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der grüne Affe - Page 145

  • Prémisses de l'amour

     

    • Elle dit « Mon amour n'était pas éveillé ». Je crois que si. Je ne voulus pas répéter l'expérience de V., 38 ans, moi 25 : « je ne viens pas », disait-elle (sévère, chemisier marine)« chercher l'aventure : juste prendre des cours”. Dont acte. “Mes besoins sexuels »  (disait-elle) je les comble à la va-vite, ni plus ni moins, comme on pisse. » Château d'Aurillac.JPG

    •   Et dans mes yeux je mettais « Montrez-moi, montrez-moi... » votre branlette express) - entre elle et moi passaient des ondes de torpeur où chacun savait bien, dans la suffocation de l'été, ce qu'il voulait de son corps. Ce sont des temps d'effrayante ancienneté,n'est-ce pas 75 ans qu'elle aurait désormais, bien sonnés ? par suite d'un accident, où son mari avait perdu la raison, son nez saillait à peine, un charme de camarde, trois cartilages pris d'une autre partie du corps et mal rajustés, toujours en semi-dislocation sous l'épiderme et la monture des lunettes - sanglée, revêche autant que moi -   que je ne revive plus cela, ces faussetés. Sa sœur qui paraît-il dansait nue au Crazy Horse, ces filles renvoyées sitôt qu'elles touchent un client couchant à deux par chambre – de qui venait un tel raffinement de perversion ? «il est difficile en effet » ( les interviewers insistaient) « d'avoir des liens amoureux à l'occasion du travail ; nous sommes mariées avec notre métier.L'équipe du studio, les auditeurs, bouleversés, n'apprenaient plus qu'une chose : les chastes, les prudes exhibitionnistes en scène, se transformaient bel et bien en branleuses à deux - – les frustes bites des touristes se persuadant trop volontiers - que le Crazy Horse, régiment de gouines, brûlait de tendres vertus...

    •   Cependant ma Hanem rassemble pour son cours des documents sur table. J'étale mes connaissances et mon parti pris d'enseignant collaborateur : « ...ce que nous voulons faire ensemble. » C'est toujours ainsi qu'il faut faire : feindre le pied d'égalité. L'anti-Leçon d'Ionesco. Et je la faisais lire à haute voix. Elle articulait, sd'une voix douce d'ocarina, sans grande expression, avec une application touchante. J'appris plus tard qu'elle faisait lecture ainsi à son mari Nikos pour l'appâter. Jouait à la maîtresse. Nikos était sa créature, jamais Pygmalion n'abandonne sa statue. Et je couvais de tous mes yeux d'attention, de ferveur – de tendresse me dit-elle un jour - ma dernière élève.

    •   Et ses yeux se levant un jour de son livre sa voix un instant se suspendit, à me voir ainsi par-dessous. Il faut aimer profondément ses disciples. Puis de nouveau la nuque s'inclina sur les pages. Vêtue sobrement : cela m'avait bien plu. Pas le genre de femmes à poitrine expansive -    «pas pour toi gros porc” - mais j'étais observé moi aussi. Les cours passèrent.

    • X

    • Nous habitions, Lazare et moi, une cabane en rondins toute en recoins : mon bureau donnait sur le jardin, pelouse détrempée, par capillarité, aux moindres crues du fleuve. Le battant de bois, rebondissant doucement sur la vigne vierge extérieure, se rabattait sans cesse vers moi ; je préférais alors allumer ma petite lampe au lieu de me pencher sans cesse pour le repousser : c'était là que je préparais mes cours, sur des feuilles A4 non lignées.

    •   C'était un plaisir pour moi d'imaginer mon rôle.

    •   En un certain début d'après-midi, rédigeant un schéma de questions sur Baudelaire ou Swift, il me vint ce fameux pincement de cœur, dans cette antichambre.

    •  

    •   Et jamais je n'avais ressenti cela depuis ma haute adolescence, me surprenant à murmurer “Liétouva chéli” en hébreu et français, car celui qui ne met pas son âme et son cœur entier dans sa leçon ignore ce que c'est que d'enseigner. J'amorçais déjà de ces conversations ambiguës, où chacun sait à quoi s'en tenir mais aimerait, sans trop paraître se défier, s'assurer. J'ai sonné, elle m'a ouvert, nous sommes entré dans la cuisine où se tenait désormais la séance pédagogique ; puis nous avons commencé à interpréter Baudelaire, ou Corneille (« Cela ne m'intéresse pas beaucoup ») mais je ne ressentis plus rien. Je faisais mon boulot, question-réponse (le contraire de ce qui se fait à présent), et peu à peu je distillais ma Passion de Maître. Le fils Enten m'avait dit un jour : “Arrêtez de vous demander comment nous dire que - vous nous aimez...” Cela se voyait donc tant ?... Qu'il me soit beaucoup pardonné pour ces mouvements de mon cœur.

    •     Je me souvins alors de cette autre lecture, guerrière (La légende des siècles) d'une si petite brune aux cheveux lissés, si émouvante : elle essayait de faire tonner sa voix sans parvenir à dépasser le premier rang. Emu aux larmes, je lui fis tout poursuivre jusqu'au bout (c'est ainsi que Roland épousa la belle Aude).Cela remonte à ma préhistoire, et le C.E.S. de C. ressemble désormais à quelque monstrueuse chrysalide en plaques de verre, sans la moindre ouverture vers le ciel.

