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der grüne Affe - Page 49

  • LE PETIT LIVRE DES GRANDES FETES RELIGIEUSES editions du BORD DE L'EAU

    SOUCCOT (ou Fêtes des cabanes (des tabernacles)(tentes), “fête des fruits”, “fête de la moisson “ (dans “L'Exode”) ; “époque du réjouissement” (dans les prières)

     

    HISTORIQUE

    Cette fête commémore les quarante années d'errance où le peuple d'Israël, échappé d'Egypte, dut se préparer, dans le désert, à entrer en Terre Sainte : “Vous habiterez dans des cabanes pendant sept jours, afin que toutes vos générations sachent que J'ai fait habiter dans les cabanes les fils d'Israël, quand Je les ai faits sortir d'Egypte” (Lévitique, 32, 42-43). Souccot signifie donc “les cabanes”, ou “les tabernacles” (ce sont des sanctuaires itinérants). Mais nous pouvons nous reporter aussi à ce passage de la Bible, relative à la réconciliation d'Esaü et de Jacob : Genèse (33;12) : « Il [Esaü] dit: "Partons et marchons ensemble; je me conformerai à ton pas." Il [Jacob] lui répondit: "Mon seigneur sait que ces enfants sont délicats, que ce menu et ce gros bétail qui allaitent exigent mes soins; si on les surmène un seul jour, tout le jeune bétail périra. Que mon seigneur veuille passer devant son serviteur; moi, je cheminerai à ma commodité, selon le pas de la suite qui m'accompagne et selon le pas des enfants, jusqu'à ce que je rejoigne mon seigneur à Séir." Ésaü dit: "Je veux alors te faire escorter par une partie de mes hommes." II répondit: "A quoi bon? Je voudrais trouver grâce aux yeux de mon seigneur!" Ce jour même, Ésaü reprit le chemin de Séir. Quant à Jacob, il se dirigea vers Soukkoth; il s'y bâtit une demeure et pour son bétail il fit des enclos: c'est pourquoi l'on appela cet endroit Soukkoth. » C'est la fête la plus fréquemment évoquée dans la Bible.

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    DATE

    Cette fête se déroule le 15 du mois de tichri, mais un huitième jour (“chmini atsérèt” ou “jour de conclusion”) et un neuvième (“la joie de la Torah”) prolongent les festivités – en Israël, ils se fondent en une seule journée. Le premier et le huitième jour de cette fête sont fériés, les autres “mi-fériés”, c'est-à-dire qu'il est préférable de ne pas s'y livrer à des activités trop prenantes.

    Le 7e jour est appelé “Hochana Raba” (ce qui signifie à peu près “de grâce sauve-nous”) à cause des nombreuses et longues prières que chacun récite pour son salut : c'est le jour du retour vers Dieu où ce dernier vous “scelle dans le livre de la vie” ; avec Roch Hachana et Yom Kippour, c'est le jour où “Dieu est le plus proche du peuple d'Israël”.

    “Chmini atsérèt”, le 8e jour, Dieu “retient” les fidèles un jour de plus, à l'occasion du pèlerinage à Jérusalem ; mais le soir, les fidèles rentrent chez eux.

    Le lendemain, Sim'hat Torah, est la fête de la “Joie de la Torah”.

     

    RITES

    LA CABANE

    Pendant huit jours, il faut prendre ses repas dans une cabane (la soucca) construite dans le jardin ou sur le balcon. Sa construction s'est faite dès la fin de Yom Kippour ; ainsi l'expiation est-elle immédiatement suivie d'une obligation (“mitsva”). La cabane en question doit conserver un aspect de provisoire et de fragile. Son toit, en particulier, doit être garni de feuillages. Trois parois en présenteront une certaine solidité – quoiqu'il soit obligatoire de tout reconstruire chaque année. Les branches, le bambou sous toutes ses formes, et les palmes, sont les matériaux les plus utilisés. Il doit s'y trouver plus d'ombre que de lumière, et l'on doit pouvoir apercevoir quelques étoiles, afin de rester sous le regard de Dieu. Pourtant certains tolèrent qu'une simple caravane tienne lieu de Soukka.

    On prend ses repas dans la cabane, et, théoriquement, on y dort (ou on y somnole...) Mais les hassidim, traditionalistes, même s'ils les y prennent parfois, n'auraient garde d'y dormir, crainte, disent-ils, de “porter attteinte à la sainteté du lieu”. Au moins, dire le kidoush (la bénédiction) et manger un petit peu du repas du premier soir de la fête dans la soukka est obligatoire. Le fidèle y passera le plus de temps possible, comme dans sa propre maison, y compris avec des meubles. Et l'on y étudie la Torah.

    S'il pleut ou s'il fait trop froid, mieux vaudra toujours sacrifier le rituel aux obligations de santé ; ce qui est toujours le cas dans la religion juive : les malades sont dispensés de dormir dans la soucca. Inutile d'ailleurs de s'y forcer : Dieu ne nous en aura aucune reconnaisance supplémentaire !

     

    LE LOULAV

    C'est une branche de palmier-dattier, donnant son nom à un faisceau que l'on tient dans sa main, comprenant donc, outre cette branche, une autre de cédrat “étrog” (proche du citronnier) tenu celui-là dans la main gauche, trois de myrte “hadass” et deux tiges de saule de torrent ou “arava” (Lévitique, 23, 40). Tous les jours, ces végétaux seront agités en direction des quatre points cardinaux,vers tous les coins de la soucca, ou à la synagogue, autour de laquelle se déroulent des processions. Puis vers le haut, vers le bas, en récitant des prières qui demandent à Dieu l'abondance et la prospérité.

     

    LECTURES ET BENEDICTIONS

    Le chabbat de la semaine du Souccot, on procède à la lecture du Livre de l'Ecclésiaste (Vanité des vanités...).

    Avant d'entrer dans la soucca, on dit : “Je suis prêt et invité à accomplir la mitsva (“obligation”) de la soucca, comme me l'a ordonné le Créateur, haréni moukhane ou mézoumane lekayème mitsvate soucca kaachèr tsivani baboré...” Et en y pénétrant, on invite Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Aaron, Joseph ou David (chacun a droit à une journée particulière). Puis il faut réciter le verset : ba souccote téchvou chivéâte yamim, “dans les cabanes séjournez sept jours”.

    Le rituel complet, si l'on veut s'y soumettre, est long et très minutieux. Pour finir on boit le vin ; on fait au moins la bénédiction (“motsi”) sur un morceau de pain, et après l'avoir mangé, on récite le “birkat hamazone” (action de grâces).

    Chaque soir, après avoir récité le “Shema Israel », on demande à Dieu d’étendre “la soucca de sa paix sur son peuple.”

     

    SIM'HAT TORAH

    Ce jour-là, les croyants sortent solennellement les rouleaux de la Loi (Sifre Torah) ; il est procédé à la lecture des derniers versets de la Torah, puis on la recommence dès le début : “Béréchit... Au commencement (Dieu fit le ciel et la terre)” Puis on danse dans la synagogue

    même, en processionnant autour de la bimah (autel), tenant les rouleaux de la Torah dans les bras. Même les enfants sont autorisés à danser autour des rouleaux de la Torah, sous un grand voile au-dessus de leur tête “pour les inclure dans la communauté festive”. C'est la Torah elle-même qui danse avec ceux qui la respectent, tout enveloppée car c'est le temps non pas de l'étude, mais de la réjouissance, comme l'étreinte de la communauté avec son propre corps...

     

    SIGNIFICATION DE SOUCCOTH

    La cabane en plein air symbolise évidemment la protection divine qui s'exerce jusque dans le dénuement et sous la menace des intempéries. Et justement, la fête de souccoth intervient au moment où le temps très souvent se couvre, tandis que les autres ont tendance à rentrer chez eux pur s'abriter...

     

    FETE DES RECOLTES

    Dt 16, 13 : « Quant à la fête des Tentes (hag ha-Soukkot), tu la célébreras pendant sept jours lorsque tu auras rentré tout ce qui vient de ton aire et de ton pressoir.” Donc à l'origine, la joie que procurait aux paysans d'Israël la fête de Souccot était surtout provoquée par la période des récoltes. Comme dans tous les pays, ces travaux relatifs à l'agriculture, en particulier la cueillette des fruits, s'accompagnaient de festivités. Cependant, pour éviter que celles-ci ne devinssent l'occasion de débauches, le texte biblique nous met en garde : même en cas de récoltes abondantes, c'est “devant [n]otre Dieu” que “[n]ous [n]ous réjouir[ons]”, certains allant même jusqu'à affirmer que de tels excès, justement, provoquèrent la destruction des deux temples d'Israël.

    C'est pourquoi les prêtres ont chargé cette fête d'une

    SIGNIFICATION RELIGIEUSE

    Tous les rites, d'abord, rappelleront la vie au désert des ancêtres hébraïques. Les quatre espèces végétales prescrites dans la Bible peuvent s'interpréter comme un symbole des différentes classes sociales du peuple d'Israël, qui manifestent ainsi leur unité en cette occasion. Il y a d'autres interprétations populaires : le palmier, c'est le corps de l'homme ; le cédrat, son cœur (lieu de l'intellect, pour la Bible) ; le myrte, ce sont ses yeux, et le saule, ses lèvres - “tout ce qui pourrait induire l'homme à pécher”. Ou bien, ce seront quatre caractères : le cédrat évoque le juste ; le palmier sera le juif qui se borne à la lettre de la Torah, le myrte l'homme qui agit sans la connaître –

    et le saule, sans fruit, sans parfum, symbolise l'ignorant... “Que ces quatre espèces d'hommes se rassemblent et que chacun fasse expiation pour l'autre. »

    Mais la joie doit régner ! C'est même une mitsva, une obligation : “Tu te réjouiras pendant la fête”, Deut. 16, 14 – afin de célébrer la protection divine. Celui se prend au sérieux (“ces choses-là ne sont pas de mon rang”) sera blâmé. Car "le roi David lui-même saute et fait des pirouettes devant Dieu".»

    La cabane présente dans le toit des ouvertures, afin de nous mettre plus évidemment encore sous le regard de la divinité. Le caractère provisoire de cette construction nous enseigne aussi à ne nous attacher à rien de matériel, car notre existence à nous aussi est provisoire ; la vie terrestre n'est qu'un épisode - d'où la lecture du livre de l'Ecclésiaste... C'est Dieu qui est notre seul abri. Notre maison de briques et de pierre ? Elle aussi périra. Tel est le sort commun bien sûr de toute l'humanité, mais plus particulièrement du peuple juif, qui a souvent dû, au cours de son histoire, déménager en catastrophe, mener une vie errante et dépourvue de sécurité matérielle. Or seuls Dieu et la Foi sont éternels – ce qui doit nous rassurer sur notre sort. Les croyants voient dans le caractère provisoire et incessamment renouvelé de cet habitat, symbole de la perpétuelle diaspora du peuple juif, une occasion de se réjouir de l'immortalité du peuple élu, qui résiste à tout.

    Se trouve conséquemment sollicité le sentiment de fraternité à l'égard de tous les errants de la terre, et de tous ses passagers. Tout hôte doit être traité avec bienveillance. Le non-juif est le bienvenu. La fraternisation juive implique un rapprochement avec les autres nations. Lorsque le temple était débout, l'on sacrifiait 70 taureaux, symbole des “70 nations”. Et cependant, Souccot est peut-être la seule fête qui n'a pas été récupérée par le monde chrétien. (Pessah fut rapproché de Pâques, Chavouot de la Pentecôte, Pourim du Mardi Gras, et même Hanouka de Noël. Mais la fête de Souccot reste à la fois fraternelle et spécifiquement juive.)

    Sur le plan personnel, il s'agit de se ramener soi-même progressivement dans un sentiment d'amour et de reconnaissances universelles ; progressivement en effet, car nous devons considérer nos faiblesses et ne pas nous désespérer de n'être pas des saints. Il ne s'agit donc pas d'une illumination surnaturelle qui nous transporterait dans un état extatique : “Un juif admet les épreuves d'une vie fragile et il continue” - l'amour de Dieu lui aussi “sait attendre”.

    Le temps de Souccoth doit être mis à profit pour retrouver le chemin de notre intériorité, dans le calme, et le sentiment de cette présence divine en chacun de nous. BERNARD

    PESSAH

    le passage” (par-dessus)(anglais : passover”) (français : la Pâque juive)

    -zmann hérouténou, “le temps de notre libération”.

    hag ha matzot “fête des azymes”

     

    GENERALITES

    Les fêtes de la Pessah sont également célébrées durant huit jours, à partir du 15 du mois de nissan. C'était également une fête “de pèlerinage” (à Jérusalem). Il s'agissait de fêter le printemps, au moment de récolter l'orge.

    Historiquement (même si l'Histoire demeure à ce sujet dubitative) et religieusement, Pessah commémore la sortie, pour le peuple hébreu, de son esclavage d'Egypte.

     

    DATES

    Le calcul de la date de Pessah reste primordial, car c'est d'après elle que l'on fixe la célébration de plusieurs fêtes.

    En “galout” (terre d'exil), on célèbre cette fête avec une particulière intensité les deux premiers jours.

     

    LITURGIE

    A partir du second séder, on commence à compter sept semaines, à l'issue desquelles se célébrera la Pentecôte juive ou “Chavouoth”. On se rend quotidiennement à la synagogue, pour remercier Dieu de la libération accordée au peuple juif. L'assistance récite le hallel (“la louange”) : les Psaumes 113 à 118, le 114 évoquant en termes explicites la sortie d'Egypte, il y a environ 3500 ans. De plus en plus d'historiens remettent en cause l'existence réelle de cet épisode ; nous répondrons que depuis le temps qu'Israël célèbre Pessah, elle lui a en quelque sorte conféré une réalité interne, à tout le moins symbolique. Les dogmes de toutes les religions sont susceptibles d'interprétations variées. “Etre

    juif”, dit à peu près le philosophe Memmi, “c'est aussi partager en commun un certain imaginaire”, une certaine culture.

    Le Cantique des Cantiques fait également l'objet d'une lecture solennelle en raison de la célébration du printemps qui y figure. Dans les synagogues ashkénazes, le “yizkor, ou “office de commémoration », se lit en public le dernier jour de la fête.

    COUTUMES, FESTIVITES

    La Haggada (ensemble des textes rabbiniques, surtout palestiniens, fondés sur la Torah) rapporte les exégèses et les interprétations homilétiques des rabbins de l'Antiquité. C'est l'origine même de la vie littéraire juive. Elle relate cette miraculeuse délivrance ; c'est le manuscrit le plus abondamment recopié, reproduit à travers les âges. Ce récit constitue en effet le fondement de la conscience juive. C'est une fête familiale, autour d'une table abondamment servie ; tous les convives tient à disposer d'un texte sacré bien à lui, afin de participer activement au rite.

    Afin que le repas du séder soit préparé de façon rituelle, chaque membre de la famille se livre à une minutieuse recherche à travers la maison ou l'appartement : il ne doit pas y subsister la moindre parcelle de levain, d'où un nettoyage complet (certains dissimulent les miettes dans dix sachets de papier – que les enfants doivent retrouver !) Ces débris peuvent être détruits, voire fictivement vendus à un non-juif... Il est parfaitement permis de consommer du riz, quoique les juifs marocains, traditionnellement, s'en abstiennent. Les ustensiles de cuisine en contact avec le haméts devront être “cachérisés” - par l'eau bouillante ou par le feu. Pour les resquilleurs : il ne suffit pas d'aller habiter pendant la fête à l'hôtel ou chez des non-croyants... Les obligations de Pessah ne sont levées que si l'on est absent de chez soi depuis au moins trente jours !

    La famille dispose au milieu de la table une coupe de vin, sur laquelle on récite la bénédiction du kiddouch ; elle est appelée “coupe d'Elie”, le prophète, précurseur du Messie, étant censé venir participer à cette purification de la maison. Personne ne verrouille la porte, pour accueillir celui qui se présentera : “Celui qui a faim”, disait-on en Tunisie, “qu'il vienne”. Tout un scénario immuable pourra alors se dérouler, en quinze étapes ou “montées”, scandées par quinze psaumes. Comme il est particulièrement détaillé, mieux vaut se procurer un exemplaire du Choul'hane aroukh (“la table dressée”), qui résume l'ensemble des prescriptions, que l'on trouve dans toutes les librairies juives.

    Toute nourriture comportant du levain est appelée “hamets” (pain, gâteaux, pâtes alimentaires) ; en effet, le soir de l'Exode, aucune famille n'avait eu le temps de faire lever le pain

    que chacune se cuisait personnellement, mais emporta la préparation telle quelle, sans adjonction de levain. On ne doit donc pas en consommer durant les huit jours de Pessah.

    Noter que les fils aînés, ainsi que tous ceux qui veulent les rejoindre dans cette coutume, doivent jeûner en souvenir de la tristesse provoquée par la mort des premiers-nés d'Egypte, dernière des plaies du même nom, après laquelle Pharaon autorisa, bien malgré lui, les Hébreux à quitter leur terre d'exil.

    Le soir du repas de séder (qui signifie “ordre”, à savoir celui du déroulement de la cérémonie familiale, au premier soir de Pessah), tout le monde consommera de la matsa, c'est-à-dire du pain sans levain, ce qui est le contraire du hamets. Il faut en manger au moins trente grammes. Quelques produits alimentaires sont aussi consommés : fruits et légumes frais, poissons, eau minérale naturelle. On boit aussi quatre coupes de vin (ou de jus de raisin casher), à différentes étapes de la célébration, pour indiquer les quatre étapes de la libération du peuple juif (Ex. 6, 6-7) – à moins qu'il ne s'agisse là encore d'un rappel du sang versé des nouveaux-nés d'Egypte.

    Le Maggid est le Récit de la libération. Le plus jeune des enfants pose “les quatre questions” : “En quoi cette nuit est-elle différente de toutes les autres nuits ? Pourquoi cette nuit ne mange-t-on que des azymes ? Pourquoi cette nuit ne mange-t-on que des herbes amères ? Pourquoi cette nuit, alors que toutes les autres nous mangeons soit asssis soit couchés, sommes-nous accoudés pour manger ?” (sur le coude gauche, comme des hommes libres...) Alors, le père de famille répond aux questions, en rappelant les circonstances de la sortie d'Egypte : par exemple si l'on mange du maror (de la laitue, du chèvrefeuille, de la chicorée), c'est en souvenir de l'amertume de l'esclavage – mais le harosset (rappelant le mortier d'où l'on tirait les briques) en atténue l'amertume : on trempe les herbes dans une pâte de fruits ou une compote ; en Orient, le harosset se compose d'amandes, de dattes ou de figues – en Europe, de pommes et de noix – chez les Portugais, d'amandes, de pommes, de raisins, d'épices et de vin. Les judéo-espagnols ajoutent du raisin sec trempé dans le vin ; au Surinam, on ajoute même de la noix de coco !

    On mange aussi parfois un œuf dur, commémorant le deuil de la destruction du temple. Autrefois, le commandement essentiel était de faire le sacrifice de l'agneau pascal, le 14 (Pleine Lune) du mois de Nissan, et de le consommer le soir-même ; un os grillé d'agneau figure sur la table du séder. Le père de famille rappelle ensuite le sacrifice de Pessah en souvenir du “saut”, du “passage” que l'ange de la mort accomplit au-dessus des maisons juives (au jeu, on dit : “je passe !”) - dont les premiers-nés, eux, furent épargnés. Après le repas, qui fait partie intégrante de la cérémonie, le séder se conclut autour de chants symboliques. Chacun loue l'Eternel “qui nous a sortis de l'esclavage d'Egypte, nous a donné la Torah et nous a offert la terre d'Israël”, et l'on prononce la formule immémoriale “L'an prochain à Jérusalem” - la chana ha baa bi Yérouchalaïm – en Israël on ajoute ha benouhay, “qui a été reconstruite”.

    Notons que d'après les Évangiles, c'est pendant la commémoration de cette fête juive par Jésus et ses disciples (la Cène ressemble fortement au premier soir du Séder) qu'eurent lieu la mort et la résurrection de Jésus. L'agneau, le sang associé au vin, le pain, l'Eucharistie, figurent au centre des célébrations chrétiennes.

    En 2006, pour la première fois, les juifs marocains de Paris ont célébré la mimouna (peut-être que ce mot provient du mot arabe “mimoun”, “la chance) : c'est la permission de faire cuire du pain avec levain, lorsque la semaine de Pessah est terminée. Parfois, c'étaient les musulmans qui apportaient leur propre pain dans la maison de leurs amis juifs. A l'origine, on célébrait la fin des pèlerinages par un grand repas. Et c'est à partir du XVIIIe siècle de notre ère que les communautés juives d'Afrique du Nord l'ont célébrée. Le couscous, défendu en temps de Pessah bien entendu, retrouve la place d'honneur, ainsi que la pâte appelée “moufleta”. Ajoutons à cela un poisson (symbolisant la fertilité), du lait, du miel, de la farine, des épis de blé – et des billets de banque ou des pièces de monnaie. En Algérie, parfois, la famille se rend au cimetière, ou en forêt.

     

    SIGNIFICATION DE PESSAH

    Pessah signifie “le passage”, au double sens du terme : d'une part, lorsque les Hébreux s'enfuirent d'Egypte, le “passage” leur aurait été accordé par le retrait de la mer Rouge. C'est “le temps de notre libération”, “zémane hérouténou”. Mais il s'agissait aussi à l'origine de célébrer le retour du printemps : on sacrifiait un agneau, dont le sang recouvrait le pourtour des portes de la tente ou de la cabane afin de protéger les familles. Or, ce sacrifice n'est plus possible depuis la destruction du temple par l'empereur Titus, en 70. La fête du pain azyme, déjà mentionnée par Aaron frère de Moïse, renvoie non plus au nomadisme, mais au sédentarisme, nécessaire afin de récolter une moisson. Et ce n'est que par la suite que ces fêtes auraient célébré l'exode, la délivrance du peuple hébreu. Une partie de ce peuple en effet, nous dit la Bible, vivait en esclavage en Egypte. Dieu annonce la dixième et dernière plaie d'Egypte, la plus terrible : “Le sang vous servira de signe, sur

    les maisons où vous serez. Je verrai le sang, je passerai par-dessus vous, et le fléau destructeur ne vous atteindra pas, quand je frapperai le pays d'Egypte. Ce jour-là vous servira de mémorial.” (Exode 12, 13). Tous les premiers-nés furent tués par l'ange de la mort, Azraël, à l'exception des premiers-nés d'Israël- tel est donc le second sens du terme “ passage” : l'ange avait “passé”, “sauté” les portes signalées par un badigeon de sang sur leur linteau.

    La Pâque représente donc la célébration du “passage” de l'esclavage à la liberté, le printemps du peuple sauvé, la renaissance de la nation hébraïque, par la survie, justement, de ses premiers-nés. Pessah, comme Roch Hachana, est donc l'occasion de fêter un recommencement, une remise en ordre (le “séder”) : l'homme n'est pas l'esclave de l'homme, mais le serviteur de Dieu, libérateur des opprimés. Libération politique et sociale, certes, mais aussi « réembrayement » du monde, remise en état de la dimension juive – en terre d'Israël, selon les derniers mots du séder. Car il a été mis fin à un grand désordre. " Chaque génération doit se considérer comme sortie d'Egypte" – la marche ne sera jamais achevée, c'est à la nouvelle génération, à nous-mêmes, de poursuivre l'immortelle aventure du peuple d'Israël, qui se poursuit à travers nous, incarnation même de l'identité juive.

    Revenons en effet sur l'assimilation du peuple juif, qu'il ait été ou non historiquement dans une condition d'esclavage : il semble qu'une partie du peuple se soit laissé entraîné à une brillante collaboration avec l'aristocratie pharaonique : Moïse avait accès au Pharaon, et les juifs purent même emprunter des vases précieux avant de fuir dans le désert. Il fut assurément difficile, pour ceux qui n'étaient pas esclaves, de s'arracher à ces liens, et les films d'Hollywood pèchent assurément par excès de simplification ! Et nous aussi, à notre époque, nous avons vécu l'impossibilité d'une assimilation pourtant estimée profonde des citoyens juifs, aussi bien d'ailleurs qu'un rejet profond, allant jusqu'aux meurtres, et ce dans un laps de temps très court... Qui peut se dire totalement assimilé, même après des siècles ? Et c'est alors que nous devons nous émerveiller de ce sursaut de foi qui a conduit jadis le peuple hébreu dans le désert, à la recherche non pas d'une perfection, mais de racines, de valeurs ataviques, d'une fidélité, d'un choix, du désir de sans fin transmettre le flambeau – sursaut qui se poursuit jusqu'à nos jours de façon parfois irrépressible. Certains n'hésitent pas à affirmer qu'il n'y a qu'une seule chose à faire pour être pleinement juif : rejoindre la terre d'Israël promise par Dieu.

    Sur un plan plus métaphorique, mais non moins puissant, Pessah nous délivre de toutes nos entraves matérielles et spirituelles, de tous nos malheurs, de tous nos conformismes successifs, que nous devons détruire pour aller de l'avant, monter encore ; et, si nous tombons cent fois, de nous relever cent une fois. Plus généralement, Pessah rappelle à tout Juif son identité, son devoir de transmission et de “passage” du relais à travers les vicissitudes passées ou à venir.

     

    CHAVOUOTH

    Semaines”

     

    GENERALITES

    Pessa'h, Chavouot et Souccot sont des Atseret (assemblées solennelles), à l'occasion desquelles se tenait un pèlerinage au Temple de Jérusalem. Chavouoth intervient cinquante jours après Pessah, de même que la Pentecôte (“Cinquantième”) après les Pâques chrétiennes. Ce qui n'est pas une raison pour appeler “Chavouot” la “Pentecôte juive”, contresens total. Chavouoth, c'est la fête de la moisson, Hag ha-katsir, “fête de la récolte”, mais c'est aussi la commémoration de la réception de la Torah et des Dix Commandements, de la main même de Moïse, qui la tenait de Dieu en personne.

    HISTORIQUE

    C'était en l'an 2448 (1313 av. è.c. [“ère chrétienne” ou “ère commune”]. Au sortir d'Egypte, le peuple juif fut guidé dans le désert jusqu'au mont Sinaï. “Pendant leur marche dans le désert, les Hébreux ont été guidés par la shékinah (colonne de nuée), qui s'est immobilisée au pied du Sinaï. Là, Moïse, comprenant que Dieu leur ordonnait de s'arrêter, donna l'ordre de dresser les tentes. Le tonnerre se fit entendre, des éclairs sillonnèrent le ciel, le peuple fut saisi d'épouvante. La montagne du Sinaï était toute en fumée et tremblait avec violence, car Dieu y était descendu au milieu du feu (Exode, 19, 18). Et la voix de l'Eternel se fit entendre, solennelle, et prononça les paroles de la Torah : “Je suis l'Eternel, ton Dieu ; tu n'auras pas d'autres dieux devant la face” (Exode, 19, 18. ) Moïse reçut les Tables de la Loi, et cela se passait sept semaines après le départ d'Egypte, d'où le nom de Chavouoth (“les semaines).

    Il est cependant à noter que nulle part, la Torah n'évoque ce jour en tant que “Mattane Torah”, “jour de la Révélation”.

     

    LE “ÔMER”

    Ômer : ce mot signifie “gerbe” et désigne l'offrande d'orge nouveau présentée au temple au soir du premier jour des festivités de Pessah, au coucher du soleil. Ce mot désormais désigne à compter les cinquante jours qui séparent Pessah, moment de la liberté, de Chavouoth, fête de la

    réception de la Torah (cette période séparant les deux fêtes, du deuxième au trente-troisième jour, peut se considérer comme un demi-deuil : une épidémie a tué ces jours-là 24 000 disciples du rabbin Aqiva au deuxième siècle de notre ère ; le 33e jour, marquant la fin de cette épidémie, est un jour de fête).

    RITES

    A l'époque du temple, on sacrifiait un taureau. On présentait donc la première gerbe d'orge de la communauté, soit les “prémices” de la récolte. Puis on lisait une action de grâces. On pouvait aussi offrir les sept produits agricoles mentionnés à Deutéronome, 8, 8 : froment, raisin, figue, grenade, olive, miel et dattes. Ces prémices étaient distribuées aux prêtres de service ce jour-là.

    La veille au soir, les femmes et les jeunes filles allument les bougies. L'office du soir a lieu,

    Pour commémorer le don de la Torah, certains fidèles veillent toute la nuit au sein de la synagogue pour étudier les textes, certains même, dit-on, dans l'espoir de voir le ciel s'entrouvrir !

    Le lendemain, hommes, femmes et enfants se rendent à la synagogue afin d'écouter le Décalogue, ou les Dix Commandements. Mais il n'y a pas de rituel à proprement parler. On lit également le livre de Ruth, arrière-grand-mère de David, et morte ce jour, car une grande partie de ce livre se déroule à l'époque des moissons : souvenons-nous du poème de Victor Hugo “Booz endormi” - “il [Booz] lui offrit [à Ruth] du pain grillé, elle mangea, se rassasia et en laissa.“ Les grains grillés, pris directement des gerbes, étaient la nourriture principale des moissonneurs.

    La journée, c'est au tour des Psaumes d'être lus, car Chavouoth est aussi l'anniversaire de la mort de David, auteur de nombreux psaumes. Or, dans le Nouveau Testament chrétien, Actes 2,1, les croyants juifs étaient en pleine fête de Chavouoth quand l'Esprit Saint serait descendu sur les disciples de Jésus...

    QUELQUES COUTUMES

    En Israël, la fête des moissons est célébrée avec une ampleur particulière, surtout dans la région d'Haïfa et dans les kibboutz ; mais ces derniers n'existent plus beaucoup dans les formes qu'ils avaient à l'origine...

    C'est le début de la moisson des blés, on chante le Hava naguila connu dans le monde entier : Translittération Texte Hébreu Traduction française

    Hava naguila הבה נגילה Réjouissons-nous

    Hava naguila הבה נגילה Réjouissons-nous

    Hava naguila venis'mekha הבה נגילה ונשמחה Réjouissons-nous et soyons heureux

    (répéter une fois)

    Hava neranenah הבה נרננה Chantons !

    Hava neranenah הבה נרננה Chantons !

    Hava neranenah venis'mekha הבה נרננה ונשמחה Chantons et soyons heureux

    (répéter une fois)

    Ourou, ourou akhim ! !עורו, עורו אחים Réveillez-vous, réveillez-vous, frères!

    Ourou akhim b'lev sameakh עורו אחים בלב שמח Réveillez-vous frères avec le cœur allègre

    (répéter cette ligne trois fois)

    Ourou akhim, ourou akhim! !עורו אחים, עורו אחים Réveillez-vous, frères, réveillez-vous, frères!

    B'lev sameakh בלב שמח Avec le cœur allègre – c'est au point que certains considèrent ce texte comme l'hymne même des juifs...

    C'est non seulement la fête des moissons, mais aussi celle du fromage, que l'on déguste sous toutes ses formes. Le matin, on prend un repas à base de lait. Certains versent de l'eau sur les passants, selon la coutume marocaine. En Tunisie, on préparait la kléya : mélange de grains secs grillés “dans un torréfacteur au feu de bois qu'on tournait à la manivelle” : de l'orge, du lin, des pois chiches, des cacahuètes, des amandes... Les enfants consommaient des biscuits de formes variées : les tables de la Loi, une échelle qui a dû permettre à Moïse d'escalader le Sinaï, un cône (le Sinaï lui-même), la main qui écrivit la Torah, une corbeille symbolisant l'offrande de prémices, etc. Il est d'usage aussi pour Chavouoth de décorer sa maison avec des fleurs.

    SIGNIFICATION DE CHAVOUOTH

    Chavouoth signifie “semaines” parce que durant 7 semaines le peuple juif s'est recueilli afin de recevoir la Torah – mais le Veau d'Or ??? On peut dire aussi que les moissons duraient sept semaines, au milieu de grandes réjouissances (Jérémie 5,24) – le don des fruits de Chanaan symbolisant la générosité de Dieu, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. Cela signifie aussi “les serments” : c'est par le don de la Torah que le peuple juif devient véritablement le peuple juif, témoin du message de Dieu devant les autres nations (de même, la Pentecôte représente la véritable naissance de l'Eglise chrétienne)(nous pourrions même établir un parallèle avec l'institution de la charia musulmane). Les dix commandemants (les dix “paroles”, d'où “Décalogue”) se composent de cinq “dévarim” traitant de la foi juive dans ses aspects spirituels (“Tu n'auras pas d'autres dieux devant ma face”), les cinq derniers correspondant à des lois morales et civiques (“Tu ne commettras point d'assassinat - Tu ne commettras point d'adultère”, etc.) : ainsi se trouvent reliés les choses d'en haut à celles d'en bas. Il s'agit donc du jour de l'insertion du terrestre dans le divin, et par conséquent de celle du politique dans le religieux.

    Tout est prévu par la Torah, l'intégralité de la vie de chaque juif : il est facile en effet de l'interpréter dans un sens intégraliste. Pour l'érudit, c'est aussi une somme historique, poétique, voire prophétique, d'où rien ne se peut isoler - une conception d'ensemble de l'existence juive : “Tout est Torah”. D'ailleurs, “gravé”, “harout”, se lit également “‘hérout”, la liberté : “Ne lis point ‘harout, dit le Talmud, mais plutôt ‘hérout, car n’est vraiment libre que celui qui se consacre à la Torah.” Or, Chavouoth est la fête la moins célébrée de la communauté juive ; aucun rituel particulier ne se déroule à la synagogue. Et pourtant, sans Chavouoth, aucune autre fête n'aurait lieu d'être célébrée, aucun fondement de la religion n'aurait été institué ! Certains rabbins nous démontrent que cette réception de la Loi, transmise oralement de génération en génération (Moïse reçut à la fois les Dix Paroles, puis la totalité de la Torah, sous forme d'abord écrite puis orale) – réception enrichie par les commentaires des exégètes (le midrasch) se passe à tout moment et en tout lieu, hors de toute délimitation spatiale ou temporelle – ce serait pourquoi nulle réunion particulière ne se déroulerait à la synagogue proprement dite.

    Certains vont même jusqu'à affirmer que la Torah est antérieure à la création du monde, puisque c'est l'expression de la volonté de Dieu : “[Il] regarda dans la Torah et créa le monde”.

    Ce sont les actions des croyants qui représentent réellement et matériellement la volonté

    de Dieu : “Chaque juif reçoit ensuite la Torah selon sa propre manière et selon son propre rythme” disait le Rabbi de Kotzk.

    Simplement, ce jour-là, méditons sur la nature de Dieu, de sa Révélation et du Contrat de mariage en quelque sorte, de fidélité, que nous avons avec lui : “Naassé vénichma” - "Observons, puis ( ou “en même temps”) essayons de comprendre", ou encore : “ce qui nous fera comprendre" – comme le dit le chrétien Pascal : “Agenouillez-vous, et vous croirez...” Le mystère de l'Incarnation chrétienne, justement, n'est pas autre chose lui non plus que ce reflet de la terre dans le ciel, et du ciel sur la terre, que les religions, mono- ou polythéistes, ont toutes découvert. Ce ne sont pas seulement les lois humaines qui se trouvent corroborées, originées dans les prescriptions divines, mais bien la structuration du monde lui-même, voire son essence. Nous assistons ainsi à un décalque, à une équivalence, à un emboîtement de la loi humaine, de la loi divine et la la loi des Univers eux-mêmes.

    Ainsi donc ce qui semblait différencier les religions n'est plus qu'une affaire d'éclairage, de circonstanciel : ici le Christ, là Moïse, là encore Mahomet inspiré par Gabriel, ne font plus que figurer sous une forme plus ou moins mythique le sens même de l'appartenance à la communauté humaine : un rassemblement de “poussières d'étoiles” conscientes de leur rattachement à quelque entité supérieure...

    Ce qui navrera certains fidèles de telle ou telle religion réjouira ceux qui ne veulent voir dans les phénomènes religieux que les variations d'une même intuition universellement partagée...

     

    HANOUCCAH

     

     

    HISTOIRE

    Aucune source biblique ne mentionne l'origine de cette fête.

    Le roi grec de Syrie, Antiochus IV Epiphane (“le Splendide”) (-175 / -164) occupe la Judée. Avec le soutien de certains juifs (les sadducéens, qui remettent en question la brit mila elle-même (la circoncision) et l'observance du shabbat), il veut helléniser par la force la vie quotidienne de l'ensemble du peuple juif (ce qui est contraire à tout l'esprit grec, même envers les “barbares”...). On finit par le surnommer l' “Épimane (l'Insensé). Il installe un autel du dieu Baal Shamen dans le temple de Jérusalem, ordonnant même d'offrir des porcs en holocauste ! Eléazar, docteur de la Loi, âgé dit-on de 99 ans, est mis à mort, ainsi qu'Hannah et ses sept fils, martyrisés. (Vers l'an – 800, dix tribus d'Israël avaient été déportées en Babylonie, où elles s'assimilent rapidement ; en – 670, Nabuchodonosor détruit Jérusalem et son temple ; les Juifs sont à nouveau déportés, mais peuvent respecter leurs coutumes religieuses (plus tard Cyrus, roi de Perse, a permis que les Juifs rejoignissent leur pays pour y reconstruire leur temple) - ce n'était donc pas la première fois que le peuple juif avait dû affronter des ennemis beaucoup plus puissants, mais la lutte n'avait jusque là jamais pris un tel caractère ; un jour de shabat donc, , Antiochus Epiphane entra dans le temple de Jérusalem, “tua tous les Juifs fidèles à leur Dieu. Il mit à sac tous les objets sacrés ainsi que le trésor qui contenait les dons du peuple. Puis la statue de Zeus fut placée dans le Temple, et les Juifs contraints de prendre part, avec les prêtres hellénistes, aux sacrifices idolâtres en l'honneur de Zeus”. (Nous ne pouvons cependant nous empêcher de considérer avec une certaine stupéfaction un Hellène se comportant de façon si opposée à ce qui a toujours constitué le génie proprement grec, celui de la tolérance et de l'ouverture d'esprit).

    Toujours est-il que dans le petit village de Modin, Matathias, de la famille sacerdotale des Hasmodéens, donne le signal de la révolte en tuant un collaborateur qui acceptait de sacrifier à sa place. Les combats furent acharnés. L'armée comprenait en particulier tous les membres de la

    famille des Macchabées (leur nom signifie “marteau” ; leur drapeau portait la phrase suivante : Mi Khamokha Baélim Adonaï : "Qui est comme toi parmi les dieux, Eternel ?" ...Les “Helléniques” furent vaincus, malgré les fameux stratèges grecs Nikanor et Gorgias. Les Juifs alors détruisirent la statue de Zeus, purifièrent le temple de toute la graisse des sacrifices idolâtres, et rallumèrent les lumières du sanctuaire.

    Se produisit alors ce que l'on appelle « Miracle de la fiole d'huile » : bien qu'il ne restât que pour une journée d'huile, cette quantité suffit à maintenir la flamme durant huit jours entiers dans le luminaire sacré, le temps d'en préparer d'autre. Ce n'est pas tant la victoire militaire qui importe, mais ce miracle de l’huile. C’est pourquoi la mitsva, l' “obligation” de cette fête est l’allumage des lumières de Hannouca. Hélas, une guerre fratricide naquit entre les partisans de l'ancien ordre et ceux de la nouveauté. Certains n'ayant rien trouvé de mieux que d'en appeler aux armées romaines pour arbitrer le conflit, ces dernières conquirent la Judée, d'où une nouvelle destruction du temple et un second exil des Juifs...

    RITE ET LITURGIE

    Dans la amida (“prière debout”) des trois offices quotidiens (élément central de tous les offices juifs, “la prière par excellence”), et pendant les prières de grâce à la fin des repas, on rajoute la prière Al hanissim (“Pour les miracles”). Pendant l'office du matin, on rajoute le Hallel, qui sont des actions de grâce, tirées des Psaumes 113 à 118. Et chaque jour, on récite à la synagogue un passage particulier de la Torah. Le soir, les Ashkénazes, après avoir allumé les bougies de Hanouccah, entonnent le “Maoz tsour”, “Puissant rocher”, cantique populaire composé en Allemagne au XIIIe siècle (« Forteresse rocher de mon salut,

    vers Toi il convient de louer.

    restaure la Maison de ma prière

    et là, le sacrifice d'action de remerciement nous sacrifierons.” ; d'autres récitent le Psaume 30.

     

    COUTUMES

    Chaque famille expose à sa fenêtre un chandelier à huit branches , la ménora de hanoucca ou “hanoukia”. Le premier jour (soit bien sûr la veille au soir), allumage de la première bougie, à l'aide d'une neuvième bougie, appelée “chammach”, 'lumière auxiliaire”); et ainsi de suite, tout au long de la première semaine. Les familles disposaient jadis cette lumière non pas à l'intérieur d'une synagogue, mais à l'extérieur de leur domicile, sur le pas de la porte, dès la tombée de la nuit, et “jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de passant dans les rues”. Que les fidèles, au moins, demeurent auprès d'elle pendant une demi-heure...

    Certaines communautés consacrent le sixième jour aux femmes, en l'honneur de la mère des Macchabées, Hannah, qui fut martyrisée après ses fils ; les juives de Salonique en particulier préparaient des plats sucrés et se réunissaient, sans les hommes ! afin de régler les éventuels différends survenus entre elles au cours de l'année... La coutume, en tout cas, est d'offrir à tous des beignets à la confiture. Les enfants ashkénazes recevront volontiers une petite somme d'argent, le Hanouccah Guelt... qu'il est interdit de compter à la lueur des bougies... Autre cadeau : des toupies

    angulaires, sur les faces desquelles sont inscrites les premières lettres des mots “Un grand miracle est arrivé là-bas”, en yiddich. C'est le jeu du sévivon. On mise de l'argent, ou des bonbons. Le noun signifie nicht : "rien": Le guimel, gants : "tout". Le hey, halb : "moitié". Le shin signifie shtelen, "miser"...

    SIGNIFICATION DE HANOUCCAH

    Cette fête, de la “re-dédication” (du temple), symbolise la victoire sur les ténèbres. Mais elle a trop souvent tendance, aux yeux des traditionalistes, à se substituer à celle de Noël, pour les enfants qui vivent dans un milieu chrétien. C'est aussi en raison de cette proximité dans le calendrier qu'elle est bien plus célébrée qu'autrefois... Cependant les familles hésitent à s'afficher comme juives en exposant la “hanoukia” sur le pas de leurs portes...

    Hanouccah est donc historiquement la première confrontation à une réelle menace d'absorption, d'assimilation d'ordre culturel. Ce n'est pas ici l'extermination, mais l'assimilation qui menaçait déjà en effet en ces époques antiques l'identité juive. Les Juifs s'étaient approprié tout un mode de vie exclusivement hellénique, afin de se faire accepter. La culture hellénique était le

    modèle dominant. Athènes célébrait la puissance du génie humain, la splendeur du corps, le plaisir des yeux, mais aussi la corruption. Si la famille sacerdotale des Macchabées ne s'était pas révoltée, incitant à prendre les armes, le judaïsme eût été en grand péril de disparaître.

    Aussi les petites lumières de la hanoukiah, dans leur isolement, symbolisent la communauté juive unie dans l'obscurité, au-delà des conflits, pour tenir tête à l'adversaire commun. Le Hallel (“chant de grâce”) manifeste la joie du peuple juif et sa reconnaissance envers les miracles de Dieu. Les Juifs n'auraient garde d'omettre, tous les ans, la célébration de Hanouccah. En effet, les docteurs de la Loi ont dit : “Si toutes les fêtes sont supprimées un jour, la fête de Hanouccah continuera à être célébrée avec joie dans nos maisons et nos cœurs seront illuminés par ses lumières.” Tandis que la ménorah s'allume à l’intérieur, et de jour, la hanoukia s'allume vers l'extérieur, et de nuit, depuis notre monde intérieur et spirituel vers le monde extérieur et matériel. Les flammes de Hanouccah évoquent la valeur morale, les sentiments nobles et constants que l'âme juive puise au sein de la Torah.

    C'est ainsi que depuis 165 avant l'ère commune, cette fête rend régulièrement hommage aux héroïques martyrs de la foi et de la culture juives : fête de la lutte contre l'assimilation, question toujours essentielle dans la conscience de la judéité : harmonie ou identité ? Dernièrement encore, les autorités éducatives d'Israël ont très mal pris l'initiative de certains lycéens, qui voulurent fêter Hanouccah en utilisant nombre de symboles chrétiens, pour faire plaisir à leurs camarades chrétiens. Aux États-Unis, certaines familles "mixtes" ou assimilées garnissent des Hanukkah bushes (buissons de Hanoukkah, bien proches des arbres de Noël...) et s'échangent des “happy choliday” avec le “het” de “hanouccah”, voire des “chrismukkah ») – aimons-nous tous, “Dieu reconnaîtra les siens...”

     

    P O U R I M (“les sorts”, “les hasards”)

     

     

    GENERALITES

    Cette désignation commémore le lancer de dés qu'effectua Haman, afin de connaître la date la plus favorable à l'extermination des Juifs de Perse. Il descendait de la tribu d’Amalek, réputée pour son hostilité aux juifs. Le premier, il médita une “solution finale” : une extermination. Et pour que cela ne lui portât pas malchance, il tira au(x) sort(s) (“Pourim”) le jour le plus favorable : ce fut le 13 Adar. Or Esther convainquit le roi Assuérus de bannir son mauvais conseiller. Comme Hanouccah, la fête de Pourim est classée parmi les moins importantes de celles qui sont prévues dans la Torah. Mais elle demeure très populaire.

     

    DATES

     

    La célébration annuelle de la fête par les juifs, “jour du festoiement et de la joie”, a lieu le 14 ou le 15 adar du calendrier hébraïque (février ou mars selon les années). Voici les dates où les juifs célébreront Pourim :

    Certaines années, il y a deux mois de adar. On choisit alors le second, tandis que pendant le premier prend place le « Pourim Katan », « Petit Pourim ».

    HISTOIRE

    Cyrus autorisa les juifs à retourner à Jérusalem. Il restait cependant une forte population juive en Perse, en particulier à Suse, la capitale. Or Assuérus (485 à 465 avant l'ère courante), petit-fils de Cyrus, répudie son épouse Vashti. Ce souverain est identifié à Xerxès Ier, le "grand Roi" de Perse. Pourim fête la victoire d'Esther (“la Secrète”) sur la cruauté du souverain.

    Haman, mauvais et puissant conseiller, intervint auprès de lui pour faire massacrer tous les Juifs de Perse, afin de se venger d'un certain Mardochée C'était un important serviteur du palais, qui avait révélé un complot d'eunuques visant à assassiner le roi. Or la cousine de ce Mardochée, Hadassah “Esther”, devait épouser Assuérus, qui avait répudié sa femme précédente (Bat Avigaïl) en découvrant son origine juive. Mordékhaï (Mardochée) persuade Esther de parler au roi sans qu'il le lui ait demandé, crime de lèse-majesté puni de mort ; Esther pria et jeûna trois journées, en demandant aux Juifs de l'imiter. Pendant ce temps, Mardochée parcourt la capitale, Suse, couvert de cendres, afin d'avertir le peuple élu de sa dispatition prochaine et de l'inciter à la révolte.

    Esther ne fut pas exécutée, mais c'est Haman qui sera pendu à la potence originellement préparée pour Mardochée...

     

    RITE ET LITURGIE

     

    Il n'est pas obligatoire, mais simplement recommandé de ne pas travailler à l'occasion de cette fête. Le rite le plus intangible consiste à lire ce jour-là le Livre d'Esther en entier : on déroule la méguillah (le rouleau) qui y correspond. L'assemblée récite à haute voix, avec le lecteur, l'origine et l'ascension de Mardochée. Les femmes entendent obligatoirement cette lecture parce qu'« elles aussi furent impliquées dans ce miracle. » Mais la plupart des communautés orthodoxes, y compris orthodoxes modernes, n'autorisent cependant pas les femmes à lire la Meguila, sauf cas rares : devant des femmes.

    Ces prières ont lieu dans une atmosphère de grande liesse. L'assistance à la synagogue en effet ne reste pas nécessairement silencieuse et recueillie. Il est même courant que tous agitent d'énormes crécelles et poussent des huées sitôt qu'on entend le nom de Haman, le mauvais ministre. Ce jour-là on se déguise, mais il ne faut pas pour autant négliger la vénération dont on entoure l'héroïne du jour, Esther : un jeûne est recommandé la veille, en souvenir de celui qu'avaient observé Esther, avant de se présenter devant le roi, .et ses servantes, ainsi que tout le peuple juif. Mais sans téchouva, sans “retour à Dieu”, le jeûne est évidemment absurde.

    Pourim est enfin à l'origine de beaucoup de compositions religieuses, dont certaines ont été incorporées à la liturgie, ainsi que d'un grand nombre d'hymnes chantés durant le service public.

     

    COUTUMES ET TRADITIONS

    Le Livre d'Esther recommande “l'envoi de cadeaux les uns aux autres, et de dons aux pauvres”. Les juifs doivent envoyer des cadeaux comestibles à au moins trois amis. A la synagogue, on fait des quêtes pour les nécessiteux, même les non-juifs. Au repas, on prépare des gâteaux de formes spéciales ; ainsi les juifs d'Allemagne mangent des “Hamantaschen” et des “Hamanohren” (“poches” et “oreilles” de Haman) (en Italie, “orecchi d'Aman”), etc. Le Talmud invite à boire pendant Pourim jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer “maudit soit Haman” de “béni soit Mardochée” (“Arour Haman”, “Baroukh Mordekhaï”) ; “il ne s'agit pas de rouler sous la table, mais d'atteindre un niveau qui fait comprendre des notions au-delà de leur simple énonciation” - bénie soit la souplesse de la casuistique !

    En Italie, les enfants se battaient en se lançant des noix, Dès le cinquième siècle on brûlait sur l'échafaud un pantin à l'effigie d'Haman, en sonnant de la trompette. D'où la colère des chrétiens, qui voyaient là une façon détournée de ridiculiser Jésus et la croix. Les rabbins essayèrent d'abolir ces coutumes, sans grand succès, même avec le concours des autorités locales, à Londres, en 1783...

    Au XIIe siècle, on écrivit les noms de Haman et de son ancêtre Amaleq sur deux pierres, afin de frotter ces dernières l'une contre l'autre jusqu'à effacement des deux noms maudits.

    Comme nous le disions plus haut, des drames, des jeux (“Purimspiele”) furent composés, représentés au cours des siècles, en hébreu et en d'autres langues, avec le dessein d'édifier par le rire. Mais ce ne fut bientôt qu'un prétexte, et donna plus tard naissance à la comédie yiddische. Ces satires étaient jugées inappropriées pour les synagogues. Cependant les hassidim de Bobov n'ont jamais cessé de jouer leurs Pourimspieln, tous les ans, à minuit, dans les synagogues de Brooklyn.

     

    LE DEGUISEMENT

    “Pendant Pourim tout est permis”. Cependant on évitera les blagues salaces, afin de respecter la “tsénioute” (“la pudeur”) ; de même, “une femme ne portera pas d'habillements d'hommes, et un homme ne mettra point de vêtements de femmes ; car quiconque fait ces choses est en abomination à l'Eternel, ton Dieu” - or le travestissement est attesté à Venise en 1508, et il existait sans doute quelque temps auparavant. Pourquoi ces déguisements ? ...les méprises et quiproquos ont joué un grand rôle dans le Livre d'Esther : Esther cache au roi, elle aussi, ses origines judéennes; Mardochée

    connaît en secret certaines langues étrangères, comprenant ainsi Bigtan et Teresh évoquant ouvertement leur complot. Enfin, Haman suggère au roi comment rendre gloire à la personne que le roi veut honorer… il pense à lui-même, et ce fut Mardochée que l'on honora, Haman que l'on pendit... : "venahafo’h hou", “et le contraire se passa”...

    Cependant, en Orient, on ne se déguise pas. De nos jours, les villes israéliennes organisent des défilés de Pourim.

     

     

    SENS DE POURIM

    L'épisode d'Esther est le seul où le nom de Dieu n'est jamais mentionné ; mais il est toujours présent, soit sous la figure du roi, soit dissimulé, lui aussi, dans l'enseignement de la vie quotidienne. Les évènements eux-mêmes traduisent l'aide miraculeuse et il n'y a pas de prodige merveilleux et non naturel : D.ieu mène tout le cours des événements. Quant au magicien Amane, détenteur par conséquent de la plus grande influence à la cour de Perse, il prétend détenir la vérité universelle, un peu l'équivalent de nos grands politiques actuels... Pourim nous apprend à ne pas les craindre. Esther “la cachée” symbolise l'impuissance apparente des forces du bien, menacé, mais qui finit par triompher, avec ses propres armes, contre la médisance (lachone ha râ), et le regard mal intentionné (le âyine ha râ). Obstinons-nous dans la confiance en Dieu, et croyons en nos amis...

    Le déguisement : n'oublions pas que le choix d'un masque en dit souvent bien long sur la personnalité de celui qui le choisit...

