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der grüne Affe - Page 53

  • Pourquoi ont-ils tué Péguy ?

    C O L L I G N O N

     

    POURQUOI ONT – ILS TUÉ

    P É G U Y ?

    deuxième édition (la première au Bord de l’Eau, 33 LORMONT)

    Je referais bien mon œuvre, en mieux, mais personne ne s'en apercevrait (Jules Renard ?)

     

     

    Je ne veux pas qu'on me défende. Je n'ai pas besoin d'être défendu. Je ne suis accusé de rien.

    “Je ne redoute rien tant que ceci : qu'on me défende.”

    Charles Péguy, Notre Jeunesse

     

    ...Et cependant voici cent ans et plus que l'on défend, que l'on pourfend Péguy, tiré, tiraillé, annexé, à gauche, à droite, depuis sa vie, depuis sa mort le 5 septembre 1914 ; cent ans et plus qu'il s'enfonce à son sujet des portes ouvertes. La chose est entendue. Or les portes ouvertes sont celles qui ont les plus solides chambranles. Défendons Péguy. Et attaquons Péguy ; pour la bonne mesure. Indéfendable. Trop de partisans prônent le seul Péguy saint, le Péguy de sacristie tout enfumé d'encens. Trop d'opposants évaporés font de lui le chaînon manquant de Maurras à Hitler. Carrément. Nous avons tous tué Péguy.

    Péguy nous parle. Puis s'éloigne. Nous ne le comprenons plus – puis il nous revient, en pleine face. Je ne détiens pas de clef, je ne déroule ici aucun arcane ; au sein d'une immense clarté levons notre torche hasardeuse – superflue peut-être. Le monde s'effondre, Péguy brûle encore.

    X

     

    Préliminaire

    Charles Péguy, poète, écrivain, catholique, socialiste, né en 1873, mort au Champ d'Honneur.

    Mon père, instituteur de campagne, Hussard Noir de la République, mort athée dans son fauteuil un 26 août d'avant 2000.

     

    Portrait 1

    Dans un livre j'ai rencontré un jeune homme de quinze ans, qui [ne] me ressemblait [pas] comme un frère ; pâle, émacié, face large, intense, soupçonneuse ; des oreilles en anses de soupière, qu'il suffirait de saisir pour que la tête, lourde, hydrocéphale, déborde : celle de Charles P., livré à l’objectif en 1888, l'année du bon général Boulanger. La photo de l'adolescent montre ce regard lourd, mûr, aiguisé,devant qui l'adulte rend les armes et baisse la tête.

    Sur un autre cliché, à 40 ans tout juste (manœuvres de 1913), le lieutenant Péguy, barbe rousse et jambes croisées face au soleil, pose sur une chaise – lui-même fils et petit-fils des rempailleuses d'Orléans, les quatre pieds au sol, à même la terre de France. Barbu, serein, austère et flamboyant sur son siège paillé, celui que ses hommes surnommaient le Pion.

     

    Péguy, adulte, avait le teint si noir et les yeux si clairs que la petite fille de Jacques Copeau se pencha vers sa mère : "Maman, est-ce que c'est un charbonnier ?"

     

    Portrait 2

    Comment passe-t-on de sa tête de quinze ans à sa tête d'avant la mort. Grandes Manœuvres de 1913. Annulées 1914 "pour cause de guerre". De quelle manière peut-on inférer l'avenir - à partir d'un cliché. Comment le faciès batracien de Charles P. a-t-il pu se muer en ce masque héroïque fixé cette fois en 1909, bête traquée, fauve résolu, acculé à fond de terrier, dans un rencoignement de son bureau des "Cahiers de la Quinzaine" - passer de l'âge d'Adam (créé à l'âge de quinze ans) à celui de l'homme vieillissant (ils étaient vieux avant que d'être) "On est vieux ; ce qui est pire, on est vieilli”

    Naguère, les enfants kidnappés (qui ne survivent statistiquement que quelques heures à leur rapt) bénéficiaient seuls de ces logiciels permettant d'évaluer leur bouleversement physique vraisemblable. A présent chacun de nous peut se transformer ad libitum ; suivre un jour à venir, un jour horrible de progrès, la progression de notre propre décomposition – de cunabula usque ad arcam, du berceau jusqu'au cercueil) - noter que la seule vérification infaillible, remonter de sa gueule d'aujourd'hui à sa frimousse d'enfant, n'est pas encore tout à fait au point). Différence essentielle, d'essence, entre Leconte de Lisle, “qui vieillissait vieillard”, et Hugo, “qui vieillissait vieux” - Charles P. de nos jours n'écrirait plus “l'homme de trente ans ce n'est pas seulement le premier vieillissement de la force, c'est l'inscription, la première conscription prise du vieillissement charnel de la mémoire”.

    En bas de page : Dialogue de l'Histoire et de l'Âme charnelle Trente ans, c'est devenu l'adulescence. L'âge où l'on ne veut plus grandir ("A quarante ans, il adhéra au parti communiste des USA") - «  Quel âge a-t-il ? C'est la question que chacun se pose. Dès que l'on parle d'un autre, la première question qui vient, qui jaillit spontanément , c'est : quel âge a-t-il ?" Je suis cela ; peu à peu les ans me creuseront, me graveront les veines et les tempes.

    Je n'ai jamais rien lu au front des vieillards. Peut-être se sont-ils seulement beaucoup ennuyés. Ma tête tournera comme une toupie sous la hache, comme ces viandes grecques autour des broches verticales, mes fanons se tendront, je tenterai de rattraper mes traits entre mes doigts!

    Car ce que nous pardonnons, ce que nous passons le moins chez les autres, c'est la jeunesse.

    X

     

    Mes sources (Forschungsquellen) sont les textes mêmes de Péguy, aux vieilles éditions de la Pléiade. Et le “Lagarde et Michard” du XXe siècle, où Claudel et Péguy à eux seuls (édition 1962) font, occupent à eux seuls 79 (soixante dix-neuf) pages, respectivement 37 et 42). Céline : une seule page (“un auteur bien noir”), Artaud, pas même un nom - Lagarde et Michard donc n'ont pourtant pas manqué de flair, eux qui citent en dernière page Beckett, Ionesco (théâtre) ; Bataille et Blanchot (“théoriciens”) ; Robbe-Grillet, Sarraute, Butor (pour le roman) - le dernier texte est tiré d' Un Balcon en forêt de Gracq : “Peut-être qu'il n'y a plus rien ?”)

    Péguy nous dit ce qu'obscurément nous attendions : que nul ne connaît les secrets de l'histoire, même littéraires ; que tous ceux qui ont cru déchiffrer ses obscurs panneaux se sont toujours lourdement trompés ; si grands que soient nos espoirs ou nos anathèmes, l'Histoire enfantera toujours plus d'imprévisibles mystères que nous n'aurions jamais su en imaginer. Il n'y a pas de sens de l'Histoire.

     

    Péguy contre la prédestination

    Péguy en effet se prononçait contre toute prédestination individuelle.

    Ou bien tout repose sur le diviseur zéro, le diviseur absurde (car diviser par zéro n'est pas même zéro ; c'est proprement, mathématiquement, inconcevable). L'homme, en ce point d'intersection entre l'inexorable horizontale du plan temporel humain, et la verticale, couperet de Dieu –– tire de sa substance et de sa rage l'acte et la parole : et chacun, à l'instar du Maharal de Prague, façonne son propre nocturne Golem.

    - ou bien Dieu a tellement aimé l'homme qu'il l'a créé libre - et dans cet espace de liberté et d'amour laissé par Dieu (posons Dieu comme “x) : l'homme ne s'en jettera pas moins dans le pari fou de la

    vie et de la reproduction, sous le regard d'amour de la Lumière. Et d'un abîme à l'autre éternellement Péguy balance. Libre dans son espace autant que la fourmi dans son itinéraire entre les graviers que la botte ne parvient pas à écraser.

    Un salut qui ne serait pas libre, qui ne serait pas, qui ne viendrait pas d’un homme libre ne nous dirait plus rien. Qu’est-ce que ce serait. Qu’est-ce que ça voudrait dire. Quel intérêt un tel salut présenterait-il.

     

    Péguy ne fera baptiser aucun de ses fils : "Il faut se méfier des curés. Ils n'ont pas la foi, ou si peu.”.

     

     

    Généalogie, ou retour à l’obscur

    Toute généalogie est nécessairement, avant tout, cosmologie. Notre famille est en effet condition nécessaire de notre venue au monde, de notre création du monde.

    Le père de Péguy, Désiré, communard, mourut quand il avait dix mois.

    Toute cosmologie implique mythologie. Mais que tous ces morts (syndrome de Barrès) parleraient par notre bouche, exerceraient leurs droits sur nous, je n'y crois pas. Je ne saurais y croire. Je ne saurais descendre de toutes ces générations bornées, deux, puis quatre, puis seize, telles que les présente, exigeantes, tutélaires, Charles Péguy. Cadavre dans son placard : « le grand-père Jean-Louis, vigneron qui travaillait la terre (...) grand buveur, il roula sous un train à l’âge de quatre-vingt un ans, le 20 mai 1885, et son petit fils n’en parlait pas » (Simone Fraisse, Péguy, aux Écrivains de toujours, éditions du Seuil).

    Comme les peuples légendaires, certains sont descendus des dieux, de nulle part. Ex nihilo. Péguy, non.

     

    Péguy ; Barrès

    Quand un homme comme M. Barrès va chez son éditeur, ils peuvent traiter, ils peuvent causer de puissance à puissance”. “Monsieur Barrès a fort bien noté plusieurs fois que le mouvement dreyfusiste fut un mouvement religieux”. Péguy admirait son classicisme. “La culpabilité de Dreyfus, je la déduis de sa race : celle de Judas”. Ça, c'est de Barrès. Malaise. Péguy fut soutenu par Maurice Barrès lorsqu'il s'est agi de décerner le prix inaugural de l'Académie Française. Fausse note ?... L'antisémitisme avant et après Auschwitz : ce n'est pas le même. “Auschwitz”, disait Bernanos, “a déshonoré l'antisémitisme” - ah bon ? Ces reproches que l'on faisait à Péguy, vers la fin de sa vie, de ne plus fréquenter que des juifs. De s'enjuiver. Bon nombre des abonnés aux Cahiers de la Quinzaine étaient des juifs. Des juifs pauvres. Méprisés par les juifs riches.

    Maurras [1868/1952] – Bernanos (suite) [1888/1948])

    “Quand je trouve dans l'Action française, dans Maurras, des raisonnements, des logiques d'une rigueur implacable (...) comme quoi la royauté vaut mieux que la république (...) j'avoue que si je voulais parler grossièrement je dirais que ça ne prend pas.” Et même si Charles P. avoue, quelques lignes plus bas, que l'expression “mourir pour le roi” lui “dit quelque chose”, “alors j'écoute, alors j'entends, alors je m'arrête, alors je suis saisi”, l'allusion se conclut par ces mots de Michel Arnaud, beau-frère de Gide : “Tout cela c'est très bien parce qu'ils ne sont qu'une menace imprécise et théorique. Mais le jour où ils deviendraient une menace réelle [les royalistes] verraient ce que nous sommes encore capables de faire pour la République”.

    Dans “L'Argent” nous lisons : (“Le dernier ouvrier de ce temps-là était un homme de l'ancienne France”) et aujourd'hui, dit Péguy, le plus insupportable des disciples de M. Maurras n'est pas pour un atome un homme de l'ancienne France”. Péguy, représentant (de) la "Vieille France" au même titre qu'un Chevalier des Touches (“[Charles], celui qui a été élevé à Orléans entre 1873 et 1883 a véritablement touché ce qu'était la vieille France d'autrefois”) - Péguy n'a pas opté pour le royalisme mais pour la République. C'est un seul et même héritage de la vieille et vraie France. La même droiture. La même loyauté. La même vertu. De Vercingétorix à saint Louis, à sainte Jeanne d'Arc.

    À Robespierre même ("durée" bergsonienne : nous sommes à la fois notre passé, notre présent, notre avenir ; c'est pourquoi il serait illusoire, et nuisible, de nous renier en quoi que ce soit). Péguy quant à lui n'a jamais voté. Louis Barthou prétendra même qu'il n'était pas un assez ferme républicain. Voyez où va l'égarement : certains se sont même plus tard sentis si farouchement républicains qu'ils ont voulu retremper, entre celtes, les ailes du coq gaulois dans le sang du dragon germanique, celui qui rend Siegfried invulnérable. Bernanos, en revanche, ne collabora jamais. Péguy lui servit de modèle. (L'auteur de Nous autres Français (il “s'efforce de se garder à droite et

    à gauche”, Encyclopédie Larousse) s'en fut élever des vaches au Brésil - il n'y a pas de sot métier.

    Mais l'aîné des Péguy, Marcel, resta, jusqu'à sa propre mort en 1972, antisémite et raciste.

     

    Prémisses d' une bibliothèque idéale

    Péguy lisait peu.

    - les Évangiles (...qu'est-ce que ce dieu – qui ne sut ni danser, ni rire ? - Homère, Sophocle - mais Eschyle ! ("je ne parle naturellement pas de ce méprisable Euripide" - seule référence à ce dernier dans toute l'œuvre de Péguy) "tandis que nous ne sommes que de pauvres modernes", (Onzième Cahier de la huitième série) ; Corneille, il l'attire, il l'annexe à la sainteté ; talibanisme à notre sens que ce fracassage de statues perpétré par Polyeucte ; Hugo (Victor-Marie, Comte Hugo) dont le voisin de Péguy Louis Boitier lui récitait Les Châtiments - Descartes, aussi absurde qu'une démonstration mathématique - "Je pense, donc je suis” - (“quelque chose pense, passe à travers moi”, donc je suis - admirable contradiction voire aporie) - Descartes qui n'a jamais suivi sa Méthode... Pascal encore, et Georges Sorel, et Bergson - cela s'appelle, du beau nom puisé dans l' Illustration de la langue française (Joachim Du Bellay) - l' “innutrition”.

    Peu d'autres. Pratiquement pas de contemporains. Vous voyez bien qu'on peut s'en passer. De la lecture.

     

    Quelques repères temporels

    Huysmans :

    conversion, 1895, En route

    1898, la Cathédrale

    1906, Les Foules de Lourdes.

    Mort en 1907

    Claudel : né en 1868. Croyant qu'il avait du génie, et sa sœur du talent, quand c'était le contraire. Qualifié de grosse vache biblique par Mme Airelle Lemarié, professeur de faculté.

    1889, Tête d'or

    1892, La Jeune fille Violaine

    1893, L'Echange

    1905, le Potage de Midi (c'est exprès)

    1900-1908 : les Cinq Grandes Odes ("Le soleil, ce flambeau occulte / Qui éclaire toutes choses par-derrière")

    Jamais Huysmans oblat de Solesmes, jamais Paul Claudel ne figurent à l'index nominum des deux volumes de prose publiés à la Pléiade en 1957. Nous ne possédons pas l'édition plus récente. Péguy ne mentionne Claudel nulle part. Mais il surveille ses productions Le P. de Lubac dit : "La lecture de Claudel m'exaltait et me fatiguait ; celle de Péguy, même en ses polémiques les plus fumeuses, me reposait toujours."

    1909 L'Otage, qui souleva la répulsion de Péguy : ainsi donc, c'était cela, le catholicisme qui plaisait, le catholicisme qui “avait du succès” ? ...qui “marchait” (auprès du public), qui “fonctionnait” ? "L’Otage de Claudel est trop Action Française (...) Ça ne vaut rien, c’est de la politique" lui fait dire Garutti. Alors que la Jeanne d'Arc de Péguy n'avait pu obtenir le Prix de l'Académie...

    ...1914 le Pain dur, 1916 Le Père humilié

    1912 : l'Annonce faite à Marie

    1923/24, le Soulier de Satan (bon j'arrête).

    (...Bernanos, 1888-1948. Henri Jammes, 1868-1938...)

     

    Laissons à d'autres le soin de déterminer quelles forces obscures, ou appels de la Grâce, ont pu susciter chez ces auteurs catholiques leurs inspirations : mais le fait demeure que le Péguy du Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc (1897) et le Joris-Karl Huysmans d' En Route (1895) n'ont jamais éprouvé le moinsre besoin, la plus minime démangeaison, de confronter le parallélisme de leurs itinéraires spirituels, malgré la cathédrale de Chartres. Rien non plus du côté de Léon Bloy, ou d'Ernest Hello. Cependant huit lettres de Claudel à Péguy ont été retrouvées. Claudel défend la Catholique, Apostolique et Romaine, Péguy ne fait pas baptiser ses enfants. Claudel fustige le philosémitisme de Péguy : il a vu "dans tous les pays du monde" l'action de la juiverie."

    Péguy entretient une correspondance plus calme avec le laïc Alain-Fournier né en 1886, mort le 22 9 1914 dans la courageuse attaque (aux dernières nouvelles) d'une ambulance – c'est gênant. Le Grand Meaulnes date de 1913 ; le point commun entre les deux hommes, futures victimes de la Grande Guerre à quelques semaines d'intervalle, serait assurément à chercher du côté POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 9

     

     

     

     

    d'Hernani, d'une admiration éperdument partagée pour Victor-Marie, comte Hugo, puisque l'amant de Doña Sol, comme plus tard le Grand Meaulnes, obéit au funeste appel du cor nocturne, brisant à tout jamais leurs amours à peine assouvies - « Vous irez loin Fournier, vous vous souviendrez que c'est moi qui vous l'ai dit”. Quant à Edmond Rostand, il n'eut pas d'effet sur Péguy, peu sensible aux effets, précisément : "Croyez-vous", écrit-il (Entre deux trains) que si le public avait reçu comme il convenait" ( c'est-à-dire en boudant) « ce Cyrano de Bergerac, dont les journaux ont dit tant de bien, M. Edmond Rostand [...] aurait jamais osé lui proposer ce jeune Aiglon, dont les journaux ont dit tant de bien"...

    Ôtons donc de la perspective, du soleil de Péguy, aussi bien et une fois pour toutes les vaticinations vaticanistes huysmansiens que les hennissements patriotiques d'Edmond Rostand, admirateur de Déroulède. La religion, le patriotisme de Péguy ne trempent pas, ne sauraient tremper dans le cocardisme. Mais tout le monde admirait Victor Hugo. Et Napoléon.

    Parler aussi de Jacques Maritain, converti en même temps que lui, (mais pour Péguy, dans le secret, le christianisme fut un approfondissement du socialisme: quand on aime, on ne peut désaimer). Maritain le seconda pour les "Cahiers de la quinzaine"(Péguy l'appela le «coadjuteur) . Ils se sont brouillés en 1910 : Jacques était trop "à droite" (voire ex-antidreyfusard) ou trop raide dans ses convictions (il avait défendu Jaurès au nom de l'unité socialiste) ; trop formaliste aussi (il croyait aux sacrements, Péguy ne fut jamais marié religieusement, formalité pourtant très répandue même parmi les non-croyants, comme sa propre compagne). Péguy se croyait "en relation particulière avec Dieu", sans avoir fait baptiser ses enfants (lui-même l'avait été par ses parents, parce que "ça se faisait").

    Maritain n'est-il pas allé jusqu'à lui reprocher de "vivre en concubinage" - Maritain, dans son obédience pontificale, n'est-il pas allé jusqu'à s'en prendre au juif Bergson, que Péguy révérait. Quant à la foi catholique de Péguy, elle semble à Maritain sentimentale, inconvenante, "populo", et pis encore, "littéraire". Péguy versait même dans l'anticléricalisme : Ce qu'il y a d'embêtant, c'est qu'il faut se méfier des curés, avec leurs pieds d'éléphants.

     

    X

     

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 10

     

     

     

    « Que l’esprit ne manque point de chair.

    Que l’âme pour ainsi dire ne manque point de corps.”

    Le porche de la deuxième vertu

     

    Jeanne d'Arc, première atteinte

    “Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,

    Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas

    Meuse adieu : j'ai déjà commencé ma partance

    En des pays nouveaux où tu ne coules pas”

    Jean-Nicolas mon arrière-grand-père naquit à Manheulles, qui marque depuis le partage de Verdun, en 843, la zone frontière par excellence, coupant le pays de Charles le Chauve de celui de Lothaire ou Lotharingie, à mi-chemin exact de Metz et de Verdun. Les programmes d'histoire ne mentionnent plus cela, cette brouille, cette broutille, entre les trois petits-fils de Charlemagne, d'où naquirent mille ans de conflits pour l'Europe. Or l'idéologie présente du jour d'aujourd'hui prône en vérité absolue que pour bien connaître l'histoire d'aujourd'hui, il suffit de connaître celle de la veille. Le nez dans le guidon. Surtout pas de recul. La table rase, tabula rasa, le vice par excellence.

    Heureux étudiants, vous qui planchâtes sur les cours du pétrole dans les années 80, ou l'organisation syndicale des manufactures de Roubaix dans les années 20, vous qui prenez Napoléon pour "un ancien roi", vous qui par classes entières ignorez jusqu'à l'existence de la Commune de 1871, et même celle du général Franco y Bahamonde - comment pourriez-vous soupçonner que Jeanne d'Arc puisse être autre chose que l'idole de Vichy et du Front National... “Il faut que France, il faut que chrétienté continue" - la Lorraine sauve la France, ou la perd (Bazaine à Metz, août 1870 ; rendu avec 100 000 hommes, pour avoir cru que l'Impératrice de Prusse voulait coucher avec lui).

     

    L'incarnation - Les rempailleuses

    Métier difficile, nécessitant une grande force physique (deux ans d'apprentissage) ; on commence par les coins de la chaise.

    "Tu ne vas tout de même pas travailler de tes mains !" - répétait ma mère.

    « J'aimais travailler dit Péguy ; j'aimais travailler bien ; j'aimais travailler vite ; j'aimais travailler POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 11

     

     

     

     

    beaucoup ; je ressemblais ainsi à ma grand-mère qui était une travailleuse dure, et qui avait travaillé tant dans son existence qu'elle en avait le corps tout cassé (« en deux ») les étrangers qui passaient dans le faubourg, voyant tant de chaises empilées sur un carré, comprenaient parfaitement que toutes ces chaises n'étaient pas des chaises pour s'asseoir, mais que c'était la maison d'une rempailleuse de chaises »

    Mon père et ma mère ont voulu me soustraire à leur enfance besogneuse, à la honte du travail manuel, synonyme pour eux d'inculture et de misère. me l'épargner : "Tu ne vas tout de même pas travailler de tes mains !... ».

     

    X

    De la guerre

    Mon père naquit trop tard pour conserver de la Grande Guerre autre chose que le souvenir d'un joyeux branle-bas, où surnagent les images d'un régiment d'Annamites, qui touillaient le riz dans un immense chaudron, et de Russes qui dansaient à la façon de leur pays devant le petit Noubrozi émerveillé. Le jour de l'armistice, il y eut grand carillon, et Noubrozi, huit ans moins cinq jours, tira comme les autres la corde qui serpentait derrière les sonneurs sur le dallage du narthex ; quand ils lâchèrent d'un coup la corde, mon père, qu'ils n'avaient pas aperçu, passa entre les jambes d'un géant américain – ils étaient donc déjà là, ces cons ? - et fut plaqué tout hurlant contre le trou de la croisée d'ogives.

    Noubrozi traversera la France au printemps 40 en camionnette, capitaine au volant et lui-même carte en main (Michelin, 1cm pour 2 km), par les chemins de traverse d'Aubergenville à Marcellus au fin fond du Lot-et-Garonne, ce qui lui valut, ainsi qu'au capiston, de ne pas croupir quatre ans prisonniers. Charles Péguy, bien avant luit, devance l'appel en septembre 92 et s'engage à la 2e compagnie du 3e bataillon du 131e d'infanterie à Orléans.1895, 20 août - 21 septembre : période d'instruction militaire (Orléans, Coulommiers[sic]) - promu sergent le 22 ; nouvelle période d'instruction militaire (re-Coulommiers).

    27 août - 20 septembre 1900 : instruction militaire, et manœuvres en Beauce. Du 10 au 20 septembre, manœuvres d'armée, en Beauce (puis sous-lieutenant, lieutenant, mort.) Je fus réformé le 14 avril 1971, pour les 60 ans de ma mère : "débilité légère - menace de déstructuration POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 12

     

     

     

     

    des mécanismes névrotiques compensatoires". Vive la France. Le patriotisme de mon père se manifestait au moindre de nos déplacements. Il ne manquait jamais de se récrier : "Comme elle est belle, la France !" Peut-être partageait-il avec son beau-père le renchérissement de ceux qui ont moins risqué leur vie que les autres : mon grand-père aux roulantes, servant aux "soldats émerveillés" de la "salade en première ligne" - son gendre mon père incarcéré en 44 pour "intelligence" - avec l'ennemi, avec l'ennemi...

     

    X

     

    Le cadavre de Péguy MORT AU CHAMP D'HONNEUR sentit tout de suite bon. Qu'il était désormais commode, avantageux, juste et bon, d'embrigader le lieutenant Péguy, de l'engranger tout chaud au bénéfice de la propagande patriotique ! Et vichyste ! (“Et sa voix crie toujours : Tirez ! Tirez, nom de Dieu !” - “Un admirable exemple – la Mort du poète” - imagerie d'Épinal) - les témoignages s'accordent : Péguy mourut debout, refusant de s'abriter malgré les cris, les injonctions de ses soldats. Péguy est mort en héros.

    Cependant on meurt toujours de quelque(s) atteinte(s). (Notre Jeunesse). Péguy n'est pas mort d'avoir été boudé par l'Académie. Mais pas un fascicule de lui à ma Bibliothèque Municipale (“Il a mauvaise presse, non ? il est de droite ?”) comme à Orange, mais dans l'autre sens...) - thèse : “De l'exploitation » – de l'abus ! - « de Péguy par les fascistes” (comment ont-ils fait, à Vichy, pour l'amputer de ce fameux, flamboyant et bien encombrant militantisme dans l'affaire Dreyfus ? « exception qui confirme la règle » peut-être ? ) - aussi sournois ma foi, aussi imparable, irréparable, que l'enrôlement de Nietzsche, de Wagner, par les nazis – Péguy édité en Pléiade dès 1941 – putain c'était toujours plus mérité qu'Aragon.

    En vérité (“Péguy et Vichy”), rien ne comblerait autant ma curiosité que de lire (il doit bien y en avoir) les articles nécessairement dithyrambiques, voire les feutrées polémiques ayant pu agrémenter cette sacralisation. Il est vrai que l'indépendance de la presse, en 41...

    Emergence de Péguy

    Dès 1911, Barrès tenta de faire attribuer à Péguy le prix de littérature de l'Académie ; Lavisse, Directeur de l'École Normale Supérieure, “pape de l'histoire officielle”, patriote, clérical, laïque et colonialiste (je cite le Larousse) - le lui fit manquer, soutenant contre

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 13

     

     

     

     

    toute attente la candidature de Romain Rolland, (« écrivain pour couturières, qui écrit comme une couturière » : de qui est-ce ?) jusqu'ici meilleur ami de Péguy. Romain Rolland, qui maintint sa candidature, le récompensait bien mal d'avoir publié Jean-Christophe. (il n'aurait pas apprécié, paraît-il, que les Cahiers se réservassent la pleine et entière propriété de ses œuvres à lui (Seizième Cahier). Mais Laudet, Le Grix, Lavisse (“Pétrole et eau bénite : c'est très porté”) - autant d'ennemis doucereux qui blackboulèrent sa “Jeanne d'Arc”.

    Péguy comptait sur une reconnaissance publique ; vingt années de carrière épuisante, éreintante, besogneuse, aux “Cahiers” lui rapporteraient tant soit peu de reconnaissance ; Péguy ne pardonna pas. Car il connaissait son propre mérite. Il savait qu'il avait écrit un chef-d'œuvre, qui serait peut-être exclus de nos programmes – protestations des parents laïques) ...Barrès ne lui avait-il pas laissé entrevoir qu'il pourrait “être de l'Académie Française d'ici trois ou quatre ans” ? C'est aussi un article de Barrès qui l'a fait connaître du grand public. Après sa mort. C'est un grand écrivain, dit-il en substance, un grand poète, peut-être un saint, qui vient de mourir...

    Mais ni Maurras, ni l'Action française, ni plus tard Vichy - n'ont jamais pu le récupérer. Le cerner. L'enchâsser. “Race", "Nation", "Peuple", chez Péguy – ce sont tout de même de tout autres choses qu'entre les mâchoires de JMLP. D'autres l'ont démontré bien mieux que je ne saurais faire. Certains même reprochent à Péguy son estime pour un Henri Massis de l'Académie française (“c'est un fort honnête homme”) élève d'Alain et de Bergson ; mais ne mélangeons pas tout. “C'est bien moins l'attirance de Pierre Massis que l'attitude prise par Pierre Massis vis-à-vis de la Sorbonne qui devait surtout le rapprocher de Péguy” - Pléiade, note p.1603 du tome II. Ce que fût devenu Péguy, s'il eût survécu, appartient au domaine de la vaine spéculation et du procès d'intention.

     

    L'affaire Dreyfus

    Péguy fut dreyfusard, de la première heure, viscéral (ce qui servit peut-être de caution au pétainisme qui le déforma ?) ...Dreyfusard donc Charles P., mais refusant d'exploiter Dreyfus à des fins politiques, dreyfusard mais refusant d'entrer en anticléricalisme, aussi bien qu'en cléricature absolue, béni Péguy, mais jamais cul-béni. Rien de plus exaspérant d'entendre parler de Péguy (et c'est presque à toutes les fois) comme d'une grenouille de bénitier, comme d'un cafard de sacristie. Encore maintenant. Même et je me demande parfois si ce n'est pas surtout parmi les “spécialistes”. POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 14

     

     

     

     

    Mon Dieu, si vous existez, sauvez mon âme, si j'en ai une” (c'est la plus belle prière que je connaisse ; elle est de Voltaire). Mais nous suivons moins Péguy lorsqu'il veut écouter, aussi, avec celle des autres, la voix des prêtres, exclus des réunions syndicales aux cris d' « À bas la calotte » 6 en effet, le point de vue du clergé fut le seul, pendant des siècles, voire sous peine de mort. Et comme l'affirme un socialiste : « À bas la calotte », cela veut dire « À bas l'éteignoir » - oui, le raisonnement humain est un terrain miné ; essayons cependant quant à nous, et de toutes nos forces, de ne pas céder aux violents coups de boutoirs de la misanthropie.

     

    X

     

    Péguy dut beaucoup aux juifs, "qu'il a beaucoup fréquentés" - "ils ont la religion dans le sang" – mais au lieu de justifier une accusation, beaucoup se contentent de répéter une calomnie. C'est plus commode. L'exergue de cet ouvrage se réfère précisément à certains malveillants l'accusant de ne pas avoir su “prendre le virage”, du dreyfusisme mystique au dreyfusisme politique : soit combiste, anticlérical (illustration a contrario : avant Lech Walesa, le catéchisme était interdit ; après son accession au pouvoir, obligatoire...) - soit antimilitariste. Péguy ne sombra jamais ni dans l'un, ni dans l'autre. Ni dans la naïveté de croire, avec Jaurès, que les syndicalistes allemands sauveraient la paix...

    Péguy devint obsédé par la dégradation de son capital de mystique, à l'utilisation de son idéal dreyfusiste en machine de guerre politique, pire : gouvernementale, contre les clercs, contre les guerriers. Péguy n'en était pas, n'en était plus. Ce n'était donc pas lui qu'il fallait défendre, mais tous ces soi-disant meneurs d'hommes qui, sciemment, politiquement, cyniquement, s'étaient engouffrés dans la brèche de la plus vile démagogie. Il imaginait encore moins qu'ensuite, pour s'être détaché des opportunistes, parmi lesquels il plaça jusqu'à Jaurès « (Il est si bon maquignon)”, et Combes, seuls désormais auto-estampillés “de gauche”. Il lui sera reproché d'avoir fait le lit de la droite, voire pire (cette manie qu'il a, d'employer sans cesse le mot “race” ! voir plus haut). Pourquoi Sollers a-t-il cité Péguy en le jetant “dans la fosse commune de la France moisie” ? a-t-il oublié l'Affaire Dreyfus ? Pourquoi aussi Péguy, dans De l'Argent, suite, s'est-il laissé aller à vouloir supprimer l'ennemi intérieur, comme en temps de révolution guerrière, quand cet ennemi s'appelait Jaurès ? “Tu sais quel respect, écrivait-il en 1900 dans sa Lettre du Provincial, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 15

     

     

     

     

    quelle amitié, quelle estime j'ai pour la robustesse et la droiture de Jaurès". Mesura-t-il plus tard ce qu'il en coûta de mêler sa voix aux aboiements, aux chienneries assassines d'un Lucien Daudet ? ...il est tout de même gênant, exaspérant, de ne jamais, jamais ! pouvoir admirer quelqu'un proprement, sans réserve, inconditionnellement, jusqu'au bout - pourquoi parle-t-il, à propos de Jaurès, de guillotine, et d'une “grande voix” qu'il s'agirait de couvrir d'un “roulement de tambour”, comme l'on fit pour exécuter Louis XVI, traître à sa patrie ? Il écrit dans le Petit Journal daté du 22 juin 1913: « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos ».

     

    Juifs (encore...!)

    Combien au contraire Péguy réserve-t-il son admiration mystique pour Bernard-Lazare, celui qui déclencha l'Affaire Dreyfus (“Je ferai le portrait de Bernard-Lazare. Il avait, indéniablement, des parties de saint, de sainteté. Et quand je parle de saint, je ne suis pas suspect de parler par métaphore”) ; ...un cœur qui battait à tous les échos du monde, un homme qui sautait sur un journal, et qui sur les quatre pages, sur les six, huit, sur les douze pages d'un seul regard comme la foudre saisissait une ligne et dans cette ligne il y avait le mot Juif, un être qui rougissait, qui pâlissait, un vieux journaliste, un routier du journal(isme), qui blêmissait sur un écho, qu'il trouvait dans ce journal, sur un morceau d'article, sur un filet, sur une dépêche, et dans cet écho, dans ce journal, dans ce morceau d'article, dans ce filet, dans cette dépêche il y avait le mot Juif ; un cœur qui saignait dans tous les ghettos du monde...”) - la France pourrie, Péguy ? Lui, l'ami de Bernard-Lazare? Souviens-toi Péguy de ce que tu as écrit sur Jaurès. Les paroles s'envolent, scripta manent – les écrits restent...

     

    Les Juifs (encore )

    Pour la première fois en terminale, j'ai su, j'ai appréhendé ce que pouvait bien être "un Juif". Je fréquentais une certaine Rachel D. "Méfie-toi", me dit ma mère, "ces gens-là peuvent te coincer avec leur fille, le revolver à la main - tout passait par le ton, l'accent de ma mère - et te forcer à l'épouser" - combien n'eussé-je pas béni celui qui, revolver au poing, m'eût contraint d'épouser Rachel D., juive tunisienne ! ...Péguy écrivit sur les juifs des pages qui, aujourd'hui, seraient d'utilité publique. Son meilleur ami Lazare Bernard (de son vrai nom) mourut de toutes POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 16

     

     

     

     

    sortes d'épuisements cérébraux et cardiaques. Il représentait l'incarnation si l'on peut dire de la mystique d'Israël, non pas la “politique juive”, ni l'État Juif (Péguy ne fait pas dans son œuvre la moindre allusion à Theodor Herzl) mais l'Israël de la Bible (qui n'est pas non plus celui de saint Paul, étendant la notion à tous ceux que le Christ a élus). Péguy trouve aux juifs des particularités, des spécificités, il dit “cette race”, mais suffit-il d'employer ce mot, de vouloir définir le juif pour aussitôt se faire taxer d' “antisémitisme” ? ...cessons donc de tout voir avec nos gros yeux de 2017, nos bons grands yeux tout embués de certitudes et de vertus.

    Il existe chez les juifs, dit Péguy, comme chez tout homme du peuple, un désir éperdu de ne surtout pas, à aucun prix, passer d'une “période”, où Dieu merci rien n'arrive, à une “époque”, où se réactivent les forces de l'Histoire. Comme disaient certains juifs : “Ne vous préoccupez donc pas de l'Affaire, laissez-nous plutôt faire des affaires” - quel humour ! (Péguy : “On lui en voulait surtout” (à Bernard-Lazare), “les juifs lui en voulaient surtout, le méprisaient surtout parce qu'il n'était pas riche.”) Péguy relève donc, chez Bernard-Lazare, qu'il ne fallait ni territoire, ni autorité d'État – juif, ou autre. Il se livre dirions-nous, se laisse aller à un éloge, à une considération forcément “datée” du peuple juif d'avant Auschwitz (par la force des choses) : ”Ils savent ce que ça coûte que de porter Dieu et ses agents les prophètes. Ses prophètes les prophètes. Alors, obscurément, ils aimeraient mieux qu'on ne recommence pas. Ils ont peur des coups. Ils en ont tant reçu. Ils aimeraient mieux qu'on n'en parle pas. Ils ont tant de fois payé pour eux-mêmes et pour les autres.” Plus loin (Notre Jeunesse) :”Je connais bien ce peuple. Il n'a pas sur la peau un point qui ne soit pas douloureux, où il n'y ait un ancien bleu, une ancienne contusion, une douleur sourde, la mémoire d'une douleur sourde, une cicatrice, une blessure, une meurtrissure d'Orient ou d'Occident.” Et enfin : ”Ils reconnaissent l'épreuve avec un instinct admirable, avec un instinct de cinquante siècles. Ils reconnaissent, ils saluent le coup. C'est encore un coup de Dieu. La ville sera encore prise, le Temple détruit, les femmes emmenées. Une captivité vient, après tant de captivités. De longs convois traîneront dans le désert. Leurs cadavres jalonneront les routes d'Asie. Très bien, ils savent ce que c'est. Ils ceignent leurs reins pour ce nouveau départ. Puisqu'il faut y passer ils y passeront encore. Dieu est dur, mais il est Dieu.”

