Proullaud296

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • De la superficialité dans l'anecdote

     

    Qu'il me soit beaucoup pardonné pour ces mouvements de jeu sincère. Je me souvins de cette lecture, guerrière, Légende des siècles sans doute, d'une si petite brune aux cheveux lissés, si bouleversante dans sa volonté de bien faire tonner sa voix dans l'épopée, sans parvenir à dépasser le premier rang. Emu aux larmes, je lui fis tout poursuivre jusqu'au bout (c'est ainsi que Roland épousa la belle Aude). Cela remonte à ma préhistoire, et le collège de G., assassiné par quelque architecte d'avant-garde tout frais émoulu, ressemble désormais à une monstrueuse chrysalide en plaques de faux verre, sans ouverture vers le ciel.

     

     

     

    X LA VOILE JAUNE www.anne-jalevski.com

     

     

     

     

    La voile jaune.JPG

    D'Assia jusqu'à moi, 17 ans d'écart : 46, 63 - nombre du jeu de l'oie, limite alors d'une existence humaine. A présent elle frôle la cinquantaine, sans soupçonner qu'elle aborde la plus féconde décennie de sa vie. Ayant cherché plus tard ce que nous offririons de plus intime, nous découvrîmes, elle, un doudou de fille ; moi, dans une petite boîte à pilules, trois ou quatre dents de lait, recueillies par ma mère. Assia les glissa dans son soutien-gorge. Me les eût-elle rendues, ces dents, je les aurais jetées dans le premier regard d'égout venue ; non que je fusse amoureux à ce point, mais il me semblait morbide que ma mère eût tenu à conserver ces ossements intimes. Je ne me suis pas laissé aimer par ma mère.

     

    Sitôt que j'entrevis Assia en position d'enseignée, je ne songeai qu'à dispenser mon savoir. Nous étions proches à nous toucher, sans réagir. Le mari, mystérieux, se glissa dans la pièce - «ne vous dérangez pas » - pour un couteau à chercher ; j'imaginai pour le mettre en confiance de l'inviter à l'un de nos cours. C'étaient Les mémoires d'Hadrien. Kalénou Hanem se tournait vers lui pour répondre : “Ce n'est pas votre mari qu'il faut regarder, mais moi”. Le texte décrivait une tempête, topos antique, d'Homère à Foligno. J'appris ensuite l'ivrognerie de ce mari, ainsi que sa totale gentillesse : le mot venait d'elle. Plus tard elle admit que cet homme était aussi cultivé qu'on peut le désirer malgré ses vérandas à vendre (il n'est pas de sot métier) : « Il faut bien qu'il le soit (cultivé), puisque je le vois toujours vautré devant l'écran, même devant Arte. » Plutôt demeurer seule que de subir, cependant, de tels épiages.

     

    Il la serre au cul sitôt qu'elle s'approche de l'ordinateur, où Dieu merci nous avons ménagé une cache. Mais la voici qui me joue la carte de la réconciliation : il baise bien. Mieux que moi. Bien plus efficacement. Il se retient à volonté. Il accompagne désormais partout sa femme, au cinéma, aux chiottes, en promenade. Moi non plus je ne cède rien : mon épouse est malade, toujours je la servirai, nul ne me déviera, moi non plus, de mon serment. Je suis allé trouver Nils, ce baiseur hors-pair : je n'ai trouvé que finesse, ni voix pâteuse ni tremblement dans le service du jus de fruit. Ces deux-là s'entendent bien, car ils parlent d'amour entre eux, ils font souvent le point sur eux-mêmes ( conseils aux couples en difficulté  : « Faites parfois le point sur l'état de vos relations » - je ne le fais plus, et pour cause, avec ma femme légitime ; triste trio ?) Je dois donc escompter de fortes résistances. « Je n'ai plus l'intention de lui faire subir à nouveau tel enfer » disait-elle de Nils ; il en avait perdu dix kilos dans le mois, moins pour d'éventuelles relations du corps que du simple fait qu'elle serait amoureuse d'un autre – il l'a lu dans ses yeux.

     

    L'intrusion consiste à s'introduire dans un couple bien constitué, profitant des moindres failles pour supplanter le père dans le cœur de maman.