     

    X

     

     

     

    •   D'elle à moi, 17 ans d'écart : 46, 63 - nombre du jeu de l'oie, limite alors d'une existence humaine. A présent Hanem frôle la cinquantaine, sans soupçonner qu'elle aborde la plus féconde décennie de sa vie. Ayant cherché plus tard ce que nous nous offririons de plus intime, nous découvrîmes, elle, un doudou de fille ; moi, dans une petite boîte à pilules, trois ou quatre dents de lait, recueillies par ma mère. Hanem les glissa dans son corsage - me les eût-elle rendues, ces dents, je les aurais jetées dans le première regard d'égout venue ; non que je fusse amoureux à ce point, mais il me semble morbide que ma mère ait tenu à conserver ces ossements intimes.

    •  

    •   Je ne me suis pas laissé aimer par ma mère. Cette première sensation d'amour j'eusse voulu l'entretenir (nostalgie ?) au Maine-Giraud, dans cette pièce exiguë où Vigny rédigea d'une traite le premier jet de La mort du loup. Mais rien ne me vint ce jour-là. Tant d'années après, j'entretenais, je ravivais la flamme : sitôt que j'entrevis Hanem en position d'enseignée, je ne songeai qu'à dispenser mon savoir, ce jour-là très moyen.

      • Nous étions proches à nous toucher, sans réagir. Le mari, mystérieux, se glissa dans la pièce - «ne vous dérangez pas » - pour un couteau à chercher ; j'imaginai pour le mettre en confiance de l'inviter à l'un de nos cours. C'étaient Les mémoires d'Hadrien. GK se tournait vers lui pour répondre : “Ce n'est pas votre mari qu'il faut regarder, mais moi”. Le texte décrivait une tempête, topos antique, d'Homère à Foligno. Nikos semblait ravi.

    •   J'appris ensuite l'ivrognerie de ce mari, ainsi que sa totale gentillesse : le mot venait d'elle. Plus tard elle admit que cet homme était aussi cultivé qu'on peut le désirer « Il faut bien qu'il le soit » disait-elle, puisque je le vois toujours vautré devant l'écran, même devant Arte. » . Plutôt cependant demeurer seule que subir de tels épiages : il la serre au cul sitôt qu'elle s'approche de l'ordinateur, où Dieu merci nous avons ménagé une cache informatique ?

    • Mais la voici qui joue la carte de la réconciliation conjugale : Kyrios Nikos baise bien. Mieux que moi. Bien plus efficacement. Il se retient à volonté. Il accompagne désormais partout sa femme, au cinéma, aux chiottes, en promenade.

    •  

    •   Moi non plus je ne cède rien : mon épouse est malade, toujours je la servirai, nul ne me déviera, moi non plus, de mon serment (« N'espère rien de lui ; il ne lâche rien. ») Je suis allé trouver ce fameux baiseur hors-pair : je n'ai trouvé que finesse. Ni voix pâteuse ni tremblement dans le service du jus de fruit. Ces deux-là, entre lesquels je veux m'introduire, comme un coin, s'entendent bien, car ils parlent d'amour entre eux, ils font le point sur eux-mêmes ( conseils aux couples en difficulté  : « Faites parfois le point sur l'état de vos relations » - je ne le fais plus, et pour cause, avec ma légitime) - je dois donc escompter de fortes résistances. « Je n'ai plus l'intention de lui faire subir à nouveau tel enfer » disait-elle de lui ; il en avait perdu dix kilos dans le mois) moins pour d'éventuelles relations du corps que par le simple fait qu'elle serait amoureuse d'un autre – il l'a vu dans ses yeux.

     

  • Mythologies impériales

     

    C'était un geste traditionnel des consuls : couronner le dieu Janus "d'un double laurier". Ils promettaient tous la même chose. Être consul n'était plus rien. Juste une titulature décernée par l'Empereur, lui-même consulaire. "L'année écoulée tirait son éclat de l'Empereur, le lustre de celle-ci lui vient du consul, et la trabée rehausse le prestige d'un diadème bien gagné, emerita (...) diademata." "Le lustre" est ici le verbe "coruscare", il n'a rien à voir avec la période de cinq années des censeurs de la République. Précisons : Avitus est déjà Empereur, et ce premier janvier 456, il "prend les faisceaux", comme faisaient les consuls en effet de la grande époque. C'est en sorte une consécration. De juillet à janvier, l'année s'est écoulée, s'est finie. Dorénavant, la dignité impériale sera augmentée de la dignité consulaire, comme si le général en chef (imperator) montait encore en grade en parvenant au sommet de l'Etat.

     

    Mais c'est véritablement se tromper d'époque. Au Ve siècle, la situation s'est inversée. Le consulat gardait cependant tout son prestige. "C'est avec des hochets qu'on gouverne les hommes", dit à peu près Bonaparte. Réalité, prestige mythique : manque seulement la mythologie. La voici : "Tu t'alarmes en vain, Muse, parce que l'Auster a frappé les voiles de notre esquif" – non, elle s'en fout, la Muse. Le vent du sud serait ici Genséric, roi des Vandales, qui s'incruste en Afrique du Nord, et contre lequel, vous allez voir ce que vous allez voir, nous allons lever une flotte ravageuse. Et gonflé d'honneur familial, notre jeune Sidoine proclame : "si nous sommes au début de notre course sur la mer de la Renommée, pelago famae, voici l'astre qui sur l'azur des flots veillera sur nous." L'astre, c'est le beau-père, Avitus, le Gaulois, le wisigophile. VII, 16. 31 01 2013. "Un jour, le père des dieux jeta du haut du ciel ses regards sur la terre" : début digne de La Fontaine, qui eût préféré Jupin.