    ...Le désir donc que rien ne se passe. Que les “prophètes” justement, n'aient pas à intervenir, à retentir. Et Péguy nous dit cette chose terrible, que l'on eût bien acheté la paix pour tous les Autres Juifs par un bon sacrifice de bon bouc émissaire, à savoir Dreyfus, parfaitement, lui- POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 17

     

     

     

     

    œuvre même. Et tel autostoppeur juif, à qui je demandai sottement, impudemment, pour meubler, “l'effet que cela fai[sai]t d'être juif”, me répondit “cela fait l'effet d'être un homme” ; à savoir toujours inquiet, sur le qui-vive, menacé par la mort et le sarcasme, qui est peut-être pire que la mort ; les juifs seraient-ils plus hommes que les autres ? ...principalement, essentiellement, en tant que persécutés ? Bernard-Lazare, mort de l'indifférence des autres juifs, qui se fussent bien aussi, après coup – et la famille Dreyfus en premier lieu, et les jauressistes avec elle - accommodés d'une simple amnistie – disparut 37 ans, tué par la conspiration du silence.

    À rapprocher de Péguy, futur mort par excès d'idéalisme. Laisser la parole à Péguy, voilà ce qu'il faudrait. Le lire en public avec le ton, la masse et la subtilité d'un Cuny, d'un Trintignant. Pouvoir se dire que l'on a ce poids, qu'on l'a acquis, mérité de l'acquérir : juste lire Péguy sur les planches, comme on a lu Céline ( je dis ça comme ça ; ce n'est peut-être pas le moment ; ce n'est jamais le moment). “Israël une fois de plus” (dit Péguy) ( à propos de ce silence imposé par les juifs eux-mêmes à la Justice) “Israël poursuivait ses destinées temporellement éternelles” (il ne s'agit pas de l'État, évidemment, mais de l'ensemble des juifs). Péguy exalte l'affaire Dreyfus à la façon d'une guerre, la seule qu'il ait pu véritablement mener – avant sa mort - une guerre sans victime corporelle. Affaire Dreyfus mal menée, malmenée, “des lions menés par des ânes” - c'est ce que l'on a pu dire au début de la Guerre 14 - mais déjà donc, forcément, pour l'Affaire Dreyfus.

    Même après que Dreyfus eut été réhabilité, on ne pouvait nier qu'il se fût hélas développé, incarné - une telle vague d'antisémitisme !... de l'affaire Dreyfus à Auschwitz, il n'y a qu'un pas, qu'une avenue, un boulevard ! Dreyfus, victoire à la Pyrrhus. Méfie-toi de tes amis, Péguy. Méfions-nous tous, tant que nous sommes.

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    Retour sur la prédestination ; l'Histoire

    L'affaire Dreyfus illustre très précisément l'opposition de Péguy entre “mystique” et “politique”. Cette opposition rebattue s'accompagne d'une autre incompatibilité, qui n'est pas sans nous toucher, tous, individuellement, d'infiniment plus près que nous ne le pensons. Revenons en effet sur la question de la prédestination. L' “Affaire”, dit Péguy, s'est vu d'emblée revêtir d'un POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 18

     

     

     

     

    caractère, d'un prix exceptionnel. Ne parlons pour l'instant que de l'évènement, de la “période” qui succède à l' “époque”. Péguy s'étonne, bientôt se scandalise de ce que certains événements, certaines époques “fassent date” ; avant lesquels, après lesquels rien ne se ressemble tout à fait, rien n'est plus comme avant, tandis que certains autres, certains personnages mêmes, voire certains peuples (nous avons ici le mot “race” sous la plume, “peuple (élu)” “Il n'y a que vous, et nous”, disait-il à des Juifs, parlant d'eux-mêmes, et des Français...) - disparaissent, meurent, en grandeά majorité sombrent corps et bien dans le grand gouffre (barathronn) (βάραθρον) de l'histoire, laissant derrière elle plus de sandales que n'en abandonna Empédocle sur les lèvres de l'Etna.

     

    Comment se fait-il (en toute justice, en toute justesse, en toute exactitude) que les uns, hommes, ou événements, soient retenus, soient sauvés, soient élus, historiques, significatifs, alors que d'autres ne le sont pas, malgré tous leurs efforts (Péguy pensait-il à lui ?) Comment se fait-il, en toute bonne mathématique, que A ne soit pas égal à A. Et nous pourrions bien sûr en ce cas objecter que nous aussi, bien souvent, outrepassons la question, que nous nous élevons “en touche” (botter en touche de l'Éternité, en chassant le ballon de l'échelle humaine, car alors, comme de juste, l'avantage revient à l'adversaire) - la question, notre question, celle de Péguy, est très exactement (tout bien considéré) celle-ci : pourquoi tel homme (tel événement) est-il élu et non pas moi, ou pis : pourquoi suis-je l'élu, moi, et non pas l'autre, ce qui démolit, ce qui castre bien plus encore.

    Car l'élection, le choix de la destinée, la célébrité, se trouvent au centre même de la Problématique Moderne, avec d'autant plus de force qu'on les proclame, qu'on les prétend toutes deux exclues, (ça se't à 'ien). Beaucoup piétinent plus bas que terre, en terrain de vile puérilité, tout souci de gloire. Et les compagnons du temps de l'École Normale Supérieure se fussent également gaussé de toute prétention littéraire axée sur la gloriole, eux qui voueraient leur vie, de toutes leurs forces, à l'instauration du socialisme universel. Mais après tant d'années de travail, de dévouement, de génie patiemment conquis, (“Un feu d'artifice dans une cave”, disait un journaliste à propos de Nietzsche) - nul plus que Péguy, nous révèlent les frères Tharaud, ne désira la gloire – tout en affirmant que celui qui écrit « pour la gloire » se perd à jamais - cette gloire que plus personne aujourd'hui ne désire.

    N'est-ce pas.

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    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 19

     

     

     

     

    Les Hautes Ecoles – De la Vanité

    L'occasion me fut donnée à moi aussi, enfant, de fuir les contrées obtuses ; l'inspecteur en effet remarqua, parmi ces enfances villageoises, un élément vif et doué, désireux de plaire et de briller : "Qui est cet enfant ? Il doit absolument se présenter à l'examen d'entrée en sixième.

    - Monsieur l'Inspecteur, c'est mon fils.

    Péguy, après Rimbaud, avant Camus, en ces temps où la démagogie ne se gargarisait pas encore d'une imbécile “égalité des chances”, car il existe des conditions inférieures ma bonne dameplombier, balayeur, que sais-je - dont il faut absolument préserver les socialistes – a dû au directeur de l'École Normale (les élèves instituteurs s'exercent en effet devant de véritables classes) de s'inscrire au lycée Pothier d'Orléans, in extremis, à la rentrée de Pâques. Péguy lui manifesta une reconnaissance éperdue de l'avoir exposé à une culture à quoi le fils de rempailleuse de chaises n'aurait su prétendre : “J'étais déjà parti, j'avais déjà dérapé sur l'autre voie, j'étais perdu quand M.Naudy (...) me rattrapa si je puis dire par la peau du cou et avec une bourse municipale me fit entrer en sixième à Pâques. (...) Je me demande souvent avec une sorte d'anxiété rétrospective, avec un vertige en arrière, où j'allais, ce que je devenais, si je ne fusse point allé en sixième, si M. Naudy ne m'avait point repêché juste à ces vacances de Pâques. “

    ...Où tu serais allé, Péguy ? dans le gouffre du peuple, celui où Jean-Jacques avait précipité ses enfants, celui d'où l'on ne revient pas. Même à l'heure actuelle. Le gouffre de ceux qui ne passent jamais à la télévision – sauf en micro-trottoir, et bon Dieu ce qu'ils ont l'air con. “J'avais douze ans et trois mois. Il était temps.” Approfondissons encore, et digressons s'il se peut. Ce thème de la prédestination, de la gloare (Orlando de Virginia Woolf, trad. Catherine Pappo-Musard) (Virginia Woolf n'a jamais eu qu'à naître, à se cultiver, et à se suicider, quel pot !) – ce thème nous tient décidément à cœur. « Et qui a commencé à étudier à la question de la grâce et de la prédestination, il sait bien quand il a commencé, mais il ne sait pas bien quand il en finira ». (Entre deux trains). Nous autres donc, jeunes gens qui dissimulons (crainte de passer pour prétentieux) ce désir si fort de “la gloire temporelle” - être reconnu dans la rue, quel esclavage dit-on (si c'est France Gall qui le dit...), sans parler des lunettes noires, parce que “ça abîme l'homme” (c'est Gérard Manset qui le dit), il nous faudrait donc dauber, hypocritement, baver sur cette vanité si humaine.

    Chers contempteurs, chers niveleurs de l'égalité, laissez-nous donc l'espérer, même si c'est élitiste, même si c'est fasciste, cette notoriété, Péguy lui-même, à la fin de sa courte vie, a POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 20

     

     

     

    souffert de se la voir, en définitive, refuser. Par un vieillard nommé Lavisse, dont les manuels d'histoire de France ont bercé toutes les écoles. Péguy s'est vu contester la reconnaissance de son travail, de sa probité. C'était, chez eux, le heurt de deux patriotismes : un laïque, un religieux. Vous qui si volontiers crachez dans la soupe de la gloire ou tout au moins de la reconnaissance, laissez-nous donc une fois l'occasion de nous en remplir une assiette ; vous qui pensez déjà (belle sollicitude) aux grosses indigestions qui saisiraient, qui feraient crever les Soudanais affamés, pensez d'abord à leur donner le simple nécessaire, la ration de survie, à tant d'indigents qui crèvent à travers toute(s) leur(s) vie(s).

    Et surtout (dit Péguy), vous tous qui rabotez le génie, qui proclamez urbi et orbi qu'il n'existe pas, qu'il n'est que le reflet d'une situation sociale et anthropologique donnée, ne cherchez pas non plus pour vous (soyons logiques!) le respect ni la gloire, et si vous démolissez l'Homme dans ce qu'il a de plus accompli, acceptez donc aussi d'être démolis, sans médailles, ni promotions ni prébendes d'Université – sans honneurs, au pluriel, au pluriel !

     

    Gloire et survie

    Il faut être comme tout le monde, faire comme tout le monde - ne pas troubler de grosses bulles la surface du grand marécage – ne-pas-se-montrer-à-la-télé-comme-Bernard-Henri-Lévy - alors qu'en fait nos grands gueulards égalitaires, parfaitement ! voudraient confisquer, eux, toute l'attention, par ici la caméra s'il vous plaît - “pourquoi lui et pas moi ?” - ce que Sollers a lu sur les gueules des solliciteurs de dédicaces. Péguy dénonce, justement, ceux qui fondent leur carrière sur le mépris de la gloire, du spirituel, du divin, de quoi que ce soit qui puisse rehausser l'homme au-dessus du vulgaire ; qui vantent l'irrespect des valeurs sauf pour eux-mêmes (pourquoi sommes-nous mon Dieu si aisément déchiffrables…).

    Nous savons à quel point nous avons dû souffrir et nous cravacher pour nous ravaler, nos vies durant, au rang de crapaud dans la sous-crapaudière. Il n'est rien de plus douloureux que de redescendre du vedettariat de soi-seul, du “feu d'artifice dans une cave”, à la modeste et rondouillarde condition de Monsieur Tout-le-Monde. Sartre dans ses Mots nous donne à voir un garçon vaniteux, trouvant pour finir dans l'existence et le service des Auuuutres un accomplissement plus complet, plus justifié, plus éclatant. Mais tous n'ont pas les capacités de résilience de monsieur Sartre. Nous n'avons pas tous autant de gaz sous la pédale. Certes, chacun de nous possède des facultés particulières, à cultiver le plus possible, afin de les proposer aux autres –

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 21

     

     

     

     

    mais il est des cadeaux sans cesse refusés (pourquoi mettons-nous toute une vie à comprendre ce qui nous ronge ? mystère de la Grâce rationnelle...) Jadis, il était si généreux, si humain, de vouloir laisser sa trace dans l'histoire, l'histoire littéraire (“Je voulais figurer dans le Lagarde et Michard de l'an 2000”, dit à peu près Sartre), ou militaire, ou picturale. Une telle démarche était encouragée par les maîtres, promue par l'élitisme républicain, ce qu'on appelait du si beau nom d'émulation. Les Anciens se vantaient d'échapper, en latin correct (vous avez, cette langue élitiste et fasciste) au vulgaré pecus. Odi profanum, "je hais le profane" - mais l'émulation reste le plus bel exemple de l'égalité dans un contexte de fraternité ; une rivalité fraternelle.

    Voilez-vous la face, pucelles de la pensée ! La célébrité, maintenant, est donc celle des vedettes de reality-shows, dont on démontre premièrement, par une double et tartufique exécution publique, non seulement qu'elles sont en fait absolument comme tout le monde, précisément pressenties ou sélectionnées (et non pas « nominées » ou « nommées ») en fonction de leur ignoble (non-noble) faculté de se conformer, d'être conformiste à la façon de tout le monde, avec le moins de particularités, le moins de diplômes, le moins de correction dans l'emploi de la langue possible, donc le plus incapables de se décoller de ce que les organisateurs et manipulateurs du peuple - et en même temps, et contradictoirement, qu'elles ne sont pas dignes, ces vedettes, de dépasser : sitôt promues, sitôt oubliées.

    Nous leur signifions à la fois : vous êtes uniques, vous serez célèbres, et – en même temps, illogiquement, salopement - vous n'êtes pas capables de devenir célèbres, retournez à votre nullité. Coup double. Double jeu. Double écrasement. A bas la gloire. Mais vive la gloire. Quelle angoisse, madame Lagasse ! C'est tout juste ce qui est arrivé au capitaine Dreyfus, incapable de soutenir cette célébrité qui lui tomba d'un coup dessus. Par sa médiocrité, par l'incapacité où il fut toujours de prendre la mesure de l'immensité de ce qu'il représentai. Péguy cherchait la gloire et bne l'a pas eue, de son vivant ; celui qui n'en voulait pas l'a eue, en plein dans le mille, ce capitaine d'artillerie qui donna sottement (par son retrait) son aval à cette grande dépréciation, à ce monnayage, de l' “Affaire Dreyfus”, à cet avilissement du mystique au politique, de l'Idée à la magouille : anticléricalisme, antipatriotisme.

     

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    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 22

     

     

    De l'efficacité

    Nous voulons de l'efficace martèle toute notre époque, et tous ceux qui la hantent, nous voulons de l'utile, et de l'immédiat (n'oublions pas qu'il “est vain de détester son époque, car nous n'en connaîtrons pas d'autre”. Alors, disons-le une bonne fois : Péguy n'est pas prophète. Péguy n'est point de notre temps. Il ne le préfigure, il ne l'annonce pas. Il dit ce qui fut de tout temps. Cessons de proclamer à tous vents “la modernité de Péguy”, “la prescience de Péguy”, “mon copain Péguy” (“c'est vrai que”, “cerise sur le gâteau”, “en fait” - “actualité de Péguy”, “achetez mes patates”...) Nous prétendons, nous, que c'est justement dans la mesure où un écrivain nous paraît lointain, folklorique, préhistorique même, qu'il nous est le plus proche. Mais ça, on le trouve déjà dans Renaud Camus. Et ça ne va pas plaire à tout le monde, forcément - il y a de Belles Âmes qui haïssent, comme ça, par réflexe, pavloviennement, avec autant d'acuité dans le jugement que ceux qui pètent après le cassoulet.

     

    De la Race, et des Intellectuels

    Deux mots reviennent de façon obsessionnelle chez Péguy, deux gros mots : race et intellectuel. « Un homme qui défend le français, le latin ou le grec, ou simplement l'intelligence est un homme perdu”. Devons-nous à toute force préciser à quel point il est, il a toujours été facile à tous les manipulateurs de tirer deux mots de leur contexte (la langue de la race, disait BHL) pour leur faire dire ce qu'on veut ? ...Le “parti intellectuel” chez Péguy, ce sont tous ces décideurs de Sorbonne, Sorbonnards, Sorbonagres et Sorbonicoles de Rabelais, les mêmes qui à travers les siècles dictent ce qui doit ou ne doit pas être dit, écrit, pensé. Péguy lui-même, assurément, est un intellectuel.

    Mais ses adversaires sont ceux qui nous apprennent ce qu'il faut faire dans les cafés, chez nous, à l'école surtout (ô combien). Ceux qui décident de l'actualité, de ce qui sera de l'actualité et de ce qui n'en sera pas. A l'époque de Péguy, tous ceux qui ont une solution, qui décident qu'à partir de tel instant du raisonnement il convient de ne plus croire en Dieu, mais en la sociologie, en l'anthropologie, de préférence en langue allemande (eh oui... c'est par le matérialisme le plus épais, le plus ricaneur, que Charles Péguy définit « l'esprit prussien »...) - tous ceux qui de tout temps ont voulu régir et régenter la pensée unique (et c'est encore le même sarcasme que se jettent à la face les tenants de toutes les pensées « Vous êtes la pensée unique ! »), l'Art unique, la POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 23

     

     

     

     

    musique unique - avec aussi peu de sérieux que la mode maxi succéda aux modes mini. Répétons que Péguy n'a pas été un précurseur, que tout ce qu'il a dit est vrai dans toutes les générations depuis le Veau d'Or de la Bible. L'homme n'a à sa disposition qu'une vingtaine de chapeaux (cf. Musil) qu'il fait se succéder sur sa tête, en s'imaginant qu'il s'agit de pensées... Ne nous enfermons pas dans le cercle étroit de notre époque, dans notre actualité, dans notre vanité de Maudite et Grandiose époque à laquelle n'est-ce pas toutes les autres devaient nécessairement aboutir. Sortons de l'infantilisme.

    Ayons le respect de nous-mêmes, ni meilleurs, ni surtout pires que ceux qui nous ont précédés ou nous suivront.

     

    Parenthèse sur le salut et sur la mort

    Ma mère désira - quel oxymore ! - des obsèques religieuses. C'est bien là tout ce qu'elle a pu désirer… Au-dessus de sa dépouille un prêtre agita par trois fois le goupillon : "Si nous n'attendions pas” dit-il en chair(e) et en substance - “notre propre Résurrection, nous ne serions pas là autour de ce cercueil" - je reconnus bien là une boutade à la Noubrozi : mon père, nourri au lait suri de l'Ecole Normale, apostolique, laïque et républicaine, s'était assurément exclamé "je ne crois pas à toutes vos bondieuseries de résurrection, de Jugement" - ce que jamais Péguy n'eût cautionné (nous faisons ma foi de l'anticléricalisme petit-bourgeois aussi fructueusement que les meilleurs élèves de Clemenceau).

     

    De l'étude ; de l'Ecole (suite)

    . L'Ecole – un temple, oui, dorique. Temple de l'Ascension Sociale – pourquoi regrettez-vous, ô mes braves tartufes, que l'école n'aide plus à s'élever dans la société, vous qui vous déclarez les amis du peuple ? et de l'égalité de tous les métiers ? Il y aurait donc (tiens donc ! tiens donc!) des métiers intéressants, des métiers valorisant, et d'autres métiers démotivants et vils ? L'«ascenseur social », tiens donc ! ...fourbes que vous êtes… serait-ce que le Peuple Ignorant Pue ? [l'ignorance pue...chut...] ...qu'il importe de tirer tout un corps social de la boue immonde où il gît et barbote comme un troupeau de porcs ? Mon père a représenté le corps des “Hussards Noirs de la République” intronisé par Jules Ferry. Comme Jean Coste. - Jean Coste est un personnage. Il n'est POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 24

     

     

     

     

    pas imaginaire. Il n'est pas littéraire. Il est vrai. On en parle comme de quelqu'un. Nous savons qui c'est. » “Je connais donc les instituteurs. Je les connais comme un inspecteur général ne les connaît pas. “ - (Jean Coste, héros de mauvais roman, par Lavergne, “employé de perception aux appointements de 60 francs par mois”). Mon père, comme lui, farouchement républicain, robespierriste, bonapartiste jusqu'au bout des ongles, et votant à gauche. Charles Péguy conserva toujours le plus profond respect à ses maîtres, qui étaient de cette trempe-là, de cette race. Fussent-ils athées.

    Car il est une façon d'être athée qui vaut mieux que certaines façons d'être croyant. Relisons ce texte où Péguy évoque l'indicible émotion qu'à sept ans il sentit monter en lui, douce et profonde, de voir en rang marcher au pas les jeunes dieux, petits garçons de son âge, pour entrer en classe, tels de jeunes guerriers spartiates au son de la flûte. Le petit Péguy pleura de joie et d’émotion en voyant sur deux rangs le régiment, la garde sacrée, montant à l’assaut du Savoir au son de la double flûte – maçonnique au plus noble sens du terme : "les élèves en chantant marchaient au pas, régulièrement, en chœur, les uns derrière les autres... ils entrèrent un par un, toujours chantant, et le chœur admirable ne cessa qu'un certain temps après qu'ils furent entrés” - vision sublime de la Cité Idéale ; et non pas “enrégimentement” ni préfiguration de quelque “ordre nouveau” que ce soit. "Aux premières notes de leur chanson, j'avais senti en dedans ce coup profond qui me donne envie de pleurer ; aussitôt une émotion de surprise et d'admiration anxieusement indéfinissable m'avait tout entier et d'un seul coup envahi ; jamais je n'aurais inventé cela ; jamais je n'aurais même osé supposer cela ; jamais je n'aurais supposé que l'on pût comme eux chanter et marcher d'un tel accord, au lieu de marcher comme tout le monde." Je bute ici le premier qui me parle de fascisme.

    Invoquer le fascisme sitôt qu'il s'agit d'harmonie, d'ordre et de volupté, sitôt qu'il s'agit d''Ecole, me semble l'étalage d'une ignorance, d'une étroitesse, d'une petitesse d'âme, solchen Kleinheit, dignes de ces commissaires du peuple (décidément…) qui voulurent sous la Commune détruire Notre-Dame, motion à laquelle s'opposa résolument ce poète nommé, si je me rappelle bien, Paul Verlaine.

    De l'éducation

    "Quand j'étais à l'E.P.S. de Mézières - moquez-vous de moi tant que vous voudrez, c'était terrible (...)” - mon père hochait la tête. Il n'avait pas fait Verdun ; il avait fait Mézières. ("Je POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 25

     

     

     

     

    comprenais difficilement comment des parents dignes de ce nom pouvaient livrer leurs enfants à ce triste sort [...] Autant de souvenirs atroces que je n'ai jamais pu effacer totalement de ma pensée. Pendant une semaine, nous perdions tout contact avec l'extérieur." (Michel Radelet). Noubrozi cependant, mon père, m'a toujours présenté ses Maîtres comme autant de héros de l'Iliade. Noubrozi fut inscrit comme interne au Cours Complémentaire de Vouziers. Ses parents, Evguéni, Foncine, habitaient la même ville. "Même les lancinantes promenades du jeudi se faisaient en rangs, deux par deux." (Michel Radelet).

    Tournant un jour la tête vers la maison paternelle, mon père fut rappelé à l'Ordre : "Collignon ! Tête... droite !" Son frère Jean-Aristide dit Jean, externe, venait porter le chocolat de quatre heures à l'interné. Il y eut bien .des pleurs sur ce pain-là. ... En ces casernes, en ces casemates, Noubrozi, qui lisait peu, s'imprégna avec avidité d'une petite manne de culture ("Ton père, tout ce qu'il a lu, disait Peggy Dark, c'est des extraits de manuels scolaires"). Les Maîtres savaient tout. Sévéres et justes. JUSTES. ("J'ai beaucoup moins connu de MaÏtres, explosa-t-il, plus tard - que de CHEFS !" A Mézières comme à Laon, où Père Puni obtint plus tard un poste de surveillant d'Ecole Normale (logé, nourri), l'Ordre était respecté (d'une chevalerie que Péguy n'eût pas reniée) - Du bon usage du Père - Aide-mémoire à l'usage des fils martyrs.

     

     

    X

     

    DE LA RELIGION, du salut

     

     

    Péguy respectait les non-croyants, qui avaient le courage de le dire, tout uniment. Péguy respectait, par exemple, Anatole France. Il acceptait tout adversaire respectueux. Avant tout, qui se respectait lui-même ; qui ne jouait pas sur les deux tableaux. “Ce qu'il y a d'embêtant, c'est qu'il faut se méfier des curés. Ils n'ont pas la foi. (Lettre à Lotte, professeur). “Tout le dépérissement du tronc, le dessèchement de la cité spirituelle, fondée temporellement, fondée, promise éternellement, ne vient point des laïques, elle vient des clercs.” (Dialogue de l'Histoire et de l'âme charnelle). Sa femme n'était pas croyante. Il ne s'est pas marié à l'église. Il n'a jamais fait baptiser ses enfants.

    ..."Notre Père qui êtes aux cieux" disait Prévert "restez-y" ("et nous nous resterons sur la terre / qui est quelquefois si jolie") - que non pas. En ces temps où l'on vouvoyait Dieu, où le Christ POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 26

     

     

     

     

    sur la Croix ne portait ni baskets ni casquette pour faire “tendance” - "que votre nom soit sanctifié" - comment « sanctifier » le Nom de Dieu ? - "que votre règne arrive" - "Descends, descends sur cette terre à l'instant je t'en supplie je t'en conjure, je te l'ordonne, Règne de Dieu", sanglotait Hello (Ernest, 1826-85) - "Seigneur, écrivais-je à dix ans, accordez-moi les roses du martyre - et je lisais encore, apprenant par cœur dans le Paroissien romain vu et approuvé par Mgr Alfred Evêque de Limoges - "Seigneur, ne me reprenez pas dans votre indignation, et ne me châtiez pas dans votre colère (...) car je suis sans force ; guérissez-moi, Seigneur, car mes os sont ébranlés. Réduits en poussière. Mes plaies se sont putréfiées et corrompues par l'effet de ma folie" - voilà, très exactement, ce qu'on osait donner à lire, à réciter, sans honte ni recul, aux petites filles, aux petits garçons - “en vérité, dit Kierkegaard, c'est vouloir rendre fou un enfant que de lui présenter ainsi comme un dogme, à l'âge tendre qu'il a, cette terrible profondeur des mystères chrétiens, c'est en vérité vouloir le rendre FOU".

    Au temps où Peggy Dark ma mère obtenait son diplôme de Première Communion, en l'église de G. le 26 mai 1923, voilà ce que c'était que la religion ; ce que je lisais dans ce missel dont ma petite enfance s'était imprégnée. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir de “remise à jour”, d' aggiornamento de la Religion. Elans masochistes, flagellations ("Ayez pitié de moi, que je puisse parler. Mais que suis-je moi-même à vos yeux, pour que vous me commandiez de vous aimer, et, qu'à défaut de cet amour, vous vous irritiez contre moi, et me menaciez de terribles misères ?") (Saint Augustin, Les Confessions) - voilà, voilà très exactement ce que c'était, à travers les siècles, que l'enseignement de la religion.

    A l'usage du peuple. Pour le soumettre. Au service du masochisme, de l'amour de la douleur. C'était cela, et sans doute nulle autre chose, la religion, du temps des Péguy, des Léon Bloy (Périgueux 1846 – 1917), des Renan ("Que l'on demande à ma raison de se soumettre une fois, deux fois, devant l'absurde, au nom de Dieu, et j'y consentirai ; mais que l'on m'ordonne d'y renoncer plus de cent fois, plus de mille fois, voilà ce à quoi ma raison, reflet de la Raison de Dieu, qui l'a placée en mon Esprit pour que je sois à son image, voilà le blasphème à quoi ma raison ne saurait consentir.") Nous ne voulons pas d'un Péguy bonne sœur, sulpicien, suintant d'eau bénite. Enfant, Péguy se rendit à la messe et pria comme nombre de ses petits camarades.

    Ne pas oublier que Rimbaud a fait sa première communion. Ce que nous ne parvenons pas à comprendre, ni même à imaginer, c'est comment Péguy, en dépit de tous ces délires, (voir ce POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 27

     

     

     

    qui se dit encore avant la messe (“bénissez-moi mon Dieu parce que je suis un pécheur”) jamais il ne conçut la religion comme un bourbier, d'où émerge l'âme, pantelante de repentir. Jamais Péguy (ce qui en vérité tient du prodige) ne se sent coupable, jamais il n'envisage un seul instant que Dieu ne puisse pardonner, ne soit toute miséricorde. Sa conception de la religion, au rebours de tant de lamentables pleurnichades, consiste en une immense rédemption de tout ce qui fut créé, de tout ce qui est humain, de toutes les actions, inscrites dans cette irréversible équivalence du Terrestre et du Céleste.

    En vérité, l'Incarnation christique elle-même nous implante dans notre glèbe, au cœur des cieux. Chez Péguy ne règnent ni culpabilité ni terreur terroriste ni sanglots morbides mais la Certitude que du fond de son inépuisable bonté, Dieu et sa complice la Vierge, car souvent nous n'osons nous adresser à Dieu, nous rachètera, car il est descendu sur terre pour cela. Cette “racination”, cette adaptabilité, ce pragmatisme, c'est dans et sur la terre que Péguy les trouve. Le plus horrible et désespérant péché en revanche est celui de ces prêtres qui veulent à toute force ramener la religion chrétienne à ce qui est l'erreur, précisément, des autres religions, et qui plus est des philosophies, tant stoïcienne qu'épicurienne : celle qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait y avoir de pont, de passerelle, de fil si ténu qu'il fût, tendu entre la Divinité et nous autres, vermines jouissant parfois de nos ordures mêmes.

    Eh bien malheur aux spiritualistes, car ils n'ont rien compris au christianisme même, qui est l'inscription à tout jamais de la matière, du corps et de l'imperfection, dans le Divin. Comme un crapaud dans l'asphalte. Au point que je me demande, au vu de tous ces prêtres qui maudissent (maudissaient ?) la chair , le Péché de Chair, au point de faire de l'acte sexuel même Le péché par excellence, celui qui précipita Adam et Eve du paradis terrestre (curieuse parenté allemande entre “schlecht”, mauvais, et “Geschlecht”, le sexe), et que Péguy sans doute s'est demandé bien avant nous, s'il a jamais existé de chrétien vraiment chrétien depuis l'établissement du christianisme.... Pourquoi donc le Christ et sa Mère sont-ils donc morts vierges... Ô ignobles tripatouilleurs d'évangiles.

    ... « Autrement alors », dit Péguy, il n'y avait pas lieu que le christianisme existât ; “ ce ne serait pas la peine. Ce serait, c'eût été l'éternité tout de suite » ....car s'il n'y avait que sa Grâce, le monde n'aurait pas lieu d'être, mais serait tout en Lui et non séparé de Lui, sans qu'il soit besoin de ce mythe pesant appelé “Christ”. Le Messie, l'homme parfait, peut à la rigueur se concevoir ; mais un Dieu qui se fait Homme : pure mythologie ! dont le caractère inimaginablement encombrant POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 28

     

     

     

     

    (d'aucuns disent imposteur, (“Christ n'a pas existé”) - ce qui plomberait irrémédiablement, coule bas dans un premier temps tout ce que Péguy peut bien avoir échafaudé...)

    Les textes le présentent aussi comme “Fils de l”Homme” (bar nasha en araméen), "être humain", n'importe qui, "on" - tout fils de l'homme est un Christ potentiel : Des Christs par milliers, film de Philippe Arthuys, 1969. “Fils de Dieu” ? Nous sommes aussi, chacun de nous, fils de Dieu. Péguy réhabilite l'Incarnation, le salut ici-bas, l'ordre de la chair réhabilité dans son éclat et sa noblesse ("Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui, le fils d'homme pour que tu en aies souci ?" (Psaume 8, 5).) L'Incarnation n'est pour l'incroyant qu'une séduisante spéciosité ; le Christ, une arnaque. “Vous comprenez, (mon ami), s'il avait voulu se retirer, être retiré du monde, il n'avait qu'à ne pas y venir, dans le monde. C'était si simple. Comme ça il en était retiré d'avance”.

    Humour. Plus loin, car Péguy rumine : “S'il avait voulu se retirer du monde, si tel avait été son objet, c'était si simple, il n'avait qu'à ne point y aller dans le monde. Les siècles n'étaient point ouverts encore, la porte du salut n'était point ouverte, la grande histoire n'était point commencée. (...) Ce court-circuit était inutile.”

     

    De quelques rappels élémentaires sur la prédestination et la Vérité (suite)

    Si en effet nous étions d'emblée pénétrés par la grâce de Dieu, il n'y aurait pas cette beauté de l'imperfection. Insérons ici une petite parenthèse humoristique ou amère : il semble véritablement qu'il en soit de la réception de la parole péguyssienne comme de la parole divine – ou de toute vérité – quelle qu'elle soit ; ce serait trop simple, trop terrible, si tout le monde comprenait tout, en ce bas monde. Tous se précipiteraient sur le toboggan ascensionnel de la perfection, ou de la vie éternelle – à partir du moment où tout serait démontré, disons démontrable. Il n'y aurait alors plus rien à démontrer, foudroyés que nous serions tous par la « divine évidence”. Il en est donc de la parole de Péguy comme de celle des Prophètes. Voilà pourquoi il faut que toute société ne soit perçue qu'à la manière d'une flamme vacillante.

    Bénissons notre imperfection. LA CERTITUDE SERAIT PIRE ENCORE QUE L'ANGOISSE – la pire des angoisses, c'est la certitude. Voilà pourquoi il n'est pas bon que les mystères de la foi soient révélés. Ni la Vérité. Jamais en entier. Nulle part.

     

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 29

     

     

     

     

    Les deux problèmes de l'humanité

     

    Les deux problèmes de l'homme sont donc premièrement, et au-delà de la gloire matérielle,

    “A quoi ça sert de vivre et tout

    “à quoi ça sert en bref d'êt'né” (Bérenger)

    Deuxièmement, de vouloir survivre au-delà de notre oraison funèbre que nous entendrons peut-être, par quelque phénomène spirite – et de fait, non seulement à l'emplacement exact du cercueil de ma mère, mais aussi (autosuggestion) - sur les tombes de Balzac (Père Lachaise), Stravinski (San Michele), Voltaire (vidée par des royalistes) (rien pour Jean-Jacques, en face, au Panthéon), j'ai ressenti cette vibration – mais nullement à l'emplacement du sacrifice de Péguy à Villeroy – la seule question est de savoir (premièrement) si je survivrai, et (deuxièmement, subsidiairement) sous quelle forme.

    Telle est la double question. Qui correspond, dans le mode spirituel, aux angoisses de célébrité (de reconnaissance) et de prédestination (en ce bas monde). A supposer. A supposer que Péguy demeure à jamais obscur. Existe-t-il au moins, dans l'autre monde, une compensation ? Car c'est bien pour cela que l'on croit... dans un premier temps... Ces deux abîmes pascaliens ouverts de part et d'autre de chacun de nous, la religion chrétienne tente de les combler par le double mystère 1) de l'incarnation, 2) de la résurrection. L'incarnation, ou Fils de Dieu fait homme, à condition qu'on meure.

    Et qu'on ressuscite. Tel quel. Mais que d'abord Péguy meure. Si véritablement le dieu s'est incarné parmi nous, ayant véritablement tout racheté : le moindre de ses gestes, de ses plus hauts, de ses plus sublimes abnégations jusqu'à ses accroupissements les plus intimes, tout s'inscrivant (se réinscrivant) dans un contexte céleste – comme il en avait été chez les Romains où quelque action qu'on fît, naître, accoucher, pisser ou passer la porte, tout s'inscrivait, se répercutait sur la voûte du ciel, le “firmament”, qui était ferme et creux par dedans comme une voûte crânienne où nous vivions (sk-ull, “le crâne”, sk-y, “le ciel”) dont nous serions les obscures pensées) – alors, tout avait son pendant, son répondant, et nous devions répondre, correspondre à tout, répondre de tout, telle étant donc aussi pour le Chrétien la vie rachetée, rédimée, inscrite, divine - totalement rachetée, totalitairement – si tout est dieu, alors il n'y a pas d'issue. Nous ne devons pas même POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 30

     

     

     

     

    souhaiter d'issue, car nous vivrions en Dieu. Retour à la case départ, mais cette fois en Dieu immanent, voire contingent (qui pourrait aussi bien ne pas exister), et non plus transcendant. Tout suicide est inopérant. Big Father – Our Father, who art in heaven. D' une part le moindre de nos mouvements, qui chez le païen se projette sous le miroir des dieux, se répercute, chez le Chrétien, jusqu'à frémit douloureusement dans la chair de Dieu, ici appelée Jésus (“Jésus souffre avec nous jusqu'à la fin des siècles” (Pascal) - “chair” et “Dieu” étant, du strict point de vue théologique, rigoureusement identiques.

