Proullaud296

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  • Agenda, montre, etc.

     

     

      Ma femme s'affaiblit. Ma fonction est de décrire ce qui se trouve devant mes yeux. J'ai là un agenda 2009, rebaptisé 2014 par le moyen d'une étiquette scolaire, lignée de vert : "4 saisons en 20..." est en lettres faussement dorées, quatre colonnes du même or alignes de faux pictogrammes chinois signés "Miel", du nom de leur peintresse : une femme charmante, intelligente, trop belle popur moi. La mienne eut son apogée aux débuts de sa grossesse, printemps 72. Elle ne devait plus jamais être si belle, et je l'ai trop accablée de reproches, l'accusant de m'avoir gâché ma vie, comme j'ai fait de la sienne, mais nous étant à la fois sauvés l'un l'autre, car nous ne savions que trop dans quels abîmes nous aurions sombré, elle de la folie, moi de l'alcool.

     

    A présent elle passe devant moi dans sa vieille robe de chambre vieux pourpre, voûtée, traînant des pieds, vers ses rêves sous les couvertures. Devant moi j'ai sur le bureau une montre et son bracelet, sur le chant, avec son cercle de faux acier, son écran gris kaki portant une heure indue : soixante minutes d'avance, heure d'été déjà, d'ici je ne distingue pas les chiffres : le pourtour est noir, puis la structure ronde, virile, sportive, et les deux demi-cercles du bracelet, sans souplesse. Elle pose ainsi de profil sur une enveloppe courte et carrée, à demi engagée sous l'agenda. Ce registre à tranche dorée relate plutôt ce que j'ai fait que ce qu'il reste à faire, c'et donc plutôt un memorandum. Tous les jours j'y note ce que j'ai fait la veille, et relisant de vieux carnets de ce genre pour 81, je ne retrouve plus la mémoire de tous ces familiers que je mentionnais, comme allant de soi : qui était Philippe Martin ?

     

    Nous voyons donc en superposition : l'agenda de faux cuir 2009 rectifié 14, la montre bien ronde aux boutons sans emplois, l'enveloppe carrée au volant soulevé, une petite carte postale à l'envers de mêmes dimensions, et dans le noir, à l'extrémité du bracelet de faux je ne sais quoi, le piédestal plat deviné de mon écran plat offert par le petit-fils pour Noël. À l'idée de décrire l'écran, l'à quoi bon me prend, et je vérifie mon reste de minutes : Dieu merci dix, seulement. Ce que nous écrivons risque toujours d'échouer sur la plage des documents antiques : nous ne pouvons plus apprécier Aristophane ou Rabelais par manque d'informations sur ces temps-là, que l'auteur n'a pas donnés, comme allant de soi.

     

    Ce que je fais, bien d'autres le font, sans dépasser le cercle de leurs petits lecteurs. Mais sur ces textes proliférants se fonderont j'ose croire tant d'imaginations à venir, s'il nous reste un cerveau parmi nos implants, et des cœurs sous nos pacemakers. Nous sommes méprisés, récupérés, moins sous la boue que les plombiers-zingueurs, mais tout de même. C'est le temps, le sujet, comme toujours. Les objets qui subsistent. Le mouchoir de Flaubert, son dernier verre, petit, épais, sous une vitrine. D'Anne-Marie subsisteront les tableaux, minces, médiocres ou magnifiques, et les littératures qui les ont fait naître ne seront plus. Alors je témoigne, je témoigne, "je t'empoigne" et nous écrivons. Le dessous de l'écran n'est qu'une caverne à l'ombre, où disparaît le bois du meuble. Juste au-dessus la petite architrave, avec sa lueur vert anis, ne prononcez pas le "s", et la grande architrave fendue sur toute sa longueur. Au-dessus, c'est l'Ecran. Sa grande bordure bleue, sa "barre", comme ils disent...