     

    Lisant Ammien Marcellin, nous nos apercevons à quel point cet homme révélait aux générations futures des faits qui demeureraient à jamais ignorés, inintéressants. Nous apercevons une foule grouillante et prétentieuse comme les nôtres, et que je réveille du faisceau de mon regard. Apprenant par les éditeurs à quel point Marcellinus est irrégulier, profus en digressions, recourant à des informateurs de plusieurs siècles (aurions-nous l'idée de nous référer à Voltaire pour connaître les mœurs des Allemands d'aujourd'hui ?), et constatant sa survie, nous concluons d'une part que le progrès du temps n'était pas contradictoire avec la stagnation des représentations, sauf en matière de religion ; d'autre part, que le manque de rigueur, de plan et de composition n'affecte pas l'entrée en petite gloire, que nous poursuivons par la seule persévérance de l'esprit.

     

     

    Moutons et verdure.JPG

    Ainsi mon Prince viendra, peut-être une princesse noire, et ses baisers m'éveilleront. Cette personne sera pour moi un reflet de moi-même, qui éveille les cendres encore si chaudes d'Ammien Marcellin. Salut à vous, quilles renversées des obscurs naufrages. Ma fraternité, ma démocratie, passe par le sauvetage de l'oubli, et non par l'égalité des contemporains, car ce dernier idéal fauche toute joie de vivre, et tout intérêt à la vie : que peut-on espérer, quand on est homme, sinon dominer justement les autres par sa réussite de caractère ? L'ambition est la plus noble des passions, pourvu qu'elle ne soit pas la morgue. Hélas, elle est souillée par ses moyens, qui sont la corruption de l'opinion publique. Ce qui nous a manqué fut l'entregent, l'audace des rapports humains et la confiance, assurément, mais surtout, l'excellence : qui est dans le creusement de soi, incessant, car le fond se dérobe toujours. Jupiter se penche sur moi : mais nous ne voyons jamais son visage, partagés que nous sommes entre l'expectative du dieu, et la reconnaissance méfiante de nos propres mérites : à nous de moduler ces deux justifications sans être dupe d'aucune, et remettons-nous au mystère, et surtout, au travail : "aussitôt tout ce qu'il voit prend vigueur : pour ranimer le monde, il a suffi de son regard ; un seul signe de sa tête réchauffe l'univers".

     

    Si Dieu ferme les yeux, la terre s'effondre ; le regard de Dieu n'étant que la force qui maintient la terre, nous nageons dans le truisme jusqu'aux mamelles. Sidoine croyait en ses clichés : un homme imbibé des préjugés de son époque les accepte comme siens. Mais nous ne savons pas si ce ne sont pas ici simples successions d'ornements sans poids. "Bientôt, pour rassembler les dieux, l'Arcadien de Tégée s'envole, Tegeaticus Arcas nunc plantis, nunc fronte volat, vole à la fois des talons et du front", nous reconnaissons Hermès et c'est là qu'il faut rire : avec Sidoine, nous sommes souvent dans l'almanach Vermot. Nous aurons mis 25 siècles à nous désencombrer de cette panoplie, "l'Olympe ! l'Olympe !" gémissait l'éditeur.

     

    Encore n'est-ce là qu'une éclipse, car Giraudoux, Camus, remirent la mythologie dans leurs pages, après les derniers feux des peintres pompiers, rions à notre tour. Chacun salua ce retour des dieux, comme les commentatrices de mode les retours de l'ourlet ou de la ruche, qui n'ont jamais disparu non plus que l'espace de trois années. Suivons ce messager zélé quadruplement ailé, sans omettre de rire encore un peu : "A peine a-t-il atteint la plaine, uix contigit arua, et descendu toute la montagne de son aïeul que la mer, la terre et l'air ont envoyés leurs divinités propres." Hermès descend lui-même de Maïa, fille d'Atlas, qui symbolise tous les monts connus. La note érudite précise que Sidoine imite Virgile : rien décidément chez notre homme qui ne soit de pièces et de morceaux, surtout en ces jeunes années où Monsieur Gendre devient de famille impériale.

     

  • Requiem pour un navigateur solitaire

     

    Requiem pour un navigateur solitaire. Bon titre. J'ai vérifié sur le dictionnaire : oui, Alain Gerbault, en 1941, mourut de malaria dans l'île de Timor, à Dili ; il voulait rejoindre la France libre, et creva à l'autre bout du monde, où il avait navigué, bien plus libre que tous. J'ai lu A la poursuite du soleil, mais trop tôt dans ma vie, jugeant que ce n'était « pas mal », mais sans plus ; goûtant les récits de navigateurs, mais bien décidé secrètement à ne jamais lâcher le plancher des vaches. L'histoire de Cardoso s'avère donc exacte : je croyais que son héroïne, jeune Chinoise dépossédée de sa propriété, privée de son ou de ses enfants, s'était emballée sur un fantasme, dans sa véranda tapissée de bougainvillées. Mais non. Il faut dire qu'une lecture en portugais n'est pas ce qui facilite l'approche de la narration.

