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  • Radis Gay

     

    Bonjour fidèles et occasionnels auditeurs. Vous allez entendre sur « La Clef des Ondes » 90.10 (tous les vendredis à 18h) une émission ravageuse et de mauvaise foi sur l'ouvrage intitulé Le Bal du Comte d'Orgel du regretté Raymond Radiguet. Vous me direz que ce roman date de 1924, et je vous répondrai qu'il ne faut pas que la critique se cantonne à l'encensement de ce qui vient de paraître « pour faire vendre », mais qu'elle doit aussi revenir sur les grandes œuvres du passé. Radiguet était déjà mort quand parut, un an après Le Diable au corps,son second roman, Le Bal du Comte d'Orgel. Dans le dictionnaire, consulté pour la circonstance, il m'est précisé que ce roman retrace avec une pureté cruelle et une maturité hors du commun les affres de la passion en se référant à La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette.

     

    Comment après cela dire le contraire ? L'auteur anticipe avec un bonheur fulgurant sur les « hussards », comme s'intitulèrent Vaillant et Roger Nimier en 1952. Il annonce aussi BernardFrank et Les Rats, en aristocrate et non en crado désabusé. Certes, certes. Et pourtant Le Bal du Comte d'Orgel m'a rasé. La Princesse de Clèves commence par une longue généalogie exposant les liaisons de toutes les grandes familles de cour à la fin du XVIe s. On s'y perd. Radiguet expose lui aussi les antécédents de Mme d'Orgel, apparentée à Joséphine de Beauharnais, et revenue des Îles, comme on disait alors.

     

    Puis nous est présenté un couple d'amis, désinvoltes, argentés, oisifs, comme il se doit quand on va vivre une grande histoire d'amour. Les héros de Racine sont tous des princes. Tristan et Iseut ne sont pas non plus des pauvres gens surchargés de travail, la disponibilité d'esprit est indispensable au développement d'une belle passion. Mais je confonds les personnages, les deux amis, incolores, inodores et sans saveur, aussi snobs l'un que l'autre ce qui ne me touche pas. Ils s'introduident ou tentent de s'introduire dans les salons les plus fermés de la capitale. Ce n'est pas mon problème.

     

    Il faut dit Marthe Robert conclure dès l'abord avec un auteur un « pacte de lecture » : on ne lit pas un policier avac la même disposition d'esprit que Lamartine, certes, et ce serait un contresens de lire l'un en y cherchant les qualités de l'autre. Mais ce roman ne m'a pas permis d'atteindre les profondeurs dont j'avais besoin. Il ne m'a pas semblé dépasser le milieu qu'il a mis en scène, même caricaturalement (le mari, Anne d'Orgel, Anne étant un vieux prénom masculin, se voit tailler un costume d'importance ; un cocu d'intention sympathique – précisons que l'acte d'amour ne se concrétise pas, et que ça n'en est que plus beau - interprété dans ma tête par Claude Brasseur des Enfants du Paradis, donc noble, portant beau, complaisant mais sans trop, le caractère à mon avis le mieux dessiné de l'ouvrage, parce qu'à traits grossiers malgré sa finesse, disons parce que la caricature, même légère, ne se départit pas d'un certain grossissement du trait. ) Des deux jeunes gens, l'un réussit, l'autre demeure niais, et c'est à cela qu'on les reconnaît. Mais j'ai dû relire le début sur vingt pages pour les différencier. Raymond Radiguet a dû préférer mettre en scène des personnages qui fussent le plus neutres possible afin que la passion pût y jouer comme en laboratoire, sans accident de nature particulier. Istamboul sur soie.JPG

     

    Madame Mahaut d'Orgel ne m'a pas attiré non plus, malgré tous les efforts de l'auteur pour la rendre touchante comme une princesse racinienne transposée au XXe s. Sa démarche auprès de la mère du jeune homme m'a touché, puisqu'elle avoue à cette dame d'un âge respectable qu'elle aime son fils. Mais ses pudeurs, ses délicatesses, ses pâleurs et ses suffocations recouvrant toute une gamme subtile d'émotions amoureuses ne m'ont pas convaincu, ou plutôt ne m'ont pas intéressé. Il y a là tout un foisonnement de sentiments subtils qui échappent à mon âme prolétarienne ; des façons d'aimer très anciennes, distinguées et fleurant bon la poudre de riz éventée, qui n'appartient pas à mon univers.

