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der grüne Affe - Page 50

  • Le Singe Vert brûle les planches article de 2002

     

    C O L L I G N O N

    aueurs,comédies,gentillesse

    A R T I C L E S

    É D I T I O N S D U T I R O I R

    Semper clausus

    COLLIGNON ARTICLES

    ÉCRIRE ET ÉDITER Février-Mars 2049 LE SINGE VERT BRÛLE LES PLANCHES

     

    Monsieur Grybouxe,

    Vous me demandez à quel titre vous recevez le Singe vert. Air connu. Je pourrais vous répondre que c'est comme ça, publicitaire. Mais ici vous êtes personnellement visé, mon cher. Vous êtes en effet auteur dramatique. Et franchement, regardez-moi bien dans les yeux, sans rougir : vous ne vous sentez pas un peu, un tantinet gêné, juste un peu à peine, de lire parmi la foule en délire la belle banderole du Théâtre Bordel, l'affiche de la saison de l'année ?

     

    * * *

     

    "Euripide, Claudel, Grybouxe- Corneille et Beckett" ? Ça ne vous choque pas quelque part ? Vous pouvez toujours mettre un pied devant l'autre, avec vos chevilles enflées jusqu'aux couilles ? "M.Grybouxe, hauteur dramatique". Moi non plus, certes ! , je ne me prends pas pour de la Scheiße, mais franchement, là j'aurais ressenti comme une insulte. Qui pourrait penser que je m'estimasse suffisamment niais, sufisamment retors, suffisamment pucelle, pour tolérer que mon nom figurât LÀ, en si prestigieuse compagnie ? Ou alors (car j'ai ma bonne dose d'hypocrisie moi aussi) en petits caractères en bas à droite, pour que ça se détache mieux, que ça fasse bien ressortir mon ignominie minuscule ?

    Et que ça se permet en plus de faire une petite conférence modestissime sur "Grybouxe réunira ses amis et ceux qui l'apprécient sans le connaître, son œuvre et son – attention ne pétez pas s'il vous plaît – son UNIVERS ? Et moi alors, je n'en ai pas un non plus peut-être d'Univers avec mes 30 volumes dans le placard ? Et ça laisse répandre sur son nom qu'"il est la modestie et la gentillesse incarnées " ? Et cet autre qui laisse imprimer dans sa préface qu'il est modeste ? Mais j'ai

    le sens du ridicule Môssieu, j'ai la dignité de mon ridicule, moi, et si quelque thuriféraire poisseux venait à préfacer Mon Œuvre en faisant allusion à ma modestie, je l'attaquerais en diffamation (si j'avais le pognon) mais je ne tolérerais pas qu'un ami me foute le pavé de l'ours à la gueule ( - C'est quoi, le pavé de l'ours ? - Ta gueule, va faire du rap).

    Et que je t'intrigue dans le torchon local, et que je te dégomme une interview dans Bordel-Chieronde, et que cet autre encore fasse sa conférence (encore) sur le thème de l'exclusion et de l'exil, parce que le mot exclusion figure à la page 44 et que tout écrivain vit métaphoriquement en exil... Je vous le répète, il n'y a que les intrigants, que dis-je, les adaptés en société, les gens

    normaux, les gens comme tout le monde qui se font éditer et connaître. Il vendraient des frites ou des capotes en argile (en glaise, waf waf !) que ce serait idem.

     

    * * *

     

    Mort aux faibles, on vous dit. Bien sûr que j'aimerais aussi faire des ronds de jambe sans me casser la gueule, ou bien simplement civilisé en Société, le beurre et l'argent du beurre, mais la logique je l'emmerde, dès que je l'ouvre c'est pour dire une connerie, on me l'dit depuis tout petit ! (remarquez, certains ont l'air con sans même ouvrir la bouche...).

    Marius, le grand général romain ( - C'est qui, ce con ? - Ta gueule, va faire du reggae) n'ayant pu se faire accepter par la noblesse se tourna vers le côté populaire. Le Singe Vert pareil. Putain tu viens encore de fausser la glace...

  • Ce que je vois

    téléphone,USB,pièce

    COLLIGNON

    DESCRIPTIONS,  CE QUE JE VOIS

    BUREAU 02 TELEPHONE

    "Ce que je vois" ? C'est, nécessairement, mon bureau. Je ne note plus en plein air devant Dieu sait quel paysage. Le bureau subit de légères modifications. La description glissera vers la droite, évitant l'écran, déjà traité. À droite de l'écran, même et surtout si cela n'intéresse personne, se trouve un téléphone fixe, de Télécom, type "Rondo" : pourpre foncé, avec le nom en blanc d'une belle écriture, et quinze touches (3x5) aux chiffres et lettres blancs, de 1 à 9, puis : étoile, zéro, dièse, enfin "R." (pour "répéter" ?), haut-parleur sous-titré "ampli", et "Bis". Chaque touche est donc surlignée par un tout petit rectangle allongé portant des lettres, sauf "R." (Register ?) et "Bis", qui permet de réitérer l'appel dans un délai de quelques minutes.

    C'est un vieil appareil, selon nos critères actuels. Son écouteur se repose dans une fosse rectangulaire verticale aux angles arrondis, il tient bien dans la main, sa texture est soyeuse. En haut à droite, un grillage oblique permet d'écouter la voix de l'interlocuteur. Je me sers de ce poste fixe bien plus volontiers que du poste mobile, parce que j'ai toujours l'impression que c'est meilleur marché. De plus, j'ai perdu le code "PIN" du portable, sans réfléchir que c'était, puisqu'il est neuf, quatre fois 0. Le fil téléphonique est à l'antique, frisé, élastique, à multiples boucles serrées. Par-dessous ce petit câble en court un autre tout noir, tout discret, celui du clavier qui me permet de vous écrire.

    Je dis "vous", parce que ces descriptions évacuent en général tout interlocuteur. Elles sont monnaie courante quand on n'a rien à dire, si, en plus, elles ne vous sont pas adressées, nous sommes en pleine barbarie. Si nos yeux, donc, se déplacent un tantinet vers la droite, ils verront, sur un port multiple, avec un "t" bien sûr, une enveloppe rembourrée de 28 sur 30 cm plus ou moins (je vérifie de mon empan : ma main en fait 24 du pouce au petit doigt). Le destinataire en est Didier Peclard, Bequet, prononcez "Péklar", mon petit-fils, ayant commandé en notre nom du matériel de non-fumeur. Il s'agit de ces fameuses "vapoteuses" qui supplanteront croit-on le tabac. Il a payé, je l'ai remboursé.

    En haut à droite, écrite à la main, la référence du site internet où l'on se procure dans les plus brefs délais ce matériel : cela provient d'Andorre, et ne peut se commander jusqu'ici que de façon électronique. En dessous une vaste étiquette Colissimo, que nous ne détaillerons pas : destinataire, mention "port payé", tour de taille et pointure de la grand-mère, le tout de la plus extrême importance. Et dans le coin gauche inférieur, une autre étiquette kaki pâle, formulaire CN 22, mentionnant, pour la douane, le contenu : cigarettes électroniques. Nous avons réitéré notre achat : ainsi ma femme, Anne-Marie, peut-elle fumer sans interruption, branchant sa seconde batterie dès que la première est déchargée, ce qui advient très vite. En même temps, elle ne rejette plus que de la vapeur d'eau, tout en n'ingérant plus que 12mg de nicotine (par cartouche, je suppose ; une cartouche équivaut à 22 cigarettes environ). Quel soulagement pour sa santé et nos odorats ! Fini les puanteurs qui donnent l'impression, quand on entre dans le lit conjugal, qu'il va falloir se baiser un cendrier refroidi !

    Tout ceci est bien humoristique. Mais nous avions parlé de "port multiple" : c'est un carré de couleur chrome, creusé sur ses quatre faces par une douce dépression où se logent quatre prises mi-mâles mi-femelles, afin que s'y emboîtent d'autres prises androgynes à saillies inversées. Là-dessus se branchent : la clef USB consacrée à des cours oraux de philosophie, par Michel Onfray ; la prise de l'appareil photo électronique. Une autre clé USB pour les voyages ou déplacements ; et enfin, inamovible, le raccord à la véritable prise centrale, sous la table. Et voilà !

  • Le Corbeau du Puch

    COLLIGNON LE CORBEAU DU PUCH

     

    1. La nuit, la neige

     

    La neige durcie se boursoufle en dents de scie. Sale. Au pied du réverbère bleu. C'est poreux, ça crève en bulles, le vent siffle.

    « Il va geler ».

    Vis-à-vis, sur le mont, entre les sapins : des lignes de neige. Comme le cuir, sous les cheveux.

    L'adolescent mains dans les poches, voûté. Il monte la pente. Un chien souffle sous une porte en bois. Jean-Pierre s'est appris à ne plus sursauter.

    Au sommet, la Tour du Puch, un banc dans la nuit contre la muraille, Jean-Pierre s'assoit pour surveiller la ville loin dessous. Des murs de lave, abritant les baises et les filles attentives, assouvies.

    L'adolescent les imagine.

    Elles ne le désirent pas.

    Il a des traces sur la peau.

    Il reconnaît d'en haut tous ses itinéraires, toutes les nuits, rue du Rouëre, des Chanoines, avenue Six-Moines, avec des lits, des entrepôts, chez lui. Le Puch, ville historique du Limousin- sans Histoire il veille sur les habitants du Puch. Les Puchéens. Les Puchéennes, les tabliers, les caniveaux. La Tour se visite tous les samedis, et le dimanche, 7 F50, il y est monté pour voir quelques hectares de plus. « Je suis curieux » dit Jean-Pierre.

    Le garde vit derrière ses murailles. Il se couche tôt. Il ne meurt pas. Il ne monte plus au sommet pour surveiller les visiteurs. Il dit :

    « Ne vous suicidez pas ! »

    Personne ne se suicide.

    Le vent forcit. Les aiguilles crissent : toutes les nuits le garde entend crisser les trois aiguilles sur le grand cadran lumineux. Jean-Pierre descend par le versant de l’ouest, la boue gèle et dégèle, ses pieds glissent sur les degrés, le crépi des murs lui racle le coude, les portes vermoulues donnent sur le vide.

    La pente casse net sur la place de l’Euse, un parapet donne sur la rivière qui bout très froide sous les lueurs bleues de la ville. Jean-Pierre se retourne, s’accoude au parapet. Face à lui la vitre jaune dépolie du Café-Bar, toute la menace de sa vie - « Trouve donc du boulot ! au lieu de traîner... » - des Filles, des Jeunes, des Autres.

    « Je ne suis pas de ceux de mon âge.

    Sous lui l’écoulement de l’eau ; par devant, le bruissement de la vie.

    L’adolescent palpe dans son dos « ses amies les pierres ». Il fait de plus en plus froid.

    Jean-Pierre passe en revue les bistrots du Puch sans entrer ; de l’autre côté de ces vitre dorées, la musique, l’alcool (...)

    2. Ma sœur – La rencontrer

    bLe labyrinthe.JPG

    Mathilde l’attend pour manger - « ...au lieu de traîner ! » , comme elle dit.

    Jean-Pierre avise sur le trottoir une Jeune-Fille. Elle a de belles jambes. Fille, jambes, trottoir.

    « Mesdemoiselles, vous ne serez jamais inquiétées si vous montrez bien où vous allez. L’air décidé. Marchez d’un pas sec. »

    Jean-Pierre la suit, se glisse dans ses pas, sans bruit, sans rouler des épaules. Ils passent devant deux sapins déplumés, de part et d’autre de l’Hôtel de Ville – l’an dernier, on les a laissés là jusqu’en avril.