     

    Cette satanée langue est truffée de faux amis, o mano signifie « le frère », et souvent tu comprends le contraire de ce qui est écrit, en vertu du fait que pouxar veut dire « tirer », et tirar « pousser ». Quelle prétention de savoir lire couramment la langue des Lusiades ! Le petit dictionnaire orange aura bien fonctionné malgré son caractère incomplet. Une héroïne asiatique donc, Catherine, visite dans sa chambre d'hôpital notre grand navigateur solitaire. Des hommes ont voulu s'emparer de son bateau ancré au large ; ils disaient que c'était pour gagner l'Australie, pour fuir les Japonais, mais Alain Gerbault, du fond de son immense lassitude, aurait fait la même chose, dit-il, et ces voleurs intentionnels auraient gagné l'indépendance totale de la mer. Chacun ici attend les navires de la mère patrie envoyés par Salazar pour apporter des renforts et remporter tous les civils...

    L'arche bucolique.JPG

     

     

    Alain Gerbault refuse de jouer les Pères Noël. « Ça, c'était ce qu'on fourrait dans le crâne des enfants en Europe » dit l'auteur, que j'essaye de traduire : « En Orient, les choses devaient être différentes. Il ne voyait pas pourquoi il ne raconterait pas à Esmeralda l'histoire du Père Noël comme celle d'un pêcheur venu d'une île du Pacifique, nu et couvert de sel, les yeux rougis de tant aller au fond de la mer, orné de coraux et de coquillages.

     

    - Voulez-vous que j'appelle le médecin ?

     

    Il a pris ma main et l'a caressées comme si c'était celle de sa mère. Aussi tendrement. Ce n'était pas d'un médecin qu'il avait besoin, mais de quelqu'un qui lui donne la main, la main d'une femme, de sa mère - Je veux voir le lever du soleil » qui montre ses entrailles pour dévoiler son cœur disait-on plus haut - « il fit un effort pour se lever du lit en s'appuyant sur ma main.

     

    Le plus qu'il parvint à faire fut de raidir son cou durant quelques précieuses secondes, et ses yeux semblaient aller plus loin, dépasser la ville, ils s'enfonçaient jusque dans la mer, il traversaient la ligne d'horizon.

     

    Il se rétendit en posant la tête sur l'oreiller et se mit à regarder le plafond comme si c'était un écran où il voyait défiler tous les épisodes de sa vie passée à naviguer. Il m'oublia, éloigné de tout.

     

    - Je veux voir le lever du soleil.

     

    fit un effort pour se lever. Il n'avait plus même la force pour mouvoir un muscle. Il avait très peu dormi durant la nuit. Il n'avait pu trouver le repos tant qu'il n'avait pas eu la certitude de ma venue. Il avait une chose importante à me dire, il voulait me faire une confidence ou entendre ma question indiscrète. Il me mit dans la main les fleurs qu'on venait de lui apporter. C'étaient des orchidées blanches.

     

    Avec l'aide des infirmiers, nous avons pu déplacer le lit sous une véranda largement ouverte sur la mer. J'ai placé ma main sous sa nuque et lui ai levé la tête. Il s'émut au point de verser une larme en voyant de nouveau le lever du soleil.

     

    -Où est Alain Gerbault ?

     

    voulant des nouvelles de son voilier ancré dans la baie.

     

    Il fit un effort pour se libérer de ce corps qui le maintenait attaché (agarrado) sur un lit d'hôpital, dans cette lutte sans gloire que mènent tous les moribonds au moment où ils s'aperçoivent de la présence de la mort. Il ébaucha un timide sourire qui se dissipa aussitôt quand il sentit une douleur aiguë dans sa poitrine. Il remarqua le découragement de mon visage et me demanda de ne pas appeler le médecin. Il prit conscience de la gravité de son état de santé. Une brume recouvrit la ville, annonçant une chute de pluie qui ne se fit pas attendre. Elle partit comme elle était venue, laissant derrière elle le ciel limpide comme s'il y avait eu aussi dans les cieux une équipe de nettoyage qui de temps en temps passait la serpillière sur la terre, souvent avec excès, laissant de gros dégâts, de grandes tourmenttes, la main pesante de Dieu.

     

    Il se remit à faire l'éloge de la véranda de chez moi, d'où il pouvait tout voir, sans avoir besoin de changer de place, le lever et le coucher du soleil. Comme s'il était le Créateur placé en face de son œuvre. Il en vint finalement à la beauté des bougainvillées. Il trouva que c'était une plante enchanteresse. Il était à les contempler quand on l'avait convié à visiter quelques maison de Timoriens. Les indigènes avaient pour cette plante grimpante une affection particulière. Une échelle par où l'on pouvait atteindre le ciel. »

     

    Il règne ici une atmosphère tropicale où tout semble un songe, une matière subtile où les gestes se déroulent au ralenti, une agonie peut-être où rien ne peut s'accomplir véritablement, sauf là-bas, chez les pirates, où ne vivent ni femmes ni poètes. Car ce texte est un poème, une rêverie d'opium, une fumerie, lente douceur sans douleur, où chacun dérive sur son lit d'hôpital, parmi les rideaux qui flottent et les torpeurs des maladies d'enfant. Le tout enveloppé dans les imprécisions d'une langue à jamais étrangère. Rien ne s'accomplit, que l'immobile et la contemplation des extatiques, et même le fossoyeur, ancien stalinien, ancien exécutueur des basses œuvres, songe, au-dessus de ses crânes, dans son abandon ophélien au courant.

