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NOX PERPETUA - Développements 2

COLLIGNON NOX PERPETUA

DÉVELOPPEMENTS B

 

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Je suis dans une taverne typique et coloriée (jaune-rouge-vert) de la Terre de Feu. Une carte murale en montre une partie, ainsi qu'une petite île, dans l'Atlantique, que l'on me désigne. Un Argentin truculent, à collier de barbe, nous parle dans un mélange d'espagnol et de français. Il possède un grand prestige, au point de faire mettre à la porte par le patron une grande partie des assistants, qui ont trop bu et mènent grand tapage. Il ne veut plus parler qu'à moi, à qui il évoque ses femmes successives, plus viragos et caricaturales les unes que les autres. Nous arrêtons de parler de cela au milieu des éclats de rire.

Il recherche mon amitié.

 

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Les vidéos sont nulles, prises à travers la vitre, de magnifiques oiseaux se retrouvent pris dans un cadre de portière. Arielle n'aurait pas aimé cela. Parvenir en Patagonie pour

 

 

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Mais le voyage n'est pas terminé. Ce qu'il y a d'étrange et d'avantageux, c'est que chaque point de chute en évoque un autre : il avait parcouru, sur sa vieille Stiga Monark, les côtes atlantiques de la Terre de Feu. Les

tavernes là-bas sont souvent bariolées de jaune, rouge, vert. Sur les murs sont épinglées des cartes, côté Rio Grande ; y figurent des îles pas plus étendues qu'un rocher... Pourtant, que je sache, il n'existe pas de telles îles dans

ce secteur. Un grand Argentin truculent à collier de barbe s'adresse à la cantonade, dans ce mélange atroce de français et d'espagnol que les grammairiens là-bas appellent le

franyol ;

quelque chose d'analogue au franglais...

L'assistance lui témoigne une grande considération, mais notre personnage devient soupçonneux : tous ces sourires ne cachent-ils pas un vaste foutage de gueule ? "Virez-moi tout ça !" Et sous mes yeux ébahis, le patron et ses

aides flanquent à la porte les trois quarts des clients, d'ailleurs parfaitement souls et bruyants : "On ne s'entend plus ici ! du balai !" Ma foi je reste seul à peu près. Tout cela nous a bien épuisés. Juste une petite tasse de maté.

L'homme au collier entreprend son catalogue de femmes : "toutes celles que j'ai eues voire épousées" - me prend-il pour son Sganarelle ? Pourtant cette cohorte féminine se compose non pas de victimes palpitantes mais bien d'accortes viragos, caricaturales à l'extrême : "Ce ne seraient pas plutôt elles qui t'ont viré, gros lard ?" s'exclame le patron en lui tapant sur le ventre.

- Possible, répond l'homme ; seulement, je les ai chevauchées, d'abord." Naguère on l'appelait encore "el rey de la jineteada", "le roi de la monte", ce qui est proprement le rodéo argentin, "a la fiesta de la Doma". Nous devenons

amis de bistrot, il suffit pour cela d'un peu de flatterie, et de quelques verres d'alcool de céréales...

Et si Chubuque, "Tchoubouqué", rejoignait une bonne fois sa femme ? Les voici encore séparés, une fois de plus recollés, c'est proprement insupportable. Il monte en titubant l'escalier, accentuant son ivresse. Deux étages, tout

de même : il faut tenir, accrocher la rampe, dodeliner de la tête et des épaules. Il frappe du pied sur chaque marche, trébuche et jure. Cela s'entend de la rue. Au premier, le bijoutier tient son atelier : c'est plus sûr. Il passe la tête

par la fenêtre, le lorgnon sur le

nez : "Pas bientôt fini ce bordel ?" Monsieur le bijoutier, vous manquez de logique : c'est vers la cage d'escalier qu'il faut gueuler, non pas au-dessus du trottoir. La femme de Chubuque (prononcer à l'espagnole) passe aussi la

tête au-dessus de l'artiste, se met à l'engueuler d'un étage à l'autre. De sa voix ibérique et précipitée elle défend son ivrogne avec acidité, puis les deux têtes se retirent à la façon des automates d'horloge : le repenti a regagné son

second étage, et le joaillier l'atelier. Un dernier vacarme de descente cette fois témoigne que l'intempérant a gagné sa paix au prix d'une bonne liste de courses à faire. Chubuque ressort en traînant un Caddie, toujours planqué

dans un réduit du rez-de-chaussée, à côté des poubelles. Un Caddie déjà plein de cartons d'emballage.

Chubuque pousse son chariot sur le trottoir en terre. C'est difficile, ça regimbe de partout. C'est alors qu'une voiture s'arrête à son niveau : Pedro Gonza, son complice en beuverie : "Tu ne veux pas me charrier ce Caddie de

merde ? Tu l'emportes, tu le vides derrière chez toi, dans le terrain vague, et tu me le rapportes ici." Pour le convaincre, il précise que sous les cartons se trouvent des packs de bière encore intacts : "Je ne peux tout de même pas

entrer comme ça au Supercoto, et rajouter de la marchandise par là-dessus, ils vont me le refaire payer, ils vont me demander de tout rendre, la bière, le chariot..." Pedro Gonza donne son accord.

Il descend, et les voilà tous deux s'escrimant à faire coïncider le Caddie récalcitrant avec le volume du coffre. Pedro repart chez lui, Chubuque se laisse tomber sur le rebord du trottoir. Et le Pedro, à quelques rues de là, se dit

qu'il peut toujours s'en jeter un ou deux au Calafate. L'établissement se trouve en plein recueillement : un gaucho projette à même le mur des vidéos. Ce sont de magnifiques nocturnes surpris en plein envol, de nuit par

projecteurs, de jour par vacarmes de casseroles, jeu absurde ; le conducteur d'une voiture stationne au pied d'un arbre, fait ronfler le moteur, klaxonne, frappe sur une marmite en aluminium, l'oiseau s'envole, le chaufffeur exulte

comme un con.

profiter d'un tel spectacle est un comble d'ironie. Le projectionniste range son matériel, et c'est un grand jeune homme, dégingandé comme le Septimus de Virginia Woolf, qui veut attirer son attention : "Regardez ! le sol se

soulève !" - en effet : le plancher se craquelle, et par-dessous, c'est une espèce de pavé qui pousse, un champignon de pierre, tout noir, basaltique : "Regarde, cinéaste de merde ! tu vas mourir sur la route ! ceci en est le signe !

tu vas mourir sur la route !" Ce sera son châtiment, pour ses sacrilèges : on n'éveille pas impunément la Déesse de la nuit.

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De quoi en vérité l'entraîner sans trop de protestations à l'intérieur du bâtiment, grande, rose et bien en chair, pour l'embrasser sur la bouche; même, je conduis ses doigts. Je dois vous faire part d'une étrange aventure. Parfois en pleins champs, les ploucs et les Parisiens organisent une grande "frairie" ou fête de village. En plein Poitou, l'on dispose un parking, sur l'herbe, où des locaux vous

guident ingénieusement, vers telle ou telle place libre. Ce jour-là, sans savoir ce que l'on fête, je suis l'un d'eux. Par petits gestes des mains je fais reculer tel ou tel, sur l'herbe coupée, sur l'andain disait-on. Mais celui-ci, souillé

des pneus, ne pourra se récolter. La troisième voiture est conduite par un jeune chasseur, très aimable. Mais, travail oblige, nous ne ferons pas plus ample connaissance. D'autres fonctions m'appellent à Toulouse, à plusieurs

heures de route. C'est un pari que je me suis fait, une sorte de voeu, absurde et dangereux : faire le tour de la ville, à pied, par la rocade. C'est de quoi se faire tuer, surtout dans cette brume particulièrement tenace. Nous

commencerons par le flanc ouest : la Cépière, la Faourette. Le côté est (Croix-Daurade, Aucamville...) - sera pour une autre fois; et même, soyons fous, je pousserai jusqu'à Montastruc-la-Conseillère : rien de plus beau que l'église de Montastruc-la-Conseillère. Et pourquoi pas plonger plein sud, vers St-Girons. Après tout, les nationales ne sont pas si dangereuses.

A cette heure-ci, je peux même emprunter les pistes cyclables. La brume se lève. Des formes humaines marchent à ma rencontre : un jeune père, une jeune mère et l'enfant, qui vont d'oùm je viens, expulsés, sur la route, ou la

piste cyclable, c'est tout un. Ce sont eux, les monuments remarquables. Ils ne figurent sur aucun dépliant touristique. Et peut-être pourrais-je fouiller le fond de mes poches, y retrouver un vieux chéquier blotti là, et nous payer à tous les quatre une chambre de location, à St-Girons, Cintegabelle. Et puis je descendrais seul, en secret, de nuit, au rez-de-chaussée. Elle

ne dirait pas non, nous resterions discret, car l'enfant a le sommeil léger.

Puis je rejoindrais la chambre, minuscule, sous le toit, prenant le jour par une tabatière coulissante, un vélum de plastique. Et dans cette femme fugitive, s'inscriraient les traits d'Arielle, laissée si loin vers le nord

(Mamers,Sarthe) ou de Véra, coincée dans une location perdue de Lozère : tout un rassemblement d'errances humaines, de petites habitudes, d'abonnements aux douches municipales. L'enfant serait une fille, Lucinda, qui

tenterait avec application de lire toutes mes notes, dans un petit carnet rouge de voyage qui ne me quitterait pas, où je note mes trajets, les citations de mes lectures, et je me réjouirais de ses efforts : "Bientôt, tu sauras lire

couramment !" Nous serions heureux dans ce lieu indécis, parce que tous nous changerions de visages, progressivement, sans cesse, comme autant de nuages...

C'était un musicien, presque aveugle, au regard tordu. Il s'habillait avec soin, sous sa barbe volontaire. Il avait emménagé dans ce logement de la rue de Pessac, avec un ami, en tout bien tout honneur. "Comment vous

rejoindre ?" Un troisième homme les recherchait... Mon musicien vivait avec la belle et conne Charlotte : c'est surtout elle que j'avais envie de rejoindre. Mais il faut soigneusement cacher cela ! Donc me voici, sur indications

de ce troisième homme, fourré dans une voiture en stationnement, au sommet d'une colline en pleine ville, en bordure d'un immense carrefour : directions "Jaurès", "Péguy", que sais-je... et démerdez-vous !

Le démarreur émet des bruits d'agonie, l'échappement de grosses fumées, une pétarade, et le véhicule s'ébranle. Vétuste, mais miraculeusement pourvu d'un système GPS qui me mène sur des rails jusqu'à destination. C'est une

ville vaste et sauvage, tout m'y est inconnu. Tant on a construit, tant on a détruit : dans notre jeunesse il n'était pas question de

cette profonde trouée, progressivement élargie entre les immeubles. Tout est méconnaissable. Pourtant c'est bien Bordeaux, où je me suis malgré moi incrusté comme une huître. Et l'adresse, dont "le troisième homme" et moi

nous souvenions, n'est plus la bonne de puis longtemps : l'employé d'une agence immobilière où je me renseigne en désespoir de cause me reçoit les bras croisés avec aplomb :

"Comment ?" me déclare cet individu, exact sosie d'Alain Delon : "Vous ne saviez donc pas que c'est moi, et non pas un autre, qui lui ai vendu le domicile où il réside actuellement ?" - ma foi nom, comment l'aurais-je

appris ? mais c'est qu'il se foutrait de moi, ce suffisant ! ...gonflé comme un crapaud qui fume ! Et bien installé : son bureau, garni de baies vitrées sur quatre côtés, domine tout le quartier de cette ville devenue décidément bien

montueuse, et tout en me parlant, il fait négligemment tourner du bout des doigts un vaste globe à l'ancienne digne du

Dictateur

de Chaplin. Il est ma foi impossible que Bordeaux, bien plate, soit devenue à ce point accidentée,

au point que les rues ne font que monter et redescendre.

La seule explication serait que par la trouée d'immeubles de tout à l'heure je sois parvenu, par "une faille dans l'espace-temps" selon la formule consacrée, dans une ville telle que Liège, ou Bruxelles, "peu propice au flâneur"

disait déjà Charles Baudelaire...

Après tout je me fous bien de ce musicien, de sa femme et de son colocataire : toute cette engeance doit bien avoir vieilli autant que moi. Qu'importe aussi la ville où je me retrouve. A présent je m'y sens à mon aise. J'y ai

retrouvé sans peine le studio d'où tous les vendredis je suis autorisé à émettre une émission radiophonique. Alors, comme c'est aujourd'hui vendredi, que tout est soigneusement préparé, là, dans ma petite mallette, je fais mon

émission, tout seul, comme d'habitude. Redescendu de mon studio, je tombe sur une admiratrice inconnue - quel beau métier ! - qui me félicite, non seulement pour cette émission, mais pour celles qui l'ont précédée !

Il se mouvait en rêve dans une grande villa, très claire et sans mouches, en Afrique du Nord : la combinaison des sons instrumentaux reproduisait, en syllabes allongées, le mot

glacés par l'ouverture de ma chemise pour les réchauffer sur mes côtes elles-mêmes couvertes de gras. Second baiser, exaltation montante,

cela faisait longtemps que je n'avais pas vu un homme -

apparemment, les deux

assistantes qui ouvrent soudain la porte sur nous deux non plus, car elles nous fusillent du regard... et ma grosse conquête les suis illico dans le couloir, me laissant là comme un navet sur une table. J'ai tout de même l'immense

compensation auditive de l'entendre commenter à voix forte ma capacité de séduction, comme pour justifier sa chaleur subite à l'endroit de ma personne.

C'est bien s'exciter pour une simple pelle ; je referme ma braguette prématurément ouverte... Rabattons-nous sur une femme connue de longue date, une amie de ma femme, avec laquelle je n'aie jamais songé à la tromper,

car tout arrive. Sortie de ville et campagne profonde, village d'enfance : j'avais six ans, Dieu sait jusqu'où m'entraîneront tant de prestigieuses non-aventures.

Buzancy.

Je peux bien en dire le nom. Même là, notre époque a

frappé : étrange, tout de même, de voir s'inviter chez soi, lorsqu'on a six ans d'âge, l'amie personnelle de sa future épouse. En ce temps-là, l'oeil noyé d'entropine, j'introduisais dans de petites maisons en carton, soigneusement

confectionnées par moi, des mouches, qui agonisaient sous mes yeux, empoisonnées par les parois.

Que venait faire ici cette visiteuse du futur ? Ce jour-là, j'avais renoncé aux mouches, mais devant moi la table présentait un "tapis de souris" ; et dans l'épaisseur de cette espèce de mousse lisse, des fentes parallèles

permettaient le déplacement de curseurs métalliques, comme sur une table de mixage. Cela produisait une musique envoûtante. Quel bonheur pour un enfant de se croire, d'emblée, compositeur de talent. Le petit Christophe

savait qu'un jour, il serait Beethoven ; il serait bien puni plus tard de cette innocente vanité, quand il soufflerait (maximum de son talent) dans un pipeau de plastique

troupieaux, troupieaux...

Pour l'instant, l'enfant enchanté

s'écoutait produire des ondes Martenot, phrase courte et mécanique mélodieusement répétée.

magique d'AL-GE-RIE. Autour du jeune Christophe la famille, et les amis, s'étaient réunis, respectueux, dans la musique et la lumière. Mais assez vite, le tapis de souris s'assécha. La force magnétique du liquide perdit son

efficacité. Les curseurs et leurs longues fentes s'effacèrent, et l'enfant se retrouva seul, devant un tapis de mousse sèche, inutile.

Mon père avait quitté la pièce. Je savais qu'il s'occupait d'enfants comme Jean-Christophe et moi. Il suffisait de cinq élèves de quinze ans, insolents tous les cinq, pour transformer le cours en véritable enfer. Mon père

l'instituteur s'y connaissait : il savait prendre les choses avec diplomatie, laissait la fille Brebsi défiler ses sottises, et prenait avec humour ses réflexions humiliante. Il s'en montrait, même, amusé. S'il eût été précepteur, au XVIe siècle, d'une noble et conne pucelle, il se fût retrouvé tout en pourpoint et fraise précipité dans les douves boueuses d'un château.

Il aurait eu pied, mais tout son habit de précepteur se fût irrémédiablement gâté. Alors il appelait à l'aide, mon père, au comble de l'humiliation, et bien mal récompensé de sa patience. Les petits nobles, se risquant sur la berge raide... lui tendirent des mains, des bras, des branches et des chapeaux. Ils le tirèrent de là non sans mal, obtinrent le remplacement des habits souillés, se montrèrent ensuite avec lui d'une parfaite déférence, sans que mon père

eût jamais su s'ils s'étaient repentis d'eux-mêmes ou si leurs parents les avaient préalablement bien morigénés...

Les temps avaient apparemment bien changés. La Révolution française était passée par là. Il suffisait à présent de tenir une classe de rejetons nuls, agitée, fatigante. Le cours pouvait avoir fait son effet, mais quel est "l'effet"

d'un cours ? Peut-il se mesurer ? Quelle note aurait eue Socrate ? Avant ou après enculage ? Si c'est votre propre père qui vous inspecte, quelle note vous accorde-t-il ? Si votre père est plus jeune, plus entreprenant, plus dynamique, alors que vous ramez dans vos habits trop larges d'éternel débutant, comment réagirez-vous ? "C'est bien", lui dites-vous. C'est vous-même, l'inspecté, qui attribuez une note, une appréciation, à l'examen de votre

père.

Mais cela signifie, en réalité, "assez ; n'insiste plus ; suffit" - les inspections précédentes se sont prolongées au-delà du supportable : "nul ne peut contenter tout le monde et son père". Et puis, se fait-on encore inspecter à

quelques mois de la retraite !

ravalement... Ravalant justement son indignation, l'enseignant, avec son très vieux père se dirigèrent par un couloir vers une cantine, l'éternelle cantine qui ne connaît que quatre goûts : salé, sucré, amer, et fade ; chaud, froid,

tiède, ce qui fait douze nuances. Et les serveuses, celles qui balancent leurs louches dans les assiettes de plastique, manquent de la plus élémentaire amabilité - elles se font tellement chier...