    La Jeune-Fille a des cheveux noirs. Jean-Pierre se demande s’il a l’air naturel. « Tout à fait naturel » dirait-elle en se retournant. Il lui demanderait :

    « Comment faites-vous mademoiselle en plein hiver pour aller en jupes courtes, moi je me gèlerais les…

    Les…

    Elle prendrait ça mal.

    Il pense encore :

    « Ce n’est pas que je n’ose pas. Je refuse. Voilà : j’ai renoncé aux femmes.

    L’émancipation de la femme, ça le fait bien marrer, Jean-Pierre.

    Ils sont passés devant l’affiche du cinéma :

    Le Puceau se déchaîne.

    C’est malin.

    Silence dans les rues. Juste les coups de vent par-dessus les murs ou qui se glisse dans un doigt. La Jeune-Fille monte trois marches vers la rue Bragard. Il pose sa main sur la rampe de fer qu’elle a touchée, embrasse le creux de sa main. Au-dessus de lui la fille s’est retournée : il a compté une marche de trop, son pied a claqué sur le trottoir. Il a mis un genou en terre et les bras en croix pour garder l’équilibre.

    « Tu ferais mieux de trouver du travail répète sœur Mathilde. Au lieu de bouquiner !

    La Jeune-Fille est rentrée chez elle. Jean-Pierre court à sa porte. Les verrous claquent. Celui

    du haut, celui du bas. Un troisième, plus profond, en bout de couloir. Jean-Pierre s’approche, lit le nom sur la plaque en cuivre :

     

    M. et Mme BARDIN

    et leurs enfants

    « Et leurs enfants... »

    Jean-Pierre retient l’adresse.

     

    3. Ma sœur - La peinture

     

    Chez lui, Jean-Pierre peint : des seins, des fesses, sur toute la surface de la toile. Des fesses vertes, au couteau. Il entasse des couches de blanc, de crème.

    « ...de chercher du boulot. Qu’est-ce que ça va te rapporter ta peinture ?

    - Bonjour sœur Mathilde.

    - Qu’est-ce que ça représente ?

    - Des culs.

    - Tu te crois malin.

    - Je ne sais pas ce qu’il y a dedans.

    - On mange dans cinq minutes. Et tâche de ne pas te faire attendre. Ton père est là aujourd’hui.

    - Pourquoi, ce n’est pas le tien ?

     

    L’atelier occupe un ancien garage. Il y fait sombre. Un palan, quelques clés, plates, à pipe. Jean-Pierre se place sous la lucarne, couverte de crasse. Il faudrait un couvreur, avec une grande échelle, pour la gratter.

    « Je ne vais plus rien voir ». « Je vais devenir aveugle ».

    Il se lève, jette un coup d’œil à sa toile : des chairs tordues en diagonale. Rose gras, blanc mou d’un corps sur l’autre, une purée de ventres, de seins ventripotents.

    - À table !

     

    4. Le père, la soupe

     

    Le père est là, c’est un petit chauve, tout gris, qui lampe vite son potage sans lever la tête.

    Jean-Pierre contourne la table pour l’embrasser. (Mathilde répète à son frère tu aimes ton père, toi). Jean-Pierre se sert en soupe en haussant les épaules. C’est rare que le Père mange ici, 3 rue des Moines. Mathilde porte lentement la cuillère à sa bouche, qu’elle ouvre grande, les yeux vagues, le geste grave et moi. Jean-Pierre n’entend que le sifflement intermittent du radiateur au thermostat. Tout est bien rangé. Elle file doux, la Mathilde.

    Le Père pousse son assiette, sans dire un mot. À cinquante ans, il fait déjà vieux. La Mathilde le ressert – il ne vit donc que de soupe ?

    « T’as trouvé du travail ?

    Jean-Pierre lui poserait la même question.

    « ...faudra s’en occuper, dit le Père.

    Ils prendraient son argent. La sœur et le vieux.

    « Toute sœur éprouve pour son frère un attachement inconscient, qui peut aller jusqu’à l’inceste » - «  Y aurait plus qu’à se flinguer ».

    - Tu dis quelque chose ?

    - Rien, rien.

    - Il se rendra fou avec ses lectures. Si t’étais occupé de tes mains au lieu de fainéanter.

    - Ça suffit Mathilde.

    Son père ne regarde jamais en face.

    « Écoute-moi bien Jean-Pierre… Je vais partir huit jours à Châteauroux... » Mathilde sursaute. « Tu vas me faire le plaisir de trouver du boulot. N’importe quoi. Tu m’entends ? »

    Châteauroux… Châteauroux… Qu’est-ce qu’il veut que ça me foute…

     

    M. § Mme BARDIN

    « Et leurs enfants »

    …………………………….

    5. Correspondance

     

    « Monsieur,

    J’ai à vous apprendre que votre fille... » - qu’est-ce que je peux bien lui apprendre sur sa fille ?

     

    Trois fois. Elle a tiré les trois verrous. Le dernier plus profond.

     

    « Monsieur,

    Votre fille, que vous croyez si chaste... » « ...si chaste et pure... » « Votre fille se… se... » -

    - il serre les dents.

    - Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui te prend ?

    Il a appris cela. Par intuition. Par déductions. Par enquêtes. Ce qu’il fait seul. Elles le font aussi. Elles le font toutes. Lui aussi le fait. Mais ce n’est pas pareil.

    « Pas pareil. »

    « Je ne fais pas la morale, moi. Je ne refuse personne. Elles me refusent. Elles refusent tous les hommes. Elles leur font la morale. Puis elles rentrent chez elles, et elles se… se... »

    Révoltant. C’est révoltant.

    « Elles croient toutes qu’on va les violer ».

    - Je vais dans ma chambre.

    - N’oublie pas ce que je t’ai dit ! crie le père.

     

    C’est une pièce encombrée de meubles et de tiroirs.

    - On les montera au grenier, un jour.

    En attendant, tous l es jours, Mathilde les astique, obstinément.

    « Tiroir 12. Enveloppes.

    «  Bardin, 23 rue Blagard.

     

    - Tous ces couillons qi prennent les filles pour des rosières... »

    Monsieur virgule (« Chère mémé virgule ») - c’est le vide ; soudain le stylo s’emballe, comme un grand trait de phrases qui s’ébranlent, ordurières, dérisoires, emphatiques.

    Précises. Anatomiquement très précises.

    « Signé M., chirurgien-dentiste »

    «  Signé C., noaire. »

    Il trace un grand « F » en cou^p de sable – le reste illisible.

    « Ça fait moins… ça fait moins anonyme ».

    Il place la lettre sous sa chemise, contre la peau du ventre. Il se voit traîné sur le Boulevard Laudry, dans une charrette, la tête et les poignets dans un carcan ; des gendarmes à cheval, en tricorne, qui l’escortent, le désignent aux outrages.

    L’écriture est nerveuse, régulière. Il ajoute quelques barres de « t ».

     

    6. Tempête sous un pan de chemise.

     

    « Où vas-tu cet après-midi ?

    ...Mahilde adossée à l’évier ; les assiettes mal rincées qui sèchent sur l’égouttoir.

    - Chercher du travail.

    Mathilde pousse un ricanement.

     

    Jean-Pierre passe par le garage. La lucarne. Un file d’eau noirâtre a tracé une rigole sur la toile.

    « Bordel ! Je ne pourrai jamais rattraper ça.

    Il repousse quelques cadres à l’abri. Quand il se baisse, l’enveloppe lui gratte la peau, sous la chemise.

     

    L’air est cru, la Mob encrassée. Passé le mur d’usine, le froid vient vous trancher. Jean-Pierre respire largement. L’air glacé se faufile sous les vêtements. Seul point chaud,le ventre, sous l’enveloppe.

    « ...et si je cherchais vraiment du travail ?

     

    Jean-Pierre tend le pied à ras de sol, pour contrôler le verglas. Quant il était enfant, il aimait bien poser le pied sur une bouse à demi-séchée. La croûte séchait, le pied s’enfonçait, les mouches bourdonnaient – ça puait vachement !

    Des hameaux. Des portes. Les boîtes aux lettres. Une fente, aux lèvres coupantes – étroites blessures du bois, du fer, du ciment – celles des garages, immenses, chromées, ou bien les boîtes perchées, frileuses, aux grilles des jardins.

    « C’est une honte ! » hurlerait la Jeune-Fille. Une fille normale. Qui ne pense jamais à ces choses-là. Qui ne sait même pas que ça existe. Au moment donc où la Jeune-Fille, ivre de bonne foi, serait sur le point de convaincre, où le père s’apprêterait à chiffonner la Lettre Anonyme, à ce moment-là, lui, Jean-Pierre Fargey, ouvrirait la porte d’un coup de botte ; la fille tomberait à genoux. Il se ferait sucer.

    « Merde ! »

    La mob qui zigzague.

    « Je trouverais du travail. Je me marierais. J’aurais trente ans. Il y aurait du soleil, une prairie, un enfant » - et soudain, sortant d’un petit bois rabougri, la plaine de neige grise – il va jusqu’à Saint-Vital. Des toits bruns, blanc sale. Un paysan passe en tapant ses bottes.

    Une boîte postale est accrochée, là, devant ses yeux, dans un virage. Une immense palpitation se déclenche dans sa poitrine – cela descend tout chaud tout moite au bout de ses doigts – comme lorsqu’il avait brisé un jouet, tué un chat – commis quelque chose d’irréparable ; il ne resterait plus qu’à attendre le châtiment, terrible, avilissant (…)

    Ses pommettes cuisent.

    Son cœur serré.

    Jean-Pierre a tiré l’enveloppe

    « Dernière levée, Mercredi 10h »

    - sa main s’élève vers la fente. Il ne regarde pas. La lettre est tombée. Aussitôt le sang revient frapper ses joues.

     

    Personne ne l’a vu.

     

    7. La mère

    « Ta mère était une grande malade.

     

    Mathilde coud. Elle porte un tablier blanc. Jean-Pierre prend sur la table une paire de ciseaux. La pièce est trop haute, mal repeinte.

    La mère se plaignait toujours. Elle prenait des cachets. Des comprimés. Mathilde lui faisait des piqûres. Jean-Pierre se pique les doigts.

    « Rends-moi les ciseaux.

    - Tu as dit « ta mère ».

    - Ça s’est trouvé comme ça.

    - Tu l’as connue avant moi.

    Mathilde coupe le fil avec ses dents.

    « Qu’est-ce que ça fait, d’être fille unique pendant dix ans ?

    - Qu’est-ce qui te prend ?

     

    Mathilde lève la tête. Une grosse tête blême.

    Elle a dit que la mère était plus gaie, « avant » ; que c’était une vraie « boute-en-train ».

    « Dans les repas de famille, elle faisait rire tout le monde.

    - On ne fait plus de repas de famille, dit Jean-Pierre. Il demande :

    « Tu sais quelque chose, pouor Châteauroux ? »

    Mathilde range son matériel de couture sans répondre :

    « Épluche-moi des patates. »

    Il prend un torchon sur ses genoux.

    - Tu crois qu’elle est…

    - Partie. Je te l’ai déjà dit. Avec un gendarme. Elle vit avec lui.

    « Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

    - Tu as son menton.  Exactement son menton.

    Jean-Pierre se lève le couteau à la main, il se regarde dans la glace au-dessus de l’évier. Traces de varicelle.

    - Aide-moi à mettre la table. »

    Les traits de Mathilde retrouvent graduellement leur expression de haine cuite.

    Les petits yeux de Jean-Pierre se rapprochent sous son front de papier mâché.