     

  • Sue, et tonne

     

    Certains livres antiques sont sacrifiés : une lecture parPetit jardin public d'Aurillac.JPG an, ce qui ôte tout le charme. Actuellement, je lis des songes concernant la vie d’Auguste. Quelqu’un en songe a touché ses lèvres  de ses doigts, et les a reportées sur ses lèvres à lui. On tenait compte alors de ces sottises. Les songes ne me semblent plus avoir pour signification que l’imaginaire, la beauté ou la monotonie de la chose. Je vis alors enfin dans un monde où l’action est possible, où le voyage existe en permanence. J’ai si peu vécu comme j’aurais souhaité : loin de tous, dans un hôtel. M. Ciceron, en accompagnant au Capitole C. César – et de tels hommes ont existé ! que dirait-on, comment ne poufferait-on pas, en parlant d’un Jack Lang, ce bouffon, accompagnant  Mitterrand  à Notre-Dame ?

     

    Mitterrand, bien plus moine que César… - racontait à ses amis ce songe de sa nuit dernière : qu’y a-t-il de plus fastidieux que ces songes que m’inflige régulièrement ma femme au petit-déjeuner… Du coup je lui inflige les miens ; c’est en imitation de ces peuplades où chacun se raconte ses rêves au réveil, dans les hautes montagnes du Yunnan, je pense… Je suis le seul à pouvoir interpréter mes songes. Ils sont très sombres, avec maints couloirs, souterrains. …il avait vu un enfant aux traits nobles – je pars de tout, me disperse, en véritable sous-Montaigne, admirant la richesse de visage de ces petits rats de l’Opéra, de huit à douze ans, si murs déjà, si émouvants, au-delà de tout caressisme, capable de si bien s’exprimer, pris par la caméra, n’y songeant plus, pas cabots, si immensément attachants, garçons compris… « Il n’y en a que pour le foot ! » disait l’un d’eux à propos des cours de récréation…

     

    Ô la brutalité des connards de base… descendre du ciel suspendu à une chaîne d’or… C’est ce qu’ils semblent toujours faire, tant on leur apprend à se sentir artistes, brillants, généreux, jamais prétentieux car conscients de tant de fatigues… Cet instant prodigieux où ils ne sont pas encore atteints des stigmates vicieux de l’adolescence, déjà aimant, pas encore humides et branlants… Ici un instant de rêverie… Je ne dois pas renier les sécrétions glandulaires… Tout sera détruit par le prochain assaut des barbaries… s’arrêter devant les portes du Capiole – dans sa grande sagesse, mon ordinateur, mes doigts,avaient écrit « Capotile » : on rirait bien du Capotile… Ces songes reconstitués après coup ! et la société en ces temps si lointains, si entachés de superstitions, fonctionnait tout de même… N’était-ce pas dangereux de traîner son existence parmi ces fanatiques susceptibles de basculer dans la panique au moindre faux présage ? Il était bien plus périlleux de se mouvoir parmi ces hommes-là qu’à l’heure actuelle. Il n’y avait ni police, ni administration dignes de ce nom, ll ne fallait que se débrouiller et surtout, surtout, s’être parfaitement intégré à un groupe.

     

    Que se passa-t-il ? J’ignore les relations de Suétone avec le pouvoir.  S’il rapportait cela pour flatter, ou avec l’indifférence d’un simple rapporteur. « Suétone, penseur ? » est un titre de paragraphe ; visiblement l’auteur en doutait. Hérodote croyait en des comptes de bonne femme de bien pire acabit. …et là recevoir un fouet des mains de Jupiter… Voilà qui est original. Pour une fois. J’expliquai à Schenlen ce qu’était le verbe « fustiger ». Cela vous a un petit air biblique, ou pharaonique. Le droit de fouetter. La symbolique fécondante du fouet. L’orbe décrit par la mèche. Or, un moment après, voyant soudain Auguste – qui n’était qu’Octave, boiteux de 18 ans – je suppose qu’il reconnut l’enfant, que la plupart ne connaissaient pas encore, je pressens la suite dans toute son consternant conformisme.

     

    Jamais je n’ai reconnu quelqu’un que j’aurais vu précédemment en rêve. Des lieux, si. Des ambiances de lieux : souterrains à franchir, chambres défaites, et parfois au réveil ce sont d’autres lieux, très proches, qui viennent compléter ceux-là… Mais d’humains, jamais. Surtout des « femmes de mes rêves ». Les femmes s’éloignent, je n’en vois plus. Elles me sont désormais devenues totalement invisibles, inaccessibles. Claire Losbovitch, qui m’eût plu, habite à Metz. La môme Bruzec, avec notre coup de foudre réciproque, est venue, m’a cru attaché à ma femme et s’est enfuie. Pourtant nous riions d’aise en nous adressant l’un à l’autre. Tout pouvait parfaitement s’adapter, hormis l’emploi du temps… et que son oncle César avait fait venir au sacrifice – à titre de camillus, je suppose, qui est une espèce d’enfant de chœur, hâtons-nous vers la fin de cette phrase prétexte comme une robe, il affirma que c’était précisément lui qu’il avait vu apparaître durant son sommeil. On les voit venir de loin, vos chutes, auteurs anciens. Nulle trace de ce songe dans les écrits sur Cicéron. Mon Grimal me rase considérablement, tout de Grimal qu’il soit, tout souligné artificiellement par moi qu’il soit…