    Bien sûr, il ne manquera pas d'exégètes pour appliquer à la situation contemporaine des sujets de réflexions se rapportant à Pourim : le conflit israélien ne fait qu'instrumentaliser les rivalités entre puissances ennemies ; nous avons lu des vœux pieux : “que ce Pourim soit aussi une libération intérieure pour l'Iran ; et qu'ils ressentent l'émotion qui est passée entre le roi de Perse et la reine Esther.” Mais ce qui touchera toujours les exilés de tout bord, c'est ce serment solennel qui fut composé à l'occasion de la déportation du peuple juif après la conquête babylonienne : « Si je t'oublie Jérusalem, que ma droite me refuse son service; que ma langue se colle à mon palais si je ne place Jérusalem au faîte de ma joie » (Psaume 137, 5-6).

     

    C'est pourquoi, chaque fois que la communauté juive s'estima tirée de justesse d'un mauvais pas,

    elle institua un certain nombre de POURIM PARTICULIERS. Car les dangers auxquels les juifs ont échappé sont aussi divers que les lieux qu'ils ont occupés en galoutt, en exil.
    Rappelons quelques-unes de ces circonstances :

     

    POURIM DE NARBONNE

    Un juif ayant tué un chrétien lors d'une grave dispute, les chrétiens de Narbonne voulurent se venger sur l'ensemble de la communauté. Elle ne dut son salut qu'à l'intervention de Dom Aymeric, gouverneur de la cité, à la tête des autorités municipales... et d'une bonne troupe de soldats...

     

     

    POURIM D'ALGER

    Après l'expulsion des juifs d'Espagne en 1492, et, plus tard, du Portugal, nombre de juifs trouvèrent refuge en pays musulman, où ils n'étaient pas persécutés. En 1541, les armées espagnoles de Charles-Quint s'emparèrent de Tunis et massacrèrent 70 000 habitants, parmi lesquels de nombreux juifs. Cette même année, ce souverain met le siège devant Alger. La population juive, terrorisée, envahit les synagogues pour se livrer à) la prière. Or le 23 octobre, une tempête détruit la flotte assaillante, qui doit se retirer. On célébra longtemps ce pourim dans la ville d'Alger.

     

    POURIM D'AVIGNON

    Les circonstances de l'établissement du pourim d'Avignon sont extrêmement révélatrices de tout un état d'esprit, en plein siècle des Lumières, soit le 17 février 1757. C'est l'histoire d'un Avignonnais qui rentre chez lui de nuit, sans éclairage nocturne, en traversant le quartier juif. Or il tombe la tête la première dans un puits ; par chance il se bloque, et parvient, en se retournant, à la force des bras, à sortir de là sain et sauf. Et savez-vous pourquoi la communauté juive célébra cet heureux évènement ? Parce que si l'homme était mort, la population n'aurait pas manqué ce prétexte de se retourner vers la population juive, rendue collectivement responsable, pour se livrer à l'un de ces massacres dont notre histoire est si coutumière. Imaginons la terreur sourde et permanente où devaient vivre de telles communautés.

     

    POURIM DE FOSSSANO

    A Fossano, c'est encore à un massacre que les juifs échappèrent en 1796, lorsque les habitants les rendirent responsables du siège et de l'attaque de leur ville : ne se réjouissaient-ils pas tous lors de la fête de Pessah, qui tombait ces jours-là ? Toute une multitude, en proie à la plus vive fureur, se rendit à la synagogue, lorsqu'une bombe s'abattit sur ladite synagogue, sans faire de victimes – la peur changea de camp, et les prétendus chrétiens s'enfuirent... en abandonnant le butin subtilisé dans leur traversée du ghetto ! Ce fut le jour du “miracle de la bombe ».

     

    D'autres pourim célébrèrent des faits similriares : pourim des chrétiens à Ceuta, Tétouan et Tanger, l'armée portugaise ayant été mise en déroute, en 1578, à la Bataille des Trois Rois, pourim d'Oran en 1830. Signalons enfin le pourim de neige, où le quartier juif (le hara) de Tunis fut épargné par les fortes chutes de neige ayant occasionné de forts dégâts dans les autres parties de la ville...

     

    POURIM FRIMER (du nom de son fondateur)

    Le dernier “pourim” est d'ordre privé. Il fut instauré par le rabbin Frimer, à New York, 33 ans après la Shoah. La famille Frimer voulut ainsi remercier Dieu de l'avoir épargnée lors d'une prise d'otages, à l'occasion d'une rencontre entre Itzhak Rabin et du président Jimmy Carter. Le commando disposait d'armes blanches et d'armes à feu. Un journaliste fut tué. Des menaces de mort furent proférées. Les otages furent regroupés au huitième étage, pieds et poings liés. Après 39 heures, ce ne furent pas moins de 130 otages qu'on libéra, sains et saufs. Un conseil de famille adopta l'instauration d'un pourim, qui fut célébré pour la première fois en 1978 ; c'était le premier à se relier à l'histoire des Etats-Unis. Le rabbin Frimer mourut en 1993 à l'âge de 77 ans.

     

    POURIM CONTEMPORAIN ?

    Certains voient la Première guerre d'Irak et la victoire américaine comme un signe de Dieu : la force aérienne de Saddam Hussein fut anéantie, et aucun Israëlien ne mourut malgré la chute de 39 missiles. Ce serait le Pourim d'Eréts Israel... qui pendant la guerre précédente, opposant l'imam Khomeïny à l'Irak, avait livré secrètement des armes à l'Iran...

     

    QUESTIONS

    Les historiens ont bien du mal à trouver une preuve de l'histoire de Pourim, qui ressemble, jusque dans les noms propres, aux légendes d'Ishtar et Mardoukh, divinités babyloniennes. Ne s'agirait-il pas plutôt d'un sentiment persistant d'insécurité, d'anéantissement, ayant accompagné le peuple juif tout au long de son existence, et qui trouve dans ce mythe une façon de l'exorciser ?

    ...L'essentiel, en dehors de toute préoccupation mystique, restant de célébrer du mieux que l'on peut, dans une atmosphère festive, la survie du peuple juif à travers toutes les vicissitudes d'une histoire tourmentée...

     

     

  • La femme, le prêtre et le psychiatre

    C O L L I G N O N

     

     

    L A F E M M E , L E P R Ê T R E E T L E P S Y C H I A T R E

     

    curé,vengeance,psychiatrique

    Le jour de mes cinquante-six ans je me suis pris une grosse claque dans la gueule.

    Je reviens du travail et qu'est-ce que je trouve chez moi, deux arnaqueurs du genre à m'emprunter sept briques remboursables au compte-gouttes en criant misère tous-les-mois-quand-j'y-pense, total c'est encore moi le blaireau qui râle, ma meuf me dit j'avais pensé tu penses ma conne ? que ça te ferait plaisir d'avoir des invités putain c'est tes amis pas les miens, ton idée pas la mienne, ce prêt à la con dans le dos pendant que je bosse et que t'as rien à foutre at home à part glander, ni talon de chèque ni reconnaissance de dette merci bobonne t'es l'amour de ma vie, bon anniversaire et bonne soirée jusqu'à deux heures du mat' à 7h je repartais bosser ma femme toujours au lit et d'un seul coup d'un seul j'ai plus voulu voir personne plus parler ni boulot ni famille, ma carte bleue le train jusqu'à St-Flour et me v'là.

    Ceux qui me disent que c'est pas le bout du monde Bordeaux-Clermont par St-Germain je les emmerde parce qu'ils ne sortent pas de leur trou franchement qu'est-ce que j'irais foutre à Sucre à Mexico à me chier la tourista sur les grolles Rapatriement Europe-Assistance vos gueules. Avant j'avais l'avenir derrière, pension des vieux et agagah parce qu'en ce temps-là y avait pas les progrès de la médecine la longévité tout ça c'était 65 70 et la mort porte en face au fond du couloir où qu'il est passé ce foutu couloir et j'encule tous les magazines et les campagnes de presse et les papy-mamies qui se traitent de jeune homme en se tapant sur l'épaule t'es bien conservé pour ton âge. Moi je me vois bien dans ma glace mon menton qui s'affaisse et le cuir sur les joues comme des plaques de rhinocéros, 24h sans rasage ta joue vire blanc-lichen, les blonds prennent du bide.

    Tout ce que j‘ai pu faire ç’a été de stopper la clope,la boisson, je flaire la sèche tout le long du papier puis le vin qu’on remue au fond du verre le bouquet plus que le vocabulaire bientôt le fumet des femmes T’as jamais pu les sentir quel esprit

    mon gendre. Le prof en retraite dégaine d’épagneul avec le pull tout mou sur braguette et les épaules en dedans, la tête dans les épaules comme un taureau cherchez l’erreur, les plis du falze niveau jarrets plus la godasse qui bâille ett la chaussette qui retombe. Aujourd’hui ça va mieux je me suis lavé au lavabo de l’hôtel après le déjeuner sur plateau, chambre à cent balles au rez-de-chaussée, patronne aimable et qui m’a vu au lit moitié à poil.

    J’ai enfilé ma chemise et mon futal, coup de peigne et coup de rasoir, dans les toilettes toutes sortes de livres, Le Cid – Horace, Mickey-Parade (je chipe), plus un Carlos Fuentès, la chambre impec derrière moi - respect pour l’entretien.

    Dehors sois fier dresse bien la tête et le corps, pas trop les pieds non plus, la chapka sur la tronche avec les oreillettes mais sans les nouer, un tour sur Chanturgue et back to my room, je voulais foutre le feu au monde entier on m’appelle Va-de-bon-cœur, grand, chauve et voûté plus près de 60 que de 50.

    Il se retaille le poil dans les oreilles, méfiez-vous de l’eau qui dort et du héros qui râle. Si c’est la parano c’est incurable a dit la psy « j’ai beaucoup exigé de la vie je n’ai jamais pensé tomber si bas ». Si nous sommes le regard de l’autre comme dit l’autre, c’est pas grand-chose.

    Je t’en foutrais du Sartre.

    Dix minutes de gloire à 0h 30 avec PPD pour mon bouquin Le tas bourré au deuxième rang quand Bittbander t’a passé le micro, on n’entendait que lui t’as eu dix secondes il faut pas te plaindre tout le monde t’a vu remuer la bouche en gros plan. Plus à 8h du mat un samedi sur France-Q toute la France est au garde-à-vous onle samedi à 8h10 « c’est vachement facile à France-Cul suffit de demander » même que la zentatrice te faisait du genou sous la table à la verticale du micro tu ne peux pas oublier ça faut pas être ingrat envers la vie. Le guignol qui se poussait du col qui voulait diriger la revue à c’était moi on n’entendait que moi one more time avant l’émission putain comment que le dirlo t’avait remis à ta place derrière la vitre en débitant ses boniments d’une belle voix grasse et caverneuse Le but et les finalités la Déontologie parfaitement de Sa revue à Soi tout seul et tant mieux.

    Parce que tu sais les petits castors qui prennent le train en marche dans un Com’ de Rédac faut les remettre au pas clac sur la gueule ou tu les retrouves vite fait en train de tirer la couverture et tu te fais niquer par un petit merdeux qui te choisis ses disques et qui te pousse son édito comme une merde en se foutant de ta gueule quand c’est toi putain toi qu’avait tout prévu construit lancé - la haine merde molle neuf mois pour le virer qu’on n’entendait que lui cétait Ton émission Ta revue Ta vie Tes risques phynanciers faut comprendre aussi tu t’es retrouvé comme un con côté technique parce qu’on n’allait pas lui refaire le coup à lui l’autre…

    Les guignols faut les scratcher tout de suite autrement c’est à eux qu’on s’adresse donc pas un article pas une ligne pas une photo dans la presse même à Sud Ouest même « Trouville-Plage » bien fait pour ma gueule, l’autre là bien pro bien modeste la conférence et la pleine page Médaille en Chocolat de la Bonne Ville des Eyres et du Club Clitoridien réunis – ah !…

    ...c’est qu’il en connaissait du monde c’est ça la gloire tu l’l ‘a connue qu’il répétait (lambdacisme) au fond de ton secrétariat premier guichet à ta vraie place 18m3 « trois par trois  par trois » disent les analphabètes au 19 quai Badegerce entre Clermont et Montferrand. Tu sors le soir tu ne vois personne ni chat ni chatte le couvre-feu, le froid la pluie la nuit la neige, fondue ; coups de pied du vent au pied des tours de St-Wandrille rue des Gras rue des Chaussetiers. Des restaurants des fenêtres au premier avec des rires entre gens qui se fréquentent à 50 ans fini la chasse aux femmes la tienne t’avait viré on se marie trop jeune on ne connaît rien de la vie 30 ans de vie commune c’est de l’amour qu’ils disent les autres qui vous décorent vite fait, trois gosses partis dans la nature informaticiens ct cons comme leurs pieds.

    Tu revois ton ancienne maîtresse qui t’écrit « si j’avais su » et toi toujours fidèle à celle du Maire et du Curé putain 30 ans de vie commune à ne même plus avoir l’instinct de ce qui te branche ou non, même plus le réflexe de draguer la patronne à l’entresol d’ici et même plus de taches au drap, tu peux laisser le lit tout ouvert avant la balade du matin…

    Et pas de voyage non plus, sa première émotion c’était Coconut Globe-Trotters, le Pélican le Chimpanzé copain-copain « autour du monde » papa Singe et Maman Singe avec la pipe et le tablier pour la maman qui pleure c’était ça qui l’avait séduit, les parents qui pleurent à leur tour : le voyage, seul moyen de revanche – sa rage d’apprendre que le Père Noël, les Cloches de Pâques et la petite souris c’étaient les parents : cerné, raplati, toute cette petite métaphysique à portée de gosse – l’enfance était sans issue.

    Il vit un jour dans le ciel un aqueduc de nuages, parole, avec de vrais piliers très hauts très fins, des messagers de l’au-delà venus le délivrer, il dansa dans la cour, puis les nuées ou les fumées d’avion se dissipèrent. Il imagina que les hirondelles – heureux temps ! - se canardaient en formations serrées aux trajectoires zigzagantes, se mitraillant à bout portant de leurs postes exigus – partir – partir – partir et revenir toujours comme une balle au bout d’un élastique de Jokari après laquelle il s’essoufflait avec sa petite raquette, et sa cousine gagnait toujours. Ici le temps serrait toujours ailleurs, il se déroulerait toujours au-delà de sa vie – mais sans jamais rompre les ponts : juste les chemins creux du Limousin les départementales corréziennes sous l’orage ou le cagnard ou le brouillard et le petit hôtel du soir, pas cher et confortable, la bonne table et la bouteille à soi seul juste boire, voir et fuir.

    Bien sûr c’était les femmes qui l’avaient fait souffrir, les femmes, lui rognant le fric, les ailes, le sexe, se refusant sans cesse, flairaient l’homme bizarre, le pas net, le névrotique et fuyaient, le repoussaient dès le premier pincement de cœur mais ne versons pas dans la vulgarité tu ne me sauteras pas pensaient-elles « on sait à quoi tu penses » «tu t’es regardé » « tes fringues et tes cheveux et la tête » alouette « et tes conneries, les conneries que t’arrêtes pas de dire « ah çui-là » « ce guignol » coucher ça va pas non ? Variantes pour plus tard : Je veux bien mais laisse tomber celle que tu as celle que j’ai, celle que j’ai fini par obtenir de haute lutte quinze mois de résistance – même folle même grosse (« Laisse-la tomber et je te donnerai tout « là-haut sur la colline » - jamais jamais je n’abandonnerai ma femme malade – la rancune avait tourné haine.

    Tuer n’importe quelle femme surtout sans aucun rapport avec nulle de celles qu’il avait connues possédant toutes d’excellentes raisons de ne pas coucher de ne pas aimer – ou bien « en camarades » comme avait dit sa femme les premiers temps camarades : « qui partagent la même chambre » - non, une femme abstraite, une blanche, un écran – avaient-elles eu de la pitié, elles ? « Quelle homosexualité disait le psychiatre ? vous ne me parlez que de femmes, uniquement de femmes ! plus tard le ciel s’ouvrira » Manuel du Parfait Dragueur (MPD) envoi discret 320F votre conscience accrue vous ouvrira les culs tout ira bien votre comportement suivra, « l’action l’action vous dis-je, vous serez guéri vous aurez de l’argent des femmes et des voyages » plus de peur de la mort adieu bordels je suis venu j’ai vu j’ai vaincu niquée la reine » - les psy fond des promesses – j’ai cru.

    Non tenues. « Sauver les autres. Aider les autres. Écouter les autres. » Six psy en 18 ans. Marie-Antoinette notait dans mon dos. Vous ne faites que des va-et-vient sur la feuille. Le bruit s’arrête net. .Puis une autre. Puis un autre. Une autre. Plus de femmes que d’hommes. Les mecs plus pontifiants. Plus solennels. Cons. Reste un personnage à tuer. J’hésite. Un Prêtre. Un quatorze cent soixante Villon pris de boisson c’était lui ou moi poignarde un prêtre – et si je me contentais d’un sacrilège ? Souvent dans les églises je prie le vent, j’écoute les sermons, exemple :

    nous fêtons saint Hubert en ce jour de septembre parce qu’en novembre il fait moins beau, saint Hubert aimait la solitude ah c’est pas bien ça, la souffrance nous révolte et nous ne l’acceptons pas à moins que la Vierge Marie ne nous conduise par la main vers Dieu comme des enfants (Vayres Gironde29 septembre 1997, Limoges cathédrale 30 12 2000) ôte la souffrance imbécile et le christianisme n’a plus lieu d’être, je revois ce fameux petit garçon des « Hommes de bonne volonté » qui du haut de son impériale « a fait le tour de la condition humaine » et «considère de haut toutes ces touchantes petites misères de l’adulte » (impôts etc.) - « Dieu veut que nous soyons heureux » à d’autres, nous ne sommes pas sur terre pour être heureux mais avec le devoir d’être dignes « dans le christianisme il faut en prendre et en laisser Pharisien Pharisien « pardonnez-nous parce que nous sommes pécheurs » quand j’entends ça en début de messe j’ai la bouche pleine de gerbe je vous salue cuisine pleine de graisse le cuistot est avec vous / vous êtes vomie entre toutes les tables – ô dolorosisme ô culpabilisme ô flagestionnisme y a-t-il quelque part nom de Dieu d’être à la fois chrétien et digne ?

    Bouddha : « Ne souffrez plus mes frères » « La vie c’est souffrance donc mourez » (« tous morts aux désirs ») les Autres la Compassion les Autres on te dit tu te laisses bouffer tu fermes les yeux au mendiant qui te tend la main ça fait le septième tu es bouddhiste qu’est-ce que tu fais «ah faut savoir se défendre ne pas se laisser marcher sur les pieds quand même et accomplir son destin dans le courage et dans Bouddha « en prendre et en laisser » chacun pour soi et Dieu pour tous pas la peine de nous les casser avec vos doctrines à la voisin de palier Bouddhiste va chier.

    Tuer nous disons donc un prête un catholique pas un juif - hors sujet – s’avancer vers l’autel crâne ras crâne bas, claquer des talons saluer Sieg Heil ! résonance garantie, prêtre indigné surgi de la sacristie, dégainer le Mauser et Paf le chien. Une femme, un psy, un prêtre. Dans l’ordre.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Fédopra (L'Intrusif)

     

    HUMILIATIONS subies et infligées par Fedora FEDOROVNA : St-Beaux, les Flavies (Lozère), Avignon

    La Princesse marocaine se prostitue pour payer son voyage (nous ne devons le savoir qu'à la fin). Mais aussi : Fedora, « humiliée ».

     

     

    Angoulême 66 07 06

     

    FEDORA I

     

    Olegario sera l'amant de Fedora ; Lena, fille de Fedora. Et moi, je serai moi. Olegario fécondera Lena, fille de Fedora, qui engendrera Sinda, petite-fille de Fedora. Celle-ci a soixante ans, Léna trente, Sinda sept. Léna, infirmière, ne souhaite pas de partenaire constant. Fedora, la moins jeune, forme avec Olegario un couple tortueux (Sinda plus tard, devenue jeune fille, restera seule, malgré son prétendant parisien).

    Mon épouse se nomme Arielle. Léna l'infirmière et Arielle se ressemblent : tantôt fébriles, tantôt léthargiques. Olegario et Fedora se sont connus lorsque ce dernier, les pieds sur quatre planches et les deux mains sur sa guitare, déclama ses rudes mélopées de militant. « Viens chez moi » lui dit-elle. Chez Fedora la mère vit déjà Léna, de ce fleuve non loin duquel fut déporté Oulianov Lénine. Désormais Olegario, se trouve dans la place. La future infirmière, à quinze ans, suscite la convoitise de l’homme, tenté de tirer coup double. Cet Argentin n'a rien du tanguero tombeur de señoritas : ex- indicateur des Colonels, il doit son salut à sa fuite en Europe.

     

    DJANEM 1

    Ma Lefth, mon Ithaque, tu n'as donc pas renoué avec moi ? tu crains que ma vie ne te refasse faux-bond ? et comment puis-je te donner tort. Ici, chez moi, tout va mieux. Heureusement, de loin en loin, tu te souviens de moi et tu éprouves le besoin de m'embrasser : ton aile m’effleure de temps en temps. Lefth éphémère et définitive, j'ai besoin de contacts. Malgré mon inaction, malgré ma contemplation. Le monde et tout ce qui concerne la vie réelle s'éloignent de moi sans trop de nostalgie, car la vraie vie n'a jamais été mon affaire. Juste ne pas me confier à un mur. À toi, Petit-Keller

     

     

     

    1. II

    Olegario tient à cœur de porter négligé, lui qui s'est vu contraint de torturer, sous l’uniforme. Léna rappelle Djanem dite Lefth, en plus jeune, en adolescente, en rebelle. L'Argentin la regarde en coin et patiente. Cet homme besogne sa mère à toute heure. Mais sitôt Fedora en répétitions dans le rôle de Madge, l’ex-bourreau revient grâce à sa clé, multiplie les entretiens, offre de menus présents,. Tous deux assistent de l’étage aux bruyants retours de Fedora en décapotable, souvent couverte de sa cape sombre ; au volant Hernandez, premier sujet dans le rôle du Prince, tout sourire et pédé comme pas deux.

    Il ouvre la portière en frôlant sa taille. « Tous les voisins le voient », crie Olegario. Léna, quinze ans, se retire sans perdre un mot.

     

    1. 2

    « Maltraitance, de mères à filles » - blog S.O. du 14 09 14

    Djanem

     

     

     

    Lazarus n'est point Nils, mais se sert de lui. Je ne l'ai jamais surpris en si flagrant lit de mensonge. À quel point mon ami pouvait me calomnier, je le savais. Je ne peux donc aimer une Femme que préalablement passée par lui. Elle y est retournée, « comme le chien à ses vomissures ». Situation amèrement rebattue. Étiqueter Djanem sur chaque angoisse pour me feindre amoureux - de même que certains, s'agenouillant, s’imaginent croyants ?

     

    Le premier jour en tailleur sobre, tout l'opposé de l'aguicheuse, en épouse de pasteur ; distance et vouvoiement. Le cours à domicile, moyen tout trouvé de faire fortune, dure bien plus d'une heure : aller-retour, fades politesses… Le répétiteur de plus se concentre sans cesse. Ni bavardage, ni digression, une tension constante : quelques explications de textes, quelques vers archaïques. Les Cours à Distance avaient révélé mes dispositions pour le décorticage des Beaux Extraits : c'était ce passage de Nerval (pendu en 55) où Sylvie revêt dans les branchages d'un grand chêne les traits de la divinité.

    Quand je la vis d’abord, Djanem dans un mouvement d'ailes a cherché sur sa table ses documents épars, après maintes insoumissions scolaires, un emploi pris le premier venu, les années passant une grande la lassitude et le retour aux sources, bac et certificat d'études. J’ai joué le préceptorat : étendue des connaissances, déroutants glissements d'idées - souple collaborateur : ainsi s’endormirait sa méfiance. Je la fis lire. Une articulation d’ocarina, douce et gracieuse, la tête inclinée sur son texte. D'abord j’ai yu sa nuque abaissée, sans rien qui transparût ou transpirât. Puis j’ai lancé sur elle d’intenses regards. Et comme elle lisait à haute voix Les amours de Cassandre, et que je prolongeais le plaisir de l'entendre, je rencontrai montant soudain vers moi, très bref et surpris, son regard : je fus démasqué.

     

     

    Déroulement satisfaisant des premiers cours. Nous habitions, Lazarus et moi, non loin de là, une cabane de rondins aux multiples recoins, avec ses marches intérieures montant ou descendant. Mon bureau personnel donnait sur une pelouse imbibée aux moindres crues de la Garonne. Le battant du volet, ouvert d'une poussée sur d'épaisses vignes vierges, rebondissait souplement vers moi, voilant le jour, et j'allumais le col de cygne, afin de préparer mes cours ; et je m'imaginais les dire. Un certain après-midi je me suis surpris à murmurer son nom, Djanem.  

    La seconde fois, elle m'introduit à la cuisine  : « Je n'aime pas Corneille dit-elle, ce sont des histoires de mecs : gloire et gouvernement ». Peu d'hommes se passionnent par le tricot. Je n'ai plus d'amour aujourd'hui dans le cœur. Questions et réponses s'enchaînent. Tandis qu'elle s'applique à lire encore j’use encore de ce regard que je prodigue à toutes - Cessez me disait un jeune homme de vouloir nous prouver à quel point... vous nous aimez.

     

    Plus tard j’offre à Djanem mes dents de lait. Je trouve obscène de conserver ce maladroit témoignage d’un amour de mère, victime de ma grande hostilité d'enfant, d’aussi loin queje me souvienne. À présent j'aime Djanem, l'appelle maman et la serre au point que ses côtes craquent. Me rendre mes dents serait m'inverser incestement le temps, quitte à les jeter sous ses yeux dans le premier égout venu. Il existe depuis quarante ans une autre femme encore, épousée devant maire et curé : dans ce premier couple nous avons combattu pied à pied ; l’épouse à présent n'écoute plus rien, figée dans son sourire en ouate, peignant sur toile d’étranges créatures aux sexes réversibles. À toute heure j’inspecte ce qu'elle pense, assise ou étendue, et souvent je m'absente.

     

    Je m’en suis confié à Djanem par amour de barrières, tandis que ma première épouse m'entretient de nos anciens projets ; je crains ces flammèches par appréhension d'aimer – en aucun cas je ne devais laisser suinter la moindre satisfaction : Arielle prolongeait le respect fictif et la crainte affectée d’une mère. Mais les réserves de Djanem étaient reçues dans la douceur et les désirs d’amendement les plus improbables car impossibles à tous. Depuis ce temps Djanem porte à même la peau dans leur sachet mes dents sous son bonnet côté cœur.

     



     

    1. F. III

    Lorsqu’elle revient par le 16h 23 ayant confié la garde de sa fille à son amant, Fedora s'aperçoit d’un embonpoint venant de bien plus haut. Les lycéens mentionneraient sans faute l’élément déclencheur. Olegano s'éclipse en son refuge où les femmes se succèdent en toute indiscrétion, où ni Fedora ni Léna n'auraient le moindre accès. Mensonges et grands serments font bien mauvais ménage avec l’ancien exécuteur de Menendez et Videla.

    Léna, quatorze ans, n’envisage aucune IVG : quelque chose en moi dit-elle s'est soulevé pour repousser l'avortement, comme si triomphaient les instincts ; bien prématuré pour concevoir.

    De son côté, Fedora ne parade plus à côté du chauffeur Hernandez, homo notoire. Linda, fille illégitime de Léna et de l'Argentin, a désormais 16 ans, traînant tout un passé ; son père s'est enfui, idéalisé par toutes. Sa mère Léna fut elle aussi,brimée, rejetée. C'est dans ces structures que nous avions l’ambition de nous immiscer à notre profit. Notre propre épouse Arielle serait une éternelle convalescente. Les hommes n'ont sur l'infini que ce petit pont de chair dont les femmes se gaussent je veux faire l'amour avec toi m’écrivait l’une d’elles, et comme je lui répondais en mêmes termes rectifia illico je n'ai pas dit coucher avec toi s'il te plaît, ne m'écris plus – qu’elle patauge donc dans sa courte connerie.

     

    1. 3 MANQUANTE

     

    1. IV
  • LE FANTÔME DE COMBOURG

    C O L L I G N O N

     

    L E F A N T Ô M E D E C O M B O U R G chat,poils,amour  CET ARTISTE A EXPOSE A CAEN (2013) IL PEUT ME CONTACTER

     

    Nous connaissons ce revenant qui selon C. parcourt les escaliers venteux du château de Combourg – village dont le châtelain manqua de richesses. Or notre fantôme, Capitaine du «Saint-Louis », coula en octobre 55 du Grand Siècle au large de St-Malo : l'abîme s'étant dérobé sous sa quille. Borgne et unijambiste, souffle court, le capitaine fit de sa jambe de bois, fabriquée au Brésil, retentir les voûtes antiques. L'accompagnait un chat, qu'on entendait miauler sinistrement : c'est lui que l'on exhibe encore, gueule béante jusqu'au décrochage, découvert dans l'épaisseur du mur ou la coulée de mortier qui l'asphyxia, moulé mâchoire écartelée par l'épouvante ; ainsi le Prince des Poètes sur son lit de mort porta-t-il mentonnière , le cadavre bâillant sans qu'on le puisse clore - panique des visiteurs devant la bouche ouverte, noire et malodorante du Maître !...

    Pour qu'une ville, pour qu'une forteresse fussent inexpugnables, un homme à l'origine était fondu dans le mur, d'où le nom fondation : brève et atroce agonie. Un clochard se fit prendre ainsi station Cambronne, ses os voûtés roulant sans crier gare de son alcôve lourdement débouchée par l'excavatrice : toute trace écrite ainsi devant compter dès son début quelque père ou frère purement sacrificiels. Ce chat sans nom porta les premiers temps son collier de brillants : le château fut nommé d'abord de la Chatte aux Brillants. Qui voudrait éclaircir ce point sur le sexe passerait pour fou ; la chose est pourtant claire, quelle que soit par ailleurs l'acception du mot chatte. Muni de ces précieux sésames, voyez à présent un certain gnome, errant désormais sans prothèse sur la peau dudit félin ; ce pirate ou corsaire se nomme Briand, mesurait 5ft 7in, les yeux rouges et les cheveux roux, se gratte le crâne sous son bonnet pointu rouge ; si le chat passe sa patte au-dessus de l'oreille droite, il pleut ; le félin dont nous parlons ne peut atteindre la gauche, par suite d'arthrose.

    C'est une vieille chatte noire et revêche, tolérant difficilement les charges ; son poil sent le roussi, car le cul du gnome est très chaud. En effet, suite à d'inexorables processus rétrécissants, Brian est devenu gnome, d'abord chevauchant le chat, puis frayant de ses bras sa route à travers le pelage du fauve. Les doigts du gnome sont secs et gourds, sa bouche sinueuse et sa langue pointue, sauf du bout qui reste arrondi, signe d'une excellente prédisposition pour les langues étrangères. Mais Briand possède un cheveu sur la langue : l'allemand, l'anglais, le français, deviennent tous méconnaissables. Ses yeux rouges, petits, enfoncés, phosphorescents, n'empêchent pas sa vue d'être détestable.

    L'animal est nyctalope : cependant, acariâtre, il préfère dormir. Mais il capture les mulots ; quand il les envisage, le gnome en frémit : son front se ride. La barbe rase du gnome couvre sur le menton un champ de dartres douloureuses. Les fesses enfin, le sexe du petit homme tiennent du domaine conjectural : supposons-lui le postérieur taché d'escarres, et quelque sexe vil et secondaire. Pour se coucher, Brian le gnome ôte son bonnet. Ses cheveux rouges se déroulent. Il se peigne et fait sa prière : "Seigneur, pardonnez les péchés que je vais commettre." Et le chat bave en secouant la tête ; mais le petit cornac tient bon, serre les jambes et s'agrippe ; il faut un certain équilibre, de l'aplomb, pour prier un Dieu plus petit que le nôtre, partant bien moins puissant. Le nain range ses bottillons dans l'oreille du chat, tant qu'il ne secoue pas la tête.

    Ce fauve patient se nomme l'Hextrine. "Hextrine !" dit le gnome, "Tourne à droite ! A gauche !" - tout en tirant la bride en diamants du côté opposé (le chat, comme le renne, quand on tire à gauche, tourne à droite). Les diamants de la bride ont été vendus. Pour faire sa toilette du soir, le gnome dit : "Lèche-moi !" et c'est ce que la bête fait. Les culottes du gnome sont trop grandes, ses bas rouges collent ; il se retient aux poils à toute force. De ses bras petits, musclés, il confectionna naguère une jugulaire perdue sous les poils, resurgissant aux commissures labiales : tout gnome monté sur un beau chat ferait de ce bourg une ville enchantée. Quand le nain s'éveillera, le monde tremblera.

    En 1786, le pays du nain, c'est la France. S'il n'y avait pas le chat, il voyagerait beaucoup. Sans lui pourtant, il ne vivrait pas plus qu'une puce tombée. Il est le parasite de ce chat. N'en saute à bas que pour s'y raccrocher sitôt esquissé par la bête le moindre mouvement de fuite. L'Hextrine s'ébat dans un espace de dix mètres (des nôtres) sur cinq. La pièce où va de long en large l'actionnaire négrier, châtelain de Combourg et ruiné par l'abolition de la traite, correspond à l'ampleur d'un château à quatre tours : Nord, Sud, Est, Ouest. Le château des Chateaubriand est carré ; d'autres présentent la forme d'une aile perpendiculaire au milieu exact de la seconde : c'est alors un « château en T ».

    Ce soir l'Hextrine et Briand n'abandonnent pas la protection des murailles : il fait froid, les girouettes crient. Nous serons plus intéressés par le père de l'artiste, taciturne, tirant les choucas sur le haut perron, terrorisant femme et fils - que par l'écrivain même, fameux pleurard. Le gnome sur le chat prend ses quartiers de nuit. C'est à la tour Nord, où se trouve la chambre du jeune homme. Si les nuits de grand vent l'adolescent montre quelque inquiétude, son père lui dit : "Monsieur le Chevalier aurait-il peur ?" Etrange ville que Combourg. Du vivant de François-René, un ramassis de bicoques puant le fumier, de péquenots sans joie baignés de purin, manches tombant jusqu'aux chausses. A deux siècles de distance, un descendant fait connaissance d'une belle rousse, mouvance charismatique des "Lions de Judas" ; cette femme soudain ressent la présence du Christ : « Ne sentez-vous rien ? - A vrai dire non. » Elle halète, soupire des sons incompréhensibles, tenant sa main. Le descendant se croit entrepris - grossière erreur ! il pousse dans la bouche de la Lionne en question une fourchette à dessert garnie de gâteau, et lorsqu'il reprend le train, la croyante sur le quai tourne la tête, glaciale, indifférente à ses signes d'adieu.

    Dans les toilettes de Combourg, un long discours sur la paroi exhale le dépit d'un jeune homme : les filles seraient des chiennes, qui jouent les mijaurées, les chichiteuses, et toujours se refusent. « Un qui vous aime ». Nous aurions tous pensé qu'elles se paluchaient, de préférence entre elles. Ce jeune homme était un niais. Combourg contemporaine est une longue avenue 1910 de la gare au château, à l'entrée duquel on vend des cartes postales. Les rêves du gnome à cheval sur le chat sont de quatre sortes : Souterrains, Vastes Greniers, Toilettes ; dans les Cimetières enfin. Le rêveur franchit le temps : ce sont les couloirs combles d'inexplicables métropolitains - Briand débouche alors sur un quai de pénombre, bondé sous les néons maussades et tressautants ; passe la première rame éteinte, cahotante et comble - il pressent que passée la première courbe, l'inondation en embuscade sera froide et mortelle - parfois Briand monte, dans d'autres rêves, les étages sans fin d'un hôtel aux lits défaits, pourchassé par le gérant.

    Au grenier règnent des salles vides où se donnaient jadis des cours d'art plastique, fenêtres béant sur les cours en contrebas, salles jonchées d'équerres et de mètres abandonnés, gravats, croquis mal gommés : par dessous fonctionne l'Ecole, sereine, administrée, tandis qu'il demeure là-haut, lui, bloqué dans le rêve, marchant sur les craies crissantes. Les rêves les plus riches cependant se font dans les toilettes, immenses, labyrinthiques. Leurs cloisons, immenses, dégagent par-dessus les portes de vastes fentes indiscrètes tandis qu' en bas vingt centimètres indiscrets s'ouvrent sur les talons ou pointes de souliers selon le cas, de part et d'autre des cuvettes. Tout y fuit de surcroît, et la vaste cabine gargouille de liqueurs douteuses – comment pisser sans dégoût ? toilettes pour femmes au demeurant, qui, invisibles et furieuses, poursuivent l'homme et fouillent à grand bruit, secouant portes et cloisons.

    Quant au cimetière, il donne sur un carrefour oblong, pavé, bruyant, où se croisent en biais deux ou trois lignes de tramways aux rails incrustés. Les pylônes d'entrée de la nécropole se terminent en boules de cornets glacés, dont les demi-cylindres par-dessous laissent voir les cannelures, vergetées de vert. Le tombeau du Rêveur est au fond à gauche, à même le sable : quatre planches bordées de fleurs jaunes, d'où s' écoule, par-dessous, le sable. Parlons à présent d'une femme, vivante et minuscule, galopant sous les pattes de l'Hextrine, 1786, cherchant à s'accrocher aux poils très longs pour rejoindre le gnome, considérablement réduit, dans son creux de toison ; d'un prompt rétablissement sportif elle se hisse jusqu'à la loge de Briand, le cornac. Voyons à présent comment une liaison purement érotique, relevant de l'Aphrodite populaire, peut se tranformer en liaison dite platonique : la Nouvelle-Femme donc salue bien bas le gnome, semble sympathique, mais celui-ci (côté appréciable) se méfie des femmes sympa ; il redoute en effet, par-dessus tout, les épisodes (ils sont légion) où les deux sexes se contemplent enamourés dès le premier instant, ce qui est, proprement, pornographique.

    Viendront ensuite le bonheur, la précipitation - « mais plutôt se castrer que de perdre la face ». Une brune menue, les yeux en amande, nez retroussé, l'air du vice à deux frictions par jour, où l'on s'enfournerait jusqu'à s'y perdre - pourquoi les femmes rient-elles dès qu'on les fixe - seule façon pourtant de les aimer : fixer la beauté jusqu'aux larmes. Dialogue : "Comment allez-vous ? - Je m'endors. - Comment ? - Ce sont les poils qui m'engourdissent. - Nous nous connaissons à peine. - Est-ce indispensable ? - Je suis venue exprès. - Vous seriez belle sans cela. - Cela n'engage à rien. - Voulez-vous manger ? dit le gnome - Oui, vraiment ! que mange-t-on sur un chat ? - Un peu de tout." Il sort des poils quelques radis, du beurre et de la confiture. « C'est puéril !

    - Vous avez accepté de manger ; ne vous souciez donc plus de l'extérieur. - Mais je viens du monde extérieur ! » Le dos du félin toujours en mouvement oblige à s'agripper aux poils. Quand les radis sont achevés la femme se laisse enseigner les assiettes, qui sont les façons de s'assoir les plus stables : « Evitez les épaules, si rapprochées sur l'animal, sans cesse ondulant sous le pelage. - Si je m'assieds là, aucun risque ? - Non. - Il ne se lèche jamais ? - Si. Alors nous descendrons à terre. - Vous voyez bien qu'on a besoin de descendre. - Pourquoi êtes-vous montée ? » Elle hausse les épaules. « Et quand le chat dort ? - Je dors. - Je veux dire, s'il se met en boule ? » A mon tour je ne sais que répondre pense le gnome.

    La bête s'est lassée de marcher, les deux convives regardent au rythme palpitant du dos cardiaque tout le paysage de C., puis la bête se met en boule. Deuxième dialogue : « Si le chat bondit ? demande la femme. - Bon sang, dit Briand, vous pourriez vous intéresser à moi, par exemple. - Vous ne vous intéressez pas beaucoup à ma vie dit la femme. - Pardon : je vous ai donné à manger. - Pardon encore : je suis venue vous sauver. - Bien, dites-moi votre nom. - Je m'appelle Vicki. - Je préfère Catia. Je suis un capitaine de vaisseau, disparu au droit de Grouin. Dans Capitaine, il y a Catia, avec un C. Ou Catai, l'ancien nom de la Chine. Choisissez. » Quel imbécile pense-t-elle : ôté "Catia" reste "pine". Il va me demander de coucher, le salaud, je le sens, je le sens. Son vagin frémit d'horreur sur toute sa longueur. « Etes-vous une femme bien née ? - Bien sûr! - Je ne voudrais pas baiser à la légère. » Il me ressemble pense-t-elle.

    Il n'est pas si parfaitement imbécile. « Mais qui parle de baiser ? - Moi, moi. - Je ne veux pas baiser du tout. » Ah le brave homme, etc. Vicki (c'est elle) revoit ses positions : cet homme ne bande pas spontanément ; il est vrai qu'il faut le sauver (nous ne pouvons exposer la totalité des complications psychologiques suscitées par un coup de foudre). S'ensuit un long moment de silence. Briand s'efforce d'ignorer le sexe, car il en est privé. La femme ignore si les poils de chat isolent de la pluie - or le ciel se couvre ; dès la première goutte, l'Hextrine s'est levée, puis ébrouée. La femme qui rêvait tomba, le gnome se laissa glisser, retrouva sa compagne engourdie par la chute, siffla la bête agenouillée qui vint récupérer sauveteur et sauvée, puis s'engouffra par un soupirail. Un saut, un tas de charbon, une chattière un escalier montant, puis porte entrouverte et tapis.

    Repos. Briand évente le visage de Vicki, réveillée, qui pense encore : il n'est pas si stupide. Peut-être qu'il m'aime ; il n'a pas demandé la suprême chiennerie, qui est de coucher. Bien au contraire, il est descendu précipitamment de sa couverture quadrupède et mouvante pour me relever, moi qui ne lui suis de rien. Je lui dois donc une reconnaissance éternelle, etc - cette certitude d'abstinence la plonge dans cette euphorie précédant de peu généralement le paluchage bienfaiteur. Aussi poussa-t-elle un soupir qui fit que le gnome la lâcha ; à peine eut-il détourné les yeux qu'elle s'enroula dans une touffe indécelable de poils de chat et commença une série de trois solitaires grand train comme toute femme qui se respecte, de celles que vous croisez dans la rue, tombant de ce fait en un puissant sommeil réparateur, trouvant la force d'espérer dans un dernier éclair assez de force au réveil pour le refaire deux ou trois fois encore.

    Sitôt réveillée Vicki demande à jouer aux cartes,alors que Briand ne jure que par les échecs. « Qu'à cela ne tienne, dit Catia, nous jouerons aux échecs avec des cartes. » Et le chat se remet à marcher. Le jeu quel qu'il soit démontre que tous ne naissent pas égaux : certains annoncent deux tierces, et d'autres un cinquante, d'autres enfin quatre sept, valant zéro. Les échecs en revanche ne peuvent être nés qu'au sein de l'aristocratie et de la République des Egaux. Tout homme est responsable. Mais quel est l'enjeu ? la possession du chat. Le droit de le mener à gauche ou à droite, dans le salon parfois garni de visiteurs, ou dans les combles ; aussi l'occasion de vérifier si le félin peut hanter les toits pointus et fortement glissants – l'Hextrine fait ce qu'elle veut. Intervient alors la partie de jambes en l'air entre les gnomes : jeu et silence, excitations comme il s'en voit dans les bibliothèques, où l'on bande en lisant, électrité statique des poils mêmes, obsessions de débauches - par ouï-dire, à moins d'être castré.

    Ces deux-là, dit l'Hextrine, m'emmêlent le poil ; je vais redevenir puritaine. J'aime pourtant ces fous copulant sur mon dos ; cela me passe l'entendement - bienheureux ceux qui jouent ; nous autres chats cessons de jouer passé un an. » Brian ne peut envisager l'abandon de son animal : il sait qu'à terre, il aura peu de chance de survie, du moins de celle qui ne soit pas exclusivement consacrée à survivre (se battre, etc.) Sur la chatte on ne manque de rien ; l'atmosphère est toujours pleine, voire constituée d'une vapeur nourricière, la manne du désert. Va-t-il devoir désormais lutter pour la préservation de son épouse-gnome, elle est de même taille, aurait-elle oublié ? Faudra-t-il écarter les ronces de son chemin, pourfendre les insectes, trembler après chaque averse ?

    Il se répond : "Je ne puis. Quitter L'Hextrine, c'est abandonner le Sol où je m'appuie, le garde-manger où je puise, l'inestimable sécurité qui permet la culture." La femme revient à la charge : "Il faut que nous vivions ensemble." Le gnome triple l'expression : "Ensemble. Ensemble. Ensemble. Repas ensemble. Distractions ensemble. Prières, promenades ensemble, sur ce domaine si restreint, mouvant d'un dos de chat - que dis-je ? les déjections ensemble, dans les poils arrière - « surtout, dit-il, je suis pris d'effroi - songe à ces nuits, interminables, successives, devant couronner, ternir, couvrir de cendres les plus beaux jours, les plus échevelés, tous engloutis dans ces milliers de nuits où nos corps étendus parallèles inconscients navigueront sans fin dans les infinis répétés du sommeil - auprès de toi reprendre ce voyage des morts où je l'aurai laissé, dérivons pour toujours.

    "Prenons le cas que nous ferions l'amour : nos sommeils suivraient leur orbite irrésolue sans conviction ni fin. Dormants ou éveillés, nous deviendrions mi-l'un mi-l'autre, sans autre forme d'être, mutilations bien plus que doubles » et la femme restait silencieuse, mais plus tard tous deux partagèrent le territoire, sans qu'il fût plus question de spectacles, car ils sont rares, ni d'amis, pour la même raison.  « Je propose, conclut-elle, que nous divisions l'Hextrine en quart , en vue de permuter nos établissements. » Briand proposa d'abord de partager le temps : tantôt seuls, tantôt joints. Les négociations portèrent sur les répartitions temporelles, Briand réclamant ses 2/3 de solitude, ce qui les fâcha tous deux; puis établirent des tours de garde élaborés, agrémentés de présences mutuelles. La solitude prit place autour des oreilles, bon poste d'observation, mais exposé aux coups de pattes, et près de la queue, pratique, mais retiré ; il est à noter cependant que sitôt affublé d'une épouse, le gnome, désormais considérablement amoindri, fut tourmenté par d'anciennes pensées depuis longtemps éliminées, en un assaut sournois : il était affligé de traits grotesques.

    Pourquoi les femmes de sa race échappaient-elles à cette malédiction : pourquoi ? Ou alors : pourquoi Vicki restait-elle minuscule ? quel était son châtiment ? Quel homme avait-elle tourmenté ? Ils prirent le soir même leur premier quart. Déjà l'homme voulait s'isoler, alors que la femme désirait réitérer un emboitage peu concluant - mais Briand repartit que "de toute façon les femmes n'étaient jamais satisfaites » ; c'est pourquoi il ne se fatiguait plus. Déjà il développait ses éternelles théories sur le pouvoir libérateur de l'onanisme, mais la femme le coupa : il était vraiment le seul de cet avis ; il n'y avait que les hommes pour se livrer à des spéculations aussi sottes, expressément destinées à les dégager de toute responsabilité.

    Sur cette peau féline et mouvante, il existait des soirs et des matins. Cette naturelle alternance devint aussi l'objet de dissensions. Déjà les nuits s'étaient âprement négociées : devait-on se rejoindre, ou se séparer ? En effet Vicki adhérait pleinement aux préjugés de son sexe : le désir de l'homme devait être le plus possible brimé, car, disent-elles, « nous ne sommes pas des objets ». En revanche, le désir de la femme, sitôt sous-entendu, doit être assouvi, car il provient de leurs profondeurs sacrées, et c'était faire preuve du plus extrême manque d'égards que de décliner les offres d'une femme. C'est ainsi que l'acte sexuel passait sans crier gare du domaine de l'Interdit à celui de l'Obligatoire comme religion en Pologne.

    Ce couple parvint cependant, grâce à la fraîcheur de ses connaissances, à un compromis : ne jamais dire ce que l'on pense. Tout s'arrange. Mais contrairement à une légende tenace, les difficultés d'un couple tiennent moins à l'entente sexuelle, sur laquelle les femmes, adonnées depuis leur enfance à l'onanisme le plus frénétique, font volontiers l'impasse, chose qui les conforte dans leurs imaginations de créatures angéliques et sans besoins bestiaux, à savoir, elles-mêmes. Non. Les réels obstacles naissent des choses les plus minuscules. En effet Brian avait coutume le matin, s'éveillant parmi la rosée des poils de sa bête, ou dans le doux parfum de foin qu'exhalait sa fourrure après une nuit dans le château, de s'étirer, de se livrer à toute une gymnastique joyeuse, flexions de bras, de jambes, torsions du torse, avant de procéder à ses ablutions (rosée, ou coups de langue dont il fallait tirer acrobatiquement parti, car le chat n'obéissait plus : dangereux, râpeux, mais efficace). Est-il besoin de préciser que Vicki ne l'entendait pas ainsi, désirant s'éveiller lentement, tendrement, les bras de son ami passés sur son cou, avec de doux baisers et des paroles de bienvenue. Elle bâillait alors, prenant le plus de temps possible, sa seule gymnastique consistant à se parfumer ou à s'oindre soigneusement le visage.

    La seconde occupation du Capitaine Briand était la musique. Du naufrage au large de St-Malo, il avait conservé une flûte à bec d'où il tirait des mélodies aiguës propres à faire mouvoir en tout sens les oreilles du chat. L'exercice était drôlatique, bien que la bête parfois secouât la tête ; mais qui se fût fié aux mouvements précis et contradictoires de ces oreilles se fût perdu sans retour. « Tu es capitaine de vaisseau, dit Vicki ; pourquoi ne prends-tu pas les choses en mains ? c'est à toi de diriger cette bête, qui se couche ou se lève à son gré, à la toison duquel nous devons nous agripper quand il chasse, qui sort et entre lorsqu'il lui convient. » Le pirate ne l'entendait pas de cette oreille.

    La grande occupation sur un dos d'animal pensait-il est précisément la musique, ou l'écoute des signes extérieurs. Briand plaçait sa propre oreille au ras des poils, se tenant ainsi au centre des activités organiques : les ronronnements de l'animal le mettant dans un état extatique, il en arrivait même à se caresser, ce que la femme trouvait absolument dégoûtant – logique féminine. Peu importait à la jeune Vicki la manière de se nourrir du chat. Il chassait, car sous Chateaubriand nul n'avait inventé ces petites boîtes remplies de pâtées. La compagne du pirate se confectionna une lyre et fit courir des puces le long de ses cordes : cela produisait des sons aquatiques, tels qu'on en ouïrait sur les guitares sandwichiennes, découvertes par Cook en 1778.

    Le chat bondissait sur ses proies, les lançait en l'air. Ses passagers voyaient parfois voltiger au-dessus d'eux les tripes sanglantes de souris habilement projetées. Il fallait se faire à ces sanglants météorites, bien pires que les exécutions de matelots mutinés sous le commandement du pirate. C'était encore une musique - les cris des rongeurs suppliciés - dont le capitaine se délectait, mais que la femme tentait de couvrir en chantant - alors le chat s'ébrouait en couchant les oreilles. C'est ainsi que dégénèrent tous humains privés de société, travail et souffrance. Un amour ne peut s'épanouir longtemps en de telles circonstances. Notons surtout la perpétuelle divagation du chat. Hors les instants où il repose, qui forment tout de même, chat qu'un le sait, les deux tiers de sa vie, le chat marche toujours. Il n'est pas une pièce, jusqu'aux combles - pas une prairie des environs, jusqu'aux abords des douves ; ni même un sous-bois ignoré - qui ne soit l'objet des pas souples du chat. Cela rappelle le rythme souple et obsédant du fox-trot, ou "pas du renard" ; une chose obstinée, force simple et tranquille du petit carnassier certain d'échapper aux grand trot des coursiers anglais ; au dernier moment, le renard noble glisse dans un trou de haie, où les gails ne pourront le forcer.

    Des circonstances extérieures viennent alors perturber leur vie fragile : la transformation du chat en paysage ; son pelage se fait plus gris, creusé parfois de profonds sillons. Des touffes se distinguent, croissant plus haut que tout le reste, formant des halliers, bientôt de véritables arbres. Le tout ondoyant sans jamais crevasser, telle une écorce terrestre en firmament inversé ! Ils se fabriquent des râteaux de poils plus rêches et plus longs que les autres. Ils commencent une fenaison, car la bête perd son pelage. Tout le sol tremble de ronronnements. Il suffit de s'approcher des deux oreilles qu'on voit encore poindre à l'extrémité du paysage, en criant d'un coup : "Gratte-gratte !" pour que tout le grand corps terrestre se mette à frémir, et le gosier, loin dessous, commence son doux et effrayant ronflement.