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  • Gretel dans la nuit

     

    A 23h, Gretel se promène. Son quartier présente des terrains vagues, mal fermés de palissades. Les grues dardent leurs antennes clignotantes. C'est un coupe-gorge. Si le Vieux savait ça, il se réjouirait en dedans. Il hausserait son épaule valide. Gretel clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues tracées les rôdeurs se concertent. Mais Gretel traîne un gros cabas gris, bourré de pelotes et de légumes T'aurais plus d'emmerdes que de blé Gretel sourit, flattée. Au bout d'une palissade anonyme et d'une place s'étire une enseigne rouge sous quinze étages de béton vide ; pendant près d'une heure elle guette la fermeture. Taxi-Club. Jusqu'à ses pieds le néon diffuse ses braises.

     

    1. Sur les pavés froids passent les ombres fantastiques des buveurs. À minuit l'enseigne s'éteint, le grésillement du néon renvoie au plus épuisant silence, tandis que revient le grondement de la ville; Devant la porte sombre un homme remue les poubelles et les roule au fond de la place, dans un recoin d'où tombent les lumières, plus loin, en en bas. Il tombe dans sa poche un trousseau comme un gémissement d'acier. S'il fait tout à fait noir je demande des nouvelles du fils. L'ombre navigue en vacillant à travers les pavés, portant de près un laid complet de confection, le sourire vide. Un gros ours en peluche qui se dandine. Pardon monsieur je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser - vous voyez comme je suis habillée parce que dès qu'une femme aborde un homme tout de suite on va s'imaginer il s'arrêteet la cherche des yeux sans cesser de sourire d'habitude je sors en cloche, un vieux manteau marron la voilette, le long des murs en vieille souris personne ne m'embête c'est bête les hommes dit l'inconnu juste aujourd'hui dit-elle je suis sorti en catogan – de velours orné de serre-tête – et ça suffit – vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle demande quand elle sera enfin débarrassée de cette chiennerie je l'ai remballé il a insisté "mon vieux t'as l'air con" je lui dis, je serais un homme ça me vexerait mais lui non il continuait – ne partez pas tout de suite l'homme en ours regarde indulgent le bandeau en oreilles de Mickey et les yeux charbonnés sur trois bons centimètres Les hommes dit-il c'est tous des cochons avec l'accent du Nord Tenez reprend Gretel jeudi dernier je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis redescendue Merde je lui ai dit Merde comme ça je sais pas moi je serais un homme l'Ours émet entre les dents un sifflement vus comprenez ce que je veux dire elle a vu tout de suite qu'il n'était pas comme les autres car au fond les hommes n'est-ce pas n'ont pas de chance avec les femmes jamais ils ne sont sûrs de bien tomber "vous allez vers les filles et toc vous êtes refusés – moi je vous le dis – quand je vois des jeunes filles faire les coquettes – j'ai envie de leur envoyer des tartes."Personnellement, la Gretel se voit en homme : attaquer "mais dès que l'homme a fait le moindre mouvement vers une femme elles vous font marcher c'est fini mais ajoute-t-elle si vous restez là dans votre coin tranquilles sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu – je sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes aussi c'est le manège éternel – si vous restez sans bouger vous êtes sûrs que la femme ira vers vous sinon c'est les femmes qui choisissent et ça c'est vrai dans le fond elles auront toujours l'avantage -

    2. - C'est vrai." Fait un pas de côté "Mon fils mon fils" fait Gretel en posant la main sur son avant-bras Plaît-il ? - Vous connaissez mon fils Denis, Denis Fitsel - ...il ne travaille plus ici" fait l'homme en rejetant la tête elle lâche son bras Attendez, attendez j'ai quelque chose – si vous pouviez luir remettre – Je ne sais pas où il habite" – elle fouille nerveusement dans son cabas, genou levé "juste un petit message" une pomme de terre germée roule au sol. Le gérant n'a sur lui ni stylo ni papier "Gretel, vous l'avez bien connu tout de même – "La Ficelle" ? Ça va faire trois mois qu'il est parti. - Vous avez l'air si aimable, si – compatissant" – l'homme -ours rit silencieusement, découvrant ses dents sous la lumière jaune.

