comment. Les jeunes garçons ayant bien trop tendance à « idéaliser » leurs « petites amoureuses » - tu parles…

    La chose me semblait essentielle : révélation pour les deux sexes. Soulagement pour les filles qui pensaient être seules, soulagement souvent émerveillé pour les garçons qui s’imaginaient le seul sexe à ce point tourmenté, sale et dégénéré, dans l’opinion générale des années 80. Il semble que désormais les deux sexes connaissent tout des coutumes de l’autre. Il semble aussi que les films dits porno ne soient pas exclusivement pourvoyeurs de techniques agressives inspiratrices de tournantes, chose qu’ils ne montrent pas, mais participent par là à la simple éducation sexuelle. Que si l’on m’objecte les vies amoureuses brisées de tels ou telles à la suite d’une exposition au porno, nous pourrions en montrer bien plus encore, par milliers, brisés encore bien plus sûrement par la répression sexuelle sauvage perpétrée pendant des siècles par la prétendue Église…

    Or, ne trouvant pas dans l’éducation sexuelle proprement dite un exutoire suffisant à ma perversité mentale, je ne le répéterai jamais assez aux punaises, j’ai exploité le filon du rire. Non pas en me bornant aux histoires de dessous de ceinture dites « drôles », hélas réclamées par les élèves (et accordées par moi) aux dernières heures de l’année scolaire, je me suis saisi de toute occasion dans mes cours, dans mon langage, de sexualiser, ouvertement, la relation professeur-élèves : la langue française, comme toutes les autres je suppose, est ainsi faite, que le moindre déplacement de syllabe ou d’intonation déclenchent aussitôt, dans l’esprit de mes branleurs et surtout leuses, toute une série de connotations marquées au coin (cuneus) de la sexualité.

    Pensez seulement aux incongruités qui peuvent résulter de l’intonation d’un groupe de mots comme « l’habitat urbain » ou « le taureau est entré dans l’arène ». Une fois l’attention aspirée par ce terrain, il est impossible de l’en dégager. Au détour d’une phrase sévère de Pascal ou d’un cours sur les participes, le sexe peut même survenir par simple suppression de syllabes : « Il en a pris l’habitude » devient « il en a pris l’ha - üde », suivi ou non d’un fin silence. Se garder, surtout, de prononcer le moindre terme grossier : le sexuel doit venir en quelque sorte s’imprimer en creux dans le discours, au prix d’une certaine attention, d’où une atmosphère constante de complicité dégoûtante.

    Bien entendu, ces plaisanteries sont on ne peut plus stupides et dégradantes, ne me faites pas l’injure de me croire inconscient. S’il existe un Dieu, je me présenterai devant lui : « J’ai fait rire mes élèves », et il me sera beaucoup pardonné, car le temps passé à rire n’est jamais perdu. Ils rient, ils se débloquent (en marge, au crayon : moi non ; qui a écrit cela?). Ils écoutent chaque phrase, où peut se glisser à tout instant un sexe baladeur, et retiennent, prétend-il, le sérieux en compagnie du plaisant. Tout rire est sexuel. Toute subversion du langage abat un interdit, tout calembour abat une chaîne de calendos. S’il est vrai d’après Freud que la délivrance n’est que pour l’auditeur, tandis que le locuteur renforce son blocage (il rit peut, mais voit rire) (voyeur, non actif), nous serions volontiers tenté par ce paradoxe de poser au martyr, sacrifiant son épanouissement personnel sur l’autel de l’abnégation libératrice, comble de la mauvaise foi.

     

    DU VÉRITABLE OBJET DE MON ENSEIGNEMENT

     

    Nous voudrions établir une ligne de démarcation très nette. Creuser avec véhémence un abîme sans fond : il n’est pas question pour moi du sexe masculin. Rien ne nous est plus étranger que les extases sulfureuses d’un Michel Tournier sur les genoux écorchés des garçons, ou le fumet des pissotières d’école, « autel(s) fumant(s) de la garçonnie ». Rien ne me répugne autant qu'un adolescent furonculeux qui se tripote la quéquette derrière la porte entrebâillée des chiottes. Jamais je ne me suis reconnu dans ces individus grossiers, prétentieux, pétant de vulgarité, toujours prêts pour le poing sur la gueule à 5 contre 1 de préférence. Je n'ai jamais voulu, un seul instant, leur ressembler.

    Ce sexe malotru qui fut le mien par les hasards de la génétique, entre le dérisoire et le pathétique, ne me semble tout juste supportable que sur mon propre corps, à force d'à bite hude. Et s'il existe paraît-il un "masochisme féminin", j'en verrais volontiers l'illustration la plus consternante dans son attirance pour cette espèce de cornemuse flasque et baveuse qui sert d'organe érotique à mes cons génères. Ce cou de vautour pelé, maladif et malodorant, cet incongru et vaniteux sac à pus. Dispenser cours à une classe de garçons équivaut à faire un plongeon nauséabond de 45 en en arrière dans une espèce de fosse-cloaque où fermentent en cloques de longs tourbillons d'étrons et de résidus de branlette.

    La lectrice (les hommes ne lisent pas) comprendra sans difficulté notre particulière attirance pour l'onanisme féminin, si dissemblable, dans son élégance, dans son innocence (car la fille et plus tard la femme se branlent dans la plus parfaite bonne conscience voire inconscience), du trayage cradingue et laborieux qu'effectuent les garçons disgraciés. La masturbation, chez la débutante, n'a pas encore acquis ce stade de fixation qu'il atteint irémédiablement plus tard, quand la femme décide de "choisir" et ne choisit personne.

    Donc, tandis que les hommes seraient prêts à se contenter de n'importe quel croûton, les femmes exigent de la brioche. Pour le faire court : le garçon se "tripote" dans la honte la plus totale ; la jeune fille se caresse dans l'incertitude parfois, ce qui est tout de même moins grave, et reste en tout cas entre soi et soi (le garçon fait des taches ; il ne peut rien cacher ; les filles aussi, mais pour d'autres raisons qui n'ont rien à voir). Pour s'absoudre à ses propres yeux, l'homme se trouve ainsi condamné à l'enfournage répétitif et mécanique ; l'adorateur se mue alors s'il le peut en punisseur déespéré, pilant sous ses coups de boutoir ce foutu sexe capable de jouir à lui seul... le plus souvent à lui seul.

    L'objectif serait donc, plus modestement, de transformer ces jeunes oies butées, résolues à se faire hacher menu plutôt que d'avouer leurs pratiques (telles ces connes d'avant-guerre qui répétaient en boucle "je ne comprends pas ce que vous dites", ayant le putain de culot d'aller jusqu'à nier la question posée) en femmes révélées, reconnaissant leur plaisir sans réticence, et le pratiquant le plus possible sous nos yeux. Nous n'avons rien trouvé de plus complet, de plus ingénieux, de plus irrévocable, que le vénérable Manuel du Confesseur : pour amener n'importe quelle femme à reconnaître ses masturbations, il faut lui parler en confesseur d'expérience, à qui "on ne la fait pas".

    Le questionnaire doit donc porter non pas sur l'existence ou non de l'acte, posé comme indubitable, mais sur sa fréquence. Le qualitatif se trouvant éludé au profit du quantitatif, la femme se débat ainsi non plus sur le oui ou le non, mais sur le combien : "Trois fois par semaine ?... vous ne répondez pas ? serait-ce sept fois ? dix fois ? vous gardez le silence ? mon Dieu ! iriez-vous jusqu'à vingt fois ?" "Ne craignez pas, dit le Manuel, "de pousser le nombre aussi loin que possible dans l'absurde.Tôt ou tard il vous sera donné un démenti à partir duquel il sera aisé d'établir la vérité : car si vous ne le faites pas un nombre incalculable de fois, - c'est que vous le faites. C.Q.F.D.

    Dans le cas qui nous préoccucupe, il s’agit avant tout de parvenir à l ‘identité mathématique jeune fille ≡ masturbation. La Masturbation est l’essence même de la Jeune Fille. Au premier regard entendu, elle comprend sur-le-champ de quoi il est question. « Se masturber » se dit, entre elles, « le faire ». « Faire » par excellence, c’est « se masturber ». Au premier regard entendu, elle comprend que c’est de sa masturbation, à elle toute seule, que l’on parle. Elle ne nie jamais. Plus jamais. Le contact ainsi établi au plus intime, la confiance est totale, absolue. Les allusions peuvent alors se multiplier, de part et d’autre, et c’est alors que l’Interlocuteur apprend avec délices toute sorte de précisions voilées parfaitement claires, sur la fréquence, la qualité de plaisir ou de frustration.

    Autre conséquence extraordinaire : la composante masculine du groupe, jusque là sur la réserve indienne, sur la « touche », acquiert une tendresse inconnue. Eux qui se croyaient sales et méprisés découvrent, ô merveille, ô soleil levant, que ces monstres, ces invraisemblances angéliques, les jeunes filles ! se masturbent tout autant qu’eux, voire plus, en haletant tout aussi fort. Il en résulte une saine complicité – et surtout, surtout : une impossibilité radicale de concevoir une de ces atroces passions sado-maso, ver de terre amoureux d’une étoile. Car, Dieu merci, on ne peut plus envisager de se rouler en suppliant aux pieds d’une jeune fille hautaine et glacée, qui, tout bonnement, se branle comme vous et moi.

    Ceux – et surtout celles – qui auront lu jusqu’ici n’auront pas manqué de se répandre en sarcasmes, invectives et menaces. Nous allons leur river leur clou en trois rounds :

    1. a) Les tartufes

    On pourrait croire qu’en ce siècle où la sexologie… où Sigmund Freud… où les sex-shops etc. - eh bien non. Pas du tout. La dose d’insecticide n’a pas été assez massive. « Freud, connais pas. Veux pas le savoir » - argument adventice : « on ne plaisante pas de ces choses-là avec des enfants ». Je refuse cette sacralisation aliénatrice. « L’enfant a besoin d’être sécurisé ». Non. Secouez les enfants. Montrez-lui la vanité des choses. Scandalisez-le. C’est à ce prix que s’accroît la Conscience Humaine. Tout est permis à qui ne fait que parler. « Mais alors, vous avouez que votre système a-pédagogique est essentiellement destiné à assouvir vos propres fantasmes ».

    Écoutez-moi bien : je n’ai pas envie de débrouiller mon écheveau psychanalytique. Je me comporte exactement comme ceux que je viens de blâmer. Les gens de l’art pataugeront avec des lis dans mes refoulements, transferts et autres. Ils concluront que je suis psychopathe comme tout le monde, attardé comme tout le monde, bref, un pauvre type à remettre dans le droit chemin à grands coups de « projecteurs impitoyables ». Ils me trouveront un Ééédipe gros comme une patate et la bite à papa dans le cul. Tant pis. Ce n’est pas mon boulot. « Qu’est-ce que le moi ? » Je n’en sais rien. Je me suis réveillé (nous nous sommes réveillés) un jour sur cette terre, prisonnier d’un corps, d’un caractère, d’une destinée.

    Irais-je (Irions-nous) m’amuser à vouloir les changer, et, en faisant cela, m’abstenir (nous abstenir) de vivre ? Duperie ; je me soumets à leurs défauts » - massacre de Stendhal. Que si d’ailleurs le centième de mes délires se réalisait, je ne bougerais pas d’un cil. Une jeune fille réellement amoureuse me paniquerait, me pétrifierait de respect. Je ne sauterais pas sur l’occasion. Nous parlerions ensemble, nous essaierions l’un et l’autre d’y voir clair. Peut-être que je l’aimerais. Mais ceci est une autre histoire.

     

    * * * * * * * * *

     

    Un jour, à propos de la surpopulation carcérale, nous avions conclu quel ‘on pouvait bien « s’amuser » dans une cellule, à partir de deux... » - « ...et même tout seul », avais-je renchéri. Une petite fille « chaste et pure » fut la seule à s’étonner en toute bonne fois au milieu des rires gras. « Demandez à votre voisine », lui ai-je dit. « Elle a l’air particulièrement au courant » - de fait, ladite voisine, déjà formée, pulpeuse, portait sur son visage, plein et velouté, voluptueusement sournois, les stigmates mêmes et le masque de la masturbation fréquente et accomplie. Elle s’empressa de renseigner sa camarade à l’oreille tandis que l’Interlocuteur poursuivait son discours. Alors ce dernier fut interrompu par une exclamation dont l’indignation révélait le plus ingénu et le plus intense des émerveillements : « Oh ! Monsieur ! Si je disais ça à maman, je ne sais pas ce qu’elle me ferait ! » (braves parents…) - l’Interlocuteur passa outre, les autres pensant déjà à autre chose.

    Je rencontrai ensuite plusieurs fois la même petite jeune fille dans les couloirs. Elle riait, métamorphosée en jeune fille, ouverte, gourmande, heureuse. Tel est le plus grand péché, la plus belle réussite dont l’Intervenant puisse jamais s’accuser...

    Si notre vision est fragmentaire, c’est par déformation professionnelle. Mais l’étroitesse du machisme permet, elle aussi, d’approfondir. Pour la connaissance de la véritén reportez-vous à votre hebdomadaire habituel.

     

    II

    DES AMBIGUÏTÉS DE L’ AMOUR

     

     

     

    Les enfants ne se livrent jamais. Leurs chairs y font encore obstacle : opaques, hors-jeu. Nous parlerons donc de la chair des jeunes filles, origine du monde.

    Certaines, sur lesquelles je ne m’étendrai pas, possèdent des yeux de vaches, où se lit la vaisselle, l’enfant. Le stade ruminant. Vie faite et cercueil vissé.

    D’autres sont des jeunes filles qui s’ignorent. Ont-elles un sexe, rien n’en transpire. « Les jeunes filles bien » travaillent, rient, jouent, mangent. On les rencontre jusqu’à l’âge avancé, sur les bancs de la fac : les « copines », les « chic filles ». Pas un poil d’ambiguïté. Le sexe ? « On n’y pense jamais » disent-elles. Nous éprouvons devant ces absences le même malaise que devant l’abeille, la fourmi, le termite, dépourvus de cerveau sexué. Nos regards se traversent. Castré, je passe outre. En peau de chèvre.

    Devient fille d’Onan toutes celles aux yeux faufilés : paupières en biseaux, cils battants, lèvres mordues. Plus flagrant : la chair grasse et luisante comme d’une constante exsudation de cyprine, les yeux frottés et charbonnés. La bouche et le rire lourds – l’onanisme Dieu merci n’est plus chlorotique, mais insolent. Le point crucial n’est plus focalisé, mais diffusé. Nous pensons aux lourdes femmes de notre enfance, lourdes choses blanches et chaudes, couvertes de bas, de culottes, d’arrière-mondes vaguement grouillants de dentelles et d’étoffes imprécises aux finalités floues.

    Quant aux adolescentes en fin de course, que dire ? ce sont déjà des femmes, avec leur chevelure, leurs seins, leur pubis, leurs flirts. Elles n’appartiennent plus à l ‘univers fantasmiques – et parfois même, elles baisent.

    Ailleurs.

    ...Nous avons connu des élèves attirantes et tourmentées, supérieures, bourrées de recherches. Nous discutions. Leurs yeux fiévreux traquaient ma vérité, sans y trouver vraiment de quoi m’admirer. Un jour d’exposé où je m’étais assis près d’une fille, nos hanches se sont touchées. Elle s’est vivement décalée, le temps d’un regard de flic fou. L’érotisme des filles est intellectuel. Nous en sommes lassés, à tout âge.

    Quelques-unes ont envoyé des lettres, sur leurs élans, leurs vagues confusions… Naïf

    est celui qui verrait dans leurs demi-aveux le signe ineffable d’une aspiration au harem, au vivier de nos vieux jours éventuels - spirituel, spirituel… Mieux vaut alors nager dans le bonheur parfait : l’éréthisme pédagogique, expérimentée le temps d’un trimestre en 2021, dans une classe de filles presque exclusivement. Tout mon répertoire y fut épuisé. Je me fis passer pour homo : elles m’adorèrent. Je fis l’amour avec la classe entière, métaphoriquement parlant – lorsque G. ouvrait la bouche, je pensais voir un fruit fondant, et toutes ces sortes de choses…

    À la rentrée de janvier, tout soudain, je leur dis : « Aujourd’hui, je ne vous « sens » pas. Nous allons faire une dictée ». Je ne les ai jamais plus « senties ». Lorsqu’elles sont revenues me voir l’année suivante, j’ai balbutié. Je me suis très vite enfui aux toilettes, providentiellement proches. Mes troisièmes étaient devenues des jeunes filles, baisables, sans plus.

    ... »Mais », direz-vous, « parlez-nous des garçons ; vous les avez trop durement esquintés pour ne pas avoir été attiré ».

    Exact. Là aussi j’ai connu mes coups de foudre, uni- ou bilatéraux.

    ...Les petits viennent à vous en toute innocence : leurs yeux clairs et confiants, et toute la panoplie – l’horrible T., aux grandes oreilles rouges, avec sa mine d’assassin au nez plongeant, dissimulant derrière sa bosse la bouteille de grand cru ; le blond B., sa course en va-et-vient dans l’allée centrale : « Monsieur, vous êtes bon ; vous êtes trop bon ; pourquoi êtes-vous si bon ; vous ne devriez pas être si bon ». M., noir de cheveux, blanc de peau, vif-argent, sa main sur mon cul et ma BAFFE immédiate ; Jd., les yeux ronds, la bouche en cerise, la brosse de jais – pour cause d’indiscipline, je l’avais enfermé dans un réduit d’1m² entre deux salles ; les autres élèves avaient remarqué ma rougeur extrême lorsque je l’avais saisi à l’épaule…

    Plus complexes : les collants. Celui qui me montre ses dessins à la fin du cours ; ceux à qui j’ai précisé que je n’avais pas besoin de cirage… Le plus attachant fut encore un certain Holf, capable de me lire Tacite dans le texte, pauvre rejeton d’un attaché militaire belge, fils définitivement noué (sa sœur ôtée à ma section pour ne plus entendre mes allusions nocives à l’impureté des jeunes filles) – Hol me confie, un jour de printemps : « Je n’aime pas toute cette matière qui fermente, ça fait trop « vivant » - pauvre diable morose…

    Certaines conquêtes masculines exigent en revanche une efficacité foudroyante : ceux dont la tête à claques est en elle-même un explosif à désamorcer d’urgence. Ils traînent des pieds comme un yakuza, balancent leurs cartables dans les coins, critiquent bruyamment (maussade et agressif, le ton) – DONC, leur donner raison, leur donner la parole. D’urgence. Que le jeu soit truqué, ils n’en ont aucun soupçon. Vous connaissez d’avance les positions qu’ils vont attaquer – n’ayez crainte : ils se contrediront, ils s’embrouilleront avant vous. Le seul grief cohérent qu’ils pourraient avancer, s’ils avaient la moindre parcelle de conscience, c’est qu’ils sont jeunes, et que vous êtes vieux. Ça ne va pas plus loin. Avouez à fond vos insuffisances, arborez un puissant sourire, affirmez haut et fort que mieux vaut un contact rugueux que pas de contact du tout : « Nous verrons bien comment cela marchera ».

    ...Et tout en professant, clignez de l’œil entre complices, par dessus le marais. Il vous admirera peut-être, du moins vous respectera. Si de surcroît le garçon est beau, s’il vient vous voir chez vous, vous aurez gagné un ami. Et des ragots…

    Si le coup rate, l’Opposant, n’ayant pu séduire le Chef, séduira immanquablement la Masse : un caïd… car ils auront vu dans l’œil vaincu de l’enseignant l’admiration soumise. Je me suis laissé entraver dans la bande d’un store, ligoté, incapable de maîtriser un rire convulsif… « La seule présence de l’élève D. empêche à la lettre le cours d’avoir lieu – comment voulez-vous, madame, que j’accepte votre fils dans mon école avec un dossier pareil ? - ne vous affligez pas : il a sûrement gagné plus que moi.

    Mais dans le meilleur des cas, l’insolence et la vulgarité vous laisseront sans armes, comme si vous aviez douze ans. Vous pouvez gueuler , engueuler, votre caid va se marrer. Vous n’aurez pu mater personne. Tôt ou tard, le « copain » jouera pour son propre compte : « Puisque ça t’emmerde tant prof, ...ne me punis pas pour ce que tu as envie de faire toi-même » - au mieux il se détache, et dort. L’humanité n’a pas besoin d’avenir.

    Pourtant si j’ai devant moi de braves petits bûcheurs aux yeux candides, je vais les trouver ternes, trop sages – et dangereux : « Ma mère ne veut plus que j’aille avec monsieur D. l’année prochaine : elle le trouve idiot ». Ça fait plaisir. Mais qu’une autre « tête blonde », toujours au premier rang, gavée de recommandations, de renseignements, de timbres-poste, rentre ensuite se plaindre à son papa de l’inconvenance de mes propos et parvienne à me faire jeter sur un score de 3 lettres défavorables sur 23 de soutien, c’est intolérable.

     

    III

    LE COURS – SPECTACLE

     

    « Mossou le Proufessour,

    Vous cultivez l’utopie et le flou en chambre : d’abord ce sexe que vous faufilez, puis ces prurits affectifs… Mais nous ignorons toujours le contenu proprement dit de vos cours... »

    Réponse : « La Peur ».

    Seule façon de l’affronter : Le Cours-Spectacle.

    Peur tricéphale : fonctionnelle, bordélique, textuelle.

    Fonctionnellement : la première fois, devant la classe, on se sent con. Je le jure.

    « Faites-leur donc faire des exercices ! »

    Bien sûr mon brave. On peut dicter, aussi.

    En sixième, on m’a collé des cours d’histoire. Je ne savais plus rien des pharaons. Il a bien fallu que je m’y remisse : dictée… Les pauvres ne se rendaient même pas compte qu’ils recopiaient leur livre, phrase après phrase.

    Autre truc génial : la remise des devoirs. Prendre un paquet de copies, et, l’une après l’autre, dans l’anonymat, éplucher toutes les notes marginales. Ça peut durer deux heures quand on est doué.

    Le fin du fin: le cours par cœur. Tout noté. Jusqu’au moindre mot – en tout petit, pour qu’on ne me voie pas compulser. Technique à vrai dire extraordinaire du doigt sur la ligne et du battement de paupières – sans oublier la modulation phonique – mais quel épuisement : avant pour préparer, pendant, et après pour récupérer. Très, très vite, la peur cruciale : celle du bordel.

     

    - T’arrives, tu fais ton cours et tu repars.

    - ...Essaye, pour voir…

    ...Faire avec ce qu’on a – l’humour, la névrose.

    Le bordel est inévitable ? Organisons-le. Et ça donne :

    1) Un cours sur les sangliers. À deux pattes, à roulettes, à feu rouge incorporé, à queue traînante, avec questions véhémentes, interpellations drôlatiques aux moindres velléités d’initiative potachière : comment faire tourner à gauche un sanglier qui veut tourner à droite ; mœurs familiales des sangliers à éoliennes – et toujours : l’amour chez les sangliers.

    2) Un cours sur Le Cid en western comique : « Don Diègue a un pied dans la tombe et l’autre qui glisse », « Monsieur le Comte a eu son compte »… Une dizaine de joyeuses facéties de cet acabite et le cours vire au bordel, mais c’est vous qui l’organisez – à condition de ne plus faillir ; car de ramener le calme, il n’y faudra plus songer.

    3) La lecture à contre-sens, à contrepets, à syllabes retrancher (dont l’absence fait ressentir l’obscénité : «  - jugaison », «  -ré », « mauvaise ré - … -ation », «  - riosité ») ; lectures à imitations successives et rapides d’accents allemand, arabe, anglais, espagnol – bref, les élèves n’ont rien compris, même avec le texte sous les yeux – mais ils ont rigolé, et vu que l’on pouvait cracher sur la littérature, ce qui n’est pas rien. Le texte théâtral se prête particulièrement à ce genre d’exercice : je vous recommande les rôles de fem-mes et d’hommes à voix interverties, le débile mental, Hitler (sur Lamartine, impayable), et mon chef-d’œuvre, le Bègue-Belge-Pédé.

    ...Blâme de l’administration ? Cette injustice m’ulcère.

    Comme il est difficile de se renouveler, il faut faire de répétition vertu. Si vous avez des tics, signalés par les élèves d’ailleurs, incluez-les dans vos fantasmes à tics. Enfin, poussez la mauvaise foi jusqu’à l’extrême : « Je ne cherche pas à vous faire rire, mais à découvrir sous le rire le tragique de l’existence ». Mouchoir.

     

    ...La Troisième Peur est celle de l’effort. Ce texte ne vous dit rien. Vous ne pouvez pas en choisir d’autre, pour l’excellente raison que vous êtes persuadé que tous les textes se valent, et équivalent à zéro – dans ce cas, on se cramponne au texte. À sa première phrase. Elle contient toutes les autres : chaque mot fait l’objet d’une question, qui renvoie à d’autres mots du texte. À la fin de la phrase, virgules comprises, vous pouvez avoir traité le texte entier. Cette première phrase, vous aurez pu la tordre comme un drap qu’on essore : soit un ensemble calembour – explication dudit calembour – assorti du temps de à la rigolade, et vous serez parvenu au bout des longues 55 minutes de cours.

    Petite remarque cependant : pour éviter l’effort de préparer le cours,  vous aurez dû vous dépenser trois fois plus pendant le cours. Pour les économies d’énergie, c’est raté.

    Pourtant, de temps en temps, le hasard, et non pas vous, permet d’accéder à la catégorie des Bons Profs : tout a été fait dans les règles : lecture expressive, avis général de la classe, plan au tableau, remarques fines et profondes. Quand vous ressortez de là, vous bombez du ventre et du cerveau. Vous avez enseigné, formé les esprits. Misère de nous ! Tenez, je ne peux plus y tenir : je vais vous en exhiber deux, d’états de grâce. Les fleurs ne son pas chères. Soit Horace, de Corneille. Un truc hyperchiant. « Lisez ». (L’élève ânonne le premier vers :

    « Je comprends rien !

    Moi : « Normal, c’est de la langue poétique du XVIIe siècle ».

    Soulagement sur les bancs.

    Épluchage : versification, grammaire, sens – ce qui permet (voir plus haut) de potasser, mine de rien, toute l’expression. Relecture des premiers vers. Exercices de diction, d’intonation. Résumer la fin de la scène, truffer de brefs dialogues sur l’État, la Famille, l’Amoir (avec références à l’époque contemporaine), sans oublier le texte, le tour est joué : « Vous avez réussi à intéresser mon fils à Horace ? ...un véritable exploit ! »

    Second triomphe : 75 collégiens dans une même salle pour une « Conférence sur la musique ». Préparation minimum : 1/4 d’h pour l’idée, 1/4 d’h. pour le choix des disques. Au lieu de faire chier le peuple avec du Haydn, je commence par Sylvie Vartan. Jeu : retrouver, en s’y mettant tous, les paroles de la chanson. Elles sont débiles, tout le monde rigole. Un cran au-dessus, Aznavour : même exercice. Barbara : ça marche encore, mais juste. Changement de vitesse : du rock, impeccable. Du pop : ça passe. Attention, premier tilt, confluent rock-pop-chanson-jazz : Pierre Henry, Messe pour le temps présent : « Orphée, tu m’aimes ? Orphée, tu m’aimes ? ».

    Deux filles de 16 ans reprenaient côte à côte ces paroles sur leurs lèvres, les larmes aux yeux. Un crochet vers le jazz, que je n’apprécie pas, mais indispensable pour aborder Stravinsky : la danse de l’Élue dans Le sacre – j’ai bondi la-dessus, tout seul dans ma chambre, à dix-sept ans ! Avec Stravinsky, le poisson était ferré : 9è de Bruckner (5 mn du deuxième mouvement, là où ça balance, là où ça cogne), puis la Cinquième de Beethoven – au bout de 120 minutes, les 75 élèves écoutaient religieusement une sonate de Bach… Si j’avais commencé par Jean-Sébastien, c’était le bordel dans les trente secondes… Tous piégés !

    ...Mais vous ne ferez de bons cours, en vérité je vous le dis, vous ne réussirez quoi que ce soit que par la Grâce. Même la Volonté - est une Grâce.

     

    IV

    BORDEL, CÔTÉ POTACHE

     

    S’il est vrai que le mal se guérit par le mal…

     

    Il n’existe pas de « section calme » ni de « section agitée » ; chacune secrète ses déconneurs attitrés : virez-les, il en repoussera d’autres.

    « Repérez-les dès la première heure ! Matez-les ! » disaient à peu près les manuels dit pédagogiques. Ils oublient, nos braves gens ! que l’on met plusieurs semaines avant de mettre un nom sur un visage ou le contraire. Ils oublient tout autant que tout élève, pris la maîn dans le sac, niera systématiquement, entraînant dans son sillage d’une cohorte de petits Zorros justiciers et catégoriques. Ils oublient enfin que tout élève, par définition, refuse l’école, et s’en trouve très fier, point à la ligne. Au point que d’aucuns, d’emblée, se mettent à déconner dès la première minute de la première heure. Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire : l’opposant tire les sots comme la corde sur le puits.

    À quoi reconnaît-on un sot ? à ses lèvres épaisses ? à son front bas ? à ses intonations de harengère ? discutable. Mais si vous commettez l’erreur de l’isoler, il ne vous faudra pas une semaine pour vous retrouver avec deux, puis trois, puis une demi-douzaine de petits cons fermement décidés à ne pas s’apercevoir que votre cours… est en cours. Ils n’ont d’ailleurs pas le moindre grief encore contre vous.

    Cependant le bordel s’invite, sournois, dès que vous poussez la porte. Sortez-vous, il disparaît : il est bien connu que ce sont les flics, n’est-ce pas, qui excitent les manifestants. À partir de là vous êtes tenté, malheureux ! d’intervenir. La non-intervention est aussi une intervention : piégé. Vous. Et c’est la cacastrophe.

    Comportement a)

    Compréhensif. Les collégiens s’ennuient. Voix posée, raisonnable : sympa. Vous avez la paix. 30 secondes. Pas 31. À refaire, un peu plus ferme. 25 secondes. Vous voici donc par la force des chose au

    Comportement b)

    la gueulante

    Réponses :

    1) c’est pas moi, c’est l’autre.

    2) « Y a pas que moi » - réponse archiconne, mais archicourante, même chez les adultes:pas le droit d’arrêter le petit revendeur tant qu’on n’a pas débusqué le commanditaire… ben voyons…

    3) « Vous nous avez laissé faire au début »

    4) « Vous n’avez qu’à ne pas écouter nos conversations » [sic]

    et pour finir

    5) c’est vous qui avez commencé

    et si bas qu’ils soient descendus, il s’en trouvera toujours pour descendre d’un étage. Rappelez-vous toujours que chez les élèves, la parole est très exactement la seule chose qui les distingue (à peu près) des bêtes. Vous n’en croyez rien ? … Effectuons la manœuvre la plus quotidienne, puante, vicelarde :

    1) L’élève déconne : sarbacane, bordée de jurons.

    2) Vous faites semblant de ne pas entendre : pas que ça à foutre, le cours à poursuivre, etc.

    3) Vous intervenez.

    4) Même et surtout pris sur le fait, l’élève nie farouchement, ôte sa sarbacane de sa bouche pour jurer qu’il ne lance pas de boulettes avant de vous en recracher une sur la chemise. Il gueule, il ameute, il prend à témoin – que dis-je ? il répète et fait croire que c’est vous, le prof, qui avez sorti la bordée de jurons, et même, que c’est vous qui les lui avez appris. Il en répand le bruit à l’extérieur. Il trouve chez les adultes un terrain tout ensemencé. Il est cru, chers conseilleurs de mes fesses. Il est cru. Vous n’avez plus qu’à attendre le 30 juin.

    Pourquoi ?

    La réponse est d’une simplicité atroce : vous n’avez pas le don, le rayonnement, l’aura – le sharisme, pour prononcer à la Busnel – votre gentillesse ? elle cache la peur ; votre sévérité ? elle cache la peur. Ça se sent comme le gibier. Les conseils? Laissez-moi rigoler. Notre métier ne s’apprend pas.

    S’abstraire ?

    Chiche.

    Votre cours préparé, faites votre entrée, dans le vacarme. Disposez vos affaires sur le bureau. Le cours commence. Personne pour écouter, sauf au premier rang. Votre voix ne porte pas plus loin… Parlez pour ce premier rang. Au milieu de la tempête, quelques autres se rendent compte qu’il se passe quelque chose. Encouragez-les à se rapprocher. J’ai réussi ainsi à faire apprécier à cinq ou six élèves, au milieu d’un bordel gigantesque, tenez-vous bien, les Stances du Cid.

    Un craquage :

    « Qu’est-ce qui pue, qui est con, et qui remue ?

    - C’est vous, m’sieur !

    - Non. C’est une classe de sixième.

    Vous n’akJ’ai pleuré un jour, moi, un mâle, ridicule (pléonasme) devant une classe rigolarde : « Il a des complex- es ! Il a des complex-es ! » J’ai hurlé que j’allais devenir fou, que j ‘allais mourir, j’ai crié « je veux qu’on me respecte », j’ai frappé, insulté, « vous êtes des poubelles ! » - tout ce qu’il ne faut pas faire, Monsieur le Conseiller Pédagogique, je l’ai fait, collègues humiliés, je me la suis jouée Jésus-Christ, Les parents d’élèves commencent à se plaindre : « Vous aller tâcher de corriger votre langage. Plus une grossièreté. Plus une ambiguïté ». Le Directeur : « S’il y en a un qui bouge, vous me l’envoyez » - par paquets de dix ? « Vous n’allez pas vous laisser marcher sur les pieds ».

    Traduction : « Mon cher cul-de-jatte,

    Votre caisse, vos fers à repasser, ce n’est pas ça du tout. Vous allez me faire le plaisir de mettre un pied devant l’autre, de courir un peu pour vous réchauffer, de sauter quelques haies. Et pour voler, rien de plus simple : vous étendez les ailes, comme ça, un peu d’élan, et hop ! » - et hop ! on se casse la gueule. Et surtout, surtout, ne pas se plaindre d’une classe. Le coupable, bon sang, mais c’est bien sûr ! C’est vous !

    - Mais alors,vos solutions ?

    - Aucune.

    Quand on n’a pas la Grâce, c’est cuit. On peut jouer les Sauveurs, les Rédempteurs, on se retrouve tout seul devant sa glace. La Grâce, et la Glace. La vérité n’est pas une aiguille dans une botte de foin, mais une savonnette dans une décharge. Reste la littérature. Le blabla.

     

    V

    L’ÉLÈVE DOIT PAR-TI-CI-PER

     

     

    « M’sieur ! Pourquoi qu’on ferait pas un débat sur quelque chose d’intéressant ?

    Excellente idée : un camarade, on l’écoute. Effort restreint du professeur… Travail collectif… le Saint du Saint...

    C’est un beau moment, certes, quand la salle entière s’arrache les sujets d’exposé : « Moi ! Moi ! » - ou bien qu’elle baisse la tête comme un seul homme pour « passer entre les gouttes ». Cependant, je n’ai jamais connu de dérobade, même des plus timides. Les élèves ont même souvent proposé les sujets. De plus, l’exposé se prépare en commun. Et le débat qui s’ensuivra va permettre à chacun de s’extérioriser.

    Que c’est beau.

    En fait, les élèves repèrent surtout une chose : la suppression du cours. Malheur au prof qui demande à ce qu’on prenne des notes : un exposé, c’est la récré. On y vient les mains dans les fouilles. On pourra même 1) roupiller pendant l’expo, 2) s’engueuler pendant le débat.

    Le prétendu « groupe de travail », en effet, se compose la plupart du temps d’individus sans contact hors de la classe (le téléphone, c’est pour le fun ). Chacun fera donc sont travail dans son coin. Affinons l’analyse : le crac bossera tout seul. Les autres empocheront la note collective.

    Devant la classe, aucun compte n’aura été tenu des recommandations antérieures : ânonnage et bredouillage, transformation (par exemple) de Venise en catalogue de chiffres (dates de construction et dimensions de tous les palais…)

    ...L’exposé, conçu pour bousculer vers la haut, par la prise d’initiative, la collaboration, précipite dans la passivité ou l’embrouillamini. Sa réalisation est rendue quasiment inopérante par le manque de concertation préalable réelle des participants, et le manque d’expérience de l’exposant. Pour éviter ça : c’est vous qui devez choisir le sujet. Mais soyez bien persuadé que tout sujet, choisi par le prof, sera de ce fait même indifférent : « On s’en fout » - tout est dit. Quant aux sujets choisis par les élèves, ce seront toujours les mêmes : les groupes de rock, la moto, la planche à voile. Encore une fois : assez de monde extérieur. Secouez-vos, petits vieux de quatorze ans.

    Surtout n’écoutez pas ce con qui vous suggère de tout mettre à plat, de discuter de touot ce qui ne va pas dans la classe ! un prof lavette ! Quelle aubaine ! ...comment d’ailleurs le professeur pourrait-il tenir le moindre compte des revendications, ces dernières impliquant l’abolition de tout système scolaire ? ...si le prof cédait, il serait immanquablement méprisé.

    *

    Il ne faut pas endoctriner les enfants- très bien ! - l’ennui, c’est que d’autres s’en sont chargés avant vous. Que le débat porte sur la peine de mort, le féminisme – l’impressionnisme (déjà mieux) – le rap – démagogie quand tu nous tiens – vous aurez toujours affaire aux grandes gueules de la classe, ceux qui gueulent le plus, donc sans aucun respect pour l’opinion des autres : ils seront toujours pour la peine de mort, pour Horace Vernet (« avec lui au moins on voit ce que ça représente « ) - contre les immigrés, contre les femmes. J’en ai même vu faire de l’obstruction systématique : ils agitaient tout simplement

    les bras en criant (aaaah ! aaah!) pour empêcher les filles de parler.

    . En un mot vous aurez droit à toutes les beaufitudes de beaufs. Come ce sont eux qui font le plus de bruit, ce sont leurs conneries qu’on aura le plus entendues, le plus retenues. Vous avez gagné : ça vient des parents.

    « ...Eh bien moi, je suis intervenu, j’ai rectifié le tir, dérouillé les timides, guéri les muets, ressuscité les morts et l’Esterel…

    - Vous avez de la veine. Moi j’ai plutôt vu l’élève défendre sa merde comme un chien son os, soutenu par le chœur hargneux de tous ses sectataires… enfin, admettons – que vous ayez insufflé à votre classe l’esprit « démocratique » : on discute entre jeunes gens de bonne compagnie, on apaise les exaltés, on suspend les conclusions – tout est dans tout et réciproquement – le Café du Commerce – qu’est-ce qu’y a à la télé…

    Je crois bien, Docteur, que j’éprouve la violente tentation de supprimer tout débat, l’enseignant enchaînant lui-même les questions et les réponses, le procédé permettant d’une part de camoufler son incapacité à suivre une discussion en prétextant de l’imbécilité des élèves, d’autre part de se livrer à la propagande. Ce serait plus franc, l’élève choisirait comme au supermarché, mais je suis en plein délire

    VI

    TEXTES ET CONS TEXTES

     

     

     

    La matière, c’est le texte.

    Son support, c’est le livre.

    « Nos enfants ne lisent plus »
    - OK chialards. Encore faut-il voir de près ce qu’on leur propose – et ce qu’ils proposent eux-mêmes, les pauvres…

    Car malgré tous les efforts, les thèmes des manuels sont restés identiques. Vous ne trouverez plus la rentrée, ni l’automne, ni la chasse. Mais l’imagination des pédagogues se déchaîne sur le camouflage des anciens. Ce qui donne « les copains », « le jeu » - en avant pour Le grand Meaulnes (oui, ça m’a plu, mais je ne le prostitue pas dans les classes), La guerre des boutons- soit. L’élève qui-ne-paie-pas-de-mine et qui se retrouve premier, ou du souffre-douleur (Charles Bovary ; Bamban ; Silbermann), les ambiances de collège ; les histoires de profs ; sans oublier les subtils distinguos entre « camarade », « copain », «ami » - m’sieur ! c’est pas pareil ! m’sieur ! - ta gueule connard tu vois pas qu’euj lèv’le doigt ? Les belles leçons de morale sur la délation, la triche – les profs rigolos ou terroristes, les farces, les entraides…

    L’univers des enfants… j’ai pressé le citron… les élèves intéressés : ça leur permet ç chacun de placer dans le bordel général son brevet démocratique d’intelligence : trois-quatre

    ah ben ouais… ah trop pas… pour venir réclamer au prof, à l’animateur, l’insulte et la bave aux lèvres, la bonne note de participation.

    Camaraderie, copinage, amitié – je n’ai jamais connu ça. Exclus. Concours de quéquettes, toujours bon dernier – humour. Pour moi la rentrée, « les autres », c’est la trouille : passer inaperçu, ou faire chier tout le monde ?. Et passer pour dingue, puisque je suis dingue : « T’es trop con, on joue pas avec toi » - ça n’est pas dans les livres – on n’en parle pas. Dans les textes, il y a toujours un camarade généreux pour rétablir la Justice – pas pour moi.

    Eh bien évadons-nous ! ...le sport, l’aventure, la Frique, la Mérique, la Zie – le Maine-et-Loire (coups d’épée, gros bras, sexe fort, vent debout, les Noirs, le 100m, le 500m il court, elle accélère, elle remonte, il se décourage clameur de la foule – poumons qui brûlent – pets qui s’empilent – mais dans un formidable élan de volonté hhhan ! Il (ou elle) arrache la victoire (le stade en délire, pipi, la douche euch(tâcherai d’faire mieux la prochaine fois victoire sur soi e tutti quanti.

    Quant à vos Récits d’aventure, je n’en ai rien à battre. Mes élèves n’auront jamais les couilles de les vivre, ils en seront gavés sur l’écran. Ils n’auront jamais le premier pognon pour voir l’Amérique voir plus haut – ou alors en Thaïlande pour les gosses et les dos d’éléphants – où ça, l’aventure -

    Là où tu cherchais des perles rares

    Des ploucs installent

    Leur planche à voile

    Pour faire un p’tit tour dans les étoiles

    Manset

     

    Et pour ce qui est des jeunes spéléos, exploro, ethnolo – c’est au détour du réel, d’un mec, d’une pineco,qu’ils ont pris le virus – pas en classe, qui est à l’aventure ce que le Caprice des dieux est au rugby.

    Allons ! qu’est-ce qui pourrait bien intéresser nos petites têtes creuses ? La LIBÉRATION de la FEMME ? quoi, encore ! ont crié toutes les filles comme un seul homme – en revanche, la drogue, la prostitution, le terrorisme – inconnu aux manuels : AT – tention : l’extérieur soit, mais à la sauce gamin : fade et chiante… sécuriser… comme ils en voient cinq fois plus à la télé, ils trouvent l’école bébé boy-scout.

    « Les Djeunnz, ça s’intéresse au polar, à la science-fiction – plus maintenant – mais qu’il y ait des bons, des méchants, des poulets, des gangsters (pas iraniens), d’un côté les vivants, les cadavres de l’autre – les extra-terrestres, et moi et moi et moi. La brave petite intrigue d’enfant, un gosse tombé du ciel qui fait le détective (« ...mène l’enquête »), que ça à foutre, pas d’école pas de parents, découverte des vilains messieurs, un peu Gitans un peu racistes, tous au trou, pouf ! - ou alors, de l’audace : un jeune délinquant, qui s’est fait entraîner, qui se dégonfle, qu’on oblige, drame psycho, bons sentiments, à la cuillè-reu ou bien dans un ve- rreu, les larmes coulent et glou et glou.

    Les adultes non plus ne veulent pas le savoir : la balance enfonce largement le détective, les délinquants pas de quartier ben si justement, quartiers au pluriel, coupables de quoi ?… d’avoir voulu se désennuyer ?

    Pour la science-fiction qu’ils vivront : tant que l’homme s’emmerdera autant sur cette terre ou une autre, tant qu’il devra crever et qu’il le saura, je me contrefous de tous les gadgets qu’on pourra lui fourrer entre les mains ou entre les jambes.

    À présent fonçons sur les bédés.

    D’abord bravo pour l’opération commerciale.

    Madame Bovary en BD avec 1/100 du texte.

    La philosophie en B.D.

    Je rêve.

    Le LATIN – non, pas de fachos chez nous.

    L’Histoire de la musique en BD, toujours aussi chiant, de plus en plus plat.

    Mentionnons par acquit de conscience le roman-photo, pour godichonnes en mal de branlette. Le porno, ça c’est net. Limite préférable.

    Vous qui avez bossé sur le tas. Les Utiles, les Saute-au-Paf de l’Action, vous publicateurs de livres didactiques, genre « J’intéresse ma classe en dix leçons » - c’est précisément votre foix épaisse . Allez,je m’en sers, de vos manuels. Et même,jem’y accroche. Je ne travaille qu’avec ça. Et je démonte la connerie de tous les textes, la moraline de tous les textes, le passage au moule par les textes. Toutes les lectures du Premier Cycle devraient être signées Moulinex. Poil aux oreilles.

    De mon vivant, chaque texte se voyait proprement étrillé, étripé, désossé, on riait bien fort.

    On peut aussi choisir ses textes à soi. En parler avec sa classe, dans la langue de sa classe. Avec leur vocabulaire, et non pas en édulcoré. Ça réagit, car les enfants sont toujours prêts à soutenir toute subversion. À manier le Fouet à parents (ils le deviendront à leur tour).

    Surtout bien les pénétrer de ceci : tous les textes sans exception, de Corneille à la boîte à conserve, de la copie de sixième à Pascal, sont géniaux. Que pas une virgule de l’homme ne mérite l’oubli. C’est tout ce que nous avons. Tout ce qu’on sait dire. Tout ce qui s’est écrit, dit, soupiré, pété, depuis que l’homme est l’homme.

    Il se peut aussi que la seule activité digne de l’Humanit » soit de se foutre sur la gueule.

    V I I

     

    « OUVRIR L’ÉCOLE », QU’ILS DISAIENT…

     

     

     

    NON à l’ouverture de l’école et MERDE au travail d’équipe.

    Enquêtes scolaires, journaux scolaires, théâtre scolaire.

    Même et surtout entre collègues. Allez-on-va-faire-quelque chose-ensemble.

    Automatiquement ça foire. Sinon c’est moi qui fais tout foirer.

    Tous ces braves scouts aux yeux écarquillés, dadais bien appliqués, me soulèvent le cœur.

    « On va faire ça. Toi, tu fais la même chose en même temps.

    Pauvres gosses. Dans tous les pots la même soupe.

    et si je n’ai pas envie, moi, de « faire » Ulysse tous les vendredis à 9h ? ni d’entendre la classe me rehurler le cours du collègue ? …

    LES ÉLÈVES SONT TOUS LÀ À SE DEMANDER SI LEUR CLASSE EN EST À LA MÊME ÉTAPE QUE L’AUTRE ET SURTOUT SI LE PROF A DIT LA MÊME CHOSE QUE LES AUTRES.

    ...Prenez un bouquins, tas de nazes, et récitez-le par cœur !...

     

    Pour les enquêtes : n’attendez rien des sujets proposés : le ppdd (« plus petit dénominateur commun », comme d’habitude) : L’Amitié, Les Champignons, Votre Commune. Surtout pas «les masturbations de ma sœur par semaine ». Il est bien entendu qu’il n’y a que les mecs pour faire des saletés pareilles. « Démontrez la nocivité du Mur d’Israêl », ça, oui, OK. À cet âge-là c’est bébé vous savez, ça répète tout comme des perroquets. Que Voltaire était faux monnayeur ; que Gide était pédé, que Louis Neuf brûlait les juifs – à partir de 11 ans, hélas ! hélas ! l’enfant comprend tout.

    Qu’est-ce que ça pouvait me foutre si mes élèves en sortant se disaient ah oui c’était pas mal non, mais qu’ils foutent la pagaïe, (pas chez moi) mais chez soi, dans la rue – c’est pas du travail d’équipe, ça. Faire un film, une enquête, un livre, un journal tous engsemmbleu – c’est du boulot de vioques, du singeage de croules, comme s’il n’y avait pas assez de nanards à 50 millions de dollars – vous savez que même l’Inde possède la bombe atomique ? - sans qu’on ait besoin de filer du matos hors de prix à des morveux. Pour « les livres » en particulier, on ferait mieux de leur fourrer dans le crâ que jamais une œuvre digne de Floirac n’est sortie de deux cervelles à la fois. La rage du collectif… Quant à composer un journal… niveau nul, poèmes vomitifs, dessins mauvais, histoires Carambar, et tout à lavement – alors surtout : pas de petites annonces sentimentales, pas de vannes sur le principal ni sur qui que ce soit ; la cantine excellente, les copains copains, pas de cul, pas de tabac, pas de blanche.

    Pas de traces de sperme sur les braguettes.

    Achetez ma guimauve.

    Rassurez-vous : tout retombe de soi-même : pas de matériel, pas de lecteurs, plus de collabos après trois semaines, enquêtes bidon et passe ton bac. Pour le théâtre c’est au prof de tout indiquer, Molière à toutes les sauces, mimiques et hurlements, Scapin, Harpagon, Figarais de Beaumarcho, transpirer sous les aisselles et dans la foi, trouver des pièces à 26 rôles – foules armées vivement recommandées. Parce qu’il y a une chose, ô têtes pensantes, ô prodiges de réflexion pédagogique, à quoi vous n’auriez jamais pensé : les figurants, ceux qui ne jouent pas, enfin pas vraiment, commencent à devinez quoi – vous avez gagné ! commencent à déconner entre eux !

    ...Une seule solution : la-pi-scine - mieux : l’Hen-treu-prise. Ça donnera au moins aux fils de prolos l’idée de devenir riches plus tard, ce qui meuble l’esprit. C’est comme en piscine : nager sans avoir appris, c’est mort – vous en connaissez, vous, des grincheux qui préfère lire (beurk!) à barboter dans le chlore ? Pas de pédés dans la classe ! Promenades. Voyages. Classes de neige. Toujours ça de pris à la pensée. On ira en Grèce grâce aux belles plaplages. Quand vous serez plus grands vous saloperez Venise et la Grosse Polle d’Atheignes.

    Faire la tambouille en plein air, dormir sous la tente ou au-dessus selon qu’on est actif ou passif, c’est tout de même autre chose que d’écouter les bredouillis du prof sur les strates o-olithiques ou de rédiger un carnet de bord – UN élève. Après quoi on se repasse les vidéos, Trudug qui se casse la gueule sur une caillasse, Ginette qui se prend les pieds dans la culotte en se relevant de pisser, ou alors, ou alors ! ...qu’on transforme carrément la scolarité en service militaire. Nouveaux rapports entre élèves et profs : d’accord. À condition qu’en revenant de tous ces exploits, on se remette au travail. Au vrai. En entreprise, pourquoi pas. « On ferait mieux de leur apprendre à remplir une feuille de Sécurité Sociale » - en France, on a des idées. Et même, des idées de con. « De leur apprendre le code de la route ». Visite d’usine. Guide inaudible. Les enfants doivent zapper l’enfance. Ils ne se feront pas assez chier dans vos bureaux, autant commencer tout de suite.