    Tout à présent rappelait une campagne. Les différentes végétations formaient des moutonnements de couleurs différentes. Les sentiers se laissaient tracer, mais disparaissaient aux premiers coups de pattes du matin, semblables à des tornades. A vrai dire, même pour des créatures minuscules, les proportions du chat devenaient gigantesques. Le jour où Vicki s'avisa que, mathématiquement, les puces d'un tel chat devaient avoir la proportion d'un chat, elle s'effraya, et jeta sa guitare par-dessus bord. Il valait cependant la peine d'explorer le tout. L'idée vint du Pirate, qui trouvait regrettable l'absence d'océans et de cours d'eau - on buvait peu ; on se lavait de même. Le ménage formé faisait peu à peu naufrage en raison du rapprochement de ce chat avec le plus commun des mondes. « Tout devient si banal, dit l'homme. Nous en viendrons peut-être à chercher un emploi. » Ils cueillirent des fleurs d'espèces inconnues, aux parfums lacrymogènes car établissant un rapport entre un "avant" et un "après", notions éphémères qui font pleurer les humains : construire une maison, vivre sur un banc, qu'on achèterait tous deux à la propriétaire animale de ces ombres mouvantes, là-bas, au-delà des épaules ? ainsi le sol ne serait-il plus, entre les quatre pattes, qu'une lointaine surface aussi méconnue désormais qu'un firmament céleste, mais inversé ! Et la pluie se mit à tomber. Le chat possédait-il son micro-climat ? Le Capitaine posa la question, Catia (Vicki) la trouva très plate.

    Ils firent ce qu'il avait décidé ce jour même au réveil : une exploration. "Mesurons l'étendue des dégâts. Nous verrons ensuite s'il est temps de rationaliser... Ou bien si nous pourrons vivre d'eau claire et d'imagination, comme avant.

    Ils grattèrent longtemps la peau pour en tirer subsistance : pellicules de renouvellement épithélien - il est très difficile de trouver ici-chat quelque chose à manger, manne céleste ou pas, tant l'animal se lèche avec application - et se dirigèrent vers la tête. Ils y parvinrent plus rapidement qu'ils avaient craint, le chat n'ayant point tant grandi - or des ronflements s'élevaient de ce crâne lourdement bosselé.

    « De quoi ronronne-t-il ?

    - Elle rêve. Mais nous la chatouillons. Laisse-moi m'agripper à ces poils en buissons : tout bascule autour de nous... Voici les yeux. Ils lancent des éclairs ! La gueule s'ouvre à l'infini !

    - Ce n'est qu'un bâillement, Vicki !

    A ce moment s'élèvent de trois points à la fois d'immenses panaches de scories, des éblouissements de lave. Le plus gros jaillissement provient de la bouche, et se dirige de côté. Le deuxième sort des naseaux, et se perd loin devant comme une galaxie très allongée. Enfin, une belle giclée de lave verte venue de l'oreille droite.

    « La gauche est-elle obstruée ?

    - N'y va pas ! je crains pour toi ! Vicki, reviens !

    Se repliant vers l'arrière du vaste dos, ils pensèrent au dragon chinois, fécond, dangereux : la vie même. Et tout fut calme soudain. La température du sol velu n'avait pas augmenté. La terre sous leurs pieds, puisqu'on peut s'exprimer ainsi, retrouva son mouvement ondulatoire : le chat reprenait sa déambulation. Ils mangèrent et burent, puis se dirigèrent vers l'arrière-train. Ils reconnaissaient leur emprisonnement lorsque l'espace, curieusement, s'élargissait ; rien de plus commun chez les humains, dont les prisonniers s'évadent, patthétiquement, à trois semaines de leur levée d'écrou : ils éprouvaient donc le besoin de sentir leurs limites. Ils remontèrent la médiane, de vertèbre en vertèbre, succession de petites collines raides, couvertes de bruyères. ...La queue fouettait le paysage.

    Nul ne sait au juste ce que signifient les mouvements de la queue d'un chat. Les spécialistes se laissent aller à l'embarras : est-il mécontent ? Satisfait ? Excitation sans doute avant la capture d'une souris, d'un oiseau ? - queue longue et fournie, passant et repassant au-delà des herbes rases de l'arrière-train comme une pale d'éolienne, et la pluie se remet à tomber – le chat possédait-il son microclimat ? Pour compléter leur exploration, ils se sont dirigés vers les limites latérales de leur domaine ; c'était de loin le plus dangereux de tout : les Anciens prétendent qu'au bout de l'Océan, les eaux tombent nécessairement dans le vide en toute éternité. Ils se sont accrochés sans céder au vertige, la rotondité du ventre s'incurvant sous eux, et l'on entrevoyait sous l'abdomen une forêt de poils dont le sommet pointait, contre toute logique, vers le bas...

    Ils rejoignirent leur campement de base, à peu de distance du double jeu des bielles d'épaule. La bête s'était assise et il ne pleuvait plus ; la pente du dos se fit raide, mais ses habitants s'étaient tressé des abris : par les fenêtres ménagées l'on voyait par-dessous, très bas, la queue de l'animal qui se perdait au loin comme un grand fleuve sur un carrelage. Rien n'empêchait à vrai dire de suivre l'échine, et de s'évader, côté pattes ou cul. « Que dirait-on de moi » dit le Pirate, «moi qui suis le fantôme du château. - Voilà pourquoi le chat se trouve toujours en ambulation ! s'écria-t-elle. - Pars si tu veux. - Point ne suffit de partager tourments et joies pour former un couple - Quelles joies ? quelles vicissitudes ? Nous sommes les hôtes bienheureux de la Grande Fourrure Universelle, qui nous chauffe et nourrit nos corps par la couche d'impuretés qu'elle produit."

    Car la manne avait cessé de tomber.

    Catia dite Vicki reprend : « Nous menons une vie trop proche de la nature. Au point que nous savons à peine qui nous sommes, peu différenciés d'un de ces innombrables poils qui nous cernent.

    - Veux-tu supprimer le chat ? dit le Pirate. - Ce n'est plus un chat, mais le monde : paysage et prison ; je voudrais vivre enfin parmi les hommes. » Un temps. Brian devint grave : « Sais-tu que nous sommes morts ? » Vicki se tut. Les morts en effet trouvent autant de difficulté à se représenter la vie réelle que nous autres la mort. Puis la jeune femme s'étonne de ne point voir d'autres morts, "ses frères". « Te rends-tu compte » dit le gnome « à quel point nous gagnons à ne pas nous encombrer de frères, qui nous imposeroent des règles sociales ? Ce félin nous protège. Nous ne désirons pas en descendre, quand bien même nous en fournirait-il toutes les occasions. » Alors intervint l'extraordinaire évènement : dans les lointains brumeux, aigres et désolés, bien au-delà du Rebord des Toisons, ils aperçurent une autre forme, comme la leur immense et imprécise, un animal - un Chat, un autre Chat. « Couvrons-nous, murmura le gnome, qui s'enroula parmi les poils : deux chats qui se rencontrent se battent ou copulent, souvent les deux ; dans tous les cas, danger mortel pour nous. » La jeune femme au sommet d'un branchage fit de vastes signes : "Ohé ! du chat !" Le leur fit une embardée. Brian se cramponna. Les passagers de l'autre bête, cramponnés d'une main à leurs poils de monture, envoyaient de l'autres de vastes signes ; les deux bêtes se trouvèrent alors face à face, dos arc-bouté : deux Femelles.

    Vicki lança de ferventes actions de grâces à Bashtet. Ceux d'en face n'occupaient visiblement leur bête, noire et blanche, que depuis fort peu, car leurs efforts consistaient autant à se retenir qu'à formuler des paroles articulées. Il apparut qu'ils crevaient tous de faim et d'ennui, bien que celui qui paraissait le chef affirma qu'il avait lancé toute sa troupe dans les jeux de société : leur bête présentant différentes couleur dans le pelage, qui permettaient d'inventer les règles d'un jeu de positionnement tout à fait analogue au jeu social des castes et des salaires dans la vie précédente. Vicki se tut, les échines retrouvèrent l'horizontale, et les deux félins infernaux reprirent séparément leurs courses régulières vers l'outre-tombe ; le Félin du Pirate allongeant le trot, jamais plus les passagers ne se revirent.

    Vicki plongea dans une méditation sans fond, le Pirate sortit de ses broussailles en rajustant ses braies du XVIIe - en vérité, à quoi bon mourir, se voir attribuer la chance inouïe d'un sort romanesque, si c'était pour reconstituer la hiérarchie des vivants. Elle en fit part à son compagnon : à qui d'autre se confier ? Brian repartit qu'elle-même, Vicki, n'était pas loin de reconstituer à son tour ce qu'il était convenu d'appeler dans le Premier Monde une "scène de ménage"... « Attends, Pirate, j'ai plus banal encore : j'attends un enfant. - Tu es plus sotte encore, lui dit-il, que je n'imaginais : comment peux-tu concevoir, que des morts donnent naissance ? » Vicki manifesta quelque désappointement, puis s'aménagea une chambre des plus confortables, en tressant de plus longs poils.

    En dépit du mâle, sa grossesse se poursuivit. Il y eut de longs jours. Le chat bâillait, se grattait, les deux insulaires avaient repéré très exactement où tomberaient la langue ou la griffe. La désoccupation régnait, rongeait. La femme seule, sachant qu'elle accoucherait, demeurait calme. L'homme errait dans son maquis, sombre, fermé, ou résolvant des grilles d'échecs. Il se trouva un autre jeu : coupant des poils de différentes tailles, tressant des voiliers, il en garnit les haubans d'équipages fictifs, les fit combattre à sec / sur le dos de la bête, se livrant aux sottises des fils uniques livrés à eux-mêmes, que leurs parents malavisés privent de tout contact (puis l'enfant cessant d'être seul, il en éprouve à tout jamais un désarroi farouche ; accompagne la femme dans son infirmité, où le ventre quadruple de taille, sans possibilité  d'interrompre jamais la mécanique infernale). D'aucuns prétendent que si l'on aime, la vie n'est pas perdue ; Brian pense que c'est duperie : la vie se composant de toutes les incohérences, ne vaudrait-il pas mieux pour se concilier Dieu vivre à toute force le plus d'incohérences possibles, afin de Le distraire ?

    « Tu te trompes, dit Dieu.

      • Fais chier, dit le gnome.

    Dieu illico lui chia sur la tête une énorme averse, et le chat se secoua, vexé jusqu'à l'os : un félin sent venir de tels phénomènes. Il ne se laisse pas prendre en défaut. Ce secouement d'oreilles à lui seul était un miracle, la preuve de Dieu. Brian se mit à l'abri sous une touffe et joua de sa flûte, bénissant Dieu de lui avoir fourni un chat à poils longs – qu'aurait-il fait du dos dégoulinant d'un gouttière ? Comme il avait aussi sur lui ses barques, il disposa sur une flaque (admirant les proportions infinies de L'Hextrine) ses bateaux de poils tressés, assez semblables aux esquifs du Grand Lac Andin, qui se heurtèrent en formations, plus ou moins, de combat. « Je veux, dit-il, une autre femme ». Aussitôt le désir bondit sous son crâne. En ces temps-là les femmes pensaient peu : accouchant, babillant, ne raccouchant que pour mourir.

    La toison, malgré son épaisseur, ne recélait aucun parasite comestible – qu'on écartât à l'infini les touffes qui formaient sur la peau rose autant de halliers alignés, nulle créature, pas même une puce (et c'eût été horrible) n'apparaissait - il n'y avait de Seconde Femme qu'à l'extérieur. Sur un autre chat. Brian préférait-il une autre morte, sur un autre félin des brumes, ou une vivante, dans ce monde où règne un Dieu ? Existait-il autre chose que des chats ? On ne voyait que des étoiles. « Examinons, dit-il, les procédés auxquels je suis réduit. Dévaler sur le poil des flancs, jusqu'au sol où je me fracasse pour peu que L'Hextrine bondisse.

    « Mon Dieu que tu es puéril » fit Dieu.

    - Depuis que je l'insulte Dieu me parle. Je suis le seul qui reçoit Sa parole. »

    Il devenait plus insolent que Moïse.

    « Je refuse ma femme et l'enfant »

    Brian se laisse glisser. Là-dessous les poils agglomérés ballent au gré des enjambées du félin. Brian se cramponne, observe d'en haut cailloux et parquets, structurant ainsi ses pensées, mieux que par des semblants de combats navals dont on ne possède plus la tactique ni le vocabulaire. « La mort certes interrompt le temps. Mais si le temps brise la mort, je m'ennuierai autant.

      • Assez ! dit Dieu - la mort - ne t'as donné aucune maturité...

    Le gnome poursuit sa progression latérale sous le ventre, suspendu dextrement d'une mèche à l'autre, pour ne pas se fracasser : rien ne garantissant qu'il fût immortel au carré. Les blasphèmes de Dieu le tourmentent : sur quel pied danser avec l'Esprit ? De loin en loin pointait le téton rosâtre des femelles. « Que ma chatte jamais ne soit couverte". Il ne chatouille pas son animal porteur : ventre et dos, pour le chat, c'est tout un. L'Hextrine se met au repos, bâille, puis s'enroule ; et le pli supérieur fermé sur l'inférieur, Brian suffoque un temps sous le pelage, puis poursuit en sécurité : confort plus grand, mais progression plus difficile. « Je ne me fais pas à l'idée que nous sommes les deux seuls habitants de ce parallépipède à pattes ; me voici justement sous les couteaux de la patte avant droite.

    De véritables faux, qui ne sortent de leurs fourreaux que pour d'apocalyptiques grattages. » Brian remonte par le ras du poil. Eprouve l'élasticité du coussinet supérieur - mieux vaut ne pas déclencher le dégainage de l'immense patte. Quand le chat se fut remis brusquement debout, le Pirate tomba au sol : de pas bien haut, de l'extrémité d'une griffe ! animal déambulatoire, chat sans esprit ! « Je percerai le crâne du suivant, s'il existe. Extrairai de là ses méditations... » - un grand coup de cœur mort bondit dans sa poitrine : à hauteur vertigineuse le dominait un gentilhomme de ce temps, méchants souliers, guêtres crottées. Le Vicomte, car c'est lui, le contemple sans y croire ni s'incliner : pour lui le gnome n'est qu'une ombre, dont il convient de se garder en murmurant quelques conjurations en anglais.

    Brian comprit qu'il était reconnu, malgré sa petitesse : l'ombre même de ce pirate qui jadis descendait, du temps de sa grandeur, l'escalier de la tour nord, à grands fracas de jambe de bois ; mais du pilon de cuisse, le Vicomte de Chateaubriand ne trouve plus trace : le membre amputé aurait-il repoussé ? ce chat du Diable pour sa part n'a-t-il pas pris du poids, de la taille ? Je raconterai son histoire se dit-il : devant moi il s'est dilaté soudain, disparaissant sous la voûte, appétant aux charpentes. Le gnome haussa les épaules autant que l'autre ses sourcils et s'éloigna en boitillant (tout de même) sur les lattes du parquet, sans être poursuivi. Quand le jeune vicomte revint pourtant avec une épée, fourrageant dans le trou de la plinthe, le gnome, qui s'y était finalement propulsé puis blotti, en fut quitte pour la peur. Il laissa passer du temps, puis repartit à la quête de sa monture, suivant les rainures du parquet – ce monde intermédiaire existait donc, des anges, des géants se mouvaient bel et bien sous les plafonds et dans les cieux - «Monseigneur ! s'écrie-t-il ; Monseigneur ! » Il s'était éloigné, tout songeant à travers les immenses guérets de parquet ciré : « Que veux-tu ? » - le Vicomte se tourne. « Donnez-moi du papier ! » Le poète à venir s'étonne, mais promet, « à condition que ce soient des questions, et non pas des réponses, que tu rédiges. » Le nain promit. François-René, soulagé, répondit : « Attends-moi près de ce nœud de chêne».

    Lorsque le pirate eut pris livraison des feuillets à sa taille, il les entrepose dans son trou de rat, fit de son antre son bureau, fabriqua comme il put sa plume et l'encre : il traça un nombre impressionnant de callligrames, formes vaguement lettriques disposées sous forme d'accouplements, avec des pleins et déliés correspondant plus ou moins à autant de seins ou de mentules. Mentula est ainsi nommée parce qu'il semblait aux Latins que ses modifications désordonnées impliquaient, sous sa peau fripée ou tendue, la présence d'un petit esprit malicieux, « petite mens » ou mentula. Ce qui n'entrave point l'impuissance du gnome incapable d'écrire deux lignes tant soit peu sensées.

    Au point que le jeune Vicomte parcourt les minuscules feuillets ainsi couverts sans y rien entendre. Il les retend au ras du sol à leur auteur et repart battre bois et halliers. Brian retrouve sa monture féline et son monde, chassé de son propre seuil à coups de balai ou de grosses chaussures, le chat lui-même reniflant parfois son odeur de souris dans son trou, à le rendre insomniaque. Sa connaissance approfondie des lieux de siestes de l'Hextrine lui permit d'escalader de nouveau, à la force des bras, la bienfaisante fourrure, dans laquelle il se mit à somnoler tout son soûl parmi ces poils longs et secs, régulièrement lissés : il n'avait quitté sa montagne mouvante que trois petites journées.

    La morte enceinte qu'il rejoignit ne faisait que croître et embellir. L'homme en effet souvent oublie que leurs femmes sont grosses, mais ces dernières ne l 'oublient pas. « Explique-toi » disait-elle, alors que selon lui, c'était bien plutôt à la femme de s'expliquer, pour les avoir tous deux réduits à l'attente d'un enfant, qui est bien l'être le plus déprimant qui soit. La femme en revanche, estimant légitime - « la sotte ! » - la propagation de l'espèce, trouve que c'est au mâle de veiller sur

    elle. Que si nous avions mis ici un homme et une femme ivres, croisant et décroisant les jambes ; accumulant nous-même les obstacles, pour que se produisît la fixation amoureuse, envie de voir et de toucher - ces partenaires n'eussent fait que multiplier les empêchements : incestes ou impuissance, caresses et pénétrations - nous aurions sombré dans le convenu, alors que le premier de nos explorateurs voit bien que nous fuyons le plat pour l'insipide. Mais sitôt revus et touchés, même (à supposer) entre frère et sœur, ou frigides tous deux (ce ne sont pas les plus mauvais couples), que faire d'un couple déprimé, promiscuitaire, sur un petit espace si mouvant toujours houleux, sismique et nauséeux, sans cesse jetés l'un sur l'autre à s'en rassasier le blanc des yeux ? L'enfant à naître ne se manifeste pour l'instant que par des borborygmes abdominaux disgracieux. Brian est revenu couvert de remords, et ne peut plus, sous peine d'inconstance, refaire ses maigres bagages. La femme, si convaincue qu'elle soit de son bon droit de petite chose fragile, n'est pas sans ressentir, par accès, toute la barbarie d'une situation sans issue. L'accouchement fut malaisé faute de sage-femme, le père ayant dû procéder à mains nues à la version in vivo de l'enfant vers les voies naturelles. La nouveau-née fut nommée Malvina. Elle naquit les yeux cousus, mais qui se décillèrent vite. Elle eut aussi, comme les veaux ou les chatons, plein exercice immédiat de ses membres, et se déplaça vite en roulant sur elle-même, s'accrochantn d'instinct à la toison féline plus abondamment humectée de salive en ces temps d'enfantement.

    Brian tout d'abord se sentit investi de toutes sortes de sentiments où jamais un pirate n'aurait songé, s'attendrissant sur sa fille au point de lui donner des surnoms d'amour, de lui jouer de la flûte, et se couvrit de ridicule. Jusqu'à la mère qui en ronronna, ce qui stupéfia son support poilu. L'homme mort à compter de ce six avril 1785 abandonna toute velléité d'indépendance ; il discuta à sens unique avec son Infante, ne pouvant pour elle imaginer d'autre avenir qu'un bon mari, de bons enfants, mais hors d'ici, et du meilleur cœur qu'il put. Pourtant l'enfant s'échappe, erre et se perd parmi les poils en tourbillons, rencontre émerveillée les grosses puces lustrées du félin, se place à la verticale du cœur pour chantonner au rythme de ses battements, au risque des syncopes.

    Le pirate alors mène sa famille à dos de chat du haut en bas du grand escalier à vis de la tour nord, cornaquant sa monture féline : il s'est mis en tête, pour acquérir un peu de plomb, de reprendre son jeu de fantôme. C'est donc lui, à minuit, tandis que frémit l'horloge du rez-de-chaussée, qui conduit le chat docile, et retrouve d'ataviques itinéraires. Sa femme le lui fait orgueilleusement remarquer : « Dieu t'a mis sur cet animal pour exercer tes droits de père et transmettre nos gènes en péril ; ainsi, conduis ta monture, imprime-lui tes volontés. Ne considère ni finalité, ni utilité, mais le mouvement même. C'est ainsi que les géants de ce château vivent dans le respect du surnaturel. Tu en imposes jusqu'à ce petit vicomte de François-René, qui t'as traité, m'as-tu dit, bien légèrement. - Comment cela ? il m'a fourni d'encre et de papier. Les trois jours où je fus loin de toi, je vivais, j'étais moi." Vicki ne releva pas cette extravagance ; le chat quant à lui ce soir-là effectua trois rondes, à minuit, trois heures, six heures. Le vent hulula. Le vagabond des mers en éprouva de la nostalgie. "Je partirai", déclara-t-il. "Tu ne verras plus la mer, lui répliqua-t-elle ; jamais nos courtes jambes ne nous porteront plus loin que ces prairies qui cernent Combourg. Nous n'avons plus nos dimensions d'antan." Le pirate hésita : fidélité sans aventure, ou aventure ?

    La question se pose depuis qu'il existe des femmes qui viennent d'accoucher, et qui pensent ; et des homme soucieux de se conduire en cerfs, c'est-à-dire non pas portant bois, mais abandonnant toute conduite des affaires familiales, jugées efféminantes. La femme prit ici l'initiative, comme il est de règle. Produisant non des lamentations, mais la réfutation des arguments fondés sur la condition animale, le mâle dans bien des espèces se défilait selon les lois dites naturelles : « Je le lui concède, dit-elle, comme à bête brute et puérile. Je pousserai cependant la conscience bien plus loin que baleines ou oiseaux, car je prendrai soin du fruit de nos entrailles au-delà du terme nécessaire à l'espèce. » (ma fille sera toujours ma fille).

    La femelle du gnome est petite, vive, le nez retroussé, la voix fraîche sans fond de vinaigre. Qui relève de couches se sent plus forte - certaines au contraire se sentant dépossédées, rongées de tristesse. Le pirate alors se mit à hurler : ces vociférations de l'homme, quand elles ne s'accompagnent pas de coups, sont ridicules au lieu d'être odieuses. Ces ondes de choc n'ébranlèrent pas le Félin outre mesure, car les voix des deux gnomes avaient suivi le même chemin que leurs jambes : minuscules. Cependant l'Hextrine finit par hocher les oreilles, les deux infra-humains (je parle des adultes) se raccrochèrent au pelage, et celui qui criait le plus fort fut vaincu - les cris, aveux de défaite, produisent des effets contraires à ceux escomptés : imaginons en effet la déconfiture du vociférateur qui se verrait obéi - quelle confusion ! les hurlements de l'homme n'auraient alors qu'une fonction purement esthétique.

    Brian n'avait pas toujours connu de chat ; celui-ci fonctionnait aux dimensions réelles, in situ. La femme allaita sa petite Malvina, songeant avec bonheur que Don Juan était mort. Casanova aussi. M. de Chateaubriand n'avait pas encore pris son envol. L'enfant tétait. Mais la mère sentit croître en elle une aversion incoercible de celui qui remplissait l'air, entre les poils du chat, de temps en temps, de tels tonitruements. L'homme reprit ses méditations échiquières. La femme demeurait pensive. Du moins le semblait-elle. Ce fut un silence apaisant. Passons à la séparation. Désespérée de son abandon, la femme se dit : "J'ai parlé par bravade. Nulle femme ne saurait résister aux outrages verbaux de son mari. C'est l'enfant qui est cause de tout. L'homme en effet, contraint à procréer par ruse, voit plus haut, sombre plus que nous. Il ne considère que le sein de Dieu, à rejoindre au plus vite, quand nous ne songeons qu'au nôtre - Notre Dieu, c'est-à-dire notre ventre. Tuons l'enfant." Elle considéra le nourrisson dans son sommeil : "Hélas ! comment ne pas être attendrie ?" Elle se raidit alors, et passa en revue les différents endroits de la bête, d'où l'on pourrait précipiter ce petit être.

    Les flancs offraient une pente,un arrondi sous-ventral bien décisif. Le voisinage du museau permettrait aussi de forts chatouillis, qu'écraserait définitivement une griffe agacée. L'on pouvait faire enfin que le chat bondît, en projetant quelque amusant rongeur à l'agonie au-devant de sa tête. Mais on risquait d'être à son tour entraîné par ces cabrages : à quoi bon tuer son enfant si c'était pour ne pas lui survivre. Effrayant en vérité. Elle pouvait aussi étrangler sa progéniture avec un lacet en poil de chat. Ou ne pas la nourrir. Ou l'attacher soi-même au niveau des mamelles, puisque ce chat, tout compte fait, était femelle. Mais serait-elle en lactation ? Ne faudrait-il pas qu'elle fût couverte, autre source de tracas ?

    Comment se faisait-il que cette bête n'eût jamais ressenti de chaleurs ? Vicki se prenait la tête à deux mains. Le pirate en son for se livrait à de semblables réflexions. Tuer l'enfant lui paraissait, à lui aussi, le moyen le plus assuré de retrouver toutes ces interrogations fécondes d'un jeune couple, avant qu'il ne sombrât dans les soins d'une éducation. Il fallait transpercer ce petit être malfaisant. Se sentant assoiffé, Brian prit une descente connue de lui seul, et s'accrochant aux poils très emmêlés dans ces régions-là, se faufila jusqu'à la mamelle la plus proche pour tirer quelques gorgées de lait. Il était seul à connaître ce recours .

    Un léger sillon dans les poils attestait qu'aux jours de grande force, le pirate s'agrippait, par-dessous, de tétine en tétine, suivant la technique appelée "varappe". Il se rehissa dans ses domaines, envisageant toutes les brutalités envers la petite Malvina. Il pouvait aussi renoncer, se poster entre les oreilles du félin, lui murmurer dans les cornets de mystérieux ordres qui rempliraient de fierté sa petite famille : seul un père tel que lui pouvait commander au manteau garni de pattes filant ainsi à travers les espaces ! Il pouvait également, ayant bien menacé, se rendre avec son maigre baluchon dans les Poils de poitrail, au-delà du cou donc, en ces lieux périlleux où jamais femelle, jeune ou vieille, ne se hasarderait à le venir quereller ; insoupçonné, toujours présent, il dormirait à flanc de poumons, ficelé dans d'ingénieux hamacs. « Il faut pourtant que ma colère éclate ! » s'exclama-t-il. De l'autre côté de l'enfant retentissait aussi semblable malédiction, d'une voix de femme. S'apercevant, alors, qu'ils étaient parvenus à semblable conclusion sans s'être concertés, ils s'entre-regardèrent et fondirent en larmes.

    Qu'il était donc difficile d'élever un enfant, ainsi démunis de tout ! Le dénuement qu'ils avaient supporté leur semblait à présent indigne de leur propre fille. Ainsi leurs âmes ballottaient-elles entre des résolutions contradictoires, où le courage ordinaire de l'épicier le disputait aux férocités du mercenaire ; ce fut la barbarie qui l'emporta, quoique sous forme atténuée : "Je vais de ce pas, dit l'homme, prendre à l'abordage un autre vaisseau pour ma misère humaine. Je rechercherai un autre chat, j'y lancerai un grappin, ou je sauterai. - Mon ami, suggéra l'épouse, ne suffirait-il pas de mettre notre chatte en chaleurs, afin qu'elle fût couverte par un matou ? de la sorte, poil contre poil, votre migration s'en trouverait facilitée.

    - Cher ange, repartit le pirate, les accouplements de cette espèce sont très brefs et fort répétés. Ils sont précédés de batailles épiques, et de roulades griffues dans la poussière. » Mais il y consentit ; sans aucun doute pensait-il que ces circonstances mouvementées feraient périr le nourrisson, et qu'il ne serait pas besoin de s'exiler. Ils trouvèrent le moyen de chatouiller la chatte. Cette dernière s'excita et chercha partenaire. Ces bêtes, habituellement respectueuses de leurs territoires, croisaient à présent à faible distance les uns des autres. Les sollicitations retentissaient de loin, comme autant de cornes de brumes. Puis les vaisseaux se rapprochaient, énormes, virevoltant avec aisance.

    Il y avait des rauquements terribles, des crachements. Les petits humains rassuraient leur progéniture, lui promettaient en un avenir meilleur : il fallait ces convulsions d'astres griffus, d'atomes crochus, pour que l'Homme atteignît ses sommets. En premier lieu donc, les fourrures mouvantes s'avoisinaient. Les étreintes de chats sont microscopiques dans le temps : le pirate s'agrippait aux touffes inférieures, et rejoignait le paradis du chat supérieur ou «  incube ». Le coït fut gigantesque. De grands combats se déroulèrent sous la lune. Jamais le félin ne se mit à couvert. Les coups de griffes partirent en tous sens. Les cris souvent tirèrent l'enfant du sommeil. Jamais gnomes n'avaient vu tant de chats d'aussi près. Les adieux furent quelque peu brusqués, mais combien de fois ne les avaient-ils pas répétés. La mère contemplait ces cataclysmes d'un œil détaché. La séparation elle-même n'était pas plus douloureuse qu'un choc accidentel. "Nous aviserons à souffrir une autre fois", dit-elle à sa petite fille. Le mari, ou l'indigne individu, rampa vivement vers l'oreille de l'Autre Félin, lui demandant de croiser dans les parages du premier quelques temps encore, afin que le trio dont un enfant s'accoutumât à la désunion. « C'est idiot », dit le Nouveau Chat, de couleur noire. « Plus tôt vous serez séparés, mieux cela vaudra. » Le Pirate néanmoins s'installa près des oreilles et pilota seul. "Tu te trompes, pirate, dit le Nouveau Félin. Jette un œil derrière toi." Des hourras retentirent dans son dos, sur un ton clair que le capitaine ne reconnaissait pas.

    Or ce matou noir mâle était infesté de femmes, guère plus grosses que des sauteurs aphaniptères ou « puces » ; l'acclamation parvint au flanc de Premier Chat, la Femelle ; la jeune mère se mit aux fenêtres de sa chambre en poils, et poussa d'ardents éclats de rire : "Mon homme, s'exclama-t-elle, voulait trouver la paix, la chasteté. La solitude ! Harcelez-le toutes, poursuivit-elle, faites-lui d'innombrables enfants !" Le bébé se mit à pleurer, les deux bâtiments félins s'éloignèrent définitivement. La monture de l'Homme se mit à rêver, comme il advient dans les deux tiers de toute vie de chat ; c'était un mâle, qui rêvait plaies et bosses. La peau de l'animal frémissait en permanence, ses babines se retroussaient.

    Ainsi rêvait le Chat de l'Homme. Etrange animal ! c'est du félin que je parle. Notre Pirate reporta au lendemain l'exploration d'un terrain si mouvant. Il apprécia le dessein du Créateur de permettre que la nuit interrompît si souvent la suite des choses afin que l'homme, ce faible mammifère, pût digérer les vicissitudes des jours.

     

    X

    Les femmes savent toutes à quel point l'élevage - ce mot convient seul - d'un bébé hache, pulvérise la perception et jusqu'à la la notion du temps ; il faut donc se tenir prête à dormir ou se réveiller à disposition - la veille se composant d'une infinité de choses : compter les poils qui vous entourent, examiner ceux qui se plient, les souples, et ceux qui rebiquent. Examiner son corps, le comparer à l'épaisseur des poils, penser à la déchéance du gnomicat, scruter aussi les rythmes de son corps, les taches de son bras, sa fourrure intime en rapport avec celle du chat, la rapidité des respirations, considérable sans être haletante ; la différence entre un animal porteur si puissant, sa propre faiblesse, et tout ce qui concerne en général les différences de mesures. L'enfant au prénom changeant - elle hésitait, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, reprenant à son insu la coutume de tels peuple illyriens qui nommaient indifféremment "Drago" tout enfant dans les huit premiers jours de son existence, crainte qu'il ne s'éteigne - ne lui fournissait pas en effet ces afflux de tendresse auquel on eût pu prétendre. Il fournissait surtout de la fatigue et l'occasion d'interminables rêves. Elle descendit cependant Malvina, son fardeau, le long des flancs bombés de l'animal. Le nourrisson manquait de lait ; c'était une malédiction d'être femelle, quelle que fût l'espèce. "Je pensais, dit-elle, que le surmenage éveillerait en moi le sentiment d'une nécessité d'être-sur-chat ; mais il peut aussi bien coexister avec le sentiment d'une inutilité encore accrue - pourquoi fallait-il que mon enfant fût une fille ? Pourquoi moi, gnomesse, ai-je engendré quelqu'un de plus petit que moi ? Quel mari trouvera cette jeune femelle ? Pourquoi la féline, même pleine (car les chattes s'emplissent à tout coup) ne parle-t-elle pas ? pourquoi "le chat" en français, "die Katze" (féminin) en allemand ? » et autres questions qui ne manquent pas de naître du si surestimé farniente. La solitude peuple les cerveaux d'images étranges.

    La jeune mère seule prit l'habitude de se poster avec sa fille sur le dos, ou dans ses bras, au point culminant de son abri sursitaire. De là, elle scrutait le ciel, ou les plafond surélevés des chambres de Combourg ; c'étaient ces vastes pièces qui lui donnaient le sentiment d'être sous-dimensionnée. "Je ne vis pas dans un monde à ma mesure." Elle se sentit dans l'étrange situation d'un chat domestique, vivant en compagnie d'animaux immensément plus gros, qui le nourrissent, et dont il doit cependant se garder sitôt qu'ils se meuvent d'un pas. Elle savait simplement que son support la mettait à l'abri de la pluie sous des cieux de plâtre, ou de planches, et que parfois il bondissait - était-il donc si démontré qu'un univers privé de chats fût si invivable pour l'espèce des gnomes ?

    Cependant sur l'autre monture le Pirate, pensant tromper l'ennui en guidant sa monture (que croyait-il là!) prit possession de son domaine. Il lui vint un accès de puérilité : lui qui n'avait jamais été très mûr commença de tirer les poils de la moustache du chat, exerçant sur leur base des pressions avec la plante du pied ; l'animal éternua, se frictionna de la patte, si bien que Brian pensa flirter avec la mort. Le spleen le taraudant toujours, il entreprit une exploration systématique, bien que les dos et les flancs se ressemblent tous chez les bâtards – les poils présentant beaucoup plus de

     

    bourres et de touffes irrégulières. Il s'aperçut bien vite que ces touffes recelaient des créatures en nombre bien plus grand que sur le chat précédent. Plus petites aussi que des puces, et plus agitées, parfaitement humaines, et habillées avec soin, à la mode qui régnait en ce temps-là. Il passa ainsi de la plus extrême solitude, celle d'une île déserte, à la plus embarrassante concentration. Or sur cette monture, aux vallées mouvantes et imprévisibles, les femmes étaient battues par les hommes, au point que deux mâles venaient facilement à bout de dix femelles. C'était grande pitié de voir tant de facultés ainsi dilapidées, aux mains et aux poings de minuscules brutes mâles.

    Les roulis impromptus des muscles félins haussaient et baissaient une houle de minuscules coiffures poudrées, piquetant de blanc le pelage noir, concentrées ou dispersées au hasard. Les hommes portaient perruques mais démodées depuis la fin du règne de Louis le Grand. Ils frappaient avec des cannes qui leur servaient à danser entre eux. Du bout ferré de ces cannes ils piquaient aussi violemment le cuir du félin, ce qui procurait à ce dernier une étrange volupté : aussi l'animal n'intervenait-il pas dans cette hiérarchie, les femmes n'ayant point de cannes. Aussi de grands concerts de hurlements s'élevaient périodiquement de tels ou tels secteurs du pelage : les hommes avec furibardise, les femmes en cadence.

    Du moins le sembla-t-il au gnome. Puis il tendit l'oreille : ces cris demeuraient très harmonieux. Il s'aperçut que les cannes s'utilisaient aussi bien comme baguettes d'orchestres, et que les femmes avaient perfectionné un art de geindre tout à fait apparenté aux chœurs d'opéras, de motets ou d'oratorios. Ce chat faisait donc de la musique. Notre pirate, qui ne connaissait que les chants des matelots alignés sur les vergues, avait parfois ouï quelques bribes de clavecin, quelques cantiques émis d'une voix grêle par Mme de Chateaubriand et l'une de ses filles. Mais jamais d'aussi puissants ensembles n'avaient frappé son oreille ; il regretta son ancienne compagne, avec laquelle il eût volontiers partagé ces sensations nouvelles.

    Il s'abaissa au niveau de ces chanteuses : plus petites, plus basses que la tête - plus basses aussi que son estime, car des femmes qui se laissent battre, chantent sous les coups et y prennent du plaisir affichent sans vergogne les preuves de leur infériorité ; pourtant le plaisir musical éprouvé l'incitait à rechercher des lieux de concerts. Ils étaient nombreux et gratuits. Quand un chœur féminin cessait de chanter, Brian se déplaçait vers un autre, dont elles devenaient à leur tour auditrices ; les hommes cessaient parfois de frapper, pour les écouter. C'était sur le pelage tout un va-et-vient, tout un remue-ménage musical. Le pirate fut rapidement repéré : sa taille relativement grande, son habit dépenaillé, tranchaient sur les tenues plus soignées de ses hôtes. Les lilliputiennes, saisissant un jour l'instant où il se retirait pour dormir entre les deux oreilles, le prirent à part, lui demandant de les sauver : les oratorios lassaient, les coups faisaient mal. Certaines exhibèrent leurs plaies : "Tu es un homme bon", dirent-elles. Nous sommes les plus nombreuses. Nous t'aiderons à démanteler cet empire. - Comment en êtes-vous venues à vous soumettre ? - Nos mères nous ont convaincues de cela. » Le pirate fronça ses petits sourcils ; n'était-il lui aussi qu'une créature sans autonomie ?

    Où ces femmes voulaient-elles en venir ? Il ne se sentait plus le courage des affrontements physiques.

    « Il ne s'agit pas de cela, dirent les femmes.

    - Donnez-moi du vin, dit-il.

    Se procurer du vin sur le dos d'un chat était impossible. Il fallut ruser. Elles demandèrent au Grand Conducteur Unilatéral du Félin, c'est-à-dire à Brian lui-même, de les conduire dans les cuisines du château de Combourg. Le pirate pilota l'animal, auquel ces lieux étaient familiers, et lui fit renverser une fiole de liqueur mordorée. Il s'en gaspilla une grande quantité le long de l'échine, menacée par ailleurs d'un gros balai de servante humaine. Mais il s'était formé sur la bête un petit nombre de belles flaques. Les femmes lui tendaient de leurs petites mains des calices où pouvait boire. Il fut rapidement gris. Les femmes applaudirent de leurs paumes libérées : c'était l'heure de la sieste des hommes, dans d'autres cantons du chat, et ces mâles interdisaient soigneusement tout dérangement sous peine de viol - odieux personnages !

    Brian reprenait son souffle entre deux coupes de mains tendues : il ne pourrait s'arrêter avant ivresse complète. Il le savait. Il se voyait rendre services à toutes ces femmes, et se remémorait malgré lui son ancienne compagne affublée d'un enfant, dérivant désormais tous deux en d'autres mondes... Incapable de secourir une femme seule, il s'en ressentait fort peu de délivrer toute une communauté. C'était un bon vin de Chinon, qui descend rond dans le gosier, se carre en estomac comme un cylindre d'acier vertical, irradiant - le goût de la vie même. La robe en était sombre, et du creux des flaques, où les femmes s'étaient mises à boire elles aussi sur la peau mouvante, montait, enivrante, l'odeur du mammifère.

    Elles commencent à se caresser entre elles, ayant acquis sous les raclées la haine de l'homme, et ne concevant pas qu'un pirate de si grande taille puisse les transpercer sans douleur. Brian regarde tout cela du haut de sa taille sans en éprouver d'abord la moindre gêne : ces corps enlacés lui semblaient animaux, sans plus. Bientôt montent à ses narines les parfums. Il ferme les yeux. Ce sont grâce au vin d'ineffables râpements de sinus et frémissements de muqueuses. A ses pieds pépient toutes les minuscules femelles. Aucun embrochage n'étant possible, nulle tension ne l'habite. Puis ses yeux se plissant, plus rien ne substiste dans ses lobes frontaux que l'impression d'une immense duperie, à coup sûr le plus puissant réseau de duperie au monde. Depuis le début - depuis que je suis mort – il est manipulé ; quelque chose de plus grave qu'un héros, dont l'auteur, d'un coup, sombre dans la confusion mentale.

    Lâché dans les ténèbres « piloter le chat » restait son seul repère. Il se hissa dans les poils du cou. Le quadrupède en cet instant se tenait droit, attentif à la vermine humaine qui lui parcourait l'échine en pente raide, des oreilles à l'attache caudale. Des frissons parcourent son échine : jamais Brian ne se fût imaginé qu'un animal de cette espèce fût à ce point abandonné à la vermine, et il faisait partie  de cette vermine. "A moins", poursuivait-il, "à moins que le félin ne soit mort tout assis, et que je ne fasse partie de ces animaux qui grignotent les chats morts." Goûtant du doigt les sécrétions sébacées de l'animal, il ne décela rien de suspect virant au cadavre ou quoi que ce fût de cet ordre.

    Il progressa courageusement, sentant parfois battre le cœur de la bête, et regrettant les fiers embruns des Caraïbes ; il parvint pour finir sur la toison plus rase du dessus de tête, à mi-distance exacte des oreilles. Le plus urgent fut de cuver : il referma les yeux, mouvement du corps de loin le plus voluptueux. Se revit dans un bouge haïtien, passée une foutue tempête. La meilleure des cuites au rhum. Il se trouvait en ce temps-là entre deux femmes sans vertu et de taille normale. Il s'était affalé sur une banquette, le plafond se rapprochait, puis repassait sous lui comme un plongeur sous un navire, remontait dans son dos, roulis d'enfer. Il avait voulu éviter de vomir, car une de ces femmes qui le soutenaient lui inspirait encore du désir - le nouveau chat sans nom n'était plus qu'un navire au repos, un infernal château de pleine terre.

    Il ouvrit, ferma les mains. Le sang revint dans ses phalanges. Il évita de tordre le cou. Ressentit puis énuméra les épaules, enfin les omoplates. Il se souvint d'un curé cubain qui répétait : "Sentez chaque partie de votre corps. Etirez-les en vous comme autant de petits corps indépendants. Puis rendez grâces : là est toute la prière." Le sang à présent remontait le long de ses deux carotides ; pour finir ses orteils s'épanouirent en bouquet sous le cuir des bottines. Il se récita le Notre Père en trois langues : espagnol, basque, anglais. Puis le plus de prières qu'il se rappelait, Ave Maria, Credo, Confiteor – quoiqu'il s'embrouillât pour ce dernier dans l'ordre des saints, et à vous, mon Père... Puis il se risqua aux prières personnelles, d'abord très simples, qui s'achevèrent sans qu'il y prît garde par le lamma sabbachtani du Christ en croix, « Eli, Eli, pourquoi m'as-tu abandonné" – et tandis qu'il pensait à voix haute « je suis ridicule", Brian reçut la Grâce, à ce qu'il lui semblait ; puis cela s'éloigna comme un effleurement d'oiseau - nom de Dieu pensa-t-il. Ce fut alors que le chat jugea bon de se remettre à l'horizontale et commença une longue randonnée sans but dans les atmosphères préromantiques malouines.

    Les effets de l'alcool se diluèrent. Or, tout félin chemine au long des talus du même pas nonchalant et gracieux sous le ciel gris qu'un renard avant qu'on le pourchasse ; il passe dans ces langueurs souples toute la puissance et la pensée du monde : le goupil perçoit les premiers cors, les beuglements des lords aux larges tavelures écarlates, et de leurs chiens tavelés de même : "Aboyez, bell out, dear dogs, je vous en donnerai à retordre" -  ainsi dit le renard , et il va trottinant, la queue bouffant au ras du sol, à contretemps du trot babord tribord, balayement soyeux par dessus les graminées , il étudie, flairant le vent, les haies près desquelles les chasseurs souffleront pour boire.

    Jamais il ne courra très vite, les chiens, les chevaux , encombrés de leur corps, se traçant un chemin parmi les cultures avec la balourdise d'un troupeau : ainsi passait le chat, trottant, décidé, huilé du tarse aux épaules se mouvant avec la régularité flexible des pistons à venir. Il semblait au pirate entendre l'une de ces musiques douces, drums voilés de loin dans les vapeurs du rhum de jadis. Le dernier grand homme dont il rêva ne fut pas un roi, mais un descendant ce ces banquiers Függer, de ceux qui ruinèrent Charles-Quint. "Brian", lui dit le financier d'Augsbourg, "tu dois enfin revenir dans le monde, car tu fus désigné pour ressusciter. Bien que nous ne soyons tous que poussière d'étoiles, tu ne peux cependant te résoudre en poudre interstellaire" – assurément non, il ne le voulait point. « Deviens chat, reprit l'homme de finances ; le monde qui te porte reviendra en toi, aussi bien que sous tes pas. Tu connaîtras les secrets, aussi sûrement que les morts, confondus à jamais avec les espaces. »" Puis le visage du banquier se gondola, ses boucles glissèrent au bas de son visage, formant une barbe, et lorsqu'il eut disparu, Brian s'éveilla Chat.

    De même que les infirmes ressentent dit-on leur pied coupé, les décapités leur cou, il se mut d'abord avec peine et comme un humain, puis s'aperçut que certains mouvements lui demeuraient désormais interdits, tandis qu'il en accomplissait d'autres, bien aisément : ainsi se lécha-t-il le culsans aucun dégoût. Peu à peu langue rêche, pattes souples à coussinets, moustaches orientables (vibrilles) palliant une vision devenue floue, s'implantèrent-elles dans les mécanismes de sa conscience. Il fit pour commencer quelques gambades félines, mais il était demeuré minuscule, et se demanda, sur l'animal de dessous, s'il ne manquerait pas les flancs arrondis de la bête, pour retomber sur un sol ou parquet peu hospitaliers - « mais les griffes » pensa-t-il, me retiendront, « et de plus, ne m'est-il pas permis à présent de sauter ? » A cette pensée, il feula de joie : assurément, bien qu'il fût resté nain, ne pouvant malgré tout jouer à égalité, ni rivaliser avec cet être velu qui ne lui avait pas donné le jour, il était chat, bel et bien félin.

    Le sommeil des chats occupant les deux tiers de leur vie, de dix-huit ans de long tout au plus, il se promit de s'abstenir de sommeiller - pourtant le peu de mois passés par les félins sur cette terre comporte bien plus de bonheur que la vie ordinaire d'un homme. Curieusement, il n'éprouva pas le manque de miroir : il était sûr de ressembler à n'importe quel individu de sa nouvelle espèce. Il passait comme en un tourbillon d'un sentiment à l'autre : c'était une telle inadéquation des idées de mouvements et de leur réalisation qui le faisait tantôt trébucher, tantôt s'élever plus haut que nécessaire ; il était acculé: loin qu'il se fût débarrassé du chat porteur, il avait doublé sa contrainte. Et puis, deviendrait-il un personnage de fables ? rien ne fut plus comme avant ; une prescience s'introduisit en lui : Brian le Chat eut l'intuition qu'un certain esprit s'adressait à ses oreilles internes, alors qu'il n'estimait pas devoir jouir de privilèges supérieurs à ceux de l'espèce humaine. Cette voix disait : "Lève-toi et marche, descends au pays des Reins et de la Queue, et prêche la Parole". Un feulement ignoble sortit de sa gorge contractée - Dieu, véritablement, se manifestait. Quand l'ex-pirate eut enfin posé ses quatre souples pattes sur le dos du chat souteneur, il sentit naître en lui une intelligence plus subtile. Et croître en particulier le besoin de sa précédente espèce, l'espèce humaine, la vraie, la grande ; un esprit de symbiose accompagne sa démarche de somnambule, vers les Pays indiquées, où grouillaient femelles et mâles minuscules.

    Il se fit un masque de poils entrelacés, se confectionna une voix persuasive, sans trop d'inflexions typiques afin de ne pas effrayer, ni susciter la dérision. Il ne prêcha point, ne distribua pas de nourriture, dont les exsudations du chat se trouvaient abondamment pourvues pour tous, mais répandit les consolations dans ces oreilles de minuscules femmes battues, et même, dit-on, de certains hommes prêts à frapper, qu'il persuada du contraire. On l'accueillait partout avec mystère, mais ce fut un secret vite éventé : un chat parcourait la Grande Echine, et fortifiait tous les cœurs.

    La charité est une étrange chose : on ne saurait imaginer à quelles tortures vous soumet une âme sensible ; la férocité, têtes coupées en chapelets, membres boucanés avant d'être jetés aux chiens, n'occupait plus qu'un coin de sa mémoire de pirate, comme une existence étrangère autrefois jetée là. A quoi rimait donc à présent ce sauvetage de femmes en détresse et si minuscules ? Pouvait-il simplement semer l'effroi dans le cœur de ces maris de forme humaine ? Car il les effrayait, il n'en pouvait douter, à voir tous ces spadassins microscopiques détaler à son approche, toutes ses griffes dehors : très petit pour le gros chat où tous vivaient, immense aux yeux de ces gnomes au carré.

    De plus – il s'en avisa au retour d'une expédition punitive : non content de l'avoir privé des plaisirs humains, le sort ne lui avait pas même accordé la quiétude ordinaire aux félins. Certes, l'effrayant sommeil de l'espèce l'envahissait à toute heure de jour ou de nuit – mais du moins les chats éveillés n'ont-ils rien d'autre à faire que de chasser, s'ils sont sauvages, ou d'attendre leur pitance ; mais lui, Brian, sitôt éveillé, se sentait investi d'une mission : chaque cerveau d'homme porte en charge l'humanité. Un instant il pensa réclamer à la Grâce Divine les restrictions cérébrales d'un chat, moyennant toutes ses capacités instinctives, mais s'étant retenu d'extrême justesse, il reprit son train chaloupé, débusquant et serrant délicatement dans ses crocs les maris brutaux, ne les relâchant que lorsque sous l'effet de l'émotion ils avaient lâché ce signal de peur, la merde.

    Il devrait s'attendre à des attentats ; dormir même n'était plus sans danger. Les femmes d'autre part, voyant qu'elles pouvaient se faire secourir sans trop payer de leurs charmes – puisqu'il ne s'agissait que d'un animal trop gros pour ce faire – au demeurant peu attiré par des femelles d'une autre espèce - les femmes humaines, donc, ne lui manifestaient plus leur reconnaissance, sinon sous forme de caresses distraites, puis, insensiblement, imperceptibles. Et comme toutes les pensées humaines s'obstinaient à le persécuter, il se demanda, au cours d'une de ces douloureuses somnolences, si les instincts amoureux ne l'assailliraient plus, hélas, que périodiquement, à la féline. Comme pour tous les chats. Ou s'il continuerait à ressentir de loin en loin, à la ressemblance des mâles humains, ces chatouillis de toute heure et de tout lieu. Aussi l'oreille au moindre bruit lui tressaillait, triangulaire. Des pouvoirs inconnus s'éveillaient en lui ; la félinité ne laissait pas de présenter certains avantages : il pouvait s'attarder à volonté dans ces espaces où le rêve ôtait tout pouvoir sur les choses. Pour commencer, Brian se contenta de fariboles : évoquer (c'était un apprentissage) son ancienne compagne perdue corps et bien – étrange chose en vérité. Puis il s'aperçut qu'il n'avait de souvenirs vraiment solides que ceux qui dépendaient de son ancienne humanité. Il en vint à souhaiter recouvrer son ancienne forme, celle qui suivait, du moins, sa mort, car quant à revenir hurler dans la tempête d'un voilier, il n'y fallait plus songer : « Je suis mort depuis cent ans, bel et bien mort ». Un financier, en rêve, lui objecta qu'il ne fallait pas ainsi prendre, puis révoquer ses décisions : la commutation d'espèce, de l'humaine à la féline, et vice-versa, ne se traitait jamais à la légère ; lui, Fugger, ultime rejeton d'une illustre race, ne pouvait prendre sur lui de ramener Brian à sa condition première. Mais il promit de consulter Dieu, ou toute instance suprême.

    C'est ainsi que Brian-le-Chat, s'étant profondément repenti, redevint homme. Et homo zurück factus est. Mais si le passage d'homme à chat n'avait pas été plus douloureux que l'éveil d'un songe, la retransformation en humain pensant, et surtout agissant, s'avéra terrible : du moins au plus. Et toute la Nature se révolta. Le banquier disparut sans doute en quelque contrée de l'au-delà (de quoi sert de mourir, pensa Brian, s'il doit y avoir encore de ce côté-ci des « contrées »?) L'accession à une conscience nouvelle se fit à la façon d'une circulation rétablie dans un réseau sanguin fortement compressé. Brian retrouva la sensation de lucidité, d'une seconde mort ajoutée à la première, les actes et les pensées du félin qu'il fut se reculant alors avec une terrible netteté.