     

    Je sais les reconnaître, je sais les apprécier, mais seulement avec une région de mon cerveau : par un savant système de références, à Mme de La Fayette, à Racine, à Stendhal, qui travaille dans la même matière du subtil – mais il manque à Radiguet, mille excuses, le grandiose de Stendhal (qu'on pense à la scène où Julien tire son épée devant Mlle de la Mole), l'aération de Stendhal (ces vastes coups e vent éternellement printaniers de La Chartreuse de Parme !) - je parviens à comprendre. Il y a du reste dans Le Bal du Comte d'Orgel une dimension d'enfermement extrême, quels que soient les lieux extérieurs, Bois de Boulogne, Forêt de Fontainebleau, auxquels on a recours pour s'aérer le cœur.

     

    Il est même question d'un cirque, où se déroule la première rencontre avec ce noble couple marié. Nous référencerons, tant que nous y sommes, avec l'amour courtois où le trouvère aimait la dame de son Seigneur. Nous flirterons référentiellement avec la psychanalyse, et ressortirons un Œdipe bien évident pour le jeune homme amoureux d'une épouse, bien plus jeune que son mari, mais qui finit par trouver refuge, brisée à jamais comme il se doit, dans les bras et la convention de son dit mari. Mais je ne sens rien. C'est comme Coco de Chanel : ressenti plutôt que senti, et si vite évaporé. Ce n'est pas une raison pour préférer Fleur de Munster, soit. Alors, à lire ou pas à lire ? Je n'aurais jamais l'audace de ne pas vous le recommander. Si vous aimez les envois de fleurs, les robes blanches et les baise-mains, les monocles et les chevaux bais ou les Delage et les Ferrari, si vous avez aimé Le grand Meaulnes – je l'ai aimé, mon épaisseur a ses limites – vous aimerez Le Bal du Comte d'Orgel. Si vous préférez Céline, lisez quand même, pour vous rafraîchir purement. Si vous aimez Bobin, allez-y franchement. C'est plus subtil, moins sot que Bobin. Plus pur, parce qu'on n'y parle pas de pureté, mais qu'on l'applique, sans démonstration, sans majuscules. P. 47 :

     

    « Après-demain, par exemple ?

     

    Le surlendemain, françois de Séryeuse n'était pas libre.

     

    «  - Demain alors ! »

     

    Extraordinaire choix du nom, d'une noblesse à couper au couteau, non sans double sens du nom. Mettons ensenble la mère de François et l'objet de son amour : car il lui semble qu'il purifie ce dernier en présentant Mahaut d'Orgel à sa mère :

     

    « Mais son œil s'égarait dans le vague. Mme de Séryeuse, qui ne prenait pas ce manège pour de l'impatience, crut que quelque chose intriguait son hôte dont l'œil semblait posé sur une miniature, qu'en réalité il ne voyait pas.

     

    «  - Vous regardez ce portrait ? » 

     

    Evidemment, dans ce réseau de références où j'ai tenté de prendre comme au filet la signification de ce roman, je m'en serais voulu d'omettre Proust, eu égard au milieu social où il se déroule. Mais un Proust dégraissé, amaigri, stendhalisé. Enfin croyait-il. A vingt ans, il pouvait commettre des imperfections, parmi tant de perfections du reste un tantinet académiques. Mais c'était la règle du jeu. Comme de s'amuser – je le soupçonne de s'être amusé – à ne jamais rater un imparfait du subjonctif. P; 141 :

     

    « On eût dit que Venise était la propriété des Orgel et de François.

     

    « Mahaut continuait d'écrire à François. Elle ne lui parlait guère de l'Italie. »

     

    ...Alors de quoi ? D'amour ou plutôt de délicatesses, comme l'adolescente qu'elle n'aura jamais cessé d'être ? Elle a d'ailleurs, et ceci nous rapproche du dénouement, écrit à la mère de François pour négocier une séparation. Et c'est ainsi que se défont, dans le meilleur monde, les passions cruelles sous le vernis :

     

    « Mahaut admit alors que peut-être, derrière cette façade, il y avait en Anne un homme qui souffrait. Et une réponse qui lui avait été dictée par la rébellion, elle la fit d'un ton humble :

     

    « - Eh bien, ces idées sont si peu vaines que j'ai écrit à Mme de Séryeuse. »

     

    Le mari intimera a sa femme l'ordre de dormir. Ce seront les derniers mots du roman. La Belle au Bois Dormant sombrera pour toujours dans le sommeil du cœur. Vous voyez bien que nous pouvons comprendre. Il ne vous faut que signer un pacte de non-agression avec l'auteur. Et, selon que ou serez, ou non, verlainien – une référence de plus – vous sentirez, ou non, l'ouvrage ouvragé de Raymond Radiguet, mort à ving ans de la typhoïde, ce qui nous éloigne du sujet. 