     

     

     

     

     

  • TI SENTO

    TI SENTO

    1. Presque toutes les fictions ne consistent à faire croire d'une vieille rêverie qu'elle est de nouveau arrivée.
    • André MALRAUX Préface aux Liaisons dangereuses
    • Collé au mur Boris Sobrov tend l'oreille, ce sont des frôlements, des pas, un robinet qu'on tourne, une porte fermée doucement - parfois, sur la cloison, le long passage d'une main. Le crissement de l'anneau sur le plâtre. Un froissement d'étoffes, presque un souffle - une chaleur ; puis une allure nonchalante qui s'éloigne, vers la cuisine, au fond, très loin, des casseroles. Un bruit de chasse d'eau : une personne vit là seule, poussant les portes, les tiroirs – il glisse plus encore à plat, à la limite du possible, sa joue sur le papier peint gris, mal tendu au-dessus de l'oeil droit : il voit d'en bas mal punaisées une vue gaufrée de Venise, « La Repasseuse » à contre-jour.
    • Boris habite un deux pièces mal dégotté, au fond d'une cour du 9 Rue Briquetterie sans rien de particulier sinon peu de choses, des souvenirs de vacances posés dans l'entrée sous le compteur et soudain comme toujours la cloison qui vibre plein pot sous la musique le tube de l'été OHE OHE CAPITAINES ABANDONNES toute la batterie dans la tronche il est question de capitaines, d'officiers trop tôt devenus vieux abandonnés par leurs équipages et voguant seuls à tout jamais, suivra inévitablement LA ISLA ES BONITA en anglais scandée par Madona - les plages de silence sur le vinyl ne laissent deviner ni pas de danse ni son d'aucune voix parole ou chant.
    • D'autres Succès 86 achève la Face Un, Boris a le temps de se faire un café, d'allumer une Flight ; la tasse à la main, il fait le tour de son deux pièces, jette un œil dans la cour, le jour baisse, ce n'est pas l'ennui, mais la dépossession, comme de ne pas savoir très bien qui on est. Sur la machine à écrire une liste à compléter. Boris s'est installé à Paris depuis quinze ans, il s'y est marié, y a divorcé, n'a jamais donné suite aux propositions des Services. La naturalisation lui a donné une identité : né le 20-10-47, 1,75m - petit pour un Russe - , teint rose, râblé, moustache intermittente.
    • - Les exilés attendent beaucoup de moi.
    • - Tu es Français à présent.
    • Un jour Macha je t'emmènerai en Russie.
    • Mon frère m'écrit d'Ivanovo.
    • - Je ne l'ai jamais vu.
    • - Moi-même je ne le reconnaîtrais pas.
    • Boris tire sur sa cigarette. Le mur de la chambre demeure silencieux. D'ici la fin de la semaine il aura trouvé un logement pour un dissident. Ici ? Impensable. Trois ans écoulés depuis ce divorce. Où est Macha? ...trois ans qui pèsent plus que ces vingt-cinq lourdes années de jeunesse, grise, lente, jusqu'à ce jour de 73 où il a passé la frontière, à Svietogorsk Le voici reclus rue de M., à deux pas de Notre-Dame de Lorette., tendant l'oreille aux manifestations sonores d'une cloison - qui habite l'autre chambre? il n'y a pas de palier ; ce sont deux immeubles mitoyens ou plutôt, car le mur est mince, deux ailes indépendantes qui se joignent, précisément, sur cette paroi.
    • Pas de fenêtre où se pencher.
    • Ce n'est pas un chanteur, ce n'est pas un danseur, ce n'est pas un écrivain, il ne fait pas de politique et ne sait pas taper à la machine.
    • C'est une femme.Un homme roterait, pèterait. C'est une jeune fille, qui fait toujours tourner le même disque. Elles font toutes ça : quand un disque leur plaît, elles le passent toute la journée. Les mêmes rengaines, deux fois, dix fois. Boris n'ose pas frapper du poing sur la cloison : A, un coup, B, deux coups, le fameux alphabet des prisonniers - il ne faut pas imaginer. «Je ne connais pas le sexe de cette personne » répète Boris. « Capitaines abandonnés ». « La Isla es bonita ». Et pour finir, toujours, en italien, « Ti sento ». "Ti sento tisento ti sento" sans reprendre souffle - la Voix, voix de femme, la ferveur, le son monté d'un coup, « ti sento - je t'entends - je te comprends"- ti sento - la clameur des Ménades à travers la montagne, le désespoir - la volupté - l'indépassable indécence - puis tout s'arrête – la paroi.grise - le sang reflue.
    • Déperdition de la substance.
    • Mais cela revient. Cela revient toujours. TI SENTO c'est toi que j'entends toi qu'à travers ta voix je comprends tu es en moi qui es-tu. Il est impossible. Boris frappe au mur, se colle au plâtre lèvre à lèvre, mais on ne répond pas, mais on ne rompt pas le silence, Boris halète doucement, griffe le mur : « C'est la dernière fois. » Il se rajuste plein de honte, se recoiffe, jette un œil en bas dans la cour : c'est l'heure où sur les pavés plats passe en boitant une petite fille exacte aux cheveux noirs, son cabas au creux du bras ; Boris renifle, se lave les mains, se taille un bout de fromage, la fillette frappe et entre.
    • - Bonsoir Morgane dit Boris la bouche pleine.
    • - Tu le fais exprès d'avoir toujours la bouche pleine?
    • Elle pose le cabas sur la table : « C'est des poireaux, des fromages, une tarte aux pommes, un poulet ; des bananes. Ça ira? »
    • C'est une gamine de dix ans, la peau brune, la frange noire et les dents écartées. « Comment va ta mère? - C'est pas ma mère, c'est la concierge. Aide-moi à décharger. Tu te fous l'estomac en l'air à bouffer ce que tu bouffes. » Boris fait semblant de se vexer. Marianne (c'est son nom) passe toujours le cinq-à-sept chez la mère Vachier, à la loge, en attendant que sa mère sorte du travail. La gamine fait les courses en échange d'une heure de maths. Voilà qui est convenu. « Qu'est-ce que tu m'apportes aujourd'hui?
    • - Le quatre page cent.
    • - Vous avancez vite!
    • - La prof a dit "Ça vous fera les pieds".
    • Boris se plonge dans les maths et dans la cuisine, à même la table – à chaque fois le même jeu, la vue de la bouffe lui met les crocs. «  Tu ne peux pas éplucher tes poireaux ailleurs ? ça pique les yeux.
    • Soit un carré A B C D , une sécante x, une circonférence dont le centre... « c'est horrible, tu es sûre que c'est au programme?
    • - Punition collective. Moi j'ai rien fait.
    • - Ca m'étonnerait.
    • Marianne attaque une banane. Boris prépare une vinaigrette, tache le bouquin , jure en russe, écrit d'une main et s'enfonce la fourchette de l'autre.
    • - Tu pourrais fermer la bouche quand tu manges.
    • - Un peu de poireau?
    • - Après ma banane?
    • Boris s'étrangle de rire.
    • - T'es franchement dégueulasse, Boris. T'as fini au moins?
    • - Sauf la troisième question.
    • - Tant mieux, elle croira pas que j'ai pompé.
    • Boris ne comprend toujours pas pourquoi Marianne tient absolument à lui proposer des problèmes de maths.
    • Et tes quatre en français? - Je sais tout de même mieux le français qu'un Russe.
    • Même pas. »
    • Marianne engloutit un yaourt. « Pour une fois » pense Boris « elle ne m'a pas dit T'es pas mon père" pense Boris.
    • Marianne se penche sur l'ordinateur : « Qu'est-ce que c'est que tous ces noms à coucher dehors? - C'est la liste de tous les émigrés russes de Paris. - A quoi ça te sert ? - L'association verse de l'argent aux plus nécessiteux. - Aux plus pauvres?...C'est tous des pauvres? 
    • J'appuie sur le bouton? - elle appuie sur le bouton. Deux heures de travail perdues. Boris l'engueule. Ils se séparent fâchés comme d'habitude.
    • X
    • Le travail à domicile permet de choisir l'heure de son lever. Boris ne dépasse jamais huit heures - la robe de chambre, les bâillements, la barbe qui tire ; le placard, le bol, la cafetière, le réchaud. Un yaourt pour commencer, surtout pas de radio. Les biscottes, le café bu bruyamment, ramassage de miettes, envie de pisser - un homme très ordinaire, en Russie comme à Paris. A huit heures et demie, de l'autre côté du mur, il, ou elle, s'éveille. Pas de bâillement, pas de chanson, pas de jurons, juste des pieds qui se posent, des pantoufles qui s'agitent, un pas léger vers les toilettes.
    • Comme la porte est fermée, on ne peut pas distinguer si c'est le jet d'un homme ou d'une femme. Les coups de balai, dans les plinthes, ne prouvent rien non plus : il existe des petits nerveux, soigneux comme des femmes, qui font le ménage tous les jours. Sans oublier la toilette du matin, sans exception, même le dimanche : eau chaude, eau froide ; puis le petit-déjeuner : cette personne mange après s'être lavée. Logique. Le bol, la cuillère, le raclement dans le beurrier en fin de semaine, jusqu'à la fermeture caoutchoutée du réfrigérateur : aucune différence d'une cellule à l'autre ! ces bruits-là passent les murs. Pas les voix. Puis le claquement exaspérant des quatre pieds de chaise. Mais il y a des femmes brusques.
    • Et le déclenchement des crachouillis du transistor. Indifféremment des infos, de la pub, de la musique de bastringue, du boniment de speaker. Inutile de coller l'oreille au mur. D'un coup tout s'éteint, la vaisselle dans l'évier d'alu, les chaussures qu'on enfile - pas de hauts talons - pas de clé qui tombe, pas de juron - pas de monologue – pas de sifflotement - la porte claque. Boris peut enfin procéder à ses ablutions. Un soir, Boris perçoit un cliquetis étouffé‚ la clé tourne, le battant s'ouvre, des voix se mêlent dans le vestibule - ce doit être un vestibule – vite un bloc-notes : un homme, une femme.
    • Qui invite l'autre?
    • Chacun ôte son manteau ; que se disent-ils? des choses gaies, des choses quelconques. Boris s'appuie si fort que son coeur doit s'entendre, ou le plâtre se fendre. Les répliques se chevauchent, un homme, une femme, peut-être homosexuels tous les deux, Boris ne désire rien d'autre qu'une conversation banale, mais enfin compréhensible - « Je ne suis pas un espion soviétique » - répète-t-il entre ses dents. Les intonations sont franches. Il existe entre les deux êtres une forte intimité. Mais toujours un bruit parasite (chaise heurtée, glaçon frappant le verre) embrouille les phrases à l'instant précis où les syllabes se détachent.
    • L'homme et la femme se séparent. L'homme répond en mugissant du fond des toilettes; il ssont décidément très intimes - la femme répond de la cuisine. Puis l'homme se lave les mains, la voix de femme plus étoufée répond d'une chambre. Voilà une disposition de pièces facile à déduire : de l'autre côté du mur, ce serait la cuisine, plus au fond donc - les toilettes (bruit de chasse d'eau), la chambre à gauche avec son petit cabinet de toilette (des flacons qui s'entrechoquent). Boris esquisse un plan. Au nombre de pas, le logis mitoyen ne doit pas être beaucoup plus grand que le sien ; quand le couple élève la voix, Boris comprend qu'ils se tutoient ; il se félicite de n'avoir jamais introduit de femme chez lui – à présent ils se sont rejoints dans la chambre. Le reste va de soi. Tout cependant n'est pas si facile. Il y a discussion. L'homme exige des preuves. La femme proteste et veut se laisser convaincre. C'est la première fois qu'ils couchent ensemble. Dans ce cas de figure c'est la femme qui reçoit ; mais elle peut être venue sans préméditation. Quoique. Le ton monte. On se bat. « Suffit! » gueule Boris. On ne l'entend pas. Bon sang ils se foutent dessus. C'est un viol. Par où entre-t-on chez ces gens-là ? Il passe la main sur le combiné - des rires, à présent. « J'aurais passé pour un con ».La lutte s'affaiblit.
    • Ça devient autre chose. Evidemment. Mais le lit a beau lancer du fond de son appartement toute une rafale de grincements, les deux salauds peuvent bien se tartiner des couches de gueulements à travers la gueule, la quique à Boris continue à pendouiller. Quand ils se sont relevés, lavés, rhabillés, quittés, Boris bande d'un coup, se précipite à la vitre et se reprend juste à temps pour ne pas soulever le rideau. De sa fenêtre il n'aperçoit que la cage d'escalier de l'autre aile d'immeuble : d'en bas, les jambes - de face, le buste sans la tête, d'en haut, les crânes. Le soir (la scène se répète le lendemain, mais impossible de savoir qui de l'homme ou de la femme, reste sur place...) il faut compter avec les irrégularités de la minuterie, réglée très serrée ; ce n'est pas facile.
    • D'après la disposition des lieux, l'Occupant Contigu tient donc dans un deux-pièces au troisième, avec un retour peut-être sur la droite ; même en passant la tête et tout le torse par la fenêtre, l'alignement du mur interdit toute vision. Boris imagine un invraisemblable jeu de miroirs, de périscopes, de potences orientables. En tout cas le vingt-quatre avril, dans l'immeuble d'à côté, la loge sera vide ; tout fonctionnera au Digicode - bientôt il faudra réintroduire les concierges dans Paris comme les lynx dans les Vosges. La mère Vachier fait la gueule à tout hasard, garde la petite Marianne et refuse toute collaboration : « A côté? c'est l'interphone. » Démerdez-vous. « Code BC24A. » Boris n'a rien demandé.
    • Il n'a même pas posé de questions sur la petite fille. « C'est une voisine, comme ça. ». La portière a besoin de se confier. De l'autre côté de la cour se trouve une deuxième cage d'escaliers aux vitres encore plus sales encore. Moins animée. Boris n'y regarde jamais. « Tu as peut-être tort » suggère Marianne- Boris aussi a besoin de se confier. Tous les soirs avant la télé- on n'entend plus rien,a-t-il – a-t-elle – déménagé ? - Boris s'assoit devant la fenêtre la tête dans l'ombre et observe le défilé des locataires ou visiteurs. Ça monte, ça descend, avec des arrêts dans le trafic, des reprises, des précipitations,des temps morts ; des crânes sautillent de marche en marche, des mollets s'embrouillent, des jupes, des pantalons, des profils : graves, riants, tendus, le plus souvent sans expression. Il y a des hommes qui se grattent le cul, des femmes qui se sortent la culotte de la raie ; personne ne se raccroche du bras, ni ne s'arrête pour bavarder. Normal. Les clients de la psy du troisième se succèdent exactement dans le même ordre. Notaire au deuxième droite. Une manucure, le détective - au n° 26 donc, juste à droite en sortant – là où précisément l'inconnu ou toute nue fait son nid - il ou elle est revenu(e), les habitudes sont les mêmes, les disques aussi : « "Ti sento", le rock italien, à intervalles réguliers.
    • Peut-être un peu moins souvent. Boris guette. Il note dans le noir sur ses genoux. Le carnet comprend une feuille par nom : "A-X", « Tête à l'Air", "l'Oignon Bleu". Ou bien  François Debracque, Aline Aufret, Gérard Manchy : les symboliques, les sobriquets, les noms communs. Pas un russe. Plus de femmes que d'hommes , aucune vraiment qui plaise. « Tu connais bien des bonnes femmes à ton boulot, dit Marianne. Pourquoi tu ne les dragues pas? » Boris a du mal à expliquer que ces femmes-là, justement, à l'Institut Pouchkine, ne se soucient pas de flirter ; elles suspendent leurs organes génitaux aux patères. Ou c'est tout comme. Maintenant c'est Marianne qui mate ; elle soupèse les femmes : « ...Pas mal..Un peu forte. - Et les hommes ? - Tu deviens pédé ? - Je veux savoir qui habite à côté ; il n'y a plus de concierge. » Marianne redouble d'attention. « Mais tu connais tout le monde, Marianne – non ?
    • - Pas du tout - ce cul ! - eh, mes maths?
    • - Plus tard.
    • - Je reprends le cabas.
    • - Garde un éclair pour toi, n'oublie pas l'huile la prochaine fois.
    • - Ciao.
    • Boris joue le tout pour le tout. Il va se poster, sans se montrer, sur le trottoir, tout près de la porte ; le code est faux ; alors il se glisse derrière un locataire qui lui tient la porte. Il voit tous les noms d'un coup sur les boîtes aux lettres : des Italiens, des Français de Corse, des Bretons. Un certain Dombryvine. Abdelkourch. Lornevon. Le courage lui manque ? non, l'idée même de monter au troisième – "bon sang, c'est trop stupide, j'y vais" - mais dans le couloir, là-haut, les portes sont anonymes ; la minuterie allume sur le bois des lueurs de montants de guillotine. Boris redescend très vite dans le noir en s'insultant ; il aura mal retenu la disposition des lieux. Mais le lendemain, il récidive. La rue grouille. Le même homme lui tient la porte. Cette fois il s'attarde : au troisième – ni médecin donc, ni voyante, rien de ce qui se visite – il distingue vers le fond une fenêtre sale : exactement dans l'angle mort de sa fenêtre à lui. Impossible de voir ; de retour au 24, Boris fait son croquis : appartement 303.
    • Manque l'âge, le nom, le sexe. Le sexe manque. Ne pas lâcher prise. “Qu'est-ce que tu lui veux à Madame Vachier ? - Juste parler avec elle. Tu vas aussi lui demander ce qu'elle pense de moi, d'où je viens, qui c'est ma mère... - Ce ne serait peut-être pas inutile. Tu veux savoir qui habite à côté  ? Tu manques de femme?... - Il y a toi. - Cochon. - Je ne veux pas que tu ailles chez la concierge. - Moi aussi je manque de femme. - Elle est grosse, elle est moche, elle est mariée, dit Boris. Il va voir le mari de la concierge. C'est un Alsacien à gros ventre et bretelles, loucheur, boiteux ; Boris met au point une histoire à dormir debout : « Je suis fonctionnaire à l'immigration ; la locataire - il choisit le sexe - du 237 n'est pas en règle. » Monsieur Grossmann - il ne porte pas le même nom que sa femme - est l'honnêteté même. « Pourriez-vous me prêter dit Boris votre passe ? je suis sûr d'avoir oublié mon portefeuille chez Madame Schermidtau 237...
    • - Vous connaissez son nom?” Le souffle coupé, Boris voit le concierge détacher du clou le grand anneau qui tient les trente clés plates. «.C'est elle gui remplace M. Laurent ?” Boris acquiesce, la boule dans la gorge. « Je vous accompagne. » Grossmann est bavard. Il faisait partie des "Malgré Nous" sous le Troisième Reich. Il en est miraculeusement revenu. Il aime bien raconter. Le portail vitré du 26 s'ouvre sans effort : « J'ai le même passe que le facteur » dit Grossmann.Boris monte les étages avec le boiteux. « Dix ans qu'on attend l'ascenseur...Regardez l'état de la moquette... - Il faut bien que les escaliers servent à quelque chose." Vous dites des conneries, Monsieur Grossmann. Voici la porte ouverte. Boris écarquille les yeux et grave tout dans sa tête : le corridor de biais, très court, très étroit, vers la gauche ; trois portes ouvertes, la salle à vivre claire, avenue Gristet, bruyante; la chambre au fond, sombre, retirée - « salle de bain, cuisine » dit le portier - « je vois bien » dit Boris. Difficile après cela d'imaginer, de l'autre côté, son propre foyer, solitaire – il ne ressent pas son appartement – où est-ce qu'il colle-t-il son oreille? Très exactement ? ...Ça n'a pas du tout la forme d'un L... Boris ne cherche rien. Il ne bouge pas. Grossmann comprend ; il reste en retrait, muet. Trop d'immobilité, trop de respect dans le corps du Russe lorsqu'il s'approche enfin des étagères et lit les titres lentement, le "Zarathoustra" de Nietzsche, "l'Amour et l'Occident", « Deutsches Wörterbuch », « A Rebours" de Huysmans, un Traité de Diététique – une Bible - quelques ouvrages sur le vin.
    • Une collection de "Conférences" des années trente - dis-moi ce que tu lis...? La penderie est restée ouverte ; ils y voient une proportion égale de vêtements féminins et masculins - chacun sa moitié de tringle : des habits soignés, sans originalité excessive. Revenant au salon à pas précautionneux Boris aperçoit contre son mur un tourne-disque. J'aurais dû commencer par-là. Sur la platine "Ti sento", rock-pop italien. Boris coupe le contact; le voyant rouge s'éteint. Qui relèverait mes empreintes ? La pochette, luisante, à l'ancienne, représente une femme fortement décolleté‚ cuisses nues, décoiffée, en justaucorps lamé. «Madame Serschmidt ne vit pas seule, dit le concierge. Boris a inventé ce nom. Il s'informe gauchement (« Reçoit-elle des visites ») - Vous devez le savoir, Monsieur Sobrov.» Boris repère encore la Cinquième de Beethoven, la Celtique d'Alan Stivell, René Aubry et un double album de folklore maori.
    • Plus la Messe en si mineur, BWV 232. Jamais il n'a rien entendu de tout cela. Le concierge propose de manger un morceau. Boris refuse, effrayé. « Mais elle ne revient pas avant six heures ! » Boris se retient si visiblement de poser des questions que l'Alsacien précise malignement : « Je reçois les loyers au nom de Monsieur Brenge". Il prononce à l'allemande, "Brenn-gue". - C'est peut-être son frère qui paie ? ...Serschmitt est son nom d'épouse, elle a divorcé... » Grossmann ne confirme rien. Il se dirige vers le réfrigérateur : « Vous saurez toujours ce qui se manche ici ! » - des oeufs, des pots de crème de langouste, un rôti froid en tranches et trois yaourts. « A la myrtille », dit le concierge ; il se sert, rompt du pain, choisit du vin. “Tant pis pour la langouste”, dit Boris - ils s'empiffrent - Boris veut faire parler le gros homme. Seulement, il n'y a plus rien à ajouter. Le portier tente d'en faire croire plus qu'il n'en sait. Il prétend que "tout le monde défile » dans ce studio. « N'importe qui tire un coup ici, puis s'en va. » Ils se défient du regard en mâchant. Rien ne correspond aux longues attentes, aux exaltations de Boris dans son antre – à moins qu'il ne s'agisse d'une autre chambre ? « Gros porc » dit Marianne le lendemain ; « Tu y es allé. Je sais que tu y es allé. Je ne voulais pas que tu y ailles. Saligaud. Vulgaire. Je t'ai vu entrer dans l'immeuble avec le mari de la mère Vachier. « Tout le monde y vous a vus monter la cage d'escalier. Même que tu es entré dans l'appartement, et que tu as regardé partout, fouillé partout, dans les livres, dans les disques, même entre les robes. Et vous avez bouffé du saucisson et du pâté de langouste et ça c'est dégueulasse. Au goût j'veux dire.
    • - C'est chez toi ? - Ça ne te regarde pas. Déjà que tu me fais reluquer les grosses qui descendent les escaliers, et quand il y a de la musique tu arrêtes la leçon de maths même si j'ai rien compris et tu colles ton oreille au mur comme un sadique.
    • - C'est ta mère qui habite là ? - Dans ton quartier pourri ? on est riches nous autres, on a une BMW, on va aux sports d'hiver et c'est pas toi qui pourrais te les payer pouffiard. - Tu veux une baffe ? - .Je le dis à maman et tu ne me revois plus et tu seras bien emmerdé parce que tu es amoureux de moi mais tu peux courir et si tu me touches j'appelle les flics.
    • - Tu t'es regardée? - C'est dégoûtant d'espionner les gens t'as qu'à te remarier ou aller aux putes. - Ça suffit Marianne merde, c'est chez toi oui ou non ?” Marianne prend son souffle et lâche tout d'une traite «Avant c'était chez moi maintenant on a déménagé mais c'est pas une raison t'as pas le droit d'entrer fouiller partout avec tes pattes de porc pour piller dans le frigo et si on avait su que tu devais habiter là on se serait tiré encore plus vite - C'est le concierge qui... - Parfaitement que c'est le concierge - Et pourquoi tu ne vas pas l'engueuler lui ? - Parce qu'il est pas tout le temps à me chercher.Tu ne m'as pas encore tripotée mais c'est dans tes yeux. » Boris Sobrov demande pourquoi le concierge éprouve le besoin de raconter tout ce qu'il fait;
    • Marianne répond que sans ça il ne serait pas concierge, elle ajoute encore qu'elle préfère s'amuser avec Grossmann que de rester à faire des maths avec un vieux grognon - "chez toi il n'arrive jamais rien ». Puis ça s'arrête, la petite fille aux cheveux noirs revient le lendemain avec les provisions. Boris s'est arrogé le droit de contrôle sur tous les résultats scolaires de Marianne ; il consulte le carnet de notes, il joue au père, l'exaspération croît de part et d'autre. Boris lui dit qu'elle a les mêmes yeux noirs que sa fille à lui, qu'il n'a pas revue depuis longtemps. « Elle faisait les mêmes fautes que toi. - Elle est dans ma classe.” Boris est bouleversé. Il demande doucement, comme on tâte l'eau, la manière dont elle se coiffe, si elle travaille bien. Si elle parle de lui...Marianne se rebiffe. « Elle est dans une autre section, ta fille, on se voit aux récrés, ce n'est pas ma meilleure copine, ma copine c'est...
    • - Je m'en fous - attends, attends ! - comment elle s'appelle ta meilleure amie ? - Ah tout de même! Carole.” Boris demande si Carole travaille bien, si Marianne et elle ne se sont pas disputées, si elles ne pourraient pas venir travailler ensemble... « Je ne l'amènerai jamais ici ; tu nous forcerais à faire des choses.” Boris pousse un soupir d'exaspération.
    • Il la laisse en plan, passe à la cuisine pour bouffer du fromage blanc, à même les doigts. Il est bien question de leçon de maths. Quand il revient Marianne de l'air de se payer une tête. Boris fouille dans une pile de dossiers, les dossiers s'effondrent, il les reclasse. Récapitulons. « Tu n'es pas mon père". Elle ne me l'a pas encore faite celle-là. « Tu n'es pas ma mère ». « Tu ne sais rien de moi" - ne pas raisonner. "Intuiter". J'ai divorcé depuis six mois. Cette fillette est déposée chez les concierges par une femme qui n'est pas sa mère. Marianne ressemble à sa fille qu'il n'a pas vue depuis six mois – putain de juge – une femme. Marianne connaît Carole Sobrov. Non seulement c'est sa meilleure amie, mais elles sont devenus demi-sœurs par remariage – sa femme s'est remariée avec le père de cette petite guenon de Marianne.
    • Il se cache le front dans la main. “J'ai très mal à la tête. - Je m'en vais, ciao”.
    • X
    • A peine Marianne et sa tignasse ont-elles tourné le coin du palier que Boris dévisse la minuterie. Panne. « Merde » dit l'enfant. Boris se faufile en chaussons derrière elle dans l'escalier. Juste la lumière du puits de cour. Il dérape sur les marches. La rampe est encaustiquée. Devant lui, Marianne s'arrête dans le noir, relève la tête. Au premier, elle réussit à renclencher la minuterie. Boris la suit toujours. Au rez-de-chaussée, la loge forme l'angle dans la cour. Les vitres laissent tout voir. Boris, dans la cour profonde, se colle contre un mur entre deux poubelles. Comme dans un film. Dans les couples, ce que Boris déteste, c'est le mari : il n'a rien d'intéressant entre les jambes. Tant de femmes raffinées collées à des butors. Le père de Marianne, c'est pareil. Trop grand, trop fort, la voix désagréablement masculine. Ses gestes sont brusques. Il ressemble à une bite. Tous les hommes ressemblent à des bit es.
    • La petite fille pleure, à présent. Même si c'est une teigne Boris se sent bouleversé. Tout le monde s'engueule, le père et le concierge se menacent mais c'est Marianne qui se prend une claque. Boris bondit, arrache presque la porte et se mêle au tas. Le beau-père le prend à partie : « Vous laissez traîner vos pattes sur la petite. Vous faites espionner un appartement privé par l'intermédiaire de cet individu. Vous êtes un fouille merde. Je vous en foutrai des cours de maths. » Tout le monde se quitte pleurant, gueulant, Boris s'en remonte chez lui, brouillé avec Grossmann et sans espoir de fillette à venir.
    • A ce moment "Ti sento" se déclenche dans la pièce voisine, et cette fois, on danse.
    • X
    • "Chère, Lioubaïa Tcherkhessova !
    • "Je souffre à crever parce que le voisin ou la voisine fait gueuler un tube infect en italien, "Ti sento". C'est pire qu'une rage de dents et je ne peux pas m'en passer. Je ne sais toujours pas si c'est un homme ou une femme qui passe le disque, et qui danse. Ce qui chante, c'est féminin, ça crie toujours les mêmes voyelles avec chambre d'écho, mes cours d'arménien vont bien, je m'embrouille encore dans le tatar. "Ti sento" est le meilleur morceau, les autres braillent le rock à la sauce Eighties', je suis sûr qu'on le fait exprès pour m'emmerder, si tu n'habitais pas à l'autre bout de Paris ce serait toi.
    • "D'ailleurs j'y suis allé l'autre jour avec le concierge et son passe-partout. Je n'ai rien fouillé, rien dérangé du tout. D'après le père Grossmann ce serait une sorte de chambre de passe, une fois j'ai surpris des baiseurs à travers le mur mais ce n'était pas toi. Le concierge ment. Il y a là quelqu'un. Qui paye son loyer. Qui n'emmerde que moi. Un jour je le coincerai. Le ou la. Si c'est une femme, ça va chier. Terminé les petites astuces : Marianne c'est ta fille, enfin, celle de ton homme, un vrai, un gros porc - pour l'insolence, la morveuse, impeccable. Elle a craché le morceau.
    • C'est vous qui me l'envoyez depuis trois mois pour espionner. Il n'y a rien à espionner. Il n'y a pas de femme ici. Pas d'homme. Pas d'argent. Comme un moine. Et je suis en règle avec les services d'immigraiton si tu tiens à le savoir. Et je suis sûr qu'elle cache autre chose, ta Marianne. Elle me cache ma fille. La vraie. Elle sait quelque chose sur l'appartement d'à côté. Elle a pleuré quand elle a su ma visite avec Grossmann. Elle est allée se répandre comme une poubelle à la loge devant ton mari de mes couilles, qui a failli me taper dessus.Elle raconte que je la tripote.
    • "Toi, ça fait un temps que je ne t'ai pas vue. La dernière fois c'était au grand bureau. Soixante-dix ordinateurs. A devenir fou. Je ne sais plus comment ça a commencé. Tu as toujours une engueulade de réserve. Moi aussi. Ce n'était pas la même. Petit à petit les soixante-neuf têtes se sont levées, les ordinateurs se sont tus, nos paroles se perdaient dans l'épaisseur de l'air, tu t'es fait virer puis aussitôt réintégrer pour "bons antécédents", pour moi c'était définitif, je travaille pour la misère, tu crois que ‡a m'intéresses de vérifier des listes, de faire le compte des morts, vérifier les adresses , les patronymes : «Ivanovitch » ou « Pavlovitch? »
    • ...Sagortchine a-t-il reçu sa pension ? Que devient Berbérova? A-t-elle trouvé un
    • emploi en rapport avec sa formation ? A quels cours sont inscrits les frères Oblokhine ? Pourquoi Sironovitch a-t-il divorcé ? de quoi est morte la Bibliskaia ? Quel nom portait-elle en Espagne ? Le KGB a-t-il relâché Dobletkine ? Pourquoi tous ces gens-là n'adoptent-ils pas définitivement un nom bien français ? toi au moins tu ne t'es pas remariée avec un Russe. Mais ton Léon Nicolas, dont je viens de faire la connaissance, c'est just un gros tas de vulgarité - le Russe, c'est un prince, ou un moujik. Je sais comment ça va finir : toujours la faute de l'homme ! Je ne suis tout de même pas le seul éjaculateur précoce de France et de Russie Blanche réunies !
    • "Avant l'informatisation nous travaillions ensemble. Avec de vraies fiches, dans les vraies mains. Tu dictais, j'écrivais. Maintenant je travaille seul. J'ai une carte de Paris et de l'Ile-de-France où je peux lire qui, et à quelle heure, dort dans quel lit, et en quelle compagnie. Je te promets de t'aider à la cuisine, j'essuierai mes pieds, je ne te tromperai plus sans en avoir vraiment envie, je ne ramasserai plus de chiens dans la rue, en ce moment je n'en ai pas. Nous écouterons autre chose que de la musique classique, tu pourras aller seule au ciné, tu ne peux pas savoir à quel point ces vingt-cinq semaines m'ont transformé‚ reviens." Le surlendemain Boris reçoit un télégramme ainsi conçu :
    • "VA CHIER. "
    • "Ti sento" se déclenche, Boris prend le métro jusqu'à La Râpée, pour visiter la rue Brissac : il la remont‚ il la redescend, la rue est à lui, il en est à la lettre B. Il hume le parfum du métro, il trace dans les couloirs carrelés, bifurque sans ralentir sous les plaques bleues, suit des épaules, un cul, des talons, s'accroche aux barres, marque ses doigts sur le chrome, invente les coucheries des femmes, note les rides de fatigue, évite les haleines, joue avec son reflet sur la vitre noire et le tunnel qui court, tâte son portefeuille, ne cède jamais sa place. Dans Paris, Boris prend la première à gauche puis à droite et ainsi de suite, ça le mène parfois très loin, il voit des maisons, des trottoirs, des voitures ; des crottes, des gouttières avec les petites annonces collées dessus, la pierre des immeubles, des vitrines de coiffeurs, de bouchers, d'ordinateurs ; des prismes Kodak, des servantes en carton "Menu à 60 F" "Menu à 120 F" – et des gens.
    • Des gens comme s'il en pleuvait, comme s'il en chiait, mal fringués, super-chic, soucieux, d'âge moyen, noirs, enfants, groupés, par couples qui s'engueulent, qui s'aiment, en débris, "alors j'ui ai dit", "pis elle a répondu", "forcément » - les oreilles qui traînent, les narines à l'essence, et le grondement continu de marée montante qui fait Paris.
    • Comme au débouché de sponts, ou sur les places circulaires, il est difficile de trouver "la première à gauche", "la première à droite", Boris s'immobilise, tend les bras dans la foule indifférente, se décide pour un cap. Derrière la Bastille, en un quartier cent fois parcouru, voici qu'il découvre un quartier - "...j'aurais pourtant juré..." - où jamais ni lui, ni personne, n'a mis le pied. Il s'avance en flairant , deux murailles, un trottoir déjeté, une vitre fêlée, « CREPERIE », plus bas en biais « en faillite » et des pavés. Un petit vent. Un caniveau qui pue. Peut-être un vieux qui crochète une poubelle avec application. Peut-être un chien.
    • Et là-haut, dans les étages, "Ti sento ti sento ti sento » - Boris immobilisé - sur le tuyau de gouttière un papier périmé "La Compagnie de l'Oreille » joue "La Cerisaie"- le soleil ne perce pas, un pigeon pique du bec, le chien nez au sol, le pigeon s'envole, fin du disque, le portail s'ouvre, le heurtoir retombe, une femme jeune, vive, sur le trottoir en cape orange ; peut-être que là-haut chez elle les fenêtres donnent sur (le bassin de l'Arsenal ?) Boris lui laisse une bonne distance d'vance, la suit (la cape orange !) place Mazas, à la Morgue au Pont d'Austerlitz. Il baptise la femme "Ysolde", au-dessus de la Seine l'odeur de l'eau emplit les narines ou le devrait, un jeune homme dépasse Boris en rejetant son foulard sur son dos.
    • Place Valhubert, face au jardin des Plantes, il la suit de très près, de feu rouge en feu rouge, la cape orange court et court dans le déferlement des roues, un grondement continu remonte par le Quai d'Austerlitz, les voici côte à côte.
    • Elle a très exactement le nez de Paris, les cheveux bouclés, le sac à main est vert – il la perd – bouche de métro – figure obligée - couloirs d'Austerlitz. Chacun sa voiture. Station, station - près de la porte – montant de chrome - pivote, s'efface - pivote, redescend, remonte – bienfaisante affluence - le nez dans les cheveux d'autres femmes ou sur les calvities, les pellicules - « Place d'Italie » - facile - la cape orange force - Boris lourd et vif contourne les épaules, les hanches, passe de biais, trébuche devant le dos des vieilles.
    • Une autre rame et même jeu. C'est elle, la rockeuse latine – mais à la station vide, enfin, où elle descend, la femme fait volte-face, l'insulte, le frappe avec son sac à main - « Attendez! Attendez ! » - Boris court, trébuche. Ils débouchent tous deux à l'air libre [Nuit, Pluie] :
    • « Qu'est-ce que tu me veux ?
    • - Vous parler.
    • - Me parler, me voir, me toucher, me sauter, dégage!
    • - "Ti sento, ti sento , ti sento"!
    • Ils crient, ils courent [pluie renforcée] - Votre nom? Votre prénom?
    • Un portail lui claque au nez. 26 rue de M. Le même disque aux deux adresses. Boris s'essuie la joue, tourne le dos, s'engouffre dans son propre escalier, tourne la clef de son enclos – aussitôt le disque se déclenche, très fort – alors Boris danse, comme un ours, comme un boeuf sous électrochoc ; le lendemain il se demande pourquoi le père de Marianne amène sa fille à la loge. Soit pour le narguer. Hypothèse exclue : le divorce fut aux torts exclusifs de Boris. Soit pour se débarrasser de Marianne - haine réciproque. Possibilité de récupérer l'affection de sa femme = ? Boris lutte cinq minutes contre la nostalgie. « A moins que » poursuit-il « le nouveau mari ne dépose Marianne chez le concierge que pour se rendre chez une maîtresse - Mauricette » - il l'appelle Tcherkessova - me reviendrait - ah non ! »
    • Le concierge est suspect : parfaitement, Grossmann. Impossible à filer. « Il s'introduit là-dedans comme il veut ; il se sert en saucisson , il prétend que l'appartement sert de chambre de passe ; il déclencherait lui-même « Ti sento" sans parler - quand le disque se déclenche Boris ferait mieux de lorgner par-dessus la loge depuis là-haut plutôt que de courir s'écraser l'oreille au mur, Grossmann lit dans sa chaise longue, bientôt dans son fauteuil roulant – ce n'est pas lui. A moins qu'il ne tienne une télécommande sous le journal ? "Acheter des jumelles".
    • Boris se plaque au mur, haletant, les lèvres sur la peinture sale, soudain le disque ralentit, la voix vire au grave en pleurant, c'est la panne, c'est grotesque. Silence. La cour est noire. Grossmann est rentré. Dans le ciel la rougeur de Paris, les meubles se découpent peu à peu, Boris se déplace avec des précautions de poisson-chat. Les autres cours résonnent, lointaines, aquatiques. Un faisceau mobile sous la verrière de la loge. Et voici les fenêtres partout qui s'éclairent. Fin de la panne. « Sauf chez moi ». Le disque ne reprend pas. XXX 64 06 30 XXX
    • Boris frappe à la cloison. C'est la première fois. Dans l'épaisseur du mur en dessous une tuyauterie transmet un message , la minuterie des cages d'escaliers se rallume. A côté, personne. Pénombre. Inquiétude. Boris téléphone : « Concierge ! Concierge !
    • - Vous êtes obstiné, M. Sobrov.
    • On a trouvé en Chine centrale une touffe de poils n'appartenant ni à l'espèce animale, ni à l'espèce humaine.

    ILS Y RETOURNENT.

    • Le concierge souffle au deuxième palier ; il resserre ses bretelles . -...Vous n'avez jamais vu de petite femme blonde, frisée?...Nez en trompette, cape orange ?
    • - Les femmes changent souvent de vêtements. Je ne sais pas ce que vous trouvez à cet appartement. Il est loué. Personne n'y habite. Vous feriez mieux de consulter les petites annonces.
    • - Je ne veux pas déménager.
    • - Les annonces matrimoniales.
    • Vous me prenez pour un cinglé.

    ILS ATTEIGNENT LE TROISIEME ETAGE

    • - Le r'v'là votre appartement...C'est ouvert. Il y a de la lumière. »
    • En bleu de travail à même le sol, un coffret d'électricien entre les jambes, les yeux levés la bouche ouverte, le père de Marianne. Il dit : «J'installe. - J'installe quoi ? » Il se redresse. Un mètre quatre-vingt dix. Des cheveux gris blanc. Boris ne lui serre pas la main. L'Alsacien est de la même taille. « Vous ne m'avez pas dit que vous étiez électricien, dit Grossmann.
    • - A l'occasion.
    • Le concierge sort trois bières du frigo. « C'est petit ici dit-il. Je me suis trompé dans les branchements l'année dernière. Moi aussi je bidouille de temps en temps." Il prononce « pitouille ». Boris demande lâchement au père de Marianne ce qu'il tient dans la main. L'autre appuie sur les touches d'une espèce de boitier blanc ; chacune d'elles correspond à un bruit particulier. Il fait entendre successivement : l'ouverture d'une porte, le déclenchement de la radio, la chasse d'eau, une baise. Tout cela sort d'une bonne dizaine de haut-parleurs habilement dissimulés dans tous les angles des plafonds.
    • - Je peux aussi allumer ou éteindre les lumières, lever ou baisser les stores.
    • Ses doigts pianotent avec désinvolture, c'est un vrai tonnerre de stores.
    • « Vous pouvez mettre un disque en route ?
    • - Je n'y ai pas encore pensé.
    • "Ti sento" trône sur le tourne-disque, noir, insolent .
    • X
    • Les trois hommes se retrouve au « Rétro" pour de bons instants de gueule. On a les amis qu'on peut. Les garçons portent des tabliers blancs, des moustaches en crocs et des rouflaquettes. Décor ordinaire, prix modérés. L'Alsacien picore des moules en faisant des grâces, , Boris ne quitte pas des yeux le grand Auguste, père de Marianne, second mari de sa femme, qui décortique l'os de son petit salé. « Tu comprends Boris dit Auguste en mastiquant – ce tutoiement me souille l'estomac - nous sommes quatre à louer cet appartement ; Heinrich - il montre l'Alsacien qui empile ses valves au bord de son assiette - nous a signalé une belle occase.
    • "En revanche il ne paie rien et peut baiser à deux pas de chez lui - tu ne manges pas ? » Boris enfourne précipitamment sa fourchette de nouilles : « Je ne crois pas ce que vous dites, fait-il la bouche pleine.Grossmann avale d'un trait un verre de Traminer. « T'entends ça Heinrich, v'là l' Russkoff qui se la joue fleur bleue. Mais y a personne là-dedans, mon vieux, rien que des couples de passage, comme toi et moi! » L'Alsaco rit très fort. Boris : « Connaissez-vous une femme blonde avec une cape orange ? avec un sac à main. » J'aurais bien revu ma femme ; Auguste me protégerait contre les rechutes.
    • A haute voix : « Je peux venir avec vous ? » Auguste devient dur. Il dit que c'est trop tôt. L'Alsacien bien rempli devine tout. Il se rejette en arrière, repousse les moules : « Ma femme ébluche des patates à la loge - tranquille! La sienne vient souvent au 126 faire des passes. » Et Boris ne bondit pas. « Vous êtes tous montés sur ma femme ? ...On ne peut pas satisfaire une femme en la faisant pute !... Est-ce qu'elle va bien ? - Comme une pute dit Auguste. - Vous mentez. » Le ton monte. Boris dit qu'on lui vole un amour immortel, juste au-delà du mur ; que c'est une jeune femme isolée qui vit là, chaste, mystérieuse, attirante, d'origine italienne, et silencieuse. « Quant à la connasse qui partage ton lit maintenant, elle ne mérite pas tant de recherches. »
    • De retour chez lui Boris, calmé, examine la situation. Il avait failli
    • nouer des liens : ces hommes indignes ne
    • l'impressionnaient plus.
    • X
    • Ce que se disent les petites filles
    • - Je vois ton père tous les jours dit Marianne.
    • - Plus maintenant dit Sandra.
    • - Tu t'appelles Sandra dit Marianne c'est naze.

     

     

    • Sandra souffre de son prénom : une idée qu'elle a. Sa mère la couve ou l'engueule, c'est selon : « Tu ne verras plus ton père. - C'est pas juste. - Il me tirait par les cheveux. - Pourquoi Marianne elle peut le voir, papa ? » C'est Marianne qui répond, un soir, sous les draps : « Un jour il me tripotera, et comme ça il aura des emmerdes ; les étrangers, c'est tous des anormaux. - Pourquoi tu fais ce qu'il te demande alors ? - Ça m'intéresse de me faire tripoter. - Il le fait ? - De toutes façons je ne peux plus y aller. - Tu lis que des cochonneries. - Toi aussi. - C'est pas les mêmes livres.
    • X
    • Lettre d' Irène (“Tcherkhessova”) à son ancien mari
    • Cher Boris,
    • Auguste nous laisse de plus en plus tomber. Il s'absente, et ne boit pas. Son humeur est de pire en pire. Tu m'as parfois claquée mais après on s'embrassait, lui, c'est ni l'un ni l'autre. Je m'ennuie tellement que je me mets à lire. Marianne, c'était pour avoir de tes nouvelles, mais elle ne dit que des méchancetés, Auguste ne veut plus qu'elle te revoie, il a peur que je te rencontre, il nous boucle toutes les trois, il revient à deux heures du matin, il ne sent même pas la femme, on peut dire que je n'ai pas de chance.
    • L'après-midi va sur sa fin, il y a encore du soleil. Sandra lit beaucoup. Je t'embrasse.
    • Irène.
    • X
    • Suite
    • Une femme blonde en cape orange, très à la mode en ce temps-là, Sandra, et Marianne, en jupe vert crado, se faufilent dans l'appartement mystérieux ; les pièces ne conservent aucune trace d'occupation : murs propres, meubles d'hôtels, fringues bon marché sur les cintres, autant d'hommes que de femmes ; Sandra déchiffre les titres sur l'étagère : « Ainsi parlait Zarathoustra », "Vieux crus de Bourgogne", les "Fables" de La Fontaine, qu'elle ouvre sur un canapé bleu, les genoux bien droits. « Qu'est-ce qu'on est venues foutre ici ? » dit Marianne. La tête plate d'Irène (une idée qu'elle a) pivote à la recherche des judas décrits par Auguste. Marianne se dirige à pieds joints vers le tourne-disque. "Ti sento", qu'est-ce que ça veut dire ? - "Je t'entends", "je te sens", dit Clotilde.
    • Elle applique son oeil au viseur : juste aux dimensions de son orbite. Sandra, qui lève les yeux, ne voit de sa mère que la tresse blonde remontée en crête, à l'indienne - "Ti sento ti sento ti
    • sento..." - Marianne ! Qu'est-ce que tu fais dans mon dos ? » La rhytmique passe d'un baffle à l'autre (échos stéréo, effets de vagues, caisse claire – "ti sento ti sento") - « Les Italiennes crie Marianne faut que ça gueule ! »
    • Irène voit tout par l'œilleton : Boris qui danse avec des grâces d'ours, qui se balance,qui tourne sur soi-même, puis d'un seul coup fonce droit sur le judas. La perspective déformée fait voir une grosse tête de tétard avec un petit corps et des petites pattes derrière. Si Irène se retire, il verra la lumière, il se saura observé – deux yeux de part et d'autre se fixent de trop près pour se voir, c'est Boris qui recule, qui montre le poing, qui prend un gros cendrier puis qui le repose, pour finir il se tourne et se dégrafe la ceinture, sa femme s'enlève du trou, le disque continue à gueuler.
    • Quand le silence est revenu, les trois espionnes se sont regroupées sur le canapé, elles se parlent tout bas, un verre se brise de l'autre côté de la cloison – "et s'il s'ouvre les veines ?" dit Sandra, "Tu connais mal ton père" répond sa mère. « Ce qu'il faudrait dit Marianne ce serait de faire venir ici une femme très jeune et très blonde. Moi j'aimerais devenir une jeune femme blonde. - Ça m'étonnerait ricane Irène. Marianne dit d'une voix bizarre qu'elle en connaît une qui lui plairait bien, qui serait prête à emménager ici ; elle n'a qu'un seul défaut : « Elle a voulu me tripoter. - Tu ne penses qu'à ça dit Sandra. - Où as-tu connu cette femme ? Dit sa mère.
    • De l'autre côté une porte claque, une clef tourne dans la serrure, Marianne n'a pas répondu, « Il s'en va » dit Clotilde. Elles quittent précipitamment toutes les trois le 127 et descendent quatre à quatre les escaliers. « C'est papa ! C'est papa ! » crie Sandra . Elle saute contre le carreau sale ; en face dans la cage vitrée symétrique Boris tête basse - « vite ! » - Sandra fait le tour, pousse le vantail du rez-de-chaussée, reçoit son père dans ses bras, Boris chancelle, Marianne et sa femme se sont rejetées à l'intérieur, Auguste rapplique sur le trottoir les deux hommes se gueulent dessus en même temps Qu'est-ce que vous foutez là ? - Sandra s'enfuit en pleurant, on l'entend courir dans la rue de l'autre côté du vantail.
    • « Elle remonte vers le métro dit la mère, pour une fois elle se prend Marianne dans les bras - « tu trembles ? » A voix contenue les deux hommes continuent à se quereller, ils ne veulent pas se battre, ils n'ont rien à se reprocher, rien de bien précis - « Le judas ! » crie Boris – puis tous s'enfuient, Marianne et Irène repassent la porte cochère en retenant leur souffle, Sandra est sur le quai, elle n'a pas osé prendre le métro toute seule.
    • X
    • Boris viole des domiciles
    • Boris tient à la main une lampe sourde. Il a juré qu'il finirait bien par savoir « ce qui se passe ailleurs ». Au moins savoir « ce qu'il y a » : des objets, des profils de vases dans la lumière,
    • des coins de meubles, des coudes de fauteuils. Et puis la peur, l'envie d'être surpris, d'être abattu : les intestins, le coeur. L'intérieur. Il a eu l'idée d'envelopper ses souliers. Il voit des.piles de livres, un bureau, un miroir où il se reconnaît avec sang-froid - pourquoi ces portes intérieures ouvertes ? qui est-ce qui bouge dans l'armoire ? - autant de sourdes palpitations. Déjà Boris aimait de jour longer les murs où les fenêtres au rez-de-chaussée se défendent sous leurs jalousies de bois ; il regardait furtivement, par-dessus, la préparation du repas et les lèvres qui remuent dans le vacarme des voitures, la blême électricité du jour qui tombe ; plus au premier étage, parfois, des têtes coupées par des larmiers, des bras levés dans des armoires, qui ferment des volets.
    • Ce qui instruit aussi c'est de se porter en avant des passants, pour capter leurs propos tronqués, insensés, « alors je lui dis... » - « et elle a répondu... » - Boris choisit les appartements momentanément vides, c'est toute une enquête, toute une filature, il épie les femmes seules mais toutes se méfient, instinctivement, se retournent à l'improviste, il se rabat sur la loge du concierge, un soir qu'ils sont au cinéma – rien d'exceptionnel : des tiroirs, des ficelles, des cartons, des rideaux champêtres et la Bible en allemand. Il flotte une odeur de loge. Non, le bon plan, ce serait d'entrer juste sur les pas d'une femme mariée, sans viol, avec des enfants bruyants, un mari dans un fauteuil qui demanderait "Qu'est-ce qu'il y a au programme à la tévé ?" - les gens auraient laissé la porte ouverte.
    • ...Il s'est introduit par la cuisine, s'est glissé dans le vestibule‚ aplati dans l'allée du lit, la peur au ventre et la retraite coupée, s'est dévoilé. « J'aimerais qu'on viole mes intimités », c'est ce qu'il a dit, le mari a gueulé «Appelle la police ou les dingues », il s'est enfui d'un bond. L'étape suivante est de surprendre un couple pendant son sommeil. Il dort deux heures à l'avance. Plusieurs fois il s'enfuit sous les signaux d'alarme. Il acquiert une grande dextérité dans le maniement des clés plates. La marche à l'aveuglette : silence absolu, retraite assurée. Les doigts sur la lampe, translucides et rosâtres, l'ombre des os – des sens d'aveugle – aucun heurt. et ne heurte rien.
    • Les enfants n'entendent rien. Eviter les chiens, à tout prix éviter les chiens. Mais parvenu sur place : jamais - les gens ne ferment leurs portes intérieures. Boris hésite, sent s'épancher l'onde mixte d'un couple, devine formes, souffles, parfois le néon de la rue - la veilleuse - ou la lune – qui surlignent un profil ou modèlent un visage entier – sur les lits de doux mouvements de dessous l'eau. Les couples aux yeux fermés se regardent ou se tendent le dos, jamais ne font l'amour, ni ne s'éveillent. Boris ensuite redescend à pied la rampe du parking souterrain, sans arme, sous le plafond trop bas la lumière et la forte musique où se fondraient les cris de victimes, sur fond de vrombissement d'extracteurs d'air.
    • Le sol est noir semé de paillettes, les voitures de longs corbillards aux chromes troubles, Boris ne sent pas le danger. Il ouvre les portes, ne trouve qu'un parapluie télescopable qu'il jette sous de grosses roues, plus loin. Il couche dans le duvet vert qu'il tenait sur son dos et s'allonge place 27 ou 30, à 7 h une équipe de réanimation le tire à demi asphyxi », il doit se présenter chez un psychiatre commis d'office, il maigrit, ne parle plus, reste en liberté, ressort plus fréquemment - ti sento ti sento ti sento" – chaque soir de plus en plus fort, la cloison tremble il n'en parle pas pour éviter de passer pour fou - ses déplacements ne sont pas encore sous contrôle, une nuit, mouvant paisiblement ses doigts en coquille rose, il se sent soudain saisi au- dessus du coude : « Qui t'a mis sur le coup ? »
    • - Personne, personne, dit Boris.
    • Le cambrioleur fait main basse sur tout ce qu'il trouve avec une banalité de toute beaut‚ le Couple sur sa Couche sommeille dans la présence, Boris suit le voleur sur le palier, le frappe et le laisse évanoui, il a le coeur qui bat à se rompre, c'est à présent une nécessité : repérer l'immeuble et les allées et venues, s'introduire de jour dans l'escalier, chercher refuge dans des coins très exposés, les concierges n'existent plus, les siens sont les derniers ; il reconnaît volontiers qu'il lui serait totalement impossible de travailler en banlieue.
    • Cela devient de plus en plus monotone, de plus en plus excitant. Un homme seul soudain sortit de son sommeil, ouvrit les yeux, se dressa, le fixa sans frayeur. Boris sortit à reculons, heurtant une chaise, ce n'est rien murmura l'homme à sa femme qu'il n'avait point vue. Aussi les jours suivants Boris se livra à une frénésie d'effractions, perdit toute maîtrise, mangeant peu, ne buvant plus une goutte de vin. Il s'engagea dans une interminable suite de pièces de plus en plus profond devant une file de - fauteuils, tables, dressoirs, houssés de blanc, et comme une lueur l'attirait il se trouva auprès d'une veilleuse comme on en voit souvent au chevet des enfants.

    Le mort est sur le dos, nez découpé, bras le long du corps, femme à son côté les yeux grand ouverts, boucles noires détachées sur le blanc cassé de l'oreiller. Un souffle passe ses lèvres entrouvertes et la femme sourit, découvre sa poitrine et son bras jaune, Boris éclate en sanglots et se retire au pas de charge à travers tous les meubles, dévale les étages et sur le trottoir lâche une clameur de victoire. Il se barricade chez lui jusqu'à midi. Il a dormi sans rêve, sa bouche n'est pas sèche, vérifiant son haleine au creux de la main il la trouve très pure, le soleil donne à travers un trou du rideau.

    • Tirant du lit son bras gauche il observe à présent l'étrange phénomène de la terreur, un frisson dressant chaque poil au sommet d'une minuscule pyramide, quoiqu'il éprouve une intense irradiation de paix. Il respire profondément, rejette le drap des deux jambes et se prépare un café‚ des chansons plein la tête, il se fait des grimaces en se rasant. Il sait qu'il ne retournera plus dans les appartements obscurs où s'endorment les spectres. Il change tous ses habits de la veille. En promenade il s'achète des chocolats et des pralines pour vingt francs‚ et, l'estomac délicieusement barbouillé, passe rue Broca, traverse Port- Royal, son pas est vif, l'atmosphère encore matinale, je suis heureux de vivre seul..
    • Il se tient droit, respire le trottoir fraîchement arrosé, se perd place Censier, remonte vers la Mosquée, repère une affichette contre l'invasion du Tibet, voit sortir de Jussieu une marée d'étudiants. Puis Boulevard Saint-Germain, le pont, rue Chanoinesse le cœur neutre, indolore à présent, rue Massillon, puis le métro. Il se récite des vers, personne ne fait attention aux fous dans le métro. Demain – trois mois depuis le divorce – finies les scènes de soixante-douze heures – nuits comprises - bénie soit la solitude, la solitude, la solitude. Il revient chez lui, chez son disque, chez une femme imaginée dont il est fier de se passer.
    • Il jette sa veste sur le lit, court se coller à la cloison et frappe au mur, c'est la première fois qu'il ose, que ça lui vient à l'esprit, les solutions les plus simplistes vous surprennent comme ça, d'un coup, de taper comme les prisonniers de partout - un coup pour A , deux coups pour B, c'est l'illumination, c'est l'évidence, il tape 17, 21, 9 ; 5, 20, 5,19 ; 22, 15, 21, 19 « QUI-ETES-VOUS ? » ça répond "M-O-N-I-C-A" puis le mur dit « 21, 5, 14, 5, 26 » - « Venez me voir » - cest un appartement de passe pas vrai dit une voix ce n'est pas vrai TI SENTO TI SENTO TI SENTO chant de cristal tout en écho tout en feed-back « estatua spaventosa, io son la tua schiava, ti sento ti sento ti sento" - « statue effrayante je suis ton esclave car je t'aime perchè ti amo et Boris danse, danse, depuis Monteverdi, Gesualdo, Lulli, toujours, toujours dans l'opéra italien la modulation en finale "perchè ti amoooo" - Boris danse, danse, "this is a long-playing record" - l'amour est d'être l'écho de l'Autre l'infinie répétition de miroirs face à face à l'infini qui se recourbent il est sûr qu'elle aussi danse de l'autre côté du mur il sait qu'ils s'effondreront haletants sur les divans exactement symétriques il sait que ce moment ne devra pas cesser.
    • Viens dit le mur vien me voir - et la voix,la voix du disque interminable crie, vivante, en boucle, fend le plâtre et bat dans l'aorte, dans l'occipitale – ils sont bien habillés tous deux, pâles, très pâles, calmes. Elle a souri la première, il a ouvert les bras, il ne la connaît pas mais c'est comme
    • si l'on se revoyait, se remerciait – vous avez tous connu cela - dans les deux sens du mot reconnaissance : le vrai désir vient des traits du visage « j'ai pensé à vous Ne me regarde pas comme tu as tardé » peu importe qui parle, ils s'assoient loin l'un de l'autre.
    • X
    • A quatre rues de là une famille unie regarde la télé un captivant programme : ce sont deux captifs en effet, l'homme, la femme, tournant dans un petit appartement, frappant les portes et fenêtres, sondant les murs, balançant leurs gros plans de gueule sur les caméras repérées hors d'atteinte et les insultent, cherchant sous l'évier des pots de peinture et de n'importe quoi, s'étreignent désespérément ; juste à l'instant où ils s'exclament "s'ils veulent du spectacle ils en auront", Auguste tourne la tête vers son épouse en larmes qui éloigne les enfants, deux filles sans expression, qui se tiennent par les épaules : « Vous avez assez regardé. Sandra, Marianne, on part en promenade » et les filles cherchent le plus longtemps possible leurs vêtements de pluie.
    • Auguste dit alors qu'il faut en finir, sort de sa poche un téléphone, Sandra pose la main sur le poignet de son beau-père, atteint la télévision avec de grandes difficultés respiratoires.
    • Boris et Monica, nouvelles connaissances, se trouvent déjà rendus aux dernières extrémités de leurs adieux : allongés sur le petit lit de reps rouge, ils se sont pris aux épaules, par la taille, la bouche et les larmes, et se sont placés côte à côte, sans se toucher. Le pli de leur bouche s'est effacé, puis ils se sont souri, se sont pris la main, se sont relevés pour vérifier posément la fermeture des portes, ont adopté le comportement le plus ordinaire.
    • Ils ont attendu. Monica s'est levée pour passer le disque, ils ont dansé en se serrant, la harpe électronique dans les oreilles comme une armée en marche ; à quatre rues de là Sandra et Marianne réconciliées dévalent l'escalier : « Je ne peux pas supporter dit l'une d'elle qu'on tue, qu'on torture, il y a trop longtemps que l'école est finie, que les seuls événements sont ceux des parents et des beaux-parents. » C'est à peu près ce qu'elles se disent. «  Nous allons vivre ensemble ajoute Sandra, et Marianne sous ses cheveux raides se moque d'elle : « Il faudra chercher des hommes, comme les grandes ! »
    • Les deux filles donnent l'adresse au Commissaire le plus proche. Elles parlent de « torture ». « Séquestration » rectifie le Commissaire. Pendant ce temps, Auguste le Nouveau Mari et Irène la Nouvelle Femme décident pour Boris (et Monica, qu'ils ont recrutée dans la rue) un châtiment pire que la mort, la Perpète :
    • Marions-les. As-tu vu comme ils s'aiment ?
    • Tu as laissé sortir les filles ?
    • Monica sera comme un taureau qui survit à la corrida : irrécupérable ; tomber amoureuse de sa cible ! Je n'aime pas la banalité.

     

    • - Tu te rends compte de ce qui peut leur arriver seules dans la rue ?
    • - Elles sont déjà au Commissariat.
    • - On va leur rire au nez. Je ne veux pas que mon ancien mari – que Boris soit tué.
    • - Ne t'en fais pas. Tout le monde comprend tout au moment de mourir.
    • X
    • Dans l'appartement 127, Boris prend une résolution : armé d'une paire de ciseaux, il tranche tous les fils qui se présentent. Le disque s'interrompt, le silence tombe comme une masse, Boris parle dans un micro qu'il a découvert sous un pot ; peut-être sa voix débouche-t-elle dans un gros mégaphone au milieu d'une pièce vide : plus la peine de l'écouter. (il crie à s'en péter les veines). Derrière une armoire qu'il fait pivoter s'enfonce un escalier, où s'entassent des journaux, des cageots, de la poussière ; descendant plusieurs étages, il parvient au niveau des caves – quatre étages exactement - "Ti sento" se déclenche « Qu'ils y viennent, qu'ils y viennent » dit-il ; Auguste et Irène font alors irruption au 127 abandonné, baissent le son. Ils sont accompagnés d'une demi-douzaine de gabardines grises mettant à sac tout ce qu'ils trouvent dans les deux appartements, dans les deux immeubles.
    • « Regarde, crie Auguste en brandissant des disquettes : rien n'est plus à jour ! Il ne foutait plus rien, du tout ! »
    • Les filles sont ravies.
    • Il règne un tumulte hors de toute mesure ; tous se bousculent dans le boyau qui mène aux caves, on s'interpelle en français, en itlaien, en russe, pas un coup de feu n'est tiré, cependant, Boris s'est faufilé dans un dédale. Partout règnent des portes à claire-voie, des planches verticales, des dos d'armoires en biais. La sciure, et la pénombre qui descend des soupiraux. Les couloirs se retournent sur eux-mêmes. Le tapage des poursuivants permet d'abord très bien de fuir sans discrétion, puis le silence s'établit. On n'entend plus, là-haut près des trottoirs, que les passages espacés des voitures. Boris est cerné, dans un labyrinthe de bois. Sa main serre une solive hérissée d'échardes, il est assis sur une cuisse, s'il dégage son pied le couvercle d'un seau (par exemple) s'écroulera. Sa respiration courte soulève sous son nez la poussière d'un abat-jour et les sbires se rapprochent. Ils écartent les obstacles avec la précision
    • des joueurs de jonchets  Mikado. Les deux filles arrondissent les yeux et mettent le doigt sur la bouche, Boris se minimise - « Il nous le faut vivant » - et lorsqu'il s'aperçoit que sans l'avoir senti sa manche imperceptiblement glisse contre un vieil étui de violon, Marianne pointe exactement sur lui son doigt et souffle à mi-voix : « Ti sento ti sento ti sento ».
    • COLLIGNON HARDT VANDEKEEN
  • LE TERRIBLE SECRET DE DOMINIQUE PAZIOLS

    À Saint-Rupt vit un fou. Carabine en main. Dominique PAZIOLS tue sa mère, son frère et ses sœurs.Coffré à vie, il étudie Kant et Marivaux. Évadé, il gagne une ville comme B*** , port de mer où chacun combat pour sa vie, où les maisons tombent sous les tirs d’obus, où l’on se tue de rue à rue. Dans cette ville de MOTCHÉ (Moyen Orient) – Georges ou Sayidi Jourji, fils de prince-président, cherche tout seul dans son palais six ou sept hommes chargés de négocier la paix. À ce moment des coups retentissent contre sa porte, une voix crie Ne laisse plus tuer ton peuple, on détale au coin d’une rue, le coin de rue s’écroule.