    Brian porta les mains à son crâne, redevenu d'un homme ; à ses oreilles à nouveau bien ourlées : tant de vieux oripeaux ! « Comment, Seigneur, divulguer votre Parole parmi des gnomes égarés ? ne me soumets pas à ton humour ! » Et Dieu se tut, et Brian pensa qu'il exagérait, et se souvint d'une chatte errante avec pleins pouvoirs dans une bâtisse seigneuriale des marches de Bretagne, intitulée C. Se ressouvint d'un jeune Vicomte et d'une femme à lui, et d'un enfant. Marchant droit devant lui sur un sol enfin ferme, que n'agitait aucune houle ni roulis, parvenu d'autre part au sommet d'un tertre, il aperçut deux tours sans gigantisme, qui lui marquèrent ainsi, avec netteté, que, oui, le temps des disproportions était révolu. « Tu es puéril, Brian », gronda la voix des cieux. « Je suis le souverain des félins et des hommes. » Un grésillement lui emplit le crâne, dont il reconnut, incrédule, les vastes proportions : non, même simple gnome accroché à sa fourrure magnétique et porteuse, jamais son encéphale n'avait atteint une telle dimension.

    C'était un éclair bleu entre les tempes, une coïncidence de soi à soi. Brian marcha vers Combourg. Il régnait là une lumière crépusculaire de fin septembre. Du temps du chat, jamais il n'avait dû se soucier des saisons : l'animal entrait au château, en sortait, quels que fussent les instants de la nuit ou du jour. Sur la vaste monture, jamais de pluie, ni de neige. Soleil, lever du jour, temps qu'il fait – tout était déréglé. Sur le haut et raide perron du château, il vit assis le vieux gentilhomme armé d'une escopette. À ses côtés, une femme, une jeune fille, et un jeune homme que Brian reconnut comme le Vicomte. Le père leva son arme, tira vers le haut, un choucas tomba. L'explosion ne provoqua ni sursaut, ni protestation. Le pirate monta la volée de marches sous les regards hostiles de tous, et déclara qu'il ne fallait pas tuer les oiseaux de Dieu. La mère répondit : « Dieu plaça tous les animaux sous la domination de l'homme afin qu'il les mangeât ».

    Brian émit des doutes sur le caractère comestible d'un choucas. Pour toute réponse le gentilhomme tira un second volatile avec un hennissement de satisfaction. Quant au jeune vicomte, il descendit les marches à la rencontre de Brian : « Tu as des yeux de chat » dit-il. Un troisième tir retentit. « Passe ton chemin, cria le père ; trouve-toi d'autres ouailles à prêcher ; nos paysans éprouvent des besoins de redresseurs de torts. Toujours à contester les maigres contributions féoales dont nous devons ici nous contenter. » Brian repartit dans le crépuscule, désappointé d'avoir conservé si peu que ce fût de son éphémère nature féline. Il se réfugia pour la nuit sous un arbre, près des roseaux de l'étang.

    De ses mâchoires humaines, il mâchonna quelques tiges rouies sous les eaux stagnantes : il se vit en songe renier sa religion, de profondes brûlures d'estomac marquèrent la fin de son mauvais rêve. « J'ai conservé, pensa-t-il, cette faculté des chats de songer plus que mon soûl. Mais pour les hommes, j'ai ouï dire que l'excès de sommeil nuisait à la longévité. » Il se tordit de douleur, les tiges du roseau lui corrodèrent la muqueuse stomacale, son ventre se souleva et s'abaissa dans de grands souffles de cheval à l'agonie. Il se prit à vomir parmi les racines fluviatiles et les bulbes à demi-submergés dans la vase. Ses fosses nasales s'emplissant de déjections, il cria des noms inconnus, se représenta sa prime enfance sur les navires, lorsqu'il se faisait sodomiser par un capitaine appelé Pluton, si doux après ses brutalités qu'on en venait à les souhaiter.

    Il songea aussi qu'il avait survécu à nombre de tempêtes : lorsqu'on était si près du flot, à le toucher, fût-il violemment soulevé, il semblait bien plus familier ; les éléments s'apprivoisaient à des proportions plus humaines, et l'imagination, jusqu'à l'instant même de la noyade, se mettait en sommeil : on se laissait suffoquer par fractions de secondes très détendues. Venait ensuite un grand vacarme de voilure interne, une immense brûlure si les poumons se redéployaient en vous, et c'était,

    en même temps que la conscience, le grand retour de la peur. Mais ici-même, entre les joncs et la boue, dans son agonie, les hoquets d'eau douce lui perçaient la gorge, et les houris offraient des nectars de loukoum. L'une d'elle, voilée de vert, prit des traits plus connus, qu'il voulut repousser, mais les yeux se précisèrent, puis le nez, enfin l'ancien gnome reconnut la femme délaissée sur l'autre chat, et le hidjab tomba. Elle avançait sur lui. « Comment es-tu venue ici ? » dit-il. « Où est l'enfant ? » Il entendait hurler sans trêve un nourrisson vorace et invisible – était-ce un si grand mal d'avoir confié femme et enfant à l'échine d'un chat pourvu de tout le nécessaire ?...

    Quiconque trouvera le corps asphyxié de Brian découvrira une dépouille féline aux mâchoires écarquillées par la torture du mortier, lorsqu'il pénètre en se solidifiant parmi les voies respiratoires. Ce qui chagrina Brian, au point de le porter jusqu'aux extrémités du désespoir, ne fut pas tant de mourir une seconde fois (il existe donc bien, pour les spectres, plusieurs trépas), que d'imaginer l'ombre d'un reproche à lui adressé. Alors il distingua dans les roseaux, rampant, feulant, une foule d'autres femmes venues de tous les horizons du marais. Elles accouraient à l'appel de la femme bafouée, il les connaisait toutes, elles jouissaient d'une gigantesque rage. A présent comme les chats abandonnés, elles erraient sans trêve, telles les filles de Cadmos, qui tuèrent leurs 49 maris après leur nuit de noces.

    En plein sommeil pesant. La plus effroyable révolution perpétrée par des femmes. La troupe paludienne parvint ensuite en terrain sec à proximité d'une souche où sommeillait le jeune Vicomte de Ch... Il portait des cheveux bouclés, ses bras posaient sur son abdomen où se prélassait, de biais, la tête vers le bas, un énorme chat noir. Le Vicomte, pensant ouïr son nom, s'éveilla. La bête, déséquilibrée, crispa ses griffes et bâilla. Le Vicomte, beau mais négligé, considéra ce parterre de femmes n'atteignant point trois pouces et demi. Le jeune aristocrate eût balayé la troupe d'un revers de botte, mais il n'avait plus la morgue de son ordre - s'étant maintes fois colleté avec les fils de paysan.

    Il ne parvint pas à apaiser les femelles - mais ce fut alors que l'incroyable se produisit ; aucun biographe en effet ne se risquerait à mentionner qu'un certain jour de son adolescence, le Vicomte François-René de Ch..., avec l'aide d'une bande de femmes cupides, à leur tête un Spectre de Pirate, s'emparerait du château de Combourg ; saisissant par pincées les femmes entre ses phalanges, et les glissant dans ses poches, il se dirigea vers la chambre de son père et s'assit à sa place. Autour de lui se faufilèrent les émeutières, dépourvues d'armes et bientôt de voix. Le jeune homme resta paralysé. Il voyait autour de lui des parchemins, une longue-vue, deux pistolets. « Que faites-vous là ? s'exclama le père, qui rentrait à l'instant de la chasse ; est-ce bien là l'emplacement d'un fils avant la mort du père ?" Il ne distinguait rien du petit peuple. "Vous rêvez trop, mon fils. Aussi bien, voici assez longtemps que vous errez parmi nos bois et nos landes, effrayant les paysannes à la tombée du jour. Il est grand temps pour vous de trouver un emploi en rapport avec notre rang. Nous vous avons obtenu la recommandation du roi pour gagner dès que possible St-Malo, afin de servir la marine de Sa Majesté.

    - Bordel de merde, pensa le fils.

    Ici les biographes se révoltent : Chateaubriand voyait une sylphide dans les arbres, et non des assemblées de gnomes, fussent-ils femelles. Il ne les eût jamais non plus soulevées contre son propre père. Non plus qu'un chat n'aurait suffi à nourrir de son suc ou de ses sécrétions une telle quantité de vermine, de quelque minuscule dimension qu'elle pût être. Que la bête des légendes se renferme dans sa hauteur, peu importe. Qu'il aille et déambule où bon lui semble, libre à lui. Mais que le jour ou la nuit soient si peu marqués pour ses parasites n'est pas vraisemblable. Le souvenir me revient même de certains érudits cherchant à Plancoët, près Saint-Malo, la ferme exacte où l'Enchanteur fut placé en nourrice ; l'emplacement non moins exact du temple où il fut baptisé, puis, raccourci sublime, son tombeau à l'îlot du Grand-Bé.

    Les philosophes à leur tour s'insurgèrent. Ils mirent en doute l'existence du félin ; notre terre assurément nous porte et nous transporte ; mais elle ne saurait s'animer comme un chat ou tout autre mammifère, voire une huître. Supposé même que certains illuminés cherchent amoureusement à déterre-miner les traits de la Terre ou de Mère Nature, ce ne sont qu'élucubrations de science-fictionnistes, tels ces demi-fols qui se complaisent à sentir sous leurs pieds un organisme vivant, fait de chair et de viande, exploitée par des chevaliers-bouchers. Ce sont là des imaginations délirantes, qui ne trouvent pas grâce aux yeux des frileux. Ainsi nos experts prennent-ils de grands airs, se réservant de pêcher en eau trouble.

    Les connaisseurs les plus avertis s'accordent à penser que Ch. ne fit pas grand-chose à St-Malo, se contentant le plus souvent de rêver sur des mâts en réparation tenant de bonnes longueurs de quais. Mais les bons connaisseurs de l'Histoire anglaise savent de source sûre que les Britanniques manifestèrent un profond mécontentement de cette inaction : ils avaient pressenti la future gloire du jeune vicomte, et enrageaient. Ils débarquèrent un beau matin au droit du rocher de Cancale, et entreprirent de couper les Malouins du reste de la Bretagne. Le jeune Chateaubriand se battit avec un courage contraire à sa nonchalance habituelle. Il souleva un grand mât et tel Frère Jean des Entommeures se mit à embrocher maints sujets de la perfide Albion. Ce fut en vain. Les Anglais bombardèrent St-Malo à boulets rouges. Cet événement ne fut pas attesté, nos ennemis héréditaires s'étant bornés à quelques bravades de cavalerie – qui plus est, onze années avant la naissance de François-René.

    Le 14 juillet 1789, il assiste à la prise de la Bastille en compagnie de ses sœurs Lucile et Julie.

     

    Pour un second dénouement

    ...quant aux transfuges du second animal, rejointes et menées par l'épouse délaissée, elles découvrirent combien l'ennui dévorait le monde ; il régnait au château de C., et dans toute la campagne, une effroyable mélancolie bourbeuse. Elles contestèrent d'abord l'autorité de leur meneuse, puis vécurent ensemble, se frottant de compagnie, mais séparées au fond d'elles-mêmes, au sein d'une foule toujours amenuisée. Toute tribu présente ainsi des années d'apogée, puis de progressive extinction, comme une lente hémorragie : n'avoir derrière soi qu'un passé tronqué souillé d'un crime collectif originel, considérer la mort à venir par la mort donnée, s'apercevoir enfin que son groupe de survie ne saurait avoir d'équivalent dans ce monde immense où passent, de loin en loin, des silhouettes de géants tonnant au dessus des têtes – mène au désarroi le plus funeste. « Quels cieux décidément minuscules, pensèrent-elles, nous ont engendrées ? Ne serait-il pas possible de cesser une lutte sans témoins ? » Celles qui pouvaient encore penser convoquèrent les chats devant elles.

    Les modulations des femmes furent si persuasives que les deux bêtes primitives, L'Hextrine et l'autre, se retrouvèrent devant elles, le mâle et la femelle. Ce beau couple de gouttières se trouvait débarrassé de ses innombrables parasites. Ils respiraient la santé, s'abaissant au sol pour flairer. Brian ressuscité, pirate protéiforme, et son épouse, immortels et enfin réunis, contemplaient ces puissantes masses musclées ; il avait donc fallu jadis vivre là-haut, subsister sur ces monstrueuses et si souples montagnes, sans y pouvoir imaginer rien d'autre qu'une irrémédiable exiguïté de destinée. Prison mouvante, enchanteresse ! Le pirate avait bien tenté de se soustraire à la prédestination, délaissant sa progéniture, passant d'un animal sur l'autre, cherchant même à cornaquer le second, mais découvrit le comble de l'absurdité : tant de gnomesses, charmantes et battues, dont il ne lui avait même pas été accordé d'en baiser une seule, pour disproportion d'organes – une naissance – quelle horreur... Les deux félins balançaient leurs lourdes têtes de fauves au-dessus de ces multitudes ; mais le découragement des nains rongeait les humeurs.

    Les poils semblaient à présent rudes, ou bien soyeux, à la façon des plantes et des lichens, et non annonciateurs de voluptés. Les chats se sont éloignés, sautillant vers les lointains, puis disparurent côte à côte. « Ils ne resteront pas longtemps ensemble » prédit le Pirate. Cette disparition, passé le premier désenchantement, rendit une énergie nouvelle à Brian, Fantôme de C. Il se sentit pris d'un courage involontaire, donné par l'éternel ou de quelque nom qu'on voudra le nommer, de ces dispositions belliqueuses, qui vous saisissent au moment où nulle utilité ne s'en fait plus sentir, soit, trois heures avant de mourir. « Allons », dit-il à son petit peuple, « réfugions-nous à l'ombre de ces murs épais ; mettons à profit les moindres interstices. Concentrons nos esprits défaillants. Voyez : ces moëllons, disposés autrement, auraient aussi bien figuré des tombeaux que des remparts. Nous vivrons ainsi d'une vie diminuée, sans autre souci que de vivre et de méditer, car tel est le but. » Tout se passa dans la plus grande dignité.

    Les minuscules créatures se faufilèrent selon leurs tailles au sein même de la pierre, voluptueusement coincées et immobiles, au sein d'un utérus de pierre qui jamais ne connaîtrait les contractions de la parturiente, et dans les parois mêmes enserrant la chambre du grand Chateaubriand, que les touristes visitent à présent. Le couple fondateur finit par mourir, comme tous les spectres : le pirate avait atteint le point de non-retour, le poison s'étant insinué trop avant ; la femme périt de contraction nerveuse – observons que dans la mort du couple, chacun meurt séparément. Il en est ainsi de l'orgasme, la simultanéité restant exceptionnelle. Quels que soient les jours passés ensemble.

    La mort les yeux dans les yeux, comme victime et bourreau. Dans ce monde intermédiaire, trop vaste pour les gnomes et pour les humains, les dépouilles n'éprouvent point le désir d'être inhumées ; elles restent à disposition des éléments, désagrégées sans souillures, le temps de quelques souffles.

    Les agonies

    1. Pour l'homme, disons la récapitulation traditionnelle de sa propre vie : boucanier des Caraïbes, vaisseaux de pleine toile, boulets rouges et Indiens poignardés ; plus de longueurs ni de douleurs, l'épisode félin se déroulant dans l'indécence (nous l'avons vu), et sur les Chats comme sur Terre, mêmes erreurs, même univers étriqué – mais à treize ans, il se revit, à contre-courant – comblé d'un avenir qui resterait, à tout jamais, inaccompli.

    2. Pour la femme ce fut la très nette sensation d'être tirée en arrière de tout le poids de ses cheveux ; la main de la mort agrippa l'occiput et la toison qui le couvrait, les effets rongeurs parcoururent son corps à la vitesse de la foudre, et son être se dissolut, et son enveloppe, ayant quelque temps flotté au bout d'un roseau, se mêla au vent. Elle en fut fort déçue. L'enfant devint poète, se meurtrit le cœur, disparut vers la cinquantaine, ce qui était l'âge des morts en ce temps-là. Il avait engendré fils et filles et petits-enfants qu'il connut peu de temps, félins de noble race : Jocelyn du Pin de la Forêt-Vivonne fonda un glorieux pedigree ; je descends personnellement d'un de ses bâtards, et, par les femmes, de Vicki, épouse Dufour Aîné.

      Mon enfance fut privée d'animaux.

    3. Je décidai alors de visiter Combourg.

     

     

     

     

  • LES ENFANTS DE MONTSERRAT

    C O L L I G N O N

     

    L E S E N F A N T S D E M O N T S E R R A T

    ROMAN

     

     

    AVANT-PROPOS

     

    L'histoire de COLLIGNON HARDT VANDEKEEN est on ne peut plus banale. Contraint comme tant d'autres à la nécessité de s'adonner à la profession, ainsi qu'à une épouse, qu'il ne consent à aimer toutes deux qu'après une période probatoire de vingt-cinq années, il ébauche une trentaine d'œuvres. Et du 25 juillet 1997 (nouveau style : 2044) jusqu'à sa mort (28-11-2047, n.s. 2094) il n'a eu de cesse qu'il ne fût systématiquement revenu sur tous ses textes, suivant en cela cette réponse faite à Bernard C. un certain 12 juillet 1996/2043 ; le grand écrivain populaire le contemplait avec incrédulité : c'était dur à faire, un roman ; il fallait "se documenter", "se mettre dans la peau des personnages", souffrir...

    "Pourquoi n'avez-vous pas édité plus tôt ?

    - Parce que c'était mauvais ; je vais les refaire.

    Clavel s'est montré stupéfait, mais n'a pas contredit son obscur interlocuteur. Plus tard, il confiera qu'il l'avait trouvé "triste" – or Collignon H. Vandekeen n'était pas triste, mais résolu : il comptait sur l'éternité.

    Les biographies littéraires exhibent toutes sans exception un point désespérant : celui où le héros, promis jusqu'alors à quelque destinée obscure, bascule d'un coup vers la lumière. La phrase fatidique immanquablement s'ouvre sur "Il rencontra..." - et comme le lecteur ne peut se satisfaire de cet inexorable couperet, il va fouillant, désespérement, tous les interstices (mais il n'y en a pas), susceptible de justifier rationnellement, tant soit peu, ce dur décret.

    En vérité je vous le dis, malheur à celui qui tombe en littérature – et qui s'aperçoit, mais un peu tard, que là-dessous, au fond du trou - règne la foule.

     

     

     

     

     

     

     

    X

    Hautes croix à contre-jour, soleil blafard ; croix tendues de lierre, grumeleuses, croix squameuses et lézardées, ronde des croix tout autour de ma tête. Je suis étendu dans la boue, sur une sente herbue où je gis, la jambe repliée sur la cuisse – trois pas au-dessus des morts : je les entends là-dessous qui grignotent - un crâne sous l'argile va cherchant - croix inclinées sur mon berceau fangeux où mon corps pèse et pose, immobile et voguant. La terre chauffe et la glaise s'agglutine, mes bottes sont lourdes. Traversant l'herbe détrempée montent les souffles qui chavirent : au ras du sol voici les rêches pubis des adolescentes, au-dessus desquels s'érigent les tiges des laiterons.

    Les mouches saines bourdonnent sur et dans mon crâne vivant. Si quelqu'un survenait, au sol comme je suis, je me verrais contraint d'inventer un malaise. Lent ballet de croix - soleil à travers la brume, insidieux - je me lève. Rassemblant mes gestes avec parcimonie, concentrant mes jambes sous mon cul engourdi, ramant la boue de mes bras emplumés, j'émerge, enduit de bave, poil ébouriffé, les yeux collés, tout vacillant. M'ébroue, les pieds dans la boue de mes bottes, et mène grand tapage. Je me passe une main hésitante sur le visage. Un pas, deux pas : mes pieds sont transpercés. D'une touffe je les bouchonne et me coupe le pli des doigts, me repeigne. Partout des croix, jusqu'à ce que mes cils, collés comme au pinceau, se soient désenglués.

    Il est sept heures et je m'étire. La petite pluie de l'aube drape sur mon front ses pans de toile. Croix lépreuses, croix celtiques aux bras outrepassants gainés de mousse, croix meringuées où Jésus meurt de tout son corps de stuc aux souples mèches alignées – le ciel se dégage. Ma nuit, je l'ai passée sur la route en bas rectiligne – je la vois d'ici qui s'enfonce au loin : contre le ciel plombé de l'aube, les croix de Montserrat m'avaient fait signe, et j'avais décidé de m'y rendre, là-haut, pour les toucher ; au coucher du soleil le vent avait soufflé, d'un coup ce fut la nuit et tous les chiens se mirent à hurler. Jetés contre les grilles à deux crocs de ma peau. Je me suis dirigé sur la trace irrégulière d'un ciel à peine moins sombre entre les cimes, puis sur les reflets plombés de l'aube.

    La pente gravie je suis allé donner puis m'effondrer contre la porte du cimetière ; deux mètres à quatre pattes dans la boue naissante et je me suis abattu. Au matin je voyais les tombeaux jetés bas ou dansant sur le soleil levant. Je me suis redressé reniflant. Je frotte mes habits - série de raclements de gorge dont les pelotons attendent l'extinction totale avant de tirer. Ultimes brumes s'écharpant aux quatre coins des tombes – bêtes bougonnes dans l'aurore, tombeaux noirs, ferreux, moussus. L'un d'eux plus terne, fendu, cimenté, militaire sous les petits coups de brise. Le soleil froid joue sur les marbres, je suis dégueulasse, j'ai faim ; des appétits incongrus me traversent, de viscères aux tons de pieuvres éclatés sur les dalles – en souriant je sentis, aux pommettes, une vive tension. L'allée du cimetière se spatulait autour d'un piédestal sans croix Mission 84 Mes pieds se sont alourdis de gravier. J'ai chié appuyé lourdement de dos derrière d'un caveau, sous les yeux d'un crapaud figé là.

    Puis m'étant rajusté j'ai lentement dansé dans le jus de mes bottes, pétrissant de mes bras tout un orchestre : mes bottes brillent de rosée, je suis bien propre. Sur les tombes les photos bistres de ceux qui vont mourir, le nez rongé les yeux caves d'enfants souffreteux – Qu'est-ce que vous foutez là – le Vieux ! - casse-toi, tu te gicles ! à peine relâché tu rappliques pourquoi ils t'ont libéré nom de Dieu – Je sortirai si je veux (cauchemar) j'ai poussé la grille, longé le mur d'enceinte ébréché "Que feriez-vous devant un mur infranchissable ? - Je scruterais les lichens, trous plâtreux, fourmis - "Bonjour !" A quelques mètres se tient un petit homme jaune essoufflé véritable qui tient par le guidon son biclou et me salue d'une voix rauque et perché. Pinces à vélo sur pantalons flottants, béret basque et col douteux d'ecclésiastique.

    Sous ses aigrettes ses yeux de loup me fixent avec une intensité joyeuse : "Vous n'êtes pas d'ici ? - Non." Je mens. Mal rasé comme moi, pomme d'Adam saillante et touffes sortant des oreilles, de part et d'autre des petits yeux délavés. Une haleine anisetée s'échappe de ses lèvres coupantes : "Je suis Breton" dit-il - je n'en ai rien à foutre - dans le silence le pédalier croque un grain d'acier. "Vous avez de la famille là-dedans ?" désignant le mur - "vous êtes le fils Ménestrel ?" Je suis démasqué - "vous avez sa démarche – ce je ne sais quoi d'une jambe sur l'autre" (le pas chancelant, je sais, cou tendu regard vague) "vous ne me connaissez pas : l'abbé Meneau ! c'est moi qui fais le catéchisme aux enfants !" la nouvelle du siècle en effet - "très bouillants à cet âge-là - ça répond sans réfléchir !

    • Oui.

    • Ce n'est pas un endroit ici pour passer les vacances."

    • Il glousse et déglutit. Sa pomme d'Adam monte et redescend "Au revoir donc Monsieur Ménestrel !" il me secoue la main sur une dernière bouffée de Ricard - "à très bientôt !"

    •  

    • Il s'enfonça du côté de l'aurore, et, autour de ses chevilles, le falzar drapeautait.

     

    X

     

    Seul à sept heures entre les pierres et les grincements de coqs - un chien gueule en contrebas - la route en gravillons se redresse et percute l'église à cent pas – pignon ajouré où berloque une cloche sous son arche comme un kyste oublié. Plutôt l'allure d'une grange ; tassée-boulée, recroquevillée, l'église tend son flanc mal crépi au fond du terrain vague mi-place mi-cour ; à main gauche une ligne d'habitations blanches ébréchée de jardins dévale sur moi, sur la droite la place indécise enlace un arbre, se heurte à un roc d'achoppement, monte au calvaire, s'évase en panorama : j'ai sous les yeux toute la vallée, de Puy-l'Evêque à Villeneuve, infestée de villas blanches comme des œufs de fourmis ; c'est là que grouille cette terre infestée d'hommes où renâcle la vermine au pied du lit avant d'affronter la fonderie.

    Face à moi très loin l'autre versant découpe ses serres de calcaire sur le ciel vif - à mes pieds la falaise à l'assaut de laquelle monte un enchevêtrement de ronces et de boîtes à conserves, plastique en bouteilles et lianes : tout un fourré de décharge, de fleurs d'orties parmi les cartons. Entre l'arbre et la croix une butte témoin ou tuque hausse son occiput herbu. Le fossé qui m'en sépare se creuse en U, à profondeur d'homme, j'y descends pisser ; par-dessus, le surplomb me fixe de ses orbites aveugles, alors braguette en biais j'ai empoigné, crevé ces gros yeux morts comme avant moi tant de gosses de Montserrat - et je me suis hissé sur la plate-forme de 4m², à pic sur trois côtés, hantée de possibles chèvres - le vent désarçonne ma tête, ronfle à mes tempes, l'arbre au-dessous de moi s'agite - j'entends deux chiens japper, plus bas encore sur le chemin jaune un tracteur pétarade parmi d'autres rocs informes.

    Je suis resté ainsi longtemps sous les boulets du vent, blasonné de soleil, ouvrant les bras et dansant crucifié dans mes bottes, frappant mes cuisses du poing sans craindre ni gouffre ni souffle, dans l'haleine ici purifiée des bâtiments d'usine. Puis le ciel s'est décanté, le soleil donnait. Les yeux rougis je suis redescendu. Sur la place je vois Chez Gignard, avant c'était L'iguane on le voit encore autour de l'œil-de-bœuf au premier - autour de la place les volets bâillent et claquent sur des trognes ébouriffées - bigoudis somnolents, faciès avachis ; sur le seuil de l'ancien Iguane l'aubergiste, croupe jambonneuse pardon madame tape un paillasson est-ce qu'on peut déjeuner ? L'hôtesse redressée me toise comme un évadé - ...la mansarde, au premier, elle est toujours libre ? j'ajoute que mes bagages arriveront en fin de matinée - Mais ce n'est pas un hôtel ici Monsieur vous ne reprenez donc pas votre ancien logement ? (regard fuyant) – Pas question. - Trois semaines mais pas plus". C'est une brune boulotte, que je ne reconnais pas, cinquantaine, accroche-cœurs – large face aux yeux fixes et lâches à la fois – comme un cache palpitant – sans régularité - sous les paupières.

    Assez hagarde dans l'ensemble. "Monsieur Ménestrel ? - Plaît-il ? - Faudra vous raser." Elle tourne le dos ; je la suis, poussé par le vent – soudain abrité par la grande et sombre salle d'hôtes que le jour ne parvient pas à tout à fait désobscurcir ; une lourde table en bois tient le centre, un vaisselier me fixe de ses plats ronds. Je m'assieds sur la banquette au skaï crevé. Mes yeux distinguent l'horloge que je touche de l'épaule, et les murs écaillés tout autour. En cuisine la Gignard prépare les tartines et le bol qu'elle apporte, pathétique, sur un plateau de faux teck avec geisha, fleurs de pommiers roses et mont Fuji : petits pots ronds, lait, café, quatre sucres dans la coupelle ; tasse bleue myosotis, rondelles de pain, confiture, miel, serviette en papier de riz "et voilà" dit l'hôtesse.

    Qui sent le vin. Puis, couvrant les cris de coqs, s'élève la complainte de l'aspirateur. Alors le Vieux est entré. Ramassé tout en deux. Econome de ses pas. Le voici qui gagne la banquette. Qui s'assoit, crissement de ressorts, le rembourrage qui crève en hernies. Le Vieux s'appuie des deux mains sur sa canne, front engoncé sous sa visière. Je soulève la cafetière au bec obtus, maintiens le couvercle avec le pouce. Le café noie dans le creux les pieds du vieux sage, son drapé bleu, sa barbe; ses yeux bridés disparaissent. Reste seul émergenat sur la faïence un chignon bleu cerclé d'or – tandis que du bout des fesses, par lentes reptations latérales, ouvert, fermé, ouvert, fermé, le Vieux est parvenu jusqu'à ma gauche, au pied de l'horloge où pend le balancier comme au fond d'une blessure ; il passe l'angle et d'un sursaut s'assoit face à moi sur le siège que j'avais oublié d'écarter – me fixe de ses yeux vitreux au-dessus d'une lèvre ondulante Je t'ai fait peur dit-il.

    Je m'incline et déglutis ; ses doigts sur le bâton tiennent juste par le nœud des veines. Par la porte de l'office passe et disparaît la tête inquiète de Gignard qui tourne et pivote sous sa vitre opaque. Le Vieux doit avoir ici ses entrées. Qu'il entre ou sorte ou s'installe ne doit pas avoir d'importance. Subrepticement la Gignard traverse la pièce, tire d'une étagère un verre à pied, l'emplit de rouge à ras bord et le présente au vieux. Puis s'esquive. Il boit sans bruit, repose doucement le verre : "Ma tombe n'est pas encore creusée" - crève donc - ses doigts m'ont serré le coude, ses lèvres entrouvertes les miennes rétractées je chie dit-il des bouts d'intestins – j'imagine la migration massive d'une horde cellulaire partie de son visage qui soudain devient criblé de trous suintants – tandis qu'à ce moment passe par la porte interne la grosse tête affairée de la femme : Baisez-lui donc le creux de la main - je m'exécute Et maintenant ça suffit tu fous le camp - le prend aux épaules vieux Pue-la-Mort casse-toi dégage

    Vous ne pouviez pas l'empêcher d'entrer ? - je hurle - Monsieur réplique-t-elle je suis ici chez moi - C'est moi qui paye Frau Ginhardt !" Le cancéreux se retourne en vrac, doigt tendu : Demain c'est mon enterrement – Mais chassez-le bordel chassez-le !- Gignard le vire à grands coups de poings dans le dos – retourné sur le seuil À demain ! - il gueule – elle retombe assise face à moi carotides battantes "Un abruti" dit-elle "ça ne desserre pas les dents de huit jours et d'un seul coup ça vous saute dessus – je la coupe Et le remplaçant ? (baissant la voix) - Ça fait tout de même bien trois ans qu'il est là monsieur Ménestrel, on voit bien que vous écrivez", ("vos yeux", "vos pieds", "votre façon de marcher", je vide mon café dans l'exaspération la plus complète "il n'y a rien à faire par ici dit-elle, ce n'est pas un endroit pour passer des vacances" - elle pose les coudes sur la table.

    J'apprends que depuis mon départ, l'oncle J.

    • dort dans son cercueill

    • boit chez lui, tout seul, "mais jamais soûl"

    Que Berthe, mon épouse

    • se drogue ("des yeux de droguée !")

    • chante la nuit ("une sorte de messe, mais pas de chez nous") (rite arménien ?) "c'est des drôles de gens votre famille monsieur Ménestrel – je coupe net, prétextant la fatigue - toute une nuit sur la route - Vous désirez visitez la chambre ?" et s'avisant soudain de ma tenue, de mon épuisement : "...Pas de bagages ? ...suivez-moi..."

    •  

    X

     

    Pourçain Chevennes a livré mes valises en fin de matinée, tête ronde et blême sous le pare-brise de sa Peugeot. Je le connais depuis cinq ans ; je passe mes vacances à proximité de lui, dans le respect de nos indépendances. Nos deux corps disparates n'en font qu'un. Du bras gauche ouvrant le coffre il tend à bout de l'autre deux valises - c'est un colosse, une puissance, une rotondité. Ses tapes me fichent régulièrement une quinte de toux. Avant même que j'aie pu le débarrasser, il confie les bagages à l'hôtesse dont il dédaigne l'affabilité, puis m'entraîne sur le siège avant ; la Gignard nous suit des yeux sur toute la descente. Pourçain : "Direction Fugny. J'ai besoin d'outils de jardinage. Un terrain tout en friche. J'aimerais laisser ça propre, voire cultivé" (au bureau, Chevennes cale ses cent kilos sur un rond-de-cuir, sous les néons ; dès le mois d'avril le voilà parti (l'est ou le sud) pour défricher : un corps-à-corps pioche en mains souliers dans la glèbe).

    Pourçain bêche, fouit la terre, "où tu seras bien assez tôt" lui dis-je. Se coltine des brouettes de pierres, pleure dans les fumées de ronces, trimballe sur les sentiers à vaches, bouffe comme quatre ; puis, soûlé de glaise, éreinté, les doigts toujours fermes, il abat d'une traite ses huit pages par jour : De l'intercession de la Bienheureuse Vierge Marie dans l'obtention des grâces sanctifiantes. C'est le titre. Sur la façon d'empoigner la bêche, de guider la faux, de récolter un essaim, il est intarissable. Sur son traité, motus : du bout des doigts il me tend parfois un feuillet soigneusement replié, de façon à ne laisser voir que trois lignes. Je lis tout. J'ai pour consigne de ne pas lui en souffler mot.

    A Fugny, Pourçain choisit son matériel avec maniaquerie, soupèse les fers de pioche, étourdit le vendeur de considérations techniques. Puis nous roulons 10 km au sud : Daussac. A flanc de colline, sous le château de Puycalvy, Chevennes a loué pour trois semaines une bicoque à volets verts. J'ai passé chez lui mon après-midi. Parcourant sa friche ou galipe, montant avec lui jusqu'aux barbelés du château, et poussant du pied les cailloux - Chevennes tend le bras pour prévenir ma chute : "Regarde." De sa main libre il désigne, à l'autre bout de la clairière, un rucher de vieux tonneaux sciés en long : "Baisse-toi." Il chuchote. Nous traversons l'espace libre. De chaque touffe de buissons monte un bourdonnement de mouches à miel. "Je resterais là des heures", dit-il. Chevennes m'invite à ramper vers les planches d'envol. Une abeille descend doucement son avant-bras vers sa paume : "Tu as vu ses corbeilles ?" C'est une butineuse, selon l'ancienne nomenclature ; l'insecte progresse sur la peau glabre, traînant ses pattes alourdies.

    Quand nous nous sommes relevés, le soleil a plaqué sur nos nuques un baiser de métal, que nous lissons de nos mains sèches ; nos tympans vibrent, les yeux s'emplissent de points d'or, et la touffeur ferreuse des herbes râpe les sinus. À l'odeur nous découvrons un cadavre de chien : l'animal gît sur le flanc, le poil foulé par l'agonie. "Je ne le voyais plus depuis trois jours", dit Chevennes. Il est allé chercher sa bêche neuve, a découpé dans l'herbe un carré d'argile, creusé à deux pieds de profondeur. Puis d'un coup de bêche précis, Chevennes décolle sur le fer la dépouille, la dispose au fond avec douceur ; hébété j'ai suivi l'impact des mottes sur le poil blanc peu à peu recouvert.

    Bientôt le corps est enseveli. Chevennes a comblé la fosse, tassé le monticule à petits coups de plat. "Tu restes déjeuner ?" Tomates et carottes. Au yaourt nature l'accablement culinaire me prend. Chevennes s'est allongé. Je lui dis que je sens trop de courants d'air, que je veux partir. Il me ramène au milieu de l'après-midi sans que nous ayons échangé un mot de plus – "dépose-moi au pied de la colline" – je ne l'ai plus revu de cette fois. J'ai coupé à travers champs, à contre-pente, puis franchi les murets des jardins en lanières. Des vieux dont je traversais le terrain m'ont fixé sur leurs chaises d'un air abruti, sans répondre à mon salut.

    Vers la droite le plateau s'abaisse, plus bas encore le cimetière ; devant moi s'ouvre un corridor ouvert entre plâtre et gravats, qui monte et débouche à l'arrière d'un garage éventré : ce sont des orties, des parpaings, deux sommiers défoncés, de la tôle ondulée sur le sol. Des poutrelles, un établi et son étau, trois pneus, un châssis –des murs crus aux jointoiements baveux ; puis cela donne sur la rue. Après ma nuit à la belle étoile et ce repas spartiate, l'escalade m'a épuisé. Devant la porte plein cintre (vitres et rideaux) la Gignard m'attend (plantée là depuis ce matin ?) - qui m'a vu d'en haut monter sans détourner ses yeux. Je déteste marcher ainsi au-devant de quelqu'un, sans savoir s'il faut sourire ou baisser les yeux en feignant de ne voir qu'au dernier moment - sourire gêné, coudes écartés c'est moi tu peux pas te pousser grosse conne "Ça tape fort aujourd'hui monsieur Ménestrel - Oui. - On croirait l'été. - Oui.–Vous montez vos valises ?" Feignasse.

    Je gravis l'escalier, la Gignard hissée à ma suite que j'évite comme je peux "Voici votre clef (s'essoufflant) (clef-de- saindoux-clef-luisante-ouvre-moi-la-porte) les gonds couinent (cage dorée / rage codée) la logeuse au cul. Ma chambre est tapissée d'ocre jaune, chaud, à motifs de flammes, cœurs découpés par le soleil dans les volets dont les battant s'ouvrent en craquant (ajoutez de l'huile – "versez, versez !" - burette aux chiffons gras ) "Vous êtes ici chez vous" - retombe, femme, retombe - la porte se ferme en grondant, les murs me renvoient bondissant rugissant viande rouge - ce cuivre contourné de la lampe à pied – au plafond le lustre - j'accepte avec enthousiasme – tout ce luxe ! ici, à Montserrat !

    À présent seul dans la poussière et le soleil (les valises attendront) je tombe sur le lit bottes aux pieds, les yeux dans le plafond crémeux. Réveil à 18h. Je suis redescendu tout courbatu, titubant à travers la salle à manger ; comme la route s'inclinait je la suivis, franchis la plaque d'herbe et me trouvai parmi mes morts encore. Croix nappées de rouge au couchant, herbes parcourues d'ondulations, panorama où les ombres s'allongent. Mes yeux rabaissés suivent les moulures des tombes et les fleurs fatiguées, mille mains passent sur ma nuque au pied du mélèze où mon père mène le chœur incline-toi et creuse, délivre-nous du poids des pierres j'ai répondu je ne peux pas extirpant mes pieds du sol suppliant – tandis qu'au ciel le soleil se fêle et que le Christ – vite énumérer pour ne pas sombrer : sentier – plantain – la dalle à droite et son anneau plaqué bronze – mes chaussures et moi. CE QUI PRÉCÈDE : SV 111

    Les voix s'estompent et ma nuque s'assouplit ; repassant le portillon je parcours de la paume le mur extérieur à présent qui monte en rond. La logeuse essuie ses mains sur un tablier sans forme T'as vu du pays? - me tutoie ? ...la Gignard que je ne connais pas ? Je crie Au cimetière ! il y a de la place ! - Rien vu d'autre ? Je la COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 11

     

     

    bouscule. Sur la table la soupîère lourde au couvercle adipeux qui se retrousse pour la louche et filet de fumée ; l'assiette creuse à fleurs la serviette et l'anneau des cailloux j'ai vu des cailloux - Tu es resté une heure au cimetière ?" - tournant le couvercle sur le poing, la vapeur monte sur ses joues, la logeuse me sert et referme dans un bruit de broc à cul. "Je mets la télé ? - Non." Son bras retombe : – Tu restes quinze jours ? - je crie Pourquoi ? il y en a qui attendent ? - Ce n'est déjà pas gai ici à Montserrat, si en plus vous passez votre temps au cimetière" - la soupe glisse entre mes dents comme l'eau dans des vannes non ce n'est pas gai "N'est-ce pas ? comme tous les cimetières ! depuis votre départ... – Je ne suis jamais parti – Ce n'est pas ce que je veux dire – écoutez : ils ont voulu moderniser le cimetière : du gravier, du goudron, et les herbes ont repoussé là-dedans c'est moche" - ma cuillère va et vient soleil liquide, boule chaude, poireaux - tandis que l'hôtesse intarissable commente les vertus comparées des champs de la mort – "celui de Frèdezaygues monsieur, tout en terrasses, la marche du bas au niveau du mort d'au-dessus", s'extasie sur l'Ariège, "avec de l'herbe sur les tombes une vraie pelouse, des oiseaux bien au frais - vous seriez bien là, tenez, à Camarade" – Camarde ? - " près Montfa" elle me fixe, poitrine montueuse, gros poignets, de grosses articulations partout.

    Je me suis mis debout bras ballants mes mains osseuses en pinces, des jambes interminables mais jamais tout à fait tendues, comme un géant sur un vélo – genou saillant, pied mal assuré quand j'étais jeune poursuit-elle j'en ai vu des cimetières – Vautré, Cuzbor - mais maintenant que mon mari - elle n'a pas imaginé que cet hôte osseux aux cheveux en brosse – voûté, fuyant – comme creusé de l'intérieur – aux habits gris, col ouvert et teint pâle – commissures abaissées des enfants qui pleurent - l'eût à ce point saisie – pomme d'Adam rêche roulant sous la peau "sitôt" - pense-t-elle - "que je l'ai vu il m'a retournée – Meneau dit qu'ils se sont parlé – même au-dessus du mur il l'avait repéré collé contre le sol" - ce qui domine chez moi Ménestrel au contraire c'est ce sentiment de petitesse, tête en baudruche dans le vide - épaules remontantes, pieds à angle droit au bout de mes tibias levés trop haut dès qu'il me semble (bien à tort) attirer l'attention - "Tu ne ressors pas après dîner ?" Il faudra m'expliquer, recadrer solidement cette pétaude - première femme hélas qui peut-être me désire bientôt cette graisse palpera mes côtes, extirpera les trois replis de mon sexe caoutchouteux sous le gland terne strié en long d'un gris rose morbide je vais me reposer lui dis-je t'as l'électricité là me suit des yeux COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 12

     

     

    jusqu'en haut des marches – ma porte bruyamment poussée loquet fermé – juste aussitôt sous moi le bourdonnement du téléviseur. Chez moi sous l'ampoule la douche jaune du papier peint vieil or où les meubles s'incrustent à la façon des diptères fossiles pris dans la résine. La chambre est en forme de battoir asymétrique, où le lit à gauche bossue son museau de marsouin, tandis qu'un vague rideau à droite mène l'œil vers le faux Louis XVI à cylindre : le triptyque, visiblement rajouté, semble soutenu par deux jeux de tiroirs vides à boutons d'ivoire que je tire et pousse jusqu'à les bloquer ; surface brune à méplat de cuir incrusté, papier buvard, encre et petit bloc.

    Je m'allonge à même le tapis de sol rond suivant du doigt le grand Magen David vert à six branches ("Ventre", "Bouclier") - la tête juste au-dessous du lavabo – j'aurais aimé une alcôve andalouse afin d'y transpirer (j'avais à l'école un grand lit de fer où j'ai passé la nuit d'avant le placement d'office) mais ce soir dans mon réduit j'ai travaillé comme un brave jeune homme studieux jusqu'à onze heures. Hélas nulle foule ne s'est pressée, sous ma fenêtre pour admirer le front blême et pensif de l'artiste en gésine, pas même un chat ; pris de mauvaise humeur j'ai fermé les volets, tourné bruyamment la crémone et me suis mis au lit.

     

    X

     

    Le lendemain, des tourbillons des cris me désarticulent en pleins songes : des chocs sourds, un branle de cloches mortes - bulles de verre bleu écarquillées, formes translucides saignant de mes deux bras - j'ouvre à la volée le battant qui claque sur la pierre et je me penche ; c'est le cercueil du Vieux que l'on le porte en terre, lapidé, caillassé par une horde d'enfants. Coffre à cancers qui gronde et se répercute sur les épaules des porteurs arc-boutés à contre-pente ; le curé, Meneau, grave et ivre, balaie les nues de sa bannière rose où s'enfle une madone – à des obsèques, une madone ? - et le village entier s'agglutine sur les seuils, les femmes larve au ventre ou sur le bras, les époux qui se faufilent visage pincé, talochant au hasard.

    Je crache aussi sur ce cercueil mais un doigt me pointe, une pierre me frôle en sifflant, on crie Carcasse et Poche à pus - la plupart des habitants restent tassés contre les murs ; et brassant ce tumulte la cloche obstinée qui s'éraille. Le couvercle s'entrouvre et retombe comme un clapet, le Vieux là-dessous tord la tête et renvoie les insultes – roulis, tangage, cailloux qui frappent, porteurs COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 13

     

     

    qui glissent, bois qui craque. Le mort s'étrangle de rage et la cloche cogne - tandis que le curé, pâteux, psalmodie Dieu seul immortel. Un croque-mort bronche sous la pierre puis deux, puis le troisième bien ajusté trébuche - le cercueil pique du nez, bascule et se fracasse, le vieux J. jaillit tout debout, tous se débandent, porteurs, enfants, chefs de famille. L'abbé s'en est allé donner, de crochets en glissades, contre un grand mur, et, longuement, à grands hoquets, les deux mains sur sa hampe, dégueule. Jonas rassemble ses six planches devant l'assistence pétrifiée, traînant le couvercle qui racle et tressaute – j'entends l'homme geindre sous le bois – tandis que derrière les vitres, le doigt sur la bouche, les mères empêchent les enfants de pleurer ou de rire.

    Je suis descendu prêter main-forte à Jonas qui claudique sous la charge ; hissant les planches sur l'épaule je l'ai soutenu agrippé à mon bras ; au sommet je reçois un caillou dans le dos. À gauche dit le Vieux - le muret surmonté de barres verticales (taches de rouille sur la pierre) masquait et démasquait naguère la silhouette en blouse de mon père - la mort est une brouille éternelle. La cour, selon la saison, de sable ou de poussière, d'où la vie m'a chassé comme un cancre - où mon père, le mort, a vraiment marché, détruit ses nerfs, et disparu. Je reconnais ce frottement de porte où le mastic s'écaille autour des vitres, la même poignée de faïence, l'odeur javellisée de la cuisine.

    Et derrière les grilles s'avance aujourd'hui d'un pas ferme l'Usurpateur tête basse plongé dans un livre ; il coupe à angle droit, repart, décrit un demi-cercle puis s'éloigne, hésitant, pivote pour finir vers nous ventre en avant. Ses yeux se plantent à 25cm des miens derrière les tiges en fer mal repeintes – sourire mécanique – et le curé Meneau, qui nous a précédés - déjà dessoûlé grand con ? crie le Vieux – paraît à son tour sur le seuil ; le Remplaçant du père nous tend à baiser sa main potelée entre deux barreaux – tandis que s' échappent du livre retourné six ou sept images pieuses et signets qu'il ramasse de l'autre, genou en terre. Sur la pièce de titre je lis Jules Verne Michel Strogoff ; l'oncle et moi déchargeons sur le sol nos planches meurtries - "Vous prendrez bien un verre ? attention à la marche - je sais.

    Le curé nous introduit alors, comme chez lui, dans le logement de fonction : "Ils m'auraient fait un mauvais sort" dit-il, "à moi, l'homme de Dieu." Le Vieux se laisse tomber sur son banc sans rire le long du mur l'œil éteint - je le frôle sans qu'il ait cillé – suis passé tout étourdi de la lumière à la pénombre –sur ma gauche une fresque en pied de Strogoff, toque, pelisse et cartouchière ; icône COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 14

     

     

    où rien n'est oublié, du bout des bottes aux deux revers de veste - les yeux trop grands et fixes que j'ai peints moi-même - tu mens par la gorge, Usurpateur ; c'est mon propre père, frère du Vieux que tu vois sur le banc, qui l'a esquissé puis brossé deux mètres cinq d'officier du Tsar puis il a posé ses pinceaux pour ne plus les reprendre. Mon père tête basse encore marchait en lisant jusqu'aux grilles esquivées juste à temps le bourdon répétaient les élèves Bourdon le Bourdon bzzz - Monsieur Brenner me tend ma chaise "Monsieur Ménestrel je vous prie – pardonnez-moi - le seul ici dont la tête m'échappe" – il rit – "ne peut être que le Fils arrivé de la veille" – il s'assied près de moi comme le Vieux d'hier - le sang loin sous la peau – le nez de biais chaussé de lunettes de fer qu'il remonte sans cesse d'un doigt sec.

    Sur son front perle une moiteur perpétuelle ; menton fort, grosses lèvres engagées dans la chair, marbrée de pâleurs autour des yeux – respiration courte de type gras - mouchoir aux lèvres - à part moi je chantonne l'Usurpateur a des yeux de tigre mou – de tigre mou – "Porte-nous" pour "apporte" – "les cassis"– exaspérante aphérèse méridionale - tandis que Meneau, dégrisé, trottine jusqu'au buffet – la nuque du prêtre en perspective entre les portes ouvertes - et tire à reculons (les pieds de verres entre les doigts) trois ballons et la bouteille j'ai horreur du Kir au goulot menaçant pas tant ! pas tant ! - "délicieux !" – Assis dit le maître et le prêtre s'assoit. "J'aime beaucoup" dis-je "Voyage au centre de la Terre – Brenner et le curé m'approuvent sans chaleur en se raclant la gorge.

    L'Usurpateur avale ; Meneau le prêtre oscille du buste, se ressert – je vois sous le renfoncement de mon buffet l'aiguille du Grammont bloquée sur Oslo peut-on capter Oslo de Montserrat ? Fit alors son entrée sous la traverse interne ma propre épouse en jupe droite gagnant en oblique la porte par où je suis entré ; elle engueule à mi-voix le Vieux assis dehors qu'elle ramène tout trébuchant par le coude. Devant nous tous deux puis repassant par la même porte intérieure qu'ils ont refermée sur eux. Je serre les yeux pour conserver sous mes paupières leur empreinte. "Vous êtes revenu" reprend le prêtre "sur les lieux du crime" - tu faisais moins le fier hier matin, l'abbé, le long du mur aux charognes.

    Brenner sort d'un tiroir une photo scolaire qu'il pose entre les verres ; il y tient lieu du père sans son livre ni blouse, et sur les bancs vingt filles et dix garçons dont Meneau du bout de l'ongle désigne le plus franc d'allure - Brenner qu'hier encore je ne connaissais pas me serre le poignet - "C'est Farradji" dit Meneau, "Marc, juif baptisé" – petit bruit sec de ses lèvres - penché vivement COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 15

     

     

    sous la nappe je vois chez le maître assis des hanches plus amples que les proportions tolérées chez un homme à trente ans - qui prend la parole à grands fragments de phrases vacillantes "Tous resplendissants" dit-il "me transperçant comme un Sébastien qu'éclabousse tout un peloton d'archers – mais n'imaginez pas..." – s'imaginer ? - il remonte ses verrres sur sesyeux d'eau morte - et m'entraîne soudain (il me vient à l'épaule) jusqu'à ce grand portrait sur le mur : "Jure" dit-il exalté - "jure devant Strogoff..." – jurer quoi ? - ...mon livre avance..." – il charge le mot "livre" de tout le poids des temps obscurs où les Bibles aux fermoirs ouvragés s'enchaînaient aux pupitres des clercs – il ne m'en reparlera plus - vous contemplerez ce jeune homme – puis se reprenant vous vous mettrez tout au fond de la classe – nous rejoignîmes nos places et le prêtre impassible déroulait ses phrases.

    De nouveau leurs deux voix se succèdent sans suspensions ni poses tandis que mon regard tâche à nouveau de saisir l'équilibre indécis entre ombre et lumière sur ces deux visages - sur le front du maître s'est accentuée la moiteur, tandis que sur sa tempe grésille comme un long brillant la branche de monture bon marché. J'ai reposé mon verre : l'Usurpateur m'invite à son travail - je reste évasif ; il me glisse alors trois billets que j' accepte. Mon épouse ressort de la chambre et me raccompagne sans un mot.