L'inspecté rentre chez lui, le cauchemar est terminé. C'est une villa d'Algérie, du moins à la mode algérienne, claire sous le haut plafond. Ambiance bruyante, vu la circulation extérieure, et le peu de meubles encore installés :

une résonance de pièce vide. Personne. L'épouse et la fille sont encore en courses. Elles ne sauraient tarder, quoiqu'elles ne connaissent pas très bien encore cette ville nouvelle. En attendant, il fait défiler des photos sur un écran : voici Te-Anaa, magnifique Maorie, amante et amie de toujours, souriante, épanouie. Pourvu que sa femme ne s'en aperçoive pas ! Il ne peut se résoudre à l'effacer, non plus qu'à jeter la cassette entière…

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Un ange le transporta au sommet d'une montagne, et il n'eut pas de crainte, car un encadrement de vitre le séparait du vide. Quant à lui, il se trouvait à l'intérieur d'une excavation maçonnée, bien à l'abri, bien que la fenêtre fût ouverte sur l'abîme. Aucun vent, il se penche : c'est une forte pente, juste au-dessous du rebord, un ravin de prairies pelées striées de roches descendantes. Parmi ces formes vert et brun se déplacent des brumes capricieuses, esprits effilochés, dans l'attente d'une traîtrise, orage ou brouillard. Et dans son dos l'homme transporté entend une voix qui le convainc de planer au-dessus des abîmes, sans danger, muni de tous les pouvoirs qu'il faut ; l'homme recule, renâcle, refuse. Il secoue les épaules.

 

52 01 12

Vite vers la plaine, et les villes civilisées. Par exemple et contraste absolu, Paris. Métropole des manifestations, petit baril corseté près d'exploser. Toujours. Cette fois-ci tout le monde crie, les flics tapent ou voudraient taper, les ordres sont peu nets. Le grand tatou de la police est que tous les manifestants, selon leurs étiquettes, se sont séparés par de lourdes barrières métalliques. Les services d'ordre les transportent, syndicats, municipalités, simples associations, de plus en plus floues. Sur le trottoir, même confusion faussement surorganisée. Qui pourrait avoir l'idée de distinguer manifestants et spectateurs, sympathisants et militants ? A gauche de Jojdh le Fier-Cloporte, une délégation porte à bout de bras le fac-simile au vingtième d'un portail orné d'un écusson : celui de l'Ecole Normale. On dit à présent « un logo » : deux silhouettes drapées adossées aux montants d'une fenêtre ouverte. Eux aussi manifestent. Ou bien ce sont des promeneurs. C'est ce qu'ils prétendent. Seraient-ils lâches ? Provocateurs ? c'était la seule instance en laquelle on eût pour croire, et si quelqu'un leur demande leurs revendications, ce sera de pouvoir se promener impunément ? Ô déception, ô mauvaise foi. Boulogne n'est -il pas désert aujourd'hui ? De part et d'autre de cette grille en carton-pâte, la foule est aussi dense…

Soudain les Normaliens accélèrent sur leur trottoir, doublent les manifestants et descendent sur la chaussée, prenant la tête du cortège face à l'Ordre : bien joué ! Jojdh marche au premier rang ! À côté de lui un petit étudiant compte ses pas à haute voix, s'arrête, reprend à zéro puis repart. Un tic. Une manie, un vœu ; à ce rythme il se fait distancer : peut-être ce qu'il souhaitait. Jojdh est envahi par l'idée inverse : devancer la manifestation. Pour cela, profiter sans honte d'une autre manifestation, destinée à rejoindre la première, à tel carrefour, comme une rivière dans un fleuve (like a river into another one). Ce sont les employés du zoo de Vincennes, qui mènent en laisse en tête d'un autre cortège une tigresse passablement droguée, dont Jojdh s'empare.

Le voilà seul, menant sa panthera tigris, aussi douce qu'un agneau, non sans fierté. Des flâneurs le rejoignent, à distance prudente. Les immeubles, jusqu'ici de six à huit étages à l'ancienne, sombres, sinistres, s'abaissent progressivement. Il semble que l'on passe au quartier pavillonnaire : étrange, en plein Paris. La chose existe, assurément, mais protégée, munie de barrières et de laisser-passer. Rien de tel, mais un ciel dégagé, une petite brise qui éveille la bête, encore d'humeur confiante ; elle tire sur sa laisse, docile et sympathique, mais le canular montre ses limites. Jojdh et les badauds se retournent : personne pour les suivre, même de loin, et les policiers n'ont pas le temps de surveiller les casseurs, plus un tigre.

Derrière les Courtisans du Tigre le sol peu à peu se dégrade : le terre-plein central se délite, sa plate-bande d'herbe semble se diluer dans l'eau, comme si la Seine remontait des profondeurs pour dissoudre les travaux des hommes. Le groupe alors se répartit sur les bas-côtés, mais c'est le tigre qui s'échappe, fuyant comme un chat le sol humidifié, dont le revêtement se fond peu à peu. Les voici tous coupés du monde, du tigre et de la manifestation dont les premier rangs, apparus dans le lointain, se font tabasser par la police. Nous avons marché des heures. Le sol s'est asséché, consolidé de grosses pierres anciennes, et c'est un quai qui nous supportent, une Seine trop vaste ou plutôt la Gironde, à quoi tout revient désormais. Tout revient au même. La scène est vaste ouverte ; le régisseur Edouard Fraisse est là, tenant avec d'autres une banderole au vent, longue, bariolée, où figurent les spectacles à venir, mais rien sur mon théâtre,ajoute Fraisse (« Au Pavé », 36 rue Pavée).

Les quais sont déserts. C'est un beau matin d'été. Nous aidons à bien tendre et maintenir la banderole, afin que chacun puisse voir et lire. Mais un long bandeau de tissu s'avère moins docile qu'un tigre endormi. Tout s'entortille et s'effondre, malgré mes indications par gestes et par cris, nul ne peut la retendre sur ces tréteaux par exemple, abandonnés là par le « Marché des Quais » de la veille. Laissons tomber ces incapables et ces supports instables. Advienne que pourra : marcher encore, trouver de quoi manger. Voilà. C'est ici que le festin doit se dérouler. Tous ces gens mangeront et chieront : il faut des toilettes impeccables, mission accomplie, et même à vêpres. A un détail près : pas de papier.

Heureusement, nous avons tous le réflexe de vérifier s'il y en a ; malheur et honte à qui s'en serait avisé trop tard. Les cabines voisines bruissent de présences : on s'y agite, on y parle à voix basse, sur un rythme plus ou moins précipité. Pour moi, c'est trop tard : j'ai laissé s'activer mes sphincters, et ne trouve pour tout secours dans mes poches qu'un petit morceau de papier soie. Le couper en deux, en quatre, en huit. C'est confettique. Une journée pourtant si bien commencée. Dieu m'accorde cependant la grâce de ne conserver aucune trace ni odeur aux extrémités de mes doigts. Seigneur vous m'avez bien humilié, sans que personne d'autre ne s'en aperçoive. Merci mon Dieu.

52 01 15

Les rêves d'un impuissant ou passif présentent à la fois consolation et amertume : comme seuls instants de la vie où la possibilité d'agir et d'assister à des évènements se libèrent. JOJDH CHERCHE CARLA ( OU CHARLENE) – tel est l'écriteau que je devrais brandir, porter devant moi, tandis que les gens me déchiffreraient le panneau. Les haricots crient et puent. « Pas vu Charlène, ou Charline ? Elle était vendeuse, ici même. Rayon conserves, parfaitement. Ou bien bijouterie. Voyez en face. Où avais-je la tête, un rayon bijouterie dans ce magasin, tss tss. En face, passé le sas, on ne la connaît pas non plus. Jamais eu de présentatrice de ce nom. Jojdh est regardé de haut. Le personnel est grand et brun, les femmes vous dépassent d'une tête et portent des talons. L'une d'elle cependant, après s'être bien assurée que tout le monde s'est détourné, lui montre dans un coin la moitié d'ancienne photo. A sa grande surprise, il y reconnait trois vendeurs , dont il cite aussitôt les noms.Au tour de l'hôtesse d'être surprise , elle dit à mi-voix que Charlène ou Charline figurait sur l'autre moitié, la déchirée. Cela montre que le personnel ment. Jojdh ressort de là tout heureux qu'on ne l'ait pas menotté pour raison de pauvreté : « Quentin ! Que fais-tu là ? - J'admire la vitrine, et toi derrière. Que fais-tu là aussi ? - Je cherche Charlène ? » Quentin répond de laisser tomber. « Peut-être une piste. Suis-moi. » Quentin a fait Verdun, les Magasins, avec Jojdh.

Tous deux connaissent les heures non payées, les journées prolongées indûment, horaires élastiques en temps de chauffe, moqueries sur son teint rouquin. Il n'a rien à faire. Ça tombe bien, j'ai rien à foutre. Pourquoi ne pas t'aider dans tes recherches ? » Mais il faut marcher. Même grimper, Une maison se dresse au sommet d'une pente, une horrible pente où se succèdent les terrains vagues. Surprenant d'ailleurs dans une ville renommée pour sa platitude. Lorsqu'ils y parviennent, trempés de soleil et de sueur, l'accueil est chaleureux, comme si la maitresse de maison leur avait observé la progression en bout de jumelles. La femme a cinquante ans : « Mon mari ne peut vous recevoir. C'est bien lui, sur la photo des bijoutiers, mais il est bourré de neuroleptiques. Oui, c'est bien lui sur la photo. Mais il y a bien longtemps. Il a perdu de son éloquence, On n'entendait que lui. Voyez sur la photo quelle élégance excentrique. Et encore, pour la circonstance, il s'est soigné. » Jojdh préférerait partir.

Quentin, non. Il se sent quelque avantage devant la belle quinquagénaire, et voudrait le pousser. Pas questions de convenances. Jojdh est déjà venu en ces lieux : il en parierait. Pour compléter la conversation, il invoque la rénovation de ce conduit de cheminée, en saillie sur le mur

extérieur, s'élargissant du haut en bas jusqu'au sol. Mais nous ne perdons pas l'espoir de retrouver Carla, dite Charlène.

52 01 15

Poursuivons notre quête, comme une queue autour du chien qui vire ; exécutons un voyage touristique avec notre Arielle, aux jupes flottantes. Nous arriverions dans un village étrangement placé entre hier et to-day. Les touristes y seraient logés au Bois Clair, gîte d'étape où les couchettes, rapprochées comme celles d'Auschwitz et tout aussi étroites, seraient peuplées de visages souriants et frais, dès l'aube. Tout serait propre, eau de Javel, planches et piliers blonds bien rabotés bien lisses. A se frotter les yeux. Les clients s'extirpent dans l'ordre, reposés, se réunissent autour d'une table et mangent de copieux petits-déjeuners. Nous y passerons la nuit qui vient, après avoir exploré les environs : rien. Vivement ce soir : il ne reste plus que deux emplacements libres, et la mixité est de mise. Charlène désormais s'éloigne, Jojdhie Fier-Cloporte le lendemain matin se réveille avec sa trique sur les fesses d'une grosse, en manque, chaleureuse mais habillée comme elle a passé la nuit, et sur les siennes la queue de Caprio, acteur connu-mais qui est-ce ? s'interroge le Jojdh ; qui est-ce ?

- Monsieur, Monsieur, supplie Léonardo di Tchi, aller me chercher à boire et à manger, car ces porcs de la nuit n'ont rien laissé pour moi – pour nous – sur la longue table. Nous prendrions ensemble le café, puisque la grosse dame est partie.  - Je préfère les femmes, dit Jojdh à voix basse. Ich ziehe Frauen vor. » Que ce gringalet geignard et enjôleur aille exercer ailleurs son autorité de faible ; la « grosse dame » était là, juste derrière lui. Elle est écœurée, mortifiée, etc. Et Jojdh n'ira pas « chercher le pain », ni le lait. « Voici ma femme ». Di Caprio tourne le dos sans derrière-pensée, Arielle sort d'une autre pièce, semblablement peuplée de figures de cartes, coincées joyeusement entre deux châlits.

Ici, tout est en bois clair. Tout ce monde est à présent loin derrière.

52 02 13

Jojdh et Arielle se retrouvent sur un petit quai de gare, Charlène a rejoint l'Arlésienne dans ses gazes. Jojdh, Fier-Cloporte, se trouve dans un cercle de brillants universitaires qui cette fois choisissent de parler ensemble. Je ne suis pas au centre de ce cercle, ni en limite de circonférence, mais j'aime bien d'un grognement ou hochement de tête montrer que je suis, qui je suis, un parmi les autres. Et lorsque le train arrive, vapeur en tête ! rien ne me surprend. Même sa forme ronde de vache grosse ne me cause pas le moindre émoi. La grosse dame y prend place Où partez-vous ? - Ligne frontalière » répond-elle, et avant que moi, Jojdh, j'aie pu reprendre la discussion de mes voisins sur Homère ou les moules, voici tout le groupe bien vêtu qui m'entraîne à l'intérieur du wagon sans cesser de papoter, trop tard pour réclamer ma valise archaïque au beau milieu du quai, toute seule et bien risible.

Me voici sans plus rien à lire, tout était là. La compagnie se rend à Borte-Folle, bourgade au bord d'un lac boueux, qui déborde. La poitrine déborde aussi de la grosse universitaire, qui prend cela comme un accès de gaieté dans le discours de Chubre, maître de conférence : « Ici se trouverait l'un des nombreux emplacements sacrés où Jean-Jacques Rousseau rencontra Mme de Warens. » Mais c'est faux. Archi-faux. La balustrade plaquée or qui empêche de fouler l'herbe indique un lieu inexact. Ce fut le long du bâtiment, sous un petit appentis. Un appentis sorcier. Chubre explique mal, d'une voix blanchie par le Lexomil. Chacun patauge consciencieusement dans les prairies honorées par les pas des deux tourtereaux qui jouaient à l'inceste, et qui jouissaient à l'époque d'un terrain sec, car pour nous, la boue monte à mi-mollet. C'est décidé, je quitte ces lieux crottés, me concentre à fond, dans la claire conscience de rêver – miracle ! Ma valise revient entre mes mains, le terrain se dessèche sainement, et me voici dans « une situation la plus agréable du monde », sicut fabulis dicitur, car une jeune femme bonde, mince et distinguée, se presse sur mon cul en se frottant à la petite cuillère, me retourne, me met sa langue en bouche au comble de la reconnaissance et me rappelle qu'une femme peut parfaitement se ruer sur un homme pour en tirer du plaisir.

Je reprends mon souffle et présente mes excuses, comme si j'avais été vulgaire, mais elle me sourit, heureuse. Mon plus grand regret de la vie, à l'instant de mourir, sera de ne presque pas avoir connu les femmes, de ne leur jamais avoir fait suffisamment confiance, non plus qu'à moi, d'avoir si rarement lu le plaisir dans leurs yeux ou sur leurs paupières. Même en moi, tu as peur des femmes. Et pas seulement de toi, mais de toutes. Et le 52 05 10, le voyage se poursuivit comme ceci : j'étais avec ma chère fille et ma chère femme dans un hôtel, cette dernière faisant chambre à part. Avec ma fille, lit séparé, mais ce n'est pas très confortable. Toujours est-il que mon épouse, à travers la porte ouverte, me gratifiait de ses plaintes sur son eau trop chaude (pas de douches en ce temps-là !), des chuintements grésillants de transistor à piles (mélodies à deux balles).

Nous étions en retard. Vous savez que dans les hôtels, il faut avoir déguerpi à 11h ! dans les petits, ceux d'autrefois, ceux qui n'avaient jamais entendu parler de normes européennes, aux temps bénis où l'on pouvait voyager, à 136F (25€ ) la nuit. Où les vieux robinets à pas de vis pouvaient goutter sans provoquer l'inspection générale des installations sanitaires… En Bavière, c'étaient déjà des prix effarants, à tant non pas la chambre mais à tant le touriste, alors qu'il est sans exemple qu'un couple coûte plus de dépense qu'une personne seule au requin d'hôtelier. Mais les Bavarois sont des gens riches. Et nous étions, en famille, à Munich cette fois. Ma fille et ma femme étaient la même personne, oscillant de l'une à l'autre, ce qui n'étonnera que les ignares, vous savez, ces analphabètes qui vont beuglant que les rêves, c'est que des conneries. Le train s'arrête à Munich et ne repart plus. Nous n'avons plus un centime, l'auberge où nous sommes descendus nous fait crédit, tout le personnel parle un français impeccable. C'est l'heure du cinéma, l'employé me demande si je la préfère à l'ancienne, sur écran devant moi, ou bien, juste dans mon dos, sur écran vidéo : je n'aurais qu'à tourner mon siège. Devant ou derrière moi, de toute façon, trois rangées de grosses têtes me bouchent un bon tiers de la vue. Que faire ? Ce que l'on fait en cas d'incertitude : on se rend en grande pompe aux Toilettes.

Les chats indécis se passent la patte sur l'oreille ; certains humains vont aux chiottes pour s'éclaircir les idées. Adoncque, voici les toilettes du grand hôtel de Munich : inutile de la cacher, elles sont honteusement insatisfaisantes. Leur étroitesse n'a d'égal que leur frusterie : juste un trou à la turque, avec les fameuses semelles en ciment contre le dérapage. Très sec en tout cas, très propre. Ni dégoulinade ni suintement. Et quand j'en ressors, je me dirige vers l'une ou l'autre des aires de projection, j'entends d'images. Mais j'emporte avec moi un chef-d'œuvre de technique (« technologie » pour les pédants) : un clavier, un écran personnel. Cela me permettra de rédiger « sur la bête » ma propre critique cinématographique.

D'autres spectateurs, je devrais dire semi-spectateurs, procèdent comme moi : ils ont les yeux fixés tantôt sur leur nombril (je ne sais ce qu'ils dactylographient) tantôt sur la séance publique, offerte par le Gasthaus. Pourquoi ne pas adopter le sans-gêne si largement répandu. Mais en voici pourtant une forte limite : une forte femme, retardataire, s'assoit à trois places de moi, écrasant de ses cartilages une mince jeune fille qui se met à protester : elle peut le faire, tout le monde s'étant enfoncé dans les deux oreilles ses écouteurs. Je bourre donc les miens bien à fond dans le conduit auditif. Ils correspondent, ceux-là, au film qui défile sous mes yeux. La séquence en cours propose un père de famille qui déclare comme ça, tout de go, son intention d'emmener son fils au cinéma porno : « Je repasserai le prendre à la fin de la séance », à condition peut-être pensai-je à part moi de ne pas le tenir par la main.