    Le Chrétien ne peut donc être que coupable. Pécheur, donc coupable. Coupable de ce fossé même entre l'homme et Dieu et aussi du comblement de ce fossé par le mystère de l'incarnation. Puisque tout ce que nous faisons de mal, tout ce qui est péché, atteint par conséquent, par contamination, de chair à chair, aussi bien l'homme que Dieu. “Tout ce que vous aurez fait de bien à l'un de vos frères, vous me l'aurez fait à moi-même” - certes, mais aussi, de mal. C'est ainsi que l'instrument même de la rédemption, qui est l'Incarnation, devient vecteur d'aggravation, d'approfondissement infini du péché. Voilà justement ce que Péguy doit récuser.

    La crucifixion comme justification de la culpabilité. Le piège.

    Pourquoi ont-il tué Péguy. Pourquoi ont-ils crucifié Jésus.

    Première tentation

    “On ne nous dit rien, c'est bien la preuve qu'il faut que cela soit caché, donc preuve que cela est - il n'y a rien, donc on nous le cache, et moins nous aurons trouvé d'armes de destruction massive, plus ce sera la preuve qu'il y en a, d'autant plus qu'on en trouve moins. Or, fâcheusement, chez Péguy après bien d'autre, c'est précisément l'absence de preuves, chez Péguy, qui constitue non pas une preuve du christianisme (“de telles preuves, il n'en faut pas”) (où serait le mérite s'il y avait preuve), mais une preuve de l'amour de Dieu envers nous, et même de sa considération et de son respect : “Dieu a tellement aimé l'homme qu'il l'a voulu libre” voir plus haut. L'Église a réponse à tout. Elle “ne répond pas à côté des questions, elle répond au-dessus” (Barbey d'Aurevilly, “Les Diaboliques”). Le fait religieux présente le cas de figure proprement dit, voire limite – où c'est bel et bien l'absence de preuve qui constitue une preuve. Preuve pour le meilleur et non pas pour le pire. Credo, quia absurdum, je crois, parce que c'est absurde, ou plus exactement CREDIBILE EST QUIA INEPTUM EST (Tertullien).

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    Retour à la question numéro deux : survivrai-je ?

    Deuxième angoisse, complémentaire, greffée sur la première et constitutive : survivrai-je, moi, Péguy, en tant que tel ? (pour qui postule Dieu, rien d'impossible) - qu'est-ce que mille milliards d'individus pour Dieu ? pour l'infini ? Nos savants ne spéculent-ils pas sur des nombres infiniment plus grands ? C'est ici que nous attendons de pied ferme nos modernes, cible privilégiée de Péguy : comment pouvait-on au Moyen Age” (“en ces époques reculées”) (Péguy, bloc détaché du Moyen Age) “se soucier d'une question aussi absurde, aussi déstructurante, que le salut de son âme ?” ("le paradis, etc.", air connu) – alors qu'il ne s'agit de rien de moins que de la survie individuelle ?

    Et n'objectons pas que de tels soucis n'ont plus place en notre âme « à nous autres modernes ». Ma foi si. Frousse intense, sourde épouvante – de l'ange au légume et du légume à l'ange - “je sens trop mes fibres continuer celles des autres hommes, des animaux, même des plantes, pour ne pas suivre leur sort. Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il n'y aura pas un légume immortel”(Giraudoux, Amphitryon 38 II, 3). Nous disons donc : si je survis, il faut que ce soit en tant qu'individu, et non pas rejoint à Dieu, plongé dans Dieu, ce qui est à proprement parler disparu, anéanti dans la lumière - faut-il que l'homme recule, que l'imagination s'épouvante, pour préférer encore se limiter pour son éternité, pour sa petite éternité, à sa mesure, à sa petite vie terrestre infiniment, indéfiniment prolongée ?

    La vérité, c'est la mort. Autant de dimensions où nous ne pouvons vivre, où notre air se raréfie, où, à la lettre, nous fondons. Pourtant Péguy croyait profondément en une Vérité. La Vérité non du néant, mais de l'arbre intermédiaire où nous vivons, à flanc de falaise, sur l'abîme. Et dans cet arbre, à bord de cet arbre humain, il n'y a pas de place pour l'injustice.

     

    X

     

    Outrecuidance encore de s'imaginer que tout est découvert pour les siècles des siècles, ce que Péguy appelle l' “intellectualisme”. Nous sommes priés de retourner aux sources, de revenir aux textes, ceux de Péguy. Constatons par exemple, après tant d'autres ! que Péguy n'a pas utilisé le mot "race" dans le sens de Gœbbels, mais dans celui de tradition maintenue : la « race française »

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 32

     

     

     

    est le fruit millénaire d'une correspondance entre un peuple et une terre irriguée par des siècles de christianisme. Nous dirions à présent « le génie » français, ce qui ne veut pas dire que tout Français est un génie… C'est à cette vision de la nation qu'adhèrent plus tard Bernanos (l'arrrière-grand-père...) et de Gaulle. Par conviction, Péguy s'oppose à cet « universalisme facile » qui commence, à ses yeux, à marquer la vie économique et culturelle : « Je ne veux pas que l'autre soit le même, je veux que l'autre soit autre. C'est à Babel qu'était la confusion, dit Dieu, cette fois que l'homme voulut faire le malin ».

    Pour Péguy, tout ce qui relève de la confusion et du désordre nous enchaîne ; ce sont l'ordre, l'organisation, la rationalité qui libèrent. Or il se trouve hélas que nous avons affaire, chez les plus ignorants, les plus hargneux adversaires de Péguy, à des rabougris de la comprenette qui, leur démontrât-on le plus rigoureusement possible ce qui est vrai, ce qu'il en est, nous écouteront ou feindront de le faire avec attention (“il n'est pire sourd...”) puis reprendront leur petite moulinette à la note même où ils l'auront laissée, débitant comme des mécaniques Pé-guy-fascis-teuh, Pé-guy-fascis-teuh..

    Enfin nous ne nous sentons pas tenus à l' “efficacité”, autre marotte de ceux que Péguy aurait appelé “les intellectuels”... Les intellectuels sont ceux qui ont toujours raison.

    Mourons perplexes.

     

    X

     

    La grande tentation des intellectuels

    Or (même sujet, même tentation) le Juif Maimonide (1135-1204) n'a-t-il pas suggéré seuls les hommes qui se seront livrés à une démarche d'ordre intellectuel seront en état d'accéder à la Miséricorde de Dieu, qui est de conserver leur conscience, par les siècles des siècles - ce à quoi j'adhère à toute force, moi Bernard C. fils de Noubrozi, moi qui suis entré en sixième contre précisément l'ineptie de mon saint patron de Clairvaux (aliquid invenies in arboribus majus quam in omnibus philosophorum operibus, "Tu trouveras plus dans les arbres que dans toutes les œuvres des philosophes", justifiant ainsi fût-ce sans le vouloir tant d'obscurantismes, tant de fanatismes, homo saccum excrementium, “l'homme est un sac à merde” - inter urinam et faeces nascimur, “nous naissons entre la pisse et la merde”) - entré en sixième, à l'instar de Péguy, remarqué lui aussi par son instituteur, fin de la parenthèse.

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    La cible de Péguy, ce ne sont donc pas les érudits sorbonagres et sorbonicoles, mais les Intellos au sens actuel du mot ; “ceux qui se livrent à un travail, à une recherche intellectuels”. Sans être nécessairement cuistres, monstres de prétention ou de mandarinat. Or ceux-là précisément, écrivains, profs, toute cette clique, n'auraient-ils donc aucun droit, aucune priorité ni dignité supplémentaire à l'égard de ces loques ignares, l' « humanité de remplissage" ? Quoi ! ces êtres sans diplômes, sans “démarche intellectuelle”, se peut-il que nous n'ayons pas plus de mérites, que nous ne méritions pas, plus que les autres, d'être sauvés ? Se peut-il que « ces gens-là » ne le méritent pas moins, tout simplement ? que l'autre monde ne soit qu'un reniement de notre vie de chair, et à quoi bon nous avoir tous affublés de ces innombrables oripeaux (éventuellement) de la misère, ou de la Grande Culture ici-bas, s'il suffit de mourir pour revêtir de toute éternité, par droit naturel et de plein droit, du fait même d'avoir subi la mort, pour recevoir cette chape de lumière ?

    Quoi ! le peuple, la pléthore, la populace, sera, seront sauvé(s) dans la mesure exacte où elle aura été sans instruction : vrai ou faux ? ...Pourquoi Péguy abandonna-t-il alors sa première destinée pour "faire des études" et monter à Paris ? voir plus haut page 19...

     

    La foi

    Dans sa grandiose et pathétique lettre à Un nouveau théologien, Monsieur Laudet, s'expose le plus rageusement possible la foi grave et naïve de Péguy. Il en est à brandir son catéchisme, avec citation de la page, pour démontrer sa foi (la seule véritable rédemption ne serait-elle pas ce trépignement désespéré, ce mantra qu'on appelle incantation, la Lettre (Verbum) – la Littérature ? - tout relent de sacristie ventilé, ce qui est attaqué chez ce Monsieur Laudet (Un nouveau théologien...) c'est cette prétention qu'il a de distinguer deux vitesses dans la religion (ce qui d'ailleurs s'est toujours fait, de tout temps) : celle des gens de peu, vaguement méprisés, et celle des intellectuels selon Péguy, considérant la religion avec un petit sourire de condescendance ("on ne nous la fait pas”) - “la religion chrétienne, il faut en prendre et en laisser”.

    Péguy ne lâche rien. La Foi, pour lui, c'est de vivre en Dieu, sur le plan de l'absolu, et aussi, celui de l'immanence la plus incarnée (à l'exception de l'essentiel, prétend l’Église : les sacrements : pas de mariage religieux, ni de baptême pour les enfants de Péguy…) Il a même récité des Je vous salue sur des impériales d'omnibus. Chaque minute de travail doit être une prière, parce que Jésus, Incarnation par excellence, a travaillé lui-même, de ses mains, dans la charpenterie de

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    son père terrestre Joseph (n'oublions pas cependant que le mot "charpentier" signifiait, en hébreu, "homme supérieur", un "as" en quelque sorte ; or nul n'a imaginé Joseph en joueur de carte; cette charpenterie tient sans doute de la pure légende). Rappelons-nous ce que répondait le cardinal Marty au fameux Grand échiquier de Jacques Chancel : “Monseigneur, avec tant d'occupations, comment trouvez-vous le temps de prier ?” Et l'Éminence de répondre : “Mais [mon fils], je suis toujours en prière.” - ...vivre en Dieu. À travers Jésus-Christ. Car si le corps de l'homme, le travail de l'homme, doit jamais retomber en poussière, sans la moindre rémission - alors cela ne vaut plus la peine de vivre, alors la vie est foutue, alors oui ce n'est pas Jésus, c'est la Vie même qui n'existe plus.

    D'où l'importance, pour les catholiques de jadis, et qui aboutit à tant de guerres : présence réelle et matérielle du corps et du sang de Jésus dans les deux espèces de la communion - ou bien la foi, seule, qui place en l'hostie le corps du Christ ? (nous ne pouvons nous empêcher d'évoquer cet imam (épinglé par Voltaire), qui croyait dur comme fer en dépit de sa science que Mahomet, les jours d'éclipse, glissait matériellement la lune dans la manche matérielle de son manteau).

     

    Péguy donc, charnellement

    ...Mais admettons, comme un charbonnier, l'existence d'un Jésus charpentier, ordinaire, sans miracles. Sans qu'il soit allé toutefois jusqu'à devenir “père de famille”, ce seul "aventurier au monde", auprès duquel les plus fringants séducteurs ou pirates ne sont rien - "Travail, Famille, Patrie » c'était pourtant bien beau - or Jésus n'a pas fondé de famille (encore moins de patrie) : afin d'éternellement rester le Fils ? on le dit ; ce que Jésus n'a jamais dit. Mais toute chair, alourdie ou non de son poids de livres, se trouve après lui justifiée, rachetée par l'Incarnation. Indifféremment. Sans diplôme. Ce qui est religion de paysans. De jacques en révolte (j'en valons ben d'autres [devise de Polichinelle]).

     

    De la damnation

    ...Que faire alors des damnés, intellectuels, ou non ? doit-on les racheter ? ne faudrait-il pas plutôt que tous les élus sombrassent dans la damnation, afin de racheter ceux qui sont tombés? POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 35

     

     

     

     

    JEANNE D'ARC :

    "O s'il faut, pour sauver de la flamme éternelle

    Les corps des morts damnés s'affolant de souffrance,

    Abandonner mon corps à la flamme éternelle,

    Mon Dieu, donnez mon corps à la flamme éternelle"

    Ce qui fut exaucé – Optato impleatur

    Péguy, au contraire de Pascal, n'a pu se résoudre au dogme de l'Enfer (c'est qu'ils étaient bien épais, les catho, vers 1900 – rien de plus souple au contraire aujourd'hui, et comme ils ont bien su tâter l'air du temps...) « Imaginé ou non pour épouvanter les pécheurs, l'enfer a plus encore épouvanté les chrétiens les meilleurs » (Toujours de la grippe). La damnation, c'est l'exclusion. La damnation, c'est l'indifférence des anges - ceci dès ce bas monde : avez-vous observé l'égoïsme des gens heureux ? « nous sommes souriants ! toujours prêts, toujours optimistes ! pourquoi ne faites-vous donc pas comme nous ? » - la catastrophe que ce serait, d'ailleurs, si les gens heureux se penchaient réellement, de toute leur âme, sur les malheureux : ce redoublement stérile de tout le malheur du monde - ne parlons même pas, là non plus, d'une efficacité - face au deuil, face au mal de vivre ?

    Péguy mourut au champ d'honneur. Comme Gavroche.

    ...Car se penchant sur la misère du monde, ils perdraient, conséquemment, tout leur sentiment du bonheur. Ils n'oseraient plus.

     

    X

     

    Poursuivons : dans la perspective où les élus sont les Reconnus, par Dieu, par le Père, par la Télévision – ou pour les plus chanceux, les plus avisés, les plus avinés, par eux-mêmes - les damnés de ce monde en effet se consument en quête éperdue de Rédemption, de Reconnaissance. Comment la fraternité peut-elle émaner des supérieurs en gloire – si différents ! - même si nous ne sommes après tout que les infinies déclinaisons du Même ? Pourquoi diable tant, ou si peu d'ambition ? Qu'est-ce qu'être "un autre" ? et si nous sommes tous, comme on peut le soupçonner, consubstantiels, comment se peut-il qu'il y ait damnation ? exclusion, rejet, obscurité ? voire même la mort ?

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 36

     

     

     

     

    Ces humains que nous méprisons, dont nous sentons en nous l'illusion d'optique - par quelle inconséquence désirons-nous être reconnus par eux ? Et ceux qui méprisent le plus les hommes, et les égalent aux bêtes, encore veulent-ils en être admirés et crus, et se contredisent eux-mêmes par leur propre sentiment ; leur nature, qui est plus forte que tout, les convainquant de la grandeur de l'homme plus fortement que la raison ne les convainc de leur bassesse (Pascal, Pensées). C'est bien à Pascal que nous sommes en définitive renvoyés.

    Pascal a frappé Charles Péguy sous deux autres perspectives : celle de la souffrance du Christ à Gethsémani, et la révélation des trois ordres (le Corps, le Cœur et l'Esprit) - mais ce qui importe ici est de savoir si oui ou non le Mal se rachète, se rédime, s'il y a rédemption ; la fille de Roland peut-elle épouser Ganelon - celle de Don Arias épouser Rodrigue - Adolf, "le Frère" - Hitler, sera-t-il sauvé ? Vous sursautez - Satan nous murmure encore : Où seraient-ils tous, Hitler, Ivan le Terrible, Staline, s'il n'y avait pas l'enfer?)…

     

    Prière de Péguy

    Si leur souffrance servait, mon enfant, si elle pouvait servir, mais alors ils seraient dans la communion. Or ils ne sont pas dans la communion. Or c'est le dogme de l'enfer, de l'exclusion, qui, bien plus que les excès de mondanité du clergé, a si longtemps éloigné Péguy du christianisme. Il ne pouvait supporter l'Enfer, cette cruauté de Dieu.

    Amor doloris

     

    ...En dépit de ce vacillement dubitatif, sidérant, devant le dogme infernal, demeure pourtant chez le chrétien cet amour de la souffrance, les délices morbides de ces psaumes appris par cœur à l'âge tendre de huit ans, ces cantiques où l'on se prosterne devant la Face Coléreuse de Dieu, ("mes os se réduisent en cendres devant toi ô Seigneur mon Dieu") - est-il possible que cette pleurnicherie devienne précisément susceptible, hélas ! dans la perspective chrétienne de cette décadente Belle Époque, de rendre tout chrétien digne, précisément, du salut ? « Il faut qu'il y ait au fond du sentiment chrétien une épouvantable complicité, une hideuse complaisance à la maladie et à la mort » (Toujours de la grippe). Et le désespoir de Jésus, lamma sabbacthani - pourquoi m'as-tu abandonné - serait le seul titre, le seul sésame, auquel et par lequel

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 37

     

     

     

     

    nous obtiendrions le salut ? “Per derelictionem tuam. Nous invoquons Jésus par son abandonnement” - Un nouveau théologien, § 308.

     

    Le prix de la Rédemption

    ...Le plus grand péché étant la lâcheté, les sanglots seraient-ils, conséquemment, le moyen d'être racheté ? le salut par la peur ? par la honte ? sans qu'il soit même question de sacrements ? Les paroles du Christ au jardin des Oliviers, soit le fond même de la condition humaine, seraient-elles l'unique processus de Rédemption ? Pour cela donc, et uniquement pour cela que tu es de chair et de larmes, out of flesh and tears, pour cela même - tu seras sauvé - pis encore - serons-nous, du fait même que nous sommes pécheurs, sauvés ? Où le péché abonde, la grâce surabonde (Épîtres de saint Paul aux Romains, V, 20) ? comme s'il n'y avait pas le Bon et le Mauvais Larron, Dismas et Gestas?…

    L'homme serait donc nécessairement sauvé par cela même qu'il est homme, et qu'il doit mourir ? ...et qu'il a peur. Car le corps, mon ami, le corps charnel se défend, le corps se révolte, il ne veut rien savoir, le corps. Ce corps mortel ne veut rien savoir de la mort. Ce corps périssable nous lui disons qu'il est périssable, dans nos littératures. Et il ne nous dit pas le contraire, parce qu'il ne nous dit rien, c'est un garçon qui se tait, parce qu'il n'est pas dans les littératures, il ne travaille pas dans nos littératures. Mais quand c'est la mort pour de bon, la mort qui n'est plus dans les littératures, quand il s'agit de périr le corps comprend très bien qu'il n'y a plus à blaguer. Un instinct profond l'avertit, un secret instinct organique, que c'est sérieux, qu'il s'agit de mourir même. Pour éternellement, pour temporellement, et peut-être pour éternellement, éternellement. Alors il se révolte, le corps. Il se défend. Ça n'est pas juste. Ce n'est pas organiquement juste. (Dialogue de l'Histoire et de l'âme charnelle)

     

    Soumission - foi – confiance

    Il y a dans la soumission de la créature à son Dieu quelque chose de plus sacré que dans sa révolte, quelque justifiée qu'elle soit ; car cette soumission participe à la nature même de Dieu. Et aussi, paradoxalement, nous ressentons, dans la rébellion, dans la convulsion, quelque chose de plus saint que dans la soumission, “car le cri étranglé du rat sous la serre transperce le piaillement rauque de l'oiseau et se répercute à tout jamais dans la dimension sacrée de l'Homme”. C'est précisément POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 38

     

     

     

     

    sur ce péché, sur cette peur et cette lamentable foirade ou condition humaine que se fonde la rédemption : "...il me semble, dit Péguy, que c'est ici que les chrétiens sont désarmés, profondément faibles. C'est précisément sur ce péché, sur cette peur que s'appuie, que s'enracine la rédemption, (“comme une lame sur le défaut de l'armure”) - "Oui, vous avez raison, répond le médecin ("Toujours de la grippe") . Un bon chrétien doit manquer d'un certain attachement profond à la vie, animale, et je dirais presque d'un Temps, d'un enracinement végétal. D'où - sans doute une certaine hésitation dans la défense la mieux intentionnée, une certaine incertitude, inexactitude et maladresse à la vie."

     

    Pour certains donc la peur de la réalisation, le refuge en Dieu sait quelle imagination de Dieu - avant même d'avoir vécu - de même que certains voudraient bien composer directement pour les bibliothèques, avant de s'être tant soit peu souillé au contact du public, de l'Acte de l'achat - scelle notre salut. Et c'est précisément pourquoi, à cause de cette peur, à cause de cette terreur, que nous reprenons tous à la fin du Credo le plus bel article de foi, le plus extraordinaire et pathétique espoir ; le plus inimaginable et le plus fou qui ait jamais osé retentir sous la voûte des cieux : et exspecto resurrectionem mortuorum, “ ET j'attends la résurrection des morts” - ce “et”, comme ce qui ne pourrait avoir le moindre rapport logique avec ce qui précède, comme si l'on disait “à propos", "pendant que j'y pense“, « où avais-je la tête” - conséquence ET rupture – incarne en réalité le plus important, le plus dingue, le plus essentiel ; le plus aveugle et le plus vrai, le Cri même de l'Humanité : “ ET j'attends la résurrection des morts”, ET exspecto resurrectionem mortuorum,

    Les séminaristes diront que nous découvrons l'Amérique ; et qu'il suffirait presque, à ce compte, d'être vivant - pour croire en Dieu (et qu'il suffirait, peut-être, de n'y pas croire, en toute sincérité, pour être sauvé...)

    X

     

    X X

     

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    LA MORT LA GLOIRE LA GUERRE

     

    Incroyable prolixité de Péguy, bourrant ses œuvres – mais avec soin - comme s'il devait mourir vite (avec non moins de soin) - "Heureux ceux qui sont morts pour une juste guerre". Combien ne l'aura-t-on pas rabâché. Appris par cœur. Contre le pacifisme internationaliste. (“Jaurès, toujours éloquemment, continua de vaticiner que le peuple allemand, les socialistes allemands, la social-démocratie allemande étaient là pour s'opposer au cuirassier blanc de Tanger” (c'est Guillaume II) (J & J Tharaud Notre cher Péguy”) (certains faux imbéciles substitueraient volontiers de nos jours aux Allemands le mot « musulmans » ) - mais qu'aurait dit Péguy d'un ouvrage comme Au-dessus de la mêlée (Romain Rolland) (« un écrivain pour couturières qui écrit comme une couturière ») venant après Jean-Christophe qu'il publia dans les Cahiers de la Quinzaine) ? ...des poèmes de Marcel Martinet (1887-1944) ? – dont celui-ci, daté du 30 juillet 191 4 :
    Tu vas te battre.

    Quittant
    L’atelier, le bureau, le chantier, l’usine,

    Quittant, paysan,
    La charrue, soc en l’air, dans le sillon,
    La moisson sur pied, les grappes sur les ceps,
    Et les bœufs vers toi beuglant du fond du pré (...)

    Mineur, quittant la mine
    Où tu craches tes poumons
    En noire salive,

    Verrier, quittant la fournaise
    Qui guettait tes yeux fous,

    (...)
    Tu quittes ta livrée, tu quittes ta misère,
    Tu quittes l’outil complice du maître ?
    Tu vas te battre ?

    (...)



    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 40







    Pauvre, tu vas te battre ?
    Contre les riches, contre les maîtres,
    Contre ceux qui mangent ta part,
    Contre ceux qui mangent ta vie,
    Contre les bien nourris qui mangent
    La part et la vie de tes fils,

    (…)

    Pauvre insurgé, tu vas te battre
    Contre ceux qui t’ont fait une âme de misère,
    Ce cœur de résigné et ce cœur de vaincu… ?

    Pauvre, paysan, ouvrier,

    Avec ceux qui t’ont fait une âme de misère,
    Avec le riche, avec le maître,
    Avec ceux qui t’ayant fusillé dans tes grèves
    T’ont rationné ton salaire

    (...)

    Et qui ont fait pleurer devant le buffet vide
    Ta femme et vos petits sans pain,

    Pour que ceux qui t’ont fait une âme de misère
    (...)
    Contre les dépouillés, contre les asservis,
    Contre ton frère, contre toi-même,
    Tu vas te battre, tu vas te battre !

    Va donc !

    Dans vos congrès vous vous serriez les mains,
    Camarades. Un seul sang coulait dans un seul corps.
    (…) le peuple entier des travailleurs


    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 41







    Était là ; le vieux monde oppresseur et barbare
    Sentant déjà sur soi peser vos mains unies,
    Frémissait, entendant obscurément monter
    (...)
    Les voix de la justice et de la liberté,
    Hier.(...)

    Et toi, toi aussi, tu as des mitrailleuses,
    Toi aussi tu as un bon fusil,
    Contre ton frère.

    Travaille, travailleur.
    Fondeur du Creusot, devant toi
    Il y a un fondeur d’Essen,
    Tue-le.
    Mineur de Saxe, devant toi
    Il y a un mineur de Lens,
    Tue-le.
    Docker du Havre, devant toi
    Il y a un docker de Brême,
    Tue et tue, tue-le, tuez-vous,
    Travaille, travailleur.(...)
    Regarde la fosse commune,
    Tes compagnons, tes père et mère…

    Et maintenant, et maintenant,
    Va te battre.

    - lequel Martinet assura (tant mieux !) les poètes allemands pacifistes de toute sa sympathie, jusqu'en 1915 (Martinet fonda cependant les « Cahiers du Travail (1921) en référence aux Cahiers de la Quinzaine de Péguy).

    Seulement, Péguy n'a pas vu l'an 1915, il n'a pas su même ce que c'était que ler janvier 1915, ni “l'enlisement des tranchées”, il n'a connu que le pantalon rouge (“Le pantalon rouge, Messieurs, déclamait l'imbécile Eugène Étienne, ministre de la Guerre en 1913, le pantalon rouge, c'est la France !”) J'ai visité le haut lieu du sacrifice de Péguy. "A toutes celles et à tous ceux qui seront morts pour tâcher de porter remède au mal universel". Un simple monument aux morts, une stèle POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 42

     

     

     

    collective, sans statue. Le nom de Péguy parmi les autres, à son ordre, à son rang alphabétique – en haut de la colonne - de droite... "J'aimais recommencer les défaites. Combien n'ai-je pas recommencé les défaites avec cette étrange impression qu'à chaque fois que je les recommençais elles n'étaient pas consommées encore, elles n'étaient pas." ...Wagram ? victoire à la Pyrrhus (trente-quatre mille morts) – wargames, « jeux de guerre » - vous ne pouvez pas comprendre ce que c'est que la Bataille pour nous autres, peuples de l'Est - races de l'est - chaque Lorrain, chaque Orléanais - « c'est dans notre sang » - est le soldat, la bête et la mort tout ensemble. Et disons-le, avec Cioran : “Le préjugé est une vérité organique, fausse en soi, mais accumulée par générations et transmise : on ne saurait s'en défaire impunément. Le peuple qui y renonce sans scrupules, se renie successivement, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à renier. La durée et la consistance d'une collectivité coïncident avec la durée et la consistance de ses préjugés” (Précis de décomposition).

    Et cette arène sous les tirs de trois mille bouches à feu, c'est Verdun. A mille lieues de toute exaltation, de toute glorification de la guerre. Mais quand même. Quante même. Sucé du fond des mamelles (tant que nous y sommes...) l'éternelle et noble solitude, nous autres seuls de tous les Français à pouvoir dire ce que c'est que la guerre, l'esprit de la guerre, toujours sur les trajets de guerre et dépositaires de toute la métaphysique - de toute la mythologie de guerre. La guerre à renouveler tous les trente ans, avec et contre les mêmes ennemis héréditaires. Nous avons fait cette fois-ci la guerre pour ne plus jamais la faire. La Der des Der. Nous avons donc cru, nous autres héros de toute la France, nous avons combattu ah les cons ! « pour l'extinction de toutes les guerres et [certains pour] l'établissement sur terre du socialisme universel”, entendez en ce temps-là “de la Justice Universelle”.

    Nous nous sommes étayés sur la dictature guerrière, nous avons comme on dit combattu le mal par le mal afin que la terre d'elle-même se soulève - loin de nous le crime ! - et plus profondément encore commis la sottise de prétendre qu'un jour viendra la paix universelle, et que les lions enculeront les gazelles en se refaisant les lèvres. Péguy sait, il comprend, que la guerre qu’il voit venir n’est pas un simple affrontement entre nations ou entre impérialismes. Il sait, il comprend, que son enjeu de la guerre est la « liberté du monde », qu’elle est un affrontement matriciel, qu’elle oppose, comme il l’écrit, l’idée de civilisation et le concept de Kultur, la nation élective et la communauté organologique, deux systèmes, deux visions du monde : la France républicaine et l’Allemagne impériale, la passion du droit et le culte de la force...).

    Michel Laval, dans "'Le Monde", 5 septembre 2014

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    La guerre fait partie de l'homme. A ce qu'il paraît. Jusqu'ici. Ce qui fonde l'humain n'est-ce pas, c'est le sentiment de la mort. La guerre est la mort par excellence, massive, inexorable. Donc la guerre, c'est, par excellence et définition, ce qui fonde l'humain. Beau syllogisme ! ...Péguy dénonçait ceux qui prêchent les deux paroles à la fois, car le peuple, qui n'y entend pas malice, s'en tient toujours à l'image la plus forte. Malheur aux courtisans, disait-il, du style et de l'effet. Malheur aux courtisans du doute. Ici même je perpètre, sur cette page, le crime idéologique suprême défini par Péguy. Un murmure alors sourd de mes entrailles, tel un répugnant borborygme : en fut-il donc exempt lui-même… Seul un tripatouillage génétique, peut-être, mérité par la nature humaine dont nous aurions incessamment « fait le tour » - .butant toujours en définitive à bout du cercle sur ce diamant, cette indissoluble concrétion diamantaire de sang et de tripes, la guerre.

    ...Au mémorial d'Inor, au sommet de la côte de Meuse, sortant du bois où cinquante soldats allemands luttèrent à mort contre/avec cinquante soldats français, j'ai fait l'appel, solitaire, liturgique, de leurs cinquante noms allemands, de leurs cinquante noms français. À jamais gravés sous la voûte bétonnée de ce blockhaus bâti sur leurs os. Je les ai appelés un par un, à voix haute. Du fond de leur immense, glorieuse connerie. Dans cet étripage confraternel s'était accomplie une célébration, un rite sanglant, un sacrifice humain. Ici cinquante Boches, cinquante Welsches se sont vaillamment, proprement embrochés, à la baïonnette. En redescendant j'ai civilement salué un groupe d'élus municipaux remontant nonchalamment la pente à ma rencontre, pour vérifier, comme ils font toujours, si je n'avais point chié, ou tracé quelque blasphème, slogan bêlant ou Hakenkreuz (croix gammée) tous deux également hors sujet.

    Au champ des morts de Sailly-Saillisel, j'ai observé plus tard une cohorte d'aspergeurs, vaporisateurs en bandoulière, le groin sur la gueule, enfumant chaque tombe d'une épaisse pulvérisation verte, afin de la purifier du lichen - comme si de la surface, en vérité, les survivants gazaient interminablement les morts. À Notre-Dame de Lorette près Vimy, où sont entreposés sous des crêpes flétris les six soldats inconnus que le tirage au sort par le deuxième classe Auguste Thin, orphelin de guerre, pupille de la Nation, n'a pas retenus pour trôner sous l'Arc de Triomphe ("Il me vint une pensée simple. J'appartiens au 6e corps. En additionnant les chiffres de mon régiment, le 132, c'est également le chiffre 6 que je retiens. Ma décision est prise : ce sera le 6e cercueil que je rencontrerai») j'ai vu, gravissant sous le soleil la funeste cote 145, où les combattants canadiens gagnèrent l'indépendance de leur pays, à compter du 11 décembre 1931, un jeune homme de mon POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 44

     

     

     

     

    âge revêtu de cet uniforme canadien qu'ils avaient porté, C'est dans la Nécropole Nationale de Notre-Dame de Lorette, la plus vaste de France, que figurent sept grands ossuaires bordés de murets, portant pour seule inscription : Ici reposent les restes d'environ 4000 soldats inconnus 2297 pour être précis – étant bien évident pour toutes nos générations de larves pourries d'eau de rose (“Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil”) (sans oublier l'ineffable “principe de précaution”) - que “défense du territoire” et “de la culture” ne vaut pas un pet de lapin, lapin nécessairement fasciste.

    Nous voici tous désormais résolument dévirilisés. L'une des horreurs de la guerre, c'est que les femmes y soient épargnées - rassure-toi, Montherlant, elles y meurent désormais en première ligne ; non pas toujours en uniforme, mais dans leurs maisons, l'enfant sur la poitrine comme une médaille - elles meurent en tant que femmes. J'entends encore ces lycéennes dégoulinantes de vertu, qui visitant les casemates, horribles abris où périrent dans le gaz maints et maints de leurs glorieux prédécesseurs masculins, bêler consensuellement c'est-là-qu'on-se-rend-compte-que tout-ça, la guerre, ça-sehh-à-hhien” - mais ma fille, pauvre fille, ma pauvre gonzesse - ils la voulaient, la guerre, ils ne voulaient rien d'autre que cette guerre, il n'y avait plus que ça à vouloir, il n'y avait rien de mieux que de casser la gueule à l'Autre, parfaitement, l'Ennemi, là, juste en face - fasciste ! fasciste ! - la Guerre, la Der des Der, pour que ça ne se reproduise plus, pour que ce soit tellement atroce que ma parole, on ne voudrait plus jamais la faire. “Plus jamais ça”. “Ça sert à rien" : refrain meurtrier d'ovins pullulants - mais à quoi servez-vous donc, larves ?

    Je me rappelle aussi l'indignation de cette collègue bien-pensante devant la perpétuation du défilé du 11 Novembre, en tête les Anciens, en queue les enfants qui suivent au pas - “Tu comprends, plus tard les enfants auront envie de la faire”... Non, imbécile, personne n'a "envie" de faire la guerre. Mais certains pacifismes sont plus meurtriers que la guerre. A Douaumont, au fort de Vaux, des deux côtés, par une tragique et immense erreur, criminelle tant qu'on voudra, mais immensément respectable, criminelle et respectable, arrangez cela - des centaines de milliers d'hommes se sont étripés, la rage au cœur – pour la dignité, pour la cessation de toutes les guerres.

    Je refuse d'envisager un seul instant que Péguy soit mort “pour rien”. La guerre Quatorze a servi éternellement, dans l'absolu. Même si personne n'a jamais su pourquoi au juste elle a éclaté. Et la guerre suivante, on ne l'a pas faite. On ne l'a pas bien faite en 40. On n'a plus voulu la POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 45

     

     

     

     

     

    faire. « Je préfère être un Allemand vivant qu'un Français mort ». Giraudoux. Total, Oradour - raccourci sacrilège. Forcément sacrilège. Les Poilus ? ils avaient la conviction d'incarner la Civilisation, la Culture et la Foi. Et s'il y a jamais eu un seul instant de notre histoire où le sens de ces mots ait jamais autant été méprisé, bafoué et traîné dans la boue, c'est peut-être bien, Occupation mise à part, celui que nous sommes en train de vivre. Car Justice implique Guerre. Qui dit Justice dit Guerre. Dit rébellion. Révolte, Révolution. D'après Péguy. Il y a de l'Antique, il y a de l'Antigone, du Gavroche, chez Péguy.

    De nos jours, on préfère négocier, finasser, toujours finasser. L'ennui, c'est que ceux d'en face ont gardé leurs armes. C'est bien fâcheux. C'est bien embêtant. Le Méchant refuse de négocier. Après avoir épuisé tout son stock de mauvaise foi, il sort son stock d'obus. Ceux qu'on lui a vendus. Alors on leur fait à chacun son procès : « Eh toi là-bas, tu as massacré des Français. Oh mais c'est pas bien du tout. On va te traîner au tribunal. Méchant. Panpan tutu..  Eh, toi là-bas, ...» Le négociateur et le jugeaillon se gavent de honte sauce munichoise. La Déclaration des Droits de l'Homme, dit Péguy, n'est pas précisément une déclaration de paix universelle. C'est très précisément là que réside, que gît notre contradiction contemporaine. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée (Matthieu 6, 34-36). Fallait-il négocier avec Hitler ; pinailler sur le nombre des camps et des Juifs à exterminer.

    En laisser déporter 14 325 par exemple pour en sauver trois ou quatre ; ou le contraire. Mais ça ne se passe pas comme ça. On aimerait bien que l'honneur ne se négocie pas. Est-ce que vous vous figurez par hasard que qui que ce soit possède une ébauche de solution. Vertige : tout notre raisonnement menace de se réduire au sentiment. Pascal - qui ajoute il est vrai que “la fantaisie est semblable et contraire au sentiment, de sorte qu'on ne peut distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie, l'autre que sa fantaisie est sentiment. Il faudrait avoir une règle”, etc. Que faire, Docteur. Bien sûr que j'ai peur. Bien sûr que j'enverrais les autres se faire casser la pipe à ma place.

