Une pincée de poivre russe
Tout est animé là-dedans. Les fils du téléphone courent. Les objets sont de chair. Les personnages sont des pantins. Interpénétration de l'humain et du mécanique, du ferraillant et du gluant vivant. C'est proprement irrrespirable. Ce père qu'il s'agit de supprimer avec ses prénoms ridicules prend une épaisseur due à une invraisemblable accumulation de tics. C'est une mécanique redoutable à faire sauter, avec une bombe qui fait « tic-tac... tic-tac... » Quand on demande à Nicolas qui est son père, il répond : - Saturne. » Saturne, c'est le dieu de la semence, « Saat ». C'est lui qui a appris aux hommes l'agriculture.
C'est lui que son fils Jupiter a châtré. Hein que ça en dit long, Messieurs les Psys ? Le tout entremêlé de ces titres pharamineusement longs ou explicatifs ou énigmatiques, comme on les aimait au temps où les écrivains se moquaient de leur propre œuvre en montrant sans cesse le bout de l'oreille. Exemple : «Pourquoi cela avait eu lieu. » Partout Biély est présent. Jamais vous ne pouvez oublier qu'il est là, tirant toutes les ficelles de son théâtre dem onstres qu'il montre (c'est le même mot). Partout vous imaginez ses yeux égarés, son sourire cruel et bestial, voir son portrait : un vrai spectre de fou souriant.
P. 282 : « Nicolas Apollonovitch prenait de l'assurance. Il voulait être martyr. Il était déchiré lui-même dans toutes ses sensations, ses sentiments étaient déchirés, son « moi » écartelé. »
Il n'y a pas que lui. Tout le monde est un personnage d'asile. Tout le monde est fils de Dostoïevski. C'est la génération juste suivante. Tous des dingues, ça sent d'abord le fou, puis la tripe et la mort. Respirez un bon coup de soufre et replongez, amis. N'allez pas abandonner en si bon chemin. Ecoutez une confidence de l'auteur :
« Après chaque dislocation de ma conscience, je subis l'attaque de Klingsor, c'est-à-dire du Sir (...) Autrefois j'ai tenté de le représenter clairement dans Pétrersbourg : c'est lui, Apollon Apollonovitch Abléoukhov, le célèbre bureaucrate... » d'après Carnets d'un original, tome I, p. 81. Moscou-Berlin, 1922.
Nous terminons là-dessus, vous voyez que le personnage principal n'est pas forcément le fils, qu'il s'agit d'une véritable possession cérébrale, qu'il ne s'agit que de folie, que la folie, ses objets animés, ses matières à la fois en dedans et en dehors de nous dans une vaste gluanteur marécageuse sans aucune issue, que c'est cela, le seul véritable sujet du roman : son cerveau, cette masse malsaine et molle. A bientôt, pour un feuilleton qui ne vaut guère mieux.