Les Espagnols ? je m'en fous, comme des autres
Ne jamais voir personne, sinon à quoi bon voyager. Sauf ceux qui me vendent à boire et à manger. Ou des pellicules argentiques. Ou le lit pour la nuit. Morella. Clichés de murailles aussi flous qu'ailleurs. Chaleur sans vent, bonne bifurcation, les arcades de San Mateu, boissons fraîches, les jeunes movida insolents que je fuis, vieux que je cherche et qui s'expriment en catalan (finales en -áts pour -ádos). Dansla fraîche église touché l'harmonium ; les vieux à casquettes ne décollent pas du banc de bois pour m'entendre - l'autochtone s'identifie sans erreur à son falzar crème sale qu'il n'abandonne jamais si étouffant qu'il fasse, non plus que sa morne incuriosité.
Plein pot plein sud. Ça brûle. Dix-huit heures ouverture des boutiques. Je m'emmène avec moi. Au rebours de tous. Madame Swatch ma collègue est née ici à Castellón (Castelló) (de la Plana). Catalans, Valenciens, tous m'emmerdent : tout au long de la route (et jusqu'à Elx ! [Elche...]) - les panneaux arborent de gros barbouillages où les Gens-du-Pays tiennent à rectifier le moindre signe diacritique. Jusqu'à transformer le "c" en "k" : Kreatividad ! Ah mais ! ¡ Filólogo, Senyor ! À Castello : rien à voir. Je réussis tout de même un numéro : l'humain extérieur enfin ravalé au rang de Simple Fournisseur ; quand, de surcroît, il s'agit d'une jeune femme, d'autant plus forte est la jouissance.
Voyager ne transforme rien. Voici un magasin de photocopie, climatisé. Se composer une gueule aussi rogue que l'exiguïté du short – enfin mes cuisses au frais. Une affiche intérieure signale un Centre Culturel français : tout s'explique pour Mme S. - pays conquis, femme conquise. Je tends mes feuilles non pas à la charmante et bandante Señorita Equis ("X") mais à la simple employée. Parfaitement. Minijupe ras-la-moule ou pas. Elle me fait la gueule à égalité : elle me sert, je la paie. Ah mais. C'est qu'on est pas des objets sexuels nous autres – excusez-moi si je rajuste mon string j'ai le vagin qui bâille. Séduit – séductrice ? pouah... - simple rapport fonctionnel. Hiérarchique. Où chacun voit bien en face la faute à ne pas commettre.
Je ressors tout fier. Je lui aurai fait sentir, à celle-là, qui j'étais. Un homme. Voyagez, voyagez ! enrichissez vos contacts humains ! ... Et la chaleur qui retombe dessus de partout. Même aux cuisses. Villareal. Nules. Camions. Camions. Sagonte – Sagunt ! Luxemb(o)urg sur les panneaux belges, le "o" entre parenthèses ! C'est de Sagonte que partit Hannibal, pour conquérir l'Italie.Juste au pied de la butte une haute structure en hémicycle exhibe sous verre un petit millier de débris débris certifiés romains ; quand j'ai gravi la pente bien raide, je me suis retourné pour embrasser du regard toutes ces rognures, fossilisées dans leurs petites niches vitrées à même la muraillle : poignant. Ces autres ruines devant moi ne sont riches en revanche que d'une autre histoire, ni romaine, ni punique. Cinquante mètres encore de montée, entre les cigales crissantes, reste une demi-heure avant la fermeture. Deux adolescents arabes visitent trois siècles étalés sur la crête en ruines, et je m'obstine aussi, plan à la main, cherchant partout à ras du sol une Ciudad Histórica qui ne devrait être que romaine. Or la Cité Historique, la vraie, c'est bien entendu Sagonte elle-même, au bas de la pente, que je contourne avec ses rues "étroites et tortueuses", barrées de chaises de mémés : car ce sont leurs rues, à elles.
Quant au forum, c'était donc ce simple parking, trois voitures de large, trente pieds de long, submergée de rock halamód, c'était donc ça, le Forum de Sagonte ; c'était pour ce parking de trois places en bataille que Romains et Puniques s'étaient étripés vingt ans durant. Et moi, Nisard, voyageur, je cherche un camping. Parc et camp sont devenus parking et camping. Après une communication téléphonique vespérale et haletante avec Ma Femme, j'éblouis la serveuse espagnole avec ma baratinación : le camping, me dit-elle, se trouve au Grao, terrain du Canet (ne pas prononcer le "t") ; je longe à pied une vaste esplanade, grouillante à n'en plus pouvoir de tout ce que la jeunesse espagnole peut avoir de plus insolent, de plus puant – toujours la Movida – "c'était mieux sous Franco" me confiait naguère un supérieur hiérarchique.
Affublé de mon âge à moi, je soliloque en français, d'un air de défi, lançant des doigts en douce. Puis retrouvant mon véhicule je me perds, au point d'effectuer un demi-tour suicidaire sur la quatre voies, et renseignements pris à quatre branleuses – bien me souvenir que j'ai 48 ans – j'obtiens réponse de la plus jeune, qui me tutoie en mastiquant... son chewing-gum. Le camping atteint à la nuit tombée, après une banlieue savamment saccagée (fausses industries, tôles, fondations laissées en plan) : tout est bondé. "On ne voit pas la mer". Je joue l'aimable. Je délibère, je déblatère. Capacidad maximum traspasada – aussitôt effacé sur l'écran : me voici coincé entre une grosse tente et la porte grillagée d'un hangar – enfin pouvoir se laver... demain.
Ce soir je conserve la crasse. Exploration du camp : que des Valenciens, qui s'entassent en congés à cent bornes de chez eux. Tous insolents. Se sentant revivre. C'était mieux sous Franco. Caravanes et télé couleur. On n'avait pas ça sous le Generalife. Deux voitures françaises – à tout prix s'abstenir... Et direction la mer. Non sans mal : ce n'est pas ici que l'on débétonnera la côte – HLM HLM HLM – de quel côté la mer ? plutôt crever que de poser la question (la haine de l'humour un jour naquit de la timidité).
Commentaires
Ce soir, c'est Noël ; les fossiles vont mettre leurs faux cils...