Proullaud296

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  • Vous avez donc oublié Beyrouth ?

     

    Nous communiquons par phonie, Hildesheimer m'apprend que nous gagnons la Ceinture ; ce sont des ruines noires où l'on ne se bat plus. Au croisement d'Aw-oûq-Bahrad, les marchands de pastèques levèrent leurs stores de tôle ; la chaleur diminua ; les petits enfants se suspendirent sous les rideaux de fer, ils n'accordèrent pas le moindre regard au side-car. Dans mon écouteur enfoncé jusqu'au tympan, Hildesheimer donna quelques renseignements sur mon fils : un faux baroudeur, surnommé « L'Iconoclaste ». Nous étions arrivés, la moto sur béquille, mon motard poursuivait : « Il hait les images. Et pas seulement les photos de cul (un visage sans voile est un cul, je le souvins de ce proverbe inventé par les femmes), mais tout ce qui peut témoigner. »

     

    Il ôte son casque, étale sur le tan-sad un éventail de photos : rien que des kéfieh. « C'est tout ce que nous avons. Pas moyen de voir son visage. Tout homme derrière un mouchoir à carreaux – est ton fils. -Mais il me cherche ! - Je crains que non. » Il me regarde, comme s'il cherchait à deviner mes traits derrière un voile. « J'ai quelqu'un à te présenter. » Nous prenons l'ascenseur de l'Hôtel, le dernier en bois d'acajou. « Notre source la plus fiable » me dit Hild (« Abrège-moi »). C'est autre chose que le Touled : tapis de haute laine, portes en acajou ; le lit de la 325 où nous entrons présente des panneaux de bois précieux.

     

    Et sur ce lit se tient assise, dans un amoncellement de châles et de couvertures légères, une femme obèse dont la chevelure en bandeaux se reflète, derrrière elle, dans un miroir. Le Suisse laisse la porte se fermer dans notre dos. Il me présente comme « le neveu du président », « qui doit bien avoir quelque chose en tête tout de même ». On sent dans son discours une certaine affectation, le désir de ne pas sembler intimidé. La femme me jette un regard hautain, elle n'éprouve pas une grande considération pour mes idées éventuelles. Elle n'a pas trente-cinq ans mais ne peut plus se relever à partir de la taille, sous laquelle s'arrondissent des masses de graisse : le tissu noir, moiré, accentue ce qu'il est censé dissimuler.

     

    Sur ce gros cul se pique ce que j'avais remarqué tout de suite, un bustier rouge comme certains pistils ou certains becs ; le buste est beau, les bras minces, demi-nus, le visage bien dessiné, sans bajoues, les petits yeux tout noirs, la bouche minuscule rouge vif. Ses mains de ménine reposent sur le rebond des hanches, elle reporte à présent ses yeux sur moi avec la plus parfaite insolence. ATTAR (c'est son nom) est Juive, elle est atteinte d'un cancer du médiastin ; le médiastin contient le cœur, les gros vaisseaux artériels et veineux, l'œsophage et le thymus. La poitrine d'Attar ne présente aucune difformité. « Cette femme n'est pas vierge », me souffle Hildesheimer.

     

     

    Trosième arbre redressé.JPG

    - Approchez, dit-elle enfin, cessez de vous parler l'un contre l'autre. » Et le Suisse jette sur le couvre-lit trois boitiers de film apportés du side-car. Elle tend ses bras courts, examine les titres, garde près d'elle ses deux préférés, repousse le troisième en nous couvrant d'imprécations comme si elle nous avait toujours connus ; elle nous souhaite de perdre bras et jambes au service de « nulle patrie », nous traite de « nazicules » et sonne sa bonne pour pisser. « Attar déteste les Syriens », me souffle Hildesheimer dans le couloir. « Elle collectionne les pistolets, les décorations, les appliques en plomb, et les photographies des dignitaires nazis. » Je n'ai rien vu. « Ce n'est qu'une chambre d'hôtel. » Nous reprenons notre engin, lui dessus, moi dedans.