     

     

     

    X

     

     

     

    Nos confidences au pied de la Flèche commencèrent dans le vouvoiement : le petit chat relâché sur l'autoroute par un premier mari, pervers et cruel. Nos mains se sont effleurées, je produisais donc un tel effet ? tant de choses eurent lieu depuis. Suivit une séance de cinéma, ses ongles raclant doucement ma paume et mon poignet, jusqu'au creux de mon bras, la saignée : c'était donc de cela que la vie m'avait privé - flirter au cinéma, première et tendre approche connue de tous, des fameux autres (ma seule tentative à 18 ans s'était soldée par de violents pinçons de la fille G, 13 ans ; les couples en ce temps-là, au bord du Rhône, s'éloignaient dans les buissons : « On va aux fraises », déclaraient-ils en se levant. Nul ne les suivait. J'appris ensuite que sans passer à l'acte, ils s'étreignaient fortement, se doigtaient, se branlaient de diverses manières, secret révélé bien tard : « Non tu penses, on ne baise pas, juste avec les doigts tu sais ». Et mon ami d'alors (les vrais sont pour toute la vie) laissait entendre qu'il « avait eu » telle ou telle. C'était le code. Juste mettre les doigts dedans. Bizarres mœurs des tribus d'Occident, 1964. Il existait dans le Poitou la coutume appelée migaille (« les miettes ») : un garçon, une fille se plaçaient face à face à cheval sur un banc, dans une grande et longue salle. Et sous les vêtements, ils se masturbaient l'un l'autre. Que c'était étrange ; exotique.) Notre premier flirt se fit Place Emile Chasles : « Te rends-tu compte, disait Hanem, du caractère sacré des paroles que nous avons échangées là ? » Personne ne le sentait plus que moi.

     

    En vérité le sacré s'exprimait par ma voix. Ce fut pour Assia l'essentiel et le plus beau de ce que nous avons arraché à la vie. Assis sur la banquette ronde au pied des réverbères, nous étions bien plus visibles qu'à présent, ou bien dans nos petits véhicules à deux portes. « Ne me touche pas » dit-elle à présent. « Nous sommes dans la rue » - Mais nous l'étions alors - Ce n'était pas la même chose ». C'étaient de ma part des torrents de serments jamais hasardés jusqau'ici, car jamais je n'aurais pensé les femmes aussi vulnérables. Pourtant par jeu, un certain soir, j'avais déversé dans

     

    un accès, dans un trop-plein, tout un éboulement de déclarations folles : que cette animatrice sous mes yeux suscitait en mon cœur l'aurore d'un soleil éblouissant, que le premier de ses sourires illuminait mes jours, que ses moindres indifférences assombrissaient mon âme jusqu'en ses profondeurs, que je ne vivrais plus que par elle, mangeant ses aliments, trouvant plaisir à m'endormir pour ne rêver que d'elle ; je la couvrirais de soies, de bijoux et de miel, je la boirais par tous ses orifices et je ferais trois tours du monde rien que pour elle.

     

  • Grenade, et plus haut

     

    Monte à l'Alhambra Le palais rouge et moi et moi. Visite libre partout ça erre, trois Marocains de 18 ans nez coupant teint furieux, tendus, traqués, c'était à nous tout ça T-shirts fluo le temps passe muchachos et tous les peuples ont fourmillé sur cette terre, un Belge assis bourré au bar sous le soleil, Terrasses du Generalife admiration-fatigue-hébétude et l'eau qui coule en glougloutant dans le creux des rampes où je plonge la main, trois femmes voilées, opulentes, sont bien les seules à ne pas être déplacées ici pourriez-vous leur transmettre mon grand respect ¿ como se dice que beso sus manos en arabe je baise vos mains - pousse-toi tu vois pas qu'on fait des photos – je comprends le chinois shiè-shiè merci vraiment oui la plus belle construction humaine après Venise en plus sec - instants perdus dans la poussière.

     

    Je lis Concerto Baroque (Alejo Carpentier) jubilation médiocre hélas combien forcée d'un texte sans émoi, qui cliquète et tintinnabule. Un jeune couple anglais frêle et fébrile s'engueule à l'ombre en s'accusant de torts imaginaires, Just comfort me dit-elle en sanglotant console-moi, Cour des Lions trop petite et grise et non pas large et plaquée d'or comme sur les photos, dans cette salle s'entassèrent 600 soldats captifs jusqu'à ce qu'ils en crèvent Ils ont voulu la posséder qu'ils la possèdent ! à 13h 20 l'éclat du ciel aplatit les tons fauves et les alvéoles si bleues de la voûte elle-même parfait objet fractal – et je me perds encore en ressortant sur l'autre flanc du contrefort par tout un entrelacs de ruelles qui me brassent sans cesse entre les queues dressées des chats fuyants : c'est une Anglaise brune qui les traque au Nikon 520 – puis d'autres à l'angle d'une impasse et d'une autre et d'une autre, et qui me tend son plan de ville.