Je ne dois pas avoir débrouillé toutes les connections de mon bras de fauteuil, car mon voisin se met à l'interpeller, de sa place à l'écran, ce qui ne surprendra pas les fanas de La rose du Caire : « Tu es sûr » (accent italien prononcé, tou es sour) « de ne pas le faire toi-même, le film, col tuo propio figlio  - avec ton propre fils ? » - l'indignation l'emporte, la langue italienne refait surface. Alors, sans me gêner non plus, je le traite de tous les noms, dans les trois langues. Finalement nous aurons tous assez d'argent pour revenir de Munich. De même les Bloy : Danemark- Cologne-Paris. Gauguin mari de Mette. Céline. Étranges cousinages. Éternelles bougeottes. Il faut rouler.

Sans cesse sauter d'un véhicule à l'autre. Ce que nous cherchons, ce que nous fuyons. Trois voitures vers le Bassin, celui d'Arcachon. Java est dans la première, mais ne conduit pas. Je conduis la deuxième, et derrière moi, vite distancée, Arielle. Pour ma part je suis, tant bien que mal, recru de la fatigue du voyage. Parfois le véhicule s'écarte, je l'encourage à haute voix, peine perdue : je suis perdu ; il ne fallait pas prendre cette allée de sable battu sous les pins, encore, encore, enfonçons-nous ; perdu pour perdu. Je me souviens très bien de cette grande maison, transportée sur des vérins, ou reconstruite en un éclair comme celle du marquis de Charnacé. Le chemin s'arrête là, en éventail semé d'aiguilles de pin, parmi les fougères humides.

L'océan est à deux pas, je l'entends respirer. Juliette, c'est Juliette, amie abandonnée par nos deux vies, avec deux ou trois de ses fils ou filles, elle en avait sept, qui viennent, qui reviennent, repartent, laissant des livres, du linge ou des jeux de société. Mais je suis accueilli comme de la veille, malgré ma nudité des membres inférieurs, jusqu'à la taille – quelle importance après tant d'années, nous nous retrouvons avec effusion, les enfants ont grandi, je me couvrirai, ma chemisette bâille au vent. Quelqu'un finit par me fourrer sur la bite une sorte de pagne nouée, façon christique. Nous nous serrons l'un contre l'autre dans la joie de nos retrouvailles. J'étais son fils aîné, qui venait de temps en temps, à l'improviste, toujours bien accueilli, pour se plaindre lucidement de toutes les avanies de sa vie.

Le nombre de gens qui ont recueilli ces confidences, même sincères, est considérable. Quel charme possédais-je, quel moyen de pouvoir, que j'aurais négligé ? Car je parlais des autres en parlant de moi, et n'étais peut-être pas si insupportable, du moins la première heure. Juliette me prépare un repas, il n'est pourtant que onze heures trente. Les femmes préparent souvent des repas, tous succulents. J'avise alors, sur un banc de bois uni à sa table, un jeune homme que j'avais feint de ne pas remarquer. Il est en train de lire, sans même s'être interrompu à l'arrivée de mon importante personne : tous les hommes sont souverains, moi compris. Si je m'installe auprès de lui, sur le banc d'en face, il ne bouge pas.

Les fils aînés sont souvent jaloux de l'amant de leur mère, mais elle et moi n'avons jamais couché, que je sache. Elle m'a refusé, je l'ai refusée plus tard, façon ping-pong. Je déplie sous mon nez une carte touristique : où est ce fameux moignon de phare que je ne pouvais manquer d'apercevoir sur cette côté à dunes ? « Le Cap-Ferret », c'est bien cela ? Comment fait-il pour éclairer, ce ras-du-sol ? Une fille est tombée de sa rambarde et en est morte, à douze ans, voici douze ans. Le petit en-cas inhumainement avalé, nous revenons en bus sur nos pas. Où est la voiture, abandonnée sur un bas-côté ? S'est-elle déplacée seule ? Tout va si vite, il y a tant de véhicules de promeneurs sur les tapis d'aiguilles de pins !

Qu'ai-je fait ! Juliette me parlait de ses petits-enfants, Irina, Océane, Hermengarde… des filles, sans compter le petit Orénoque. Elle s'embrouillait un peu. Elle aussi flirtait avec la soixantaine, elle avait réuni 6 (soixante!) amis ! Comment faisait-elle pour connaître autant de Monde ? Chacun y va de son prénom baroque, au vu de la raréfaction des noms de famille… Tiens, Mon Véhicule ! C'est le moment de ranger l'étui d'appareil photo, en plastique, royalement offert par Juliette. Tant de fois j'ai reçu l'hospitalité chez elle ! Je rejoins les autres, d'autres gens, d'autres amitiés de rencontre, qui ne la valent pas. M ais la vie sépare / Ceux qui s'aiment / Tout doucement / Sans faire de bruit…

Les feuilles mortes – Prévert – Kosma

52 02 15

Je chie. Tout pourrait s’arrêter là, tout devrait. Les bienséances s’y opposent. Le respect de la condition humaine. L’immortalité détruirait jusqu’à l’idée de faire. Que trouverions-nous d’autre pour « faire ». Et voici que le ritirato, le retrait, le « petit-coin », s’agrandit aux dimensions d’un grenier. Tout en longueur, avec un grand rang d’étagères, couvertes de bouquins, c’est-à-dire de vieux livres. Nous avions vu cela dans l’Aude, à Villelongue, expérience extraordinaire. Et comme il arrive dans les longues pièces, un intrus s’introduit par le petit côté, qui me regarde en face. Bon, je me torche : par devant, ce qu’il ne faut jamais faire, et jaune, ce qui se produit rarement. D’odeur, point.

Sans me soulever du siège, par pudeur. Sans pudeur le chieur exhibe son jaune de bonne santé. Le jus de soleil s’étale sur les avant-bras et le carpe entier. Les doigts aussi, c’est-à-dire le métacarpe. Et l’intrus de s’indigner : quoi ! sans s’interrompre ! sans suspendre mon geste ! tant d’impudence ! « Mais ce serait plutôt à vous, Monsieur, d’éprouver de la honte, à forcer ainsi mon intimité la plus sale ! Regardez cette bouteille de plastique, celle que je tiens dans l’autre main ; oui, avec un embout-pression, de ces ouvertures qui ferment, de ces fermetures qui ouvrent, selon l’ingéniosité des concepteurs, ah ! les concepteurs… De là où vous êtes, et sans vous avancer davantage, pouvez-vous lire gravés dans le plastique une devise signée « Muster, Jeune Garçon », où ce dernier proclame il faut jeter sans rémission tout ce qui manque absolument d’intérêt artistique ? C’est écrit trop petit, trop serré, la merde vous incommode ?

Il importe au premier degré de se décider vite : jeter l’excrément du moins l’essuyer, s’en débarrasser de quelque façon que ce soit, ou de la main et du doigt l’introduire dans ce vase infect afin de transmuter sa valeur agricole et fumière en valeur esthétique - ou jeter le flacon ?

J’hésite.

 

 

52 03 25

Les trains se croisent en tous sens, interversion des points cardinaux, des icebergs descendent sur le Nil, de l’un à l’autre saute un affreux géant, foulant aux pieds les hiéroglyphes glacés. Arielle le suit, de la même façon, tenant à son oreille un de ces téléphones à sa taille que l’on obtient pour rien, en monnaie de géants. Le géant qui court en tête se sait trompé par cet échange de voix, celle de la géante, celle d’un fameux peintre nomméJean T. : vingt-cinq minutes, déjà commencées avant la cavalcade – elle est joyeuse et saute au jugé, tandis que le géant examine soigneusement la compacité des icebergs avant d’y poser le pied.

Masses jaunâtres friables sous le soleil du 15e parallèle.

 

52 03 28

Les images se rétrécissent, réduction des perspectives. Rue Amarat l’école française propose une salle à son personnel à l’abri des murs blancs. Nous exportons nos Salles des Profs. Nos administrations. D’un bout du monde à l’autre. Souviens-toi des bourgades gasconnes. Corinne m’a remis ma valise. Retour de voyage. Nous avions avec nous tous nos je ne sais quoi. Nous avions laissé sur nos traces nos déboires de civilisés, nos velléités de grandeurs à transmettre au monde entier : nos corps d’un côté, nos écrits de l’autre. « Il manque un élément » dit Corinne, restée dans la frileuse Europe : « ...en D. L. ? » - nous ne saisissons pas ce qu’elle nous demande, la langue informatique est plus indéchiffrable qu’un dialecte du Nil. Pourquoi Corinne se met-elle à pleurer ? Pourquoi prend-elle à témoins ses collègues ? Ces scènes occidentales sont pourtant prévisibles : depuis le temps, je devrais savoir ce que sont des « éléments D.L. », ma parole je le fais exprès, « je suis fatiguée » dit-elle, ani aïéva, telle collègue désignée par elle doit monter et redescendre huit chaises à et de sa salle de classe, « Et remetez-les bien à leur place ! » , à chaque demi-journée de cours.

Nous manquons de chaises.

 

 

 

 

52 03 28

Fin du deuxième cauchemar de la nuit. Salle des profs d'Andernos. Corinne dit qu'elle m'a rendu une valise contenant je ne sais quoi. Je lui ai fourni des éléments pour éditer quelque chose sur l'ordinateur, mais il manque un élément. “Est-ce que c'est en D.L. ou pas ?” Je lui réponds que cela ne veut rien dire pour moi. Elle pleure en prenant les autres à témoins : je devrais savoir depuis le temps certains éléments évidents d'informatique. Elle est très fatiguée, une de ses collègues doit sans cesse monter et redescendre 8 chaises de sa salle de classe après chaque demi-journée de cours.

 

 

52 05 31

 

Signora Iolanda Cristina GIGLIOTTI, dites-moi – cinquante ans – visage marqué magique – la fin toute proche – accent macaroni moqué - « Arrêtez. Mes projets sont abondants. Je ne baisse pas la tête. Posez d'autres questions. - Quels sont vos rapports avec les plantes ? les fleurs, les arbres ? » (tout laisser ainsi en plan, à la disposition fébrile des survivants) – J'ai beaucoup de projets. Ma forme est excellente. Voyez mon fils, il le confirmera. Il s'appelle le Cordouan, comme le phare. » Voyons ce fils ! Il habite une sorte de ruine, genre « loft aménagé », peut-être un ancien phare mais de terre ferme, et je lui brûle la politesse, montant le premier. Il me suit. C'est un jeu. L'escalier en colimaçon monte de meurtrière en meurtrière, de plus en plus large, où passer la tête. J'ai devancé le Cordouan, peut-être m'a-t-il dit « Après vous », mais il me poursuit, tente de m'atteindre à coups de grands mollards qui ne m'atteignent pas mais retombent en grands parachutes à claires-voies : « Tu ne peux même pas atteindre les pigeons qui nous séparent ! » C'est entre lui et moi, le longs des murailles blanches, un mouvement continu de gros oiseaux à donner le tournis. Les crachats chutent comme des méduses qui se déchirent. Je suis arrivé avant le fils chéri, dans un petite pièce au sommet, très bien aménagée, donnant de partout sur les terres et la mer qu'on aperçoit dans le lointain. Il arrive à son tour, essoufflé, bien que ce soit sa propre demeure. À gauche part un couloir obscur en impasse. « À quoi cela sert-il ? - À rien me répond-il. Nous ne faisons pas l'amour. Mais dans ce cercle étroit loin de la terre et de l'Océan nous accomplissons une succession de frôlements précis et de caresses, inventant à mesure un rite éphémère. Nul n'en saura jamais rien. Nous promettons de nous écrire, pressentant que jamais plus nous ne serons ensemble. Ne serait-ce qu'à son air désabusé.

C'est un grand jeune homme blond pâle, adresse : « Sous le château d'eau ». Le courrier se dépose en bas, dans une archère aménagée. Nous sommes redescendus de là, moi second regardant son dos, pour ne plus jamais rien contempler d’autre : aussitôt, je prenais un autocar à destination de Vaux-sur-Seine, puis Conflans. Ces petites villes dans l’éloignement ne sont plus rien, contaminées par une impitoyable injection de présent. Le véhicule collectif où j’ai pris place brinquebale et se perdra peut-être, dans son imprévisible itinéraire des années 50, sur le plateau, d’où je pourrais rejoindre un moyen de transport plus direct. Le paysage aligne ses pavillons. Face à moi deux métis tahitiens s’entretiennent d’un match de je ne sais quel sport ; de quelle ethnie tirent-ils des mentons si pointus ?

Mes ignorances me perdent dans un flou sommeillant. Et de façon inévitable et prévisible, ce jeune homme que j‘avais quitté reparaît quelques rangs de fauteuils plus loin. Lui aussi a emprunté le même moyen de transport. Nous nous reconnaissons de loin, nous descendons à la même station, il s’appelle Lacoubre, « comme le cap », nous escaladons un nouvel escarpement, creusé de marches couvertes de lierre, qui s’enfoncent sous le roc en spirale, ressortent plus haut, repercent la paroi, et se terminent en cul-de-sac escarpé. Seconde descente, seconde vue de dos sur le torse et les fesses de mon compagnon, second abandon voulu par le destin Tintin. Je ne sais ce qu’il est devenu : la foule donne, la foule reprend.

Retour à la maison. ¡ Vuelta a casa ! Il est plus de vingt heures ! Quelle est l’épouse qui ne ferait pas la gueule ? Est-ce qu’il ne faudra pas que je couche à l’hôtel ? De quoi sommes-nous punis ?

Je transcris.

 

53 04 29

Mes pas sont infatigables. Dans mes sommeils mêmes je dois parcourir sans trêves routes, tunnels et souterrains. Je chemine souterrainement, longtemps : ver de terre, hérisson, piéton de la glaise. Toujours ou souvent me précèdent des hommes, une femme ou deux femmes, ici, cette nuit, Arielle et son amie si anonyme. Nous descendons d’innombrables générations néolithiques. Et remontant de ces vieux puits horizontaux à contre-route, une femme âgée que précède sa petite-fille. Ce sont les héritières et propriétaires de ce dédale souterrain. «Admirez » - la vieille dame se rengorge, tandis que la fillette a détaché du mur une poupée suspendue « la splendeur de cette créature humaine, touchez sa chevelure abondante et authentique, estimez sa valeur, et payez pour emporter le tout ». Mais les autres m’ont distancé ! Si les deux tentatrices connaissent leur labyrinthe, il n’en est pas de même pour moi, laissé seul, égaré, cherchant en vain le chemin du retour. Les caves se succèdent, montrant dans leurs coins sombres des grilles tendues en hauteurs des étagères de grands crus classés. Je monte des volées d’escalier, sous les parcimonieux éclairages de voûtes, écartant des deux mains d’étranges ferrailles aux aspérités rouillées – devant cette porte plein-cintre en particulier, que je force d’un coup d’épaule.

La pièce reçoit d’en haut les lueurs incertaines de soupiraux d’église : une crypte, c’est une crypte que je hante, rectangulaire, sous un maître-autel au flanc duquel je suis remonté sans attirer la moindre attention. Il règne là en effet une foule affairée en habits du dimanche, qui se disperse posément après l’office ou la cérémonie. Je la suis, personne ne voit ma tenue terreuse ; quel est donc leur mérite ? D’avoir écouté une longue messe, sans autres épreuves qu’une toilette et des habits à revêtir ? Ne suis- je pas plus méritants qu’eux-mêmes, puisque j’ai surmonté les détours et les tentations de l’abîme ? Ils me remarquent enfin. La terre de mon élection, qui me souille les mains, les vêtements et les chaussures, n’attirent que leurs sarcasmes et leur goguenardise : « Je sors du souterrain » leur dis-je, « par le grand portail laissé derrière moi » - je sais bien que je mens - « et il ne tient qu’à moi d’y retourner, mais, mon Dieu, comme c’est dangereux.

Parmi ceux qui m’entourent, je sens bien que certains m’abandonnent, à des mouvements de groupe en périphérie. Mais je ne vois nul Golgotha à proximité. Pas même un jardin Gouggenheim. Peut-être même ceux que je soupçonne de traîtrise doivent-ils aménager le couloir d’où je sors : soit pour le rendre plus praticable, soit pour l’obstruer, en éliminant toute velléité, pour moi d’y retourner, pour d’autres de l’explorer. Le lieu où je me rouve, où j’ai débouché, se nomme « le Fieu » (« le Fils » en charentais, ou chez les Normands) mais les paysage s’apparente au vallon de la Lémance, aux environs de Cuzorn:magnifiques paysages, clocher pointu. Sortant alors de mes poches une carte Michelin, j’essaie de me frayer un chemin vers le nord-est (« ça peut aller quand on est à pied »), mais rien ne semble pouvoir éclaircir un réseau de petites routes qui ne mènent nulle part. L’ironie bonhomme de ceux qui restent affiche la satisfaction aigre de ceux qui vous retiennent prisonnier - « on vous l‘avait bien dit ». Un autre sanctuaire, peut-être ? ...un peu plus loin, dans une autre direction ? Sous les regards sceptiques (« vous ne trouverez pas ailleurs d’église aussi remarquable que la nôtre ») je redescends leur côte, carte en main, d’un tournant à l’autre, prenant garde aux plus gros cailloux.

L’autre partie du village, en contrebas, c’est déjà autre part, d’autres gens ; plus ouverts, plus dynamiques. Une jeune femme m’accoste sans façons, m’invite à visiter son auberge où se tient une exposition informelle et permanente d’artisanat local. Quand je suis entré, un groupe de jeunes gens m’a salué en souriant.

 

 

(53 04 30

Manque un rêve, sur papier libre.)

 

53 05 03

Partout Arielle m’accompagne. C’en est effrayant. Imaginons que pris d’une subite envie de chier je fasse mon entrée dans un certain petit réduit, un soudain brouhaha me fait rebrousser chemin, et que vois-je ? Arielle vient de tomber de tout son long devant la porte de la rue, en robe de chambre. Elle sanglote et prétend chier avant moi. Je l’avais envoyée promener la voici revenue, adieu distance. Et moi de fuir en descendant la pente aux prairies closes de barbelés, où mangent les vaches paisibles. J’entends toujours le peintre Jean disant à tel ou tel ami qu’un troisième homme, mercenaire de son état, s’était vu délester de tous papiers de fausse identité en pleine Afrique noire, puis en avait retrouvé d’autres : « Je m’appelais Binnda », disait-il, et j’étais revenu, sous ce nom, par Blida et Bougie».