     

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    Le lendemain j'ai gagné le pupitre du fond comme un cafard, m'introduis recroquevillé dans un bloc-pupitre d'Everitube marque déposée, le souffle court. Coup d'œil immédiat sur les crânes : épis en bataille et tresses tordues, barrettes ou coupes en brosse, relents de parfums pas chers et de pieds; devant moi une fille nattée serré sur cuir chevelu gras. Puis vingt nuques opaques, galets couverts d'algues. Brenner là-bas juché du buste, sanglé, cheveux pommadés. Osant portant une blouse élimée de mon père – épaules tombantes - avez-vous tout compris ? Les nuques peu à peu se différencient. Se sexualisent. Les dos, les encolures. Les oreilles qui bougent et captent ; coudes écartés, pieds qui s'agitent avec indépendance, multiples pattes arrière d'une hydre grattant le sol. Un profil parfois vers moi lance un éclair, dardant jusqu'au fond de l'œil - et vite se ravangaine. Ici se déroule, se joue le rite et la liturgie du chef et de la meute – et COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 16

     

     

    quand les têtes plongent le cours achevé, d'autres jusqu'ici muettes se redressent comme autant de tortues tendant à bout de bras les éventails bruissants d'exercices finis : "compléments d'objet" k-pl-m-d-bj "du verbe donner" d-v-b-d-n - bourdon, bourdon hanneton, chacun veut voir l'insecte, le toucher, le nourrir mais Brenner l'enferme sous un petit pot "pour après" - récréation ! Alors, en dernier, lentement, je me déplie de mon siège, tempes bourdonnantes, contorsionné parmi les tables jointes ; titubant, déchiffrant les plateaux creusés de cœurs et de culs – pour m'encadrer dans la porte sur cour : Brenner doigt dans le nez à côté des latrines balance d'un pied sur l'autre son tronc de plantigrade.

    Je reste retranché au pied du perron jambe gauche au soleil pliée sur le mur et la main dans la poche. Sous mes paupières passe du rouge et du bleu. J'entends des cris perçants de fillette égorgée - un babil sur fond de comptine, etc. Brenner insensiblement parvenu près du puits condamné - comme un sommet de tour tout enfouie - s'accote à la margelle et scrute sa cour, tirant parfois sur ses yeux glauques la paupière nictitante du rapace, et se pase le cou-de-pied sur le tendon. S'il se déplace tous instinctivement l'évitent. Quand je me risque enfin c'est lui qui m'évite. L'air chaud révèle des relents d'urine. Deux fillettes en confidences s'interrompent à mon passage. Brenner claque des mains ; tous les enfants se rangent. Il me précède et je m'assois pour cette fois bien devant eux à l'angle du tableau ; nul ne se souciera plus de moi, je les aurai tous en face. Les voici plus indéchiffrables encore : lèvres bulbées ou veules, regards bas, morve froide et fluide incessamment reniflée. Même les filles ont aux genoux des croix de sparadrap ; se touchent toutes sous les tables. Il m'a bien floué, le marchand de chiards ; rien qui vaille à l'exception de celle qu'à présent je reconnais, tressée de noir foncé, qui me fixe par-dessus tous de l'avant-dernier rang. Je me place de biais pour dégager l'angle. Brenner appelle Vincent V., rouquin, osseux, chaussé de pompes à bout relevé comme des coquenots d'evzone ; jambes marquées de plaques et genoux de mercurochrome.

    La chair de ses cuisses vire au gris volaille et s'entunnelle sous le short trop large ; on devine un slip sale, un sexe incirconcis rèche et puant, le prépuce farci de fromage. Sa chemise bouffe entortillée au maillot de corps, au tricot de peau comme ils disent : trikôdpô, trikôdpô. Au niveau du nombril on voit son tronc par l'échancrure. Vincent soulève une aisselle ammoniacale ; ayant tracé trois mots d'une craie lente et gourmée, il laisse reomber son bras. Ses traits reflètent la stupidité COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 17

     

     

    d'une gomme à crayon ; tourné vers le maître il laisse voir la transparence porcine de son oreille (cheveux courts, ternes - propres).

    "Marc !"

    Silence.

    L'enfant s'avance à grands pas – le défilé patrocléen de ses genoux - peau mate et ferme - je le reconnais sans faute au droit fil de ses épaules et de ses reins – qu'y voit-il donc, l'usurpateur ? Prends la craie – de sa voix nette et feutrée l'enfant calcule et trace au-dessus de ma tête l'inévitable bissectrice, saluée par l'admiration de tous ; à l'exception de cette fille aux cils battants – teint d'olive et nez finement busqué – velours de lèvres et visage effilé – qui sans avoir frémi accueille à son côté son double de grâce et d'esprit. Comme ses cheveux caressent le papier, Nadine – on l'a nommée - les écarte de la main. Mais lorsque à son tour un dernier tiers de classe agite sa rustique impatience, je ne peux plus le supporter ; les enfants d'ailleurs ne me voient plus, mes yeux passent avec ennui d'un visage à l'autre, mon nez détecte leurs sueurs suspectes.

    Profitant de ce que le maître, debout de dos, remet une composition, je hasarde mon cul au-dessus du siège ; à pas de loup, à pas comptés, tortillant le pied entre estrade et corbeille, toutes épaules hautes afin de cacher mon visage, et coudes aux aisselles, insidieusement, traîtreusement, je gagne la sortie, et dans un beau mouvement d'éloquence me flanque en plein dans un putain de bordel de poêle à charbon qui passait là par hasard. Aussitôt et d'un seul coup d'un seul, toute la classe se lève dans un gigantesque raclement de pieds, et me lâche un vigoureux "Au-re-voir-mon-sieur-l'Ins-pec-teur" sans une fausse note. Puis les culs se rabaissent comme à l'exercice, et je n'ai plus qu'à m'éclipser.

    Alors que j'atteins mon logis, une galopade me fait retourner : "M'sieur ! M'sieur !" - Vincent reprend son souffle – "le maît' d'école i'm' fait vous dire qu'i veut vous voir chez lui à six heures, après la classe. - Dis que j'irai." Il repart au galop en comprimant un point de côté. Pour moi, je dois me changer : l'anthracite, ça tache. Ma chemise est foutue. Je m'essuie les mains. Quand les enfants se sont dispersés sous ma fenêtre je me suis écarté sans bruit. Puis la nuit est tombée dans le bruissement des feuillages ; redescendant à l'heure convenue mon escalier de bois, je fus pris dès le seuil par un lointain ressac d'orchestre, puis ce fut une une volée de cuivres qui soudain s'abattit sur le bourg - un chien fou file en glapissant sous l'Apocalypse tout poil hérissé – et

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    à mesure que je monte vers l'école une vague sonore me roule jusqu'au bâtiment qui tremble et vibre, lézardes palpitantes, vitres bredouillant dans leur mastic ; par la fenêtre s'échappe l'haleine en fusion de Richard Wagner brassée par Knappertsbutsch - tandis qu'éclatent aux timbales, titanesques, les deux rebonds du Pas de Fafner - trombones beuglants, cordes en échos – répétées, vibrantes, bestiales, schlaguant en mesure le piétinement du grand Dragon. Brenner m'a crocheté le bras et projeté au centre où les vibrations acquièrent, au croisement des glaives orchestraux, une véritable consistance.

    À travers un vertige vitreux j'aperçois le dais d'une cathèdre où trône Marc l'enfant qui me cède sa place - le bois sombre m'écartèle sous le diaphragme et jusqu'aux mains qui frémissent gantées de fer sur les deux accoudoirs ; Marc s'est blotti contre mon épouse étirée de trois-quart sur le divan pourpre et comme l'enfant ne sait où poser le bras c'est elle qui le place au-dessus de son sein. Sans quitter le volume du Siegfried qu'elle tient, de l'autre main elle prend Marc et le baise au visage par trois fois. Debout l'Usurpateur coulisse à son gré les curseurs de sa table d'acier tandis que l'enfant descend vers la gorge sa main de porcelaine. Sur les derniers mots du drame Gott des Feuers "Dieu du Feu" enfin s'abat le silence.

    J'ai dégluti péniblement. Devant moi les phalanges de Berthe se sont repliées sous l'étoffe. Comme je frissonnais Brenner a fermé la fenêtre et je suis resté là recroquevillé que désirez-vous maintenant monsieur Ménestrel du Mozart peut-être il me nargue j'ai répondu Jean-Sébastien Bach l'Usurpateur sort sèchement de sa pochette le Bien tempéré dont il sature aussitôt les aigus j'ai grimacé - Vaisseau fantôme ? - j'ai décliné son offre bien que je possède chez moi, très loin, l'intégrale de Toscanini ; Marc silencieux recueille à son oreille Dieu sait quelles recommandations de mon épouse et vient me tendre une main nonchalante que je suis sur le point de baiser. Dans sa capeline Berthe le raccompagne, s'attarde avec lui sur le seuil et dans un froissement d'étoffe revient s'assoir le front dans la lumière.

    Sur son visage s'élargissent les yeux trop aimés à leur tour usurpés. Sa peau, ses dents, prennent des lueurs de patine. Brenner incliné sur l'enceinte peaufine la sourdine aux glisseurs, veille au défilement du disque, l'œil et l'oreille à l'affût - voilà dit-il en redressant la tête - le vinyle claque au fond de la jaquette – un tressaillement parcourt les ampoule vous mangerez bien avec nous, monsieur Ménestrel ? je décline encore prétextant l'émotion. Berthe levée dans la pénombre COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 19

     

     

    rouge où luisent les balustres du dressoir me saisit à mon tour sur le seuil au-dessus du poignet Ils t'ont donc relâché dit-elle et sur ses talons Brenner se dandine un disque entre les mains - la porte en se fermnant frotte comme avant - ma tête bourdonne. Sur son banc dans la nuit le Vieux me suit des yeux jusqu'au bas de la pente aux lampes tressautantes. Chez la logeuse tout est sombre. La grande table du bas reluit sous une ampoule de tabernacle ; deux plats superposés renferment entre leurs valves une portion de fricot refroidi. Je lis sur une enveloppe "il est trop tard – vous pouvez porter le plat dans la chambre ne faites pas de taches sur le drap bon apétit [sic].

    Dans l'escalier de bois j'ai tenu les assiettes en équilibre tremblotant. Sur le palier le néon tartine un halo sinistre ; je mange et je m'étends. D'abord des rêves alanguis de vapeurs brunes, glissades en barque sur le Nil, éclairs d'ibis fendant le ciel bistre et fondant sur moi, ptérodactyles - je me relève ; pisse trois gouttes dans le lavabo, absorbe trois gorgées d'eau tiède au robinet puis me recouche. Rabats les draps sur moi, retape l'oreiller qui se raffaisse, le rejette et le remonte sur mon ventre où il me pèse – mon mollet d'un coup me vrille de la cuisse aux orteils : si je tends la jambe le pied se tord et réciproquement - derniers frémissements sous la peau tendue. Mon souffle se fait plus large et le menton retombe - un Bouledogue énorme me poursuit autour d'une cour sans issue, ses yeux féroces se détachent et me poursuivent pour leur compte, soudain mués en piranhas dont les dents me tailladent les talons - une heure du matin.

    Soif. Pépie. Lavabo, verre à dents - je repisse - à côté quelqu'un respire avec effort. L'air est plus froid. Je renoue ma cordelière et me rallonge, mes pieds débordent et gèlent, cette fois je rapporte le verre plein qui se renverse Merde. Une heure et demie. Wagner, poêle à frire entre les dents, louche furieusement vers Brenner et se lance à sa poursuite en brandissant son ustensile - je suis devenu Brenner et Wagner gagne sur moi, mon cul se pèle : Wagner me passe en deux foulées, se rue sur ma femme - vu de dos il semble un bouledogue – Berthe hurle - apparition du Prêtre au fond d'une fosse - à joyeux coups de pelle il projette crânes, tibias, vertèbres. Son visage suinte de pus, ses gencives exsudent une sanie verdâtre.

    • Il me jette à la tête une poignée d'ossements où je reconnais un lavabo, dans lequel je me mets à pisser - la main sur le sexe je me rue au lavabo - faïence froide sur les cuisses - deux heures. Mes draps qui font des plis. Reniflements. L'Usurpateur, armé d'un tibia, COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 20

     

    •  

    • étrille la poêle de Wagner qui, à poil sur une brouette de fossoyeur, trépigne à quatre pattes en pétant. Survient Chevennes à bicyclette, pissant de biais dans un lavabo portatif – qu'il vide sur Brenner qui se transforme en bouledogue et le poursuit autour de la brouette, la brouette culbute et je me prends la lampe sur la gueule. Putain trois heures. Bain de brun, brun de bure. Des cuculles de moines, énormes cucurbites, sur ma couche s'inclinent. Vapeurs de requiem, je glisse, tout s'apaise, huit heures carillonnent, je suis vanné.

     

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    Lundi 17 avril 1967. Personne ne se souvient plus de ce temps-là. Dans ma bouche une langue lépreuse. Ciel bas. Mon bol vidé je tâte dans ma poche le Réflex à rideau métallique ; première tombe juste à gauche, haute, austère, à colonnettes grecques ; puis trois dalles disloquées, fleurs artificielles, pots renversés. Allée boueuse. Flashées aussi les pierres plates en porte-à-faux sur le coffrage Glossowski, Kerentchyk, Mourawyek – les Polonais ne font ici ni vieux os ni fortune ; à droite les portails cossus, frontons aux lettres dédorées, anneaux de bronze. Sur les flancs, les couronnes raides et noires interprètent la mathématique des veuves. Deuxième, troisième rangée sous l'encorbellement du talus où se nouent les racines.

    Deux mélèzes jumeaux dominent le surplomb. Plus à droite une horreur blanchâtre où deux anges massifs renversent des torches vert-de-gris ; au pied des mélèzes, sous les broussailles pubiennes du talus, règne un vigoureux étagement de feuilles. Je ne retrouve plus la tombe de mon père : ou bien mon père est mort et sa tombe inconnue, ou bien il vit, et sa tombe est vide. L'oncle Jonas qui siège sur son banc n'est rien d'autre à son tour qu'un vil usurpateur. Tombeaux frais de pierre claire moins trempée, dont la facture exhibe un goût systématique du quelconque. Puis le sol s'aplanit, le gravillon succède à l'argile, la mousse glisse entre les dalles – huit exactement, mal étayées – terre instable et fissures.

    Plus loin l'herbe, gourmande, attend ; derrière le muret la vallée tombe, vivante, fertile. Retournant sur mes pas je cherche vainement l'endroit du sol où j'ai dormi, ressors de l'enclos dans des fumées d'herbe qu'on brûle, et rase sur main droite le mur extérieur sous les retombées de COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 21

     

     

    ronces ; reçois dans le cou les gouttes d'eau des épines – dérape et débouche, en écartant le dernier arceau, sur un champ labouré comme un sein qu'on déchire. Sous moi Montserrat, tandis que, juste devant, le sol se creuse en auge ; sur mon cliché cadré de biais les toits semblent s'empiler dans une houle de terre – tuiles en biseaux, décrochements de charpentes, soupentes, appentis, cheminées, toitons - je gagne un avant-poste en piétinant des tessons d'assiette : une bâtisse enfouie où s'effritent les murs – pierres closes ou volets ballants, repues de charognes végétales. Au sol gisent aussi d'indéfinissables ustensiles – et sitôt tourné le coin, c'est une façade, vivante, pimpante, crépi rose, boîte aux lettres bleue ; grille au minium et géraniums de même.

    L'église juste en face, déserte entre ses pierres d'angle (grosses et petites alternées), poteau de ciment faisant contrefort. Crépi gondolé cette fois, bistre crade, en chevron ; croix plate prise dans l'enduit d'où dégoulinent deux traînées de rouille – j'étais plus près de Dieu en bas, parmi les tombes – sans oublier sur le côté la porte étroite et rouge des cagots et cagotes, plein-cintre, sertie d'un collier de pierres alternées de même. plates. Condamnée mais quand même. Et brimballant dans l'arceau du fronton, la vieille cloche en fer, veillant sur les volets du bourg que commencent à franger, jusqu'au coucher de tous, d'étranges éclairages internes (Montserrat ce matin tout désert encore et percé d'air frais).

    Le couvre-pied retient sur mes genoux ce cliché de travers dont le papier photo ne jaunira jamais - Polacolor 210. Tous les jours je regagne mes rocs à fleur de plateau, briards de pierre accouplés sous le calvaire au-delà desquels en direction du Lot dévale un profond à-pic, sous une autre tenture de ronces verticales où je me glisse : dégoulinade de boîtes à conserves, culs de bouteilles et quincailleries ; gobelets tordus, paquets de lessive tripes à l'air, deux vases de nuit. D'asthmatiques touffes d'orties parsèment cette rhamada de faïence en pente raide. Je broie des couvercles, dérape sur la fonte sale, expédie d'un coup de pied un carton qui part se prendre dans une touffe d'échardes - mes rocs altiers baignent dans ce cloaque, escaladés de hautes lianes ligneuse – aspérités – anfractuosités - enchevêtrements.

    Je me prends coups de griffes et balafres. La descente se dissout en boues innommables - je me raccroche à des tiges qui me scient les doigts et de justesse me rétablis sur une sente qui longe la base en surplomb, comme un col dentaire ; en contrebas s'ouvre une excavation qui forme une espèce d'alvéole ou orbite en arcade ; un mur de moëllons verdis obstrue aux trois quarts une COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 22

     

     

    espèce de bauge au fond d'argile. Une toile de sac, un poêlon : je m'accroupis les genoux au menton, tête effleurant la roche : ma main frôle une espèce d'épaule, une ébauche de crâne – et le petit mur de parpaings gris marqués de cendre. La torpeur me gagne. Ainsi la prisonnière à la croisée, dans l'espoir du libérateur. Ainsi l'enfant qui dresse entre le monde et lui sa pyramide de rites. Plénitude, entre plaisir et du vide, mal-être et jouissance – un envol de plomb, un puits sans parois creusé vers le ciel.

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    Il a plu tout ce jour et tout le jour suivant. J'ai travaillé. Ma fenêtre donne sur la brume ou la pluie. Traité de phonétique. Ma cendre tombe à même le parquet - préfixes, infixes, parfaits sigmatiques - assimilations de gutturales : je parcours la pièce, retenu aux murs lorsque le sang rafflue dans mes jambes. J'ouvre les battants par où me vient ce jour piqué de gouttelettes, referme. A midi, à sept heures, le repas, toujours seul, dans la salle du bas. J'avale et remonte. Un soir on gratte à ma porte : la Gignard, haletant, la main sur la poitrine. "Ces escaliers..." Je grimace un sourire. "...Vos cigarettes...! je ne dérange pas ? - Entrez. - ...bien installé ? tout ce qu'il vous faut ? - Mais oui." Se laissant glisser dans mon fauteuil elle tend le paquet rouge et or, d'où je tire une Bastos : "Non" dit-elle "pour moi, c'est autre chose".

    Elle sort de son corsage un brûle-gueule hollandais qu'elle bourre du pouce avec ostentation et renvoie sa première bouffée ; ses ongles vernis coupés ras luisent comme autant d'écailles sur un fourneau de pipe où brunissent des ailes de moulin bleu ; le tuyau en cou d'embryon pointe sur ses lèvres – "Je vous étonne ? - Que fumez-vous ? - De l'eucalyptus. Pour mon asthme." Je demande s'il est vraiment indiqué de fumer.

    "...de l'eucalyptus ? ...et puis ce n'est pas mon heure.

    • Mon heure ?

    • ...de crise.

    Je m'agite, cherche quelque chose à offrir. "Vous avez déjà offert" dit-elle. Un froissement d'étoffe : "Tenez". C'est le montant de mon loyer.

    Elle me rend l'intégralité de mon loyer. Ne pas réagir. Les écailles pianotent sur le fourneau, la respiration sibilante se double comme d'un écho – de l'autre côté du mur : "Que trouvez-vous

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    d'étrange en moi ? - perdu ! tu as parlé : "...Que vous me rendiez mon argent. - ...Mais avant cela ?

    - Rien de particulier... peut-être - un pressentiment ? - Lequel ?" ...Une femme grasse au front bas, aux mains lourdes - le nez busqué – sans sveltesse ni taille - les yeux délavés – brûlant de se faire décerner Dieu sait quel brevet d'originalité - mes doigts dansent sur l'accoudoir - je me sens devenir potelé, moi aussi, ivoirin, front blême et mat et cheveux crêpés - Tu as une autre femme dit-elle - Ça m'étonnerait. - Elle habite Gourdon. Rue Danglars. - C'est faux. - Je sais d'où vous sortez" Comme tout le monde. Si vous le dites. - Et c'est toi qui l'as quittée..." - je sursaute - "...je ne vous demande rien" - puis se rengorgeant : "Moi, j'ai un mari". De son tuyau de pipe elle désigne la cloison :

    "Paralysé".

    Je reprends mon souffle. La Gignard s'incline vers moi : "Sauf la tête. Et le bras. Ça fait six ans. Tu l'entends peut-être." Elle me prend le poignet. "Il parle seul. Pour se distraire. Tu comprends, il est paralysé ; le locataire d'avant se plaignait. De ses plaintes. Du lit qui craque. - Il y a eu un homme avant moi ? - Un vieux, comme toi. - J'ai vingt-neuf ans ! - C'est ce que je veux dire. Il en avait soixante, il se plaignait du bruit. Mon mari faisait ses exercices - il commençait à y arriver, mais l'autre se plaignait. Il payait son mois." Je tends vivement la main vers les billets – elle interrompt mon geste : "Pour vous, c'est différent. - Dites-moi pourquoi je suis vieux.- Vous ne m'avez pas répondu tout à l'heure.

    - Tout le monde est différent. - C'est pour ça que vous êtes vieux." Quand elle se redresse son genou me frôle. Je me recule. "Il est vieux, ton mari ? - Plaît-il? - ...votre mari ? - Il a des petites lunettes. Il est tout chauve, avec une tête ronde." Silence. Bouffée d'eucalyptus – craquement de boiserie. "Je suis marié depuis six ans ; le 25 mai 61. - Ce jour-là dit-elle, mon mari est tombé ici même, raide, là-dessous.

    • Là dessous ?

    • Le tapis n'y était pas."

    Nous ne nous entendrons guère ce soir. La Gignard se soulève, se rassoit, croise les jambes - mollet courtaud, veiné de bleu comme la pipe.

    "Votre dame n'est pas paralysée ?

    • Bien sûr que non.

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    • - Qu'en savez-vous ? - vous avez deux enfants", décrète-t-elle après m'avoir dévisagé. C'est exact. "Ça vous fera dix ans de plus.

    • C'est ma femme qui les a voulus.

    • Les femmes sont vieilles dit-elle.

    Il ne sera plus jamais question d'enfants, ni de femmes en général.

    "Vous mettez du caoutchouc ?

    • Je ne supporte pas le caoutchouc" (mon père utilisait un mouchoir à carreaux et hop ! tu coiffes le sexe) – demain, changer de sous-vêtement. Puis l'attirance et le sommeil se font invincibles - cette femme en vérité s'exprime comme si nous nous étions toujours connus "Je m'appelle Hélène" dit-elle en rapprochant son siège. Nos genoux s'effleurent, les miens sous le coton gris les siens dans la graisse - la lampe de cuivre reluit sur sa face en boule et la pipe brille comme une demi-sphère de saindoux bleu, avec son moulin d'Alkmaar couleur mousse humide ; d'infimes variations statiques y font courir de fugitives étincelles. Hélène pose à plat sa main sur la table, me regarde en dessous :

    "...Depuis votre départ on ne parle que de vous.

    • Je ne vous connais pas."

    Baissant la voix : "Dites-moi ce qui vous attire à Montserrat.

    • Mon père est enterré là.

    • Votre père n'est pas mort. C'est vous qui l'êtes à sa place. Il se fait passer pour son frère. Vous regrettez votre patrie de dessous terre. Vous êtes toujours à mâcher l'herbe des morts, votre bouche sent la terre.

    • D'où sortez-vous, Hélène Gignard ?

    Elle parle d'un héritage, "du côté de [s]on mari" – pour ne pas laisser la maison vide. Puis garde le silence, tapote sa pipe. Reprend : "Vous étiez allongé dans l'allée du cimetière – terre ! terre ! comme un coup de clairon ; il faudrait un mot plus lourd, plus étouffé, du velours sur la pelle et le cercueil et le corps, plus tard, dans les interstices – la terre finit toujours par infiltrer le couvercle savez-vous".

    Je rêvais.

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 25

     

     

    "Je suis fille de fossoyeur. Mon père fouillait le sol. Il m'interdisait de courir dans l'allée. Je restais assise sur la brouette, écoutant s'enfoncer le tranchant de l'outil. Parfois mon père s'y appuie et me regarde sans sourire. Il a dans les yeux la couleur du labour. Souvent au fond du trou le sol s'entrouvre sur l'ivoire. Mon père alors pose sa bêche dont le manche arrondi dépasse de la fosse. Il recueille accroupi les étranges fruits de la mort, les remonte un par un, se courbe et se relève et les dispose entre mes jambes au fond de la brouette.

    "Quand elle est pleine, il me roule dedans, parmi les côtes et les tibias. Je ris quand un cahot leur fait toucher mes cuisses, j'entends se mêler au pépiement des oiseaux le crissement de la jante en fer sur le sable : "Un jour me dit mon père tu seras un ver, puis un oiseau."

    "Arrivés au charnier derrière les buis il m'enlève sur ses épaules : "Regarde, ma fille, bientôt nous serons comme eux". Alors il cabre sèchement la brouette, les os se précipitent en cliquetant ; par l'ouverture de la trappe en tôle je distingue sous moi une pyramide poreuse où chaque trou semble un œil ouvert ; mon père referme le vantail, d'où s'exhale une bouffée d'humus ou de tourbe. Nous revenons en silence.

    "Je m'égarais dans les allées, courant malgré l'interdiction, m'asseyant sur les tombes écartées, voyant passer le ciel. Le froid du marbre perçait sous mes jupes. Je me sentais enracinée aux corps que je foulais."

    Elle soupire et se tait longuement. Saisit mon poignet, le lâche - se relève et me tend la main – ce qu'elle ne fait jamais – comment vous appelez-vous ? - André Ménestrel - puis elle prend congé non sans récupérer d'un geste indifférent les billets sur le plat du bureau ; j'ai poussé les verrous. Me suis lavé les mains bien à fond et les ai longuement flairées jusqu'à ce qu'elles ne sentent plus que le savon. Puis je me suis couché dans la nuit noire.

    X

     

    Souvent je rejoins l'Usurpateur. Je tapote la vitre et gagne ma place en fond de classe, ils ne me voient plus mais je les connais tous. Marc n'est pas au premier rang mais à droite vers le mur. Il semble dormir ou prend la parole à son gré sans lever le doigt comme font tous les autres, ce que Brenner n'accepte que de lui - privilège approuvé de tous comme en tout ordre social - obéissant à sa propre lumière, au-dessus de lui, mais soumis et souple quand il le faut comme s'il craignait de la COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 26

     

     

     

    perdre à jamais. Je sus qu'il mourrait jeune ou resterait enfant. Il change de place, lit seul ou reprend le cours au vol sans un faux pas. Où qu'il s'assoie règne autour de lui un halo de plénitude, les énergies croissent plus lentes et plus profondes : un travail faufilé sous ses yeux, une tête près de lui redressée plus digne, une lumière transmise au voisin de pupitre. Puis Marc se fixe au troisième rang - et si nul frémissement n'a pu la trahir, Nadine s'est pétrifiée d'un coup : la fixité de sa nuque et de ses yeux ont pris acte de tout l'abordage - cette fois Marc s'installe à demeure, dispose classeur et livres en rempart.

    Se plonge dans son travail, tandis que Nadine crayonne sur son coin de table et se penche très fort sur l'allée comme pour inspecter les lignes du plancher. Tous deux enfin s'absorbent dans l'application. Lorsque vient la récréation, Marc se lève brusquement. Sa barricade vacille. Nadine, assise, la consolide et se met à ranger méticuleusement, pour être bien la dernière à sortir. Déjà Brenner gagne la cour, planté, mains aux poches, au bas des marches, le regard au dedans ; c'est pourtant ce même homme qui balbutiait, voici plusieurs jours, devant deux verres de cassis pleins. Sous les yeux de Marc à trois pas de là, deux garçons face à face miment les gladiateurs, après un cours sur les jeux du cirque : mouvements ralentis, étirés, paupières plissées.

    Le lourd mirmillon lève et baisse son bouclier devant le bas de son visage ; l'autre, le rétiaire, enroule par saccades sur son avant-bras son filet - soudain décoche son trident : l'adversaire accuse le coup puis ils se poursuivent dans la poussière.

    "Ici les gladiateurs !

    - Je veux être 000000000Provocator !

    • Tu seras Chevalier.

    • Mets ton casque.

    • Du sang !

    • Je ne suis pas prêt.

    • Banzaï !

    Et la trompette dit taratatan tara

    Marc lâche son mouchoir.

    Les combattants revenus face à face miment sous ses yeux le méticuleux adage du guerrier

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 27

     

     

    " Touché !

    • Même pas vrai !

    Le rétiaire balance son arme - Marc immobile - le gaulois cramponné sur ses cuisses en serpettes déjette lourdement ses pieds deux par deux puis s'arrache au sol juste quand le filet l'enveloppe : scarabée dorsal membres tressautants – tandis que le rétiaire, trident haut levé, fixe Marc dont le pouce s'abaisse. Le vaincu tend la gorge où le trident se fiche en vibrant, émet docilement deux ou trois convulsions et laisse retomber sa tête ; Marc découvre un sourire acéré, Brenner n'a rien perdu, sa leçon porte ses fruits. Nadine cependant assise près du puits dans le renfoncement sur un billot de bois - où mon père jadis fendait les bûches pour l'hiver – drape ses jambes d'une robe qu'elle a - tandis que ses premières dames accourues de la grille battent des mains et sur deux rangs se prennent deux par deux les bras tendus, tournoyant sur elles-mêmes, chassant leurs mèches d'un coup sec de tête et se scindant soudain devant la reine en saluant.

    Puis elles partent en tourbillons et recommencent. Nadine tresse ses nattes en comptant – trois-quatre les croquenots qui frottent – les mollets d'allumettes en piqué - bouches closes chacune à son rythme fredonnant tandis que les yeux vagues deux grandes accroupies près de la Souveraine frappent leurs genoux sur trois notes obstinées à la quinte. Claquements de mains, pertes d'équilibre - rires, et si l'une d'elles en s'inclinant frôle la reine celle-ci tend sa pointe finement chaussée, s'incline sur sa gorge et se dresse en fouettés pour les tourner à sa guise du doigt comme autant de figures d'argile.

    Les filles bondissent cinq-six et la cadence immuable ramène à point nommé ce grand battement de pieds où les jupes s'envolent sur les genoux durcis - toutes à présent si près des gladiateurs : l'agonisant s'agite et les suivantes s'enfuient en queue de comète ; Nadine seule a fixé Marc dans les yeux - le gladiateur pour la troisième fois sur un signe du pouce - meurt. Nadine rejoint d'un bond ses favorites saisies par l'épaule, toutes trois chuchotant trois vers les grilles. Marc s'est tourné sans les suivre, quant à moi je trébuche sur une porte basse et dans l'ombre urineuse un front surpris s'est relevé : je me suis vivement reculé car l'eau giclait sur le ciment.

     

    Second jeu - l'appel retentissant de Marc perché sur le pilier du préau :

    "Où sont... les serfs ?"

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 28

     

     

     

    Tous les enfants s'arrêtent net.

    "Où sont... les serfs ?" (traînant sur la nasale) voix cassée, têtes qui se tournent, mon cœur se perd – "où sont... les serfs ?" - les voici tous, garçons et filles, dans une extraordinaire litanie discordante venue du fond des âges à travers cent générations d'enfants : souvenir enfoui d'une immémoriale jacquerie, terrible échange entre maîtres et sujets - et ça fait :

    "Où sont... les serfs ?

    • (chantant) ...dans la forêt !

    • Qu'est-ce qu'ils... z-y font ?

    • Ils y... travaillent !

    • À quel... métier ?

    • De chaaaarpentier !"

    • Les groupes halètent, les yeux vissés dans ceux d'en face, bouches béantes

    "Faut-il... les tuer ?

    • Non ! crient les serfs, mains tendues, non !

    • Où sont... les serfs ?

    Une quarte plus haut :

    "Dans la... forêt !

    ...........................................................................................................................................

    "Faut-il... les tuer ?"

    Ils crient que oui, cette fois oui, l'impatience a grandi, l'envie de tuer, d'être tué, s'est faite irrésistible, il serait de la plus extrême inconvenance d'ajouter un couplet de plus, de prolonger l'intolérable attente, oui, oui, les serfs détalent, les cris mêlés jusqu'au ciel qui se tait, la bête humaine pourchassée, traquée entre les branches abattues, parmi les cognées jetées là, ou peureusement brandies dans la mort, pour le bon plaisir du sang bleu. Mais avant que les serfs à leur tour ne deviennent seigneurs – le sifflet rompt net le Grand Jeu dont moi-même jamais je n'ai compris l'énigme ; hallucinés, les enfants se placent sur deux rangs – et dès le second coup de sifflet, rejoignent leurs bancs, tandis que le maître les renferme ; j'ignore s'ils ont pensé aux cerfs, les animaux, qui possèdent, eux aussi, des bois, et dont le nom, même au pluriel, se prononce au COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 29

     

     

    choix [sèr] ou [serf] – je n'ai entendu ce chant qu'ici, à Montserrat (de même ici la mélopée des multiplications se chante-t-elle, et nulle part ailleurs, sur une note plus haute, pour plonger dans le grave : /- . )

    Marc se rassoit près de Nadine. Elle dit :

    "Je ne t'avais encore rien donné."

    Tirant de sa poche un coquillage poli comme l'ongle.

    Marc murmure "Tu m'as déjà donné beaucoup", puis ils se taisent, et Nadine a fermé les yeux.

     

    X

     

    Marc, l'Abbé, la Fille.

    Le garçon sous la croix de bois bistre écaillé ; replié sur la première marche du calvaire, les yeux fixés au sol. Nadine en face sur le banc boiteux de l'église regarde droit devant ; puis ramène ses nattes et sourit - ses yeux dans le soleil surexposent Marc et le nimbent ; entre eux toute la place. À l'opposé l'abbé penché sur son garde-boue vérifie sans fin les tendeurs du porte-bagages, glissant de l'un à l'autre enfant son regard vitreux à travers les rayons. Se redresse, assujettit son paquetage, éprouve longuement la selle de la paume, accote le vélo contre l'arbre et traverse à grands pas la place vers le porche de l'air affairé de celui qui mon Dieu a encore oublié quelque chose - les enfants se regardent et le prêtre à nouveau les sépare, un objet quelconque à la main - puis il repart lèvres serrées, pantalon sur les chevilles (les amants sourient) le revoici qui rebrousse chemin - la place, et le pantin qui passe et repasse – les deux enfants s'avancent et se rejoignent sans parler.

    Un coup de vent dans les feuillages ; ils se sont éloignés sur le Chemin de Tuiles sans se toucher, les yeux glissant ensemble sur les pierres du chemin ; devant la croix sombre à contre-jour le prêtre défile à vélo, raide et solennel, j'entends braire les freins dans la descente. La lumière a frappé le mur d'église comme un tir de peloton. Les enfants s'éloignent. En moi se creuse le vertige familier. Longtemps après qu'ils ont disparu, le vent frissonne et se disperse et je m'aperçois que je tremble - Tristan, tu es mort d'amour à treize ans.

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 30

     

     

     

    X

     

    Jeudi je m'éveille d'excellente forme ; à l'ouverture des volets je suis surpris par un petit froid vif. Je remonte à grands pas vers la place ; six garçons s'acharnent sur une boîte à conserves qu'ils se renvoient de l'un à l'autre en se bourrant les côtes. Leurs semelles crissent. J'entends des cris de filles sous les rochers. Au pied de la croix Farrradji mains dans les poches reçoit la boîte qui saute entre ses pieds, la renvoie de toutes ses forces et passe en courant tout près de moi, son souffle me bouleverse. Il se mêle au groupe et s'en retire sans ôter ses mains des poches et comme un croche-pied l'a fait vaciller retourne s'assoir – alors je commets l'erreur de renvoyer du pied gauche et je crie, je me précipite, mon rire puéril rebondit sur les murs - à ma grande confusion je suis resté seul, tous adossés au crépi de la nef ; j'expédie la boîte au dépotoir.

    Les autres s'enfuient sauf Marc et ma voix tremble :

    "Qu'est-ce que tu chantais dans la cour ? ...l'histoire des serfs ?

    • Tout le monde chante ça.

    • Ça date de quand ?

    • On m'a appris comme ça.

    - Tu aimes bien ton nouveau maître ?

    II secoue la tête de droite et de gauche comme souffleté, Tu aimes Wagner ? Il plante ses yeux dans les miens :

    "T'es un con."

    Il se dégage en raclant le mur, se retourne en courant T'es un con ! se heurte à Brenner et disparaît. Brenner est décomposé. Je le traite de larve et de cloporte il répond que j'en suis un autre je dis tu m'espionnes ? il pose la main sur mon bras Viens, viens donc - On se tutoie ? Nous remontons la rue - personne aux fenêtres : "J'ai l'abbé chez moi - mais vous vous connaissez je crois" – nos voix baissent et nous montons toujours : "Qu'est-ce que cette Gignard est venue foutre ici ? - C'est la maîtresse de l'ancien curé celui qu'on a viré – toi-même, qui t'a relâché ? – je dégage mon bras. J'ai demandé si le nouveau curé serait à jeun : "Lui, ivre ?" - ...Si tout le village n'est pas au courant... - Jamais il s'interrompt, m'arrête : jamais tu m'entends une goutte d'alcool - que ce COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 31

     

     

    soit bien clair entre nous". Trois filles nous croisent en courant – "...A midi Ménestrel, midi pile !" - je dépasse le bois de pins, franchis le talus venteux où je me prends les pieds dans l'herbe Au nord dit le fascicule se trouve le monument des Francs-Tireurs - les Prussiens tirèrent d'abord dans les bras, puis les jambes, s'acharnant à les maintenir en vie le plus longtemps possible jusqu'à la ceinture dans les ficaires (horizon immédiat) l'obélisque gris plaqué de lichens au centre d'un carré pelé que délimitent des festons de grosses chaînes :

    "...ASSASSINES PAR

    LA BARBARIE PRUSSIENNE

    LE 28 JUIN 1870"

    Les noms : Jean Debordeau, instituteur 1840, François Otzik, postier, 41, Gérard Mornand, instituteur, 37 - Un peu plus bas :

    ILS SONT IMMORTELS

    ΑΘΑΝΑΤΟΙ ΕΙΣΙΝ ATHANATOÏ EÏSIN (athanatoï eïssinn)

    Un vase d'étain renversé, (...) le replace (...) tulipes artificielles (...) simplicité grandiloquente (...) le vent canonne à mon oreille (...) - que sont venus faire ici les Prussiens – "Ainsi donc" dit Gignard "vous allez chez ces Messieurs" feuilletant nerveusement le volume qu'elle lit debout sur le pas de sa porte "Michel Strogoff ? - Non, Le serpent de mer - une bouffée ?" Je décline. " ...avec l'abbé Meneau ? - Pourquoi pas. - Meneau... eh bien, c'est Meneau, il faut le connaître..." (elle tourne les pages trop vite) " ...vous n'êtes pas du tout... - Oui ? - ...du tout son genre." Je monte m'enfermer à double tour. A midi pile je me présente chez Brenner, Farradji sort entre mes jambes, le maître disparaît dans la cuisine où Berthe s'affaire ; je prends place, les quatre plats font la roue, ma femme fourchette au poing vient me demander très bas (ton précipité) si je compte rester - Je ne sais pas Tu ne sais jamais rien - repart dans le bruit des casseroles.

    Meneau paraît sur le coup de 13h - au même instant Raymond ressort de la cuisine, Berthe sur les talons C'est lui ! s'exclament-ils c'est l'abbé Meneau ! - le tirant chacun par une main – tous deux le dépassent - "mais" s'écrie-t-il à ma vue "voici notre vampîîîîre !" - il pose ses pattes sur moi - "permettez que j'accole (étreinte sèche) Ménestrel Fils, que je le congratule" je ferme les narines "Vampire ??" couine l'Usurpateur - "Figurez-vous nasille le prêtre "que nous l'avons trouvé tout allongé dans le cimetière un vendredi matin" – "Ridicule" ai-je dit, Berthe prend ma main, Meneau COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 32

     

     

    nous bénit tous trois avec affectation, Brenner charge les verres d'un alcool tiède, Meneau s'assied sur la cathèdre, mon tabouret m'est enlevé d'une main preste et remplacé par une chaise paillée. Ma yèche léêhhol dit le prêtre qu'est-ce qu'on mange ? Berthe apporte une pleine assiette de hors-d'œuvres maigre et jaune, jaune et rouge ! - Ma gueule" dit Meneau "est un damier – on m'appelle Jeu de Dames" j'interviens : "Tire-la-Queue aussi on se demande pourquoi Pour sonner le glas dit le maître et je réponds Raymond depuis six mois tout est électrifié les trois autres me fixent comme si j'avais roté : "Que savez-vous donc exactement des vampires monsieur Ménestrel ?" Je ne réponds rien.

    Il se verse à boire - ceci est mon sang ses petits yeux luisent, Berthe exhibe des incisives de fumeuse, il se ressert ce petit génie, ce juif comment déjà – Farradji" coupe Brenner - Mais reprend le crapaud couteau pointé pourquoi tant de leçons particulières - Berthe tressaille – ...où vous participez Madame - sans doute – nul apparemment n'a informé ce crétin d'Eglise qu'ils ne sont pas mariés sans quitter ma femme des yeux l'abbé plonge un bras sous la table et rattrape sa serviette. Brenner, prenant une inspiration : ce garçon – n'interromps pas - doit faire honneur - " ses doigts pétrissent l'air - je serre une fourchette dont le manche figure un serpent sur un cep – je surveille siffle Berthe – ...nécessité pédagogique ? insinue l'abbé - "Je veux qu'il soit" reprend Raymond - "...licencié" – Parlons licence dit le prêtre (et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté) - et non pas "les hommes qu'il aime" ignoble niaiserie trahison confirme l'abbé - ils ne vont pas parler de Dieu ? ils ne vont tout de même pas parler de Dieu ? - Farradji est aussi dans vos mains s'écrie le maître "c'est toi qui l'as converti" ce mot comme craché Tes confessions valent bien mes leçon de soutien je dis "gorge" Berthe me fout sa main sur la gueule "Evidemment" dit Meneau fielleux ce sont poursuit Brenner des entretiens librement consentis - dégagés des miasmes d'encensoir – Qui vous dit" s'écrie le prêtre "que mes leçons soient moins libres - vous croyez-vous seul ici-bas ?

    - Mais la peur ! Mais l'Enfer !

    - Vous avez donc des motifs de le craindre.

    - C'est ainsi que vous régnez.

    - Par tous les siècles des siècles.

    - L’Enfer est sur terre - quand nous mourons, nous sortons de l’Enfer.

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 33

     

     

     

    - ... per omnia saecula saeculorum.

    - Tu récites, Curé.

    - Que récites-tu donc toi-même Brenner – on me dit de drôles de choses sur ta classe Raymond : liberté ! - tu parles de nature et de liberté quand Christ est vivant -

    - Qu'en sait l'Eglise ?

    • Dieu est amour !

    • Qu'en a fait l'Eglise ?

    • Saint Jean n'est pas une tapette !

    MOI : Qui dit cela ? - Berthe pivote Toi tu nous fous la paix L'abbé tourné vers moi : Qu'en pensez-vous ? Je réponds Jamais (ils ne pigent rien) à moi, c'est à mon tour c'est bien six fois n'est-ce pas que vous avez traversé la place ? - Il les a comptées ! Il les a comptées ! Ménestrel ! fils ! toujours présent toujours planté où qu'on se trouve ! - Je regardais c'est interdit ? - ...regardé les jupettes ? (ignoble gouaille agenaise) - ...ou les shorts cingle Brenner - ..et où veux-tu qu'il aille ? gueule Berthe – LE PRETRE, écarlate : Au cimetière ! il y a de la place ! Un temps. L'abbé se prend le nez. Dévie fourbement sur les branlettes, décèle chez Nadine des comportements bizarres, Berthe se tord de rire - tout cela ne m'apprend pas dit l'Usurpateur ce qui s'est passé sur la place et posément je rapporte que les enfants se sont vus, fixés, promenés sur le Chemin des Bruns vers Biscarry.

    Brenner :

    - Nadine est brillante mais finira par laver la vaisselleBordel crie Berthe ils sont trop verts et bons pour des goujats – douze ans, Nadine a douze ans - Meneau sans perdre une bouchée repasse à Farradji qu['il a] vu si souvent communier – ...depuis quand s'est-il converti ? - ...quand il tend sa petite langue à l'hostie... - Suffit coupe le maître - ...se livre aux plus pieuses méditations... – Ta gueule - Berthe : Que d'esprit ! L'abbé porte à sa bouche un monticule de hors-d'œuvres : "Brenner" (il mâche) nous avons tous les deux charge d'âmes ; la sienne est de premier ordre " - ...il voit le Christ" ajoute Berthe d'un ton où je cherche en vain l'ironie. - Nadine - poursuit l'abbé bouche pleine – comme elle s'est vite formée !" - ses yeux fuient de toute part et sa peau prend des tons de COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 34

     

     

    citron cuit, bouche abaissée dans ses traits veules : "...Belzébuth même... - assez parlé de soi dit Brenner. Chacun se sert en viande avec avidité - Meneau concède il faut laisser l'enfant vivre sa vie - je lis sans erreur sur les traits de Brenner qu'il dévore aussi dans la vie sans même y prendre garde les traits illuminés de Marc c'est à moi dit-il à moi seul d'apprendre de lui Meneau bave conserve-nous notre ange sur la terre – quant à Nadine, moi, moi qu'ils ont relâché, j'ai vu sur sa bouche et ses lèvres ce même éveil de fille que tous les Maîtres répétait mon Père tous entends-tu connaissent sur ce que font les filles - et l'Usurpateur lui aussi connaît ce que savait mon père alors Berthe lui claque un plat de tomates sur la gueule et de deux si bien que Brenner hébété se torche et que la vinaigrette coule sur ses joues - un dernier grain collé comme un furoncle

    Berthe éclate de rire bouche fendue sur ses dents de fumeuse - Marc et Nadine se tenaient par la main je le jure surtout se taire et que la fange les épargne - les propos portant sur les corps d'enfants et les plaisirs qu'ils ont votre Isaac dit Meneau qui s'essuie confesse d'étranges choses – .Ah, passons au rôt proteste Brenner en rotant, Berthe lui flanque une fourchette entre les dents nous mastiquons – bien des fois je l'avais entendue confirmer que les femmes souvent privilégiaient l'esquive digitale et grâce aux tubes volés de compazine en abondance je puis à présent transmettre ce qui suit ce que les gens disent -

    • ...qu'ils disent !

    • ...l'éducation de Marc...

    • ...a-t-il un père ?

    • ... qui n'a pas de père ?

    • Adam répond Berthe.

    • Colomb !

    • ...à quel métier ?

    • ...ivrogne ! dit le prêtre, ivrogne ! - bouche tordue

    • ...garde-champêtre rectifie Brenner - que dis-tu Ménestrel ?

    - Rien, rien.

    • Pour de bon ?

    • ...c'est un prêtre a fait Berthe.

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 35

     

     

     

    • D'où vient-il ?

    • Saint-Isaac ; c'est un Pardulfien.

    Le curé demande si Marc est libre.

    • D'aller-venir, chez moi, d'en sortir...

    • Pas de mère ?

    • Moi répond Berthe.

    Meneau la cloue du regard.

    • ...Six ou sept ans, puis elle mourra, l'enfant sera libre.

    • Le père est vivant, bien vivant, errant.

    • Errrant ?

    • Vagabond !

    • Il se loue ?

    • Se prostitue ?

    • Se loue. Chez des apiculteurs.

    • Où le trouve-t-on ? dit Meneau

    • ...bourré, dans un fossé - vers Bigourdon.

    L'Usurpateur pose sur son bras une main égrillarde. Berthe, souriant : "Sa mère est directrice à Sainte-Claire de Montaux j'y ai fait mes études". C'est faux. À travers la fumée nous contemplons nos faces transpirantes, leprêtre et ses renvois mal réprimés, Brenner et son flegme de viande malade, ma femme qui renifle. Le blair du curé pique sur les caroncules de son cou - légumes au fond des plats – merdes d'or - nos têtes et nos plats - faïences couleur ocre et son – grouine la dent, clapote l'auge - midi s'étale, sauces et coudes sur le bois de la table. Hoquets. Chaussettes libres et boyaux sifflants. Nous pelons des sanguines juteuses. Brenner allume un cigarillo qui pue dont la fumée stagne.

    Nous ne nous levons plus (le père apiculteur viendrait velu, les mains pleines d'abeilles ; étranglerait doucement l'enfant) - Berthe apporte les cafés sur un plateau de cuivre roux et le bleu camaïeu des tasses cylindriques verse dans nos gorges tout le fiel d'Arabie – frippements de lèvres COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 36

     

     

    (le bon café se hume) - souffles recueillis - cercles tremblés brisant à fleur de lèvres – puis, au fond des bêtes, l'étincelle se fraie sa voie, les mollets se défourmillent Je vous entraîne dans mes combles - nous suivons Brenner dans l'escalier (que j'empruntais souvent) dont la spirale s'enracine au coin du vieux buffet. Ses degrés sont étroits, tout récemment fourrés de laine rouge - "et nous voici chez moi" dit-il tandis que ses talons devant mon nez s'immobilisent de façon horripilante – à mon tour à présent d'émerger, tout le buste cerclé dans une trappe ronde au ras d'une bibliothèque circulaire complètement bouleversée depuis ma mort civile. Et talonné par le prêtre sur la dernière marche je prends pied – tandis que Brenner, traçant ses diamètres à la course, ouvre à la volée tous les battants de mansardes Lumière ! - mehr Licht - de l'air, de l'air ! – écartelant les moisissures – et je trébuche sur le fil mêlé.

    Partout les rayonnages circulaires couvrent des murs – d'où Brenner dans le vent jette à pleins bras des étagères Tout écrit s'exclame-t-il Volé, Pesé – Thécel, Pharès complète le prêtre Amour Mort et Vie - Ordre alphabétique, Ordre d'en haut ! quille en l'air feuilles en vrac tome XV de Kant ou Nietzsche, Armel ou Sully Prudhomme premier Nobel Bon potage, bonne sauce ! et ce disant Brenner nous lance les livres par grands moulinets de cuir et d'in-8° - Meneau grimace de toute sa face de coing – tout transpiré, pensé ! – bouquins disloqués refermés en tombant dans un bruit de couvercle le plus instruit de Montserrat crie-t-il ne suis-je pas le bélier du troupeau – In libris omnia dit le prêtre Tout est dans les livres" et je pense très vite Gospoda pomilouÿ – Seigneur prends pitié – éléïssonn car tant de livres gisaient sur la laine de chèvre à mes pieds Si Dieu m'accorde Amour et Vie tout est perdu Brenner et l'Autre s'arrachent alors un manuscrit grenat plein d'épais paragraphes en écriture noire alors je hurle Lâchez ça serrant le cou du curé qui plisse des yeux en arc-boutant son petit corps d'ivrogne.

    Nous combattons gonflés de sang tandis que des doigts je cherche ses veines – soudain surgit Berthe sortie de l'escalier qui gronde Ménestrel, debout ! je me redresse d'un bond, Brenner au sol ne bouge plus ma femme tient à bout de main le Vindex du Vieux - mon bras d'un coup retombe comme une chiffe - Ta gueule – je déglutis toutes épaules tremblantes et l'arme pivote sur Brenner Et celui-ci qu'est-ce que j'en fait ? Je dégringole à reculons tous les degrés marchant trois jours trois nuits sans l'interrompre entre Montserrat, Condezaygues et St-Aubin, glissant, poussant les pierres, achetant de quoi vivre chez les regratteurs les plus reculés de Vergniols à Lacaussade COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 37

     

     

    - trois nuits froides abreuvées de rosée – le vent sur ma tête effrangeant le brouillard – j'ai vu les enfants penchés sur le puits jambes tendues têtes jointes ; Nadine rabattant sa jupe face au vent ; les herbes où broute l'âne, tous deux sautant à ses naseaux, la bête patiente qui se détourne, Marc présente des touffes et les répand sur son dos. Plus tard encore escalader dans le sous-bois la carriole abandonnée sur ses roues grêles ; se jeter des barbes de seigle que Nadine retire de ses tresses. Je ne reviens que pour eux - Où passiez-vous les nuits ? - Jamais bien loin – ou bien marchant tous deux dans les herbes - Je veux revoir mes enfants - Quels enfants ? - Je vous arrête - il m'entraîne en mairie pour voir le grand cadastre – J'ai la garde des clés dit-il.

    Nous repérons tous les lieux-dits de Montserrat l'Usurpateur dans mon dos, respiration forte et casquette ; il suit du doigt tous mes sentiers du Bécrasse à Barrau, de Rodes à St-Lazare. Dans ces ronces je me suis fourré le long du Pêtre, chaque pas pour s'en sortir décomposé par petits gestes et d'abord le pied décollé du sol puis l'épaule pointée, l'arcade à protéger tête en biais. La terre défoncée sous le purin des vaches qui trottent pesamment vers moi, stoppant juste avant le fil électrifié. Route de Couly je croise le couple qui s'enfuit – chaque aube me voit repartir aux lieux-dits selon leurs noms - le vent carde mes chimères - à mi-journée je reviens efflanqué, palpitant, la pente encore à gravir.

