ROUTE DE BRANNE
C o l l i g n o n
R O U T E D E B R A N N E
Qui veut voyager loin prend la route de Branne. Inutile de pousser jusqu'à Bergerac, où l'on se rend de deux façons : soit par le Pont de Pierre estampillé "N", les Quatre-Pavillons et la route de Libourne, soit par le Pont St-Jean, inauguré le quinze sept soixante-neuf par le bal sur tablier – puis Fargues-St-Hilaire – et Branne. À St-Pey d'Armens les deux routes se rejoignent (Castillon, Ste-Foy...) - mais il suffit d'aller à Branne : "le lieu des terres brûlées" – ou "le marécage" – bourg disgracieux au premier abord mais beaux rivages, agrafés par un pont de fer, tronçon tombé là comme un morceau de Tour, Eiffel, signe particulier : brouillait la radio.
La route de Libourne est pour les pressés, qui font Paris-Sète par Bordeaux, pour la vitesse – en ce temps-là le Massif Central n'était pas encore "désenclavé", et s'il l'était resté on y retrouverait moins de cons – "à main gauche St-Émilion et son église monolithique" troglodyte, en fait.
La seconde façon d'aller, par Branne, est celle des flâneurs, des intelligents flâneurs. Une route engorgée de villages, laissant de côté les centres-bourg – Tresses, Baron, Vieux-Procédé – pas une demi-lieue qui ne soit jalonnée de souvenirs. Et s'il est vrai que toute route soit la Route, la mort au bout,ou bien le beau retour aux sources, alors qu'importe en vérité, qu'on s'accomplisse ou meure...
Nous verrons bien ce qu'il advient de cette sérénité.
Ma ville, c'est Bordeaux. La route de Branne est le cordon ombilical, effilé, insectionnable - partons du début, non pas des enfances enfouies désormais dans leur préhistoire, mais de cette interminable, fascinante et immobile adolescence, où l'avenir avait le goût doré de ces orages mort-nés.
Cela me vint d'abord sous forme de comptine :
Une chambre sur un mur
Qui donne sur l'arrière-cour
Avec des murs de vert cru
Où pousse le lichen bien dru.
C'est de moi. En baissant les yeux par la fenêtre je voyais aussi une terrasse aux rebords d'alu bitumé. Tout est parti de là. Ou resté. La consigne est de décrire cette chambre comme une cellule, un boyau où vécurent sous la poussière, classés à plat dans les placards, tous les dossiers, tous les projets empilés bien étiquetés sur tranche : ROMANS, ESSAIS, POÈMES, lève-toi et marche. Dans ce décor un homme, prénommé B., dont la femme lui gâte la vie sans qu'il se soit jamais demandé pourquoi, et qu'il fuit jusqu'au bout de sa laisse aux confins des campagnes départementales, mettons Créon, Sauveterre - et Branne, en lisière.
L'homme fait signe du pouce, la vie passe sans s'arrêter, "Vignonet", ces temps remontent fort loin, j'étais bien vivant. L'air portait en ces temps-là une texture, un parfum de frais, de feuilles vivantes et mortes, qui s'en souvient ? - d'espoir peut-être. L'air d'aujourd'hui est mou ("beau temps" sur la moitié sud) - un homme basané s'arrête dans la nuit - d'Antananarivo ? Mananjary ? L'auto-stoppeur évadé ne dit rien.Ne drague pas. Les Indiens noirs ou Dravidiens n'ont rien de négroïde : traits fins, lèvres bien ourlées, nez droit, faciès européen. Soit 70kilos de tendresse noire sur le dos dont seize centimètres dans le ventre - où est le risque?
L'auto-stoppeur B. comme Blanc connaît cet homme,
Ils bossent tous les deux dans la même prison
exposés tous les deux aux mêmes affleurements et contacts de jeunes filles et B. le Blanc se remémore l'Indien Noir le Dravidien aux prises avec les mêmes circonstances ridicules : en ce temps-là, quelques diplômes et 5 années de plus constituaient une frontière infranchissable : deux jeunes prisonnières au parloir ("ambiente carcerario femminile") insistent auprès du Dravidien, très beau, très grand, sur un point de détail de grammaire anglaise. Il répond doucement, battant des cils sur ses longs yeux - hélas en ce temps-là, l'opinion commune était que les objets de désir des jeunes filles ne pouvaient être que d'autres jeunes filles.
Tous les hommes se travestissaient, d'expression, de comportement, de ports de tête - hélas encore, elles aimaient aussi, certaines, parfois, de vrais hommes à peau
dure avec de gros rires. Les prisonnières en centre éducatif ont tourné les talons, singeant avec mépris le battement de cil de l'Indien. La jeunesse du monde grinçait. Et l'autostoppeur B., témoin dans l'ombre du siège passager, repassait dans sa tête la scène infame du mépris des filles, sans pouvoir confier au chauffeur foncé que lui aussi battait des cils en langoureux, sans avoir pris conscience de son dérisoire.
Il se jura ce soir au fond de son fauteuil que jamais plus, lui, Bertrand le Blanc, il ne prêterait le flanc à l'interprétation des jeunes filles. Cinq ans plus âgé qu'elles. B. vivait chez père et mère, plus loin, où ils sont morts depuis, la maison familiale au hasard des rachats devant abriter pour finir une famille de rouquins très antipathiques, la tombe des parents portant le n°113 au cimetière de Belle-Yves - au-delà de Branne, en Périgord pourpre. Route des tombes et des sources
S'accomplir est mourir
Ne pas le faire est mourir
Tel est le choix - alors mourir.
Parcourir une route où rien ne passe. Où rien ne se passe. Ce n’est plus le cas. Où les rencontres, les hommes et les femmes, s’engluent comme les mouches sur le papier brun au-dessous du plafond de l’enfance voyons dit le roi Arthur si la rivière aujourd’hui nous apporte quelque aventure – l’aventure est ce qui advient, ce que nul n’est jamais venu rechercher, car la vie n’est qu’un cours terrible et tranquille – « or voici : descendant la rivière à leur rencontre, le Roi et la Cour découvrirent la barque merveilleuse, où gisait une jeune fille, la plus belle, la mieux parée qui se vit oncques ; et cette belle était morte ».