    Au transistor la musique est bonne. Ils évitent de se parler.

     

    8.- Nigth Clube

     

    Le bar de la rue C. « rouvre ses portes après rénovation ». Nigth Club – le « th » anglais, sans doute. Je n’y mettrai jamais les pieds. C’est pourtant facile, Jean-Pierre : tu te faufiles dans un groupe. Tu t’assois là, près de la porte, sous les patères.

     

    Il entre, en ligne droite, jusqu’au bar :

    - Un café.

    Le barman a son âge. Il fracasse des bouteilles vides à ses pieds, dans une lessiveuse.

    - Plaît-il ?

    - Un café.

    Le barman se mord le pouce. Il s’est écorché. Bien fait pour sa gueule. Il se tourne vers le percolateur.

    Trois rustauds arrivent. Ils se perchent sur les tabourets. Le barman rigole avec eux. Jean-Pierre rigole. Tout le monde rigole. La nuque du barman forme un petit bourrelet. Le dos tourné, il répond aux railleries avec assurance. Il a monté l’affaire avec deux amis. Il vide les poubelles, il fait le ménage. Jean-Pierre dit :

    - Vous ne pouvez pas me servir quelque chose par là-bas ?

    Il désigne le plus négligemment qu’il peut une tenture à gros plis, derrière laquelle on devine un escalier qui descend. Le barman regarde sa montre, prend les autres à témoins :

    - Pas avant une heure !

    Les autres approuvent avec ensemble.

    À travers les pans de vitres passe un petit courant d’air. Un enfant se dirige vers le flipper. Des apprentis se réunissent quelques minutes autour de trois canettes de bière. Jean-Pierre boit encore, observe les parois crépies, les appliques de plastique, le comptoir chromé.

    Vers le fond, des tables rustiques.

    Il se sent bien.

     

    Il n’a plus peur.

    C’était un jeu.

    Commander un lait fraise, un café, blaguer avec des inconnus – la Grâce, l’Instant.

     

    ...D’un coup, l’ouverture, tourbillon de rires, des femmes – de la neige – parfums – fourrures.

    - Salut !

    - Salut !

    Elles se jettent au-devant des baisers toutes frissonnantes, les épaules relevées.

    Jeannine, Laurence ou ce genre – les cuisses coupées par un galon de lapin. Des cuisses fortes, comme greffées ; elle se penche sur le bar – mollet tendu, couture du bas, bise au barman - « attention aux verres ! »

    Par derrière Jean-Pierre sent la pulsation du juke-box, le poids des pièces qui tombent, les hommes dans son dos pendent les manteaux, près de ses épaules, les battements de la porte jamais tout à fait fermée -

    Il commande une cerise.

    - Bonsoir Joël – Bonsoir Josy - ...Judy » - bises, bises, « permettez pour la chaise ?

    - MAIS BIEN SÛR.

    On lui a adressé la parole. On lui a adressé la parole.

    Il n’y a pas que les ennemis.

    Il y a aussi les indifférents.

    Les filles sont sympa.

    Les filles aux yeux vagues, blotties sur la banquette – la fierté apprise du regard – mâchoires fortes et cheveux gras – des jours au fond des salons de coiffure, des saisons au fond des magasins de chaussures – hinhin les rires niais, les lèvres retombantes -

    - Jean-Pierre, tu fais le difficile.

    Une demoiselle qui bat la mesure du bout de son soulier.

    Une demoiselle qui tourne la tête vers lui, vers les jeunes hommes si différents -

    J. F. bonne fam.

    Délurée, exc. éduc.

    ch. H.

    bien sous tous rapports

    - elle est ivre, un peu, et lui plaît,beaucoup^.

    Jean-Pierre a les yeux louchons, le nez tombant, le teint brouillé, les cheveux raides.

    Il ne se lave pas très souvent.

    Près de la grande fille blonde et flambant neuve, c’est une vierge terne aux yeux torves, aux dents fâcheuses, au nez...- on commence ? on commence ? On est dix, au moins ! »

    Derrière le rideau plissé une lueur rouge, très « boîte ».

    Au juke-box ont succédé des accents lourds, pleins, plus graves. Les autres se lèvent.Jean-Pierre leur emboîte le pas.

    « Vodka orange ».

    Comme les autres.

    Du rouge, du noir, le feu en plastique dans la cheminée, les filles, les voix – la musique – les autres qui dansent. Lent, rapide, lent. Spots rouges pour la batterie, jaunes pour les guitares, noir pour le silence – le bras par dessus la tête

    béat, béat, béat

    « ...et des sèches s’il vous plaît »

    Passé le cinquième verre je laisse tomber

    - Eh bien, le grand ? On ne danse pas ?

    La délurée vire déjà au bras d’un bellâtre. Il ne reste plus, assise, que la vierge grise, elle dit :

    « On y va ? »

    Comme à la piscine.

    Il la prend dans bras et gagne la piste – dadin, dadon – dandin, dondon – c’est le slow, le slow bien noirâtre. Il la serre, il la sent de très près sur le cuir chevelu, la musique joue, elle ne l’entend pas renifler que dire, que dire - « Allez, on le fait celui-là » - c’est le slow suivant – dadadon- dadindon – comment ça se tient, une fille ?

    Et pas moyen de bander. Paraît que ce n’est pas obligatoire.

    « C’est ma cousine ! crie la délurée. Toujours au bras du même. « Faites-en ce que vous voulez, mais surtout pas un petit !

    C’est pas vrai. Non mais c’est pas vrai.

    Il se voit sur un chemin ensoleillé, tenant une fillette par la main – quelle publicité, déjà ?

    Ça sent le cuir chevelu. Ça sent l’humain. Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas senti un être humain de près, il humagine dans le noir les racines serrées piquées sur le scalp blême, les « glandes sudoripares » - je te plais comme je sue ?

    Il ne peut pas l’embrasser sur le front ; elle est trop petite – mais que dire, que dire – j’ai trouvé :

    «Mais c’est notre cher Johnny ! » - la bouche en coin.

    Pas dupe.

    Elle dit oui.

    Par quel bout on commence d’habitude ? Si je ne flirte pas tout de suite…

    Que se passerait-il ?

    Ils se rassoient. « Tu veux une vodka ? »

    Non.

    Et rien à se dire. « On ferait mieux de se taire ».Il le lui dit. Chapeau. Chapeau. Des icebergs ans la tête. Il offre une cigarette. « Vous ressemblez à votre cousine », dirait-il. « Elle vous jette toujours dans les bras des types,comme ça ? ...vous couchez ensemble ? »

    « Boïng, boïng », dit la musique. « Ploc, ploc », font les spots. La fille se tait. À côté, sur la banquette, la cousine délurée s’est éméchée :

    - Si une fille tire un coup… Quand une fille veut tirer son coup…

    - Elle réussit son coup à tous les coups, dit le bellâtre.

    Jean-Pierre pense que de toute façon, les filles préfèrent rester seules.

    - Je me comprends.

    Il fume. Il boit. La fumée le soûle plus que l’alcool. La fille, de plus en plus raide, attend qu’il parle.

    - Je hais les timides. Les timides vous paralysent. Pas moyen de leur adresser la parole.

    Ils ne dansent plus. Les autres se lèvent, tournent sur la piste, reviennent s’assoir, leur passent devant – la cousine lui tombe sur la poitrine – Avec elle, ce serait plus facile.

    La vierge tire de son sac à main le calendrier du RCP : le Rugby Club Putéolien.

    « D’où tu sors cette horreur? »- c’est parti tout seul – il lui dit « D’où tu sors cette horreur » - son frère, son cousin joue dans l’équipe, elle est fière de lui - « C’est lui qui talonne elle dirait, c’est lui qui a droppé, qui a transformé

    « Ce n’est rien », dit-elle d’un petit ton contrit, ce n’est rien.

    Renfonce la photo dans le sac à main, après tout merde c’est sa faute, sa faute à elle, je ne sais pas, moi, quand on voit ma tête, on se doute bien que le rugby je n’en ai strictement rien à foutre – faut pas être sorcier – tandis que la cousine, là, elle doit être au moins je ne sais pas, moi, Secrétaire » - en tout cas bien bourrée, elle se jetterait sur lui, il resterait sans bouger parce que dans le fond ça lui serait bien égal.

    Elle se reculerait, le fixerait d’un air très intelligent :

    « T’es un type bizarre, toi.

    Elle ne serait pas fâchée.

    Peut-être bien qu’elle se mettrait à le respecter.

     

    La pucelle au nez busqué prend son courage à deux mains. Elle lui passe devant - « pardon »- pour rejoindre le Groupe, à présent de l’autre côté de la tenture, comme avant. Jean-Pierre regrette des choses vagues. Il va rentrer. On s’embrasse dans les coins. Le barman repasse les mêmes disques.

     

    ...une équipe de rugby… l’imbécile…

     

    Jean- Pierre repasse à son tour le rideau rouge. Rien n’aurai bougé depuis le début de la soirée. Un « type » se penche vers une « gonzesse » qui regarde Jean-Pierre en riant.

    - Ça a marché avec ton mec ?

    - Pas un mot. Il n’a pas dit un mot.

    Jean-Pierre prend son élan. Il s’exclame :

    « De cheval.

    Le « type » se lève, petit, bourré, méchant (aux autres : « une minute ») Qu’est-ce que t’as dit ?

    Jean-Pierre hausse les épaules :

    « De cheval.

    - Et qu’est-ce que ça veut dire, « de cheval » ?

    - Je disais ça comme ça.

    Une fille ricane mollement.

    «  Et pourquoi tu dis ça ? Est-ce qu’on te parle, à toi ?

    - Je disais ça comme ça, en passant.

    Dans le coin de la banquette, la conversation se poursuit. Tout à l’heure, Jean-Pierre a vu le type avaler le whisky au goulot :

    « Si t’a vais dit « deux chevaux »,encore, énonce-t-il gravement.

    - Oh ! alors, évidemment, acquiesce Jean-Pierre avec vivacité.

    - Eh bien passe ton chemin, vieux, passe, passe…

    - C’est ce que j’allais faire, concède Jean-Pierre.

    - Voilà. Tu t’en vas. Tu passes ton chemin, et tu t’en vas.

    Il l’a saisi par le bras, sans brutalité. Parfaitement ivre. Le type se rassoit. Jean-Pierre se dirige vers le porte-manteaux. Là-bas, on se marre. Il enfile son pardessus. Tiens, le revoilà.

    Le type s’avance en roulant des épaules :

    « Dis donc, tout à l’heure, tu ne voulais rien dire d’autre, par hasard ?

    Il le fixe de ses yeux jaunes fibrillés de veinules.

    - Mais non, mon vieux, j’ai dit ça au pif, pour dire quelque chose.

    - T’es bien sûr, au moins ?

    Il cherche à comprendre.

    - Sûr. Je vais me coucher. Laisse tomber.Tu ne vois pas que je dors debout ?

    L’autre est décontenancé.

    « T’es d’où, toi ?

    - De Bordeaux.

    - De Bordeaux ?

    - Oui. À Bordeaux c’est tous des cons.

    - Même pas.

    Jean-Pierre n’a jamais foutu les pieds à Bordeaux. Il prend la porte. À travers la portevitrée il le voit regagner sa place à pas lourds.

    Il fait très froid. Un jour Jean-Pierre sera beau. Fortuné. Il sera élégant. Il habitera une autre ville. Quelques ivrognes passent en chantant chacun pour soi. Au milieu d’eux il reconnaît celui de tout à l’heure. Ses camarades le soutiennent par les épaules. Question filles, ça n’a pas l’air d’avoir marché très fort pour eux non plus.