    Si c'est par le plateau à midi dix j'assiste bien caché à la sortie des classes et distingue Nadine et Marc dont souvent l'image allégeait mes errances - ils sont devenus le point de mire de tous et la circulation de tous leurs songes - l'homme suspend ses coups de bêche et la femme au-dessus de l'évier son plat, les plus âgés parlent du temps - tous les regards de Montserrat les prennent au gluau ; les vieilles se taisent en sifflant sourdement, chacun veille avec des gestes devenus furtifs comme d'un ours au-dessus de son miel. J'attends mon heure en les cernant - sans jamais m'adresser à quiconque - par là me dit-on par là. Farradji loge au Grand Brétou (acquis vers 1835 par un Rennais) et Nadine à Montauthézac, sur un très ancien cimetière.

    La Gignard connaît les indices et rien n'échappe à sa solitude je crois tout ce qu'elle dit Vous tenez donc des fiches, monsieur Ménestrel ? Un jour vers Escoufanel c'est eux qui m'ont surpris : avant que j'aie pu me défendre ils m'ont renversé, lui sur mes tibias Nadine sur mes côtes sans dire un mot, ils m'ont barbouillé le visage et les pieds nus de ruta putrida en m'ôtant les souliers puis ont décampé vers Fontigou.

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    X

     

    Devant chez moi se trouve un vieux banc sang-de-bœuf comme la porte. Une planche pour le dos deux autres pour s'assoir bien boulonnées dans leurs montants de fonte et nos quatre fesses alignées – sa pipe, mes songes. À quinze jours de là je me fusse offusqué devant ce gros tas bleu en vigie à qui j'eusse dû, dès le bas de la pente, adresser mes grimaces ; à présent je m'assieds près d'elle. De loin en loin nous émettons un mot, un soupir, un rire parfois. Si l'un de nous veut rentrer il dit "Je rentre". Le plus souvent nos yeux dérivent sur la place ou la vallée, glissent au long de la rigole ou frissonnent dans les branches. Tandis qu'elle tire sur sa pipe en cadençant le silence de petits souffles oppressés, je la sens pour ainsi dire s'alourdir sur ma poitrine, sur mon épigastre comme un poing - affermissant la torpeur d'un réseau tactile – au point que l'arracher de moi serait m'arracher moi-même.

    Comment pourrait-elle autrement que moi concevoir le monde - comment ne le pourrait-elle pas. C'est par elle d'abord qu'il se capte, d'elle qu'il émane et se répand. Alors sourdait au fond de moi, au sein du différent, nos rivalités – ce soir sont apparus Nadine et Marc, débouchant à vingt pas, dansant d'un pied sur l'autre et battant l'air de leurs mains jointes : le garçon riait les boucles sur le front - le soleil se brisait sur les plis de la jupe où jouait le genou de la fille, effilée sous la peau ambrée. Passant devant nous ils sont entrés dans l'ombre, si beaux que je me suis senti vrillé de part en part, tirant sur mes chaînes. Alors s'est élevée en moi cette voix sifflée, rêche, imperceptible en son commencement : les voici qui nous ignorent et leurs yeux sont vides – ils nous ont traversés ! - en bas tout droit le cimetière, le savent-ils ? - j'ai sursauté tandis qn'ils dévalaient la pente où leurs cris rôdent pour l'éternité entre les murs d'épaulement – puis sans plus écouter j'ai suivi le soleil la tête environnée de fulgurances et je suis descendu sur leurs pas.

    Lorsque la chaussée plongea et que l'horizon immédiat m'eut entraîné dans sa chute à main gauche, Montserrat se gonfla comme un nuage sur son roc - les maisons découpant sur le ciel couchant leurs créneaux inégaux prêts à s'effondrer – le mur seul soutenant le plateau. Sitôt qu'il s'interrompt accourt jusqu'à la route une coulée hirsute de ronces et d'orties, puis l'ombre règne et se rencogne - au-dessus s'érigent les sexes glabres des rochers que cernent, à leur pied, l'ordure et la vérole ; il souffle de ce lieu un relent de terreau. L'ombre étend peu à peu sa patte humide. Un chien COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 39

     

     

     

    • aboie furieusement. La route croche vers la droite, vers le soleil – mais c'est à gauche, vers le pied des rocs, que part une piste d'herbe où je m'enfonce ; le sol remonte et je dérape replié comme un singe sur les racines – soudain ce murmure brisé si différent du chuintement des feuilles : les ronces m'agrippent et se rabattent, m'entravent au sein même de leur souple nasse épineuse. Alors je discernai ce que mes yeux depuis longtemps se figuraient - dans l'ombre glauque un visage plus sombre au creux du rocher – ayant focalisé la faible lumière du lieu j'aperçus et compris les têtes accouplées des deux enfants sans m'être avisé seulement de m'être silencieusement débattu.

    Le jeune homme a placé dans le creux de son bras les traits olivâtre de son amie, tous deux s'exprimant devant sans se tourner comme pour s'adresser aux rameaux et aux vivants j'ai un amoureux disait-elle et il demandait d'une voix blanche s'il était grand et quel âge il avait.

    - Il a vingt ans. Il vit à Montauban.

    - Je n'ai pas de chance comme d'habitude.

    - Mais moi je t'aime bien maintenant.

    - Dis-moi comment il s'appelle.

    - C'est le fils d'un ami de papa.

    - Où est ton père en ce moment ?

    - Au Brésil, au Gabon. Il voyage.

    - Le mien je ne sais pas. Il est parti. Je suis tout seul avec maman.

    - Ma mère, elle dit comme ça que la tienne, elle boit.

    - Pas tant que ça ! Et puis le samedi ça compte pas.

    • La dernière fois c'était mercredi.

    • En tout cas la mienne elle me bat jamais. Pas comme la tienne.

    • C'est pas vrai !

    - Moi plus tard je ne boirai jamais ; et puis toi non plus."

    Les feuilles frissonnent.

    - Tu voudrais, si on se mariait ?

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    • Les jours pairs dit-il, c'est moi qui commande.

    • Avec les 31, je commanderai plus que toi."

    Ils rient tous les deux. Le soir descend.

    "Tu veux des enfants plus tard ?

    - Trois garçons trois filles !

    - Comment ça fait ?

    - Quoi ?

    - Quand ça passe ? (esquissant un geste) – ça fait mal ?

    Nadine hausse les épaules : "Il faut pousser, comme ça, très fort" – elle écarte les jambes fais voir ? lui prend la tête entre les genoux Ta culotte est blanche - Et alors ? Elle presse sa gorge entre ses mains le docteur il a dit comme ça que je devais porter un soutien-gorge – ma cousine elle a treize ans, elle veut pas en porter elle trouve ça moche - moue péremptoire – elle est bête - Marc se relève et tend la main la fille se dérobe, se ravise : Tu es mon amoureux tu as le droit. Il promène sa paume avec lenteur, Nadine reste fixe et les yeux vagues.

    - C'est tout dur, dessous.

    - C'est le soutien, je t'ai dit !

    - Le soutien ?

    - Nous les femmes on dit "soutien" c'est plus court.

    Il dégrafe le chemisier tandis que Nadine lui guide la main sur la peau mais refuse de toucher plus bas pour voir - je sais ce que c'est dit-elle.

    - ...avec ton amoureux ?

    - Non. Lui, il ne m'a jamais rien montré.

    - Alors, c'est pas ton amoureux ?

    - Si, je te dis ! mais comme ça, sans rien.

    - Tu ne l'embrasses pas ?

    • Une fois , pour ma fête ! Tiens, là...

    Elle montre un point sur sa joue.

    "Tu ne veux pas m'embrasser moi ?"

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    • Nadine accepte. "Regarde", dit Marc – Ça ne te fait pas mal comme ça ? Il répond que non, que ça lui fait "comme du courant". Passant les doigts sur son propre corps moi aussi dit la fille – attire la main du garçon qui résiste je sais ce que c'est – Tu ne sais rien je vais te montrer - Moi aussi répond Marc je fais ça - le docteur dit que ça détraque les nerfsA ma mère il a dit que j'étais très nerveuse - On doit être deux grands nerveux" – Nadine : T'es sûr que ça rend pas fou ? - le garçon hausse les épaules c'est un grand qui m'a appris – elle reste inclinée sur lui je suis sueur aux tempes et les yeux fous - les épines percent mes doigts - leurs deux visages lourds et graves - la frange en fin rideau dérobant son regard de fille l'essentiel - au-dessus d'eux les feuilles découpées les souffles jumeaux brisés, les ronces étouffées qui mêlent leurs piques un insecte a passé sur ma joue - l'éclair blanc qui palpite – Nadine à son tour à bout de doigt – soudain dans l'ombre face à moi juste dans leur dos deux yeux dilatés deux yeux d'homme – recommence, recommence – le garçon l'empoigne et l'entraîne d'un coup sans répondre - je le referai dit-elle te le referai les enfants s'enfuient trébuchants Ta mère va te battre c'est sûr leurs corps serrés s'échappent dans le fourré.

    Brenner s'est déplié. Ses os craquent et ses yeux remontent du gouffre
    ils n'ont pas pu me voir pommettes pourpres pas pu me voir je détends sans un cri ma jambe pétrifiée l'Usurpateur me prête son épaule aucune excuse nous foulons l'herbe rêche au-dessus de laquelle ont couru deux sexes d'enfant - peux-tu marcher dit-il et je me sens blessé. Dans le soir tout à fait tombé nous remontons la pente – je sens son souffle irrégulier ; bien que je puisse désormais marcher sans aide ma main presse encore son épaule. Un premier réverbère s'allume en tressautant et son halo mesquin nous blêmit tous les deux. Les poteaux réguliers exhibent un par un leurs lueurs flageolantes jusqu'au dernier, près de l'église.

    Puis ce sont les grands arbres et l'école où brille sur le seuil une lumière humaine. Le Vieux tout assis masse sombre gronde à notre passage et l'intérieur aspire - l'abat-jour magenta, les appliques électriques et la table de chêne aux reflets assourdis de forge ou d'autel. Sur le sofa sombre la femme attend drapée jambe nue, pas autrement surprise de me voir – de son brûle-parfums flottent vers nous des bouffées opiacées Tu les as vus dit-elle et comme elle se lève pour COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 42

     

     

    effleurer des lèvres le front du Maître je m'aperçois qu'il cerne mes épaules de toute la longueur de son bras ; Berthe à reculons regagne le divan - nous nous sommes assis face à face, nos yeux se sont accommodés : les murs ce soir-là montraient leurs photos encadrées, mêmes visages et mêmes mains ardentes parmi les souffles enfumés. L'Usurpateur parle bas chaque mot répandant sa poudre veloutée. Berthe interroge de sa même voix sourde. ( un réfrigérateur s'éteint dans un spasme) leurs doigts palpitants se cherchent Elle presse Brenner en se touchant les jambes et j'entendis (encore) miroir des anges et le glaive rectiligne d'Onan sur lequel se brise la voix du maître "Je vois" disait-il "cet enfant sans répit devant moi - mes lèvres affolées" j'entends (aussi) peau translucide et dure de l'ange masturbateur et l'éclair (inévitable) de ses cils battants - "tel que moi seul le connais, tel qu'il s'ignore" – et ses épaules pleines de sanglots.

    Brenner glisse aux genoux de mon épouse, bras renoués autour d'elle à la taille, et je n'ai plus aperçu dans la pénombre amarante que son crâne et ses semelles de biais sur le sol - la fille voilà ce qu'elle veut savoir mais moi j'ai tout dévoré des yeux, les doigts sous l'étoffe blanche, la brusque et délicate ondulation du majeur hésitant qui s'attarde et revient, saccade et se reprend – qui pressent sa technique et l'exerce (animation du débit de la voix) – épiant depuis mon nid de ronces et sans rien en perdre les ondes du visage et la phalange aveugle - geste enfin résolu qui sent l'approche du plaisir et le pourchasse obstinément, écrasant d'un doigt forcené la palpitation de la chair (exaltation perplexe) et la résolution sauvage de la vierge qui, rompant tout barrage, flaire l'orgasme et le pourchasse obstinément, écrasant d'un doigt forcené la palpitation de sa chair.

    Je me suis moi aussi heurté au même inaccessible que cet Homme qui encore à l'instant me serrait l'épaule - mais s'ils pouvaient encore apercevoir, lui ou elle, si imparfaitement que ce fût, le reflet d'une équivalence, il ne me restait, à moi, aucun stratagème, aucun subterfuge, physique ou mental, qui m'eût donné accès aux plaisirs solitaires des filles : si absolument, si essentiellement étrangers. Non pas même simple inversion anatomique, dont la symétrie m'eût approximativement rendu compte : il s'agit bien moins en effet du rapprochement des deux en un - que de l'abrupte altérité de l'un et l'autre. Berthe jupes hautes à présent bloque la tête de l'homme - ses yeux fixant le ciel au-delà du plafond – quand je ressors l'obscurité me prend d'un coup.

    L'orage dont les feux lointains languissaient vers le nord s'était enfin alourdi sur les lignes et tout Montserrat gisait sous une cape de bitume. Des coups de vent nerveux froissaient les

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    feuillages. Arrivé devant ma porte je tâtonne de la clef lorsque ma main se prend au filet de ses doigts convulsifs monsieur Ménestrel si tard sans prévenir - la soupe froide - je m'inquiète– Je n'en vaux pas la peine je vous jure - Vos yeux restent vides – loin - sans attention à moi qui vous sers - l'électricité jaillit : sur la table l'assiette et le brouet coagulé Je n'ai pas faim – Plus aucun soin de vous monsieur Ménestrel, dehors par tous temps à toute heure – s'étant affairée autour du plat - ou tout renfermé sans manger ni boire – vous vous débridez le foie monsieur Ménestrel.

    - J'écris, madame Gignard.

    - Vous écrivez ? - vous traînez vos savates de Saint-Aubin à Savignol à Condezaygues – on vous a vu" (on m'avait vu) "tout creusé tout battu comme un chien qui tire sur sa chaîne - La marche me muscle ! - ...juste la force de tomber sur le banc – vous croyez que je ne remarque rien parce que je reste là sans bouger à fumer mon eucalyptus" - elle me prend le bras son genou s'emboîte sous ma cuisse et je vous laisse souffler, je ne vous parle pas, je ne sais pas parler, je n'ai pas fait les études...

    • Ça ne fait rien Madame Gignard.

    • Je ne dis que des bêtises.

    "Et comme vous non plus vous ne dites rien – que vous ne faites pas la moindre attention à moi" - je ris pour la rassurer, la main sur la poignée – vous préférez les enfants monsieur Ménestrel – vous les avez suivis longtemps - jusqu'au bout (se reprenant) vous leur avez parlé peut-être - elle demande si je leur ai parlé...! Elle cherche de quoi s'assoir - si j'ai entendu ce qu'ils se disaient - ne rien répondre - je les vois tout serrés dit-elle blottis l'un à l'autre et leurs yeux - ne peuvent se détacher ou bien – plus bas, voilé – sans se voir - le garçon mord un brin d'herbe – demande à mi-voix sans bouger tu aimes rester avec moi - Nadine répond oui le garçon tourne doucement la tête pour ne pas se rompre le cou et de son doigt touche les nattes le sein la fille tressaille il ôte la main – contemplation - torpeur - la fille replace la main à moins que de lui-même il n'entrouvre la blouse et s'exhibe à son tour – à mesure que ses yeux s'enfoncent et que sa main talquée palpe le vide Hélène a dépouillé toute trivialité ses traits sa voix se sont

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    • désembourbés, son visage épuré - face à cette femme où s'enlacent confusément désir et insinuations - je n'ose penser "mémoire" – il me remonte au cœur d'indicibles turpitudes - peut-être que la fille reprend-elle insensiblement faufile sous sa jupe une main contre sa propre chair et le garçon demande Que fais-tu" – la main d'Hélène alors d'un coup s'abat vers ce triangle où le ventre des femmes s'effile et pointe au creux des jambes ; son poing puissant pétrit à pleine paume le tissu froissé. Devant moi se précisent insistantes Nadine et tant d'autres qui devant moi masquaient leur plaisir sous l'irrécusable écran de leurs doigts – révoquant, annulant ma présence et jusqu'à ma nécessité.

    • Un vertige me souleva et je me suis rué sur elle abattue sur les draps où nous avons sombré comme deux outres qui se crèvent. Nos corps se sont acharnés dans le vacarme – la Gignard gémissant sous mes petits coups secs sans plus éveiller le plus petit tonus dans ces chairs grises où couraient des houles de graisse – et nos souffles épais parcouraient la nuit - j'ai rebondi j'ai replongé crapaud captif tandis que ses talons mordaient mes reins fils de la morte disait-elle pile mes os, broie-moi en dedans – cercueil rejeté, dévalé de haut en bas le long de ses filins - la terre a tout son temps à la terre appartient la dernière parole – sur moi la sueur étendit sa patine à mon tour je gémis Comme tu sembles me dit-elle retrouver tes forces un voile sans nom m'obscurcit les yeux - d'un dernier coup de reins j'ai dégorgé le large flot putride de toutes mes sanies échauffées - car tu revis au contact de tes morts.

    • Soudain contre le mur un coup sourd. Je me dresse, puis deux, puis trois coups, une grêle ébranle la cloison, une voix étouffée hurle Tmouri ! Sfazi ! - la vieille me rejette et saute à bas du lit - rajustée, fuyant, dévalant les marches, porte battante. Hébété je me rhabille. N'entends plus rien. Un rai de lumière sous la porte opposée. Je la pousse. Au creux d'un halo, dans le nimbe anémique d'un faisceau confus – la petite tête osseuse d'un homme gisant là, d'une jeunesse impossible et frêle, aux traits effilés comme érodés du dedans ; peau plaquée comme un masque sur les pommettes COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 45

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    • et l'os frontal, suggérant une telle friabilité que la tête à la moindre torsion se fût résorbée sur l'oreiller sans plus rien y laisser qu'une pulvérulence nacrée. Je fis un pas. L'homme défolia longuement ses paupières, soutachées de larges cernes ; deux orbites immenses noyèrent son visage, tandis que sous la couverture qu'il avait tirée jusqu'au menton se devinaient les contours anarchiques de membres déformés. Tirant de ses draps une petite main tétanisée, il me pria d'approcher. J'ai repoussé la porte et me suis avancé - de près, sa maigreur était intolérable.

    • Il me désigna d'abord, d'un geste de pitié hilare, les abattis épars qui bosselaient sa couverture. De ses yeux en pattes d'oie il se mit à rire en remontant les épaules. Pendant une heure ou plus nous sommes restés assis, moi le bien portant, lui l'araignée aux cuisses un instant suspendue sans que j'aie pu détourner ni regard, ni oreille - et lui, le nabot, convulsé de quintes, recroquevillé sur ses rires – formait au sein de sa caverne un joyeux polypier. Une heure ou plus il s'est raconté, avec dans la voix quelque chose d'ébauché, de déploratoire; son épouse l'abandonnait des jours entiers, oubliant parfois de lui porter sa nourriture ou de le changer – tandis que lui, par temps de soleil, voit s'avancer vers son lit sans jamais l'atteindre une flèche qui reflue passé quatre heures vers la fenêtre. "Rien sur les murs ! elle a raison, pas d'images, pour quoi faire ? - mais moi – fauchant l'air de son moignon, je m'occupe, savez-vous ? - sfazi, tmuri – repoussant sa couverture – avez-vous compris ce que je criais ? - accès de toux - comprenez-vous ceux qui vous parlent ? savez-vous ce que vous dites ? - reprenant son souffle - "...et d'autres fois, elle me gâte, elle me gâte bien – tout le temps avec moi, elle me nourrit, je bave et je pisse – mais elle me refuse les images : elle a ses raisons".

    • Il me raconte Montserrat, toute mon histoire - "...et si elle inventait ? si Montserrat n'existait pas ?" – je reste pétrifié - "vous voyez bien qu'il ne sert à rien de discuter – je suis le seul - à parler ma langue – à penser dans ma COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 46

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    • langue – ousfazi – je l'ai entendu galoper – vous aussi – comme tous les autres avant vous" - je me suis tu - "si on ne peut plus... si on ne peut plus comprendre ? bien fait pour ma gueule – pour vous tous !" – l'homme remonte les épaules, écarquille les yeux - "quand elle vient – c'est pour me parler de paralysie – me montrer ses grosses jambes – regarde tes genoux elle me dit tes tibias – bitt hhibuasz, ivvivitt bogöt – et tes pieds) tu ne peux plus bouger plus jamais marcher courir jamais - jamais – un cercueil en zig-zag voilà ce qu'il te faut" – et moi je ris je les emmerde c'est moi le moins paralysé du village".

    Il s'étrangle de rire : "la grosse... la grosse... elle bouge pas – tout sur place – vous ai bien foutu les jetons juste pour tout vous faire rater – "salope", "ordure" - chaque consonne par la suivante, le "o" donne "u" prononcé "ou", le "u" donne "a" ; le "p" donne "r" je saute le "q" - par sens inverse : roujina, ikchoka, ça vous intéresse comment je baise ça vous fascine parce que je pue, parce que je fais sous moi dunnyabi djzuhhpi comme une charogne l'évolution phonétique monsieur, phonétique, c'est scientifique, et mes ossements bien comptés bien tripoté mes abatis ça l'excite - à pleine main qu'elle s'empale et quand je me suis vidé ça lui fait toujours ça en plus d'ordure à laver" - il pousse un immonde gargouillis je détale sous les insultes et franchis haletant le palier jusqu'au lit où je tombe.

    De l'autre côté de la cloison l'avorton s'agite et s'étrangle, réclame sa ration, Hélène monte en hâte, la porte se ferme et c'est le silence.

     

     

     

     

     

    F I N D E L A P R E M I E R E P A R T I E

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    D E U X I E M E P A R T I E

    L'abbé bouscule les cintres, les morveux de chœur s'empêtrent dans leur aube Fous-moi ça dans le coin près de l'armoire le prie-Dieu racle sur les tomettes – Farradji, convoqué sous quelque prétexte, regarde les gamins Quel âge as-tu à présent, Marc? - Douze et demi m'sieur l'abbé" – Meneau se frotte toujours les mains après la messe - un petit lavabo d'angle qui crache - Gaspard file-moi les burettes avant de les flanquer par terre - il rattrape de justesse les flacons et les range dans le corps de buffet aux portes coincées - approche un peu (à Marc, passant l'étole par-dessus tête) qu'est-ce que j'enlève ?

    • C'est vachement facile, ricane Gaspard.

    • Je ne t'ai pas sonné.

    • L'étole ! répond Marc en haussant les épaules.

    • ...et ça ?

    • C'est l'manipule, nasille l'escogriffe – l'abbé se tourne d'un coup vers lui – qu'est-ce que tu fabriques avec ce plateau ? ...fous-moi le camp - non, toi, tu restes ; on ne t'attend pas,

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    je suppose ? - Pas cette fois. - Pas cette fois, ironise le curé. Gaspard détale – CUL BENI!! - Marc lui lance un croc-en-jambe, qu'il esquive. "Et ça qu'est-ce que c'est ? -C'est l'amict.

    • Pourquoi tu rigoles ?

    • Parce que tout à l'heure j'ai failli répondre "un cintre".

    L'abbé hausse les épaules en refermant les portes de la penderie, puis encore celles du buffet ; quand il s'est retourné ses traits ont viré : blafard, les yeux torves sous les aigrettes, les lèvres torsadées ; les pommettes restent flasques et jaunes. Marc se fige. "Tu crois peut-être que c'est seulement pour te faire réviser ta liturgie ?" Le sourire s'accentue. Les portes du buffet se rouvrent en bâillant.

    • - Je ne veux pas me confesser !

    • Qui te parle de te confesser ? ...tu prépares bien ta première communion ?

    • Oui m'sieur l'abbé.

    • Tu dis tes prières ?

    • Tous les soirs.

    • Tu sais que ça ne suffit pas ? ...qu'il ne faut pas faire de conneries ? ...rester bien élevé ?...

    • Oui m'sieur l'abbé.

    • Tu crois que tu fais tout ton possible ? ...Tu sais ce qu'il a dit, le Christ, sur le mont des Béatitudes ?

    • Aimez-vous les uns les autres.

    • Tu sais bien ton catéchisme ; tu aimes Nadine ?

    • Ne le répétez pas.

    • Répéter quoi ? ...à qui ? à ta mère, entre deux cuites ?" L'abbé suspend sa dernière soutane :

    "Il y a des choses qu'on apprend sans confession.

    Tourné vers la penderie, Meneau soulève un par un les vêtements sacerdotaux : l'étole, dignité du prêtre ; le manipule, "travail et souffrance" ; les fait longuement glisser au creux de sa paume, d'où ils retombent en frémissant. Il empoigne soudain son cordon :

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 49

     

     

     

     

    "Et ça ? ...la chasteté. Et qu'est-ce que c'est, la chasteté ?

    • C'est pas baiser, m'sieur l'abbé.

    Meneau encaisse. Pointe le doigt sur la braguette de Marc :

    • C'est quoi ça ?

    - Des traces de bougie, m'sieur l'abbé.

    La phalange retombe "Et tu ne peux pas faire ça... proprement ?" - la voix brisée.

    • Tu y arrives, toi ?

    L'abbé s'assoit. Marc l'imite. Le regard de Meneau ne cesse de fuir - "...quand tu sors avec Nadine... vous jouez, ensemble ? ...vous vous promenez ? raconte.

    • Raconter quoi ? tu sais tout.

    • Vous jouez aux billes ? Vous vous promenez ?

    Le garçon fait oui de la tête.

    • Et rien d'autre ?" Marc demeure stupide. Cette question ne peut pas lui avoir été adressée. Il n'a pas pu l'entendre. Il hausse une épaule et fixe le pavé. "...parce que s'il se passe autre chose, c'est très grave, vois-tu. Ce serait le péché contre la pureté – le Septième Commandement – à six semaines de la Communion Solennelle - comment peux-tu recevoir en toi le corps de Jésus si ton propre corps est souillé ? " Il attire à lui le garçon par l'épaule : "Dis-moi franchement - je ne suis pas là pour t'engueuler – mais vous vous embrassez, Nadine et toi ? ... Tu la caresses ?

    • Elle aussi.

    • Bon, vous vous caressez. Longtemps ?

    • On se parle, aussi.

    • Et puis ?

    • Eh bien, on se caresse.

    • Les bras ? Les épaules ?

    Les joues brûlantes, Marc désigne lui-même l'Endroit. Puis, après une horrible

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 50

     

     

     

     

    hésitation, il balbutie : "Il y a un liquide qui sort." Meneau baisse la voix : "...Et sincèrement, Marc, tu trouves ça... joli ? ...Tu crois que je vais te laisser communier dans cet état ? Faire une communion – sacrilège ?"

     

    Que celui qui n'a jamais eu affaire au prêtre dans le silence poisseux d'une sacristie me jette la première pierre.

    "Tu ne crois pas que tu devrais un peu... nettoyer, purifier tout ça, une bonne confession bien nette, hop ! et qu'on n'en parle plus ?"

    Hop !

    Marc relève la tête.

    " - ...et le maître qu'est-ce qu'il dit de tout ça ?

    - On lui a rien dit. Alors il dit rien.

    - Mais il ne vous voit pas, dans la cour ?

    - On ne joue pas ensemble. Elle, c'est avec les filles.

    - Il vous a déjà vus vous embrasser ?

    - Qu'est-ce que ça peut lui faire ?

    - Je suis sûr qu'il vous a dit quelque chose.

    - Il dit - de ne pas avoir de préjugés, qu'on devrait se marier à partir de la cuberté...

    - ...devant Nadine ?

    - ...devant tout le monde – mais il est fou – et puis pour les dictées il va trop vite.

    - Et ta mère ?

    Marc baisse la tête.

    - Et qu'est-ce que vous faites exactement Nadine et toi ?

    - Ça te regarde ??

    • L'homme de Dieu doit tout savoir ! - la sacristie vibre. "Dieu, répond Marc, n'a pas besoin de toi pour tout savoir ; et il sait tout mieux que toi. Et il y a des choses que je ne dirai pas, que tu ne sauras jamais.

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 51

     

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    - Nadine et toi, vous irez tous les deux en enfer. - C'est pas vrai, c'est pas vrai. Je me fous de ton Christ. Le maître dit que dans cinquante ans y aura plus de curés." L'abbé saisit le bras de l'enfant.

    Il sent sous son poing les muscles qui se tendent nous irons de village en village, et je le montrerai au peuple, et nous prêcherons.

    L'enfant dit qu'il n'y aura plus de diable, ni de péché, que Dieu pardonnera à tous.

     

    Voilà ce que je prêcherai.

     

    "Confession demain 8h. dit Meneau - tâche donc d'amener Nadine, aussi...

    - Je ne me confesserai pas à un espion !

    L'enfant s'enfuit. Un sourire farouche étreint la face du prêtre. Il se tourne et claque les portes de la penderie.

     

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    Depuis ma dernière nuit avec la Gignard, la situation s'est clarifiée. Très vite elle m'a proposé une autre chambre. J'ai acquiescé avec empressement : à travers les parois poreuses commençait à s'insinuer une insistante et fade odeur de pharmacie et de macération ; lorsque j'éteins le lustre, que la lampe de chevet diffuse son terne éclat, les glaces biseautées révèlent toutes leurs tavelures. Le blanc du lavabo se tache d'ambre maladif ; alors j'imagine, au moment d'ouvrir le lit, mon pied frissonnant à terre et l'autre engagé déjà sous le drap, je ne peux plus cesser d'imaginer à la toucher cette misérable tête parcheminée, ce crâne bossué, ces mains boiteuses – vision apparue, disparue, ici les yeux, ici le front, les orbites, ce rire en balafre sur le plafond, la tête entière encore découpée COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 52

     

     

     

     

    sous l'abat-jour de cuivre – comme au même instant de l'autre côté du mur, à peu près au niveau de mes chevilles, elle doit se détacher sous une ampoule nue. Les doigts sur l'interrupteur, malgré moi tendant l'oreille, je finis par distinguer – j'ai besoin de distinguer - le soliloque éreinté de l'infirme, qui ne dort pas, qui ne dort jamais, empilant ses syllabes, et son souffle à travers le plâtre chaque soir m'atteignait. À trois heures enfin j'étendais le bras vers ma lampe oxydée, craignant qu'une poigne surgie du néant ne me saisît, à en hurler. À peine si le jour m'apportait quelque répit. Au sein du travail même le plus absorbant, mon attention à vif me transmettait les plus infimes craquements ; je passais le plus clair de mon temps dans une guette épuisante.

    Aussi quelle délivrance quand la Gignard m'installe au rez-de-chaussée, dans une espèce de remise, avec un lit et des étagères passées au brou de noix : une pièce tout en longueur au flanc de la cuisine. Le premier coup d'œil montrait que le mur, épais et suintant, était auparavant extérieur, mais récemment percé, afin de rattacher au bâtiment un genre d'appentis. Je me débarbouillais devant l'évier, à l'eau froide. Un trou dans l'autre mur, garni d'un cadre vitré, tenait lieu de fenêtre sur rue ; l'autre ouverture donne sur la vallée. Désormais toutes les nuits la Gignard me rejoint, mais pour rien au monde je ne veux remonter à l'étage.

     

    À présent les scènes décisives vont se succéder.

     

    Un vieux débat toujours mourant, puis renaissant, se poursuivra sans trêve dans les bouches du Prêtre et du maître - sexe et négation, innocence et crachat. La première scène se passe le soir même du refus de Marc de se prêter aux attouchements du curé, que j'exècre et envie de toute mon âme : sous le ciel gris l'abbé remonte à grands pas la grand-rue, tendant et crottant à chaque enjambée sa soutane qui claque. Au sommet de la pente, Brenner dans sa cour d'école ôte son pied calant la bûche sur le chevalet - la bûche tressaute, la scie se tord dans l'aubier - le prêtre a surgi de face, sauvage, hérissé, plein d'alcool - "Vous passiez ? - Je venais." D'un geste ils s'indiquent la porte de la cuisine. "Cassis ?" Brenner va COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 53

     

     

     

     

    verser, le prêtre le coupe d'un geste, Berthe s'approche en douce. "Vous recevez bien ici, dit-il, et plusieurs fois par semaine, le jeune Marc Farradji ?" - sa main ouverte sur la table.

    - Nous n'allons pas revenir là-dessus ?

    - Pourquoi vous énerver ? qui vous empêche de mettre à votre enseignement la dernière main - même sur accompagnement de Wagner, après tout s'il aime la musique ce petit -

    • Je vous ai demandé comment vous tripotez le cul des bigotes à confesse ?

    • Ah, parce que vous...

    • Bordel de merde ! hurle Brenner.

    • Mon ami, vous allez trop avant ; et vous soupçonnez mes accusations avant même que je songe" – Berthe se crispe - "à les formuler - je me permets pour le moins de douter fortement que Marc puisse tirer profit de ces entretiens privés

    J'apprends" réplique Brenner "aux enfants - plus les miens que les vôtres il me semble – à ne croire qu'en eux – sans honte" - le voici dressé tout hagard - "sans fabriquer de puceaux de séminaires ni de gougnottes de pensionnats – et si c'est pour entendre ça que tu as bougé tes fesses de curé tu vas l'entendre - OUI Farradji se branle tu dois connaître et au lieu de lui apprendre que ça rend dingue je lui dis moi que c'est aussi con que de se brosser les dents, que ça n'a jamais fait mal à personne pas même au Pape et s'il veut tripoter Nadine grand bien leur fasse" (...) - où nous peinons cependant à le suivre c'est lorsqu'il suggère que les adultes eux-mêmes puissent "leur enseignent ce qu'ils se font entre eux" - mais "la macération à coups de goupillon jamais ! jamais !" - il s'arrête hors de souffle.

    • Meneau assis n'a pas bougé sa main d'une ligne paume à plat sur la table – et là-dessus Brenner tu crois que je vais me draper dans ma soutane et ma dignité -

    • ...facultative depuis 62.

    • Quoi donc ?

    - ...la soutane.

    • ...tu es à deux doigts d'avouer ce que tu viens presque de dire– que déjà tu es passé COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 54

    •  

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    •  

    • à ce stade d'enseignement – passé à l'acte - les bruits courent, Brenner - à la première alerte tu es viré – Berthe coupe Ta gueule - ..Voyez la femme et son museau de fouine - Je prends dit-elle la défense de cet homme – le prêtre s'est ratatiné de haine – Je veux rugit Brenner que tes martyres baisent -

    • ...le blanc de tes yeux est plus lubrique que le sein des femmes...

    • BERTHE C'est nul

    • ...as-tu déjà...

    • BRENNER NON.

    • Peut-être te contentes-tu de...

    • MERDE.

    • ...de regarder" - l'abbé Meneau guette une dénégation qui ne vient pas – Brenner dénoue les bras de sa complice tandis que le curé le crochète au coude - Raconte.

    - Encore !!??

    - Ta femme sait tout.

    Berthe : Je ne suis pas sa femme – le Vieux s'est glissé dans son dos - planté là - les yeux démesurément fixes dans l'ombre - tout son poil blanc debout - Brenner et le curé s'empoignent - le Vieux balance d'un pied sur l'autre - Ton silence est un aveu halète le curé - Quel aveu ?

    • Jure que tu n'as pas regardé.

    • Je jure que je n'ai pas dit si j'avais regardé.

    • Tes yeux fuient.

    • Je ne rougis de rien.

    • - Tes mains tremblent.

    • C'est de te voir. Mes actes ne me troublent pas. Moins que toi.

    • "Mes actes".

    • Je n'avoue rien.

    • COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 55

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    • L'orgueil te possède.

    • La vérité.

    • Berthe éclate de rire.

    • Confesse-toi.

    • C'est une manie.

    • Samedi neuf heures.

    • Tu te fous de moi, curé."

    Le prêtre soudain desserre le poing :

    "Même pas". Quand il passe le seuil l'Usurpateur se sert un grand verre de rouge. Le récit reprend lorsque Marc et Nadine, assis côte à côte sur un mur envahi de lichen, alignent leurs quatre cuisses nues : les yeux droit devant, le vent dans les cheveux. Ils ont posé les mains de part et d'autre - une main, puis deux jambes, deux mains immobiles, deux jambes encore aux socquettes tirées. Je passe devant eux. Lent, vieil oiseau. Fixant de biais leurs bouches fines, leurs fronts clos, et sous le cou ce petit creux où se débat la veine – la fille met pied à terre et s'agenouille ; cueille une herbe qu'elle brise en quatre, en huit, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que des fibres – tend pour finir ses mains vers le garçon qui saute à son tour.

    Le dos rond, à pas traînants, poussant les pierres - ils aspirent et se cambrent à mesure comme un attelage, leurs doigts ne se lâchent point, parallèlement sur le chemin qui descend vers les tombes.

     

    XXXXXX

     

    "Je ne repars pas sans absolution !

    Les anneaux de l'isoloir crissent sur leur tringle. Brenner se campe bras en croix face à l'autel. Il n'a jamais dit s'il avait la foi. Du confessionnal ne monte ni son ni mouvement. Le voile empesé retombe vertical. L'œil file vers le portail ouvert sur les dalles savonnées de soleil ; l'air extérieur

    COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 59

     

     

    dissipe l'encens rance et le moisi ; Brenner entend sans réaction claquer dans son dos les pas de Nadine - droite en jupe blanche sous la voûte verdâtre. S'agenouillant au seuil du Grand Pissoir, à l'opposé de la loge d'où Brenner vient de surgir. Je vois de mon poste l'envers de ses sandales en biais, socquettes, genoux blancs sur le bois, mollets sous le tissu plissé. Présence obsédante des hanches et du pubis ondoyant, pressenti, chair incisée persistante à quelques décimètres à peine de ces doigts du prêtre dans leur isoloir. D'où je suis je n'aperçois que le rideau qu'elle a tiré de dos sur elle tandis que le tissu du prêtre, imperceptiblement, respire, comme on flaire.

    De son côté tête basse et debout l'Usurpateur semble prier. Soudain j'entends un froissement ; le panneau du Grand Meuble s'ouvre en sursaut, le prêtre jaillit, blême et convulsé - le confessionnal branle sur ses gonds dans un vilain bruit - les talons de la pénitente battent en retraite dans le coin gauche. D'un coup sec de tenture le prêtre la dévoile, à demi-dressée, tournant vers lui son visage traqué. Il l'empoigne et la pousse dans sa cabine où Nadine retomber - Brenner tourné d'un coup voit le prêtre à genoux dans la loge du pénitent : Nadine par la trappe coulissante dit alors relevez-vous mon Père – et le curé s'est redressé appesanti, sur un genou puis l'autre.

    Nadine à son tour s'est levée substituant aux convulsions du prêtre sur l'étoffe le sceau de sa féminité ; voici que le prêtre sur elle a tracé la croix de l'absolution, qu'elle s'est signée à son tour et vite a disparu sous le porche où l'attendait l'autre ; maître et prêtre alors se tiennent à bout de bras, le menton de Brenner s'anime d'un léger tremblement, je me suis renfoncé derrière mon pilier. Le prêtre délivré monte enfin seul les degrés, ouvre en cliquetant le tabernacle, puis élève le calice, et dans un glissement de lin boit ce qu'il pense être le sang du Christ ; sa pomme d'Adam descend et le vin roule sous sa gorge. Il redescend les marches pour offrir sans s'incliner le sacrement de communion à son faible acolyte.

    Quand il fut remonté fermer le tabernacle pour entrer dans la sacristie, Brenner a sorti l'hostie de sa bouche et l'a fourrée dans un mouchoir blanc. Puis sans génuflexion il sorti à grands pas ; la porte du confessionnal, restée ouverte, bâillait encore sur ses gonds.

     

    X

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    Le lundi, Marc et Nadine furent séparés de part et d'autre de l'allée centrale. Cette demi-mesure dévoila ce qu'elle était censée dissimuler. Marc et Nadine évitèrent de croiser leurs regards. Parcourant son estrade comme un chemin de ronde, l'Usurpateur leur décochait d'insistantes œillades. Son allure, jointe à l'incertitude de son débit, jetèrent le trouble dans la classe, qui à plusieurs reprises se dissipa fortement. Ce soir-là, très tard, la fenêtre du premier resta allumée.

     

    X

     

    Le lendemain, dès l'ouverture du portail, une pluie battante contraignit les premiers arrivants à chercher refuge sous le préau. Les nouveaux venus s'y abritaient à mesure et se groupaient silencieusement, garçons d'un côté filles de l'autre. On n'entendait que le tambourinement creux de l'eau sur les tuiles. Marc et Nadine restaient chacun fondu dans leur groupe. Les classes entrèrent d'elles-mêmes. Les murmures, les raclements de pieds cessèrent d'un coup à l'apparition tardive du maître, cravaté, empesé - costume, pantalon strict et souliers noirs. Son front ruisselait. Vincent referma sur lui la porte avec empressement. Le maître monta au bureau, laissant derrière lui une trace perlée.

    "Asseyez-vous."

    La classe s'exécuta sans le quitter des yeux. Il s'est adossé au mur, mains dans les poches. Au bout de sa tête penchée, ses yeux fixaient le sol. Il agita faiblement les lèvres. Soudain il rectifia la position : "Sortez vos cahiers." Froissement collectif. L'instituteur trace au tableau la morale du jour: Respecte ton corps. D'habitude la leçon finit là. Mais aujourd'hui le maître semble vouloir poursuivre ; résignés, les enfants prennent position. Respecter son corps. Ils ne comprennent pas. "Peut-être qu'y faut se laver tous les jours ?" ...Vincent cache ses mains sales. "Mes enfants..." commence le maître – On dirait le curé – On dirait la radio - ...nous prend pour des bébés –"...je n'ai pas besoin de vous apprendre ce que c'est que la pureté" – une petite à lunettes se penche pour tirer sans bruit un petit dictionnaire de son cartable. Vincent contemple ce bout de cuisse blanche découverte - "...quand un enfant meurt, le cercueil est tout blanc – vous devez conserver cet état

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    d'innocence" – il parle lentement – Farradji entre ses dents Tu faisais moins le fier devant l'abbé – Restez propres non seulement sur vous mais en vous" - appuyant sur le en, comme si de ce mot seul découlait une évidence irréfutable Ta gueule toute la classe a sursauté ; Brenner figé, terreux - je ne vous demande pas de mépriser - récitant - votre corps –la voix patauge et Vincent tend l'oreille – "choses mal élevées", "certaines lectures", "certaines habitudes" – "bientôt vous franchirez le seuil de l'enfance" – Quand je serai grand fait Vincent je veux faire dentiste – la voix du maître plonge en un murmure précipité dont le premier rang perçoit seul quelques bribes il est question de méfiance, de certains camarades plus âgés - parfois même de votre âge -

    • M'sieur, qu'est-ce que c'est, la masturbation ?

    La question fuse d'une voix claire. Vifs murmures. La masturbation, c'est... c'est... et d'abord" (crescendo) qui t'a donné la permission de crier comme ça en plein milieu de ma phrase – d'interrompre le Maître quand il parle - toi là-bas oui toi, apporte-moi ce papier "on se b" - on se quoi ? on se barbe peut-être ? c'est mon cours qui vous barbe ? qu'est-ce que vous avez tous aujourd'hui ?" Nadine blême comme plâtre - une profonde ride au frontVincent lève impulsivement le doigt - "M'sieur alors, les grandes personnes, elles sont pas pures" – le bruit croît encore - pardon si parfois j'ai pu vous sembler – vous choquer - si je – berçant de lourdes phrases épineuses - vous ai fait perdre – ne savez pas le prix - si vous pouviez tâcher d'être - un peu moins – pardon – Marc traverse l'allée d'un pas, pose la main sur l'épaule de Nadine, Vincent cède sa place le dos rond Je parie dit Nadine que c'est sa pénitence - tous deux fixent Brenner d'un regard rapace demain répètent les enfants, qui n'écoutent plus chasse aux champignons - Vincent nage des deux bras, on rit autour de lui, le maître reste court mains ouvertes lèvres tombantes au beau milieu de sa période peaufinée jusqu'à plus de minuit qu'il froisse convulsivement au fond de sa poche - tous dès qu'il s'est tu miment une vaste ovation muette - Nadine, bouleversée, pose la tête sur son bras tendu, et son cœur saute à grands coups.

    •  

    • T R O I S I E M E

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    • P A R T I E

     

    Poème retrouvé au fond d'une poche

     

    Montserrat, Montserrat,

    mi -flambeau, mi-glaive

    et glaise

    bave

    Sacrilège fiché dans l'aube

    si haut, si raide,

    Qu'il faut ramper

    Déraper

    Montserrat sur ses boues entassées

    Tes horizons d'étain

    D'airain le vent

    Sexe serpentant

    Angoisseuses tendresses

    Nuées d'écharpes lourdes

    Sur nos sursauts

    Sur nos replis amalgamés

    De tout ton poids t'enliser -

    T'effondrer pourrissante

    ni flamme ni bûcher

    Bovin dissous dans sa propre souillure

    (caetera desunt)

     

    Il reste moins de quinze pages à lire. Et cependant nous n'avons pas décrit, identifié le village de Montserrat, au nord-est de Sadre, à quatre kilomètres de Mélec-Saint-Pons ; les temps que nous vivons sont hélas si obtus, si réfractaires à toute notion même de littérature, que nous comparaîtrons quelque jour devant leurs juges pour peu que Dieu sait quel St-Office de tourisme ou vice-adjoint bardé de fraternité s'imagine "reconnaître" la bourgade ici "stigmatisée". Quand on arrive à Montserrat par la route du sud et que, laissant sur main droite le cimetière, on a gravi la pente de l'église, deux rues se présentent : l'une s'épanche sans limite fixe, mourant d'abord dans l'herbe au pied du calvaire et des chênes, au fond d'une place ; puis repartant plus large, seuil d'église d'un côté, hautes graminées de l'autre, elle débouche sur l'école et file droit vers le plateau.

    L'autre rue, à gauche, d'abord on ne la voit pas : juste un poteau de ciment, puis tout de suite une chicane qui s'étrangle entre deux murs de meulières. Les enfants de Montserrat qui la prennent se font aussitôt avaler par la pierre ; ce n'est bientôt plus qu'un rang de maisons face aux deux ânes dans leur enclos. Sitôt passé le dernier poteau règne la friche, et, au loin, ce hameau sans nom où personne n'a envie d'aller. C'est à cette frontière, derrière la haie et le fossé, que se tient la "maison du bedeau". Jamais aucun bedeau n'en a franchi le seuil ; jamais la paroisse n'a été assez riche pour cela. Simplement, par un trait de génie, l'habitant de Montserrat a su conférer à cette revêche bâtisse le nom lourd, le nom plein de "bedeau", pesant ses tonnes de meule, écrasant sur le sol ses quatre murs aveugles, avec un volet fermé de planches – étage sur étage, verticalement close.

    Au hasard régulier de ses tournées interparoissiales, Meneau, le curé, l'abbé, comme on veut l'appeler, y séjourne. Il pousse la porte et sur la terrasse exiguë, le noir dans son dos, les aigrettes baissées, il se livre aux textes saints, fixant parfois un point devant lui. C'est là qu'il se tient, assis sur le muret, lorsque Brenner franchit d'un bond le talus. Le prêtre lève les sourcils, ses yeux battent, le bréviaire se referme : "Je t'attendais.

    - Eh bien non. Peut-être, peut-être oui as-tu vaguement pensé à moi en rangeant tes burettes – mais pour ce que j'ai à te dire, non, tu ne m'attends pas." Le prêtre glisse entre les pages un signet noir.

    Tu y es retourné dit-il Traître s'écrie l'Usurpateur, pourrisseur, assassin puant, etc.- cet enfant que je suis – Meneau le projette à l'intérieur, d'un coup d'épaule - pénombre, canapé de bordel - même si je ne t'avais pas suivi dit le prêtre je vois le vice sur ta gueule – Ose me dire - curé - que tu n'as regardé que moi – lui fermant la bouche - Brenner le mord et recrache sa main : Tu ne pardonnes pas la joie crie le maître ce sont les yeux, leurs yeux, pas les mains qu'il faut regarder – quel os as-tu faim de ronger curé de Montserrat – Meneau se tient la main sans mot dire tu crois peut-être que je vais gémir au pied de ta putain de croix - oui je suis retourné sous le rocher – mesurer tes ravages - un prêtre est passé sois heureux mes enfants se détournent et se fuient –

    • Tout péché porte en soi sa pourriture.

    • Le pourri c'est toi curé qui épies pour te pimenter la paume -

    • Je le préserve de sa turpitude

    • Mon frère l'abbé connaît bien sa casuistique - suis-moi, contemple ton œuvre, regarde en face où mènent huit jours de terreur prêtre ivrogne

    Dieu est alcool" – il se laisse entraîner - glissant tombant par l'entonnoir d'ordures les voici haletants accroupis accrampis dans la glaise épineuse Je viens de les quitter - en contrebas les deux enfants sur l'herbe et l'argile agitent leurs bras tressés accélérés jusqu'à salivation de ce petit pissat blanchâtre - les traits tirés - Nadine s'essuie on ne fait plus que ça murmure-t-elle - d'un coup Marc se redresse Regarde !! Nadine crie, tous deux jurent Salauds putains d'ordures vous voulez regarder ? tenez, tenez ! Marc s'exhibe et les hommes décampent pesamment à l'opposé dans les fourrés vers le plateau, piétinant et glissant à quatre pattes Nadine a montré son cul Pauvres cons sales merdes -

    • Le lendemain il n'est question dans Montserrat que du magistral coup de poing que Brenner a déchargé, au milieu de la place, sur l'oreille du curé.

     

     

     

    X

     

    A compter de ce jour les masses vont fausser le jeu de ce délicat équilibre. Auparavant il reste à rendre compte d'une démarche particulièrement pénible tentée par devers moi - j'avais jusqu'ici joué le rôle confortable de l'espion mais quand je le vis Brenner debout dans l'embrasure de ma porte (j'avais reconnu sur les marches ses pas imperceptibles) j'étais sûr et certain qu'il me tiendrait ce double langage de la “responsabilité” tenu sans cesse et sans pudeur ceux qui ne l'appliquent pas prendre tes responsabilités - tes, jamais mes - aidez-moi Ménestrel aidez-moi je vous en supplie - les traits ravagés le poing tendu pour frapper je n'ai plus que vous – Je n'ai rien à t'offrir – il tombe dans ce fauteuil où je ne suis jamais qu'il me rende l'enfant - Les roses blanches tournent sur l'enceinte il veut le garder dites-lui qu'il n'a pas le droit même au nom de la morale même au nom de Dieu - à présent Dieu – "je l'aime avant lui c'est moi qui le premier... - Moi je n'aime personne – Quand mes enfants s'aimaient j'étais fier de veiller sur lui participer de lui qui comprenait toutes mes paroles voici des roses blan-an-an-cheu-eu-euh "Tu penses aux flics, Raymond Brenner ? - Cette fois-ci ce n'est pas moi pas moi il reprend A présent dans ses yeux ni questions ni réponses juste le sol quand je le croise et ses lèvres qui bougent à vide - il n'y a devant mois qu'un homme ordinaire et jaloux d'un garçon de 13 ans je ne me contenterai pas de miettes ce n'est donc pas la première fois Meneau est un vieux bouc - l'enfant pour moi seul tout de suite le serrer l'étouffer comme ce vieux bouc se le permet peut-être – pour moi il sera - moi, c'est tout, c'est tout, à Vérone si je veux tirant de sa poche une liasse Berlin Barcelone – réponds, Ménestrel, réponds – ses épaules flageolent - Berthe s'est enfermée avec le Vieux - la Silva chante Du gris Fleur de misère Où sont tous mes amants Brenner gueule Je te fais pitié Ménestrel - tu oses avoir pitié ?! Je me penche sur lui, murmurant à même sa joue Qu'il se tue ou qu'il parte au plus vite et le plus loin possible et j'ajoute Ne renonce pas ne renonce jamais Brenner se raidit Je te rends ta femme dit-il Trop tard je réponds Trop facile Brenner – il me prends le cou – à peine a-t-il relâché sa pression que je répète à mon tour pas ma faute pas ma faute il me coupe en hurlant Tu as regardé avec nous sous le rocher. Tu as regardé, Ménestrel et je réponds en

    m'essuyant "C'est juste" - Brenner se détache - tourne dans son dos la poignée en me fouillant des yeux outre moi - ressort à reculons - resté seul et vide j'interromps le disque - Nadine hurle d'en bas le nom de Marc au diapason de la Folie puis de tout son corps frappe la porte sang-de-bœuf - la Gignard la reçoit dans ses bras Marraine marraine ! je dégringole l'escalier - l'enfant porte au front une longue estafilade Une honte monsieur Ménestrel - sa mère la bat plusieurs fois par jour - j'apporte de l'armoire à pharmacie des compresses Excuse-moi pour le monsieur mais c'est pas un secret - laisse-toi essuyer qu'est-ce que t'as encore fait - ta jupe tachée de vin - enlève-moi ça que je te donne autre chose - passée dans la chambre elle cherche "du propre et du sec" "Si c'est pas malheureux - qu'elle est maigre voyez-moi ces jambes, de vraies allumettes – n'aie pas peur monsieur sait ce que c'est, c'est adorable n'est-ce pas mais il n'y a rien là-dedans on boit mais ça n'a rien à manger tourne la fille debout devant moi sur le lit, me la présente sous toutes les faces le sexe à hauteur de ma bouche, ses mains palpent les chairs – frôlant de ses lèvres les bras, la poitrine, le ventre et la renverse sur le lit lui soulevant des deux mains le bassin - Nadine se débat faiblement.