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L’homme errait toujours, flairant les bas-côté de son passé – ou peut-être un chien. En ces temps de route clairsemée, il se trouvait au pied du ressaut de Tizac. Deux jeunes femmes le prièrent courtoisement de prendre place à bord de leur automobile ; plus un jeune enfant, plus un petit oiseau dans une cage, tous trois sur le siège arrière. L’homme errant ce soir-là se sentant atteint de malaises (d’un gros rhume contagieux) évita l’enfant pour ne pas le contaminer, contraignant la passagère à descendre, qui s’installa mortifiée près de l’enfant fragile et de l’oiseau en cage, leur parlant à l’un puis à l’autre en alternance. Il n’y a rien de plus dangereux pour un tout petit enfant que le rhume. Il en souffre beaucoup. Ses voies respiratoires, nez, gorge, s’irritent et s’obstruent, sa mère ne dort pas. Je ne les revis plus, ni les femmes ni l’enfant, ni l’Indien de Tamatave aux longs cils. Les ombres ne signifient rien. Ou alors, le rien – éloignez-les de moi, aucune voix ne monte vers l’homme ou ne descend des cieux Seigneur écarte de moi ce Graal que je ne saurais voir.
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De son vivant le même homme connut monsieur C. La scène se passe au bord de la route, et je lui dis ma femme (savez-vous) est très compréhensive. Le Sieur C., vendeur de chemises, donna son adresse à Pau mais sans suite – était-il vraiment opportun de prendre pour la circonstance mes airs les plus chafouins
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Quatrième insecte englué sur la torsade : repartant d’Agen (tout petit périmètre) j’ai dragué sans intention de résultat j’ai allumé l’homme qui m’avait pris à bord. Le restaurant m’avait gavé de pilaf au safran. Une grosse pyramide bien pointue, un petit serveur typé tout rougissant, soudain pardon - s’éclipsant - je vous empêche de manger – j’ai tout englouti à éclater pour justifier sa honte et confusion – et nous voici le fondé de pouvoir gros et gras et moi tassés comme deux sacs de grains le tutoyant parlant de sa femme et de ses enfants, car les pédés s’enquièrent à fond des vieilles épouses et quand il m’a largué sur le bas-côté du crépuscule je l’ai entendu péter sur fond de claquage de porte.
J’étais planté sur la route noire en plein cœur du Lot-et-Garonne partout le désert je hais les départementales et du milieu de la chaussée je m’étais guidé sur le ciel moins foncé entre les cimes des peupliers. À minuit d’un coup pile toutes les lumières de St-Maurice s’éteignent et tous les chiens me sautent dessus contre les grilles en gueulant, bout de conduite et frisson sur facture. Quand je suis arrivé à Monsègue les croix du cimetière sur la butte se détachaient comme des dents creuses sur l’aube à l’horizon : pendant dix ans j’ai mis bas là-dessus tout un livre Enfants de Montserrat vendu dans toutes les librairies de ma rue.
*
La cruauté des rapports humains m’a toujours épouvanté.
Indice n° 1 le titre Mouvement Perpétuel ou Sur Place écrit par saint Cloporte qui se mord la queue – tu es le plus fort mais sitôt franchie la barrière fin du message et c’est Moi qui gravis la pente noire en me crottant jusqu’aux genoux sous la bruine du monde, je monte vers mes morts dans la tombe et la pluie sur eux, agrippé tout en noir les deux mains dans la terre, en direction de mon destin de fou trempé, trompé. J’ai raconté ma vie à la table de bois du bistrotier tombé du lit route de Branne à l’heure où les soiffards se parlent de femmes entre invertis de la cloche, marins de terre ferme et fiancés de la bouteille – je te connais mieux que toi-même puisque tu me manques.
Alcool perdant.
La route se perd après les croix du cimetierre.
Prénom de femme.
Quel est le chant, le livre, l’oraison… qui n’amplifie pas le prénom d’une femme.
Voilà bien de l’histoire. Voilà bien de l’aventure. Non pas une forteresse, mais un véhicule qui m’appartiendrait, pourvu de tout ce que l’insertion comporte d’accessoire : lavabo, raccords électriques, couchette – finis, les hommes nocturnes, désormais les nuques rases, l’abandon des tournures d’Église, mais de larges rideaux tirés, des baises à petits coups précis pour éviter le plafonnier, de bons ressorts fidèles, rien qui se voie sous la tôle jaune griffée d’éraflures. En vérité le bouclier d’Achille représente le monde entier roulez bolides.
Changement de ton
C’est un camion. Une estafette. Sous le plancher une invraisemblable foule de connections électriques. Le garagiste lève les bras au ciel quel est le couillon qui vous a bidouillé ce bordel l’ami bricoleur a tronché ma môme derrière le tas de chiffons bourré de cambouis et puis je l’ai récupérée, camion en sale état fille à peu près retapée je n’ai rien dit sur le moment ça recuit des années avant que ça vous repète à la gueule
Le lyrisme revient de suite
...tous les boutons pour que ça remarche, l’allume-gaz à pression, la bouteille plate sous le frigo, le petit lavabo où tu pisses à l’arrêt tout tordu fais gaffe que ta pisse aboutit dans les eaux usées que tu te trimballes au flanc comme une sonde vidange interdite si tu pollues tu payes. Se mettre sous la guinde donner un quart de tour, avec du pot tu évites ta merde sur la gueule juste à côté des vidanges d’huile ne quittez pas vidages réguliers j’ai revendu tel quel pour trois fois rien j’espère que le suivant s’est pris toutes mes vieilles pisses sur la gueule.