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      Gretel a trouvé un bout de crayon "vous avez de ses nouvelles ?" Sur la face de l'ours retombe le masque noble, vide et professionnel du barman. "Il est à Paris je crois. - A Paris ? - Ou Marseille je ne sais plus." Il fait trois pas elle le suit. Elle dit qu'elle aurait aimé voyager. "J'étais stewart, madame, sur les lignes libanaises – J'aurais voulu vor la Bulgarie, la Roumanie... - De beaux pays, de beaux pays." Il marche plus vite. Elle propose la bonne aventure. "Je vais m'installer à mon compte. À Nevers. Avec Denis. - Denis ? - Sifakis, un Grec, un ami." Elle tire de sa poche une poignée de bons de réduction "c'est pour lui" dit-elle en baissant la voix", "ça peut servir vous savez" Donnez. Il les fourre dans sa poche
    4. Une étiquette rouge lui échappe dans le caniveau. Gretel la ramasse, l'essuie sur sa jupe et presse le pas J'habite juste à côté, prochaine à droite – Moi je tourne à gauche, vous voyez. - Excusez-moi monsieur je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer" le gérant n'imagine rien, fait dix pas et se retourne, Gretel s'est arrêtée ils se regardent et s'éloignent l'un de l'autre. Gretel a bousculé sa porte, s'essuie les yeux et trébuche en se déchaussant sur le paillasson ; Soupov tourne la tête.

     

  • Le contrat de midi

     

    Ici 30 janvier 2062. Ici 30 janvier 2062. Seigneur ayez pitié de moi car je suis nul. J'entreprends une chose que tout un chacun a déjà faite, pour le plus grand malheur, bonheur, ou la plus grande indifférence de sa postérité : enfants, petits-enfants, s'il savent lire, et quinze siècles ont passé, et Grégoire de Tours est toujours vivant, j'en possède une médaille, avers et revers, sculptée par Maître Paoli. Il pleut, une scie à pierre retentit dans la rue pour la nouvelle maison, aveugle et très haute. Hier donc à midi ne se signale d'aucune victoire sur les Perses ou les Saxons, mais par un travail acharné à la fois et très mou, celui de mon oeuvre léguée aux poussières d'asticots. Mais vaillamment je porte ma petite croix de bois léger, et vous en aurez.

     

    Il ne s'est rien passé, j'ai englouti du risotto avec poulet souffrant, blanc et fondant. J'ai refait un lit aux multiples couvertures, je me suis reposé, et vous, qu'avez-vous fait ? Le jeu consiste à s'étendre sur un canapé vert de skai troué, dont un accoudoir soutient mes péronés raides. Puis à sombrer dans une agréable rêverie douloureuse, où surgissent des constructions imaginaires répétitives : mes disciples, leurs locaux, toutes sortes de lieux où je bouge et m'agite, où je vis enfin. Nous poursuivons nos mystérieuses énergies, à mon rythme, à son rythme, car nous vivons en couple. Nos échangeons nos codes et nos anecdotes plus ou moins remaniées, y trouvant un charme. Nos connaissances les plus chères, masculines pour mon épouse et pour moi faminines, sont menacées d'un redoutable cancer. L'ami masculin se tape une grosse couille en langage vulgaire, et mon amie qui m'aima tant une forme de leucémie, contre laquelle je sais qu'elle se mobilisera sans épargner les forces de sa râlerie. Les seuls évènements sont les sentiments face aux adversités. Ces dernières vous arrivent, sans qu'on puisse connaître en elles ses responsabilités. Ainsi, d'occupations en occupations, de lectures en consultations de blogs ou de facebook, mamelles de notre temps qu'uen panne d'électricité suffira à détruire, nous parvenons à l'extinction de l'après-midi.