     

  • Un professeur d'autrefois

     

     

    J'ai eu toutes les peines du monde à leur faire retrouver un semblant d'apaisement : pour passer l'embrasure des portes, toutes les filles se tournaient de côté en pouffant, obsédées par la main au cul. Pourtant Moil'nœud n'y avait jamais succombé : même à cette époque permissive, cela se serait répandu comme un traînée de poudre. La fille du maître nageur, seule avec lui un jour de grève, avait apporté sa bombe de spray, avant d'être expédiée en permanence, car nous n'avons pas le droit de garder une élève toute seule. Toutes les copines s'étaient bien foutues de sa gueule. Lorsque la mode fut aux sacs à dos, j'envoyai à toute volée deux ou trois paluches au cul bien visibles : mais, sur le sac... Ces dérobades de fesses m'ont donc vexé au plus haut point. Je leur ai fait là-dessus tout un cours : je n'étais pas un mec de ce genre, les profs qui se permettaient de balancer la louche étaient des malades, tous à virer...  - j'avais terminé par je vous aime, mais pas à ce niveau. - extase dans la classe. Ici se place l'épisode de la fille Verlaisne. Je lui claironnais à tout va des “Je vous aime” en plein cours, ce qui était vrai, mais voulait passer pour faux.

     

    C'était une de ces grandes brunes aux cheveux en bataille, pas très nette, aux ongles noirs et rongés court, très sales et très gluants – bref, fascinante. A ma cinquième et bruyante déclaration, elle me déclara : « Si vous m'aimez vraiment, sortons d'ici, allons dehors, à ce moment-là je serai une jeune fille de 17 ans, vous un homme de 42, et nous verrons » - ce n'était pas un refus, elle ne m'eût pas nécessairement éliminé, car j'étais beau en ce temps-là - mais je n'ai pas relevé le défi, je n'en avais d'ailleurs nulle envie. Elle m'aurait dit  je vais réfléchir. Elle m'aurait demandé beaucoup de patience, afin de bien peser les arguments ; puis elle aurait jugé, réflexion faite et six semaines plus tard, que, tout bien considéré, la différence d'âge et de condition ne lui laissait rien augurer de favorable d'une telle union.

     

    Elle m'aurait alors présenté quelque beau garçon de vingt ans, ouvert, très sympa et les yeux droits, qui ne m'aurait pas laissé d'autre choix que de me retirer en leur souhaitant du plus profond de mon cœur le plus bel amour qui se puisse trouver. Ce jour-là, salle 106, j'avais reçu la plus bouleversante leçon de dignité de ma vie.

     

     

     

    Heurtoir.JPGX

     

     

     

    Penser à Bwala, noir, qui renversa sa table en hurlant à l'injustice. Au fils Moton, blondinet docile malgré ma folie, et à son copain Hügelhaus, à qui j'avais dit « La Maison sur la colline est priée de fermer sa porte de derrière » parce qu'il bavardait avec son voisin de derrière.

     

     

     

    X

     

     

     

    L'un de ses contrepets fétiches était : « Quel plaisir pour la princesse que la Dotation du Roi. » Martino se moqua de la fille Corrèse. Qui lui allongeait des tartes, tandis que Moil'Nœud s'évertuait à répéter : « Vous avez tort, Martino, rien à voir avec ce que vous imaginez. - Tu vois ? glapissait la branleuse en frappant de plus belle. Pure délicatesse de la part de Moil'Nœud : lequel se doutait bien que jamais le jeune Martino n'avait surpris la moindre jeune fille en pleine action ; ce puceau s'imaginait sans doute que la branlette s'effectuait en cercle à l'entrée du vagin, premières phalanges à peine introduites. Or, il s'agit bien sûr des mouvements circulaires en surface, autour du clito, de plus en rapides et haletants, juste avant la suspension finale, au moment de cet extraordinaire déclenchement interne dont nous autres hommes ne pouvons avoir hélas la moindre approche même analogique... Il se donnait ainsi les gants, le père Moil'nœud (Monsieur Frère du Roi, comme son épouse lui demandait une petite branlette, réclama des gants : la classe...) - de sembler défendre une pauvre innocente qui n'aurait jamais imaginé Chozpareille. La cause précise de la révocation du père Moil'nœud, occasion si ardemment guettée, ce fut le manège qu'il avait cru pouvoir adopter à l'égard d'une section de quatorze latinistes, dont douze filles - les garçons ne furent jamais atteints par l'un quelconque de ses délires : vicieux, mais irréprochablement hétérosexuel.