Moi, l’homme, hésitant, étourdi, évadé, à présent, bien présent, muni du CAP « tournage bagues et bracelet », tour mécanique pour le cuivre, fin burinage, croix celtique, basque, etc. - je ne veux pas passer pour nazi je ne me fâche avec personne - mon ex était basque. Nous avons roulé neuf mois. Les marchés, les robinets de cimetières – l’eau des morts est bonne à boire, derrière le mur nul ne te soupçonne de remplir ta tonne de 40 litres à l’œil. Un soir, errant parmi les tombes à la tombée de la nuit je cherchais la prise d’eau lisant les plaques. Mais il est rare de péleriner sur le tombeau d’un grand-oncle avec un bidon à la main merveilleusement luminescent dans le crépuscule.
Quand je suis ressorti du cimetière cinq hommes se promenaient dans ma direction, un peu vite pourtant, le maire et ses ânes-joints qui vérifiaient mine de rien ce que c’était que ce zombie qui scrutait les dalles avec un jerrycane. Nous nous sommes dit gentiment bonsoir sans plus. Les bouseux sont sympa. Mon ex s’appelle Monique. Nous faisons les marchés, ça me revient. On se lève à l’aurore, bourgeois. En pleine nuit lyrique les oreilles qui piquent, même l’été, le plein de sommeil n’est pas fait, le paysage s’il y en a un vous rentre par dans les yeux, l’estomac tire. Arrivée parmi de parfaits inconnus ou qui font semblant, un apprenti équilibriste tâche de tenir sur un fil entre deux chaises, très mauvais, les gosses admirent.
Les Arabes et les Manouches passent très tôt en costards fripés, blasés, les mains aux poches et hurlant dans leur langue pour bien faire voir que le monde leur appartient, ce qui se pourrait bien. Ils supputent les bonnes arnaques. À neuf heures les bons coups sont partis – l’air dédaigneux, trop bons de te liquider tes rogatons – puis la place qui s’anime, la matinée qui se met en place, tu restes là dans la brume humaine qui s’accroche et qui meuble à ras de pavé, la place prend son relief normal, des Cajuns font du raffut sous chapiteau ça va dix minutes après tu en as marre, tu reviens à ton stand où rien n’est vendu, rien ne sera jamai vendu parce que personne n’en a strictement rien à foutre de tes merdes parce que tu ne t’intéresses pas à leurs merdes à eux.
Le clown débutant jongle sur sa corde molle et se casse la gueule, les Cajuns bouffent, les gosses trimballent leur tête à claques au bistrot qui les engueule c’est un établissement de boissons ici je ne peux tout de même pas passer mon temps à vous offrir des verres d’eau – si t’avais su t’aurais fait bistrot mais t’as fait trop d’études, tu n’as toujours rien vendu et ton voisin ne t’a toujours pas adressé la parole alors que tu bouffais encore avec lui il y a huit jours c’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’il te fait la gueule fallait pas faire du genou à sa sœur sous la table merde elle est libre à 38 ans tout de même en tout cas la solidarité entre forains mes couilles.
En plein été on te place en plein cagnard sur la pente du château zéro vente le matin because la messe et l’après-midi tu te prends le soleil pleine poire jusqu’au coucher t’es bien le seul à ne pas avoir prévu de parasol chacun pour soi, le seul à vendre c’est le stand pain d’épices et le vendeur de Coca. Plus bas c’est les dessus de cheminées, chiens en plâtre Hercule en plâtre David en plâtre, tu marches coudes serrés cul serré en guettant du coin de l’œil parce que si tu engages la conversation ça va tout de suite retomber sur tu me le donnes ton fric cher ami de mes deux fils de pute oui ou merde ça décourage, forcément – vous aimez ça les contacts humains, vous autres ?
On ne s’achète pas entre exposants. Chacun son badge. Tiens la sœur s’est mariée cette conne, le mari n’est pas mal je me l’enverrais bien mais faut pas me prendre pour un pédé, prétentieux mais beau gosse, quatre mois à Paris ça vous pose un homme, dès que t’es beau vaut mieux que tu fermes ta gueule lyrique, chaleur, mouches, consommations à renouveler pour ne pas crever de soif – et ce morveux de 3 ans qui braille – cette rage des prolos à vouloir se reproduire il faut vraiment ne rien avoir à foutre de sa conne de vie pour perdre son temps à élever un con de morpion qui te chiera à la gueule à quatorze quinze ans, faut vraiment avoir la tête vide comme un bricoleur pour pondre un gosse.
Reprenons : des marchés en plein air ou à couvert, avec les artisses qui tortillent le blé le pin le maïs et la fleur séchée, le taulard qui vend tout exorbitant de chez exorbitant, les ploucs qui te traitent d’intello parce que tu as eu le malheur de parler russe avec des Popov, tous ces marchés, ces rassemblements de viandes molles qui de toute façon ne veulent jamais acheter rien acheter rien de rien ben c’est vulgaire prout et rintintin.
X
Moi je m’étais payé le camion lyrique pour faire la route, juste un petit coin de France, Bretagne à la rigueur ou Picardie, et puis Monique me fait le coup de la bonne femme elle tombe enceinte putain c’est vulgaire et tout, seuls les hommes vulgaires peuvent sentir ce que j’ai senti tout un château de cartes qui s’effondre, toute la vie qui s’écroule sur vous c’est dans « Monsieur Ripois » - les femmes font ça, vous rivent au pied du produit de vos couilles et plus moyen de faire quoi que ce soit ça ronge ça bouffe – je ne suis pas encore parvenu à déterminer si les gens qui font des enfants sont des héros ou des cons.
Et que fait une femme avant de vous balancer sa purée de placenta ? Elle dort. Elle roupille. Ne peut plus supporter le camion. S’invente un médecin, deux médecins, des soins, l’homme est coupable, coupable à se les couper, tous les matins ce con-là s’enfuit sur sa machine roulante et tressautante. Les nuits d’insomnie allongé près du ventre. La reproduction c’est la mort – les femmes, c’est rien que des bombes à retardement la grosse bête qui gonfle, qui gonfle…
Quatre longues années perdues plus tard, quatre années de ruine de bite parce que le mouflet lyrique ne vous laisse plus une nuit de répit, la chose et l’enfant deviennent présentables.