     

    9. Cousines

     

    Le barman accroupi verrouille la porte d’entrée. Plus loin les cousines s’éloignent bras-dessus bras-dessous comme seules les filles ont le droit de le faire.

    Les types sont repartis par la rue Bleu-Fugières. Ils vont se séparer, ils cuveront leur samedi soir, tout seuls.

    « Un mec, un vrai, c’est celui qui emballe une fille, n’importe laquelle, au café, dans la rue – et qui se retrouve dans son lit une heure après.

    Les filles tournent rue Chaillonnet.

    Ça ne se fait plus, d’être cousines.

    On sait ce que ça veut dire.

    Elles se rattrapent l’une à l’autre dans la montée verglacée.

    La plus petite, la pucelle, a de grosses hanches et la jupe courte. Le chignon de l’aînée se défait lentement, de réverbère en réverbère. Le froid remonte entre les jambes. Soudain Jean-Pierre s’est heurté à elles. Il titube à reculons sur le verglas. La plus jeune ouvre une bouche hagarde ; sa lèvre inférieure tremble. L’aînée semble à peine surprise.

    « Bonsoir », dit-elle doucement.

    Elle sourit, introduit la clef dans une serrure.

    Elles ont disparu.

    Il les entend rire derrière la porte.

    Elles n’en peuvent plus de rire, elles se sont retenues longtemps.

     

    10. Le beau style

     

    « Monsieur, Madame » - dès l’abord, le ton grave - « votre fille et sa cousine » - bon début, précis, sans risque d’erreur - « bien qu’elles se comportent de façon totalement opposée, ressortissent chacune au même diagnostic et à la même thérapeutique

    « Sans doute leur avez-vous inculqué les mêmes principes – or : si l’une d’elles a parfaitement assimilé ces louables doctrines au point d’être restée trois quarts d’heure assise à mon côté sans avoir proféré une parole, alors que ma réserve naturelle - « du Wyoming », ha ha ! - n’en laissait pas moins filtrer un désir pathétique de communication, l’autre, en revanche, tout aussi refoulée je m’empresse de le dire, s’affichant tour à tour avec tous les hommes » - mieux que « garçons » - n’a pas manqué de prendre prétexte d’un éthylisme suffisamment manifeste pour se raccrocher à toutes les parties de ma personne.

    « Monsieur, Madame, de deux choses l’une : ou vous bouclez vos filles, ou vous leur lâchez la bride.

    « Soyez sûrs qu’à l’heure où je vous écris, vos pucelles ou bien dorment

     

     

     

     

     

  • Le pedigree

    COLLIGNON LE PEDIGREE 2118 08 02

    Maman achète moi un petit chien !

    un petit chien pour faire joujou

    un petit chien pour le promener

    au bord de l’autoroute derrière la rambarde je ferai bien attention

    Un petit chien qui trotte la queue en l’air, qui marche dans les assiettes et qui fouille les poubelles.

    Oh ça va tu vois pas que je fais la lessive ?

    Maman un tout petit chien, tout noir, avec des papattes mouillées une queue en trompette qui fait diling diling je lui attacherai une clochette

    Et puis je lui apprendrai à jouer de l’accordéon.

     

    Soit. On l’a acheté, le chien. Minuscule. Anthracite.

    Le chien ! il a filé dans le couloir, coincé la queue dans la porte, il dégringole tout l’escalier qui m’a poussé ? oh, ces pattes flasques !

    Le chien ! sur la cheminée, sur le haut de l’armoire

    « Dans le lustre ? Nicolas, ce n’est pas toi qui l’a accroché dans le lustre, par hasard ? - et les traces de pipi sur le rideau ? »

     

    Nicolas est heureux. Il s’amuse avec son chien. Il essaye de le gonfler à la pompe à vélo, il le fait tourner dans la machine à laver, il le traîne attaché derrière sa bicyclette.

    Vrai, il n’aurait jamais pensé qu’on pouvait autant s’amuser avec un simple petit chien.

     

    Mais voilà :

    chaque porte qu’on pousse laisse une trace brune sur le parquet ciré

    les bibelots se raréfient

    la table arbore une triomphale et gigantesque tache d’encre noire, très géographiquement découpée – et ces pattes qui cèdent mollement sous la semelle – si au moins cette bête se laissait écraser en silence ! où peut-on donc poser ses pieds, ses larges pieds de père Nom de Dieu ! dans cette baraque ?

     

    Et un jour : les vacances !

    Le ciel verse toute sa chaleur par les fenêtres ouvertes. L’air valse dans les poumons. On va voir les cousins de Nantes !

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    Et le chien ?

    « Maman, je le prends dans les bras !

    - ...Pour qu’il s’échappe ! et la fois où il voulait lécher papa au volant, qu’on a failli renverser une petite fille ! ...Tu n’aimes pas les petites filles ?

    Nicolas, boudeur :

    « J’pré-fère-le-chien... »

     

    - Dans un panier, maman !

    - Non ! il ne va pas arrêter de piailler. Il faut que papa entende bien quand on le double. Il étouffera, dans ton panier ! Le chien, pas ton père, imbécile…

     

    - Et dans le coffre, maman, dans le coffre ?

    - C’est toi qui va le nettoyer, le coffre ?

     

    Alors, le petit chien, on va le perdre en forêt.

    On n’en veut plus, c’est décidé.

    « D’ailleurs, pour la façon dont tu t’amuses avec...

    Et puis, à la rentrée, on achètera un petit chat.

    - Ouais, mais faudra le faire tailler, grogne le père. Et le petit garçon s’imagine déjà avec son chat.

    - Cet après-midi, ton père ira le perdre dans les bois.

    - Ouais, dit le père.

    Le petit chien reçoit un coup de pied dans le derrière, il tourne de grands yeux étonnés.

     

    - Bonjour, monsieur Pouldu.

    - Je suis venu vous rendre le cric… Alors, on part en vacances ?

    - En Bretagne !

    - ...Et votre chien ?

    - On ne le prend pas, il se démerdera !

    - Mais je peux vous le garder, moi ! Je ne prends pas de congés cette année.

    - Ma foi vous pouvez même le garder définitivement !

    Nicolas est content. Il pense à son petit chat, à la rentrée :

    « Je lui apprendrai à sauter dans une cuvette.

    Monsieur Pouldu rentre chez lui avec sa nouvelle acquisition. On ne peut pas dire que madame Pouldu soit enchantée mais enfin. Elle lui prépare une petite caisse capitonnée.

    Soudain, des coups de sonnette. C’est Nicolas, hors d’haleine.

    - Qu’est-ce qu’il y a, Nicolas ? tu viens reprendre ton petit chien ?

    - C’est pas pour ça… C’est mon papa… Il dit comme ça que le chien, il avait un pied-degré… et alors, qu’il valait mille euros.

     

  • Le Cloître

    C O L L I G N O N L E C L O Î T R E

     

     

    Il était parvenu à cette espèce de satisfaction. Voyant autour de lui la vastitude des campagnes, les prés, les bois et tout ce qui s'ensuit (vaches, femmes dans les bourgs et draps sur l'herbe), il se sentait le possesseur, l'englobeur des choses. Ses poumons se soulevaient, il absorbait les champs, le val, un clocher ruminant sur Volsonne, et les fumées au loin vers Waldebourg. Son souffle passait sur les blés, les haies, les potagers : l'abbaye profitait de tout, la natalité galopait, la longévité longéviait. L'abbé Jean-Robert enrobé dans son embonpoint succédait à l'abbé Jean le Loup. Le successeur à présent régnait sur mille arpents de vignes, de villageois et de rivière, et s'appliquait volontiers l'ironie.

    Vingt ans auparavant, anno Domini quatorze-cent soixante-sept, il était entré là, par un sombre jour de neige ; il ne tombait du ciel qu'une grande grisaille de lumière ; le fils cadet du rempailleur n'avait pas suscité de miracle à St-Cloud-d'Ambervilliers. Les jeunes femmes ne l'amusaient pas, les vieilles non plus. En bref sa bite molle le faisait chier. Finalement il se sent fait pour des choses plus nobles. Plus longues, tiens, justement. À la mesure de ces bâtiments noirs, très lourds, avec des ardoises très noires jusqu’à mi-sol des murs, et des cheminées à rôtir des sarrasins.

    Il en habite un, au sommet d’un monticule sans excès, dont l’abbaye occupe tout le plateau. En dessous, dans toutes les directions, des vallonnements vachement fertiles.

    Sous la neige (c’est janvier) le Frère Ikselles, mort depouis, montre à l’impétrant 1) le réfectoire, 2) le cellier, 3) les dortoirs. 4) la bibliothèque et les commodités. Plus les parchemins attestant de la fondation de l’abbaye en l’an de grâce 909 (CMIX). Et très vite, vingt-huit ans à peine avaient suffi à Jean-Robert de Baume pour conquérir les têtes, les cœurs et les confiances, si bien que ses pairs applaudirent à sa désignation par le pape Léon VII : abbé de St-Cloud d’Ambervilliers.

    La vie de moine passe comme un jour, la règle empêche qu’on se voie mourir, empêche qu’on se sente vivre. Mais Jean-Robert de Neuzanville n’était pas un abbé ordinaire. Il parvint à se faire attribuer, en sus de son réduit réglementaire, le rez-de-chaussée d’une tour où s’ébattaient jusqu’ici volontiers les volailles – en bref un ancien pigeonnier où promptement s’aménagèrent trois étages. Les fromages se vendant, les aménagements intérieurs permirent à l’abbé une bonne retraite. Il n’était ni mieux chauffé, ni mieux nourri, mais pouvait ainsi s’appliquer la devise de Sénèque :

    Sanabimur, si separemur modo a cœtu -

    Nous serons guéris, à condition de nous éloigner de la foule.

    C’était un haut homme, puissant, sanguin, bien proportionné. Il lui fallait cet air des cimes, disait-il en riant, pour appliquer à son gouvernement la lucidité indispensable. Le jour où le Frère Ikselles intronisa ce nouvel homme en ces lieux, je me suis méfié. Les distractions sont rares dans les monastères, à moins de se réjouir de la régularité liturgique. Je me suis fait espion. Malgré l’interdiction j’ai tenu un journal où je notais tous les faits et gestes, et les pensées de Jean-Robert. Déjà, on l’a castré du Neuzanville. Puis il a demandé de lui-même à se faire instruire de la vie de saint Robert, Rien pour moi-même, tout pour les autres. Il a juré entre ses dents. Il s’est signé. Qu’a-t-il vécu dans sa vie « d’avant » ?

    Il n’est poussé par nulle vocation. Il aurait mieux caché ses réelles ambitions. Mais ses dents dépassaient aux commissures. Toujours à côtoyer le chef de notre communauté, à le narguer sitôt le dos tourné. Toujours à rudoyer le novice : gueuler sur le coupeur de bois, l’homme des seaux de lait, l’homme des vaches.

    Il a senti, très vite, que ça se voyait. Il s’est donc appliqué à la transparence, à la discipline et aux mortifications. Il avait parfois dans les yeux des lueurs, et du verdâtre au creux de ses joues. Certes, il n’était pas aussi rouge qu’aujourd’hui. Il ne soufflait pas en montant les escaliers. Je ne susi jamais arrivé à le trouver désagréable : Dieu aurait pu, s’il l’avait voulu, me créer à l’image de Jean-Robert ! qu’il me pardonne mes pensées sur mon propre abbé.

     

    L’abbé Jean-Robert s’éloigne de la fenêtre sur le vallon. Il s’installe sur un prie-Dieu, au milieu du cercle de pavés rouges. Dieu voit tout.