     

    Toujours ce micro sous la gueule, dans mon petit cockpit. « Suis-je ridicule de vouloir rétablir la paix ? - Quel rétablissement ? La guerre a redoublé depuis ton arrivée. » Je m'indigne. « Fils velléitaire de Kréüz ! hurle-t-il dans l'écouteur. Tu te crois en balade ? » Indigné, j'exige qu'il s'arrête immédiatement. Je m'extirpe de ma boîte au ras du sol, reprends l'équilibre au ras du trottoir, tandis qu'il s'éloigne sous les tirs d'une batterie de roquettes qui finit par l'atteindre, et l'envoie bouler mort ou vivant sous un porche ce dont je me fous, fin de cette rencontre. Un tir éclate à cinquante mètres sur ma droite ; je m'enfonce rue Bab-el-Gouni.

     

    Je crois qu'il me manque la dimension du rire. Je ne vais pas risquer ma vie pour un cadavre. Le seul risque est l'obus direct, ensevelissant cinq ruelles (par exemple) sous les pierres. Encore un hôtel. Troisième, quatrième ? Un bouge comme je les aime, bleu, sombre, sentant la serpillière. Je paye d'avance en songeant aux moyens de faire élire mon père – à moins de me présenter moi-même ? C'est Kréüz qui me séquestrait, au Palais ! Il m'avait couvert de femmes. J'ai toujours comploté depuis l'âge de seize ans. Mes eunuques étaient mes complices ; iIs ont disparu - un trou de plus entre les yeux.

     

    Ils ne me voyaient pas « inconsistant », eux, mais fin, retors, humoriste, obstiné, généreux... Avant de perdre ses moyens, Kréüz empêchait toute parution de mon portrait dans les journaux. Caviardé par les retoucheurs. La tête d'un autre. Ou du gris. Encore aujourd'hui, je suis méconnaissable. Sans allié. Au bureau d'accueil de l'hôtel je me fais présenter une grande quantité de lunettes noires. Dans ma chambre, je m'allonge et je ferme les yeux sous les verres fumés que j'ai choisis. Me voici redevenu simple particulier. Mon père n'a pas repris connaissance. Je hais la démocratie, qui me force à renoncer à mon père.

     

    Si je me nommais, en pleine rue, ou au Check Point Achanti, les miens se lèveraient. Je m'y rends dès le lendemain au QG de Sri Hamri. Incognito. Parmi les trou d'obus les différentes Factions ont installé des baraquements aussi proches que possible sans être contigus ; la convention tacite est de ne pas se mitrailler. Tous les contrôles déroulent leurs minuties dans un rayon de cent mètres. Ici se négocient les certificats de traîtrise à coups de tampons. Il y a un restaurant qui fait son beurre. Pour s'emplir, avant le pas décisif. Quant aux Fugitifs, leurs remords creusent dans l'estomac un trou profond : la honte de laisser derrière soi sa ville mère en proie aux douleurs ; trahir, ou chercher du secours ?

     

    Ceux qui s'introduisent à MOTCHE ne ressortent pas. Une serveuse à cigarette m'apporte sur une assiette un triangle de tarte chaude. Tous ceux que je croise depuis ma fuite – passent sous mes yeux comme autant de barques sous le faisceau d'un phare. Il ne me reste plus que le trottoir de la tarte, ce que les enfants ne mangent pas. Le restaurant est cerné. VIOLATION DU STATUT DE NEUTRALITE. Comme je suis seul consommateur – c'est donc moi que l'on recherche. Tout le monde se bat, tout le monde se fout de moi ? Peut-être plus. Irruption d'hommes en armes. Sans frapper, déployés dos au mur tout autour de ma table.

     

    Je n'entends que le bruit des corps et des tissus qui les couvrent. La serveuse, avec un flegme de bandes dessinées, essuie au bar. Le grand homme au turban fantaisie, qui se détache et s'avance, n'est autre que Sri Hamri « le Rouge », que je reconnais parfaitement. Il ne vient pas m'arrêter. Il me fait l'honneur de venir à ma rencontre. Il me présente : « Le seul recours du pays de Motché ». « Fils de Kréüz, homme de sens politique ». Si tous les partis posent les armes, il me reconnaîtra, lui, Bou Akbar, comme autorité légitime. J'acquiesce en niant de la tête : c'est un mouvement que l'on fait en Orient, un « oui » qui ressemble à « non ».

