Proullaud296

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  • Quatre rêves

     

    52 04 19

     

    En voiture dans une impasse et cherchant la route de Mérignac, je demande mon chemin à une maison en bordure de chantier où me reçoit une femme d'une cinquantaine d'années aux épaules largement dégagées, un peu ronde. Son mari habite en face et n'est “pas très avenant”. Elle est rejointe par une autre femme, sa mère, qui lui ressemble beaucoup, et qu'elle embrasse sur les omoplates. J'ai bien envie de faire pareil avec la fille. Elles reçoivent des sacs en plastique transparents contenant les copies d'un petit garçon, avec des notes scolaires en rouge pas toujours très fameuses (2,5 en musique).

     

    Je dérange. Je repars sur un tronçon d'autoroute en chantier, me retrouve en plein dedans, à moitié embourbé dans le ciment. Je demande à un ouvrier en blanc la route de Mérignac en lui disant “Dites-moi, mon petit...”, puis j'avise réflexion faite un patron, couvert de plâtre et de peinture. Il se fout de moi en m'appelant également “mon petit”, puis en proposant de ne me répondre qu'après son boulot, car il “travaille”, lui ! “...de 7 h à 17 h.” Je réponds “Moi aussi”, ce qui est faux. Il me dit que la réponse dépend de tel garçon qu'il aime comme un fils. Survient un jeune homme de 17 ans aux jambes nues et propres, et qu'il prend par l'épaule.

     

    Pressentant un long baratin foutage de gueule, je me réveille.

     

     

     

    52 04 21

     

    Je reçois un coup de téléphone qui me permet d'espérer une bonne fortune. A l'adresse indiquée, je trouve un bordel ormé de deux pièces, une salle d'attente où règne une Asiatique (je regarde un film porno sous-éclairé assez banal), et une pièce où se passent, sur des lits superposés, des unions assez confuses voire douloureuses. On me laisse regarder (un sexe de femme en gros plan avec du sperme autour), mais le prix est de 99 € : trop cher pour moi. “Je peux aussi bien le faire tout seul chez moi.” Je ressors, c'est à Vienne, il me reste une heure avant le train, je marche au milieu de la circulation, la pente descend très raide, je me souviens d'avoir foulé un sommet pourvu d'un peu de neige mais de ne pas avoir profité de la vue puisqu'elle était la même que durant l'ascension.

     

    A présent j'essaye de ne pas me faire renverser : la Westbahnhof est vers la gauche, mais ma gare est tout droit, en bas de la pente. Un léger malaise : un saint hindou, barbe et dhoti blanc, veut s'occuper de moi, il a l'air inquiet, mais en fait ce n'est rien. Je me réveille.

     

     

     

    52 04 23

     

    Dans une petite préfecture du Massif Central où je me suis réfugié. Une énorme porte dans une ruine de donjon, où je voudrais pénétrer. Nul ne peut me dire comment m'y prendre, les habitants questionnés se dérobent et la nuit tombe. Pourtant ce portail figure à l'envi sur les cartes postales, c'est la plus belle chose de la ville. Comme j'erre au pied de ce donjon et que la porte s'est ouverte par inadvertance, j'espère entrer, quand un magnifique oficier de gendarmerie en bottes vient jeter un regard soupçonneux et la referme sur lui. C'est l'hôtel de police, j'entrevois les bureaux.

     

    Je me contente de l'hôtel à touristes, mes réserves d'argent diminuent, je cherche un appartement en ville, ma famille est là dans ma chambre, ma mère voudrait me voir bien installé, pas trop cher et confortablement. Elle est allongée sur un lit. Je lui dis que si je devais retrouver à Aurillac (mettons) le confort d'ailleurs, cela ne servirait à rien d'avoir voulu une rupture avec ma vie antérieure. Sonia et David, présents au moins en pensée, semblent m'approuver. Décidément, j'aurai trimballé un œdipe intact toute ma vie. Les camarades nouveaux que je rencontre au bar ne sont pas tellement sympas, d'ailleurs, et à peu près aussi auchés que moi...