Le père a pris quatre ans de plus. Encore heureux quand la mère ne décide pas de remettre ça. Ma fille s’appelle Rachel Sarah Svoboda liberté en tchèque. Une petite fille toute brune qui touche à tout, qui vous obéit bien et qui vous aime beaucoup. Peu de chose suffit pour se faire aimer d’un enfant. Sa mère et moi baisons doucement, faible amplitude, plafond aux fesses, camion docile, c’est la femme, c’est la fille qui vous tendent les clous pour fixer, tu dois aider l’humain à vivre, à braire un peu avant d’agoniser.
Reste les matins.
Le matin l’artisan, le fabricant de bracelets, s’emmerde, s’emmerde, on ne peut pas dire qu’il se réveille en bénissant Dieu, bobonne au lit ronfle tout éveillée (ça se peut) tu te lèves (c’est tu à présent), tu te cognes dans tout ce qui bouge, tu brosses le chat tu vides sa merde et tu te laves c’est désagréable, tout est désagréable. Au petit-déjeuner tout seul tu broies le noir, cinq biscottes avec la confiture dessus.
Le plaisir qui subsiste est celui du camion. Pour moi tout seul. Un Diesel avec le retard Diesel à l’allumage. Seul moment libre de la journée. La seule aventure. Le seul avenir est le souvenir de ses rêves. La sono à fond. En variant les poses, et les postes – tant que tu veux. S’appuyer du genou pour atteindre le siège en faux cuir craquelé. Hurler pour parler au passager (jamais de passager ; surtout pas de passagère) – et le son, le son pour couvrir la ferraille qui danse, l’estafette qui gigue. Camion bâché. Camion du matin, chambre aux volets mi-clos, de nuit la femme chaude dans ton dos – contact – allumage – tonnerre et pot verdâtre à l’échappement qui attaque le goudron – dans la gueule des vieux par dessus le mur – retour du soir, Extérieur Nuit Tombante. Un sentier de sable tout droit dans les Landes, l’huile de vidange en mare noire qui s’infiltre – sous moi je ne sais quel volant qui bat comme une bielle et sur main gauche la porte ouverte en métal craquant, un jour elle coupera ma jambe en tombant, je pose le pied sur le sable – vingt minutes aller, vingt minutes retour entre les pins.
Tous les sentiers diffèrent. Des chasseurs passent à qui je demande autorisation de promenade, « Faites, faites » disent-ils en se détournant. Je déclame que Oui, je suis anarchiste (je joue le rôle du Banquier dans Pessoa) Des flaques. Des grumes. Des troncs rouges comme de jambes empilées. Une pluie légère avec entre les cimes une voie grise dans le ciel, et la certitude amère de ne plus rien voir d’autre. Les anciens, confinés dans leur univers de douleurs, faisaient de la souffrance la condition essentielle de la vertu. De même l’impuissant qui nous parle nous a-t-il persuadé que les visions du même se varient à l’infini.
Une infinité de détails à déchiffrer sur un sentier des Landes sous les espèces du pin et du sable. Le 26 septembre j’ai vu Dieu dans une pigne de pin poussée du pied puis ramassée serrée dans le creux de la main comme l’univers. Le 28, gueulé sur les femmes en général pour ne pas perdre mon identité ; nul ne m’entend. Au sein de ces austères paysages, pénétrant jusqu’au cœur de ce frémissement de soi, j’expectore encore mes ferments de vieille haine – de vieux carnets d’années comme un criminel « que faisiez-vous le 3 octobre 93 » quatre-vingt douze, les faits et gestes vous confondent chouriné le tant la mère X à tlle heure ouvrir en tremblant les carnets d’antan.
Fébrilement.
Se souvenir est une grande victoire ; jamais je ne me rappelle ces incidents du métier Cocasseries Blessures d’amour-propre vengeances – jamais le moindre traître souvenir.
Mais le vivant nous revient
Écoute. Le seul Jugement Dernier sera celui que je décréterai sur mon lit de mort. Moi. Dépouille. Pour peu qu’il lui reste de conscience, que dira-t-il ce Moi que je ne connais pas – j’entends tout cela qui gronde tout au long des kilomètres mots et moteur entre les quatre roues de mon bunker roulant où sous mon palais déferlaient le rire et les doutes soldats je suis content de vous J’ai beaucoup fait rire les enfants ; qu’il me soit beaucoup pardonné. Trajet d’aller, puis de retour, flux et reflux, lyrisme et lassitude, langueurs incessamment redécouvertes, elles m’attendent, hospitalières.
XXXX
Figurez-vous à présent que le temps s’accélère et que parvenu à la fin de ma vie je sois un vieillard buvant le dernier verre de rouge, avant sa mort prochaine et freinant des deux pieds.
La vie, le temps, auraient fixé près de lui des voisins qu’on tolère, des étrangers naturalisés, deux grands enfants de 20 et 18 ans garçon et fille, on les appellerait Medeiro. Ils habiterait juste devant chez moi le vieux, dans une échoppe aquitaine, entre mon couple et la rue Georges III. Pour accéder jusqu’à nous, il faudrait contourner la maison étrangère par un de ces passages latéraux qu’on appelle « servitude ». La cour intérieure de ciment gris serait à ces gens-là, sur la gauche une plate-bande à bordure, à droite un buisson de glycines.
Les deux enfants des Medeiro, nous les avons vu grandir. Ils sont propres et bien tenus, la cuisine propre et bien tenue et toutes les pièces aussi. Un salon et la télé. Je sais tout cela parce que c’est à nous, les âgés, de prendre soin de leur maison pendant leurs vacances à Sétubal, d’ouvrir les fenêtres, de les refermer.