     

     

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    Il ne s'agit que de trombes d'eaux et de coups de vent, de porte en bois qui bâille refermée à l'aide d'une échelle bien pesante. Nous parlons, Arielle et moi, de nos deux destinées, de leurs différences et ressemblances. Nous refeuilletons l'album de nos destinées : j'ai écouté, allongé sur le petit lit, des extraits du Freischütz de Weber pressés en 1969, l'année de Woodstock, après laquelle plus rien ne serait comme avant. Sur la couverture, un splendide cor du XIXe siècle expose les gravures intérieures de son pavillon. Et c'est Kempf qui dirige. Nos écoutions cela jadis, exaltés, chantant avec les virils chasseurs "Yo-hô tralala tralala" dont l'attaque est si joyeuse, si couillue. A présent le disque miaule, brouille les sons sous le saphir en plastique made in China, et même il a fallu me relever pour pousser un peu le bras de lecture, vu la répétition, la répétition du même motif : rayure. Et je nous évoquais coincés dans cet atelier de 7m sur 3, où nous attendions la gloire au milieu des exhalations du radiateur à gaz. Arielle peignait, je lisais ou composais des fragments à présent réunis pour l'éternité dans leur armoire verticale. Et nous savions de source sûre qu'un jour, sans qu'il nous en coûtât rien, l'univers viendrait prosterner devant nos œuvres ses pieds admiratifs. Hélas, nous n'étions pas doués aux jeux de société, nous étions repoussés dès que l'on nous voyait, et les couleuvres se succédèrent dans nos gosiers larmoyants.

     

    Cela nos mena jusqu'à l'inéluctable messe, car le seul, le grand événement de nos journées séparées, c'est le Grand Journal de Vihngt plus avantageusement nomme le Grand Enfumage. Nous y apprenons l'incompétence et la mollesse de nos dirigeants, bardés de précautions pour ne pas déclencher la guerre, gérant le naufrage à grands coups de dossiers administratifs. Nosu voyons la Grèce redresser la tête grâce à l'éloquence de Tsakiris, qui ne pourra pas manquer de virer réaliste. Nous paierons donc, la Grèce aura cessé d'être esclave pour avoir embauché de nouveau les femmes de ménage du ministère des finances, et stoppé net les acquisitions d'hectomètres de quais et d'entrepôts.

     

    Le monde va de crise en crise, et la mafia constitue, après tout, le modèle même de l'organisation humaine, aussi les Napolitains appellent-ils la Camorra il sistemo. Ensuite, après des chipotages de vieux couple ou ploucs, nous atterrissons dans les jardins enchantés de la littérature, moribonde depuis sa naissance. Nous y voyons la dégaine et le visage fascinants de Virginie Despentes, qui porte l'alcool et la vie sur ses joues, dans ses yeux larges et attentifs, et qui évolua, dit-elle, depuis Baise-Moi, où le fin du fin consistait à tuer les hommes d'un bon coup de revolver dans l'anus. On ne comprend pas ce qu'elle dit, elle se la joue Sagan, elle est Sagan, elle écarte les jambes sur son fauteuil.

     

    En face un pédé marocain, lui aussi très sympa, salué d'un "Encore !" par ma stupidité, expliquant qu'à treize ans sa volonté fut déjà d'émigrer à Paris, où l'on peut s'enculer sans problème. Nous avons apprécié Busnuel, qui donne à chacun sa chance, anime ces personnes qui n'ont rien à se dire, effectue entre eux des rapprochements, présente tous ses livres comme autant d'œuvres intéressantes, sans jamais parler de leur style, qui fait tomber des mains les livres laborieux. On ne sait plus ce qu'on lit. Au moins, les classiques sont les classiques. On sait qu'on ne perd pas son temps. Pourquoi l'écrire ? insistait un philosophe dans une réunion ; celui-là ne se consolait pas de son refus chez l'éditeur, et voulait réduire les autres au silence. En ce temps-là, j'étais vivant, je traçais sur ma paume l'Etoile de David et je faisais dédicacer mes livres par l'auteur. Jamais je ne passerrai dans les émissions littéraires, à moins qu'on ait pitié de ma silhouette branlante à braguette baveuse : l'urine, l'urine de Paul Guth. Nous quittâmes l'émission emballés, prêts à acheter tel ou tel, et tel est le but du jeu. Puis nous nous calmâmes de part et d'autre d'une glace au café, puis je laissai Arielle rejoindre sa vie mystérieuse de seule au lit, où elle vit pleinement, comme moi dans mes involontaires rêves.