     

    Ils repartent sans m'avoir enlevé. Je commande : « Un autre café. » Hamri m'a remis au monde. L'univers n'a pas d'au-delà. Si j'avais franchi les murs de Motché, ils m'auraient abattu comme un chien. La reconnaissance de Hamri, ancien médecin-chef de l'asile psychiatrique de Damas, ne prend valeur qu'ici, à l'intérieur du chancre. Je me lève pour examiner sur le mur une carte : à vingt kilomètres, infranchissables, le port de Hatifah. Qui le tient ? Dehors, je suis repris à l'épaule par Zoubeï, qui fut fou avec moi. Il multiplie les protestations de fidélité, jure qu'il me fera revoir mon fils avant qu'il me descende.

     

  • National Geographic et littérature

     

     

    TEAGUE TANDIS QUE LE ROI DORT

     

    Matthew Teague, dont le nom s'apparente peut-être à to tease, émoustiller, est un journaliste du National Geographic, depuis quelques années traduit en français (victoire de notre langue). Il s'est rendu aux îles Tonga, dans le Pacifique sud, en compagnie d'un(e) photogaphe, et décrit ce qu'il a vu là-bas, tandis qu'il attend que le roi s'éveille, personne n'osant le réveiller. Ce sont de curieuses considérations, sur ce peuple qui n'a jamais été soumis à qui que ce soit de l'Occident, maintenant une monarchie malgré quelques séditions prodémocratiques. Il existait à la cour un emploi de Fou du Roi et de Roi des Fous, dont la principale plaisanterie consista à s'enfuir avec une belle somme d'argent gouvernementale, ce que le peuple n'avait pas trouvé drôle du tout.

     

    L'article adopte un ton décontracté de rigueur dans ces reportages pittoresques, et nous voici voguant d'île en île, sur les 800 km de long de ce royaume éparpillé. Après avoir garé leur yacht dans le port du Refuge, les touristes débarquent sur la terre ferme pour siroter un café à The Mermaid. Merde alors. (Pour rester dans le ton). C'est le moment d'aligner nos clichés sur le mépris que nous éprouverions, paraît-il, à flemmasser sur une vue maritime en s'emmerdant comme des colombes dans un grenier à sel ; nous apprendrions n'est-ce pas la langue des Tonga pour mieux nous informer de leurs difficultés économiques. Demander à “Thalassa”, dont c'est la grande spécialité, s'ils ne se sont pas livrés à leur passe-temps favori : se lamenter sur les rêves en voie de disparition à cause de l'homme blanc et de sa supposée saloperie, quand il ne s'agit pas de la stupidité des indigènes.

     

    Rappelons les commentaires dissuasifs de Dvor, metteur en scène, qui nous affirmait que nous nous ennuierions vite à Tahiti s'il nous était venu l'envie d'y passer notre retraite, avec pension doublée, afin de stimuler le commerce insulaire ; disposition fâcheusement inégalitaire abolie sous le sieur Jospin. “Il faudrait” disait Dvor, “que vous soyez très pèche et baignade, vivant dans l'eau ou sur la plage”, ce qui en effet n'entre pas dans mes plus affriolantes perspectives. Rejoignons donc ces fortunés touristes échappés aux cyclones : S'il est facile pour un voilier d'arriver de Nouvelle-Zélande ou d'Hawaii, il leur faut voguer loin vers l'Est ou l'Ouest pour attraper les alizés favorisant leur retour. Mentionnons qu'en français, cher traducteur, les points cardinaux ne prennent pas de majuscule, car l'Est ou l'Ouest ainsi orthographiées ne peuvent désigner que les parties orientales ou occidentales d'un pays donné, la France ou les Etats-Unis par exemple.La bénédiction.JPG LA BENEDICTION www.anne-jalevski.com