Leur belle-mère vit avec eux. Quand elle s’ennuie, elle plante sa chaise devant nos fenêtres à nous, dans le petit jardin de séparation, et bavarde avec nous, l’été, pour nous distraire, car nous avons besoin de distraction. Cette baveuse de 50 ans n’a rien à dire de particulier. Voici maintenant nos déplacements : de l’autre côté de la rue, face aux étrangers naturalisés, vivent les Ducul. La vieille Marie-Antoinette porte une sonde à pisse sur le mollet. Toujours collée chez elle, toujours à geindre, maison très propre et très rangée. Le vieux Ducul est passé l’autre jour tout droit dans son cercueil, la Marie-Antoinette suivait toute pâle en pleurant, on aurait dit un fromage. Le voisin suivant s’appelle Ber, un vrai jeune de quarante ans, de l’autre côté des glycines. Tantôt barbu tantôt sans barbe, comme s’il avait quelque chose à cacher, vigile, baissant les yeux sur son jardin, réparateur au noir de citadines sous son vieux garage en planches (pour sortir il prend sa Kawasaki et son casque Brembo, Branne aller-retour, anonyme et furtif. Quand il fait beau il scie des planches et pose des tuiles, avec des amis qui sifflent, je l’ai appelé Castillon, ses parents sont peut-être morts dans un seul accident de la route.
Il est resté là, sans chien, malgré les souvenirs.
*
« Ma femme et moi ».Drôle d’expression.
Nous sortons dans la rue qui mène au jardin, pour voir notre lapin.
À propos de chien, les troisièmes voisins se sont débarrassés du leur : aboiements de jour, de nuit, ils sont huit, dix, douze, des Arabes, des Noirs qui retapent tout, qu’est-ce qu’ils ont tous à bricoler à maçonner comme ça, tous à chanter, à gueuler avec le transistor à même le sol, dans les pièces vides ça fait caisse de résonance. Ils ont acheté la baraque à droite, qui ne vaut pas un clou, des pièces humides avec des recoins à ne pas pouvoir tourner, ils ont retapé, rajouté de la charpente et que je te tape et que je te racle, pour nous, vieillards intellos, c’est dur. Ils font la teuf en fin de semaine, rien que des jeunes ah ben ouaiaiaiais, oh pis mais, enculé du cul jusqu’à trois quatre heures du matin, même plus un langage, des gueulantes, des onomatopées, on ne les revoit plus, tout flambé en noubas au lieu d’acheter du ciment, je ne vis pas avec des gens qui ne savent pas combien ils sont ni d’où ils viennent.
C’est bien fini l’auto-stop. Le camion d’artisan, les marchés les petits matins. Portugais Français Arbis Blackos y a pas écrit chef-d’œuvre en frontispice, y a pas Balzac là sur ma gueule.
Mon passé j’en ai pas eu. J’ai exercé des tas de métiers lyriques, j’ai sauve la mise à des tas de marginaux, franchement je préfère ma vie en bout de course, abolissez la littérature.
Notre rue, c’est rue de la Jeunesse, comme café du Progrès, rue de la Providence, passage de la Vertu. Au bout de la rue notre lapin nous attend dans sa cage à fond de jardin. Derrière son grillage, tantôt ma femme et moi tantôt tout seuls, nous avons vécu ici ou là tout au long de la rue de la Jeunesse comme des perles qui glissent sur un fil, tout le quartier s’est transformé.
C’est une rue mal foutue, des maisons sans alignement, tout bâti à la va-vite avec des poteaux « 1937 », les trottoirs tantôt larges tantôt plus rien, nous étions au 6 puis au 50, c’était chez nous, on voit dans le sol des butoirs de portails, maintenant au 4 avenue Victoria.
Je me méfie des jeunes, de tout ce qui vient au-dessous de 40 ans, ça ne respecte plus rien ça brûle tout, un mètre cube de documents même pas légués à la Communauté Urbaine, tous nos papiers en tchèque en polonais ils ont tout brûlé dans la maison d’avant.
Depuis la Libération je ne vous mens pas, il ne s’est rien passé. Les Boches dévalaient la rue en mitraillant, les Résistants volaient du saucisson à l’étalage, ça valait le coup de faire la guerre : chewing-gum et boogie. Maintenant deux vieux qui marchent à pas courbés, les proprios sont jeunes, ils ont racheté la maison des Portugais, qui sont partis comme des auto-stoppeurs, pas d’intrigues amoureuses, pas de flingue juste la vie, une infinité de choses à dire avant la mort, la blessure qui suppure et bave.
Dans le cimetière j’ai vu un gros caveau comme dans mes rêves, couvert d’ex-voto, une Maman Gitane, avec dédicaces lyriques, cinq ans la concession – disparue, la tombe.
Je voudrais vous parler aussi des chemins humides où je posais mon cul en tenant mon
jambon, introduis Dieu dans ta vie et moque-toi du reste. C’étaient des sentiers d’herbes où je me trempais les pieds, des champs où il n’y avait rien à voir. Des sentiers comme des lombrics, un seul aller-retour par manque de temps, j’étais effroyablement jeune, j’essuyais mes souliers à l’herbe, les lèvres grasses de jambon.
Mon père, dans ses herbes, j’oubliais où il m’emmenait, une battue de paroles, je parle sans cesse en marchant, je comprends à l’instant même à qui je m’adresse, parfois des paysans me guettent et m’attendent, narquois, au détour d’une haie, le râteau sur l’épaule, n’ayant rien perdu de mes paroles – des chemins mal tracés aux longues flaques en ornières, je sautais de motte en motte imprimant mes semelles dans les taches de gros carburant forestier.