     

     

     

    52 04 26

     

    Je cours en remontant une pente goudronnée dans les Pyrénées. Un petit homme bun court également, de l'autre côté d'un parapet, sur la même route. Je prends de la distance, mais je m'essouffle, et le petit homme (Dufourg), sans se vexer, me rattrape et me demande si je veux continuer. Cela, deux ou trois fois. Arrivent les touristes, de plus en plus nombreux, sans se presser. Je le rejoins alors sur sa section de route, déjà bien dégagée. Puis je veux rejoindre les touristes, faisant tomber les volets de bois, qui protégeaient la section du nain, sur les pieds de l'un d'eux qui proteste.

     

    Plus tard, relisant le récit de notre course-poursuite, je vois que l'auteur me traite comme un fils blond d'instituteur, qui ne serait finalement pas allé jusqu'aux Ecoles d'En-Haut, où m'attendait une petite fille d'instituteur, blonde et très sage.

     

  • Dissection

     

    Nous en avons tous fait : jadis, en cours de science naturelle, notre professeur nous apportait des cobayes fraîchement tués, encore chauds ! gémissaient nos demoiselles, et nous enjoignait de pratiquer une dissection, à l'aide de petits scalpels et de ciseaux fort efficaces. Depuis, les expériences cruelles de cet ordres sont proscrites dans les classes... Nous nous bornerons ici aux dissections humaines, encore pratiquée "dans un amphithéâtre" (voir aussi L'au'jour, j'allai à la morgue / Pour voir si y avait pas de noyés...")

     

    Les premières dissections, en Egypte, furent des vivisections : on n'allait pas se gêner sur des condamnés à mort... Thomas Diafoirus, dans Le malade imaginaire, veut à sa future épouse donner en Faculté le divertissement de la dissection d'une femme," (plus pudique sans doute...) sur quoi [il] doi[t] raisonner. Et Toinette de se récrier sur le bon goût du futur médecin. Mais peu de temps auparavant, une telle opération eût valu à son auteur pur le moins le bûcher. Vinci, le grand Vésale lui-même (première dissection à Bâle, en 1543), durent passer outre les expresses réserves de l'Eglise. .

     

     

     

    Un triforium.JPGAu XVIIe siècle donc, le corps médical découvrait avec délices scientifiques ce temple de l'Eternel, alias le corps humain, révéler tous les secrets de sa structure : nous avons tous en tête La leçon d'anatomie du Professeur Tulpen ("La Tulipe", nous sommes en Hollande...) où le Maître, sous les vieux visages de ses étudiants garnis de fraises, soulève un bras de sa longue pince pour qu'ils en observent les nerfs et tendons. Ce tableau s'est souvent réinterprété en chef de gouvernement autopsiant les restes d'un Etat, ministres de Hollande (justement) ou d'ailleurs.

     

    Longtemps la première dissection fut véritablement l'épreuve initiatique obligée de l'étudiant en médecine. Elle est obligatoire pour tous depuis 1878. Bien peu résistent à l'écœurement (c'est le cas de le dire...) de la chair fade, et l'on doit faire appel à toute la finesse des chansons de carabin (voir L'hôpital Saint-Louis, "qui aimait bien les bonbons / et les confitu-ures") pour surmonter son dégoût rétrospectif, sa terreur de la connaissance ; nous compterons pour peu de chose les délicatesses que l'on devine sur les rouges à lèvres au fond des sacs à mains et les parties par quoi on les remplace, ou ce cœur battant détaché de son corps sur une assiette, après qu'on l'a trempé quelque temps dans l'eau chaude.

     

     

     

    Et lorsqu'on demandait au Professeur Farabeuf (1841-1910), fils de paysan briard, personnage haut en couleurs dont la statue orne depuis 1924 la cour de Faculté de Médecine à Paris, s'il ne lui était pas préjudiciable de toujours ainsi disséquer les morts, il répondait qu'il aurait depuis longtemps abandonné ce métier si les morts avaient été aussi dégoûtants que les vivants.... Ce qui ne l'empêcha pas d'être un passionné d'obstétrique ! (Introduction à l'étude clinique et à la pratique des accouchements. Anatomie. Présentations et positions, 1891. Il inventa l'écarteur, qui permet à l'incision de ne pas se refermer, ainsi que d'autres instruments (le davier à double articulation), et son nom désigne plusieurs parties du corps, ainsi le muscle deltoïde fessier de Farabeuf. ;
    . Sur sa tombe nous lisons :

     

    Un poème est inscrit sur sa tombe sans croix, à Beton-Bazoches :

     

    • Passant nous te plaignons si tu n’as pas pu connaître

    • Cet homme vraiment grand dans la paix endormi.