     

    Et nous voici embarqués dans les phrases faciles et la décontraction bon marché, ce qui change du pédantisme. Alors, souvent, ils ne repartent jamais. Voilà bien de l'humour, Sir Matthew. Ainsi de joyeux flemmards fortunés rejoindraient la vie nécessairement primitive de ces insulaires insouciants, qui se contentent d'une vie semi-aquatique et plus du tiers animale : des espèces d'amphibies toujours souriant, comme les petits requins de ces eaux méridionales. Après la révélation sur la baignade avec les baleines, Bowe acheta un bateau, l'équipa en conséquence et fut à l'origine d'un débat entre les protecteurs del'environnement et les amateurs d'émotions fortes. J'ai oublié qui était ce Bowe, quoique l'article précédent traitât de la défaillance mémorielle ; en revanche, cette baignade est devenue source de profit pour le trésor royal, favorisée par la monarchie. Nous ne sommes ni protecteurs de la nature (enfin, pas au point d'en faire une passion) ni amateurs d'émotions fortes, estimant que la vie est assez courte pour ne pas la risquer. Le corps est bien notre dernière préoccupation, quoique nous en prenions grand soin. Toutes choses qui nous rendraient inaptes à la vie au grand air au milieu des vagues, que nous considérons comme bien rudimentaire: nous sommes des érudits, n'est-ce pas, explorateurs de greniers et nageurs en poussières. Les scientifiques ne s'accordent pas sur l'impact de cette activité. Raison de plus pour hausser les épaules : “ces gens-là” se livrent à l'observation de la naature, qui nous rappelle sans cessse notre mort matérielle.

     

    Mais aussi bien notre constant renouvellement ; nos livres nous mènent à la vie éternelle de l'esprit, à Dieu, etc. Nous voyons une éternité peuplée d'imaginations, alors que la mer nos présente une infinité de vies réelles ! Let's just forget it. “Certains affirment que cela perturbe les animaux et leur environnement, d'autres rétorquent que tout ce qui sensibilise le public au sort des baleines contribue à les préserver de la chasse. Régulièrement dégoulinent sur nos écrans les poupes sanglantes des baleiniers qui découpent les immenses bêtes à des fins bien plus culinaires que scientifiques. De toute façon, les cétacés sont de taille à se défendre. Ils avaleraient les canots “sans un hoquet”, comme dit l'humoriste Matthew. Bien heureux d'avoir décroché cette mission du National Geographic. Du bateau de Bowe, c'est par paquets que les touristes se jettent à l'eau, les uns après les autres, et survivent en dépit des requins. Ce jeune homme semble pourvu d'un humour aussi fin que le nôtre.

     

    Une fois de plus, nos réflexions ne vont pas plus loin que “Je n'irais pas me tremper le cul au milieu des bébêtes”. Nager ne fut jamais notre activité favorite, et nous considérons comme une grande victoire d'avoir su éviter la moindre baignade en piscine depuis deux bons étés. Alors pensez, les requins... La mer ne devrait pas exister. Non plus que tout ce qu'elle contient. Inlassablement, ils remontent à bord en évoquant une expérience mystique. Ne serait-il pas irrévérencieux, notre journaliste ? N'envisagerait-il pas, avec ses souvenirs bibliques anglo-saxons, une réhabilitation de Léviathan ? Ce mot vient-il de Lévy, “lev”, le cœur ? ...Une expérience mystique serait-elle susceptible de se répéter en nombre, de se banaliser touristiquement, de se banaliser ?