    Tandis que j'avançais pour prendre ma part le tocsin se mit à sonner à toute force j'ai couru vers la fenêtre, toute une population absente jusqu'ici s'est ruée sur la place de l'église, les hommes transportant des pioches et des seaux d'eau froide ils ont enfoncé le porche - à l'intérieur Brenner en bras de chemise pendu à la corde tire comme un possédé, le chanvre se pèle et fume par le trou de voûte ils sont là-haut les enculés je vais les faire descendre - deux hercules s'avancent sur lui, tous s'attendent à le voir tomber l'écume aux lèvres, les deux s'accrochent à son épaule chacun d'un côté attention aux tatanes ! Il est dingue ! Brenner secoue la tête et happe dans le vide en lançant des ruades.

    Les hommes trébuchent et reviennent à la charge, ceinturent l'homme et se suspendent à ses bras – le serpent de corde fouette et se tord entre les jambes qu'est-ce qui se passe ? - complètement bourré ! - T'as vu ses yeux ? t'as ces yeux-là toi quand t'as bu ? - les asssitants courent en tous sens, reviennent sur leurs pas, se heurtent - quelques-uns reviennent du plateau hors d'haleine : "Le curé n'est pas chez lui ! - Marc non plus ! - Et sous le rocher vous avez cherché ? - C'est là qu'on est allé tout de suite ! - Et la fille ?" Des groupes se

    dispersent au pas de course. On s'y est mis à quatre pour venir à bout du sonneur en le soulevant par les pieds, en lui mordant les mains. Trois hommes accourent avec de grands gestes : "Chez sa mère non plus ! non plus ! - Et la mère Gignard ? t'y as été ?" Ils dégringolent la pente à grand bruit de souliers. Déjà ils tambourinent à la porte en fêlant la vitre. Têtes congestionnées, moustaches aiguës :

    "Où est Nadine ?

    • Sa mère la demande ! Il faut que ça s'explique !

    La porte s'ouvre.

    • Et qu'est-ce qu'elle fout chez vous ?

    • Et à poil en plus ?"

    Je suis sa marraine.

    - Ça suffit la mère Gignard on vous connaît, on va appeler les flics et ça va pas traîner - là- haut les hommes entraînent l'Usurpateur qui brame - quatre formes penchées sur un corps, qui trébuchent et jurent - la corde achève son agonie sur le dallage. Je me retrouve nez à nez avec une dizaine d'hercules de village bien échauffés Toi non plus le Bordelais fais pas le malin, ça fait assez longtemps qu'on te voit traîner

    • T'as même dû coucher avec le curé ! ça fait une belle brochette !

    • Laisse-le René, tu vas te salir.

    • Ferme ta gueule on t'a rien demandé casse-toi et vite

    • Viens ici pauvre gosse, tu ne sais pas avec qui t'es tombée...

    • Rajustez-la au moins.

    • Allez viens voir ta mère fille de pute !

    • La touche pas gros porc c'est pas sa faute !

    • Chez nous on n'aime pas les anormaux.

    • Et on reviendra, la mère Gignard ! faudra s'expliquer !"

    Ils repartent en claquant la porte à toute force et entraînent Nadine au milieu des bourrades "Je la

    prends chez moi dit une femme moins excitée ; je vais retrouver sa mère" c'est nous qu'on va la trouver sa mère ! ils s'éloignent vers Monthézac, j'entends crier Marc ! Père Meneau ! Hélène s'est affalée sur une chaise, les bras ballants, et s'est mise à pleurer sans secousses, gémissant par intervalles comme un chiot blessé. Je la regarde avec un immense dégoût.

     

    X

    20 mai

    Il faut partir – ce ressort inexorable – la pluie tombe et noie le paysage. Hélène rejoint assidûment son mari paralysé. Je reste seul, enfermé - Farradji n'a toujours pas été retrouvé. Les gendarmes sont alertés.

     

    21

    Dans le cimetière est apparue la veille une fissure qui s'est élargie en fin de journée. J'apprends que Brenner, l'Usurpateur, a été interné dans une maison de repos, à la Préfecture. Il a plu toute la journée. Je n'ouvre pas ma fenêtre.

     

    23 mai

    Après quatre jours (4) chez la mère Poitou, Nadine est envoyée à l'internat de filles de Furnes. Elle va faire des ravages. Les recherches pour retrouver Marc et le curé sont demeurées vaines. Cette nuit j'ai rêvé de mon père.

    Aujourd'hui je fais mes valises.

     

    24

    Il a fallu évacuer la maison T. - trop près du ressaut. Celle des Gardets à son tour menacée. La pluie toujours. En fin de matinée le mur du cimetière s'est effondré sur la route en contrebas ; on distingue à mi-hauteur dans l'argile l'affleurement pentagonal des vieux cercueils. Une déviation est mise en place.

    25 mai 196...

    Le vent se lève sur la route luisante. Je me retourne encore – ciel lourd - les croix, les croix de Montserrat

     

     

    Libos-Marmande-Bordeaux-Belvès février 2016-décembre 2017

     

     

     

    F I N

     

  • DU PECHE DE CHAIR POUR UNE MEILLEURE APPROCHE DE DIEU

     

     

    B E R N A R D

    C O L L I G N O N

    D U P É C H É D E C H A I R

     

    POUR UNE MEILLEURE APPROCHE D E D I E U

    PERSONNAGES

     

    MAATZ Pascal, docteur, né le 23 août 1967, 36 ans. Exerce à (47) Moncap

    Divorce prononcé aux torts du mari, lui-même.

    Aide-manipulateur : Fat Kader Ben Zaf, patron de bar-expositions. Énorme et « jovial ».

    Pascal a pour maîtresse Madeleine Bost, ancienne boulangère devenue prostituée rue H.. L'emmène avec lui à Châteauneuf-en-Bousse ; Madeleine connaît la buraliste locale, ancienne pute, comme elle. Participera, sans grande conviction, à un stage de sculpture au bord du Bassin d'Arcachon.

    .

     

     

    François dit Frank NAU, son demi-frère, FILS DE MEDECIN

    Marchand de chaussures. Magasin à Vergt-du-Périgord. S'intéresse au tarot.

    Aide-manipulateur d'Annelore Mertzmüller :

    Père Duguay, espion à Châteauneuf-en-Bousse, surveille la strip-teaseuse Annelore Mertzmüller. Epie les femmes dans les couloirs obscurs de l'hôtel de Boutthes.

    François dit Frank a pour maîtresse Annelore Mertzmüller – strip-teaseuse pieuse – qui connaît très bien Madeleine Bost. La strip-teaseuse est séquestrée à Châteauneuf-en-Bousse par le Père Duguay.

     

    Les deux femmes ignorent, au début, que leurs deux amants respectifs sont demi-frères.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 3

     

     

     

     

    Terra incognita

    L'expression roman mort (« plus du tout de fiction, de l'information ! ») prête à rire depuis son apparition, début XIXe siècle. Voici

    Du péché de chair dans la connaissance de Dieu.

    Entreprise « qui n'eut jamais d'exemple » où nous avons ébauché ou dégrossi nos marionnettes.

     

    Il est deux façons de rejoindre Dieu. :

    1° l'orgueil mathématique : quelques initiés ou mystes, en fins d'asymptotes, effleurent Dieu sait quelle image de Dieu

    2° l'humilité de a) celui qui ne mange ni ne chie

    b) celui qui admire en son miroir chaque partie de son corps créé, «  rendant grâce » à mesure, puis une fois pour le tout  : « Seule et unique prière ! » - ce prêtre exagère. Tous les prêtres exagèrent.

    Nous n'emprunterons ni cette voie, ni les autres.

    En revanche :

    - soit une strip-teaseuse  et deux hommes.

    - Grand A Maatz, né juste après la dévaluation du franc malien ; son nom signifie, en germanique, « le nigaud », « le niais ». Son âge restera fixé à 36 ans, le vôtre. Il a votre taille. Lieu de naissance et signes particuliers : les vôtres. Nationalité  française. Études de médecine, externe 4 ans puis 3 ans d'internat. Thèse : « Soins primaires et Outils de veille », mention passable.

    - Grand B Nau.

    	
    
    
    
    
    
    
    

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 4

    
    Pour NOS AMIES LES FEMMES  faisons léger. Sous forme de mots croisés par exemple. 
    
    
       1    2    3    4    5     6    7  8  9   10
    1   	P    U   T     A    S    S   E   R   I    E  
    2	R    +    +    C    O   U   R   E  +   N 
    3	O   N   A     N     +  C    O  +   A   C
    4	S    A   L     O     P   E    S   +  N   U   
    5          T    +    +     N    O   R   +   C  U  L
    6	I     C   H     +    +    +    L   I    S  E
    7          T    R   O    N    C   H    E   R   + R
    8          U    R  S     U    L    E    +   A   R  A
    9          É    +   T     +    E    +   N    G   +   +
    10       +      +   +    C    A    B   A    E   R   T
      1      2    3   4     5     6   7     8   9   10
      
    HORIZONTALEMENT
    	1. État naturel de femme 2. Qu'il se dépêche. Patron des deux sexes, honoré de maintes libations. Kéza , noblesse gasconne 4. Paradoxalement, à celles qui ne veulent pas. Comme un cul. 5. Nord sans d. Préoccupation essentielle 6. Avant liebe dich. Demoiselle de Bécaud  7. Activité fine 8. Qui rit quand on l'encule. Qui rit. 9. Nouvelle Gauche. 10. Au cabaret, c'est le bordel. . 
    VERTICALEMENT
    	1. Rare au masculin. 2. Demi-pute de Zola. Casimir, Raymond, Roger (dans l'ordre) 3. Aluminium. Soigne la chtouille. 4. Ce qu'elles disent toutes. A poil. 5. Syllabe d'enculage. Ne pas tourner autour. M. et Mme Pipe ont une fille. 6. Le comble de l'horreur. (...) - suie-moi le cul. 7. Prétexte à chasteté. Largeur. Fin de la pute précédente 8. Parfois du cul. Sur la bite du bizuth. 9. Pas Dei. 10. Sodomie programmée. 
    	Reste à placer :  vulve, clite, con, poil.  
    
    

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 5

    
    LE TROU DU QUIZZ
    Êtes-vous une femme ? 
    				Oui        _
      				Non       _
    				Autres     _
    Aimeriez-vous être 
    				Pute         _
    		        	Cultivatrice         _
    			Strip-teaseuse     _  
    Vous masturbez-vous ?
    				Jamais      _
    				Jamais      _
    				Jamais      _
    Aimez-vous les hommes ? 
    				Ben…        _
    				Euh...       _
    			C'est-à-dire...      _
    Votez-vous
    				À droite   _
    				À gauche   _
    				Au centre  _
    Votre mec porte-t-il 
    				À droite   _
    				À gauche   _
    				Au centre  _
    Votre tour de poitrine
    				90 C         _
    				85  D        _
    				A   10       _
    	----->    		cuirassé coulé.

    COLLIGNON - DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 6

    
    	    Le docteur Pascal Maatz habite chez lui tout clos. Grand et chauve, couronne bouclée grisonnante et fêtard, nombre de partenaires sexuels imposant, du moins pour un homme. Fut également marié, puis divorcé, à ses torts : Ludovika née Hirschheimer avait accouché la quantité, considérable en Occident, de trois enfants – ce matériau fera l'objet d'une autre narration. En ayant donc par-dessus le crâne, rendue fébrile et vindicative par tant de passades extranuptiales (rien de tout cela ne semble présenter la moindre vraisemblance : je ne vois que désert sexuel tout autour de moi...), Ludovika obtint la garde exclusive des trois garçons. Certains pensent qu'elle épousa son avocat, grand amateur d'enfants. 
    	Ils seraient tous partis dans le Cantal : au bout du monde. Le Dr Maatz connaît la route ; en remontant vers le nord-est par Fumel et Rouget, on gagne vite Aurillac, voire St-Flour. Mais à quoi bon. Confiscation donc de descendants âgés aujourd'hui de 8 à 14 ans, qui oublient leur père corps et bien. Rien dont l'homme se détache aussi aisément que des liens de paternité (Pascal Maatz ne dispose pas d'une sensibilité exceptionnelle : comment supporter, sinon, d'entrer ainsi, professionnellement, et par effraction, dans le corps des gens ? - exception faite cependant de ses émotions pieuses dans son oratoire, trop chaud l'été, trop froid l'hiver, juste  sous les tuiles du toit, où nul ne doit avoir accès).
    Il en change lui-même les fleurs. S'y livre à des ostentations secrètes de piété : acteur et public. Enfant déjà il installait, sous ses combles, une chapelle à Marie, nourrie de représentations saint-sulpiciennes : fades crucifix, chromos de madones – sur le sol un Antoine au discret cochon. Adulte à présent, Pascal célèbre son culte sur un prie-Dieu rapetassé, face à quelques objets larcinés sur les tombes (depuis, saisi de contrition, il demande pardon aux morts), sans oublier la grande Vierge tout en bleu et Thérèse  Gobe-Glaires (de Lisieux). Il se recueille ainsi entre deux consultants, leur faisant croire à des urgences. Fâcheux pourtant qu'on le voie redescendre de sa soupente en remontant, à la dérobée,  sa braguette. Il fréquente Bordeaux, 18 rue H., une habitude, selon Mauriac in Genitrix : Madeleine, de la  génération du  baby-boom (45/69) : propre, rangée, en gris, pas trop physique, la cinquantaine honnête avec un sac à main cabas  ; un peu popote, une fois par quinzaine, pour l'hygiène. 
    Le docteur ne veut pas savoir qui passe avant, qui passe après - « quatre ou cinq fois par jour lui dit-elle, on n'est pas des vaches tout de même » . Un jeudi sur deux. Il pourrait aussi bien séduire n'importe quelle femme dans un délai raisonnable – mais  pas que ça à foutre [sic]  

    COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 7

     

     

     

    	
    							X
    
    	Grand B
    François dit Frank Nau, cadet et chaussurier, naquit d'un autre père. C'est un lunatique, à qui survint la fantaisie de transformer un jour sa maîtresse Annemari-e (diphtongue germanique) - en pénitente du strip-tease, sans qu'elle ait pu toutefois y renoncer tout à fait. François dit Frank a souvent traqué chez lui, ou chez l'autre, la névrose de haut vol, sans pouvoir pourtant frôler ces hauts portails de la folie. François dit Frank n'a pas brillé par ses études ; ce n'est pas qu'il se soit particulièrement vautré dans la cancrerie : simplement, rien de ce qu'on appelle choses de l'esprit (la médecine ?) ne l'a véritablement passionné.  Le choix des chaussures, après tout - l'hygiène des pieds, jusqu'aux bonnes ou petites manières, gestes pour mettre ou ôter ses souliers, ne révèlent-ils pas l'homme et l'âme aussi sûrement que ses furoncles ou ses rythmes cardiaques ?  
    
    François dit Frank, passé vendeur après stage à Fougères (mise en place, fichier clients), s'est porté acquéreur d'un atelier du Périgord. Tourne sur les marchés, négocie ses ventes, ce qui lui rembourse l'essence et l'usure. La camionnette s'ouvre à tribord par un auvent latéral, exhibant les chaussures en boîtes carton ou transparentes : Zaramion, Lady-Top, Princesse Alyne. Il faut bien vivre. Et, pour l'orgueil, affichant prix et délais, du sur mesures, « couture trépointe ». Lui reviennent parfois des éclairs hors-saison sur son passé, ou sur l'argent qu'il devrait à Pascal,  s'il prenait cruauté à ce dernier de se faire rembourser. François dit Frank ne ressemble à son frère que par l'implantation de ses cheveux,  dégagés à mi-crâne et blancs, depuis la trentaine. 
    	Outre les souliers haut de gamme et l'étude de la langue tchèque (hommage à grand-mère Agata), François dit Frank Nau s'intéresse au tarot, sans en tirer bénéfice,  mais non sans conclure, en privé, sur certains indices : leur pléthore démontre nécessairement une trame explicative, ou l'autre. Le nébuleux devient déduction ; rien qui s'oppose plus aux logiques mathématico-médicales ! D'où, chez notre cartomancien, ce flou de l'âme et ce vice artistique : talmudiste ou catholique, marxiste ou freudien - quoi que vous puissiez ruminer ou concevoir, quelles que soient vos restrictions les plus personnelles - toujours l'un ou l'autre de ces vagues devins parviendra à ficher sa flèche au milieu de vos cœurs. 
    	Chaque lame reçoit de lui seul désormais sa signification, à sa guise. C'est pour ne pas COLLIGNON        DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU	8
    
    
    
    
    entacher le renom de son frère, médecin généraliste ! qu'il affiche l'identité controuvée de Frank Nau. Il n'a pu le faire inscrire à l'état civil, mais se désigne ainsi sur son auvent de camion : "Frank Nau, Fort-Saint-Jacques, Dordogne ». François dit Frank est un homme "sensuel, sans problème" - sens. ss. pb. Ils sont tous deux fils officiels d'un cardiologue nantais, rigoriste, qui préfère au bâtard son légitime. Renchérissant dans le convenu, la mère adore  ce petit François, son "fils en coton" comme elle l'appelle. Bouclé avant même d'avoir blanchi. Dès la mort de ses deux parents, voici trois et quatre ans, Frank Nau manifestera de grandes dispositions hétérosexuelles, comme si en vérité la vie lui avait ôté le capuchon des yeux ; sa maîtresse actuelle est une Germanique, issue des Mertzmüller de Rauffendorf, aus einer großen Familie. Une grande blonde à tresses postiches, strip-teaseuse « en scène et à domicile », et qui n'accorde à ses peepers que la stricte abstinence. 
    	Que François dit Frank Nau, 1m 68, savetier (s'il en reste) à St-Jacques et Fougères soit parvenu à s'attirer les bonnes grâces d'une telle femme, une artiste ! tient du miracle : sociétal, conjugal - lui, le raté ("...ton frère a décroché son diplôme de médecine !") baise l'une des plus belles Èves de France et d'Allemagne. La mère, sans jalousie, demeure en excellents termes avec son fils, l'admirant même plus que l'autre : nul ne contestera qu'il soit plus facile, à y bien regarder, d'escalader sept années  d'études après le bac, dont deux en externat même indemnisé, que d'inscrire sur ses tablettes non seulement une femme, ce qui en soi constitue déjà un exploit, mais l'une de ces athlètes glacées qui lèvent la cuisse en cadence ou se déloque savamment, fût-ce de Rodez à Béziers à mille francs l'entrée sans le champagne.
    							
    							X
    
    	Pascal, pour sa part, exerce en contrebas d'un de ces bleds que surmonte un axe départemental, en l'occurrence Salbez-Moncap-Faucon. Le pharmacien occupe un recoin humide place Arbrissel (1047-1117). Potard et toubib se renvoient leur clientèle entre catarrhes et matins de cuites : le Baron d'Yeul se laisse boire et le brouillard tient bien la route. Entre les deux caducées, le simple et le double, se  dresse la Salle des Fêtes au fond d'une fausse impasse - jusqu'à la chicane d'un sentier mal rembourré de tuiles, qui mène sous le nez des vaches et plus si affinités. Moncap, sept cents habitantsfaçades et pavés noirs. 
    
    CHAPITRE DEUX 
    CONFIDENCES NON DE FEMMES – PREMIER DÉVOIEMENT		9
    
    
    
    	Ne pensons pas que deux confidentes se limitent à parler de cul ; nous évoquons ici pourtant, loin des métropoles, une horizontale en rupture de passes et son amie dont nous parlions plus haut, Annelore Mertzmüller, strip-teaseuse. Le piquant de l'affaire est en effet que la maîtresse du chaussurier et celle du médecin se connaissent et se croisent depuis trop d'années : Annelore offre en scène son cul dans une aura de compassion bouddhique, tandis qu'Madeleine Bost, ex-boulangère, se vendait naguère en métropole bordelaise pour 3 francs 6 sous, tarif Palais-Royal. Or les deux amies parlent le moins possible de sexe. Leurs assises se tiennent dans un salon de thé du quartier piéton, à Saintes (Mediolanum Santonum). Comme elles sortent d'une vie mouvementée, elles comparent leurs voyages. 
    	Elles n'ignorent pas qu'elles possèdent chacune son homme, sans se douter d'abord  que ces deux-là soient frères, de noms différents mais de mère unique, et lorraine. Les deux amies connaissent les itinéraires, et s'échangent recettes et adresses de routiers : « abondants, mais si bruyants ! » - puis vont chasser plus loin. 
    						X
    
    À Châteauneuf-en-Bousse , au pied de cette place forte aujourd'hui renfrognée dans la neige, se cache le monument négligé de Robert du Plessis-Bertrand, que les livres d'histoire ne mentionnent plus. Mais nos demi-frères pour leur part découvrent un club de chasse, où se rencontrent des paysans forment madrés, aux yeux non moins finauds, tous inoffensifs et reposants tant qu'il ne s'agit pas d'héritages ou de bonnes mœurs (nous disons "en-Bousse", nous excusant à l'avance auprès de l'équipe municipale, qui devra bien se résoudre à ce que l'on ne parle pas uniquement de sa commune en termes de dépliants touristiques). L'amitié entre femmes, dans l'imaginaire de l'homme, n'est trop souvent qu'une possibilité d'infinies consolations après une baise trop rude ou ratée, l'homme  n'offrant souvent d'autre choix que l'allégresse du soudard ou la flaccidité de l'ivrogne… 
    	Il existe à l'écart de la route un hôtel au bas du plateau, vers le sud. Là s'est confiné un simple client ; il a monté la butte et l'a redescendue vers le nord dans la neige d'un chemin creux, cherchant le monument si encensé jadis par son maître d'école, aujourd'hui cénotaphe si délabré, où Robert du Plessis-Bertrand sur son lit de mort  reçut des Bavarois les clés de la ville. Son corps se décomposa sur les chemins, et l'on dut procéder à une totale éviscération puis ébullition. Mais en  COLLIGNON        DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU   10
    
    
    laissant derrière soi la Tarenne, l'homme lui a très précisément tourné le dos ; il remonte vers   le bar-tabac, bredouille et réfrigéré, face au portail roman. « Quelle température fait-il ? » demande la patronne à la cantonade.  -  Cinq sous zéro, répond-il. « Dix ! s'indigne la buraliste, moins dix ! - Je ne pense pas répond-il. La bonne femme prend vivement l'assistance à témoin pour fustiger ce plateau pourri coupé de tout on les voit défiler sur l'autoroute en  bas, y en a pas un qui monterait s'arrêter ici - Madame, vous habitez un pays que vous ne méritez pas – mais il se tait. La tenancière prend parfois trois semaines pour arrondir sa bourse sur le trottoir de Limoges ou Bordeaux et se fait relayer par une collègue : roulement de roulures. L'inconnu repart en sortie de bourg, Hôtel Citarel, surchauffé ; se change, enfile son veston de curé, descend dîner. 
    	Deux couples en table 10 ; Pascal Maatz et son ex-boulangère en rupture de tapin, Madeleine Bost ; plus, sa meilleure amie, Annelore Mertzmüller, de noble famille schwartzwaldienne,  avec François dit Frank Nau. Tous quatre mangent, boivent et s'agitent beaucoup ; l'ambiance vire à la baise d'après le dessert. Le prêtre anonyme repart dans sa chambre, guette par la porte ouverte de la salle de bain la bande son d'un coït acharné. Il se branle deux fois au-dessus du bidet, pour éviter les saloperies des chambrières, soigneusement hurlées à voix basse : il est dérangé çui-là tout seul la nuit et des traces dans les draps,. Les femmes, en effet, ne laissent aucune trace. Petit-déjeuner : 
    	« Qu'est-ce qu'il m'a mis hier soir ! (chuchoté) et toi ? 
    	 - Il n'a pas pu, il était trop soûl !  
    	Madeleine rescapée du trottoir confirme l'échec du docteur Maatz. Si petite, moche et terne - bouclée grisonnante -  que c'est elle qui doit baiser le mieux. L'ouïe exacerbée du curé gris souris chope les  miettes au-dessus des tasses.  
    	- Et le corbeau ? 
    	- ...un client - il part juste après. » Telle est très souvent la coutume chez les femmes : à tout échec au pieu, consolation lesbo. Entre femmes ça ne compte pas - les hommes, c'est curieux, pensent très exactement le contraire. Le prêtre paye ostensiblement.  Tu vois bien ! murmure la Mertzmüller, à la limite de l'audible. Il flâne faussement dans le hall d'entrée,  voit les deux amies gagner croit-il le  couloir des chambres – pas d'issue par là – puis revient sur ses pas : moquette rouge muqueuse, chaque porte entrouverte émet de troublants effluves. Puis la ventilation forcenée (-5°) décèle au loin les ombres ambiguës des femmes de service, faisant de son cheminement toute une gynécographies ; second échec : les fesses flétries (par trop d'hommages ou trop de négligence) l'auront éventé. 
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     Alertées par ce bon père en civil dont la fausse indifférence évite jusqu'au moindre frôlement de pain ou de cuillère, elles se sont entendues, au quart de cil, pour un refuge plus sûr. L'ecclésiastique fureteur se demande ce qu'elles ont toutes à jouir d'une façon si particulière. La solution serait que Mertzmüller, Annelore, strip-teaseuse, baise de tous ses centimètres carrés de peau, sans la moindre extériorisation, simulatrice à rebours (feindre de ne pas jouir), tandis que l'homme se contorsionne. C'est ainsi que les deux amies tenaient les deux frères dans l'ignorance ; eux non plus n'ont rien révélé, aussi chaque sexe s'imagine avoir dupé l'autre. Annelore après l'amour fait bouffer ses cheveux sur son front. 
    	Madeleine, bigote et pute, reste simplement moche ; elle baise le pendentif en croix qu'elle n'a pas quitté, chaste ce matin-là, en dépit des assauts médicaux plus qu'avinés. Annelore de son côté se livre dans sa solitude à la macération, mortifiant sa chair exhibée par des jeûnes, pour éviter sur scène les traces d'un éventuel fouet de discipline. La flagellation -  expiation définitive - elle l'envisage contre un pilier d'église, juste la veille de sa retraite. Ce qui n'est pas demain la veille. Précisons si ce n'est déjà fait que le père Duguay (l'espion d'hôtel, c'était lui ! d'où la fuite ! ah le con!) est curé de cette paroisse. Madeleine ne l'a pas reconnu.  Annelore, bien évidemment, si. Elle ne l'a jamais décrit. 
    	Elle  a rejeté tout scandale entre les petits pains et les cafés. L'impudent François Duguay ne sera ni petit, ni chafouin - ni énorme ni maigre, ni rien de ce que sont les curés dans les livres, mais parfaitement banal, si ce n'est un penchant vers l'espionnage masochiste, et, jadis, une propension à faire l'original dans les fonds de bistrots pour attirer l'attention des hommes à l'heure de la fermeture, puis s'éclipser sans conclure… Quant à sa bonne, la soixantaine, bigote en sauce,  teint de pruneau, ex-jeannette et guide, elle n'a pas du tout le sexe fripé, comme se le figurent les mécréants, mais une vulve à peu près vierge, parfaitement constituée, par analogie avec le zizi qu'il nous fut donné d'apercevoir sous les draps d'hôpital, vivement soulevés, où gisait un curé de C., agité par les drogues. 
    	Moi qui vous parle, j'ai entrevu un zizi de curé, et il n'était pas pédophile, je le jure. 	
    	
    
    
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    DEUXIEME DÉVOIEMENT
    
    Le but du jeu est d'établir un savant basculement, de la Vie à la Mort (au masculin comme il se doit, der Tod), de l'ascétisme à la joie s'il se peut. Or passant quelque jour par l'immense cimetière de Limoges, j'y fus frappé par une épitaphe poignante, sur une plaque émaillée : 
    			"A MON MARI – A SON ŒUVRE"
    accompagnée d'un autoportrait  à l'encre sous verre bombé, assez bon, sans plus ; d'autres portraits ornaient trois dalles voisines, comme si les amis du défunt avaient poussé l'abnégation jusqu'à se faire inhumer dans la même section. Mon dos fut alors parcouru d'un frisson. Je fus aussi frappé, à Limoges, mais plus subsidiairement, par la carte postale représentant "l'Hôtel de  Ville" d'Alfred Leclerc, "construit à l'imitation de celui de Paris" ;  ce qui serait risible, si je n'avais pas assisté à un spectacle théâtral extraordinaire, où tout s'explique : une troupe locale avait ressuscité le sinistre cabaret du Dernier des Hommes à St-Cyr-sur-Morin, Zone crapuleuse des années 25, dans une   nostalgie pathétique. 
    	Venu à Limoges pour me changer d'air (à chacun son budget), je retrouvais le dépaysement, au creux même du dépaysement : ces comédiens limousins non plus n'aimaient ni leur ville ni leur époque. Je voyais sur la piste des Limougeauds et  Geaudes clamant (...archifaux!) la soif inextinguible d'un Paname inexorablement  passé et dépassé - celui de Joséphine, celui de Paul Poiret ; d'un Paris aspirateur de tous les arrière-grands-parents arrachés de leurs vertes prairies bien fauchées d'Ambazac ou de St-Yrieix .Spectacle à tordre les entrailles, grandiose, ringard, englué quelque part dans les marécages des second et premier degrés. Beate Hoffmann, bonne du curé (« pute le week-end à Bordeaux rue H. » - ce serait drôle) s'enfuira peut-être en compagnie de l'essuyeuse de verres au fond du café de La Teste (Gironde), formant l'un de ces si nombreux couples de femmes en cavale. 
    	Quant au docteur Maatz, client occasionnel, il deviendrait si bouffon dans ses oraisons, là-haut sous les combles, qu'il s'en suiciderait. Mais les poutres sont trop basses.  Je calomnie mes personnages.
    
    							X
    
    COLLIGNON   DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU CHAPITRE TROIS									13
    
    
    
    	Les hommes communiqueraient par téléphone car ceci se passait en des temps très anciens. N'est-il pas préférable d'entendre une voix humaine au bout d'un fil ? telle est du moins l'opinion courante. Les personnages féminins se déplacent, personnellement, plus volontiers. Il faut de nos jours que les femmes figurent le mouvement, après avoir symbolisé du fond des âges l'immobilité ("L'homme est le voyageur, la femme est le clocher", disait à peu près le plus mauvais  Musset).
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    CHAPITRE QUATRE 
    TROISIÈME DÉVOIEMENT
    
    
    
    		Ben Zaf. Tête rouge, bouche toujours ouverte comme une carpe sur la berge. Perpétuellement vif, gros et hors d'haleine. Le docteur Maatz fait sa connaissance à l'occasion d'une exposition, car Fat Ben Zaf tient galerie, et le toubib veut persuader sa maîtresse autrefois pute, Madeleine Bost (9 rue H.) à présenter au public ses productions plastiques. .Naîtra entre ces deux hommes, le médecin et le gros tenancier,  une complicité inexcusable entre deux êtres opposés, au nom de l'art. Maatz parle donc ainsi à son complice : "Je veux que tu trouves merveilleux, incomparables, les sculptures de mon "habitude" (il le tutoie d'emblée, lui explique brièvement ce qu'il faut entendre par "habitude") « et que tu le fasses savoir, partout autour de toi ».  
    Le patron de bar-galeriste commande à travers salle un "Bourbon Quatre  Roses" pour lui et son client. Toujours haletant, toujours soufflant : Sa Vitalité est épuisante  Il boit peu. Offre des orangeades avec ou sans vodka. Madeleine, pute-sculptrice, assiste cette fois aux entretiens suivants. Il s'agit donc d'exposer ses sculptures : laides, pyramidales, cubiques ou sphériques  plus ou moins   barbouillées, emboîtées, râpées, lissées. Le gros Ben Zaf se montre enthousiaste. Une fois sifflés les orangeades et le bourbonsmall batch petit lot ») le contrat est signé. Madeleine Bost est tirée d'affaire, 2-64-03-05-61-0814. Elle sculptait déjà entre deux passes. Le petit studio près du lit à « deux places l'un dans l'autre » devenait exigu. « Moi, je sculpte » précise-t-elle. « Les autres ne sont que des installateurs ! des étalagistes . »  - Madeleine, ôte ta poutre… Parfois même elle soude au fer Conrad 50W.  
    Ben Zaf répète en boucle c'est inimitable - ça n'a rien à voir. Les critiques sont assassines : "L'esthétique du panier à salade" (Les Aventuriers) - parfois les critiques écrivent vraiment ce qu'ils pensent. « Ce qu'elle sculpte tient debout, n'importe où, s'adapte à tout, noir ou blanc, gris, rose. » François dit Frank Nau, chaussurier, encourage du fin fond de l'Ille-et-Vilaine la maîtresse de son frère. Le docteur Maatz : « Surtout ne pas déprimer ! » La médecine selon lui se tient stricto sensu entre le laisser-faire naturaliste et le minimum interventionniste. Pascal, dans sa pratique et dans ses goûts, s'oppose à l'acharnement thérapeutique. Il serre dans son portefeuille un formulaire en ce sens COLLIGNON   DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU    15	
    CHAPITRE QUATRE
    
    
     Mourir Dignement. Don du foie, de la rate et du cœur (ce qu'il en reste dit-il). Jamais le pieux docteur Maatze n'est  parvenu à faire modeler par sa maîtresse la moindre Maternité ni Pietà. Il est vrai que certains artistes ne se font aucun scrupule de dégager, dans le creux d'un bois flotté, à coups de gouge, une boule surmontée d'un crâne : "La Vierge", déclament-ils, "avecques son Enfant" (ou ce qu'on voudra). Le docteur prie toujours quant à lui devant sa Vierge bleu ciel dès qu'il en a l'occasion. « Mais pas devant des sphères » dit-il. L'amant d'Hélène -  sculptrice d'occasion - joue le bon prince et paye tout. Dans ces relations improprement qualifiées de "machistes", c'est aussi bien la femme qui protège l'homme. 
    	De l'autre côté de la table à café standard grenouillent le gros Arabe et son bourbon : "Ben Zaf, "Fils du Vent" -  « Fils de rab » rectifie le docteur – Kader lui jette un regard noir - « ...je prends 20% à la vente. L'exposition se fait dans le bar : rez-de-chaussée, mezzanine, à votre choix. Toute sorte de compartiments et de recoins, bien éclairés de partout, grande surfaces exposante. » Le bar occupe la totalité du rez-de-chaussée, mezzanine à balustres sur trois parois. Le plancher pose sur des entrecroisements de pilotis, face au port  envasé 14h/24 – embarcations sur le flanc à marée basse. Sous le plafond se suspend une pinasse Bonnin Frères à hélice 1909 : L'Amicale, à mi-hauteur, passée au brou de noix. 
    	Juste sous la quille, un comptoir biface en longueur alla spina (long mur aux deux extrémités duquel viraient serré les chars de course– perchoir des parieurs téméraires). Et de partout, Bordeaux, Lyon, Rodez, accourent peintres et sculpteurs pour profiter des effluves de fraîchin et de brai de calfat. Ben Zaf s'essouffle, boit peu, tend sur son ventre à bout de bras des contrats que chacun signe et parafe. L'exposition tiennent les plus grands pans de  mur auprès du bar, ou les surfaces lambrissées sur deux niveaux. Pas question d'accéder à la pinasse qui fracasserait tout sous sa chute. Ben Zaf de plus se flatte d'une excellente initiative : inviter un big swing band à péter les tympans, avec piano dans le fond et sexagénaires hilares sur la photo du site, trompette, rythmique etc ; (Ben Zaf n'y connaît rien) « juste pour le vernissage" - contresens aussi barbare que « Jazz en Quercy » ou de Haute-Provence au pied des vieux murs, dont les meilleurs tutti évoquent au mieux l'harmonie du verre pilé au fond d'une lessiveuse -ou si vous préférez, une soirée Salsa-Clé-en-Main ?
    	Mais 20 % de réduction ne sont pas à négliger. Devoir se brailler dans la gueule pour s'entendre parler pousse à l'indulgence, et les buts du Dr Pascal, pour l'instant, restent encore obscurs.
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    CHAPITRE CINQ
    
    
    
    Le Père Duguay à Châteauneuf, espion auriculaire, s'est vu précisément délégué auprès d'Annelore M., strip-teaseuse au grand cœur, qui se fait troncher en chambre après avoir offert en scène son spectacle à Dieu. Le prêtre connaît aussi Fat Kader ben Zaf à la Teste, près d'Arcachon. Tout ce petit monde bouge beaucoup. Chaque demi-frère (le médecin, le chaussurier) s'est mis en tête, un moment, de corrompre, quelle qu'en soit la manière, la maîtresse de l'autre : celle du pieux Généraliste, celle du Godassier ; comment s'y prendre ? Pascal prépare toute une casuistique, afin de paralyser petit à petit la strip-teaseuse de son frère dans le filet du péché, on ne peut plus étranger à cette dame. 
    	Or ce premier projet s'avère intenable : trop de consultations, trop de contestations, de pages à composer, trop de soi-même à jeter dans une tâche frivole ou dans un trou sans fond : devenir célèbre et rester soi-même ? un tour de force ! bien sot qui place sa survie sur une si hasardeuse barcasse - écriture, lecture, qu'est-ce donc que cela ? Chacun se borne donc, en définitive, à défigurer sa propre maîtresse, et, sans le savoir, court au désastre  : en effet, une telle individualisation des tâches les perdra tous deux. Le Père Duguay, mandaté dans un premier temps par les deux frères, ne rendra donc plus ses rapports qu'au spécialiste du pied, François dit Frank Nau. 
    	Le prêtre espère à présent voir, et non plus entendre seulement, telle ou telle femme en train de baiser, au lieu de se branler lui-même misérablement à l'abri d'une cloison au-dessus du bidet (pas de tache, évacuation immédiate). ...Après son espionnage donc des corridors d'hôtel, le Père Duguay (ni grand ni petit, ni chafouin ni ventru ; c'est déjà trop qu'il soit ordonné prêtre) a regagné son église en lave, dont le porche un peu de  biais fait à peu près face au bistrot-cartes-postales, de part et d'autre de foutus courants d'air. Il ne se sent chez lui que dans son église, multipliant les signes de croix, recueillant les maigres aumônes des troncs : St-Antoine, Ste-Thérèse (qui a vraiment sur sa photographie des traits de paysanne).
    Il ne se rappelle plus quelle autre, ou peut-être la même, fut obsédée dans son agonie par la vision d'un grand mur gris. « Le Christ est peut-être un grand mur gris". Duguay prie à genoux bras en croix, ou de tout son long sur les dalles quand le portail est clos. Toute exubérance est en effet honnie du peuple autant que du Clergé, qui s'est bien juré de mettre au pas les visionnaires et autres saltimbanques ; Duguay a tout intérêt à se méfier des vieilles salopes qui ont viré son prédécesseur, lequel avait émis des doutes, pendant son sermon, sur la virginité de Marie ; il en avait été de même COLLIGNON   DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU    17
    CHAPITRE CINQ
    
    
    
    pour le précédent, parti visiter Nazareth avec le Denier Jubilaire, au lieu de le donner aux pauvres. Duguay passe un peu trop souvent derrière le vieil autel, celui qui ne sert plus, pestant contre les chandeliers fendus sous la crasse. Il se souvient aussi d'un soir où, de son vivant, perdu dans les Landes, il s'était réfugié en tenue laïque au fond d'un bistrot avant fermeture. Et à son insu (donnez-moi mon Dieu pleine maîtrise de mon corps) avait multiplié tics et mimiques au point d'attirer l'attention d'un client du cru. Ce dernier s'était détourné des autres, et le contemplait depuis le bar d'un air étrange. Duguay s'aperçut alors, avec un horrible malaise, qu'il avait dragué cet homme, et qu'il ne lui faudrait pas trois minutes avant que cet inconnu ne le rejoignît à sa table et ne l'invitât chez lui tous volets fermés. 
    	Duguay s'éclipsa in extremis et ne voyagea plus. Depuis, il se cloître dans son église : verrou poussé, génuflexion, traversée de la sacristie - trois marches de plus, et le voici au presbytère mitoyen. Parfois il salue l'autel en claquant des talons, bras tendu. Jamais Monseigneur n'a eu vent de lui ni de sa paroisse. Pourtant le prêtre est bien dingue. Son invention favorite était le téléphone, qui, sans posséder encore (à cette époque) la magie de l'informatique, permettait déjà de réduire les contacts au seul son de la voix : il obtenait instantanément, dans la discrétion, ce musulman du Bassin d'Arcachon qu'il avait connu jadis Dieu sait comment. Tous deux, Kader Ben Zaf, bien grossi, et lui, prêtre ordinaire, obéissent aux directives des deux frères : Pascal, médecin, et François dit Frank Nau, vendeur de chaussures. 
    	Mais ces deux-manquent d'envergure, et de résolution. Ils se contentent de prendre des nouvelles, comme un maquereau « relève le compteur », mais sans la moindre trace d'arrogance. Ben Zaf se charge donc, en définitive, de l'ancienne prostituée, Bost, et l'héberge pour rien dans sa soupente, lui faisant enchaîner stage plastique sur stage plastique : Maatz l'a persuadée, quant à elle, de se sculpter sculptrice, lui fait miroiter les prestigieux débouchés d'un café-galerie visité depuis Paris. Depuis, Madeleine ne quitte plus guère le Bassin, glaise au four après glaise au four. Cela lui convient.  Son amie, la Mertzmüller,  là-haut, s'effeuille encore sur les scènes de Tarbes ou  Montluçon, et n'en démord pas : c'est faire œuvre pie que de montrer son cul, œuvre divine. 
    	Annelore affirme avoir préservé plus de cent trente pédophiles du passage à l'acte – à moins qu'elle ne les y ait incités, car il est formellement interdit aux effeuilleuse de se prostituer sous peine de renvoi immédiat ; elle excite, puis se dérobe. Que reste-t-il au soulagement des hommes ? pour certains pervers, la réponse va de soi. Mertzmüller Annelore apprécie pourtant l'acte de chair : à COLLIGNON   DU PÉCHÉ  DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU    18
    CHAPITRE CINQ
    
    
    
    chaque assaut charnel du marchand de chaussures, elle émet un grand cri, comme à l'hôtel de Châteauneuf précisément où le Père Duguay appréciait, de manu, son art du cantabilé amoroso ; les injonctions  de François dit Frank à son âme pusillanime et damnée restaient confuses - à moins qu'il ne se fût agi de faire toucher du doigt l'irréparable séparation de l'âme et du corps ? ...conception qui révulsait, précisément, le père Duguay. Parfois, le prêtre se prenait à détester son Église. Et tandis que son commanditaire François dit Frank s'essoufflait à suivre l'effeuilleuse de Néris à Forges-les-Eaux, le bon père, pour sa part, demeurait sur le plateau, en retrait, jaloux de reprendre pleine autorité sur elle, et craignant les pédés de rencontre. 
    	Les deux frères pensaient asservir leurs maîtresses respectives, leur faire payer ce qu'ils n'avaient jamais vécu : être femme. Il faut en vérité que ces deux-là soient bien frappés. Qu'ils aient beaucoup de temps ou des réserves sur leur compte. Leurs activités en effet s'effilochent. La demi-fraternité n'aboutit qu'à l'éventail restreint des demi-mesures. Jamais ils n'auraient songé tous deux à se concerter, à échanger de longues stratégies. Chacun pour soi : est-ce que ce sont des manières ? Les deux maîtresses ne les voient guère que de loin en loin, uniquement pour un coup, « une passe ». Les dialogues restent brefs, si les actes sont prolongés ; la corvée n'est pas coûteuse. En vérité, chacun, ici, chacune, pense à autre chose. Il faut donc nécessairement que les acolytes, Père Duguay sur le plateau et Fat Kader sur le bassin, fassent fausse route. 
    	Sinon c'est à pleurer. Les deux supposées victimes, rappelons-le, se consultent régulièrement, non seulement à Châteauneuf-en-Bousse, comme il est normal entre belles-sœurs de la main gauche (ayant fini par l'apprendre), mais aussi, ce que les hommes ignorent, dans le fameux café vieillot, religieusement conservé, de la zone piétonnière à Saintes (Charente Maritime).

    COLLIGNON DU PÉCHÉ DE CHAIR DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU 19

    CHAPITRE SIX
    
    
    
    
    			« Allô ? Fat Kader ben Zaf ? tout baigne à La Teste ! » C'est le mot de passe. Kader fait fête à l'autre bout du fil à son ami Duguay, prêtre et acolyte en manipulation : oui, dit le cabaretier ; mademoiselle Bost, ex-boulangère des trottoirs, mord à l'hameçon, se pose en artiste, et commence même à sourire. Des stratagèmes sont élaborés pour écouler ses œuvres, grâce à quelques habiles galeristes et commissaires priseurs. Quant au curé, là-haut sous sa Margeride, que peut-il prétendre ? Avoir persuadé Annelore de s'enterrer quelques journées par mois à Châteauneuf-en-Bousse (1280 mètres), pris d'assaut par Robert de Montbrond (1370) – tient déjà de l'exploit.  	En vérité pourtant, les  négligences et le dilettantisme des commanditaires ont abouti à ce constat : les seconds rôles ont pris le pouvoir. 
    
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    	Annelore Mertzmüller, comme nombre de mystiques, éprouve souvent une nécessité de discipline et de rachat : entre ses tournées, soumises aux aléas de crépusculaires imprésarios, elle se livre à des retraites, conjugales sinon monastiques, auprès de  François dit Frank Nau, marchand de chaussures, en son hôtel Citarel chambre 8 – sans toutefois dépasser le fétichisme des jarretelles, ce que la  femme (en quelque sorte) estime dégradant - so gemein !  soupire-t-elle, so erniedrigend ! Mertzmüller jouit peu. Quant aux autres décrochages, Mertzmüller les consacre à ses bronches, pour les soustraire aux tabagies passives sous les voûtes des caveaux et autres bars à musique.  « Nous irons » dit Frank « à Châteauneuf-en-Bousse, ou bien La Chaise-Dieu ». 
    	Va pour Châteauneuf. Le père Duguay se rengorge, abreuve là-haut sa victime de  casuistique, invoque les grands jésuites du XVIIIe siècle, les RR. PP. Habert et Valla. Pensée rococo dit-il. Annelore lui prête une oreille indécise ; le cadeau visuel de sa chair nudée aux messieurs (et dames) très chics et d'un certain âge lui semble encore bien plus personnel que toutes les pénitences et réconciliations. Les reproches de frivolité la laissent de glace. La translation de sa beauté (toute palpation serait du dernier déplacé) relève non seulement les virilités flapies mais aussi  à ses yeux son propre niveau de conscience, infiniment supérieur aux raisonnements vétilleux d'un jésuite. 	Cependant, Annelore étouffe. Les frères commanditaires ont laissé carte blanche à Duguay. Ils se sont fait, sur le Bassin ou sur les hauts plateaux, supplanter. Les demi-frères soudoyeurs n'ont rien pris au sérieux, ni les entraves ni leur amour. Le temps des donjons n'est plus, mais des têtes vides et des cœurs de papier. Ce que  Duguay n'a pas prévu, c'est qu'Annelore est de plus en plus attirée par Beate Hoffmann, servante et dentellière ; car l'amitié (tout sexe hors sujet) se révèle souvent plus ardente que toute autre attache de convention. Aucun rapport avec les compensations que l'on s'octroyait entre femmes, quand Pascal et Frank (calibre 420) partent en chasse. Tout reste bien compartimenté ; Annelore la strip-teaseuse consolide, au fond des campagnes, des relations plus solides qu'entre filles de salle. Elle rejoint, au second étage du presbytère, la bonne du curé, bossue d'origine allemande elle aussi, la soixantaine. Qui recoud, reprise tout, aubes, surplis réglementés par Vatican II. « Au contraire de mon métier », dit l'effeuilleuse en souriant. 
    	La sexagénaire invente et brode à satiété ses vêtements sacerdotaux, comme avant la tenue du Concile. Elle en coud même de très excentriques, inspirés du cinéma (cardinaux à roulettes ?). Il règne entre ces deux femmes, Beate und Annelore, dans cette mansarde à l'armoire profonde, d'impalpables affinités. D'emblée, elles se parlent en allemand - Annelore ne trouve à l'employer sur scène que dans ses pastiches de Marlène, longue et grave - qui ne lui conviennent pas. Quel plaisir de converser avec Beatrice, qui préserve ce Hochdeutsch suranné de Luther, prononcé en lettres gothiques... Nul ne les comprend, pas même le Père Duguay, qui se targue de germanisme, niveau guide touristique : n'a-t-il pas rédigé la notice Châteauneuf-en-Bousse und seine Umgebung (« et ses environs »), dont une touriste du Mecklembourg lui a renvoyé à sa grande honte un exemplaire abondamment rectifié, qu'il dissimule mais consulte. 
    	Les deux femmes baptisent leurs conversations d'un beau nom français : « Les Entretiens de la mansarde » ; ils portent sur la nomenclature des habits ou ornements, dans les deux langues ; sur les points et figures de broderies et brocarts. Ces envoûtantes litanies bilingues pourraient aussi bien tirer de l'ombre ces solides armures des combattants terrestres, reîtres et chevaliers d'Auvergne et de Dauphiné sur les rives du Rhône, entre St-Clair et Condrieu - de celles que portait précisément vers 1330 Robert du Plessis-Bertrand. … Après de longs silence où toutes les deux cousent (Mertzmüller lève ainsi de mémoire ses patrons de scène), les propos s'orientent inévitablement vers les grandes manœuvres des Mâles et des faux-culs (falschen Fünfziger, « faux quinquagénaires »…) : « Je vous sauverai de toutes ces manigances chère amie, croyez-moi ! » Beate (« Sœur Beate », dit le prêtre) se chipote souvent avec le Père Duguay, de ces petits accrochages entre cousin/cousine passé l'âge de se tripoter – comme s'ils l'étaient en vérité.
    	Le sujet de ces escarmouches est souvent de savoir l'usage auquel il convient d'attribuer les grosses pièces de 10F de la quête, 
    
    
    CHAPITRE SEPT
    
    
    
    Bien que la fille Bost, prostituée rangée, participe aux orgies modérées de Châteauneuf (quand le Docteur à jeun s'y rend en vacances), il lui reste son « ouverture sur le Bassin » ;  là-bas, sa principale alliée reste la propre épouse de Fat Ben Zaf. Autant ce dernier, directeur de son stage, rouge et haletant (combien de temps encore ?) répand autour de lui le vent et l'agitation, autant sa compagne se cantonne, attentionnée, à l'office du bar. Le jour du vernissage, le swing band bien tonitruant s'était montré commode pour elles deux : par-dessous le vacarme des cuivres, elles vaitn découvert un de ces tunnels de fréquences bénies des sourds et audibles d'eux seuls. 
    	Mais qu'un intrus survienne – qu'est-ce que tu peux bien entendre avec le son si bas -  et force le volume -  et tout se brouille ; le sourd ou la sourde se lève et s'en va. « BCBG » est le surnom donné par Fat Ben Zaf à sa femme. Femme aux longs cheveux blonds serrés en queue de cheval, meilleur et seul appui d'Madeleine, dont elle n'ignore pas l'ancienne vocation. 
    