    « Je me souviens » pense l’abbé -peu enclin à penser en ce jour - « d’avoir été le seul depuis saint Jean le Loup à présenter mes intentions, dans un discours préliminaire : le rescrit.

    « Nous avions bien bu » poursuit-il. Du bon vin dans des brocs tout simples. Des discours, en latin, en allemand. Je m’en suis trouvé exalté. C’était aussi comme un grand puits de lumière, irradiant tout mon intérieur, canalisation divine, faille de tous et de chacun. Je pouvais à volonté ouvrir ou clore la plaie de tous mes amis et frères, au nombre de 72, 6 fois Douze. Ils m’obéirent tant, que j’en fus confondu. La Grâce est terrifiante. Enfin le puits disparut. »

     

    Jean-Robert priait peu. On le voyait soucieux, le vert au creux des joues. Il inspectait partout, redoutable. Il contrôlait qui se confessait, qui non. Muni de l’indult papal, il eût prospecté le secret

    des confessions. Puis il se renferma de plus en plus souvent. Et le renfermement ne va pas sans une extrême conviction que tout est Vanité. C’est assurément le but du moine : certains s’affligent, d’autres s’enflent d’orgueil ou de désespérance, mais les meilleurs sont tentés par l’absurde Vacuité du monde. Je peux vous en parler : ils m’ont renvoyé trois fois.

    Jean-Robert s’affligeait : n’être qu’un abbé, c’était du petit monde. Il avait inventé le recroquevillement d’Envie. Il se rabattit sur nos boutonnages et sur nos laçages, souliers d’hiver, sandales d’été. Ah ! c’était un drôle d’abbé.

    Jean-Robert s’infligeait des pénitences. Il se cognait la tête aux murs, ou de ses poings. Il restait à genoux des heures. Il ne s’agissait pas d’élancements mystiques. Juste une question d’organisation. Apparemment. Il humiliait à heures fixes sa chair abondante et gourmande. Avec méthode, il se flagellait quelquefois.

    Quant au frère Ikselles, il se chargeait des contacts extérieurs : Monsieur de St-Dié. Frère Ikselles n’eût jamais révélé ces bagatelles à quiconque. Au bout de trois minutes de flagellation, l’abbé Jean-Robert transpirait comme un fleuve. Il s’était appliqué à méditer sur Dieu, sur le Fils, saint Joseph ou Marie. Mais il eût estimé ridicule ou fâcheux d’atteindre l’extase. Il s’essuyait avec un gant de crin, et mangeait du poisson toute une semaine. Scrupuleux donc, à sa manière dure envers les autres et lui-même : à genoux sans coussin devant l’autel, soit ; jeûnes fréquents, soit. Mais ne jamais couler dans les excès de Remiremont, sous la cornette ithyphallique de Mère Cécile-Andrée de Bonnefont.

    Frère Ikselles était le seul à se souvenir des sœurs « bonnefontaines ».

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    Cependant, cependant :

    La cellule du Père Supérieur Jean-Robert ouvre sur une Bibliothèque largement pourvue en exégètes de Bouddha. Il en a tiré une philosophie tout à lui, qui ne retient -de façon élémentaire ! - que « l’affirmation du néant, qui est Dieu ».

    Il vit profondément de cela.

    Il s’affine vers Dieu.

    Dans ses méditations paumes levées, il tente le Grand Sommeil, qui est connaissance suprême. Par la rupture avec le lien charnel, ca grand corps accède aux ciels purs. Quand il déplie ses jambes en lotus où passent les fourmis, Jean-Robert sent s’épancher au sommet de sa tête une insondable torpeur.

    Comme un coup de masse de bronze.

    Il se sent apaisé, descend donner des ordres d’une voix angélique et veille à tout son monde avec des effleurements de cristallier. Il s’efforce de voiler ses élans de fierté. Il relit les passages sombres de Job et de l’Ecclésiaste, et se retrouve chrétien comme devant.

    Rien ne lui semble plus important que l’étude de soi-même.

    Rien ne lui semble plus important que de le rejeter.

    Ne plus manger. Ne plus bouger. C’étaient les derniers temps de son séjour à l’Étage. Il aspirait, bloquait son souffle et répétait aum d’une voix caverneuse, tenue le plus longtemps possible.

    Ses entrailles cérébrales frémissaient.

    Il s’absorbait, tout de même, devant le Christ en Croix.

    Malgré ces macérations, les jeûnes et les privations de chauffage, il sentait persister en lui de vieilles attitudes, raisonnements vicieux, jugements erronés et attributions de beaux rôles. Ces stupides persistances, pourtant, lui étaient gages de sincérité : le Père Jean-Robert, immobile, croisées ouvertes, se sentait parfois satisfait de ses insatisfactions.

    * * * * * * * * * * * *

     

    ..Zachée, quant à lui, s’étourdissait de chasses. Rien de plus facile dans ce pays-là : au pied des montagnes, chaque vallée contenait de l’ours, du cerff et du faucon bleu. Ou bien du lièvre, des perdrix.

    Plusieurs fois par semaine, Zachée de Broisy sortait son équipage, chevaux, chiens d’Artois et bâtards. Il chargeait son dos de flèches, son poing d’une pique ou d’un épieu à l’ancienne.

    Comme dans la chanson, « la venaison garnissait les saloirs ». Bien sûr il s’ennuyait comme une bête, et les festins lui rappelaient avec remords les vertus de Jean-Robert, Prieur de St-Clothy d’Ambervilliers, dont la renommée avait franchi les 50 lieues qui séparaient le Mont Clovis de ses domaines.

    Surtout, Zachée de Broisy connaissait des difficultés sans mesure avec l’administration départementale du Jura, parce qu’on n’avait pas idée, en 1883, de chasser « à la médiévale », quand les meilleurs fusils étaient en vente partout, nom de D. !

    C’est pourquoi Zachée de Broisy sanglotait in petto en considérant le vénérable Jean-Robert de St-Clothy, cousin par alliance de sa première femme. Zachée essuie souvent sa barbe, grasse, courte et drue, comme obscène, comme plaquée. Toujours humectée. Courteau, de joues renflées, rose et potelé des doigts, suffisamment agile pour jouer du serpent. Mélomane, lui faut-il vraiment renoncer à toute la boursouflure de la vie par désir d’amour divin, de Purification ? Les sons l’hallucinaient, il se composait des polyphonies, entre deux communions du dimanche. Il était bien le seul, à cent lieues à la ronde.

    Le pâté de sanglier communique une humeur bien robuste, on se sent plus près de Dieu quand on a bouffé du bon sanglier, le Dieu de Zachée semble n’avoir pas plus de consistance que celui de son lointain cousin. Ce cousin voit Dieu à huit heures précises, quand le soleil perce la verrière d’ogive, différemment suivant les saisons. Zachée, lui, sent son Dieu dans son oreille, ou dans son ventre.

    Jean-Robert le Cousin nage dans le bonheur de sa sainteté naissante, mais Zachée s’ennuie : trop de chasses, trop d’amis, trop de repas. Fils de putes ! s’écria-t-il un jour qu’il avait bu (ces jours sont très rares) : débarrassez la table, et me débarrassez aussi. Je ne ferai plus de vieux os, la goutte m’entrave et je ne pisse plus ».

    - Vous mangez trop de gibier, dit le serviteur.

    - Vous servez trop de gibier, dit Zachée.

    - Il semble que Monseigneur ne se soit pas déchargé depuis un fort long temps.

    - Je frise l’apoplexie, Nestor, je dépasse quarante-six ans. C’est un miracle que mon ventre soir resté plat ». Le serviteur le trouva vulgaire ; Zachée verrait sa maîtresse tantôt. Elle était dans la pièce voisine, attendant le plaisir du sangliophage. Zachée grimace : « Je ne pourrai jamais styler ce porte-plat ». « Contre la mélancolie » poursuit le serviteur, « le Sieur de Boisy lui-même n’a pas trouvé de remède . - On ne dit pas « le Sieur de Boisy ».

    Avec la bonne ecclésiastique, en service d’extra, ils le jetèrent sur un lit dela pièce voisine où la maîtresse en titre est venu sucer quelque gland vaguement baveux. Il ne pouvait plus s’agiter. Mais dès qu’il fut seul et ses mains torchées, il écrivit ce qui suit :

    « Cher ami cousin Jean-Robert,

    « Je suis le seul à pouvoir de traiter de ces titres. Curieuse destinée décidément pour nous autres, qui t’a mené à la tête d’un grand monastère, tandis que je me vautre à la ferme parmi les femmes et les dépendances.

    « Nous avons fait la Petite École ensemble, mais tu es monté à Nancy – qu’est-ce qu’on se sera donné tous les deux sur le plateau, chasses et galopades ! Tu ne refusais pas le cheval – j’ai dû pour ma part y renoncer cette année : des douleurs atroces, pour moi et pour la bête en raison de mon poids, et tu chassais, je m’en souviens bien, plus que je ne priais.

    « Puis nous allions basculer, non pas les belles au moulin comme nous le faisions croire, mais les sacs de farine dans le pétrin du boulanger.

    «  Tu as fait des pèlerinages pour voir du pays : Notre-Dame en Italie, tandis que je me charroyais de Marseille à Montpellier, où les gens comprennent mon patois latin. Je rapporte de la poussière et toi des bénédictions. À Béziers j’ai inventé les fréjolles de calmoutiers : des miettes de poisson, des cougourdes ; mêler à de l’ail, plus une piperade, un brin de lièvre, et c’est immangeable ». Plus tard : « Comment fais-tu pour vivre, ô cousin de ma première épouse ? sans manger ni dormir, ni presque boire à ce qu’on dit ? Dieu dans nos légumes, dans nos fruits ? je ne le trouve pas. Mon rêve est de me purifier de l’envie, par l’admiration, mais je me sens tout décapé de par dedans. Tu vois Dieu ? Cela doit te suffire. Toi, le Prieur, intercède ».

    « Prie-le d’alléger mes sauces, de rendre à mon rébec son efficacité soignante. L’acédie, ou l’ennui, est péché capital. Et Dieu à tout instant, sous ta verrière, ce ne serait pas de la gourmandise ? ...Jusqu’à mon admiration, qui ne te manque pas ». Plus tard : « Ce qui signifie, cousin d’alliance, que ne demandant rien tu obtiens tout. Prends garde au péché d’excessive satisfaction, sans même savoir si tu le commets. À ta place je le commettrais. Pourtant tu ne dis jamais de quelles grâces tu profites. Les autres disent : « Sa renommée a volé jusqu’à nous ».

    «Modeste et fier en même temps. « Dieu est silence », mais les mines que tu prends sont-elles du silence ? As-tu l’air extasié, ou absent, très froid ? Comment supportent-ils, en ton monastère de St-Clothy, que rien ne soit vraiment administré ? Ton second ; Ikselles, très vieux, n’a-t-il pas toute autorité en ton nom ? Il tremble de peur de mourir : n’est-ce pas une honte, venant d’un moine comme lui ? ...Tu pourrais voir Dieu dans une rivière, ou dans les poissons que tu pêcherais, comme il est dit dans la Genèse ? ...Tu t’élèves et parades au sommet de ta verrière, phénomène de foi. De foire. Si tu meurs, parlera-ton de « transfert en haut lieu » ? Seras-tu remplacé par une momie de cire blanche ? « Itinéraire d’un grand saint », « De la momerie à la momie »… - j’achète.

     

    Maître Zachée de Boizy,

    À vous toute autorité et salut.