    Le peintre en blouse.JPG


     

    Nous consultons à l'ombre d'un bar les plis froissés del mapa-guía de Granada sans avoir consommé, je la prends à l'épaule mais qui se dérobe allons je suis bien moi j'ai du moins retrouvé ma 4L bien coincée 43 au dehors 55 dedans la bouteille imbuvable Coca Cola de distributeur en distributeur bloquant moi-même la circulation sans klaxon derrière. Isábel la Muy Católica y su sepulcro son sépulcre dans mon autre vie pas le temps pas le temps rouler vite avant de crever en enfer en infierno sur cette Terre je monte à Jaén 35 km au nord et ça cogne toujours (adieu Cordoue adieu Séville, une autre fois) le vent du Nord ou de Castille pulse sur ma peau de véritables flammes au point que je remonte mes vitres. Un hurlement me saisit cette fois, suraigu, incontrôlé, qui je le sais n'est plus de joie. L'intensité peut-être. J'arrive à Jaén écrasée dit le guide par la colline qui la domine et tôt ou tard s'effondrera 20 000 morts comme au Pérou j'ai d'abord lu à l'extérieur Chateaubriand ou mieux encore les fraîcheurs normandes Par les prés et par les grèves, la façade cathédrale aussi longue qu'un chat présenté de profil et réverbérant le soleil.

     

    Ou bien c'était Murcie. Trop de feu, trop de mort. On me croise en rotant je pète. A l'intérieur du bar (¿ Murcía ?) les Andalous se vautrent sur les ronds des guéridons de marbre noir dans un bar sombre et frais sans consommer jambes lâchées sous la table, chez eux, tandis que je commande en hâte et tout debout mon Coca tiède REFRESCA MEJOR juste le temps de l'avaler puis la pépie revient plus forte que jamais. Bailén juillet 1808 : Napoléon battu Joseph quitte Madrid, bourg bouffé de soleil, coiffeur et magasin de jouets, viejecitos descendant mains dans le dos la seule rue à peu près abritée, je dévale un immense escalier d'enfer climatisé débouchant sur un bar cave - alcools frais, musique en boîte et belles femmes. Tapas y cerveza. Plutôt boire et crever.

     

    Je reste sous la voûte plus d'une heure otra cerveza por favor alternant otra más des textes d'océan, Normandie, Saint-Malo, Guérande de Balzac, seuls repères dans un temps défunt. L'alcool évaporé j'aborde en voiture Almuradiel, "Histórico", Viso del Marquès, admirant tout debout scellés contre un mur tout un pan de fûts de canons briqués depuis le XVIIe siècle, et je ne sus jamais ce qui s'était passé là. Quant au château de Mudela ce n'est comme il advient souvent qu'une rouge maison de maître, à peine digne d'avoir abrité quelque famille enrichie de négociants ou tisserands. J'ai suivi sur le sol extérieur – ACCES INTERDIT – un sentier défoncé d'ornières, bourbier ce jour-là desséché, d'où l'on peut voir à la rigueur, demi-masquées par les camions et moissonneuses à l'arrêt, quelques vues de pierres nobles.

     

    Quand en pleine campagne plus loin je dépasse à pied ce petit vieux voûté flanqué de son petit-fils, le vent plus tard me porte sa voix grêle et je me suis tourné sans hâte, évitant de crier dans mon accent Français, traçant du bras autour de moi le cercle qui partout signifie promenade, mais le vieux sous le regard du drôle s'époumone et m'enjoint de déguerpir, je salue de la main sur la tempe et rebrousse chemin, pour ne pas briser l'admiration d'un enfant. J'ai remâché plus loin la scène, modifiée à mon avantage, mais ne me suis pas senti mortifié. Sur la route de Valdepeñas je passe entre deux obélisques blancs, perdus de part et d'autre en rase campagne, limites ancestrales du latifundio. Et la nuit se met à tomber. À 21h il fait encore 38°, et j'erre encore à 25 à l'heure à travers la bourgade trop vaste pour sa nullité, demandant aux grands-mères assises sur leurs chaises au seuil de leurs demeures basses l'hôtel ou le camping. "Passez" disent-elles "sous le tunnel de l'autoroute" – il n'y a là, en effet, qu'un hôtel, dans un paysage de désolation. Je n'ose demander à la réception où se trouve le terrain de camping.