Me relevant parmi les vaches et très soucieux, tout compte fait, de la santé d’Arielle, je reviens sur mes pas et me relève en vrai, gorgé de merde à plein rectum. Et pris d’extase je prenais le train pour Marseille, où je suis revenu souvent, où j’ai quelque temps habité, aubas dela gare Saint-Charles. Il y avait en ce temps-là un petit appartement, un bouge ensoleillé, autout duquel vivaient une quantité de vieux Marseillais. Ils parlaient dans l‘accent des films de Pagnol, ils m’apportaient dans mon deux-pièces du pastis de bienvenue, où je trempais mes lèvres pour ne pas les désobliger, car alors déjà je ne buvais plus, ou je m’y efforçais. Ils tournaient partout, commentaient la moindre éraflure de plâtre, me conseillaient avec la plus vive et la plus indiscrète amitié. Tandis qu’ils m’étourdissaient de leurs empressements, je m’inquiétais : comment ma fille et son enfant pourraient-ils venir ici s’installer, tout était si petit, si vétuste !

Le soleil par les fenêtres n’effaçait pas la vétusté, l’éloignement de ma mère et de Bordeaux suffiraient dans un premier temps, j’étais quinquagénaire et profitais enfin de ma liberté (mes éphémères compagnons m’avaient soutiré ces confidences), il me faudrait m’habituer à ces intonations d’un peuple envahissant, dépenaillé, que je commençais même à imiter pour lui plaire. Je les observais bien, surtout au niveau de leurs mains, aucun accroc ou déchirure n’échappait à mes regards méfiants, car je me suis toujours tenu à l’écart de ces citoyens frôleurs, crasseux et misérables. C’est ainsi que m’avaient élevé mes parents, et ceux de mon épouse, malgré leur désaccord, partageaient ces préjugés sans gloire.

53 05 11

Ce grand bureau très clair m’aurait fait envie : tout en verrières, au dernier étage d’un immeuble de Montmartre, tout Paris sous les yeux. Lazarus, Yssev et moi prenons congé d’une magnifique stagiaire brune, très consciente de sa beauté. Elle en joue, elle en use avec une grande distinction, car à ce faîte des honneurs ou des étages où nous sommes parvenus, nous ne risquons pas d’esquisser le moindre geste, le moindre propos déplacés. Les stagiaires par nature ne sont pas destinés à ce qu’on les recroies dans sa vie ; il se peut aussi qu’ils ou elles se soient légalement propulsés plus haut que votre grade, et qu’ils ou elles vous toisent quelque peu. C’est pourquoi ma demande d’adresse postale, formulée en ce dernier jour, m’a été refusée avec décision, quoique sans hauteur : nous sommes toujours dans le cadre admissible du jeu social.

Hélas le Démon Ridicule attaque sans sommation ; aussi bien dans les plus habits du dimanche ne m’a-t-il jamais été possible de passer pour autre chose qu’un chimpanzé bien soigné de sa personne. Ne voilà-t-il pas que je perds d’un seul coup ce vernis de singe civilisé, que le dépit fend ma croûte pseudomondaine ; je lui déclare tout à trac : « Non seulement nous ne nous reverrons plus, comme vous le dites, mais de plus, nous crèverons tous tôt ou tard, vous comprise. Je ne vois donc plus la nécessité de vous adresser la parole à présent,ni de faire attention à votre joli cul. » Autant n’avoir rien dit. Ni elle ni mes deux confrères ne semblent avoir entendu la moindre incartade, ils se papillonnent tous les trois dans le meilleur bon ton de la galanterie, une autre femme se penche vers moi pour soumettre un document de départ à ma contre-signature.

Je ne l’avais jamais observée, jamais appelé par son prénom, non plus que l’autre : celle-ci parce qu’elle m’intimidait, celle-là parce qu’elle m’indifférait. Voyez la sottise. Celle-ci présente sur la joue une légère tache de lie-de-vin. Mais jamais elle ne s’est départie de son amabilité. « Pardonnez-moi » lui dis-je à voix basse « de vous avoir négligée ». Elle reprend ma signature et le papier, retourne à son travail. Dois-je comprendre qu’une femme, pour mon Chimpanzé, ne doit être respectée qu’à proportion de sa disponibilité baisative ?

De qui s’agit-il, dans nos rêves ? Et pourquoi ne pouvons-nous abandonner cette première personne si méprisable aux yeux des bonnes âmes qui se préoccupent d’Amnisty International ? Pourquoi certains réveils sont-ils plus lumineux que d’autres, quand nous ouvrons en grand nos volets sur le soleil levant (« du sommeil au soleil », quelle facilité!) Puis nous refermons la fenêtre (ou pas), et tournés à nouveau vers les profondeurs à peine entamées de notre antre, nous nous apercevons avec effroi que toutes nos lettres, d’affaires conclues ou d’amours passées, que nous avions éparpillées sur notre couvre-lit, sont restées là comme une roue de paon, tandis que nous étions passés des rêveries à l’endormissement. Mon Dieu ! Arielle revient ce matin, dissimulons ces messages, parmi lesquels gît encore quelque part cette enveloppe à poster : relire le courrier des anciennes maîtresses porte à renouer les liens, bien étourdiment ma foi.

Les autres pièces sont restées dans l’ombre, celle en particulier où mourut ma mère l’hiver dernier, chambre à laquelle je n’ai plus touché, tant j’y sentais planer de menace : les morts deviennent plus qu’eux-mêmes, se faisant porte-parole d’un au-delà refusé. Il faut ouvrir cette porte, aérer, démiasmer, apercevoir le temps de l’entrebâillement deux femmes longues et maigres côte à côte,qui ne sont pas ma mère mais lui ressemblent ; surprises de dos à vider les tiroirs de sa garde-robe, elles tournent vers moi leurs yeux insolents et se retirent sans se presser, dérobant au sens propre de magnifiques tenues de soirée. Les regards hostiles et secs qu’elles me lancent me dissuadent de les poursuivre ou de les intercepter.

Tandis qu’elles se dérobent à leur tour un sec coup de klaxon m’arrache vers la trivialité la plus immédiate : non, ce n’est pas Arielle. Cette longue voiture noire qui m’attend sur le sable de la terrasse ne peut être, n’est autre que celle du Président, celui que les opposants ne nomment jamais autrement que le Nabot ou Naboléon. Le temps d’enfiler une tenue décente, et je le rejoins dans sa Limousine personnelle.

 

 

53 05 20

J'ouvre en grand les volets de notre appartement au premier, le soleil éclatant y pénètre. Des lettres sont en vrac, j'attends le retour d'Annie, j'espère qu'elle ne verra pas une lettre à T. que j'ai oublié de poster, et que je ne retrouve plus. Les pièces encore noires sont emplies d'une angoisse folle, ma mère morte y est encore présente de façon menaçante. Ouvrant une pièce, je vois deux grandes femmes sèches hostiles qui lui ressemblent, en brunes, partir en dérobant deux magnifiques robes de soirée, avec une hauteur insolente. Je n'ose les intercepter.

  • Avec Sarkozy dans une voiture à l'arrêt coincée entre deux autres, le côté passager bloqué contre le mur. Il me prend pour confident, les habitants de la ville ont critiqué ses nouvelles enseignes électriques (je les vois ; l'une est : « LU... LU... LU » ; elle est en effet monotone, rouge terni). Une grosse femme en costume arabe passe. J'étouffe dans cette bagnole, je m'ankylose, j'aimerais bien aller me promener. Sarkozy est un maniaque de la bagnole et reste assis là sans s'en rendre compte. Nous attendons ma femme, partie plus loin avec d'autres.

 

 

 

53 06 11

Rien ne m’empêche de monter dans un autobus par Lazarus, qui par son crâne pelé apparent sous lamousse gonflée de ses rares cheveux, ressemble de plus en plus à Nosferatu, mais où est son permis de conduire ? Il s’émerveille de tout, lorgne le paysage urbain,tripote une manette après l’autre avec effets divers de cahots et de rugissements, oui, la ville est magnifique, les rues étroites, il prend cela aux alentours de 50 à l’heure ce qui est énorme : un crétin planqué là derrière l’angle seraitenvoyé au suicide PAF DANS LA GUEULE « interdit aux piétons » je sais pas lire conno, et voilà. Ce que nous attendions tous. Se retrouver bloqué parce qu’un insouciant prend les rues interdites – dans cette cité KOSmopolite un Yougoslave (il en était encore) blond comme un Slovène monte à bord, vire Lazarus de son siège en cul de tracteur et nous dégage en marche arrière.

Et tous ces passagers qui sont descendus, pétrifiés de trouille et gestes attentifs, entre tôle et pierre vermiculée ! Ne reste plus au fond du véhicule, où la faune bêlante étrangère nous a repoussés dans sa fuite, qu’Arielle, Muriel et Jacques. Lazarus s’est calmé. Le Balkanique s’est dévoué pour l’affranchir, il appuie désormais où il faut, les portes cessent d’ouvrir ou fermer leurs soufflets en soufflant comme un asthmatique. Nous arrêtons près de la ferme Lenge, près du pont, ni sur la Garonne ni sur le Rhône. Allez, va pour la « confiture maison ». Il faut bien que les paysans s’amusent, qu’ils se prennent pour des créateurs culturels, locaux. La confiture est bonne, le vendeur qui me l’a tendue précise que c’est un condensateur : « condensateur » de quoi ?

Je réponds « c’est un con dans son frère », l’autre rigole, ce produit local atteint les fonctions du langage et du rire, peut-être sommes nous tous intoxiqués. Ceux qui ne le sont pas encore viennent me demander de mon melon d’Espagne en gelée, je leur en offre à tous du bout de ma cuillère, et même le chien, le petit chien de l’autocar, blotti en gémissant sous un siège pendant toute la manœuvre de dégagement du Slovène, ressort de sa cache et me mendie un peu de ce parfum confituré. Nous le laissons dans la cour de la ferme, où il part truffe au vent vers la cuve de confection : il aime la gelée de melon d’Espagne ! Il avait bien dormi sur ma poitrine, tandis que tous les humains s’offusquaient d’une conduite aussi branque de grand amateur !

Le voici délaissé dans cette cour, par l’odeur alléché, flanqué de grands lion fauves sorti des bâtiment. Les passagers nous ont suivis de loin, essoufflés sous le soleil. Ils finissent au doigt mon pot de confiture suspecte, reprennent sans vergogne leurs places, récupèrent sans honte leurs affaires abandonnées, qui logiquement devraient revenir aux derniers occupants. Les voici à présent qui veulent manger dans cet établisssements. Figurez-vous que mon courage m’a auréolé de quelque autorité : pas question. « Tant qu’il y a des livres, je ne mange pas ». Ils se rengouffrent vers la sortie (ces gens-là ne manquent pas de culot), se commandent un gueuleton de midi, avec du chien, du lion, du saucisson, et de la confiture en gelée. Ah ben moi non, moi non, je reste à lire, les rayons occupent tout l’intérieur, et nous tous qui regardions le paysage, les murs qui défilaient à toute vitesse à ras des vitres !

Pour des livres, je manquerais tout ce qui se voit, tout ce qui se mange… Lire, jouer de l’orgue. 53 06 14 Dégringoler du buffet, à travers toute une tour d’église – où avaient-ils placé le buffet, des imbéciles ? Pour arroser toute la ville, comme du haut d’un minaret ? Et l’organiste criait « Au secours ! au secours ! Même pas Dieu… Nous allions au secours, Sylvie et moi, des petits garçons qui couraient des dangers dans le monde, et même, Bouddha me savonne ! autour de Katmandou. Bien sûr qu’il y a un lycée français, là-bas ! L’EFIK ! BP 452  ! La classe avait fait un tout, tout petit voyage éducatif, dans la vallée. Puis, plus rien ! Disparition du petit garçon ! Nous n’étions pas les seuls : les délégations de l’Inde, de la Chine, du Vatican et même de l’URSS ! enfin, la Russie… Qu’avait-il donc de si particulier ? Une puce électronique insérée sous la peau ?  bionique ? Allions-nous, grâce à lui, gratter aux portes de l’éternité ? ...mais pas d’Américains, ni de Japonais. L’URSS en ce temps-là colportait de faux bruits. Puis le petit garçon fut retrouvé. Nous avons appris cela, Sylviane, juste au moment où nous repartions. La joie qu’aurait dû apporter cette bonne nouvelle ne pouvait supplanter cette pénétrante tristesse, qui survivait à nos inquiétudes. Nous marchons lentement dans un décor neutre, et je l’interrogeais. Nous parlions d’autre chose : que comporte nécessairement un texte, quel qu’il soit, même latin, même en vers (je lui en récitais quelques vers), afin d’en indiquer le sujet ?

La réponse était « le titre », mais Sylviane, bouleversée, prise à contre-pied, ne parvenait pas à répondre. Elle se répandait en flatteries moroses; mes commentaires étaient très beaux, répétait-elle, très émouvants. Ses larmes coulaient. Nous avions marché très longtemps... 53 06 15. Nous parvenions à un hôtel, de grande classe, prévu pour abriter un congrès de conférenciers, cette chambre vous convient-elle ? ...cette autre, ou celle-ci ? voyez ce toboggan qui perce le plafond, par où dévale un flot de pétales lumineux ? notre accueil n’est-il pas princier ? pétales, particules étincelantes, phosphènes tactiles aux tourbillons soyeux – prenez garde de ne pas les frôler, certains sont toxiques – cette autre pièce peut-être ?

« Voyez de quelle vaste salle d’eau elle est accompagnée, toilettes immenses, immaculées, luisantes ? elles vous serviront à tous : cette chambre au tarif élevé comporte plusieurs lits, enveloppés deux par deux par une courtine à couronne, comme si les dormeurs en étaient des dragées, le tissu leurs précieux emballage ? Oh ! voici les conférenciers ! Chacun se choisit sa couche et son compagnon de lit jumeau selon ses affinités. » Nous serons donc bien tous à l’étroit. Une seule femme est parmi eux. Elle jouira de ma protection, et nul conférencier allemand – ils sont allemands – ne lorgnera sur elle d’un air concupiscent. Une femme risque moins avec tant d’hommes höchst korrekt qu’avec un seul Français galant. Je fais une grimace à cette femme, visiblement très contrariée de la situation. Elle me répond par une autre, marquant le plus extrême renfrognement. Le 26 du mois de juin je fus assailli de trois révélations, dont la deuxième fut la pire : il me semblait perdre un être cher, et je repoussai cette vision de toutes mes forces. Mais la première fut telle : un de ces robots forcenés, invention diabolique, s’avançait dans un de ces couloirs sans fin de l’hôtel Garcin.

Vous souvenez du Garcin de Huis-Clos, qui fait les beaux jours des théâtres en difficulté : il y aura toujours du monde pour Huis-Clos. Et je me trouvais là, David et moi, face à ce monstre mécanique à puissantes mâchoires, qui mâchait tous les bijoux qu’il trouvait : sur les commodes allongées, sur les consoles Louis XV, dans un crissement horriblement horripilant. Et nous voyions tous deux les cristaux, les diamants se transformer, dans cette bouche cubique et transparente, en gravier crissant, comme à travers les vitres d’un aquarium stomacal. Et le robot bavait son eau endiamantée, les parois d’aquarium et les plinthes du corridor suintaient et cédaient, le couloir s’emplissait, j’appelais mon petit-fils pour me défendre, ne faisant ainsi qu’ajouter une victime à ce monstre cliquetant.

L’épreuve suivante abandonna derrière moi tout monstre et toute affection familiale. Une porte étanche et capitonnée se refermait sur mon dos. Le café où je me trouvais grouillait de tables rapprochées abondamment cernées de clientèle, et attiré par un mauvais aimant irrésistible je découvrais sans résistance Ariel attablée là , une chaise vide devant elle et visiblement pour moi seul retenue : « Va, dit-elle, je ne trouve plus rien à te dire, et c’est à tout jamais. Il en est de même pour toi » - chacun autour de nous retenait son souffle, tandis qu’à peine assis je me relevais profondément bouleversé pour me frayer un chemin : d’autres personnes attendaient, au fond de la grande salle de consommation, que s’ouvrît à deux battants un vieux portail de bois pourtant condamné.

À mon arrivée les battants s’entrouvrirent, et tout le groupe s’engouffra dans un vaste magasin d’antiquaire, contigu au restaurant, chacun s’égaillant dans la direction de ses intérêts de chineur. Et moi j’étais devant des livres, surannés, reliés à l’ancienne, puis une table basse transparente harmonieusement garnie de bijoux. J’ai alors soupesé une très lourde poire d’onyx, qu’une bijoutière, sentant monter en moi un prurit de larcin, me reprit vivement pour la reposer sur le verre. Ce magasin n’avait pas de fin.

Mais il me faut sans cesse errer, vagabonder, me soumettre aux épreuves, comme le Juif Errant, sans queue ni trêve, et j’aurai jamais autant marché, agi, subi, que dans ce pays-ci où j’abats les travaux de ma destinée. D’en haut sur mon lit je contemple sous moi sans cesse ni lassitude ces cercles qui se creusent et me renvoient de l’un à l’autre, comme une boule entourée de comparses. Qui m’envoie sur ce marché pourri pluvieux décharger cagettes et cageots sous les ordres d’un râleur portugais ? Il en décharge aussi mais nos deux véhicules se touchent et la place manque. Notre resserrement nous fait bientôt déposer caissettes et bourriches de part et d’autre, et mon Portugais de Porto m’interrompt : Para, maldito ! Arrête, Ducon ! Tu ne vois pas qu’après ça ils vont prendre le goût de l’asphalte ? ...c’est déjà presque trop tard, è quase tarde de mais ! Trop tard pour quoi, prolo ? qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? O que isso pode me fazer bem? Pendant qu’il rame à ras du sol avec ses cages à poules, je m’esquive avec sa femme. Il se trouve dans le quartier de vastes pans de murs à l’abri desquels règnent d’immenses bâtiments rouges d’une grande valeur historique. Pourquoi ne pas les visiter, mêlés à des flots de touristes discrets et respectueux. Partout, des inscriptions en lettres d’or sur du marbre. Certaines en polonais, d’autres en cyrilliques russes. Nous sommes apparemment dans une vaste nécropole princière à ciel ouvert. Ma compagne portugaise s’égare aux détours des tombeaux, nous nous retrouvons sans encombre, car elle prie, Arielle de sang mêlé, Pologne et Portugal, à deux genoux, les mains sur la balustrade, orante de pierre.