     

    Ses disciples navrés ont pleuré ce bon maître", etc.

     

    A noter que l'infinie complexité du corps humain permet d'effectuer des dissections partielles (cou, région prostatique...), indispensables à la formation pratique des étudiants chirurgiens, profession en voie de féminisation. Aujourd'hui il existe de nombreux logiciels de simulation.

     

     

     

    Il existe dans La montagne magique de fort belles pages de Stefan Zweig sur les prestiges de la radiographie, où l'on voit paraître tout le squelette de l'humain, qu'on pourrait très bien transposer ici à l'opération anatomique. C'est elle qui a révélé au monde médical cette circulation du sang redécouverte par William Harvey (qui ne savait rien des travaux d'Ibn an-Nafis au Caire en 1242) - circulation contre laquelle pérora en chaire le susdit Thomas Diafoirus. Il faudrait, aux références littéraires, artistiques ou philosophiques, ajouter les procédures matérielles qui, dans un ordre immuable, servaient aux cours d'anatomie. plus du jeu d'adolescents ; il est en effet obligatoire, une bonne première fois, de s'apercevoir in situ,si l'on peut dire, que la distinction des organes s'opère sur un corps individuel, imprévisible dans ses variantes et répartitions capricieuses des masses et des graisses.

     

  • "...de Navarre", suite

     

    Près de huit ans plus tard, j'y suis encore, tant je traîne après moi mes fétiches. Nos hypocrites et bigots conversent toujours et pour l'éternité dans leur village de Sallanches, bloqués par les eaux. Nous avons ouï parler de ces trois gentilshommes, identifiés, qui se tinrent l'un après l'autre « dans une garde-robe », à chacun sa semaine, pour en ressortir en faveur d'une dame qui se les enfilait, bien vaillamment. De ce duc d'Urbino, qui fit pendre une servante juste coupable de transmettre des lettres. De tel avocat ramassant par grand gel un étron dans du papier, en le prenant pour un pain de sucre roux. Et tout notre beau monde se récrie, parlant le plus volontiers de la vertu ou du vice des femmes et des hommes, sujet inépuisable autant que les enquêtes du Journal de Mickey. Ne nous moquons pas trop. Nous lisons bien des ouvrages sur l'orgasme clitoridien.

     

    La présence constance de Dieu dans les cœurs et les quotidiens n'empêche pas les soucis d'amour. Une dame ainsi se trouvait fort contente que son mec s'adressât à telle autre de haulte vertu, pour ce que cela élevait son âme de pécheur. « Ceste amitié dura longuement, en sorte que en tous les affaires de la dicte Neufchastel le prince de Belhoste s'employoit comme pour les siens propres, et la princesse sa femme n'en faisoit pas moins. » « Affaires » est au masculin, mais cela ne gêne guère. Et, de grâce, ne prononcez pas les « s » ni les « c » suivis de consonnes. Nous connaissons la femme par son nom, mais « Belhôte » reste inconnu, probablement un Italien nous dit une note.

     

     

    Sur le lit à Moulins (Allier).JPG

    N'est-il pas touchant de voir l'épouse consolider l'inclination de son mari, dans un noble dessein, et de reconnaître tels services rendus aussi par moi jadis ou naguère... « Mais, à cause de sa beauté, plusieurs grands seigneurs et gentilzhommes cherchoient fort sa bonne grace, les ungs pour l'amour seulement, les autres pour l'anneau ; car outre la beauté, elle estoit fort riche. » L'anneau du mariage bien entendu. C'est un avant goût de La Princesse de Clèves. Noter que la vie s'arrêtait très tôt en ce temps-là, et que l'amour, le sexe, l'argent, la merde, étaient les ingrédients avoués par tous. Mais combien les femmes ne faisaient-elles pas de signes de croix en entendant parler de tant d'ignominies...