    Ainsi commence l’histoire, Jourji heurte à son tour chez son père (porte en face) Kréüz ! Kréüz ! ouvre-moi ! et le vieux père claque son vole sur le mur en criant « Je descends ! prends garde à toi ! » Les obus tombent « Où veux-tu donc aller mon fils ? - Droit devant – Il est interdit de vourir en ligne droite ! » Ils courent. Lorsque Troie fut incendiée, le Prince Énée chargea sur son épaule non sa femme mais son père, Anchise ; son épouse Créuse périt dans les flammes – erepta Creusa /Substitit. Georges saisit son père sur son dos ; bravant la peur il le transporta d’entre les murs flambants de sa maison.

    Ce fut ainsi l’un portant l’autre qu’ils entrèrent à l’Hôpital. « Mon père » dit le fils « reprenons le combat politique. Sous le napalm, ressuscitons les gens de bien. Il est temps qu’à la fin tu voies de quoi je suis capable ». Hélas pensait-il voici que j‘abandonne mon Palais, ses lambris, ses plafonds antisismiques, l’impluvium antique avec ses poissons. Plus mes trois cousines que je doigtais à l’improviste. Les soldats de l’An Mil se sont emparés du palais ou ne tarderont plus à le faire et ceux du Feu nous ont encerclés même les dépendances ne sont pas à l’abri puis il se dit si mon père est sous ma dépendance IL montrera sa naïveté de vieillard -

     

    X

     

    Georges avait aussi son propre fils.Coincé entre deux générations.

    Le fils de Georges sème le trouble au quartier de la Jabékaa. Il s’obstine à manier le bazooka. « Va retrouver ton fils ! - Mon père, je ne l’ai jamais vu ! ...J’ai abandonné sa mère, une ouvrière, indigne du Palais – cueilleuse d’olives – Père, est-ce toi qui a déclenché cette guerre ?… s’il est vrai que mon propre fils massacre les civils, je le tuerai de mes mains. À l’arme blanche. »

    X

    Les bombes ne tombent pas à toute heure. Certains quartiers demeurent tranquilles pendant des mois. Leurs habitants peuvent s’enfuir ; la frontière nord, en particulier, reste miraculeusement calme. Gagner le pays de Bastir ! ...Le port de Tâf, cerné de roses ! ...pas plus de trente kilomètres… Georges quitte son vieux père. Voici ce qu’il pense :  « Au pays de Motché, je ne peux plus haranguer la foule : tous ne pensent qu’à se battre. En temps voulu, je dirai au peuple : voici mon fils unique, je l’ai désarmé ; je vous le livre. » Il pense que son père, Kréüz, sur son lit, présente une tête de dogue : avec de gros yeux larmoyants. Puis, à mi-voix : « Si mon père était valide, je glisserais comme une anguille entre les chefs de factions; je déjouerais tous les pièges. « Avant même de sortir du Palais, Kréüz s’essuyait les pieds, pour ne rien emporter au dehors ». Le Palais s’étend tout en longueur. Des pièces en enfilade, chacune possédant trois portes : deux pour les chambres contiguës, la troisième sur le long couloir qui les dessert toutes. Chacune a deux fenêtres, deux yeus étroits juste sous le plafond. Georges évite les femmes : il prend le corridor, coupé lui aussi de portes à intervalles réguliers, afin de rompre la perspective. Au bout de cette galerie s’ouvre une salle d’accueil, très claire, puis tout reprend vers le nord-ouest, à angle droit : le Palais affecte la forme d’un grand L. Le saillant ainsi formé défend la construction contre les fantassins – grâce à Dieu, nulle faction n’est assez riche pour se procurer des avions ; cependant chaque terrasse comporte une coupole pivotante. « Dans les tribus sableuses d’alentour, nous sommes considérés avec méfiance : attaquer le Palais, s’y réfugier ? ...nous n’avons rien à piller - personne ne découvrira les cryptes – et mon père, Kréüz, a fait évacuer presque toutes les femmes…

    3Je reviendrai, ajoute Georges, quand l’eau courante sera purgée de tout son sable... » - ou bien : « ...quand les brèches seront colmatées. »

     

    X

     

    À Motché, attaques et contre-attaques se succèdent sans répit. Il faudrait réimprimer un plan de ville par jour. Georges peine à retrouver son propre fils : « Ma mission prend une tournure confuse ; Kréüz m’a dit tu n’as rien à perdre – je ne suis pas de cet avis. » Georges consulte les Tables de Symboles : cheval, chien, croix ; la Baleine, le quatre, le cinq ; le Chandelier, le cercle et le serpent. Il me faut un cheval, pense Georges, pour porter les nouvelles et proclamer les victoires. Pour fuir. Pour libérer. Fuir et libérer". Georges lance les dés : "Voici les parties de mon corps qu'il me faut sacrifier : la Tête, Moulay Slimane, Gouverneur du pays, assiégé dans son palais ("Ksar es Soukh" dont le nôtre est la fidèle réplique ; pourtant cet homme ne règne que sur quatre (4) rues) ; le Bras : Kaleb Yahcine, qui tient l'Est (le désarmer, ou l'utiliser à son insu) ; la Main, qui désigne ou donne : El Ahrid.

    "Le Sexe ou Jeanne la Chrétienne, enclavée de Baroud à Julieh ; elle ne rendra pas les armes si je ne la séduis. Le Coeur battra pour Hécirah, forte de son peuple opprimé : chacun de ses héros se coud un coeur sur ses guenilles. Tous portent le treillis, et souffrent de la faim (position : le Sud) ; l'Oeil est celui d'Ishmoun, c'est à lui qu'il en faut référer ; quand à ma Langue enfin, puisse-t-elle peler de tant d'éloquence".

     

    ***

     

    Je suis ressorti du Palais déserté.J'ai rencontré une femme qui montait de la ville, trois hommes dans son dos lui coupant la retraite. Elle s'appelle Abinaya, belle et rebelle, sous son voile rouge. "Quelles sont tes intentions ?" me dit-elle. "Ne libère pas ces chiens". Je garde le silence. Croit-elle que j'agisse de mon propre chef ? "Pour descendre en ville sans risquer ta vie - fais le détour par Achrati, au large du Moullin d'Haut - ettu parviendras au dos du cimetière ; là est le centre, Allah te garde". Je n'ai rien à foutre d'Allah, je ne reverrai plus cette femme, Abinaya est la clef ; quand je l'aurai rournée, je ne m'en souviendrai plus.

    Elle examine mon plan de ville : "Trop vieux. Ce sentier a été goudronné. Ce bâtiment : démoli, telle avenue percée. Ce sens unique inversé, ce nom de rue modifié. Les Intègres occupent le Centre, en étoile. Ici le dépôt de munition ; contre le fleuve une base Chirès et trois sous-marins. Prends garde couvre-feu des Anglais. Sous les arcades ici chaque jour distribution de vivres et de cartouches. Evite les ponts. Repère les points tant et tant - depuis combien de temps n'es-tu plus sorti du Palais ?" J'ai mis mon père en sûreté. Je ne sais plus par où commencer.

    Elle effleure ma joue de ses lèvres - je sais ce qu'il en est des femmes - je ne bouge pas - l'un de ses hommes (de ses gardiens ?) n'a rien perdu de nos paroles - de son treillis il tire un jeu de trots. Il me propose une partie - "je n'accorde pas de revanche" dit-il. La partie s'engage en plein air, sur une pierre. Abinaya fait trois plis. Les autres gardes s'amusent, sans lâcher leurs armes. Fou, Papesse et Mort. "La papesse" dit l'homme "détient tous les secrets ; ton père renaîtra. Qui peut entrer vivant dans la ville, ajoute-t-il, et en ressortir inchangé ?" La partie est terminée. Nous nous levons, descendant ou redescendant le sentier rocailleux vers Motché.

    Mon partenaire au jeu déroule son voile de tête : il semble détraqué, agite sa Kalachnikov et rejette les pans de son hadouk. Je le reconnais : nous étions ensemble à Damas, à la section psychiatrique de Sri Hamri, "le Rouge" ; ce dernier avait em^prunté aux Occidentaux (qui le tenaient d'Égypte) le concept de "soignés-soignants". Qui était fou ? qui ne l’était pas ? c’était indiscernable.

    Moi, je l’étais. Qui peut dire au jour de sa mort « Mes mains sont pures » ? « Dans les Trois Pavillons de Damas » me ditil « on mélange tous les hommes, fous et sains d’esprit, comme autrefois. » Il rit en agitant son arme : les fous entendaient des voix, chantaient des litanies, expulsaient le Chéïtann (SATAN !) qui rejaillissait, inoffensif, sur toute l’assistance. J’ai dit : « Zoubeïd, je n’étais pas un infirmier sérieux. La famille de mon père m’avait placé d’office, parce que je tirais sur les chèvres. Et jamais je n’ai cru au Chéïtan, même quand je bêlais comme les bêtes. Chacun de nous est fou, et n’est pas fou. Sage... » - Abinaya, qui descend le sentier devant nous, se retourne. La voie devient une ravine aux cailloux instables. Les premières maisons nous dominent comme une muraille, dont les fenêtres sont autant de meurtrières. L’odeur des égouts sort du sol. Un garde voilé, plus bas que nous sur la pente, porte à son oreille un récepteur noir dont il déploie l’antenne :

    « À Vauxrupt dans les Vosges, sans motif politique, un Français, Dominique Paziols, a tué au fusil de chasse quatorze personnes du même village. Il a commencé par son père, le blessant deux fois au cou, sans pouvoir l’abattre... » - Le salaud ! » Je crie le salaud par réflexe. Le garde voilé se retourne en riant, d’abord, parce que sans y prendre garde il a branché le haut-parleur, ce qui aurait pu provoquer une catastrophe, ensuite parce qu’il ne comprend pas comment une telle information a pu s’égarer sur son canal. « Les Vosges », « Vauxrupt », ces noms ne représentent rien « ...puis il a descendu sa sœur, des vieux, des femmes et des enfants. Cet homme est un chien ».

    Message privé. Jamais un présentateur ne s’exprime ainsi.

    Un homme d’ici a reçu d’autre part un message, capté par radio,  et nous l’aura retransmis, à sa sauce. Pour montrer qu’ailleurs aussi, très loin, on tue, « sans motif politique ». Pour justifier tous les assassinats d’ici, au nom de sa propre milice. Le haut-parleur grésille et s’éteint, nous descendons vers la ville entre deux rangées continues de bâtisses bistres, de plus en plus hautes sur les berges. Ceux qui m’escortent n’ont plus de réaction ; pour moi, fils de Kréüz, ce fait-divers d’au-delà des mers est un signe.

     

    MOTCHÉ

    Passé le ravin nous sommes entrés dans MOTCHÉ, hérissée de chevaux de frise, barrée de dérisoires chicanes en tôle ondulée. Mais pour celui qui traverse la rue, les balles sont de vraies balles. Notre file reste sur le côté droit, puis le radio soulève d’une main dans un recoin de mur le rideau de perles d’un vieux café à pavements bleus. La radio diffuse ici une interminable complainte de Fawz-al-Mourâqi. Nous nous asseyons autour d’un cube de pierre blanche. Des tasses en forme de dés à jouer sont posées devant nous. Le café brûle. Zoubeïd, le fou de Damas, mâchent une chique d’aram avec des bruits de bouche qui claquent. D’autres clients sont dissimulés dans des renfoncements, derrière des rideaux d’alcôves.

    Le Fou s’affirme pleinement satisfait de mes révélations. Ils sont montés à ma rencontre, dit-il, le jour où ils savaient me trouver. Je réponds que j’ai découvert les micros planqués dans le Palais. Il fait un geste « sans grand intérêt », avale son café. Depuis que nous sommes à l’abri, son agitation a cessé. Abinaya soudain s’adresse à moi : Ton fils te cherche, pour te tuer. Je lui réponds qu’il ne me connaît pas. « Ni toi non plus » dit-elle. « Tu es enjeu del utte, malgré toi. Et lui, ton fils, trouvera fatalement des indices ; il sait déjà que tu as quitté le Palais – à sa recherche. Aussi prends garde ». Des têtes passent par les rideaux, se renfoncent. Zoubeïd m’affirme qu’il m’aurait tué lui-même, lui le Fou, si je n’étais pas descendu en ville : « Les balles dans les rues ne te cherchent pas. La rue est plus sûre que moi ». ...Qu’il m’atteigne donc, ce fils… Zoubeïd raconte qu’après mon départ, ils ont tué un infirmier, à Damas : « On a serré la cordelette - sarir ! » - couic - « ...les Yahoud ont bombardé l’hôpitazl de Sri Hamri – piqué ! largué ! - où seras-tu en sûreté ? » Je connais mon fou. Il tourne autour d’une mauvaise nouvelle. Ce café maure baigne dans le calme. Les rideaux des alcôves se balancent. « Ton fils te cherche, Ben Jourji. Il sait que tu es descendu. Il te descendra pour se faire un prénom. Il ne se cache jamais deux fois au même endroit. Moi Zoubeï je connais ses cachettes, l’une après l’autre. Une bête laisse toujours sa trace. Il n’est pas véritablement de ton sang : tu ne l’as ni reconnu, ni élevé ».

    Abinaya manifeste son impatience. Elle demande à ses gardes de se revoiler, de ressortir, de laisser seul « Sidi Georges, Neveu du Président ». Je renouvelle ma consommation. Zoubeïd me quitte à son tour. Il laisse sur la table le Pape, Quatrième Arcane : Allez, et enseignez toutes les nations. Toutes les nations se battent dans ma ville – pourquoi cet imbécile de Paziols s’est-il borné à ceux de sa nation ? La sœur et le beau-frère, le jour de leurs noces, assassinés à St-Rupt en France. Il a raté le père. C’était un petit village, au pied des Vosges.

    Pourquoi ce fait divers a-t-il marqué notre correspondant en France au point de lui consacrer, ici à l’autre bout de la Méditerranée, toute la deuxième page ? ...un triangle d’herbe formait la place, ornée d’un petit cèdre… qui n’a pas son fusil en Xaintrailles ? Le père passait, il l’a visé au cou, l’homme blessé a couru chez les Geoffroy, et Dominque le Chrétien riait en rechargeant son arme. Tout le village l’a vu. Je lis l’article in extenso. Évasion, filière moyen-orientale, chiqueur de libanais ? Le voici revenu parmi nous. Quelque part. Bonne planque. Je passe la nuit au-dessus du café, dans une chambre blanche. La guerre frappe à l’autre extrémité de la ville.

    Je m’endors bercé par les fusillades lointaines. Le lendemain, je fais sortir mon père de son refuge, Hôpital Rafik. Devant nous, vers l’ouest et vers la mer, descend la ville en cercles concentriques. Nous suivons la pente, degré par degré. À notre passage les portes se ferment, à même les murs. Des femmes voilées rappellent leur enfant. Des pierres bondissent entre nos pieds. « Ils m’ont reconnu » dit Kréüz. Nous parvenons sur une place triangulaire, formant palier, dominant la ville où fument au loin les détonations ; plutôt un terrain vague, où grouille une foule en haillons ; c’est un rassemblement du peuple, harangué par quelque agitateur perché sur une pierre.

    Les guenilleux l’écoutent avec passion, les têtes approuvent, les bras se raidissent. Des vociférations, des discours annexes et forcenés parvenus des angles de la place, approuvent et renforcentl’orateur qui poursuit, poings serrés, en langue achrafieh. La foule gronde avec volupté. Cinquante mètres nous séparent de cet infernal attroupement. Près de nous, vêtu de bleu, Zoubeïd est venu s’accroupir : « Je savais où te trouver ». La foule s’agite et se tourne vers nous : « Ils ont reconnu ton père en toi. Je ne donne pas cher de ta peau ». Tous ramassent des pierres. « Fuyez ». Il nous pousse vers des rues à couvert, où les haillonneux, versatiles, renoncent à nous poursuivre. « Qui était-ce ? » Zoubeïd nous donne un nom. « Que veut-il ? - Soulever le peuple.N’importe quel peuple.N’oublie pas la couleur de ta peau, ton éducation d’Occident. La coupe de ta veste ». Il nous demande de ralentir près du marchand de dattes. « Achetez-en quelques brins. Restez calmes ». Je demande à Zoubeïd , qui revêt soudain une grande importance, d’où viendra l’attaque de mon fils.

    A-t-il des armes ? Des partisans ? « N’en doute pas » répond-il. J’ignore qui me concilier, les rivalités, les alliances et leurs renversemernts. « Marchez à présent. Descendez toujours. Tu apprendras seul. Frappez ici ». La porte indique le n° 80. Une main brune et sèche nous tire dans une cour. Nous rinçons à la fontaine nos doigts poisseux de dattes. « C’est le début des Temps » dit Zoubeïd. « Je te donnerai ce qui convient;et à ton père, Kréüz, aussi ». À mi-voix : « Pourquoi traînes-tu ce vieux sac du passé ? » Plus haut : « Dans quinze ans si tu survis inch’Allah – tu seras le premier d’une longue descendance, qui cueillera les dattes fraîches. Tu apprendras à ton peuple ses trois langues maternelles. De toi naîtront des livres et des chansons ».

     

    X

     

    ...J’ai engendré un fanatique. J’ai observé de mon abri par la fenêtre (une meurtrière matelassée de sacs de sable) ces jeunes gens, de son âge, dont les opinions simples se défendent à coups de fusils. Se résumant souvent à leur utilisation. La Caserne Jaune leur sert de cible. Le second jour encore, ils se battent (je les observe) et incendient la Bibliothèque Aleth ben Adli. Les livres ont brûlé trois jours mais j’ignorais encore que mon fils en fût l’instigateur. Dans la cour qui m’abrite, logé, nourri, j’ai tout le temps de lire. Un magazine périmé relate sous mes yeux ce fait divers de St-Rupt dans les Vosges, si loin d’ici : Dominique Paziols dans sa folie disent-ils a massacré quinze personnes : sa mère et sa sœur, son beau-frère le jour de leurs noces – plus – inexorable rumination – douze personnes – une goutte de sang – comparé à ce qui se tue ici chaque jour.

    Je me demande combien de meurtres civils bénéficient du statut militaire. Paziols a 31 ans, et cet homme, cet évadé, je l’ai recruté pour mon compte. Je dois à mon père, tout impotent, d’avoir lancé les coups de téléphone décisifs. Il sait ce qui s’est passé, là-bas, en France. Mon père est toujours quelqu’un. Ses services fonctionnent encore admirablement. Je lui baise la main sosu sa perfusion. Il me dit : « Tu devras te méfierr de cet homme. De tous ceux de son âge et en deçà. Ton fils lui-même, Mechdi Abdesselam, pose des bombes et te recherche personnellement ». Mon père s’assoupit. L’infirmière engagée pour lui seul, dans un domicile que je tiens secret – remonte dans son dos les oreillers, me fait signe de partir : « Il dort». Mon abri n’est plus sûr. On m’aura suivi, à l’aller comme au retour. Zoubeïd a transporté séparément mon sac de voyage à l’Hôtel de Touled : un quartier calme, un portail à deux battants fermés par trois rangs de chaînes, un pa-ti-o garni de plantes vertes, un balcon intérieur en véranca – une vasque s’écoule derrière les fauteuils en rotin, quelques tirs murmurent vers le nord-ouest. À ce que dit l’hôtelier, Mechdi Abdesselem (ben Jourji ben Kréüz) prend pour cibles tous les signes de Culture et d’Autorité. Mon fils est devenu fou. Je ne m’en sens pas amoindri. La roquette heurte la vasque et pète.

    Un certain Halis, client de l’hôtel, dit «L’Espagnol »,retient soudain à la main sa mâchoire, et partout comme de juste retentissent les cris, s’épaissit la poussière, Zoubeïd est indemne, le standardiste a éclaté, les poutres de la véranda se sont tordues, les pots de fleurs pulvérisés. Les vitres au pied du mezzanino forment une pyramide, entourée par des corps saupoudrés d’éclats de verre. La rampe en faux bois s’est éclatée, ses veines de ciment grosses comme comme des poignets, les marches toutes sautées. La vasque enfin forme entonnoir jusqu’au fond de la cave où saigne à gros bouillons la conduite d’eau. On m’évacue. Tout le tour de mes paupières me cuit d’incrustations de particules.

    Lhôpital n’est pas un lieu sûr. Votre œil n’est pas atteint. - Mon fils va m’achever. - N’ôtez pas le bandeau. Écoutez sa lettre… - ...adressée à qui ? - L’enveloppe en blanc : « Article Premier « Mort aux pères », au pluriel ». À sa voix, l’infirmier sourit. « ...et le reste à l’avenant ? - Oui. - Ne lisez pas. - D’habitude il porte autour de la tête un foulard gris enroulé trois fois – ce son d’autres qui me l’ont dit, s’empresse-t-il d’ajouter. Un obus éclate dans la cour, les sirènes se déclenchent, il fait beau, panne des sirènes, silence - rien à craindre, tout au plus d’être achevé sur le lit à trois heures si la ronde est dans le coup. Pourquoi ces imbéciles m’ont-ils allongé. Mes larmes coulent difficilement.

    Je passe sans bouger toute la nuit, tressaillant au moindre bruit intérieur. Je m’endors au matin bercé par un bombardement lointain : de vagues flammes parcourent les rideaux tirés. Un frôlement de blouse m’éveille en sursaut : « Passez couloir B. Vous débouchez Impasse Bou Naliel. - OK, je fonce » - mes jambes sont intactes j’arrive pile où il faut puis Boulevard Descroges – désert. L’hôpital dans mon dos est touché de plein-fouet, les blocs s’enflamment, un avion s’éloigne en un soupir Viens avec nous ! - hommes, femmes,enfants au galop vaguement couverts par quatre ou cinq saadis parfaitement paniqués qui tirent au jugé par derrière. Un enfant tombe. Passé l’angle droit nous nous aplatissons, juste au-dessus de Check Point Chiram : vus de haut, dans des chicanes face à face, deux factions se canardent en rampant. Les femmes autour de moi leur crient Défendez nos enfants ! Un soldat se redresse, me montre du doigt Qui est cet homme ? Je montre mes bandages, il se tait.

    Je soupçonne que les chicanes, de part et d’autre, sont faites de pierres tombales redressées : le Check Point se trouve en plein cimetière Abdesrafieh. L’homme quitte son poste sans être vu. Par un sentier bouffé de gravats il remonte vers nous Venez chez moi – pas toi dit-il à mon adresse. Abandonné soudain de tous il ne me reste plus qu’à dévorer des yeux les deux partis en contrebas qui continuent à se flinguer, accroupis, redressés, replaqués au sol. D’en haut j’aperçois de l’œil gauche un grand jeune qui vient par derrière en agitant un tissu blanc, son uniforme est beige inconnu, ne se dissimule pas, les armes se taisent. Il porte sur le front un bandeau gris. Les deux partis se relèvent à la fois, fusils rabaissés, dans une totale exténuation.

    À ce moment un coup de feu perdu l’abat en plein cou. Tous s’enfuient en tous sens, je m’aplatis et contemple d’en haut ce corps à quatre mètres sous moi. Puis je me dresse, je marche au hasard. Je me répète la phrase Tel est le sort des espions. Je me répète cette phrase de plus en plus vite, en trébuchant droit devant – tel est le sort – des espions . Savoir si Kréüz a péri dans l’hôpital ou bien – s’ils l’ont évacué dans la cour, juste après l’explosion – un timbe d’ambulance à l’est, je ne reconnais plus les rues

    ICI S’ÉLEVAIT LE WAZOUF ASARGAH

    SIX ÉTAGES D’HÔTEL CIVIL

    PASSANT RECUEILLE-TOI

    je ne peux pas me recueillir – l’année dernière ou l’année précédente les gros balcons gris se sont effondrés l’un sur l’autre en pâte feuilletée – nous voici au quatrième jour, une fumée s’élève au nord, j’espère, j’espère encore que ce n’est pas mon fils qui incendie la Bibliothèque, et que de n’est pas lui qui trouva la mort au cimetière d’Abdesrafieh.

    Pas de sauveteur au voisinage de l’hôtel, une couche de gris, une couche de blanc, marbre et gravat « ...le cimetière musulman d’Abdesrafieh, dit un journal qu’un coup de vent me plaque sur le pied - « constitue le seul point de passage entre l’Est et l’Ouest » - j’ai passé la nuit sur le sol, dans des chicanes de camions.

    Tout change d’une nuit sur l’autre. Faut-il souhaiter -stratégiquement ? humainement ? - le rétablissement d’un front stable ? Je pousse le journal du pied – comment s’appelait cet homme abattu ? Avec un bandeau gris au front – revenir sur les lieux du crime- je peux cette fois, redressé, descendre la Rampe aux Boules.Je me suis avancé dans l’allée déserte – tous ont déguerpi (le passage est à qui le prend : le mort ou moi) – les yeux des fuyards ne sont pas loin, ils n’ont jamais vu un homme s’incliner, seules les femmes et les mouches prient sur les corps. L’arme dressée, ils m’observent en s’abritant, de biais – le cimetière s’étend sur ma droite, j’ai devant moi le ressaut de terrain où je m’étais plaqué, je ne fouille pas le corps, je repars en serrant sur moi les pans de mon vêtement occidental, ressors par la porte d’Antalyah – des rues, des rues aux stores éternellement baissés, ruines, ruines, odeur de soufre ; je me souviens bien que PAZIOLS, très loin en France, devait lui aussi tuer pour s’évader. Motché assiégée du dedans – que nul ne parle de folie ; on pouvait, on peut très bien refaire ces meurtres en plus simple. En plus ordonné. Selon leur rite. Exemple : à l’école de Safrajieh, quarante enfants morts empilés méthodiquement, avant d’y mettre le feu – après cela nul ne tuait de trois jours entiers – on vidait son chargeur sur les murs. Je ne pouvais trouver pourtant PAZIOLS si absurde, je le voyais (justement) comme une grande muraille sans fissure. Ici, quand le canon tonne du sud, les gens s’assemblent, stores fermés, sur le trottoir, discutent paisiblement, je me suis couché près des ruines, laissé aller, soucieux de préserver mon corps, qui battait battait follement contre le sol.

    Je m’abandonne à contempler la terre, bras le long du tronc, devenant poussière, en vérité j’ai rampé dans le sable, imaginant des tirs rasants contre ma nuque, puis je dépouille un cadavre de son arme : il faut passer inaperçu. On trouve de tout. J’ai rejoint l’Hôtel Touled qui n’a plus qu’une chambre, j’ai faim, j’ai soif, et dans la cour le rebord de la vasque, brisé, s’est fiché vertical dans le sol. Un chien sort d’un trou de terre, fin visage de chien, comme un bijou, immensément choyé – tandis qu’un garçon, une pierre à la main crie sur la bête (l’accent de la Békaa) « Reviens ! Reviens ! » - puis s’adressant à moi : « Tu peux le promener Monsieur ». J’appelle le chien « Robott ».

    Je tâte dans ma poche : trois dirhams. Ça fait trois merguez au kiosque pour le chien et moi. Une race précieuse, des oreilles en houpettes,les yeux dorés – mon arme et mon chien. Qui promène son chien dans Motché ? ...Paisible journée de tension. Les Trois Présidents précédents ont tenu trois semaines. À l’hôpital, ou dans ses ruines ? mon père va mieux. Je le retrouve au sous-sol, conscient, confiant : « J’ai un peu honte de ne pas souffrir ; juste hypoglycémie. » Il me demande où j’en suis de ma mission. Franchement !… « Mon fils n’est pas mon fils », je lui dis ça comme ça, le chien aboie en fourrant son museau dans le soupirail.

    Mon père dit que les cimetières sont devenus enjeux stratégiques : d’une part, chaque section s’imagine avoir converti les morts ; de l’autre, ces grands espaces vides permettent de relier deux quartiers jointifs. Kréüz s’intéresse aux luttes, je dirais tombe après tombe, aux positions de tir entre les stèles, je mime leurs reptations. « Interdire l’accès aux cimetières, c’est déjà quelque chose, à supposer qu’on ne puisse y pénétrer soi-même. Prends ton chien et longe les murs, demandent les chefs. » Quand je ressors, des cons sur les trottoirs tirent sur tout ce qui ressemble à une croix ou un croissant rouge ; je pense que le devoir d’un négociateur, d’un pacificateur digne de ce nom – est de préserver sa propre existence.

    Je suis sans compagnon de lutte. Le seul mot « compagnon » me hérisse. Je ne franchirai pas les grilles d’une ambassade. Puis tout se calme, comme un enfant, comme une mer. Il me vient à l‘esprit – de qui est-ce ? - des embruns de plomb. Où vais-je dormir ? ...celui qui change d’adresse sans cesse, un jour il tombe ; celui qui reste sur place, un jour il tombe…

    Le chien Robert : un garde du corps ? toujours dans les ruines, toujours se faufilant.

    PAZIOLS a tué ses ennemis privés. Rien de plus. Son père, sa sœur – les siens, son village. Il se faisait aimer des bêtes. Son chien Hamster léchait le sang des hommes. Je suppose. Jamais il n’aurait tiré sur son chien ; le seul témoin des meurtres est celui que les juges n’auraient pu entendre. Derrière des sacs de sable, des soldats jouent aux cartes. De temps en temps l’un monte au créneau, tire un coup et revient ou se fait descendre. Je me suis guidé sur les barricades pour faire le tour du quartier. Impossible de sortir de l’enclave. Qui osera l’assaut ?

    J’offre des cigarettes, voici mes soldats ; s’ils me reconnaissent, ils ne le montrent pas. J’achète des fruits près du cimetière. Peut-être mon fils se tient-il hors de la ville, cherchant des renforts – des munitions – si j’accomplissais à mon tour un Grand massacre privé, je ne serais jamais poursuivi. À Damas, chez Sri Hamri « Le Rouge », il ne reste plus qu’un seul parti : les Annexionnistes. Tous pour annexer Motché. Une patrouille de miliciens me croise, au pas, sans me regarder – quel camp ? pourquoi ne tirez-vous pas ? J’ai renoncé à toute ’unification du Pays. À l’Hôtel de Touled om je me réfugie, un inconnu, très jeune, m’apprend les connaissances indispensables à ma survie : « Il n’y a plus qu’un seul chemin d’ici à ton Palais ».

    Le jeune homme s’appelle Saïz Essalah. Il remplace le chien qui s’est fait dégoter. Je ne savais qu’en faire. Mon ami humain s’assoit sur le lit de fer, un genou plié. Ce qu’il me dit me plaît . Au nom de quoi dit-il certains possèdent toute la terre ? Ce sont les idées de mon père, propriétaire de toute la Berkaya d’un seul tenant. Je demande à Saïz : « Qu’en ferais tu ? » Partout où je me terrerais, sera l’Œil du cyclone. Il:me demande : « Qui gagne et qui perd ? Je veux l’humanité entière en équilibre en haut de la Roue de fortune. » De même les rabbins, certains rabbins, vont disant : « Le Messie est le Monde tout entier ». Je dis « Tu parles comme un Juif ». Je pense que le monde retient son souffle en attendant que je meure.

    Une bombe tombe. D’instinct nous plongeons sous un couvre-pied. Saïz me souffle tes phalanges attaquent – les Chrétiens – la peur nous a souillés, je me dégage vers le lavabo ; un projectile me pète le tuyau, l’eau me crache un jet de limaille. Essalah rejette le couvre-pied. Une lumière sans éclat s’est mise à trembler au-dessus de la glace : le générateur s’est déclenché. « Pourquoi nos chefs confisquent-ils les biens, pourquoi restent-ils chefs, notre parti secrète ses tyrans, et nous périssons sous les bombes, c’est toi qui avais le plus peur, Sidi Jourji. Si j’étais chef, il n’y en aurait plus ; je dirais aux hommes de veiller sur nous, et sur eux. Sans nous donner d’ordre ».

    Je le regarde avec attention. Il reste sans ciller, bras ouverts, assis sur le bord du lit. La conviction dans les yeux. Dix-sept ans. Avant guerre, ma vie était tout autre. Neveu du Président. Je ne jouais pas au pacha. Mes études interrompues par l’assassinat de l’oncle ; sous toutes ces bombes : je suis devenu inactif. Pourquoi donc, à présent, pourquoi pas, mourir pour des idées ? « Essalah, pourquoi choisis-tu ton camp ? Celui-ci, plutôt que celui-là ? - Je livrais, me dit-il, des bouteilles de lait, à bicyclette.Mon frère s’est fait arracher les mains dans l’explosion d’une bouteille de gaz. Et crever les yeux. J’ai tiré dans le tas. Quel âge as-tu ? » Je le lui dis. Il se met les coudes aux genoux, me dit que nous autres, les chrétiens, ne sommes pas de véritables croyants. Il ajoute aussitôt que chez lui, la vraie foi s’est enfuie, qu’elle ne reviendra jamais. « Allah, donne-nous de bonnes mitraillettes ! » Il éclate de rire. Je prie à part moi : « Seigneur, donne-lui la force qui dure ». Saïz Essalah, 17 ans, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS est descendu en ville ; c’est donc que Saïz lit dans les journaux les mêmes choses que moi.

    Il ajoute : « Ici, en ville, PAZIOLS voit des hommes, des vrais, se battre pour de vrai. Il a rattrapé la Foi – pour lui, tout avantage. » Au début de la guerre en effet, tout se succédait comme autant de miracles : manifs, discours, grosses grèves. Bris de vitres. Chants de grillons, scansions de bottes sous les miradors. Un jour les Yahouds ont bombardé l’Asile de Damas. Saïz Essalah, mon nouvel ami, m’apprend que DOMINIQUE PAZIOLS lui aussi a goûté aux délices de l’internement, chez Sri Hamri, « le Rouge ». À Damas, parfaitement. En résumé Sidi Jourdji, les Yahouds luttaient pour s’agrandir. De Golan, tu tirais sur tout ce que tu voulais sur le lac Tibériade. Ils sont d’abord montés sur le Golan, ils ont bombardé Damas. Faux, Saïz, rien de plus faux.

    Ce qui intéresse le jeune homme, ce sont principalement les blessure, leur nombre, leurs emplacements. « PAZIOLS est resté quelque temps à Louqsoum, l’Asile. Quand tu pars de Louqsoum, il y a deux chemins, la Syrie au nord, à l’est l’Iraq. À chaque route son cheval de frise, et son homme. - Je ne connais pas, lui dis-je, tous les villages du nord. - Tu dois rejoindre Sri Hamri, qui vous a internés tous les deux, Sidi Jourdji. Tu le reconnaîtras. Ton fils, tu ne pourrais pas le reconnaître ». Je dois rameuter les secours, au-delà du port, toujours sous les tirs – quel chrétien, ayant vu de ses yeux la Vierge, retournerait sans regret à sa vie ordinaire ? Mon souvenir personnel est celui d’un fou, grand et fort, DOMINIQUE PAZIOLS, tirant sur ses propres parents et ses amis de toujours – combien cet homme me serait précieux…

    On ne condamne plus les droits communs en temps de guerre ouverte. Ils surgissent tout armés, pour la justice de votre choix. Pour votre fils ou vous-même, selon le vent de la révolte. Quinze morts d’un côté, au pied des Vosges françaises ; quinze conférences d’autre part, pour la paix à Genève. « Que puis-je espérer de Sri Hamri « le Rouge » ? - Celui qui vous a soignés ? - Enfermés, Saïz, enfermés ». Je reconnais cependant, sans le dire, que c’est lui qui m’a le mieux soigné. « Il n’exerce plus, Sidi Jourdj. Il a ôté son turban, rasé son crâne. Il tient ici le quartier des Barzaki, c’est lui le chef des plus riches. Que peux-tu attendre des plus riches ? » Ma stupéfaction est visible. « Il se fait appeler Bou Akbar. Tout le monde connaît Bou Akbar » - chef de clinique, chef de guerre…

    JE me souviens bien de ma dernière lettre : Docteur, je vous serais reconnaissant de bien vouloir mettre fin au traitement, lequel provoque à l’intérieur même de ma boîte crânienne une sensation de goutte à goutte parfaitement insupportable » - il faudrait donc cette fois produire un message de paix ou d’alliance, dont je ne saurais jamais assez peser les termes. Une déflagration ébranle le quartier. Nos vitres se fêlent. Un gros carré tombe du plafond. Plaintes, hurlements, sirènes et surexcitation, panique. Ni l’un ni l’autre ne nous sommes levés. Saïz Essalah s’époussette à même le carrelage. Le tintamarre des ambulances, de l’autre côté du mur, est devenu assourdissant. Penché par la fenêtre de la cour intérieure, je vois trois serpillières suspendues à la corde à linge. Dans le pati-haut résonnent les indications vociférées des sauveteurs invisibles, précises et contradictoires. « Ils sont trop », dit Essalah, qui se relève ; « ils se gênent. Êtes-vous médecin ? ajoute-t-il ; c’est un grand métier. Un beau et bon métier par les temps qui courent ».

    À l’étage inférieur une porte claque de toutes ses forces contre le mur. Des cris -une rafale – Essalah pâlit. Des pas retentissants grimpent l’escalier. L’hôtelier hurle il n’y a personne ! - Ta gueule. - Personne n’a tiré ! c’est une voiture piégée ! (« pourquoi l’aurais-je fait sauter à cinquante mètres de mon hôtel », etc. - il heurte le mur de son corps et se tait. Encore un coup de feu chambre voisine. « N° 28 » murmure Essalah blanc comme l’acier. D’autres pas remontent au deuxième. Une civière tinte contre un angle comme un récipient vide. Les médecins secouent notre porte. Mon cœur s’est soulevé. Pour éviter le moindre bruit, j’ai ravalé une gorgée de vomissure. « Ton haleine est intolérable » chuchote Essalah.

    Lorsque tout s’est apaisé, je me suis levé pour boire à même le robinet d’eau chaude intact. Essalah boit à son tour. Il tremble de tous ses membres, puis cela cesse et d’un coup il se met à rire. « Sors te battre » ai-je dit. Et je lui promets de payer son arriéré de chambre : « Pour tes héritiers » Je n’ai pas d’héritiers répond-il. Je ne reçois pas d’ordres. Il me suffit que je reste dans ta chambre. Mes chefs sauront me trouver.

    - ...Vous êtes vraiment discipliné. - Tous les partisans observent leur discipline. C’est pourquoi MOTCHÉ sombre dans le chaos. »

    Nous descendons tous deux au rez-de-chausée ; Mon accompagnateur m’indique la porte d’arrière, et le nom de trois rues à suivre dans l’ordre, « coudées, mal gardées ; souviens-toi bien de l’ordre où je les ai dites. Il ajoute que si j’en réchappe je tomberai sur le fief de Sri Hamri dit Bou Akbar. Essalah ne m’a pas retenu en otage : nous savons estimer les personnes de peu de poids. Vexé, passé les rues coudées, je n’ai pu redresser la tête que Boulevard Galba :intact. Sur le trottoir on crie Poudre blanche ! Poudre blanche ! Seul endroit au monde où l’on vende l’héroïne à la criée. « Tu ne me reconnais pas ? » C’est un garde du corps d’Aninaya. Un camarade de Zoubeï : « De quel camp es-tu ? » «Pas de camp pour ma poudre. Abinaya est morte. Je circule.

    - Tu as de l’humour. - Si tu me quittes, dit-il, tu risques ta vie. Ton père est abandonné au Khéryab. Hôpital Khéryab. Tu sors à l’instant d’un hôtel de passe pour hommes. Tu veux de a poudre ? Ce n’est pas de l’héro. Jamais je ne dealerais cette saloperie. C’est de la poudre de palme.

    - Tu trouves des connards pour t’acheter ça ? ...même avec une carte de presse … - Surtout avec une carte de presse… - ...je me fais descendre… je dois rencontrer… consulter pas mal de monde… - Comment il dit ça sans rire le Roumi ! ..gratuit pour commencer… - M’emmerde pas. Tu m’accompagne chez Sri Hamri.Bou Akbar. - Je te rapproche, Sidi Jourji, juste te rapproche/ » Boulevard Galba désert. À cette heure-ci. Tout blanc, tout droit, tout poussiéreux. Avec le dealer fou je me plaque sous les encorbellements : deux rongeurs en quête de fente. Sous un projecteur, qui est le soleil. Ça cuit. « Là-bas » me dit Hadji en tendant le bras « on mange les chiens.Ici, chez Bou Akbar, tout le monde est riche ; les Arabes – les Européens s’entendent bien. Main dans la main ! moi je suis pour la poudre – plus aventurier qu’Essalah, plus riche aussi ». Au lieu de me présenter à Sri Hamri (dit « Bou Akbar ») j’entre avec Hadji dans un café frais, aux murs couverts d’azulejos.

    Même dans les avenues les plus balayées de mitrailles, le café reste l’endroit le plus respecté. Nous avons bu lentement. Nous nous sommes cachés derrière le pilier central, plaqué lui aussi de carreaux de faïence. « Zoubeï m’a parlé de toi : Damas, ton asile d’aliénés, ta libération.

    - Ce n’était pas une évasion, mais un exercice : nous apprenions « La Liberté ».

    - Les fous font ce qu’il veulent ?

    - Pas « fous » : déprimés. Les portes restaient ouvertes. Pas un n’osait sortir. Mais Zoubeï, et moi – nous n’étions plus des fous. 

    - « Déprimés », Sidi Jourji.

    - Sri Hamri nous a dit :  « Neutralisez les deux gardes.

    - Vous n’étiez donc pas libres.

    - Écoute, c’étaient des infirmiers. Des faux infirmiers. Peut-être faux. Hamri s’est enfermé dans son bureau pour ne rien entendre.

    - Et ils sont morts, les deux gardes ?

    - Oui. » J’ai regagné mon Palais à travers la frontière. J’ai volé une jeep et un uniforme. Interrogé pour savoir si j’avais tué le conducteur, j’ai répondu « Non ». Pfff, fait Hadji. Dérision, ou admiration ?

    Il nous reste un fond de thé. De l’autre côté du rideau de perles, sur le boulevard, passent trois automitrailleuses. Je dis : « Nous sommes bien, ici ». Trois gros soldats couverts de sueur et de peur font irruption au bar et commandent trois Cola d’une voix de dingue. « Les Chrétiens ont pris la raclée du siècle » dit le premier. Il se tourne vers moi d’un air soupçonneux. « On a foutu le feu au cimetière, avec de l’essence » dit le deuxième. Les autres haussent les épaules. Tous boivent. Je remarque leur extrême jeunesse. On charrie l’incendiaire sur « les morts qui cuisent ». Le troisième me fixe avec hargne : « On a tiré près du Palais de Bou Akbar ; vous êtes journalistes ? » Je me retiens de répondre, Hadji baisse le nez dans son verre. Le premier soldat éclate de rire : « Je suis journaliste, dit-il. Mon nom est Hildesheimer. Je travaille pour la Suisse. Je parle arabe sans accent. » Il vient s’assoir à notre table et jette des photos devant moi. Les deux autres, de véritables militaires, jeunes et ventrus, restent debout au bar. Hadji les rejoint, rajustant son éventaire à poudre. Sur les photographies, les tombes flambent comme des bananes. « C’est toi qui a foutu le feu ? ...exprès ? » Je lui trouve une grosse bouille pâle ; de grosses narines, une amorce de double menton.

    Il me propose de rendre visite à toutes les factions. « Je risque ma vie » ajoute-t-il. Et vous ? - Je suis venu rétablir la paix, et mon père. - Le président, c’était votre oncle. » Je réponds que mon père valait mieux que lui ; qu’il est dans le coma, au Khéryab. Je demande s’il me croit.

    - Je m’en fous dit-il. Suivez-moi. » J’hésite, mais il m’affirme que Motché est bien moins dangereuse que Beyrouth. Au bar, la discussion se poursuit à mi-vois ; les vrais militaires et Hadji finissent par s’entendre : le pourvoyeur de munitions me fourre un papier dans la poche et se tire avec ses clients.

    Resté seul avec le Suisse j’oriente la conversation vers la politique. Il me trace un plan sur la marge dentelée d’un vieux journal : ici les Combattants de l’An Mil, mouvement messianique ; là, des « Soldats-Sud » ou « Boutefeu » parce qu’ils ont cerné la Békayah - « qu’est-ce qui les a pris ? » - le Suisse balaye la table de la main avec impatience : « Tous les bars sont à double issue. Tu en as moins appris dans ton palais que nous autres à Zurich ». Il veut m’entraîner vers Aux Ambassades, mais cet hôtel a servi de cible à des 305 de mortiers, pas plus tard qu’hier – se lève, paye au passage et me jette dans un side-car à l’arrière du bar.

    Les pneus, à ras de sol, sont énormes.

    Le pied d’embrayage se lève et s’abaisse.

    Nous communiquons par phonie. Hildesheimer m’apprend que nous gagnons l’Itinéraire de Ceinture ; ce sont des ruines noires où l’on ne se bat plus. Au croisement d’Aw-oûq-Bahrad, les marchands de pastèques levaient leurs stores de tôles. La chaleur a diminué. Les petits-enfants se sont suspendus au rideaux de fer pour les débloquer. Ils n’ont pas accordé le moindre coup d’œil au side-car. Dans mon écouteur enfoncé jusqu’au tympan, Hildesheimer donne sur mon fils quelques indications : un faux baroudeur, surnommé « L’Iconoclaste ». Nous sommes arrivés, moto sur béquille, le motard poursuit : « Il hait toute espèce d’image. Non pas seulement les photos de cul (un visage sans voile est un cul, proverbe inventé par les femmes), mais tout ce qui peut témoigner. « 

    Il ôte son casque, étale sur le tan-sad un éventail de photos : rien que des kéfiehs. « C’est tout ce que nous avons. Impossible de voir son visage. Tout homme derrière un mouchoir à carreaux - est ton fils. - Mais il me cherche ! - Je crains que non. «  Il me fixe, comme s’il cherchait à reconstituer mes traits derrière un voile. « j’ai quelqu’un à te présenter. » Nous prenons l’ascenseur de l’Hôtel, le dernier en bois d’acajou. « Notre source la plus fiable » me dit Hild (« abrège-moi »). C’est autre chose que le Touled : du tapis de haute laine, des portes en bois précieux, le lit de la 325 où nous entrons présente des panneaux d’anacardier.

    Sur ce lit se tient assise, dans un amoncellement de châles et de couvertures légères, une femme obèse dont la chevelure en bandeaux se reflète, derrière elle, dans un miroir. Le Suisse laisse la porte retomber dans notre dos. Il me présente comme « le neveu du Président », « qui doit bien avoir ses intentions tout de même ». On sent dans son discours une certaine affectation, un désir de ne pas sembler intimidé. La femme nous jete un regard hautain, n’éprouve pas un grand attrait pour mes éventuelles aspirations. Elle n’a pas trente-cinq ans mais ne peut plus se soulever à partir de la taille, sous laquelle s’arrondissent des masses de graisse : le tissu noir et moiré accentue ce qu’il est censé dissimuler.

    Sur ce gros cul se pique un bustier rouge comme l’intérieur d’un bec ; la poitrine est fière, les bras demi-nus, le visage bien dessiné, sans bajoues, les petits yeux perçants et noirs, la bouche minuscule et rouge vif. Ses mains de ménine reposent sur le rebord des hanches. Elle porte à présent le regard sur moi dans la plus parfaite insolence. Attar, c’est son nom, est juive, atteinte d’un cancer du médiastin qui contient le cœur, les grosses veines et artères, l’ésophage et le thymus. Les seins ne présentent aucune difformité. « Cette femme n’est pas vierge » me souffle Hildesheimer.

    - Approchez » dit-elle enfin, « cessez de vous parler l’un contre l’autre. » Le Suisse jette alors sur le couvre-lit tropis boitiers de films tirés précédemment des fontes du side-car. Elle tend ses bras courts, garde près d’elle ses deux préférés, repousse le troisième en nos couvrant d’imprécations comme si nous étions depuis longtemps ses serviteurs, nous souhaite de perdre bras et jambes au nom de « nulle patrie », nous traite de nazicules et sonne sa bonne pour pisser. « Attar déteste les Syriens » me souffle Hildesheimer en se retirant à reculons. Il ajoute dans le vestibule qu’elle collectionne les pistolets, les décorations, les appliques en plomb et les photographies des dignitaires nationaux-socialistes. Je n’ai rien vu. « Ce n’est qu’une chambre d’hôtel ». Nous reprenons notre engin, lui dessus, moi dedans. Toujours ee micro sous la gueule dans mon petit cockpit. « Suis-je ridicule de rétablir la paix ? - « Quel rétablissement ? la guerre a redoublé depuis ton arrivée. » Je m’indigne. « Fils velléitaire de Kréüz ! » hurle-t-il dans l’écouteur. Tu te crois en promenade ? »  J’exide qu’il s’arrête immédiatement.

    Je m’extirpe de ma boîte au ras du sol, reprends l’équilibre au ras du trottoir, tandis qu’il s’éloigne le dos rond sous les tirs d’une batterie de roquettes qui finit par l’atteindre, et l’envoie bouler mort ou vivant sous un porche, fin de la rencontre. Un tir éclate à cinquante mètres sur ma droite ; je m’enfonce au pas de course rue Bab-el-Gouni. J’ai perdu le goût du rire : pas question de risquer ma vie pour un cadavre. Le seul risque est le tir direct, ensevelissant cinq ruelles sous les pierres. Encore hôtel. Adieu tourisme. Un bouge comme je les aime, bleu sombre, sentant la serpillière. « On paye d’avance ». Comment faire élire mon père ? À moins de me présenter moi-même ? ...Kréüz m’avait couvert de femmes. J’ai toujours comploté depuis mes seize ans. Les eunuques étaient mes complices. Ils ont disparu - un trou de plus entre les yeux. Ils ne me voyaient pas si « inconsistant », mais fin, retors, humoriste, obstiné, généreux… Avant de perdre ses moyens, Oncle Kréüz empêchait toute publication de mes portraits dans ses journaux. Ou caviardé par ses retoucheurs. Ou la tête d’un autre. Ou ces damiers gris. Encore aujourd’hui je suis méconnaissable. Sans allié. Au bureau d’accueil je me suis fait présenter une quantité de lunettes noires. Dans ma chambre je me suis allongé en fermant les yeux sous les verres fumés que j’ai choisis. Me voici redevenu simple particulier. Mon père n’a pas repris connaissance. Je hais la démocratie, qui me force à renoncer à mon père.

    Si je me nommais, en pleine rue, ou au Check Point Achanti, les miens se lèveraient. Je m’y rends dès le lendemain, au QG de Sri Hamri. Incognito. Parmil es trous d’obus les différentes Factions installèrent des baraquements aussi proches que possible sans être contigus ; la convention tacite est de ne pas se mitrailler. Tous les contrôles déroulent leurs minuties dans un rayon de cent vingt mètres.Ici se négocient les certificats de traîtrise à coups de tampons. Il y a un restaurant qui fait son beurre. Pour s’emplir, avant le pas décisif. Quant aux Fugitifs, leurs remords creusent dans l’estomac un pli profond : la honte de laisser derrière soi sa ville mère en proie aux douleurs : trahir, ou porter secours ?

    Ceux qui s’introduisent à MOTCHÉ ne ressortent pas. Une serveuse à cigarette m’apporte sur sa soucoupe une part de tarte chaude. Tous ceux que je croise depuis ma fuite passent sous mes yeux comme autant de barques sous le faisceau d’un phare. Il ne me reste plus que le trottoir de la tarte, ce que les enfants ne mangent pas. Le restaurant est cerné. Violation du statut de neutralité. Comme je suis seul consommateur – c’est donc moi que l’on recherche. Tout le monde se bat, tout le monde se fout de moi ? Peut-être plus. Irruptions d’hommes en armes. Sans frapper, déployés dos au mur autour de ma table.

    Je n’entends que le bruit des corps et des tissus qui les couvrent. La serveuse, avec un flegme de bandes dessines, essuie au bar. Le grand homme au turban fantaisie, qui se détache et s’avance, n’est autre que Sri Hamri le Rouge, que je reconnais parfaitement. Il ne vient pas m’arrêter. Il me fait l’honneur de venir à ma rencontre. Il me présente : « Le seul recours du pays de Motché », « Fils deKréüz, homme de sens politique ». Si tous les partis posent les armes, il me reconnaîtra, lui, Bou Akbar, comme autorité légitime. J’acquiesce en niant de la tête : c’est un mouvement que l’on fait en Orient, un oui qui ressemble à non.

    Ils repartent sans m’avoir enlevé. Je commande : «Un autre café ». Hamri m’a remis au monde. L’univers n’a pas d’au-delà. Si j’avais franchi les murs de Motché, ils m’auraient abattu comme un chien. La reconnaissance de Hamri, ancien médecin-chef de l’asile psychiatre de Damas, ne prend valeur qu’ici, à l’intérieur du chancre. Je me lève pour examiner sur le mur une carte : à vingt kilomètres infranchissables, le port de Hatifah. Qui le tient ? Dehors, je suis repris à l’épaule par Zoubeï, qui fut fou avec moi. Il multiplie les protestations de fidélité, jure qu’il me fera revoir mon fils avant qu’il me descende.

    Tous autour de moi s’agitent en mes lieu et place. De quoi remercier Dieu. Soubeï m’accompagne d’une main ferme, serrée au-dessus du coude. Il me présente un guerrier de plus, aux cheveux raides et sales,  qui m’adresse la parole avec un fort accent français – tout le monde ici prend un pseudo-accent arabe… Il a le front haut, un rictus, je reconnais la première page du journal du 15 : Dominique Paziols en personne. « Bon tireur ! quinze morts dont trois enfants ! Ton premier homme sûr ! » Le jeu consiste à ne pas le reconnaître. Zoubeï est vraiment fou. Si j’avais seulement quelque but infiniment noble à poursuivre -

    - nous parvenons à une caserne. Les murs sont jaunes, l’immeuble déserté, cible parfaite pour canonniers désœuvrés. À peine installé sur une couverture militaire, à même le sol, j’apprends qu’un corps d’armée se mettrait à ma disposition, sans connaître ma cause, ni sa justesse. Voici Hadjan, le pourvoyeur de poudre. Il me salue militairement dans l’encadrement de la porte ; je me rassois sur ma couverture. « Tu peux vaincre » me dit Paziols. Je me dresse,car tous me dominent de leurs vastes statures. Je croyais pouvoir me reposer. Fasciné, je demande à Paziols s’il revoit « les fantômes de [s]es victimes ». « Je dors paisiblement » dit-il.

    De son treillis il sort un petit tube vert qu’il baise en murmurant des formules chrétiennes. Ma première décision sera donc de libérer tous les droits communs, et de leur distribuer des armes. Bienheureux les doux, car ils seront méprisés. Et les violents ? « Ils n’obtiendront même pas la Grâce » - bienheureux les morts, car ils le resteront. Je tiens à présent mon Dixième de Ville. Mon père est dans le coma. Le cessez-le-feu devient interminable. Hadjan me remet un chien, me demande si je le reconnais. L’ancien s’est fait descendre. Pourquoi ne pas reconnaître celui-là. « Tu devrais le promener souvent ». Tout le monde promènerait son chien. Une ville en paix où les chiens se promènent. Tirant les dieux comme un drap sur leur tête. Je pisserai sous le regard de Dieu. Je me penche pour caresser le chien.

    Une balle me manque. Comble de monotonie. Coups de feu de toute part, comme un aboiement isolé, de nuit, déclenche tous les chiens du quartier. Je fais tirer – le rideau. Le Forcené de Longrupt démêle pour moi le sens et la philosophie de cette guerre. Il me dit avoir laisse derrière lui en France tout un paquet de journaux. Dans sa chambre. Il suppose que les gendarmes les épluchent, ligne à ligne, ils se rendent utiles, dit Paziols avec un large sourire. Puis avec une méticulosité crispante, il démonte, graisse, remonte son percuteur. Je crève de honte. Il faut que j’oublie l’épaisseur de sa chair.