    De plus en plus en vieillissant. Mais combien j'admire, lâchement, ceux qui n'ont pas eu peur. Non pas parce que “c'étaient des hommes”, mais parce qu'ils osaient représenter, qu'ils assumaient la définition même de la nature humaine, qui est le conflit. Ce qui ne veut pas dire que plus je fais la guerre plus je suis un homme. Enfin si. Enfin non. Ceux qui barbouillent au minium Morts pour la peau” ou “Morts pour rien” sur les monuments aux morts, s'imaginant rendre justice aux morts”, les insultent en réalité, les retuent et les souillent, en ce qu'ils incarnent l'Homme. Je n'ai pas de solution.guerre,catholicisme,baptême

     

    X

    De nos jours, des bataillons de cabris vont bêlant «  les valeurs de l'Europe, les valeurs de l'Europe !» - et je leur demande moi, à tous ces satanés bêleurs, s'il faut vraiment, au nom des valeurs paraît-il de l'Europe, que l'Europe tende le cou et CRÈVE. Nous n'avons pas de solution.

    “Un massacreur de génie, Monsieur de Moltke, écrit Maupassant, a répondu un jour, aux délégués de la paix, les étranges paroles que voici: “La guerre est sainte, d'institution divine ; c'est une des lois sacrées du monde : elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments : l'honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme.” Et Maupassant de poursuivre : “Nous l'avons vue, la guerre. Nous avons vu les hommes, redevenus des brutes, affolés, tuer par plaisir, par terreur, par bravade, par ostentation. Alors que le droit n'existe plus, que la loi est morte, que toute notion de juste disparaît, nous avons vu fusiller des innocents trouvés sur une route et devenus suspects parce qu'ils avaient peur. Nous avons vu tuer des chiens enchaînés à la porte de leurs maîtres pour essayer des revolvers neufs, nous avons vu mitrailler par plaisir des vaches couchées dans un champ, sans aucune raison, pour tirer des coups de fusil, histoire de rire.

    Voilà ce qu'on appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme.”

    Vous voyez bien que ne nous ne sommes pas de dangereux bellicistes, nous autres de l'Est (ou d'ailleurs) – mais c'est à nous, en premier lieu (justement), qu'il échoit, qu'il appartient de graver les héros sur les monuments. Les Anciens Combattants, écrit je crois Jules Romains, ne pouvaient supporter d'entendre parler de la guerre – Tais-toi. Tu n'y étais pas. Tu n'as pas le droit d'en parler – non plus qu'ils ne pouvaient s'empêcher d'en parler. Les deux. A la fois. C'est dans la mort reçue. Dans la mort échangée - non pas évacuée - que se trouve la plus épouvantable mais la plus efficace concélébration, entre ennemis, entre amants, de la mort, de la haine et de l'amour que l'homme porte à l'homme. La Condition Humaine de Malraux s'inaugure par l'intromission atrocement charnelle d'une lame de poignard. Pendant la Guerre Quatorze, on ne verra pas l'assassin. Ou lui plongeait aussi bien (rarement) sa baïonnette dans le corps - sans volupté, mais qui POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 47

     

     

     

     

    peut le dire ? Ici se condensent, s'affrontent de façon vertigineuse deux idéologies, deux relents idéologiques plus exactement, deux hésitations aussi étrangères l'une à l'autre que deux ordres pascaliens, aussi imperméables que deux castes ; ici se révèle quelque chose d'enfoui depuis les gladiateurs étrusques; quelque chose que les moutons raffinés ne peuvent plus concevoir, à notre époque où même les curés osent déclamer en chaire (déjà pourtant à Limoges en juin 44...) que la souffrance humaine est désormais devenue intolérable, vidant ainsi d'ailleurs la religion chrétienne de toute essence et justification.

    Nous savons tous à présent, oui, que la guerre est mauvaise, que la souffrance est mauvaise – cela vous apprendra, lieutenant Péguy, et tous les autres, à glorifier le fait d'armes, l'épopée, après Victor Hugo, après Balzac, après Musset - imaginez, à un siècle de distance, que Napoléon soit mort en 1921, et figurez-vous le retentissement qu'il aurait encore - ils ne savaient donc pas, ces combattants, ces braves gens (“Les braves gens !” s'exclamait Guillaume devant la charge des cuirassiers de Reichshoffen en 70 – personne en 14 ne savait, ne voulait savoir, que tel serait le destin des Pantalons rouges de 14 : être pris pour des cibles, pour des cons.

    ...Ce grand sursaut de 1914, des compagnies entières envoyées au massacre contre des balles, vous avez bien lu, à même des projectiles dont on ne voyait pas même les expéditeurs - charge héroïque, charge criminelle - contre une mitraille propulsée à 1000 kmh.

    X

     

    Voilà où mène l'exaltation de la bravoure, des Soldats de l'An II

    ...Contre toute l'Europe avec ses capitaines,
    Avec ses fantassins couvrant au loin les plaines,
    Avec ses cavaliers,
    Tout entière debout comme une hydre vivante,
    Ils chantaient, ils allaient, l'âme sans épouvante
    Et les pieds sans souliers !

    - aux Grognards de la garde - bravoure à la fois impériale et révolutionnaire ; voilà où mène la croyance qu'il faut de temps en temps que la Terre saigne (“La Terre est une femme, les guerres sont sesrègles », Comme disait Staline aux gars du Klu Klux Klan...
    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 48

     

     

     

     

    (Herbert Pagani, même s'il mélange un peu les genres); que le peuple, “la race” disait-on, se soulève et saigne pour une prétendue grande cause. De Waterloo, où les chevaux s'entravaient dans leurs entrailles, à Solférino où les hommes gueulaient au fond des fossés jusqu'à leur dernier sang. Que s'est-il donc passé, Monsieur Péguy ? quelles furent les causes profondes, névrotiques, de la Guerre 14 ? Car celle-là à coup sûr, Celle que j'préfère, fut engagée sur un coup de prurit. Autant nous avons eu raison de combattre Hitler (bien que les pacifistes extrêmes, un Marcel Martinet, un Jean Giono, en aient douté) – nous n'en avions aucune, autre que fantasmatique, de nous battre en 14 - sinon cette tension aiguë de la menace et de la peur, à décharger d'urgence - atroce orgasme éventreur de l'Europe.

    Flaubert déjà ne dit rien d'autre en 70 : on se bat sans raison, parce que ça gratte. Thème repris par Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu (1935) : une démangeaison fratricide, entre gens qui se ressemblent trop. Nous sommes devenus, voyez-vous, si raisonnables. Nous croyons que les frères sont faits pour s'aimer – vous n'aurez pas ma haine. Nous ne voulons plus tacher nos bermudas, mourir pour rien, nous ne voulons plus mourir du tout. Nous refusons d'être mortels. "Ne me parle pas de ne pas mourir tant qu'il n'y aura pas un légume immortel. Devenir immortel, c'est trahir, pour un humain" (Amphitryon) - nous ne voulons plus être des hommes. Au moindre froissement de bottes, pacifistes et jauressistes crient tous en chœur : “Négocions ! Négocions !” - la vie (la survie) serait donc le bien suprême ? - rester vivant est-il devenu le seul et unique devoir du croyant ? “Il ne nous reste plus”, disait Philippe Noiret, “que le courage d'être lâche”.

    Mais il nous est à nous tous, en revanche, rigoureusement et à tout jamais interdit de jeter l'opprobre ou le dédain sur ceux qui ont fait la guerre, de revisiter le passé, de révisionner le passé (nous aimerions savoir ce qu'il aurait pensé, Péguy, d'Israël, des Arabes, des Tchétchènes, de tout ça – c'est idiot, n'est-ce pas ? ) - je n'exalte pas la guerre. Je place, je replace ces hommes au-dessus des plus grands martyrs de toutes les Fois, même, et je dirais surtout, s'ils sont morts le ventre bourré d'eau-de-vie en gueulant des obscénités. Ces lieux où tant d'hommes ont donné la mort à tant d'hommes et vaillamment reçue participent d'une horreur reptilienne et sacrée. Mais par un de ces balancements exaspérants qui font qu'il n'y a jamais moyen d'avoir une opinion franche et sans mélange, il nous faut ajouter ceci : nos héros étaient souvent féroces autant que ceux d'en face.  Cessons de les imaginer comme nous les aurions aimés. Nos braves bêlards, croyant sans doute que les conscrits de 14, de 15 et même de 18, ne marchaient au combat qu' à coups de pieds dans le cul, se trompent. Autant que ceux, les mêmes peut-être, qui fantasment sur les cathédrales bâties “à coups de triques” par des populations d'esclaves, ce qui est faux.

    X

     

    Tous tellement sûrs d'eux, les intellectuels. Péguy voulut fonder un "parti intellectuel" en pleine affaire Dreyfus. Le drame est qu'aujourd'hui ce sont les journalistes qui se sont arrogé ce titre. Or ils ne sont pas du même ordre au sens pascalien du terme - ils souillent la littérature et la pensée, toutes exceptions confirmant la règle.

    Deutschland

    Dans l'Est, rien de plus ordinaire que d'apprendre l'allemand ; à Mézières donc, les garçons possédaient ou croyaient posséder un solide bagage de trois ans d'études. Mon père Noubrozi, le nouveau, dut rattraper son retard. Il suivit du fond de la classe, notant tout ce qu'il pouvait. On l'interrogea, les autres se récrièrent :"Pas lui, pas lui !... Il est nul !" Le prof s'obstina. Noubrozi répondit, gagna la tête du classement et s'y maintint. Ses condisciples lui passèrent la bite au cirage. Puis il assura toute la correspondance allemande et féminine de ces messieurs.

    Les Allemands, les vrais, sont venus plus tard. Mon père les reçut chez lui : des gens comme les autres, qui voulaient l'unité de l'Europe ; qu'il avait vus, avec le tremblement jouissif des couards, entrer à Bruxelles au pas de l'oie, "la botte à hauteur d'omoplate, mon vieux, à hauteur d'omoplates !" - "J'ai vu arriver les Allemands à Paris ! J'étais au métro Temple. J'ai vu les Allemands défiler en rangs, et j'ai vu la totalité des Français applaudir des deux mains. Ils étaient au moins sur cinq, six rangs. Les trottoirs étaient noirs de monde. Tout le monde applaudissait les Allemands !” “Paroles d'étoiles”, éd. Librio.

    Pendant la guerre j'aurais crevé de trouille, je me serais fait passer pour fou jusqu'à crever de faim à l'asile (L'Extermination douce, Bord de l'eau) - Noubrozi préféra obéir. Il fut Secrétaire de Mairie à Essises. Il l'était quand les Boches sont arrivés. Il le resta. Et mon couillon de père de compléter les formulaires : "vaches, .....tant ; lapins, .....tant ». Et le fils P. qui ne s'est pas présenté au S.T.O. - Service du Travail Obligatoire – on n'en revenait pas toujours vivant - POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 50

     

     

     

    Pourquoi n'avez-vous pas démissionné ? - J'aurais dû. (Céline à Meudon, en 52, petite voix de poulie rouillée : "Je me suis trompé...")

     

    Deutschland, Fortsetzung (suite)

    ...L'officier boche apportait par les oreilles le lapin réquisitionné, et mes parents se régalaient à l'œil, le genre de lapin qui te fait condamner à mort par les comment déjà ? "Tribunaux des FFI" ; Noubrozi venait juste d'écouter Radio-Londres ; l'officier posait la main sur le poste encore chaud et regardait l'aiguille : "Ach... London !" Il aurait pu faire fusiller mon père ; que les Allemands étaient gentils ! korrekt ! ...Qu'il était brave mon papa de balayer les merdes fraîches des Vaillants Patriotes sur les tombes allemandes de 14-18 ! "Un jour à cause de vous on se fera tous fusiller !” Noubrozi fut condamné à mort pour « intelligence » (avec l'ennemi, avec l'ennemi…), puis tiré de là par les Américains.

    À Carcassonne ils n'ont pas fait tant de façons : tout les collabos fusillés sur la place, parmi les glapissements de la populace. Les Ricains n'ont jamais mis les pieds à Carcassonne. Je suis devenu moi aussi premier de la classe. Avec mon béret de chauve, comme papa, béret droit, de résistant, trop tard. Le racisme ? "Une erreur". Fin de digression. Et Péguy ? (“la guerre : un morceau qui ne passe pas”).

     

    LORRAINE

     

    Le deux novembre 1895, Jour des Morts, Péguy visita Domremy et Vaucouleurs. Je fus jadis enthousiasmé à la lecture de La Colline Inspirée de Barrès. Le Culte du Moi en revanche - que de fadeurs, que de flatulences ! - voulant tutoyer l'Éternité, vautré dans le moisi. Joseph de Pesquidoux, autre vaste oublié, Gascon. Mes trois jours à 16 ans au bord de la Meuse - m'auront suffi à mesurer le racisme lorrain - "on ne sait jamais avec ces gens-là" – leur criminelle sottise : ma cousine violée dans le foin, ce fut son père qui fut ostracisé. À Lacroix-sur-Meuse. Quand on a une fille, on la tient". C'est pourquoi me laissent désespérément froids tous les enracinements, tous les “Blut und Boden” (“Sang et Sol”), jusqu'aux "Adieux de Jehanne à la Meuse", malgré ses envoûtantes finales endormeuses, avant de prendre la route du bûcher.

    Les adieux à la Meuse (suite)

    "Adieu , Meuse endormeuse et douce à mon enfance...

    O Meuse inépuisable et que j'avais aimée...

    Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine...

    O Meuse inaltérable, ô Meuse que j'aimais..." -

    sont un digne parallèle des plus pures lamentations de jeunes filles sacrifiées, Iphigénie, Antigone fille maudite d'Édipe (je tiens à cette orthographe), tant il est vrai que par l'inépuisable approfondissement du terroir l'Autochtone parvient, par cette "racination", à l'Universel. (une classe de Viennois, sollicitée, s'abstint hautainement de tout commentaire - jusqu'à ce que j'eusse rencontré, plusieurs années plus tard, le substantif "Möse", prononcez "Meuse", désignant le sexe féminin – ni grivois, ni médical, tout simplement le nom que porte en allemand le sexe de la femme. Impossible en français d'exprimer cela sans rictus. Il existe un mot allemand, qui permet d'appeler le corps par son nom.

    ... Péguy fut sédentaire. Il ne sortit jamais, que je sache, de France – n'allant jamais plus loin qu'Orange, une seule fois, pour entendre de l'Eschyle (et à Sanary, je crois) - c'est ainsi que tous les lieux de Péguy peuvent s'interchanger ("Orléans, qui êtes au pays de Loire"; Domrémy, la Meuse, Notre-Dame de Paris, Chartres et la Beauce, Notre-Dame de Cléry, Vendôme, Vendôme)) - tous les lieux chez Péguy renvoient à la terre, à Jehanne, à la France, à l'amour terrien - “la partie pour le tout”, ce qu'on appelle donc une synecdoque (“Figure de rhétorique consistant à prendre le plus pour le moins, la matière pour l'objet, l'espèce pour le genre, la partie pour le tout, le singulier pour le pluriel... ou inversement - “les mortels” pour “les hommes”, “un fer” pour “une épée”, “une voile” pour “un navire”.)

     

    La « race française »

    est ainsi le fruit millénaire d'une correspondance entre un peuple et une terre irriguée par des siècles de christianisme ; le christianisme est d'abord païen, au sens du latin paganus (paysan) (pèsan) ? Or

    Il faut un jour (justement) quitter la matrice - l'enracinement, le ressassement, le repassage incessant au sein de ces mêmes artères bordelaises ou lorraines, voies de passages et d'obstructions, bords de Meuse ou labyrinthe aquitain – constitue pour moi et bien d'autres le pire POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 52

     

     

     

     

    des étouffements. Rester, demeurer, s'enraciner, c'est un crime. Contre l'esprit. “Péril en la demeure” ne signifie pas “dans la maison”, mais dans le fait de demeurer. Ceux qui demeurent, sur place, bourrés de leur propre glèbe, jusqu'à en crever, qu'ils crèvent. Et je suis devenu l'un d'eux. Il n'est pas vrai que l'on choisisse les situations où l'on s'est empêtré. Où l'on s'est trouvé empêtré. Ce "choix" dont les philosophes à deux balles veulent nous crucifier implique, par définition, adhésion, réflexion et conscience. Sincérité, joie, élan. On ne choisit pas par défaut. On ne choisit pas par inertie.

    On ne choisit pas “faute de mieux”. Je n'ai pas choisi. N'en déplaise à Sartre et aux comportementalistes de mes fesses. Je me revois errer jadis le long de ces mêmes rues, parmi ces foules de moi-mêmes compressés à n'y pouvoir couler , comme des flots de lave morte dans tous les quartiers de cette ville – n'a-t-il donc servi à rien d'avoir vécu, vieilli, mûri, d'avoir, dit-on, "évolué" ? J'ai rué une fois, une seule petite fois, dans les brancards, je me suis exilé, je nous ai exilés, nous sommes à présent revenus pour toujours, pour le toujours de nos jours terrestres, quoique les morts parfois soient enterrés en position fétale (je tiens à cette orthographe, certains ignares se mettant à prononcer "feûtale") - mais cela ne console point, ne nous consolera jamais.

    PÉGUY PAYSAN, suite

    Péguy n'a pas connu la méchanceté paysanne. Péguy parle paysan. Quel écrivain, à présent, est paysan ? ou bien se prétend tel ; il vous fait de la mauvaise littérature, de la mauvaise poésie (Bazin, L'Eglise verte), “les champs, les prés, les p'tits oiseaux, les fleurs”), de la poésie de déjà-vu, de toujours vu. J'habitais de tout petits villages, mon père l'Instite était là justement pour sortir les ploucs de leur plouquerie, pour les débouser, s'en sortir, devenir salariés. Péguy avait laissé choir derrière lui la paysannerie, mais dans une même lignée, une même rupture qui reste continuité, fidélité : Paris – et le regard vers ce qu'on a quitté, depuis l'endroit où l'on est parvenu.

    Péguy, pénétré de rédemption collective dès son jeune âge, collecte des fonds pour soutenir les grèves des sublimes travailleurs jusque dans la cour de l'E.N.S. Rue d'Ulm (et non pas rue d'U.L.M. - authentique...) Et je me souviens moi (quel contraste !) de la façon dont les ivrognes du Soissonnais, qui avaient bu pour se donner du cœur, sont montés à l'étage pour dire Allez Monsieur C. on est venu boire un coup avec vous, tous complètement ronds et en dimanche, se POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 53

     

     

     

     

    bousculant sur le palier, et mon père et ma mère, puritains en diable, refusant avec des mines pincées, “on ne va tout de même pas se mêler à tous ces poivrots”, et c'est vrai qu'ils étaient complètement bourrés, le maire et l'adjoint en tête, et ils sont repartis fêter ça entre eux, au bistrot, l'arrivée du nouvel instituteur, qu'est ben fier, qui veut pas se soûler avec nous, et de ce jour-là ils ne l'ont pas aimé. Moi je n'y voyais pas malice, je ne voyais que des gens sympas, à qui mes parents me disaient qu'il ne fallait plus parler, qui m'empêchaient d'aller chez eux, "tu n'iras plus chez ces gens-là”.

    Il n'y a pas de mots au Sahara pour désigner “le désert”, “on appelle ça le pays”, pour moi les paysans c'étaient “des gens”. Péguy, lui, n'a jamais renié ses origines. Mais en parlant de son instituteur, qui l'a introduit au lycée : SANS CET HOMME-LÀ, J'ÉTAIS PERDU.

     

    Griefs. Suite.

    Péguy : combat noble et clair. Noubrozi se débat dans la boue. Il met ses mains dans le cambouis. Péguy n’a jamais connu la tourbe des Parents d'Élèves. Il reste dans les hauteurs, Péguy. Avec les Normaliens. Avec les Intellectuels (vrais ou faux) de Paris. Il connaît les foules « pour ce qu’elles sont, flottantes, lâches, faibles, capables de tout, hors le bien » (Débats parlementaires) - malgré le beau Triomphe de la République, où la foule a scandé "Vive Dreyfus", "Vive Zola", et chanté L'Internationale. Il plane. Mais de son œil d’aigle, il voit tout, jusqu'à la misère des instituteurs de campagne. LE PEUPLE. Parlons-en. Péguy finit par habiter Lozère, en banlieue parisienne. Avoir su qu'on ne se remettrait jamais de ses ancêtres paysans. Un arrière-grand-père vigneron - Péguy souffrit de son allure “peuple”.

    Péguy n'est jamais revenu à la terre de ses ancêtres. Il n'y a plus effectué ensuite que de brefs séjours. Plus je lis Péguy, plus il me semble accumuler malentendus et contresens : voici que nous lui reprochons d'avoir été en quelque sorte traître à sa classe, de n'être pas resté à sa place, de ruser, de mentir. Il n'aimait guère ceux qui renient leurs origines : les ouvriers qui veulent le confort des bourgeois, les catholiques mondains comme Laudet, qui veulent en remontrer aux vrais croyants, les riches qui veulent jouer aux pauvres – mais entendons-nous bien : s'il a quitté sa classe sociale et ses pesanteurs, et ses inflexibles prédestinations, il ne les a jamais reniées, il n'en a jamais eu honte – dans Pierre, commencement d'une vie bourgeoise (inachevé donc inédit de son vivant) Péguy s'est pourtant gaussé de cet arrivisme des pauvres, qui pensaient que l'obéissance et les POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 54

     

     

     

     

    diplômes pourraient mener ce petit garçon à de grandes destinées chez ceux de la Haute ? Au salut social ? - mais il n'a jamais dit que je sache qu'il fallût rester attaché à la glèbe. Il n'a jamais dit que le socialisme contredisait le désir de s'élever, l'émulation, l'élitisme. En vérité mortifions-nous, car nous ignorons tout du Peuple

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    Socialisme et rédemption : Jeanne d'Arc

    Rien de plus facile à présent que de trouver le point d'articulation entre socialisme, religion, et mystique. Jeanne d'Arc a lutté "pour l'établissement de la République socialiste universelle". Selon lui. Jeanne d'Arc fut un instrument aux mains de Yolande d'Anjou, belle-mère de Charles VII, qui voulut restaurer le panache royal ; ne pas oublier que ce fameux sire de Baudricourt, à Vaucouleurs, qui plaça une escorte sous les « ordres » de Jeanne, était une des connaissances de Yolande. Quant à la fameuse scène où Jeanne a reconnu le roi sous son déguisement, elle fut soigneusement et plusieurs fois répétée. Il serait temps que tout le monde le sache une bonne fois pour toutes. Pauvre Péguy.

    Reportons-nous pourtant à « cet enfant de treize ans, qui, serrant les lèvres, portait l'abîme chrétien sur l'impériale ensoleillée... Facile de sourire... Honte sur moi si plus tard, quand j'aurai quarante ans, soixante ans, je jette un regard d'ironie indulgente sur un visage de treize ans habité par une douleur inconnue" (Jules Romains, Les Hommes de Bonne Volonté t. IV) "Ô mon Dieu dit Jeanne, qui n'atteindra pas vingt ans, j'ai pitié de notre vie humaine où ceux que nous aimons sont à jamais absents." Charles P. se déchire au plus profond, au plus douloureux de soi-même par la grande douleur de Jeanne, qui voulait sauver tous, le monde entier, "mieux que Jésus-Christ".

    Et ce point d'articulation, c'est dans Toujours de la grippe que nous le trouvons : "Ne consentira jamais à [l'idée de l'Enfer] quiconque a reçu en partage ou s'est donné un sens profond et sincère du collectivisme. Ne consentira pas tout citoyen qui aura la simple solidarité. Comme nous sommes solidaires des « damnés de la terre », des « forçats de la faim."

    Et plus bas :

    "Nous n'admettrons pas qu'il y ait des hommes qui soient traités inhumainement. Nous n'admettrons pas qu'il y ait des citoyens traités inciviquement. Nous n'admettrons pas qu'il y ait des POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 55

     

     

     

     

    hommes qui soient repoussés du seuil d'aucune cité." "La seule matière proposée au courage collectif dans la cité harmonieuse est la vie intérieure et le travail désintéressé" - telle est l'agrafe, le crochet précis qui permit à Charles Péguy, dès son jeune âge, de dénouer son écheveau. D'abord en tant que socialiste. Mais "tandis que le député de Carmaux tente d’accommoder le marxisme avec la tradition républicaine, Péguy entend rester fidèle à un socialisme de tradition française, mélange de courants utopistes et des principes mutualistes d'un Proudhon ou d'un Leroux" (Samuel Bartholin, La dernière guerre de Charles Péguy)

    Notons ici le rejet par Péguy de la lutte des classes : pour lui, toute lutte, toute guerre, implique un vainqueur et un vaincu, relève donc de la pensée et de la pratique bourgeoises. L'étude seule et la culture peuvent parvenir à la révolution, sans violence. Voilà pourquoi tous ont rejeté Péguy.

    De la démocratie, ou de la Rédemption

     

    TOUT LE MONDE A LE DROIT D'ÊTRE SAUVÉ : "Je m'attaquerai donc à la foi chrétienne. Ce qui nous est le plus étranger en elle, et je dirai le mot, ce qui nous est le plus odieux, ce qui est barbare, ce à quoi nous ne consentirons jamais, ce qui a hanté les chrétiens les meilleurs, ce pour quoi les chrétiens les meilleurs se sont évadés, ou silencieusement détournés, mon maître, c'est cela : cette étrange combinaison de la vie et de la mort que nous nommons la damnation, cet étrange renforcement de la présence par l'absence et renforcement de tout par l'éternité. Ne consentira jamais à cela tout homme qui a reçu en partage, ou qui s'est donné l'humanité". (Toujours de la grippe) - c'est là tout le "Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc", "Mon Dieu comment se fait-il que vous puissiez dans votre infinie Miséricorde condamner vos créatures à la damnation éternelle."

    Ne fût-ce qu'à la mort même...

    Nous réclamons la fondation d'un ordre monastique dont la vocation serait de remédier à tous les péchés, à tous les torts et tous les massacres qui se sont perpétrés et perpétués par les siècles des siècles. Ses adeptes deviendraient fous.

     

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    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 56

     

     

     

     

    PEGUY ET LE SOCIALISME, suite

     

    La mission du socialisme

     

    « Chez lui, la vision ne s’embarrasse guère de conditions historiques et autre rapports de production, et mise avant tout sur la réforme morale et les liens coopératifs » (Samuel Bartholin?)

    ... « La cité harmonieuse a pour citoyens tous les vivants qui sont des âmes, tous les vivants animés, parce qu'il n'est pas harmonieux, parce qu'il ne convient pas qu'il y ait des âmes qui soient étrangères, parce qu'il ne convient pas qu'il y ait des vivants animés qui soient des étrangers. (Péguy, Marcel) (nous avons failli nous corriger, parce qu'il y avait des répétitions ; puis nous nous sommes aperçus que c'était du Péguy, dans le texte ; nous n'avons donc pas voulu « corriger » Péguy…) Pour les mal-comprenants (1), précisons : "étrangers à la cité", qui accepte les étrangers, et les dissout dans l'amour et l'harmonie qui la constituent. La cité socialiste d'avant la scission de Tours, d'avant la Grande guerre : c'est très exactement une rédemption, grâce aux pauvres et immenses moyens humains. Le christianisme prendra chez Péguy le relais, ne fera qu'approfondir le relais.

     

    1. a) double hérésie du socialisme

    Ce serait

    1°) le trop d'incarnation, traduit par un anticléricalisme desséchant, un antispiritualisme suffocant. "Par le péché de l'homme la mystique est devenue politique." "La même action, qui était légitime, devient illégitime". Il ne faut plus que l'on puisse s'exclamer devant de beaux immeubles, comme je l'ai entendu en 1967 : "Regarde moi ces concessions à l'esthétisme bourgeois, au lieu de faire de beaux toits ils auraient pu construire trois étages en plus" – connards.

    Mais aussi

    2°) l'insuffisance d'incarnation, ce qui revient au même.

    ...Ni excès d'idéalisme, ni excès d'incarnation, qui est guerrier, qui est anticlérical - ni trop homme, ni trop Dieu ; les Byzantins (bites en zinc ? pardon…) qui se battaient dans les rues de Constantinople pour des motifs que nous jugeons, nous autres, ah ! si futiles ! si ridicules !

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 57

     

     

     

    s'étripaient pour l'essentiel – justement : Christ est-il vraiment Fils de Dieu ? ...d'où : b) l'affaire Jaurès - « l'affaire Jaurès » - un socialo, Péguy, contre les socialo(s?) - tel Mauriac (plus tard), un chrétien contre les chrétiens. Péguy n'a jamais voté. Péguy n'a jamais fait baptiser ses enfants. Jaurès, lui, ou Lincoln (votants achetés, pour abolir l'esclavage…) sont des tacticiens. Jaurès eût viré doctrinaire. Jaurès eût proposé, puis imposé, par (horrible !) exemple - un art socialiste, cher à Khroutchev (plus tard), lequel se gaussait de ces prétendus nouveaux artistes, qui « représentent les sapins avec la cime en bas et les racines en l'air". Nous ne savons pas ce que c'est que “l'art socialiste”. Nous n'avons, nous ne voulons avoir aucune idée de ce que ça peut bien vouloir être. "Des jeunes gens" - c'est Jaurès qui s'exprime - "littérateurs, artistes, m'ont demandé de vous dire ce soir ce que, pour nous, dans notre conception socialiste, représente l'idée de l'art" - et Péguy (« Brève réponse à Jaurès") : "Je m'arrête aussitôt, et je proteste contre ces jeunes gens, et contre celui qui les a bien accueillis. Ces mots : ce que, pour nous, dans notre conception socialiste, représente l'idée de l'art, n'ont pour moi aucun sens. Ou bien s'ils avaient un sens ils donneraient à penser que nous avons, comme socialistes, une représentation particulière de l'art. (Baudelaire lui-même traitait d'infamie la notion même de « progrès » dans l'art...)

    "Au lieu que nous avons une idée de l'art uniquement parce que nous sommes des hommes - et d'ailleurs nous préparons la révolution sociale afin que l'art apparaisse - libre - à la connaissance des hommes." Et sentez bien la différence, Messieurs les Assimilateurs rapides, malgré votre analyse à deux balles où Péguy pressent déjà ce que sera l’oppression soviétique, l’oppression culturelle prétendument socialiste - « je me représente encore », dit Péguy ( “Un essai de monopole “) « 

    un spectacle beaucoup plus grandiose; nous aurons, quelque premier mai, la fête de la Fédération de la grande révolution jaurésiste ; on célébrera, on commémorera la disparition des anciens abus ; on fêtera la suppression des anciennes iniquités ; on réunira au Champ-de-Mars, avec l’assentiment du Matin, les cinq millions d’enfants des écoles de France, garçons et filles ; cinquante mille instituteurs, cinquante mille officiers officiers de défense républicaine les aligneront et leur feront faire un immense par file à gauche, aux accents de l’Internationale ; ce sera l’Apothéose de la Délation. »

    Le parti eût imposé à tous la même discipline. Il eût été interdit d'exprimer une opposition aux résolutions votées par le parti. Voire d'exprimer son opinion en d'autres termes que la

    langue de buis du parti. Ce qui arriva très vite. Autre chose, ou la même chose : qu'est-ce que ces POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 58

     

     

     

     

    gouvernants qui veulent imposer à tout un pays la vulgate dite laïque ? ...Depuis quand les instituteurs devraient-ils, de Paris à Madagascar (où l'on ferme les écoles religieuses pour obliger les élèves à rejoindre l'École d'État) – se faire propagandistes ? Il ne faut pas que l'instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement ; il convient qu¦il y soit le représentant de l'humanité (...) Il doit assurer la représentation de la culture. C'est pour cela qu'il ne peut pas assumer la représentation de la politique, parce qu'il ne peut pas cumuler les deux représentations. (De Jean Coste). Et ce que Péguy rejette par-dessus tout, c'est le corps doctrinal, dogmatique, de toute propagande : « méfiance instinctive, quasi anarchisante, avec le pouvoir et la politique –dont les noces avec le socialisme sont susceptibles selon lui de conduire à des postures démagogiques, et notamment à la pire d'entre elles, la «démagogie intellectuelle»- merci, décidément, Bartholin.

    ...Cela se termine toujours par le massacre, par les « propagandisés », des « impropagandisables »… Sombre prescience ! ou simplement souvenir, car tout se répète, des trop fameux excès de la Révolution, laquelle était alors aussi proche, chronologiquement, ne l'oublions pas, que pour nous par exemple la Guerre 14 (mais réduire la Révolution à Robespierre et Robespierre à la Terreur est aussi… de l'infamie).

     

    Péguy ne remplaça pas davantage le dogme « socialiste » par le dogme « chrétien » ; il sentait même – là aussi – le soufre. Et certes, en contrepartie, dit le diable, certains religieux obtus (pléonasme ?) tentent de faire enseigner que la terre est plate, ou que les théories de Darwin (de Freud, ça vient…) ne sont, justement, que des théories... (Je suis encore en retard d'une guerre, d'un combat...). Et c'est pourquoi (« c'est la raison pour laquelle, ânonnent les ânonnants), 2014 n'aura pas tellement vu de célébrations de Péguy (livres, films, rétrospectives) – Dieu sait qu’il y aurait eu bien des choses à commémorer, en cette année, l'écroulement, par exemple, de la civilisation (« C'est en 14 que tout s'est mis à déconner », Céline, de mémoire) – mais bel et bien de Jaurès, dans les méthodes ou dans les tentations duquel ce geignard de Péguy entrevoyait, sans s’imaginer un seul instant devoir prophétiser, tout le totalitarisme soviétique, jusques et y compris les parades grandioses, terribles et imbéciles des enfants des écoles acclamant le Petit Père des Peuples.

    Nous entendons d'ici certains sectaires me reprochant de faire du sous-Bernard-Henry Lévy, « ce qui n’est pas peu dire », ajouteront-ils – eh bien, tant mieux – d'ailleurs BHL ne l'aime pas non plus, Péguy :  « Le malheur étant que, emportés par leur rage, entraînés par cette haine pour POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 59

     

     

     

     

    leurs anciens camarades de lutte devenus maîtres du pays, ils se laissent aller à parler comme leurs ennemis d’hier, Maurice Barrès en tête. « À bas la démocratie ! dit maintenant Péguy. A bas le suffrage universel ! Vive l’énergie nationale ! Vive l’instinct de la race ! Vive le tambour français ! Vive les canons français, fins et maigres comme des adolescents français ! Vive la guerre qui est devenue l’espérance de tous les vrais Français ! Pauvre Péguy, pauvre lieutenant Péguy qui y part, en effet, à la guerre, comme Apollinaire, la fleur au fusil, persuadé – c’est toujours lui qui parle – que « la première gloire est vraiment la gloire de la guerre ».  Dixit Bernard-Henri Lévy.

    Tandis que Péguy se verra, horreur, célébré par tous les descendants de lepénistes (on aura oublié (j'ose espérer) Le Pen), les grenouilles de bénitiers, intégristes et inquisitrices de tout poil, ô paradoxe, ô insulte suprême envers ce chantre de l’indépendance suprême, encore ce mot de chantre est-il suspect, le condamneront. Le peuple aime les simplifications, Péguy le savait : la Droite encensera Péguy, la Gauche Jaurès, et tous les contresens de se répercuter à l’infini. Dans Jaurès donc, en filigrane, déjà Lénine. Dans Péguy, l'honnête homme, celui qui mourra – pour de bon. Jaurès en effet incarne bel et bien l'homme de l'avenir, défilant derrière les drapeaux rouges. “Je te prédis des choses étonnantes. Nous verrons peut-être le rétablissement des sacrifices humains. Nous verrons les penseurs envoyés au bûcher ou à la chaise électrique, pour avoir professé des hérésies. Nous verrons des procès de sorcellerie et la persécution des Juifs comme au moyen âge. Nous verrons des foules hurler d'amour au passage d'un despote et des fils d'électeurs socialistes [“c'est moi qui souligne”] se rouler à terre en criant : Ecrase-nous, dieu vivant !” Certains estimeront que je cite trop longuement Jules Romains, plus tard pacifiste à la Daladier ; que je fais, comme on disait, trop de "personnalités" ; mais à la connaissance de ceux qui accuseraient bientôt Charles P. d'avoir joint ses aboiements à la meute qui finit par assassiner Jaurès, je tiens absolument à porter ceci : "...j'attends pour dire tout ce que je crois avoir à dire sur et contre la politique de Jaurès, la tactique de Jaurès, l'action de Jaurès, la philosophie de Jaurès, la théorie et la pratique de Jaurès, que la ruée odieuse des barbares et des ingrats, des mufles et des envieux, des nationalistes et des antisémites, et des militaristes, des brutes et des rageurs, des ennemis et des faux amis se soit un peu apaisée."