     

    60 04 12

     

    Près de 7 ans se sont écoulés. Suétone se lit aussi en édition bilingue. Nous en sommes à l'épouvantable et monotone énumération des crimes de Caligula. Nous ignorons la cause de tant de  cruautés. « Il obligeait les père (parentes) à contempler l'exécution de leurs fils. » Nous frémissons sans oser nous représenter nos ravages, si nous devions nous trouver en de telles circonstances. Nous deviendrions fous à tout jamais, car même la vengeance à son tour le plus atroce ne nous rassasierait pas. « Comme l'un d'eux alléguait qu'il était malade, il lui envoya sa litière ». C'eût été une insulte supplémentaire de refuser la propre litière de l'empereur. Le père de famille risquait non seulement son propre supplice, mais l'aggravation de ceux de son fils. « Au retour même de l'exécution, il en invita un autre à sa table et déploya toute sa bonne humeur pour le faire rire et plaisanter ».

     

  • Survol de "La route des Flandres"

     

     

     

    Bonsoir à tous – moil'nœud. C'est Collicause qui vous gnon, en cette énième émission de "Lumières, Lumières". Nous passerons au crible La route des Flandres de Claude Simon, Prix Nobel mieux mérité que celui de la paix pour Gorbatchev. Marie-Andrée aura composé une chanson. Théodorakis aussi, avec paroles traduites par moi. Et le catalogue (mars 2036) de Robert Laffont, pour lui faire de la publicité, en retard.

     

    / Audition de disques de variété /

     

    Voici un bon livre, un chef-d'œuvre même, juste le contraire du torchon de la semaine dernière. Et, flûte en bois, il va falloir se fatiguer. Mais je tiens à préciser notre propos : il ne s'agit pas de sonder les arcanes d'une œuvre, en termes obscurs et universitaires, pléonasme, mai sd'ouvrir un public nouveau, populo, potachique, à une culture étrangère, du moins d'améliorer ceux qui stagnent sur sa bordure. Claude Simon est illustre représentant (dont je n'avais pas ouï parler avant le Prix Nobel) du nouveau roman, c'est-à-dire d'une façon d'écrire visant à reproduire exactement toute la sensation, tout le goût du réel. Chaque description est menée dans tous ses détails les plus intimes : mais ne sont décrits que les objets significatifs ; de même, chaque nuance de sentiment s'étire sous le scalpel jusqu'à ce qu'il n'en reste plus que la corde.

     

    La ponctuation ici n'est faite que de virgules, en un perpétuel halètement, coupant les phrases avant la, passant de l'instant vécu à l'instant rêvé par associations d'idées. On ne résume pas un roman de cette catégorie. Il ne s'y passe que peu de choses, les évènements s'y emmêlent, chaque détail s'emmêle et s'étend aux connotations qu'il suscite. La technique restant implacablement la même, phrases longues et déstructurées parfois, utilisation forcenée des virgules donc – rien ne permet de distinguer stylistiquement Simon de Sarraute, Sarraute de Butor et Butor de Robbe-Grillet, sauf à chausser la double loupe. Ce qui différencie les écrivains de ce groupe est précisément ce qu'ils ont voulu évacuer, c'est-à-dire le contenu du discours : après avoir incidemment déclaré ici que Claude Simon est le seul de ces auteurs dont j'aie l'envie de relire bientôt un ouvrage différent sans qu'il doive être une resucée (je m'en suis bien gardé, N.D.L.A. Du 23 février 2045, confirmée le 3 avril 2060), j'en reviens au contenu, au continu chevalin et chevaleresque de cet ouvrage : cavalcades 14-18, courses montées d'Auteuil ou approchant, montages de chevaux et femmes, rafales mitraillées sur cavaliers, longues étapes équestres sous la pluie fantôme, apocalyptiques chevaucheurs lents dégoulinant du ciel à terre. Ce n'est pas tant l'obsession de l'animal avalanché de tous termes anatomiques et techniques, mais l'obsession de monter : l'homme monté, le centaure en fusion (dégoulinant), tel est le sujet de Claude Simon. Deuxième : le suicide, le meurtre au pistolet d'arçon, la menace au fusil, le jaloux qui se tire ou tire, et puis qui dégouline tout son sang du haut du crâne, avec de grands yeux de cheval étonné ; aussi bien seigneur du XVIIIe siècle que paysan des Ardennes, aussi bien Georges que son ancêtre ; seul Blum juif râleur et ratiocinant bien français fouille et retourne la plaie de vérité de son bâton de Juif errant et rrran !

     

     page 24 / Ainsi le cheval est-il instrument, par son reflet du même au même, de goutte d'eau qui incessamment se reforme, et plus il trotte ou galope, plus les reflets et les bêtes se mêlent et se reséparent vélocement, plus règne l'immobilité, l'interchangeabilité. Qui raconte – on ne le sait jamais. Il y a un Georges. Il ya un Blum, hors du coup car juif ; il y a Iglesia, jockey sauteur de sa maîtresse ; tel ancêtre et tel colonel qui n'en finit pas de tomber sabre au clair dans une embuscade. Tel est l'envoûtement hindouïque du retour. Clipiclop.