    Qu’on ne démonte pas. L’épaisseur de ses joues. L’ombre, sous ses pommettes. Où avons-nous la tête, de ne pas dormir. Six jours plus tard, nous prenone le café, toujours dans la caserne. Des petits soldats bruns s’affairent de tous côtés. La cour en grouille, aucun tir ne parvient des montagnes qui nous dominent. Sri Hamri, jadis psychiatre-chef, nous rend visite. Il me promet le renfort de « tous les fous de Damas » » - « Excellent » dit Paziols. Je pense qu’on ne se battra jamais. J’envoie deux hommes chercher du pain et de la viande. L’homme au pain ne revient pas. C’est couru. « Ils sont insaisissables » dit Sri Hamri. La viande est gâchée par les plombs - « ils tirent avec n’importe quoi ! » Plus tard Paziols se couehe en travers de ma porte. Je rêve de mon fils qui me pourchasse.

    De cette femme encore jeune,impotente, qui m’exhorte à prendre les armes : « Rien ne m’échappe » répète-t-elle.

     

    X

     


     

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  • SIDOINE APOLLINAIRE 2

    Nous devons reprendre à IX, 254 68 07 26

     

    ZOHAR SIDONIENSIS DEUXIÈME PARTIE

     

    R. 110

    VII 1 / 11

    C'était un geste traditionnel des consuls : couronner le dieu Janus "d'un double laurier" sur ses deux têtes. Ils promettaient tous la même chose. Être consul n'était plus rien. sanctuaireJuste une titulature décernée par l'Empereur, lui-même consulaire et crépusculaire.

    Voici enfin le premier panégyrique, celui d'Avitus, où Sidoine reluit encore de sève fraîche. C'est de loin notre carmen préféré, celui que nous avions failli étudier tout d'abord, privilégiant l'ordre chronologique. Ô Phébus, toi qui vas voir enfin dans ta course - « visurus in orbe » - un homme que tu puisses souffrir comme ton égal, garde tes rayons pour le ciel ; Avitus suffit à la terre. Y avait-il de l'humour dans l'assemblée ? Non, juste des sourires de connivences, envers ce prestigieux poète. Je voudrais entendre sa voix, savoir s'il déclamait à la Rachel, à la Guillaume Apollinaire, s'il était clair, cuivré, s'il y avait du vent, des nuages, ce 1er janvier 456, à Rome ; le consul élu en juillet prenait ses fonctions le premier janvier, et donnait son nom à l'année. On vivait au temps de tel et tel consul, et le numéro de l'an n'apparaissait que dans les Annales.

    Doublon, à traiter ultérieurement : prend ses panégyriques pour des exercices sans foi, et prête à leur auteur une mélancolie romantique peu compatible avec ce que nous pressentons dans ses premiers textes (la Correspondance nous amène à moduler cette impression). VII, 8 / 9 "Oui, Sénateurs, il vous plaît de voir le cumul des dignités et de confier la chiasse encule, pardon, la chaise curule, associée au sceptre" - comment croire en cela, comment ne pas pouffer ? Existait-il encore seulement des chaises curules ? ou quelques débris dans un coin de débarras ? "Croyez-moi, vous donnerez davantage : des chars de triomphe." VII, 10 Le Sénat en effet accordait les honneurs du triomphe – le dernier datait de Dioclétien, mort en 311…

    "Et maintenant, Janus aux deux visages, tresse les chevelures de tes deux fronts et couronne-les d'un double laurier." VII 11 Qui croit encore en ces légendes janusiennes ? Ouvrait-on encore son temple en cas de guerre, et le fermait-on en temps de paix ? N'étions-nous pas chrétiens depuis longtemps, quel que fût le sens donné à ce mot ? L'assemblée, chrétienne, sourit-elle de ces pesants enfantillages… ?

    Avitus promet des triomphes : ce sera la guerre. Dans la biographie d'Azaïs, Apollinaire prête à son beau-père un esprit serein et contemporain ; que de réformes n'allait-il pas entreprendre, administratives, judiciaires, sociales, un vrai programme de Cinquième république ! je préfère encore les aspérités, les inconnues de mes premières sources à la guimauvisation généralisée d'un vieux diplomate.

    Je crois en un Sidoine déconnecté, candide et convaincu. Le nouveau consul plaçait des lauriers sur le double front du dieu.

    VII  1/11

     

     

     

    R. 111

    VII, 12 / 14

    Il concluait, il inaugurait. "L'année écoulée tirait son éclat (coruscat) de l'empereur, le lustre de celle-ci lui vient du consul" : le verbe n'est pas répété en latin. ("L'année précédente étincelle du Prince, et celle-ci, du consul".) Notre langue française. n'est plus lapidaire. Ici même le terme de « lustre » proposé par le traducteur n'a rien à voir avec la période de cinq années des censeurs de la République.Mais nous ne voyons pas en quoi l'empereur Avitus, nommé chef des armées gauloises par son prédécesseur, eût été plus enclin à restaurer Dieu sait quelle république aussi enterrée que de nos jours la bataille de Marignan : "...et la trabée rehausse le prestige d'un diadème bien gagné". VII 13

    Le consul ouvre les portes du temple de Janus revêtu de cette trabée ou toge pourpre, très ornée ; la guerre sera victorieuse. Sidoine peut-il croire à de tels hochets ? "Tu t'alarmes en vain, Muse, parce que l'Auster a frappé les voiles de notre esquif" - vent du sud ? invasion de Genséric, roi des Vandales, qui s'incruste en Afrique du Nord, et vous allez voir ce que vous allez voir ? plausible en effet. Redisons-le : Avitus est déjà Empereur, et ce premier janvier 456, il "prend les faisceaux", comme faisaient les consuls, en effet, de la grande époque. De juillet à janvier, l'année précédente s'est écoulée ; dorénavant, la dignité impériale sera augmentée de la dignité consulaire, comme si le général en chef (imperator) montait encore en grade en parvenant au sommet de l'État.

    Mais c'est véritablement se tromper d'époque. Au Ve siècle, la situation s'est inversée. Le consulat n’était qu’une formalité : l’empereur ne pouvait être intronisé sans consulat... "C'est avec des hochets qu'on gouverne les hommes", dira Bonaparte. Prestige mythique : manque seulement la mythologie- la voici : "Tu t'alarmes en vain, Muse, parce que l'Auster a frappé les voiles de notre esquif" VII, 14 non, elle s'en fout, la Muse. L’esquif n'est plus seulement celui du petit poème jeté à la mer, mais, ici, le char de l’État, qui « navigue sur un volcan », comme chacun sait.

    VII, 12 – 14

    R. 112

    VII 12 / 15

    Et, gonflé d'honneur familial, notre jeune Sidoine déclame : "si nous sommes au début de notre course sur la mer de la Renommée, pelago famae, voici l'astre qui sur l'azur des flots veillera sur nous." L'astre, c'est le beau-père, Avitus, le Gaulois, le wisigophile.

    Dans la biographie d'Azaïs, Apollinaire prête à son beau-père un esprit serein et contemporain ; que de réformes n'allait-il pas entreprendre, administratives, judiciaires, sociales, un vrai programme de Cinquième république ! je préfère encore les aspérités, les inconnues de mes premières sources à la guimauvisation généralisée d'un vieux diplomate.

    Je crois en un Sidoine momentanément déconnectéVII, 16 Soupir de tant d'enflure. Impossibilité d'imaginer le moindre second degré.

     

    VII, 17

    "Un jour, le père des dieux jeta du haut de l’éther ses regards sur la terre" : début digne de La Fontaine, qui eût évoqué Jupin. Lisant Ammien Marcellin, nous nos apercevons à quel point cet homme révélait aux générations futures des faits qui demeureraient à jamais ignorés, inintéressants. Apprenant par les éditeurs à quel point l’historien Marcellin se montre irrégulier, profus en digressions, recourant à des informateurs de plusieurs siècles (aurions-nous l'idée de nous référer à Voltaire pour connaître les mœurs des Allemands d'aujourd'hui ?), et constatant, malgré tout, sa relative survie, nous concluons d'une part que le progrès du temps n'était pas contradictoire avec la stagnation des représentations ; d'autre part, que le manque de rigueur, de plan et de composition n'affecte pas l'accession à la petite gloire, que nous perpétuons vaille que vaille... Plût au ciel, quilles renversées des obscurs naufrages. La fraternité, la démocratie, passent par le repêchage de l'oubli, et non par l'égalité, car ce dernier idéal fauche toute joie de vivre : que peut-on espérer en effet, quand on est homme, sinon d’atteindre son sommet par la réussite de sa personne ? L'ambition est la plus noble des passions, pourvu qu'elle ne soit pas la morgue. Hélas, elle est souillée par ses moyens : l'entregent, l'excellence des rapports humains et la confiance, assurément – mais rachetée par l’excellence issue du travail et du creusement de soi.

    VII 17.

     

     

    R. 113

     

    VII, 18 / 23

    Jupiter se penche sur nous : mais nous ne voyons jamais son visage, partagés que nous sommes entre l'expectative du dieu, et la reconnaissance méfiante de nos propres mérites : à nous de moduler ces deux justifications sans être dupe d'aucune, et remettons-nous au mystère, et surtout, au travail : "aussitôt tout ce qu'il voit prend vigueur : pour ranimer le monde, il a suffi de son regard (aspexissé) ; un seul signe de sa tête réchauffe l'univers".

    Si Dieu ferme les yeux, la terre s'effondre ; le regard de Dieu n'étant que la force qui maintient la terre, nous nageons dans le truisme jusqu'aux mamelles. Sidoine croyait en ses clichés : imbibé des préjugés séculaires de son époque, il les accepte comme siens. Mais nous ne savons pas si ce ne sont pas ici de simples ornements sans poids. "Bientôt, pour rassembler les dieux, l'Arcadien de Tégée s'envole, à la fois des talons et du front", "l'Arcadien de Tégée" VII 20, n'est-ce pas, nous n'allons pas nous abaisser à l'appeler Mercure ! laissons les érudits se délecter de leurs devinettes ! VII 21 : "l'Olympe ! l'Olympe !" gémissait l'éditeur.

    Encore n'est-ce là qu'une éclipse, car Giraudoux, Camus, remirent la mythologie dans leurs pages, après les derniers feux des peintres pompiers, rions à notre tour. Chacun salua ce retour des dieux, comme les commentatrices de mode les retours de l'ourlet ou de la ruche. Suivons donc ce messager zélé quadruplement ailé : "A peine a-t-il atteint la plaine, et descendu toute la montagne de son aïeul que la mer, la terre et l'air ont envoyés leurs divinités propres." VII 23 Hermès descend quant à lui de Maïa, fille d'Atlas, qui symbolise tous les monts connus. La note érudite précise que Sidoine imite Virgile : rien décidément chez notre homme qui ne soit de pièces et de morceaux, surtout en ces jeunes années où Monsieur Gendre passe en Classe Impériale.

    Il ne faut rien de moins que les dieux pour annoncer l'ascension du beau-père au trône. Cataloguons : notre époque a bien la manie des dictionnaires ! Chateaubriand, plus tard, lassera retrancher de son Atala tel débat entre les anges et les démons,l'une de ces réunions homériques où se décide le sort de Troie ou des Achéens. Je vois plutôt Sidoine au sommet de sa vanité, de son enivrement : gendre de l'Empereur, cela pouvait permettre d'accéder au trône : une adoption suffisait.

    Où l'on en est encore à se demander "à quoi sert" le latin - mais à quoi sers-tu donc toi-même ? En pleine assemblée des Olympiens, convoquée par Sidoine et par Jupiter. Mercure / Hermès lui même, Hermès-Mercure descend de l'Atlas, dans les deux sens du terme : le géant Atlas était le père de sa mère, Maïa, l'Accouchante, et non pas l'abeille ! ô culture ! avec ses ailettes , tantôt d’une tête,  tantôt du peton, volette à travers les cieux pour les rameuter tous :

    VII, 18-23

    R. 114

    et tous les dieux d'accourir, de la mer, de toutes les contrées de la terre, de la mer même, et tout dégouliunznts, gardons ce beau lapsus ordinatoris ! "C'est ton frère (...), qui vient le premier VII 23 toi qui as coutume de sillonner les flots doriens, Dorida, », autrement dit grecs, mot oublié ; monsieur Loyen, mot oublié ! Il a fallu que je consultasse la traduction Jean-François Grégoire et François-Zénon Collombet (1837 !) pour le retrouver ! Comment peut-on négliger Jean-François Grégoire et François-Zénon Collombet ? la mythologie n'est plus à présent qu'un magasin d'accessoires, si jamais elle fut autre chose... D'abord Neptune, "frère du Tonnant", sur un char vert océan, précurseur du yellow submarine, qui "fend Doris", autrement dit "sillonne la mer, répandant aussitôt la sérénité parmi les vagues étonnées !– cela m'eût bien étonné, justement, que les éléments inanimés, les premiers venus, n'éprouvassent pas ces exaspérants sentiments qui les rendent si fades, si platement prévisibles - lecteurs de se débattre dans cet aquarium renversé.

    Sidoine manie les cartes gondolées d'un trop vieux jeu, à grands coups de pinceaux détrempés. "Phorcus accompagne les nymphes ruisselantes, et là vous venez aussi, Glaucus, vêtu de glauque", glaucus, Glauce, VII 27

    On y trouve Phorcus («le Monstrueux »), les nymphes mouillées de partout, et "le glauque Glaucus", si si, il a osé !"ancien pêcheur, belle promotion ! A se demander s'il reste encore de l'eau pour garnir cette vaste piscine ! Protée, "le plus vrai des devins ? présent ! et sous ta vraie forme ! quel grouillement ! ça sent la marée !

    Ici se mêlent les tics de la jeunesse, parsemant ses écrits de jeux de mots usés, car la jeunesse répète en croyant innover : c'est ainsi que Sisyphe est heureux, s'imaginant qu'il invente alors qu'il vomit "Puis, s'avance un long cortège d'autres divinités : Liber couvert de pampres, Mars farouche, le Tirynthien tout velu" VII 29 – dormez un peu, tous vont y passer ; le Panthéon romain comptait plus de 30 000 dieux. Étiquettes, tampons, estampilles de garantie ? "Vénus nue, la féconde Cérès" – VII, 30, "Diane avec son carquois, Junon majestueuse, la sage Pallas" : ne restent plus que des attributs ou des attitudes sur un char de Carnaval. "Cybèle couronnée de tours, Saturne l'exilé »(du ciel par Jupiter), la vagabonde Cynthie" VII, 32 qui est Diane - les deux prénoms redeviennent à la mode.

    Les références renvoient, précisément, à ce passage de Sidoine, lui-même imitateur d'Ovide. Nous nous passerons donc d'en savoir davantage. "L'éphèbe Phébus", beau jeu de mots ! j'ironise... "Pan qui sème la panique", récidive, "les Faunes en érection, les Satyres bondissants". Quelle foule. Quelle froide pagaïe. Que d'esprit de bazar. Cela bondit de toute part.

     

    ... Passons de l'eau au vin avec le "pampreux Liber", Bacchus qui libère la langue, au sang versé avec "le farouche Mars" VII 29 "ordine" en mot 17... 62 05 21 Nous poursuivons par "le Tirynthien tout velu" (nous avons vu de loin ce monticule natal depuis l'autocar) - Hercule bien sûr, qui aurait servi Eurysthée, commanditaire des Douze Travaux "Vénus nue, la féconde Cérès, Diane et son carquois, Junon majestueuse, la sage Pallas, Cybèle couronnée de tours" - tout tombe en vrac, mais rien ne manque. C'est une avalanche sans fin ni trêve, Sidoine serait-il payé au nombre de vers ? "Pan" sème la "panique", les "Faunes" sont "rigides" d'où vous pensez, les "Satyres pétulants" autrement dit "bondissants". VII 23 33

    R.115 (« mot 8 »)

    "Prirent part aussi à l'assemblée ceux qui par leur valeur ont mérité le ciel" VII 34 – suit une autre énumération de remplissage, celle des héros : "Castor illustré par le cheval", grand chasseur de sangliers, Pollux caestu, "Pollux par le ceste", ancêtre du « poing américain ». VII 35 Nul ne croit plus en ces choses ; mais les lettrés comprennent toutes les allusions. Un fin sourire entendu accompagne les soupirs de lassitude. "Persée par son cimeterre", harpe, ce qui ne signifie pas la harpe ; "Vulcain par la foudre", puisqu'il la forgeait - jamais nous n'ouîmes dire qu'il eût été un héros, mais toujours un dieu - "Tiphys » (pilote de Jason) « par son navire", "Quirinus par sa race" - le représentant des Romains figure ici en bonne et flamboyante compagnie. Romulus était appelé "Quirinus", "l'homme du chêne", et tous les Romains descendent de lui. Avant de nous moquer, rappelons-nous combien les Français s'imaginent encore appartenir au Pays des droits de l'Homme, et non pas des privilèges... VII 36

    Il serait profitable après tout de consulter une bonne thèse sur les panégyriques antiques, afin de voir s'ils ont évolué, si les mêmes éléments se retrouvent ainsi chez eux de siècle en siècle, à quelles règles strictes ou souples ils pouvaient obéir. Notre métier, vécu hélas comme une contrainte, nous dissuadait de tout fardeau supplémentaire de documentation. Il n’aurait plus manqué que cela. À présent nous voici tout barbouillés sans possibilité d’infiltration profonde : "Qui pourrait chanter ici-bas la cour céleste dont les astres eux-mêmes forment l'étincelant pavage ?" VII 38. Texte ingrat, qui ne peut se sauver que par la digression : il faudrait se référer aux cosmologies antiques, à la notion de "firmament" comme "pavé solide", voûte crânienne interne où les astres ne sont que des escarboucles enchâssées. Mais ce serait bien de l'érudition pour tant de carton-pâte versifié, sur lequel roupillent pour moitié ou deux-tiers de Goths, peu versés en mythologie romaine - combien de temps avant le festin ? c’est quand qu’on bouffe ? vv. VII, 34-38

    "Le Père des dieux, plein de sérénité, prend place sur son trône" VII, 39 : courbette au beau-père ? "...puis, s'assoient les principales divinités", priores consedere dei, voir plus haut. "Il fut même donné aux fleuves de siéger en ce lieu, mais seulement aux anciens - senibus." Aurons-nous du moins des indications sur l'étendue de l'autorité romaine ? Parions : le Tibre, le Rhin dont on brise la glace pour boire, le Danube et l'Euphrate : "à toi, Eridan, au cours majestueux" – VII 42 c'est le Pô, où se couche le soleil, dont nous trouvons ici l'ancien nom ; "à toi, Rhin impétueux, que les blonds Sicambres brisent pour emplir leurs coupes" - le commentateur précise après tant d'autres que ces derniers sont depuis longtemps fondus dans la fédération des Francs. Et combien nos vieux cuistres n’auront-ils pas radoté ! Remi baptisant Clovis, en disant Courbe-toi, fier Sicambre : l’authenticité de ces paroles n’est pas plus à remettre en cause que si nous appelions notre président "le Gaulois". Et le dernier fleuve est l' "Ister" ou Danube gelé bord à bord foulé par les chevaux des hordes vagabondes foulant la Scythie – l'Ukraine ?... VII, 43 - un certain 31 décembre 406 – leurs descendants sont là, devant toi, et un instant se désassoupissent…

    Ce sont là d'impénétrables visions, des tableaux féeriques, d'un exotisme échevelé s'il n'avait pas déjà plusieurs couches de fards versifiés - bien que cette fameuse traversée n'ait peut-être eu lieu qu'une fois., du moins à même la glace : les Romains s'avisent à nouveau d'un monde extérieur hostile. Coincé entre la sauvagerie nordique et celle du monde brûlé de l'Afrique - encombré de légendes terribles - jusqu'à l'asphyxie. Nulle évasion n'est possible. Le traducteur semble toujours interpréter, boursoufler ses phrases. Sidoine déclamait-il en chantant comme un âne, ou s'exprimait-il avec mesure ? Hélas… Faut-il lui supposer un « second degré » ? (il ne gagnerait rien au rapprochement avec nous, que le "second degré" pourrit - « et le Nil est connu pour sa source inconnue. » Il suffisait de ne plus craindre les Nègres, et de traverser le lac Victoria, en amont duquel plusieurs cours d'eau revendiquent le nom de Nil. Mais une stèle pharaonique avertissait que tout Noir franchissant la limite boréale serait mis à mort, par sa couleur seule. Les Anciens ne risquaient donc pas de découvrir de sitôt les sources du Nil (au Burundi).

    VII 34 / 44

     

    R. 116 (« mot 9 »)

    Reste le Nil, "connu surtout pour ta source inconnue", détestable pointe, VII 44 - désert plus aride que celui de Lybie. Voici qu'on nous annonce une "Prosopopée de Rome ": la ville éternelle sous vos yeux, comme si vous y étiez. Prise en 410 par Alaric, en 455 par les Vandales C'est alors qu'on vit au loin, procul, descendre des hauteurs célestes Rome au pas traînant » dans ses pantoufles de mémé avachie jusqu'aux seins, tête baissée, les yeux à terre" VII 45 47 – atterrant - Claudien nous dit-on figurait déjà cette prosopopée de Rome divinisée, mais elle ne s’adressait qu’à elle-même… Chez Sidoine, considérer la vieille Rome suppliant l’Aurore d'envoyer Anthémius à la tête de l'Empire nous comble à l'avance d'une immense cendre à venir - "ses cheveux pendent du sommet de sa tête, couverts de poussières et non d'un casque – tecti puluere non galea ; à chacun de ses pas chancelants, elle heurte son bouclier et sa lance n'est qu'un poids mort, non plus un objet d'effroi" – pitoyable, mais épuisant. À présent le dessin seul exhiberait de telles décrépitudes ; nous ne décrivons plus ces « crins pendant » d'une « tête » couverte « de poussière et non d'un casque » : les accusés se présentaient ainsi devant les tribunaux, ce que nous jugerions indigne - Rome plie le genou devant Jupiter - voilà bien 200 ans que l'Empire est en proie aux chrétiens – Rome alors condamnée par l'Histoire.

    VII, 39-49

    C'est ainsi que le néant des dieux tutoie le nôtre, Sidoine et Rome ont eu nos âges : nous glosons, nous épiloguons, nous mesurons la profondeur de nos erreurs - nous aurons toujours essayé d'agir.... La déesse s'embarrasse dans sa lance, « qui transporte son poids et non plus la terreur » (« n'est qu'un poids mort, non un objet d'effroi » - VII 48/49 que mes descendants se la transmettent car c'est ainsi que le déclin voit les choses : « le bouclier se colle à ses pas chancelants », ô guerrière vaincue. C'est dans ce peu glorieux appareil que Rome se va jetant aux pieds de Tonnant le Juste VII, 50 (plus tard aux pieds de l'Aurore, afin d'obtenir le brillant Graeculus Anthémius : voyez avec ma secrétaire…)

    Voici longtemps que son territoire n'est plus au nord qu'une passoire à Goths, Hunniques et autres. Ne faut-il pas aussi la montrer dans un état pitoyable afin de rehausser le prestige de Celui qui la relèvera. Mais Sidoine ne saurait se dispenser d'un remplissage tout trouvé : il ne sera pas le premier à caricaturer une vieille, qui se terre "aux genoux du Tonnant le Juste", auquel personne ne croyait plus - reste encore à lire "Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ?" de Paul Veyne. "Ils y croyaient et n 'y croyaient pas - comment croire au corps même du Christ dans l'hostie ? en tout cas, nos chrétiens sourient en leur for intérieur.

    Pour le poète ce ne sont plus que des ornements, dont on nous rebattra les oreilles des siècles et des siècles : « Je te prends à témoin », dit Rome, « Père sacré(sancte parens) et toute cette puissance divine que moi, Rome, j'ai possédée », VII 51 /52 - « Je te prends à témoin, dit-elle, Père sacré (gros bruit de ferraille - la panoplie olympienne va nous boucher la vue pour plus de dix siècles), « et toute cette puissance divine que moi, Rome, j'ai possédée » : la tournure grammaticale est bien plus alambiquée : illud quicquid Roma fui - « et tout ce que je fus, moi Rome ». Rome ainsi se présente comme une déléguée, un double, un reflet, une équivalence ! de la volonté divine de Jupiter. VII Mes biens représentaient les dieux, aujourd’hui Dieu. "Ecrasée par ma haute destinée, j'envie les humbles", plains-toi, Rome, abondamment. "Une étroite demeure n'a pas à soutenir le poids d'un vaste toit et la foudre ne menace pas les vallées" – VII 53 54

    Vastes étalements de lieux communs. Elle est rompue par le sort le plus cruel, « envie les humbles », non qu'elle soit envahie de compassion, mais parce qu'ils sont les chéris de Jésus : les basses couches toujours ont été basses couches, ils n'ont pas à regretter leurs grandeurs passées ! Mais combien plus à plaindre, n'est-ce pas, les classes supérieures déchues !« Une étroite demeure ne soutient pas le poids d'un toit trop lourd et la foudre ne menace pas les vallées », VII 54 mais les frontons des plus hautes demeures ! une fois en haut, une fois en bas : cliché compris de tous.

    Heureux les humbles ? Que non pas. Car l'homme veut s'élever. C'est de sa nature. A la fin il aspire à ne voir que la face de Dieu, et persécute le tout venant.

    VII, 44/54

     

    R. 117

    À moi l'anecdote ! Des histoires, surtout fausses ! "Que m'annonça, dis-moi, l'haruspice toscan avec ses douze vautours ?" - vision obsédante, source jadis de joie et de fierté,les temps pour Rome, en ces années crépusculaires, semblent révolus. Les vautours ont fini de tourner. Depuis peu nous savons, ô beurreur de tartine ! que Romulus avait triché, peut-être triché, en déclarant le double de vautours porte-chance que son frère : c'est dans Plutarque. Le légendaire Vettius, qui prédit douze siècles de puissance à Rome, inquiétait les consciences du temps de Sidoine. C'étaient des siècles de 120 ans, parfois. Au maximum donc 1440 ans. Mais qu'est-ce que deux cent quarante ans de sursis ?

    De même, les sept jours de la Bible ne se sont-ils pas dégradés en sept périodes ? Non, douze siècles sont douze siècles, pas un de plus, ni de moins. "De toute manière, la fin de la Romania n'était pas loin, au temps de Sidoine, si Vettius devait avoir raison. Cette crainte était assez répandue."

    . Suivent les crottes référentielles, dont l'éminentissime Ferdinand Lot, que je tire du lot, parce que je l'ai lu... Macte animo ! "Ah ! pourquoi me suis-je enorgueillie des présages quand j'ai jeté les premiers remparts de mon peuple" (à présent de regrets) VII 56 et que tu ouvris, humble Romulus, le sillon de mon enceinte sur les hauteurs de la colline étrusque ?" VII 56/58 - oui pourkvââââ ? Mais nous aurions honte, nous autres Français, de seulement rappeler la victoire d'Austerlitz ! "Mon épée m'assurait plus de tranquillité, "Je fus plus sûre par le glaive" – Plus gladio secura fui, lorsque les assauts conjugués des Rutules, des Èques, des Herniques et des Volsques cherchaient à m'écraser." Nous ne trouvons nulle part à notre époque les regrets du bon vieux temps de la gloire.

    Si : chacun parle du "déclin" de l'Europe, de la France – nul n'oserait plus consacrer des vers à qui que ce soit, sauf l'inénarrable Lalanne, poète comme un Léopold d’Uranus Seulement, ils sont aussitôt contredits par les chantres, les thuriféraires de tout ce qui est nouveau, meilleur : nous avons, nous autres, le sens du progrès, et nous connaissons le sens du vent de l'Histoire.

    Mon épée m'assurait plus de tranquillité, quand le tourbillon joint (et non pas les très plats "assauts conjugués") "des Rutules, des Véiens, puis de l'Auronque, de l'Èque au totem de cheval, sans oublier l'Ernique et le Volsque." VII, 59/ 61

    "J'étais déjà bien grande, même à tes yeux, et tibi, quand une femme perça d'un poignard son corps souillé et que par cette chaste blessure, ad castum (…) vulnus, tu revins, Honneur perdu." Allusion à Lucrèce, pas Borgia, l'autre, la violée. "J'étais déjà bien grande, même à tes yeux" (ceux de Jupiter) quand une femme rompit son corps par le fer ("perça d'un poignard son corps souillé"; et que, joint à cette chaste blessure tu revins, honneur perdu" - le viol de Lucrèce, bien sûr ! par Sextius Tarquin, fils du tyran ! VII 61/63 Les mythes ressassés finissent par lasser ; Rome redressait son petit bouton comme une dingue, outrée de vertu, quand une femme qui se croyait souillée L'honneur public, honor, est intact pour la violée ; du moins dans les mythes modernes ; mais l'honneur privé, honra, est détruit. Au Grand Siècle, nous parlerions de gloire ; "C'était déjà le temps où Tarquin et ses alliés étrusques" ( forcément, Tarquin l'était lui-même...) "m'enfermèrent dans mes remparts" – avocat, ah ! passons au Déluge. Tes lamentations me font chier, entends-tu le vol lourd des étrons dans la fosse ! VII 65

    Nous aurons droit, je le sens bien ! au bouclier d'Horatius Coclès, au métacarpe grillé de Mucius Ces Veaux-Là - en sommes-nous à rabâcher les exploits du chevalier Bayard du Terrail !

    Non : nous sommes bien supérieurs, nous autres modernes, à ces anciens-là, mais nos ouvrages sur le Déclin pullulent : "Ah ! brasier de Mucius ! Ah ! flots de Coclès !" - qui combattit sur un pont très étroit, comme Bayard au Garigliano ! Tous dans l'assistance soupirent, car le déjeuner nous attend ! "Ah douleur ! Pro dolor ! "Où donc est celui qui soumit le Samnite à ses lois : Gurgès ?" ma foi je ne connaissais pas celui-là.

    Entonner la Complainte des Preux du temps jadis, ou ricaner, ou rouvrir les livres poussiéreux, notre choix n'est guère vaste. Ces luttes m'intéressent moins que l'Empire."Et Coriolan qui massacra le Volsque en fuite, et le dictateur sorti d'exil qui mit en déroute les Sénons ?" Les exploits de ces grands hommes, tous militaires, spartiates en quelque sorte, s’enseignaient aux enfants romains comme autant d'articles de foi - en bas de page, on me souffle : Camille (qui mit en déroute les Gaulois récupérant de leur soûlerie, car dans les défaites Rome toujours sut relever la tête.) oui, le second Romulus, grâce à qui Rome fut fondée une seconde fois).

    VII, 55-65

    R. 118 MOT 13 : mea redde principia

     

    "Ah ! " ou "Oh" ! brasier de Mucius ! pro Muci ignes ! pro Coclitis undae ! VII, 65 étranges exclamations ! noblesse exaspérante ! pompeuse distribution des prix ! Gurgès, "qui soumit à mes lois le Samnite", qui ne se lavait jamais l'arthrite ! Marcius Coriolan, qui refusa de fouler le corps de sa mère, Ludwig opus 62, Sidoine VII 68 ! - et le défilé continue "Je revoudrais, dit-elle, "la vie de Fabricius’ (il refusa de faire empoisonner son ennemi Pyrrhus), la mort des Decius" (le père, le fils et le petit-fils : les Decius Mus, les Trois Souris, Mickey Mice, des Romains) –(aussi rebattu que notre "France, Patrie des Droits de l'Homme », aussi loin désormais que les Decius et Fabricius, VII 69, il est loin, Waterloo, qui valut plus de gloire à l’Empereur déchu qu'aux épiciers triomphateurs.

    "Je voudrais » clame-t-elle, « ces victoires ou ces nobles défaites", VII, 70 bel et rare alexandrin sous la plume de notre traduttore Loyen. Le texte est en effet passé en effet du catalogue botanique à l'énumération chronologique, lieux communs des périodes à bout de souffle – de même s’épanouissent de nos jours les inépuisables dictionnaires – nous commémorons à tout va - "rends-moi mes principes", mes fondamentaux, "mes enfances" eût-on dit jadis : redde mihi principia.

    Il s'échappe d’Apollinaire, Sidonius, des bonheurs d'écriture. "Hélas ! où sont maintenant les pompes « et les riches triomphes du consul pauvre ?" Cela finit par devenir émouvant. La distribution des prix vire au monument aux morts : "Cincinnatus le Bouclé, ce richard qui jamais de sa vie ne toucha la charrue ? Jeanne d'Arc, répétant comme au théâtre quatre fois la scène de reconnaissance à Chinon ?... "La pointe de ma lance » poursuit Rome  « a porté l'effroi sous le ciel libyen" – à présent la géographie – au-dessus des "greniers à blé" de Rome – VII 73 ; « au perfide Carthaginois  j'ai imposé trois fois le joug » - c'est bien à Rome en vérité d’invoquer la perfidie, elle qui proposa que la ville portuaire fût reconstruite 40km à l'intérieur des terres… "Le Gange de l'Inde, » hulule Rome - l'Araxe d'Arménie, le Ger d'Ethiopie et le Tanaïs des Gètes ont tremblé devant mon Tibre". Franchir un fleuve s’expie par des sacrifices aux dieux ainsi enjambés. À y bien penser, jamais les eaux n'auraient dû creuser des vallées, mais indéfiniment croupir ou ruisseler VII, 65-76

     

     

     

     

    R. 119 (« mot 14 ») (« portare » v 78) VII 76/85

    Et Rome énumère ses triomphes, dans une mélancolie bien plus forte que les amateurs de déclin d'aujourd'hui. À vous, Rome ! Il ne reste plus à Rome que la gueule et le carton-pâte "C'est moi que tu as subi, jadis, avec ton allié Teuton, ô Cimbre" : rappel de Marius, dont le nom fut glorieux avant d'être marseillais - "et tes mains alourdies par le glaive, j'ai ordonné qu'elles fussent chargées de chaînes". et ton bras, jusqu'alors chargé du poids des épées, sur mon ordre, ne porta plus que des chaînes" – portare catenas ! qui contestera l’énergie de Sidoine ? ces formules creuses, inadaptées : n'ont-elles aucune grandeur ? Les Teutons, « Teutsch », les Cimbres ou Kimmériens, n'apprirent-ils pas à Aix ou à Verceil en – 101 que la terre qu'ils exigeaient se trouvait justement sous leurs pieds, où il faudrait les enfouir ? Sidoine et ses contemporains, et tout Rome, étaient lucidement persuadés de leur plus profond déclin, et nul démocrate alors ne venait leur démontrer qu'ils se trouvaient en pleins progrès et que le noir était blanc. L’illusion des Romains venait d'un prétendu héros, qui reviendrait remettre de l'ordre - déni pathétique. Il ne reste plus que les noms; coruscants, et vides. Le signifiant qui ne renvoie qu'au signifiant, comme un entrechoc de coquilles creuses : "Malheur à moi !" poursuit Rome, Vae mihi ! remettez-moi une couche protectrice de tous ces noms qui firent jadis ma gloire jusqu'au Calvados, épandez sur ma tombe les fleurs et couronnes qui m'ont transformés à jamais en vaste mausolée ! ce Gange des Indiens, ce Phase des Colchides, l'Araxe d'Arménie, le Ger d'Ethiopie dont même Wikipedia ne parle pas, le Tanaïs des Gètes (c'est le Don, celui des cosaques) et le Tibre, orthographié Thy, vainqueur de tous ces éponymes fluviaux, ne renvoyant à aucun peuple, mais au seul affectueux possessif : "mon". VII 78 : "Hélas !quelle était ma puissance lorsque Scipion l'Asiatique, Curius, Paulus, Pompeius "imposaient à Tigrane, Antiochus, Pyrrhus, Persée, Mithridate, la paix, l'abdication, l'exil, la rançon, les chaînes, le poison." Soyez assurés que chaque souverain, dans l'ordre, a subi le châtiment correspondant : Et là, Sidoine se surpasse.

    Par un vibrant appel aux morts,il oppose, un par un, les chefs de jadis vaincus, tandis que le troisième vers énumère les immenses bienfaits ou châtiments correspondants : à Tigrane la paix, l'abdication à Antiochus III de Syrie, et ainsi de suite, qui reçut l’inestimable présent de la domination romaine, bienfait des bienfaits ; Curius (Dentatus, le Dentu) cuisait des navets, et préféra commander à ceux qui avaient de l'or, plutôt que d'en acquérir par lâcheté : celui-là, c'est le grand, l'empanaché Pyrrhus qu'il vainquit ; ce dernier s'enfuit, car, "une victoire de plus, et il était vaincu". en de belles énumérations, comme on lit les victoires sur l'Arc de Triomphe. Achevons par Paul (-Émile) et Pompée, le premier sur le dos de Persée, le second sur Mithridate, qui reçut le poison par un suicide extrêmement laborieux - nous avions oublié Persée, et connut aussi les fers de la captivité. L'impôt fut imposé à tous : belle allitération en v-, prononcé à la moderne depuis Néron. VII 82. Que d'autres fassent la fine bouche. Pourtant, où du Bellay se limitera au sonnet, Sidoine s'enlise dans ses propres tartines de saindoux, et lorsqu'il a fini, il en rajoute encore, dût-il pour cela recourir à l'inusable prétérition - versifier pour ne rien dire, sans omettre de confirmer ce que l'on sait déjà, ou que l'on s'imagine savoir, sur toutes ces tribus dont le seul nom fait frémir. : "Je ne dis rien du Sarmate (Sauromatem, du Don à l'Oural), ni du Mosque, sans oublier les Gètes qui tètent du sang, " accoutumés (à ouvrir) les veines de leurs chevaux pour en teindre leurs coupes" : (nous chercherons en vain les chevaux dans le texte, Loyen s'autorise sans doute d'une source extérieure) VII, 82 "pour en rougir leurs coupes, ni des Parthes - quant aux Parthes, ils partirent : mais c'est surtout alors qu'il faut les fuir, car ils décochent leurs flèches en arrière : non pas en tirant à l'envers à l'aveugle (dommage), mais en se retournant sur leurs selles.qu'il est bon de fuir, surtout lorsqu'ils s''enfuient" – toujours la pointe... VII, 76 – 85

    R 120

    VII, 86-98

    (« mot 15 ») 5VII 86 « sole » v. 88

    . J'ignore si les panégyriques étaient scandés d'applaudissements enthousiastes, mais ces deux énumérations eussent pu l'être, voire debout ; "Et ce ne sont là que mes exploits terrestres : aussi nombreuses sont les mers et les nations lointaines, sous le soleil couchant, sole sub occiduo, où ont pénétré, sous ta conduite, mes armes étincelantes" . VII, 88 Rome se gargarise de ses exploits passés et ressassés. Les sentiments humains, ou divins ; réactions, évènements, tout n'est que tautologie. Le monde, nous le savons déjà, n'est qu'une immense tautologie.

    Il y faut une pénétration que je n'ai point. Mais, poursuit Rome, nostalgique au sein flétri, la Terre entière ne te suffit pas : tu franchis les océans, toutes armes flamboyantes, jusqu'aux peuplades du soleil couchant. VII 88 Cependant tu n'as pas découvert l'Amérique. Juste l'Angleterre et les Calédoniens.

    Ce sont les Césariens, qui ont découvert de nouveaux rivages. ."César a porté mes armes victorieuses jusque chez les Bretons de Calédonie, Caledonios (...) ad usque Britannos", VII 89 entendez l'Écosse, où César ne parvint pas, non plus que les suivants. Ils étaient roux et verts, les weps à l'air et la peau tavelée – "et, bien qu'il ait mis les Scots en déroute et les Pictes et les Saxons, il cherchait encore des ennemis, quand les bornes de la nature lui interdisaient de trouver désormais des hommes" VII 92 il y en avait, mais trop coriaces… Et tout là-bas aussi la terre avait des habitants. Il a mis les Scots en déroute? enquêtons : les Scots sont venus d'Irlande vers l'Écosse, après le retrait des troupes romaines, au Ve siècle.

    ...Les Pictes ? les "peinturlurés" ? en celtique, on disait "brith". Sans doute les Romains les ont-ils affrontés. Mais devant ces grands roux aux yeux verts, il fallut édifier un mur, derrière lequel ces derniers demeurèrent insoumis. Dans un sens, c’était bien la nature qui interdisait à l'homme de peupler des contrées si lointaines. Elle défendait à César de trouver des ennemis. VII 92 "L'ennemi est bête. Il croit que c'est nous, l'ennemi, alors que c'est lui". Desproges. Rome a mentionné aussi "le Saxon" : à l'origine, un Germain établi dans l'île de Grande-Bretagne au début du Ve siècle également. Il semblerait que Sidoine, et Rome, qu'il fit parler, aient transposé aux peuplades anciennes le nom des peuplades plus contemporaines. VII 90

    Songez cependant à la vénération qui entoura Scott et Amundsen, Charcot et Peary, à leur retour (et pas toujours) de leurs exploits polaires.

    Ce passage est "farci", dit-on note 20, "d'anachronismes et d'erreurs géographiques et historiques". Sans nul doute. César ne dépassa pas le nord de Londres. Passons à Octave Auguste : "Leucade t'a vu, farouche Auguste, briser la puissance du Phare", nous dirions de l’Égypte cléopatrique - Auguste, farouche ? qu'il avait donc changé, ce petit jeune homme bègue et boiteux... -"lorsque les soldats de ta flotte ébranlèrent les eaux d'Actium et que, par la déroute de ses armes, Antoine l'ivrogne dépouilla l'incestueuse Ptolémaïde ( Cléopâtre, toujours) du royaume de ses pères" les Pharaons. C'est beau, Leucade. Il y a un musée. De son rivage, en clignant bien des yeux, on a pu voir Auguste, le "farouche", écraser sur la mer la trop belle Cléopâtre, ultime pharaonne.

    Elle a rejoint son "paro", ses "parois", son "palais", pour panser ses plaiplaies d'amour propre. Du Nord-Ouest au Sud-Est, tout tremble devant Rome ! devant le soldat maritime, qui ne se battait bien que sur deux vaisseaux bien amarrés par l'abordage ! la mer était calme et stagnante, c'était au large d'Actium, un certain 2 septembre de l'an -31. Nous sommes aussi en -31 : mais avant qui ? Rappelons que la victoire d'Actium fut due à d'habiles manœuvres de voiliers ; que Marc-Antoine aimait le vin au point d'avoir vomi sur le bureau du tribunal qu'il présidait ; que la pharaonne Cléopâtre avait épousé son frère, comme il était coutume en Égypte ancienne, sans que nul y trouvât à redire, car les Dieux aussi se mariaient entre frères et sœurs, et leurs enfants n'étaient pas plus tarés pour autant. Cléopâtre entraîna dans sa fuite l'ivrogne Antoine, VII 94 qui aimait siroter la vinasse, mais pas l'eau salée, que d'humour, que d'humour, Signora Roma ! Notre Antoine tourne poupe pour ne pas perdre sa bien-aimée ! Il avait "dépouillé l'incestueuse Ptolémaïde du royaume de ses pères" ! Il avait pourtant bien gonflé ses petits pectoraux, le mâle, mais c'était lui, le suiveur... VII, 86, 95.

    Les Ptolémées avaient régné près de trois cents ans, soit l'espace qui nous sépare du Régent. "Et alors qu'autrefois je me plaignais des limites trop étroites du monde, stricto (...) cardine mundi, pensez aux points cardinaux, aujourd'hui la ville même de Rome n'est plus pour moi un rempart." VII 97 Mais "nous avons changé tout cela", et nous croupissons dans la honte de nos victoires : personne au deuxième centenaire d'Austerlitz. Ces Romains ! quels fascistes ! Sidoine Apollinaire, malgré ses prétendues infériorités, n'en est pas moins l'un des témoignages du sentiment d'abandon qui régnait sur notre monde. "Prise en 410 par Alaric, Wisigoth, en 455 par Genséric, Vandale", qui a pillé tous les temples, jusqu'aux toitures en or.

    Les Vandales n'étaient pas les seuls à le faire. Après cela, seuls les Papes relevèrent le prestige de cette bourgade ruinée. L'Empire Romain ne pourrait plus être que bigot. Il ne comprendrait plus la partie sud du Mare Nostrum, s'étant en revanche agrandie de toute la Germanie, d'où le Saint-Empire Romain Germanique, anéanti d'un trait de plume par Napoléon... VII 86 98

     

    R. 121

    ICI, VII 98 – 103 mot 38, vers 102, "tota in principe"

     

    Anton Bruckner perdit un temps considérable à rafistoler ses anciennes symphonies, pour les mettre au goût du jour. De combien d'œuvres puissantes nous aura-t-il privés ?

    Se rappeler deux choses : Alexandre jadis, tenant entre ses mains une carte du monde (ou peut-être une sphère déjà) se plaignait qu'il fût trop restreint pour son ambition. Deuxième rappel : la limite de Rome fut un jour franchie d'un bond, par-dessus le sillon fondateur ; le sauteur sacrilège, Rémus, fut occis sur-le-champ par son frère Romulus. D’aucuns prétendent que Rémus, blessé, parvient à s'enfuir et fonda la ville de Reims. Mais cette version n'apparaissant que sur les emballages de biscuits Rem, nous sommes en droit d'en douter. "Sans doute, ô le plus grand des dieux, as-tu trouvé ma puissance excessive" : car Jupiter foudroie les sommets - "le jour où le Parthe Sapor de lui-même me rendit mes enseignes" VII 99 « et, en ôtant sa tiare » couronne exotique ! « pleura sur la mort des Crassus  pour se faire pardonner" l’écrasement de ses propres ennemis. Sapor, en persan "chahpour", comme Bakhtiar, assassiné en France : on prend pour un nom ce qui n'est qu' un titre en –20, et non pas une identité. Il s'appelait en fait Phraatès. Crassus est ce général très intelligent qui oublia l'eau pour traverser le désert, et mourut dans le désert. C'est en - 20, par une température glaciale, que Phraatès IV a restitué à Auguste les zenseignes perdues par les Crassus père et fils à la bataille de Carres 33 ans auparavant. Ils avaient en effet traversé un désert, mais n'étaient pas morts de soif. "Il faudrait vérifier / les sources de Montaigne". Quant au roi Phraatès IV, il ne "pleura" certes pas sur quelques enseignes restitues. Il n'avait pas non plus à se faire pardonner quoi que ce fût. Belle revanche en vérité de récupérer les trophées...

    VII, 97-100.

    sC'est ainsi qu'un poète écrit l'histoire. Pourtant, il a raison dans ce qui suit : "C'est dès cet époque, hélas ! qu'ayant arraché leurs droits au peuple et au sénat, je suis tombée dans la condition que je redoutais". La destinée de Rome ne fut plus républicaine mais confondue avec son Chef :: je suis toute dans le Prince", sum tota in Principe, tota principis, "j'appartiens au Prince". Le Prince était le Premier du Sénat. Les rois furent chassés, les rois sont revenus. Ce pouvoir n'est pas tombé tout seul: excusso populi iure suppose que ce sont les droits du peuple qui se sont effondrés d'eux-mêmes, comme frappés de caducité. VII 101-102

    Les Romains de Sidoine ne sauraient reconquérir cette gloire passée. Nous nous gargarisons de même, nous autres Françaouis du XXIe siècle, avec nous fameux "Droits de l'homme" dont nous serions les initiateurs. Les Romains, pour l'éternité, restent les troupes casquées de la liberté disciplinaire. "

    "Et depuis César, je deviens un lambeau d'empire"... VII, 103.

     

    ..."moi qui en fus la reine". Ici l'expression devient compacte et mystérieuse, à la Tacite. La difficulté de l'historien le cède aux délices de la devinette. La langue latine aime à faire deviner, comme Brutus offrait des branches creuses, mais contenant des lingots d'or.

    VII, 98/103

     

     

    R. 122 mot 39 « sero » vers 110

    VII, 104 / 110

    Chaque empereur à cet endroit est rappelé par un tout petit détail, mais qui fait mouche, tant l'auditoire s'est mûri dans la science historique. A moins que seuls ces détails en questions n'en soient venus à obturer les livres d'histoire : Tibère à Capri se faisant sucer dans sa piscine, Caligula chaussé de caligules, Claude et sa censure.

    Mentionnons tout de même ce miracle de concision : vir morte Nero, "Néron qui ne fut homme qu'à sa mort". Il faut qu'une telle concision se soit accompagné d'une grande science des modulations, vocales et manuelles. Et le défilé continue, remontant à quatre cents années ; trouvez aujourd'hui un public susceptible de se souvenir de quoi que ce soit d'antérieur à la Révolution... Galba et Pison, qui n'ont joui que si peu du pouvoir, trouvent aussi leur place en cette évocation. Othon a renversé Galba, par bascule de dominos. C'était un "compagnon de débauches de Néron". Il se faisait des mines dans un miroir.

    L'adjectif turpis veut dire aussi bien que "laid", "honteux". Rome se trouvait laide, et le commentateur paraphrase. Quel récapitulatif. Quelle barbarie. Ce récitatif englue. Tu connais, aussi bien que tous, les faits et règnes qui viennent ici battre les parois du cœur comme un assaut féroce de courtes lames. Nous apprenions naguère à nos disciples toute cette série d'empereur, nos traces garnissent encore des classeurs soigneusement conservés, si d'autres les ont jetés. Ici notre lamento s'entrecroise à celui de Rome à devenir gâteux.

    Savoir si le ressassement désespère au lieu d’espérer ; Vitellius ne faisait qu'engraisser : "hideuse goinfrerie", « un ventre qui malgré la brièveté de son règne périt trop tard encore, sero perit » - chacun en eut son morceau, déchiqueté qu’il fût par la foule - tant ce pittoresque fait litière des profondeurs ; sans doute une armée entraînée remporte-t-elle des victoires, quelle que soit la nullité qui la dirige. Que d'heures nous avons passé à rabâcher l'histoire des Romains, en dépit des crétines interdiction ministérielles.

     

     

     

     

    R. 123

    VII 110/118

    MOT 40, « capta » 116

    Tout s'écroule, Vespasien, Titus, Pompéi et les murs de Jérusalem, d'où la peut-être imaginaire diaspora. L'Histoire est un contes de faits - « je fus alors la chose de Vespasien" - "Vespasien m'a eue, fatiguée" – lui qui ne nous laissa que les vespasiennes à ronger, tout en ayant la tête de pousser pour chier – il eut deux fils dont Titus, qui eut Pompéi, son frère . Domitien n'est pas mentionné : sa mémoire fut maudite. Ô combien de tyrans pour combien de braves ! Claude, Vespasien, Titus, "les Délices du genre humain" - depuis quand le bonheur dépend-il des puissants ? Mais enfin, passées les convulsions, vint l'apogée : Nerva adopta Trajan. Comment passa-t-on du tyran Domitien (que sa mémoire soit exécrée) au brave et bon Nerva ? VII, 112. 63,04, 3 On adoptait même des adultes. La paternité se comprenait mieux sous forme juridique et religieuse que sous forme spermatique.

    Trajan fut adopté à 44 ans. Mais qui me lit sait tout cela. Sinon depuis longtemps il m’a laissé tomber. C'est le meilleur des princes (on ne disait pas « l'empereur », on disait « le prince ») - à Cologne proclamé, « colonie Agrippine ». Puis ce nom même disparaît, et l'on ne retint plus que Cologne - si longue en histoire, si haute en cathédrale, avec ses sex-shops au sein des ruelles. Trajan ne fut pas fou. Au moins un. Il avait toutes les qualités, « honnête, infatigable ». Tout le monde s'accordera sur les louanges (prabanges) de Trajan. C'est où, Trajan ? Il mourut à Sélinonte, chez une vieille femme qui refusa de croire que ce fût lui. Ô province conservatrice des tombeaux. Rome regrette encore ce règne béni. Captive de son âge plus encore que des Barbares – talem captam precor, « telle, captive, je supplie » - de sa décrépitude, comme le laissent prévoir nos propres symptômes.

    Sidoine voit son beau-père en Trajan, vainqueur, poussé par le souffle de la Gaule, qui refoule les Goths aux gros renvois d’ognon : souvenez-vous d’Avitus, collabo. St-Germain du Qatar – priez pour nous. Ce ne sont plus des hommes qui naîtront, mais des foules. Dans nos larmes nos voix s’étrangleront comme en cauchemar, « étouffant la voix de la suppliante », vocem precantis.

    VII 110 / 118

     

     

     

    R . 124

    mot 41 « celsa » 124 ???

    VII 118/128

    Nous habiterons la douleur et le deuil, et nous serons priés de penser aux bonnes choses, sans plus. Les dieux sur nous se pencheront, Mars et Vénus ligotés en plein coït, Romulus déifié, tous ceux à tout hasard dont nous ignorons les noms, non pas ainsi qu'à la Toussaint nous les aimons tous nos saints. « La Saturnienne se laisse fléchir » : qui est-elle ? Junon, fille de Rhéa et de Saturne, sœur et femme de Jupiter., qui jusqu’ici poursuivait le pieux Énée sur son esquif. Voici sur ton empereur, ton Avitus, le tampon de certification vétérinaire. Cessons de réclamer aux dieux des miracles, des accomplissements de destinée, ou autres fariboles.

    Tu as su repousser maintes fois l'ennemi, consulte tes statistiques, enchaîne les calculs de probabilité : je vais (dit le poète) récapituler toutes les fois où tu as vaincu : après les triomphes, les beaux redressements. Tout reviendra. » Ô gyroscope emballé des hommes – sat celsa laborant, les sommets sont toujours tourmentés. La résilience jamais ne revint.

    Second catalogue, Porsenna l'Etrusque en fuite, le soldat qui nage dans le Tibre en s'aidant de son bouclier (Horatius Coclès!) ô comme tout me sort de la bouche. VII, 128

     

    R. 125

    VII 129 143

     

    La falsification perce à jour au vers 129, car Brennus (« Malheur aux vaincus ! ») ne s'est pas retiré de Rome : après avoir massacré les sénateurs, il avait obtenu le poids de son butin, sans être inquiété. Les Romains, invaincus sur leur Capitole, n'auraient jamais, malgré leur faim, bouffé les oies sacrées. Les Senons (de Sens?) n'étaient que des pillards, sans foi ni loi. Mais Hannibal, plus tard, nous l'avions bien vaincu, lui. Pourtant il avait soulevé contre nous les forces entières du ciel et de la terre. « Nous l'avons repoussé ».

    Déjà Rome tardive avait succombé aux attractions cosmopolites. Le destin n'est pas dans la pureté. C'est à chacun de nous d'entraîner la roue qui détruit et recrée. N'accusons pas la cruauté de la nature et du temps : nous les mouvons nous mêmes de nos mains. Le temps d'Hannibal n'est plus. La modélisation du passé ne garantit en rien l'avenir. Déjà le camp carthaginois « se tenait tout proche de nos murs », quand « la foudre accourut devant la porte Colline ». Jupiter craint pour son pouvoir. « La nature redouta que Jupiter épouvanté (paventem Jouem) ne prît part de nouveau au combat ». VII, 129-135 « comme à Phlégra » : les dieux, là-bas, combattirent les Titans, l'ordre enfin régna en lieu et place du Chaos. Mais notre dieu avait eu chaud. TELLUS CLARA VERS 140. Nous sommes dieux. Nous vaincrons le chaos. Nous réorganiserons l'univers, et l'intérieur de chacun de nous. Lutte contre le double, épinglé par Bonnefoy, illustre mort tout récent. Rome doit se relever. Elle n'a pas cessé de le faire et règne encore, avec ou sans Vatican, féroce, dévoratrice, mais plus jamais guerrière. A présent dépositoire où les gens courent, et roulent, parmi les vapeurs de pétrolettes. « Lève tes lumières torpides » ô Rome, « tes yeux languissants » VII 134- car c'est ainsi que l'on s'exprime en vers, et les rescrits de Clovis emprunteront bientôt leur langue à ces images-là, jusqu'à en devenir incompréhensibles, car le latin ne sert à rien. « La suie délaisse ton esprit purifié ».. vii  135

    Rome, on s'étonne de tes défaites ; mais que tu te redresses, rien d'étonnant. Apprends, je te l'enseignerai ! pour que se révèle à toi, morte de lassitude, l'endroit où tu pourrais du moins te redresser. VII 136 137« En peu de mots ». VII 138 De nos gaucheries gauloises émane une expressive conviction, Le poète soulève à lui seul de ses mots la Déesse-Ville abattue sur le sol, et la redresse étourdie. Que notre mère encore trouve assez de force, mais il est , nous dit l'infirmier, des phénomènes naturels contre lesquels nous ne pouvons rien. La patrie s'affaiblit. Mais l'Auvergne, issue du sang des Latins (« osant se prétendre frères du Latin et nés du sang troyen » disait Lucrèce (Bourgery traducteur se surpasse : Enée du sang troyen, trop drôle!) l'Auvergne, donc, terre illustrée par de vrais hommes tellus clara viris) VII 140 redonnera du sang neuf à tes veines épuisées, terre comme jamais auparavant la nature ne t'en avait offert.

    Apprenons de combien les trahisons de traduction peuvent enrichir et renouveler le texte original : ainsi la Pléiade jadis a-t-elle rénové les anciens Italiens et Romains. Ennius a tiré des Grecs ses vers encore empreint de balourdises. Ici d'un suc épuisé s'extrait l'inspiration nouvelle, et nous découvrirons un jour le renouvellement grâce aux vieilleries soigneusement dépoussiérées. Ainsi nos humanistes ont-ils retoiletté Plutarque et tant d'autres. Jusques à quand, renaissance, mort, jusqu'à épuisement du samsara et du karma, mélange et touillage. Loin de la ville prospère le sol fécond : reverdis-toi, Rome, France, prends appui sur tes campagnes, comme jadis l'Empire sous Vespasien, du pays des Sabins. Mais la greffe arverne jamais ne reféconda la souche romaine, ou si peu. Sol qui sitôt fendu par le soc a soif des semences… VII, 129-143 - 63 07 05.