    
    
    
    CHAPITRE HUIT
    
    
    
    
     De pères différents, Pascal et François dit Frank Nau, ne s'étaient véritablement connus que vers leur 22e année, s'étant bornés à quelques cartes de vœux. Leur mère s'était remariée . Elle  exalta le premier fils, celui d'un avocat, aux dépens du cadet, fils de médecin, futur marchand de chaussures : « Tu te rends compte ? pour un fils de médecin ? -  Oui maman.» Quant à l'autre géniteur, celui de Pascal Maatz, il était resté seul, ombrageux ; il avait livré son fils à de sombres études de médecine, ayant pour sa part préféré le droit. Lorsque le fils Maatz eut enquillé avec succès ses trois années de DFG, il éprouva donc le besoin de connaître son demi-frère François dit Frank, le marchand de chaussures. 
    	La première entrevue manqua de chaleur : le futur docteur Pascal, outre une sacrée bougonnerie, manifesta déjà les inquiétants symptômes d'une bigoterie de fraîche date : « Bigot, bougon - bien la peine de faire des études », lui reprocha François dit Frank. Lequel courait marchés et foires, du Maine-et-Loire au Tarn,  s'approvisionnant si nécessaire en cuir car il cordouanait lui-même à l'occasion, « pour  ne pas perdre la main » ; il possédait la faconde des vendeurs publics, ne la quittant que pour sa compagne, envers laquelle il se montrait, de façon très inattendue, plus réservé. Il arrivait même qu'il la corrigeât, devant son propre frère. Il reçut de ce dernier une lettre particulièrement mortifiante : « Tes plaisanteries » écrivait Pascal, « atteignent un niveau de platitude jamais égalé. Tu manques de la plus élémentaire ambition .» François dit Frank, malgré son nouveau prénom, restait mou. 
    	Passé six mois de bouderie,  la correspondance reprit, mollement : santé, comptes commerciaux, ou bien, côté médecin, de fastidieuses évocations de paysages. Soudain tous deux se découvrirent, au hasard de ces confidences écrites qui surviennent en pleine indifférence, pour meubler : un goût de possession, d'emprise, sur leurs maîtresses respectives, « à moins qu'elles ne les possédassent eux-mêmes » : la seule idée d'une telle inversion jetait les deux femmes dans le fou-rire. La mère des deux grands garçons s'étant ces entrefaites entichée de secondes noces  aux bras d'un amant bolivien, les demi-frères se revirent plus librement à Fougères, puis à Moncap (Lot-et-Garonne) où Pascal exerçait obscurément, puis à Châteauneuf-en-Bousse, en Lozère, où survinrent les premières copulations plus ou moins ardues, assez souvent simultanées : cela faisait longtemps que les deux maîtresses se consolaient l'une l'autre.
    	Les deux frères se découvrirent aussi, ou se forgèrent, un goût commun pour la chasse et l'ennui. Ils décidèrent, à huis clos, de briser une fois pour toutes leurs femelles, par désappointement de les faire mal jouir. « N'en disons rien », chuchotèrent-ils, « car la vie de province est dure » - les deux fils, orphelins de pères, délaissés de mère, se devaient de prendre leur revanche !  La terne pute Madeleine Bost serait promue grande artiste départementale par un Maghrébin scrupule.  Et l'autre, l'étincelante, die prinkelnde Annelore Mertzmüller, offrant sur scène un corps savamment dévoilé, apprendrait d'un curé haut-languedocien, le Père François, voyeur, l'ineptie, l'hérésie de ses  porte-jarretelles et autres ornements, et la supériorité autrement gratifiante de la prière.
    	Périlleuse double manœuvre, échanges bâton-bâton avec doubles saltos. Les filets tiendront-ils ? Entraîneurs : Fat Kader Ben Zaf, en son bar du Bassin, et sur le plateau, le père Duguay. Monique, épouse du tenancier girondin, et la bonne, Beate Hoffmann, feraient tout, chacune dans son angle, pour graisser les barres, pour que les hommes tombent. Ainsi s'expient les sexes. Du fond de son antre, Fat Kader déploie toute une panse d'enthousiasmes afin de justifier l'alliance hideuse entre swing et peinture, où les brames du cuivre assassinent sans remède toute velléité de sensation plastique. 
    	Parfois c'est un tableau, heurté du coude, qui s'effondre au sol. On époussette, on replace.  Dans l'ignorance de Wagner, Fat Kader accomplit le Spectacle Total. 
    
    						X	
    
    		Le remodelage dévolu au Père Duguay semble plus ardu : Mertzmüller dispose d'arguments liturgiques imparables : prenez et mangez-en tous, car ceci est mon corps. Un tel dévoiement ne peut s'ancrer que dans le vice ! Pascal Maatz quant à lui flagelle son esprit sous sa soupente et les yeux de sa Vierge en plâtre peint. « Je ne suis pas croyant » dit-il « j''accomplis des rites ; mes universités, mon positivisme, m'interdisent tout basculement mystique. »  Et ce qu'il mime devient ce qu'il croit. Le médecin ne veut rien prouver ; il se trouble hors de sa spécialité. Foi, doute ; médecine, échouent dans le monde réel en dépit de nombreux hybrides et de tous les cyborgs. Voilà pour le Salut. La Charité ? de nos jours, les soins gratuits, chers aux fouriéristes, ne sont plus nécessaires : la SS concrétise, cautérise toutes les légendes. 
    	Le médecin prodigue à tous sa substance charitable. Peut-être manque-t-il à Maatz d'être le docteur des pauvres. L'amour terrestre enfin, comme il le mène,  empile les imperfections. Rien ne distrait donc Sa Morosité. Ses sports favoris sont portés au pinacle, puis au pilori, jusqu'au tennis « qui détraque le poignet » (« sport » vient du français « desport », « divertissement ». Madeleine Bost, ex-tapineuse de la rue H., qu'il exile et cloître non pas en Margeride à portée de griffe du Père Duguay - quelle folie de réformer celle qu'on devrait tuer – mais dans une lourde brasserie testerine, sous un ventre opaque de Tunisien. Fat Kader lance tous  produits statuaires ou picturaux, comme si leur séjour sur ces cimaises valait accession au Grand Bazar de l'Art. Pour sa part, en son cœur, même en confidence à sa Vierge, Pascal Maatz traite Madeleine de «fade  greluche ». 
    	Expression tout droit inspirée par son frère François dit Frank.  Ce dernier lui suggère un certain mépris envers son ex-prostituée de maîtresse («mon Annelore, au moins, ne fait que montrer artistiquement son cul »). En retour,  docteur Maatz-Bigot englue son puîné de culpabilité religieuse : « N'as-tu pas honte de voir à quel point la Vierge a souffert pour toi ? » La question est de savoir si l'humain représentera la perfection divine. Pendant ce temps Madeleine la Pécheresse, après le modelage, se fait une réputation de fumeuse d'herbe frelatée. Les dealers de verre et de laque (on trouve de tout, même dans la coke…) adorent Madeleine, les  exposants font de même. Sa personne et ses œuvres jouissent d'une popularité croissante, mais priorité à la beuh.    
    	Annelore Mertzmüller, au pied de la Margeride (Truc de Fortunio, 1554m.) vit à présent à l'hôtel choisi par Maatz, qui se mêle des affaires de son frère. Elle reçoit régulièrement le bon Père chargé de lui injecter le virus du remords. C'est le docteur Pascal (et non pas Rougon) qui les domine tous, même si François dit Frank n'est pas en reste pour la contamination rampante. 
    
    CHAPITRE NEUF
    
    
    
    
    	Le Père Duguay reçoit son médecin commanditaire dans un oratoire : ce n'est en vérité qu'un vieil autel de fond de sacristie, au coffre arrière jonché de débris : sous-verre de saint Joseph, un autre de Paul Miki supplicié à Nagasaki en mille six cent vingt-deux ; les palmes plastifiées de saintes Juste et Rufine patronnes de Séville et des potiers. Ce bric-à-brac heurte le docteur Maatz, si soigneux de son sanctuaire saint-sulpicien. Il voit aussi des colonnes en bois torses pour baldaquin, et trois chaises rempaillées par Cécile, mère vénérée  de Charles P. Mais il inspire à pleins sinus la poudre de vieille encaustique. Voyant son hôte froncer les narines, Duguay se méprend, propose de passer chez lui, mais Pascal Maatz tient à rester là, parmi les prie-Dieu et les planches de confessionnal. 
    	Il confie au prêtre, qui croise les jambes (cela se tolère aujourd'hui) qu'il entretient lui-même, deux étages au-dessus du cabinet, son petit lieu de culte où il brûle, régulièrement, de petits cierges à la cire d'abeille et de l'encens vendu par boîtes de 20. Le prêtre blâme ces bigoteries. Quel est l'objet de votre visite ? - Je possède une femme… - possède, quelle drôle d'idée - que j'aimerais lancer sur le marché de l'Art. Elle expose pour l'heure au Café Ben Zaf de La Teste. Résistera-t-elle à tant de gloire ? 	
    	- Je ne retourne plus jamais dans ces régions, répond le prêtre. Je ne retourne plus nulle part. Ici je suis, ici je reste » (marre d'être pris pour un dragueur à tantes dans un arrière-bistrot) « La gloire n'a jamais effleuré même de loin la moindre expo de brasserie. Fat Ben Zaf m'informe au téléphone trois fois la semaine - Madeleine Bost ne court aucun risque. »
    	Assurément, l'exposition n'était que la première étape, unique en général ! D'un chemin de croix promotionnel. Mais il fallait un doux rêveur, une rêveuse invétérée quoique pute, pour imaginer une suite. Impitoyablement le Prêtre moucha un par un dans sa conversation tous les cierges fumeux de ce ciel des esthètes (« lamentablement substitué, entre parenthèses, au Ciel des catholiques »). Et les dévotions solitaires (« vous m'en aviez déjà parlé ») d'un médecin de bourgade sous le toit de son grenier ne présentent (« excusez ma rudesse ») aucun sens commun. - La religion en soi est une absurdité » réplique Pascal. « Pourquoi donc priez-vous » rétorque le prêtre. 
    	- Vous n'êtes pas croyant ? 
    	- Cherchant » répète Duguay. 
    	Il esquisse un ricanement, puis tombe dans un de ces accès d'hilarité qui s'empare du Dalaï Lama lorsqu'il s'exhibe à la télévision en pleine prière. Car oui, le Dalaï-Lama riait. Il avait même des crises de fou-rire. Ça foutait tout par terre. Un tel ricanement de prêtre catholique, et qui plus est directeur de conscience et convertisseur d'effeuilleuse, réfutait d'emblée toute accession au transcendant, au-delà même de tout amour ou de pardon. 
    
    	Banal, non ? Ainsi ou à peu près s'exrime Pascal (le Grand, le Blaise) dans ses Pensées. Pour ce qui est du Père Duguay, « second couteau monté en graine » (pour emprunter au Savetier François sa métaphore), la voie pavée de mystique d'un certain Abbé Darboy d'après saint Denys, ou, plus tard, les tourments d'un Ernest Hello, ne lui avaient laissé qu'un vague scepticisme dépourvu de certitudes, car le scepticisme a ses certitudes. La nature ingrate du père Duguay s'était donc prise au double nœud coulant des deux escaliers de l'Esprit : folie spéculative d'une part, folie des visions de l'autre. Effrayé de sa propre tête, tout homme et tout prêtre dit-on soupçonnent toujours tôt ou tard qu'ils ne seront plus que des os. 
    	...La médecine, voilà du concret ! - le docteur objectait pourtant qu'il ne croyait pas à la médecine (le Roi te touche, Dieu te guérit!) - C'est ta première confession » ironise le prêtre ; tu n'accordes donc tes soins que dans le doute. - Médecins du corps, médecins de l'âme, même échec. » Duguay reconnut alors, tout à fait hors de propos, que Fatima (1917) et Medjougorjé (1981) n'étaient que des impostures. Comme tous deux mènent le chemin des bâtons rompus, le docteur en médecine s'avise qu'il pourrait aussi bien s'enquérir, après tout, des progrès de son frère en déstabilisation de maîtresse : « Et que dit-elle ? 
    	- La Mertzmüller ? elle se tait - c'est beaucoup. 
    	- Veux-tu que François dit Frank te trouve une autre mission ? Celle de la séduire ? 
    	- Je ne touche plus aux femmes depuis des années. 
    	- ...qu'il te laisse carte blanche ? 
    	- En quelque sorte, fit l'ecclésiastique. 
    François dit Frank le faisait déjà. Il manquait d'envergure pour forger les femmes, sur l'enclume de sa domination. On dit aussi con comme un enclume. Et lorsque deux entités essentielles entrecroisent leurs desseins, ils ne trouvent à parler que de Dieu et de leurs indifférences. Qu'importe la liberté des femmes et l'accomplissement des projets quels qu'ils soient, dominateurs ou esthétiques.Le docteur Maatz se rabat sur sa propre monture de jouissance : 
    	- As-tu vu les productions de la Bost ? Je t'en ai envoyé par la poste. En veux-tu de meilleures ?
    	- Cela ne se peut. Je connais les platitudes de ta bien-aimée ; elle ne peut pas s'améliorer. 
    	- Tu es bien catégorique. Tu ne crois pas aux forces de mon amour ? Aux résolutions que j'ai prises, aux grandes choses que j'ai prévues pour elle ? 
    	Le prêtre regarde le médecin sous le nez avant d'éclater de rire. 
    	Pascal Maatz cède à la tentation : il prétend que Duguay est fatigué, qu'il vit dans un trou de Lozère, qu'il manque de femmes ; il ne lui faudrait qu'un bon voyage. Comment peux-tu juger de tout cela ? Duguay se vexe et repense à la tapette landaise. En réalité, Pascal Maatz vient de toucher du doigt l'inanité de sa démarche. On ne se charge plus d'une femme pour la métamorphoser. Pygmalion est bien mort. 	- Plus jamais de voyage ! s'écrie le prêtre d'une voix étranglée. Un véritable cri de terreur. Plus jamais ! » Le poursuit aussi jusqu'à l'obsession le traumatisme sensuel de ces gémissements à travers une cloison de la salle d'eau – je verrai Frank Nau mon frère dès lundi déclare le médecin en glissant 2000F de récompense au prêtre à même la main – nous ne serons que lui et moi – mais on ne retient pas des femmes évadées.
    
    							X
    
     Chacune prend le large et rejoint l'ancien lieu de rencontre, le vieux salon Saintais, où l'on sert du thé fort, vert pâle, avec des pétales séchés. L'ancienne prostituée parle d'abord ; passées les premières semaines et la chute des feuilles, elle sait pertinemment que l'exposition permanente de Fat Ben Zaf rassemble et dispersera sans connaissance ni discernement les productions plastiques de tous les médiocres du Bassin. Question culinaire, Fat Ben Zaf servait d'abord des chorizos qui râpaient bien la gueule, avec des platées de fruits de mer. Progressivement les parts se sont réduites, à mesure qu'augmentait sur les murs la proportion de croûtes. Pour finir on voyait tous les cadres à touche-touche, comme au Château de  Chantilly, génie en moins : tauromachies dacquoises et abondance de pinasses arcachonnaises. « Les tableaux se tuent, tous, mutuellement !
     ...Kader a fait venir au vernissage une formation de  swing (saxos, basse, drums) aussi déplacé qu'un tablier de forgeron sur un kangourou. Je joue fort,  je joue fort bien : pas terrible.
    	-  Pourtant, Charlie Parker ? dit Mertzmüller.
    	- Connais pas. Mais on pouvait à peine causer. Chaque génie pictural, avec sa sainte smalah en train de bouffer. Très bruyant. Quinquagénaires et plus, tous fauchés, mal fringués » - l'âge où le velouté de la peau devient pathétique ; il faut se rappeler ce qu'était chacun d'eux, homme et femme, un par un, pour les estimer séduisants.  Seuls les conjoints de longue date parviennent à ce degré d'abnégation – comment s'appelle ce génie qui peignit sur un seul portrait l'homme à tous ses âges à la fois ? Baldung Grien ; et celle qui se déshabille demande à son amie si [elle] sculpte toujours, « à cinq mètres 20 sans filet » répond l'autre, la Stripperin enchaîne sur son catéchisme personnel, Madeleine Bost renvoie la balle : « Tu montres tes fesses et tu vois Dieu ? - Je le fais voir. Mon cul est un reflet de la divinité » ce qui se dit Mein Arsch ist ein Spiegelbild der Göttlichkeit. Elles éclatent de rire, un serveur saintongeais traverse à grands pas l'embrasure du fond.  « S'il était spectateur » dit le Mertzmüller, il entrerait au bras de son épouse, qui ferait bien semblant de s'emmerder mais qui n'en perdrait pas une miette, jouissant méchamment du moindre défaut de galbe ou de cambrure. Les messieurs boivent et s'encouragent entre les tables. Bientôt les bonnes femmes sont aussi hourdées que leurs mecs. 
    -  On aime ou on n'aime pas ». 
    	Un silence. 
     - Dieu se fait attendre. » dit la strip-teaseuse.  
     - Descends de ta Margeride. Ton curé en rupture d'inquisition t'excite contre ta propre chair. Il se branle pendant tes confessions. »
    	Annelore Mertzmüller se récrie. Elle ne confesse rien. Du tout. On ne dit plus « confession » mais « réconciliation ». Duguay ne l'entretient que de l'âme et de ses dévoiements. Il ferme les yeux sur sa domestique, dernière tuyauteuse du Bousse : godronnage de jabots, coiffes, et collerettes. Sa langue maternelle est l'allemand. C'est très important pour moi, ne sois pas jalouse. Si tu l'apprenais aussi, nous pourrions converser. » Madeleine parle peu de sa complicité avec la femme du bistrotier. Les deux femmes de Saintes, prisonnières de leurs culs de femmes, répugnent à sortir, l'une devant l'autre, de leurs ornières : leurs deux alliées les sortent d'un rôle appris, d'un répertoire incrusté, d'une composition toute victime… 
    
    						X
    
     Francis Duguay, prêtre, ne pense pas que le sexe de l'homme puisse entraîner de bien gros  péchés. La strip-teaseuse  :
     	« Les hommes ne nous sauvent pas de l'ennui. Ils peuvent aussi nous nuire. Mais il n''existe pas que des  rougeauds turgides, qui desserrent leurs cravates en sifflant comme des sphincters ». 	L'ancienne pute :   
    	- Jamais le Docteur Pascal ne m'a parlé des hommes en ces termes. Je ne couche avec personne d'autre que lui, et cela ne me prive pas. Tu trouves mon ancien métier bien excitant, parce que tu sors d'une grande famille…
    	- Mertzmüller von Kohn, complète Annelore, rien à voir avec les von Lark. Mais rien de plus borné que de montrer ses nibards à un premier rang de vieux lards qui bavent dans leurs coupes. 
    	- Je croyais que tu ne les voyais pas ? 
    	- Le premier rang, si. Heureusement, je me concentre sur le numéro – heureusement, je prie après la soirée. 
    	- Tu t'astiques  le cerveau… 
    	- Le numéro, c'est mon offrande. Pas aux vieux cons , mais à l'esprit, dont ils sont inconscients. Et puis ni cake ni sorbet ; ici je ne bois que du thé. Le métier tue tout ce qui se présente – tous les métiers - même le plus beau – même le mien. » 
    Madeleine Bost revient sur sa vie ; petite, rue H., elle examine les passants du haut de sa lucarne, «  mon hublot » dit-elle. « Ma mansarde donne sur tous les monstres, poissons et poissonnes, Je laisse pendre un crochet au bout d'un fil ». Parfois un passant tire d'un coup sec cet hameçon qui pendouille sous son nez. » La fillette et l'adulte rient à chaque bout du fil. Madeleine, « araignée de mer », relance sa ligne. Plus tard, en classe de seconde, une petite professoresse toute sèche, répétait à ses disciples : «Rappelez-vous que vos seules perspectives d'avenir seront les souvenirs de vos rêves de jeunesse ». 
    	- Tu ne veux donc plus devenir  une grande artiste ?  demande l'Allemande. 	
    	- Je n'en ai plus la force. Je ne l'ai jamais eue. Le Docteur joue avec moi ; j'ai lu tout son jeu. Il me parachute chez ces ringards tartouilleux : pinasses du Bassin, vue sur le Pyla et moirures de jusant. Moi je tripote la glaise, ils me regardent en coin, je place mes petits nus bien encaustiqués sur l'étagère, on me dit que ça sent bon et tout s'arrête là. François dit Frank Nau un jour s'est déplacé pour lui tirer le Grand Jeu : calme plat. Il n'avait jamais vu ça. C'est un taré avec son tarot.  L'avenir, c'est à moi  toute seule. Qu'est-ce qu'il a bien pu te prédire à toi ? » Frank Nau, chaussurier, n'a jamais jugé bon, ni faste, ni utile, de dévoiler à sa propre maîtresse, coincée dans le Chapeauroux, la moindre parcelle d'avenir. 
    	- Et c'est avec ça que tu couches ? Il te dit que ce destin n'est pas pour toi – reste comme tu es, brillante, éclatante, pour toujours ?  Verarschung !  
    	- Wie Bitte ? 
    	- Foutâche de gueule. Tu sais l'allemand à présent ? 
    	- Frank Nau ne veut pas t'encrasser dans toutes ses magouilles, c'est ça ? - preuve de son amour, évidemment ? »
      Elles se prennent la main par-dessus la table. Dans les orgelets des vieux buveurs, dans leurs cornées nostalgiques, la fugitive du Gévaudan décrypte à livre ouvert les Inepties des Insalubres. Annelore dégage sa main - son amie s'apitoie sur ces vieux couples de tous sexes, sur le tireur de cartes aussi - c'en est trop, car depuis trop longtemps la comédienne  tamise ses émotions, tamise, sans plus savoir où elle en est : 
    	« Le Père Duguay a ses raisons ; il me tire les vers du nez, je me console  en allemand avec la bonne dentellière, Beate, mais nous ne parlons que ruches et bouillonnés, Fältchen und  Bouillonen. Détours opaques pour la confidence. Langue isolée : «À toi seule je peux me confier – comment veux-tu que je parle à un homme ? pourquoi m'est-il interdit de me dénuder, splitternackt, sur une table bien payée de salon bourgeois, du Puy à Marvejols, sans me retrouver à dos avec flics et bigots ? »  De son côté, c'est Madeleine la repentie du macadam qui se dit certaine que leurs hommes de manipulations, Pascal et François dit Frank, éprouvent les mêmes abandons, les mêmes inconsistances. Leurs vies restent fixes et clouées, le premierun réduisant les anthrax, l'autre débitant et créditant bottines et baskets ?
    CHAPITRE DIX
    
    
    
    
    		Duguay s'entretient avec François dit Frank. Ce dernier vient seul s'enquérir de sa strip-teaseuse  - si elle  progresse en chasteté ? La bonne assiste à l'entretien mais soupire en français ; le père Duguay n'est pas fixé : les belles théories d'Annelore,  qui s'exhibe aux foules en sauvant les âmes, ne sont pas une hérésie – tout juste une ineptie. Cette oisonne qui de loin en loin désormais se déplume sous les projecteurs locaux n'attend qu'une volée de plomb dans sa cervelle-   pour peu que François dit Frank se mette à l'aimer, par hasard. S'il ne tenait qu'à moi, vous l'épouseriez. Le godassier se rebiffe : Je ne mets pas de plomb dans mes semelles.- Ne le prenez pas si à cœur s'écrie le prêtre. 
    	En effet dit-il: « Un moine que je connais se place tout nu devant sa glace, énumère chaque partie de son corps jusqu'au dernier orteil, et « rend grâce à Dieu», à chaque étape, et pour le tout. Il estime dit le prêtre que c'est la plus belle et la plus complète des prières. 
    	- Que faisait un miroir en pied dans une cellule…. ? répond le marchant. 
    	Le Père Duguay reconnaît qu'il est en effet difficile de concevoir son corps comme une grâce. Beate baisse les yeux sur son carreau de dentellière. 
    
    						X
    
    	Aucune des deux ne se sent prisonnière ; leur surveillance tient compte largement de leurs convenances personnelles. Elles parcourent en voiture d'immenses et tortueuses distances pour se rejoindre. Ni l'une ni l'autre ne saurait justifier le choix de Saintes, en dépit de ses Dames et de Germanicus – monuments classés - peu  soucieuses en vérité de Romains ou d'Échevinage. On les voit se rejoindre au Grand Veneur des années trente, avec baies vitrées à moulures en stuc. Châteauneuf et ses laves décroissent à l'infini sur les plateaux venteux. « Jamais un homme n'osera nous espionner ici ». 
    	Au Grand Veneur les langues ne tournent qu'entre les dents. « Jamais tu n'es venue » dit Madeleine « à La Teste » prononcé « tête »pour voir ce que j'expose ; cela te changerait de tes loges viciées... 
    	- Je ne montre presque plus. Mais je répète, je répète... » (Annelore de Margeride ne voit plus ni cul ni coulisses : rien de tel encore, pour les geôles, qu'un ecclésiastique)
    -  Montre-moi de tes sanguines, puisque tu en portes un plein carton. 
    	- ...une pochette ! regarde mes portraits » - ils t'apprendront pourquoi je ne crois pas à mon génie . 
    - Tu veux rire ? … Le gros là, c'est Fat Kader ? 
    - Oui. 
    - ...pourtant je ne l'ai jamais vu !  ...Tu ne te prends donc pas au sérieux ? 
    - Pas plus que toi. Regarde ma série de spectateurs. Tu me les as tellement décrits : graisseux, couperosés… 
    - ...sans en avoir vu non plus. 
     - Ils ne me quitteront jamais. Moi aussi j''en ai vu dans mon ancien boulot »
    Elles se passent les esquisses, dans de grands froissements de raisins et de cavaliers. Bon coup de crayon, sûr et net, sans vocation pourtant à bouleverser l'art du dessin. « Je ne pourrais pas faire mieux, Annelore » Un temps. 
    ,  Tu atteins tes limites ? 
    - ...L'écart est trop grand. » - plus bas : j'ai vu là-bas un véritable bordel…
    -  ...dans ton ancienne « affectation » ? 
    -  Plaît-il ? 
    - Rien. 
    -   ...Je ne serai plus jamais pute, Annelore…
    La conversation marque une pause, entre les baies et les miroirs chromés ; l'artiste reprend doucement, évoque une tapisserie humaine de tout ce qui se peut trouver de rapins de seconde zone, épaves de Bassin, d'exploitants barbus bas du cul et autres larves : tous dépassés – comme moi : mes
    modelages ont cent ans, la vie n'est plus là, mes privations me rendent dingues…
    - Tes privations ?…
    - Tu sais bien… »  
    L'Ange Bleu germanique du Bas Rouergue décèle chez les sanguines une certaine présence, künstlerisches Niveau. « Je te les montre à toi ; mon Pascal n'y fait pas attention. Mon histoire n'intéresse plus le Docteur Maatz, avec deux a. .	
    	- « Il n'y a pas de sot métier ». 
    	-  Tu ne me dis que des conneries. 
    	- A qui vas-tu faire croire que tu sors d'une pâtisserie, quand tu arrondis tes fins de trimestre en tapinant rue H. ? 
    	- Et- toi, Fräulein Mertzmüller, tu es vraiment bavaroise, depuis que tu montres ton cul sur scène au fin fond du Gard et de l'Hérault ? ...tu parles français comme une vraie Chinonaise ! » - plus bas encore : tout se sait, tout circule.
    Le silence revient sous les lourdes embrasses à tentures. Le salon désert dort. De nouveau le murmure de l'artiste : sur les logorrhées de Fat Ben Zaf, son fausset perpétuel– c'est pourtant bien lui qui m'expose -  après tout, la cuisine est bonne : paellas sur fond de tonneaux, couscous roulé aux doigts, toute la sauce réchauffée des vanités – Ben Zaf  se dandinant d'un groupe à l'autre comme un chien sur ses pattes arrière – on lui jette des bouts de chorizo qu'il bouffe au vol - 
    -...Ambiance Beaux-Arts ? 
    -  Tu connais ? 
    - Entendu parler.
    -  Attends, je ne l'aime pas, le Ben Zaf ; il pue par tous les pores. Empile n'importe quoi, chefs-d'œuvres, saloperies. Ça l'étouffe. Il écrit des powêêêmes, avec une rose sur la couverture. Il m'a demandé le prix d'un dessin pour l'illustration. Je lui ai demandé, exprès, un prix exorbitant.
    	- Tu lui as fait peur ?
    	- Il n'y connaît rien. »
    Madeleine Bost papote. Tous tolèrent Kader. Troc des vanités, la mienne pour la tienne.Son numéro de gros, leur numéro d'artistes. Et personne ne se ruine. Ailleurs on ne vendrait rien non plus. Madeleine, qui se promène librement, découvre chez Dragade, au Moulleau, une magnifique tortue sur panneau de bois, « six pattes, très vernie, avec écailles coruscantes…
    	- Was ? 
    	 - ...Coruscantes - étincelantes - la concurrente m'a proposé un petit échelonnement, je repars avec la bête, 48 mois tarif raisonnable, pas plus qu'une voiture – juste une simulation chère Madame – mais le temps de faire des passes ? y en a plus...
    - Tu t'y remettras ? .je veux dire - au dessin ? 
    - Non. »
    L'après-midi descend sur les satins de Saintes. Les deux amies reprennent leurs palpations, deux ans déjà (la vie vous prend, la vie vous lâche) si peu pour bien se retrouver - savoir si elles furent, pour de vrai, pute, effeuilleuse, ou pâtissière… ce que vient faire ici l'idiome germanique… 	Dans une autre galerie arcachonnaise, Madeleine rencontre un sculpteur autrichien prétentieux : ein Angeber. 
      - Comment ? 
    -   ...quelqu'un qui « voudrait bien », ein Möchtegern – c'est bien le mot que tu m'as appris ? Je lui dis en français  j'adore votre aviateur en cuivre sur la place il fait tout ce qu'il peut pour ne pas paraître flatté…
    	- ...reparle moi de Ben Zaf… 
    	- ...il rabâche des trucs sans queue ni tête – le jazz, le swing (Bennie Goodman, Hines, Art Tatum)…
    	- ...tu retiens bien…
    	- ...mais c'est que je déteste ça ! les musiciens couvrent les voix, couvrent l'œil - personne ne voit plus les tableaux, mêmes aux chiottes du sous-sol – boum boum boum – les basses qui vibrent dans les cuvettes – figure-toi qu'en fouillant à côté de la chasse j'ai déniché des vieux catalogues de peintres et de sculpteurs : Poitou, Roussillon, de partout, dans les crottes de rats – qui suis-je… » Les satins bouffent les fins de phrases, Fat Ben Zaf gros et gras fascine les consommatrices, se superpose aux deux bourreaux absents, lointains, abstraits, sans ambitions ni vrais pouvoirs, hantés de mornes fantaisies - barreaux invisibles - bourreaux, bureaux, barreaux ? ...Madeleine et l'épouse invisible du gros s'accrochent là-bas, au sud-ouest, à leurs vies huileuses. Kader Ben Zaf poursuit ses discours fous. 
    	À Lisbonne il ne parlait pas, ne s'exprimait pas. Tout le monde aurait su qu'il était arabe. Là-bas il avait joui des chuintantes portugaises, observé l'universalité de l'espagnol, lingua franca indiscutée par l'absence bénie des Deux Plaies, l'anglaise et l'allemande. ...L'italien royal, partout sonore, impérieux, fanfaresque – mais pas un mot d'arabe, disait Kader, pas un mot dans toutes les rues. Et ce qui l'avait là-bas frappé le plus, c'était cette distinction flûtée du français, filet d'aristo capable de muer les pires ordures en précieux murmures – quintessence infiniment fragile et cristalline « fin de race », en voie d'extrême extinction. Kader avait aussi sa propre théorie de la danse : « Sylvie trahit la femme » disait-il « et l'homme et toute espèce de sexe par ses angles maigres et ses contorsions de désossée. Il n'y a plus d'arrondi, ni fesses ni muscles - juste un faisceau de fibres humaines. » À son tour la modeleuse d'argile évoquait la fluide et filiforme Caroline à l'Hôtel des Gares sur ce minuscule écran aux couleurs  baveuses : c'était  à Aurillac, en errance ; elle avait joui de Carolyn Carlson en intimité -  j'ai dansé dit-elle comme une folle, face à elle, en pas-de-deux total, comme deux femmes nues jusqu'aux pieds jusqu’à deux heures - comment dites-vous «  pas-de-deux » en allemand ? 
    	- Pas-de-deux. Le monde entier danse en français. Je danse aussi sur scène où la moindre hésitation, le moindre contretemps détruit tout le numéro. Il ne suffit pas de se déloquer. Nous pourrions nous associer, sans la moindre ombre masculine - leurs liens, à ces deux-là, sont de pure imaginations » Le soir est tombé sur Saintes. Les prisonnières sont assises tandis que la lumière monte peu à peu dans les angles du vieux salon de thé. L'intensité de la vie est bien la plus rongeuse angoisse. Elles poussent jusqu'à Bordeaux pour ne pas manquer Béjart.  Elles pleurent devant l'éclatante jeunesse  des  Danses grecques interprétées sans le moindre bouzouki. Sur la scène un  magnétisme tel que je me suis mise à pleurer, le souffle court; de joie et d'indignité, de  bonheur trop intense et nul ne sait qui pleure ou tient la main de l'autre et la salle entière éclata en acclamations ATHANATI criaient-ils ATHANATI  soyez-tous immortels oli athanati ! - maudits soient les plus mauvais spectacles murmuraient-elles, qui vous laissent avec la boule au ventre sans doigts ni phalanges  sur le trottoir de vos cœurs.
    CHAPITRE ONZE
    
    
    
    
    	Dans le sous-sol de l'hôtel à Bousse où la Déshabillée descend de sa chambre 8  s'enfonce un dancing au plafond bas et rouge où l'on se rend de très loin, sur ces plateaux de lave fractionnés. Le gérant saisonnier  s'appelle Pinky comme dans Brighton Rock (« Rocher de Brighton ») et porte des collants roses ; les spots lui taillent un profil de jouvence ; Annelore le rejoint d'un saut sur l'estrade et pose la tête sur son  épaule, tandis que jerkent plus bas dans l'éclat  d'autres possédés aveuglés  & stroboscopiques. « je promets dit Pinky d'assister aux Mystères de Grèce dont vous m'avez parlé » peut-être a-t-il mal compris. Pinky boit sans interruption sur mon plateau dit-il 10k de satanisme et 10 t de carton-pâte : . « Je possède une panoplie de spots mais rien  qui convienne à ton style » (c'est un  explorateur d'églises et de cimetières où les gardiens l'enferment de nuit sans savoir, il participe aussi aux baptêmes et  mises en terre, se farde de bistre et d'ocre, récite en scène ses fables de tombes et de pioches pliées sous les imper lorsque le sol est meuble) - Pinky, allez-vous m'autoriser un jour à me montrer dans votre cave ? Pinky se signe - « À l'envers ! » s'écrie-t-elle, À l'envers ! » L'homme en collants roses et très bavard prononce Kabbale avec 2 b, commente les Séphirot ou les noms magiques de Dieu, lit et relit Se sentir vivre. Pinky souffre aussi d'un mal de poitrine dont nous guérissons désormais, entretenant une petite toux sèche, et cite des passages du Saint Antoine de Flaubert.  Pinky, minaude l'Allemande, pourquoi ne récitez-vous pas plutôt cela en lever de rideau ? 
    
    CHAPITRE DOUZE
    
    
    
    
    	Madeleine Bost, rapatriée de la Côte d'Argent,  s'est remise à prier en compagnie de son amant  longtemps délaissé, sous les combles à Moncap (Lot-et-Garonne). La Vierge en plâtre ne l'inspire pas : Pascal Maatz prie comme on éjacule, et le moyen de se confier à cette madone de gypse comme un perroquet de vitrine – c'est tout un. Pascal ne la quitte plus d'une semelle et la tient sous sa main. Qu'importe si  frère François dit Frank, de son côté, séquestre ou non sa conquête. Les eaux baissent pour tous, Saintes même revient cher ; les voix racornies par le fil passent mal,  « ça ne va pas » répète  Annelore es paßt nicht  comme on dit d'un vêtement qu'il vous serre. La mésentente de la forme déteint sur le fond, - un généraliste suffira, dit Pascal. 
    
    						X
    
    	La praticienne tient consultation à  Canques, capitale des noisettes. Elle donne des conseils absurdes : reprenez la prostitution - rien ne vaut l'autonomie financière - doublez vos tarifs – votre corps vaut le maximum. - Madame » (et non « docteur ») « les tarifs ne dépendent pas de moi. » Dès la seconde consultation, la doctoresse la supplie à deux genoux en essayant de lui descendre son shorty – Madeleine s'enfuit. La Canquaise la bombarde de courriers de rappel pour le paiement des honoraires je m'en occupe  dit Pascal. Annelore restant pour sa part coincée en Margeride par un vicieux tour de vis de chiourme. Madeleine se tourne vers François dit Frank Nau  qui descend de son plateau  n'est-il pas naturel dit cet homme que deux frères se visitent régulièrement ? Ces deux-là ne se connaissaient guère, autrement que par ouï-dire. 
    	La rencontre fut mémorable, Frank Nau-le-Mal-Chaussé n'eut rien de plus pressé que d'étaler son Grand Jeu de tarot tout au fond d'un vieux café reproduisant à s'y méprendre, à Villeneuve, l'établissement désuet de Charente-Maritime ; mais peut-être n'était-ce aussi qu'une illusion. Le Grand Jeu commencé dans la solennité se poursuivit par les prédictions les plus absurdes et les plus intolérables concernant la propre maîtresse de son propre frère. Aux remontrances de cette dernière, François dit Frank n'opposa que des haussements de sourcils qui se voulaient significatifs, poursuivant ses élucubrations. 
    	Et bien qu'il eût payé leurs deux consommations, Annelore Mertzmüller ne souhaita pas le revoir dans l'immédiat. Le nombre de nabots se multipliait autour d'elle, si même il ne finirait point par la contaminer.  Il se peut que j'expie mes fautes, pensa-t-elle, car la langue pieuse en elle se faufilait (sauce aux cèpes) de hareng. 
    
    
    						X
    
    	Loin de s'être amendée ou repentie, Madeleine Bost retrouvait ses anciennes pratiques professionnelles. Sa chambre d'exercice à Bordeaux (que le docteur nommait cabinet de consultations) n'était qu'un réduit très propre mais qu'il fallait aérer après chaque utilisation, ce qui amoindrit l'âme. Madeleine voulait fuir. Bien plus loin que Saintes ou la Lozère. Peut-être la Roumanie. Ou bien l'Italie ; elle avait vu là-bas, dans des lointains de vitrines et des renfoncements de son passé, de ces Christs charbonnés au 6B jouissant de façon outrageusement obscène, jusqu'à cligner de l'œil entre ses bras tendus aux badauds du trottoir, Puis au mépris de toutes les attentes, Madeleine disparut pour de bon. Son amant François dit Frank Nau ne s'émut pas outre mesure : « Elle reviendra ». Vers Cuenca en Espagne, la Bost, rebaptisée Viudita ou « Petite Veuve », gagna beaucoup d'argent.
    
    					X
    
    	Mertzmûller Annelore, strip-teaseuse, rejoignit Madeleine, plus tard, dans une cité de la vallée du Pô. Elle s'appelait cette fois, en italien, Vedovella. Elles s'étreignirent avec transport. Aucun mâle fantôme ne les possédait plus, ne cherchait plus à les forger sur leur enclume en bite molle. L'une d'elles fit des passes, au niveau inférieur. L'autre se déshabilla sur scène, au niveau supérieur. Elles se déplacèrent ensemble vers les villes de l'Adriatique, lesquelles regorgent de lieux de loisirs et de casinos (Rimini, Riccione). Il existe là cent kilomètres et plus de plages ininterrompues, ce ne sont que chaises longues et cabines, tous pavillons frémissants aux souffles froids d'hiver ou tièdes ou chauds. Souvent la strip-teaseuse pleurait à l'issue de ses spectacles sans éclat : « Je n'ai plus envie de faire l'amour » - et l'autre prisonnière en fuite lui serrait la main sur le lit de tout son cœur : quand ça me prend, je me soulage au plus vite, et toutes deux échangeaient des sourires et des phrases crues, comme souvent tous ceux qui se flattent d'aimer le monde entier. 
    	C'était tantôt dans un hôtel et tantôt dans l'autre, d'Ancône à Pescara, de Fano à Rimini. Mertzmüller avait reçu du Bon Père Duguay deux petits livres poste restante, dont elle lisait le soir une page de droite en français, puis celle de gauche en latin ; c'étaient Horace et Cicéron, qu'elle estimait peu tous deux,  trop mous, trop bavards. Passant d'une langue à l'autre, elle avait cependant éclairci progressivement les correspondances de mots et d'expressions. Elle avait découvert  d'autres auteurs, plus tardifs, plus faisandés – plus ecclésiastiques. « N'est-ce pas tout de même une curieuse créature, disait le docteur à son frère utérin, que cette strip-teaseuse de province en fuite se soit entichée des auteurs de la basse Latinité ? Bon gardien vraiment que ton curé qui lui parlait de littérature !  - Ce curé est de ton choix, Monsieur mon Docteur. De toi aussi l'idée d'échanger nos fantasmes. Elle aime tout ce qui est nomenclature, étiquetage : son effeuillage, pièce à pièce, est une véritable liturgie. Sais-tu que la moindre hésitation d'un demi-quart de seconde coule sans retour l'envoûtement et le désir du spectateur de base ? …que je suis heureux de sa fuite ! (le chaussurier baissa la voix) : elle collectionnait en français, en allemand, les termes les plus surannés de tous les habits de curé : aube, amict, chasuble – Meßhemd, Achseltuch, Kasel – première à l'examen de Communion Solennelle ! »
    	Délivré de sa chimère, l'être humain meurt. Annelore Mertzmüller ne s'épanouit finalement qu'à la perspective d'un numéro double, entièrement nouveau : dévêtissement  simultané d'une vieille et d'un curé.  L'eau des femmes était passée entre leurs doigts, et maintenant les deux frères émerveillés, désappointé de leur mésaventure, scrutaient sur leurs mains humides les traces et minces gouttes qu'elles avaient laissées dans leur escapade. 
    CHAPITRE TREIZE
    
    
    	
    	François dit Frank Nau, vaisseau minuscule en forme de mocassin, bascula le premier. La vie, dépourvue de la femme qu'il admirait, sans avoir su la plier à sa (sourde) domination, la vie lui pesait. Il revient à Châteauneuf-en-Bousse pour picoler avec le prêtre à la santé du conquérant breton, Bertrand Du Guesclin. Le chaussurier repart vers l'ouest sur les routes, lesté d'une grande provision de vins et  liqueurs. Il boit au volant, à même la bouteille. Partout où il passe il offre à boire, et chacun, en ce temps-là, le replace sur son siège : « Maintenant qu'il est assis, il ne tombera plus ». Chacun vante, bourg après bourg, sa gaieté constante, ses plaisanteries de commis voyageur à son propre compte. 
    	Il tombe un jour, bien loin de Fougères, plus gris que de coutume, place Mangold à Vergt. Capitale de la fraise et du sirop d'érable. François dit Frank assène aux habitants c'est un choc irréparable : ils aiment le bon vin, du Monba aux Côtes de Vaures, mais sans s'abaisser à s'enivrer en public Les vendeurs de sa boutique font de leur mieux, forcent le train, détournent finement les grosses blagues de poivrots. Il s'installe au-dessus, pour cuver. Il prolonge l'étape à l'appartement du dessus, se montre le moins possible. Un jour il ramène chez lui, en plein centre bourg, une maîtresse, lorsqu'on le croit en prospection vers Saintes (131km à vol d'oiseau). Pour la première fois, le peuple ébahi contemple une strip-teaseuse, qui ne fait pas mystère de sa carrière : « J'étais en Italie, sur l'Adriatique. Cet homme baise mieux que son frère ». 
    	Ils ne savent pas où est l'Adriatique. C'est ce qu'ils font croire. Elle le montre sur une carte épinglée dans l'arrière-boutique, ils se sont bien foutu d'elle, Annelore repart le soir même. Un jour  François dit Frank revient en voiture de Périgueux, plus ivres l'un que l'autre et miraculeusement indemnes. Ils s'engouffrent dans l'escalier en gloussant, enlacés, puis ferment bruyamment leurs volets en plein jour. « Périgourdin n'est pas cancanier, mais n'en pense pas moins. » Certains soupçonnent que le Patron a froissé de grosses coupures à l'arrêt, au-dessus du volant, avant de couper le contact.  Les ventes de chaussures accusent une baisse sensible, au point qu'il faut virer une puis deux vendeuses. 
    	Plusieurs familles de Vergt en sont fortement affectées : faut-il ajouter foi aux révélations d'un demi-frère inconnu, même généraliste assermenté, sur la pédophilie supposée de Frank Nau  ? Pascal Maatz accouru de Moncap se retrouve peu après entre deux gendarmes, qui portent sous  le bras un bel assortiment de films taïwanais  -tandis que la dégringolade de l'honnête commerçant ne dépasse pas, tout de même, un certain niveau de cancans de province. Reste à régler le basculement du médecin. Mais qu'est-ce que l'originalité ? 
    CHAPITRE QUATORZE
    
    
    
    
    	Vous aurez noté que les revirements et basculements successifs des personnages ici barbouillés ne montrent aucun lien de cause à effet.  A cela deux explications : d'abord l'échec d'une intrigue indigente, dont que l'auteur ne s'est pas « donné les moyens » - j'adore cette expression de vulgaire finance – de nouer les fils. Une  seconde explication consiste dans l'incapacité de l'auteur, y compris dans sa vie personnelle et sociale, de consentir au moindre effort pour instituer des relations dites « efficaces ». Reprenons en effet ce fameux Pascal Maatz, généraliste du Lot-et-Garonne. Mettons-lui dans les mains non pas L'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais Cioran : Précis de décomposition.  
    	Eh bien ! Loin de succomber aux instances pressantes de l'un ou l'autre de ces ouvrages éminemment toxiques, notre Pascal de poche s'en trouve délicieusement infecté, au point d'acquérir toute l'Œuvre du grand Roumain, que ses disciples avaient surnommé le Dément. L'efficace thérapie des sourates cioraniques le débarrasse de tout scrupule : Maatz l'installe sur une étagère, bien en vue derrière son bureau de consultation, juste à la verticale en dessous de sa chapelle. La clientèle (patientèle !) roule des yeux ronds, l'interroge parfois sur ce grand médecin, ou bien prend des airs entendus .Le docteur peu à peu se met à vaticiner, tient des propos calamiteux : il gagnerait mal sa vie, se plaint de l'excès de praticiens par rapport aux populations, prescrit des absurdités, on le quitte.  
    	Les jours de garde, le secrétariat local déplore au téléphone que ce soit justement lui cette fois-ci, conseille d'attendre, ou d'appeler plutôt un remplaçant. Le lendemain, Pascal raconte sa vie aux patients, ceux qui restent. L'un d'eux propose : « Pourquoi ne partez-vous pas en Afrique ? Vous pouvez fonder un hôpital de brousse au Niger, au Congo, vous regorgeriez de suppurations jusqu'au ras des bassins ». Pascal consulte Dieu dans son oratoire, bazarde sa vierge en plâtre, et sans avertir ni frère ni maîtresse, s'engage au Congo-Brazzaville où l'ouvrage ne manque pas. L'argent, si. Très vite il se lie avec le clergé, en particulier un certain Dufouga, missionnaire, qui, de beaucoup, préfère laisser les tribus à leurs croyances ancestrales. « Nous ne servons plus à rien » dit-il. 
    	Pour se consoler, le père tâte un peu de médecine et pas mal de la bouteille. Il aurait préféré se conformer à à Charles de Foucauld, perdu à Béni Abbès. Ils en parlent longuement  tous deux après leurs journées de labeur. Ils s'estiment l'un l'autre, alcool et fatigue aidant. Le Blanc convertit le Blanc. Ils désertent vers le Bérongou (973 m), à la frontière du Gabon. Tous deux partagent la même écuelle en bois. Des collègues font le voyage pour les orienter vers Linzolo, où les compétences médicales font défaut – tout le monde se fout des compétences du prêtre. Maatz et Dufouga soignent les petits pasteurs de hameaux, ils sont unis comme des deux couilles de la main. 
    	La population les adore : ils réussissent toutes leurs cures, et sauveraient la fille du chef s'il en existait une. Pascal revient en Europe, arrache des subventions ; la somme reçue, nos deux Itinérants gagnent la rive du Congo, s'achètent un canot, passent au Kinshasa, se font kidnapper, libérer, boivent et meurent jeunes, en pleine forme.  Très loin de là, au pied du Bérongou, les lettres d'Europe ne sont plus ouvertes ; jamais le docteur n'aura su que Bost, Madeleine, abandonne définitivement toute prétentions artistiques, et confectionne des gâteaux en forme de cubes ou de sphères, dans le quartier chic de Tourny à Bordeaux. Ceux qui voudraient se souvenir d'elle, savoir à quoi elle ressemble, doivent se figurer une petite blonde frisottée. 
    	Elle arrondit ses fins de mois en tapinant rue Fondaudège ou Huguerie, à deux pas, où la clientèle est discrète : Existe-t-il des putes épanouies ? Tel est le titre de son livre - la réponse est non, mais elle ne s'engage ni dans les ordres ni dans la gloire. Elle a rompu avec tous ceux qu'elle a connus, qui ont voulu faire d'elle un jouet pour médecin fou. Elle apprend la mort de Pascal juste la veille de Noël. Elle se marie, obtient un enfant le jour de ses quarante ans.  
    CHAPITRE   QUINZE
    
    
    
    
    	Le père Duguay s'est senti perdu dès qu'il s'est retrouvé sans but dans la solitude d'un petit chef-lieu de canton de montagne, 500 habitants l'hiver. Sa proie lui est échappée. Il s'engueule une bonne fois avec la tenancière du bistrot-tabac, juste en face du portail de l'église : les femmes vont à la messe pendant que les hommes se soûlent ! Le père Duguay prie à genoux, les bras en croix, de nuit, sous la voûte rougeoyante du Saint-Sacrement. Le voici assailli d'une terreur sue-bite : il fait trop noir ; la veilleuse illumine tout juste le bout de son nez. Annelore Metzmüller s'est enfuie, il se lève d'un bond, renverse un prie-Dieu en cherchant l'interrupteur, je ne recommencerai plus - ...uh ! uh !  reprend l'écho, puis Duguay hurle en sentant sous ses doigts les doigts de Béate sur le même bouton - il est trois heures, mon Père  - ...je priais, connasse !
    . 
    	La bonne veille sur lui. Tous deux remontent en s'engueulant l'escalier interne du presbytère. Le lendemain matin le voici roulant vers La Chaise Dieu par Langogne, Chaspuzac et Loudes, Au « Monastère et Terminus », il s'inscrit in extremis à la session de Chant grégorien, comme « participant local », ne recueille que scepticisme au vu de ses médiocres performances, vire sa servante d'un coup de téléphone : qu'elle retourne donc au Vogtland ou Bailliage, aux confins de la Bavière ! elle perpétuera la tradition dentellière et ne prononcera plus un mot de français ; dès le deuxième jour de solitude, , il bute sur la discipline du chef de stage, qui lui dénie toute illusion de choriste à moins lui dit-il que vous ne fassiez retraite à Notre-Dame de Randol, où vous pratiquerez le grégorien à longueur d'offices. Même la nuit ! Il s'ennuie, là-bas, férocement. Seuls les âmes fortes ou les athées résistent au grégorien. 
    	C'est, au Moyen Âge, le pire des péchés : on l'appelle « acédie », ou dégoût des gens, de tout ce qui peut advenir – de toute la création divine, c'est donc péché mortel. « Troubles maniaco-dépressifs ». L'abbé Duguay manque donc de mourir et passe trois mois au centre Hospitalier de Laragne-Montéglin, puis on perd sa trace.  
    CHAPITRE SEIZE
    
    
    
    
    	Le patron de la boîte de nuit très précisément sise sous l'hôtel Citarel n'a pas tenu,
    dans cette histoire, de rôle majeur ;
    l'effondrement de Pinky (animateur de son propre établissement)
    diffère par son exceptionnelle profondeur. Il sombre en effet dans la délinquance la plus sordide,
    en invitant d'abord, au sein de ses nouvelles tentures, une patrouille de scouts, qui sèment la zone
    avec le soutien particulièrement efficace d'une escouade de bouteilles de gin à 37°5. Renouvellement
    total, d'autre part, des draperies murales : le tamisé, le violacé, descendent leur pente naturelle
    jusqu'au satanisme de bazar.
    Étape suivante : intronisations bidon, cérémonies payantes, films floutés,
    émanations sulfureuses et chasubles de brocart damassé.
    Un soir particulier, les deux héroïnes à la fois, Annelore Mertzmüller, Madeleine Bost,
    revenues l'une du bordel et l'autre d'Italie, font succéder, aux camomilles rassies de Saintes,
    aux plages strip-teaseuses
    dell'Adriatica, le prétentieux foutoir de Pinky pour y vider leurs bons verres
    en se dévidant leurs inépuisables confidences. Pinky, séduit, les enl
    ève toutes les deux à ses frais
    dès le premier vol pour sa capitale fétiche, Jérusalem. Dans le quartier des Cent Portes ou
    Méa Shéarim,
    il hante un réseau ultra-secret de boîtes sulfureuses et souterraines où les bordels pullulent,
    ce qui est pour le moins extravagant. Les hassidim bien entendu ignorent tout. C'est un réseau
    de galeries qui relient, sous les
    check-points les plus pointilleux, sous les terroristes ou parmi eux,
    ces établissements sacrilèges ; autre chose en vérité que l'ex petit écrin de Châteauneuf-en-Bousse.
    ...Mais n'en croyez rien. Ainsi se parachève dans le délabrement le plus total cette embrouillade de
    fausses mainmises et d'affranchissements velléitaires. Pour le gros Maghrébin et son inconsistante
    épouse, voici bien longtemps qu'ils croupissent : Monsieur dans son cimetière, Madame au fond
    du Moulleau d'Arcachon. Il existe croyez-moi Dieu sait combien d'autres récits du même ordre.
    Nous recommandons plus particulièrement, de Malcolm Lowry,
    Au-dessous du volcan sur lequel
    je m'égare encore de temps à autre, et qu'il vous faudra lire ou de relire plutôt que de vous
    être
    échinés sur mes conneries. Ciao.