    De par le Roi (que je suis), je vous apporte l’ordre et l’honneur de rejoindre notre bonne ville de B., dont je vous ai fait maire avec approbation de tous les échevins du lieu. Par toute la Comté il n’est question que du talent dont vous touchez et composez du luth et laissez faire à merveilles toutes demoiselles aux sacqueboutes.

    Vous êtes aimé. Il n’est jusqu’à Lyon qui ne résonne de vos louanges. Vous vous entendez en tous arts, voire en cuisine, mais de celui-ci en vérité vous faites trop état. Vous composez en vers ou prose, produisez force talentueuses comédies et parades.

    Vous n’êtes pas reçu à ma cour à proportion des inimitiés que vos conduites avaient engendrées en d’autres temps, ores sçavez que tous bons roys n’ont point coudées franches. Aussi vous enjoins comme de dessus que retourniez à B. de la Comté, afin que vous accomplissiez en icelle ville l’obligation la plus estimée, la plus enviée qui fust oncques, assavoir défendre nos plaines et plateaux de mon cousin le Roy de France Louys, onziesme du nom. »

     

    X

    X X

     

    Zachée de Broizy ou Boisy épousa le mercredi 26 avril 1476 Dame Athénaïs, grasse et plus âgée que lui, sans intérêt financier. Pour plonger plus avant dans la déréliction peccamineuse (« pour s’abaisser dans le péché ») par l’assidue fréquentation du trou des femmes, ou pour alléger son acédie, qui est «tristesse en présence de Dieu ».

    Mes frères, ce n’est ni l’un ni l‘autre. Voici un homme et une femme jusqu’ici confiants en Dieu et en leurs forces venues de Dieu. Quel besoin avaient-ils, l’un et l’autre, de s’embarrasser d’embrassements de compagne ou de compagnon, dont l’homme au moins pouvait trouver dans sa débauche une satisfaction complète de ses ruts ?

    Car, cher cousin Zachée, vous n’avez jamais dit, j’entends proféré, devant témoins, mot de votre épouse. Voici donc ses qualités : quarante années sont bien pesant fardeau pour les femelles. Il est à craindre qu’elle soit veuve et flanquée d’enfants difficiles de composition, voraces de complexion. Si les enfants s’étant départis d’elle engendrent un manquement, elle se sera soit prostituée car il n’est point de haute marche d’un état l’autre : c’est en vérité chercher l’abri des écus à l’orée du grand âge, qui vous fera grand déshonneur à moins que vous n’y voyiez bénéfice, soit vouée à grandes vertus, s’étant jusqu’à ce jour préservée par miracle divin, que vous auriez pu adorer sans vouloir par mauvaiseté flétrir de vos concupiscences.

    « Puisse-t-elle en ce cas vous convertir, ce que nous souhaitons de toutes nos prières et supplications ».

     

    Zachée admira comme il faut la prose balancée de l’Abbé. Il ne révéla rien à son épouse et la baisa comme un bûcheron.

    Le messager suivant apportait un vieux bref de Sa Sainteté. Il fallut régaler d’importance un si grand courrier. Zachée transporta donc son ventre en ses appartements.

     

     

  • CITATIONS 1 à 217

    C O L L I G N O N

    C I T A T I O N S N° 1 à 217

    Le présent recueil contient les citations relevées par

    BERNARD COLLIGNON

     

    au cours de ses lectures , depuis

    l'automne de l'année 1962 (2009 n.s.)

    jusqu'à la fin de ses jours terrestres

    1. Tout comme la femme cherche à être belle

    pour plaire, l'homme cherche à être admirable. La

    femme qu'il aime doit se prêter à ce jeu. Si

    elle se montrait sceptique, si elle soulignait

    chez son amant certaines faiblesses ou certaines

    contradictions, elle serait aussi maladroite,

    d'une clairvoyance aussi inutilement cruelle, que

    l'homme qui signalerait à sa maîtresse des rides

    ou un double menton.

     

    Jules ROMAINS

    "Les Hommes de Bonne Volonté"

    T.I ch.XIV p.152 "Le 6 octobre"

     

    2. Vautel (NOCHER! N.D.L.E.) héritier de Har-

    douin. Un de ces fameux représentants du bon

    sagesse,insolence,auteurs

    sens, qui sont chargés, de génération en généra-

    tion, de maintenir l'homme moyen dans ses pensées

    basses. Dans sa routine d'animal domestique. Dans

    son scepticisme bedonnant. Un de ceux grâce à

    qui le règne des malins continue.

     

    id. ibid.

    ch. XV p.160

     

    3. -Mais dites, la femme, vous ne l'avez

    pas revue, depuis?

    - Non, non.

    - Vous me l'affirmez?

    - Je vous le jure.

    - Ce serait très grave.

    - Oh! c'est une bonne gosse. Elle ne me

    vendrait pas.

    - Quelle illusion! Vous êtes tous

    pareils.

     

    id. ibid.

    ch. XIX p.230

     

     

     

    4. "Eh bien non, tous ces pauvres corps de

    vieilles femmes ne sont pas faits pour pareilles

    épreuves. Cela ne signifie certainement pas que

    le fracas et la destruction seraient plus juste-

    ment réservés aux corps parfaits des hommes jeu-

    nes, comme il semblait qu'il en dût être, autre-

    fois, dans les autres guerres.

     

    Georges DUHAMEL

    "Lieu d'asile"

    ch.XXIX

     

    5. "Quel est mon but dans la vie? Tout est

    là"

    Jules ROMAINS

    "Les Hommes de Bonne Volonté"

    T.II ch.XV p.185

    "Le crime de Quinette"

     

     

     

    6. Je suis persuadé qu'à tout moment, il y

    aurait un point, quelque part, où l'on pourrait

    agir. Je vous répète que nous nous sommes laissés

    abrutir par la philosophie de l'histoire. Le culte

    de l'inévitable.

     

    id. ibid.

    T.II ch.XX p.222

     

    7. Jamais rien de grand ne s'est fait sans

    des audaces morales, des entorses aux principes,

    qui auraient suffoqué les petits esprits.

     

    id. ibid.

    T.II, ch.XX p.236

    8. Voilà le nœud de la question; la jointu-

    re. Le point où l'homme d'action doit pouvoir

    s'articuler sur le théoricien. Être orateur.

    "(pour "(mater) une foule" et "attaquer l'ordre établi")

     

    d'après Jules ROMAINS

    "Les Hommes de Bonne Volonté"

    T.III ch.II p.30

    "Les amours enfantines"

    9. "Race humaine, race de comédiens. Un rôle

    qui vous est échu par hasard, et qu'on joue jus-

    qu'à la mort, par vanité, pour qu'il ne soit pas

    dit qu'on vous en a fait démordre.

     

    id.ibid.

    p.31

     

     

     

    10. Quand on veut obtenir des ouvriers, des

    inférieurs en général, qu'ils fassent à peu près

    ce qu'on leur demande, et aussi qu'ils vous con-

    sidèrent, il ne faut pas regarder à quelques

    sous.

    id.ibid. T.IV "Eros de Paris"ch.I p.9

     

    11.- Il revoit le jour de sa première communion. Journée d’affres et de tremblement ; puis de fatigue fiévreuse, de rancœur presque rancunière, après une semaine vécue à travers une nuée de scrupules, comme si l’on avançait nu dans des tourbillons de moustiques. La terreur constante de perdre le fameux état de grâce. Le matin même, sous le porche de l’église, ses yeux avaient rencontré par hasard une petite communiante. D’office il s’était soupçonné coupable de pensée impure. Il lui avait fallu aussitôt trouver un vicaire, le premier venu – sans prendre le temps de chercher son confesseur à lui – et s’accuser. Toute la cérémonie s’était déroulée sous la surveillance de ce terrorisme intérieur. Bonnes conditions pour goûter les abandons célèbres de l’Eucharistie.

    « C’était entendu. J’exagérais un peu. Mais qui était le plus dans le vrai, moi, ou le fils du crémier sur la chaise d’à côté qui rigolait en douce ? Et plus tard – un ou deux ans plus tard,je ne sais plus – quand je suis tombé sur la phrase de l’Évangile : « Il n’y a qu’un péché qui ne sera pas pardonné : le péché contre l’Esprit. » Exactement une vrille atteignant en trois tours l’endroit de l’âme le plus atrocement central. Je n’oublierai jamais le bleu-ciel douceâtre de la couverture du livre, ce bleu-ciel menteur dans lequel un tonnerre venait d’éclater. »

    Jusque-là, il avait eu la hantise du péché mortel et de la communion sacrilège. Pourtant l’absolution restait à sa portée. Mais maintenant, puisqu’il avait découvert le péché sans absolution, et par nature le plus immatériel, le moins palpable de tous, qui l’empêcherait de le commettre, ou de craindre de l’avoir commis ? La volonté n’y pouvait rien. L’enfant savait déjà, par une âcre expérience, que la volonté se divise contre elle-même. À la rigueur, quand c’est une action qui constitue le péché, la volonté peut se rassurer un peu en se convainquant que l’action n’a pas été faite. Mais quand le péché est une pensée, quand il est tout entier de la substance de la pensée, il devient inséparable d’elle ; il sort d’elle comme d’une poitrine ; il est mêlé à son moindre souffle.

    « Désormais j’avais la damnation logée en moi. Je portais en même temps le gouffre et son vertige. Je revois cette impériale de tramway du dimanche. J’allais au Bois de Boulogne avec mes parents. Les gens du dimanche ne prenaient pas garde à ce pauvre petit enfant de treize ans qui, serrant les lèvres, portait l’abîme chrétien sur l’impériale ensoleillée. Leur abîme, pourtant ; même s’ils n’y pensaient plus ; celui de leur civilisation ; celui de leurs ancêtres. Facile de sourire. L’âme n’a pas d’âge. Moi,je le sais. Honte sur moi si plus tard, quand j’aurai quarante ans, soixante ans, je jette un regard d’ironie indulgente sur un visage de treize ans habité par une douleur inconnue. Et d’ailleurs, y avait-il niaiserie de ma part, méprise puérile ? Mais non. Encore une fois non. Quel était mon tort ? De prendre les choses trop au pied de la lettre ? Mais d’abord, en matière de religion, qui vous permet de ne pas prendre les choses au pied de la lettre ? De quel droit « en prendre et en laisser ? » Attitude de farceur, de tièdes, de candidats à l’incroyance. Je dis qu’un prétendu chrétien qui eût souri de moi n’eût été qu’un amateur. Le système étant donné, c’est moi qui avais raison. Pascal aussi avait porté l’abîme. Comme je me sentais le frère, le cadet tardif de tous ces torturés des grands siècles chrétiens ! Guirlandes de la damnation sur l’ogive des portails. Gargouilles. Torsion désespérée des cathédrales. Vocero de l’enfer. Le moyen âge, je sais ce que c’est. J’y ai vécu. Tous ceux qui ont admis la prédestination et qui se disaient : « Je suis du mauvais côté. » Même Pascal criant si fort « Je suis sauvé » parce qu’il claque de peur.

    Jules ROMAINS

    Les hommes de bonne volonté

    11 bis . - « Quand je suis tombé sur les formidables imprécations de Lucrèce : Humana ante oculos… horribili super aspectu mortalibus instans… Pour d’autres, c’était un texte de version latine. Mais moi, je le vivais littéralement, son cri, vingt fois séculaire ! Ah ! Quelle sombre jeunesse préchrétienne il a dû avoir ! Car ça ne date pas du christianisme ; comme le

    croyait ce polémiste simplificateur de Nietzsche ; le christianisme a simplement approfondi le vertige ; a élevé le supplice à la puissance infinie.

    id. ibid.

     

    11 ter. - Le principal : d’avoir atteint dès treize ans le sommet de la douleur humaine.

    id. ibid.