    Mais ce qui est bien plus grave, et suscita mon incrédulité au point de négliger les preuves les plus tangibles, il écrivit hélas dans le Petit Journal du 22 juin 1913 : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès (variante orale POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 60

     

     

     

     

    invérifiable : « Il y a deux choses que nous collerons au mur : l'Avis de mobilisation générale, et Jaurès ») - nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos ». ...Quelle fut donc la faute impardonnable de Jaurès ? d'avoir instrumentalisé, gouvernementalisé, le dreyfusisme. Je pense ici au grotesquement intitulé Parti Révolutionnaire Institutionnalisé” du Mexique (ou au “dadaïsme d'État” régulièrement dénoncé par les artistes). Voyez la déviation, l'hérésie imposée par les dreyfusards de la onzième heure à ceux de la première. Eux, les premiers, estimaient qu'il était déplorable de trahir sa patrie, et défendaient Dreyfus contre cette accusation infamante.

    Voilà qui est logique. Mais aller proclamer, sans que Jaurès y contredise, qu'il n'était, de toutes façons, pas si grave d'être un traître, que les militaires étaient tous d'affreuses ganaches, qu'il ne fallait faire aucun cas de la Patrie, et qu'il n'était pas si mauvais, qu'il convenait même de trahir - (decet, il convient) - pourvu qu'on sacrifiât aux très nobles idéologies antimitaristes, et se permettre « en même temps » de défendre Dreyfus en affirmant qu'il n'avait jamais fait ce qu'il aurait finalement, idéologiquement, déontologiquement, fallu faire, trahir le pays, telle était l'absurdité, le porte-à-faux, le reniement, qui flanquait tout par terre. C'est pourtant cet illogisme, cette trahison pour le coup dialectique, cette ignominie si justifiée pourtant qu'elle fût par l'ignoble attitude des corps armés bourgeois constitués - qu'il eût fallu cautionner, promouvoir ? “ Jeter le bébé avec l'eau du bain” comme on ne disait pas encore à tout bout de champ (das Kind mit dem Bad ausschütten, 1512) ? Péguy en eût hurlé de rage.

    De même en est-il aujourd'hui où il suffit de décréter tel ou tel “raciste”, quoi qu'il ait pu dire par ailleurs, et sans analyse préalable, pour le diaboliser : l'essentiel était, alors, de bouffer du curé, de bouffer du militaire. Et si tout le monde chante Pourquoi ont-ils tué Jaurès, c'est de façon bien plus pertinente à présent qu'il conviendrait de se poser la question : Pourquoi ont-ils tué Péguy ? Pourquoi - « mais voyons, c'est lui qui ne demandait que ça ! » Et voilà pourquoi c'est Péguy "qui a mauvaise presse", comme disait l'une de mes amies, sans avoir peut-être lu ni l'un, ni l'autre. Impossible également de faire acheter le moindre volume de Péguy à une certaine médiathèque dont je tairai le nom par pitié.

    Nous ignorerons toujours ce qu'il en fût advenu si la générosité de Charles P. ,l'avait emporté ) sur le sectarisme embryonnaire de Jean Jaurès. Et droitiers de tout poil, Péguy mort, d'enrôler dans leur camp le malheureux posthume outrageusement, calomnieusement ballotté dans POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 61

     

     

     

     

    la même charretée de revanchards (Léon Daudet ; « Tuez Jaurès ») qui livrèrent Jaurès aux balles de Villain, le 30 juillet 1914. Mais Jaurès n'était pas le seul : lui aussi, Charles Péguy, s'était renié. Le mécanicien du Paris-Toulouse, en ces temps où la radio n'existait pas, fit halte à chacune des stations, et du haut de son marchepied, cria aux voyageurs Ils ont tué Jaurès. Ce fut la guerre.

     

    X

     

    Le grand mystère est de savoir comment l'on est passé de l'union syndicale, de l'union sacrée (ainsi que la prêcha Jaurès dans ce fameux Square du Chapeau Rouge au bas du XIXe arrondissement, désormais si désert, si désuet, si niaisement peuplé de joggers en leurs matutinales mises en jambes) contre la guerre – à l'union sacrée contre le Boche. Péguy n'a jamais cru à cette assimilation naïve, peut-être grandiose et naïve, du syndicalisme français au syndicalisme allemand... Pourtant ce sont bien les Allemands qui déclencheront la révolution Spartakus (Wilhelm Liebknecht – Rosa Luxemburg) réprimée dans le sang par les troupes gouvernementales en 1919… bien plus tard... après la défaite.

     

     

    L'ombre anticipée du baron Sellières

    L'autre grand mystère, chez Péguy cette fois, est cette inénarrable vision, digne du baron Sellières, dont il nous gratifie dans L'Argent. Caricaturons. Il aurait existé un bon vieux temps, où les ouvriers ne se révoltaient pas, tiraient gloire de leur pauvreté si chrétienne, se contentaient de leur dénuement. Ils priaient tous les soirs devant la sainte Vierge avant d'envoyer leurs enfants se coucher – car Dieu sans doute avait pourvu à leur souper. C'est embêtant. Très Cité de la Joie : plus on est de pauvres, plus on est fraternel, moins on a de besoins. C'est beau comme l'Antique. Très épicurien dans le grand sens du terme. Savoir se contenter de peu. Un riche envieux est plus pauvre qu'un pauvre satisfait.

    Il n'y aura plus de misère ouvrière. Le pauvre de Péguy sera celui qui travaille dans l'atelier de Joseph. L'atelier, pas la grande usine. C'est le petit artisan indépendant. La boutique de Monsieur Poujade. Je ne devrais pas dire cela. L'instruction, vous dit-on. La maman de Péguy n'avait pas trop aimé cette révolte de son fils, alors qu'il suffisait de si peu à ce dernier pour se payer

     

     

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 62

     

     

     

    une belle carrière universitaire, avec tous les honneurs (« ...au pluriel ! au pluriel ! »)

    La fin de l'humanisme, déjà

    Péguy n'admet pas que la défense de Dreyfus implique nécessairement l'attaque systématisée contre toute armée, contre tout clergé, contre tout sacré. Il n'admet pas cette évolution. Il attaque MM Lanson, Brunetière, Langlois, parce qu'ils ont introduit une sorte de ravalement, de ravinement de toutes les valeurs. Au nom de la science, de la méthode scientifique appliquée aux lettres et à la philosophie, tous affairés à se bousculer sur le mât de cocagne des ambitions personnelles, les voici aboutis aux plus franches sottises, à des absurdités à hurler que nous payons encore, Ils déshumanisent, désespèrent l'homme déjà, démontrent, métaphysiquement et pour ainsi dire métascientifiquement, que nous ne sommes (ce que nous n'avons jamais voulu savoir - ce que nous n'avons pas besoin de savoir) que poussières, que mécanismes, sans aucune fissure par où pourrait s'infiltrer par exemple la gloire, pour Corneille, la grâce, pour saint Martin, pour sainte Jeanne d'Arc (“si j'avais démontré que Jeanne d'Arc était une gourgandine, ils m'auraient applaudi”), pour Dieu.

    La science nous ravale au concret. Voilà pourquoi nous nous ruons à présent sur la religion et ses atroces succédanés. Dans la rationalité scientiste, faussement, roidement objective, des universitaires de ces temps-là, passe déjà ce vent décapant qui nous laisse sur notre petit croupion, sur notre sol dénudé, bise suicidaire avant-coureuse de la Première, et pourquoi pas de la Seconde guerre Mondiale. De Renan à la télévision, vertigineuse descente. Péguy refuse cette descente, ce passage à la trappe de tout génie, de toute grâce, de toute faille par où quoi que ce soit de spirituel puisse s'immiscer. Il observe que ses grands blackbouleurs, ceux qui lui ont dédaigneusement dénié, à lui Péguy, la grandeur de Corneille, la sainteté de Jeanne et de Martin, se livrent également à des imperfections, laissant malgré eux se coulisser, malgré tout, le souffle de la vie, de ses erreurs, par les défauts de leurs cuirasses de chitine, jusqu'à en apprécier, malgré tout, cette gloire temporelle qu'ils fustigent si zézaiement chez les autres...

    Ils nient l'imprévisible, le flou, le subjectif, le poétique, le génie, Dieu – tout en ayant recours eux-mêmes à tout ce dont ils nient l'existence même, parvenus, en dépit de la sainte Exactitude. Ils sévirot à grande échelle dans les Ecole supérieure du professorat et de l'éducation (ESPE) ex-IUFM, dans les manuels de français destinés à l'enseignement secondaire : “Désormais (dit le parolier de Guy Bedos) l'enseignement du français est à la littérature ce que la gynécologie

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 63

     

     

     

     

    est à l'érotisme”. Nos Diafoirus sont passés de la sociologie, dont l'analyse a démontré les grossières approximations, à ce qu'ils prennent pour du structuralisme. Total les cours de français sont hyper-chiants, et d'une superficialité à toute épreuve ; c'en est au point que les instructions officielles recommandent avec la plus extrême sévérité aux enseignants de ne surtout plus se livrer à cet exercice, ringard, de l' « analyse psychologique ». Donc, plus de psychologie ! Phèdre, Andromaque - n'ont plus de psychologie ! Ce ne sont plus que des actrices qui récitent de telle et de telle façon des vers composés de telle et de telle façon, sur du papier, en relation, en rapport, en référence à tels ou tels antécédents, des “sources” comme ils disent !

    Et voilà comment ce qui se pressentait, avant même la guerre 14-18, est devenu la norme des jeunes disciples décervelés. Péguy, moi-même (je sais...) œuvrons précisément dans l'imprécis, dans l'impression, le subjectif. Ce qui n'est pas une raison pour sombrer dans le superficiel ou le sentimental facile. Mais du temps de Péguy, ces forces abrasives, ces érosions, n'en sont qu'à leurs débuts. Elles rongent, grignotent, naïvement, férocement. Et les plaidoyers de Péguy, désespérés, pour la sainteté, pour la liberté de regarder vers le haut, ces investigations fiévreuses, ses indignations, s'apparentent dans leur pathétisme aux derniers soubresauts, aux violents soubresauts, de l'homme qui voit monter le ras-de-marée du siècle nouveau, préparé de très loin par Renan, par le positivisme d'Auguste Comte, et de plus loin encore par Diderot et l'athéiste d'Holbach.

    Tout se vaut. Ça nous apprendra. Devant la mort assurément tout se vaut, tout se brise. Mais il y a cette extraordinaire phrase de Sartre. Un aveu d'aporie : “La vie et la mort se ridiculisent l'une l'autre” - En vérité la colère de Péguy nous évoque, mutatis mutandis, toutes proportions gardées, cet affolement qui saisit Voltaire (esprit s'il en fut totalement éloigné de celui de Péguy (ennemi de l'ironie) – à moins de leur trouver des parentés lorsqu'il s'agit de la recherche de la Justice) - lorsque le vieil Arouet s'aperçut qu'insensiblement (le choc fut bien plus rude du temps de Péguy) le goût du public se corrompait, que les spectateurs petit à petit et de façon irréversible, sans que l'on sût pourquoi, commençaient à préférer Shakespeare, non pas dans sa traduction édulcorée, mais dans le texte, à Corneille, à Racine – à Voltaire. De loin, de très loin, Voltaire flairait avec répugnance les premiers relents de l'attendrissement romantique ; Péguy sent déjà l'anéantissement de la pensée de l'homme dans une théorisation inepte, mais d'autant plus efficace, qui prépare déjà, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 64

     

     

     

     

    par le mépris de la grandeur humaine, par l'abandon de Dieu - les massacres de Champagne où il se laissa tuer – mais la veille de la date officielle, ce qui ôta aux enfants de Péguy toute revendication honorifique, à vingt-quatre heures près... - qui anticipe ainsi, par cette dévaluation de l'homme, les massacres en devenir du XXe siècle, celui que Victor Hugo s'imaginait devoir être celui de la paix et de la fraternité universelles.

     

    De l'effondrement du monde ancien

    ...L'ordre du jour n'est donc plus, Charles Péguy, de “trouver de nouveaux saints”, il s'agir de démontrer au peuple que la notion même de sainteté, de génie, de grâce, n'est plus rien. Que Mozart et le dernier cireur de bottes sont égaux, que le dernier citoyen lambda et Louis XIV sont semblables, parce qu'ils sont allés chier tous les jours, et qu'ils mourront, et dans la foulée pourquoi pas tout de suite, et que Bouvard est un aussi grand philosophe que Derrida.

    ...Finalement, le génie, Dieu, tout ça, et si c'était vrai ? (Marc Lévy...)

    X

     

    L'amour ?

    Nous n'avons pas envie de ressasser le "Lagarde et Michard : "Il est reçu à l'École Normale en 1894" (...) Dans la "cour rose" de Sainte-Barbe, il s'est lié avec les frères Tharaud » (p.445) (nous nous passerons d'eux), « avec Joseph Lotte qui fondera le Bulletin des professeurs catholiques de l'Université, et surtout avec Marcel Baudoin."

    Qui ignore qu'il épousera (civilement !) la femme de ce dernier à son décès, lui faisant quatre enfants ? qu'il ne les baptisa point, qu'ils ne crurent pas en Dieu (du moins avant sa mort), non plus que sa compagne ? qu'il signera "Marcel et Pierre Baudouin" sa Jeanne d'Arc de 1897 en hommage à son ami "trop tôt disparu"? Qu'il écrivit les "Quatrains", "écho, pathétique dans sa pudeur" (je cite) "d'un drame intime" ? "Son cœur fut déchiré, mais sa fidélité ne succomba point ; et peu à peu, après de longues tortures, il retrouva la paix de l'âme". (Un nom ? Mme Favre.)

    Mon Dieu, on ne couchait pas comme ça, à l'époque, cependant c’était plus simple : il y avait des codes, une procédure bien précise, on faisait ça, ça et ça, comme à la manœuvre, c’était dans le règlement, la réglementation en vigueur. La femme consentait, la place tombait, se POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 65

     

     

     

     

    rendait, au son du tambour, son cœur “battait la chamade”... Péguy n’était pas un tombeur. Ouf. Les femmes ? ...Péguy n'en parle pas. Du moins en prose. Ou bien en des termes que n'eût pas désavoués l'auteur de La Femme, le bien oublié Michelet, qui agaça si prodigieusement la Beauvoir (« L'Abreuvoir », disait Vian...) Sans doute Péguy *

    estimait-il, comme tout homme de son temps, qu'il n'était pas nécessaire d'accorder le droit de vote aux femmes, parce qu'elles voteraient comme leur mari, à moins qu'elles ne votassent à l'opposé, ce qui nuirait à l'unité des ménages.

    Ou comme Hugo : “L'homme s'efforce, invente, crée, sème et moissonne, détruit et construit, pense, combat, contemple, la femme aime. Et que fait-elle avec son amour ? Elle fait la force de l'homme.” (Discours des funérailles de Mme Louis Blanc). Ou comme les Quarante-Huitards, et plus tard les Communards, tenez (Péguy était fils de Communard) "non pas seulement dans le temps mais dans l'âge et l'événement de Vallès" (Dialogue de l'Histoire et de l'âme païenne) - qu'il ne fallait pas que la femme se mêlât de Révolution, que les hommes, les vrais, se battaient pour qu'elles pussent élever leurs enfants à l'abri des Lois faites par l'Homme, derrière les rideaux bonne femme de leurs cuisines.

    Ne pas oublier les Portugaises de la Révolution des Œillets, qui furent renvoyées chez elles, à leur cuisine, après simulacre de viol.

    "Péguy et les femmes" : vous risqueriez d'être déçus.

    Ce qui ne l'empêcha pas de composer Ève, poème sur lequel je ne puis résister à vous citer les Frères Tharaud (coucou!) (Notre Cher Péguy) : “...je reçus un matin cet énorme Cahier [de la Quinzaine] portant ce titre tout nu Ève ; quand je l'ouvris et que je vis s'aligner comme à la parade cinq quatrains à la page, et cela pendant quatre cents pages ; quand je calculai mentalement ce que cela faisait de vers entassés les uns sur les autres, sans repos, sans accalmie ; quand je vis qu'à la première ligne Jésus-Christ s'adressait à la première femme, commune mère du genre humain, et qu'à la dernière ligne il lui parlait encore, j'avoue que je reçus un choc, et qu'en dépit de ma dévotion pour la grande aïeule et Péguy, je fus saisi d'épouvante.”

    ...Je n'ai pas lu Ève. Je n'ai pas lu tout Péguy. J'en demande bien pardon aux critiques. Péguy lui-même me justifie (trop facile) : disant qu'il est impossible de parler absolument de quelque auteur, de quelque œuvre que ce soit, ayant tout lu, y compris de ce qui s'est écrit sur eux, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 66

     

     

     

     

    avec prétention à l'objectivité scientifique. De quoi parlais-je au début ? De femmes ? ...j'ai dû gaffer. (Plus tard, j'ai lu ce long, ce peut-être grand poème. De ma sottise à son génie, nul arc électrique ne s'est formé, rien ne m'est resté, imperméable je suis, doublement, demeuré ; la femme,bien réelle, de Péguy, et sa belle-mère, ne l'aimaient pas, le tenaient pour un obstiné ; d'autres femmes ont côtoyé (Geneviève Favre) ou traversé sa vie (Blanche Gabriel) – mais la femme, telle quelle, restait un devoir ; qu'il a profondément, douloureusement respecté. Là n'était pas son ciel, ni son enfer).

     

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    La prolixité de Péguy (“Qui ne sut se borner...” [air connu])

     

    Bourrant, bourrant, comme s'il devait mourir demain. Entassant. Ève : huit mille vers. Tant d'autres à venir, qu'il n'eut pas le temps d'écrire, ni n'aurions eu le loisir de lire. Mais prévisible; honnêteté, ressassement, d'un bout à l'autre. Il est aussi important de fabriquer du pain que des livres : mais qu'est-ce qui ressemble davantage à un morceau de pain qu'un autre morceau de pain. Pourtant s'accroît cette sensation, à mesure que l'on s'achemine vers la fin de l'œuvre de Péguy, à savoir : que jusqu'ici l'on n'a rien lu, on n'a encore rien vu, que le meilleur est au fond du pot, que l'on se demande jusqu'où Péguy ne fût pas descendu, dans son ininterrompu creusement. On lit comme on suit son chemin, de station en station, empilant sur soi de strophe en strophe tout le poids de l'immense respiration du monde.

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    De la répétition

    Souvent l'on reproche à Péguy son goût, son obsession de la répétition. Le premier obstacle, souvent définitif, souvent rédhibitoire, où l'on se heurte, dès le premier abord, la première page de Péguy, c'est le piétinement, l'impression non pas de lire, mais de pétrir, de labourer. De fabriquer des chaises. Exemple : “Étant donné que ce grand peintre (Monet) a peint vingt-cinq et trente-sept fois ses célèbres, ses admirables nénuphars, il a peint aussi (et en cela même) un grand problème, un ramassement de grand problème, un problème singulier de maximum et de minimum. POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 67

     

     

     

     

    Étant donné qu'il a peint vingt-cinq et trente-sept nénuphars, toutes choses égales d'ailleurs, quel sera le meilleur, le mieux peint ; quelle fois sera la meilleure. Le premier mouvement, le mouvement du bon sens, le mouvement logique, et en un certain sens le mouvement mécanique est de dire : le dernier, parce que de l'un sur l'autre jusqu'au dernier toujours il prend, toujours il gagne, toujours il acquiert, (et toujours il garde ce qu'il acquiert) (condition nécessaire et sine qua non), toujours il monte. Mouvement illusoire” - et ça continue encore et encore - y revenir.

    Piétinement vaut malaxation, vaut pétrissage ; foulage du vigneron, du corroyeur. L'œuvre de Péguy ne peut être "complète" (Charles Péguy, œuvres choisies poétiques éd. Ollendorf, 14 mars 1914) ; Saint-John Perse, Hésiode (le bouclier d'Achille), Homère (même topos) veulent comprendre, inclure, célébrer l'univers entier : "La terre vaste sur son aire roule à pleins bords sa braise pâle sous les cendres" (Saint-John Perse)... Péguy a exprimé le suc, de toute sa pression, son expression, du monde et de son âme entière.

     

    1. a) la répétition est exaspérante - car c'est par là que l'étudiant (celui qui lit, qui lit le texte, espèce rare, et parle d'autre chose que de son smartphone (hélas ! jusque dans les facs de lettres !...) - aborde Péguy, nécessairement : par cette lourdeur incantatoire. Cette litanie, ce côté casse-pieds du pas de pèlerin - ou bien soudain ces successions de points essoufflés en fin de versets, phrase achevée ou non :

    "Il avait bien compris qu'il ne pouvait pas vivre comme cela.

    Avec des enfants malades.

    Et sa femme qui avait tellement peur.

    Si affreusement.

    Qu'elle avait le regard fixe en dedans et le front barré et qu'elle ne disait plus un mot.

    Comme une bête qui a mal.

    Qui se tait.

    Car elle avait le cœur serré.

    - etc. etc.

    (voir aussi les pressantes, inefficaces consolations, représentations de Madame Gervaise à Jeanne, répétitions en tant que preuves ; les reprises claudéliennes, ces phrases de l’est, répétées POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 68

     

     

     

     

    aussi dans mon enfance : “Il va se casser la gueule ! ...il va se casser la gueule” - la première fois en mélodie montante, prédictive, affirmative ; la seconde moins forte, trois tons plus bas, en écho, je vous l'avais bien dit – clausule valant preuve, démonstration, conclusion. Flux montant dit Halévy, chaque fois revenant incessamment sur lui-même, la vague recouvrant sa portion suivante, plus haute, plus large, imperceptiblement, couche après couche, sable et territoire.

     

    1. b) la répétition est musicale

    Envoûtante, incantatoire – ainsi, modulant le même thème sur sa flûte, Amphion a-t-il édifié les murailles de Thèbes – ne dit-on pas “littérature édifiante” - Péguy n'a pas caché ses cheminements, disposant sous nos yeux, marche après marche, tous les étagements de sa pensée – où Flaubert estimait qu’à une idée correspondait un seul mot – mais il se trouve à présent des lecteurs pour déguster les repentirs du vieux R.P. Cruchard...

     

    1. c) la répétition est célébratrice

    Certains grammairiens fous et gigantesques décomptérent tous les mots susceptibles d’exister, par toutes les combinaisons possibles, selon toutes les racines bi-, tri-, quadrilitères (à deux, trois, quatre consonnes), combinées à toutes les voyelles ou diphtongues de la langue la plus riche, la plus inventive, la plus musicalement, mathématiquement, phonématiquement luxuriante des quatre mille autres recensés à la surface de la terre - l'arabe. Au commencement assurément était le Verbe - le divin balbutiement de Dieu, sans cesse réfracté, réverbéré. Immobilité tourbillonnante des atomes. La répétition se trouve ainsi participer de la transcendancer. Nommer, c'est créer. Ce que nous appelons nominalisme. Toute représentation langagière s'enivre à ce leurre. Ainsi l'écrivain comme la souris dans son pot de lait se débat pour finir au sommet de sa motte de beurre. Misère, oui, des mots. Impuissance finale de Rimbaud (si nous avons bien compris). De Racine, contraint lui aussi de se taire, après avoir écrit tout un plan de tragédie (“Elle est terminée, Sire ; il ne me reste plus qu'à l'écrire”). Puis composant Esther, Athalie, désormais absentes de nos scènes. L'Homme, qui ne possède que le mot, use et abuse de la fonction directement incitatrice du MANTRA : la répétition créatrice. Notre inconscient se précipite alors, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 69

     

     

     

     

    au sens chimique, en langage : Jacques Lacan. Rappelons aussi les admirables constructions verbales de la Kabbale aux Trois Colonnes, éternel mandala de Dieu. Péguy transpose un apparent le verbiage en muraille – homme des mots, mais aussi des actes ; il en est mort - accomplissant ainsi l'acte humain par excellence, l'acte suprême et le non-acte, le sceau, la preuve, la mort. L'acte proprement ontologique de l'homme est la Mort. L'acte définitif et de définition. Du mot à la mort. De même Dieu, pur Verbe, n'est que le Rien, et, de cet infini vibrato, fonde à chaque instant l'univers, de même le mot de l'homme, qui pense en mots, fonde et confirme à la fois le monde et l’Acte.

    X

    Question bien bête (je dis comme les choses me viennent) : après tant de répétitions, de litanies, de célébrations d'Eve ou de Jeanne – comment Péguy a-t-il pu si longtemps tergiverser, atermoyer, dans sa conversion au catholicisme (“Vous êtes un lâche !” lui jeta Psichari, petit-fils de Renan. Agenouillez-vous, (priez, faites semblant de croire,) abêtissez-vous, et vous croirez) - or quiconque s élève contre toute discipline de parti, fût-il le dreyfusard, ne saurait volontairement ni visiblement cautionner Pascal lui-même dans sa proposition irrationnelle, ici trop librement recomposée. C'est donc bien plus Renan (tout « modernisme mis à part) dont Péguy pourrait ici se réclamer.

    Il n'a jamais fait baptiser ses enfants, et ne s'est résolu écouter la messe que deux fois, vingt jours avant et la veille de sa mort. Par son piétinement de pèlerin des lignes, Péguy aura finalement créé son propre rite, sa propre liturgie.

     

    Valeur, également, apotropaïque, c'est-à-dire conjuratrice, de l'incantation, du bercement : Péguy place ses enfants sous la protection de sainte Geneviève, puis de la Vierge :

    "Ses trois enfants dans la maladie, dans la misère où ils gisaient.

    Et tranquillement il vous les avait mis.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 70

     

     

     

    Par la prière, il vous les avait mis.

    Tout tranquillement dans les bras de celle qui est chargée de toute la douleur du monde."

    C’est dans les mêmes cadences que Péguy présente à Marie a Cathédrale de Chartres. La Répétition, l’Incantation est le Verbe même de Péguy : neque eum posse verbo deficere qui credidisset in Verbo - "Le verbe ne saurait faire défaut à qui a foi en le Verbe" - la répétition étant non seulement, comme nous pourrions nous en flatter, recréation proprement dite, mais aussi rédemption : insoluble, réversible et improbable articulation, d'une part, de la parole sur l'action, et de tout cela sur la foi. Cependant Charles Péguy écrit : “...il n'y a pas de rachat. Ceux qui sont morts sont bien morts. Ceux qui ont souffert ont bien souffert. Nous n'y pouvons rien." Il est vrai qu'il ajoute : C'est à peine si nous pouvons atténuer un peu le futur." (Encore de la grippe) - mais ceux de ce siècle, ceux "du siècle", au moins, qu'ils soient sauvés (noter qu'en son jeune temps, Péguy estimait que passé trente ans, les bourgeois devenaient irrécupérables...) (les fonctionnaires, aussi - qu'est-ce qu'on dit comme conneries quand on est jeune - surtout les professeurs, “deux fois fonctionnaires”) "Il me faut une compensation, sinon je me détruirai. Et une compensation non pas quelque part et un jour, dans l'infini, mais ici, sur terre, et que je la voie moi-même. J'ai cru, je veux aussi voir moi-même, et si, à cette heure-là, je suis déjà mort, qu'on me ressuscite, car si tout se passe sans moi, ce sera trop dommage. Si j'ai souffert, ce n'est tout de même pas pour engraisser la future harmonie de ma substance, de mes crimes et de mes souffrances au bénéfice de quelqu'un d'autre (...) Je veux être là quand tout le monde apprendra d'un coup pourquoi tout était ainsi. " Et cette fois-ci, c’est Fédor Dostoïevski que nous citons, Les Frères Karamazov.

    La Répétition est rédemption par sa puissance, par son impuissance, expression du plus grand manque donc de la plus puissante plénitude (le plus grand Être est le plus grand Néant) de la plus extrême béance et lâcheté, du plus grand péché donc, et par conséquent de la plus grande salvation, de la plus grande Rédemption (exceptionnellement Péguy a payé de sa vie, a interrompu sa phrase, le phrasé, l'écoulement, le flux de son Verbe et de sa Leçon - pour le transmuer directement, dans l'Acte suprême (qui est Sacrifice) - au beau milieu d'une dissertation sur Bergson (au milieu d'une phrase, il posa sa plume, et se leva pour rejoindre son régiment) - tel ce trompette polonais qui se fit transpercer la gorge par la flèche de l'assiégeant mongol, sauvant Cracovie.

    Si bien qu’à présent pour toujours la sonnerie militaire, le Hejnal, pieusement transmis, s'interrompt net, au milieu de la note. Le Verbe s'interrompit, mais la Ville fut sauvée.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 71

     

     

     

    Des mots

    L'homme n'a pour lui que les mots. Le Verbe. Tout raisonnement consécutif restera cependant secondaire, car les mots, ne renvoyant à rien de concret, peuvent démontrer n'importe quoi, aussi bien chez les avocats, les sophistes, que chez les concepteurs d'Auschwitz et d'Hiroshima. Il ne faut pas démontrer. Il faut répéter. Anesthésier. Créer la foi, n'importe quelle foi. Car hélas, car malheureusement, le raisonnement humain est un CHAMP DE MINES. Ceci est directement opposé à Péguy.

     

    Célébrons le mystère de la foi (prière)

    Foi en Dieu, Foi en un socialisme et en une justice universels. Lorsque Péguy était athée (ce qui dura peu), il dut participer à une réunion d'étudiants chrétiens ; pour ne pas le heurter, il fut décidé que l'assistance réciterait le Notre Père, mais que Péguy, l'orateur, n'apparaîtrait qu'ensuite à la tribune... Dieu, absurde ? Le socialisme, l'égalité de tous, ne l'est pas moins ; la chambre, la turne de Péguy à l'Ecole Normale s'intitulait (c'était écrit au-dessus de la porte) “UTOPIE” ; la vie n'est pas moins absurde ; et chaque pas que nous faisons dans la vie, chaque fois que nous croyons à la vie, nous le faisons en Dieu, car l'absurdité de la Vie, preuve de l'absurdité de Dieu, est également preuve de Dieu. (“Croire en vie est croire en Dieu”) :

    (“A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu,

    A toutes celles et à tous ceux qui seront morts,

    Pour tâcher de porter remède au mal universel

     

    En particulier

     

    A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,

    A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine,

    Pour tâcher de porter remède au mal universel humain ;

    A toutes celles et à tous ceux qui auront connu le remède

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 72

     

     

     

     

    Cest-à-dire :

    A toutes celles et à tous ceux qui auront vécu leur vie humaine,

    A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine,

    Pour l'établissement de la République universelle,

    Ce poème est dédié.

    Prenne à présent sa part de dédicace qui voudra.

    Dédicace de la Première Jeanne d'Arc (Tharaud 1897)

    Retour sur certaines entourloupes, ou apories (contradictions insolubles)

    Revenons sur terre. Retrouvons chez Péguy l'attitude même qu'il ne faut pas avoir. Il est impossible, matériellement, spirituellement impossible, à un croyant, à tout croyant, quelle que soit sa foi, de démontrer, voire simplement de montrer, ce qui le fait croire. La foi est une expérience incommunicable. Croire en Dieu, c’est sentir Dieu. Mais il n'est pas un croyant qui ne se soit un jour cassé les dents, malgré tout, et le sachant, sur les absurdités de ses démonstrations, car il a cédé à la tentation, il a voulu expliquer.

     

    La Rédemption (parenthèse)

     

    Examinons cette proposition : "Au jardin des Oliviers, Jésus pleura sur les abandonnés. "...Sur les damnés, Péguy ? sur les fous, les criminels, les assassins ? Karadžić ? ...Ingénieuse, combien spécieuse idée que celle du Jésus-Sauveur ; Jésus tout de même n'a pu se damner pour racheter les péchés. Examinons ce dogme de la rédemption. L'Église insulte la raison, exalte la raison, étincelle de Dieu. Une épreuve est envoyée soit par Dieu pour vous éprouver, soit par le Diable pour vous perdre. A tout jamais je suis séduit, je le serai jusqu'à mon lit de mort, par l'irréfutable rhétorique, la Scolastique (il existe une "sainte Scholastique" (480-543) de l'Église, qui est ce que l'on a jamais produit de plus grandiose. De plus total. Bien avant le marxisme. Bien avant Freud. L'Église, comme tout système fermé, marxisme, psychanalytisme, comme tout - isme, est un merveilleux moyen de toujours avoir raison, le moyen d'avoir raison : on se donne raison (Camus)

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 73

     

     

     

     

    Prosélytisme, suite

    ...Alors que le propre de la foi, c'est précisément d'être réfractaire à toute rationalité. On peut s'approcher de la foi par le raisonnement, mais on ne peut en aucun cas parvenir à convaincre. Fût-ce par générosité. En lisant tant de déclarations de Péguy sur la Sainteté, sur Dieu, Joseph, Jésus et la Sainte-Famille et même Jeanne d'Arc comme si tout cela était, justement, parole d'Évangile, le lecteur averti se remémorera tant d'arguments dont regorge par exemple un Leibniz, qui va jusqu'à arguer du fait que l'on continue à croire même après démonstration de l'absurdité de la foi (mais ceci peut-il se démontrer... bonne objection en effet...). Le croyant qui continue à croire en dépit de tous les raisonnements, dit Leibnitz, démontre la foi de la même façon que l'enfant que l'on a fessé continue à rire après la fessée ! De quoi rire en vérité. Ou plutôt, de quoi rire, virgule, en vérité.

     

    L'enfance et le génie

     

    J'aimerais ici récuser un axiome de la pensée de Péguy : que l'enfance est le lieu de la Foi, que la foi du petit enfant est plus pure, du moins procède d'une source plus intacte, moins polluée que celle de l'adulte. Voire, que l'enfance est directement limitrophe, possède une frontière, poreuse, un voisinage, une mitoyenneté avec le génie. Que l'enfance est un reflet du ciel. Or l'enfance est le royaume de l'imperfection. De la peur. De l'oppression. Du bourbeux. « Être enfant : on est épié, et on attend . On attend. On attend.” Je ne sais plus de qui c'est. On étouffe, enfant. Ça dépend des enfances.

    Bien sûr M. Homais. Je ne parlerai que de mon enfance à moi. Quand je l'aurai considérée comme heureuse, c'est que je serai bien près du gâtisme. Noubrozi, mon père, retiens bien ça du fond de tes 76 ans ( puis il est mort) ON NE GUEULE PAS COMME ÇA SUR UN ENFANT. Les cris sont des coups. Et voilà pourquoi, Péguy, je ne peux pas regretter mon enfance, ni dire que l'enfance c'est le génie. Alors vous pensez, les souvenirs d’enfance heureuse de Péguy, ce que j'en ai à considérer. J'ai chialé tous les soirs à heure fixe,. Lorsque je me suis senti nerveux (des convulsions, mais juste pour [m]e rendre intéressant a dit le médecin, “Ne vous en faites pas : rien de neurologique”) - lorsque je me suis senti énervé, ma mère m'a fait mettre nu sur les marches POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 74

     

     

     

     

    de bois, et m'a lancé à toute volée un grand seau d'eau froide sur tout le corps. C'est voluptueux. Un petit secret entre elle et moi. Non, je ne fais pas l'amour sous la douche. Péguy non plus. "Je veux aller à l'école avec papa." Mon papa est instituteur. Il prononce “insihuteur”, comme les gens autour de lui. Noubrozi m'attache à mon siège, dans sa classe, avec des tendeurs, une règle rouge entre mes dents, comme un mors. Je bavais rouge ; je croyais que je saignais. Il faut excuser les jeunes parents jeunes ; ça ne sait pas toujours très bien comment élever les enfants. Mon père avait à peine quarante ans.

    Après cela, il quitta Buzancy pour insuffisance de paye- salaire unique d'instituteur égale misère, la situation n'a guère évolué depuis le Jean Coste de Péguy, si l'on n' y ajoute pas une gratification de secrétaire de mairie - voilà pourquoi à Essises mon père n'avait pas démissionné. En pleine guerre. C'était pour nourrir le gamin. Prononcez “gamain”, comme dans l'Aisne. Comme dans Les Cht'is. Je ne vois rien de bon dans l'enfance. Ni de génial. Ni de propice à la Foi, qui serait ma foi meilleur que les autres. L'enfance est la patrie du bourrage de crâne. Où l'on apprend aux enfants qu'ils sont bons pour se faire exploser dans des bus. Par exemple. Ou bien qu'ils seront toujours coupables devant Dieu quoi qu'ils fassent.

    Mon père m'a donné les Livres : la prison et la clef.

     

    Destinée, ô Destinée. Parenthèse malvenue.

    Le pourquoi de la destinée. Faute de mieux se rattacher, se renglober, se réincruster en amont, faute d'avoir fondé (pour l'avenir). “L'image de mes nuits de fièvre”. Tu voulais te purifier de toi, Péguy ; tu voulais te laver de ton clown, auteur de ces lignes. “Cette élégance de Mauss, il n'y faut plus penser”. Et que disait Péguy ? Que disait-il en son privé ? Était-il rigolo? Il avait la foi, et nous feignons, nous autres, de ne croire en rien. Mon horreur de toute foi. Je ne crois qu'en la culture, mais ceci est une autre histoire. Facile de parler ici de l'actualité ou non de Péguy, de tout ce qui peut passer pour désuet (parlant un jour à un charmant modèle, que ma femme souvent avait dessinée nue, de "mes travaux sur Péguy" : « Qui c'est ? un Français ?" Elle entendait Peggy. Il est vrai qu’elle ignorait jusqu’au nom de Richard Wagner.