     

    Vaut-il donc mieux psalmodier avec les linges sales processionnaires de la Basilique de Lourdes? Ils ont communié avec la nature, expliquent-ils, et ont perçu la grâce de l'instant. Irrévérencieux, et sceptique. Alors, comme tout bon enquêteur, il expérimente : Très bien. J'enfile donc une paire de palmes et je saute de l'arrière de l'embarcation (le lecteur ignore-t-il ce que c'est qu'une poupe ?) trois suivants. On touche à tout. À cette “éternité à la portée des caniches”. Il remontera de là avec “des choses à raconter”. Ni plus ni moins qu'avant. Comme nous. Ce qui permet le développement si attendu sur le néant ou du moins le creux de la nature humaine, et la nécessité de se reposer dans la miséricorde de Dieu, de préférence en méditant ou en dormant pour attendre la mort (et la vie éternelle, qui y ressemble furieusement, puisque l'Etre, c'est le Néant...) Nous nageons vers un couple de baleines à bosse, une mère et son petit, qui se tournent aussitôt dans la direction opposée. Ouf ! Je craignais les caresses niaises et les extases au kilomètres. Je ne me sens pas meilleur pour autant, voir plus haut. Mais bien essayé, l'artiste.

     

  • Paziols dans la tourmente, le retour

     

    «...Tu ne me reconnais pas ? » C'est un garde du corps d'Abinaya. Un camarade de Zoubeï. - De quel camp es-tu ?

     

    Quadrillage.JPG- Pas de camp pour la poudre. Abinaya est morte. On circule. - Tu as bien de l'humour. - Si tu me quitte, me dit-il, tu risques ta vie. Ton père est abandonné au Khéryab – c'est l'hôpital – tu sors à l'instant d'un hôtel de passe pour hommes – veux-tu de ma poudre ? Ce n'est pas de l'héroïne. Jamais je n'ai vendu de ça. Poudre de palme. Inoffensive. - Même avec une carte de presse, les journalistes se font descendre. Je dois consulter un nombre important de personnalités...importantes. - Comme il dit cela sérieusement, le Roumi !... prends de ma poudre – gratuit pour commencer. -Couvre-moi.

     

      • Comment ? - Tu m'accompagnes chez Sri Hamri. Bou Akbar. - Les abords du Q.G., Sidi Jourji, les abords seulement. Un peu de poudre ? » Le boulevard Gaagda reste désert. À cette heure-ci de l'après-midi. C'est blanc, c'est droit, c'est poussiéreux. Je me plaque, avec le dealer – Hadjan – sous les encorbellements d'immeubles : deux rongeurs cherchant un trou dans une plinthe. Sous un projecteur, qui est le soleil. Ça cuit. « Là-bas » me dit Hadjan en tendant le bras. - Ce Tadj-Mahal ? - Ce quoi ? ...qu'est-ce que tu as fait de ton chien ? - Quel chien ? - Par là-bas, on mange les chiens. Ici, chez Bou Akbar, tout le monde est riche ; les Arabes et les Européens s'entendent bien. Main dans la main ! Moi je suis pour la poudre. Je suis plus aventurier qu'Essalah, je suis plus riche aussi. » Au lieu de me présenter à Sri Hamri dit Bou Akbar, j'entre avec mon Hadjan dans un café frais, aux murs couverts d'azulejos.

     

    Même dans les avenues les plus balayées de mitraille, le café reste le seul endroit respecté. Nous buvons lentement. Nous nous cachons derrière le pilier central, plaqué de ces carreaux de faïence émaillés. «Zoubeï m'a parlé de toi : Damas, l'asile, ton évasion... - Ce n'était pas une évasion, mais un exercice : nous devions apprendre la liberté. - Les fous font ce qu'ils veulent, alors ? - Pas « fous » : « déprimés ». Les portes restaient ouvertes. Personne n'osait sortir. Mais Zoubeï et moi – nous n'étions plus fous. - Déprimés, Sidi Jourji. - Sri Hamri nous a dit « Si vous neutralisez les deux gardiens... » - Vous n'étiez donc pas libres.

     

    - Ecoute, c'étaient des infirmiers. Des faux infirmiers. Peut-être faux Hamri s'est enfermé dans son bureau pour ne rien entendre. - Et ils sont morts, les infirmiers ? - Oui. Moi j'ai regagné mon Palais, à travers la frontière. J'ai volé une jeep et un uniforme. - Le conducteur, tu l'as tué ? - Non. « Pff », laissse échapper Hadjan -dérision, ou admiration. Il nous reste encore un fond de thé. De l'autre côté du rideau de perles, sur le Boulevard, passent trois automitrailleuses. Je dis : « Nous sommes bien, ici. »  Trois gros soldats couverts de sueur font irruption au bar et commandent trois Coca d'une voix de dingues. « Les Chrétiens ont pris la raclée du siècle » dit le premier.