     

    Cuisiné là-dessus à son procès, il ne cessa de répéter : « Moi je suis un mec normal. Jamais de garçons. Ça me répugne, Monsieur le Président». Dix ans fermes, tout de même ; les juges de notre bon tsar Alexandre IV punissent fermement toutes ces bravades, qui sont autant d'insolences à l'égard de nos magistrats, une intolérable atteinte aux idéaux de la Sainte Russie. Quant à moi, je n'aurais su dire si mes petites troisièmes avaient été choquées ou non, car elles s'étouffaient de rire en me rapportant tout cela. Nous espérons fermement que de tels rires, les histoires scabreuses qui les provoquent et ceux qui les racontent subiront la plus ferme répressions de la main même de notre jeune souverain, que Son Nom soit béni : le père Moil'nœud n'avait-il pas réussi à leur faire admettre à toutes qu'elles étaient toutes, sans exception, addictes à la branlette ? (il n'employait pas ce mot-là, mais ce genre d'allusions se comprend toujours au quart de tour de doigt).

     

    Elles en avaient toutes convenu, à l'exception de Clitarel, au nom prédestiné. Les deux garçons (“Neil » et “Med”) n'en revenaient pas. Ils restaient fascinés, à la lettre. Ces filles m'ont raconté comment, avec le père Moil'nœud , elles s'étaient toutes mises au premier rang, humblement, sauf la Clidel, seule, fière et prude, bien dédaigneuse de lippe, et qui renaudait ferme ; et les autres (Fonseca) de lui seriner : “Tu prends tes airs, mais tu fais comme nous, on est toutes comme ça.” Med confia un jour à Moil'Nœud que son propre père avait juré ne pas souhaiter le rencontrer, parce que « sinon [il] lui casserai[t] la gueule ». L'ignoble libidineux d'afficher sa plus profonde stupéfaction : « Pourquoi « casser la gueule ? » Le brave Med ne sut fournir aucune explication, soit qu'il eût reçu consigne de ne rien développer, soit qu'il n'eût (bien plutôt) rien compris lui-même, car les adultes se gardent bien d'instruire leurs jeunes garçons de ces branlettes féminines - or si nos jeunes mâles pétris de culpabilité avaient la moindre idée de l'intensité répétitive avec laquelle les filles se masturbent, ils cesseraient assurément de les placer sur un tel piédestal, et ne se confiraient plus, comme ils le font, dans leur foutue timidité ni leur foutu respect.

  • Telle est ma queue

     

    Parcourez à tout le moins Les Aventures de Télémaque. Vous y trouverez le style, doux comme le miel, de Fénelon. Un style où tout va bien, où les phrases coulent avec une harmonie enchanteresse et dépaysante : aussi doux que Racine, aussi harmonieusement balancé que plus tard Chateaubriand, aussi enveloppé que Proust. Et c'est tout de même du Fénelon : c'est noble, c'est tout rempli de bons sentiments, les bonnes gens sont récompensées après bien des épreuves assurément, mais les mauvais rois, cruels, libidineux, avares, subissent toujours le mauvais sort qu'ils méritent.

     

    « On ne fait pas bien ce à quoi on s'applique trop », écrit Fénelon à Beauvillier en 1699. L'auteur avait voulu quelque chose de distrayant et moral à la fois, « à lo'usage du dauphin » précisément, à l'usage d'un jeune homme. Il a promené son Dauphin chez tous les peuples antiques et la pente du style, l'entraînement d'une phrase à l'autre sont parvenus à communiquer au Prince le goût de lire et de s'instruire en se distrayant. Le duc de Bourgogne avait un excellent naturel, très porté à l'étude. Il ne fallait pas l'effaroucher non plus par un ouvrage trop austère. En ce temps-là, mes chers rappeurs, lire et s'instruire étaient des distractions.