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 75

     

     

     

     

    Péguy et l'Histoire – Divagation

    De mon père, Noubrozi, qui fut aussi mon instituteur, je ne me rappelle que les cours d'histoire. La classe lisait le résumé du Lavisse (inlassablement pourfendu par Péguy). Noubrozi interrompait les ânonnements de ses élèves : "Oui..." et donnait les détails. En octobre tous les ans : les Gaulois. Le Moyen Age tout du long. Jeanne (prononcée "Jeune") d'Arc, son idole. Jamais nous n'avons dépassé Waterloo. La France s’arrêtait à Napoléon. À dix-huit ans l'histoire cessa de m'intéresser : expliquer la Première Guerre Punique par les variations du cours du blé à Rome me sembla incongru, abracadabrant et pour tout dire parfaitement vil. Dictature du marxisme. Quant aux géographes, ils s'embourbaient dans le scientisme physico-météorologique le plus délirant.

    Où sont les cours de papa ? les derniers sujets demandent de traiter des « espaces économiques du Japon » et de l’ « évolution du chômage de 1977 à 1995 » . Le libéralisme rejoint le marxisme-stalinisme le plus effréné. Il n’y a plus que l’économie qui compte, vous comprenez. Et le Règne Absolu de l’Horoscope… .La fin de l’histoire, qu’ils disaient.

     

    Ce que dit Péguy (la différence absolu de l’Écriture)

     

    « Incroyable naïveté savante, orgueil enfantin des doctes et des avertis ; l’humanité a presque toujours cru qu’elle venait justement de dire son dernier mot ; l’humanité a toujours pensé qu’elle était la dernière et la meilleure humanité, qu’elle avait atteint sa forme, qu’il allait falloir fermer, et songer au repos de béatitude. » « ...une humanité Dieu, arrêtée comme un Dieu dans la contemplation de sa totale connaissance, ayant si complètement, si parfaitement épuisé le détail du réel qu’elle est arrivée au bout, et qu’elle s’y tient. » - prophétique, Péguy ? Lorsque tout a été dit « depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent » ? ô La Bruyère !- mais c’est plutôt à Renan (L’Avenir de la science) qu’il répondait : «Un seul être résumant », disait ce dernier, « toute la jouissance de l’univers, l'infinité des êtres particuliers joyeux d’y contribuer, il n’y a là de contradiction que pour notre individualisme superficiel. (...) Tout dépend du but (...) » - ce qui rend perplexe, c'est la réaction de Péguy : de tels accents “soulève[nt] en [lui] des indignation légitimes : « il y a des phrases, dans ces textes, qui vous rendraient démocrate. »

     

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 76

     

     

     

     

    Note de l’auteur : Sur Monsieur Péguy. Le flot rance.

    C’est très bien Monsieur Péguy de se tourner vers l’extérieur, vers la misère du monde. Encore faut-il ne pas avoir eu de parents chiants. De parents piétinants. Bon Dieu j’explose. Ce type ne me ressemble pas du tout - croyez-vous que je sois jaloux... Savoir se libérer de ses parents, penser aux Autres ? moi non. Excusez. Pas fait exprès. C’est le destin. C’est le bilan. Ma mère apprend que Noubrozi joue les jolis cœurs, devant les jeunes vendeuses de chez Brémard. "Le voilà, disaient-elles, voilà le petit vieux avec ses conneries." Il n'achète rien. Il se croit plaisant. Écoute bien ça, connard d’humain : ne te moque jamais, tu m’entends, jamais, de l’homme qui se ridiculise. Il était une autre fois un jeune sous-chef, qui venait de loin en loin disputer avec mon père une partie d'échecs - jusqu'à ce qu'un jour son épouse fit irruption chez Noubrozi : «  Qu'est-ce qui te prend de perdre ton temps avec ces gens-là ? Tu ne vois pas que c'est un vieil imbécile ? Qu'est-ce qu'on dirait de toi au bureau si on savait les gens que tu fréquentes ? C'est à moi de t'apprendre ce que tu te dois ? » Ce que tu te dois. Tel quel.

    Il y a dans ce bas monde des inadaptés caractériels qui n'ont jamais pu, jamais su dépasser les humiliations subies par leur propre père. Humiliés et offensés.Des bas-de-plafond n'est-ce pas. Vous auriez agi tout autrement. Vous avez agi tout autrement. Qu’ils sont donc méprisables, eux, tous ceux qui n'ont pas trouvé de solution, d'échappatoire !
    C'est qu'ils ne l'ont pas vraiment voulu, n'est-ce pas.
    Nous connaissons par cœur ces petites phrases haineuses et convaincues. Moi aussi je suis convaincu. Avec, et sans calembour. Je hais les gens, je hais les gens, je hais les gens. Tous les gens. Je ne connais pas cet homme (Math., 26, 72) Me sera objecté que Péguy lui-même fut en butte à toutes sortes de saloperies, lâchages, attaques assassines de la part des Langlois, Lavisse et autres “Le Grix ou Legrie ou le Gril ou Legril.” Certes ! Assurément ! Du moins les a-t-il subies, ces attaques, les a-t-il essuyées, ces vomissures, alors qu'il était mûr, adulte, rédacteur, en possession de tous ses moyens ! Comme il vous les aura tous étrillés, et en quels termes, tous ces sous-hommes, tous ces sans-souffle cloportiques !

    ...Mais celui qui dès les années de sa formation, d'enfance ou d'adolescence, a subi de tels coups de canif au curare, déstructurants, destructeurs, celui qui n'aura su (voulu ! bien entendu, voulu ! n’est-ce pas !) voir que le mauvais côté des choses et des Autres, celui qui n'a pas reçu la Grâce d'embellir, d’honorer tous ceux qui l'approchaient, celui-là, jamais, jamais il n'aura, il ne POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 77

     

     

     

     

    récupérera la foi. La moindre parcelle, la moindre particule de foi. Ni en Dieu. Ni en lui. Ni l'espérance. Ni la charité. Jamais. Monsieur Péguy. Ce souci de sauver l’humanité. (« Prends garde à toi, Philippe ! tu as voulu sauver l’humanité » (Musset, Lorenzaccio) Je me fous de l’Internationale Socialiste. Je me fous de sauver les humains. Mais c'est encore Péguy lui-même qui apporte la solution. Ses textes ressemblent en cela aux deux Testaments de la Bible, l'Ancien et le Nouveau, en ce qu'ils peuvent apporter tout ce que l'on veut de plus contradictoire, soufflant le chaud et le froid, et admirables dans les deux cas. Nos petites plaintes exprimées à l'instant ne sont rien d'autre que les nobles et ignobles gémissements de quiconque a mené une guerre civile, contre lui-même, à l'intérieur de son propre camp, de sa propre famille.

    Or, Péguy nous dit que la pire défaite contre un ennemi comportera toujours plus d'honneur et d'accomplissement qu'une seule victoire, nécessairement douloureuse et souillée, souillante, contre soi-même ou ceux de son propre camp. Il a connu pourtant lui-même aussi ces amères victoires. C'est pourquoi le Christ et Jeanne d'Arc procèdent de la même douleur, d'avoir eu à vaincre ceux-là même qui auraient dû les soutenir, les Prêtres, pour Jésus, l'Église et le Roi, pour Jeanne d' Arc. Voilà pourquoi chaque vaincu, chaque geignard, n'ayant pu détruire efficacement ses propres forces mauvaises, peut lui aussi se réclamer de ces deux-là - je pleure sur mon sort ? je suis Jésus, je suis Jeanne... Bien sûr je ricane. Je ne plaisante pas : je ricane.

    Mais nous sommes légion, qui n’avons rien à voir avec cet homme. Ce gars bien. Nous ne sommes pas du même niveau. Nous ne sommes pas du même ordre. Lui et moi. Au sens romain, au sens pascalien du terme.

     

    Angelopoulos.

    Le plus beau film que je connaisse, le plus emblématique, c’est L’Apiculteur d’Angélopoulos. On y parle une langue grecque démotique, admirable en tout point. On y rencontre une jeune actrice, fille de Mourouzi, parfaitement superflue - où a-t-on vu qu’une gamine de quinze ans poursuivît de ses assiduités un plus que quinquagénaire grognon, jusqu’à même coucher avec lui ? Mais toute grotesque invraisemblance sénile mise à part, Angelopoulos a signé là un de ses chefs-d’œuvre, car c’est ainsi que j’aimerais finir, comme l'Apiculteur, errant à l’infini sous la neige avec mes abeilles au cul. J'attendrais la mort, comme lui, sans abeilles, la tête vers le sol, près d’un rocher.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 78

     

     

     

     

    Jugement Dernier

    Si j'étais un auteur sérieux, auteur de la Sorbonne, j'écrirais ici un de ces chapitres qui font date ; Noubrozi mon père et moi-même traînerions Péguy devant un tribunal imaginaire, façon "Tribunal du peuple" (des FFI ?) pour délit de perfection - mieux : d'incitation à la sainteté. Car «Notre Péguy » fut très exactement le contraire d'un raté moral. Il ne s'en est jamais douté. Il fut aussi très exactement le contraire d'un homme de lettres. Il a même existé, entre sa vie et sa mort, une adéquation parfaite, conséquence logique, et non pas "session de rattrapage". Il est, ce qui reste impardonnable, LE SEUL DONNEUR DE LEÇONS QUI SOIT ALLÉ JUSQU'AU BOUT. Ainsi régla-t-il ce conflit avec ce fameux principe de la réalité, que Péguy/Sartre jugent incontournable, alors que nous le tenons pour négligeable.

    Rien de tel, n'est-ce pas, qu'une bonne guerre. Celle de 14, n'en déplaise aux bourses molles d'à présent, tout le monde a voulu la faire, et se foutre sur la gueule. D'après Goncourt, l'homme n'est valable que par ce qu'il a conçu et non par ce qu'il a fait, car dans la vie, on ne fait pas ce qu'on veut disait Peggy Dark, ma mère. Devant ce Tribunal de soi-même dont je parlais, j'épinglerais tous ces épigones (épigone : « celui qui vient après ») , j’épinglerais à nouveau et inlassablement tous ceux qui se sont "retrouvés" engagés au sens sartrien du terme, et qui ne se sont pas pris la tête dans les mains en se demandant "J'y va-t-y j'y va-t-y pas", bien qu'ils nous aient présenté ainsi la chose, la bouche remplie de Courage et de Volonté.

    Alors que c’est venu tout seul, sans le moindre mérite ; tu as le courage de tes hormones, pas plus. Ou si tu y tiens absolument, je veux dire dans l'absolu : à la juste mesure de ce que Dieu, la Providence, la Divine Prévoyance, a prévu pour toi. Péguy, après tout, n'a pas fait exprès d'être parfait. Nous lisons dans Maître Eckhardt : ne te désole pas de ne pas être un grand saint, de ne pas mettre tes pas dans ceux de Jésus en le suivant de près. Apaise-toi, car il est évident que Dieu, dans sa toute sage Providence, a proportionné tes forces à ce que tu es capable d'entreprendre, et qu'ainsi tu suis ton chemin et Sa volonté. Ensuite, Homme de Courage Relatif, tu te démerdes avec tes raisonnements pour expliquer la chose à tous ceux qui te regardent, et qui jugent.

    Péguy n'a rien expliqué. Il était comme ça. Fait comme ça. Mon horreur pour toute action en général, pour les hommes d'action, pour "les ceusses qui ont osé", et qui viennent sans POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 79

     

     

     

     

    cesse vous plastronner avec leur "courage", et qui sont enfin "parvenues" à "s'en sortir", passant sous silence tout naturellement, comme une chose qui va de soi, tous ceux qui ont eu très exactement autant de courage et plus encore, mais qui, Dieu sait pourquoi, ont échoué, quand le mérite de la réussite, croyez-moi, de la reconnaissance - consiste à avoir rencontré les bonnes personnes au bon moment (Temps-Contretemps, Saunders, extraordinaire interprétation de Terzieff).

    Et surtout, surtout, ô vainqueurs, ô parvenus, à éliminer sans la moindre pitié toutes les rencontres encombrantes, inférieures, « qui ne vous rapportent rien », n'est-ce pas, qui ne sont pas destinées à vous aider vous-mêmes, et qui retombent à la renverse dans les ténèbres. Gérez, cultivez vos rencontres. Abandonnez, trahissez, trahissez. Soyez intransigeants. Vos parents, vos amis, vos proches, tous ceux qui ne sont pas « à votre hauteur », « de votre trempe », faites le vide autour de vous et choisissez surtout, choisissez bien, négociez bien, louvoyez bien, salopez bien. Alors vous atteindrez votre Sommet. Voilà ce que veut dire « Je dois toute ma vie à des rencontres » (« de hasard », bien entendu).

    Ô bienheureux qui portez en vous une âme indéfectible de Courtisan des Autres et des Rencontres, péniblement décrochées après des mois de démarches, d’intrigues et de travaux d’approche  !!! ...mais vous n’en dites rien… Là où chacun se récrie sur les exploits de ces héros (lesquels, dont Péguy, n'ont rien demandé) je vois tout simplement, c'est tellement plus facile, "la main de Dieu" (mettons: du Hasard Hormonal) - mais, je le répète, plus de morale, plus de leçon de conduite par pitié, plus de piédestal, que dis-je: plus de démonstrations, plus de justification a posteriori, et je dirais même plus : nous ne voulons plus de logique, plus de ces enchaînements de “cause” à “effet”, où s'embrouillent tant de beaux raisonneurs qui n'ont qu'un seul but en fait : te prouver, à toi l'adversaire, à toi qui es en face, que c'est toi qui as tort, que c'est toi la misérable blatte ordinaire, qui dois disparaître.

    Une fois encore et toujours, sous tous les déguisements, sous toutes les pattes blanches du discours humain, LA LOI DU PLUS FORT. Elle règne derrière toutes les philosophies humaines. Péguy l'a exercée en toute innocence, en toute pureté. Aussi n’est-ce pas lui que nous devons admirer, mais la Force, il dirait Dieu. Je ne veux plus, non plus, de ces esprits cauteleux qui

    se dérobent tant et si bien qu'ils parviennent toujours à retomber sur les papattes empantouflées de leur petite raison. Je ne veux plus de ces autres moi-mêmes. Plus jamais, plus jamais cette POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 80

     

     

     

     

    ébouriffante outrecuidance - "Vous dont la barque est petite, restez près du rivage". Autrement dit : Homme du commun, ta gueule. L'ennui est que nous soyons tous précisément des hommes du commun. La seule leçon à donner, c'est la mort. La mort de Péguy. Chapeau bas. En accord parfait avec ses engagements. MAIS AUSSI, il n'a eu aucun mérite. Il a juste suivi sa destinée. Le cave se rebiffe.. La seule notion de sainteté que j'aie consiste en une UNE SAINTE horreur du principe d'efficacité. Une sainte horreur de la sainteté. Péguy plane infiniment au-dessus de tous ceux qui l'ont statufié, encensé, trahi. Pourquoi ont-ils tué Péguy ? Pour que les Ecritures fussent accomplies.

     

    Lui, et chacun de nous, moi.

    Si je me demande qui je voudrais être, et qui pouvait me servir de modèle, je ne puis répondre que - non pas Péguy - mais moi ; de même, au jeune homme qui me demandait qui j'admirais, “comme ça, spontanément”, je n'ai pu répondre que “moi”, tant je suis réfractaire à toute idée d'admiration. Le moi me passionne car j'y suis enfermé, corseté, condamné. Qui se connaît connaît l'univers. Le Narcisse de Valéry.

     

    Un homme, un vrai

    Non décidément Péguy, cette barbe de patriarche telle que vous nous décrivez avec tant de caricaturale jubilation, telle que vous la regrettez si plaisamment, “flavescente ardescente rouge, bien taillée quadrangulaire descendante” , ne m'inspire qu'aversion, sauf dans l'extrême décence des vieillards. “Diminuée descendante, secrètement rutilante” - Péguy, c'est un patriarche archaïque que tu décris là, jeune patriarche, mais déjà, en son temps, archaïque, un scandale érotique, délirant, et tératologique - chose horrible que le poil viril. Péguy est viril. Du dernier poil de barbe au dernier poil de raisonnement. Dans son sens des responsabilités, de la clairvoyance et de la justesse. À aucun prix je n'eusse aimé être Péguy.

    Le corps de Péguy. “Non pas vulgairement, non pas grossièrement conquérante” - toujours la barbe - “mais triomphalement royale” - comment peut-on mon ami, comment peut-on imaginer baiser avec ça, cette barbe, en tant que partenaire, mais aussi en tant que tel, en tant que soi, comment peut-on imaginer pomper sur un corps de femme sans s'être préalablement purifié, POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 81

     

     

     

     

    castré, de ces immondiciels “caractères sexuels secondaires”, la barbe et la moustache, la “pilosité faciale”, si affreusement caractéristique, comme si ce n'était pas assez de ces répugnants poils de torse - à supposer comme Péguy, à supposer ! ...que tant de hideur puisse s'imbiber de distinction, de parfum viril, comment juger les femmes qui se soumettent à ça, qui se mettent en dessous, qui acceptent de descendre jusqu'à cette véritable zoophilie, de cette atroce tératophilie (“amour des monstres”) ? Et ce long pantalon sociologue, ces manchettes républicaines” - bien sûr à présent Péguy se moque, prend ses distances vis-à-vis de cette gravure de mode - “ce fin pli vertical du pantalon si également, si équitablement rémunérateur”- que veut-il dire ?

    Si bellement rendant hommage à chaque centimètre de jambes ? ...ou d'autre chose ? Les corps d'athlètes grecs ne m'ont jamais semblé désirables, avec leur tout petit sexe – vous voyez bien qu'il faut en avoir honte – ces corps ne sont pas de chair, juste de marbre, juste fait pour courir sur la piste et blesser l'adversaire à coups de coudes. Les sportifs que nous avons vus un soir se rouler dans le sable et se gratter au strigile en grande reconstitution hellénique m‘ont semblé exhiber à l’écran la plus infecte crasse qui se puisse concevoir.

    De l'âge

    Péguy, lieutenant bouillant de vitalité, homme mûr et père de famille, héros de notre temps, comme il avait le sens de la mort ! Et comme il avait le sens de l'âge, et de l'irréversible, sentant approcher cette frontière folle de la Quarantaine - « ...où l’on devient ce que l’on est » ? (à d’autres, à d’autres…) - "...quel âge a-t-il ? C'est le commencement de tout, mon ami, la source de tout renseignement, de tout jugement, l'origine, le point d'origine de toute estimation.” Et dans une variante : “Après, on peut causer. Pareillement, parallèlement, et inclus, nulle offense ne nous est aussi sensible que la perpétuelle offense du vieillissement, que l'injure de l'âge ; point n'est besoin des fureurs de Phèdre : ce que nous pardonnons, ce que nous passons le moins, c'est la jeunesse” - et la vieillesse, Péguy, et la vieillesse…

    Toi qui vécus si vite et tous les âges à la fois, simultanément, avec une si terrible prescience (tu t'es renseigné, tu t'es enquis auprès des Hommes d'Âge, jusque sur la subtile différence qui sépare les Soixante et les Soixante-Dix ans, jusqu'aux exceptionnels dépassements des Quatre-Vingts, “après lesquels chaque année semble le recommencement à zéro, dans un POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 82

     

     

     

     

    éblouissement, dans le hors-temps d'un éternel Supplément de vivre)” - “Quarante ans est un âge terrible. Car il ne nous trompe plus. Quarante ans est un âge implacable.” Non Péguy, non. Cinquante, si tu permets. Que tu n'as pas connu. Que tu n'auras jamais connu ( à 40 ans j'ai perdu ma mère ; ce fut un envol de vautour de dessus mes épaules – je me souviens encore du lieu précis, dans cette chambre du premier étage, où cette sensation précise m'advint - l'impression tout au contraire de commencer de vivre). Chaque année j'ai l'impression de me mettre à vivre. Terrible sensation, terrible maladie, à jamais dépourvue d'accomplissement, de plénitude, de – comment dites-vous, déjà ?

    De virilité. Toujours cette impression de devoir vivre, vite, avant de mourir, très prochainement, sans avoir eu le temps de rien faire, de rien obtenir. C'est à chacun de nous que s'applique ce précepte de Sénèque : “Il n'est rien de plus ridicule qu'un vieillard qui s'apprête à vivre” - non pas, Domine Seneca, mais poignant, mais pathétique. Et Péguy à son tour : “Si près du jugement et faire encore le pitre, quelle affreuse misère.” (L'Argent suite) – voilà ce que fut notre vie, Monsieur Péguy. Et non pas de mourir glorieusement comme vous en 1914, avec une belle barbe rousse tombée au champ d'honneur, “vers les cinq heures du soir” - a las cinco de la tarde. Comme un taureau.

    À la Cyrano. À la Rostand.

     

    De l'identité

    Retour aux paysans, retours aux bourgeois. Il est de bon ton aujourd’hui de les nier. Ces différences. Puis, il n'y eut presque plus de paysans. Qui passent plus de temps devant leurs courbes d'ordinateurs que sur les tracteurs. De plus, c'est bien entendu, tout ouvrier (il parle aussi des ouvriers) devient nécessairement bourgeois. N’aura jamais aspiré qu'à s'embourgeoiser. Désormais les classes sociales se réduisent à deux, les personnes qui désirent s'instruire, et celles, infiniment plus nombreuses, infiniment plus insolentes, infiniment plus arrogantes, qui ne le désirent pas. Infiniment plus revendicatrices de l'ignorance, de la jouissance de la meute, du hurlement de la meute.

    Et qui vaincront, puisqu'il paraît que c'est la loi, “la loi de nature”, que ce soient toujours, immanquablement, inexorablement, les Barbares qui gagnent. Qu'on les appelle fanatiques ou plus précisément - ignares. Mais il est temps de marquer une pause, de considérer ce que nous avons fait, nous autres d'Occident : élévation du niveau des esprits, au prix de quelle immodestie hélas, de quelle prétention croissantes. Je pense à ces prolos qui boivent leur Pernod en compagnie de 8 ou 10 idées, toujours les mêmes, depuis les années 50. Les années 30. Et qui refusent de passer le mur, de passer la cloison mitoyenne, pour aller voir du théâtre, dans la salle d'à côté. Sans payer. Putaing cong. L'immuable, juste à côté de moi. L'autre côté de la cloison. Ils refusent d'y passer. Au chaud dans leur crasse. Dans leur satisfaction. Qu'ils appellent – que les bobos intitulent, sans scrupule - « culture populaire ».

     

    La culture des autres

    Moi aussi je ne suis qu'un prolo. Un petit prof de lycée de fin fond de province. En retraite qui plus est. Il m'est arrivé de pressentir, d'entrevoir la classe sociale juste au-dessus de moi. Des bourgeois, des vrais, des “de l'Enseignement Supérieur”. Ils sont venus en visite. Dans notre petit lycée. Ils ont courbé la tête pour passer sous la porte. Des gens très chic, très chaleureux, très instruits, très simples, à la façon de la Duchesse de Guermantes, qui n'est si simple que parce que l'on pourrait penser (rappelons) qu'elle pourrait justement ne pas l'être du tout, « simple ». Mais surtout, des gens qui ne parlent que d'une seule chose, une seule à la fois. Qui ont une passion. Qui n’y tolèrent pas le moindre écart.

    Qui dès l'instant où tu glisses une plaisanterie, une ironie (chose que détestait Péguy par-dessus tout), voire l'ombre, le soupçon d'un doute, le moindre coup d'œil morne - te fusillent du regard comme une sous-espèce, comme un malotru qui vient de péter au beau milieu d'une mesure de Fauré - à contretemps n'est-ce pas ma chère. Mais les Passionnés, les Péguy, ils ont tout de suite repris au bond, de volée: “Comment entendez-vous cela ?” Cette réflexion que j'ai lâchée, comme ça, pour combler, pour meubler, voilà qu'il faut à tout prix la reprendre (de volée), la développer, en expliciter tous les aspects, la « subsumer » comme ils disent, la rattacher à tout ce qui peut (en) être dit, à tout ce qui a pu (en) être dit.

    Dans le sérieux. Dans la logique. Dans l‘adulte. Dans la véritable problématique intellectuelle de grands penseurs modestes et populaires, aôh, aôh. Pour que tout se tienne, tout se récupère, tout cohère. Tu discutes avec eux avec l’angoissante sensation de plancher à l'oral devant

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 84

     

     

     

     

    un jury d'agrégation. Et toi, avec la petite pierre que tu viens de lancer en l'air (avec ma petite pierre… ma mère) juste pour voir, à la frivole, alla frivola, tu te retrouves tout étourdi qu'elle te revienne sur la gueule, à la boomerang, non sans avoir brisé tout de même les vitres quelque part, au-dessus d'une ancienne serre très fertile, très civilisée ; et que déjà tout l'Ordre monte au créneau pour colmater la brèche afin que tout soit bien réorganisé, retassé, rationnel, bien dans les cacases fixées pour les paradoxes, sans rien remettre fondamentalement en cause, surtout pas la Conviction du Monsieur (ou la Dadame, pour les Phphéministes).

    Et toi, toi qui n'es pas “quelqu'un de sérieux”, tu ne comprends déjà plus rien à ce que tu viens de dire, cela te dépasse, “les mots ont dépassé ta pensée”. Alors ils jouent avec ta pierre, les sous-Péguy, tu ne la reconnais plus, tu ne parviens plus à raisonner, parce que tu n'es pas un intellectuel engagé, parce que tu ne t'engages plus, parce que tu fais la chose la plus suspecte du monde : de la littérature (du moins tu essaies...) - et qu'il n'est rien de plus mal famé qu'un littérateur non-engagé, qui ne vote plus à gauche - tu restes court, tu restes coi, et tu passes pour un con , et dans le meilleur des cas, à supposer que tu ne sois pas pris à partie, on ne fait plus attention à toi, et la prochaine fois tu resteras entre profs dans une salle de profs à parler de profs à d'autres profs.

     

    Le chat lancé du troisième étage retombe toujours sur ses pattes

    (Sans rapport avec ce qui suit, ni ce qui précède : j'aimerais que ce livre fût traduit en allemand, seule langue où "les livres" se disent "Bücher", prédestinés au Bûcher. Par défi. Par bravade. Par puérilité, qui ne choque plus personne n'est-ce pas – mais alors, pourquoi le mentionnez-vous... Je suis le premier homme à établir un tel rapprochement. [“Bücher/Bûcher”]. ) Si je devais ici copier, imiter Le Perroquet de Flaubert, de Julian Barnes, j'insérerais quatorze sujets de dissertations tirées d'annales imaginaires, sur Péguy. On dénicherait aussi une étude de texte, façon "linguistique". «  Péguy et Wagner ». « Péguy et Nietzsche ». « Péguy et André Spire » publiés aux Cahiers en 1905 – André, dont l'homonyme Antoine (et descendant?) détourne toujours opportunément la conversation – trop sioniste n'est-ce pas, trop sioniste. «Charlie et la chocolaterie ». «Péguy et Romain Rolland » - (Jean-Christophe), alors inconnu, désormais de nouveau inconnu ? Flaubert dirait “L'imbécillité consiste à vouloir conclure” - mais cette pirouette ne saurait suffire.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 85

     

     

     

     

    Donc : Charles Péguy (prenons notre souffle) fut toujours mal jugé Dernièrement encore un abruti l'associait au pilote du Boeing n°1 du 11-9-01 : “Atta-Péguy a foncé dans la tour”. Et puis, voyez-vous, Charles parle toujours de la “pure race française”. Trente ans avant Auschwitz. Ça ne fait rien. On ne lui en tiendra pas grief. AUCUN rapport ne vous en déplaise. Que dira-t-on de nous d'ici trente ans ? Chaque époque – chaque individu - s'estime au sommet de la courbe, de la

    civilisation, de la conscience. Ce que Péguy disait de son époque s'applique parfaitement à la nôtre : s'il y en avait une qui n'aurait pas dû sombrer dans la duperie de l'autosuffisance, c'était bien la nôtre.

    Or le vingtième siècle s'est littéralement vautré dans l'autosuffisance : en 1941, nous devions tous devenir nazis ; en 1951, tous communistes ; en 1971, tous libertaires ; à présent tous libéraux, ou tous islamistes ; pauvres fous. En 1911 M. Seignobos, professeur d'histoire, garantissait qu'il n'y aurait pas la guerre. “Nous sommes les maîtres du lendemain, M. Seignobos, mais en aucun cas de demain”. Plus le vent de l'histoire s'obstine à virer au soupir de chiottes, plus le sens de l'histoire s'embrouille en un inextricable écheveau, plus les nouveaux prophètes s'obstinent à vouloir prédire. Une telle angoisse de la mort est proprement insoutenable. Chaque instant présent veut absolument promettre un avenir rigoureusement immuable.

    Nous exigeons des journaleux qu’ils jouent les pythonisses, et ils se prêtent au jeu, les pauvres, pour nous rassurer, ou nous épouvanter, enflés de leurs propres ridicules, qui est bien le seul avenir dont ils puissent se targuer. Toujours nous sommes déjoués. Péguy meurt d'un coup. Puis l'Histoire fait volte-face, nous ne pensons plus les mêmes choses. Aujourd'hui l'islamisme, demain l'eau potable, après-demain la grammaire slovène. Péguy, lui, parle pour l'immuable éternité. Sa dimension, chrétienne, se veut de tout temps et de tout lieu. Même si l'on en évacue le christianisme. Il n'y a pas de temps. Dieu ou le vide s'équivalent. Restent la foi, l'honneur, la justice, et cette inexprimable pulsation de vie que parcourt, par-dessous, cette “immense épouvante”... vous les avez eus, vos coups de trombones.

    À ceux qui se demanderont “ce que j'ai bien pu apporter de nouveau sur Péguy”, je réponds “ Rien. Mon petit moi peut-être. Mais lisez son œuvre. Au lieu d'en parler. Et n'oubliez jamais : il n'est rien de plus dangereux que celui qui démolit, puis qui se retire, comme une vague qui n'a rien dit, mais qui sape. Car le lecteur, lui, retiendra tout ce qu'il y a de plus nuisible.

    POURQUOI ONT-ILS TUÉ PÉGUY ? 86

     

     

     

    CECI D'UNE PART.

    D'AUTRE PART et au contraire : il faut être de la dernière niaiserie pour s'imaginer un seul instant qu'une opinion puisse l'emporter sur l’autre. D’une part bis, il ne suffit pas qu'une opinion, qu'un système d'opinions ait été présenté, démontré, comme absurde et détestable pour que tout s'effondre. Il y a encore des gens capables de vous démontrer que la terre est plate. D'autre part bis, toutes les opinions doivent être défendues. L'essentiel est que celui qui les défende soit loyal. C'est dangereux ce que je dis là. C'est glissant. Un nazi sincère peut-il exister ? Réponse ? Monsieur Zemmour ? Qui osera répondre ? que oui ? que non ? Faudrait-il par hasard que je fasse confiance aux lecteurs ? Qui seraient paraît-il capables de discerner le vrai du faux, le bien du mal, le juste de l'odieux ? Où sont les critères ? Dans le cœur ? Votre cœur ? votre « intime conviction » ? identité ou la diversité ?

    Parier sur le bon, le mauvais, l'existence de la nature humaine ? On enseigne aux élèves qu'il existe des moyens de démontrer les bonnes thèses, qu'il n'y a aucun moyen de démontrer les mauvaises thèses. Au secours ! LA VÉRITE AU PROGRAMME DU BAC ! Quel absurdité ! Quel pathétisme ! N'oublions pas cela : le raisonnement humain est un champ de mines. Enseignerons-nous alors, que le saut dans le vide est indispensable ? à un moment donné ? Quel moment donné ? dans la responsabilité, dans l'irrationnel, dans la pétition de Foi ? en Dieu ? en Marx ? en foiré ? Sur quelle mine doit-on sauter ? C'est vrai ? C'est-vrai-que, comme ils disent ? “En fait “ ? la foi mène-t-elle aux pires fascismes ? Confiance en l'homme, vous avez dit confiance en l'homme ? Être vigilant ? comme ils bêlent tous ?

    Même s'il n'y a pas de Petit Jésus, même s'il n'y a pas de Rédemption, de Père Noël ? .. Sommes-nous des philosophes pour classes de terminales ? Peut-on aller plus loin qu'Albert Camus ? Peut-on se contenter du scepticisme ? De l'agnosticisme ? Peut-on se contenter de TU NE TUERAS POINT ? même l'envahisseur, même l'homme armé, tu ne le tueras pas ? Je t'en pose, moi, des questions ?

    Quant aux spécialistes de Péguy, aux gens sérieux, aux gens graves, aux Hures Graves, le plus vraisemblable n’est-il pas en vérité qu'ils aient depuis longtemps abandonné mes pas ?

     

     

    Note (1) p. 56 : « les cons ».

     

     

     

     

     

  • PAGES LIBRES 2035

    COLLIGNON “PAGES LIBRES” 2035

    • P. & OTHERS 35 02 14

    Peter ne cesse d’élaguer.

    Il escaladerait l’île par la falaise.

    Conquerrait la tribu la lancerait

    sur ses voisines et serait

    massacré par les Blancs

    Un moine alors prêcherait la croisade, mystique et meurtrière. Il serait révéré, des femmes lui seraient trouvées

    à discrétion.

    De longs rêves érotiques le souilleraient. Il travaillerait.

    À la frontière, des oiseaux perchés sur les espaliers imiteraient exactement les feuilles mortes.

    Sur le parking avec des pneus crevés. Il fait froid. Un garde tardif promène un chien loup aux yeux jaunes. Le vent coupe.

    Je soumettrais les habitants. Je serais leur Dieu, leur Christ faute de mieux.

    Je veux être très riche et avoir beaucoup de femmes Trintignant Le mouton enragé

    « Aime-toi que l’on puisse t’aimer » - sottise.

    Le soleil baisse. Mieux vaut ne pas s’aimer.

    C’est l’heure.

     

    rêve,imprévu,poèmePERSÉCUTEZ BOÈCE 35 02 15 2

     

    « Vous êtes libre ».

    Tamasz regardait à droite, à gauche. Devant lui s’étendait un mur : FRACHTBAHNHOF, GARE DE TRIAGE, mur écailleux - mal blanchi.

    - Où voulez-vous que j’aille ?

    - Trouve-toi une porte.

    Derrière lui dans le wagon le milicien, excédé, retrouve le tutoiement du camp :

    « T’es plus chez nous. Tu dégages. T’es libre ».

    Il monte une odeur de paille pourrie. Le milicien repart vers la capitale, vexé de voyager dans de telles conditions. Peu s’en faut qu’il ne chasse le libéré à coups de pied. Tamasz avance.

    « Ne vous éloignez pas trop ! »

    On ne savait encore quel parti vaincrait l’autre.

    Tamasz vacillait, à la merci d’un seul coup.

    « Vous trouverez une ouverture sur main gauche. Sorti de la gare marchez deux kilomètres. Vous pouvez marcher deux kilomètres ? Prenez la route de Bstov. Bon vent ».

    Tamasz s’y retrouve. Une bifurcation entre les herbes, un terrain vague si vaste que le pays semble abandonné, le vent chasse au loin de la poussière. Comment survivre ? L’homme s’allonge dans un fossé. Il protège son nez sous le manteau. Quand il se relève, secouant la poussière, la nuit est tombée, très froide.

    Il se dirige vers un grand froissement : un champ de maïs, un abri. Il se glisse entre deux rangs, s’endort sur le sol : deux ans de camp forgent le corps. Ruinent la santé.

    Tamasz ne doit plus vivre. C’est une décision du Comité. Mais on ne tue pas : on le soumet à la relégation ; dans une région dévastée par les dernières expériences économique, l’obligation de résider en B12, ou B15, dans telle ou telle masure isolée. La police d’État quadrille toute la voïvodie, et assigne une zone à chaque relégué. Elle ne lui laisse pas de carte. Ces individus doivent rester isolés. Il ne faut pas qu’ils se rejoignent. Aucune aide ne peut leur parvenir de la population – quellepopulation ? Tamasz marche à présent dans la nuit, car le sol desséché trop dur entre les plants de maïs ne lui a pas permis de trouver le sommeil.

     

     “PAGES LIBRES” 2035

    TOURBILLON 2035 02 25

    Que retient-on du tourbillon ? le sentiment du temps, de s’être nourri trop vite – d’un jour vide : le sommeil rode comme un vautour, les têtes sur la photo tournent dans sa tête voûtée

  • OMMA

     

    C O L L I G N O N

    OMMA 

    Omma. Prononcez ôm-ma. « L’œil, le regard ». Génitif « ommatos ». Ȋle d’Omma, cent wercz de diamètre. Iris aveugle – bouclier d’Iliade.

    Omma flotte sous les brouillards arctiques. Sa pupille est un lac, que perça l’éclat détaché de quelque planète errante ; le choc a fendu l’œil comme une vitre – qui s’est fissurée d’interminables fjords, écartelées de longs golfes aux eaux troubles, et qui désagrégeraient sa circonférence, si l’on tranchait les ponts qui le suturent comme autant d’agrafes.

    Au sud-est l’iris s’est crevé, boursouflant une épaisse presqu’île : le Plateau des Yeux-Morts.

    Oui, je n’ai que dédain pour ceux qui ne sont pas d’ici – qui n’ont pas planté jusqu’au roc leurs racines dans cette terre si peu profonde. Il faut à mon estime des quartiers de noblesse – quartiers de terre.