     

    Je n'y comprends rien : « « Entre aultres, il y avoit ung jeune gentilhomme, nommé le seigneur des Cheriotz, qui la poursuivoit de si près, qu'il ne failloit d'estre à son habiller et son deshabiller, et tout le long du jour, tant qu'il pouvoit estre auprès d'elle. » « Ung » s'écrivait avec un « g », pour bien marquer la nasalisation, et ma propre grand-mère, jurassienne, ne manquait pas de bien faire sonner différemment « un » et « chien ». Voilà d'autre part une demoiselle bien entourée : deux seigneurs, mâme et femelle, qui lui font ses affaires, un autre « des Cheriotz », dont « l'identité n'a pu être décelée jusqu'ici », lequel se tient à son lever comme à son coucher : car tout noble se lève et se couche en public, tant qu'il est décent toutefois ; et Louis XIV éleva ce rite à sa perfection . Ce sont des mœurs bien singulière, et nous sommes bien loin des curés et des greniers qui leur servent de cachette. Mais tout est véritable: nos conteurs se sont promis de ne raconter que de l'authentique, en déguisant les noms. N'oublions pas qu'ils puaient tous du cul comme ce n'est pas permis. Comment faisait-on dans tous ces siècles pour ne pas empester et coller de partout. Bref ! « Ce qui ne pleut pas au prince de Belhoste pour ce qu'il lui sembloit que ung homme de si pauvre lieu et de si mauvaise grace ne meritoit poinct avoir si honneste et gratieux recueil : dont souvent il faisoit des remonstrances à ceste dame ».

     

    Qui recueillait, c'et-à-dire acueillait, si bien ce gentilhomme sans fortune. La concurrence était rude. L'homme marié apportait bien plus d'honneur à cette vierge qu'un freluquet désargenté. Il avait le culot de le lui dire à elle. Être un seigneur impliquait une forte conscience de son propre mérite. « Mais, elle, qui estoit fille de duc, s'excusoit, disant qu'elle parloit à tout le monde generallement et que pour cela leur amytié en estoit d'autant mieulx couverte, qu'elle ne parloit poinct plus aux ungs que aux aultres ». Voyez la malice. Feindre un intérêt pour en couvrir un autre.

     

    Toutes les femmes fuiraient de nos jours. Mais nous sommes libres, n'est-ce pas, et eux, là-bas, dans ce lointain siècle, devaient tenir compte de tout un entourage obsédant. Les gens se tenaient bien plus les uns aux autres, se fréquentaient, s'embarrassaient, bien plus qu'en nos temps d'« individualisme ravageur » comme l'écrivent nos plumitifs. On se sentait de près, on se frôlait de bête à bête en son étable à nobles. Nous ne savons pas de quel duc cette Neufchastel descendait. «Mais, au bout de quelque temps, ce sieur des Cheriotz feit telle poursuicte, plus par importunité que par amour, qu'elle luy promist de l'espouser, le priant ne la presser poinct de déclairer le mariage jusques ad ce que ses filles fussent maryées. » Madame est veuve !

     

    Ce qui ne signifie pas matrone, ni grosse et grâce. On mourait tôt, que Dieu prenne pitié. Les femmes étaient assaillies d'hommes comme merdes de mouches. Alors, elles promettaient à tire larigo, quitte à ne point tenir. Les « filles d'Eve » se défendaient, le jeu était plus fort, les hommes opiniâtres, la confusion régnait entre cœur et cul, autant que maintenant, mais aussi entre amour et fric, amour et noblesse ; cela joue-t-il enore ? Sans doute souterrainement.

     

    Les dissimulations se sont déplacées. Notons qu'ici le délai est grand. Les hommes tenaient grâe aux putes, pour les femmes, je l'ignore - valets et branlettes ? Mais quel âge ont les filles de la veuve Neufchastel ? « A l'heure, » (« alors »), « sans craincte de conscience, alloit le gentil homme à toutes heures qu'il vouloit à sa chambre ; et n'y avoit que une femme de chambre et ung homme qui sceussent leurs affaires. » Mais ils ne couchaient point. Dans une foule, il est plus facile de dissimuler. Mais aussi plus facile d'épier. Le scandale, découvert, est immense.

     

    De nos jours les foules s'écoulent comme autant de grains sortis d'une bonde...

     

  • Intérieur crâne, intérieur salon

     

    S'il faut écrire ainsi devant je me livre au massacre et tel déferlement de haine ignominie pour tout ce qui m'entoure que j'entre en autohaine, en meurtre et de moi-même et cela restera comme on a dit aux grimaciers Tu seras défiguré pour toujours. Après quoi, ivresses de larmes et d'épuisement, portails de Grande Dépression, commencement de vivre – je ne remonte pas – c'est trop de prix – au fond de moi gît la mort. La Mort honteuse.