     

    Vous n'aurez donc besoin que d'acheter le Télémaque chez Garnier-Flammarion, sans avoir recours à la monumentale édition « Fénelon, François de Salignac de la Mothe-Fénelon archevêque de Cambrai – 35 vol. in 8°, Versailles-Paris 1820 – 1830... » Et maintenant, c'est l'heure de nos échantillons, fort utiles en temps louis-quatorzièmes :

    Hélène et Bernard 2.JPG

     

     

    « Les bons attendent qu'on les cherche, et les princes ne savant guère aller les chercher ; au contraire, les méchants sont hardis, trompeurs, empressés à s'insinuer et à plaire, adroits à dissimuler, prêts à tout faire contre l'honneur et la conscience pour contenter les passions de celui qui règne. Ô qu'un roi est malheureux d'être exposé aux artifices des méchants ! Il est perdu, s'il ne repousse la flatterie et s'il n'aime ceux qui disent hardiment la vérité. »

     

    Faisons à présent parler Télémaque, l'élève après le précepteur : « J'ai cherché mon père par toutes les mers, ayant avec moi cet homme, qui était pour moi un autre père. La fortune, pour comble de maux, me l'a enlevé ; elle l'a fait votre esclave : souffrez que je le sois aussi. S'il est vrai que vous aimiez la justice et que vous allier en Crète pour apprendre les lois du bon roi Minos, n'endurcissez point votre cœur contre mes soupirs et contre mes larmes. »

     

    Télémaque et les femmes :

     

    « La jalousie ne lui permit jamais de perdre de vue les deux amants : mais elle tâchait de tourner la chasse du côté où elle savait que Mentor faisait le vaisseau : elle prêtait l'oreille ; chaque coup la faisoit frémir. Mais, dans le moment même, elle craignoit que cette rêverie ne lui eût dérobé quelque signe ou quelque coup d'œil de Télémaque à la jeune nymphe. »

     

    Ce n'est pas beau, la jalousie.

     

    Au cours de tant de voyages, parfois, l'on se reconnnaît après s'être tant d'années perdus de vue :

     

    « Pendant qu'Idoménée disait ces paroles, il regardait fixement Mentor, comme un homme dont le visage ne lui était pas inconnu, mais dont il ne pouvait retrouver le nom. »

     

    Quelques conseils sur le courage :

     

    «La valeur emportée n'a rien de sûr : celui qui ne se possède point dans les dangers est plutôt fougueux que brave ; il a besoin d'être hors de lui pour se mettre au-dessus de la crainte, parce qu'il ne peut la surmonter par la situation naturelle de son cœur. En cet état, s'il ne fuit pas, du moins il se trouble ; il perd la liberté de son esprit, qui lui seroit nécessaire pour donner de bons ordres, pour profiter des occasions, pour renverser les ennemis, et pour servir s apatrie. S'il a toute l'ardeur d'un soldat; il n'a point le discernement d'un capitaine. « 

     

    « Hégésippe lui répondit :

     

      • Ce n'est point une disgrâce ; au contraire, c'est la faveur des dieux qui me mène ici. »

     

    « Cf. Iliade, XVIII et Enéide, VIII. »

     

    - tels sont en effet les illustres et infaillibles modèles dont s'est constamment inspiré Fénelon pour son œuvre Les Aventures de Télémaque. Soyez donc vivement invités à y jeter quelques coups d'œil, et, si vous en êtes appâtés, à le lire in extenso. Vous y trouverez des difficultés, mais la récompense est au bout. Amen.

     

  • Attention, espoir

     

     

     

    Attention, espoir

     

     

     

    Tout s'est passé simplement. Je conduis Rappoport, juif volhynien, et la seconde ombre, dans le labyrinthe (il fait le brave) : il décline son nom, sa classe (marquis), sa religion : "Je viens de Tanger" - je n'en crois rien : Tanger c'est blanc, clair et venteux. Nous descendons encore, suivant les rampes. Le plafond baisse. L'air pulse d'en bas. Les camionnettes en surface fuient toujours. Tanger ressemble aux Vosges, aux Pyrénées : versant doux, versant raide. Les camionnettes repiquent sur Alcazaba-Vieja, la Kasbah. Le tsunami ne vient pas, le vent reluit, le soleil de ma rue frémit comme un chat qui dort, les deux amants se contemplent. Grand chef indien flou dans sa vieille robe de chambre.JPG

     

    A l'étage Rappaport, petit juif de Volhynie, médite pour leur bien. On ne vit pas d'eau claire. Maertens et Josz (l'amour par ses Noms de famille) dînent à la fenêtre ouverte. Rappaport leur apprend la terrible nouvelle de la Catastrophe de Colombie : Tremblementde terre oublié – trente mille morts d'un coup sous la coulée de boue dévalée d'un volcan – de l'autre versant téléphonait une postière à sa collègue : « Fuyez ! ¡ por Dios, huíste ! » - la calotte gorgée d'eau pour s'abate d'un coup comme une claque, trente mille habitants saisis de boue de la gorge aux poumons – ¿ Aló si ? - puis le silence - Ya màs encontraré el descanso « jamais plus » dit la survivante « je ne connaîtrai le repos » - Rappoport affiche le calme qui sied aux rescapés - quel intérêt, je vous le demande, à se faire passer pour juif ?