     

      Affiche en vitrine.JPGp. 71 /

     

    ...où apparaît le thème de la dissolution, du "tout se vaut", appliqué non pas au politique mais au temps, au déroulement-essence du roman, ici nié, de la vie remise en question, dissolution du corps au point qu'on ne sait plus de quel corps on est fait ni à qui appartient ce bras. En même temps des gestes très précis, l'acquisition, dans un wagon, d'un quignon de survie, replace dans la matière la plus grossière, la plus indispensable, ce qui pourrait n'être qu'une abstraction vaseuse, et telle est la séduction de Claude Simon, son talent de grand basculeur, qu'il nous fait à la fois d'un coup de plateau passer des arguties les plus subtiles du cerveau à la présence la plus obsédante de la survie corporelle, car c'est dans la guerre, dans l'état de guerre, c'est-à-dire non pas dans l'assaut, qui n'est qu'aboutissement, paroxysme fatal, mais dans l'état d'attente, d'imminence au sens de menace, que prend le plus sa valeur l'absurdité du tout mais aussi consubstantiellement la nécessité de cette absurdité, afin de survivre et de vivre.

     

    p. 118

     

     

    ...où se confirme ce que nous dîmes, aggravé cette fois par la valeur droguante du genièvre et du tabac réduit à sa plus simple expression de papier, pain, genièvre et brûlot de gueule étant seuls moyens survivants laissés par le gros rabotage guerrier, seuls moyens de capter l'éternel et le soi-même à partir des plus bas états de la matière qui se mange.

     

     

     

      p.. 165 /

     

     

     

    ...où passe la torpeur du spectateur de courses, comme vous ne les voyez jamais à Tiercé-Magazine mais ralenties, donnant à voir, à boire, tous visages, assiégeant vos yeux et vos nez à suffoquer l'inspiration, grandiose sur-place de l'anneau des courses chargées sans plus d'entretenir la course du soleil, ce dont c'était le sens aux temps antiques : faire courir les chevaux maintenait éternelle la course du soleil, mais aussi celle de la boue, n'oubliez pas que rien n'a existé, que rien n'existe que par l'interminable mouvement, d'aucuns disent le branle, de l'univers.

     

  • Stendhal, "Milanese"

    Chemin droit dans les Landes.JPG

     

    Il n'y eut plus qu'un séjour à Milan, ainsi qu'à Rome. Ah, Milan !. Sa cathédale, ses pigeons, la photo que nous achetâmes - nous ne devions plus revenir. Quant à Rome, trois jours pour Annie en 64, zéro pour moi, malgré Kalda - budget minable, hélas. Je ne voyagerai plus. Rome, ni Naples, ni Pompéi... la Sicile... rien de tout cela. Ou si vieux. Cela n'en vaudra plus la peine. Parfois il me vient une grande bouffée, au volant, de joie de vivre : la seule liberté qui me reste. Le voyageur, parti de Milan, gagne directement Naples par Bologne, Florence, Sienne, Terracin et Capoue. On ignore toute ville tant qu'on n'est pas imprégné de quelconque.

    Ce qui se passerait si l'on devenait “de là”. Sans plus rien trouver d'extraordinaire. Ces détails mornes qui résument la ville.Il n'est pas question du voyage de retour. Je dis à mon épouse (une rencontre) : “On achèterait là-bas, comme Léo” - mais la camorra, la mafia à payer – j'aurais bien oublié le français. Dommage. Peccato. La prononciation, l'intonation. L'aritocratisme aussi, et les palais. Sans marquis ruinés comme en France, où le dernier croquant se plaint de l'impôt ; les Italiens fraudent avec classe. Rire, décontraction, pendant que les Français serrent les fesses et se pincent les lèvres. La nouvelle édition reproduisait à peine le quart du texte de la première : enfin M. Stendhal devient raisonnable, expurge ses plagiats.

    En ce temps-là, il suffisait d'expédier cinquante ou cent dix exemplaires pour se faire un renom ? mais on était enfoui sous tant de populace. De nos jours sous les innombrables publications. 700 romans prévus pour la rentrée. ...encore l'enrichissait-elle d'innombrables additions. Des développements considérables étaient ajoutés - “dédé”, Monsieur Martino, “dédé” ? ...est-ce là écrire ? séjour à Milan (...) (caetera desiderantur). Ce nouveau roman risquait fort de ressembler, dans beaucoup de ses parties, à Lucien Leuwen. Stendhal l'abandonna au bout de quelques mois. Décidément il ne pouvait donner la vie à son couple idéal avec des héros trop près de lui, trop semblables aux Français de son temps, avec des aventures sinon de tous les jours, du moins insuffisamment romanesques. Ma foi ce qui me gênerait, moi Stendhal II, ce seraient précisément ces êtres romanesques, ces gens qui parleraient, agiraient, tout autrement que moi-même.