     

    Profil perdu.JPGMON SALON

     

    Elle tricote devant moi. Je ne la voyais pas devenir comme ça. Mince, tout en vert, de longs cheveux de chaque côté. Je lui parle. Elle fait des progrès au violon. Elle incline la tête et me parle de violon. Je ne savais pas qu'elle deviendrait une vraie femme. On ne décrit pas sa fille. C'est inconvenant. Elle est issue du temps ; étrange, médiévale, ou 1925, avec son pantalon collant et son « haut » flottant, vert pâle sur canapé vert foncé. Anne sort de son lit, j'ai prié pour elle cette nuit ; elles partent toutes les deux, je n'ai plus que la télé, que je comptais décrire, bien commode car éloignée de toute psychologie. Sonia revient s'assoir. On dirait un profil de grande maigre, au nez long et droit, légèrement oblique.

     

    Je ne la connaîtrai que jusqu'à 52 ans, l'âge de la mort de la Vierge Marie – pardon, sa dormition. Paupières baissées sur le tricot, une longue aiguille horizontale. Et la télé, vaste fenêtre carrée vert-noir où se reflètent la lueur et le petit-bois de la baie derrière moi. Des cassettes audio empilées flanquent la télé sur la droite avec leurs titres, qu'on ne repasse jamais. Et trois appareils mystérieux sur sa tête : un magnétoscope, gras d'inutilisation, un lecteur de DVD brillant, plat, perfide, et un « Ciné-Cinémas » que je ne puis désigner autrement, indiquant 15 h 23, avec un petit point rouge. Plus haut quatre télécommandes dont deux seulement sont utilisées. La télé flanquée donc et surmontée de trucs inutiles.

     

    Des tableaux non moins inutiles peints par mon épouse allongée, sur lequel j'ai appelé des bénédictions pour qu'elle maigrisse. Je décris ces tableaux en d'autres lieux, destinés à d'autres tiroirs. Le tout sur un mur crépi paille propre, à droite, sale et foncé à gauche. Il faut mentionner (dans mon inventaire) le dessin encadré d'une femme au profil enfoui dans les bras qu'elle tend devant elle, dégageant le sein ; des poches en plastique et deux registres, vert et violet (le premier tenu par des sangles obliques, l'autre barré sur son dos d'une longue étiquette blanche et vierge). Un tabouret soutient tout cela, sans autre utilité. Tous les objets de chez moi regorgent d'inutilité, je m'y sens moi-même un peu perdu et gratuit.

     

    Ce que contient « le meuble de télévision », rescapé de déménagements et d'héritages, est également inutile : le tiroir blond foncé, avec deux poignées, regorge de jeux de cartes et de croquis de branchements, de notices en tous genres. Et au-dessous, derrière une porte aux moulures sans style, d'autres films jalousement gardés : dramatiques, ballets, jamais revus, car mieux vaut toujours

     

    pour moi se retremper aux actualités que de ravasser de vieilles lunes filmées, fussent-elles chefs-

     

    d'œuvre. Mon œil descend : il y a sous le meuble aux moulures inférieures vaguement festonnées une prise multiple et blanche, des serpentements de branchements électriques mous et sales, une boîte dont je ne vois que la tranche, ou un carton vide (j'irai vérifier). Sur le sol, à droite, un écorché de plâtre lève au-dessus de ses yeux, comme pour se protéger du soleil ou parer un coup, un coude d'écorché. On lorgne à l'endroit des couilles, et on les aperçoit, pitoyables, entre les deux cuisses dont l'écorchure dégage une abondante et tendineuse musculature. Cette statue sert ou pourrait servir de modèle, rien ne servant ici-bas, ni dans une autre vie.

     

    L'écorché tourne le cul à une pile de livres, en bois, œuvre d'art de toute beauté, qui m'a tapé dans l'œil et désormais se couvre de poussière à l'angle de l'âtre ; je ne vois ce dernier que par-dessous une table brun doré. Ainsi qu'une statue allongée : deux corps enlacés nus et debout, plus devinés qu'à vraiment décrire, formant chenet. Nous n'avons jamais allumé le feu dans cet âtre, pour ne rien détériorer de ces œuvres oubliées. Je vois une chaise paillée, sagement rangée sous la table. Ses pieds droits posent sur le pavé : diverses plaques rectangulaires, en angles droits. Amen.