     

    « Snobisme insupportable » dit Maertens - « Odieux » renchérit Josse « N'exagère pas » dit Maertens. La boue liquide s'effondra sous la poussée de lave mille millions de mètres cubes de diarrhée glacée « Tais-toi dit Josse Tais-toi » – les relations avec le juif de Volhynie restent froides - la mort en masse. Camps et volcans. Assassins, assassins, répète Rappoport. C'est la première fois que je rencontre un juif rancunier. D'habitude ils se terrent. Atterrés. « Je suis montée chez lui » dit Josz, «Tout blotti haletant dans son angle – est-ce qu'on en a enterrés vivants ? » Naïveté de Josz. Maertens planqué à l'étage au-dessous remâchant ses frustrations, sur la chance d'être juif - c'est proprement intolérable.

     

    A peine sorti de prison. Pomarès et son flingue, les Drüften septuagénaires et leurs haillons n'étaient pas dangereux – bien qu'une balle soit vite partie ; le vieux partisan belge porte toujours un gros Mauser sous ses guenilles. Rappoport occupe au-dessus un deux pièces qui serait éblouissant s'il n'avait pas bourré jusqu'aux fenêtres un tas de meubles, coffres ou bahuts laissés là par ses sœurs avec tout leur beau linge - son regard plonge sur la cour depuis la baie vitrée, chapeau bas sur les yeux, pensées fourmillantes entre ses épaules, recueilli, dissimulé, nourri jadis par un vieil oncle catholique - «On n'allait pas tuer un juif aussi jeune » - alibi, alibi. «  Attention, dit Maertens, il n'est pas juif.

     

    - Il avait cinq ans à la fin de la guerre. - Josz, je n'ai pas de preuve. » Une lettre interceptée : le marquis Rappoport exprime en vers des sentiments « sincères et dévoués ». Mentionne expressément les yeux, la  bouche , les volutes d'une longue boucle cendrée - j'ai moi aussi observé la bouche. Rappoport offre chez lui le thé, s'assoit près de Josz sans gestes excessifs, parlant de choses légères et graves. « Charmeur » dit-elle. Puis il insiste (« sottement », dit-elle) pour la raccompagner sur le palier. Je les aperçois tous deux, se dirigeant vers notre porte dans le le long corridor à moquette sous les spots, l'un tenant l'autre. A mon tour d'inviter Rappoport : il passe alors ma porte sous mon bras levé puis s'assoit en, soufflant doucement, sur le voltaire vert, et nous voici tous : j'ai retrouvé ma dignité.

     

    Ma clairvoyance. Le marquis s'est fait discret, contrairement aux codétenus précédents, sitôt dans ma cellule vite encombrants. Josz : « Jamais mon mari » - de qui s'agit-il ? - « n'accepte d'autres hommes à moins qu'ils ne ressemblent trait pour trait » - de moi ? - « à celuiqui l'a précédé » - un donneur de leçons, voilà ce qu'il doit être». Rappaport se retire – je le rattrape en plein couloir : je m'en contentais bien, moi, d'une relation ordinaire ! ...Depuis je me vautre, dans mon confort, comme un porc. L'hiver mord la ville lumineuse. C'est effrayant quand on y pense. Coincés comme nous sommes tous entre ces tranches pâtissières de granite - balcon dessus, balcon dessous – mâchoire mortelle.

     

    Jusqu'ici nous évitons d'installer chez nous, Josz et moi, ce faux juif et faux marquis, bien qu'il ne semble manifester aucune excitation sexuelle incongrue, silhouette découpée sur le balcon d'en haut. Tant de soleil me dissuade : je ne serai jamais Tangérois. « Tingitan », rectifie le Marquis ; il me reprend à part : « Assez de faux-fuyants», je réponds «j'ai trouvé le bonheur une-femme-que-j'aime-et-qui-m'aime  - Non sans mal » dit-il.