     

    Pour achever ma journée, je me replongeai dans ce que les médias nomment les "réseaux sociaux", dont ils prédisent une apocalypse à venir, mais depuis le temps, personne ne les croit plus. Depuis plus de 30 ans Télécaca criaille qu'Hannibal est à nos portes, et nous déroule sur des pages ses têtes de premiers de la classe, qui réussissent une semaine et replongent dans la boue des foules. N'empêche que j'aurais bien aimé, moi aussi, relever les narines au-dessus de la vase pour qu'on, aperçoive mes bulles au-dessus du marécage. Je me plonge dans Facebook, surnommé Fesse-Bouc par les humoristes, et me délecte d'appels à la haine des djihadistes, des célébrations d'Israël dont les avions de chasse out survolé Auschwitz, des projets pour bouleverser l'Education Nationale, qui ferait mieux d'en revenir purement et simplement au préceptorat, avec CAP de vacher ou de menuisier à partir de treize ans.

     

    Me voici à la fin de mon petit contrat, persuadé d'avoir pondu un petit bijou de Fabergé, qui sent un peu la merde de la poule.

     

  • Sur "La Presqu'île" de Gracq

     

    A présent nous voici dans cette presqu'île, où la route s'achève en boucle cernée de chaumières basses, un pignon vers soi, l'autre vers le marais. Nous entendons les plates qui accostent, le choc de la gaffe sur le ponton comme un signal de fin de pièce, sur la scène. Et ces "comme", "comme", "ainsi que", récurrents, inlassables, qui ne cessent re ponctuer le lent et long récital de Julien Gracq, "à la façon" des reprises de souffle d'un Zamfir au-dessus de sa flûte de Pan. Au début l'auditeur, envoûté par les notes, ne le perçoit pas ; puis il n'entend plus que cela, ce chuintement organique, mouillant, répuignant "comme" une soupe qu'on aspire. Il faut à nouveau que s'oublie cette contrainte humaine, respirer, pour que l'on retrouve la jouissance de la pure musique.

     

    Plan d'eau.JPGAinsi doit s'accomplir l'itinéraire à travers l'initiation, l'envoûtement chez Julien Gracq, où tout est métaphore, trans-position, où tout renvoie aux autres mondes de perception, le parquet au pont de navire, les ponceaux à des soubresauts de la terre, la mer à un fourmillement. Puis ce second voile s'écarte pour la mélancolie, la mélancolie de la jouissance (et la jouissance de la mélancolie, c'est obligé) : car cet homme, de sexe masculin (qui est la presqu'île), et pourvu d'une belle voiture, "maison roulante" avec tout le confort, n'est qu'une sensualité aiguë, par tous les pores, lui qui traîna partout sa tronche banale que défigure une tumeur appelée "grain de beauté". On ne lui connaît pas d'autre partenaire sexuel que sa femme. Il possède une maîtresse, Irmgard, "il me regarde", ou plutôt se trouve possédé par elle. Il l'aime, et ce qu'ils font tous deux sur la couche exotique d'un hôtel de Bretagne l'enchante et l'enchaîne, plénitude amenant lassitude, et le laisse, à la fin de l'étreinte ou de l'absence, sur l'extrémité de sa presqu'île... "Comment la rejoindre ?" - ainsi se termine la nouvelle éponyme du recueil. Et je ne sais si elle est venue. La femme reste aussi inaccessible dans son plaisir que dans son absence. L'homme pour la femme, apparemment moins, du moin s il n'en transparaît rien dans leurs écrits ou leurs fantasmes.