     

  • Claude et Néron selon Vargas

     

    “ - Claude et Néron m'ont veillé jusqu'à deux heures du matin.” J'ignore toujours qui sont ces deux guignols. “Puis Néron est tombé de sommeil et Claude m'a suggé que, peut-être, ça suffisait comme ça. Alors ils sont partis se coucher et j'ai été marcher un peu avant de rentrer . Et depuis que Lorenzo m'a informé du meurtre de Sainte-Conscience, ça va beaucoup mieux, encore que je l'aimais bien et que de la voir dans cet état, répandue, ça m'a rendu malade pendant deux heures.” Il s'agit de la fameuse bibliothécaire-archiviste aux jambes raides comme des bites d'évêques. “Donc, si moi je vais mieux, il est logique que vous alliez moins bien.

     

     

    Porte close et masque.JPG

    “ - Explique-toi.

     

    “ - Laura n'a pas tué Sainte-Conscience, parce que ça n'aurait pas de sens.” Laura, maman de Tibère, marchait dans les rues de Rome la même nuit que Sainte-Conscience, mais pas au même endroit. “Ces deux femmes n'avaient aucun rapport entre elles. “Qu'est-ce que Sainte-Conscience aurait bien pu savoir qui menaçait Laura ?” Laura venait de la chambre de son ex, à l'hôtel. Mais qu'est ce que la bibliothécaire-archiviste pouvait bien foutre dans les rues en pleine nuit ? “Sainte-Conscience ne sait pas grand-chose en général, sauf en ce qui concerne les livres de la Vaticane”

     

    Vous savez que l'on prête des tas de mystères à la Bibliothèque Vaticane ; allons-nous déboucher sur le Da Vinci Code ? “On revient à l'hypothèse de départ, le Michel-Ange. Et Laura vous échappe. Elle vous échappe, et moi je respire.” Pour ma maman. “Il va vous falloir drôlement courir à nouveau pour la rattraper. Il va vous falloir drôlement réfléchir.

     

    “ - Je n'arrive pas à réfléchir, Tibère.” Que c'est émouvant, un flic qui fléchit. “Marchons.

     

    “ - Vous n'allez pas bien et j'en suis heureux. Ça ne vous arrange pas ce meutre, n'est-ce pas ?” Ben non. Ça ramène à du trafic d'œuvres d'art, aucun rapport. “C'est incompréhensible et odieux ?

     

    “ - J'ai cru que c'était Laura qu'on avait égorgée.

     

    “ - Vous avez été déçu ?” - non : Valence apprend qu'une femme vient d'âtre assassinée après que Laura a quitté sa chambre ; forcément, il a cru qu'elle avait pris un mauvais coup, et il s'est précipité : c'était l'autre.

     

    “ - Vous avez été déçu ?

     

    “ - Non. Soulagé.” Sinon l'enquête partait en douille ; et puis, il l'aimait peut-être encore vingt ans après, la grande Laura. Ce qui expliquait aussi son acharnement. “C''est pour ça que je n'ai même pas eu le temps d'examiner le sens de ce nouveau meurtre. J'ai seulement eu le temps de me convaincre que Laura Valhubert était encore vivante.

     

    “ - Est-ce que vous l'aimez encore ? demanda Tibère en faisant la moue.” Ce jeune homme est-il le fils de Valence ?

     

    “Valence s'arrêta et scruta Tibère qui, mains croisées dans le dos, regardait loin devant lui, l'air innocent.

     

    “ - Elle t'a raconté ?

     

    “Tibère hocha la tête.” Jean-Patrick Manchette dirait simplement “hocha”. “Valence se remit à marcher.

     

    “ - Alors, reprit Tibère, vous ne m'avez pas répondu. Est-ce que vous l'aimez encore ?” Tu tires à la ligne, Fred.

     

    “ Valence laissa passer un nouveau silence. Il n'avait pas l'habitude qu'on l'interroge aussi crûment.

     

    “ - Non, dit-il.” C'est net, Jeannette.

     

     

    - Pourquoi ?

     

    Tibère se retourna.” Ils serait excellent, ce dialogue, s'il n'y avait pas un connard pour les interrompre tout le temps.

     

    “ - Parce qu'après tout, vous étiez en Italie, le soir de la mort d'Henri, non ? Milan n'est pas loin de Rome. Et si vous aviez toujours aimé Laura...” Eh bien ça faisait de vous un bon suspect. “Mais personne n'a songé à vous demander ce que vous aviez fait de votre soirée.