...Ces trésors de Pierre-et-Paul ou de São Vincente ne trouvent leur mesure que sous le ciel de Bordeaux ? vanité des infinis. Va-et-vient des marées, tombeaux et bureaux d’agences, Bonjour, nous proposons à vos services une pièce vide, propre, lumineuse et bien aménagée, jetez donc un œil, Madame la Secrétaire, soulevez votre petit cul du fauteuil et lorgnez, de l’autre côté du palier, la mignonne et confortable chambrette qu’une étudiante illuminerait de sa présence tout en irriguant notre douillet budget. Vastes tombeaux, coquets studios, vanité des équivalences. Ainsi par ces chaudes journées de juillet nous trouvions-nous ballottés elle et moi, baudruches à l’hélium dont les têtes aveugles gonflaient tendrement au soleil, tandis que leurs ficelles se mêlaient à ras de sol entre les doigts serrés du marchand des rues.

C’était à Mérignac, d’aucuns diraient « L’Alcazar de Rodez ». Plus précisément, nous voulions rejoindre ce berceau des civilisations,de la Préhistoire à l’Aéroport, et nous en étions fort loin : ce lieu s’appelait alors les remblais du Pont de Pierre, inextricable cône de déversement sans aménagement précis, d’où se dispersaient les véhicules, qui vers les quais, d’amont ou d’aval, qui vers le cours Victor-Hugo au-delà de la Porte Bourgogne. Cherchant à rejoindre Mérignac, j'ai erré à pied sur le remblai sud du Pont de Pierre, parmi la boue séchée où sinuaient des fragments de rails mangés au goudron, où des tracés plus ou moins concentriques, cabossés de nids de poules, secouaient quelques suspensions automobiles éparses.

Passe alors l’autobus « M », qui passe d’abord le pont avant de revenir à Mérignac. J’y suis monté, torse nu, portant un énorme carton vide sur la hanche. J’ai pu m’y frayer une place car de nombreuses femmes descendaient à cette station,mais d’autres, plus âgées, occupaient tous les fauteuils. Dieu merci mes aisselles n’exhalaient aucune odeur suspecte. Et j’écoutais discrètement les propos de ces dames assises, poursuivant apparemment ceux des passagères descendues : il fallait prendre garde à ce chauffeur de réputation sulfureuse, qui n’hésitaient pas disaient-elles à stopper le bus en plein trajet dans les herbages qui suivaient la route, entraînant quelque roulure ou délurée pour folâtrer dans la verdure.

Alors je m’aperçus, comme si soudain ces végétations florissantes avaient poussé à l’instant même dans ce véhicule, qu’il existait parmi les sièges et vers le fond certains compartiments de haies fleuries afin que ces dames, quel que fût leur âge, pussent s’ébattre avec ledit chauffeur si décrié, entretenant elles-mêmes ces petites haies propices aux batifolages printaniers. Ces inconduites faisaient l’objet de molles menaces pour l’honneur, tandis que je tournais le dos à mon but : à moins de profiter moi aussi d’une improbable aubaine, en tant que passager, mon sort véhiculaire était de repartir en sens inverse, quand la navette me ramènerait à Mérignac où je reverrais ma fille affectionnée.

Ce qui me réconforta dans cette épreuve.

 

53 07 14

Nous concevrons une communauté de prières, au but vague et inépuisable de racheter tous les péchés du monde, comme si Jésus n’était pas déjà mort pour cela, comme si chaque jour ne voyait pas sa recrucifixion. Nous tiendrons le rôle du Dernier des Justes qui chez les juifs s’investit dans cette croisade missionnaire intérieure. Mais il ne s’agit vraiment ni de catholicisme, ni de judaïsme. Concrètement : nous devons tenter de racheter, abolir s’il se peut, les atrocités de jadis. Elles sont innombrables.Une boue rouge figure sous nos paupières les corps broyés de tous jeunes enfants victimes d’une répression. Nous ne saurions déterminer laquelle. Nos poussins, nés de poules et de coqs, sont quotidiennement broyés, plumes et tripes comprises, pour fournir à nos voracités ces nourritures gélatineuses et laquées dont raffolent nos gosiers.

Mais pour atteindre l’efficacité, nos prières expiatoires doivent impérativement se rapporter à tels ou tels massacres nommément identifiés et datés. Le vague ne convient pas, se fond dans les interprétations édulcorées généralisatrices. Nous devons le plus possible nous rapprocher de la vibration humaine immanquablement subsistante. Jusqu’aux paroles, jusqu’aux derniers souffles. Nous voyageons ainsi au plus proche des sensations du bourreau. C’est à eux qu’il appartient le plus de respirer cet air chargé, tissé de sang, les relents de cette boue souillée : c’est à nous, à nos efforts, qu’il revient de réincarner les victimes, de rembobiner le fil ramenant de la mort à la vie. Certains se renferment dans leur chambre et renâclent, refusent.

Nul ne blâme leur perception aiguë de l’absurde.

Nous nous trouvons à bord du Grenoble-Lyon-Part-Dieu, train de luxe ; personnel de luxe chargé de guider par les fenêtres un câble. Cela forme, de fenêtre où l’on entre en fenêtre d’où l’on sort, une espèce de tissage apparentant la rame à une espèce de funiculaire horizontal. Impossible par ce procédé d’accélérer sensiblement, ni même d’exercer une traction efficace. Nous parvenons tout de même, à vitesse réduite et grâce à la motrice, tout de même, qui de son côté tire au ralenti, jusqu’aux enchevêtrements de banlieue, avec virages, montées en rampes douces. Le contact se coupe, j’abandonne ce maillage, ou ce harnachement latéral, et le convoi parvient encore à parcourir huit cents mètres après ce point de lâchage : le câble serpente à même le remblai.

Cet exercice absurde et minutieux m’emplit d’une grande confiance en moi. Mon épouse m’estime. Toutes les femmes m’estimeront. Je cherche en vain. Descendons. Découvrons l’improbable cathédrale de cette banlieue si proche du centre épiscopal. Partout la foule. « Foul », « la fève », est un personnage essentiel, multiple et fourbu. Personnes entassées comme en sac haricotier, plus ou moins en sueur, en extase, jusque dans la nef, devant l’autel même : nous admirons au sein de tous l’autel baroque immense tel qu’il en existe à Tudela : une immense plaque d’orfèvrerie sans mesure, jusqu’à la voûte en arceau, jusqu’au cul-de-four en coquille inversée. Au pied de l’autel, comme pour une adoration, s’alignent les autorités civiles et séculières, figurines obligées d’inauguration.

Discours, solennités, en langues française et espagnole, le curé navarrais bredouillant sans se lasser « je suis heureux parce que mon voisin est heureux, mon voisin est heureux parce que je suis heureux », entre deux hoquets de porto. Tandis que les mannequins tournoient sur le parvis (le Romain, le Juif, le Maure) nous parvenons à nous glisser, Arielle et moi, derrière l’autel, jusqu’à des combles secrètes par un colimaçon non moins secret, sous les charpentes. C’est là que mon épouse expose, bien certaine que nul ne viendra contempler sous ces poutres les produits de sa picturalité. Nous accrochons quelques tableaux supplémentaires bien coincés sous nos aisselles dans les spirales, tandis que mugit sous pieds l’écho assourdi des solennités.

Nous redescendons des murs, de la même façon, les chats vernissés très ressemblants sur des « 6 figures » en lin qui pourraient se vendre, et l’on se range un peu sur nos passages, avant de nous laisser descendre dans les cryptes. Les chats sur toile sont rangés debout sur le pavé, de part et d’autre d’une anfractuosité terreuse, reste de fouilles laissées là. Je m’y enfonce en pleine terre, et j’y pisse : je ne peux plus y tenir. Je m’appuie du front sur une plaque mal gravée. Je ne commets aucun sacrilège, pourtant quelle inquiétude, « car la cavité se prolonge »,  plus que je n’aurais cru : les médiévaux étaient de grands creuseurs, et la rumeur que là-haut j’entendais sous mes pieds se propage à présent sur ma tête – quelle épaisseur m’en sépare, à quels éboulements, à quels magnétismes ne suis-je pas exposé sous ces étagements caverneuses grossièrement taillées… Que deviendraient nos chats et celle qui les veille...

 

53 08 04

Un soir chez lui, Lazarus nous retient l’un et l’autre. Il aime retenir même si nous n’avons plus rien à nous dire ; cela permet des silences gênés où croissent petit à petit des propos épars, qui s’acidifient, ouvrant le bal des sincérités blessantes : « Vous partirez, dès que vous n’aurez plus besoin de nous » - en piste, ça commence. Outre nous autres Dieu merci Eulalie est là, belle-fille de notre hôte, qui se réjouit à haute voix, par diversion, de la facilité de ses épreuves écrites. Nous acquiesçons avec reconnaissance. Nous pourrions aussi digresser sur la génitrice d’Eulalie, quinquagénaire avantageuse aux bijoux de bazar sur tunique seventies. Nous chipotons négligemment nos fins d’assiette, mais que diable peut imaginer Arielle laissée seule chez moi ?

Les circonstances généreuses amènent en bout de table à l’heure du dessert deux grands cousins gaillards qui s’expriment, pour voir, en anglais, à quoi je réponds en français que mes spécialités ne dépassent pas le chinois et le tchèque. Devant leur embarras je précise en plaisantant que ma foi si, je sais l’anglais. Unfornately, I can speak it,but I don’t undestand any word of this fucking language. Tout le monde rit, thank you.

...Ce que faisait Arielle laissée seule ? Très simple :sur un écran de météo télévisée, elle suivait des yeux la progression de larges ondes bleues figurant une vague de froid venue de Germanie jusqu’en notre beau pays d’Auge, où nous avions enfin déménagé depuis Paris. Danke schön.

 

53 08 07

Sur un marché, je décharge des cages, avec un patron. Les cages vides contiendront des hamsters, des oiseaux, des cardinaux. Le patron met la main à la pâte, c’est un bon patron. Mais l’espace manque : ma voiture est garée trop près de sa camionnette, nous devons empiler tout cela plus ou moins en vrac, au risque de rayer la peinture, ce dont je n’ai rien à foutre et vous encore moins. Nous commençons chacun à décharger sur le côté extérieur de nos véhicules, rendant ainsi la situation palpitante. C’est ma faute. Je m’embrouille, j’essaie de mettre de l’ordre, les portes à petits barreaux s’emmêlent - « Arrête donc de tout ramasser, on fera ça plus tard. » Il ajoute que les petites cages à zoziaux « vont prendre le goût de l’asphalte » - mais t’en connais dis donc, des mots, l’ouvrier !

Ça fait d’ailleurs longtemps qu’on n’asphalte plus les places de marché ; les ingénieurs parlent désormais d’ « enrobé bitumineux ». Mais ce qui préoccupe mon bon patron peu expert en flair animal, c’est le « goût d’asphalte », qui pourrait détourner la faune de séjourner en ces riantes clôtures. « C’est déjà presque trop tard ». Et de râler, de ronchonner, comme font tous bons patrons qui se respectent. Pour « ces gens-là », rien n’est jamais fait correctement. Ne changez jamais de classe sociale. Dirigeons-nous plutôt vers cette charmante Portugaise et cagneuse, passons du bitume au marbre, car non loin du marché aux oiseaux se dressent de vastes structures palatales, rouges, marmo rosso di Verona, grouillant déjà d’une foule compacte, en plein pacte de connerie avec la culture de masse : salles, tombeaux, portiques, ornées d’inscriptions solennelles en latin. La Portugaise et moi ne sommes pas trop de deux pour déchiffrer ces solennités en lettres d’or incrustées. Je reviens sur mes pas pour demander son aide, et la voici agenouillée près de moi, sosie d’Arielle, priant mains jointes, les coudes sur la balustrade funéraire. Et tout cela se passe à Bordeaux.

53 08 09

Et puisque rien ne nous arrête (la flemme est si douce), partons à Moscou. Il y a tant de choses à voir à Moscou. Par exemple, un supermarché, mettons, le Vskus Vil : après nous être approvisionné, c’est le moment de chercher des toilettes. Pour y accéder, nous devons gravir une vaste volée de marches, de quoi chier plusieurs fois. Et même, pour nous allécher, une enseigne de bar clignote là-haut, en plein jour. Quelque chose nous dit, une rumeur sans doute, que ce bar et les chiottes attenantes vont fermer dès le lendemain. Mystères de l’administration, l’administratsiya. Nous parvenons au bar, essoufflés, mais le personnel sait bien pourquoi nous sommes montés les voir.

Malgré les commandes, sitôt Arielle disparue dans sa cabine ad hoc, voici que le personnel se permet des observations désobligeantes voire graveleuses, que j’ai la chance de ne pas bien comprendre. Un seul serveur parle à peu près français, avec un accent épouvantable. Je ne lui demande évidemment pas de traduire, malgré son air goguenard. Nous redévalons l’escalier. Il se prolonge hors du magasin, au sommet d’une pente offrant une splendide vue cavalière. Il est vrai qu’il s’agit d’une banlieue, en tons ocre clair sous le soleil. Sur le trottoir et soulagée, Arielle montre sa belle humeur et ne serait pas contre une nouvelle excursion marchande. « Acheter, acheter, acheter ».

...Ne pourrais-tu mon cœur imaginer d’autres solutions plus efficaces aux éventuelles tensions que d’ « acheter, acheter, acheter »… ? Redescendons le temps aussi vite que l’escalier : nous avons à présent un petit-fils, Viggo.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

53 08 20

J’arrache David à ses terrassements, pour explorer un cul-de-sac de pavillons de banlieue, plus propre, moins exaltant sans doute. Avec David je me promène dans un cul-de-sac de pavillons de banlieue. Une jeune fille très belle (style Mme B.ourouffala), qui dans le rêve est celle d’Accornero, nous invite à dîner chez elle avec son mari. Elle nous apprend qu’il existe aussi une maison plus luxueuse, que j’imagine aussitôt, mais nous laisse entendre que ce sera pour une autre fois, quand nous nous connaîtrons mieux (c’est moi qui ai d’abord proposé la maison luxueuse, puis qui me suis poliment rétracté). David retourne à ses travaux.

Poussé par la même curiosité, je contemple un immense amphithéâtre de bois blanc, dominant une vaste nef claire. Une grande chorale y tiendrait sans peine. Et jamais je n’ai vu cela : en lieu et place de l’autel, après la croisée, trône un orgue, petit, mais possédant toutes les perfections, comme s’il était, lui-même, objet de culte. Il me plairait de descendre y jouer. Il est plus décent d’y renoncer. Mais un groupe de visiteurs bavards envahit les gradins par le côté: je m’éclipse sans être vu, en bas à gauche.

 

X

 

* * *

Peu de temps après mourait chez nous Belle-Maman, « Doudou ». Elle laissait de tendres souvenirs, mêlés de bien d’aigreur. À présent nous devions l’enterrer. Mais nous ne pouvions procéder à la cérémonie en l’absence de son époux, notre père et beau-père. Nous le voyons venir par la fenêtre sur cour. Il semble furieux, déchaîné même, contre le rat qui courait là, sur le ciment noir. Mais c’est ce rat qu’il nous faut enterrer avec Belle Maman, dans le même cercueil. Nous le connaissions bien. C’était le nôtre, presque apprivoisé, nous nous étions bien attachés – de quelle expiation s’agit-il ?

Pourquoi cet homme en contrebas s’acharne-t-il, tandis que nous souffrons derrière les vitres à l’étage ? Notre fille se désole. Qund le beau-père entre, nous supposons qu’il a tué le rat, le laissant sur place en bas, pour le récupérer sans doute ensuite, le suspendre par la queue au-dessus de la bière et l’allonger tout doucement près du corps.

 

* * * * *

 

Imaginons l’empereur de Chine. Imaginons que ce soi moi. J’aurais la petite quarantaine, je porterais des habits civils occidentaux. Je serais envoyé dans les contrées lointaines, pour affronter les dragons guerriers ou rapporter au grand galop certain petit coffret précieux rempli de bijoux. Ce serait dans une bande dessinée très coloriée, très contournée, avec des fées, des nains et des sorciers.

Une fois même l’empereur-héros devrait retrouver uns statuette de jade magique ; s’il échouait, son épouse l’Impératrice, otage d’un démon, serait égorgée sous ses yeux. Mais j’ai tant erré par toutes les provinces que le démon commanditaire aurait usurpé mon trône. Et quand je revenais enfin, joyeux d’avoir accompli ma tâche et plein de hâte, contournant à cheval un marécage interminable, qui s’accroissait à mesure en prenant l’aspect d’un sexe féminin démesuré, je mettais pied à terre devant l’usurpateur, et peu s’en fallait que je ne gambadasse.

Mon successeur m’attendait impassible, maussade. Il avait tant à faire ce jour-là. Posez ça là me dit-il en désignant un tabouret. Il avait à peu près oublié ma mission, et se levait déjà de son trône. Il me fit conduire par un subalterne à une dépendance sans éclat où m’attendait ma femme, épargnée, délaissée, qui me reçut dans l’effusion réciproque.

 

53 08 09

Tous les paralysés, même de naissance, rêvent qu’ils marchent. Il n’est pas illégitime pendant l’Exode de Quarante, d’avoir volé, sous l’uniforme, un camion militaire, et d’y recueillir un petit garçon désormais sans père ni mère. Nous avons parcouru le bourg de Guîtres sous les bombardements, ce qui est inexact au regard de l’Histoire. Nous avons zigzagué vite évitant ou foulant sous nos roues les corps épars dont certains se relevaient les yeux hagards et reconnaissants. Le garçon trépignait d’enthousiasme et voulut là tout de suite s’emparer du volant. Croyait-il lui aussi ressusciter les morts au contact brutal de nos pneus ? « Je n’ai pas de chance » répétait-il en sortant de Guîtres, et jusqu’à Bordeaux où nous avons filé : je le sauvais !

Je remplaçais son père ! Et je l’empêchais de prendre le volant. Mais entre deux interdictions, nous bavardions à bâtons rompus, pour autant qu’un adulte puisse converser avec un garçon de neuf ans. Il découvrait dans la Ville d’Aquitaine la Grosse Cloche, et juste à côté, transportée là par un vaste et puissant glissement, la flèche St-Michel. Et lorsqu’il descendit je vais chez ma grand-tante rue Naujac, mon propre chat, que j’avais sauvé des ruines, négligemment jeté à l’arrière du truck, sortit en trombe tout ébouriffé par les ballottements de la voiture : qu’allait-il devenir ? Parmi tous ces passants ! Mais je le voyais entrer bien gras dans une pâtisserie, où d’autres animaux, bien gras eux aussi, lui faisaient fête.