     

     

    R. 126

    VII 143/162

    Semences donc « trop lentes à leur gré. « Ces « champs fertiles » (VII, 143) « découvrent à la vue une glèbe noire d'une fécondité mystérieuse, même si les bœufs s'abandonnent à la paresse » - il ne s'agit pas de la Colchide, mais de la Limagne, à l'est de Clermont. Pour les Romains, la vaste étendue cultivée reste le paysage de référence. Les montagnes attendront le romantisme. Pour nous les champs cultivés constituent le banal, il est vrai que nous ne mourons plus de faim. Que nous ne sentons plus par ici la menace du désert. [hic sqq, vers 151] et n'admirons plus la nature, du tout ; nous la plaignons, nous la préservons, nos extases ont quelque chose de la pitié au chevet du mourant. L'Auster, (145) on s'en fout. Nous ne confondons plus le Nil et la Libye, Toulouse et Mulhouse. Rien ne nous semblerait plus « épicier » que d'admirer une plaine, une vallée, à proportion de la bouffe qu'elles produisent. Le Gargare est une autre terre célèbre pour sa fertilité, aux alentours de Troie, l'antique. Mieux encore, la Phrygie ou Mygdonie, aux environs de Salonique. Passage particulièrement aride pour le lecteur. « L'Apulie et la Calabre lui cèdent le pas ». Enterrez-vous dans la Limagne, bande de bouffe-poireaux : l'Arverne (149) est l'unique espoir du monde, et non pas la Croix. Jamais nous ne serons assez surpris que Sidoine ait à ce point basculé dans le proto-sulpicien, alors qu'il n'a pas fait la moindre allusion au christianisme durant toute la première période de son âge adulte.

    L'Arverne ou Auvergnat sera donc le sauveur du monde, comme jadis l'âme de la résistance gauloise. Mettons que Sidoinedissimule sa vanité locale sous des louanges agricoles ou ethniques. La vaillance guerrière des Gergoviens (152) fut bien connue, les voici à présent sous Avitus, et avec lui, pour régénérer le Latium. A pied, à cheval. Enfin le patriotisme éclate, enfin César vaincu montre ses vraies syllabes : je n'en veux pour preuve testis mihi Cesaris hic, ici, nimium Fortuna pauens, « que (l'extrême peur) l'effroi de la Fortune de César » (150-151) : nos Gaulois peuvent-ils renverser le sens de la faveur divine, à eux seuls !

    Que ne feront-ils pas, eux qui furent capables de refouler dans leur camp les meilleurs soldats d'il y a cinq cents ans, s'ils deviennent à présent les chefs de leurs anciens vaincus ! Nous tremblons. Gergovie, en tête de vers (152) s'appelle aujourd'hui Merdogne. Grandeur et décadence. Les Romains, « résistant avec peine », faillirent se faire déloger de leur propre camp. Mais un autre site revendique le haut lieu ; à 6km de là. Il est donc indiqué, à présent, de célébrer « les ancêtres d'Avitus ». « Mais si j'ai voulu que les Arvernes fussent si forts, c'est que je destinais Avitus à marcher sous ta loi, ô Rome. » Beau sens de la hiérarchie. J'ai lu aujourd'hui une remarque de bon sens : les Arvernes, derniers à accepter le joug de Rome, furent aussi les derniers à le défendre, lassés de tant d'empereurs successifs et mortifères. Avec Avitus, il pouvait encore se faire illusion. Nous avons remonté le cours du temps. Sidoine rappelle tous les ancêtres de son glorieux beau-père ainsi qu'il l'exprime en vers allusifs, d'abstruse construction - enfin démêlée. Que d'ancêtres ici entremêlés, dont Philagrius fut le premier maillon. Mais Sidoine est seul à le citer. Nous voici aux Enfers, où les fronts des illustres reluisent. VII, 143-162

     

     

     

    R. 127

    VII 162/175

    Mot 40 : gesta viri v. 163

    Et rassurons-nous : tu seras Marcellus, tu succéderas à tous tes aïeux tu les dépasseras de trois coudées, on n'appelleras plus tes aïeux par leur nom, mais par rapport à toi : nom plus Untel ou Tel, mais le grand-père ou le grand-oncle d'Avitus. Ô rengorgements ! Tu as toute tirée la couverture à toi. Loin de te glorifier de la gloire de tes ancêtres, c'est toi qui fais rejaillir sur eux ton éclat d'à présent, VII 162 et de qui suis-je l'obscur arrière-grand-père ? Avant quel Jésus-Christ vivons-nous ?) - foin des vanités périmées. Assez ri, renvoyons dans les cordes ces coquardeaux : « Je chante les armes et l'homme » : « toi seul , Avitus, ennoblis tes aïeux. Je veux faire connaître les exploits d'un si valeureux héros, tanti / gesta viri, et retracer brièvement ses premières années ».

    Belle exergue. Il faudra se reporter au Panégyrique de Trajan par Pline le Jeune, puisqu'il a fourni le modèle (ou « le moule ») d'un tel exercice de style : le panégyrique…

    63 08 28, VII, 162. Et soyons bien pompeux. Encensons le ventre rond de sa mère, car « la valeur n'attend pas le nombre des années ». Sombrons dans l'emphase. Laissons à Jupiter le premier rôle (nous l'avions oublié : la première personne du singulier, c'est lui) ; Sidoine l'incarne et rappelle en son nom les faveurs précoces du dieu. Personne n'y croyait plus. Le père lui-même d'Avitus fut « effrayé » VII 166 des présages rabâché par les siècles. On prit les augures. Rome avait cependant changé sa religion. Sa panoplie olympienne encombrE les poètes pour plus de mille années encore. Si le père est effrayé, c'est de voir son tout petit enfant promis à la gloire, car la gloire est sanglante et son parquet glissant. Mieux valait encore un destin obscur. Mais voilà : tant de signes sont transparents. Plaise aux dieux que pour une fois Sidoine nous en dispense : serpents, torrents de feu et tremblements de terre, que tout cela ne fasse que l'objet d'une allusion – Zeus merci, il n'est question que des réactions paternelles. Celui-ci obéit à Jupin comme Abraham à Dieu : mais il va forger son fils à la dure, et c'est ainsi que des clichés cèdent la place à d'autres, aussi prégnants : il l'endurcit au froid, il lui glace les pieds à courir dans la gelée blanche et à casser la glace.( VII 172/3

    La similitude des « enfances de chef » mène à confirmer cette audacieuse assertion : nous vivons tous, en gros, en somme, la même vie. Il n'est que de vagues circonstances à mettre en relief, pour donner l'illusion de destins individuels. En ce temps-là, tout militaire et tout sportif (c'est tout un) apprenait les vers et la prose, et la déclamation cicéronienne. Jupiter et Avitus se tiennent par la main, car le dieu ambitionne de grands desseins pour son si visible protégé. VII, 162-175

     

     

     

    R. 128 Mot 41 : lupam, 181

    VII 176/197

    Ô connerie, inspire-nous. Marche avec nous dans l'ornière, et pousse à la roue. C'est Jupiter, tout de même, qui parle à Rome, et ces fictions résonnaient encore dans les cœurs circoncis de frais. Le futur empereur, dont rien en fait n'avait laissé entrevoir l'avenir, commence par les codices, « codiquès », avant de se lancer dans les combats de massues. Gargantua doit beaucoup aux enfances héroïques et romaines, et tout notre passé vient de là, des racines qu'on piétine. À défaut de la guerre, c'est la chasse qui sert d'exutoire, on tue des fauves, on s'exerce les muscles. Et ceci dès l'enfance. VII 178

    Sidoine ici se surpasse : il nous apprend d'abord que l'animal est enragé, que c'est une femelle aux « babines ensanglantées », VII 179 qu'elle s'efforce d'apporter leur « repas » à ses petits tout en restant jeun : animal particulièrement féroce, attaqué près de ses petits, méritant d'être embroché à la lance, et qui surgit devant notre jeune homme à peine sorti de l'enfance. VII 180 Or justement, notre Avitus, futur beau-père et futur empereur, n'a pas d'armes : « Trop petit ! » Mais comme « des fragments » (de rocher) se trouvaient là, sur le sol, ce héros précoce en balança un bon bloc sur la tronche d'une louve, enfin nommée : rabidam, parantem, lupam enfin au septième vers : rageuse, en chasse de bouffe, une louve. VII 181

    Qu'importent les petits ? les cœurs de pierre éclatent le crâne de cette mère infortunée, à l'ancienne, à la rude, à la préhistorique, la chair de la mère, et si vous y tenez, Sidoine ou Jupiter nous le montreront avalant la chair crue près d'une dépouille palpitante, mais au moins, « le roc demeura dans la blessure ». Une bouillie de cervelle surexcitait la vaillance des champions, les droits de l'homme et de la louve n'étaient pas encore gravés. VII 182 Ce que Sidoine n'a pas relevé (le voilà déjà dévié sur Hercule, brute proto-humaine) c'est que la louve, avant d'être un fauve, représente aussi la nourrice de Rémus et Romulus : ceux-là tétaient le lait, Avitus en aurait-il tété le sang ? 69 09 22, VII, 182 Hercule, c'est la force humaine défrichant toute chose, ronce, épines, monstres.

    On l'appelle aussi Alcide, petit-fils d'Alcée, roi de Tirynthe. J'ai vu de loin, depuis l'autocar, ces ruines indistinctes. Je n'ai pas jugé bon d'en informer les connards qui nous servaient de compagnons de voyage. Ici je fais du Carrère. Alcide, « alkè », « la force », erre parmi les replis buissonneux de la montagne ; il rencontre un monstre, lequel ? Comme un indien sans cervelle, il a oublié jusqu'à la moindre de ses armes. Haha ! Que va-t-il faire ?

    99 mot 42 : « feras », v. 189

    L'étrangler à mains nues, parbleu. Le soulever par les couilles jusqu'à ce que sa barbe ne touche plus le sol. Hercule n'a pas sa massue de chêne. Ne pas oublier que je le connais depuis mes dix ans, car mes parents veillaient à mon éducation. Il n'a pas non pus de carquois, car, quoi ? Il est venu comme il était, à poil ou à peu près. VII 184 Tremblons, lecteurs assoiffées de lutte. Il tremble de colère notre chien, VII 185 l'ennemi est proche, il l'a flairé, il n'est d'autre Dieu que Zeus. Son courage est piégé ? castame directe. La fin de l'histoire est connue. Avitus le Gaulois règne son compte au sanglier, l'étrangle et l'encule. Des guillemets apparaissent : qui parle, et à qui ? « L'éloquence, c'est de dire quelque chose à quelqu'un ». Françoise DOUAY-SOUBLIN, « RHÉTORIQUE  », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 17 octobre 2016. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/rhetorique.

    Moi aussi, je sais faire chier le lecteur. Il reste peu de chose à dire, mais je les dirai, nous assure l'ouvreur de guillemets. Suivons nos humeurs. Étranglons le sanglier, enculons-le. Lonlaire. Avitus subjugue les dogues avec un collier de chaîne et non pas de chapine, et leur enseigne à débusquer les fauves, feras, de leurs tanières, où putain de bordel de Dieu y a pas moyen de roupiller tranquilles. JAMAIS PERSONNE N'A ÉCRIT AUSSI MAL ET JE VOUS EMMERDE. La truffe permet de repérer à l'odeur, sans traces matérielles : miracle du nez de chien ! Vous rendez-vous compte des conneries où s'abaisse le louangeur ! Le chien est obstiné, ne s'appelle pas Humbert mais provient d'Ombrie. VII 191

    La seule tache de poésie est ici de nommer les boutoirs de la bête les « lunes », blanches sous la gorge noire, traduite par «hure ». C'est un jeu de les briser : faut-il viser entre les dents ou les épaules ? On tend le bras, comme ça, on le fait bien lutter, bien gonfler le muscle, et han ! dans les dents ! L'arme du chasseur, c'est l'épieu qu'on enfonce, en un coït mortel et prétauromachique. La bête n'est qu'une proie. Ça lui fait mal de se faire transpercer, mais l'antique est cruel, le futur empereur et beau-père est un homme, un vrai, on bouffera du sanglier ce soir. VII, 194 63 10 17. Alors, en un raccourci prodigieux à travers les siècles, Sidoine nous présente l'idyllique, le préhistorique tableau du mâle qui revient de la chasse, ô Lucrétius ! sous les regards admiratifs de sa famille, présentant la sotte hure hérissée de sa proie, qui ne fit plus peur car le chasseur au gros épieu l'a réduite à la mutité.

    VII  176/197

     

     

    R. 129 mot 43, per nubila vers 205

    VII 198 / 204

    Vite, vite, une comparaison, de la mythologie, de l'héroïsme versifié, de l'étiquetage : qu'il soit question des « champs Pandoniens » VII 198 c'est-à-dire de l'Attique, et de la chaste Tritonide, c'est-à-dire Pallas, née près du lac Triton. C'était notre question superbanco, poétique autant qu'un pet en plein Wagner. Athéna, carrément. Né à Mézy-Moulins, je serais à ce compte un Marnais, ou Mézymoulinois. Carrère, tu composes comme un con, tes interventions personnelles relèvent du plus pur fléau. Hippolyte rayonnait de sueur parmi tout son visage, alors comme ça, la sueur, c'est la sérénité ? Une mère et une belle-mère, dès le plus jeune âge ? Une fureur crétoise qui le poursuit ? Quoi ? C'est la Crétoise qui brûle d'une double ardeur, et « dépasse les mères par la tendresse et les marâtres par le mensonge ? VII 201 Phèdre ! Fille de Minos et de Toute-Lumière, Pasiphaé ! Amoureuse d'Hippolyte, dont elle est à la fois la mère et la belle-mère ! Mais bien entendu ! Ma belle-mère était ma mère ! Et quel rapport peut-il y avoir je vous prie entre Avitus le moche et Hippolyte le beau ? Notre empereur bougnat resplendissait-il au point d'exciter les glandes femmes ? Plus besoin du vol des oiseaux ! Sera-t-il dit que tout matamore paradant avec une tête de sanglier (pas la sienne) nécessairement montera sur le trône !

    Oiseaux divins que la nature donne et divulgue afin que le peuple connaisse l'avenir ! Mais c'est lui, Avitus, qui aime les oiseaux, les volatiles, pour les tirer ! Quand on aime les animaux, on les tue ! « La chasse aux faucons », nous dit la note, devenue courante en ce temps-là, mais inconnue de Rome dans le temps… Des oiseaux deviennent des rapaces, des ravisseurs, contre leurs propres races ! Tartarinus Avitus de Beaucaire améliora la chasse au vol, au point de l'avoir inventée ! Re-carrément ! Procès, condamnation aux coups de becs à travers les nuages, per nubila ! Que je devienne fou, pourvu que ce soit moi ! « Le combat dans les nuées », vous dis-je - Avitus Imperator ? - Présent !

    VII 198 /204

     

    R . 130, mot 44 : praestat, vers 211

    VII 206/211

    Avitus « vainc les oiseaux par le vol », à tire d'ailes, imitant la rumeur des applaudissements de plumes, « mieux que lui, l'empereur, aucun lutteur ne l'emporte par ses griffes. Ensuite, par ici la caisse, le chasseur lui subtilise sa proie. Le futur chef d'État est bon chasseur, bon oiseleur : à coup sûr, il sera le meilleur pour diriger l'Empire. Quand on sait chasser à ce point, les Grands de ce monde ne peuvent que venir vous trouver pour monter sur le trône.

    Si j'avais su j'aurais chassé. Pêché. Empalé d'innocents asticots, preuve de virilité. 63 11 14, VII, 206 .

    63 12 09

    Annonçons déjà que plus tard, lorsqu'il fut évêque, Sidoine a joui de la plus grande admiration, que l'on devait au plus grand poète de ce siècle-là, Redorons notre idole si souvent, si aigrement contestée. Ici, Avitus intervient. Le voici jeune, isolé, l'année 418 règne, et le voici qui obtient, malgré tout, l'abolition d'un impôt qui grevait le budget des Gaules : une amende, pour avoir soutenu l'usurpateur Jovin, aristocrate gaulois, qui n'a régné que quelques mois en 411, exécuté à Narbonne par le préfet des Gaules. Et l'incapable Honorius put continuer son règne. Mais le jeune Avitus obtint la levée de cette punition fiduciaire, qui ne s'exerça que pendant cinq années ; Honorius devait associer à l'empire le mari de sa sœur, Constantius, qui avait abandonné ce fameux Jovien, prétendant éphémère. « On n'est jamais trahi que par les siens ». Et c'est le même Constantius qu'Avitus osa affronter : ce traître qui a livré son complice Jovin pour se réconcilier avec Honorius. Traître à la fois à son souverain, puis à son complice.

    Un cambrioleur qui livre son complice à la police, et puis devient policier : Constantius est le plus puissant dignitaire, « il fait droit à toutes ses demandes », omnia praestat.

     

    VII 206/211

     

     

    R. 131, mot 45 : Theodore, v. 218.

    VII 212 / 220

    Notre grand dignitaire, traître mais majestueux, admire un tel talent (on décapitait vite en ce temps-là), admire un tel jeune homme aussi sage qu'un vieux : Sidoine s'identifie à ce futur beau-père, comme lui jeune, sincère et talentueux. Il a même embouché la propre trompette de Jupiter, qui répond à Rome depuis des dizaines de vers. Donc, Rome, sèche tes larmes de grand-mère, et reprends espoir : tu as devant toi un chef, un Duce, VII 214 qui sait négocier assurément, mais aussi balancer des mandales en pleine gueule. La Gaule est en pleine tempête : l'ennemi, ce sont les Goths, les « Gétiques ». Ils s'installent, ils sont encore là, il faut les ménager, ils viennent de convaincre Avitus d'escalader le trône. VII, 217, 63 12 09.

    Mais Sidoine fait l'historien. L'histrion historien. Il mentionne en accord d'installation, où Théodorus, « pas autrement connu » dit Loyen, servit d' « otage de haut lignage » : nobilis obses ,tu, Theodore, venis,VII 218 « toi, tu viens », chacun voyant alors très bien de qui l'on parle. C'est lui qu'Avitus réclame, car il serait de sa famille, au sens étendu de ce mot. Avitus, vêtu paraît-il à la romaine (qui peut l'affirmer?) se tient devant toute une cour en peaux de bêtes. Il affronte des fauves domestiqués de frais JAvitus encore notable incouronné se fie à ces Barbares sur leur parole. Face à lui, Théodoric premier, à Toulouse, to loose.

    Pourrais récupérer mon otage siouplé.

     

    VII 212 /220

     

     

    R. 132, mot 46 : Pyrrhus, v. 226. Attention, vers 422 en attente plus bas

    VII 220 / 235

    Théodoric VII 220adopte la forme grécisée de Théodoris. Il a déjà mérité son égalité, avec ce que les gréco-romains présentent de plus noble. Partout dans le monde, even apud Barbaros, la parole donnée est sacrée, la vie sauve jurée se respecte religieusement, id est scrupulozé. Tu es beau, Avitus. Beau-papa, je t'admire. L'agneau se jette dans la gueule du noble loup. Magnifique spectacle, grandeur et gloire, esthétisme de tableau pompier. « C'est ta tendresse qui plut au roi farouche » - VII 222 Sidoine construit, Loyen badigeonne : «  (chose admirable…) que que pour avoir été délicat, tu aies plu à ce roi féroce ». « Peu à peu il apprend à t'apprécier pleinement » « et du fond de son cœur et de ses sens il veut que tu soies à lui » - qu'il est facile de dire « je fais mieux que lui », quand le travail est défriché. Peut-être devrait-on là borner son effort, quand ne viennent à l'éponge que des traits convenus. Tout est reconstitué. Avitus s'était-il confié à son beau-fils. Quels rapports existait-il vraiment.

    Étaient-ils corsetés. « Mais tu méprises de traiter un ami plus haut qu'un Romain ».VII 225 Ce roi vêtu de peaux de bête ne t'empêche pas de le considérer du haut de ta condescendance. Tu n'es pas un collabo, « tu te refuses à placer l'amitié au-dessus de Rome ». Badigeonnage encore. Était-ce alors perçu comme rodomontade, ou comme outrance tolérée ? Comment pensaient-ils ? Cette retenue le stupéfie, augmentant son respect. C'est une retenue, non pas un échec. Deux hommes s'apprécient, mais craignent de le laisser paraître. Il ne faut pas que la diplomatie perde la face pour autant. Le privé se heurte au public, bien que les relations personnelles ne soient jamais absentes des contacts officiels.

    L'analyse marivaudale, à bout de subtilité, se laisse submerger par la crue historique : caution doit être prise dans l'héroïsme du passé. « C'est ainsi, Pyrrhus, que tu voyais Fabricius tout raide » (et non pas « inflexible ») - rigidum sic, Pyrrhe, videbas / Fabricium.VII 227 Mais Fabricius était vainqueur, tandis qu'Avitus vient en réclamateur. De même chacun aujourd'hui se réclame du général De Gaulle - « comme le pauvre repousse, d'une âme riche, les richesses que tu as amoncelées » VII 228, 64 01 07.Tu es pauvre, ô mon ennemi. Tu mendies. Tu n'es qu'un roi, le roi des pires.

    Ton or est sans valeur, « pour un Romain », ajoute Loyen ignoré d'Anglade (« pas même entendu parler », à chacun ses sources bien sûr, mais tout de même… Ignorer Loyen… sur son portrait de centenaire, Anglade arbore un sourire béat, épaté, alzheimerien. Paix à lui ; il nous a tous honorés - possède-t-il encore sa belle chevalière ?) Alors Majorien passe sous les ordres d'Aetius, qu'il faut lire « Écius ». Depuis longtemps les troupes ne sont plus constituées que de mercenaires « Scythes », dont Sidoine utilise le nom comme générique de tout barbare, car ça sonne mieux. Mais ils n'ont pas conscience de ce qu'ils défendent, ils ne le ressentent pas.

    Majorien change de père, de chef d'armée. Le colonel est père de son régiment. La paraphrase se poursuit. Présentez – armes. Reposez – armes. Je n'ai pas su m'y faire. Le saut de la girafe. Ne rien laisser perdre. Rigueur mystique et non factuelle. Aétius avait vaincu maintes peuplades aux noms retentissants : les Juthunghen (habitants du Jutland danois, descendus en Bavière ? leur nom signifie « les Descendants »), les Vindélices qui sont un peuple et non pas un nom, également en Bavière. Alors surgit le Belge, résidu de gloire, que tu « délivres », « envahie par le cruel Burgonde ». Les pompiers courent d'un feu à l'autre en vitesse, à la frontière et non pas au lointain Danemark. Là, tout près, à proximité. Ô humains, dans vos bacs à sable.

    VII 220/235

     

    R. 133, mot 47 : gerens, vers 243

    VII 236 / 244

     

     

    Chaque tribu défile encore, longue chute de mortels, malgré la course de l'un, les javelots de l'autre, la natation des Francs, le bouclier cliquetant des Sauromates, race de lézards ? VII 236 Non, mais à l'origine des Amazones, au nord du Pont-Euxin. Ils avaient même vaincu les Scythes, juste bons à se réfugier comme alliés dans les rangs des Romains, qui tenaient en laisse des races multiples ; les Sauromates, aussi, à la trappe ! Devenus invincibles depuis qu'ils sont sous les ordres romains ! Le Salien est de pied solide : vaincu lui aussi, enrôlé ! Et « le Gélon », fameux par le maniement de la faux : komm mit uns ins grosze Heer ! Passage de sève molle dans la sève dure romaine ! En vérité, la chose est plaisante.

    Les Romains assimilent, digèrent toutes les supériorités d'autrui ! Mais leurs germes et autres cysticerques les contaminent, Leurs arêtes vous resteront dans la gorge après gonflement, vous ne pourrez plus les extraire. Ils sont dehors, ils sont dedans. Ils se combattent l'un l'autre, mêmes armes ici ou là, et Rome suffoque sous ces haleines mêlées, s'imaginant les dompter – les Gélons, voyons voyons : ils mélangeaient le scythe et le grec. Des Scythes bâtards… Peuple des faucilles ? Étymologie de « Scythes » ??? 64 01 21, VII, 237. « Tu surpasses enfin, pour l'endurance aux blessures, ces guerriers qui, dans l'affliction, cachent leurs larmes dans le sang de blessures volontaires »  - ici le latin échappe à ma science, l'ellipse atteint des sommets, et ce n'est pas sans une longue tradition qu'un moderne a pu le surmonter. VII 240

    Le reste est assez enfantin et furieux, puisqu'ils « se labourent les joues de leur lance et rouvrent, sur leur visage menaçant, les rouges cicatrices de leur plaie. » Ainsi les Amérindiens chantent-ils avant de mourir. Le texte est beau, C'est ainsi, « pour conclure », que l'armée romaine joue au « creuset des nations », ce dont on nous rebat les oreilles. Et ce qui risque d'amener le même résultat que le « vivre-ensemble ».

    Voici à présent un morceau de bravoure, tant il est vrai que deux hommes se foutant sur la gueule jusqu'à ce qu'un seul survive, de l' Iliade aux westerns spaghetti, reste le motif favori de toutes les déclamations. Adoncques, à grands renforts de trompettes, oyons le « Combat singulier contre un guerrier hun de l'armée de Litorius ». Plus de 50 vers, o porca miseria : « Dès ces premières campagnes » ne correspond pas du tout au texte latin. C'est bien à moi vraiment de faire observer cela. « On lui confère à lui, tout fier, le titre d' « illustre ». autant dire de Haut Dignitaire, ce qui ne veut rien dire, mais fait très bien sur la carte de visite. VII 241« Avec sa cuirasse d'écailles » si commune ensuite, et « portant le visage blafard » - livida (…) ora gerens – sous la rouge aigrette (voici de l'Andromaque) (mais c'est avant tout «l'insigne d'un grade élevé dans la hiérarchie militaire »), Avitus « rapporte chez lui ses armes ternies par la vie des camps ».

    VII 236/244

     

    R. 134

    mot 1 : nova bella

    VII 244 / 260

    Mais il rebondira. « De nouvelles guerre » - noua bella – VII 244 « éclatent « , Superman reprend du service. Le barbare, celui du moins qui n'a pas été engagé dans l'armée « romaine », s'est permis de pisser sur les murailles de sa ville natale, « Arverna ». Avitus va donc remporter l'étape. Il sert, ce jour-là, dans l’armée de Litorius : qui est-ce ? VII, 245 Il a vaincu la « bagaude » armoricaine (le « bagad ») - parfois des bandes ainsi s'agglutinent, attaquant d'abondants magasins, assemblées mouvantes de vagabonds armés. Tels sont alors les triomphes des généraux… Combattre aussi des barbares avec une armée d'autres barbares, ici, les Wisigoths, grâce à ses cavaliers « scythes », traduisez « hunniques »VII 246. Et ces Huns ne se gênent pas pour piller, pour incendierle pays des Arvernes.

    L'armée dite « romaine », « qui ne fait que passer », apporte bientôt plus de ravages que si l'ennemi. Et pourtant, Litorius est un lieutenant d'Aétius, vrai Romain de la Bulgarie romaine. Il va donc falloir se prémunir de ces barbares auxiliaires qui se comportent « comme en pays conquis ». Un grand gaillard, « plus brute que les autres », cogne un Serviteur d'Avitus l'Arverne - VII 251 tu apprendras, « romain » ou pas, ce que vaut un Gallo-Romain Arverne. À tes dépens. Le serviteur s'abat, crevé, « quand mon Seigneur et Maître saura ça, tu peux compter tes abatis. » VII 253 - c'est comme si déjà sa vengeance était prête, un lien médiéval déjà unit le vassal à son maître.

    Parvenu sur les rives du Styx (plus solennel qu'un enfer chrétien) il sait déjà que l'autre part de son propre corps, Avitus lui-même, viendra régler ce point de détail meurtrier. Avitus plus Arverne que Romain. Ce n'est qu'un « fait divers ». Il appartient au poète 'en faire une énorme chose, à grand renfort d'emphase et de figures de rhétorique : six verbes en un hexamètre, assez ridicule succession de mimiques dessinées, le gros violent qui rougit, qui pâlit, qui « frissonne » et qui « bout ». « Mes armes ! Mes armes et mon cheval ! » Médiéval, disions-nous.

    Le haut gradé passe par toutes les couleurs et grimaces, se sent personnellement atteint, aime plus sa moitié perdue que sa moitié vivante, son serviteur tué que lui-même blessé, mais « au cœur »... VII, 244/ 260, 64 03 06.

     

     

    R. 135

    VII 261/269

    Le héros se déchaîne, bondit (prorumpit), crie « aux armes ! », dégouline de sang, s'essore la cuirasse, s’émousse le glaive sur les Barbares et bref, ce n'est plus un sanglier cette fois, mais un rustaud vêtu de sanglier. La lance ne perce plus mais il va la faire percer, l'épée est crantée comme une scie mais on va la faire scier, les ennemis sont non pas même des autres, mais un collectif neutre, un pluriel informe, il faut tailler dans la viande. C'est avec ça, et rien d'autre qu'on va, ni plus ni moins, sauver l'Empire Romain. Nous avons admiré les viandards, de la Rome Antique à la Rome catholique. Juste une chair que nous avons serrée entre nos bras et qu'à présent nous écartons avec horreur.

    Mais auparavant, il a faut s'armer, car c'est un sacrifice, de tuer : la chose est religieuse. Du fer pour serrer les mollets bien irrigués d'artères, bien luisant sur le crâne bien dur, le casque sur la tronche rouge, où la chair du boucher imbibe la ferraille. Et à cheval  ! Pauvre bête, qui sautait en l'air aux moindres mouches ! Le tableau s’anime, les portes s'écartent – que dis-je, « il arrache les portes de leurs gonds », carrément, c'est le Vulturne en crue, et mieux : « le Courage, la Douleur et l'Honneur lui font escorte ».

    Pour les nombreux lecteurs du Roman de la rose, rien d'étonnant, sauf la date : 700 ans d'avance au bas mot. À Rome, il est héroïques d'affronter la mort, surtout quand on va la donner, que va donc devenir la pauvre porte elle aussi sortie de ses gonds et si lamentablement arrachée derrière soi… VII, 261/269, 64 04 02.

     

     

    R. 136

    VII 269/278

    mot 3

    « Sans répit il attaque (pétit, « il recherche », avec ap-pétit) du bout de sa pique les escadron armés, cherchant le combat en combattant, et à travers l'armée tremblante, par le trépas d'un grand nombre, il la récompense, de ce qu'un seul lui reste caché ». Un seul coupable évidemment ; donc il la punit... C'est ainsi qu'on devient héroïque. L'envers, c'est la mort donnée. Ce n'est pas seulement s'efforcer de troquer le victimat contre la bourrellerie. C'est aussi passer du côté de la force, du côté de l'Univers inhumain, transhumain, dépassant l'humain. Le Tout ne fait pas de sentiment. Pourtant nous éprouvons des sentiments, qui proviennent d'un autre pilier de la Kabbale, du Tout.

    Cet homme pourtant qui fonce entre les bataillons recherche un insulteur. Et comme rien ne se fait sans modèle, c’est le petit-fils d’Éaque, juge aux Enfers, que l’on évoque, Achille en personne, « en quête du Phrygien Hector » : sa lance provient de Macédoine, pays sanglant de l’Émathie. Tout nom se voit ainsi relevé d'une épithète géographique. Une fois fois donc son ami vengé, Achille a rassasié sa douleur. Mais à présent, ces « viles hordes », il se contente de les bousculer, de les culbuter, comme du bétail : il les « rue à bas », seul contre « une amplitude de peuples», en vrac : le combat noble se livrera face à face, à égalité de respect.

    Le sol nage dans le sang répandu, et la foule massacrable « hébète », « émousse » son arme pesante.

    VII, 269/278

     

     

     

    R. 137, mot 4

    VII 279/294

    Le critique se doit d'éviter à tout prix la paraphrase. « Dans chaque blessure », « à chaque coup », traduit Loyen, « il croyait voir tomber Hector absent ». Mot à mot : « Hector, pour lui (sibi) tombe absent ». Le français a besoin de béquilles compréhensorielles. Le guerrier dont il est ici question cherche un homme à abattre, et massacre tout ce qu'il voit. On livre au grand Avitus le fauteur de trouble, le grand massacreur qui tape dans le tas. Nul doute que notre grand homme et beau-père ne manifeste un jugement digne de Salomon. « Eh bien, ô toi nourri sous le pôle arctique, qui te mets en fureur... » - très bien commencé ! « et qui tues un homme désarmé, «viens (donc) te mesurer à un homme armé ». Avitus, futur empereur, va montrer à ce barbare boréal de quel bois gaulois il se chauffe. Et encore », ajoute-t-il,  je suis bon : « Déjà ma colère t'a beaucoup accordé ; et si j'avais écouté ma paire virile, tu serais déjà dans les choux, que tu arroses de ton sang surgelé. » « j'ai accepté que tu te battes, espèce de con indiscipliné. Maintenant je t'ordonne de cesser. Il est bon de tuer quelqu'un qui se bat. »

    Notons que le future empereur se bat contre un auxiliaire hun, de l’armée dite romaine, mais qui se comporte « comme en pays conquis ». Ce sont les Goths qui vont remettre de l’ordre. Mieux que les Romains, même pas capables de commander leurs troupes. Viens te battre, si tu es un homme. Tu vas crever. Du wirst sterben ! « Il (me) plaît de (ne) tuer (qu') un combattant. » Le latin est tout dans l'ellipse. « Ainsi dit-il » Il saute en plein milieu, l'homme équitable ; celui qui combat d'égal à égal, Et l'adversaire, d'un coup, voit tomber sa propre férocité. Est-ce qu'il renonce ? s'adoucit, ou même, s'enfuit ? Ou bien consent à lutter loyalement ? Chaque mot est un carrefour. Dessine une menace, propose une voie. Déjà, l'empereur saute en terrain découvert. L'adversaire ne se dérobe pas. Il reste donc en pleine forme, il relève le défi. Et sitôt que les poitrails s'affrontent, la foule frémit de désirs adverses » (peut-être bien que l'on parie), et, suivant de près tous les coups, « elle reste suspendue à l'évènement ».

    Les humains se battent, s'aiment, se défient. Les vers suivants sont violents : malheur à l'homme qui a peur ! Premier assaut, deuxième assaut, troisième assaut 'à moins qu'ils ne se tournent seulement autour), « voici qu'il vient » - qui, « il » ? Le futur beau-père. Il transperce de sa lance haut levée l'homme sanglant – sanglant de son sang, ou de celui qu'il a répandu avant, quand il tapait comme un sourd ? «Il atteint les confins du dos, « ayant rompu son thorax deux fois transpercé » (à l'entrée, à la sortie). Courage. Ils se sont tourné autour, on appelle cela des « voltes »,

    Et ce n'est pas Avitus qui vient, mais sa lance, comme animée d'une force propre. L'influx du maître passe dans le bois. Et ce n'est pas seulement le thorax, mais bel et bien la cuirasse qui se trouve transpercée. Et tandis que le sang, par le double trou – sanglote, glougloute, la double blessure s'empare de cette vie hésitante. Obligeamment, le traducteur précise que cette vie-là se demande par quelle blessure elle va s'échapper. Ô sens de la précision, de la concision, des sous-entendus implicites ! Forcément implicite. Avitus a passé l'épreuve physique. Reste l'épreuve administrative. VII, 279/ 294, 64 06 02.

     

    R. 138

    VII 295/308

    Avitus devint donc préfet des Gaules, quelque chose comme gouverneur. C'est assez dire son prestige. Et c'est toujours Jupiter qui parle, et prononce le serment par le Styx : « Je t'en prends à témoin, sombre Styx » - temet, Styx livida, testor - « le héros fut l'un de mes Préfets » - la Gaule, la vraie, ma Vlást, « pâlissait devant la colère des Gètes » le préfet honore les années 430. Ætius n'était-il plus qu'un homme brisé ? Non, mais lointain.

    Avitus, toujours lui, va nous remettre tout cela en ordre. Ordem e progreso. Accumulons juste encore un peu les catastrophes : les dommages de territoire (l'invasion) s'étendaient librement. Les troupes romaines, composées de Huns, ne sont pas les dernières à tout ravager. Les ascendants de Théodoric et Théodoric lui-même fixaient leurs prétentions à la frontière du Rhône, et les Goths, les Gètes, tout ça par-dessus bord, y parvinrent sans coup férir, juste en déménageant, sournoisement, un peu plus vers l'est.

    Mais les Goths ont vu les Huns, les « Scythes », sous leurs propres murailles à Toulouse, ils ont éprouvé de profondes chocottes, et « rien n'est plus redoutable qu'un homme qui a eu peur », formule à graver dans mes tablettes. Litorius en effet s'était efforcé de reprendre Toulouse aux Goths, avec des troupes de Huns. Il fut capturé, exécuté en 439. Il ne te reste rien, ô Rome. Ta couronne est tombée dans le crottin hunnique de tes propres alliés. Mais Avitus « est arrivé » : du haut de son tabouret, d'un moulinet de sa grande épée, il va te disperser tout ça, malgré l'absence de garnison.

    D'abord, ô ruse, « il renouvelle le traité » : celui de 418, qui donnait l'Aquitaine aux Wisigoths ; et cette capitulation sera bien vue par les occupants Mais certaines astuces vont limiter (on ne sait jamais) les prétentions de ces derniers. La lecture de tes pages finit par apaiser Théodoric bien fâché d'avoir eu peur. Mais Avitus ne doit pas vraiment en être la cause…

    VII 295/308

     

    R. 139

    VII 309/321

    • «Il suffit que tu aies ordonné ce que sollicite le monde », quod rogat orbis. Tu es, ô grand chef Beau-Papa, l'incarnation de l'ordre-des-choses, du bon-sens, et de la Ville, de Rome, qui elle seule concentre la volonté de l'univers, tout rond tout complet ! VII, 309, 64 06 30

    • « Une lettre d'un Romain annule tes victoires, ô Barbare. » Le papier contre l'épée. C’est trop beau. « Que les armes le cèdent à la toge ». Très beau. En attendant, ledit Barbare terrifié se cure les dents à la pointe de son épée. Avitus fut aussi important contre les Wisigoths que Sarkozy dans le conflit géorgien… Le brave Avitus, Hollande d'époque, se pavane sur ses chiffons de papyrus. Il applique les lois, il les inspire. Le voici Préfet du prétoire. Autant dire de nos jours Général de Division de la garde républicaine. Trompette en bois chef. En ce temps-là, ou de nos jours en Afrique, c'est encore quelque chose, et cela peut renverser un président. Avitus Beau-Papa sera prince, chef, empereur et même impérateur. Il faut que Rome, que l'auteur, se redressent. Avitus, connaisseur des combats cruels ? Ou marionnette de ce Théodoric II ? incapable ? Un docte spécialiste du Grand Siècle, j'entends le XIXe , assène que les Panégyriques ne furent que zéro, littérairement parlant.

    • Certes. Mais encore fallait-il préciser que nombre de détails historiques, même vus par le Beau-Fils, nous restituent malgré la brume une vérité narrative, effective. Juste avant Attila. Et ce n'est qu'une fois ce mandat accompli et non pas pendant, que Monsieur Gendre put s'adonner non pas à la culture des choux, mais au retrait à la campagne, dans ses terres, pour se livrer au fameux cher otium. Lettres, lectures,poésie. Et dans ce ciel à peine voilé, l'invasion de ces monstres pourtant abondamment utilisés comme auxiliaires, les Huns.

    • Heureusement Beau-Papa de temps en temps se soulevait la couenne et s'exerçait aux moulinets de métal. Et glouglou, le raz-de-marée. Voici les Nords, les Ours, les Arctiques – jusqu’au XVIIIe siècle, « l’Est », diplomatiquement, c’est « le Nord » . VII, 309/321, 31 juillet 2017.

     

    R. 140 MOT 7

    VII 322/330

    C'est une avalanche, une précipitation de Barbarie : le « Ruge », le « Gépide » qui suit, sequitur, le « Gélonien », tous au singulier, autant d'individus vagues, affublés d'adjectifs aussi vagues que rugueux, autant de métaphores incarnées autrement dit d'allégories, tous issus de l'infernal chaudron des malheurs : qu'importent s'ils ne sont pas géographiquement repérés ou nominalement justifiés : ça débaroule, ça débacule, le Hun (le Hhhounousss) , le Bellonote (d'où sort-il?), le Neurien de (pas encore) Namur, si difficultueusement par César écrasé, « le Bastarne » (entre Carpathes et Dniepr) – mais tout cela, c'est du Barbare, de l'Autre-en-Soi.

    Ils se mêlaient voyez-vous, sécessionnaient, obéissaient à tel chef puis tel autre, demande-t-on à chaque insecte son essaim d'origine ? Nous faisons grief à Sidoine d'une indécision qui manquait de pertinence : « le Bructère se déchaîne », il sera plus facile de vaincre tous ceux-là s'ils sont incarnés chacun par un seul guerrier fortement caractérisé, chacun avec son défaut, son arme, sa tactique, son point faible. Tibère avait vaincu les Bructères. Rome, c'était l'Un. Les Barbares, c'était l'Autre. Nécessairement vaincu, victible. Mais voici que l'Un-Dispersé, par son pullulement, souille et renverse l'Unicité.

    Rome l'Unifiante cédait à l'assaut des vermines aux noms hérissés de mandibules et de consonnes. Le Franc (déjà Clovis est en vie) se voit attribuer un vers entier, lui « dont le pays est baigné par l'eau du Neckar couvert d'ulves » - un trait de nostalgie, c'est bien beau, le pays des Francs, bien traître, enveloppé d'algues ». Abattons leurs arbres, comme l’ont fait les colonisateurs d'Énée. VII, 321-325. Les dryades et hamadryades furent inventées afin qu'on n'abattît pas les arbres en trop grand nombre. Ils ne devaient céder à la hache que si des prêtres, ou druides, déclaraient que leur nymphe les avait abandonnés. Un pont de bateaux fut construit sur le Rhin, plus exactement tissé, comme du lin. L'expédition de César fut retenue par la légende. Mais nous sommes au temps d'Attila, répandu parmi les « campagnes » belges. Alors « le grand » Aétius, « le beau » Aétius, en tête de vers et de ses armées, avait quitté les Alpes, et se dirigeait plein nord ouest à étapes forcées, à la rencontre du petit méchant à moustaches. Mais il n'était pas bien fort, notre Aétius , sans même un légionnaire dans ses troupes. VII, 322-330

     

    R. 141

    VII 330/342

     

    MOT 8 adfore v 331

     

    Il était bien malencontreusement crédule, notre brave Aétius : l'armée des Goths allait lui manquer, elle ne se joindrait pas (adforé) à ses propres troupes (les Goths ou Gétiques seraient écrasés par Clovis en 507 ; le fils de Sidoine y trouverait la mort, ce collabo, qui désola son père.) Pour l'instant, les Wisigoths tiennent tout le pays. Les Romains les utilisent ; vont-ils se déclarer contre les Huns ? non : prudemment, les Goths se retranchent dans leur camp. Attila n'a pas de camp. Il n'est pas du genre à se calfeutrer en attendant l'assaut. Pour le Romain, une seule solution : rassembler «tous les notables » (de son armée peu nombreuse ? mais où les trouver ?  ...du lieu où il se trouve  à sa première étape?) et tendre le dernier ressort de l'énergie romaine : l’éloquence.

    Notables d’applaudir, et de pousser leurss troupes en avant.

    • Parmi eux, svelte et jeune encore, se trouve Avitus, le salut », «qui n'a [pas] attendu les prières d'Aétius pour obtenir la gloire ». Viens leur en fourrer un petit coup dans le manchon : « Tu as voulu ? l'ennemi ne nuit plus. Tu veux ? il nous servira » Avitus retourne les situations comme un doigt de gant, puisque les ennemis, les Goths, sont finalement redevenus nos alliés ! donc, l'assemblée de notables s'est déroulée dans un camp militaire ostrogoth. Avitus est le précepteur du dauphin ostrogoth. Il convaincra les Goths dont il est l'homme de confiance : et c'est bien grâce à sa gloire que les anciens barbares ont cessé de se ruer sur nous. VII, 330-342, 64 09 29

    •  

    R. 142

    VII 343/350

     

    MOT 9 prome v. 344

    Et s'il est vrai que les Goths, ou les Gètes, « toujours hostiles aux Romains », à toi accordent la paix, c'est que les peuplades accordent davantage à l'homme qu'à la nation. De même en fin de vie nous ignorons ce qui n'est pas d'un seul individu. Cette propension des vieux rejoint l'inclination des jeunes tribus. «Va, assure à nos aigles la victoire, victrices, i, prome aquilas. Fais en sorte », poursuit Jupiter, qui a bien du souffle depuis le vers 123 ce qui en fait 213, « que les Huns, dont la fuite a naguère ébranlé notre puissance, servent cette fois mes intérêts en subissant une seconde défaite ». L'habileté oratoire implique ici de bien opposer la défaite des Huns auxiliaires, en 439 devant Toulouse, et la défaite à venir des Autres Huns, les Mauvais Huns, ceux qui ne se sont pas enrôlés dans l'armée « romaine ».

    ...C'est ainsi que les Huns repousseront les Huns… mauvais calcul ? Non : Aétius repoussera les hordes (c'est ainsi qu'on les appelle) d'Attila, en 451. Et sur cette prophétique allusion, Jupiter ferme sa gueule : telles furent ses paroles. Et comme Avitus, beau-père pourtant chrétien, donne à l'ancienne divinité ne « réponse favorable », les « vœux » divins devinrent «  une espérance » humaine. Regonflé, Avitus « part comme l'éclair », ce que confirme Jordanès (il incorpore Priscos à ses propres textes, pillage ou plagiat) : mais c'est bien Avitus qui « excite au combat la furie de nos nouveaux serviteurs » - preuve s'il en était besoin que Rome sait parfaitement apprivoiser et discipliner, ingérer (funeste illusion !) les éléments barbares les plus hétérogènes.

    Mieux encore  le Hun et surtout le Goth, marchant « derrière les trompettes «romaines » « accourt à l'appel de son nom » : il est en rang, il est enrôlé, en ordre – simplement, on tolère à ses escadrons de cavalerie, « romains », d'être « vêtus de peaux ».

    VII 343-350

    R. 143

    VII 351 / 361

    Voici que les mercenaires s’attellent au patriotisme : ils serviraient même s’ils n’étaient pas payés - quel triomphe ! «Ce sont eux, hos, qu’Avitus entraîne au combat, lui qui avant même d’être empereur incarnait l’espoir du monde ». Sidoine invoquant le Phénix, « oiseau de Phébus », préfigure fâcheusement nos interruptions publicitaires contemporaines. Attendons que la poudre aux yeux se dissipe. Le « peuple des oiseaux » s’agglomère autour du plus glorieux d’entre eux.

    Le phénix renaît de ses cendres, en Érythrée, le pays des têtes brûlées autant dire noire, ce miracle s’accroissant par l’éloignement géographique. Toujours est-il qu’Attila se pousse de l’épaule au portillon, de plus en plus près, lui… Majorien se trouve, pour sa part,

    bien éloigné des champs de bataille, et Rome sent le vautour de la fin des temps plonger

    du ciel. Cantat Valentinien, « l’eunuque », il fait poignarder l’excellent généralissime Aétius, « le 21 septembre 454 », par jalousie militaire : c’est bien le cas de dire que de sa main gauche, il s‘était tranche la main droite » - « et tu avais à peine, Pétronius, posé le diadème sur ta tête, qu’aussitôt la Barbarie se déchaîne »… du 17 mars au 31 mai 455 – voyez le misérable de nos convulsions, à lire ces pitoyables histoires…

    Valentinien s’étant fait trucider à son tour, Pétronius, son bref successeur, avait pourtant épousé Eudoxie, veuve dudit Valentinien. Mais voilà : elle avait appelé Genséric, lequel a pris Rome, on le lui en demandait pas tant. Le milieu impérial faisait chier tout son monde. Ramassis de dégénérés. Ce qui restait d’honorable en aristocratie ne pensait plus qu’à recruter des chefs, des vrais, nobles ou pas. Et des diplomates, des vrais. Seulement, l’Empire voulait crever.

    Le cycle des vautours, 12, un par siècle, s’achevait… VII, 351 / 361

     

    R.144

     

    VII 362/367

     

    « ...et les Goths de s’imaginer qu’ils ont déjà pris Rome et que la terre entière va céder à leur frénésie », suo cessura furori. Sur ces Goths, ancêtres des Gueux, avaient régné Théodoric Ier (on dit aussi Thierry), puis Thorismond, assassiné pour cause d’hésitations, puis Théodoric II son petit frère affectueux. Mais nos Gueux vont éprouver l’intelligence exceptionnelle de leur grand Thierry II. Ce ne sera pas sans une longue périphrase appelée « comparaison homérique » : cette dernière est souvent empruntée à la chasse, à laquelle Valentinien III lui-même, tout assassin efféminé qu’il fût, n’était pas indifférent. En avant donc pour la chasse aux loups,

    « Infecte digression mille fois rebattue » :

    d’abord nous voyons bien les loups Tex Avery baver devant « les lourds effluves », les pets grassement parfumés des mignonnes brebis des deux sexes : « leur appétit en est stimulé, aiguisé », ils portent sur leurs visages, les loups, la réalisation de leur rapine de loups, trompant leur jeûne de leur rictus tombant, ce qui veut dire leurs sales mâchoires large ouvertes. Touchants, ridicules loups qui courent à leur mortification ! Les petits enfants se serrent l’un à l’autre en frémissant de peur et d’aise !   (v. VII, 362/367)

     

    R. 145 mot 12, praeda v 368/387

    Entendez craquer dans l’imagination prématurée des méchants loups la proie absente (absens...praeda) contre le palais : et passez sans transition aux vaisseaux de guerre des pirates, « fendant sur un esquif cousu la mer verte ». VII 369 371 et au sale Boche, l’Alaman, qui, chose curieuse, est un guerrier conquérant sur la rive droite, et un citoyen sur la gauche. Subtile analyse de la situation ! Demandez en braillant, et il vous sera donné satisfaction : une vraie stratégie d’islamiste ! Noter que sous Sylla, à l’issue de la Guerre Sociale, les villes qui ne s’étaient pas révoltées obtinrent le droit de cité, tandis que les autres ne l’obtenaient que plus tard… Ici, tu fanfaronnes, tu obtiens ; et tu fanfaronnes, en devenant citoyen de Rome.

    Cela rappelle d’une part « si on te frappe la joue droite, tends la joue gauche » (la plus belle claque maternelle de ma vie), et d’autre part le fameux « il a voulu me casser la gueule, mais t’as vu comment j’ai paré avec le nez ? » « Avitus, maître de la milice » claironne le titre en marge : et même, « Maître de l’Infanterie et de la Cavalerie », comme on disait dans le temps, avant Constantin : « c’était le seul remède à la situation. Hors de question de rater un cliché: Avitus (après tant d’autres) se voit affublé d’une pioche (un « hoyau ») et d’une « courbe charrue », hagne donc, et revoilà Cincinnatus, le Bouclé, le Frisé, pourvu de « ses riches domaines » et qui n’avait pas plus touché un mancheron que Jeanne d’Arc ou Colonna n’ont gardé de moutons.

    Nous aurions aimé en connaître un peu plus sur ces mutations effectuées de part et d’autre du Rhin, apprendre ce que pensait Sidoine de cette mascarade, plutôt que de récapituler cette éternelle et fausse image du « pauvre laboureur » » aux « portes d’osier », revêtu de sa « trabée », passant directement de la condition paysanne la plus misérable à la seconde magistrature de l’Empire : c’était le paysan qui avait semé, c’était le dictateur, titre de gloire, qui rapportait le grain sur son épaule, puisqu’il avait été surpris, le pauvre, en plein boulot de bon sang de bonsouiare… VII, 368/387

     

    R. 146

    VII 388/400

    Avitus, pas encore empereur, mais « investi d’une lourde charge », obtient la soumission des Alamans (all – Mann, invariable ici), « Les attaques du Saxon (Saxonis incursus) faiblissent, et l‘Elbe contient le Chatte prisonnier de ses eaux marécageuses ». La question est de savoir si la seule nomination d’Avitus a provoqué cette prétendue obtempération des Barbares… il semble que des causes purement germaniques en aient été cause. Le coq s’imagine faire lever le soleil. Réglons maintenant leur sort aux « Chattes », à prononcer avec un son de jota pour éviter de fâcheuses astuces sur « la guerre des chattes ». On écrit aussi « les Cattes ».

    Ce sont les ancêtres des Hessois d’à présent, et du temps de Sidoine,

    « Ils ont depuis longtemps disparu de la carte ».

    Loyen souligne qu’ « Avitus n’a pu remporter jusqu’ici que des succès diplomatiques ». Avitus a seulement « renouvelé le contrat de fédération », il a confirmé les « conquêtes » des Germains, le tout en trois « pleines lunes », trois petits mois, et « dirige ses pas vers les peuples et les campagnes tenus par le Goth farouche ». Ce qui signifie que les « Gètes » ou les « Gaux », les « gueux », dominent l’ancien peuple gallo-romain. Mais cette fois-ci, c’est vers un peuple ami qu’il marche, les islamistes modérés de l’époque. Sidoine confond tout, car il se veut poète - cet Avitus, quel homme !

    Les Goths occupaient alors la Gironde. Et Sidoine rapporte ici ce phénomène aquatique appelé « mascaret », où surferont un jour les amateurs d’eau sale : « L’Océan, poussé par la marée, fait refluer la Garonne et la répand à travers champs » - pas de digues à l’époque. Certains avaient deviné le mécanisme de la marée. Les Romains, et avant eux les Grecs et les Phéniciens, considéraient avec l’effroi de l’ignorance cet impressionnant phénomène. Pythéas avait conclu aux influences de la lune ; mais d’aucuns s’imaginaient de gigantesques cavernes engloutissant ou rejetant les eaux. « La mer envahit le fleuve ; le flot amer escalade les eaux douces, et, jetée avec force dans le lit de la rivière, l’onde salée vogue sur des profondeurs qui lui sont étrangères ».

    On ne saurait mieux décrire. « Avitus donc » nous dit la note « est passé par Bordeaux », car il serait peu probable de s’être borné à Bourg-sur-Gironde. Sidoine reviendra sur ce phénomène hydrologique dans un autre poème. Et de même que la mer couvrait la Gironde, de même les Germains recouvraient les peuples et les terres. Mais Avitus est arrivé ! Quels exploits diplomatiques va-t-il encore perpétrer ? Empêcher une guerre, évidemment ! « les chefs wisigoths allaient lui lâcher la bride » ! Avitus n’a pas même eu le temps d’arriver : par appréhension, les Vèses (ce sont les mêmes) « répriment leur courroux » ! VII 388-400

     

    R. 147, VII 401/413

     

    Et de quoi sont-ils « courroucés », les méchants « Vèses Goths » ? ...de ne pas pouvoir repousser les Burgondes ? Reprenons en vitesse les louanges de Beau-Papa : de militaire le voici « revêtu des pouvoirs d’ambassadeur, legati jura. En un tournemain, notre héros va vous dénouer ce vilain nœud gordien à lui tout seul. Il nous étonnerait beaucoup que l’assemblée « scythe » - !!! - restât paralysée, suffoquant de crainte ! ...qu’on ne lui refusât la paix et l’alliance ! Nous aimerions savoir qui fut le plus arrogant, du conquérant ou du conquis. S’il y eut même de l’arrogance. S’il y eut de l’humilité de part et d’autre, du respect. De le simple technicité. Sil y avait des dupes de cette fantasmagorie, de ces falbalas mythologiques.

    Sans doute. Phaéton fut précipité de son char zigzagant : « déjà le jour pâlissait », il s’égarait, ce fils du Soleil, et le monde se décomposait, les éléments se déchaînaient, badigeonnons d’indigence la nullité des circonstances, combattons la torpeur, tandis qu’ailleurs « la chaleur trop proche s’acharne sur les étangs desséchés ». Les Scythes, ou pour mieux dire les Wisigoths (transposition : les Japonais, ou pour mieux dire les Chinois) auraient donc suffoqué « dans le fond de la mer changé en poussière » : que va dire l’immense, l’incommensurable fondé de pouvoir de l’invincible Rome ?

    Mais c’est « Phébus », « dans sa clémence », qui « éteignit l’étrange embrasement ». Avit va parler ! Rome dicte sa loi ! C’est elle et son empire hélas qui depuis bien longtemps branlent dans le manche. C’est tout autour que le monde s’ébranle, entraînant Wisigoths, Scythes et Romains – voyez l’inversion , voyez le déni de réalité. Nos manifestations détournées de leur sens. Rien n’a plus de sens. Sidoine chante. Le jeune. Beau-Papa de Sidoine va donc se diriger vers Toulouse, avec escorte et faste, alors que ce serait aux invasifs d’implorer leur grâce à à l’Empereur. «Le hasard voulut qu’un Goth d’une certaine importance, après avoir reforgé sa faux » - les chefs participaient aux travaux les plus humbles, dont dépendaient leur vie, s’occupaient «à façonner sur l’enclume » leurs « épées » et à les « aiguiser avec un silex » : variante barbaresque de Cincinnatus derrière ses bœufs.