     

    “ - Tu es stupide, dit Vaence. J'ai rendez-vous avec Ruggieri, je t'abandonne”. Et ce n'est pas Eve.

     

    “ - Je vous attends dehors, de toute façon.

     

     

     

    “La porte de l'inspecteur était ouverte. Valence entra et s'assit.” Bon : Ruggieri est un inspecteur, avec lequel Valence n'a pas à se gêner.

     

    “ - Alors, monsieur Valence, dit Ruggieri, vous êtes remis de vos émotions ?

     

    “ Valence leva rapidement les yeux. Ruggieri eut aussitôt un geste d'apaisement.” C'est qu'il prendrait la mouche, ce con.

     

    “ - Je vous en prie, dit-il, je n'ai pas voulu vous offenser. Ça ne vaut pas la peine de prendre feu à la moindre étincelle.

     

    “Valence étendit ses jambes devant lui.” Et péta un grand coup.

     

    “ - Comment a-t-on pu attirer cette femme dehors, en pleine nuit, pour l'égorger ? demanda-t-il.

     

    “ - On ne l'a pas attirée. Les proches de Maria Verdi connaissent ses manies”. Sainte-Conscience, c'est elle. “Elle les racontait volontiers. Une ou deux fois par semaine, Maria, pour calmer ses insomnies, descendait dans la Via della Conciliazione, qui est toute proche de chez elle, pour aller se poster devantSaint-Pierre à qui elle adressait une muette prière.”Tu l'as vue ma grosse clef ? “C'était une vieille habitude, prise depuis qu'une nuit elle avait cru voir “quelque chose de blanc” éclaircir la coupole de notre grande église.”

     

    Nous n'en saurons pas plus, parce que je m'en fous. Haché comme ça, peut-être que ça démolit tout, mais tant pis. Ceux qui vont mourir te saluent, grand classique je crois de Fred Vargas, “J'ai lu” 5811.

     

  • Majorien, Empereur de l'ombre

     

    Majorien, Majorien, Empereur de l'Ombre, les chiens poursuivent leurs proies, la chasse au fauve préfigure celle aux Vandales, "pourquoi remettre les combats ? Pourquoi redoutes-tu la mer, toi que si souvent le ciel même aide à triompher ?" La mer, le ciel : de ces marivaudages, de ces oppositions chéries par nos antiquisants jusqu'en l'ère moderne, années 60, où notre Peyrefitte étale sa science en compagnie d'une Anglaise, Miss Teacher... Prends donc la mer, Empereur, et sur tes hauts vaisseaux coule tous ces envahisseurs, atteins ce Genséric fortifié dans Carthage, écris les plus belles pages de victoires marines : si tu l'emportes trop, Ricimer te liquidera par le venin des cuisines. "Bien plus, ne possèdes-tu pas à présent un empereur éminent dont les siècles prophétiques procament qu'il viendra pour la destruction de la Libye" – c'est donc à Rome que l'Afrique s'adresse, réjouie de voir son sol ravagé – mais il fallait bien enchâsser du Virgile, n'est-ce pas, venturum excidio Libyae ? "Enéide, I, 23" – ou me trompé-je d'expression ? Vain Dieu j'ai perdu mes volumes, traduction Maurice Rat... Nos années s'accumulent et le toit fuit - ..."et qui, le troisième, recevra de moi son nom ?" Scipion l'Africain recevra son surnom après Zama, défaisant Hannibal. Mais ce dernier n'est plus qu'un nom d'anthropophage, ou d'un lion dans sa cage. Nos grandiloquences suffiraient largement. Ces rodomontades nous lassent. Les savants savent des choses que tout le monde ignore, mais ignorent ce que chacun sait : voilà du Peyrefitte pertinent, ce qui arrive.

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    ...Au texte, au texte ! Quand tout se dilue, au texte ! "Voilà, Majorien, la récompense que le destin doit à tes travaux" – debent hoc fata labori. Aide-toi, le ciel t'aidera. C'est écrit, mais tu l'as fait quand même. Ces commentaires ne valent pas les doctes détails déconstructeurs d'une Florence Dupont, fille du grand Grimald. Mais nous les exposons. Quand même. "Pourquoi je désire le voir s'embarquer sur la flotte, conscendere classem, entrer dans mes ports (pauvres bêtes), pénétrer dans ma Ville, je vais, si tu permets, le dire brièvement, compodi-eusement, dans l'ordre des évènements." Croisons les jambes sur nos sièges, aiguisons nos oreilles et notre entendement, nous allons entendre ce que nous allons entendre.