Mon petit passager de neuf ans sortait de sa poche une petit sujet en forme de chat. Lui aussi en avait un, « un vrai », à la maison, dont cette figurine en relief était le fidèle reflet. Rien de plus étranges que ces combats contre soi-même, entre moi, moi-même et moi : le garçon m’avait traité de sale juif, et c’était moi. Le chat de plastique exigeait un combat immédiat pour l’honneur d’Israël, et c’était encore moi. Les trop longs voyages en automobiles altèrent la perception individuel, et devant cette instance revêtu de la kippa, nous roulions à terre l’un sur l’autre sans même avoir assez d’haleine pour crier d’autres insanités. La pâtisserie s’était multipliée de part et d’autre, alignant de longues façades sans relief ni vitrines, et j’entendais rire dans toutes les maisons. Ce n’était plus qu’une interminable et longue place en toile de 15 paysage qui se gondolait par endroit, j’entendais dans le ciel au-dessus de nous tous la voix de Chirico le peintre, bouffée d’accent italien. Le pinceau se détachait au-dessus de nous dans un petit bruit sec, et dans le fond du ciel, laiteux, pénible, éclataient les rires et les acclamations. À la configuration des voix, nous nous rendions bien compte, englués dans  les pigments qui nous représentaient, qu’une majorité de femmes exprimaient ainsi leur adhésion, leur enthousiasme.

Le lendemain, qui était un 30 août, je m’étais éveillé la bouche pâteuse comme après boire, ce qui ne m’arrive plus, si bien qu’il ne m’arrive plus rien. Me tenaient lieu de chaperons ma fille et Pax, chauve et mon meilleur ami. Le temps se maintenait au beau pour autant qu’on eût pu s’en apercevoir en faisant le tour d’une pièce ronde ; nous étions prisonniers en hauteur, le bâtiment turriforme renforçait l’angle d’une forteresse médiévale, rarement visitée. Ma fille de 18 ans depuis toujours s’absorbait dans des travaux d’aiguille dans la plus belle tradition des princesses captive. L’ami Pax lisait son journal le plus chauvement possible, et je me rabattais, le troisième tour achevé en vain, sur un petit jeu électronique.

J’appuyai par mégarde sur la touche « Fichier », puis sur « Nouveau » : au lieu de me plonger dans le sommeil, cette manœuvre amenait un ascenseur invisible de l’autre côté du mur blanc. Alors le mur s’ouvrait dans une cabine spacieuse. Nous y sommes entrés séparément, tandis qu’une voix que j’étais seul à entendre m’intimait de révéler à mes hôtes ma connaissance de cette tour très haute. « Je ne sais rien ! » disais-je en moi-même, et sans purifier mes lèvres et mes dents ; je me sentis étonnamment à l’aise dans mon rôle, car tout est rôle. Un exemple parmi tant d’autres : Fier-Cloporte, notre héros, se trouve un jour avec son ami Pax et Julia dans une tour circulaire, car il en existe de carrées.

Julia Bat-Fier-Cloporte tricote, ou lit, ou se délecte à ses jeux vidéo, en alternance. Mais la terrasse supérieure nous appelle par téléphone : Pax et F.C. occupent l’ascenseur, Julia s’y montrant allergique. Et Fier-Cloporte, toujours aussi con, tient à montrer que lui, bien redressé, connaît parfaitement l’intérieur de cette tour obscure, tout particulièrement le 4e étage, étape intermédiaire (le sommet se trouve au 9e). Il quitte la cabine à pas précautionneux. Pax, miraculeusement, s’évade. Mais un dos de gardien s’obstine à passer, à repasser, en pleine ronde nocturne. Pourquoi tourne-t-il systématiquement le dos devant la sortie d’ascenseur ? Facile : on donne le change. Mais Pax est parvenu à se faufiler. Comme Fier-Cloporte à son tour se glisse au-dehors, plaqué au mur,le colossal gardien se retourne d’un bloc et immobilise notre couillon contre la paroi incurvée. « Vous n’avez pas été discret », dit-il. « Nous vous avons entendus à travers quatre étages. Nous avons bien perçu vos intentions malveillantes. Votre but – ne niez pas ! » - il secoue Fier-Cloporte qui n’a pas ouvert la bouche – était de vous déplacer par cet ascenseur – déjà bien bruyant par lui-même en pleine nuit – afin de lancer tout à coup un effrrrroyable vacarme dans le couloir circulaire, où donnent les portes des locataires. Mais voyez -vous, mon chien et moi » - Fier-Cloporte parvient à baisser le menton - « nous sommes aperçu sur-le-champ de vos intentions puériles ; Geoffroy » - nom du chien - « m’a précédé dans l’escalier, nous voici tous les deux. Redescendez seul, en vitesse, et réveillez-vous ».

Fier-Cloporte s’est donc aussitôt réveillé. Puis tout le monde est reparti, dans la petite increvable voiture, par cette journée claire du 3 septembre. La famille trônait en couronne, joyeuse, babillante, sauf la mère qui fait-la-gueule. Malgré tout l’assemblée roulante parvient aux Mureaux. C’est une ville qui existe, caractérisée par ces horribles panneaux : « Vous entrez à Les Mureaux », « Vous sortez de Les Mureaux ». Les Mureaux sont peuplés, essentiellement, de lémuriens. La famille de Fier-Cloporte y habita quelque temps, naguère. Et, ce qui déride la mère-qui-tire-la-tronche, voici l’immeuble où vivait autrefois la tribu ! « Non, pas à droite, mon fils, mais à gauche ! Just have a look ! Ici règne désormais » (dit la mère) « la famille Trizomick, dont tu dois épouser la fille ! » Au volant, Fier-Cloporte se rengorge, sans relâcher son attention : à la fois sur l’extérieur, car, tout de même, il rôle, et dans l’habitacle : son épouse Cancra et sa fille Adélide, en proie potentielle de la Reine-Mère.

Il convient pour cela de bien se rengorger, extérieurement, et pour les passagères arrière de rester le plus neutre, le plus aimable possible. Fier-Cloporte se sent tout en feutre, doux et perméable. Tous rejoignent leur but, au cinquième gauche, s’assoient chez les Trisomick, boivent l’apéritif, et tout en réprimant ses tremblements (de quoi s’énerver tout de même), Fier-Cloporte fêle un verre, qui se casse dans sa main précautionneuse, mais sans effusion de sang:le future beau-père est bon enfant. Les verres ne coûtent rien, en voici un second. L’homme parle sans cesse, d’une voix haut perchée sous la fine moustache. Son physique de blaireau modéré, genre facho-centriste, hésitait entre le poivrot lisse et le sous-directeur de collège en Gironde.

Sa femme, future belle-mère, roulait partout sa graisse de petite boulotte, virant de la cuisine au salon : les femmes et la fille en cuisine, passionnées par la cuisson du lièvre aux myrtilles, et les deux hommes à l’apéro, plus le contre-apéro. Ce qui fait que selon la pièce où elle déambule, madame Trisomick parle cuisine ou accent du sud-ouest, émet devant les hommes une phrase de patois, louange l’occitan, ou révèle à Fier-Cloporte ses origines hispaniques, à elle. Et même, vénézuélienne : Maracaïbo - chanson de Luisa "Lu" Colombo - souvenirs... comment pourrais-je ramener mon espagnol de tourisme - y anda vale !

Elle tient le devant de la scène à présent, évoque son assimilation, une partie de sa famille s'est fixée dans le delta de l'Orénoque, à l'opposé : "Ici aussi, vous avez un delta, orienté vers le nord" - confusion avec le Rhin ? ...avec la Vistule ?... ses connaissances en géographies seraient -elles aussi approximatives que mon espagnol d'Assimil ?

Quant à ma fiancée, je n'en ai vu ni la couleur ni l'ombre, et je n'ose, moi, Fier-Cloporte, aborder le sujet ; que me dirait cette belle-mère à demi-folle, sinon "elle est morte", ou, au choix, "elle est chez son mec, il faut bien qu'elle s'amuse !" "ella debe divertirse, de todos modos!"- elle me dit les deux, une fois sur les hors-d'oeuvre, et l'autre au dessert... Fuyons... Voyageons... Il n'y a pas que Nicolas Bouvier qui voyage, ou Elula Maillard. Fier-Cloporte aussi a roulé sa bosse, en rêve, en fumées... Nous voici, lui-même et moi, en visite aux Indes, à l'opposé tout droit de Caracas ou Maracaibo. Et ce qui plaît à Fier-Cloporte, ce qui le fonde et le constitue, c'est l'obstination qu'il a de crier dans la rue, de chanter, dans une langue à lui seul connue et inventée pour mieux exprimer.

Personne ici ne comprend le djungo, qui n'a rien à voir avec le mandarin, mais avec le simple français par des liens plus qu'obscurs. Aux Indes, nul ne se souci de ceux qui chantent ou meurent dans la rue, nul besoin d'audition prélable pour beugler dans de métro. Et Fier-Cloporte braille sur tous les tons "Motchisvo, motchisvo", ce qui signifie "Liberté, liberté". Et les flics ne l'embarquent pas, et personne ne se fout de lui, mais de jeunes garçon de treize ans, ceux qu'il n'a jamais quittés, lui font escorte en chantant aussi, bariolés de jaune et de rouge, shorts et T-shirts ("culottes et chemisettes" : comme c'est bizarre...).

Et comme cette ville est très petite, les maisons puis les taudis s'espacent, et des bribes de champs verts viennent s'intercaler entre les murs, entre les buissons au fond des yeux. Que feront-ils. Que feront-ils là, mes "jennes compagnons". Rien à glaner, rien à mendier. Alors, mauvais flûtiste, je les ai ramené au centre, chantant parfois, parfois cessant. Et tout cela n'avait aucun sens apparent. Et revoici la ville et ses longs quaisur le fleuve. Et revoici les bacs pour gagner l 'autre rive, les ponts ici ne survivant qu'entre deux moussons. Des Schleus, d'inévitables Schleus, s'embarquent bruyamment sur un rafiot mené à la gaffe, et moi sur un autre, pour d'autres pontons.

Ils me lancent de bruyants wiedersehn, agitent leurs bermudas blancs, leurs soutien-gorges bleus. Et nous voguons sur les flots couleur merde. Fier-Cloporte se fait aborder par un de ces Indiens bouclés aux yeux pétillants tous usages, mignon comme un coeur disent-ils, qui lui refile un téléphone d'hôtel, 07 06 05, et qui se dégage pour gagner un autre groupe de passagers, les arrivées sont incessantes, le jeune guide distribue plus de tracts qu'il n'en pourrait entrer dans sa foutue gargote, et nous restons là tous debout comme autant de vaches bloquées sur un pont de barque. L'Indianot disparaît souriant dans les bras, troncs et jambes. "Ce ne sera pas long" disait-il, et sur l'autre berge, Cloporte distingue une entrée bariolée barrée du triple chiffre 7-6-5.

Foule au dehors, foule au dedans. Alors Cloporte chante, en plein tumulte vite apaisé, les regards bruns dans les yeux blancs tournés vers lui, et le public reprend "Victor Hugo, Victor Hugo", puisque les syllabes émises semblent reproduire ces syllabes. Comment ces clients-là peuvent-ils avoir eu vent du poète, lorsqu'ils en ont eux-mêmes plusieurs cenatines ? car ils comprennent ce qu'ils chantent, et lui sourient comme au Français de service égaré en ces lieux. "Got a room ?" Yes, they got it. Mais il faut la partager ; des Anglais y sont déjà, peu disposés à profiter des avantages et des attraits de l'hospitalité locale. Mes affaires tiennent dans un sac de plastique ! Les Angliches sont affalés, vautrés, liquéfiés. Ils occupent le lit de leurs quatre membres étendus. Je renouvelle mes requêtes d’un ton modéré. Le fils aîné se lève en geignant, et me trouve une autre chambre, où l’on accède par une porte au fond. La chose est confuse et tout le monde s’en fout.

Il me laisse seul en présence d’une jeune fille nue dans le lit. « Elle est malade, m’a-t-il dit, elle se repose ». Dans quel conte pour adultes me suis-je fourré. Bien sûr que je la caresse, bien sûr qu’elle se laisse faire, bien sûr aussi que j’évite la conclusion logique de tout ceci : les Anglais sont perfides, ils peuvent m’avoir guidé vers un piège à variole, à sida, que sais-je ? « Elle est malade, she’s sick », un reste de point d’honneur peut-être ? Et si les virus me sautent à la figure, sitôt enclenché le cunnilingus ? Je me suis mutilé de tout cela désormais. Le décor est bariolé comme un cliché de microscope, des coquetie00rs raffinés trônent sur un bahut. Et si je veux parler, Miss Laughlin (c’est son nom) s’y trouve toute disposée.

Accueil, sourire, communicabilité : cette chambre est l’opposée de l’autre. Cette chambre est un théâtre. Elle tournera sur elle-même, ou le mur du fond se lèvera, les bonnets de nuits flapi de la pièce voisine et précédente se dérideront, et nos mènerons tous, nus ou habillés, reposés ou épuisés, une conversation bilingue et souriante, avec thé, biscuits secs et empressements de bonne maison. Chaleur superficielle il se peut, mais ne sommes-nous pas créatures éphémères, quel réconfort ne devons-nous pas trouver malgré l’impression d’être au bout du monde ? Dès la seconde tasse de thé, nous baignons tous dans une totale euphorie.

 

53 09 25

En butte aux assiduités d’un admirateur, qui veut absolument me sucer la bite, je me retrouve par lassitude belle excuse dans un lit, près de lui. Je froisse encore entre mes mains les gros billets qu’il m’a fait parvenir. Ce ne sont pas des billets doux. Je les coince un peu, par derrière, sous le matelas. « Tu ne viendras pas dire que je ne t’ai pas payé », c’est ce que j’entends sans qu’il ait oubooking@smk.dk vert la bouche. M’entend-il émettre des doutes sur des coupures de 70 euros (ou dollars) (€ ou S) ? Avant de passer à Dieu sait quel acte, il m’offre, tiré de derrière son dos, un magazine sur papier glacé, dont le titre parle d’Église catholique ou tout autre institution bien-pensante, et nous le feuilletons ensemble, pour la plus grande gloire de Dieu.

Certains pervers ne veulent consommer qu’avec la parfaite adhésion de leurs victimes alors consentantes. Un instant me voilà distrait par de pures images montrant des garçons purs et pieux, qui n’ont jamais encore éjaculé conscients, sans doute destinés à la prêtrise. Soudain, mon compagnon de lit bien malgré moi referme l’épaisse revue pour me montrer sans dénégation possible sa première page, visible de tous dans les kiosques ! et qui me représente : j’ai mon âge actuel, dix ans, monté en graine, les joues rouges d’après courir, le cheveu blond pâle. Un texte accompagne cette brillante photo… c’est notre histoire, celle du moniteur de colonie de vacances et moi-même ! Petite poésie rimée du meilleur effet, sur laquelle j’entreprends de dévier l’entretien déviant. L’effet est immédiat : le rebord du lit devient une haute berge, et je l’ai échappé belle, pour la plus grande joie des astucieux contrepétistes.

Mon moniteur, cette fois rhabillé, découvre au sol une de ces petites clefs fendues où l’on glisse le rebord des boîtes à sardines, pour les ouvrir en tournant. Le séducteur se met pleurer en évoquant la perte de sa mère : serait-il fils d’une sardine ? ma foi ce serait bien étrange. La question doit passer dans mes yeux amusés, car le voici qui se referme. Il est temps pour moi de rejoindre l’aéroport de Satolas-et-Bonce, en banlieue de Lyon, où m’attend sans doute un aviateur qui voudra bien me dessiner un mouton. Béraud transforma le nom en « Sabolas », dans son Bois du Templier pendu. Mon père fit supprimer ce livre de la bibliothèque de 5e, car un passage avait excité ma lubricité : il s’agissait de la danse d’une Gitane, le soir, devant le feu de camp. Mon père voulait m’éviter la folie, immanquablement liée aux pratiques onanistes.

Pauvre père, pauvre professeur de cinquième…

 

53 09 26

Un peu plus tard, vers mes 24 ans, je voyageais avec mes deux parents au fond des Pyrénées. Ils m’avaient pris avec eux pour me consoler d’Arielle, partie à Cannes me tromper avec la danse, chez Hightower. Et dans les hôtels, nous logions à trois, mon père et moi dans un lit, ma mère seule dans l’autre, disposition aberrante s’il en est. En ces offusquantes compagnies, je jouissais des deux ronflements conjugaux, alternatifs ou simultanés, qui traversaient mes boules Quiès : en effet, ces deux bouche-trous filtrent les fréquences aiguës, sans presque toucher aux graves. Alors en plein sommeil je me suis relevé,  fou de manque de sommeil, faisant tournoyer sur ma tête le baluchon de mon voyage (il contenait mon linge, ainsi qu’un petit tabouret arnaqué de l’hôtel précédent – larcin, soit ; saleté, non).

Ce baluchon grossissait à chaque tour, et je hurlais, je hurlais ! sans réveiller personne. Mes pieds me portent sur le palier, d’où j’aperçois la longue enfilade verte des veilleuses, puis me ramène en arrière au milieu des ronfleurs, sans endommagements de porte ni de paroi. Mes cris ne perdent rien de leur vigueur. Je voudrais les éveiller, ces deux-là, qui m’écrasent de leur inceste. Et toujours criant, je rebrousse chemin. Je perce à présent les murs. Mon devoir est de terroriser, de semer à pleins pots l’infarctus et la honte, sans autre résultat que d’en frôler la mort, je m’épouvante moi-même, je rentre et ressors au comble de la confusion des sens, et mon tumulte ne cesse de croître. Mes muscles et mon cœur me lancent vers l’horreur et la mort, et nul ne sort du sommeil, pas un Veilleur n’ouvre l’œil, tandis que surgissent enfin des portes battantes le gros du personnel, qui tout empesés de leurs habits en pleine nuit tentent de maîtriser ma crise, avec la très ferme indulgence des neutralisateurs de fous : « Monsieur vous faites trop de bruit, ne craignez rien, calmez-vous, les valets de santé vont se préoccuper de vous ».