    Qui agiraient tout court. Et qui auraient agi, et qui se souviendraient. Agir sur-le-champ

    me semble du dernier mauvais goût - ressentir, se promener, voyager, soit – mais remuer : quelle

    HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »

    MARTINO « STENDHAL » 07 09 07 5

     

     

     

    débilité. Toute action manque absolument de toute vérité psychologique, voire de toute dignité. De même, la mère de Céline à l'en croire ne se laissait émouvoir que par des peines semblables aux siennes. Il assemblait la matière ; l'étincelle jaillissait, mais ne pouvait enflammer le tas. Et parfois c'est le bois qui ne veut point prendre. Mais la récompense de ce long effort va venir. Pour moi plus d'effort. Plus jamais. Lutter pour l'éveil m'absorbe en entier. Je renonce à l'effort, à ses pompes et à ses œuvres. Mais pas d'action. Plus d'action. Pour son gagne-pain, il écrit des “Chroniques italiennes”, qui sont d'horribles faits divers, où il gave son goût de l'énergie, son admiration des beaux crimes et des solennels supplices. Ah mon petit Stendhal, toujours incapable de concevoir la moindre action, hors ce que tu es sûr de pouvoir ou d'avoir pu faire toi-même !

    ...Nous n'avons que notre corps, c'est lui qui nous fait mourir. Quant à nos insignifiantes écritures, songeons à tant de manuscrits dormant dans les archives familiales, comme ces vieux rouleaux de films d'été. Stendhal amasse, écrit, n'achève rien. Bientôt viendra Le Rouge et le Noir, puis La Chartreuse de Parme. Lu 3 fois je crois Pas si terrible pourtant. Flaubert aima-t-il Stendhal ? La flamme prend et va atteindre les matériaux de vie romancée et d'autobiographie, si inutilement entassés jusqu'ici – qui te dit, Martino, ce qui est utile ou ne l'est pas ? Pourquoi sa vie, celle de son héros et de son héroïne, ne s'intéresseraient-elles pas, convenablement affabulées, dans une belle chronique choisie ? La mort et le spectacle : seules actions qui vaillent.

    J'ai vanté aux élèves la parfaite ordonnance des cimetières : tout était bien fini, bien aligné, une date de naissance, une date de mort, parfois seule cette dernière, comme au cimetière des fous à Cadillac. Cela m'avait fait frémir, au temps où je frémissait encore. Plus de souci d'imaginer le détail d'une vie et de la conduire ; plus de crainte d'être commun. Ce fond de tableau incendié créera une atmosphère glorieuse. C'est une brusque cristallisation : la Chartreuse de Parme est au terme du long effort de Stendhal pour ressaisir sa vie et pour l'idéaliser. Après (...) il ne songe plus à recommencer cette tentative enfin réussie. Stendhal aura peu achevé. Deux chefs-d'œuvre.

    Pourquoi ne sont-ils pas restés inaperçus ? il s'écrit tant de choses... Voyons La Chartreuse d'un peu plus près : La vie d'Alexandre Farnèse est devenue celle de Fabrice del Dongo; Vannozza s'appelle la Sanseverina ; Rodéric est le comte de Mosca ; c'est le crédit de la Sanseverina, maîtresse du premier ministre, qui fait la fortune du « neveu chéri » ; Stendhal a développé cette dernière indication. La jeune femme, enlevée par Alexandre, a pris les traits d'une petite comédienne. Le château Saint-Ange est devenu l'imaginaire tour Farnèse. Les circonstances de l'évasion n'ont pas été modifiées. Fabrice devient coadjuteur de l'archevêque, comme Alexandre cardinal. L'épisode des amours secrets d'Alexandre et de Cleria a donné l'idée de la passion de Fabrice pour Clelia Conti. Stendhal a reproduit jusqu'à la circonstance d'un enfant né de cet amour.

    Bien d'autres chroniques ont été utilisées dans la « Chartreuse », et elles ne sont pas représentées toutes dans les manuscrits italiens de Paris. D'autres histoires de prison, où l'on voyait d'autres Farnèse enfermés au château Saint-Ange, la prodigieuse évasion de Benvenuto Cellini, qui, plus hardi qu'Alexandre Farnèse, seul, sans la complicité de geôliers, avait su descendre le long de la haute tour. Près de Parme, à Colorno, Stendhal avait trouvé un château des Sanseverini, et, dans les souvenirs attaché à ses murs, une duchesse Sanseverina, grande amie des écrivains et des artistes, qui, ayant pris part à une conjuration contre Ranuce Farnèse, fut décapitée en 1612. Une autre Sanseverina, comtesse de Nola, avait commencé sa vie de femme comme la Gina fait la sienne. Elle était très heureuse ; son mari meurt ; elle se retire chez son frère, qui la traite durement. Elle se réfugie à Naples, et devient vite une personne très influente à la cour : elle est l'amie préférée de Dona Maria d'Aragon. De même, la Sanseverina s'était d'abord appelée comtesse de Pietranera ; son mari meurt ; elle se réfugie chez son frère, le marquis del Dongo, mais elle s'y ennuie, etc.

    Il y a apparence que le personnage de Ferrante Palla, médecin, poète, amoureux et voleur, qui vit caché dans la campagne de Parme, a été inspiré par le personnage du poète Ferrante Pallavicino (1618-1644), qui, lui aussi, vécut caché à Venise, occupé à courir des aventures galantes et à faire imprimer secrètement des vers satiriques. On trouve aussi, dans un des manuscrits italiens, le nom d'un certain Ferrante Pauletto, condamné à mort comme voleur et comme assassin.