    Et moi non plus je ne suis pas d’ici – mais j’ai très vite, fût-ce à mon corps défendant, poussé mes attaches, suffisamment pour rattraper l’acquis de plusieurs générations, au point qu’il me semble qu’Omma n’est plus qu’une boule que je puis serrer à volonté dans mes circonvolutions cérébrales.

    Je suis de loin de très avant sur le Continent, où l’on n’a jamais vu la mer. C’est un vaste creux d’argile et de craie où les vignes mûrissent dès septembre.. Un pays chaud et humide où le bonheur suffoque comme une vapeur. Un jour je suis parti pour ce doigt de grès tendu sur la carte vers Omma, cette île projetée au loin d’une simple chiquenaude.

    Là, pas de routes ; on se rend d’un village à l’autre en barque, si la mer le permet. Aussi dit-on « aller en Pélédie » comme «aller au diable » ; les pères en menacent leurs enfants, et les bureaux, leurs fonctionnaires. Un port, autrefois grand, s’ouvre à la base de la presqu’île : un chancre tapi sous un os. Nous devions longer tout un jour cette presqu’île pour voguer vers Omma – c’est au cours du trajet que j’avais fait connaissance d’un garçon de dix-neuf ans, qui fuyait : Léÿnn. Tandis que derrière nous la machine rebroussait chemin sur sa voie en cul-de-sac, nous découvrions notre vaisseau. La rouille en recouvrait le nom. C’était son dernier trajet : après nous, toute liaison maritime avec Omma serait supprimée.

     

    Le premier jour, Léÿnn et moi n’avons pas quitté la rambarde, voyant défiler à lente allure le gigantesque tumulus de cailloux que longeait notre nef poussive. Au droit des hameaux nous voyions les pêcheurs tirer leurs barques plates sur les galets, entre leurs cahutes basses.

    Le soir nous avons relâché à Kyzralèk. Léÿnn se porta volontaire pour décharger les caisses. Je le suivis dans un café de planches, où se trouvaient quelques pêcheurs velus assis sur des billots. Léÿnn s’adressa a eux en une espèce de langage sémaphorique, des doigts, des mains et des avant-bras, scandé de grognements syllabiques. Quand nous eûmes perdu de vue, dans le crépuscule, l’extrémité redressée vers le nord du grand doigt décharné du Cap sur les cartes, un soulagement malsain s’empara de nous tous. Quinze jongleurs, bateleurs, baladins, funambules – des fruits, des cris, de la musique. Le bateau faisait eau de toute part, la pompe fonctionnait jour et nuit. Pendant quarante-huit heures, de panne en avarie, nous avons circulé, flairé l’île, courant d’un arc de cercle à l’autre.

    Onze hommes et quatre femmes en état d’ébriété, lâché dans le navire comme des rats – nous avons galopé, sifflé, hurlé le long de toutes les cursives. Nous avons arraché, bouteille en main, la barre à son pilote, et le navire dérivait. Nous avons embrouillé les cartes, aimanté le compas, et toujours le rhum blanc et les chants fous grand train, les farandoles – et la farine… Six chaises passèrent par-dessus bord. À ce moment, nouvelle voie d’eau… Ça nous faisait rire. Nous formions barrage pour empêcher les marins de descendre pomper. L’un d’eux a brandi sa hache pour nous menacer.

    « Le capitaine est cocu ! À poil ! »

    Le soleil se levait. Les plus ivres ronflaient à même les planches.

     

    Sur le pont, je me suis réveillé le premier. Je me suis mis sur mon séant. L’équipage, les yeux bouffis, avait repris le travail. On balayait les détritus entre les corps étendus par de savants détours de serpillières. Sous moi, machines relancées, le pont vibrait. Le soleil était haut. Je me levai péniblement jusqu’à la lisse.

    Je voyais Omma pour la première fois. moutons,herbe,ponts

     

    Une immense falaise noire déchiquetait le ciel de ses aspérités, se précipitant dans l’eau par de grands éboulis. Léÿinn vint me rejoindre d’un pas titubant. Nous nous taisions, pénétrés de sensations indicibles, contemplant cette gigantesque muraille couleur de fer, aux clivures acérées, aux pans coupés de failles noires.

    Par vastes cicatrices la roche s’éventrait sur des hectomètres carrés. Une arête plongeait sous notre étrave son tranchant ébréché. Des oiseaux sombres se distinguaient à peine, planant silencieusement comme un vol de vermine. La marche ralentie de notre vaisseau révélait de loin en loin des effondrements en forme de V s’interrompant net, où les moutons gris en équilibre grignotaient des touffes couleur de fer. Deux bergers hirsutes nous lancèrent des quartiers de pierre. Instinctivement, nous nous reculâmes.

    Chacun de mes compagnons se portait à son tour en direction de la falaise. Un oiseau noir rasa les têtes avec un sifflement sourd.

    Nous longeâmes la falaise jusqu’aux premières heures de l’après-midi. Les machines, avariées, ne pouvaient fournir une vitesse supérieure ; des râles mécaniques montaient de l’entrepont.

    « J’entends de la musique » dit Léÿnn.

    Je tendis l’oreille, incrédule ; c’était exact. Le son, faible encore, et intermittent, par-dessus les vagues, ne pouvait provenir que de la côte. En même temps se rapprochaient les premières silhouettes de Wreggen, port principal et seule ville d’Omma – de hauts bâtiments de pierre à ras de l’eau, comme des blocs détachés de la falaise.

    La musique se fit plus précise, indubitable : c’était une fanfare de gros cuivres, où passaient des éclats de cymbales.

    Le front des immeubles ne tenait qu’une faible distance – la ville s’étendait en profondeur, sur les deux rives d’un fjord. Une embarcation nous montra une douzaine de passagers, hâves et déguenillés, qui tendaient les mains vers nous.

    « Ils veulent gagner le Continent, dit un officier, mais ce sont des moutons que nous devons ramener, pas des hommes !

    Léÿnn leur jeta une bouteille de vin qu’ils ne purent atteindre et qui coula – une vedette de gendarmerie vira vers eux – de la barque surchargée montaient des imprécations – la police maritime la remorqua de force vers la côte. Une femme à genoux tirait en vain sur le câble pour le rompre.

    « Bienvenue à Omma », ricana un matelot qui passait derrière nous.

    À mesure que nous avancions la musique se faisait plus triomphale. Une salve de sirènes salua notre entrée dans le port.

    Nous accostâmes. Au pied des murs noircis, le quai étroit grouillait d’une foule en habits vert et brun, aux yeux inexpressifs de poissons morts, poussant des exclamations et tendant des bouquets de plastique.

    Le matelot repassa près de nous en haussant les épaules :

    « Ils n’ont pas changé, à Wreggen !

    Il avait hâte de repartir.

    Devant ces manifestations disproportionnées, nous avions compris, dès de jour-là, que les Ommides étaient à la fois, ou alternativement, les plus sinistres et les plus exubérants qui soient.

    X

     

    Il y a longtemps de cela. Et j’ai tant bu depuis ce soir-là qu’il me semble avoir rêvé. Ainsi dans ma mémoire la salle apparaît-elle longue et basse, alors que nous avons tous pu sans difficulté nous tenir debout sur les tréteaux disposés au centre et sauter tout notre soûl sans heurter le plafond. Mais qu’elle était immense, j’en suis certain.

     

    Nous avions pris place. Léÿnn à présent m’évitait. Il se tenait à l’autre extrémité, au sein d’un groupe où dominait la haute taille brune d’une Ommide vêtue d’émeraude, - je ne pensais pas la revoir. Qu’il était loin ce temps où je l’avais rencontrée, elle, Jrinka, sur le « Stella Maris ». Car c’était elle. Taille d’anguille, sourire aigu, aussi troublante qu’en ces heures de fusillante mutinerie sur cette autre embarcation, et où je l’entraînais par les coursives, tout effilochée de peur, vers la cabine passagère…

     

    Jrinka, je sais que tu te souviens de moi…

    Sous cette apparence que je te vois, je sais que tu n’as pas oublié. Je sais aussi qu’il n’en faudra rien dire.

    Mais quel est ce gnome qui pose sur toi ses doigts courts et spatuleux ?

     

    Assez vite l’espace s’était empli d’une épaisse et tenace fumée de tabagie : fumées de cigares et de rhum, directement importés des tropiques à 5 000 milles juste en dessous d’Omma, sans terre intermédiaire.

    Nous voyions sur l’estrade au niveau de nos têtes à travers les exhalaisons des piments d’importation s’empourprer les paillasses, chanteurs, énergumènes de profession, brassant l’air épais à grands coups d’accordéon, cavalcadant sur les tréteaux parmi de grands essoufflements de saxophones.

    Nous frappions dans nos mains, perdant toute cadence, puis l’un, puis l’autre, avalant de gros bols de punch ; alors, les jongleurs épuisés ressautaient par dessus les tables, et c’était à nous, c’était à toit, à moi, de monter dans les brumes rougies.

    Et nous chantions, nous tournoyions dans les fumées rousses des longues pipes en zinc d’Omma, faisant courir en gigues nos cuisses tremblantes d’échouer.

    J’ai sauté sur les planches. J’ai amusé et j’ai vu s’esclaffer. J’ai vu s’ouvrir les abîmes voraces des gueules pleines de viande et de glace au café. J’ai fait hurler les vieilles et leurs princes, les gigolos d’acier aux profils de poissons, j’ai fait trembler les goitres et craquer les baleines autour des longues tables rapprochées.

    J’ai succédé aux danseurs de tango, aux travestis, aux claqueteurs, aux strip-teaseurs et -seuses – tous parfaitement ivres, je dis parfaitement. Jrinka, la haute femme brune, souriait en face de moi. J’invitai Léÿnn à venir me rejoindre. Il eut un double geste de dénégation et d’encouragement. Je crus comprendre qu’il danserait plus tard.

    Jrinka me racontera mon numéro : ç’avait été mon tour encore, et j’avais composé un résumé fumeux de tant de contes et de pantomimes que ma mémoire n’avait pas résisté : je ne me souvenais que de Jrinka.

     

    Il ne fallait pas que je réfléchisse ; chaque tour entraînait l’autre sans autre règle que la pente de l’ivresse.

    Je devais être le seul sélectionné. Le seul qui ait survécu, « surnagé », comme ils disent – je ne me souviens plus que de leurs noms, parfois du numéro qu’ils donnaient ce soir-là.

    C’étaient des hommes du sud, des hommes de mon pays, amenant avec eux par-delà l’océan ce parfum de vin sucré qui devait sur moi s’éventer si vite – cette odeur que je cherche encore chaque fois que je pousse la porte d’un nouveau bouge – je leur avais tout volé sans vergogne, cousu tous leurs tours bout à bout. Les grimaces seules étaient de moi – et plus que je n’aurais cru.

     

    Quand je fus rassis parmi vous, Ommides, vos faces avaient l’aspect de museaux de tanches. Et même,on ne voulait plus tant rire. Tous désormais s’amusaient entre eux,pour eux seuls. Nous étions les jouets de nos sombres vies.

    Il y avait sur mon assiette de la viande et des pommes. J’avais commandé la boisson d’Omma, cire et cidre mêlés : l’outcham. Je sentais pour la dernière fois dans mes côtes les coudes de mes compagnons, de part et d’autre. Nous avions beaucoup fumé l’herbe dOmma, si âcre et enivrante – un tabac de lin. Et m’inclinant un peu je voyais le visage de Jrinka, animé par l’outcham, et qui levait pour boire sa corne montée sur deux tiges de fer. À mon tour je brandis ma coupe, Jrinka ne m’aperçut pas, je ne parvins qu’à faire jaillir l’alcool crémeux sur l’épaule de mon voisin, qui d’un regard expressif me montra, écrasé dans la fumée parmi la foule, ce petit homoncule à côté de Jrinka, dont il ceignait la taille du bras – une espèce de gnome, au front énorme et chauve.

    Derrière ses lunettes de fer, ses yeux ne me quittaient pas, chargés d’ironie. Ce qui me répugna surtout, ce fut son menton – rond comme une boule d’ivoire, tout aussi glabre, tout aussi luisant, suintant de quelque sauce malpropre.

    Ses yeux n’étaient qu’intelligence – il me fut impossible de le mépriser – il fallut me hausser dès le premier instant jusqu’à la haine.

    Un mouvement se produisit sur ma gauche, N. se décala, remplacé par l’Ommide, je ne revis jamais N. :

    « Tu veux savoir. Moi dirai à toi.

    L’Ommide écorchait le djungo avec un épouvantable accent noriilsk – je vidais alors une quatrième coupe d’outcham.

    « Eux mariés, lui très jaloux, me dit l’Ommide.

    Je me tournai vers lui, il avait un profil de poisson, je les confondais tous – seslèvres épaisses dégageaient,mêlée à l’outcham, une haleine d’algue. Je lançai vers Jrinka un coup d’œil soupçonneux.

    « Combien ? ai-je demandé, depuis combien de temps sont-ils mariés ?

    L’Ommide écarta plusieurs fois ses phalanges palmées: douze ans d’union ?

    - Dhan, oui.

     

    Autour de nous le vacarme atteignait des proportions sauvages. À l’autre bout de la tablée, très loin, un chœur d’Ommides scandait sur le bois un lourd cantique à la vinasse d’importation.

    « Le nom de lui, Glomod. Lui très jaloux.

    Glomod porta un toast dans ma direction, accompagné d’une grimace qui se voulait affable. Il me montrait sa femme semblait-il, puis me désignait avec un clin d’œil horrible, et cependant je distinguais sur le sein de Jrinka ses doigts de crapaud aux boules glaireuses, il tenait, en levant sa corne, un discours interminable et parfaitement inaudible, Jrinka me regardait.

    « Lui, guérir.

    - Médecin ? Doktior ?

    - Il n’y a pas de médecins à Omma.

    Léÿnn m’avait rejoint. Il n’avait pas bu :

    « Il n’y a que des guérisseurs.

    - Guérissûr, dhan, dhan ! Hospitall !

    Quatre gaillards en bottes avaient escaladé les tréteaux devant nous. J’y reconnus un certain R. T. Ils lui apprenaient le Pas des Basaltes d’Omma.

    La trépidation était telle, parmi les hurlements scandés et les battements de mains, que les cornes d’outcham sautaient sur leurs hampes doubles tout au long de la rangée de tables.

    L’Ommide se versa un plein cruchon d’outcham, qu’il avala dans un gloussement :

    « Eux guérir bergers.

    Je me tournai vers Léÿnn avec exaspération : il avait disparu.

    « Dhan, dhan ! hurlait l’Ommide, toi compris – il but le verre d’un voisin ivre-mort qu’il fit tomber du coude sous la table - nous, avoir langue autrefois, vous, du Continent, l’avoir prise ! Glomod pas d’accent !

    - Il a l’accent nain, hoquetai-je.

    - C’est ça, c’est ça, beuglait l’Ommide hilare – il s’abattit sur ma poitrine en sanglotant, me faisant des serments d’amitié : Glomod, spétsialist, cœur, siertsé, sauf le cœur il ne sait rien, tu m’entends Djungo, rien – mais tu peux avoir besoin de lui.

    On n’avait plus rouvert les fenêtres. L’air était devenu irrespirable. Près des toilettes, une vingtaine de personnes des deux sexes attendaient leur tour en braillant, tambourinant sur les portes – Glomod sur son siège se dandinait d’une fesse sur l’autre, il semblait chantonner, son bras n’avait pas desserré son étreinte sur le torse de Jrinka.

    « Tu peux avoir besoin de lui » répétait l’Ommide, d’une voix sifflante – le climat n’est pas bon pour un Continental – pour un Djungo comme toi. « 

     

    Il lâcha prise enfin, mon nouveau voisin me tendait une cigarette atrocement amère - à présent je sens l’algue et le lin brûlé, comme tous. Quand je revins à moi, c’était l’aube, sans doute, ou bien le crépuscule,  c’est-à-dire qu’on avait éteint les lumières, puisqu’on ne pouvait signaler autrement, sous ces latitudes, le lever du soleil, le commencement légal d’un autre jour.

     

    X

    Je sentis qu’on m’appelait par mon nom, mais ma tête semblait définitivement collée au bois de la table. Au prix d’un effort surhumain je parvins à la soulever. La salle était déserte.

    Un balai s’agitait vers le fond.

    - Djennaïm ?

    Je me redressai. Jrinka et le gnome se tenaient debout près de moi, Glomod souriait de toutes ses dents, qu’il avait jaunes, petites et pointues. J’eus un moment de recul, son sourire s’accentua horriblement, je me redressai sur mes coudes, ils se mirent à rire.

    - Endormi ? grimaça Glomod.

    - Désigné, disait Jrinka – vos camarades vous ont élu, à l’unanimité.

    J’avisai derrière moi, sur le sol, une caisse percée de trous d’où sortait par intervalles un vagissement mécanique. Jrinka suivit mon regard :

    - À l’unanimité, reprit-elle. Vous serez affecté aux Zones-Vertes.

    - Et pendant vos loisirs, préposé à l’inspection et à l’entretien des ponts ; très important!chuinta le gnome.

    En fait, il n’était guère que d’une tête plus petit que son épouse. Je ne pus m’empêcher de contempler l’énorme bague d’émeraude qu’il exhibait au médius de la main droite. À ce moment la caisse manqua basculer. Glomod le gnome pencha vers elle son corps bossu – fit glisser le couvercle.

    - À ce propos dit-il nous voudrions vous présenter – tirant du coffre un corps tout replié – le jeune Nourlik.

     

    Il le dressa sur ses béquilles dépliées – c’était un garçon de douze-treize ans, surchargé de chandails. Vers le haut du visage, au-dessus de la couenne des joues, fendus comme les lunettes en bois des Samoyèdes, les yeux avaient ce bleu gris doux des lacs d’Arkhangelsk où flotte le givre avant la prise des glaces.

     

    La créature me sourit.

    Épaules soulevées jusqu’au mitan des oreilles, jambes nues ballant dans le vide – grêles – glaireuses – directement ramenées sous l’abdomen comme des pattes atrophiées d’insecte – il tient sans aide en équilibre sur ses béquilles aux embouts aplatis – Glomod a claqué le couvercle. J’ai sursauté.

    - Voici ton fils, dit Jrinka. J’ai répondu c’est faux, c’est faux. J’ai ôté mon coude de sur la table – j’avais dormi longtemps – la salle affreusement briquée, et toutes les fenêtres ouvertes dispensant une infinité de courants d’air.

    - Avoir un enfant, Djennaïm – dit Jrinka – est quelque chose d’absolument horrible…

    Glomod essuya une larme.

    - ...ces soins obsédants, cette attention sans trêve, tout cet amour obligatoire et qui détruit…

    À ces mots elle pâlit atrocement.

    - ...Sur cet échafaudage de trahisons, poursuivit-elle, se bâtit la mort et pour finir, l’enfant vous hait à son tour. L’enfant s’en va et ne vous laisse que vos propres ruines…

    Glomod pleurait. De grosses larmes convergeaient vers son menton graisseux.

    - Or sachez-le, reprit Jrinka, il n’est chez nous, à Omma, si petit employé, si fruste, qui n’ait compris la leçon des leçons : que la Fonction de Reproduction constitue pour l’Humanité la Malédiction Suprême.

    - Le peu de naissances qui parvient à franchir les innombrables barrières de la contraception – ce peu-là – dix pour cent de la population, dit Glomod

    - ...nous l’exilons, nous le parquons en Zone-Verte.

     

    L’infirme avait tout écouté sans sourciller, les mains clenchées sur les béquilles, oscillant dans son sourire couenneux et illisible.

    - Vous serez chargé de la couverture de ces Zones-Vertes, dit Glomod, seul de votre espèce, hors de toute hiérarchie.

    Le visage de Jrinka s’était progressivement décomposé tandis qu’elle ne cessait de regarder l’infirme à la dérobée – son fils – le mien peut-être.

    - À vos côtés, dit-elle, ses atrophies, ses excroissances, témoigneront de notre impitoyable Révélation. Car nous aussi, il y a très longtemps, nous avons été détestés.

     

    X

     

    Pour inspecter les ponts, Léÿnn vient avec moi.

    Quand nous avons fini d’éprouver la solidité des passerelles qui agrafent l’une à l’autre les côtes dentelées des fjords, nous montons vers les Serres de Basalte, ou sur le Plateau des Yeux-Morts.

    Léÿnn ne respire qu’au souffle des vents forts. Il a souvent parcouru l’itinéraire unique de la Ligne Maritime, celui qui cerne l’île comme un bord de paupière, mais aussi toutes les lignes désaffectées qui cherchent les derniers moutons du fond des fjords et les déposent, celles que l’on commande plusieurs jours à l’avance à la Capitainerie de Wreggen – et l’on embarque alors sur un rafiot qui fait eau et que pilote un marin taciturne au profil de poisson.

    À terre, Léÿnn reconnaît la pierre taillée à la mesure du poing, parmi les éboulis des anciennes moraines. Il se dirige avec exactitude au sein du vieux réseau des vallées sèches, jusqu’au ras de l’eau grise et morne.

    Il herborise. Il se courbe et recueille la pierre ou l’herbe dans un sac de toile blanche compartimenté qu’il porte à l’épaule.

    - Silex articulé, dit-il.

    J’arrête ma Jeep au sommet de l’escarpement. Tout en bas le pont luit dans l’eau, traînée de bave brodée par l’écume. La route sans bitume s’enfonce en tournant au cœur de la déchirure.

    Nous courons sur la pente qui coupe les lacets. Léÿnn dérape et se reçoit sur ses bras tendus en arrière. Je voudrais baiser chaque écorchure de sa peau blanche. Nous tombons en nous étreignant au milieu des pierres dévalantes.

    Ou bien la route abandonnée s’achève en éventail au ras de l’eau sur les galets.

    Nôus marchons sur les troncs couleur d’ocre ou d’ivoire, tendant les bras en balancier.Le plancher arrondi respire au gré des vagues, on perd l’équilibre, le cœur se décroche. C’est l’occasion encore de lui saisir la main ou l’épaule – du sel attaque la peau des paumes – je compare au froncement félin du tigre blanc disparu des plateaux les plis délicats de son nez. Il faut franchir ainsi cinquante à cent mètres sur l’eau.

    Devant nous l ‘océan soulève les troncs lourds. Nos pas les renfoncent et l’eau gargouille sous nos bottes.

    Au bout des passerelles nous amarrons les troncs à des pitons rouillés. Il y a près des rives une provision de pitons neufs dans des cabanes. Léÿnn maintient la tige, que j’enfonce à coups de pierre. Si la mer est trop forte nous restons au sommet des falaises ; le pont tangue d’un bord à l’autre, long serpent crucifié.

    Au niveau des Yeux-Morts les ponts s’interrompent. Jamais la route n’a suivi ces bords escarpés.

    Depuis les Longues-Pentes la vue plonge sur un éventail de serres noires et vertes où rocs, prairies, forêts alternent en déchirures désolées. Un banc de brumes évoque la Saignée, qui sépare le Plateau du reste de l’île, et plus loin encore, plus haut que nous, par-dessus les nuages, le rebord continu des Yeux-Morts.

    Léÿnn me conduit vers les près les plus exposés. Il cueille les ramyes, les stessilores, observe les élytres d’un ptéral fossile, retrouve, dit-il, au creux de sa paume l’exact contour de la pierre des paumes de ce temps-là – puis il dresse la tête, prend le vent.

    Parfois, nous montons aux Yeux-Morts. Le paysage le plus nu de l’île. Une table d’herbe et de roc, des avens qui s’évasent traîtreusement sous les touffes d’enkystes. Des ronces. Des moutons. Du vent.

    Le sol se dérobe à l’emporte-pièce : d’un pas sur l’autre, un trou d’eau circulaire, d’une centaine de doughs de diamètre, profonds de dix dès le bord. On ne retrouve jamais les corps. Dans la section sud-ouest, des panneaux de métal neuf, incongrus, signalent : ATTENTION, GDOURS.

    Ce sont ces trous d’eau noire qu’on appelle « les Yeux-Morts ». Les quatre plus grands dépassent dix kilomètres de circonférence, et possèdent un déversoir naturel : au nord le Tchviek, au sud l’Odmarsoum. Le Tchviek se précipite dans la mer par une cascade ; l’Odmarsoum se reperd. On lui soupçonne une résurgence sous-marine.

    Léÿnn possède la prescience des gdours. Il sait indiquer leur distance et leur direction. Je le suppose capable de capter de très loin l’odeur de l’eau : jamais un mouton ne tombe dans un gdour. Les accidents humains restent rares : les bergers ne quittent guère leurs gourbis, qu’ils appellent hezzevoud. Léÿnn tient parfois avec ces représentants d’une civilisation déchue de longues conversations, à base de signes e d’onomatopées, qu’il ne traduit jamais.

    Nous repérons, sous les herbes, les vestiges circulaires de ces abris de pierre d’où les Ommides du Xe siècle tiraient à l‘arc le mouton noir : la flèche entraînait une corde, on ramenait la bête, puis on l’achevait à la pierre – crainte des loups.

    Les loups et les moutons vivaient alors en parfaite symbiose. Mais les ovins, pousse à pousse, ont dévoré les forêts ; les loups, faute d’abri et de nourriture, ont disparu.

    Les derniers bergers, plus clochards que pasteurs, subsistaient sous leurs huttes de quelques fromages, pris sur la vingtaine de bêtes qu’ils pouvaient reconnaître. On ne les acceptait pas à Wreggen. Leur marché se tenait à Bilama, près des portes sud-est. Ils ne harponnaient plus, dépensant en gros tabac les bénéfices de leurs schilboms crayeux.

    Quelques hameaux crayeux souillaient le flanc sud-ouest du plateau. Les bêtes de ce coin restaient chétives, souvent traites, souvent tondues. Les chiens, galeux et veules, ne connaissaient que les six pas menant du feu de crottes à leur écuelle.

     

    Nous rencontrions parfois Glomod sur la route ; il assurait la consultation des femmes à l’odeur de chèvre. Les enfants eux-mêmes refusaient de suivre leurs pères sur le plateau, lorsqu’ils se décidaient à traire. Glomod leur apportait la nourriture dans une camionnete. Il emmenait avec lui Nourlik, l’infirme, à qui ces déshérités adressaient des signes de connivence. Puis il gagnait, dans son véhicule au cul carré, les chemins pierreux des hauteurs.

    C’est là qu’un jour Léÿnn et moi fûmes témoins d’une scène extravagante : Glomod contourna la camionnette pour tenir la porte à son fils. Nourlik descendit péniblement, appuyé sur ses béquilles, que son père soudain faucha d’un revers de son pied bot. La plaisanterie leur parut drôle. Ils se mirent ainsi à se poursuivre, Nourlik propulsé comme un crapaud sur ses membres antérieurs arqués, le père boitillant en cercles autour de lui, l’agaçant de son pied crochu. Cruauté folâtre !

    Les bras du fils formaient avec le corps deux angles droits rigides comme les articulations d’un jouet à ressort. p.25.  

     

     

     

     

     

  • Le numéro de clowns

    C o l l i g n o n H a r d t V a n d e k e e n

     

    LE NUMÉRO DE CLOWNS

     

    Être clown n'est pas ce qu'on croit. C'est un métier. Cela s'apprend. Sur le tas aussi. Mais il y a des écoles de clowns. Si tu es doué, tu auras besoin de l'école ; si tu ne l'es pas, dix ans de piste n'y feront rien. Si tu parviens un jour à te faire accepter dans la lignée des paillasses, tu pourras bien éblouir le public, épater le profane, mais jamais un seul de tous ceux qui t'auront pour finir adopté, de ceux qui désormais constituent ta famille, ne manifestera la moindre admiration, le moindre étonnement : estime-toi toujours heureux d'avoir quelquefois inspiré de l'estime. Souvent tu auras été clown de naissance, car c'est bien le diable qu'un clown immédiatement doué ne soit issu d'une dynastie, école ou non ; et c'est cela que tu as oublié, Tcherkossian, ou que tu n'as jamais voulu avoir : une Dynastie.

    Tu as pensé qu'il suffirait d'un exotisme, d'un nom en -ssian, pour incarner le Chout, le Bouffon, Petrouchka – or le clown vois-tu n'est pas l'artiste de la troupe, celui-qui-fait-rire, tandis que d'autres trimeraient à ras de crottin en dessellant les bêtes ou en domptant les tigres – mais c'est lelui, le clown, comme tout le monde, qui bosse dans la bouse, douche l'éléphant, monte les gradins, à la courbature de son dos. S'il dit tout haut ce que les autres ne disent pas, il fait tout ce qu'ils font. Il conduit aussi les camions, nourrit les fauves à bouts de crocs, et c’est lui, le clown, qui détournait le public, par ses contorsions, de la trapéziste disloquée sur la piste.

    Musicien, il jouera le Troisième impromptu de Schubert sur une corde à travers un gant de boxe, du saxo la tête dans l’eau ; et tu prendras les baffes avec grandeur. Zavatta dit : « Si je reçois un coup de pied au cul et que les enfants rigolent, je suis le plus heureux des hommes ; si personne ne rit, je ne suis qu’un pauvre type qui vient de recevoir un coup de pied au cul ». Voilà pourquoi le clown est le plus humble, le plus orgueilleux, le plus vulnérable des artistes – celui sur qui tout le monde compte, qui répond présent partout où les autres défaillent, bien qu’ils ne défaillent jamais, précisément parce qu’ils n’ont jamais défailli, pour se faire à jamais justifier d’être le Verbe, l’Esprit, le clou que tous attendent, celui pour qui parfois l’on est venu avec toute sa famille, en faveur duquel on pardonne tout le reste si le reste est raté ; en vérité un cirque avec un mauvais clown est un cirque mort, un cirque, à la lettre, qui n’existe pas.

    Nous pourrions tout autant il est vrai célébrer le dompteur, triomphe immémorial de l’homme sur la brute,  ou les antipodistes échafaudés les uns sur les autres et qui défient les lois de la résistance cardiaque ; mais la vanité m’incite à voir dans le clown la quintessence de tout ce que l’homme, homo faber, homo erectus, homo sapiens, est capable d’offrir à l’homme en sa plus sacrée, en sa plus immortelle représentation. C’est pourquoi, Tcherkossian, toute la troupe, après un entretien très grave, comme on dégage lentement la tête d’un nouveau-né, enfanta pour toi ce que tu n’aurais pu enfanter de toi-même : ce qui procède au plus près du Clown, plus seul encore et plus rongé de doute, un comique. Et même à supposer que les plus grands, que Devos à lui seul, qui d’une mimique, d’une pichenette, d’un ballon, enchaîne à ses pieds le public, au point que la plus fugace expression passe pour un gag et déclenche le rire, c’est encore au clown qu’il soutire tout ou partie de son jeu.

    Ressemblances ou différences (tyrannie du rire à heure fixe, même si son propre fils se tue à moto le jour même) le spectacle continue ; que l’on soit clown en piste ou comique de cabaret, le spectacle continue. Il ne peut s’interrompre puisqu’il est sacré, dans son bondissement vers le ciel, quitte à s’y heurter, à s’y cogner(...) la tête, quitte à tomber – car il est du devoir absolu de l’artiste de ne jamais révéler, de ne jamais sous-entendre au public qu’il va mourir, qu’il doit mourir – ce qui adviendrait immanquablement, immédiatement, si le spectacle, ne fût-ce qu’un instant, s’interrompait. Le clown, le comique, sont pluriels, ils jouent devant leurs pairs, mais chacun reste seul, seul avec tous (Terzieff).

    Il est rongé. De bile. De peur. Suant d’angoisse par caque pore. Il danse sur la corde raide entre « juste espace » et « fusion », communion et cabriole – pour placer son effet, comme un revers, une estocade. Le comique est un susceptible, un mesquin, sitôt pris à partie personnellement, sans recours ni atténuation, sans filet, « seul en scène » comme on dit à présent (exit le hideux one man show). Perdu, flingué, pour peu que son dernier «mot » ait capoté. Nul plus que lui n’est guetté par la chute, l’ulcère – le fiel. J’étais comique. Venu d’un numéro de prof qui ne m’intéressait plus – public obligatoire : où est le danger ? Je faisais rire, soit, avec passion. Mortifié d’autre part jusqu’aux moëlles, si le respect m’était refusé.

    Le comique déteste qu’on le prenne pour un comique. Mais à cinq ans de la retraite, j’ai décidé de monter mon propre spectacle, pour y inclure certains cours, justement. Pour commencer, je me servais d’autres personnes. Puis j’ai fini par me servir tout seul, devant des pupitres vides. « Ne t’attends qu’à toi-même » disait ma grand-mère du Jura. L’expérience m’a montré que l’association était la plus mauvaise façon d’entreprendre quoi que ce soit. Le fait artistique n’a rien à foutre de la démocratie. N’est pas Mnouchkine qui veut. Le fantaisiste, le soliste, n’est d’ailleurs pas un comédien. Il sera toujours, qu’il le veuille ou non, un aristocrate autoproclamé, éminemment contestable – seul.

    Dictateur de moi-même, je suis parvenu à extirper le rire de ces cons d’en face. J’ai joué le prof, les parents (odieux), l’administration. Et surtout j’ai banni de mon répertoire le sketch inepte de la remise de copies, où se réduisent la quasi-totalité des « prestations » de mes cons frères, ceux qui n’ont jamais remis les pieds dans une salle de classe. Puis c’est devenu encore trop pour moi : l’éclairagiste, les techniciens prolos vous êtes bien contents de nous avoir j’ai répondu comme on est bien content d’aller chier tous les jours ça ne leur a pas plu et ils m’ont plaqué – toujours ça de contacts en moins. Le comique hait le monde entier. Ma paperasse, mes démarchages e tutti quanti je me les suis faits moi-même, ce qui m’a permis de végéter, mais dans le bonheur : « Non et mille fois non, tu n’es pas venu pour plaire au public, mais pour le fasciner » - dis « l’enculer » mon prince, et tu seras dans le vrai ; à propos de femmes, j’avais avec moi pour l’heure une certaine Almée, Angolaise, toute noire. Elle me secondait en tout, et je ne supporte plus à présent que les gens qui me secondent. Évidemment pas question de coucher : on est une femme ou on ne l’est pas. J’ai toujours répugné aux femmes, qui ont toujours préféré se branler dans mon dos, ce qui est bien entre parenthèses ce qu’elles savent faire de mieux. À présent donc, pourvu que je ne lui demandasse rien, Almée me « secondait » ; elle me laissait aller aux putes, et se masturbait dans son coin comme je viens de le dire. Voilà comment je conçois les femmes, moi : collaboratrices dévouées, discrètes et frottées jusqu’au trognon, pour une bonne fois me foutre la paix.

    *

     

    Tcherkossian, je l’ai rencontré sur un coup foireux : des blaireaux nous avaient contactés, l’un et l’autre, pour animer le 8e anniversaire de leur fille ; la pauvre s’était renversé sur le bras une casserole en équilibre sur un réchaud. Les parents avaient appelé SOS médecins, les pompiers, Police Secours, bloquant tout le quartier. Une semaine après, ils avaient réitéré : pour les clowns, Tcherkossian,donc, et moi. Première fausse note : nos braves gens ouvrent leur porte – un vrai bouge, et dans une arrière-pièce sans fenêtre, une petite fille sur un grabat – et tombent sur une grande Noire vaguement déguisée en fée. Tête du père : « Mais mademoiselle, il doit y avoir une erreur... » - l’erreur, c’était la peau.

    - La fée, c’est moi ! » Elle était mignonne, Almée, avec ses vingt-cinq ans et sa peau noire;la fillette avait sauté du lit : « Chouette une Noire, chouette une Noire ! » - pas mieux… Et nous sommes entrés juste derrière en nous bousculant, maquillés au rouleau, plus une demi-douzaine de mômes qui nous avaient emboîté le pas dans les escaliers ; les vieux se sont barricadés dans la salle à manger. Puis la sonnette a carillonné coup sur coup, et 15 autres enfants se sont mis à fêter les 8 ans de la fille. Nous avons tous les trois fait croire à l’assemblée que Tcherkossian s’appelait Tarche, « le fabricant de boucliers », ce qui donne lieu à « cet arche cet âge) est sans pitié » (Les deux Pigeons), « j’habite au deuxième é-Tarche », « en avant Tarche » c’est nul, on va l’appeler Albert – quand la Fée s’est spectaculairement démoli le cou-de-pied en criant « Ouille ! mon méta-Tarche ! » et les petits cons n’ont rien compris - total mépris. Alors Tcherkossian s’est jeté à quatre pattes et j’ai crié Un chien ! On y met le feu ? Enfin le troupeau comprend qu’il faut ire, et tout le monde se retrouve à quatre pattes à se flairer le cul. Il y a même une fille qui a levé la patte , en vrai. Voilà ce qui arrive quand trois clowns convoqués improvisent un excellent numéro en costume, et enchaînent au même rythme. Les enfants s’étaient regroupés autour de nous avec les orangeades et nous entendions battre en cuisine la porte caoutchoutée du réfrigérateur.

    Almée a raconté ses expériences d’auto-stoppeuse : «Pour les filles c’est facile ! »

    Sur la route de Guatemala Ciudad, un petit gros m’a fait assoir à côté de lui ; il voulait me tâter les cuisses. Je croisais les jambes, je décroisais les jambes. Il conduisait très vite, d’une seule main. Puis il a ouvert sa braguette et se touchait. J’ai détourné les yeux en vitesse ; jamais je ne m’étais intéressée à ce point à un paysage ».