     

    Cette satanée agglomération n'en finit pas. Surgie d'entre les maisons basses une moto sans lumière se jette sur moi, les vieilles jettent leurs malédictions, et je ne saurai jamais à quoi peut corresponde ce Monumento a la Victoria signalé sur la carte. Victoire sur nous les Français. Autre motard qui m'indique la route, introuvable. Je n'ose une fois de plus ni rectifier la chose ni consulter la carte. La route se rétrécit, enchaîne montées, descentes, "interdiction"s "de doubler", sans aucune indication. Je longe la Sierra del Peral, parviens à San Carlos del Valle. Dormir ici, le long du trottoir, semble aussi incongru qu'au centre d'une salle à manger, au sein d'une foule grouillante. Il y a des pompiers, des ceintures rouges, des villageois entre eux. La fatigue et les 38° m'accablent, route reprise vers Solana plus étroite encore. Enfin Manzanarès, non pas de Madrid mais de Calatrava. Le centre partout et nulle part comme Dieu, sauf auprès de l'église et de l'ayuntamiento : une place, un massif, des lumières. Un café, du vacarme. Les bières du soir, la 4L à deux pas – je dormirai dans la rue. Pour commencer je lis ma trinité, Chateaubriand, Balzac, Flaubert, en tout temps en tout lieu. Deux filles épaisses et jeunes, désirables, lorgnent l'étranger au col si largement échancré, bronzé, crasseux, prétentieux et distant – si je les abordais, que dire ?

     

  • Argentine Afrique

     

    « Les accusés du réseau avaient été condamnés à de sévères peines de prison. Je retrouvai Paupert bien des années plus tard, chef comptable aux Editions Odile Jacob et encore plus taciturne. Péju, après le procès, m'avait proposé de l'accompagner à Tunis, où se trouvaient les instances du gouvernement provisoire de la République algérienne, le journal El Moudjahid, tous les organismes de la diplomatie et de la propagande du FLN. J'avais accepté et fus frappé d'emblée par la gaieté de ceux qui nous recevaient, leurs plaisanteries, leur savoir étonnamment exact de la situation en France et des acteurs politiques dans la Métropole comme en Algérie même et surtout par leur optimisme, leur conviction qu'ils avaient gagné la guerre, que l'indépendance était à leur portéeet qu'après six ans d'une lutte souvent effroyable ils l'obtiendraient, dans un an, dans deux ans, dans quelques mois peut-être. Ils parlaient tous un français impeccable, je me souviens de M'hamed Yazid, avocat issu d'une grande famille de Blida, qui assumait les fonctions de ministre de l'Information, de Rheda Malek, le rondouillard directeur d' El Moudjahid, qui deviendrait le premier ambassadeur de la République algérienne à Paris, mais plus encore de Mohammed Ben Yahia, promis à être ministre des Affaires étrangères du premier Etat, petit, mince et frêle, d'une fulgurante intelligence, imaginant toujours des combinatoires de joueur d'échecs plus astucieuses les unes que les autres, qui le pliaient d'incoercibles rires. Il mourut subitement. Ce fut un choc pour tous ceux qui le connurent et une perte immense pour l'Algérie.

     

    Sous le chapeau.JPG« Mais la rencontre qui m'ébranla, me bouleversa, me subjugua, eut sur ma vie des conséquences profondes, fut celle de Frantz Fanon. L'existence de Fanon, Martiniquais né la même année que moi, volontaire pour lutter contre les Allemands en Europe, blessé au combat et décoré de la croix de guerre, fut chamboulée comme la mienne, mais autrement, par le même livre que Sartre, Réflexions sur la question juive. C'est à partir des Réflexions que Fanon, revenu en Martinique, la guerre terminée, pour y passer son baccalauréat, prend la conscience la plus aiguë de sa condition de Noir. Il repart pour la Métropole, étudie la médecine à Lyon tout en suivant des cours de philosophie, ceux de Merleau-Ponty particulièrement, et de psychologie. Son premier livre, Peau noire, masques blancs, peut être regardé comme ses propres « Réflexions sur la question noire », dans lequel, tout en reconnaissant sa dette envers Sartre et le pas de géant que ce dernier lui a fait franchir, il se démarque clairement de lui, dans une tentative radicale de faire tomber tous les masques, à commencer par ceux des Blancs qui même au comble de la compréhension et de la volonté bonne, n'ont jamais cherché à éprouver le goût de la vie d'un Noir : il leur suffisait de croire que l'abolition de l'esclavage et la reconnaisance de la négritude par exemple s'inscrivent comme des étapes nécessaires et sensées dans la marche vers l'humain réconcilié. Fanon est infiniment plus violent et exigeant : de même que les Juifs ne sont pas la création de l'antisémite – comme je l'avais affirmé à Sartre et Simone de Beauvoir au retour de mon premier voyage en Israël -, de même les Noirs ne se débarrasseront de tous les masques blancs qu'on leur a collés à la peau que par la lutte, qu'en se faisant les seuls auteurs de leur libération. En 1953, Fanon fut nommé médecin chef d'un service de l'hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie, il y pratiqua, s'attirant l'hostilité de ses collègues et des autorités, une véritable ethnopsychiatrie avant la lettre, refusant de voir les malades comme une collection de symptômes et liant les maladies mentales à l'aliénation coloniale. Dès le début de l'insurrection algérienne, il fut contacté par des officiers de l'ALN (Armée de libération nationale) et la direction politique du FLN. Il s'engagea sans hésiter à leurs côtés, démissionna de son poste de médecin, fut expulsé d'Algérie en janvier 1957 et rejoignit le FLN à Tunis, où il commença par collaborer à El Moudjahid.