 

53 10 19

Oui. Ils m’ont relâché cette fois. Une fois de plus leurs griffes se sont desserrées. Arielle au volant se charge de moi. Une grâce revient sur nous deux : c’est en notre présence éclairée (dixit prospectus)que se tiendra l’Assemblée des Poètes ; et où cela ? À Presles-et-Thierny. Assemblée des Poètes à Presles-et-Thierny. Voilà qui ne manque pas de faste. Il se tient de nuit, au centre d’un énorme village ou gros bourg. Voici un poète dont j’ai beaucoup apprécié quelques textes. Je le lui dis. La patronne des lieux, sympa, la quarantaine, sert à boire. Voici un autre poète.Une partie de mon enfance s’est passée à Nouvion-le-Vineux, j’énumère les villages de Bruyères à Nouvion : Vorges, Presles-et-Thierny où nous nous trouvons, il s’en réjouit poliment, les poètes tourbillonnent lentement autour de nous, sans que se montre une seule femme, parmi ces fracs et ces vestons de ville.

L’un d’eux affirme à ses interlocuteurs tout aussi polis qu’il ne veut surtout pas que « cela se voie », que « cela soit ridicule » : petit, chauve bombé, voix perchée, doit-il vraiment craindre d’avoir contracté, « ah, non ! » l’air d’un poète  ? Je suis décidément tombé au beau milieu d’un très grand rassemblement ! pour autant que l’intérieur puisse en contenir. Je me souviens de Thérèse P., repartant offusquée dans sa voiture noire avec chauffeur, d’avoir été conviée parmi d’obscurs rimailleurs départementaux passablement déguenillés, elle qui s’attendait à des gloires de grands calibres… Mon Dieu prends pitié du poète et de ceux qui l’écoutent. Mon premier revient la charge : depuis combien de temps je l’ai découvert, depuis peu, il s’en doutait.

Que de trésors me reste-t-il encore à lire ! et de combien mon enthousiasme tout récent ne doit-il pas encore s’enrichir ! Le second, comme moi de Nouvion à trois hameaux près, et dont je n’ai lu qu’une strophe au hasard d’une feuille, me presse aimablement de compléter mes émois par l’achat d’un plat fascicule. Je perds très vite mes humains dans la foule et me reporte sur son cadre, un intérieur de bois tout de guingois aux grands sièges d’osier, puisque les camelots sont tous levés pour s’emmieller entre confrères. Ils sont aussi empêtrés d’eux-mêmes que moi, qui suis tombé là par hasard et tout vierge de recueil broché : deux ou trois fois de trop j’ai confié à qui s’en fout, dont une fois à la maîtresse de maison, que je venais souvent jusqu’ici à vélo vers mes douze ans : « Nouvion est mon pays constitutif », mon mot fait sourire et tant que j’ignore la proportion d’estime et de narquoiserie qu’il a suscitée (sans compter l’indifférence et la politesse), je dois maintenir sur mes traits la ligne de crête effilée entre l’admiration et la flagornerie. « Avez-vous votre œuvre sur vous ?

- Non, je ne me promène pas avec « mon œuvre sur moi », contrairement à mes couilles en pleine liquéfaction. Chacun propose ici sa définition de la poésie à grands renfort d’affrontements abstrus aussi chiants qu’un entretien de Bonnefoy. Tout est grave. Apollon merci, la cahute comporte, au rez-de-chaussée, un bon ombre de petits coins et radicoins vétustes aux parois de bois de guingois où pullulent publications et libelles de toute sorte, voire de livres. Mais je cherche en vain les chiottes, ou quelque chose qui y ressemble. Jusque sous les escaliers : rien. Justement, ces escaliers : en double volute, salon de première du Titanic. En plus petit tout de même.

Des voix descendent les deux ailes de marches. Ma parole, discuterait-on là-haut comme ici, avec ces distinctions de chœurs d’église ?

Faudrait-il donc que je chiasse à l’extérieur ?

Enfin – le Seigneur soit béni ! - j’avise une pièce à peu près confortable, fermant mal (verrou faussé), le trône est là, en plein centre, ce sera dur d’être discret, prions que personne ne force l’entrée, un coup d’œil me confirme – toujours vérifier ! - qu’il reste juste assez de papier pour moi, et prrroutch, et chasse d’eau, après moi le Déluge.

 

 

53 10 22

Ainsi soulagé, que me reste-t-il à faire ? Un cours, ce qui est proprement chier d’une autre manière. Je me demande comment j’ai pu chier si longtemps, si assidûment, d’une seule et même matière si diversifiée, si enrichissante, si engraissante. En des lieux si divers eux aussi, ce hall préfabriqué par exemple, sans espèce de cloison comme au Togo, où s’entassent en bon ordre et sans un murmure quatre à six classes de sixièmes silencieux et attentifs, tous garçons. Mais nous ne sommes pas au Togo. Nous sommes chez les Blancs, où règne la liberté d’être con qui manque si fort aux Noirs, celle de la pagaïe, celle du se lever se rassoir, pas assez de place pour tout le monde, pas de séparations perpendiculaires entre les classes, attention, attention, le clown va parler, je ne parle pas je gueule.

Je reconnais parfaitement le petit merdeux blond, à ma gauche, c’est Chirico de Libos, fils d’entrepreneur, qui bâille et qui bade, et ne prend pas de notes. Le nez bouché l’air con la bouche ouverte. Il m’aimait bien, il me tournait autour jadis, il a 59 ans maintenant, il répétait « vous êtes trop bon m’sieur, vous êtes trop bon », et je l’engueule, dans ce brouhaha baruch ha bo, mais tout se perd dans la fumée du bruit. « Un 25 », je gueule, « un 25 je me mettrai en grève », ils s’en foutent, c’est formulé si bizarrement, le 25 mai jour de ma maîtresse, décembre de Jésus, en grève, parfaitement, tout seul, Jésus et moi. Et je pensais : si j‘étais dans cette autre cour, en ciment, de Meulan, recroquevillé en mauvais lotus 25ans plus tard, et que les élèves, les récréationnistes, se dispersassent à l’appel grêlé de la sonnerie, je serais ainsi découvert, abandonné à moi-même et des autres, perdu dans une méditation sans objet, friable, fragile, seul, selon la loi du decrescendo proustien. Ensuite, de toutes les fenêtres, mes collègues m’appelleraient, j’ouvrirais enfin les yeux, et j’entendrais dans la montée la pompe à deux tons de l’ambulance qui m’emmènerait : là-haut, à l‘asile des Mureaux. Pour l’instant, ayant passé la nuit dans un hôtel luxueux que j’ai découvert à grand-peine avec plaisir, Arielle vient m’y chercher le lendemain matin.

Ma chambre, où le réceptionniste l’a envoyée, comprend deux lits très étroits, en luxueux bois noir, du modèle grec antique où l’homme s’allonge et se fait chevaucher par la femme, un pied au sol de chaque côté. Il est une heure vingt : nous hésitons, l’amour en début d’après-midi ne nous ayant pas apporté jusqu’ici la joie nécessaire, mais je réponds à mon épouse que nous ne sommes pas, en tout cas, le 25 du mois : toutes ces précisions sont importantes. Et comme Arielle se montre exceptionnellement douce et compréhensive, et me convainc de passer à l’acte d’amour, au point de déborder sur l’horaire du cours à donner ; il suffira d’un coup de téléphone.

J’enlève mon pantalon.

 

53 10 25

Nous voici, d’emblée, le 25. Il ne fallait pas attendre le 25. Une ruse administrative a déclenché cette accélération du temps, décidée par moi-même ; l’administration, c’est moi. Quel immense pouvoir… Il m’a fallu descendre à l’intérieur d’une montagne, le Mont de Vénus, aussi profonde qu’une cave de Castille en saison sèche, avec un bar souterrain. Mais là-haut, en surface, je ne suis pas tombé d’un pubis éreinté : il suffi que j’aie pris l’autocar, un de ces putains d’autocar où l’on entend parler de chiens hideux et de cercueils à six places. Et vroum-vroum. Et le Fond de la Femme. Et l’espace marginal. Ce puits, cette cave, prohibido fumar, mais non je ne vais pas fumer, je suis venu lire un séjour en Normandie bien fraîche, narré par Flaubert.

Purifions notre bouche de tout tabac. Oublions où nous sommes. La question ne se pose pas. Au fond dans l’ombre je vois une jeune femme accompagnée de ses deux enfants ; se peut-il que ce soit cette ancienne merdeuse de 3e que je couvrais de devoirs supplémentaires ? Nous nous reconnaissons, mais vaguement, à la façon des amnésiques. Et que faisons-nous donc là tous les deux. Mon œil interroge, le sien se dérobe. Je lui fais plus peur à présent qu’á l’époque. D’autres silhouettes se présentent en baissant la tête, afin de ne pas bugner le plafond. Ils me serrent la main, me complimentent sur le bien-fondé de mes émissions radiophoniques, d’autres émettent des réserves, mais au moins : je ne suis pas ignoré, ici dans cette cave de Bailén, où jamais encore je n’ai mis les pieds, où mes anciens tortionnaires apparemment se sont donné le mot de me rejoindre.

Et sans en demander l’autorisation, je leur fais pencher l’oreille vers un lecteur de cassettes, où l’on reconnaît bien, sous le chuintement de la pile usée, mes élucubrations critiques sur fond de Brigitte Fontaine, jusqu’à ce qu’un auditeur attentif et visqueux m’apostrophe : « Mais enfin », dit-il en français, « faut-il écouter Brigitte ou vous-même ? pourquoi les deux à la fois ? Il fallait vous taire, ou bien la bâillonner ! » L’inconnu francophone avait raison. Complimentons, complimentons, cela évite toute justification, L’appareil s’éteint clac et d’autres ombres se présentent, une jeune femme encore chante du latin, en articulant bien, tout est compréhensible, Mes marques : quelques mots, des facéties, des bribes d’anecdotes, et le soleil qui tue en surface.

Le personnel amène un livre d’or, mon importance est évidente, patente, touchable. Mes cours étaient la merveille de tous. Je bois l’encens, peut-on le condenser sur une plaque froide ? Peut-on alambiquer de la vapeur de mots ? « S’enivrer » de louanges dit-on. Soudain, car un soudain devient indispensable, un grand vacarme a dévalé le grand escalier d’une seule volée : d’innombrables cartables pleins se sont débagoulés dans cet étroit perron. Ils sont tout neufs et tout craquants. D’autres escaliers descendent jusqu’ici, venus d’autres quartiers. L’émeute et la révolte débouchent de tous les quartiers de Bailén. (Un dernier homme signe le Livre d’or en mon honneur).

Mes fidèles flatteurs et moi pressentons un immense drame humain en surface. Les corps suivront sans aucun doute les cartables. Le personnel presse sur les portes de sécurité (

Utilizar solo en caso de accidente

Nous nous ruons vers la surface, la nuit est tombée, il pleut, le village est désert, nous respirons : « Téléphonez !

¡Llama a la policía!

Nous pressentons une effroyable catastrophe humaine, ouvrons les portes de fer qui donnent sur l'extérieur (la nuit est tombée, il pleut) en criant : « Téléphonez ! Téléphonez ! » Puis ça se calme, pas trace d'humains, que s'est-il passé ? Tous enfermés alors, tous enfermés à la moindre averse ?

Fuyons. En pleines Pyrénées. Un de ces remblaiements de lacet plus ou moins consolidé d’où l’on voit... à perte de vue. Juste après, brusque rétrécissement, chemin de terre, toujours toujours des obstacles, il paraît que c’est une image de la vie, que fait cette bicyclette dégonflée, où est le propriétaire, aucune trace de pas David ! dis-je à David on n’attend plus que toi pour redescendre la pente ! Il a de l’humour ! Il tâte les pneus ! grimace de façon très dubitative ! Et ce n’est pas tout ! Arielle s’aperçoit en fouillant dans le coffre (qui lui a demandé de fouiller dans le coffre?) que j’ai oublié à la maison, que j’ai perdu, la bande magnétique de chants basques ! Catastrophe ! Hondamendia ! Voici justement une cabane qui passe, une seule fenêtre, très haute, étroite, sans vitre, ancien kiosque à journaux « Sud Ouest » bizarrement foutue, « Ma bande ! Msaute a bande ! » - elle disparaît par la meurtrière (quasiment) ses souliers glaiseux me glissent dans les doigts, elle saute mais devinons bien : la cabane ambulante n’a pas de plancher, son cul reste ouvert, Arielle tombe sans fin dans le vide montagnard, plus bas l’attendent 30m de rocs verticaux des tôles des tôles peut-être en bas pour amortir le choc mais ça n’amortit rien vous pensez, nous ne sommes pas dans un film, elle gémit en passant devant moi et jusq’au bout des trente mètres, ensuite je ne l’entends plus dis-moi je t’aime et je serai gentille dis-moi je t’aime Qul li « anaa ahbuk » - Arthur, mon Dieu ! le roi Arthur disait juste « allons voir » disait-il « ce que le fleuve nous apporte » à quoi bon en effet toujours le courant nous amène un évènement tous les évènements, une aibnatou rassoul fille du prophète en mal d’amour de véritable amour en échange d’un simple, d’un abondant, superlatif gâteau de chantilly comment subvenir comment survivre à tant de manques journaux fenêtre tôles femmes bandes amour sans fin.

Un jour tu t’aperçois que vivre apporte moins de choses que de voir défiler sans trêve en toi devant toi toutes ces expressions de l’infinité des possibles, tu es le seul point fixe et le monde autour de toi tourne comme les paysages vus d’un train. Centre du monde et rien de vrai je veux dire tangible auras-tu moins vécu je réponds non Non et NON n’en déplaise à Céline et tant de raisonneurs ineptes et inaptes. Louis-Ferdinand tu m’as déçu sur ce coup-là pas toi non pas toi la morale à papa facho de facho.

 

53 10 30

Je n’ai jamais quitté le collège, le lycée. Il n’y avait que des garçons. Plus tard, les filles ne m’ont apporté qu’un sentiment d’abandon. Sniff. Puis je suis devenu enseignant, comme on disait. Lorsque Fier-C. Dit « au lycée », que faut-il entendre ? Celui de sa tardive enfance, ou celui de son croissance  inaboutie ? « Au lycée », soit. « Je cache dans les chiottes un réfugié de l’E.T.A. » Euskadi Ta Askatasuna fut fondé en 1959 ancien style. Mais avant ma « carrière », peu m’en chalait (et non pas « m’en chaudait », ô Defalvard). Ce réfugié, ce fugitif, portait autor du crâne un bandeau sanglant. « Cache-moi quelques jours ». Pouvais-je savoir, moi, que ce salaud avait tué un flic ?

Nous devons le faire repasser en Espagne. Le temps que ça se calme. Pour en dégommer d’autres. « Nous » ? Un groupe de sympathisants, sans doute, près des frontières, en base arrière. Peut-on peupler le Pays Basque uniquement de Basques ? Et de flics morts ? Éclipsons-nous, sans lui, en reconnaissance sur les sentiers de contrebande. Nous faisons contrebande de bandits. Voici qu’un tronc d’arbre enjambe un précipice. Est-ce bien raisonnable ? Ne s’agirait-il pas plus modestement d’un ravin ? Nous franchissons sans vertige ce pont miraculeux ! À plusieurs hommes, déterminés, nous passons en Espagne, revenons a Francia, plusieurs fois, nous faisant voir, chantant, dansant, hurlant dans les trois langues, est-ce bien un comportement d’adultes, de responsables, de militants ?

Ce tronc écorcé et luisant, visible à des hectomètres, fait frontière entre deux mondes. Nous y tenons tous debout, alleluiah, notre blessé s’y prélassera, nous avons peur de perdre l’équilibre mais ne tombas pas, la crainte excite nos chants, où revient sans cesse la voyelle « éééé », à trois ou quatre voix ; viens, bandit, hurle avec nous. Ilme faut revenir, ralentir, regagner ma cache enseignante, ma planque administrative, où les risques soent moindres. Mais je ne puis décevoir sinon mes admirateurs, du moins ceux ui me prennent pour un « double-vie », celui qui mène une existence trouble. Prendre un air mystérieux. Faire penser qu’on trafique de drogue. À l’ancienne, à la romantique, sans mules chargées de gélules ni go fast à 210 sur les routes de France.

Juste un de ces paquets de pharmacie très plat, style Sargénor antiasthénique, envoyé d’un coup de patte au ras du sol sous la table de classe d’un lycéen. Fais le malin. Attire l’attention des adolescents. Qui va cafter ? Qui va dénoncer ton réfugié au foulard rouge ? ton « terroriste présumé » ? Je ne m’en occupe plus. Il bouge encore. Il s’enfuit aussi de chez moi. Il se glisse ailleurs. Tes adolescents frontaliers pourraient être attirés. C’est un public fragile. Je reçois un mot. Parandélev s’inquiète. « C’est une blague, jamais je n’aurais balancé, fait glisser ainsi sous la table du fils aîné ce paquet plat de Sargenor, c’est pour les vieux, si cétait de l’héroïne en poudre ou de n’importe quoi d’autre oou d »e nouveau, comment aurais-je pu…

Mais un autre danger guette le Fils du Père : la Médecine. Laquelle, du haut de son arrogance, prend les gants du juge et condamne son fils (quatorze ans!) à la thérapie pour homosexualité, à quatorze ans ! Son fils, anonyme comme un réfugié, s’est détourné des jeux de garçons plier des cartons et ce serait à moi, moi qui n’ai pas vécu, de lui redonner le goût à la vie ? On arrête le carton, la vie s’en va ? Je me souviens rès bien de cet élève-là, rouquin, jovial, cheveux lojngs, désireux de rester ici, sachant son âge et se cachant, foulard sur les tempes et légère blessure,

 

Un jour, Papan je serai de l’ETA, et avec mon prof, un fou, je livrerai de la drogue aux Basques pour qu’ils tuent les flics.

 

53 11 07

J’aurais aimé partir. Partir, c’est mourir un peu, rester, c’est mourir beaucoup. En compagnie féminine, non interchangeable, avec des rêves modérés : une cité balnéaire et normande, hors saison. Arielle marchait encore, ne toussait pas encore. Dans cette ville, tu montes ou tu descends, peu propice à la rêverie dit Baudelaire, comme Bruxelles. Et l’on rêve, et l’on crapahute, et les rotules se scrofulent, en biais le long d’une côte pentue, au sommet de laquelle se hausse une belle gentilhommière en belvédère, mais y pénétrer, non. Deux fenêtres closes aux vitrages gothiques nous surmontent, aucun autre accès en vue. Nous gueulons et je pisse, lorsqu’une servante en surplomb sans m’avoir vu.