    La convention l’emporte : l’inconnu, « prompt à s ‘échauffer aux éclats de la trompette », ne rêve que plaies et bosses » : mais, bordel de Dieu !

    VII 401/413

     

    R. 148 MOT 15 : replico

    VII 414-434

    voici le chef, contre lequel notre gorge gronde - moi je voulais reprendre le combat, mais pour moi, pour les Goths ! « Finie la guerre, rendez-nous nos charrues ! » Nous avons déjà fait la paix de 439 à 451 ! (il ne compte pas les années comme nous) - « si je me rappelle la période d’inaction, otia si replico qui a suivi l’ancien traité de paix, « ce n’est pas la première fois que celui-là m’arracha mon épée » des mains ! Putains de négociateurs qui font tout capoter ! C’est assez bien vu, mon Sidoine : ce soldat roume comme un malade, mais il n’est pas le chef en chef. Il éprouve de la « honte », « ô dieux ! » - chrétien de peu de foi… une fois de plus le glaive cède à la toge ! « quand ton amitié à mon égard s’exerce à mes dépens ! » Au lieu d’agrandir sa part, le peuple des Goths se soumet à son roi, qui se soumet à Rome ! au nom d’une amitié personnelle, je vous demande un peu ! ...autrement, pourquoi aiguiserait-il sa faux, son épée, son silex ? ô Avitus en grande pompe qui s’entend avec notre roi dans notre dos !

    Ne t’en fais pas, brave Wisigoth, en démocratie, tout se passe de la même façon, mais dans l’huile et dans le sirop… c’est bien parce que nous laissons faire ! « Qui l’aurait jamais cru ? Voici que les rois goths veulent obéir » - la note de Loyen indique une résignation pleine de rancune… « Il est moins glorieux de régner », pouah und wieder pouah ! Ici intervient une articulation, un revirement : « Je ne peux même pas dire que si tu refuses le combat, c’est pour masquer ta lâcheté »- dommage,je te trancherais bien la gueule avec cette ferraille. « Avitus est en train d’apaiser le conflit » : ce grand Gallo-Romain représente plus que lui-même, il est impressionnant, cet abruti, son pote Messianus vient avec une armée beaucoup moins aimable, Vraiment, très intimidant : « une fois de plus nous déposons les armes ». Mais c’est bien parce que c’est toi, fils de pute. « Que te reste-t-il à désirer ? Que nous ne soyons pas ennemis ? » Et c’est ainsi, parce qu’il le faut bien, parce que l’ennemi romain avec son armée germaine brandit l’estime qu’on lui porte et accessoirement la menace, que l’aiguiseur de tranchant « juge » son adversaire : « je serai ton auxiliaire ; ainsi me sera-t-il permis de combattre ». Tant que tu es vainqueur, même vainqueur de nous - mais gaffe à la première défaillance !

    Ainsi se formaient et se reformaient les groupes tribaux. À présent donc Rome régnera sur ses fidèles grognards…

    « Tandis que le Wisigoth (Vesus) roulait ces pensées en son cœur insensible » - du moins jusqu’alors, car là, Bruni, il se montre réfléchissant - « l’entrevue avait eu lieu ». Il ne s’agissait que de renouveler le traité d’alliance, et nullement de refuser à l’envahisseur quoi que ce soit. Mais priorité à la flagornerie. « Le roi et le généralissime s’étaient arrêtés l’un près de l’autre » - Avitus et Théodoric II, « qui avait » (galamment) assassiné son frère Thorismond pour prendre sa place ». Place à l’enflure. Nous ne saurons jamais ce qu’il en fut.

    VII , 415 - 434

    R. 149

    VII, 434/443

    La mode actuelle est de bien dénigrer la notion d’invasion : « tout cela » nous dit-on « est bien relatif ». L’Histoire serait donc si malléable ? Des ouvrages paraissent sans cesse à propos de la Chute, les polémiques font rage, la Guerre ne s’est-elle pas réduite, n’est-ce pas, à une succession d’escarmouches, le révisionnisme n’aurait-il donc plus de grain à moudre ? « ...celui-ci portant haut la tête » (et l’autre) « rougissant de joie » : nous atteignons là les limites du ridicule. Le petit Paul chez la Ségur, digne représentant de la race blanche ! toise le sachem avec la tête à claques d’un morveux appelé à régner, tandis que la noblesse du Peau-Rouge se grandit encore de l’indulgence qu’il éprouve à l’égard du petit, du tout petit Paul.

    L’Amérindien ne survivra pas aux massacres, mais ici, c’est Petit-Paul Avitus qui veut péter plus haut que son cul d’Auvergnat Et la rougeur du roi ne vient pas du plaisir qu’il éprouve de se faire distinguer par un hochet, comme un chiot qui court à perdre haleine après sa queue. Et de ce tableau idyllique Sidoine tire une comparaison incongrue : cette jonction des mains diplomatique « rappelle » que les Sabines se sont précipitées à poil entre les soldats qui s’entretuaient pour elles. Dieux merci, ces deux-ci n’étaient pas à poil ; et juste pour un jeu de mots : Toulouse et le Palatin se targuant d’être «de Pallas ». VII / 440 65 07 21

    Le chant VII se poursuit, à rebours du temps : "le Vandale, profitant de la surprise, par une attaque brusquée, s'empare de toi, [ô Rome] » (ajouté par clarté) - n'était-ce pas Eudoxie qui les avait appelés, pour épouser Genséric, ce gnome ? N'est-ce pas le moine Boniface qui déjà leur avait ouvert les portes de l'Afrique du Nord ? la pourriture est dans le fruit – c’était en l’an 450, quarante ans sans plus après le sac d’Alaric – et la seconde fois fut ressentie moins scandaleuse que la première - "...et un Burgonde, par ses perfides excitations, te fout une telle rogne que tu trucides ton empereur" - foin du beau style, "éveille en toi un tel accès de fureur", mais, grandiloquence ou point, plus personne n'y entrave que dalle ! Trepidas iras, ce sont des colères qui trépignent, et non pas les "accès de fureur" ! VII, 443

    ...Qui est ce Burgonde, ou plutôt ce Burgondion (20% de Burgondes, 80% de surimi) ? quel intérêt aurait-il eu à soulever ainsi la lie du peuple ? nous ne le saurons jamais. Quant à l'empereur, ce trouillard, ce Petronius Maximus, qui n'a pas suffisamment anticipé la défense de Rome ; il fut massacré par trouille : « Petronius Maximus fut lapidé par la populace, affolée par l’approche des Vandales », donc avant la prise de l’Urbs. Combien tout cela éternue dans la poussière ! ...la note est du professeur Courtois, correcteur de mes devoirs d'étudiant, que je surpris en pleine vaisselle, ce grand homme… Il écrivit "en des temps très anciens" Les Vandales et l'Afrique – j’ai besoin à tout prix d’une monographie de ce Genséric, ce nabot soudé sur sa selle..

    VII 434/443

    R. 150

    V 444/457

    Lapidation impériale du 31 mai, pillage consciencieux, méticuleux, des Vandales, du 2 au 16 juin 455, qui dépassa de loin celui des Goths en 410. Poste ô combien exposé ! Ô combien justifiée cette exclamation surannée, "lamentable forfait" ! il faut blâmer cette lapidation ! Et c'est à cette lavette que Petronius Massacratus que beau-papa Avitus doit succéder ! Bonne occasion d’évoquer la revanche de Carthage et de la Dérouleuse, alias Didon, Élissa ! Quatrième guerre punique ! VII 444 - alors que les véritables Carthaginois sont désormais fondus dans les marmites de l’Histoire  sonnez, « perfides trompettes » ! VII 445. "Ô destins, quelles calamités nourrissiez-vous !" VII 446 Assauts épiques, Massyles d'Afrique, géants et péripéties de carton pâte se voient enjoints de danser la panade, et Carthage trois fois vaincue récupérait enfin sa mise, comme un Germanicus récupéra quelques enseignes rouillées de Varus  ! combien l’Historien n’eût-ilpas préféré ces détails de batailles, sublimes soubresauts de l’honneur ! Ici, les Romains, contraints et forcés, restituent le stipendium, la rançon des anciens vaincus. Ce sont les Gétiques, les Goths, qui apprennent "l'exil du Sénat, les malheurs du peuple, le meutre de l'empereur, la captivité de l'Empire" VII 451

    Plus encore que les détails d’un improbable combat, c’est le retentissement de la seconde catastrophe qui fracasse la muse de Sidoine, jusqu’auprès des Wisigoths donc à Toulouse. Et si jadis les échos des victoires emplissaient de respect ses voisins immédiats, ce sont maintenant ses défaites qui aiguisent les convoitises du Nord et du Midi. Il faudra donc que ce soit un Arverne, téléguipar « le sénat wisigoth » et « la coutume des Goths », qui vienne de Beaucaire, afin de substituer au ventre mou romain juste capable de se faire lapider. À Beaucaire donc se tient une assemblée sale, grumeleuse du dos, mais vigoureuse, régénérescente : « les tissus ternis se graissent sur les maigres échines’ (belle traduction), bel exotisme, péronés de cheval, genoux nus, vaillants vieillards VII 444-457

     

    R. 151

    VII 458/488

    Le Sénat des Barbares se tient. Il est pauvre, celui-là. Respectable.Ce peuple est sujet d’un roi, mais s’honore d’une sorte de sénat consultatif. Le roi wisigoth prend la parole : : « Je préférerais, je l’avoue, goûter encore dans la tranquillité du domaine paternel (patriis in arvis, VII 460) un repos bien gagné » - après une carrière qu’il se complaît à récapituler : « trois commandements militaires » et quatre fois préfet ; choses vérifiables – mais c’est plutôt le général Litorius qui agissait, Avitus jouant les mouches du coche diplomatique.

    Silence gêné aussi sur Petronius, lapidé par la populace. Est-ce Petronius qui appela le beau-père de Sidoine « du prétoire à l’armée » ? Le prétoire des Gaules s’entend, car Avitus chevauche de là-bas vers Rome, et non pas à l’intérieur de Rome. Sidoine élargit le rôle de son beau-père, qui fut mandé, mandaté, adoubé pourtant par Pétronius le Gros Veau. Mais celui dont Avitus était l’homme lige, ce sera Théodoric Ier le Wisigoth, le « noble vieillard », « l’ami ». Le tout dans l’expression la plus grand siècle qui soit : Sidoine passe aisément de l’histoire réinterprétée au mielleux étincelant  : «Je vous demande de respecter l’ancien traité » - qui stipulait que ledit Théodoric ou Thierry ne franchirait pas les limites de la Narbonnaise.

    Une fois de plus, Zorro est arrivé ; bonasse, modeste, pépère, Avitus le Ventru (il me plaît de l’imaginer tel) tient le premier rôle dans le discours. Il traitait, n’en doutons pas, « les affaires des Goths »VII 471, c’était un brave homme désireux d’honneurs modérés, décernés (pourquoi non) par un Barbare à peu près savonnetté. Discret, avisé, Avitus ! l’Avisé, excellent pour les petites améliorations appréciables, et appréciées, « mais la Fortune m’a ravi mon bon génie » : Mais « toute mon influence s’en est allée avec ton père » VII 475 - voilà qui serait bien impardonnable.

    Nous avons aussi oublié la façon dont le pouvoir passa du Premier, mari de la reine Pédauque, au Deuxième Théodoric...

    65 11 12 VII, 475.

    Avitus s’adresse à son faiseur Théodoric des Wisigoths ; il rappelle que le paternel de Théodoric avait assiégé Narbonne, dont les habitants criaient famine en bouffant n’importe quoi ; la merde donne mauvaise haleine. VII 475 477 Mais il ne sert à rien de régner sur un tas de ruines et de mourants. Alors, prétend Avitus, l’orateur, « ses conseils » ont fait leur effet, le siège fut levé. Voit-on qu’un Avitus , :même  respecté ! parvenir : àdéstabiliser :un :souverain :isigoth ? :VII, :479- :480 ? notre :Loyen :lui-même en parle dans sa glose : « la part, minime sans doute, d’Avitus dans (la) délivrance de Narbonne ».

    Partout le pas du touriste insouciant, du travailleur borné, foule les traces de la guerre. Avitus frappe au-dessous de la ceinture, agite les arguments affectifs et larmoyants, le geste de la nourrice à qui l’enfant Théodoric II le préférait lui-même, bien qu’il ne donnât point de lait. Des larmes coulent. Des tétons suintent. Me voici moi, ton papa nourricier, ton biberon adjoint, et je vais t’aider, mon petit Théodoret, comme quand tu nous chiais dessus. Beau spectacle, pommade ascensorielle. Et comme je suis ton allaiteur pendant que ton papa va se faire bugner la gueule à la guerre, tu dois obéir au défunt et me placer sur un trône. Sinon, c’est que tu « restes insensible à ma prière et refuse(s) la paix ». Applause, please, la foule réprouve les combats ». Très très émouvant. VII, 488

    Et comme de tout temps nos brav’z’histori-iens

    Ont aimé les discours qui ne servent-à-rien,

    voici la belle Raiponce de Thierry II des Wisigoths :

    VII 458/488

     

    R. 152

     

     

    VII 489-512

     

    « Ahem, Brrem, Brrgoumpf : Ben voilà, tu fais chier, tu demandes la paix comme si j’étais mon papa. Ça fait trop longtemps que ça dure, mais puisque c’est toi, on va te la donner, ta paix péteuse, afin que tous les paysans puissent bouffer leurs légumes arrosés à la pisse. Mais c’est toi le plus fort, toi le Romain dont on voit le trou du cul à cent mètres quand il fuit. Alors comme c’est nous to-day qui pourrions demander à te suivre, nous autres, les alliés. Quant au rappel de papa-Ranci, il me fèche aussi. Ton argument est bas de gamme.

    « Tu vois, Pépère, j’adore t’obéir. Ça me fait frémir du coccyx aux omoplates. Je fais semblant de te le tendre, encule, vas-y ». Mais, c’est répugnant, de voir ainsi Doine subvertir mots et circonstances, et s’amuser « à inverser les rôles » On dirait du pur Hollande, qui souille la mémoire. Ô le bas personnage. Qui transforme Théodoric II en solliciteur d’enculage : « Tu peux m’entuber, je t’obéirai comme un roquet, au garde-à-vous sous la saillie, c’est grâce à tes lois que nous avançons, bref tu es notre pion poussé sur l’échiquier mais nous t’obéirons comme de bas Barberes. « et si tes désirs se trouvent contrariés, c’est que les Goths l’ignoraient ». « Car c’est de toi, que j’ai appris « les antiques propos de Virgile », la jurisprudence et la poésie. Ainsi s’amollit ma rudesse scythique » Loyen ne remet pas en cause ces faits : au lieu de m’apprendre la politique, pense plutôt à raffiner mon fils. « Et aujourd’hui tu m’apprends que tu veux la paix ». VII, 499 mot 18 socium v 502

    Et Théodoric II, en bon flatteur, évoque son « obéissance », l’ancêtre commun aux deux peuples (socium de Marte genus, il s’agit du dieu Mars ; « pour cette prétention, voir Jordanès, III, 1 » - voilà qui est précis… mais inexact ; nulle mention de cela en cet endroit) - Loyen vérifiait-il ses sources ? horrible soupçon. Déguisement des faits. Il serait bien étonnant que le roi des Wisigoths se préoccupât de lécher les bottes des Romains. Les versions officielles cabotent de contresens en mauvaise foi. Théodoric propose un marché : mais il l’enveloppe d’un long foulard circonstancié.

    Une autre louche de louanges (cela se peut) : « en dépit des siècles écoulés, le monde ne possède rien de meilleur que toi », passe encore, « et rien de meilleur que ton sénat » VII 503 - c’est vouloir couillonner l’aveugle ; le sénat n’est plus rien, il règle les affaires courantes et discourt dans le vide. Il règle la profondeur des rainures de pneus et la température des sandwiches. Tout en vantant ses valeurs. Dont il ne reste plus que les slogans vides. Germanicus jadis avait rendu à Rome les aigles de Varus, et celles de Crassus revirent leur patrie sous le même empereur Auguste. Fibre sensible s’il en fût ! Le Wisigoth ne veut rien de moins qu’effacer la prise de Rome en 410 par son aïeul Alaric. Ce raid nocturne et victorieux n’avait eu pour motif qu’un retard de pognon. Tant Rome était depuis longtemps ravalée. Mais ce mépris du vaincu, cet écrasement de vermine, devient « forfait » : ce qui ternit Alaric, « c’est de t’avoir prise », ô « Rome ». VII 506

    Les rôles sont inversés : avec impudence : nous te restituerons les signes, les aigles impériales, mais la Ville, nous l’aurons prise et pillée en vrai. Tu seras empereur, Avitus, mais ton pouvoir ne sera plus que du discours. C’est un os que jeté au fantôme de Rome : « je vais pouvoir expier les ruines d’autrefois en te vengeant des ruines présentes ». VII 508 Oui : Rome vient d’être reprise et repillée par Genséric, roi des Vandales. Tu en prends plein le cul, Rome, seulement, on te rends tes drapeaux pour te torcher (excusez l’anachronisme, mais c’est à peu près cela).

    Et tout est inversé de la façon la plus impudente : c’est donnant-donnant : « Je donne mon alliance ; mais à condition seule que ce soit toi, l’Empereur »

    Et l’empire impuissant récupéra ses tronçons de bois et de ferrailles. « Pourquoi détournes-tu les yeux ? » VII, 509 - Seigneur, je ne suis pas digne, disait le prophète. Aucune allusion à la Bible (heureusement ; Sidoine se rattrapera plus tard...). Les dieux d’antan sont toujours seuls considérés comme représentatifs, garants plus ou moins efficaces des serments. Avitus ne sera qu’une image au bout d’un manche. « La réserve, il est vrai, te convient mieux » - mais il se sentait honoré. Les sénateurs, même à Rome, étaient ornés de marques visibles pour mieux masquer leur indigence d’autorité. « Si tu refuses, nous attaquons ta grand-mère patrie ; si tu veux bien jouer le fantoche, nous n’attaquerons pas ta vieille. « Je suis l’ami de Rome, quand tu es généralissime;si tu es Empereur, je suis son soldat »

    Tout à fait conforme au droit germanique : on ne s’allie que de chef à chef. C’est substituer le protocole germain au protocole romain. Voilà Avitus allié de la tribu wisigothe.

     

    VII 489-512

     

    R. 153

    VII 513-519

    Il existe un trône vacant. Tu ne seras donc pas, ô Avitus, un usurpateur. Je te suggère, moi Wisigoth, de t’en emparer pour le plus grand bien de la patrie romaine. Il existait donc encore un palais impérial. L’intelligence encore soufflait dans les coins. « Non, ce n’est plus pour moi un but suffisant (non sufficit istud) que d’éviter le mal ». Protège-toi, pauvre Rome, tes coupoles s’écroulent sur toi. Vit-on jamais un vainqueur s’abaisser devant le vaincu, et lui rendre les armes ? le Wisigoth demander humblement « est-ce que je peux t’aider à éplucher les patates? » - patathétique. La Gaule persuade fortement le beau-père de sauver « le monde ». La Gaule ? Oui, wisigothique. Le monde ? Oui, dit « romain ». Et cet imbécile qui va le croire. C’en est obscène.

    Alors, le traité d’alliance est renouvelé. Sidoine nous présente un beau-père pensif. Le voilà réduit à se servir des Wisigoths contre les Vandales. Rome n’est plus qu’un croupion. Comment l’esprit avisé d’Avitus ne se rendrait-il pas compte du désespoir glacé de toutes ces entraves ? Où vont nos lois ? Aucune lucidité ? Propagande tenue pour de la propagande ? Les Gaulois accourent, et dressent un tertre d’acclamation et de proclamation ?

    Jusqu’au bout, nous autres humains, nous combattons, redressons nos membres perclus, envisageons une fusion, un « vivre ensemble » entre Gaulois et envahisseurs. Les Wisigoths envahiront l’Auvergne. Euric, dans son coin, à 30 ans, voit déjà clair. Théodoric II a déjà liquidé son propre frère Thorismond, ou ne tardera pas à le faire. Les arguties de Théodoric II sont transparentes. Avitus-Beau-Papa se rend aux Gaulois, qui viennent de partout, Alpes-Maritimes d’aujourd’hui, pourtour septimanien, la chose est sûre, Narbonne est toute proche.

    Les Pyrénées aussi, mais le Rhin ? qui aurait jamais entendu parler d’une délégation germaniques ? À moins que ne comptent pour germaines les troupes wisigothiques ici présente ? Y eut-il trois pelés et un tondu ? Ou une foule pleine d’effervescence ?

    VII 512/529

     

     

    R. 154

    mot 19, 66 01 28. « sub puero »

     

    VII 530

    « Approchez Mesdames et Messieurs, dans un instant, ça va commencer ». Des gens se démènent, s’imaginent habiles politiciens : « Tonantius Ferreolus », « préfet du prétoire des Gaules » en 451. Il commence un beau discours historique, accepte le déclin – à quel degré en sommes-nous parvenus, « nous autres chevaliers du XXIe siècle » ? Y pouvons-nous encore quelque chose ? Sommes-nous sous un Prince Enfant, principe sub puero – V 534 car les Romains parlaient de « Prince » et non d’empereur.

    Nous voici sous Valentinien III, qui avait 7 ans lorsqu’il parvient au trône, et s’est retrouvé à 33 ans face à l’empire fissuré, lézardé de toute part. Il et s’est même retrouvé assassiné pendant une revue. Et les Gaulois « sont dans la plaine », plus ou moins séparatistes, sensibles à toutes « les blessures de la patrie » - c’est-à-dire, sous Attila, non plus Rome, mais notre Gaule… Avitus, au secours - ah !… Rome nous dédaigne… Nous revenons, nous autres Gaulois ! Ce sont « les funérailles du monde », quel décliniste aura jamais ces accents ? « la vie fut semblable à la mort » : ne nous plaignons pas, c’est obscène, suivons le char funèbre de l’empire », c’est beau, c’est funèbre, collons au texte comme une tique, « satisfaits de supporter même les vices d’une maison décrépite » : ce thrène semble sincère.

    Chez nous les déclinistes inspirent moins de peine et de croyance. Chez nous le peuple est las de tout un système économiste et népotique. Chez eux, on cherche un chef, d’autres familles. Ici quiconque est chef est maudit. Gaule, redresse la gaule, tu tu fus punie, tu te prépares à le refaire, nous ne suivrons plus le cortège funèbre, mené par Maximus, ce gros lard, de mars à juin, massacré.

    Pourquoi Avitus est-il resté fidèle à Petrus Maximus ? parce que ce dernier avait fait tuer Valentinien III, meurtrier Aétius ? Quels étaient tes liens avec ce fantoche ? Ceux de la stricte légalité ? Les empereurs se succédaient par assassinat ? Toi, mon beau-père, tu aurais fait mieux que lui ? Tu as réuni toutes les contrées frontalières de la Gaule ? Dois-je le craire ? Tu es juste l’ami d’un roi wisigoth qui a trucidé son frère !

    Écoute, Ducon, accepte : tu as pu repousser les Huns grâce aux Goths de Théodoric le Fratricide mais qu’importe, tu vas enfoncer les portes ouvertes de l’Empire et virer les Vandales ! « Après de tels exploits, nous nous sommes effacés devant vous, illustre [chef] ». D’abord Avitus est chef des Gaulois. Ensuite il a les Wisigoths dans sa manche. « Les plus hautes destinées t’appellent ». Hélas : Avitus est un avocat devenu ministre de la guerre, comme le dit si bien Loyen. VII, 530/551

     

    R. 155, mot 20 « ad » (Fabium)

    VII 552/564

    À présent, ivre de gloire passée, Rome ressasse : nous ne sommes plus rien. Les défaites nous tiennent lieu de cauchemars. Lorsque tout s’effondre, personne n’est là pour « briguer » ni même « postuler », ni même « candidater » : il faut une éternelle paire de burnes astiquées de frais. Souvenez-vous, Rome fut vaincue et 33 000 couillons après la déculottée de Tessin, sauve qui peut ! La république, ou plus exactement l’État, vient « en hâte chercher Fabius », ad Fabium. VII 554 - venez à notre secouille ! Quelle tristesse, quel marasme ! Cannes, avec un s, acheva la déroute romaine : les chevaux n’avaient pas vu les fossés d’irrigation, sous l’herbe : badaboum ! Salaud d’Hannibal ! On élit le nommé Livius Salinator, le Saulnier, Il a cassé les cannes, rompu les roseaux, et ceci en trois mots latins, en tête de vers. VII 556

    On étouffe là-dessous. L’Histoire, c’était quelque chose. Comme une merde au cul,

    momifiée, qui n’arrive plus à tomber. Et d’un coup, de façon saisissante tout de même, Sidoine ou sa porte-parole passe au présent. Sa lucidité accable : l’orbe est dans l’Urbs. Le monde est, gît dans Rome. VII 557

    La tête capitale est un capitaine endormi. « L’empereur est mort » - c’est Maximus,

    vite lynché : les foules brillent par leur lâcheté. « la populace trahit le peuple ». Sobriété. « Montez sur ce tribunal », VII 558 ce petit tertre gazonné d’où le chef harangue ses troupes.

    Napoléon s’en remettra de même à la Grandeur Britannique. Il aura tort. Reprenez votre amour. Mettez-le moi bien profond, que je renaisse. Émouvant, non. « N’allez pas vous figurer que vous n’êtes pas à la hauteur – du pouvoir. VII 560/561

    « Seigneur, je ne suis pas digne » et toute cette sorte de choses. Mais pas de biblisme chez Sidoine-l’Éponge. Juste une longue lamentation digne, paupières sèches ;

    La Patrie renâitra

    Maréchal, Maréchal, nous voilà !

    - sacré Dassary…

    ...adoncques, nous l’avons eu dans le culum, nosotros Romani, et tout à recommencé, en mieux qu’avant ! Mais un jour, on ne s’en remet pas, on tombe de l’échelle comme un vieux juge « au temps du choléra », « il y a des phénomènes naturel contre lesquels la médecine ne peut rien », on vit comme ça, douze siècles bien sonnés, et l’horloge sonne, ça fait des bulles, elle sonne en bulles.

    VII 552/564

     

    R. 156, mot 21 « redemptae » VII, 564/575

    Alors parut, jadis, vachement jadis, Camillus le prédestiné, qui réduisit en cadavres les Gaulois agresseurs et les jeta sur les ruines de Rome. VII 564 Ça étouffe bien les cendres, les cadavres. Et pas besoin de pognon : une bonne paraphrase, pas de soldes mirifiques attribuées à des tribus rétribuées barbares, redemptae (…) tribus, VII 566/567 les vieux Romains vont ressusciter, leurs beaux mollets velus, leurs vieux kaskakrinières, cacaturumst, ça va chier ! Personne n’achète les votes du Sénat. Les dieux (et non le Christ) sauveront le monde grâce à la pauvreté ! « Tu es choisi pauvre » ! VII 568

    La Patrie t’ordonne d’ordonner – mieux encore,  le chef barbare ne voudra t’obéir que si tu es loin au-dessus de lui. De même, le valet ne condescendait à servir que si le maître était à la hauteur. Quitte à lui en emprunter la morgue. La morgue d‘Avitus ? ...n’existe pas « Si tu commandes, je serai libre ! » VII 571 L’argutie est jouable. Misères du discours ! les soldats sont des Wisigoths, et l’assemblée du peuple, des Gaulois. « Le fracas des applaudissements emplit la cité d’Ugernum ».

    Et tous ceux qui défilent en train au large de la Tour de Beaucaire ignorent que là, quelque part sous le sol, Avitus a reçu son diadème impérial. « Assemblée préparatoire », précédée elle-même d’une entrevue à Toulouse, où Théodoric a fait semblant d’apprendre au Beau-Père que Pétrus venait de se faire massacrer, et qu’il pourrait bien être, lui Avitus, le suivant sur le trône en attendant pire. Empire. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les Gaulois, enthousiastes, recrutent des gardes du corps, en français, des body guards.

    VII, 564-575.

     

     

    R. 157 VII, 576/ 591

    L’enthousiasme domine chez les donateurs, toujours prêts à refiler la patate chaude du pouvoir au noble Avitus, par exemple et tout à fait par hasard, « toujours sombre ». VII 579 Voici notre beau-père pourvu du « collier militaire ». à lui seul, il devra soutenir le ciel, comme Atlas - ornement mythologique de rigueur, mais en dépit des meilleures bonnes volontés, il est difficile et même impossible d’apercevoir la moindre trace de second degré chez les compositeurs de vers. Ne porte-t-il pas désormais «les insignes de la souveraineté », insignia regni », ce qui n’est plus guère qu’une allitération. Mais Il faisait déjà tout ; c’était déjà lui l’empereur. Une prédestination. Sous lui ? Non, sous Théodoric II, dont le dernier souci est bien l’Empire : l’année suivante, il se trouve en effet au bout de l’Espagne, incapable de secourir son impérial poulain qui s’est fait battre en Italie...

    Avitus « était à la peine, il est bien juste qu’il soit à l’honneur », il enfourche sa plus belle haquenée, sur le chemin de Rome. Quel homme.

    Ne viendra plus désormais, passé cette crête sommitale, qu’une péroraison, ainsi que l’écrit Loyen dans son texte : un dernier ronflement de tambour, Étaient-ils donc à ce point, ces auditeurs, détachés de l’observation objective ? Ne s’agissait-il pas aussi d’une fierté gauloise, in extremis et one more time confortée dans ses aspirations d’indépendance ? « Le vent du Nord, nous dit Loyen, « apporte au Midi, (c’est-à-dire aux Vandales), des nouvelles peu rassurantes pour eux ». VII 587Modestement, je n’avais pensé qu’à Rome. Mais il est bien question de « tumulte », levée en masse en cas de « patrie en danger » (soupir lointain d’une république momifiée), ainsi que de Libye, qu’il faut « rendre » à Rome après quatre incursions germaniques…

    Devons-nous vraiment les rappeler… Une négociation a remis sous l’autorité romaine les Pannonies, autant dire Vienne et la Hongrie d’aujourd’hui, que ne fera donc pas notre Avitus de toute l’Afrique du Nord… (VII 589/ 591) Mais l’Afrique est un gros morceau, tonton Avite, bien autrement coriace que des peuplades improductives aussi bien que nordiques. Une petite promenade militaire, et Genséric le Gnome, Genséric le Hideux, repliera bagage vers le Rhin.

    VII, 576-591

     

     

     

     

    R 158, mot 23 « laetior » 592/597

    Haussez-vous sur vos pourries cothurnes. Muses grasses de la fin des Temps, évoquez ces aigles entrechoquées, ces victoires à peine ébauchées, et que les divinités puissent réamorcer la pompe, car (il n’est pas question de chrétiens) les plus grands présages païens t’avaient tracé le destin. En ce temps-là, les dieux moribonds coïncidaient avec la politique, il n’était pas question de « Rendez à César »… Tu as fui ces excellents augures, ô discret, trop discret Avitus – comment tes diplomaties pourraient rivaliser avec les chevaux barbares ? « Un vol d’oiseaux favorables fit tomber de tes épaules ton manteau de citoyen » : où voit-il des oiseaux, notre bon traducteur ? « Un mouvement favorable » ! Ce présage a-t-il eu déjà lieu, eet Sidoine calque-t-il sur les célébrations anciennes ?

    Un tel présage aussi bien pouvait prédire une catastrophe personnelle, une perte des droits civiques, ou ce que l’on voulait. Rien ne manque aux oripeaux de gala. « Et toi, tout heureuse, laetior, de posséder aujourd’hui un tel prince » - l’empereur se désignait, depuis Auguste, sous le nom de « Prince », « Premier » des sénateurs sans plus ; «Rome notre mère » (emphase à la Nisard) « relève tes joues » de vieille peau chialative, et dépose ta honteuse décrépitude…

    vii, 592/597

    R. 159, VII 597 ad finem

    Je revois cette couverture où un Arcadius, olivâtre et vide chancelle des avant-bras surchargés du sceptre et de Dieu sait quel autre hochet. Son regard ne reflète rien, qu’une immense lassitude de mioche. Avitus a 60 ans. L’âge de déposer les armes à cette époque. Mais Avitus reçoit la bénédiction du père des Dieux, c’est assez. Répond un hurlement de joie, aussi disproportionné que celui d’une fin de meeting rochelais. VII 599

    Un petit coup de Parques fileuses ne saurait nuire « pour tes règnes », imperiis...tuis, à grand renfort de « fuseaux volubiles », qui tournent, en mouvement perpétuel, infatigable rotation de la sphère céleste. C’est leste ! Mais une belle expression toutefois : « Voici un souverain d’âge mûr qui te rendra la jeunesse quand des empereurs enfants t’ont rendue vieille ». Ô vœux pieux !

    VII, 597-602

     

    R. 160, CARMEN VIII vers 1 à 18

    Ici s’éteint une grande voix, poussée par le souffle lyrique. Ne subsistent que des braises pieusement recueillies, parmi lesquelles palpitent les vers superflus refroidis sur la pelle des siècles. Aux formules et titulatures s’enchaîneront es commentaires pompeux et précipités sous les précipitations - combien n‘avons-nous pas perdu. Le poète à présent s’adresse à ses vers, à l’occasion de leur dédicace. Il les traite d’ « essaims », ce que le traducteur ne semble pas avoir compris. Les abeilles sont compagnes des muses. Les fastes impériaux n’auront duré qu’un petit an et demi : « Restez donc sur place, ô bagatelles ; vers où vous hâtez-vous ? Le dédicataire, Priscus Valérien, nous aime. Amat. VIII 4

    Il nous tient en sa dilection, en sa préférence / Qui donc est Priscus Valerianus .  ? Le préfet du prétoire des Gaules ». « La tendre amitié vous lit d’un front sévère » . Mais Priscus jugera ces vers en éminent professeur : « Tous mes nouveaux titres de gloire », nous confie l’auteur, « ne me servent à rien » : la suite nous éclaire : il s’agit de « mon airain », ma statue de bronze, que je suis modeste de mentionner pour affirmer, en trois vers, que je n’en parle pas. Et versiculets de s’exclamer : « Partons, partons ! tu ne nous retiendras pas » - c’est aussi con que moi, en 5: « Un wagon est là, qui nous tend les bras : partons ! partons ! »

    Mais les distiques de Sidoine se soumirent volontiers au jugement d’un « connoisseur » : Priscus, de la belle-famille - « il sait apprécier un poème et, s’il est prompt à juger, il est lent à mépriser ».

    Ô lents effritements de la gloire, ô Bouvard, ô Pécuchet. « Une fois lus, je t’en prie (hoc rogo, livre-les au bûcher (rogo) – le premier rogo a tout l’air de signifier « je t’en prie », mais en lisant le second rogo, qui, lui, signifie vraiment « je t’en prie », nous nous rendons compte que le premier signifiait, en fait, « le bûcher » - Ah ! laissez-nous, de grâce, respirer !

    vv. VIII, 1- 16

    FIN DES PANÉGYRIQUES

    chant IX À FÉLIX

    R. 161

    Commence alors un douloureux supplice : 346 vers pour énumérer tout ce dont Sidoine ne va pas parler. L’univers n’y suffirait pas. L’en-tête lui-même est pompeux, distendant à plaisir l’épithète et le nom, « un laarge (…) salut », ce que le traducteur mondain nous aplatit :  son salut le plus cordial ».Loyen parfois suit les traces de Nizard et de tant d’autres qui font dans le Fénelon bien ouaté.

    Mais si l’on traduisait à ma fantaisie cela tournerait au grotesque, dont Sidoine serait absolument dépourvu. Ne tombons pas jusqu’aux extravagances de la forme,qui peut-être n’en sont pas : « Réponds, réponds à ma question, Magnus, je t’en prie » « mot à mot : « dis, dis ce que je demande, et je t’aimerai », « toi qui es Félix par le nom » : cela signifie « chanceux » - « par l’intelligence, par ton rang, par ta beauté » - « tes enfants » - toute la famille ici va défiler, entre deux haies de virgules, jusqu’au « plus noble de tes cousins, Camille ». Le camille, c’est l’enfant de chœur des sacrificateurs.

    La d’note 1 est aussi complète qu’une farine de kugelhof. Nous apprenons que ce Magnus fils de Magnus était condisciple de Sidoine, et l’admirait. Le même Magnus fils, dédicataire, fut le « confrère » de Sidoine (ils écrivaient tous deux) à l’académie de Narbonne, alors capitale intellectuelle.

    Les petits vers sans importance n’en susciteront pas moins de la jalousie, plus par leur destinataire que par leur valeur ! alors que leur papier sera douceur d’anus ! Ce serait charmant, si ce n’était si convenu. Peut-être devons nous révérer chacun de ces clichés comme les pas d’une chorégraphie rituelle. « Je t’avertis » nous dit l’auteuil « de ce que tu souffriras de cahots », de sursauts. Nous connaissons la suite, qui n’est que la plus sotte et la plus plate prétérition que j’aie jamais lu : Sidoine énumère tout ce dont il ne va pas parler, 346 vers durant, supplice atroce. Ce que j’écris est si chiant que jamais tu n’auras la force de le lire en son entier – voilà ce qu’il aurait pu versifier, s’il avait eu de l’humour – hélas, il en avait.

    ...Hélas, nous pouvons en douter. « Nous ne courons pas dans les sentiers battus » : ma foi si ! « ...et tu ne trouveras nul passage où Thalie foule les traces anciennes des devanciers » - oh que si ! Mais que proposera-t-il donc de neuf, notre Sidoine ? Rien. De rien. Des singes grimacent, et ne proposent rien que des grimaces. Il n’y a là qu’étalage de vide, motivations qui nous échappent, qui peut-être n’existent pas.

    À quoi servent après tout les contorsions des cirques, les angles droits sur les anneaux, les excroissances du baroque, les records du Guinness Book ? Sidoine cherchait-il en ces badinages une ivresse de même nature que celle du plongeur en apnée ? ...toutes proportions gardées… Nous nous garderons de toute lassitude, mais sans nous préserver de piques venimeuses. Nous ne ferons pas, mais nous ferons.

    VIII 1/18

    R 162

     

    Voici le catalogue de tout ce qui se savait, mais dit « autrement » - je cherche des excuses. Ne pas oublier que Valerius Flaccus au Ier siècle de notre ère avait choisi de mettre en vers l’histoire la plus rebattue disait-il (les Argonautes) justement pour la renouveler ; n’oublions pas que Flaubert ne voulait plus qu’il y eût de sujet à sa prose. Notre monde est devenu plus vaste – qu’en savons-nous. L’antiquité, pour nous, c’est la mesure, les préjugés les plus plats, la sagesse la plus rebattue.

    Revoici « les antipodes et la mer Rouge » - vous étiez loin des antipodes mais vous saviez ou pressentiez que la terre était ronde. Vous étiez  limités mais pas pervers comme sera le Moyen Âge, pour qui le monde se limite au nombril de Jésus sous peine de mort. Abîmons-nous de modestie. Que Sidoine énumère les villes, « Artaxata » d’Arménie, « Bactres » d’Afghanistan, « Carrhes » en Turquie, désormais trois bourgades, et Babylone-Baghdad « s’ouvrant largement au fleuve  largum fluvio patens l’enferme dans ses remparts et boit ainsi l’eau du Tigre sur ses deux rives » - faisons comme si c’était la première fois.

    « Ninus » fut « le premier roi des Assyriens : ...fils de Sémiramis – on parie ? - non, son mari, fondateur de Ninive, et tué par sa femme, qui voulut régner seule. Eh bien non, nous n’en parlerons pas. Jouet suivant : « Arbacès, fondateur de la dynastie Mède. Non pas celui qui achetait Alix, tout faux, mais un gouverneur de Sardanapale – Sidoine ignorait sans doute qu’il maniait les débris d’un vrai jeu de massacre, et serait le dernier à les mentionner pour des siècles et des siècles. Sardanapale lui-même se fit périr sur un bûcher. Delacroix imagina que son glorieux modèle voulut également brûler tous ceux qui lui appartenaient… Merci Byron, sans vous, Sardanapale tombait dans l’oubli. Merci, Delacroix. … Sidoine consentira-t-il à s’arrêter dans son étourdissante fièvre massacreuse ? Non. Sidoine ne s’arrête jamais. Quand il a trouvé un sujet à traiter, il l’exploite, il le traite jusqu’à la lie, jusqu’à la nausée.

    IX, 24 - 29

     

    R. 163

    vers 29 à 43

    Passons au Déluge. Il ne sera pas question de Cyrus. Par ordre chronologique, surtout n’oublions rien. Ce fut « le petit-fils d’Astyage », nourri au lait de chienne et le cul bourré de piment. Cyrus demande à Crésus brûlé vif pourquoi il ne cesse de beugler (en Lydien) « Solon, ô Solon ! » Crésus répond : « Il m’a dit, ce Solon, qu’un homme ne devait pas être appelé heureux tant qu’on ne l’avait pas connu jusqu’à sa mort. » Tout le monde connaissait cette anecdote. Au vieux temps du fascisme. Cyrus gracie Crésus pour en faire son conseiller. J’espère qu’on a gracié aussi les 14 jeunes qui devaient brûler avec le roi vaincu.

    Cyrus perdit 200 000 hommes au combat, avant de finir décapité : il y eut un avant, puis il y eut un après. Sa tête fut enfermée dans une outre pleine de sang humain . Même ça, Sidoine n’en parle pas. Ce serait du rabâchage. Plus que 900 ans à récapituler, des Perses aux Grecs jadis civilisés jadis par Cécrops. Marathon ? « Tu ne liras pas cela ici ». L’auteur emmêle Xerxès dans ces fleuves qu’il avait taris, du moins détournés , pour y faire passer son million d’hommes.

    IX, 29 à 43

     

    R. 164

    Il ne parlera pas non plus des Thermopyles, du moins les premières. Les vers s’embrouillent de références en énigmes ; Xerxès « méprise les obstacles du soleil et du sel » v 45 avec ses « escadrons fous  v. 46 - le galop effréné retentit dans le vers, et, tiens, j’ai pondu un alexandrin. « il  admit dans l’Athos le flot gonflé » v. 47 (en creusant le rocher au niveau de la mer, un autre), «près du sommet alpestre » (est appelé « alpestre » tout sommet quel qu’il soit), « à travers des cavernes scalpées », v 49 entendez un étroit couloir maritime, tel qu’on en voit aujourd’hui à Corinthe. « Scalpée », « sculptée », « taillées », c’est tout un, et tout à l’avenant.

    «...Non plus que du  fils du « Jupiter Garamante » - Hiarbas, qui voulut épouser Didon. Carton-pâte cul par-dessus tête… autant de légendes mortes - Alexandre « vola[nt] par-dessus les vastes terres de l’Asie, régnant sur les royaumes et sur les princes » (le pauvre mort bin ich). Rassemblons à grands coups d’escopette nos sciences défaillantes : Alexandre, qui rit quand il se fait prendre, eut la révélation qu’il était fils de Zeus dans le temple de Jupiter Hammon. Ce temple était situé dans une vaste oasis, Siouah, non loin du territoire garamante : nous n’allons pas chipoter Sidoine pour quelques dizaines de kilomètres au milieu d’une vaste cavalcade de syllabes si étroitement imbriquées dans le désordre, d’où le déplacement du traducteur qui en rajoute dans la pagaïe.

    C’est comme de recevoir une poignée de bijoux et de verroteries dans la gueule en plein soleil. On ne distingue plus rien. Il faut rattraper au vol les pierres qui volent dans la jonglerie, c’est de la pailletterie, du feu d’artifice, inutilissime, rabâchantissime, écume à la crête des lames, pêle-mêle, sublime vrac, métaphores entassées projetées par l’éternuement, il dit qu’il n’en parle pas, mais il en parle si bien, voyons : cette civilisation d’après Loyen s’était lassée de tous ses souvenirs, stock inrenouvelable : et nous, pas encore ? Nous aurions vécu plus longtemps, renouvelé nos provisions plus vivacement, pourtant, quelle fatigue je sens dans nos idées, qui volent en éclats, notre barrage se rompt et çà et là basculent dans les flots les fondements de nos structures cimentées.

    D’abord « de Darius les tumultueux préfets et satrapes » carrément « percutés » - c’est au garamantéen Alexandre que Sidoine consacre son plus large plat, les vers les plus soignés : Darius « lui-même, fier du trône de ses pères » à son tour , « se réclamant de cousins divins », « redescendant à la condition humaine », « femme, enfants, maman prisonniers »…

    VERS IX 44 -63 66 09 09

     

    R. 165 66 09 09 mot 30 « armatas » vers 71

    VERS IX 65 – 75

    Cette brochette de 10 vers se voit qualifiée par Maître Loyen de « comble du mauvais goût ». Il faudrait recourir à tous les tropes. Le navire est appelé « forêt », comme d’habitude allais-je dire. Vu chez les élégiaques et peut-être même chez Lucrèce. Mais ensuite, en vrac:le navire n’a pas « fait escale » à l’embouchure du Phase, mais il venait exprès, pour la conquête de la Toison d’Or ; ce navire était parlant, il s‘appelait l’ Argo, d’où semble-t-il est venu « l’argot », langage codé. Une fois de plus – pitié ! pitié ! - la « femme intrépide », Médée, à toutes les sauces. « Son amant » est « devenu laboureur », parce qu’il a semé les dents du dragon gardien. Il faut suivre.

    « Tremblant au milieu des jeunes pousses en armes », armatas (c’étaient des guerriers, nés du sol, sans aucune ressemblance avec du blé vert. Ou alors, les pousses ont poussé (à mon tour…) très vite, « les épis » se sont mis à « lutter l’un contre l’autre », les «mottes » furent « belliqueuses » puisqu’elles ont accouché de guerriers, les « tiges sœurs » ont ruisselé « d’un sang vert » - au secours… Il ne s’agit pas de « mauvais goût », car chacun le voit à sa porte. Flottes à Bordeaux trouvait de mauvais goût le Comte de Lautréamont en personne, qui n’est pas à beaucoup près un modèle d’académisme… Ici notre Sidoine, cherchant à se justifier par Ovide et Lucrèce, mélange et superpose les différentes étapes de métamorphoses: les mottes, les pousses, les tiges vertes et les épis, les guerriers armés,  en appliquant indifféremment les qualifications des unes à l’aspect des autres.

    C’est du même ordre que les portraits informatiques, se transformant d’une personne en un autre, ou passant très vite d’un âge à l’autre, ou que les portraits de Picasso montrant à la fois la face et le profil. Sans talent cette fois, Sidoine, sans le moindre talent. Mais qu’est-ce que le talent ? Il ne s’agit pas de « mauvais goût ». Mais cela « percute » ou « ne percute pas ».Les floraisons « en accéléré » sont cohérentes, mais ce passage du minéral au végétal à l’animal humain ne parviennent pas à nous toucher, nous. Eux, si.

    IX, 65/75 66 09 09

     

    R. 166 MOT 31 tellurem v. 83

     

    Apparemment très satisfait de son petit tableau, Sidoine veut pousser plus loin ses horreurs. Il ne semble pas que ce soit un pastiche. Il joue la surenchère, augmentant la taille de ces serpents, leur prête le « venin », les fait non pas volumineux mais enroulés, non pas des corps mais de véritables jambes : les Titans, car ce sont eux, difformes, sans membres mais eux-mêmes les membres d’un corps inexistant, absurdités effroyables ! « Une bouche à la place des pieds », nous voici en plein Gourmelin ! « Du surréalisme chez les Romains... » - chez les Celtes… Chez les Scythes... » Ils « foulent la terre d’un pied dévorant », tellurem pede proterens voraci, parfaitement, pédé, du traducteur saluons l’audace, à moi Vicomte Ducasse.

    Nous nous mélangeons les reptiles… Voici la raison, la science juste, les corps parfaits et fonctionnels, contre les corps mélangés d’une fécondité horrible et folle - IX, 84…

    J’ai trouvé… ce qu’il y aurait encore à dire sur ce sac à déchets : c’est un répertoire en folie, un récapitulatif, un compressé, de tout ce qui formait la littérature du temps depuis si longtemps. Je fus moi aussi un homme qui passe, hors de propos, hors de toute perspective. Avant de mourir, une culture s’en vient récapituler toutes ses grandeurs - « et comme sonnaient les trompettes des dieux, bientôt faisant écho au grondement des cieux, ses pieds sifflants défiaient les nuées » - c’est à peu près cela, Faut-il vous l’envelopper, « tu ne lis pas non plus les plaines IX, 88

     

    R. 167

    IX, 89 mot 32 « excolam », vers 94

    Les monts projetés dans les airs ménagent une vision surréaliste ; penchons-nos sur chaque expression, de même que tout mot d’une prière nécessite d’y méditer précisément. Telle peut être notre piété. Les monts sont énumérés, le Pinde, monts albanais nourriciers de Pindare ; L’Ossa et le Pinde, côte à côte selon qu’ils sont tombés ; l’Olympe, ébranlé seulement, non déraciné si ma mémoire est bonne ; l’Othrys, capitale des Titans, d’où ils lançaient leurs assauts contre les Dieux. Ici Claudien est imité, « de près » nous dit Loyen. Puissè-je avoir le temps de lire ce Claudien, de la même famille sans doute que Claudien Mamert, grand ami de Sidoine et philosophe platonicien. À cette énumération géogaphique va répondre  une accumulation de tout ce que porte une montagne : alternance de désinences en -is et ibus, « forêts, troupeaux, fauves, frimas, roches, sources et places fortes » : les paumes des géants les « balancent » mais pas « dans le ciel », , monsieur Loyen, vous ajoutez du texte, après les avoir « soulevées », mais pas « de terre »…

    Le récapitulaire ne connaît pas de fin, nous entretient encore des travaux d’Hercule, qu’ « icije ne vais point polir », non hic Herculis excolam, ce qui est cultiver avec le plus grand soin. Un petit jeu encore, une petite pirouette : c’est confondre le jeu poétique avec « le jeu des sept différences » des journaux pour enfants, ou la rubrique des mots croisés. La vastitude de ce déversement de betteraves fades nous épouvante : comment ne pas s’apercevoir du bourbier, de l’océan de déchets où l’on traîne le lecteur jusqu’à suffocation douloureuse et totale ? Peut-on à ce point manquer de la plus microscopique étincelle de conscience ? « le porc », c’est le sanglier ; la biche celle de Cérynie, le lion, celui de Némée, dont la peau sur l’épaule pend (moi aussi quand je veux).

    Les notes de Loyen nous sont un rafraîchissement, comme l’eau saumâtre d’une oasis rafraîchit le mourant desséché : le Géant, c’est Typhée ; rendez-nous nos récits d’antan, lorsque nous lisions, sur un lit, les collections Contes et Légendes ; ramenez-nous au pays des Amazones, à « l’hôte » Busiris : Hercule le tua ainsi que tous les prêtres qui voulaient le transformer en sacrifice humain. Voilà du récit, voilà de quoi rêver, s’instruire (je ne connaissais plus l’histoire de ce roi dingue), et « le taureau » me rappelle peu de choses…

    IX, 96

     

    Éryx : nous devons consulter. Les Monti Erici existent encore en Sicile de l’ouest. Abritaient-ils un monstre, un taureau, quelque géant bien terrible ? Et un géant vaincu, un, mort et enterré. Nous n’avons plus cette culture. Lycus, « le Loup » : usurpateur à Thèbes : tué. Tant de légendes qui débaculent, cul par-dessus-tête, dans la fosse commune, dans les coulisses, dans le bric-à-brac. Faut-il à tous leur faire un sort. Nessus, et sa tunique empoisonnée ; Antée le Lybien, lointain prédécesseur de Khadafi :cadavéré ; ancêtre des Français d’après Jean Lemaire de Belges et la tapisserie qu’il inspira (énigmes…) - la vierge ? ...la ceinture de l’Amazone… déjà citée… adoncques une autre vierge… Oeta, c’est le bûcher dans lequel Hercule se jeta… « le fleuve lutteur », c’est le fleuve Achéloüs, afin de conquérir sa dernière femme, Déjanire…

    IX 99

     

    R. 168 mot 33, 67 01 16, « atque » vers 104.

    « ...et d’avoir porté le pôle lui donna le pôle ». Tous savaient que la terre était ronde. À présent les platistes la croient plate et le répandent. Et nous avons oublié Cerbère, toute énumération se devant d’être exhaustive. Even exhaustive, et même épuisante. Sautons par-dessus l’apparat critique. J’aurais aimé revivre ce cours de Duclos, dans l’ancienne faculté de lettres. Ô sombres crétins, qui nous avez si loin exilés ? « L’Élide » fut « fameuse par ses quadriges » : tougoudoup, tougoudoup. Le cours continue. Il est question d’un fleuve, « l’Alphée », qui traverse la mer jusqu’à l’île aux Cailles, Ortygie, et rejoint la fontaine Aréthuse à SyracuseSession de rattrapage mythologique ! - « et, sur la rive opposée », , atque transmarina, « va se jeter dans les flots de son épouse ». Passons à Tantale et à sa « maison »…Sidoine brode et tisse. Il blâme l’inceste du père profanant sa propre fille, même tabou enfreint qu’Édipe, mais inversé : c’est ainsi qu’Égisthe, futur assassin d’Agamemnon, naquit à la fois fils et petit-fils de Thyeste ; race maudite ! détournons nos vers de semblables cochonneries,  comme disait notre guide en Grèce, mais rajoutons-en pour évoquer ce répugnant festin : le père incestueux bouffant tous ses autres enfants, et ne s’en rendant compte...qu’après coup – merci du festin, mon frère ! mais ceci… ne nous regarde pas. Le père a mangé ses enfants.

    Le Soleil repart à l ‘envers et se couche à l’est, « pour fuir un tel convive » - Édipe a crevé ses yeux, l’Œil du ciel, souillé, se replie. Nous pourrions croire la mécanique enrayée : pas du tout. Sidoine alterne visions d’horreur et badinage bucolique. C’est la règle des bergers d’idylles. Aux sanguinolences vomitives font suite d’obscures allusions vers IX, 117.

     

    R. 169 67 03 02

    IX, 117 mot 34 : « Pergama » IX 124

    « Le pasteur phrygien » : petite devinette – Pâris ! le ravisseur d’Hélène ! ...qui veut gagner des millions ? « Le bronze chantait dans le marbre » voudra dire « les cloches sonnaient dans le clocher ». Triomphe de l’esprit de commis voyageur, ou du cruciverbiste : « comment le mont Dindyme a-t-il perdu de sa hauteur ? - En se faisant couper tous ses arbres ! Avec lesquels il a charpenté des navires ! » - ne pas oublier de placer « l’Ébalie » et la ville d’ «Amyclées », exotique géographie ! Ceci vient du poète Statius ou Stace, car nulle part je ne vois d’allusion à ces lieux dans l’histoire de Pâris. L’Ébalie n’est que le surnom du pays de Sparte. Il ne sera bien sûr pas question de cette geste dans les vers de Sidoine.

    Mais ! « je ne raconterai pas non plus Pergame », nec Pergama, nom de Troie persequar, « je ne poursuivrai pas tout du long », Apollon nous en préserve ! IX, 126. Rome radote et s’enlise, en une interminable indigestion de ses deux passés, l’hellène et l’italien : le traître nommé Sinon persuada la ville de Troie de faire entrer en grande pompe le cheval bourré de guerriers dans ses murailles : « ce traître enjôleur par qui fut ouverte la citadelle consacrée à la statue de Pallas ». Eh bien de cela nous ne parlerons pas non plus. Hélas, deux cents vers nous séparent encore d’une sortie de tunnel, rongeant notre temps. C’en est au point qu’il suffirait de faire lire ce poème entier pour initier l’ignorant au panorama de toutes les fumées romaines : la Muse méonienne, c’est l’activité d’Arachnée, qui fut métamorphosée en araignée, mon dieu comme c’est curieux.

    Il ne faut pas rivaliser avec Pallas, protectrice de Troie, faute de quoi la tapissère prodige se voit transformée en hideuse araignée. Sidoine, pour ne pas encourir la jalousie des dieux, ne parlera pas de ces « héros de Thessalie et de Doulichion ». Suit une interminable énigme. Doulichion (« Doulikionne », monsieur Busnel, « Doulikionne ») ferait partie des possessions d’Ulysse ; quant à la Thessalie, sur la côte opposée, elle a produit tant de héros ! Nous découvrirons celui-ci à travers ses exploits : c’est tout à fait le jeu de Lepers je suis… je suis...Nos yeux remplis de fausse avidité parcourent la suite ; un guerrier déguisé en femme ? Tilt : Achille. Bravoooo ! « Instruit à la chasse, à la musique, à la lutte », la belle affaire ! Tout le grand monde en faisait autant... « à la connaissance des simples », voilà qui sent son pharmacien : le centaure Chirôn ? (« Kirônn », monsieur Busnel, « kirônn », et non pas « Chie-Rond ») ( ô effondrement de la culture, ô ceci, ô cela…) - « fils de Saturne » et ancêtre des… chirurgiens, prononcés différemment…

    Achille le Jeune, Brad Pitt en jupette, « foulant de ses pas tout enfant les tanières des bêtes sauvages », mais oui, mais oui… Comment les Anciens ne s’apercevaient-ils pas qu’ils radotaient ? Facile : voyez-nous ressasser nos mêmes obsessions, depuis des décennies… « tantôt se reposant au hasard dans la neige du Pholoé » - haute colline où fut enterré cet autre centaure, Pholos. Depuis, les auteurs latins se demandent quel héros, quel plouc, ne s’est pas roulé tout petit dans la neige pour y faire son somme. Mais Achille, lui, Achille, « dormait plus confortablement sur la crinière de son maître ». Doux tableau. À vos pinceaux, artistes…

     

    R. 170 mot 35 « redire » v. 147 67 03 25

    Achille alors se déguisa en femme, être lâche et méprisable. Déidamie lui apprit à filer. Mais elle engendra Néoptolème, car la jeune fille, c’était Achille, ô la grosse surprise ! la grosse différence ! Elle croyait fleureter entre fille, avec Pyrrha. Ulysse-le-Fatigant le débusqua, l’entraîna, car la gloire de l’homme est de tuer. Sa mère avait cru le sauver, mais ce grand héros s’est précipité sur une épée, révélant sa noble bite. Que c’est beau. Ulysse va suivre, brillant colporteur d’épée, ouh le futé ! Petit Jésus, que ce soit bref. Impossible. Sidoine inépuisable mitraillette à mollards tient son rabâchage, il ne nous en épargnera pas une miette : il remontera le temps, depuis le retour du guerrier absent vingt années : « revenir à Ithaque », Ithacam redire, jamais je n’aurai éprouvé de toute ma vie la moindre miette de nostalgie : « Le volume même de Smyrne ne conte pas toutes ses aventures » : Quintus !