     

    « Ma mémoire de ce premier après-midi passé avec Fanon à El Menza, un faubourg de Tunis, dans un appartement où il vivait avec sa femme et son fils est d'abord celle d'une nudité absolue des lieux, nudité des murs, pas un meuble, pas un lit, rien. Fanon était allongé sur une sorte de grabat, un matelas posé à même le sol. Ce qui m'a saisi immédiatement, c'étaient ses yeux, très intenses, sombres, noirs de fièvre. Il était atteint d'une leucémie qu'il savait mortelle et souffrait énormément. Il revenait d'Accra, au Ghana, où le GPRA » (« Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) « l'avait dépêché comme ambassadeur auprès de N'Krumah. C'est à Accra que la leucémie avait été diagnostiquée, on l'avait rapatrié à Tunis et il était en attente d'un départ pour l'URSS où on devait le soigner. En vérité, il venait d'arriver à Tunis, ce qui expliquait le désert de l'appartement. Avec Piéju, je suis resté assis par terre, près du matelas où gisait Fanon, à l'écouter plusieurs heures parler de la révolution algérienne, s'interrompant de souffrance à maintes reprises, pendant un temps plus ou moins long. Je posai ma main sur son front baigné de sueur que j'essayais maladroitement d'étancher ou je le tenais fraternellement par l'épaule comme si le toucher pouvait diminuer la douleur. Mais Fanon parlait avec un lyrisme encore inconnu de moi, déjà tellement traversé par la mort que cela conférait à toutes ses paroles une force à la fois prophétique et testamentaire. Il m'interrogea sur Sartre, sur la santé de Sartre, et on éprouvait l'amitié, l'affection, l'admiration qu'il lui vouait. La Critique de la raison dialectique avait été publiée au début avril, Frantz avait réussi à faire venir ce livre au Ghana et avait commencé à le lire là-bas. Il l'avait achevé depuis peu, cela représentait un travail d'attention et de concentration considérable pour un homme en proie à la leucémie, même si la puissance philosophique de son esprit était éclatante.

     

    Il nous parlait de l'ALN, des djounoud (combattants), expliquant que les hommes de l'intérieur étaient les plus vrais, les plus purs. Cette dialectique entre l'extérieur et l'intérieur, je ne faisais alors que l'entrevoir, je ne l'ai véritablement comprise que beaucoup plus tard, elle a existé dans la plupart des mouvements de libératin nationale. Fanon mettait ceux de l'intérieur si haut qu'ils devenaient des hommes universels, qui non seulement combattaient les Français par les armes, avec une abnégation et une pureté totales, mais en plus étudiaient la philosophie », surtout ceux qui avaient cousu un rat vivant à l'intérieur d'un vagin jusqu'à ce que la femme crève complètement folle.

     

    Cette dernière aigreur fielleuse permet hélas de rappeler ce mot de Camus, qui dit en substance que si l'opprimé prend les armes pour se libérer, il bascule de ce fait même dans le camp des bourreaux. Nous verrons cela quand nous serons à notre tour envahis par les extraterrestres. En tout cas, ce Lièvre de Patagonie constitue un passionnant fourre-tout, le testament de Claude Lanzmann, qui relate les péripéties de son action contre le nazisme, de l'édification de son immortel monument cinématographique appelé Shoah, alternant les moments d'extrême douleur et les pointes de l'humour, mais toujours dans le souffle de l'engagement le plus sincère.

     

  • Révérence à Pamuk

     

    L'enveloppée.JPG"Le célèbre roman de Daniel de Foe nous parle autant de Robinson que de son esclave, Vendredi. Don Quichotte s'attache autant aux tribulations d'un chevalier vivant dans le monde des livres qu'à celles de son serviteur Sancho Pança. J'aime lire Anna Karénine, le roman le plus brillant de Tolstoï, comme une œuvre dans laquelle un homme connaissant le calme bonheur d'un mariage heureux tente de décrire le tourment d'une femme qu'une passion coupable amènera à détruire un ménage malheureux. Un autre écrivain avant lui, Flaubert, avait fait dans Madame Bovary le portrait d'une femme malheureuse, alors que lui-même ne s'était jamais marié, et il avait servi de modèle à Tolstoï. Dans Moby Dick, le premier grand classique au ton allégorique du roman moderne, Melville explore, par le biais de la baleine blanche, les peurs de l'Amérique de cette époque, notamment la peur de l'Autre" – étrange interprétation, baleinement réductrice. "Les amoureux de la littérature ne pouvaient, à une période, évoquer le sud des Etats-Unis sans penser aux Noirs des romans des Faulkner. De la même façon, l'œuvre d'un romancier allemand prétendant s'adresse à toute l'Allemagne sans faire état, explicitement ou implicitement, des Turcs du pays ou du malaise lié à leur présence, trahirait un manque. Pareillement, il me semble qu'un romancier turc qui négligerait de parler des Kurdes, d'autres minorités, des points obscurs et des non-dits de l'Histoire, produirait également une œuvre tronquée.