     

    La nature elle-même n'est pas plus sûre, livrée au cycle du soleil dont l'obscurité triomphe, "comme" une flaque résorbée qui toujours finit par ressourdre et se répandre, au pied des murailles de Guérande cernée de marais. Le soleil n'en finit pas de se coucher, Irmgard de se faire attendre, la lumière de descendre. Julien Gracq fut longtemps mon seul amour, lignée de Flaubert, sans ironie, sans légèreté, mais avec la même glu de l'âme : ce mal de vivre que Sartre appeleit "bourgeois", quand il n'est que de l'homme. J'aurais aimer composer comme Gracq. Il ne donne aucune leçon. Il ne connaît pas "la balance à peser les balances", il ne sait rien de la marche du monde et des hommes, rien d'autre que les découvertes des romantiques, ce qui déjà reste insondable : l'homme

     

    seul devant l'amour, devant l'autre, devant soi.La Presqu'îlede Gracq datée de 70 "ressemble" aux années 30 ou 50 qui les reflètent au-delà d'un conflit mondial - mais pas au-delà : juste avant que les lignes bougent, que le libertarisme ait enflammé, puis sournoisement empoisonné la terre. Avant nos obsédantes catastrophes trop orchestrées par la sottise et le journalisme, qui sont souvent une même chose : le peuple se noie, les journaux télévisés lui renfoncent la tête sous l'eau "parce qu'il le demande". J'accuse les journalistes d'aide au suicide, et de non-assistance à personne en danger. La politique et la guerre, qui n'en est que l'accomplissement, n'interviennent chez l'auteur que "sous la forme" d'un vaste évènement tellurique, inévitable et générateur d'angoisse, d'une attente encore accentuée des choses, prolongement à peine accentué du cruel inaccomplissement des choses et de nous-mêmes.

     

    Et l'horizon s'embrase aux lueurs des canonnades silencieuses du couchant – l'ai-je bien descendu... Gracq après bien des Vigny, bien des Victor Hugo, des Balzac même, auteur de Béatrix,qui se passe à Guérande, nous ont bercé de ces équivalences entre états d'âme et nature, ces liens entre l' "étroit espace clos" de la chambre d'amour qui l'attend et cet "entrelacs sournois de pensées et de gestes", du pressentiment d'un éternel retour. Du vaste paysage où s'est allongé la journée jusqu'aux cloison d'une cellule érotisée s'infiltrent "derrière lui" les similitudes crépusculaires qui le piègent. Il importera dans l'acte amoureux cette "nuit tombante" et ce frileux "sommeil de l'arrière saison"que la femme croit-il transforme en soleil d'aurore. Et dans un mouvement naturel et conscient, il "[sème] derrière lui toutes ces images de la solitude", en route vers une autre, "à la manière" d'un fantôme – ici la paraphrase rôde autour des métaphores : il "[court]" se prendre au vertige illusoire de l'union sensuelle, en prévoyant déjà sa fin, la souhaitant peut-être obscurément, crépusculairement. Il s'est rappelé récemment la vérité ou la rumeur du plaisir de l'homme naissant de son regard, et celui de la femme dit-on dans celui d'être vue.

     

    Alors "la chenille lumineuse d'un train glissa à l'horizon dans l'axe de la route"...

     

     