*
Une femme. Route de Branne quatrième. Elle disait d’une part qu’on osait (quelle horreur ! ) - mains tremblantes sur le volant – laisser suivre à la jeunesse le drapeau français, afin de respecter le sacrifice des anciens ; d’autre part que des hommes d’âge mûr se contorsionnaient en boîte juste sous la fente anatomique des danseuses dans les tuyaux de verre « comme s’ils ne savaient pas ce que c’était qu’une femme »
on ne sait jamais ce que c’est qu’une femme
Un vieux s’est fabriqué sur la plage un abri en carton pour se branler sans bruit devant des cuisses ouvertes de nudistes. Elle s’en indigne également. Un homme l’a prise, elle, en auto-stop, l’a déviée de sa route dans une clairière pour lui proposer de faire l’amour. «Je lui ai représenté qu’il avait une femme, une famille. Je lui ai fait la morale » - qui punira enfin les bonnes femmes de leur morale ? - c’est ainsi que route de Branne, butte et château de Gurçon, j’avais si amèrement déploré la compagnie, féminine hélas – domaine autrefois du Marquis de Gurçon de Trans ami de Montaigne. Ce dernier relate en ses Essais comment il chevauchait par le val de Lidoire vers le nid d’aigle de ce serviteur de la France, « ayant perdu ses trois filz à la guerre ».
Ils s’entretenaient de Gaston, de François ; d’héroïsme et d’absurdité, sous le beau ciel désert. Le soir venu, Michel de Montaigne reprenait la route, broyant ses calculs sur l’arçon aujourd’hui conservé à côté du fauteuil au château. Gurçon est à présent ceint de barbelés, branlant sur sa butte sapée par les garennes, avec ses pierres tombées où l’on s’assoit pour lire ; ce jour-là c’était la lettre de Flaubert à Louise, où il refuse à tout jamais l’Académie Française (dans la cour d’un autre fort j’avais non loin de là déclamé Nicomède, tandis que jouait à mes pieds, avec toute la dignité de son âge, ma fille de trois ans) – quel metteur en scène voudra monter pour les enfants Nicomède de Corneille ?
En vérité je vous le dis, même route de Branne, mes seules rencontres sont des livres, qu’il n’est pas besoin de courtiser des mois pour obtenir une entrevue. J’ai fait rabâche toujours à l’antenne la Célébrité d’inoubliables rencontres par pur hasard après maintes flatteries et manœuvres d’approche, après maintes trahisons d’amitiés ridicules, impuissantes et simplettes, et ces rencontres parfaitement fortuites comme il se doigt m’ont transformé la vie. Pour ma part j’ai sans doute raté ma vie, mais je n’ai jamais trahi personne pour plus influent que moi… « Rencontrer » les gens ? quelle drôle d’idée...
Encore moins « des femmes », grand Dieu ! - qui plus est, condescendant, du haut de leur revêche connerie, à se mettre au lit ? ah fi donc, pouah ! monsieur le baron ! que faite-vous donc ? - la même chose que vous, Madame… - où notre cher Lacarrière si bien nommé a-t-il donc été chercher cela ? en Grèce qui plus est, où les femmes étaient toujours à portée de flingue ?
Nos expériences à nous sont d’un tout autre ordre. Assurément, j’ai bel et bien passé ma vie dite active au sein si je puis dire des jeunes filles, triturées,taraudées, ravagées par la branlette la plus frénétique – de loin les plus sincères de toutes les créatures féminines. Avec les putes. Qui se branlent aussi, d’ailleurs – en fait je me demande, de plus en plus, si cette fameuse route, de fausse évasion, ne serait pas cette voie non lactée où défileraient à jamais, figées dans leurs rondes, les images platoniciennes de toutes ces filles ou femmes – et je me détendais, descendu de ma selle, au rebord d’un fossé, les yeux baissés sur ce triangle d’herbes qui se trouve toujours entre les jambes quand on s’incline…
Voici un chœur lointain qui se fait entendre. Ce sont des jeunes filles qui marchent au pas. Rapide allure amenant promptement sous mes yeux un contingent rythmé de mollets et de fortes chaussettes – or passant devant moi, adulte, le nez profondément baissé, les Défilantes atténuèrent leur chant cadencé jusqu’au murmure, jusqu’à susurration, et moi, moi qui baissais les yeux, le nez au niveau des sexes, je constatai que j’effrayais autant, plus même s’il était possible, avec mon annihilation, que j’étais moi-même épouvanté.
Elles baissaient la tête, les fières Spartiates, si bien que tombées au sol, les bilabiales de « papa », les nasales de « maman » (son grand vit papa, son grand vit maman, son grand vi-icaire le suit) se muaient en fricatives indistinctes de type hindi, le [bh] de Bharat ou de Bhiwani. Si j’avais gueulé « Salut les gerses ! » ou « On part àl’assaut ? » (à la cosaque) elles m’auraient lancé des bobards de merde et je ne pouvais plus supporter le chaste-regard-sportif-égalitaire ; à peine évanoui le dernier mollet toutes les randonneuses se sont remises à hurler de plus belle en marquant le pas, avec tous les indices du plus profond soulagement.
Telles sont mes rencontres, mes exploits de la route de Branne…
Une autre année. Ailleurs. Je consomme à l’écart, dans un grand bistrot, très frais. Des clients à béret, 1 genre patois soixantaine. Sur la place les deux chameaux pelés d’un cirque. Soudain trois autocars, pleins à ras bords d’un immense piaulement de poulailler en flammes, c’est-à-dire très exactement l’irruption de 153 pucelles surexcitées de 14 ans tout rond. Dans le reflet de vitre devant moi je vois converger vers le bar trois fois cinquante-et-une branleuses affublées de l’audace des rattes en troupe, sans retenue ni crainte du moindre mâle que ce soit, enfin décapées de toute cette répugnante réserve de vierge s’imaginant dissimuler aux puceaux de base un nombre incalculable de halètements de branlettes.