    11 quater. - Avoir eu de son avenir, de sa destinée, une vue elle, que non seulement la mort n’y apparaissait pas comme un malheur important, mais – arme la plus terrible inventée par la religion contre l’homme - que la mort y apparaissait comme un recours inutile. Un état où l’on se dit que se tuer de désespoir serait inopérant pour mettre fin au désespoir. Après ça, de quelle hauteur on arrive sur les incidents ordinaires de la vie !

    id. ibid.

     

    11 quinquies. - Les parents ou leurs amis qu’on entend gémir sur des pertes d’argent ! Petites misères touchantes de l’adulte.

     

                            7O.    Le rationalisme parle comme si la
                        connaissance, automatiquement ou 						laborieusement,
                        allait toujours dans le sens d'un 						enrichissement
                        de l'être humain. C'est ce que l'on conteste. 
                        
                                              MOUNIER
                              
                               "Introduction aux existentialismes"        
                                     
                        
                        
                            71.    Les philosophes se (sont) 						ingéniés, en accord avec les savants, à 					vider le monde de la présence de l'homme. 
                        
                                            id. ibid.              
                        
                            72.    (Le rationalisme) a oublié que 					l'esprit connaissant est un esprit existant, 				et qu'il est tel non pas en vertu de 						quelque logique immanente,
                        mais d'une décision personnelle et créatrice. 
                        
                                            id. ibid.                     
                            73.    L'existant...ne recherche pas LA
                        vérité, une vérité impersonnelle et 						différente à tous, mais SA vérité, une 					vérité qui réponde à ses aspirations, 						comble ses attentes, dénoue ses
                        problèmes.                     
                                              MOUNIER
                                "Introduction aux existentialismes"
    
                            74.    Ce n'est pas LA mort qui est un
                        problème philosophique mais QUE JE MEURE.
                        
                                            id. ibid. 
                        
                        
                        
                            75.    Le sujet n'est (cependant) pas
                        enfermé dans son je-je, mais affronté au monde
                        entier. 
                        
                                            id. ibid. 
                      
                        
                            76.     On n'ose pas aviser le premier fou, le
                        fou noyé dans son rêve intérieur, mais le second,
                        le fou lucide et satisfait qui ne vit plus que 
                        chose parmi les choses, on frémit aussi de le
                        regarder, "par crainte de découvrir qu'il n'a plus
                        de vrais yeux, mais des yeux de verre et des
                        cheveux de paillasson, bref, qu'il est un produit
                        artificiel". 
                        
                                              MOUNIER
                             "Introduction aux existentialismes" p. 19
                                     + citation de KIERKEGAARD
                                           
                        
                            77.    Il n'y a pas d' Être, il n'y a que des
                        existants. 
                        
                                            id. ibid. 
                        
                        
                        
                            78.    Soit un poinçonneur de métro, qui du
                        matin au soir perfore des tickets dans une vague
                        inconscience, ou un petit rentier qui somnole dans
                        son confort. Vies dont on éprouve le malaise de
                        penser qu'elles sont quasi-fonctionnalisées, dont
                        les ressources secrètes, les puissances
                        d'émerveillement tarissent peu à peu. A la limite,
                        vies sans mystère. Devant de telles inexistences,
                        une exigence incoercible vous saisit, le besoin
                        d'y découvrir un mystère, une secrète plénitude 
                        d'être qui ne se réduise pas à un déroulement
                        d'états inconsistants. 
                        
                                              MOUNIER
                                "Introduction aux existentialismes"                   
                        
                        
                            79.    Un inexistant est un homme qui ne
                        s'embarrasse pas de questions.
                        
                                            id. ibid. 
                        
                            
                        
                            80.    La philosophie ne commence pas par une
                        acquisition, mais par une conversion, comme la
                        religion. 
                        
                                            id. ibid. 
                        
                        
                        
                            81.    Il faut nous débarrasser du préjugé que
                        la volonté de rester en dehors de l'objet soit
                        toujours favorable à la connaissance. 
                        
                                            id. ibid. 
                        
                        
                        
                            82. C'est par erreur qu'on a cru voir dans la
                        méthode existentialiste une logique du
                        sentiment... 
                            L'existentialisme refuse simplement de laisser
                        aux catégories rationnelles le monopole de la
                        révélation du réel. 
                        
                                              MOUNIER
                                "Introduction aux existentialismes"
                        
                        
                        
                            83.    Oui, j'en ai assez de porter toujours
                        mon âme, j'ai hâte de trouver ce pays où le
                        soleil tue toutes les questions. Ma demeure n'est
                        pas ici. 
                        
                                               CAMUS
                                          "Le Malentendu"
                        
                        
                        
                            84.    Oh ! je hais ce monde où nous sommes
                        RÉDUITS A DIEU !
                        
                                            id. ibid. 
                        
                        
                        
                            85.    Priez votre dieu qu'il vous fasse
                        semblable à la pierre... c'est le seul vrai
                        bonheur. 
                        
                                               CAMUS
                                          "Le Malentendu"
                        
                        
                        
                            86.    Le sérieux existentiel est à la fois
                        engagement et dégagement, souci de présence et
                        d'insertion, et crainte de s'immobiliser dans les
                        positions acquises et dans les fidélités
                        enregistrées. 
                        
                                              MOUNIER
                                "Introduction aux existentialismes"
                                               p. 31
                        
                        
                        
                            87.    Une conception singulièrement
                        dramatique du destin de l'homme. 
                        
                                            id. ibid.    
                            88.    Un nouveau mal du siècle.
                        
                                              MOUNIER
                                "Introduction aux existentialismes"
                       
                        
                           
     89.    Vous voyez l'air de cette jeune femme,
                        son assurance, le regard joliment dédaigneux
                        qu'elle nous jette... cette affirmation... oh !
                        charmante ! du contentement de vivre et d'être ce
                        qu'elle est... ce refus de toute crainte... ? 
                            Chaque fois maintenant que je suis en présence
                        d'une de ces images, pleine d'une gracieuse, à
                        peine agaçante royauté féminine, qui jadis me
                        séduisaient ou m'intimidaient sans plus, je pense
                        à tous les visages pareils à celui-là qui ont vu
                        s'aligner en face d'eux un peloton d'exécution,
                        dans un des pays que j'ai parcourus... moins que
                        cela... qui ont eu à pleurer en vain pour
                        attendrir le garde-chiourme d'un camp de
                        concentration... qui se sont figés d'épouvante à
                        l'entrée de policiers dans un vestibule, ou devant
                        une bande d'énergumènes qui hurlaient... Oui, …
                        tous les visages qui ont découvert en un dixième
                        de seconde que le sourire un peu dédaigneux, les
                        sourcils coquettement froncés, le regard de
                        princesse, cela ne servait à rien, absolument à
                        rien, que toute cette parade de défi,                                      
    	²de hardiesse, d'invulnérabilité, de "je ne ferai
                        jamais que ce que je voudrai", et de "c'est vous
                        plutôt qui ferez ce que je voudrai pour ne pas me
                        déplaire", que tout cela était chose creuse,
                        coquille friable, prête à s'effondrer, convention
                        et comédie bonnes pour les temps où l'on joue à la
                        gentillesse. Le jour où les brutes mettent leurs
                        pattes sur la vie, le jour de la Kommandantur, de
                        la Tchéka et des mitrailleuses... quand on n'a
                        plus devant soi que la force terrible et nue... si
                        réelle que plus rien d'autre n'est réel... hein ?
                        qu'est-ce qu'il reste de ce joli jeu ? Oui, j'ai
                        envie de dire : "Pauvre petite ! " (Pas moi)                    
                                           Jules ROMAINS
                                   "Les Hommes de Bonne Volonté"                    
                           T. XXII, Les Travaux et les Jours" pp. 184-5
                            90.    L'ON N'A PAS RAISON. L'ON SE DONNE
                        RAISON.
                        
                                            id. ibid. 
                              T. XXIII "Naissance de la Bande" p. 161
                                         
                            91.    Il ne s'arrêtait à aucune vision
                        particulière. C'était plutôt comme si des images
                        vives, marquées chacune d'un excès, eussent été
                        jetées dans la trémie de sa tête et brassées
                        ensuite par un vent violent. Il y avait des
                        visages de nègres, de grosses lèvres de nègres,
                        des seins et des croupes de négresses, des femmes
                        très parées, à cheveux courts, dansant avec
                        impudeur dans les bras de jeunes hommes minces, au
                        regard froid et sportif. Une ronde de corps nus,
                        tous noirs, tous blancs, ou alternés. Des caresses
                        qui soudain parcouraient ces rondes, les
                        ralentissaient, les couchaient à terre. Ou bien,
                        le long d'une rangée dansante et gracieuse comme
                        celle des Panathénées, de fines mains de jeunes
                        femmes, d'un geste pareil, saisissaient de jeunes
                        dieux ithyphalliques. Il y avait des cortèges
                        d'hommes durs, des saluts du bras levé, des
                        matraques tombant sur de vilains crânes, sur des
                        dos voûtés et chétifs ; des acclamations ; des
                        monuments où l'on entrait par-dessus des grilles
                        renversées ; des pelotons d'exécution face à des
                        murs très lumineux, et le bruit des salves était
                        couvert par celui des fanfares. Il y avait des
                        festins et des orgies dans des palais tout neufs
                        aux murs blancs, aux lignes nues, sortis du sol
                        comme un ascenseur qu'on appelle par un bouton.
                        Tout cela était fouetté de soleil à travers des
                        secousses rythmiques, à mi-chemin du spasme de                    
                        sexe et de la contraction de muscle d'athlète ; et
                        réveillé constamment par une saveur qui
                        ressemblait à celle du champagne nature glacé. 
                        
                                           Jules ROMAINS
                        
                                  "Les Hommes de Bonne Volonté" 
                           T. XXIII "Naissance de la Bande" pp. 167 / 8
                        
                            92.    Les imbéciles ! ils paieront ça ; ils
                        paieront leur dédain pour tout ce qui est beauté,grandeur, noblesse de la vie... leur rêve de  toute une humanité en savates, en gilet de laine, en bretelles flasques, qui acceptera de vivre dans des cabanes à lapins, sur des ruelles de gadoue, du moment qu'il n'y aura plus de patrons, plus de femmes trop bien habillées, qu'on en fichera le moins possible, et qu'il sera assuré aux ex-damnés de la terre un minimum de six heures par jour pour
                        jouer à la belote ou pêcher à la ligne. 
                        Jules ROMAINS
                        
                                  "Les Hommes de Bonne Volonté" 
                                         id. ibid. T. XXIV
                                       "Comparutions" p. 69
                        
                        
                   93.    On nous dit qu'en suivant Hitler le
                        peuple allemand proteste contre des injustices
                        qu'il aurait subies, ou se prépare à assouvir un
                        besoin de revanche. Oui, sans doute. Mais il
                        acclame encore plus l'homme qui, par des
                        incantations délirantes, l'arrache à des années de
                        d‚pression nerveuse, qui, par des cérémonies
                        néo-barbares, lui prodigue les secousses,
                        l'ébriété ; qui, en lui faisant persécuter les
                        Juifs,brûler les bibliothèques, lui procure, à lui, peuple cultivé, le plus grand scandale
                        intérieur. Les Allemands savent qu'avec Hitler,
                        quoi qu'il arrive, ils ne s'ennuieront pas. 
                        
