A l'aurore
Seul à sept heures parmi les pierres et les grincements de coqs. Un chien gueule en contrebas. La route gravillonnée se redresse et percute de plein fouet l'église, à cent pas – qu'on devine à son maigre pan de mur ajouré où se balance une cloche, comme une figue oubliée. Cela ressemble à une grange. Recroquevillée, tassée-boulée contre la vieille agglomérée qui s'effrite, elle dresse son flanc aveugle au fond d'une aire poudreuse, mi-place mi-cour. À main gauche une ligne de maisons blanches, ébréchée de jardins qui dévalent ; à droite l'aire-place s'indécise, court à un arbre, se bute à un roc d'achoppement, monte vers le Calvaire, m'attire et me propulse, s'ouvre en panorama : j'ai sous les yeux la vallée du Lot, de Puy-l'Evêque à Villeneuve, infestée de villas blanches, des œufs de fourmis ; en bas grouille la vermine qui renâcle dans son lit avant de courir aux fonderies de Fumel.
À l'horizon les serres se découpent sur le bleu acidulé. Sous mes pieds la falaise de roc, à l'assaut de laquelle monte un enchevêtrement de ronces et de boîtes à conserves, litrons de plastique et lianes ; un fourré, une décharge, les fleurs d'orties mauves entre les cartons. Vers la gauche, entre moi, l'arbre et la croix, une butte témoin obstrue la vue et hausse un occiput herbu, hanté de possibles chèvres. Un fossé qui m'en sépare se creuse en U, à profondeur d'homme, j'y descends pisser. Au-dessus le roc s'y soulève et me fixe de ses orbites aveugles. Je l'empoigne, comme avant moi bien des gosses de montserrat, et me retrouve sur une petite plate-forme de quatre mètres carrés, à pic sur trois côtés, la cime des arbres à mes pieds. Le vent désarçonne mes cheveux, ronfle à mes tempes, l'arbre au-dessous de moi s'agite. Le chemin jaune en bas puis la prairie jusque plus bas encore. Le temps d'une accalmie j'entends deux chiens chassant jaunes aussi je pense, un tracteur pétarade entre d'autres roches. À gauche le calvaire. À droite, profonds, les immondices. Je reste ainsi longtemps sous les boulets du vent, blasonné de soleil, écartelé de vent, j'ouvre les br as et danse dans mes bottes en frappant mes cuisses, inattentif au gouffred'où souffle, décanté des vapeurs d'usine, le vent sidéral directement sur moi.
Le ciel s'est dégagé, le soleil donne, les yeux rougis, je redescends. Du regard, sur la place, je cherche un bistrot, un bureau de tabac. Des volets bâillent ou claquent en révélant leurstrognes somnolentes, papillotes, faciès fripés, cols avachis. Sur le seuil de ce qui me semble une auberge, une ménagère, croupe haute, tape un paillasson. Ses hémisphères jambonneux me montent l'eau en bouche. "Pardon madame – pardon madame - est-ce que je peux déjeuner ? La tapeuse se redresse et me prend pour un fou. Je demande si la mansarde du premier est toujours libre – mes bagages arriveront en fin de matinée - mais ce n'est pas un hôtel ici Monsieur – regard fuyant - vous ne reprenez pas votre logement ?
- Pas question. - Je vais voir si je peux vous garder, disons quinze jours ?" Brune boulotte d'âge indécis, large face aux yeux glauques, boucles sur le front – c'est le regard surtout qui attire : perçant et mousse à la fois, hésitant et déterminé, fixe et mouvant – comme un cache qui palpiterait au fond de l'œil. 54 ans, hagarde. "Me ferez des œufs. - Monsieur Ménestrel ?
-
Oui ?
-
Faudra vous raser.
Elle tourne le dos et m'invite à la suivre. Le vent me pousse aux épaules. De plein-pied s'ouvre une haute et sombre salle que le soleil levant n'arrive pas à désobscurcir. Les coins sont rongés d'ombre. La table d'hôte, lourde et sans nappe, occupe le mitan. Un vaisselier me fixe de ses plats ronds. Je m'assieds sur la banquette au skaï crevé, mes yeux s'accommodent, je distingue à main droitel'horloge que je touche et les murs écaillés. À gauche dans la cuisine la Gignard, puisqu'il faut l'appeler par son nom, prépare le frühstück : larges tartines, demi-sel, bol crémeux ? Non : plateau de teck avec geisha, fleurs de pommier rose et Fuji-Yama ; un petit pot pour le lait, l'autre pour le café, quatre sucres dans la coupelle, rondelles de pain, tasse bleue myosotis, miel, confiture, serviette en papier de riz "Et voilà" dit l'hôtesse.
Qui sent le vin. Puis, couvrant le vacarme des coqs, la complainte obstinéede l'aspirateur. Alors arrive le vieux. Petit. Ramassé. Replié. Pas à pas, un par un, il atteint la banquette crevée qui court le long du mur. Je soulève la cafetière en maintenant le couvercle, le café noie au creux du bol les pieds du sage, son drapé, son rouleau et sa barbe imprimés dans le creux ; les yeux du Chinois disparaissent dans ses rides, son chignon bleu est cerclé d'or. Je vois sur le mur oblique la silhouette en lente reptation du vieux, ses orbites à présent devant moi sous la visière et puis la canne et le poing sur la canne – ses doigts ne tiennent que par le nœud des veines "Je ne suis pas encore mort" dit-il ajoutant : ma tombe n'est pas encore creusée- j'espère qu'il mourra sans m'avoir touché - le voici qui s'assoit. Le bois craque et la bourre du skaï ressort en hernie. Par la porte de la cuisine passe la tête inquiète bouche en fer à cheval de la patronne qui se retire aussitôt -l'oncle Jonasa ici ses entrées.
Progressant de côté d'une fesse sur l'autre, ouvert, fermé, ouvert, fermé, il parvient à ma gauche et cette fois, oui, il me fixe. Tartine aux lèvres et bouche pleine et sans goût, je m'incline, déglutis - le voici juste sur ma gauche, au pied de l'horloge où pendule un balancier d'or comme au fond d'une blessure. L'oncle dit Je t'ai fait peur Ses yeux sont vitreux, striés aussi, écartelés sous le creux des arcades – ses doigts me serrent le coude, ses lèvres s'entr'ouvrent et ma bouche se sèche Quand je chie –dit-il - je chie des bouts d'intestins. J'imagine la migration massive, instantanée, d'une horde de cellules cancéreuses, tandis que lui, Jonas, demeurerait soudain à tout jamais vrillé, grêlé de cavernes suintantes ; des taches verruqueuses et noires cribleraient la peau de mon visage – à ce moment paraît dans l'embrasure la tête contractée de la logeuse – qu'est-ce que t'en dit ?
- Baisez-lui le creux de la main dit-elle - une main noire et creusée jusqu'à l'os. Je m'exécute.