    Je possède ces deux volumes reliés plein cuir. Lisons-les vite avant le grand saut. Souvenons-nous des inépuisables exploits d’Ulysse ; impossible de les énumérer tous, bonne occasion d’essayer – voyons – il compte sur ses doigts : « le rapt du palladium » - c’était une statue, honorée par les Troyens ; Ulysse la rapporta sur les navires grecs. Ainsi la déesse Pallas changeait-elle de camp. Ensuite il découvrit Ulysse, caché parmi les fileuses, ainsi qu’il nous est dit quelques vers plus haut. « la capture de Dolon aux pieds ailés » : espion sous une peau de loup, il est débusqué par Ulysse mais décapité par Diomède. IX, 152

    mais c’est pas tout mais c’est pas tout ! Horreur et putréfaction ! ...suite des aventures d’Ulysse ! Les chevaux de Rhésus : Troie « devait être sauvée si les coursiers de Rhésos buvaient l'eau du Xanthe, mais il est tué la nuit même de son arrivée par Diomède, qui le surprend pendant son sommeil, tandis qu'Ulysse dérobe ses chevaux », copions Wikipédia. Le carquois de Philoctète : ces légendes couraient les rues, même avant Homère ; du diable si je me souviens du vol de son carquois. J’apprends simplement que ce héros avait hérité des flèches d’Hercule, et qu’il descendit Pâris. Le jour est venu où ces légendes seront aussi inconnues que les arcanes du Mahabharata. Il nous complaît de supposer des millénaires d’ignorance.

    « Ajax fils de Télamon » était le grand, le petit était fils d’Oïlos, car Télamon suggère l’étirement, Oïlos le recroquevillement. Devint-il fou en ratant un concours d’éloquence ? au point de massacrer un troupeau de bestiaux  qu’il prenait pour des hommes ? ...souvenir : on lui avait préféré Ulysse pour hériter des armes d’Achille. ...comme il en fallait peu ! « Prière sur l’Acropole » de Renan…

    IX, 159 67 06 12

     

    R. 171 « un éloquent porta la couronne du pugnace » - on dirait, en avance, du Gabriele d’Annunzio : « le bronze s’agite dans le marbre » pour « on sonne les cloches ». Traduction ? « un orateur remporta la palme du combattant ». « Un bavasseur supplante un gros bras » : de quoi devenir fou en effet. Ulysse l’emporte sur Ajax. Excellente occasion pour énumérer en vers plus beau que les autres l’interminable file des exploits de l’Ithaquois:entassons le Cyclope, Circé, le roi des Lestrygons : ce dernier mangeait de la chair humaine, c’est une manie… L’infini défilé n’en es qu’à son printemps.

    Rendre hommage à tout ce qui existe, exista et existera. Ulysse a tout évité, les six reines, tiens ? Du nouveau ? Nauplius, qui échappa aux appétits de nos savoirs pédants ? Consulter l’encyclopédie devient la seule distraction possible. C’est le père de Palamède. Ulysse a tué Palamède par incompatibilité d’humeur. Le papa de Palamède veut se venger d’Ulysse. Il a placé des torches sur le rivage pour le faire naufrager. Carrrramba, encore raté. On ne parle pas beaucoup de lui. Les textes sont perdus. Charybde et Scylla nous sont mieux connus, malgré nos incertitudes géographiques : Scylla, c’est le chien, skilo en grec moderne. Six compagnons d’Ulysse y finirent bouffés.

    Charybde de Tauroménium : IX, 166 – autant dire de Taormine. La note nous rappelle que « Toutes ces aventures d’Ulysse (…) sont bien connues. « Je ne chante pas des divinités qui réservent leurs faveurs à tel pays, telle ville et telle île » IX, 168

    Supportons donc cette table des matières, et renseignons-nous. Les derniers soupirs de notre et de leur civilisation passeront bien dans nos caissons étanches : « Saturne » « rséerve ses faveurs au Latium ? OUI, car il a rassemblé » des hommes féroces et le convertit à l’agriculture. Jupiter favorisa la Crète : c’est là que les Corybantes jouaient de la musique guerrière pour couvrir ses pleurs de bébé. C’était le b-a ba des cultivés de l’époque. À présent nous répétons cela. Nous ne sommes pas instruits. Au pays des aveugles les borgnes sont rois. À deux rappels par vers… Junon favorise son île ? « Samos », à prononcer comme brosse, et non comme grosse. Ce serait dans l‘île de Samos que Junon aurait épousé son frère Jupiter.

    Et comment pouvaient-ils faire autrement ? il n’y avait qu’eux… L’inceste est la marque des dieux ; donc, sacrilège aux mortels. Le Soleil à Rhodes, l’île des rhododendrons ? Et du colosse ? Avec sa face de tournesol ? ...solution trouvée… « Perséphone », alias Proserpine de cheval, serait donc honorée à Henna : « le nombril de la Sicile », où notre déesse fut enlevée par le roi des Enfers… À partir du moment où l’écrit se résume à l’entassement de connaissances fragmentaires ; où le fait de publier devient aussi banal que de faire cuire des baguettes, sans aucun apport de notoriété – la création de mots et de phrases se voit frappée d’obsolescence, et descend aux Enfers avec Perséphone.

    Il ne subsiste plus qu’une inépuisable Encyclopédie, dont il est impertinent de repêcher à l’épuisette, çà et là, des fragments déformés par les eaux. Comptons sur l’indulgence fouineuse des successeurs pour nous dégager des amibes . Nous avons tous fait cela ; poètes disparus. Cataloguons nos glorieux débris : Minerve réservera ses faveurs à l’Hymette – quelle salade… Ménerva est une déesse étrusque ; l’Hymette est le mont des Abeilles en Atique ; les abeilles sont les attributs de la sagesse. Rien de plus piquant que la salade aux abeilles. Même si ces dernières bourdonnent autour d’Athéna, ou Pallas, ou Minerve, comme il vous plaira : que pourrais-je bien dire d’intelligent ? «Vulcain à Lipari » agite sa forge sous le Stromboli, « Dionè à Paphos » (à Chypre) reçoit les hommages dus à la maman de Vénus, tandis qu’Argos remémore Persée vainqueur de la Méduse : fils de Zeus, il est donc le neveu de Persée.

    Mais la logique de Sidoine semble moins proche de la filiation que du vagabondage. « Priape à Lampsaque » exhibe son épuisant zob. Et « Euhion », c’est Bacchus, bien entendu.

     

    R. 172 mot 37 (« per », vers 183) IX, 175

     

    Vesta, c’est le feu, Ilion, c’est la citadelle de Troie, qui périt par le feu. Le temple de Vesta recueillit le Palladium, statue de Pallas Athéna, rapporté par Énée : rappel ici du mythe fondateur de Rome. Félix, dédicataire de ce poème, devait en savourer les délices. Le jeu des longues et des brèves, la musique heurtée des mots et des coupes, enchantaient ces lettrés, disparus comme disparaîtront les nôtres. « Le Délien », autrement dit Apollon, réserverait ses bolducs – ses faveurs – à Thymbra : décidément, c’est le Jeu des Mille Euros ! question rouge : à quel épisode de la vie d’Apollon se rapporte le site de Thymbra ? ...ce serait le temple où Achille fut blessé au talon… l

    Le but de cette énumération est-il de proposer des pistes de recherche, ou de stimuler l’hippocampe ? n’est-il pas aussi le dévidoir « marabout-de-ficelle-de cheval » ? Admiration, mépris, perplexité ? Réception érudite sans aucun doute. « L’Arcadien » (réserve ses faveurs) « au Lycée » : c’est Zeus, né sur le mont Lycée, le Mont aux Loups, dans le Péloponnèse. Zeus y avait un temple. Mars pour sa part est associé aux Thraces, vaillants guerriers, Diane à la Scythie, rien d’étonnant pour la reine des chasseresses. Tous ces dieux et déesses le sont devenus par « la dédicace de temples, par l’encens, le sel, la galette et la farine sacrée, et la consécration de cérémonies vaines ».

    Le voici donc, le point commun de tous ces couples : rappeler que le polythéisme n’est que l’agrégat de croyances locales, et la transformation de rites liturgiques en fausses croyances ! Unique occasion, si ma mémoire est bonne, d’un dénigrement des vieux mythes ! À peine exprimée cette faible allusion, rembrayage sur les mythes grecs, aussi mêlés aux latins que de nos jours la musique américaine à nos tympans : « La vénérable Èleusis » est aussi familière aux Romains qu’un sanctuaire latin.

    IX, 181-189 :

    Introuvable occasion de consolider nos connaissances : « Triptolème », révélateur du trigo, « le blé » d’Hispanie. Ce Triptolème a fondé le rite d’Éleusis. Avant, on « bouffait des glands » « dans les chênaie » de C’haonie, vers l’Albanie, qui est à l’opposé mais qu’importe. Et sans transition, « je ne chanterais pas » « l’agitation de l’Égyptien » - charmant… - « au son des sistres de Memphis », Bamboula et compagnie. Le traducteur ici transcrit les allitérations expressives, les sons dépaysants, les zigzags géographiques (on revient à « la jeunesse lacédémonienne » ; elle est issue de Tyndare, mari de Léda (celle du cygne…) et roi de Sparte, ancêtre de Ménélas lui même époux de la belle Hélène, infidèle comme sa mère ; sa jumelle fut Clytemnestre assassine d’Agamemnon.

    Étourdissant.

     ...Insoumises donc, les épouses grecques, infidèles et vachardes meurtrières… Se méfier des femmes… Bien les brimer… Feuilletant nos lexiques aux pages fatiguées, nous abordons « les oracles de Lycie (« Patara » en Turquie) et de Céré » (VII 190) (où l’on tirait les sorts). Rappelons que c’est la déesse de la justice, Thémis, « qui enseigna à Apollon l’art de la divination ; elle possédait déjà, bien avant Apollon, le sanctuaire de Delphes. Énumérons encore et toujours : le Toscan (d’origine étrusque dit la légende) « voulant conjurer les effets de la foudre, cherche dans le clôture du putéal » - c’est quoi ce cirque? Le putéal est un lieu frappé par la foudre. Donc on y creuse un puits, on édifie une margelle, un « putéal ». On sacrifie une brebis de deux ans, avec deux dents proéminentes…

    Ce temple « bidental » comprend quelques colonnes, autour du putéal proprement dit, qui n’est que la margelle du puits… IX 180 / 193…

     

    R. 173

     

    IX 194 mot 38 « Hammon » v. IX 201

     

    Nous pourrions comparer ces deux catalogues des carmina VII et IX : le VII est un panégyrique, le IX une « bagatelle » (nuga) et de façon frappante, les deux naviguent dans les mêmes eaux. Ici, rappel historique de la bataille de Pharsale, déclenchée par les dieux, selon Lucain… et Sidoine, qui a des lettres. Dans ce Carmen IX, dédié à Félix, Métellus a sauvé des flammes les statues des dieux, au prix de la cécité ; le vers plus court allège les cabrioles phonétiques(IX, 200)

    Mais le poète n’est pas lassé de nous énumérer ce qu’il ne chantera pas, quitte à citer l’Univers tout entier : une belle image du dieu « Cinyphius Hammon » (IX, 201) « élevant sa mitre au-dessus des sables » ; lequel ? Le « cinyphien » des Syrtes – ce qui nous place à mi-distance du dieu Carthaginois et du dieu Égyptien… Cent bœufs pour un bout de mitre au-dessus des sables. Un dieu qui coûte cher. Belle vision, éphémère et gratuite. Je montre, et je dérobe. Le désir est attisé, puis vite transféré sur un autre objet, un autre, puis un autre. Nous avons nous aussi nos clips et nos strip-teases. Nos grands mots évocateurs, nos boîtes à fantasmes. Le « Dindyme » par exemple : on y fêtait Cybèle, au-dessus de la Marmara, rêve inassouvi des agences de voyage.

    Nous ne verrons jamais la Marmara. Eux non plus. Nous n’entendrons pas les « buis bruyants » (les flûtes en bois dur!) ni les Curètes, ceux qui frappaient sur les boucliers pour couvrir les beuglements de bébé du grand Dieu Zeus - que c’est dommage ! Ne nous rappelle pas Bacchus, non plus crétois celui-là mais venu de l’Inde : autres visions de rites exotiques, avec vins et fureurs sacrées. Les Bassarides ! Avec leurs robes couleur de faon ! Ou Bacchantes, si sympathiques avec leurs furies érotiques ; on les appelle aussi Ménades. Elles sont folles. Hystériques. La barre creuse dans le ventre.

    Elles tremblent, elles hululent. Ô monotonie. Beaucoup de « t », beaucoup de « r », beaucoup de transes. Sur l’autel brûle l’encens. Fin des religions. Début, hélas, hélas ! des « grands auteurs grecs et latins ». Ce ne sont plus que des hommes. Un découragement nous prend. Sidoine assurément n’est pas Hésiode. C’est très beau, mais en grec. Très lointain. Comme des panaches au loin fondus dans le soleil couchant. Pindare, extraordinaire Pindare, incompréhensible sans texte adjoint, paillettes crépitant dans les flammes, nous t’avons connu, lu sous le soleil gascon, Ménandre, combien tu fus absent, avec tes socques en bois, clap-clap, c’est comique on applaudit très fort. IX 213

     

    R. 174

    mot 39 epodon v. 222

    IX 214

    Nous déterrons les vieux corps « d’Archiloque outragé » : archiloque, vraiment ? À dictionnaire antique, lexique moderne : il ne nous reste plus que des fragments de ce soudard sentimental. Poussons de légers sanglots ; les « muses » de Stésichore seraient-elles plus nobles, célébrissimes en moins cinq cent cinquante ? Il ne reste rien de ce poète homérique. En revanche, les poèmes « lesbiens » de Sapho nous sont parvenus au point d’avoir été pastichés par Pierre Louÿs, qui réussit à mystifier les hellénistes de l’époque (Chansons de Bilitis, reprises en musique par Debussy…) Et d’un coup, Jovi gratias ! 500 ans de pages blanches venant s’éclater sur Virgile comme bourrin sur clôture : quatre vers sur le Cygne de Mantoue, Virgile, ici nomme [Publius Vergilius] Maro, le Dante des Latins.

    Opposition des deux sépulcres, bientôt reliquaires… Le panier-repas suivant concerne Horace, avec le catalogue de ses œuvres : il fut savoir qu’il a composé des Épîtres, des Satires, des Épodes, et le Chant Séculaire. Nous atteignons le catalogue des quatrièmes de couvertures : « Ronsard, Mignonne allons voir si la rose… Du Bellay, Heureux qui communiste… Pascal, ...est un roseau pensant » - 5 vers pour Flaccus (Horace), 4 pour Stace (Papinius, ça fait mieux, on se tape sur le ventre, il est à moi, il est à toi) – capable, celui-là, de chanter les « Labdacides » (Éééédipe et ses fils) aussi bien que « les prairies » des Silves – quel homme ! quel homme ! En vérité nous parcourons des aridités pires que les pentes de l’Etna,

    N’y a-t-il donc rien de mieux à dire sur Sénèque, élève » de « l’hirsute Platon » ( Platon, « hirsute « ??? !!!) qu’il est de Cordoue, et qu’il a donné d’inutiles conseils à « son élève Néron », dont il a bien couvert les crimes (nous avons nos sources…) avant de célébrer deux autres Cordouans : Sénèque le Tragique, bien distinct du philosophe, Le drame ici – justement ! - est qu les remplissages s’accumulent, alors que bien plus haut, c’était l’avalanche de fragments qui nous suffoquait… Suivra Lucain, neveu de Sénèque le philosophe. Ce qui compte, c’est qu’ils étaient tous trois de Cordoue… eh qu’importe !

    IX, 239…

    R. 175

    Le reste suit sans trêve, de vers en vers, « le gendre et le beau-père » - César ayant donné sa fille à Pompée – entraînent « Rome dans des luttes fratricides ». Le cortège défile irrésistiblement comme autant de visions d’agonie, gros plan accéléré sur Lucain, le narrateur, en larmes devant les deux effondrements de la République à l’ouest de Philippes. C’est Lucain à présent qui se tait, étouffé de sanglots, sur toutes les défaites passées de Rome : elles n’ont pas manqué, mais du moins la République romaine s’en est elle relevée plus forte – mais en Macédoine, à Philippes, elle meurt, sans plus aucun recours…

    ...Et, suprême astuce ! C’est le neveu de Sénèque, Lucain en personne, qui se tait sur les échecs passés, de même que Sidoine, à 400 ans de distance, se tait sur l’Histoire de Rome ! Prétérition dans la prétérition ! Effet d’abyme ! ...avec la différence énorme que Lucain se tait en effet, tandis que Sidoine répète sans cesse qu’il se tait, ce qui est l’équivalent de parler, de parler, inépuisablement, à faire hurler d’exaspération. Qui claquera la gueule de ce vieux con ? qui reprend les accessoires et les oripeaux les plus encroûtés pour les relancer à la tête du lecteur – tout en disant qu’il ne le fait pas, absolument pas ?

    ...C’est un pêle-mêle, une résurrection de zombies militaires, depuis le massacre des 300 Fabius devant Véies, la déroute au bord de l’Allia devant Brennus qui massacre les sénateurs de Rome ; puis on passe à la Trebbie, à Cannes d’Apulie devant les Puniques et les Gaulois. Et pourquoi je vous prie Lucain n’en a-t-il pas parlé ? Parce que le sujet de son poème, c’était la bataille de Pharsale, et celles de Philippe (3 et 23 octobre – 42). Ce ne sont pas les larmes de Lucain, mais le choix, d’un sujet et non pas d’un autre, qui bien évidemment n’ont pas permis que l’on parle d’autre chose.

    Sidoine donc ne parlera pas de ce dont Lucrèce lui-même, ce grand homme, n’a pas parlé…

    R176, mot 41. « trophaea » v. 255

    IX, 247...

    Même Trasimène sera omise : atroce embuscade en plein brouillard. Ne craignons pas d’accumuler nos défaites. Plus on en comptera, plus elles témoigneront de l’éternelle récupération romaine : le sort des Scipions à Tartesse nous restera obscur. Nous avons découvert qu’ils sont tués par les Carthaginois en – 211. Notre honte s’accroît : quelle ignorance ! Quelle récapitulation ! Ne s’en cache-t-il pas d’autres, aussi rabâcheuses, dans l’interminable pensum sidonien ? Il est question de « funestes convoitises » sur l’Euphrate : Apollinaris parle de « mauvais appétit », car Notre Traducteur fait dans le pompier – pompös… En effet les Romains, fût-ce à leur apogée, n’eurent jamais mainmise bien longtemps sur le «Transeuphrate »…

    Ils se défendaient bien, les Perses… Leur histoire n’est pas enseignée ici. N’est pas reconnue. De nos jours, est un grand politique celui qui veille au bonheur de son peuple. En ces temps-là, les patriotes ne souhaitaient rien tant que d’en reculer les frontières. Il a suffi aux Romains de se faire tailler à Carrhes, défaite engloutie, qui « met fin à la conquête romaine de la Mésopotamie » en – 53. Le vaincu s’appelait Crassus. Ainsi couleront derrière nous tant de préoccupations mortelles à jamais. Les Romains, si fiers, plièrent bien plus tôt sous le joug des gladiateurs esclaves, et Spartacus fut crucifié le long de la voie publique.

    Devrions-nous toujours avoir devant les yeux tant de sang prétendu glorieux, comme tant de lollards et moines àtout jamais coagulés devant les caillots du Christ ?

    Faut-il en crevant toujours ramener sur soi les souvenirs brodés dans nos tissus-souvenirs ? Spartacus n’avait-il qu’un poignard contre les consuls ? N on, mais dans l’arène, tel était son arme professionnelle. Et tant de bellicisme sur un seul poème, incessamment rappelé en sujet des verbes:Mon Poème « ne déplore pas la guerre »…

    IX, 254

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    XV, 126/147

    Ah ! passons aux versets, je vous prie :

    Le temple des fileuses

    “D'un autre côté se trouve l'atelier de tissage de Minerve. Au premier plan y brille le manteau royal de Jupiter dont la pourpre sidonienne” - tiens donc - « deux fois recuite dans l'airain teignait les fils de soie. Le rouge tissu gorgé de teinture ne révèle pas seulement l'action du murex : il porte un éclair enchâssé et les points de la broderie faisaient étinceler la pourpre alourdie des carreaux de la foudre. Là pendait aussi un Glaucus vert sur le manteau de son père (note 19 en fin de volume - la 18 est en bas de page, pourquoi ? - “il s'agit du manteau de Neptune, dont Glaucus, son fils, est un des motifs ornementaux”) ; “on y voyait rouler des vagues artificielles et dans une tempête figurée un orage tissé engloutissait des carènes ventrues. Le troisième vêtement qui s'offrait aux regards glorifiait le fils d'Amphitryon” - Hercule, qui rit quand il recule. “L'enfant, entouré par les deux serpents de sa marâtre, y sourit aux monstres en toute innocence et prenant cette menace pour un jeu, dans son ignorance les trouve aimables et avec un visage affligé déplore la mort des reptiles qu'il tue de ses mains” - profonde niaiserie. “D'autres broderies présentent, répandus sur le tissu, les sujets suivants :” - ce sont les douze travaux d'Hercule, plus d'autres exploits : “le sanglier, le lion, la biche, le Géant, le taureau, les “Colonnes”, Cerbère, l'hydre, l'hôte,” (Augias ?) “Nessus, Eryx, les oiseaux, le Thrace, Cacus, l'Amazone, le Crétois, le fleuve, le Lybien,” - non, pas Kadhafi - “les pommes, Lycus, la vierge, le ciel, Oeta” - note 20 : “cf. c. IX, 95 et c. XIII.” - c'est ça mon vieux, on s'y rue - “Thrax : Diomède”. “Cet ouvrage et tous les autres vêtements que portent les dieux ont été déposés là par des mains de jeunes filles. Mais dans l'ensemble de la troupe, parmi les vierges d'Athènes et d'Ephyre, brille Araneola.” Laissons-là cette Araneola, jeune mariée qui doit applaudir l'épithalame, autrement dit le poème de mariage, déclamé par notre Sidoine Apollinaire.

    Je ne sache point que quiconque un jour viendra s'enliser dans la lecture de ce premier tome – au programme pourtant de l'Agrégation, qui disparaîtra. Mais “autant en emporte le vent”. Sidoine, s'il te plaît - un peu moins de poésie de calendrier des Postes – parle-nous de Rome qui tombe... Écris tes lettres, que nous étudierons quelque jour... Les Poèmes sont aux éditions Guillaume Budé, en bilingue. Ave, Sidoine Apollinaire...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    LETTRE VI, 1, à Loup de Troyes

     

     

     

    Plus d'impression a fait sur moi telle lettre que je viens de lire, à l'évêque Loup de Troyes, véritable abjection en prose, amoncellement de flagorneries dégoulinantes à se faire souffleter. Sidoine, malgré toute mon obstination, reste infrangible, infracassable, inaccessible en français, Robert de Montesquiou, pédérastie mise à part, m'eût été tout autant insupportable. Et réciproquement. Voir ainsi notre futur évêque tortiller du cul devant ses bricolages vaseux m'ôte tout plaisir. S'il faut, pour gagner la faveur, chanter une mère, je ne suis pas en état de rivaliser avec la lyre antique. Tu l'as dit, bouffi. Nos commentaires ne parviennent pas à s'élever au-dessus du sarcasme.

     

  • ROUTE DE BRANNE

    C o l l i g n o n

     

    R O U T E D E B R A N N E

     

     

    Qui veut voyager loin prend la route de Branne. Inutile de pousser jusqu'à Bergerac, où l'on se rend de deux façons : soit par le Pont de Pierre estampillé "N", les Quatre-Pavillons et la route de Libourne, soit par le Pont St-Jean, inauguré le quinze sept soixante-neuf par le bal sur tablier – puis Fargues-St-Hilaire – et Branne. À St-Pey d'Armens les deux routes se rejoignent (Castillon, Ste-Foy...) - mais il suffit d'aller à Branne : "le lieu des terres brûlées" – ou "le marécage" – bourg disgracieux au premier abord mais beaux rivages, agrafés par un pont de fer, tronçon tombé là comme un morceau de Tour, Eiffel, signe particulier : brouillait la radio.

    La route de Libourne est pour les pressés, qui font Paris-Sète par Bordeaux, pour la vitesse – en ce temps-là le Massif Central n'était pas encore "désenclavé", et s'il l'était resté on y retrouverait moins de cons – "à main gauche St-Émilion et son église monolithique" troglodyte, en fait.

    La seconde façon d'aller, par Branne, est celle des flâneurs, des intelligents flâneurs. Une route engorgée de villages, laissant de côté les centres-bourg – Tresses, Baron, Vieux-Procédé – pas une demi-lieue qui ne soit jalonnée de souvenirs. Et s'il est vrai que toute route soit la Route, la mort au bout,ou bien le beau retour aux sources, alors qu'importe en vérité, qu'on s'accomplisse ou meure...

    Nous verrons bien ce qu'il advient de cette sérénité.

    Ma ville, c'est Bordeaux. La route de Branne est le cordon ombilical, effilé, insectionnable - partons du début, non pas des enfances enfouies désormais dans leur préhistoire, mais de cette interminable, fascinante et immobile adolescence, où l'avenir avait le goût doré de ces orages mort-nés.

    Cela me vint d'abord sous forme de comptine :

    Une chambre sur un mur

    Qui donne sur l'arrière-cour

    Avec des murs de vert cru

    Où pousse le lichen bien dru.

     

     

    C'est de moi. En baissant les yeux par la fenêtre je voyais aussi une terrasse aux rebords d'alu bitumé. Tout est parti de là. Ou resté. La consigne est de décrire cette chambre comme une cellule, un boyau où vécurent sous la poussière, classés à plat dans les placards, tous les dossiers, tous les projets empilés bien étiquetés sur tranche : ROMANS, ESSAIS, POÈMES, lève-toi et marche. Dans ce décor un homme, prénommé B., dont la femme lui gâte la vie sans qu'il se soit jamais demandé pourquoi, et qu'il fuit jusqu'au bout de sa laisse aux confins des campagnes départementales, mettons Créon, Sauveterre - et Branne, en lisière.

    L'homme fait signe du pouce, la vie passe sans s'arrêter, "Vignonet", ces temps remontent fort loin, j'étais bien vivant. L'air portait en ces temps-là une texture, un parfum de frais, de feuilles vivantes et mortes, qui s'en souvient ? - d'espoir peut-être. L'air d'aujourd'hui est mou ("beau temps" sur la moitié sud) - un homme basané s'arrête dans la nuit - d'Antananarivo ? Mananjary ? L'auto-stoppeur évadé ne dit rien.Ne drague pas. Les Indiens noirs ou Dravidiens n'ont rien de négroïde : traits fins, lèvres bien ourlées, nez droit, faciès européen. Soit 70kilos de tendresse noire sur le dos dont seize centimètres dans le ventre - où est le risque?

    L'auto-stoppeur B. comme Blanc connaît cet homme,

    Ils bossent tous les deux dans la même prison

    exposés tous les deux aux mêmes affleurements et contacts de jeunes filles et B. le Blanc se remémore l'Indien Noir le Dravidien aux prises avec les mêmes circonstances ridicules : en ce temps-là, quelques diplômes et 5 années de plus constituaient une frontière infranchissable : deux jeunes prisonnières au parloir ("ambiente carcerario femminile") insistent auprès du Dravidien, très beau, très grand, sur un point de détail de grammaire anglaise. Il répond doucement, battant des cils sur ses longs yeux - hélas en ce temps-là, l'opinion commune était que les objets de désir des jeunes filles ne pouvaient être que d'autres jeunes filles.

    Tous les hommes se travestissaient, d'expression, de comportement, de ports de tête - hélas encore, elles aimaient aussi, certaines, parfois, de vrais hommes à peau

    dure avec de gros rires. Les prisonnières en centre éducatif ont tourné les talons, singeant avec mépris le battement de cil de l'Indien. La jeunesse du monde grinçait. Et l'autostoppeur B., témoin dans l'ombre du siège passager, repassait dans sa tête la scène infame du mépris des filles, sans pouvoir confier au chauffeur foncé que lui aussi battait des cils en langoureux, sans avoir pris conscience de son dérisoire.

    Il se jura ce soir au fond de son fauteuil que jamais plus, lui, Bertrand le Blanc, il ne prêterait le flanc à l'interprétation des jeunes filles. Cinq ans plus âgé qu'elles. B. vivait chez père et mère, plus loin, où ils sont morts depuis, la maison familiale au hasard des rachats devant abriter pour finir une famille de rouquins très antipathiques, la tombe des parents portant le n°113 au cimetière de Belle-Yves - au-delà de Branne, en Périgord pourpre. Route des tombes et des sources

    S'accomplir est mourir

    Ne pas le faire est mourir

    Tel est le choix - alors mourir.

    Parcourir une route où rien ne passe. Où rien ne se passe. Ce n’est plus le cas. Où les rencontres, les hommes et les femmes, s’engluent comme les mouches sur le papier brun au-dessous du plafond de l’enfance voyons dit le roi Arthur si la rivière aujourd’hui nous apporte quelque aventure – l’aventure est ce qui advient, ce que nul n’est jamais venu rechercher, car la vie n’est qu’un cours terrible et tranquille – « or voici : descendant la rivière à leur rencontre, le Roi et la Cour découvrirent la barque merveilleuse, où gisait une jeune fille, la plus belle, la mieux parée qui se vit oncques ; et cette belle était morte ».

     

    * * * * * * * * *

     

    L’homme errait toujours, flairant les bas-côté de son passé – ou peut-être un chien. En ces temps de route clairsemée, il se trouvait au pied du ressaut de Tizac. Deux jeunes femmes le prièrent courtoisement de prendre place à bord de leur automobile ; plus un jeune enfant, plus un petit oiseau dans une cage, tous trois sur le siège arrière. L’homme errant ce soir-là se sentant atteint de malaises (d’un gros rhume contagieux) évita l’enfant pour ne pas le contaminer, contraignant la passagère à descendre, qui s’installa mortifiée près de l’enfant fragile et de l’oiseau en cage, leur parlant à l’un puis à l’autre en alternance. Il n’y a rien de plus dangereux pour un tout petit enfant que le rhume. Il en souffre beaucoup. Ses voies respiratoires, nez, gorge, s’irritent et s’obstruent, sa mère ne dort pas. Je ne les revis plus, ni les femmes ni l’enfant, ni l’Indien de Tamatave aux longs cils. Les ombres ne signifient rien. Ou alors, le rien – éloignez-les de moi, aucune voix ne monte vers l’homme ou ne descend des cieux Seigneur écarte de moi ce Graal que je ne saurais voir.

     

    * * * * * * * * *

    De son vivant le même homme connut monsieur C. La scène se passe au bord de la route, et je lui dis ma femme (savez-vous) est très compréhensive. Le Sieur C., vendeur de chemises, donna son adresse à Pau mais sans suite – était-il vraiment opportun de prendre pour la circonstance mes airs les plus chafouins

     

    * * * * * * * * *

     

    Quatrième insecte englué sur la torsade : repartant d’Agen (tout petit périmètre) j’ai dragué sans intention de résultat j’ai allumé l’homme qui m’avait pris à bord. Le restaurant m’avait gavé de pilaf au safran. Une grosse pyramide bien pointue, un petit serveur typé tout rougissant, soudain pardon - s’éclipsant - je vous empêche de manger – j’ai tout englouti à éclater pour justifier sa honte et confusion – et nous voici le fondé de pouvoir gros et gras et moi tassés comme deux sacs de grains le tutoyant parlant de sa femme et de ses enfants, car les pédés s’enquièrent à fond des vieilles épouses et quand il m’a largué sur le bas-côté du crépuscule je l’ai entendu péter sur fond de claquage de porte.

    J’étais planté sur la route noire en plein cœur du Lot-et-Garonne partout le désert je hais les départementales et du milieu de la chaussée je m’étais guidé sur le ciel moins foncé entre les cimes des peupliers. À minuit d’un coup pile toutes les lumières de St-Maurice s’éteignent et tous les chiens me sautent dessus contre les grilles en gueulant, bout de conduite et frisson sur facture. Quand je suis arrivé à Monsègue les croix du cimetière sur la butte se détachaient comme des dents creuses sur l’aube à l’horizon : pendant dix ans j’ai mis bas là-dessus tout un livre Enfants de Montserrat vendu dans toutes les librairies de ma rue.

    *

     

    La cruauté des rapports humains m’a toujours épouvanté.

    Indice n° 1 le titre Mouvement Perpétuel ou Sur Place écrit par saint Cloporte qui se mord la queue – tu es le plus fort mais sitôt franchie la barrière fin du message et c’est Moi qui gravis la pente noire en me crottant jusqu’aux genoux sous la bruine du monde, je monte vers mes morts dans la tombe et la pluie sur eux, agrippé tout en noir les deux mains dans la terre, en direction de mon destin de fou trempé, trompé. J’ai raconté ma vie à la table de bois du bistrotier tombé du lit route de Branne à l’heure où les soiffards se parlent de femmes entre invertis de la cloche, marins de terre ferme et fiancés de la bouteille – je te connais mieux que toi-même puisque tu me manques.

    Alcool perdant.

    La route se perd après les croix du cimetierre.

    Prénom de femme.

    Quel est le chant, le livre, l’oraison… qui n’amplifie pas le prénom d’une femme.

    Voilà bien de l’histoire. Voilà bien de l’aventure. Non pas une forteresse, mais un véhicule qui m’appartiendrait, pourvu de tout ce que l’insertion comporte d’accessoire : lavabo, raccords électriques, couchette – finis, les hommes nocturnes, désormais les nuques rases, l’abandon des tournures d’Église, mais de larges rideaux tirés, des baises à petits coups précis pour éviter le plafonnier, de bons ressorts fidèles, rien qui se voie sous la tôle jaune griffée d’éraflures. En vérité le bouclier d’Achille représente le monde entier roulez bolides.

    Changement de ton

    C’est un camion. Une estafette. Sous le plancher une invraisemblable foule de connections électriques. Le garagiste lève les bras au ciel quel est le couillon qui vous a bidouillé ce bordel l’ami bricoleur a tronché ma môme derrière le tas de chiffons bourré de cambouis et puis je l’ai récupérée, camion en sale état fille à peu près retapée je n’ai rien dit sur le moment ça recuit des années avant que ça vous repète à la gueule

    Le lyrisme revient de suite

    ...tous les boutons pour que ça remarche, l’allume-gaz à pression, la bouteille plate sous le frigo, le petit lavabo où tu pisses à l’arrêt tout tordu fais gaffe que ta pisse aboutit dans les eaux usées que tu te trimballes au flanc comme une sonde vidange interdite si tu pollues tu payes. Se mettre sous la guinde donner un quart de tour, avec du pot tu évites ta merde sur la gueule juste à côté des vidanges d’huile ne quittez pas vidages réguliers j’ai revendu tel quel pour trois fois rien j’espère que le suivant s’est pris toutes mes vieilles pisses sur la gueule.

    Moi, l’homme, hésitant, étourdi, évadé, à présent, bien présent, muni du CAP « tournage bagues et bracelet », tour mécanique pour le cuivre, fin burinage, croix celtique, basque, etc. - je ne veux pas passer pour nazi je ne me fâche avec personne - mon ex était basque. Nous avons roulé neuf mois. Les marchés, les robinets de cimetières – l’eau des morts est bonne à boire, derrière le mur nul ne te soupçonne de remplir ta tonne de 40 litres à l’œil. Un soir, errant parmi les tombes à la tombée de la nuit je cherchais la prise d’eau lisant les plaques. Mais il est rare de péleriner sur le tombeau d’un grand-oncle avec un bidon à la main merveilleusement luminescent dans le crépuscule.

    Quand je suis ressorti du cimetière cinq hommes se promenaient dans ma direction, un peu vite pourtant, le maire et ses ânes-joints qui vérifiaient mine de rien ce que c’était que ce zombie qui scrutait les dalles avec un jerrycane. Nous nous sommes dit gentiment bonsoir sans plus. Les bouseux sont sympa. Mon ex s’appelle Monique. Nous faisons les marchés, ça me revient. On se lève à l’aurore, bourgeois. En pleine nuit lyrique les oreilles qui piquent, même l’été, le plein de sommeil n’est pas fait, le paysage s’il y en a un vous rentre par dans les yeux, l’estomac tire. Arrivée parmi de parfaits inconnus ou qui font semblant, un apprenti équilibriste tâche de tenir sur un fil entre deux chaises, très mauvais, les gosses admirent.

    Les Arabes et les Manouches passent très tôt en costards fripés, blasés, les mains aux poches et hurlant dans leur langue pour bien faire voir que le monde leur appartient, ce qui se pourrait bien. Ils supputent les bonnes arnaques. À neuf heures les bons coups sont partis – l’air dédaigneux, trop bons de te liquider tes rogatonspuis la place qui s’anime, la matinée qui se met en place, tu restes là dans la brume humaine qui s’accroche et qui meuble à ras de pavé, la place prend son relief normal, des Cajuns font du raffut sous chapiteau ça va dix minutes après tu en as marre, tu reviens à ton stand où rien n’est vendu, rien ne sera jamai vendu parce que personne n’en a strictement rien à foutre de tes merdes parce que tu ne t’intéresses pas à leurs merdes à eux.

    Le clown débutant jongle sur sa corde molle et se casse la gueule, les Cajuns bouffent, les gosses trimballent leur tête à claques au bistrot qui les engueule c’est un établissement de boissons ici je ne peux tout de même pas passer mon temps à vous offrir des verres d’eau – si t’avais su t’aurais fait bistrot mais t’as fait trop d’études, tu n’as toujours rien vendu et ton voisin ne t’a toujours pas adressé la parole alors que tu bouffais encore avec lui il y a huit jours c’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’il te fait la gueule fallait pas faire du genou à sa sœur sous la table merde elle est libre à 38 ans tout de même en tout cas la solidarité entre forains mes couilles.

    En plein été on te place en plein cagnard sur la pente du château zéro vente le matin because la messe et l’après-midi tu te prends le soleil pleine poire jusqu’au coucher t’es bien le seul à ne pas avoir prévu de parasol chacun pour soi, le seul à vendre c’est le stand pain d’épices et le vendeur de Coca. Plus bas c’est les dessus de cheminées, chiens en plâtre Hercule en plâtre David en plâtre, tu marches coudes serrés cul serré en guettant du coin de l’œil parce que si tu engages la conversation ça va tout de suite retomber sur tu me le donnes ton fric cher ami de mes deux fils de pute oui ou merde ça décourage, forcément – vous aimez ça les contacts humains, vous autres ?

    On ne s’achète pas entre exposants. Chacun son badge. Tiens la sœur s’est mariée cette conne, le mari n’est pas mal je me l’enverrais bien mais faut pas me prendre pour un pédé, prétentieux mais beau gosse, quatre mois à Paris ça vous pose un homme, dès que t’es beau vaut mieux que tu fermes ta gueule lyrique, chaleur, mouches, consommations à renouveler pour ne pas crever de soif – et ce morveux de 3 ans qui braille – cette rage des prolos à vouloir se reproduire il faut vraiment ne rien avoir à foutre de sa conne de vie pour perdre son temps à élever un con de morpion qui te chiera à la gueule à quatorze quinze ans, faut vraiment avoir la tête vide comme un bricoleur pour pondre un gosse.

    Reprenons : des marchés en plein air ou à couvert, avec les artisses qui tortillent le blé le pin le maïs et la fleur séchée, le taulard qui vend tout exorbitant de chez exorbitant, les ploucs qui te traitent d’intello parce que tu as eu le malheur de parler russe avec des Popov, tous ces marchés, ces rassemblements de viandes molles qui de toute façon ne veulent jamais acheter rien acheter rien de rien ben c’est vulgaire prout et rintintin.

     

    X

    Moi je m’étais payé le camion lyrique pour faire la route, juste un petit coin de France, Bretagne à la rigueur ou Picardie, et puis Monique me fait le coup de la bonne femme elle tombe enceinte putain c’est vulgaire et tout, seuls les hommes vulgaires peuvent sentir ce que j’ai senti tout un château de cartes qui s’effondre, toute la vie qui s’écroule sur vous c’est dans « Monsieur Ripois » - les femmes font ça, vous rivent au pied du produit de vos couilles et plus moyen de faire quoi que ce soit ça ronge ça bouffe – je ne suis pas encore parvenu à déterminer si les gens qui font des enfants sont des héros ou des cons.

    Et que fait une femme avant de vous balancer sa purée de placenta ? Elle dort. Elle roupille. Ne peut plus supporter le camion. S’invente un médecin, deux médecins, des soins, l’homme est coupable, coupable à se les couper, tous les matins ce con-là s’enfuit sur sa machine roulante et tressautante. Les nuits d’insomnie allongé près du ventre. La reproduction c’est la mort – les femmes, c’est rien que des bombes à retardement la grosse bête qui gonfle, qui gonfle…

    Quatre longues années perdues plus tard, quatre années de ruine de bite parce que le mouflet lyrique ne vous laisse plus une nuit de répit, la chose et l’enfant deviennent présentables.

    Le père a pris quatre ans de plus. Encore heureux quand la mère ne décide pas de remettre ça. Ma fille s’appelle Rachel Sarah Svoboda liberté en tchèque. Une petite fille toute brune qui touche à tout, qui vous obéit bien et qui vous aime beaucoup. Peu de chose suffit pour se faire aimer d’un enfant. Sa mère et moi baisons doucement, faible amplitude, plafond aux fesses, camion docile, c’est la femme, c’est la fille qui vous tendent les clous pour fixer, tu dois aider l’humain à vivre, à braire un peu avant d’agoniser.

    Reste les matins.

    Le matin l’artisan, le fabricant de bracelets, s’emmerde, s’emmerde, on ne peut pas dire qu’il se réveille en bénissant Dieu, bobonne au lit ronfle tout éveillée (ça se peut) tu te lèves (c’est tu à présent), tu te cognes dans tout ce qui bouge, tu brosses le chat tu vides sa merde et tu te laves c’est désagréable, tout est désagréable. Au petit-déjeuner tout seul tu broies le noir, cinq biscottes avec la confiture dessus.

    Le plaisir qui subsiste est celui du camion. Pour moi tout seul. Un Diesel avec le retard Diesel à l’allumage. Seul moment libre de la journée. La seule aventure. Le seul avenir est le souvenir de ses rêves. La sono à fond. En variant les poses, et les postes – tant que tu veux. S’appuyer du genou pour atteindre le siège en faux cuir craquelé. Hurler pour parler au passager (jamais de passager ; surtout pas de passagère) – et le son, le son pour couvrir la ferraille qui danse, l’estafette qui gigue. Camion bâché. Camion du matin, chambre aux volets mi-clos, de nuit la femme chaude dans ton dos – contact – allumage – tonnerre et pot verdâtre à l’échappement qui attaque le goudron – dans la gueule des vieux par dessus le mur – retour du soir, Extérieur Nuit Tombante. Un sentier de sable tout droit dans les Landes, l’huile de vidange en mare noire qui s’infiltre – sous moi je ne sais quel volant qui bat comme une bielle et sur main gauche la porte ouverte en métal craquant, un jour elle coupera ma jambe en tombant, je pose le pied sur le sable – vingt minutes aller, vingt minutes retour entre les pins.

    Tous les sentiers diffèrent. Des chasseurs passent à qui je demande autorisation de promenade, « Faites, faites » disent-ils en se détournant. Je déclame que Oui, je suis anarchiste (je joue le rôle du Banquier dans Pessoa) Des flaques. Des grumes. Des troncs rouges comme de jambes empilées. Une pluie légère avec entre les cimes une voie grise dans le ciel, et la certitude amère de ne plus rien voir d’autre. Les anciens, confinés dans leur univers de douleurs, faisaient de la souffrance la condition essentielle de la vertu. De même l’impuissant qui nous parle nous a-t-il persuadé que les visions du même se varient à l’infini.

    Une infinité de détails à déchiffrer sur un sentier des Landes sous les espèces du pin et du sable. Le 26 septembre j’ai vu Dieu dans une pigne de pin poussée du pied puis ramassée serrée dans le creux de la main comme l’univers. Le 28, gueulé sur les femmes en général pour ne pas perdre mon identité ; nul ne m’entend. Au sein de ces austères paysages, pénétrant jusqu’au cœur de ce frémissement de soi, j’expectore encore mes ferments de vieille haine – de vieux carnets d’années comme un criminel « que faisiez-vous le 3 octobre 93 » quatre-vingt douze, les faits et gestes vous confondent chouriné le tant la mère X à tlle heure ouvrir en tremblant les carnets d’antan.

    Fébrilement.

    Se souvenir est une grande victoire ; jamais je ne me rappelle ces incidents du métier Cocasseries Blessures d’amour-propre vengeances – jamais le moindre traître souvenir.

    Mais le vivant nous revient

    Écoute. Le seul Jugement Dernier sera celui que je décréterai sur mon lit de mort. Moi. Dépouille. Pour peu qu’il lui reste de conscience, que dira-t-il ce Moi que je ne connais pas – j’entends tout cela qui gronde tout au long des kilomètres mots et moteur entre les quatre roues de mon bunker roulant où sous mon palais déferlaient le rire et les doutes soldats je suis content de vous J’ai beaucoup fait rire les enfants ; qu’il me soit beaucoup pardonné. Trajet d’aller, puis de retour, flux et reflux, lyrisme et lassitude, langueurs incessamment redécouvertes, elles m’attendent, hospitalières.

     

    XXXX

     

    Figurez-vous à présent que le temps s’accélère et que parvenu à la fin de ma vie je sois un vieillard buvant le dernier verre de rouge, avant sa mort prochaine et freinant des deux pieds.

    La vie, le temps, auraient fixé près de lui des voisins qu’on tolère, des étrangers naturalisés, deux grands enfants de 20 et 18 ans garçon et fille, on les appellerait Medeiro. Ils habiterait juste devant chez moi le vieux, dans une échoppe aquitaine, entre mon couple et la rue Georges III. Pour accéder jusqu’à nous, il faudrait contourner la maison étrangère par un de ces passages latéraux qu’on appelle « servitude ». La cour intérieure de ciment gris serait à ces gens-là, sur la gauche une plate-bande à bordure, à droite un buisson de glycines.

    Les deux enfants des Medeiro, nous les avons vu grandir. Ils sont propres et bien tenus, la cuisine propre et bien tenue et toutes les pièces aussi. Un salon et la télé. Je sais tout cela parce que c’est à nous, les âgés, de prendre soin de leur maison pendant leurs vacances à Sétubal, d’ouvrir les fenêtres, de les refermer.

    Leur belle-mère vit avec eux. Quand elle s’ennuie, elle plante sa chaise devant nos fenêtres à nous, dans le petit jardin de séparation, et bavarde avec nous, l’été, pour nous distraire, car nous avons besoin de distraction. Cette baveuse de 50 ans n’a rien à dire de particulier. Voici maintenant nos déplacements : de l’autre côté de la rue, face aux étrangers naturalisés, vivent les Ducul. La vieille Marie-Antoinette porte une sonde à pisse sur le mollet. Toujours collée chez elle, toujours à geindre, maison très propre et très rangée. Le vieux Ducul est passé l’autre jour tout droit dans son cercueil, la Marie-Antoinette suivait toute pâle en pleurant, on aurait dit un fromage. Le voisin suivant s’appelle Ber, un vrai jeune de quarante ans, de l’autre côté des glycines. Tantôt barbu tantôt sans barbe, comme s’il avait quelque chose à cacher, vigile, baissant les yeux sur son jardin, réparateur au noir de citadines sous son vieux garage en planches (pour sortir il prend sa Kawasaki et son casque Brembo, Branne aller-retour, anonyme et furtif. Quand il fait beau il scie des planches et pose des tuiles, avec des amis qui sifflent, je l’ai appelé Castillon, ses parents sont peut-être morts dans un seul accident de la route.

    Il est resté là, sans chien, malgré les souvenirs.

     

    *

     

    « Ma femme et moi ».Drôle d’expression.

    Nous sortons dans la rue qui mène au jardin, pour voir notre lapin.

    À propos de chien, les troisièmes voisins se sont débarrassés du leur : aboiements de jour, de nuit, ils sont huit, dix, douze, des Arabes, des Noirs qui retapent tout, qu’est-ce qu’ils ont tous à bricoler à maçonner comme ça, tous à chanter, à gueuler avec le transistor à même le sol, dans les pièces vides ça fait caisse de résonance. Ils ont acheté la baraque à droite, qui ne vaut pas un clou, des pièces humides avec des recoins à ne pas pouvoir tourner, ils ont retapé, rajouté de la charpente et que je te tape et que je te racle, pour nous, vieillards intellos, c’est dur. Ils font la teuf en fin de semaine, rien que des jeunes ah ben ouaiaiaiais, oh pis mais, enculé du cul jusqu’à trois quatre heures du matin, même plus un langage, des gueulantes, des onomatopées, on ne les revoit plus, tout flambé en noubas au lieu d’acheter du ciment, je ne vis pas avec des gens qui ne savent pas combien ils sont ni d’où ils viennent.

    C’est bien fini l’auto-stop. Le camion d’artisan, les marchés les petits matins. Portugais Français Arbis Blackos y a pas écrit chef-d’œuvre en frontispice, y a pas Balzac là sur ma gueule.

    Mon passé j’en ai pas eu. J’ai exercé des tas de métiers lyriques, j’ai sauve la mise à des tas de marginaux, franchement je préfère ma vie en bout de course, abolissez la littérature.

    Notre rue, c’est rue de la Jeunesse, comme café du Progrès, rue de la Providence, passage de la Vertu. Au bout de la rue notre lapin nous attend dans sa cage à fond de jardin. Derrière son grillage, tantôt ma femme et moi tantôt tout seuls, nous avons vécu ici ou là tout au long de la rue de la Jeunesse comme des perles qui glissent sur un fil, tout le quartier s’est transformé.

    C’est une rue mal foutue, des maisons sans alignement, tout bâti à la va-vite avec des poteaux « 1937 », les trottoirs tantôt larges tantôt plus rien, nous étions au 6 puis au 50, c’était chez nous, on voit dans le sol des butoirs de portails, maintenant au 4 avenue Victoria.

    Je me méfie des jeunes, de tout ce qui vient au-dessous de 40 ans, ça ne respecte plus rien ça brûle tout, un mètre cube de documents même pas légués à la Communauté Urbaine, tous nos papiers en tchèque en polonais ils ont tout brûlé dans la maison d’avant.

    Depuis la Libération je ne vous mens pas, il ne s’est rien passé. Les Boches dévalaient la rue en mitraillant, les Résistants volaient du saucisson à l’étalage, ça valait le coup de faire la guerre : chewing-gum et boogie. Maintenant deux vieux qui marchent à pas courbés, les proprios sont jeunes, ils ont racheté la maison des Portugais, qui sont partis comme des auto-stoppeurs, pas d’intrigues amoureuses, pas de flingue juste la vie, une infinité de choses à dire avant la mort, la blessure qui suppure et bave.

    Dans le cimetière j’ai vu un gros caveau comme dans mes rêves, couvert d’ex-voto, une Maman Gitane, avec dédicaces lyriques, cinq ans la concession – disparue, la tombe.

    Je voudrais vous parler aussi des chemins humides où je posais mon cul en tenant mon

    jambon, introduis Dieu dans ta vie et moque-toi du reste. C’étaient des sentiers d’herbes où je me trempais les pieds, des champs où il n’y avait rien à voir. Des sentiers comme des lombrics, un seul aller-retour par manque de temps, j’étais effroyablement jeune, j’essuyais mes souliers à l’herbe, les lèvres grasses de jambon.

    Mon père, dans ses herbes, j’oubliais où il m’emmenait, une battue de paroles, je parle sans cesse en marchant, je comprends à l’instant même à qui je m’adresse, parfois des paysans me guettent et m’attendent, narquois, au détour d’une haie, le râteau sur l’épaule, n’ayant rien perdu de mes paroles – des chemins mal tracés aux longues flaques en ornières, je sautais de motte en motte imprimant mes semelles dans les taches de gros carburant forestier.

    *

    Une femme. Route de Branne quatrième. Elle disait d’une part qu’on osait (quelle horreur ! ) - mains tremblantes sur le volant – laisser suivre à la jeunesse le drapeau français, afin de respecter le sacrifice des anciens ; d’autre part que des hommes d’âge mûr se contorsionnaient en boîte juste sous la fente anatomique des danseuses dans les tuyaux de verre « comme s’ils ne savaient pas ce que c’était qu’une femme »

    on ne sait jamais ce que c’est qu’une femme

    Un vieux s’est fabriqué sur la plage un abri en carton pour se branler sans bruit devant des cuisses ouvertes de nudistes. Elle s’en indigne également. Un homme l’a prise, elle, en auto-stop, l’a déviée de sa route dans une clairière pour lui proposer de faire l’amour. «Je lui ai représenté qu’il avait une femme, une famille. Je lui ai fait la morale » - qui punira enfin les bonnes femmes de leur morale ? - c’est ainsi que route de Branne, butte et château de Gurçon, j’avais si amèrement déploré la compagnie, féminine hélas – domaine autrefois du Marquis de Gurçon de Trans ami de Montaigne. Ce dernier relate en ses Essais comment il chevauchait par le val de Lidoire vers le nid d’aigle de ce serviteur de la France, « ayant perdu ses trois filz à la guerre ».

    Ils s’entretenaient de Gaston, de François ; d’héroïsme et d’absurdité, sous le beau ciel désert. Le soir venu, Michel de Montaigne reprenait la route, broyant ses calculs sur l’arçon aujourd’hui conservé à côté du fauteuil au château. Gurçon est à présent ceint de barbelés, branlant sur sa butte sapée par les garennes, avec ses pierres tombées où l’on s’assoit pour lire ; ce jour-là c’était la lettre de Flaubert à Louise, où il refuse à tout jamais l’Académie Française (dans la cour d’un autre fort j’avais non loin de là déclamé Nicomède, tandis que jouait à mes pieds, avec toute la dignité de son âge, ma fille de trois ans) – quel metteur en scène voudra monter pour les enfants Nicomède de Corneille ?

    En vérité je vous le dis, même route de Branne, mes seules rencontres sont des livres, qu’il n’est pas besoin de courtiser des mois pour obtenir une entrevue. J’ai fait rabâche toujours à l’antenne la Célébrité d’inoubliables rencontres par pur hasard après maintes flatteries et manœuvres d’approche, après maintes trahisons d’amitiés ridicules, impuissantes et simplettes, et ces rencontres parfaitement fortuites comme il se doigt m’ont transformé la vie. Pour ma part j’ai sans doute raté ma vie, mais je n’ai jamais trahi personne pour plus influent que moi… « Rencontrer » les gens ? quelle drôle d’idée...

    Encore moins « des femmes », grand Dieu ! - qui plus est, condescendant, du haut de leur revêche connerie, à se mettre au lit ? ah fi donc, pouah ! monsieur le baron ! que faite-vous donc ? - la même chose que vous, Madame… - où notre cher Lacarrière si bien nommé a-t-il donc été chercher cela ? en Grèce qui plus est, où les femmes étaient toujours à portée de flingue ?

    Nos expériences à nous sont d’un tout autre ordre. Assurément, j’ai bel et bien passé ma vie dite active au sein si je puis dire des jeunes filles, triturées,taraudées, ravagées par la branlette la plus frénétique – de loin les plus sincères de toutes les créatures féminines. Avec les putes. Qui se branlent aussi, d’ailleurs – en fait je me demande, de plus en plus, si cette fameuse route, de fausse évasion, ne serait pas cette voie non lactée où défileraient à jamais, figées dans leurs rondes, les images platoniciennes de toutes ces filles ou femmes – et je me détendais, descendu de ma selle, au rebord d’un fossé, les yeux baissés sur ce triangle d’herbes qui se trouve toujours entre les jambes quand on s’incline…

    Voici un chœur lointain qui se fait entendre. Ce sont des jeunes filles qui marchent au pas. Rapide allure amenant promptement sous mes yeux un contingent rythmé de mollets et de fortes chaussettes – or passant devant moi, adulte, le nez profondément baissé, les Défilantes atténuèrent leur chant cadencé jusqu’au murmure, jusqu’à susurration, et moi, moi qui baissais les yeux, le nez au niveau des sexes, je constatai que j’effrayais autant, plus même s’il était possible, avec mon annihilation, que j’étais moi-même épouvanté.