     

  • Les Espagnols ? je m'en fous, comme des autres

     

    Ne jamais voir personne, sinon à quoi bon voyager. Sauf ceux qui me vendent à boire et à manger. Ou des pellicules argentiques. Ou le lit pour la nuit. Morella. Clichés de murailles aussi flous qu'ailleurs. Chaleur sans vent, bonne bifurcation, les arcades de San Mateu, boissons fraîches, les jeunes movida insolents que je fuis, vieux que je cherche et qui s'expriment en catalan (finales en -áts pour -ádos). Dansla fraîche église touché l'harmonium ; les vieux à casquettes ne décollent pas du banc de bois pour m'entendre - l'autochtone s'identifie sans erreur à son falzar crème sale qu'il n'abandonne jamais si étouffant qu'il fasse, non plus que sa morne incuriosité.

     

     

    Fleurs.JPG

    Plein pot plein sud. Ça brûle. Dix-huit heures ouverture des boutiques. Je m'emmène avec moi. Au rebours de tous. Madame Swatch ma collègue est née ici à Castellón (Castelló) (de la Plana). Catalans, Valenciens, tous m'emmerdent : tout au long de la route (et jusqu'à Elx ! [Elche...]) - les panneaux arborent de gros barbouillages où les Gens-du-Pays tiennent à rectifier le moindre signe diacritique. Jusqu'à transformer le "c" en "k" : Kreatividad ! Ah mais ! ¡ Filólogo, Senyor ! À Castello : rien à voir. Je réussis tout de même un numéro : l'humain extérieur enfin ravalé au rang de Simple Fournisseur ; quand, de surcroît, il s'agit d'une jeune femme, d'autant plus forte est la jouissance.

     

    Voyager ne transforme rien. Voici un magasin de photocopie, climatisé. Se composer une gueule aussi rogue que l'exiguïté du short – enfin mes cuisses au frais. Une affiche intérieure signale un Centre Culturel français : tout s'explique pour Mme S. - pays conquis, femme conquise. Je tends mes feuilles non pas à la charmante et bandante Señorita Equis ("X") mais à la simple employée. Parfaitement. Minijupe ras-la-moule ou pas. Elle me fait la gueule à égalité : elle me sert, je la paie. Ah mais. C'est qu'on est pas des objets sexuels nous autres – excusez-moi si je rajuste mon string j'ai le vagin qui bâille. Séduit – séductrice ? pouah... - simple rapport fonctionnel. Hiérarchique. Où chacun voit bien en face la faute à ne pas commettre.

     

    Je ressors tout fier. Je lui aurai fait sentir, à celle-là, qui j'étais. Un homme. Voyagez, voyagez ! enrichissez vos contacts humains ! ... Et la chaleur qui retombe dessus de partout. Même aux cuisses. Villareal. Nules. Camions. Camions. Sagonte – Sagunt ! Luxemb(o)urg sur les panneaux belges, le "o" entre parenthèses ! C'est de Sagonte que partit Hannibal, pour conquérir l'Italie.Juste au pied de la butte une haute structure en hémicycle exhibe sous verre un petit millier de débris débris certifiés romains ; quand j'ai gravi la pente bien raide, je me suis retourné pour embrasser du regard toutes ces rognures, fossilisées dans leurs petites niches vitrées à même la muraillle : poignant. Ces autres ruines devant moi ne sont riches en revanche que d'une autre histoire, ni romaine, ni punique. Cinquante mètres encore de montée, entre les cigales crissantes, reste une demi-heure avant la fermeture. Deux adolescents arabes visitent trois siècles étalés sur la crête en ruines, et je m'obstine aussi, plan à la main, cherchant partout à ras du sol une Ciudad Histórica qui ne devrait être que romaine. Or la Cité Historique, la vraie, c'est bien entendu Sagonte elle-même, au bas de la pente, que je contourne avec ses rues "étroites et tortueuses", barrées de chaises de mémés : car ce sont leurs rues, à elles.

     

    Quant au forum, c'était donc ce simple parking, trois voitures de large, trente pieds de long, submergée de rock halamód, c'était donc ça, le Forum de Sagonte ; c'était pour ce parking de trois places en bataille que Romains et Puniques s'étaient étripés vingt ans durant. Et moi, Nisard, voyageur, je cherche un camping. Parc et camp sont devenus parking et camping. Après une communication téléphonique vespérale et haletante avec Ma Femme, j'éblouis la serveuse espagnole avec ma baratinación : le camping, me dit-elle, se trouve au Grao, terrain du Canet (ne pas prononcer le "t") ; je longe à pied une vaste esplanade, grouillante à n'en plus pouvoir de tout ce que la jeunesse espagnole peut avoir de plus insolent, de plus puant – toujours la Movida – "c'était mieux sous Franco" me confiait naguère un supérieur hiérarchique.