    Nous nous sommes retrouvés dessoûlés dans une brasserie « Munichoise » avenue G., repassant à mi-voix nos numéros, dans un coin. Les garçons nous fixaient. Nous nous sommes souvent interrompues, crainte que le concurrent, l’autre, n’empruntât ce tic, cette torsion du nez, cet accent étranger soudain. Épiant la moindre mimique, sans rire, pincés, comme aigres – le comique est un être rongé par la bile. Nous ne parvenons pas à nous égayer. Nous ne l’avons pas souhaité. Nous avons fini par nous ennuyer, l’un l’autre, et chacun de soi-même. Les gestes deviennent ébauches, les allusions, indécelables, et le silence est venu. Rien de plus déprimant que ces confrontations d’augustes : il n’en faut qu’un, par cirque. Par music-hall, par salle des profs, par entreprise.

    chevaux,étudiants,Angola

    Autrement c’est le clash. Garanti. Les deux se font concurrence. Ça n’intéresse plus personne. Dans le courant de la conversation, nous nous sommes aperçu que nous parlions tout trois l’allemand : l’ Angolaise, avant moi, tordait de rire des parterres de Geschäftsleute, hommes et femmes d’affaires, de Rostock à Leipzig ; rien ne déridait davantage ces chimpanzés en costumes que d’entendre une Noire écorcher l’allemand avec des intonations bantoue. Kolossale Finesse ! L’entrain a rebondi, juste un peu ; nous avons croisé nos impressions sur les publics teutons, dont les meilleurs jeux de mots reposent sur des à-peu-près (« meine Samen und Spermien » statt « und Herren). Alors les maçons, depuis longtemps exaspérés, se sont mis à tourner, torchant les guéridons à grands coups de loques, nous aspergeant d’eau sale, bousculant les sièges vides.

    Ce sont d’abord des réflexions à haute voix sur « les gens qui parlent deux langues ». Tcherkossian observe encore plus fort que c’est bien la première fois qu’il entend des commerçants dauber leurs clients. Il se fait rabrouer par ces cons de prolos, nous le soutenons, les loufiats se mettent à gueuler comme une meute, on n’en est pas à pleurer après le client, tout le monde s’est mis à se taper dessus à coups de chaises, toute la boite s’est fait saccager. Lorsqu’on s’est regroupé hors d’haleine six rues plus bas, les croquants avaient rameuté les flics, moment choisi par Tcherkossian pour nous rappeler qu’il faut toujours se démaquiller juste après le numéro, les passants nous ont regardés d’un air bizarre, mais peut-être que je me fais des idées sur les clowns. J’ai entraîné Almée l’Angolaise, pour lui épargner l’atroce parallèle entre comique et tragique : dissertation superflue.J’ignore pourquoi ce soir-là précisément mon assistante m’a plaqué pour Tcherkossian. Quelques jours plus tard, faisant du stop sur la portion fac- centre ville, je les ai retrouvés.

    Existaient encore en ce temps-là ces monstres nommés Deux-Chevaux. Seuls possédaient ce genre de pisse-roulettes les gars ou filles fichés « gauche ». Celui-ci a pilé devant moi en oscillant : Almée l’Angolaise au volant. Surprise encore : Tcherkossian vautré sur la banquette arrière, ivrissime. Il me fait une petite place. La passagère avant pue l’alcool aussi. Les vapeurs d’essence et de toile de toit font un cocktail gerbatif. La conduite à droite est approximative. Tcherkossian debout sur la pointe des fesses mitraille à bout de bras tout ce qui nous double, fabriquant des deux joues des bruits caverneux de rafales, et postillonne.

     

  • NOX PERPETUA MATIERE PREMIERE

    51 08 23

    J'occupe seul une chambre d'hôtes et utilise ses chiottes. Je dois avoir quitté les lieux avant une certaine heure. Me suis cependant promené, tôt, dans Paris. Un être antipathique, à tête carrée, à cheveux ras, occupe une chambre voisine et me sourit d'un air dur. Puis, Annie et moi faisons l'amour tôt le matin sur la prairie devant la maison de Josette, en évitant les bouses. Un carnet personnel gît sur l'herbe. Nous manquons être surpris par l'homme rasé, antipathique, d'un côté, et par la propriétaire des chambres d'hôte du Massegros de l'autre. Ce n'est apparemment pas la première fois que cet ex-militaire loge ici, la propriétaire semble le connaître, et plus encore – Annie et moi nous promenons sur une route descendante comme à Meulan ; dans le contrebas la ville reprend, nosu découvrons derrière un rideau de magazin un stand de poulets à la broche, Annie s'entrave et s'essuie au rideau mais n'achète pas de poulet. Elle s'est à présent transformée en jeune Noir, avec qui je discute sur les meilleurs moyens, jour après jour, en transformant nos habitudes, en évitant de tomber dans la routine, nous pourrions renouveler notre amour tout récent. UTILISE

     

     

    51 08 25

    Annie et moi, plus une autre femme et un enfant, gravissons en voiture en région parisienne une forte pente. La route présente un gros ruban d'herbe en son milieu. Nous nous garons en pleine déclivité. Cette fois-ci nous explorerons la forêt par l'est. La dernière fois, par l'ouest, ç'avait été agréable, et par une pente plus douce. J'enjambe une cloture de mousse et de lierre, et je découvre d'un côté la maison du gardien de la réserve, qui se finit donc là, et de l'autre cinq ou six vélos flambant neufs, accotés contre un talus, avec des cyclistes qui se désaltèrent à leurs gourdes.

    Adieu tranquillité – mais nous pourrons reprendre le chemin d'explorateur de la veille, en sens inverse... UTILISE

     

    51 09 09

    Aux caisses d'un monumental supermarché Annie me demande de rincer un par un de gros radis rouges, elle a acheté aussi des bananes. La caissière sourit car je n'ai eu presque rien à faire tandis qu'Annie posait tout sur le tapis roulant. Sous le porche de sortie, je passe devant un clochard qui s'attend visiblement à ce que je lui donne quelque chose. Annie restée en arrière cherche de la monnaie, je ne peux pas lui dire sous le nez du clochard que j'ai déjà rétribué ce dernier (un euro). COLLIGNON

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    Quand je l'ai dépassé, le clodo furieux me donne une grande claque sur l'épaule gauche. Je le ressens dasn mon corps de dormeur. En écrivant cette histoire (dans le rêve), je m'aperçois que la famille où je suis invité (grande réception, peut-être chez ma belle-famille) porte le même patronyme que le mendiant. Va-t-il réapparaître enrichi ? Tout le monde est riche et bien habillé ; le clochard lui-même portait, quoique salis, de beaux vêtements. La tonalité d'ensemble (malgré l'euro) évoque les années 70. UTILISE

     

    51 09 10

    Paris à flanc de falaise. Repas chez des Asiatiques luxueux (famille de Marie-Christine).

    Je suis poursuivi et surveillé ; un rétablissement en haut d'une falaise, et je vois uen vaste plage bondée ; par-dessus, au fond, la Tour Eiffel.

    Retour dans une classe, à flanc de falaise. Je viens de donner des indications sur Lucrèce aux garçons, arrivent les filles en plein chahut, je n'arrive pas à les calmer, je leur écris la préparation latine au tableau. Et le tout à flanc de falaise. UTILISE

     

    51 09 14

    En autocar dans les Pyrénées vers l'Espagne avec des collègues. Nous sommes arrêtés sur un étroit bas-côté par forte circulation. Je me crois arrivé, mais il faut remonter : ce n'est plus loin. Il m'a été remis un revolver tout plat présenté comme le dernier modèle de la police secrète espagnole. Le car est vaste, il domine de haut la route. L'ambiance y est excellente, il y fait chaud, Corinne se met à l'aise sur son siège au point que je voie sa culotte. L'autocar mord sur les bas-côtés pour les virages. Passée la frontière, où mon arme n'a pas été détectée, je la tâte sans cesse à travers ma pochette : ne va-t-elle pas se déclencher à l'improviste ? Quand une balle est tirée, une autre prend-elle immédiatement sa place, sans cran de sécurité ? Il ne faut pas la faire voir, mais j'aimerais bien m'en servir pour me faire valoir auprès des autres. Un petit essai à demi-involontaire, par maladresse, envoie en l'air un petit cachou inoffensif qui retombe en courbe à deux mètres de moi. Peu efficace ! Nous nous retrouvons dans une station pyrénéenne espagnole. Je ne peux plus remettre l'arme aux autorités pour m'en débarrasser, car on me ferait des emmerdements.

    Je la redissimule. Nous sommes à deux par chambre d'hôtel. Mon compagnon, plus jeune que moi, est absorbé par sa lecture. Cependant je lui fais voir sur mon livre à moi deux photos de jeunesse de Poivre d'Arvor le montrant en habit vert de prêtre et disant la messe... L'autre regarde par politesse et semble tenir Poivre d'Arvor pour un piètre journaliste, analogue à (ici le nom oublié d'un reporter espagnol). Je me suis aperçu que nous sommes en plein dans la période qui a précédé la Guerre d'Espagne. A un moment donné (mon compagnon s'est absorbé), quelque chose se casse dans ma pochette.

    Tombent à terre des débris mêlés de revolver, de lunettes et de sandalettes. Mon compagnon revient et considère avec impatience et dégoût ces débris incohérents sur le sol : “Mais qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui vous est arrivé ? Pourquoi avez-vous fait ça ?” Je reste incapable de fournir une explication. Ambiance de plus en plus oppressante.

     

     

    51 09 15

    Me promenant dans un chemin creux, où je suis déjà passé dans un rêve précédent, je reviens sur mes pas en voyant des enfants de Gitans (petite fille blonde) derrière un haut grillage. Un chien furieux m'aboie dessus et se précipite sur la clôture au point de se sectionner une patte qui jaillit devant moi. Ma foi, qu'ils se débrouillent avec leur chien. Je me retrouve dans un restaurant très clair en face de Corinne avec laquelle se déroule une conversation à demi-amoureuse. A une autre table, Added, printanière, seule. Nous ne la rejoignons pas et elle ne semble pas en souffrir. Je remarque alors que les deux mains de Corinne sont coupées, devant elle ; ce sont des prothèses qui se rattachent aux avant-bras par des crochets.

    Elle joue avec une troisième main artificielle : c'est celle de sa mère, qu'elle lui garde. La section de ses avant-bras se présente sous forme de cercles plastifiés. La conversation se poursuit.

     

    51 09 19

     

    1) Dans une ville près d'Albi l'hôtelier voudrait que je partage une chambre déjà occupée par un jeune couple, la femme dormirait par terre sur un matelas, donc moi avec l'homme. Arrivent Sonia et David qui voyagent ensemble et se sont trouvé un hôtel minable. Nous avopns elle et moi chacun une auto et nous donnons rendez-vous pour le lendemain matin.

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    2) Je suis en train de faire un émission à la Clef des Ondes lorsque j'entends un chœur masculin chantant “Khaled Constantine”. Ce sont des camions garnis d'ouvriers arabes. Voulant refermer la fenêtre, je m'aperçois qu'elle s'est transformée en deux immenses battaants de plastique jusqu'au trottoir du rez-de-chaussée, je tombe sans me faire de mal. Je suis accueilli dans le lit d'hôpital d'un speaker qui me tend un micro et me demande de raconter ma mésaventure : “j'ai été partagé” dis-je “entre deux sentiments : celui d'une répugnance face à l'invasion et celui d'une compassion pour la misère en écoutant ce chant si nostalgique.” Il me coupe le micro parce que c'est parfait, j'ai dit tout ce qu'il fallait.

    Survient un couple d'une soixantaine d'années, bien nourri, européen – ce sont ses parents, je m'enfuis : “Et s'ils me trouvent dans ton lit ?” Il rit avec un geste d'insouciance. La mère voudrait étaler les plis du drap mais ils sont dans un tel désordre qu'elle y renonce aussitôt. UTILISE

     

    51 09 21

    J'arrive au restaurant avec une dizaine de collègues. Nous voulons nous installer à des places que nous aurions réservées, les autres veulent me reléguer à une autre table. Le restau est comble. Je m'installe enfin, mange peu, me retrouve seul. Un morveux infect s'assoit à côté de moi et braille “Collignon tête de con”. Il est collant, affectueux dans le style foutage de gueule, je dois partir pour éviter le scandale car les gens me donnent tort de ce que je le repousse. Je m'échappe à pied du restaurant, craignant qu'il ne me rejoigne par une allée de la cour d'honneu raboutissant à une grille.

    Les trottoirs grouillent de monde, ce sont des Russes, dont un grand moujik avec des bottes. Dieu merci le gosse ne me suit pas, la foule devient compacte, la rue monte, c'est la côte des Quatre-Pavilllons à Bordeaux – qui est une vraie capitale. Le centre ville est en haut de la pente. UTILISE

     

    51 09 27

    Après un très long congé, nous recevons Mme Peytier, proviseur, qui me fait l'amabilité de me visiter. Elle constate que je ne vais pas bien du tout. Le plancher est incliné, ma chaise manque de tomber malgré les rectifications de position. Je vais quand même en classe, où je critique à part moi les élèves qui ne savent ni lire ni expliquer. Moi-même élève, je me vois incapable, malgré la sympathie de la prof, de lire sans trébucher sur chaque mot, pas un commentaire ne me vient et ma voix ne cesse de s'affaiblir.

    UTILISE

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    51 10 02

     

    1) Je chie dans des toilettes , que tout le monde traverse comme un moulin, et chacun peut me voir de la rue. Personne ne fait attention à moi sur mon trône. Je décide d'obstruer les toilettes en me torchant avec un énorme morceau de papier glacé, mais c'est inefficace (pour attirer l'attention).

    2) Je me suis enfui de chez mes parents pour m'installer enfin dans une grande chambre de cité universitaire, très éclairée, haute de plafond. Mais j'ai oublié savonnette, brosse à dents, et tout matériel de toilette. La chambre se met à tanguer, elle se trouve en réalité sur un vaste yacht dont la propriétaire est une jeune femme qu'Annie commence à draguer. Il y a aussi un autre homme à bord, que je suis censé draguer moi. Je convoque Annie et lui fais des remontrances, parce que si ça l'amuse, elle, de flirter avec une femme, moi je n'ai rien demandé par rapport à cet autre homme.

    J'obtiens gain de cause.

     

    51 10 03

    Mêlé à un groupe de touristes, je remarque (c'est le matin) Mlle Lecuit, que j'ai connue à tanger, en train de dormir sur un canapé. Je somnolais moi-même sur celui d'en face, écoutant de la bonne musique de variété. Mais elle possède des écouteurs qu'elle se fait littéralement hurler dans l'oreille. Pour l'en avertir, et peut-être pour obtenie plus, je lui caresse le poing qu'elle tient en dehors du drap. Elle se réveille en furie, m'accuse des pires intentions en gueulant. Je pars dans le couloir d'hôtel, très inquiet, rejoins des amis parmi lesquels ma femme, n'ose me confier. Elle se rapproche de M. Amour, que j'ai connu à Vienne. Mlle Lecuit était bien reconnaissable malgré les années ! Lorsqu'après le repas j'entre dans un WC public, je la retrouve juste à côté, peut-être en train de m'espionner, ayant je l'espère abandonné son projet de m'accuser. J'ai du mal à trouver le papier, mais découvre une pleine cartouche de Bénénuts destinée aux distributeurs de confiseries. J'enfouis cela dans mon vieux cartable : autant de restaurants d'économisés. La vill où je me trouve est américaine, grande comme Paris et à peu près semblable, mais sans gratte-ciel. La menace de dénonciation (j'imaginais déjà les interrogatoires et la condamnation (même légère) de principe) mais particulièrement infamante semble s'être dissipée.

     

    51 10 06

    Au bas d'une prairie en pente, abrité (mal) par une haie, je vois deux énormes tablées campagnardes où piquent-niquent des patrons de charcuterie fine (saucissons, foie gras). Ils se jettent toute leur production à la figure en hurlant de rage parce que de nouvelles taxes, énormes, ont réduit leurs bénéfices à néant. Ils préfèrent dans ce cas anéantir leurs marchandises en se les foutant sur la gueule. Tout devient hystérique, eux-mêmes ressemblent à de la chair à pâté. De derrière ma haie j'empoigne un gros saucisson et en bouffe une bouchée mais le renvoie pour ne pas être repéré.

    Quel gâchis !

     

    51 10 10

    Laissé seul avec Lauronse dans sa chambre (le matelas posé à même le sol) je regarde avec lui la télévision. Il fait éteindre la lumière d'ambiance, je lui représente que “je suis hétérosexuel à plus de 100%”. Il me dit “Ce n'est qu'en rapport avec le passé.” J'ai allégué aussi que pour Sonia ce serait déstabilisateur que ses deux pères en quelque sorte couchent ensemble. Je ressors par la fenêtre et, de rebord de mur en rebord de mur, je parviens sur le trottoir, de nuit, sous uen pluie légère. Et tout cela se passait à Tarbes. Ce rêve a eu deux suites que j'ai oubliées.

     

    51 10 13 (60 ans)

    Annie m'apprend à planer au-dessus de petits mâts en forêt. C'est assez dangereux, il faut se concentrer. Elle est pleine de sollicitude. En retouchant le sol j'ai la bouche encombrée de mucosités malgré la légèreté de la bière que je viens de boire. Je m'en débarrasse en l'ôtant avec la main. Je remonte une pente de campagne jusqu'à un restau faisant buffet, les gens me semblent snob. Je ne peux pas avaler grand-chose, je prends trois photos d'une petite cabane ornementale en redescendant, avec un lit, des figurines de guerriers grotesques, Astérix et Obélix.

    Je rejoins Annie dans le bois, nous nous retrouvons au centre de Rodez, il y a foule, en contrebas une place défoncée faisant terrain vague, Annie cherche notre voiture qui a disparu, je dis: “Tu vois ce trou, là ? Eh bien, avant, il y avait là notre voiture.” Une dame trouve ça drôle. Nous regagnons chez des amis (Lauronse ?) une cabane où nosu sommes logés au fond du jardin, le soleil donne dessus, Annie reste couchée sans vouloir rien faire parce qu'elle en a marre “qu'il fasse deux degrés”, la maison elle-même en effet n'est pas chauffée. Dans des toilettes de bar, je ressors en m'habillant, Cartron, ancien élève, est là en blouson d'un air décidé, je passe devant lui dignement, il ne peut rien me reprocher.

     

    51 10 14

    Je dois présenter des textes à moi au couple Jean Bernard. Ils habitent un très beau château avec une grosse tour. Ce n'est pas la première fois que je viens ; ce jour-là, des travaux affaiblissent un mur sommé de tuiles. J'y marche cependant sans dégâts, passant par le sommet des toits pour éviter ces gens qui m'intimident : je les visiterai au retour. Je pénètre dans uen mansarde avec un petit transistor en marche, espérant ne pas me faire repérer. Mais je l'éteins, je remonte de pièce en pièce, surpris deux fois par un couple de domestiques à qui je fais le signe de se taire. Ils le font.

    Je suis nu. Je m'échappe par un rebord de toit qui s'appuie directement sur des montagnes. Ici je pourrais faire le raccord avec un autre rêve, qui me fait traverser puis retraverser en arrière une petite forêt, comme j'en ai vu en Lozère au mois d'août.

     

    51 11 02

    Je me promène à vélo dans les environs de Reims. Parvenu à un restau-bistrot villageois, je mange une énorme soupe au vin pas très saine, à une tablée de ploucs. Je remets ce que je ne veux pas dans la marmite, ou directement dans un énorme récipient sous le nez d'un gros rougeaud, qui manifeste son étonnement mais avale. Je me suis excusé de lui avoir forcé la main, il en est bien d'accord mais avale gloutonnement. En sortant, je cherche mon vieux vélo d'emprunt, le retrouve sans qu'il ait été volé, ouf. Juste après, une ville splendide, inondée, aux trottoirs étroits.

    Une femme enlève en souriant de sous mes roues une machine comme une vieille imprimante, puis après le virage sur ce quai étroit, deux chaises de jardin en plastique blanc (elle m'avait dit “Après le coin, ça se gâte”). La cadre architectural est remarquable (XVIIIe s.). Je pense à mon itinéraire, je frôle les régions de mon enfance à côté de Reims. Mon voyage ne doit durer que quelques jours.

     

    51 11 04

    Je suis dans une taverne typique et coloriée (jaune-rouge-vert) de la Terre de Feu. Une carte au mur en montre une partie, ainsi qu'une petite île, dans l'Atlantique, que l'on me désigne. Un Argentin truculent, à collier de barbe, nous parle dans un mélange d'espagnol et de français. Il possède un grand prestige, au point de faire mettre à la porte par le patron une grande partie des assistants, qui ont trop bu et mènent grand tapage. Il ne veut plus parler qu'à moi, à qui il évoque ses femmes successives, plus viragos et caricaturales les unes que les autres. Nous arrêtons de parler de cela au milieu des éclats de rire.

    Il recherche mon amitié. UTILISÉ

     

     

    51 11 08

    Je rejoins Annie au matin après une séparation. Elle habite au deuxième étage et j'entends de la rue le bruit pesant de ses pas sur le parquet. Un bijoutier se penche par sa fenêtre, au premier, avec son lorgnon fixé sur l'œil. Il se plaint du bruit. Annie apparaît à la fenêtre et nous pouvons nous rejoindre. Je pars faire les courses en traînant un caddie déjà garni. Je n'ose compléter les courses avec ce caddie déjà plein. Il faudrait que je le remporte chez moi et que je revienne en auto. Je monte à une cafétéria. Un homme est en train de montrer sur un mur des vues cinématographiques. Ce sont de magnifiques nocturnes qui s'envolent, même de jour, dont l'un, tout bleu, à travers l'habitacle d'une voiture. Je regrette qu'Annie ne soit pas là pour les admirer. A une table, un grand jeune dégingandé essaie d'attirer l'attention du commentateur sur une espèce de pavé qui se soulève dans la salle, en forme de champignon, et lui répète : “Tu vas mourir sur la route ! Tu vas mourir sur la route !” Cf. Septimus de Woolf.

     

    51 11 15

    1)Je fais reculer des voitures sur de l'herbe coupée, en pleins champs, reculant moi-même de plus en plus loin, il y a au volant de la troisième un chasseur très aimable.

    2) Je veux faire à pied dans la brume le tour, par la rocade, de Toulouse par l'ouest (ce serait plus intéressant par l'est ; mais je le repousse à une autre fois, à proximité des monuments les plus intéressants). Il s'agit à la fois de Toulouse et de St-Girons. Peu de circulation, je marche plutôt sur la piste cyclable. Vient à ma rencontre une jeune famille expulsée, le père, la mère, l'enfant, qui errent ainsi.

    3) Nous nous retrouvons dans une chambre de location

    COLLIGNON

    NOX PERPETUA TOME 1 28

     

     

     

    1. a) 1e version : moi seul avec une logeuse qui vit seule au rez-de-chaussée, et qui ne dirait pas non si je la rejoignais.
    2. b) 2e version : dans une chambre minuscule prenant le jour par une tabatière coulissante, avec Annie et Véra sans doute, comme en Lozère. Annie se désole de devoir quitter Mamers (en même temps Toulouse) parce qu'iil lui reste un ticket de douche municipale. Lucinda très calme veut essayer de lire dans mon carnet rouge de citations et je m'en réjouis.

     

    51 11 18

    Sarreméjean a déménagé avec un pote. Ils m'indiquent un chemin pour revenir rue de Pessac et visiter Nicole. Ils me placent en voiture dans un carrefour au sommet d'une colline urbaine, d'où partent maintes directions (“Jaurès”, etc.) Ma voiture démarre difficilement. Elle s'engage même sur des rails. Je parviens à destination à travers une vaste saignée ménagée par des travaux d'urbanisme, bien dégagée, sans savoir par quels quartiers de Bordeaux je peux bien passer. J'arrive soudain à son ancienne adresse, devant Alain Delon au centre d'un vaste bureau d'agence immobilière. Il croise les bras et me dit : “Vous ne saviez pas que c'est moi qui lui ai vendu l'endroit où il habite actuellement ?” Il est gonflé d'autosuffisance devant ma stupéfaction, son bureau domine tout le quartier par de vastes baies, il y a chez lui un vaste globe terrestre à l'ancienne. Cette ville ressemble plutôt à Bruxelles ou à Liège.

     

    51 11 28

    Nombreux rêves. Tout à la fin : suite à une très bonne émission, où j'imagine qu'on me félicite, une grande jeune femme rougeaude et enveloppée mais appétissante se laisse entraîner sans trop de résistance dans une remise du studio, et embrasser sur la bouche. Je lui fais passer les mains par ma chemise pou rqu'elle puisse se réchauffer les doigts sur mes côtes, nous nous embrassons à nouveau sur la bouche, elle trouve cela exaltant, cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas touché un homme. Deux copines nous surprennent d'un air de blâme, elle les suit pour nous justifier avec enthousiasme, et moi je dirais qu'elle s'exalte bien pour une simple pelle.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    51 12 03

     

     

     

  • Khyrs et Tzaghîrrs

    1. La stèle

     

    Ici le fleuve entaille la falaise. Six cents doghs de dénivelé. Au sommet, la ligne des arbres – en bas, la trouée du rapide et son ravage de troncs. L’eau fume jusqu’aux premières savanes sous la pente : c’est là, au bout de la dernière piste, que se devine sous les herbes la stèle d’Alloum-Khéfi.

    « Lis ce qui est écrit !

    - Comment serait-ce possible, ô Badjar, à celui que tu as privé de la vue ?

    - C’est juste.Qu’on l’achève.

    Un esclave pousse le Blanc, qui tombe à quatre pattes et reçoit sur la nuque le froid tranchant du ssûtak ; un autre entraîne le corps et la tête hors de la piste, à portée de hyènes.

    « Blanc, lis-nous le texte de la stèle.

    - De la dixième année de mon très glorieux Règne

    « Quiconque, homme ou femme, de peau noire, ayant franchi la borne du Royaume

    «  Sera sur-le-champ exécuté ».

    Un vaste éclat de rire secoue les Suivants sur leurs méharis, et gagne la colonne des guerriers sur toute sa longueur. Le prisonnier halète. Le ssûtak recourbé s’élève sur sa tête, mais le Badjar fait un geste condescendant : « Laissez-lui la vie ». L’homme est tiré en arrière par la corde qui lie ses poignets. Le Badjar tend le bras vers la stèle. Aussitôt dix guerriers s’arc-boutent à sa base et s’écartent d’un bond quand la pierre s’abat dans un creux d’eau sous les herbes, avec le bruit lourd d’un hippopotame touché à mort.

    Alors une clameur remonte la colonne jusqu’aux lisières de forêts, et plus loin, où l’on n’a rien vu. Le Badjar a levé trois fois le ludabeth, sa lance-d’appui, qui descend jusqu’au sol le long de sa monture, et rythme la marche vers le nord : Hy-bâ !

    chameaux,opposition,invasion

    Hy-bâ ! crient les flancs-gardes.

    Le Badjar marche en tête sur son méhari. Ses lèvres sont bleues. Son crâne aux tempes poncées porte une crête rousse de la nuque au front. De sa ceinture partent huit longues étoles rouges, tendus en étoiles par huit esclaves à pied, aux lèvres bleues, le torse nu. Ainsi maintenu à mi-corps, il avance avec majesté, comme une rutilante mygale.

    Les tendeurs d’étoles trébuchent sur les longues-herbes, prenant soin de toujours garder le tissu soigneusement tiré. Leurs traits et leurs muscles luisent. Sous la taille écartelée par les écharpes tendues à se rompre, un pantalon bouffant d’étoffe blanche à crevés rouges. Les pieds sont nus. Derrière l’imposante pyramide formée par le Badjar et ses étoliers, les treize fouroukh montent des chevaux noirs à crinière courte. Les fouroukhs ou maréchaux ont la tête rousse et la bouche bleu saphir ; mais leurs cheveux sont plus ras, et leurs prérogatives ne vont pas jusqu’à s’autoriser la garance pour se peindre, ou la poudre d’indigo.

    Ainsi se règle la tenue des officiers, reconnaissables au nombre de leurs bagues.Les serre-files agitent leurs baguettes de cuivre. Le peuple tzaghîr est en marche : hommes et femmes en état de porter les armes. Ils ont tous les cheveux roux, les lèvres bleues et vernies, et lorsque le Badjar tourne la tête, il aperçoit, en file interminable jusqu’aux Gorges de Lazb, un immense dégorgement humain de braises rouges et de peaux noires.

     

    X

    X X

     

    TZAGHÎR FRANÇA1S

     

    « Mior utimer wendrè halemu «  Nous avons ainsi cheminé

    « horpowo biongak cho rikao, «  jusqu’au coucher du soleil,

    «  pö ruzuerru rok mispa fwonga. «  qui s’abaissa sur notre gauche.

    «  Ja bunsuéla u jumbu ku nkéakè, «  Le bounsouéla a lancé la prière,

    «  nör mior utimer diklu «  puis nous avons formé

    « diklu kar bakbar chuzuma. «  les cercles d’ébène.

    « Ha nikhuè jami  «  Je portais le numéro 743

    «  rior kaq ipshkar Schebbi «  sous les ordres d’Ebbi

    «  as ha gor runuzu «  et je fus séparé

    «  sha Hamaoua. « de Hamaoua.

    «  Ba riok-jou, ha bilnwè «  Ce soir-là, je comptai

    «  tchoumer ju turmankwèma «  dans la vaste plaine

    « …. «  plus de 50 cercles,

    « …e aucun Blanc n’apparaissait encore. Mon tour de garde n’intervenait qu’aux quatrièmes «  veilles. Je dégainai mes deux épées-de-main, l’une plus courte pour la gauche, et l’autre «  pour la droite, et les plantai dans le sol comme il m’avait été enseigné. Puis je déroulai le « çèmo qui ceignait mes reins pendant la marche, et m’y enveloppai. Je ne pouvais dormir, «  enfin parvenu au Pays Blanc... »

     

    X

    X X

     

    « Maîtresse !

    - Que me veux-tu, à cette heure de la nuit ?

    - Pose ton Rouleau-des-Lois, viens à la fenêtre !

    - Je suis trop âgée pour pouvoir m’étonner.

    - Tu n’entendais pas ce bruit par la ville ?

    - Me voici près de toi. La nuit est restée chaude.

    - Les guerriers se sont rassemblés sur la place et les rues voisines remplies.

    - Les flambeaux luisent sur les murs de sable.

    «  Au-dessus des ruelles invisibles je vois le tunnel pourpre des torches.

    - Ils partent cette nuit pour le pays des Khyrs ! »

    Djezirah et sa servante demeurent accoudées sur le balcon. Tous les contingents mobilisables d’Aïn-Artoum se sont agglutinés, bloquant la place au coude à coude. Les lances tendues à l’alignement jettent des éclairs roux. Devant le premier rang est ménagé un espace libre. Une vaste gifle de métal:lesl ances se sont redressées. Le Dovi paraît, escorté de deux colosses aux lèvres violacées. Ils élèvent sans effort le Chef sur le pavois.

    « Troupes aimées, guerriers !

    « Il est venu, le temps des prophéties.

    «  Plusieurs fois nos marchands sont allés au gras pays des Blancs

    « Les Khyrs, les Gorgés.

    « Plusieurs fois leurs curieux ont grimpé sur nos plateaux Tzaghîrrs.

    « Nous sommes curieux, nous aussi.

    «  À présent nos marchands sont armés

    « notre noir empire est plus ancien qu’eux :

    «  nous sommes les fils de la Lune et du Vent, Enfants de Toutes-Aures.

    «  Que le Premier Croissant nous éperonne.

    «  Lune a promis la Terre à nos conquêtes

    «  Depuis .540. années pour .540. autres années

    «  - Peuple Têtes-Rousses !

    2. La bataille de Drinop

     

     

    a)

    ! k

    ! k Les Khyrs

    !k !k tentent

    !k de déborder les Tzaghîrrs

    >>>>>>>>

    TZA !k Ceux-ci percent

    >>>>>>>> leur centre

    !k !k et se rabattent

    sur ceux qui

    !k voulaient les déborder.

    Le centre Khyr est en fuite.

    ‘’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’’

    b)

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    TZ<TZ

    Récit d’un jeune Tzaghîr, Héri

    (dans le style de sa nation)

     

    « Ma taille n’excédant pas le rayon du soleil (1), je fus introduit au corps agile des

    «  Archers. Ce sont les plus parfumées de nos guerrières. Choyé d’une majorité de

    « femmes, mon tempérament s’épanouit. Nos exercices alliaient la grâce à la prompti-

    «  tude. Comme prescrit par la pratique et les incantations, nous prouvons sur le terrain

    «  nos qualités d’infiltration et de repli, et la plus grande souplesse du poignet. Gliss é s

    «  parmi le trot des chameaux, nous décochons de bas en haut nos traits courts et mor -

    «  tels ; de nos couteaux nous achevons qui choient sur le sol.

    «  Nous avons adopté la position du Croissant. Notre aile tenait le nord.

    «  À peine avait paru sur le tranchant de l‘horizon la muraille des Blancs.

    «  À peine les chefs de pointe avaient-ils levé leur lance de signal que nous fûmes enve -

    «  loppés sur notre gauche. Les sauvages escadrons lourds des Khyrs, si véloces sur leurs

    «  bêtes, frappaient lourdement comme une mâchoire de pince. Les guerrières f roissées

    «  s’abattaient sur leurs arcs flexibles. Les clameurs mêlaient leurs panaches. Pressés

    «  comme nous étions, dans une extrême excitation, le mouvement tournant sur la gauche

    «  nous fut freiné, mais ceux qui périrent sont tombés sur place. Chameaux et ar c h è r e s

    «  mêlées, nous autres quelques hommes, parvinrent à faire front : cohue, retrait du bras,

    «  corde bandée, flèches tirées d’en bas.

    «  Que notre combat semblait solitaire !

    «  Nous avons tenu, enveloppant les chevaux des Blancs sous nos nuées de pennes. Et les

    «  Blancs à leur tour chantèrent l’atroce mélodie de la souffrance : jarrets tranchés des bê-

    «  tes, cous harassés qu’on égorge, dards fichés au creux des tripes. Nos parfums tournè -

    «  rent sous la fadeur, alors les Blancs pleurèrent. Leurs arrières sentirent le poids des lan -

    «  ces d’avant-garde, qui s’étaient refermées sur eux comme une coque. Nous en a v o n s

    «  consommé un grand massacre, fabuleusement regorgeant d’hymnes d’amour, et les « archères mourantes jetaient leur dernière œillade. Nous avons appris qu’un autre fruit de « guerre s’était refermé côté sud, autour du second bataillon des Blancs : deux lunes « digérantes avaient donc tournoyé, côte à côte et s’ignorant.

    Prévenus par leurs éclaireurs, les Khyrrs ont mis leur point d’honneur à progresser sans se dissimuler, avec tout l’apparat possible ; les Tzaghîrs ont adopté, pour se déployer, la formation du Divin Croissant (Tchétem), particulièrement adaptée en terrain plat. Au centre, les Chameaux Lourds (Djoulavor), peu rapides mais pourvus de longues piques de 15 pieds. Aux ailes les chameaux de charge, les archers, et les « Petites Tailles » ou fantassins (Nassar). Les Khyrs, eux, de peau blanche, se sont tenus aux normes classiques, en quinconces. Les cavaliers portent sur leurs épaules un voile flottant de couleur claire, attaché au cou par un système d’agrafes d’or. La disposition en croissants des Tzaghîrs offrant à leur course un large espace, ils l’attribuent à la lâcheté de leurs adversaires. Atsahî, sous ses pans de toile blanche, caracole sur le front des troupes : lançant sa monture, il la bride d’un coup tous les cent pas, afn de haranguer les guerriers : la bête se cabre et bat des sabots à hauteur des têtes. N’avancez pas ! crie le hobozem aux troupes d’infanterie. « Vous devez tenir sur place, tant que nos cavaliers n’auront pas tourné les forces des Lèvres-Bleues ! » Les recrues, au comble de l’exaltation, saluent de leurs épées levées.

    À cent pas, Atzahî réitère son appel, la même scène se répète, hallucinante. Les Khyrrs des ailes nord et sud ont engagé la charge. Leur confiance est forte. Très vite les chevaux lourds se truvent aux prises avec les petits chameaux ; lesTzaghîrs ont à peine eu le temps de se rabattre de côté. Mais les pertes sont lourdes à cause des archères.

    C’est alors que les jeunes Khyrrs, demeurés calmes en dépit du désir, virent fondre sur eux la lourde masse des piquiers montés, visages durs, lourdes lances noires abaissées à quatre pieds du sol au niveau des poitrines, quinze rangs de chameaux géants trottant l’amble ; chaque pique est forgée de façon différente, multiples clés d’une serrure unique : la mort. Les jeunes Dix-Huitenaires ne tentent pas de résister. Ils se laissent glisser sur les ailes ; quand les lourds chevaux khyrrs, sentiront sur leurs flancs prêts à les seconder les vaillants fantassins bouillonnants de jeunesse, quelle ardeur ne les poussera point, cœurs d’homme à poitrail de bête !