                                           Jules ROMAINS
                                  "Les Hommes de Bonne Volonté" 
                                T. XXV - "Le Tapis Magique" p. 127
                        
                        
                        
                            94.    Pourquoi ce qui est délicieux à vivre
                        serait-il honteux à décrire ?                     
                                         id. ibid.  p. 199
                        
                        
                        
                            95.    Je me disais souvent que la carrière de
                        séducteur de femmes devait être très difficile,                    
                    qu'il était donc un peu trop commode de la
                        mépriser chez autrui, que les raisins étaient trop
                        verts, etc... Il en résultait une admiration
                        involontaire, et assez aigre, pour ce type
                        d'hommes ; l'idée que dans leur genre ils
                        formaient une classe hautement douée et
                        privilégiée. Et comme tous n'offrent point de dons
                        physiques éclatants, il fallait aller jusqu'à leur attribuer soit une sorcellerie, soit un
                        rayonnement vital d'une puissance mystérieuse,
                        bref des formes de supériorité que rien ne
                        remplace, qu'aucune étude ne procure, et dont, si
                        l'on veut être tout à fait sincère, l'on ne se
                        console point d'être privé.
                        
                                           Jules ROMAINS
                                   "Les Hommes de Bonne Volonté"
                                 T. XXVI - "Françoise" pp. 55 / 6
                        
                        
                        
                            96.    ...il est immoral de faire les choses
                        loyalement, et il est moral de les faire
                        hypocritement.                    
                                         id. ibid. p. 226
                        
                            97.    Ce qu'on annonce de mauvais est presque
                        toujours vrai.                    
                                           Jules ROMAINS
                                   "Les Hommes de Bonne Volonté"
                                  T. XXVII "Le 7 Octobre" p. 29                    
                        
                        
                            98.    "...il n'y a pas ici de procès à faire.
                        Louis n'est point un accusé, vous n'êtes point
                        des juges ; vous êtes, vous ne pouvez être que
                        des hommes d'État et les représentants de la
                        nation. Vous n'avez pas une sentence à rendre pour
                        ou contre un homme, mais une mesure de salut
                        public à rendre, un acte de providence nationale à
                        exercer."
                        
                                            ROBESPIERRE
                                        Procès de Louis XVI
                        
                        
                        
                            99.    "Qu'est-ce qu'un ridicule que personne
                        n'aperçoit ? 
                        
                                             STENDHAL
                                     "La Chartreuse de Parme"
                                           ch. VI p. 102
                        
                            100.    "Qu'importe ton sein maigre, ô mon   
                                                           objet aimé ?
                                     On est plus près du cœur quand la   
                                                     poitrine est plate 
                                     Et je vois, comme un merle en sa cage
                                                                  enfermé,
                                     L'Amour entre tes os rêvant sur une 
                                                                    patte.
                            
                                          Louis BOUILHET
                        
                        
                        
                            101.    Le temps qu'on passe à rire est le
                        mieux employé.
                        
                                            Sadi CARNOT                  
                        
                            102.    L'oiseau cache son nid, nous cachons  
                                                              nos amours.
                        
                                            Victor HUGO
                                       "Les Contemplations"
                                  "Autrefois" - "L'âme en fleur"
                        
                            103.    Aimez-vous ! C'est le mois où les     
                                                   fraises sont mûres.                    
                                            Victor HUGO
                                       "Les Contemplations" 
                               "Autrefois" - "L'âme en fleur" n° 26                    
                        
                        
                            104.    "Il y a quelque chose de pire que
                        d'avoir une mauvaise pensée. C'est d'avoir une
                        pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire
                        que d'avoir une mauvaise âme. C'est d'avoir une
                        âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que
                        d'avoir une âme même perverse. C'est d'avoir une
                        âme habituée."                     
                                               PÉGUY
                        
                        
                        
                           105.   Le plagiat est la base de toutes les
                        littératures, excepté de la première, qui
                        d'ailleurs est inconnue.
                        
                                             GIRAUDOUX
                                         "Siegfried" Acte I                   
                        
                        
                            106.    Il n'y a de joie de la jeunesse que
                        pour les parents. C'est très tragique au contraire
                        d'être jeune.
                        
                                             GIRAUDOUX
                                   "Tessa II" - 4Š tableau sc. 1                
              107.    L'erreur des éducateurs et des parents
                        est de parler trop souvent aux enfants un langage
                        stupide.                Nous Deux ? N° ? 
                        
                            108.    Vous croyez à la possession, alors
                        qu'en amour il n'y a que la présence.
                        
                                             GIRAUDOUX
                                  "Cantique des Cantiques"  sc. 8
                        
                        
                        
                            109.    Depuis que je t'aime, ma solitude
                        commence à deux pas de toi.
                        
                                                id.
                                           "Ondine"                     
                        
                            110.    "Je t'aime, Lia. Je ferai ce que tu
                        veux. 
                                     - Ce que je veux ! ce que je veux !
                        c'est encore un beau maître que je me donne l… !"
                        
                                             GIRAUDOUX
                                    "Sodome et Gomorrhe" Acte I
                        
                            111.   LIA  - Tu as mis sur ta vie pour ne pas
                        me la donner, quand pourtant ton amour soufflait à
                        la détacher, le plomb de ton travail.
                                   JEAN - Tu crois en toi ? Tu crois
                        encore à cette femme que les hommes ont faite de
                        toutes pièces ? Tu crois à ces défauts et à ces
                        vertus qu'ils t'ont passés au cou et qui ne sont
                        pas plus toi que ton collier.
                                   LIA   - Et l'homme, lui, garde toute
                        ces cocardes qu'il s'est attachées lui-même ? Il est bon. Il est courageux. Il est fidèle. 
                        
                                            id. ibid. 
                            112.    Auprès du pétrole, un cadavre n'a
                        jamais senti.
                               id. "La Folle de Chaillot"  Acte I                     
                        
                            113.    L'amour est le désir d'être aimé.
                        
                                             GIRAUDOUX
                                 "La Folle de Chaillot"    Acte II
                        
                        
                            114.    Que penserait celui que j'attends s'il
                        savait que j'ai dit je t'aime àceux qui m'ont
                        tenue avant lui dans leurs bras.                    
                                       id. ibid.     Acte I                   
                        
                        
                            115.    Mon cher sourd-muet, taisez-vous. Vous
                        nous cassez les yeux.                     
                                         id. ibid. Acte II
                        
                        
                        
                            116.    O vous tous, que torture l'idée que
                        votre femme a un amant, imaginez qu'elle n'est
                        plus votre femme, faites qu'elle ne soit plus
                        votre femme et le bonheur vous reviendra... C'est
                        simple, et personne n'y pense. 
                                                        id. "Sodome et Gomorrhe"  
                        
                        
                            197.    Oh ! La route est amère
                                    Depuis que l'autre Dieu nous attelle à	 sa croix ;
                                    Chair, Marbre, Fleur, Vénus, c'est en  toi que je crois.                    
                                              RIMBAUD
                                         "Soleil et Chair"
                                   198.    Nous ne sommes pas au monde. La vraie
                        vie est absente.
                        
                                                id. 
                            199.    Difficultés du rapport chrétien
                        d'homme à femme...
                        
                                            Y. BONNEFOY
                                      "Rimbaud par lui-même"                   
                        
                        
                            200.    Cette vie d'illusions, de cruels
                        renouveaux, cet ENFER.                    
                                             id. ibid.
                        
                            201.    Qui n'a pas été vraiment aimé, ne peut
                        se résigner à mourir.
                        
                                            Y. BONNEFOY
                                      "Rimbaud par lui-même »                 
                        
                        
                            202.    Toute conscience de soi, découvrant à
                        l'homme son impuissance, l'oblige au mépris de
                        soi.                    
                                             id. ibid.  
                        
                            203.    (La sexualité), qui aurait pu être le  rythme même de la participation au réel, ici, sous le signe de l'interdit, elle ne produit plus que le VICE.                   
                                             id. ibid.
                         204.    Déployez votre esprit, mais ne servez pas  d'amusement aux autres ; car sachez bien que, si votre supériorité froisse un homme médiocre, il se taira, puis dira de vous : "Il est très 	amusant!"terme de mépris.
                                              BALZAC
                                      "Le Lys dans la Vallée"
                                    2O5.    Les slips "Kangourou" sont à la portée
                        de toutes les bourses...
                        
                                               X...
                        
                            206.    Le doute travaille en ce 	moment la
                        France. Après avoir perdu le gouvernement
                        politique du monde, le catholicisme en perd le  gouvernement moral. Rome Catholique mettra
                        toutefois autant de temps à tomber qu'en a mis
                        Rome panthéiste. Quelle forme revêtira le sentiment religieux ? Quelle en sera l'expression  nouvelle ? La réponse est un secret de l'avenir.
                        
                                              BALZAC
                                    Préface au "Livre Mystique"
                        
                        
                        
                           207.    ..."Mat‚rialité de la pensée, et son
                        énergie magnétique... (Les) idées ont une vie
                        propre par elles-mêmes... Elles vivent aussi en
                        dehors... Le fluide nerveux qui se dégage du
                        cerveau, et qu'on appelle vulgairement la volonté,
                        est une force dont le mécanisme n'est pas encore
                        connu, ni le potentiel évalué, ni l'utilisation
                        appliquée... La télépathie, la clairevue, le
                        somnambulisme... ; les extases..., sont des
                        phénomènes produits par une projection de fluide.
                        C'est ainsi que s'expliquent les miracles par
                        attouchement ou à distance, opérés par Jésus et
                        par ses apôtres. En déterminant les rapports
                        qualitatifs et quantitatifs de la pensée avec la
                        volonté, les physiologues arriveront à des
                        résultats de plus en plus surprenants. Ils
                        trouveront les moyens d'explorer la zone subtile
                        de la pensée et du sentiment. Les hommes exercés
                        en viendront à communiquer d'esprit à esprit, à voir, à lire dans les cerveaux sans recourir aux sens charnels."
                        
                                           Ph. BERTHAULT
                                             "Balzac"
                     
                            208.    Les hommes n'admettent guère,
                        peut-être avec raison, la vertu des femmes
                        indépendantes. 
                        
                                            MAUPASSANT
                                        "Notre Coeur" p. 15
                        
                            209.    Rien n' (est) plus difficile que de
                        rendre heureux un homme qui se sent fautif.
                        
                                              BALZAC
                                      "Le Lys dans la Vallée"
                        
                        
                        
                            210.    Il ne suffit pas d'être un homme, il faut être un système.                    
                                                id.                  
                        
                        
                            211.    Créer, toujours créer ! Dieu n'a créé
                        que pendant six jours ! 
                        
                                               idem                             
                            212.    Hoc est vivere bis,
                                    vita posse priore frui.                   
                                              MARTIAL
                                           "Épigrammes"
                                            X, XXIII, 7
                              213.    La haine n'est pas le 	contraire de
                        l'amour, c'est son autre visage.
                        
                                             P. HÉRIAT
                        
                            214.    L'homme est un bouffon qui danse sur
                        un précipice.
                        
                                              BALZAC
                        
                        
                        
                            215.    Qu'a faict l'action genitale aux
                        hommes, si naturelle, si necessaire et si juste,
                        pour n'en oser parler sans vergongne, ... ? Nous
                        prononçons hardiment : tuer, desrober, trahir ; et
                        cela, nous n'oserions qu'entre les dents ?
                        
                                             MONTAIGNE
                                       "Essais" L. III ch. X
                        
                        
                        
                       216.    Comme le cœur déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui l'on a fait du mal !
                        
                               LAUTRÉAMONT - Ier chant de "Maldoror"
                        
                    	
                        
                        
                            217.    Abstineas avidas, Mors, modo,	nigra,  
                                                                  manus.
                        
                                              TIBULLE
                                               I, 3