Et là je comprends la légende des Bacchantes toutes bourrées. Elles se sont installées derrière moi, merci le reflet ! - et j’ai résisté, résisté de toutes mes forces à l’horrible, à l’humiliante envie de me retourner, pitoyable Orphée polygame, m’interdisant violemment de hasarder ne fût-ce que le coin d’un simple battement de paupière, obsédé par le sort misérable du chantre du Rhodope déchiqueté par les Ménades, adeptes furieuses et ivres du dieu Bacchus ; la propre génitrice d’Orphée menant le cortège méconnut son fils et le déchira avec toutes les autres pour se venger de sa bite molle. Orphée en effet, par regret d’Eurydice, avait « inventé » la pédérastie, estimant ne plus devoir aimer aucune autre femme.
Les vieux Occitans par contre, sans gêne ni malice, béret sur le front, se rincèrent l’œil avec de tendres sourires , ; mais moi, sentant se faufiler sur mes traits de véritables contractions d’assassin, j’écoutais de tous mes tympans, submergé, englouti sous ce flot de sirènes acides, jouissant de la pleine conscience terrorisée de ceci : j’aurais exhibé un tel masque de désir panique et de folie qu’ii s’en fût suivi, je n’en doutai pas un instant, une de ces dégradantes huées collectives qui m ‘eussent jamais poussé à la plus vile des jouissances.
J’avais déjà vécu cela, le jour lointain où m’exerçant avec d’autres, saut en hauteur, lancer du poids, j’avais vu surgir le vaste pépiement d’une nuée de fillettes âges de huit à onze ans. Pris subitement d’intérêt pour la chose sportive, j’avais alors exhibé une agitation fébrile, criant, moulinant, sautant les barres à pieds joints.
Ce ne fut que longtemps, longtemps après, lorsque je me fus abondamment couvert de fange, que l’un de mes condisciples, je n’ose dire camarade, car nous nous méprisions réciproquement, me lâcha du bout des lèvres on n’entendait plus que toi ; on était tous écœurés. Je hais, je hais profondément le genre humain. Engluez-vous dans la situation la plus ignoble, ravalez-vous, coulez comme la plus lamentable épave humaine – quand vous n’auriez plus sur vous la moindre parcelle de propre, enseveli au plus profond dela plus abjecte souillure – alors, alors seulement, d’immondes spécimens de l’infecte race humaine se permettent, s’autorisent la plus inimaginable et la plus répugnante audace de venir vous souffler sous le nez : « ...ce que t’avais l’air CON... »
C’est très précisément pour CETTE raison que je voue à l’humanité le comble de mon exécration – depuis que mon meilleur ami – un fou n’en a pas d’autre sorte – s’était empressé de répandre mes plus intimes convictions aux quatre coins de l’établissement. Jamais plus depuis je ne me suis retourné sur un groupe de filles, ni même sur une seule femme » - écoute, et apprends mon courage de cet autre importun exemple : assis près de mon épouse sur un bord de trottoir, je pique-nique en bon époux. Nous sommes l’un et l’autre recrus de fatigue, et maussades ; à ce moment, très précisément, sous notre nez, une portière d’autocar nous lâche un troupeau de jeunes filles en short, collectives et joyeuses. Elles s’installent plus haut que nous, sur la place – je ne lève pas un œil. Ma bobonne, bien rouge, bien lasse, bien irascible, ne me rend pas bien fier de moi.
Hélas, bobonne a soif, les bouteilles sont désespérément vides, et la fontaine se dresse plus haut sur la place, juste à côté du groupe de filles qui font un boucan du tonnerre – pas de problème : c’est au tour de l’homme de chercher à boire.
Seuls ceux qui ont connu Arielle à son apogée, lorsqu’elle n’était enceinte que de quatre mois, en cet instant poignant où le corps n’a pas encore amorcé son irrémédiable déformation, comprendront la douleur intercostale qui me transperça le cœur ; ce jour-là, j’ai marché au supplice à la fontaine sans le moindre regard pour toutes les pucelles du monde.
Bien droit, sans la moindre fausse note ; revenant bouteilles pleines, les yeux baissés, portant quoique vieux la chevelure des Temps Nouveaux, où le mâle aura disparu – j’ai oublié un miaoû bien gras – j’aurais dû saluer peut-être, rendre hommage – inconcevable en effet qu’un homme fait longeât une telle quantité, une telle qualité de jeunes filles, tout affublé d’une épouse aussi acariâtre qu’on voulût, sans esquisser un geste, sans adresser le moindre sourire, la moindre œillade à qui que ce fût. Et sij’ai pu passer pour quoi que ce soit, ç’a été pour un mari soumis. Légion sont les exemples de ces fascinantes, terrifiantes foules féminines auxquelles j’ai repensé, sur la route de Branne.
Foules de filles… En ces temps reculés où l’horrible vertu au visage de mère – je divague – dispensait l’éducation par sexes séparés, je m’étais arrêté au seuil du Lycée de Filles de L. Air con, treize ans, vue basse, galerie donnant sur la cour à l’heure de la récréation, quelle terreur n’ai-je pas éprouvée à voir se bousculer en mon honneur des rangs entiers et rigolards en alignement de profils de cul emboîtés comme cuillers en boîte - là, devant elle, quel étrange phénomène, quelle erreur de la nature – un garçon…
Elles se sont foutues de moi très exactement comme un troupeau de garçons se fût foutu des filles, mais – comment peut-on savoir de telles choses à treize ans ?… Pendant le cours de grec, supprimé chez les garçons – je me suis bien gardé d’adresser le moindre mot à mes voisines, bien plus avancées, qui me considéraient avec une hauteur dédaigneuse. Dix ans plus tard, mon épouse me révéla que c’était « une attitude de défense », et qu’elles étaient aussi embarrassées que moi.
Donc, en toute logique, la prochaine fois que j’éprouve de l’embarras, je ne devrai pas hésiter à roter, péter, pour bien dissimuler mon extrême timidité. Sûr que cela détendra, et que les autres, surtout les filles, enfin les femmes, comprendront parfaitement mes honorables motivations.
Remontons le temps.