     

    "Contrairement à ce que l'on croit, l'engagement politique d'un romancier n'a aucun rapport avec les combats dans lesquels il s'engage, avec les communautés, les partis ou les groupes auxquels il est lié. La politique d'un romancier découle de son imagination et de sa capacité de se mettre à la place des autres. Cette force fait de lui non seulement un pionnier de la découverte de faits humains jusque là insoupçonnés, mais aussi le porte-parole de ceux qui n'ont pas voix au chapitre et ne peuvent faire entendre leur colère, le héraut des mots opprimés et réduits au silence. Un romancier, comme moi dans ma jeunesse, peut très bien n'avoir aucun élan particulier pour la politique, ou manifester de tout autres intentions... Aujourd'hui, nous ne lisons pas Les possédés, qui est le plus grand roman politique de tous les temps, selon la perspective polémique contre les occidentalistes russes et les nihilistes que Dostoïevski envisageait, mais plutôt comme une œuvre lisant une réflexion sur la Russie de l'époque et le grand secret de l'âme slave. Seule la matière romanesque permet de saisir un tel secret."

     

    Très bien Panuk Effendi. Excellente rectification de trajectoire in extremis. Car on peut se demander quelle mouche vous a piqué de vouloir à tout prix, dans les lignes prédédentes, après avoir servi les plats habituels de "se mettre à la place de l'autre" et "sentir que l'autre, c'est soi-même", vous fourrer dans la tête que le romancier devait se faire le porte-parole des sans-voix et des opprimés, des lesbiennes suédoises ou des sans-abri boiteux de Bohême ou que sais-je encore. Nous en avons soupé de ces romans à message social, et heureusement vous ne l'avez pas fait. Pour cela, nous avons les journaux, les manif et les porte-voix. Cela rappelle notre pauvre Molière, qui dans ses toutes ses préfaces se battait les flancs pour justifier la rigolade en proclamant qu'elle était indispensable à sanctifier la morale du bon peuple – pour ça, vous aviez les curés, Monsieur Poquelin. Dont celui qui a voulu vous faire brûler en place publique. Bref, en dépit d'une certaine tendance, heureusement velléitaire, au prêchi-prêcha de Messsieurs Machin, Testut et Connard comme disait l'autre, nous aurons toujours plaisir à nous vautrer dans l'œuvre incomparable et prenante comme un loukoum dans les gencives du sieur Pamuk, en l'occurrence D'autres couleurs, excellent recueil de réflexions diverses, profondes et variées. Iyi günler, güle güle !

     

  • Antoine Tounens

     

    Les premières navigations d'Antoine auront pour véhicule les rapides de la Dordogne à bord des gabarres ou bateaux de rivière d'antan, et dans les tempêtes cap-hornaises ce sont les paroles des gabastons qu'il retrouvera pour défier la vague montagneuse. P. 94 :

     

    "Ces deux pays n'ont aucun droit sur elles, ni par les armes, ni par traité, ni même par le sens de l'Histoire. Cette terre est habitée par des tribus d'Indiens qui abominent Argentins et Chiliens. Mais elles sont divisées, courageuses mais sauvages, en proie à l'anarchie et incapables de mettre en valeur ces contrées qui pourraient nourrir vingt à trente millions d'habitants alors qu'elles n'en portent pas le centième".Chemin étroit.JPG

     

    Tel est le discours tenu par Antoine de Tounens face à quelque auditeur officiel et sceptique, un projet parfaitement réalisable, théorisé sur table, thésaurisé dans un tableau ardent, plaquable croit-il sans délai sur une réalité rebelle et glissante – mais après tout, que furent Alexandre et Napoléon ? Seulement voilà : nous sommes dans un monde rassis, "pobre carnaval", où tout a trouvé sa place comme au fond d'un sac, et l'on ne remue plus ces sacs de bureaucrates et d'autorités comme on faisait naguère encore avec un sabre. Tout est extraordinairement raisonnable, raisonné, prévu dans ce plan d'Antoine de Thounens, tout y respire en plus l'échevèlement dont cette époque déjà ne veut plus, sans parler de Saddam Husseïn ni de Khadafi. Nous nous méfions des grandes causes – ne trouvez-vous pas qu'ici le commentateur exagère, mélange les ambitieux et les purs, les hypocrites et les rêveurs sublimes ?