     

    Affublé de mon âge à moi, je soliloque en français, d'un air de défi, lançant des doigts en douce. Puis retrouvant mon véhicule je me perds, au point d'effectuer un demi-tour suicidaire sur la quatre voies, et renseignements pris à quatre branleuses – bien me souvenir que j'ai 48 ans – j'obtiens réponse de la plus jeune, qui me tutoie en mastiquant... son chewing-gum. Le camping atteint à la nuit tombée, après une banlieue savamment saccagée (fausses industries, tôles, fondations laissées en plan) : tout est bondé. "On ne voit pas la mer". Je joue l'aimable. Je délibère, je déblatère. Capacidad maximum traspasada – aussitôt effacé sur l'écran : me voici coincé entre une grosse tente et la porte grillagée d'un hangar – enfin pouvoir se laver... demain.

     

    Ce soir je conserve la crasse. Exploration du camp : que des Valenciens, qui s'entassent en congés à cent bornes de chez eux. Tous insolents. Se sentant revivre. C'était mieux sous Franco. Caravanes et télé couleur. On n'avait pas ça sous le Generalife. Deux voitures françaises – à tout prix s'abstenir... Et direction la mer. Non sans mal : ce n'est pas ici que l'on débétonnera la côte – HLM HLM HLM – de quel côté la mer ? plutôt crever que de poser la question (la haine de l'humour un jour naquit de la timidité).

     

  • Une pincée de poivre russe

     

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    Tout est animé là-dedans. Les fils du téléphone courent. Les objets sont de chair. Les personnages sont des pantins. Interpénétration de l'humain et du mécanique, du ferraillant et du gluant vivant. C'est proprement irrrespirable. Ce père qu'il s'agit de supprimer avec ses prénoms ridicules prend une épaisseur due à une invraisemblable accumulation de tics. C'est une mécanique redoutable à faire sauter, avec une bombe qui fait « tic-tac... tic-tac... » Quand on demande à Nicolas qui est son père, il répond : - Saturne. » Saturne, c'est le dieu de la semence, « Saat ». C'est lui qui a appris aux hommes l'agriculture.

     

    C'est lui que son fils Jupiter a châtré. Hein que ça en dit long, Messieurs les Psys ? Le tout entremêlé de ces titres pharamineusement longs ou explicatifs ou énigmatiques, comme on les aimait au temps où les écrivains se moquaient de leur propre œuvre en montrant sans cesse le bout de l'oreille. Exemple : «Pourquoi cela avait eu lieu. » Partout Biély est présent. Jamais vous ne pouvez oublier qu'il est là, tirant toutes les ficelles de son théâtre dem onstres qu'il montre (c'est le même mot). Partout vous imaginez ses yeux égarés, son sourire cruel et bestial, voir son portrait : un vrai spectre de fou souriant.

     

    P. 282 : « Nicolas Apollonovitch prenait de l'assurance. Il voulait être martyr. Il était déchiré lui-même dans toutes ses sensations, ses sentiments étaient déchirés, son « moi » écartelé. »

     

    Il n'y a pas que lui. Tout le monde est un personnage d'asile. Tout le monde est fils de Dostoïevski. C'est la génération juste suivante. Tous des dingues, ça sent d'abord le fou, puis la tripe et la mort. Respirez un bon coup de soufre et replongez, amis. N'allez pas abandonner en si bon chemin. Ecoutez une confidence de l'auteur :

     

    « Après chaque dislocation de ma conscience, je subis l'attaque de Klingsor, c'est-à-dire du Sir (...) Autrefois j'ai tenté de le représenter clairement dans Pétrersbourg : c'est lui, Apollon Apollonovitch Abléoukhov, le célèbre bureaucrate... » d'après Carnets d'un original, tome I, p. 81. Moscou-Berlin, 1922.

     

    Nous terminons là-dessus, vous voyez que le personnage principal n'est pas forcément le fils, qu'il s'agit d'une véritable possession cérébrale, qu'il ne s'agit que de folie, que la folie, ses objets animés, ses matières à la fois en dedans et en dehors de nous dans une vaste gluanteur marécageuse sans aucune issue, que c'est cela, le seul véritable sujet du roman : son cerveau, cette masse malsaine et molle. A bientôt, pour un feuilleton qui ne vaut guère mieux.