De la superficialité dans l'anecdote
Qu'il me soit beaucoup pardonné pour ces mouvements de jeu sincère. Je me souvins de cette lecture, guerrière, Légende des siècles sans doute, d'une si petite brune aux cheveux lissés, si bouleversante dans sa volonté de bien faire tonner sa voix dans l'épopée, sans parvenir à dépasser le premier rang. Emu aux larmes, je lui fis tout poursuivre jusqu'au bout (c'est ainsi que Roland épousa la belle Aude). Cela remonte à ma préhistoire, et le collège de G., assassiné par quelque architecte d'avant-garde tout frais émoulu, ressemble désormais à une monstrueuse chrysalide en plaques de faux verre, sans ouverture vers le ciel.
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D'Assia jusqu'à moi, 17 ans d'écart : 46, 63 - nombre du jeu de l'oie, limite alors d'une existence humaine. A présent elle frôle la cinquantaine, sans soupçonner qu'elle aborde la plus féconde décennie de sa vie. Ayant cherché plus tard ce que nous offririons de plus intime, nous découvrîmes, elle, un doudou de fille ; moi, dans une petite boîte à pilules, trois ou quatre dents de lait, recueillies par ma mère. Assia les glissa dans son soutien-gorge. Me les eût-elle rendues, ces dents, je les aurais jetées dans le premier regard d'égout venue ; non que je fusse amoureux à ce point, mais il me semblait morbide que ma mère eût tenu à conserver ces ossements intimes. Je ne me suis pas laissé aimer par ma mère.
Sitôt que j'entrevis Assia en position d'enseignée, je ne songeai qu'à dispenser mon savoir. Nous étions proches à nous toucher, sans réagir. Le mari, mystérieux, se glissa dans la pièce - «ne vous dérangez pas » - pour un couteau à chercher ; j'imaginai pour le mettre en confiance de l'inviter à l'un de nos cours. C'étaient Les mémoires d'Hadrien. Kalénou Hanem se tournait vers lui pour répondre : “Ce n'est pas votre mari qu'il faut regarder, mais moi”. Le texte décrivait une tempête, topos antique, d'Homère à Foligno. J'appris ensuite l'ivrognerie de ce mari, ainsi que sa totale gentillesse : le mot venait d'elle. Plus tard elle admit que cet homme était aussi cultivé qu'on peut le désirer malgré ses vérandas à vendre (il n'est pas de sot métier) : « Il faut bien qu'il le soit (cultivé), puisque je le vois toujours vautré devant l'écran, même devant Arte. » Plutôt demeurer seule que de subir, cependant, de tels épiages.
Il la serre au cul sitôt qu'elle s'approche de l'ordinateur, où Dieu merci nous avons ménagé une cache. Mais la voici qui me joue la carte de la réconciliation : il baise bien. Mieux que moi. Bien plus efficacement. Il se retient à volonté. Il accompagne désormais partout sa femme, au cinéma, aux chiottes, en promenade. Moi non plus je ne cède rien : mon épouse est malade, toujours je la servirai, nul ne me déviera, moi non plus, de mon serment. Je suis allé trouver Nils, ce baiseur hors-pair : je n'ai trouvé que finesse, ni voix pâteuse ni tremblement dans le service du jus de fruit. Ces deux-là s'entendent bien, car ils parlent d'amour entre eux, ils font souvent le point sur eux-mêmes ( conseils aux couples en difficulté : « Faites parfois le point sur l'état de vos relations » - je ne le fais plus, et pour cause, avec ma femme légitime ; triste trio ?) Je dois donc escompter de fortes résistances. « Je n'ai plus l'intention de lui faire subir à nouveau tel enfer » disait-elle de Nils ; il en avait perdu dix kilos dans le mois, moins pour d'éventuelles relations du corps que du simple fait qu'elle serait amoureuse d'un autre – il l'a lu dans ses yeux.
L'intrusion consiste à s'introduire dans un couple bien constitué, profitant des moindres failles pour supplanter le père dans le cœur de maman.
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Nos confidences au pied de la Flèche commencèrent dans le vouvoiement : le petit chat relâché sur l'autoroute par un premier mari, pervers et cruel. Nos mains se sont effleurées, je produisais donc un tel effet ? tant de choses eurent lieu depuis. Suivit une séance de cinéma, ses ongles raclant doucement ma paume et mon poignet, jusqu'au creux de mon bras, la saignée : c'était donc de cela que la vie m'avait privé - flirter au cinéma, première et tendre approche connue de tous, des fameux autres (ma seule tentative à 18 ans s'était soldée par de violents pinçons de la fille G, 13 ans ; les couples en ce temps-là, au bord du Rhône, s'éloignaient dans les buissons : « On va aux fraises », déclaraient-ils en se levant. Nul ne les suivait. J'appris ensuite que sans passer à l'acte, ils s'étreignaient fortement, se doigtaient, se branlaient de diverses manières, secret révélé bien tard : « Non tu penses, on ne baise pas, juste avec les doigts tu sais ». Et mon ami d'alors (les vrais sont pour toute la vie) laissait entendre qu'il « avait eu » telle ou telle. C'était le code. Juste mettre les doigts dedans. Bizarres mœurs des tribus d'Occident, 1964. Il existait dans le Poitou la coutume appelée migaille (« les miettes ») : un garçon, une fille se plaçaient face à face à cheval sur un banc, dans une grande et longue salle. Et sous les vêtements, ils se masturbaient l'un l'autre. Que c'était étrange ; exotique.) Notre premier flirt se fit Place Emile Chasles : « Te rends-tu compte, disait Hanem, du caractère sacré des paroles que nous avons échangées là ? » Personne ne le sentait plus que moi.
En vérité le sacré s'exprimait par ma voix. Ce fut pour Assia l'essentiel et le plus beau de ce que nous avons arraché à la vie. Assis sur la banquette ronde au pied des réverbères, nous étions bien plus visibles qu'à présent, ou bien dans nos petits véhicules à deux portes. « Ne me touche pas » dit-elle à présent. « Nous sommes dans la rue » - Mais nous l'étions alors - Ce n'était pas la même chose ». C'étaient de ma part des torrents de serments jamais hasardés jusqau'ici, car jamais je n'aurais pensé les femmes aussi vulnérables. Pourtant par jeu, un certain soir, j'avais déversé dans
un accès, dans un trop-plein, tout un éboulement de déclarations folles : que cette animatrice sous mes yeux suscitait en mon cœur l'aurore d'un soleil éblouissant, que le premier de ses sourires illuminait mes jours, que ses moindres indifférences assombrissaient mon âme jusqu'en ses profondeurs, que je ne vivrais plus que par elle, mangeant ses aliments, trouvant plaisir à m'endormir pour ne rêver que d'elle ; je la couvrirais de soies, de bijoux et de miel, je la boirais par tous ses orifices et je ferais trois tours du monde rien que pour elle.