Biély, "Pétersbourg"
Vain Dieu, encore un chef-d'œuvre, ça devient lassant, c'est Pétersbourg d'Andreï Biély, roman traduit du russe par Jacques Catteau et Georges Nivat, au Seuil, collection Points. Ce fut composé entre les années 1916 et 1935, et ça a pour cadre la révolution russe n° 1, la ratée, celle de 1905. C'est l'histoire d'un fils qui ne peut pas sentir son père, Grand Conseiller Aullique c'està-dire de cour. Lui, Nicolas (le père s'appelle Apollon Apollonovitch) veut faire sauter son propre père avec une boîte à sardines bourrée d'explosifs. C'est bien fait. Il n'avais qu'à ne pas le promettre à un groupe de jeunes révolutionnaires exaltés (pléonasme) – pas les jeunesses balladuriennes, quoi.
Il refuse, mais il se trouve que la bombe se retrouve par je ne sais plus quel tour de passe-passe dans l'appartement du vieux et respectable père. D'où un invraisemblable tohu-bohu dans la tête du fils, déjà passablement dérangé avant sa décision qu'on lui a d'ailleurs arrachée, amoureux, amorphe, veule, ivrogne, et tout à fait semblable à ces détraqués dostoïevskiesques. Vous prenez Les Possédés du grand Fédor et vous portez à la puissance quatre. Cela vous donne une douce forêt de dingues, avec des réactions imprévisibles. De plus, tout est animé là-dedans, Pétersbourg elle-même, avec ses brouillards, rouges, jaunes, bleus.
Les hallucinations sont fréquentes, les révolutionnaires exploités sont parqués là-bas dans l'Île et s'y en retournent chaque soir après leur boulot éreintant ou abrutissants dans les bureaux des pléthoriques ministères. Il faut qu'ils y rentrent chaque soir, sinon ce sera la révolte dans Métropolis.Et le style lui aussi est en révolte, bravo aux deux jeunes agrégés de russe traducteurs : une audace folle, des phrases elliptiques, des exclamations, des coq-à-l'âne, un dérangement constant, le lecteur sans cesse pris à contre-pied, des dialogues incohérents, des personnages otus plus agités comme des superpantins les uns que les autres, et divaguant à qui mieux mieux.
A la fin oui la bombe explose, mais ne provoque que des dégâts matériels, je vous dis la fin parce que ce n'est pas cela l'important, mais cette atmosphère de brouillard, de nuit sanglante en ses reflets, de bruits hystériques et mystérieux sortis des foules toujours issues d'on ne sait où, la ville toujours emplie d'une sourde vie animale et dévoratrice, et l'eau, et les brumes sur la Neva, et les quais déserts ou grouillants. Les silhouetttes enveloppées de manteaux qu'on croise dans la nuit froide ou étouffante, pas de milieu ; ou bien des boudoirs étouffants, des femmes petites et boulottes parfaitement stupides partageant leurs faveurs de cul entre le père etle fils pour ajouter à la folie ambiante, des bonbonnières d'amour crevant de buée et de bêtise, de l'alcool, des samovars bouillants, des tentures, un mari complaisant qui ne voudrait tout de même pas que ça aille trop loin,des lettres qui tombent des poches, des ruines, des remontées, des escaliers qu'on dévale, j'ai l'impression d'inventer au fur et à mesure, mais la vérité est celle-ci : c'est un mélodrame. C'est même une histoire de fous au pluriel, ça vous emporte, fouette cocher, c'est plein de jeux de mots intraduisibles traduits quand même, et pour tout vous dire, je ne suis même pas sûr de l'avoir fini. Biély est pour nous un parfait inconnu ; il existe toute une littérature russe étouffée à redécouvrir sous les cataclysmes de la censure stalinienne.
Mais foin de dithyrambes. Je ne saurais pas vous parler comme un universitaire des mérites de cette œuvre incomparable – et c'est bien vrai, on ne peut la comparer à rien, elle a cinquante ans d'avance, elle est surréaliste sans que l'auteur ait jamais entendu parler de ce mouvement péteux bretonnant bourgeois. Voici des extraits choisis parmi les multiples du nombre 47 :
« La porte s'ouvrit ; le secrétaire, un jeune homme, courut vers le grand personnage ; il cliquetait de son unique petite médaille et faisait craquer respectueusement ses manchettes lourdement amidonnées. En réponse à sa timide question, Apollon Apollonovitch hurla :
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Non, non ! Faites comme j'avais dit... Et, sais tu...
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Sculpture d'Anne Jalevski, voir www.anne-jalevski.com
Apollon Apollonovitch s'arrêta, se reprit :
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Vé-vous... »
Déjà vous apercevez les défis au bon goût : la surabondance des adjectifs et adverbes, l'outrance des termes (qu'y a-t-il besoin de répondre en hurlant) et des figures (« cliquetant de son unique petite médaille ») - bref, l'écriture est lourde, baroque, luxuriante, flamboyante. On lit trois pages et on s'arrête, si l'on est de l'Académie, ou bien on s'emballe, on prend son souffle et on plonge. On se rend par exemple à la page 94 :
« Quant à elle, elle eut envie de pleurer, elle eut envie que son mari, Serge Serguéïévitch Likhoutine, abordât le scélérat et le frappât au visage de son poing de fer et lui dpit son fait. »
C'est la personne aux mœurs légères dont je vous ai parlé tout à l'heure. Pour autant qu'il m'en souvienne, plaquée par son amant, elle charge son mari de la venger. On se croirait chez moi. Et ils sont tous comme ça, caricaturaux, convulsifs, dingues au dernier degré, vodka ou pas. Moi ce que je veux ce n'est pas faire une critique universitaire, c'est vous donner envie d'y aller voir. « Je lis Biély », ça, ça vous pose. « Biély » est un pseudonyme. Ça veut dire « le Blanc ». Et je passe p. 141 :
« De son bureau, des fils téléphoniques couraient vers tous les autres ministères. Apollon Apollonovitch prenait plaisir à guetter le timbre d'appel du téléphone.
« Une fois seulement, un plaisantin à qui Apollon Apollonovitch avait demandé de quelle administration il était, appliqua brutalement la paume de sa main sur l'ouverture du cornet : à l'autre bout, Apollon Apollonovitch eut l'impression d'avoir reçu une gifle. »