     

    Il y aura des plaies et des bosses, des chasses glorieuses, maints volumes déroulés et appris par cœur, de hauts exploits sous de grands chefs, et quelque illustre commandement précurseur de celui-ci : chef des métèques au service de Rome complètement pourrie. Se cherchant, drapant dans sa ruine les lambeaux de sa pourpre autour de ses vieux pieds plats. Remontons donc nos bretelles de soutif jusqu'au "grand-père de Majorien" : "On rapporte que son grand-père gouverna l'Illyricum et les marches du Danube, aux lieux où la martiale Acincus de Pannonie affirme sa puissance" : avant de passer par la note finale, étonnons-nous toujours de cette faculté de franchir tant d'escarpements parallèles, en ces reliefs à présent yougoslaves. "Alt-Ofen" était célèbre pour ses manufactures d'armes. "Vieux Four". Devinette.

     

    A Charleville on faisait des fusils. Nul ne s'en soucie plus. Tu nais dans une ville fabriquant des armes, tu nais donc tout armé, tu seras donc guerrier. Florence, Florence Dupopnt, je me fous de toi mais tu serais à présent si utile en ta science si tu parvenais à m'élargir le boyau à commentaires, à m'écarter l'éventail perspectival, à me dégager de ma désolation stérile. Depuis quelques temps des avalanches de grands squelettes me dévalent sus, des honneurs enfouis, "en effet Théodose, à l'époque où il prit à Sirmium le titre d'Auguste, eut un Majorien comme maître des deux milices, au moment de partir pour les régions orientales de l'empire, ad partes regni venturus Eoas, "les parties de l'aurore".

     

    La pléthore d'antiquités nous engendre ce que Quignard appelle "fascination". La description découragée de ce qui est, uine immense envie de Clubbing TV, de sieste et d'oxygène. Nous croulons sous les cartons-pâtes et les praticables. Civilisations ligotées de rites, où le moindre manquement nous eût précipité dans la mort supplicielle. Des ordres retentirent, les chevaux hennirent, et les si brefs humains s'empressèrent de se battre par bataillons. Quelques clampins empanachés se dirigèrent en cortège vers Constantinople, côte après côte, sous le soleil et les averses. "On trouve consigné dans les fastes romains les actes de ce général, ses campagnes contre les habitants de la Scythie" – les Goths, j'en jurerais, après les confusions des gens de ce temps-là "quand ses armées foulèrent l'Hypanis" – qu'est-ce que c'est, "l'Hypanis" ? pas de note... - "et que le vivandier lui-même, lixa, saluant les frimas" – salut, frimas ! comment ça va ? - "se rit en son cœur... des glaces de Peukè".

     

    Aaah... du grain à moudre... Vas-y le hamster, tourne ! Plus vite les pattes ! l"Hypanis, mais c'est un fleuve ! Si les armées le foulent, c'est qu'il est gelé ! Ô exploit ! Si le vivandier l'entame, c'est pour le faire fondre, qu'on puisse boire nom de Dieu ! Et ces points de suspension, braves points de repère, ne sont-ils pas là pour amener un bon jeu de mots, une de ces saillies tordantes et e bon ton ? Peukè, n'est-ce pas là cette île au large du delta danubien, où il faisait bien froid dans la glace, "'mais pas tant toutefois qu'ici" ! Et notre vivandier de se marrer, de se tordre, de se boyauter ! Moins cinquante, vous pouvez toujours vous rappliquer avec vos moins quarante ! ...eh bien non, cette ponctuation annonce une coupure d'un vers, au rigentem devant répondre un calenti, à la chaleur extrême un froid non moins extrême, afin que fût parfaite l'opposition... de rigueur !

     

    ...Il n'y avait donc pas de plaisanterie. Juste le rappel du froid et du chaud, que tout général se doit de supporter sans broncher. Le cercle des clichés antiques est ma foi tout aussi étroit que les élucubrations catholico-démocratiques de Télérama ou les petitesses de nos journaux télévisés...