Il existe des souvenirs dans les rêves, de démarches compulsives, et voici la troisième fois où je réagis de la sorte : me trouver enchaîné par un sort pissatif, ou nez à vit avec la pancarte INTERDIT. Un bruit au ras du sol m’intrigue sur la gauche : frottement d’un porte-fenêtre masquée, « entrez », la main sur le dernier bouton je parviens à toute une famille attablée de loin (la table au centre et les participants plaqués tout au long des tentures d’époque, murales, hommes et femmes lisent ou bien brodent : quinqua- sexagénaires ce qui me semblait très vieux, très noble ce qui me semblait raide, dix-huitième siècle.

Nous avons donc ici devant le marquis de Tourville, perclus, cassant – vous pouvez traverser le salon mais la prochaine fois ce sera le pied dans le cul nous obtempérons, les fesses basses. Surtout ne pas engager la moindre conversation, ne proférer aucune bribe de politesse : la famille plaquée au mur nous exploserait à la gueule à travers tout le salon, et rien de plus sale que d’essuyer les débris d’un ou plusieurs humains sur la largeur de sa poitrine. Et ils se foutent de nous par dessus le marché, parce que nous avons peur. Nous regagnons la ville, sur le plateau, repérant à l’entrée une espèce de kiosque où se vendent des barrettes à catogan : l’artisan les a recouvertes de tissus veloutés, avec motifs.

Sur l’un d’eux, le duc de Choiseul frappe le Dauphin de sa canne ; sur l’autre, La Pérouse en fait de même. Pauvre Dauphin, pauvre Dauphion. La Pérouse méritait bien d’être bouffé par les sauvages. Choiseul d’être disgracié au cours de la chasse royale. La servante nous accompagnait, Arielle et moi : elle n’en pouvait plus de la morgue Duduk ni de la morve de son cadet. Elle trouve que c’est bien fait : que le Dauphin se fasse donc rosser plutôt deux fois qu’une. Mais nous sommes en république à présent. Nous possédons des téléphones. Personne n’a plus de servante. Celle-ci voudrait se servir de notre portable poiur téléphoner à sa mère ! Quelle insolence !

Il ferait beau voir qu’une bonniche se permît de souiller nos outils de poche ! c’est non. Et puisque cette sotte pleurniche, donnons-lui trois ou quatre euros (« Arielle, je te prie, donne-lui... ») - Merci Madame. Merci Monsieur. Je vais de ce pas aux cabines groupées près du kiosque. Je saluerai bien bas mon humble mère, dont je ne suis pas digne d’essuyer la cheville ». Nous la congédions sèchement : ce ne sont pas encore des servantes qui battent le Grand Dauphin.Cela, d’ailleurs, ne se peut, consultez vos dates. Arielle et moi poursuivons nos explorations. Nous sommes attendus le onze pour apprivoiser un décor : O’Letermsen, infatigable metteur en scène, veut nous faire tourner – enfin : moi – dans une reconstitution historique plutôt confuse, dont le scénario semble encore en pleine gestation.

C’est une demeure inhabitée, très bien meublée encore, où les générations n’ont lâché prise que voici dix-onze ans : que faire de meubles de Boulle dans un trois-pièces de cité ? À charge pour moi (le retenu du rôle doit aimer l’initiative) d’esquisser, dans chaque pièce du château désert, quelques scènes, ou quelques gestes, par lesquelles se montrerait ma façon particulière d’ « occuper l’espace », totale ou restreinte, ample ou mesquine. Je mime tant bien que mal un menuet, un duel au fleuret, la dégustation d’une glace. Mais je suis épié. Filmé déjà peut-être. En fin d’après-midi, la même servante m’affirme, par une porte ouverte, que les mimiques du candidat lui ont paru optimales, ce qui me réconforte - comment ! cette cataud… passons. Passons ce rouge sur nos lèvres, les hommes en portaient bien. Ma foi, les compliments de cet ex-rustaude m’auront fortifié, David survient, prévenu sans doute par téléphone (de ma servante fugitive) : « Excuse-moi » dit-il dès que nous sommes seuls : j’aurais dû t’offrir ce cor de chasse, plus exactement cettetrompe de chasse que tu m’avais signalés en devanture au magasin Davard, Instrument de Musique, en station balnéaire ».

O’Letermsen parle à la jeune fille, d’elle-même, jouant de sa voix grave et profonde. Il m’a donné à jouer une scène où j’étale mon ridicule (c’est dans le rôle) : je gesticule sur une chaise à roulettes de bureau, d’une pièce à l’autre toutes portes ouvertes, comme un singe à l’attache – salon, chambre, communs, cuisine 1900 très lumineuse, tandis que mon commanditaire, empressé, presse la soubrette inculte en invoquant Dieu et tous les saints : théologie d’une main, le doigt dans le con de l’autre.

53 12 03

La vie ainsi ne serait plus qu’une incessante errance, où tiré par les fesses tel out tel véhicule me conduirait sur des routes peu lointaines. Nous représenterions des cols de dentelles et des bijoux modestes, vantant les charmes de vierges campagnardes, entre les champs de pomme de terre et de houblon. De notre Lorraine nous serions venus après les guerres nous engluer dans les contrées villeneuvoises et agenaises, et nous regonflerions nos pneumatiques vélocipédiques, nos pneus de vélo, avant les fortes pentes. J’offre aux démons d’asphalte ce grand dégingandé qui saluait des bras la redescente sur Narbonne ou Ribérac ou Montréal d’Agen, qui furent mes grandes seules découvertes.

Il y avait des feuilles mortes, mordorées disait-on en fin de repas, et tout au sommet d’une grosse ondulation, au bout du chemin à droite, le sol s’aplanissait en éventail au pied des arbres clairsemés : j’étais arrivé dans un terrain humide parsemé de débris végétaux à demi survivants, prêts à repartir ou à se fondre au sol, Là s’élevait encore, dans cet espace informe, une masure d’où venaient à ma rencontre deux vieilles qui semblaient de toute éternité m’avoir attendu sur ces herbes mouillées afin de regonfler mes tuyaux de jante aplatis. Elles avaient nom Mourant et Claudine de St-Gaudens, affairées autour de mes roues propulseuses.

Lorsqu’elles avaient fini elles me conduisaient au-delà de leur bouge, où reprenait, plus large et moins encombrée, une allée cavalière aussitôt butant sur un double portail de fer noir fermé. Je me sentis alors si ouvert que je suis remonté en selle, que mes inlassables balades avaient délitée en intérieur de bourse cloisonnée : petites pièces, grandes pièces, billets – ainsi nous mènent nos errances en Quichotte de paille… Mes roues et mes pas me dirigent vers un petit bourg où se déroule une fête de l’huître : allons humer ces fruits défendus. Ratée, ratée la fête : c’était hier ; les voix s’égarent dans nos campagnes. Avec Arielle qui va et vient, nous en commandons en terrasse, si loin de la mer : tout est resté en désordre, à 10h 40, et les employés nous prient de parler sans bruit, car la fête s’est prolongée. « Si nous allions à Villeneuve ? » Frau Mourand me tire une tronche de brème ; peut-être devrais-je la courtiser, tout le jour, afin d’obtenir ses faveurs le soir - femme, ou paysage ?

53 12 14

Nul ne parle aussi longtemps voyages qu’un paralysé sur son fauteuil. Aux hémiplégiques, rien ne revient si aisément que les lieux qu’il a obstrués de sa présence, valide. Il est allé dans le métro, comme s’il s’agissait d’une longue caverne mythique, crasseuse, encombrée, malodorante. Les habitués sont des monstres mornes – et que voient-ils ? une vieille dame mal mise et charmante, qui n’a trouvé rien d’autre pour me plaire que de lâcher je ne sais quoi sur mes pieds ? Pas même. « Ramassez-le ? » suivent des propos diffus ; les dentiers sont la malédiction de l’âge. M’étant baissé, je découvre au toucher à travers un tissu un lourd collier d’épaisses pièces rondes « c’est en argent » ditelle en me remerciant.

Il est curieux en vérité dans le métro d’observer, au gré des correspondances, tan de potentiels énergumènes des deux sexes. Voici une grosse rougeaude qui s’épanche à haute voix sur les racines grecques dont elle vient d’apprendre la fécondité. « Excusez-moi », répète-t-elle, « je veux transmettre la lumière de l’Hellade » et s’échappent de sa bouche les étranges sonorités de notre propre langue venue de si loin ici se condenser dans cette rame ballotante et nul ne l’interrompt tant elle a de plaisir sur les lèvres. Une autre plus âgée lui répond plus modérée d’intensité mais aussi passionnée : « Nous sommes » ajoute-t-elle « du même signe politique : je vote à gauche ! » c’est la gauche qui tue le grec au nom de l’élitisme à combattre à tout prix.

La rame s’accélère et les murs se rapprochent, formant tuyau, nous voyons près des vitres, nous autres passagers, défiler en lettres de feu les horaires des lignes, et chacun se recroqueville et baisse la voix dans le tube devenu fou : qui peut bien lire en dehors des arrêts de tels messages à de telles vitesses ? La vie n’est qu’un long danger programmé.

 

53 12 15

La scène se passe dans un hall d’aéroport. Les zuzagés, méthodiquement ou sur impulsion, lancent des pierres sur des arbres de hall d’aéroport, empotés vivants dans leurs cercles de gros galets, sec et ternes comme du plastique. L’association se fait immédiatement avec la rituelle lapidation de Satan qui se tient à La Mecque. Les pierres volent dangereusement. Elles proviennent de ces ornements minéraux formant d’étroites et longues plates-bandes, censées exprimer Dieu sait quelle jonction entre la matière et son annexion par la science humaine, ici aéronautique. Soyons pédants : c’est l’avenir. Mais les vaillants lanceurs ne sont pas animés de religiosité : ils visent, dans les arbres secs, des oiseaux, hors d’atteinte, qui sautillent avec sang-froid pour se mettre à l’abri parmi les branches. Parfois une volée se dégage et s’égaille,un instant effrayée, vers les faux plafonds ; les uns s’y perchent dans les poutrelles, la plupart redescendent au creux des arbres. Arielle et moi nous prenons au jeu, elle choque un tronc blafard dont l’impact s’étouffe dans l’air vicié.

Mais voici du nouveau : du faux plafond métallique, d’où pourraient tomber des crottes de dépit, commencent à tomber d’étranges récompensent, en forme de médailles honorifiques, soit rondes, soit ovales. Les rondes seraient des phalères antiques. Nous en ramassons à terre, parmi les enfants des quatre parties du monde qui les récoltent en chahutant. Ils se les échangent, et nous nous mêlons à ces circulations. Ces pièces honorifiques servent à leur tour de projectiles, et je distingue mieux les oiseaux : des sortes de pigeons, accoutumés plutôt aux lancers de miettes boulangères.

Arielle et moi ne prendrons pas d’avion aujourd’hui. Nous rentrons à la chambre d’hôtel, où nous nous lançons non pas de ces ornements militaires, mais des allumettes vierges, avec des gestes saccadés pour surprendre ou non l’adversaire. Il suffit d’une d’entre elle pour crever l’œil de mon chat Iris, et tuer l’autre chat Krakouf, qui porte le nom polonais de l’ancienne capitale : deux morts, dont le dernier venu, brûlé, que nous emmenions avec nous par faute de gardiennage. Il faudra que donne l’adresse de cet hôtel,qui accepte – les chats, et leur propriétaire éperdu qui pousse en pleine nuit des cris de deuil aigus, du fond de ses chiottes répercutantes. « Mais ils ne sont pas tout à fait morts ! » me dit-elle à travers la porte. « L’allumette a frotté, a brûlé le noble polonais, mais ils remuent encore tous les deux, cesse de hurler, réveille-toi ! »

Je me réveille et me calme. De toute façon, Isa la plus jeune resterait intacte. Nous avons trois chats : Iris, Isa, Kraków (mâle de Cracovie).

 

54 01 05

Nous sommes revenus souvent. Très souvent, trop souvent. La petite fenêtre de la cuisine donne sur un jardin cimenté, minable et sans idéal, où nos doux chats se sont transformés tous les trois en chiens bâtards, enragés sur leur boustifaille sitôt que j’ai claqué les volets extérieurs. Ils font des grâces et des sauts en gueulant comme des abrutis, et je remplis les gamelles extérieures,jsute au moment où dans la rue s’arrête le camion de livraison fioulique. Il y a des jours, comme celui-ci, où l’extérieur quotidien se jette sur vous avec allégresse et vous subordonne. Le livreur est désolé : sa cuve est vide, il tenait à nous prévenir, et la mère Marc, sortie di jardin contigu, râle tant et plus de sa vieille gueule édentée.

Les choses se gâtent lorsque le livreur se mêle de vouloir notre argent par avance : il reviendrait remplir nos cuves sitôt le plein du réservoir achevé. Cela ne faut l’affaire d’aucun consommateur ! Je lui montre, dans le local de la cuve, des battants qui pendent du plafond : à quoi pouvaient-ils servir, ce que je ne pourrais dire à présent : espérait-on par là réduire la toxicité des vapeurs sans issue ? Notre jardin grouille à présent de voisins plus ou moins pauvres, plus ou moins dépenaillés. De leurs propos confus je crois comprendre, aux jerrycanes vides qu’ils agitent, qu’il faut remplir ne serait-ce qu’un bidon d’hydrocarbure, afin de pouvoir se prétendre lésé par les propositions malhonnêtes du camionneur-livreur.

...Le calcul est tortueux, les pétitions circulent, j’inscris nos noms sur le papier flottant, les ménages comptent double. Les inscriptions gonflent. « La veille » dit un homme, « à la manif de protestation » (faillite de l’entreprise), « nous étions bien plus nombrés, bien plus remontés – mais alors » - il ajoute, en montrant sa tête : « blêmes ». Au-dessus de nous s’est avancée comme en équilibre une vaste voûte semi-cylindrique et très instable. « Vite ! Vite ! » j’entraîne vers le fond une poignée de personnes, par là l’espace est dégagé, le terrain vague 135 se poursuit au-delà de notre vue, « C’est un tremblement de terre ! ...J’en ai déjà vu un, au Maroc ! » - les autres s’en foutent et foncent, me dépassent.

Ils ont vu déjà tant de séismes que peu leur importe le mien, au Maroc ou dans les Rocheuses, ils courent s’entasser entre les parois et le mur du fond qui bloque toute issue : trop haut pour sauter, ou même s’agripper, de l’autre côté commencent à gicler d’immenses flammes, « Regardez, le feu, le feu ! »

54 01 08

Nous nous sortirons toujours des embûches. Nos véhicules nous attendent, réservoirs et bar pleins, les distances et le temps ne sont rien pour nous, la paternité va et vient sur son axe comme un curseur, ici sur le siège arrière s’effectue un bond rétro de 32 ans : fillette et chien. Deux ans chacun. Le chien, seul, énorme, pue de la gueule - et moi donc. Puisque nous sommes stationnés au pied d’un hôtel, pourquoi n’irais-je pas demander, en réception, à me brosser les dents, sans qu’on me fasse payer la totalité de la chambre ? Alors s’effectue un bond en avant de 32 ans. Sonia redevient adulte. Alors que je négociais au comptoir, avec un employé plus que récalcitrant, elle s’était absentée avec le chien, pour se promener : « Pas question ! Vous devez rester là, toi et le chien, pour surveiller mon retour ! » Il est rapide : c’est un refus, mon haleine deviendra fétide.

E la vettura va. Nous traversons des films et le département (me semble-t-il) de l’Aveyron : bocage sec sur hauts plateaux.Le film mettait en scène des voitures très vulgaires, qi s’exprimaient avec des voix de comics, et l’on voyait le pare-choc avant s’ouvrir et se fermer comme un clape pour imiter mécaniquement la bouche qui parle. Une halte promenative (il y en a tant !) nous fait descendre en pente raide sur les parois d’(un entonnoir géologique : le Trou de Bozouls ? Comment se fait-il que nous apercevions déjà, remontant la descente et traversant une bourgade à mi-pente, la cathédrale de Rodez ? Faut-il poursuivre notre remontée, ou redescendre tout au fond de l’entonnoir, afin de rejoindre Notre-Dame de l’Assomption ? Arrêt à l’ombre. Dépliage de carte, inventé par un dingue serviable, mais dingue. En levant les yeux, rien de mieux : « Pons », dans les deux directions – prononcer « ponts » - en Charente-Maritime, « 20km » - ah ?

 

54 01 26

Le véhicule est un cheval, un prolongement, un doux ronflement, qui m’aurait tant plu pour vivre, entre deux logis de fortune, mais j’ai eu peur, ensuivant mes désirs, de m’exalter jusqu’à la folie ; ma folie est venue par un autre chemin, celui de la crainte immobile. Ainsi j’ai vécu. Ainsi n’ai-je effleuré que le midi des Pays-Bas, d’Axel à Maastricht. Mes paysages sont des rangs de jeunes gens et filles, plus au moins sagement attentifs, guettant le trait d’esprit et la grasse vanne insatiablement mêlés à notre enseignement. Un cours sur le climat , het klimaat van Nederland ? Une carte murale fera l’affaire, là, au sommet de l’armoire (attention – poussière) – où j’ai planqué mon porte-monnaie l’autre jour.

Bien ce que je pensais : un potache m’a repéré, je ne retrouve dans ma main qu’une poignée de pièces pousiéreuses, que je fourre, vu de dos, dans ma poche. D’autres cartes se gondolent entre ane armoire et le mur de droite : agriculture, densité de peuplement, “point culminant le Vaalserberg 322m à la frontière belge”, Plus loin, une caisse-cagnotte vide. Des étudiants me sautent dessus, pensant que je viens de la vider. Je tiens encore toute la monnaie dans mon poing. Le ton monte. Annie me défend. Un étudiant veut m'arracher mon fric. Je lui boufferais bien le crâne mais cela me répugne d'imaginer ses os, sa cervelle et son sang sous mes dents. Je parviens non sans mal à me retirer. Cette séquence se déroulait au fond d'une grande salle de permanence bourrée d'étudiants, des garçons.

 

 

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