    Elles baissaient la tête, les fières Spartiates, si bien que tombées au sol, les bilabiales de « papa », les nasales de « maman » (son grand vit papa, son grand vit maman, son grand vi-icaire le suit) se muaient en fricatives indistinctes de type hindi, le [bh] de Bharat ou de Bhiwani. Si j’avais gueulé « Salut les gerses ! » ou « On part àl’assaut ? » (à la cosaque) elles m’auraient lancé des bobards de merde et je ne pouvais plus supporter le chaste-regard-sportif-égalitaire ; à peine évanoui le dernier mollet toutes les randonneuses se sont remises à hurler de plus belle en marquant le pas, avec tous les indices du plus profond soulagement.

    Telles sont mes rencontres, mes exploits de la route de Branne…

    Une autre année. Ailleurs. Je consomme à l’écart, dans un grand bistrot, très frais. Des clients à béret, 1 genre patois soixantaine. Sur la place les deux chameaux pelés d’un cirque. Soudain trois autocars, pleins à ras bords d’un immense piaulement de poulailler en flammes, c’est-à-dire très exactement l’irruption de 153 pucelles surexcitées de 14 ans tout rond. Dans le reflet de vitre devant moi je vois converger vers le bar trois fois cinquante-et-une branleuses affublées de l’audace des rattes en troupe, sans retenue ni crainte du moindre mâle que ce soit, enfin décapées de toute cette répugnante réserve de vierge s’imaginant dissimuler aux puceaux de base un nombre incalculable de halètements de branlettes.

    Et là je comprends la légende des Bacchantes toutes bourrées. Elles se sont installées derrière moi, merci le reflet ! - et j’ai résisté, résisté de toutes mes forces à l’horrible, à l’humiliante envie de me retourner, pitoyable Orphée polygame, m’interdisant violemment de hasarder ne fût-ce que le coin d’un simple battement de paupière, obsédé par le sort misérable du chantre du Rhodope déchiqueté par les Ménades, adeptes furieuses et ivres du dieu Bacchus ; la propre génitrice d’Orphée menant le cortège méconnut son fils et le déchira avec toutes les autres pour se venger de sa bite molle. Orphée en effet, par regret d’Eurydice, avait « inventé » la pédérastie, estimant ne plus devoir aimer aucune autre femme.

    Les vieux Occitans par contre, sans gêne ni malice, béret sur le front, se rincèrent l’œil avec de tendres sourires , ; mais moi, sentant se faufiler sur mes traits de véritables contractions d’assassin, j’écoutais de tous mes tympans, submergé, englouti sous ce flot de sirènes acides, jouissant de la pleine conscience terrorisée de ceci : j’aurais exhibé un tel masque de désir panique et de folie qu’ii s’en fût suivi, je n’en doutai pas un instant, une de ces dégradantes huées collectives qui m ‘eussent jamais poussé à la plus vile des jouissances.

    J’avais déjà vécu cela, le jour lointain où m’exerçant avec d’autres, saut en hauteur, lancer du poids, j’avais vu surgir le vaste pépiement d’une nuée de fillettes âges de huit à onze ans. Pris subitement d’intérêt pour la chose sportive, j’avais alors exhibé une agitation fébrile, criant, moulinant, sautant les barres à pieds joints.

    Ce ne fut que longtemps, longtemps après, lorsque je me fus abondamment couvert de fange, que l’un de mes condisciples, je n’ose dire camarade, car nous nous méprisions réciproquement, me lâcha du bout des lèvres on n’entendait plus que toi ; on était tous écœurés. Je hais, je hais profondément le genre humain. Engluez-vous dans la situation la plus ignoble, ravalez-vous, coulez comme la plus lamentable épave humaine – quand vous n’auriez plus sur vous la moindre parcelle de propre, enseveli au plus profond dela plus abjecte souillure – alors, alors seulement, d’immondes spécimens de l’infecte race humaine se permettent, s’autorisent la plus inimaginable et la plus répugnante audace de venir vous souffler sous le nez : « ...ce que t’avais l’air CON... »

     

    C’est très précisément pour CETTE raison que je voue à l’humanité le comble de mon exécration – depuis que mon meilleur ami – un fou n’en a pas d’autre sorte – s’était empressé de répandre mes plus intimes convictions aux quatre coins de l’établissement. Jamais plus depuis je ne me suis retourné sur un groupe de filles, ni même sur une seule femme » - écoute, et apprends mon courage de cet autre importun exemple : assis près de mon épouse sur un bord de trottoir, je pique-nique en bon époux. Nous sommes l’un et l’autre recrus de fatigue, et maussades ; à ce moment, très précisément, sous notre nez, une portière d’autocar nous lâche un troupeau de jeunes filles en short, collectives et joyeuses. Elles s’installent plus haut que nous, sur la place – je ne lève pas un œil. Ma bobonne, bien rouge, bien lasse, bien irascible, ne me rend pas bien fier de moi.

    Hélas, bobonne a soif, les bouteilles sont désespérément vides, et la fontaine se dresse plus haut sur la place, juste à côté du groupe de filles qui font un boucan du tonnerre – pas de problème : c’est au tour de l’homme de chercher à boire.

    Seuls ceux qui ont connu Arielle à son apogée, lorsqu’elle n’était enceinte que de quatre mois, en cet instant poignant où le corps n’a pas encore amorcé son irrémédiable déformation, comprendront la douleur intercostale qui me transperça le cœur ; ce jour-là, j’ai marché au supplice à la fontaine sans le moindre regard pour toutes les pucelles du monde.

    Bien droit, sans la moindre fausse note ; revenant bouteilles pleines, les yeux baissés, portant quoique vieux la chevelure des Temps Nouveaux, où le mâle aura disparu – j’ai oublié un miaoû bien gras – j’aurais dû saluer peut-être, rendre hommage – inconcevable en effet qu’un homme fait longeât une telle quantité, une telle qualité de jeunes filles, tout affublé d’une épouse aussi acariâtre qu’on voulût, sans esquisser un geste, sans adresser le moindre sourire, la moindre œillade à qui que ce fût. Et sij’ai pu passer pour quoi que ce soit, ç’a été pour un mari soumis. Légion sont les exemples de ces fascinantes, terrifiantes foules féminines auxquelles j’ai repensé, sur la route de Branne.

    Foules de filles… En ces temps reculés où l’horrible vertu au visage de mère – je divague – dispensait l’éducation par sexes séparés, je m’étais arrêté au seuil du Lycée de Filles de L. Air con, treize ans, vue basse, galerie donnant sur la cour à l’heure de la récréation, quelle terreur n’ai-je pas éprouvée à voir se bousculer en mon honneur des rangs entiers et rigolards en alignement de profils de cul emboîtés comme cuillers en boîte - là, devant elle, quel étrange phénomène, quelle erreur de la nature – un garçon…

    Elles se sont foutues de moi très exactement comme un troupeau de garçons se fût foutu des filles, mais – comment peut-on savoir de telles choses à treize ans ?… Pendant le cours de grec, supprimé chez les garçons – je me suis bien gardé d’adresser le moindre mot à mes voisines, bien plus avancées, qui me considéraient avec une hauteur dédaigneuse. Dix ans plus tard, mon épouse me révéla que c’était « une attitude de défense », et qu’elles étaient aussi embarrassées que moi.

    Donc, en toute logique, la prochaine fois que j’éprouve de l’embarras, je ne devrai pas hésiter à roter, péter, pour bien dissimuler mon extrême timidité. Sûr que cela détendra, et que les autres, surtout les filles, enfin les femmes, comprendront parfaitement mes honorables motivations.

    Remontons le temps.

    Des amis de mes parents m’interdirent, à cinq ans, de regarder la toilette de leur petite fille, « parce que c’était une fille ». Mes parents les blâmèrent en leur absence, mais ce fut moi qui proposai de ne pas regarder ma cousine lorsque ma mère fit sa toilette sur la table de la cuisine. Faisant mine de me plonger dans un livre (substitut, déjà ! de l’érotisme), je m’étais placé de façon à scruter l’anatomie interdite par l’intermédiaire d’un miroir mural judicieusement disposé.

    Est-il besoin de préciser que ladite cousine utilisait le même subterfuge. En ces temps-là ces inquiétants symptômes n’étaient considérés que comme des enfentillages. De nos jours, nous serions traînés devant un psychiatre, voire devant les tribunaux). L’essentiel cependant consista en un jeu que nous avions inventés tous les deux : il fallait se cacher derrière une porte entrouverte, pour jouer tantôt uen foule qui se moquait, tantôt le curieux ou la curieuse débusqué(e), dans l’instant de sa découverte. Plus tard, je m’endormis sur des visions de compissage : une succession de filles venait m’uriner à l’intérieur des veines de mes bras, préalablement lacérés et tailladés.

    Plus tard, au Lycée de Garçons cette fois, je n’eus de cesse que je ne fusse persécuté. Je me construisis donc un comportement étrange, et ce furent les garçons, cette fois, qui me firent jouir : ils me pourchassèrent jusqu’à me coincer de l’extérieur dans une de ces immondes cabanes à chier à demi-porte en bois. Ce fut de là que j’entendis, sous la pluie battante, crier, hurler, beugler, sur les quatre côtés de galeries bondées d’une foule compacte, une foule masculine et stupide qui en avait après moi comme un troupeau de lords après un renard. L’un des persécuteurs se détacha jusqu’à venir heurter si violemment, sous des trombes d’eau, la porte vermoulue que jamais je ne revis plus, ni ne reverrai jamais, pareille tronche de férocité, de bestiale haine.

    Il m’aurait tué.

    Je compris alors que la haine, tout comme l’amour, ne s’embarrasse d’aucune raison. Cherchons. Encore un instant, monsieur le Bourreau. Plus tard. Parcourons. Sur l’un de ces itinéraires concédés par la Préfecture aux manifestations – je me plais en effet à chercher au sein d’une immense bête l’ambiguë protection d’un sein ou d’une vague qui m’avale, puis à la remonter à contre-courant avec toute la nonchalance requise, quand je me retrouve au sein de toute une faune.

    Boîte de Coke d’une main sandwich de l’autre, jem e fais aborder par un mielleux grand escogriffe qui m’a repéré à mon air con, et qui me persuade par boniment de pouffe de lui filer la moitié de mon jambon-beurre, et ma canette si sa gonzesse ne lui avait pas fait honte. À peine tiré de cette galère de tante c’est un autre congénital qui me hurle en pleine tête on va tous vous casser la gueule je fais répéter on va tous – pourquoi ? Je lui demande – et mon con me balbutie ben je sais pas et se casse précipitamment.

    Le taré qui venait me hurler dessus par dessus la porte des chiottes ne savait pas non plus pourquoi il voulait me tuer. Je suis ressorti passer ma gueule par l’ouverture et j’ai hurlé MORT AUX VACHES ! - un mugissement m’avait alors hué d’un bout à l’autre du périmètre de la cour sous les trombes d’eau – la sonnerie du Jugement Dernier dispersa dans l’ordre la meute jouissante, car la foule reste essentiellement lâche.

    Mais quel petit morveux de 13 ans peut bien savoir de tout cela.

    Et de quelle basse revanche le même, à l’âge paraît-il adulte, ne se repaît-il pas lorsqu’il peut à son tout humilier le plus faible : virage d’un merdeux à mobylette à 20kmh dans le gravier, cassage de gueule et je lui tends la main : «pas fait mal ? » il répond « Ta gueule » alors j’ai joui

    Ou encore – roulant à mon tour au-dessus d’une cour j’aperçois une fille de treize balais qui fait la ronde avec des petits, j’envoie de ma selle un beau sourire sympa pour avoir conservé l’enfance – mais c’est pris pour mépris et la fille baisse les bras d’un seul coup vexée comme une poule qui pète et même si la danse a repris, plus jamais après moi elle n’aura dansé.

    Ainsi la route de Branne fait-elle affleurers nos souffrances, infliges ou reçues : de ce pauvre G. D. que je fis monter sur l’estrade comme au pilori, le désignant d’un doigt tremblant de fou, pour m’avoir adressé quelques vagues quolibets, à cet autre garçon qui m’entortilla dans une courroie de store (je hoquetais de rire) - était-ce un comportement normal de prof ? « La seule présence de l’élève F. empêche à la lettre le cours d’avoir lieu - « Comment voulez-vous, madame, que j’accepte votre fils dans mon établissement ? - mon petit martyr a vite trouvé un bien meilleur collège – ces fameuses « scolarités brisées » par « un prof-qui-peut-pas-me-blairer, à d’autres !

    Telle est la route de Branne, débordant de partout le projet primitif : chaque site rappelant son souvenir - « Le Moine » du Mounan où nous avons fait halte, toute une troupe de joyeux cyclistes élèves et profs mêlés. j’ai photographié deux petites élèves qui m’ont gratifié d’un récital de moches grimaces ; au château de Montaigne, que la guide prononçait obstination Monthéééégne, je me suis fait recadrer sur la noblesse du maître des lieux, légalement acquise par l’arrière-grand-père dudit – et PAAAF claqua un con de collègue. Vexer, ou être vexé, to upset, or to be upset, that is the question,

    c’est tout un art, savez-vous…

    Un jour j’avais suivi ce grand connard en babillant à grands moulinets de bras Ça ne l’intéresse pas je me suis pétrifié sur place, épouvanté – tandis que cet abruti, avec la perspicacité d’un couvercle de poubelle, détalait à grandes enjambées en opérant une débile équivalence entre clown et pédé.

     

    1

  • RETOUR A ST-FLOUR

     

    C O L L I G N O N

     

     

    R E T O U R A

     

     

    ST-FLOUR

     

    Tous mes chapitres portent des numéros de rois

    All my chapters are numbered kings

     

     

    CHAPTER THE FIRST

     

    J’écris par erreur et par obstination

     

    Description

    Trottoir cannelé sur caniveau sale. Une pantoufle en surplomb : placide, Ripa, à trois pas de sa porte, un chat gris sur l’épaule. Une ville en forme de cœur serrée sur l’éperon Planèze. En bas le Lander sous-affluent du Lot, qui déborda l’an passé. Une sous-préfecture du Massif Central, sept mille habitants, quatre écrivains. La vie s’effondre comme un fleuve, tout contre nous, obstinés, têtes basses.

     

    Identité

    Ripa, la Rive. Il se débarrasse des prospectus : « La Course aux Ânes », « Flambourg dynamique, Bal Mousse au Naïte »- je ne veux pas que ça vive.

     

    Température. Date

    6 degrés. Dix avril 2002. 900 mètres d’altitude.

     

    Description (le personnage)

    Un nez, dont le bord inférieur (de profil) évoque la courbe d’un canif ou ganivet a écaler les noix. C’est emmerdant les descriptions. Toutes les filles me l’ont dit. Elles qui passent bien vingt minutes par jour à se branler ne vont tout de même pas en perdre dix à lire une description.

     

    Âge – Domicile

    53 ans. A toujours habité mettons rue St-Jean, n° 43, Flambourg, quartier Banclou, sur le plateau. À Banclou, pas de conflit. Juste une petite envie d’assassiner sa tante, quatre-vingt six ans, sur son lit. Tous félicitent Ripa de son dévouement, il ne lui reste qu’elle, grabataire, exigeant des soins constants ; il a obtenu de l’hôpital Montieux (Fermons-l’Écran) un lit médicalisé qui se monte, s’abaisse, s’incline, comme chez Nègre, le dentiste. Ripa aime bien sa tante : rien que du matériel de pro. Il compte bien qu’elle durera le plus de temps possible (indépendamment de sa pension, qui passe toute en soins) ; il ne chauffe que la pièce, à gauche, où elle végète, avec le feu dans l’âtre – et comme il a bien refermé dans son dos, le voici qui prend l’air, en pantoufles, sur le pas de sa porte.

     

    Menus

    Ses menus ne varient pas. Longtemps, un employé apporta de petits repas tout cuits. À soulever successivement les couvercles, l’odeur s’élevait, délectable :  « On en a bien assez pour deux. » Le plateau vide était repris le soir, sans corvée de vaisselle. Mais Ripa s’est vexé. Il a fini par refuser « la charité ». Il s’est mis à la cuisine. La tante en sera peut-être bien morte (adhérences intestinales ? ...ravioli à tous les repas.

     

    CHAPTER THE SECOND

     

    Organisation

    Ripa se paye une infirmière à mi-temps, à mi-coût avec les Services Sociaux. Il ne pourrait se passer de Firmine, quand on soulève la tante paralysée, qu’on la repose sur sa couche bien propre. 

     

    Culture

    La Maison de la Presse est sise au coin de la rue du Gu, entre deux murs en angle et trois tourniquets de cartes. Le proprio, c’est Servandeau. Ripa fait son entrée, son chat sur l’épaule : pur bâtard qui crache, noir et blanc à longs poils, Louksor. « La Montagne ! - Un euro 10. Qu’est-ce que c’est ? - Un autre chat, pour remplacer celui d’avant. Perdu à Pampelune, coursé par un chien fé-roce. Foutu pour foutu, il a préféré sauter par-dessus le mur de terrasse dans les branches d’arbres, en contrebas. Je ne l’ai jamais revu. »

    Ici tout le monde se connaît.

    Le chien de Servandeau se redresse en gueulant : pas le même fumet. Servandeau tend le journal et rend la monnaie.

     

    Description, II

     

    Julien Servandeau : grand, mou, 56 ans, lunettes "Haphine-Monture" made in Clermont. De celles qui vous renvoient,, sur du tain blanc, votre propre image :

    insupportable. Sa femme Greta, petite rousse et maniaque, se précipite pour vous rajuster sous le nez, dans l’étalage la revue que vous venez de feuilletere.

     

    Vie privée

    Les Servandeau habitent sur place, un petit réduit avec canapé, réchaud. La maison de campagne est loin. Ils ont fait venir une table, un buffet bas. La nuit, Servandeau pose son bijou de poitrine en argent (le bijou) sur le dessus du buffet couvert de linoléum. Le lit n'a pas de pieds. Il est à même le sol, dans une pièce sans fenêtre.

     

    CHAPTER THE THIRD

     

     

    Servandeau at work

    Servandeau travaille dur. Les journaux sont reçus à sept heures. Il les place en rayons, les pose à l’endroit s’il y pense. La boutique ferme à 7heures. « Me voilà en retraite » dit-il. « Ça me laisse plus de temps pour visiter ma tombe. » La dalle porte son nom, né le tant, tiret d'attente - et l'épitaphe, plagiée sur un tombeau de Quinsac : HOMME DE LETTRES. A cent francs la lettre; 1400F ("plus de deux cents-z-euros" (il fait la liaison) "en monnaie d'Occupation" (sic). Des contes moraux de Servandeau paraissent dans Feuilles d'Auvergne. Mais il n'a garde d'abandonner son comptoir. Il reçoit le client, lui vend, le remercie : "On ne prend jamais sa retraite", dit-il, "dans le commerce".

     

    Dessin, lecture

    Derrière son comptoir, aux heures creuses, il dessine des tombes. "Désir d'indépendance" disent les pédopsy. Mais à cinquante-six ans ? Ripa cependant, sortant de sa chambre-hôpital, achète sa Montagne. SERVANDEAU s'est plongé dans un "Poche".

    RIPA

    Fais voir ?

    SERVANDEAU, présentant la couverture :

    Ernst Jünger.

    "C'est bien", pense Ripa ("...pour un marchand de journeaux").

    Le lendemain, Servandeau lit un autre livre. Mais il se dérobe : "C'est sans importance" - il ferait beauvoir qu'un Ripa contrôlat ses lectures ! Servandeau collectionne aussi les grands titres de journaux : "Coup de grisou en Chine", "Tsunami en Indonésie", "Ecrasé sous son tracteur retourné". Il colle ces manchettes dans un classeur.

    Sur un carnet à part il note les Prophéties de Nostradamus ; beaucoup servent plusieurs fois. Servandeau et Ripa se connaissent depuis quinze ans. Ils haussent les épaules l'un de l'autre.

     

    CHAPTER THE FOURTH

     

     

    La Toile

    Flambourg a trois Cybercafés, en sursis : chacun s'équipe, ici comme ailleurs. Serrvandeau choisit le plus sombre. Au fond d'un boyau garni de "moniteurs" gris (en français : screenplays) officient deux prêtresses géantes, suceuses des indigents de la com' . La première a des lunettes d'écaille, la tête à droite, elle apprend le mandarin. La seconde, tifs queue-de-vache et menton galoché : de la présence, du piquant. Servandeau découvre tout. Courriel l'enthousiasme. Restons français. Des Françaises en interface, des Belges, des Comoriennes : "Relations discrètes - Race indifférente".

     

    The girls

    Servandeau truque sa date de naissance. Pas de photo non plus - no webcam. Sa femme Greta, née Gus, jalouse et maniaque (celle qui replace les journaux) - avare ! p as prête d'investir dans l 'achat d'un P.C. (Portable Computer). Servandeau va au cyber comme on va au bordel. Il dit : "Rupture de ramettes A4 ! je fais une virée à Fermont.

    - Passe donc ta commande par téléphone, comme tout le monde !"

    Elle croit les prêtresses du Cyber-Point [saïbeur-poïnnt] incorruptibles : impardonnable... Servandeau se les tape dans l'arrière-boutique. "Autre chose que les parlotes sur la Toile."

     

    CHAPTER THE FIFTH

    Coquart and C°

    Ripa s'est organisé un roulement d'aides-soignantes. Ça permet de sortir avec Coquart, que je sais même plus qui c’est. Coquart, ex-notaire, pousse des bordées de jurons tout bas : « Quarante ans que je me suis retenu. Je vais me gêner ». Coquart est tout petit, tout jaune, comme Feu Mitt’rand. Il n’est ni prêtre défroqué, ni fils de prêtre (des bruits courent ; les mêmes que sur Baudelaire ; Coquart tient des fiches sur tous les bruits qui courent).

    Il habite une magnifique maison place Ste-Ischrine avec de splendides caissons de plafond, qu’on regarde en contre-plongée de l’extérieur, par les fenêtres.

     

    Distraction

    Promenade avec Ripa place des Brilles, face à l’Institut Selvat. Ils s’assoient tous les deux sur le banc, tous journaux dépliés (La Montagne, Le Centre, La Pinachval) devant les yeux, matant les filles à travers les trous. Des journaux. Ils se relèvent en craquant des genoux, replient leurs envoilures en grognant contre les culs-bénits. Chez Coquart ils boivent de bons coups de Floch de Gasc, Me Coquart jure. La place des Brilles donne en terrasse, vers l’est, sur le ravin de Serres-Salles aux flancs couverts d’arbres et de prés. Tout au fond c’est la Maronne, affluent de la Cèze. À l’horizon, le Cantal qui s’étage, mauve, pourpre, poulpe.

    Par temps de neige tout étudiant transgenre serait transporté, pas la peine de rester perclus sous La Montagne en bandant vaguement. J’sommes ben d’accord dit le notaire.

    Autres distractions

    Ce n’est pas ce qui manque. Ni ce qui abonde. Ex-Maître Coquart, de mèche avec « Jean-Claude Auxbois, Biens et Propriétés », se fait confier des trousseaux de clés. Bien des vieux crèvent, dont les enfants ne se dérangent même pas pour l’héritage : « Trop de frais, trop de réfections ! » Alors Coquart et son con plisse, nuitamment, s’introduisent comme des gueux dans les demeures branlantes : « Un pays qui crève ! - Eh ben tant mieux !  - Je quitterais bien ma vieille tante ! dit Ripa. « Achève-là ! » jure Coquart. Passant devant l’agence Auxbois, Ripa salive devant ce qu’on vend, et les prix hors de prix, émoluments compris : « Tout croule dedans bordel » avertit le notaire, déchargé de son devoir de réserve.

    Ex-Me Coquart ne sous-prête pas ses clés. De nuit les fentes des volets tracent des raies sur les parquets, les murs vides résonnent, Ripa se sent chez soi. Il ne se confie pas au marchands de journaux (Le Centre, Bitachval), Marcel Servandeau : ce dernier préfère les tombes, à chacun ses manies ! Les retraités occupent à présent la place et l’emploi des princes et princesses de jadis, qui avaient tout loisir de vivre des tragédies d’amour. « Je ne veux rien savoir des jeunes de Frambourg » dit Ripa. Les visites clandestines se prolongent. Les lattes de parquet craquent. « Et le chat sur l’épaule ? » Il ne bronche pas.

    Son nom est « Kraków », prononcez « -kouf » à la polonaise : « Cracovie ».

    Un gros chat gris à longs poils, avec de grands yeux dorés.

     

    Dernière distraction, « la plus nulle mais pas la dernière », least but non last

    Ripa, dans les appartements déserts, joue à l’aveugle, déambulant de long en large, Kraków sur l’épaule. Le maître du chat repère le notaire à sa résistance magnétique, à la crispation des griffes sur l’épaule : »Si je me crevais les yeux, cela m’avantagerait ». À dix ans il lisait Contes et légendes tirés de l’Antiquité classique : « Je serais » dit-il, « aveuglé comme Œdipe » - il prononce « é- », comme il convient (ésophage, fétus, Édipe ; écuménisme, énologue.

     

    CHAPTER THE SIXTH

     

    Dévotions

    Servandeau fait ses dévotions ; lui l’athée, à Ste-Istrine-Bas-de-Pente,il s’agenouille et il croit croire. Une église « Napoléon III », aux vitraux laids, pour prier les yeux clos. À genoux bras en croix sans voir ni être vu dans l’absidiole, pas même du curé qui joue au foot à St-Bastien avec les minimes. Ou à plat ventre sur le pavé. L’inconvénient est de ne pas savoir où tourner la tête, car, sur le bout du nez, c’est intenable : à droite comme à gauche on attrape des crampes, sans pouvoir jouir de son sentiment de déréliction (« sentiment d’abandon, de privation de tout secours »). Il faudrait un bourrelet de tête, qui laissât sur le devant un espace pour l’appendice nasal, qu’il porte long et bourguignon. ; s’il était vu ne fût-ce qu’une fois par Servandeau, adieu vente de journaux. Mais où qu’il soit, fût-ce au comptoir, Servandeau récite trois Je vous salue aux trois angélus, matin, midi et soir, trois fois trois coups suivis d’une courte volée de cloches enregistrées ; l’angélus fut institué l’an quatorze cent soixante-et-un par le bon roi Louis XI, classé parmi les Pères de l’Église à la Bibliothèque monacale de Belloc (Pyrénées-Atlantiques).

     

    Autres superstitions

    À Nuestra Señora del Pilar de Zaragoza, le notaire en veston, l’avocat, touchent au matin l’énorme clou sanglant des pieds du Christ et se signent, la bouche, le front, pour dès l’aurore être inspiré de Dieu. À la Basilique de St-Antoine à Padoue, les fidèles font des vœux, priants et tête basse, la main plaquée de toute la paume sur la paroi tombale du saint. Servandeau se rend Pont du Drer où pendent au-dessus de l’eau les poivrières. C’est là qu’en treize-cent soixante s’enclosaient les pénitentes, juste nourries par un jour-de- souffrance, pissant er pourrissant sur place pour expier les péchés du monde. Servandeau fasciné s’accoude au parapet, regardant sous ses pieds filer l’affluent païen, tandis que « nos curés jouent au foot et répètent « Dieu veut que nous soyons heureux ».

    Car si en vérité corps et crampons de foot sont rédimés par l’Incarnation, à quoi bon les religions. Le pont du Der conserve deux cellules en pierres noyées par les crues avec leurs occupantes. Certains ans de grâce le courant ne montait qu’à lèche-fesses, de quoi nettoyer la sainte merde. Et c’est ainsi que Dieu est grand.

     

    Massacres

    À dénoncer : l’abbaye romane d’Urbanville (Oise) est défigurée par une pyramide de gobelets de plastique sales, juste devant le porche.

    À Cormilly, un sombre connard a bouché les abat-sons du clocher avec des planches de chantier : les  « vitraux » de Soulages, obstruant de leurs fades laideurs lesbaies médiévales. Et 4€ la crêpe.

    Malgré cela, à St-Flour, s’incline en porte-à-faux une magnifique, fine et provisoire forme en fil d’acier, gracile, inaltérable, inclinée là de toute éternité ; éphémère au seuil de l’inaltérable.

     

    CHAPTER THE SEVENTH

    Réunion

    Chez Coquart se réunissent Madame et Monsieur Coquart ; les Servandeau, quatre hommes et femmes scrutant toujours l’Homme au Chat sur l’Épaule, Ripa. Forte circulation de bons vins et de Verveine du Puy. Un chat se porte sur l’épaule ou en terre. « Plus jamais de chat », dit l’épouse Servandeau qui souffrit tant lorsqu’elle inhuma, en fond de jardin, son regretté Birman mort faute de soins : Greta Servandeau née Güs, d’Abyssinie. Amélie Coquart née Guibaud révèle ou confie : « Ripa cherche femme ».

     

    Mariage

    À plus de 50 ans, la chose est plus facile qu’à 25 ou 30 : « Il n’y a plus de jeunesses. À 25 ans, elles sont toutes en ville. On ne trouve plus ici que des hommes. Culs-terreux costauds et célibataires,voir ces bites à l’air devant les K7 porno ». « L’homme au chat trouvera », c’est la sentence admise. La revue des princesses à prendre est vite faite : ce sont des rougeaudes, grasses et laides. D’autant plus difficiles et revêches, comme il est de rigueur, qu’elles tiennent à être aimées pour elles-mêmes, comme au bon vieux temps. « Ce qu’il faudrait à Ripa, c’est une infirmière » dit Greta, « qui le prenne par la main jusqu’à la Section J » (cimetière Ville Haute).

    - Je n’aimerais pas justement » coupe Coquart, « une infirmière qui m’aide à mourir. Elle ne voudrait pas se toucher devant moi. Elle m’angoisserait jusqu’au dernier moment, comme elles font toutes ». Il se souvient avec émerveillement de la séquence de What ? (1972 Polanski) où le vieillard expire en contemplant de près l’origine du monde : « Que c’est beau » murmure-t-il, avant de retomber mort. Amélie née Guibaud le fait taire.

     

    CHAPTER THE EIGHTH

    De la femme. Des hôtels.

    Ripa se détache de sa grabataire. Tout l’héritage en effet file dans les soins et frais de garde. Il part coucher au Terminus, en face (l’établissement n’ouvre plus que quinze jours par an, pour causes touristiques) – une chambre avec le chauffage et l’eau, juste la place pour un lit et le lavabo. S’il déplie ses jambes ses pieds sont dans le lavabo. La tenancière et sa fille survivent méfiantes et seules, grosses et rouges. Retranchées à l’entre-sol derrière leur comptoir à rabattant, sur l’escalier juste après le tournant des chiottes en montant. Ripa ne les connaît que par ouï-dire. Il entreprend mère et fille – il fait l’aimable. Mademoiselle de 23 ans coince un sourire dans sa gueule de graisse : « Tous les étés je vais au Club Med c’est facile pour les rencontres. Le reste de l’année je me branle ». Ça se défend.

    Les femmes gèrent leur sexe. Ripa ne s’y fait pas. Ça le désappointe. C’est un homme comme les autres. Tant de sang-froid. Tant de calcul. L’homme se sent sale. Obscur. Abandonné. Anormal. l’homme qui se branle, ça, oui, c’est de la solitude. Plus tard l’hôtelière introduit des amies, des cousines, en contrebas, par une rue où personne ne passe. « Les chats sont interdits Monsieur Ripa. Depuis six ans que vous passez devant chez moi ! ...c’est bien parce que c’est vous. N’oubliez pas votre litière ». Les deux hôtelières ont beaucoup d’amies. Ripa s’imagine bien des choses. Mais pas toutes.

     

    Photographies coquines

    Chez Coquart il montre ses photos : « Chambre 6 ». L’hôtelière a des caméras cachées. Le secret sera bien gardé. Il faut bien que la ville s’amuse. St-Flour est petite et ses habitants ternes.

    Aucune pécheresse en porte-à-faux ne prie plus dans sa cellule au-dessus du Der. On se montre en ville certains couples, divorcés, sans avoir, ni l’un ni l’autre, déménagé. Se côtoyant comme si de rien n’était. Inertes. « Et l’on s’étonne, dit Servandeau, que les ventes de fictions soient en chute libre ? » Lorsque Ripa n’est pas là, chacun regarde les autres photos, les clandestines, celles qui sont prises du plafonnier : « Ripa drage », « Ripa se couche », « Ripa s’endort ». Greta, née Gus, épouse Servandeau ; Amélie Coquart, née Guibaud, entre elles, après le dessert, jugent ce client d’hôtel immariable. « Imbaisable », dit Servandeau.

     

    CHAPTER THE NINTH

    De la retraite

    Rien, du comportement de Ripa, n’implique dépression ni souci : pour lui un chat d’épaule, quand d’autres se contentent d’une casquette de marine à galon dédoré, achetée en brocante : c’est Coquart. Ils vivent retirés du monde, c’est toujours vivre au même endroit. On n’imagine pas l’horreur que c’est de toujours vivre au même endroit. Le bienfait, aussi. La douceur curative de l’argile natale. Ces prolongations que l’on joue, ces arrêts de jeu, jusqu’à la fusion du moi, jusqu’à l’aplanissement de la tombe : l’extrémité du monde est une Sous-Préfecture. Avec jardin public pour le chien.

    Ripa ne bouge pas. Le chat grogne et détourne la tête. Acculé à Saint-Flour, coincé au fond de soi, même pas malheureux : Je n’ai pas cet honneur, dit-il. Ses interlocuteurs ne comprennent pas bien. On le prend pour un modeste. Ou un orgueilleux. « Vaniteux », dit Servandeau. Fuir loin devant soi ? « C’est bon pour les gros budgets » . Ripa ne s’abîme que dans ses contemplations – je ne contemple rien dit-il aux femmes trop curieuses, j’habite Hôtel Terminus. Les épouses échangent un coup d’œil.

     

    Hôtel Terminus

    Il en existe un peu partout en France : « Enfin on se sent chez soi ». Au bout du monde. Il n’y a pas d’ « Hôtel Bout du Monde » - on appelle ainsi des culs-de sac ou reculées, terminées dans le Jura par un demi-cercle de falaises. Le Terminus de Saint-Flour a pour grave défaut la dureté des lits. De vrais battants de portes, sous des matelas raides et maigres. Ripa y transporte une couche de rab, en mousse, et cale dans son dos les deux oreillers de l’armoire. La télé là aussi a tué toute solitude. Le grand nivellement commence avec l’écran dans l’angle en haut à gauche, au-dessus de la salle de bains « avec un s, parce qu’on prend plusieurs bains » - nous ne sommes plus au temps du crottin de chevaux.

    Il allume, éteint, somnole, se promène en ville à l’heure du ménage, revient parfois chez lui où l’entretien du lit médicalisé lui coûte un bras – Ripa fuit par tous les trous. « Irresponsable » dit Servandeau. St-Flour comme ville étrangère, aux Éditions des Trois Colonnes. Il ne rit pas, au fait.

     

    Ce qu’il voit

    Je vois des fantômes, confie-t-il aux commerçants. À Servandeau, amateur de tombeaux. Qui n’est entré chez lui qu’une fois, jetant sur la gisante un œil effaré (« je ne fais que passer ») (quatre bosses sur un lit, juste les yeux ardents et noirs, balayant ou fixant dans la terreur spectrale de ceux qui bientôt ne verront plus rien). Plus, pour l’homme-au-chat (la bête calme, en équilibre) des fantômes de soi, de tous ses âges, surtout quarante et cinquante ans, depuis qu’il s’est collé là, pour l’interminable, dispendieuse agonie.

     

    Ce qu’il ne dit pas

    Spectres, chaînes, linceuls, portes ouvertes d’un coup ? « activités sismiques » plutôt où Ripa sauverait des victimes, imposition des mains, refoulant la presse, aidant à naître des morses en bassins, renflouant des baleines échouées) – sommeils endoloris sur la plancje atrocement mal matelassée.

     

    Lectures

    Assis quand il fait beau sur le banc de la place, le seul qui soit de bois non de ciment, avec de vraies échardes, la planche du milieu juste affaissée, tournant le dos à la Sainte Institution de l’Assomption, sans les filles, Ripa ne lit pas La Montagne sur le banc de bois mais des romans de Blouses Blanches, internes et toubibs de la Salpêtrière ou de Cochin : Corps et Âmes, Van der Meersch, 1943. Toute un tradition de romans médecins, Slaughter, Konsalik, jusqu’aux Nous Deux pour branlotines. Et pas de grabataires : rien qu’un beau nœud de conflits d’influences, de successions de mandarins. Entre audace et routine (substituer aux suralimentations de tubards le seul vrai traitement qui sauve ; lutter contre l’hydre Sécurité Sociale, qui permettrait aux pauvres, même immoraux, de contracter syphilis et blennos en toute impunité.

    Tout le monde crèverait. On s’habituerait. On enjamberait les cadavres. Comme à Calcutta. Ce serait le progrès. « Je confonds les personnages » dit Ripa au boulanger, qui ne sait pas de quoi il parle. Ripa dédaigne de préciser. « Un original ! Un orgueilleux ! - C’est à cause de la Vieille Infirme ! - Moi je l’enverrais en établissement. - À Aurillac. - À Montpellier. - Elle serait déjà morte. - Pour ce qu’elle vit... » Ripa lit sur son banc.

    Les fantômes de la Résistance

    Dans le coin sud-ouest du foirail, le monument aux morts, des plaques de marbre de bric et de broc. On a résisté ici : Mont Mouchet, 120 morts, sans compter les civils fusillés. Quarante noms ici dans la pierre noire : EUGÈNE PAPON. Sans lien de parenté. Il n’est pas de St-Flour ce Papon. Tous les noms regroupés sur le foirail, à côté du banc. Dans Corps et Âmes un toubib fait l’opération de trop, celle qu’on n’a pas su refuser à sa « grande expérience », qui tue la femme d’un confrère. « Docteur, tu trembles, ton bistouri n’est pas un hachoir » ;

    Effractions

    Pensez, avec des lectures pareilles. Avec une vie pareille. Tous ces fantômes. Ripa visite les maisons vides, par effraction, le chat sur l’épaule comme empaillé de salon désert en chambre morte au papier cloqué de moisi, sous les biseaux parallèles des persiennes closes. « Tu les verras Coquart mes fantômes, si la lumière baisse. Quand passent les nuages. » Coquart pouffe : « Je suis là, un mère soixante et tout vaillant ! ...Si tu venais la nuit, je ne dis pas ! » Coquart visite de nuit, pour lui seul et sans lampe, ce que Ripa appelle « hors piste ». C’est pour ne pas alerter les gendarmes.

    Qui achèterait des maisons où des dingues se baladent pour l’émotion ? « Des Hollandais, des Anglais » Coquart, au commissaire. « On vous relâche Maître Coquart, tout le monde se connaît, mais faites attention ». Les Van der Meersch par exemple, emménagés depuis juin au-dessus de St-Ferrol, ils n’en ont jamais ressenti, de « présences », eux, mystérieuses ou non. « Les présences, c’est nous ». Avec leur accent Gouda-Mimolette. « On va, on vient, on claque les volets le matin, on va chercher notre lait, notre beurre. On est très heureux ici. Vous habitez un superbeau pays ». Bien assimilés, bonne langue française, aucun lien de parenté.

     

    Un monde dans la tête

     

    Corps et âmes est nul. Je n‘en lirai pas d’autres – ainsi La maison dans la dune. Un grand succès de 1932. Van der Meersch mourut en 51, à 44 ans et demi – tubard ? « Et Servandeau est pire que moi » confie Ripa aux infirmières. « Servandeau » (baissant la voix) « va dans les cimetières, il note tous les morts sur un carnet, il fait des statistiques : les dates, les âges, les sexes… un malade ! » Nul ne fait plus attention à ce que dit Ripa, ni à ce que dit Servandeau. Des originaux. Il y en a plein des comme eux. Les gens qui sont choqués passent leur temps à dire qu’ils ne le sont pas.

    Ils pourraient le faire interner. Le jour où Servandeau a fait le tour de la gare, qu’il est régulièrement question de fermer, avec son carnet, son stylo, son appareil photo. Il a tout épluché, tout photographié, les guichets, les quais, en prenant des notes et même des mesures. Peut-être qu’il va partir ? ...que la gare va fermer, définitivement, et qu’il s’en porte acquéreur à titre privé ? « ...et les rails ? » - rumeurs, rumeurs…

     

    CHAPTER THE TENTH

     

     

     

    Personne à St-Flour ne visite le Dieu Vert, à Notre-Dame-des-Laves ; on ne va pas voir ça, c’est pour les touristes – mais on sait qu’il est là, Protecteur : le Christ d’Émeraude exhibé dans sa crypte, 50 centimes la minute la Très Sainte illumination. Les Sanflorains n’entrent jamais là. Ripa, Servandeau, Coquaart, n’ont aucun don particulier de la prière. Ils n’obtiendraient rien : anticléricaux, ils matent à la sortie les externes et demi-pensionnaires du Polyvalent ou de la Conception rebaptisée l’Anticonception. Vautrés sur les bancs. Le 23 décembre, quinze Espagnols paumés descendent de leur car en frissonnant, flanqués d’un guide, et nos trois compères les suivent, graves, emmitouflés, tout ouïe.

    Greta née Gus, épouse Servandeau, vend des souvenirs dans le courant d’air, près de la sacristie de St Nicolas. « Vous ne venez jamais me voir, lâcheurs, instruisez-vous un peu ! Visite pour tout le monde, je reprends le stand tout à l’heure. Allez, Palais du consul, Musée populaire : tous de corvée ! » Le Palais des Consul(s) a des pièces très sombres. Greta commente pour les trois Français, à peine auvergnats, tandis que l’interprète trompette le cervantès comme un canard. Les lits d’époques sont solennels et rechignés, tendus de vert lourd et de dorures passées. Les lissiers savaient ce qu’ils faisaient. Ils vivaient ceints de murs ou de falaises : du solide. Nos lascars pris au piège laissent un maigre pourboire ; Greta joue le jeu : « Au musée ! » Tous s’y rendent, Espagnols compris.

     

    Musée

    Sur des clichés sépia trônent de sombres rangs de carcasses cantalaises, viellant, guinchant, s’amourachant et s’accouplant, non sans passions épiques et enlèvements cavaliers, vengeances et palpitations de cœur, comme au pays de Gaspard des Montagnes : Ripa se souvient, pour la vie, de la belle Anne-Marie, en ces temps où déjà les peaux des femmes, chose incroyable ! étaient aussi souples qu’aujourd’hui (momies de Thérèse ou de Soubirous sous leurs bières transparentes), aussi sucrées, cédant aussi volontiers sous le pouce de l’amant. Comme à présent.

    Telles sont les pensées qui vous fixent devant ces photographies raides aux sels corrompus, racornies sous leurs triangles de maintien.

     

    Cire et cercueils

    La salle des armoires bruit d’échos retenus, tous meubles alignés comme au magasin, rapetassés, vétustes et capturant sous l’encaustique le tenace effluve du vermoulu. Les charognes des aïeux tenaient à l’aise dans des cercueils étiquetés « Coffre à linge Pierrefort 1842 », « Chiffonnier Condat 1775 ». Le planchers rebondit sous les talons castillans qui les parcourent comme autant de pontons fléchissants. Les trois retraités de France n’en font plus qu’un, tels ces trois messagers de Dieu chez Loth le patriarche. Ainsi s’instruisent les sexagénaires de St-Flour.

     

    Le retour du guide

    Gréta née Gus après son service descend l’escalier monumental prenant derrière St-Ganzon, par où l’on dévale du Haut-Saint-Flour : larges pans de ciment, marches plates ménageant les vieux et claquant les jarrets : vaste construction venteuse ou broyée de soleil avec lacets, paliers aux bancs publics de ciment, portes opaques en planches ATTENTION AU CHIEN cachant des jardins – l’exact envers de cette ascension du Puch par le Puceau du même nom (Éditions du Tiroir

    Montée du Ganzon

    Soleil ou pluie

    Le jour et le nuitamment

    Fait crever l’vieux con

    dit le dicton. D’où la navette Haut-Bas (Autocars Ben Murat, 1980)

    Greta descend les 125 degrés. Elle est maigre et garde les cheveux en brosse. On ne la drague pas.

     

    Guillemets

    « Tant de grouillements ne sauraient rendre la vraie vie de St-Flour, sous-préfecture dynamique et regorgeant de toutes sortes. Qui suis-je, qu’un putain de défigurateur ?

     

    Panorama

    Ripa, gardien de Tante, se fait épier. Je crois, volontairement. Ne prends toujours pas femme. Rappelons que la courbure inférieure de son nez figure exactement le ganivet poitevin. L’habitation de cet « homme au chat » comprend trois pièces, dont une à l’étage. Personne n’y est admis. Près de l’âtre en bas, enflammé l’hiver et l’été, gît la vieille paralytique sur son lit orientable, financé par la SS, en français « Sécurité Sociale ». La pièce à main droite croule de livres où surnage un piano immobile et muet. Un soir qu’il fait bien sombre, Servandeau et son compère, Coquart, s’introduisent dans le vestibule : à gauche l’âtre donc et ses ombres mouvantes, la Tante endormie respire bruyamment.

    Montant sans bruit l’escalier dans l’ombre, ils sont surpris à mi-volée par le soudain tintamarre d’un accordéon : musique joyeuse et déplacée, avec trilles et tremblotements fébriles du Folklore Serbe. Ils se figent. De l’autre côté de la porte en bois, Ripa chante soudain, nasillard et métallique, poussant sa voix de toutes ses forces. « C’est du serbe », décide Coquart qui n’en sait rien. Le chanteur invisible se fait pathétique, l’accompagnement se résume à de gros soupirs de basses rythmées sur main gauche ; les trois auditeurs profitent d’une puissante reprise à trois temps pour dégringoler puis disparaître : la vieille ronfle, porte ouvert, à tout venant.

    Coquart et Servandeau alertent leurs honorables épouses, qui jurent le secret, quoique le son de l’instrument, vraisemblablement déterré du débarras, couvre tout un quartier de Ville-Haute. « Décidément dit Servandeau nous le connaissons mal. » Bientôt, les rares épousailles du pays accueillent les talents du nouvel instrumentiste, et couples cantalous de se démener sur les cadences de Nić ou de Novi Sad, avant de se rabattre sur les rythmes dits civilisés. Servandeau, Coquart, appesantissent leur espionnage : à peine dégrafées l’une après l’autre les bretelles du Hohner Fûnf , ils demandent à Ripa depuis l’estrade s’il ne pourrait pas réserver une soirée musicale à 4 ou 5 dans l’arrière-boutique du gazetier (ils sont bourrés à honte, comme jamais avant dans la vie).

     

    Le réfugiée

    Ripa les a rabroués, puis leur a répondu : « Les paroles, la langue sont de mon invention - mais ne me le reprochez pas : ils me prennent pour un Réfugié. Je fais semblant de mal parler français, question de bénéfices ». Ils tiennent le secret, mais pas question de récital privé. Ils se promettent même de ne plus monter l’escalier en douce : Ripa, méfiant ferme désormais la porte du bas. Certains soirs il écoute, assis dans le noir, poste à l’oreille comme en 65 : la musique arrive et s’en va, Ripa gémit pour soi un prénom jadis aimé ; si on savait.

    Si on savait on se foutrait de sa gueule.

    Déjà la femme Coquart l’appelle « Le Grand Apitoyé »...

    CHAPTER THE TWELF

     

     

     

     

    Quelques petites choses de Servandeau

    Servandeau, papetier, parfois petit dans la rête et les chaussons, se souvient des jours anciens et ne pleure pas : vérifier chaque jour, sur ses carnets antérieurs, ce qu’il a véritablement fait à cette même date telle année passée. Il empile ces agendas, ces memoranda (neutre pluriel) – autant de placentas placardés en bocaux – poussez – ne faites pas l’imbécile – ça va s’infecter – poussez donc – ne faites pas l’enfant !!! - Greta pleure, Greta est épuisée – plutôt la mort qu’un effort de plus – les Servandeau n’ont pas gardé l’enfant – observez bien ces vieux marchant à pas tordus sur la Planèze désertée d’enfants -

    Tant d’éducation si négligées, infectées, Servandeau paie très cher pour décharger son ancien temps gâté, de ce qu’il a rêvé, des listes de ce qu’il a lu au bout desquelles il crève. Il ne va plus vers d’autres, contemple au bout des bras les mains mêmes de son père et la même peau – les mêmes tavelures. Je me déferai note-t-il un jour de ces doigts gourds et des journées d’avant, je viendrai nu et pur devant les esprits des morts. Ce n’est pas une femme qui me prend la main mais la mort même, un rien, l’absence.

    « La mort et Dieu sont deux jumeaux vides »

    Servandeau n’est pas si bête.

     

    Le passé, justement

    ...Il ne lirait pas Rilke (les Conseils à un jeune poète). Il se promènerait de nuit dans les petits chefs-lieux fortifiés. Un chat le suivrait dans les pieds, Fridtjof Nansen ; il lui chuchoterait son nom sans cesse. Le Comité du Ciné-Club alias C.C.C. inviterait Bertrand Tavernier pour le plaisir intellectuel de la bibal municipale . L’Entraygues canalisée en crue aurait noyé un enfant de treize ans qui s’y serait jeté pour sauver son chien. Mort héroïque. Servandeau ne ferait rien ni ne penserait, ce qu’il appellerait les exercices funèbres. Telle Emma Bovary qui jurerait plonger dans les délices romantiques alors qu’elle se serait fait chier.

     

    Ripa-la-Rive sous les yeux de tous

    Ni rejeté ni véritablement aimé, son numéro mublic ne l’intéresse plus. À supposer que son semblant d’ami le rencontrât, que pourraient-ils se dire ? chacun sait de l’autre son goût des églises de campagne, même celles que Napoléon Neveu saint-sulpicien néo-gothique a dépouillées de tout mystère. Telle autre cependant de 1623 conserve l’inscription de son pilier commémorant trois nobles secourables aux prêtres réfractaires et pour cela guillotinés le même jour en leur très sainte compagnie. Nos héros échangent trois mois à ce sujet puis retombent dans leur silence. Sur le point de passer le porche Ripa, privé pour une fois de son chat sur l’épaule, se tourne vers l’autre pour l’inviter au cinéma.

     

    La pieuvre et le boulet

    Verront-ils cette horrible et tendre histoire où Jane soupirait d’extase au sein des tentacules empourprés ? ils n’en ont éprouvé aucun dégoût, satisfaits au contraire, purifiés de toute envie de baise. La semaine suivante ils ont vu Le boulet, où joue Romain Poelvoorde. « Le simple fait, dit Servandeau, de se trouver en salle face au grand écran, nous tient lieu d’intérêt pour de telles insignifiances ». Maia pour San Antonio, Depardieu ou pas, ils se sont endormis.

     

    Instruction publique

    Il est fortement question de replier la Sainte-Institution de l’Assomption sur Aurillac ou Thiers. Dommage : les sections de troisième circulant en ville, en rangs filles et garçons, dispensent encore « une saine animation ». Les vieux secouent la tête dans la meilleure tradition : quand les collégiens ne marcheront plus, l’herbe repoussera.

     

    Circulation

    Les routes se croisent au pied du Plateau. Tout le Conseil s’oppose à la bretelle d’autoroute. Mais bernique. Personne ne s’arrête encore, à part les indigènes. À Vermanjouls près d’ici, on n’entend plus parler qu’anglais, grec ou néerlandais. Servandeau, Ripa, Coquart, se retrouvent sue un banc, dominant le parking en plein air, à côté du débouché d’ascenseur souterrain. « beaucoup de bancs à Banfour ». - Bon titre dit Servandeau, pour un polar. Vérification faite, cette ville n’existe pas. À partir d’un certain âge, parler ou se tire, ça revient exactement à la même chose. « Je crois que c’est dans Cinema paradiso précise le notaire qui a des lettres.

    Mais c’est bien lui le plus bavard.

     

    CHAPTER THE FIFTEENTH

     

    « Sur le banc »

    Ce qui surnage une fois pour toutes, c’est le nez en couteau de Ripa, la brioche de Servandeau, le teint bilieux de Maître Coquart, appuyés sur leurs cannes, avec une certaine avance sur leurs âges – quoique le chat soit mort : un beau matin, crise cardiaque. « Curieux pour un chat » dit le notaire. Qui est le plus bavard. La vieille tante aussi est décédée. On a renvoyé à Clermont le lit « médical » : « Dix légumes en attente » affirme Ripa. « Héritage nul ». Ripa loge presque exclusiement à l’hôtel. On peut supposer qu’il y poursuit sa petite vie sentimentale. Toujours pas marié. « T’as vu la tronche de l’hôtelière ? - T’as vu la tienne ? » (et peu importe qui le dità.

     

    Discrètes avanies

    Ripa change de chambre. La femme de ménage transporte ses draps, en marmonnant c’est un malade. Il répond vertement que s’il était une femme il se branlerait trois fois autant, et que ça ne laisserait pas de taches. Sur les bancs les mêmes propos, espacés. La fin de trois vies en patois. Les deux épouses ont gardé toute leur tête. Elles n’ont jamais beaucoup aimé leurs maris. Au boucher qui disait, à propos d’on ne sait quoi : « Tâchez d’être sage ce soir ! » la femme Coquart a lancé, bien fort , pour que toute la boucherie en profite : « Oh mais y a longtemps que c’est fini, tout ça ! qu’est-ce que vous croyez ? Entendu sur le parking d’Intermarché de Mérignac le mercredi 8 février 2006, et transporté tel quel ici même, pour l’édification des générations futures).

     

    Nuages

    Le Conseil Départemental payant une publicité à la télé : « Notre département, terre de développement ». « Département dynamique ». Ridicule – pire, absurde ; ils ne vont donc pas finir par crever, tous ces jeunes ? C’est le sentiment général.

     

     

    Enchaînement

    Courant 23 un canot a coulé sur l’Entraygues. Six morts dans les remous de la prise d’eau. La conversation revient sur le fils Chingeon qui s’est jeté à l’eau pour sauver son clébard, le long de l’Entraygue en crue. « Un beau labrador, 25 kilos ». Il trottait en laisse sur le parapet, le torrent pleins bords, la bête qui tombe en s’échappant. Le garçon désespéré qui se jette à l’eau sans savoir nager. Les deux cris qui s’éloignent, le chien et l’enfant, au fond de la nuit bouillonnante.

     

    Ciel de traîne

    « ...au cœur de la France, une région en pleine expansion, au carrefour des routes ! Venez vous installer ! » Je veux un département qui crève. Serrer les lèvres, fermer les yeux tranquille. Un bon vieux pays tranquille où l’on n’entende plus que les derniers souffles des vieux. Puisque de toute façon faut crever.

    Vérité

    Les autres vous assènent leurs vérités. Tous bloqués à leur petit niveau. À leur petit palier de vérité. Comme des ascenseurs de puits, et trônant de là-haut : « Voici » disent-ils « la vraie vérité ». Petites perspectives de philosophicailleurs, vérités de confort. Mais ils se gardent bien tous autant qu’ils sont de pousser plus bas dans la terre, ce grain de poussière. À ce niveau terrible plus personne ne veut descendre, car le Crime, la Mort, le Désespoir, y trouvent pleine justification.

    Ce sont les petits vieux terribles appuyés sur leurs cannes qui expriment la fine essence de la pensée humaine.

    Délation

    On voit dans les rues de St-Flour un petit merdeux à casquette rouler des épaules en traînant derrière lui quelques admirateurs désœuvrés. C’est lui, le casquetteux, qui a poussé le petit Chingeon à la rivière. Même si c’est faux. Il faudrait une société composée de vieux ; de morts. Un bon vieux cimetière bien rangé. La Crypte des Capucins de Palerme, avec un incendie souterrain de temps à autre, histoire de se renouveler un peu. Les pompiers s’enfuyaient en hurlant, poursuivis par les momies en flammes. Les vieux rattrapés par la brûlante actualité.

    Sur le banc la Haine du chômeur, du Beur de banlieue.

    Les parents habitent à Mauriac, 4776 habitants, Cantal. Coquart sur le banc déclenche par mégarde la sonnerie du Commissariat. Il se voit menotté, il tremble. Pandore au bout du fil sans fil répond sèchement. Coquart se confond en excuses, proteste de sa bonne foi, l’autre, excédé, raccroche. Rien de plus jouissif que de se justifier auprès d’un flic. L’anus qui mouille.

    CHAPTER THE SEVENTEENTH

    Vide-grenier

    Une immense brocante derrière les remblais de chemin de fer. C’est un vaste espace cimenté, aux emplacements délimités : A, B, C, jusqu’à la lettre O. L’alpha et l’oméga. Ça grouille ferme.

    Les vieux d’esprit farfouillent, le cul en l’air. Tendent gauchement leurs reliques aux vendeurs qui les roulent. Et quand nos trois compères ont découvert un énorme volume, dépenaillé, traduit – L’Idiot, de Dostoïevski, tous trois partent en excursion le lendemain vers le château d’Alleuze, perché sur une arête entre Drer et Entraygues. Ils y arrivent à pied en fin de matinée. Et c’est là, dans les ruines, que Maître Coquart en fait la lecture. Ils n’en sont jamais revenus.