     

    Il se tourne vers moi d'un air soupçonneux. « On a foutu le feu au cimetière, avec de l'essence » dit le deuxième. Ils boivent, je remarque leur extrême jeunesse, ils plaisantent sur les morts qui cuisent. Le troisième m'adresse la parole avec hargne : « On a tiré près du Palais de Bou Akbar ; vous êtes journalistes ? » Je me retiens de dire oui, Hadjan baisse le nez dans son verre. Le premier soldat éclate de rire : « Je suis journaliste », dit-il. « Mon nom est Hildesheimer. Je travaille pour la Suisse. Je parle arabe sans accent. » Il vient s'asseoir à ma table et jette des photos devant moi. Les deux autres, de vrais soldats, jeunes et ventrus, restent debout au bar. Hadjan les rejoint, rajustant son éventaire à poudre. Sur les photos, les tombes flambent comme des bananes. «C'est toi qui as fait ça ?  ...exprès? »  Je lui trouve une grosse bouille pâle. De grosses narines, un début de double menton. Il me propose de rendre visite à toutes les factions. « Je risque ma vie, dit-il. Et vous? - Je suis venu rétablir la paix, et mon père. - Le président, c'était votre oncle. - Mon père vaut mieux; il est dans le coma, au Khéryab. Vous ne me croyez pas ? - Je m'en fous. Suivez-moi. » Comme j'hésite, il m'affirme que Motché est bien moins dangereux que Beyrouth. Au bar, la discussion se poursuit à mi-voix. Les vrais soldats et Hadjan finissent par s'entendre. Le pourvoyeur de poudre me fourre un papier dans la poche et disparaît avec ses clients.

     

    Je reste seul avec le Suisse et j'oriente la conversation vers la politique. Il me trace un plan sur la marge dentelée d'un vieux journal : ici les Combattants de l'An Mil, mouvement messianique ; là, des « Soldats-Sud » ou « Boutefeu », parce qu'ils ont cerné la Békayah – pourquoi donc ? «Tous les bars sont à double issue. Tu en as moins appris dans ton Palais que nous autres en Suisse. » Il veut m'entraîner Hôtel des Ambassades. J'exprime des réserves, car ce dernier a récemment servi de cible à de bons 305 de mortier. Il me dit simplement « Suis-moi », se lève, paye, et me voici passager d'un side-car stationné à l'arrière du bar, les pneus à ras de sol sont énormes, le pied d'embrayage se lève et s'abaisse.

     

     

  • Au bureau

     

    Se trouver. Respirer. Arrière-plan. Ça continue, par-derrière, constant. Comme une prière constante. Ne jamais lâcher le fil. Cordée de l'éternel. Non pas ombilical, mais si tu lâches, l'engin s'éloigne et tu dérives seul dans l'espace éternel. Il est temps de s'en aller. Sur ses chemins à soi. Intérieurs. Le temps du moins on me le laisse. Privilège de l'âge. Le courant bute et s'étale devant la dernière vanne. Comme une blessure sans fin, qui saigne, allons-y, jusqu'à la fin des temps. Comme le Christ chez Pascal. Et allez. Respire. Ne fous rien. Produis. Fuir. S'enfouir. On me donne le temps ? putain je le prends. Je m'imprègne de moi. Je m'imprègne du reste. Je prends à fond.

     

    J'inspire. Je capte une respiration interne très puissante. Pas même celle de l'univers. Un vrai moi, bien soutenant. Ce moment de coïncidence. Tout est fait, rien n'est fait. Je m'empare du temps. Puisque c'est tout ce qu'on me laisse. Un cadeau immense. Toujours l'arrière-plan, bien sûr, le retour, le boomerang, la revanche – fair plutôt comme pour la mort. Comme si ça ne devait jamais se produire...

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