     

    Qui dira à combien de calculs et de mesquineries les empires d'Alexandre et de Rome ont dû leur prestige ? Sans doute, à se priver de boue sustentatrice, l'or s'effondre – que voilà des abîmes...

     

    P. 141 : "Nous nous serrâmes la main gravement. C'était un homme de la vieille Europe qui ne pratiquait pas le grotesque abrasso. Nous prîmes rendez-vous pour une autre charge, le lendemain. "

     

    Sur sa route, Antoine rencontre des héros de sa trempe, grandioses petits garçons qui formeront une fois morts son ministère et les teneurs de cordons de poële de son rêve...

     

     

     

    / Lectures des pp. 189, 235, 282 :

     

    "Une autre ville sortit de terre à une demi-lieue plsu au sud. Sur une caserne neuve flottait le drapeau chilien abhorré. Moi régnant, il n'y flotterait pas longtemps."

     

    "...M. Leitton et son épouse me comblèrent d'attentions. J'aurais dû me méfier."

     

    "...Je suis bien content que tu sois là.

     

    Et le petit Antoine, avec la franchise de son âge :

     

    " - Pourquoi n'es-tu pas mort là-bas ?

     

    " - Je me le suis reproché chaque jour que j'ai vécu."

     

     

     

    Puissent les lecteurs, nombreux, attentifs, exaltés, s'apitoyer sur le sort d'Antoine de Tounens, Roi de Patagonie, avec le même respect dû aux grandes têtes tombées, aux espoirs engloutis de chacun de nous, aux Mozarts assassinés, enlisés, englairés, couverts des crachats de la raison, que nous sommes tous.

     

    Reconnaissons-nous tous, et saluons en ce héros la permanence de la flamme que nous porterons tous jsuqu'au coup de la mort, nous autres, éternels éphèbes, qui n'avons jamais renoncé à être les rois indétrônables de notre Patagonie...

     