  • Sur le Panégyrique d'Avitus

     C'est Avitus, le beau-père, qui m'intéresse, détrôné pour avoir été surpris dans un bordel d'hommes. Avitus, voilà du viril. PREFACE DU PANEGYRIQUE PRONONCE EN L'HONNEUR DE L'EMPEREUR AVITUS. CARMEN SEXTUM – PRAEFATIO PANEGYRICI DICTI AVITO AUGUSTO – changement de ton. "Préface du "dit panégyrique", pour "Avitus Auguste". Ce que signifie "Auguste" ? l' "augmenté", "l'agrandi au niveau, à la dimension des dieux", "celui qui bande jusqu'au ciel »."Empereur", c'est "imperator", celui qui tient le sceptre de l'armée" - titre de César. Né par "coupure", par "incision du ventre" - par césarienne : pratiquée dès l'Antiquité ; l'opération donna son nom à César, et non l'inverse. Le barde de l'Ismarus – Orphée : cf. Bucoliques, VI, 30, nous avertit obligeamment la note en bas de page (certaines en bas de page, d'autres en fin de volume, pourquoi ?) - célébrant un jour, sur sa lyre thrace, l'heureuse naissance de Pallas aux armes sonores, ce fut dans Marathon –rien à voir, du latin au français : ce « barde » aussi incongru qu'un "attorney" ou qu'un "bargello" (bariseel en flamand) - ce "barde", donc, c'est le vates, prêtre inspiré des dieux, sacerdos interpreter ! que vient faire ici cet entrechoc de folklores - ce fut dans Marathon, cité mopsopienne (Mopsopium, c'est-à-dire attique, précise l'impitoyable note – en souvenir du vieux roi athénien Mopsopos la bousculade ("ce fut...") - ...des fleuves arrêtés dans leur cours et de la terre accourue – admirableboursouflure : heurts de consonnes et devinette (mopsopienne pour "attique" : autant qualifier Grenoble de « stendhalienne ) et tant d'hyperboles, quand on sait que Marathon ne posséda jamais qu'un minuscule cours d'eau, et que la terre accourue ne peut s'être ruée aux pieds d'Orphée que sous forme de monticules..

     

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  • Poe et re-Poe

     

    Le méplat aux oiseaux.JPG

    Cependant les spectateurs de films auront fébrilement palpité en voyant s'élever, au-dessus des écuries incendiées, la silhouette d'un énorme cheval, monté par le diabolique Metzengerstein. Ils auront transpiré dans leur glace, en découvrant la femme enterrée vive, ou séquestrée – Ligeia, car les nouvelles de Poe se présentent parfois sous forme double, comme deux variantes, ou une sorte de génial brouillon. Edgar Poe fut l'héritier de toute une école, ou plutôt une manière anglo-saxonne de roman noir, parmi lesquels Le Moine, traduit par Antonin Artaud (un dramaturge, comme on l'ignore dans certains clubs de modèles réduits). Mais il relaya et amplifia ce terrible écho, fécondant toute une littérature de monstres, d'esprits, de terreurs nocturnes voire énurésiques, jusqu'à nos jours : il a même donné du génie à Roger Vadim, c'est dire.

     

    Poursuivant dans l'admiration sans originalité, mais sincère, nous reconnaîtrons les parentés entre le monde d'Edgar Poe, marin d'océan, et Charles Baudelaire, marin désabusé, amateur lui aussi de vampires suceurs, de ténèbres diaboliques et d'insondables mystères. Mais Edgar Poe, lui, utilisera essentiellement les rouages de la mathématique, préfigurant Sherlock Holmes, de la logique déductive par conséquent, et les subtilités du raisonnement policier. Dans La lettre volée, par exemple, il exposera la thèse selon laquelle un esprit trop subtil ne verra pas une solution posée devant ses yeux, parfaitement évidente. L'enquêteur fouillera tout l'appartement du voleur, dissèquera les parois, décollera les reliures des livres, utilisera même le microscope, alors que le document compromettant en question se trouvait dans un petit dossier de papier négligemment suspendu à un clou contre un mur. Il faut, dit un petit garçon, imiter les traits de son adversaire, et laisser venir les pensées de l'adversaire, et ses intentions secrètes. Alors, on l'a deviné, on le dupe aisément.

     

    L'enfant raisonne, à coup sûr, mais fait tout ce qu'il peut afin de mettre aussi de son côté les pouvoirs de l'intuition. C'est ainsi qu'il gagne toujours au jeu de "pair ou impair" ; on met un certain nombre de billes dans sa main fermée, il faut que l'autre devine si ce nombre est pair ou impair. L'adversaire crétin, s'il se trompe, dira le contraire la fois suivante : "pair" au lieu d' "impair", par exemple ; l'adversaire intelligent, s'il se trompe, redira la même chose : "impair", deux fois de suite.. Et celui qui tient les billes dans son poing agira en conséquence... Il faut suivre ! Il faut se concentrer sur le texte ! A moins que l'auteur ne nous entraîne dans un grand récit exotique, au large de Charleston par exemple, dans le Sud Profond, le Deep South. Voyons ce que nous en disions en janvier : "Edgar Poe. Extraordinaire bonhomme, dont je me fous complètement. » Tiens, j'étais israélien ce jour-là – pardon, mossad.