Des amis de mes parents m’interdirent, à cinq ans, de regarder la toilette de leur petite fille, « parce que c’était une fille ». Mes parents les blâmèrent en leur absence, mais ce fut moi qui proposai de ne pas regarder ma cousine lorsque ma mère fit sa toilette sur la table de la cuisine. Faisant mine de me plonger dans un livre (substitut, déjà ! de l’érotisme), je m’étais placé de façon à scruter l’anatomie interdite par l’intermédiaire d’un miroir mural judicieusement disposé.
Est-il besoin de préciser que ladite cousine utilisait le même subterfuge. En ces temps-là ces inquiétants symptômes n’étaient considérés que comme des enfentillages. De nos jours, nous serions traînés devant un psychiatre, voire devant les tribunaux). L’essentiel cependant consista en un jeu que nous avions inventés tous les deux : il fallait se cacher derrière une porte entrouverte, pour jouer tantôt uen foule qui se moquait, tantôt le curieux ou la curieuse débusqué(e), dans l’instant de sa découverte. Plus tard, je m’endormis sur des visions de compissage : une succession de filles venait m’uriner à l’intérieur des veines de mes bras, préalablement lacérés et tailladés.
Plus tard, au Lycée de Garçons cette fois, je n’eus de cesse que je ne fusse persécuté. Je me construisis donc un comportement étrange, et ce furent les garçons, cette fois, qui me firent jouir : ils me pourchassèrent jusqu’à me coincer de l’extérieur dans une de ces immondes cabanes à chier à demi-porte en bois. Ce fut de là que j’entendis, sous la pluie battante, crier, hurler, beugler, sur les quatre côtés de galeries bondées d’une foule compacte, une foule masculine et stupide qui en avait après moi comme un troupeau de lords après un renard. L’un des persécuteurs se détacha jusqu’à venir heurter si violemment, sous des trombes d’eau, la porte vermoulue que jamais je ne revis plus, ni ne reverrai jamais, pareille tronche de férocité, de bestiale haine.
Il m’aurait tué.
Je compris alors que la haine, tout comme l’amour, ne s’embarrasse d’aucune raison. Cherchons. Encore un instant, monsieur le Bourreau. Plus tard. Parcourons. Sur l’un de ces itinéraires concédés par la Préfecture aux manifestations – je me plais en effet à chercher au sein d’une immense bête l’ambiguë protection d’un sein ou d’une vague qui m’avale, puis à la remonter à contre-courant avec toute la nonchalance requise, quand je me retrouve au sein de toute une faune.
Boîte de Coke d’une main sandwich de l’autre, jem e fais aborder par un mielleux grand escogriffe qui m’a repéré à mon air con, et qui me persuade par boniment de pouffe de lui filer la moitié de mon jambon-beurre, et ma canette si sa gonzesse ne lui avait pas fait honte. À peine tiré de cette galère de tante c’est un autre congénital qui me hurle en pleine tête on va tous vous casser la gueule je fais répéter on va tous – pourquoi ? Je lui demande – et mon con me balbutie ben je sais pas et se casse précipitamment.
Le taré qui venait me hurler dessus par dessus la porte des chiottes ne savait pas non plus pourquoi il voulait me tuer. Je suis ressorti passer ma gueule par l’ouverture et j’ai hurlé MORT AUX VACHES ! - un mugissement m’avait alors hué d’un bout à l’autre du périmètre de la cour sous les trombes d’eau – la sonnerie du Jugement Dernier dispersa dans l’ordre la meute jouissante, car la foule reste essentiellement lâche.
Mais quel petit morveux de 13 ans peut bien savoir de tout cela.
Et de quelle basse revanche le même, à l’âge paraît-il adulte, ne se repaît-il pas lorsqu’il peut à son tout humilier le plus faible : virage d’un merdeux à mobylette à 20kmh dans le gravier, cassage de gueule et je lui tends la main : «pas fait mal ? » il répond « Ta gueule » alors j’ai joui
Ou encore – roulant à mon tour au-dessus d’une cour j’aperçois une fille de treize balais qui fait la ronde avec des petits, j’envoie de ma selle un beau sourire sympa pour avoir conservé l’enfance – mais c’est pris pour mépris et la fille baisse les bras d’un seul coup vexée comme une poule qui pète et même si la danse a repris, plus jamais après moi elle n’aura dansé.
Ainsi la route de Branne fait-elle affleurers nos souffrances, infliges ou reçues : de ce pauvre G. D. que je fis monter sur l’estrade comme au pilori, le désignant d’un doigt tremblant de fou, pour m’avoir adressé quelques vagues quolibets, à cet autre garçon qui m’entortilla dans une courroie de store (je hoquetais de rire) - était-ce un comportement normal de prof ? « La seule présence de l’élève F. empêche à la lettre le cours d’avoir lieu - « Comment voulez-vous, madame, que j’accepte votre fils dans mon établissement ? - mon petit martyr a vite trouvé un bien meilleur collège – ces fameuses « scolarités brisées » par « un prof-qui-peut-pas-me-blairer, à d’autres !
Telle est la route de Branne, débordant de partout le projet primitif : chaque site rappelant son souvenir - « Le Moine » du Mounan où nous avons fait halte, toute une troupe de joyeux cyclistes élèves et profs mêlés. j’ai photographié deux petites élèves qui m’ont gratifié d’un récital de moches grimaces ; au château de Montaigne, que la guide prononçait obstination Monthéééégne, je me suis fait recadrer sur la noblesse du maître des lieux, légalement acquise par l’arrière-grand-père dudit – et PAAAF claqua un con de collègue. Vexer, ou être vexé, to upset, or to be upset, that is the question,
c’est tout un art, savez-vous…
Un jour j’avais suivi ce grand connard en babillant à grands moulinets de bras Ça ne l’intéresse pas je me suis pétrifié sur place, épouvanté – tandis que cet abruti, avec la perspicacité d’un couvercle de poubelle, détalait à grandes enjambées en opérant une débile équivalence entre clown et pédé.
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