  • Bâtons rompus

    L'immeuble au soleil.JPG

    13 août 2046
        Il se confirme que tous mes documents antérieurs à décembre 43 sont perdus. Et que je doive remplir ces lignes en présence de Chachniok, toujours à rôder dans la maison. Ce garçon m'a distrait en me faisant jouer aux cartes. Reprenons : hier 12 à 3h du matin, je devais me tourner et me retourner dans mon lit à Clompic, un lit ultra-étroit où Nénette et moi mêlions nos         promiscuités.
        Je me suis levé, j'ai vu Yalda dans un transatlantique intérieur en train de lire une ineptie indienne. Je ne vois pas ce qu'ils trouvent dans cette littérature frelatée. Il y a donc des bourgeois indiens qui écrivent en leur langue de colonisés, l'anglais ? Des histoires sucrées et sentimentales. Jamais je ne foutrai les pieds aux Indes, je n'ai pas envie de revenir malade à crever comme Ruquigny avec son hépatite A.
        Alors Yalda s'est levé pour préparer le petit-déjeuner. Tout le monde se contrefout de ce Yalda : qui était-il ? un barbu sympa et optimiste, d'une douceur énervante, marié à une nez-crochu au profil de squaw arménienne moricaude, très bizarre mélange, fille adoptive peut-être, que j'ai regardée sos le nez comme une curiosité la première fois qu'il me l'a présentée aux ballets Marmelade en 2032.
        Nous avons mis pas mal de temps à nous connaître, nous n'avons jamais su pourquoi ils nous trouvaient sympathiques, il y a trop de monde sur terre voyez-vous, chacun ne peut pas avoir connu des gens exceptionnels, moi j'ai connu Ruquigny et Yalda  au moment où l'homme m'amenait au boulot dans sa 2 CV couleur auburn. Et ils mourront comme les autres, mais y aura-t-il encore des tombes en ce temps-là ?
        Ce sont des agrégés d'italien que nous envions beaucoup. L'homme, le barbu vert, est toujours entre deux émerveillements, trouve toujours tout "extraordinaire", et plaît beaucoup à ma femme. Rien de plus banal que ce que j'écris. La postérité ne connaîtra plus ni bouquins ni nécessités artistiques.
        Nous communiquerons tant qu'il n'y aura plus besoin de ces truchements pénibles qui coûtent leur santé mentale à leurs utilisateurs et propagateurs et qu'on appelait "artistes". Tout le monde se dira : "Moi ça va ; et toi ? ça va ; ça va ? ça va."   Coluche tu me manques. Y aura-t-il des rigolos en ce temps-là ? Et où va l'homme etc ? Bref nous nous sommes tous mis dehors sur la table blanche pour prendre le petit déjeuner.      
        Il fallait mener les deux fillettes, Peste et Choléra, dans un centre de surveillance pour enfants, afin que les parents fussent un petit peu tranquilles. Ils le furent encore bien plus par notre départ. Nous nous étions imposés vingt-quatre heures de plus, et je soupçonne hélas ma femme de vouloir les remmerder d'ici le vingt, à moins qu'ils ne viennent prendre un petit déjeuner de départ pour Nancy-les-Oies où ils habitent.
        Toujours est-il qu'il ont dû pousser un bon soupir de soulagement quand ils se sont retrouvés seuls. Les enfants font un bruit insupportable, toujours à hurler ou geindre derrière nous, et Yalda favorise neuf fois sur dix la soeur cadette. Après moi le déluge bien sûr, et personne ne viendra fouiller là-dedans, ou bien, cela aura un rayonnement plus que restreint. Sachez seulement, braves gens de langue vernaculaire, que j'avais envoyé une carte postale bien précise, où je disais que ma femme n'ayant pas perdu un kilo, ni moi un gramme de folie, nous ne vouloins plus être en butte à des réflexions mortifiantes, car ajoutais-je (connaissant les arguments qui me seraient opposés) "même à quatre ans, jamais il ne serait venu à l'idée de Slurp ou de Chachniok de se planter devant un noir pour s'exclamer "Oh le négro !" ou "Tiens, un bicot!"
        Total, pas de réflexions du tout. Que j'étais fou, passe encore, puisqu'aussi bien je le suis. Mais que ma femme soit grosse, je ne l'aurais jamais toléré en guise de réflexion dans la bouche d'une petite merdeuse de neuf ans. Quand ils sont venus ici, la mère se tenait derrière la porte du jardin avec ses deux filles sur le devant souriantes et bien apprises et tout. Etonnant résultat, non ?
        Cette carte-là aurait dû être écrite depuis longtemps, et que ça avait mis les choses au point. Maintenant, je ne suis pas sûr que les Ruquigny reviendront à Clompic, trois fois de suite c'est déjà beaucoup, et ces Messieur-Dame ont besoin  de voyager. L'aînée a dit : "Quand je serai grande je ferai le tour du monde comme mes parents".
        On voit bien que plus tard tu auras du pognon, petite conne. Une première impression ne s'efface pas, et je te trouverai toujours acidulée, et conne quelque part malgré ton éducation libérale et riche en culture. Les sentiments que nous éprouvons pour cette famille sont des plus ambigus : nous éprouvons une violente envie envers ces gens optimistes et pleins de pognon.
        Deux payes d'agrégés plus les allocs plus la spéculation immobilière - et nous qui avons à peine de réserve ! Veillelarge qui a dit à ma femme que nous n'avions pas de réserve, et qu'il s'en scandalisait ! (au ton...) Mais mon pauvre vieux, avec ma paye unique, et Gros-Porc qui m'a dépouillé de la plus grande partie de mon héritage, où veux-tu que je me la constitue, ma réserve ? 
        Bref, nous sommes arrivés à partir à dix heures vingt, croisant Yalda sur le chemin du retour de sa garde de gosses à Clompic-Stadt. Il nous a fait un petit signe de la main. Le trajet a été dur en raison de la chaleur. Et je me suis excité sur toutes sortes de choses. Nénette était toute crispée en arrivant à Montfer, où nous habitons. Tous les prétextes lui sont bons pour aller se recoucher.
        Moi je suis allé chez mon éditeur, avec lequel j'ai bien failli me brouiller définitivement. Judnaka lui aurait-elle fait part de certains de mes griefs ? Il me caresse un peu les épaules en passant derrière ma chaise. Je corrige Laspaton qui fonctionne au cliché : "Reprocher à un Italien de chanter, c'est reprocher à un oiseau de voler". C'est incroyable de trouver des jugements aussi nuls à propos du "Stabat Mater" de Pergolèse.
        Il y en a d'autres du même acabit sur Dvorak, slave mais parfois réservé... Je vais lui montrer des Italiens grognons et des Russes renfermés. Il doit bien s'en trouver. Et ça se vend, des inepties comme ça. Je dis à l'éditeur : "Alors, on se fait "Les Visiteurs II" ? Il a rigolé. Le n° II a fait moins de pognon que le I, mais suffisamment pour sauver la mise.
        Je me demande toujours s'il va me ressortir "Proufe la Caille" pour la rentrée...