     

    « Traduit par Baudelaire, « en vogue chez les jeunes » - « les jeunes » ? Qu'ès aco ? « La mer dans Poe » ; ce titre fait mes délices » - l'auteur en est Michel Ohl, célèbre Landais, et une digression, une - « et je ne manquais jamais de le mentionner dans la bibliographie de début d'année à mes classes. Toujours accueillie avec des soupirs de commisérations. Les Histoires extraordinaires ? Tout le monde connaît cela, le scarabée à travers l'œil gauche du crâne, Le puits et le pendule (plutôt dans les Nouvelles histoires extraordinaires, aussi extraordinaires que les précédentes) - du moins, tout individu cultivé, infime minorité comme d'habitude. Rien en tout cas de plus fastidieux que le Voyage d'un certain Han Pfaall - « Jean Piquet », pesant, très encombré de mathématiques et de calculs de marin, d' absurdités dépourvues de la moindre poésie, sans même l'innocence gamine d'un Jules Vernes (qui raconte en entier une journée du 31 juin dans Vingt-mille lieues sous les mers ; pas moyen de conclure à une étourderie légère, puisqu'elle est précédée du 30, dûment raconté en détails, et suivie d'un 1er juillet, non moins relaté par le menu).

     

    (...)

     

    absurdie et dans la lune, à grands renforts de bricolages techniques (pressurisateur, supposition d'une atmosphère lunaire) évidemment totalement dépassés, allant jusqu'à nous narrer par le menu la façon dont il a tendu sa toile de nacelle, avec nœuds, œillets, boutons, et pendant ce temps, je compte les minutes. » Quelle injustice : ce n'est pas plus absurde que le voyage de Cyrano de Bergerac ! Je suis insensible aux poésies de la mathématique et de la technique : grande infirmité de ma part ! « Hans Pfaall déroule imperturbablement son conte et ses calculs à « Leurs Excellences » de Rotterdam, et sur cette température glaciale, plus que polaire, qui remplit l'autre quinzaine : hélas mon bon, la lune est si éloignée du soleil qu'elle ne connaît que le glacé, à moins que je ne me trompe, moi, petit merdeux.

     

    « C'est Dali qui résume le mieux : si l'homme meurt encore, c'est la faute à Jules Verne. Car si nous n'avions pas gaspillé toute notre énergie à mettre le pied sur la Lune (sans lendemain) » ( mais non sans après-demain), « nous nous serions dirigés vers la recherche biologique, et aurions depuis longtemps vaincu la mort. Qu'aurait-il pu dire encore, cet impersonnel mathématicien, ce bricoleur génial de matelot ? « sur une translation constante de l'humidité – que veut-il dire ? - qui s'opère par distillation, comme dans le vide, du point situé au-dessous du soleil jusqu'à celui qui en est le plus éloigné – mystère. « A la verticale » du soleil, je suppose – et que vient faire ici cette histoire d' « humidité » ?

     

    « Encore de la vieille physique, fleurant son XVIIIe siècle ; placer ici, je m'en souviens, mon habituelle diatribe contre les physiciens et mathématiciens, juste capables de dire non pas « Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité », visiblement appris par cœur, mais « On dirait une tranche de cake avec des morceaux d'amandes », seul capable de s'échapper de la bouche d'un ingénieur astrophysicien, de surcroît pilote et militaire. Ce n'est pas demain qu'un poète abordera sur la Lune. ...sur la race même des habitants, sur leurs mœurs, leurs coutumes, leurs institutions politiques – seulement, Poe marcherait sur les traces de Swift. Il emploie le mot « race » et il fait bien.