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Argentine Afrique

 

« Les accusés du réseau avaient été condamnés à de sévères peines de prison. Je retrouvai Paupert bien des années plus tard, chef comptable aux Editions Odile Jacob et encore plus taciturne. Péju, après le procès, m'avait proposé de l'accompagner à Tunis, où se trouvaient les instances du gouvernement provisoire de la République algérienne, le journal El Moudjahid, tous les organismes de la diplomatie et de la propagande du FLN. J'avais accepté et fus frappé d'emblée par la gaieté de ceux qui nous recevaient, leurs plaisanteries, leur savoir étonnamment exact de la situation en France et des acteurs politiques dans la Métropole comme en Algérie même et surtout par leur optimisme, leur conviction qu'ils avaient gagné la guerre, que l'indépendance était à leur portéeet qu'après six ans d'une lutte souvent effroyable ils l'obtiendraient, dans un an, dans deux ans, dans quelques mois peut-être. Ils parlaient tous un français impeccable, je me souviens de M'hamed Yazid, avocat issu d'une grande famille de Blida, qui assumait les fonctions de ministre de l'Information, de Rheda Malek, le rondouillard directeur d' El Moudjahid, qui deviendrait le premier ambassadeur de la République algérienne à Paris, mais plus encore de Mohammed Ben Yahia, promis à être ministre des Affaires étrangères du premier Etat, petit, mince et frêle, d'une fulgurante intelligence, imaginant toujours des combinatoires de joueur d'échecs plus astucieuses les unes que les autres, qui le pliaient d'incoercibles rires. Il mourut subitement. Ce fut un choc pour tous ceux qui le connurent et une perte immense pour l'Algérie.

 

Sous le chapeau.JPG« Mais la rencontre qui m'ébranla, me bouleversa, me subjugua, eut sur ma vie des conséquences profondes, fut celle de Frantz Fanon. L'existence de Fanon, Martiniquais né la même année que moi, volontaire pour lutter contre les Allemands en Europe, blessé au combat et décoré de la croix de guerre, fut chamboulée comme la mienne, mais autrement, par le même livre que Sartre, Réflexions sur la question juive. C'est à partir des Réflexions que Fanon, revenu en Martinique, la guerre terminée, pour y passer son baccalauréat, prend la conscience la plus aiguë de sa condition de Noir. Il repart pour la Métropole, étudie la médecine à Lyon tout en suivant des cours de philosophie, ceux de Merleau-Ponty particulièrement, et de psychologie. Son premier livre, Peau noire, masques blancs, peut être regardé comme ses propres « Réflexions sur la question noire », dans lequel, tout en reconnaissant sa dette envers Sartre et le pas de géant que ce dernier lui a fait franchir, il se démarque clairement de lui, dans une tentative radicale de faire tomber tous les masques, à commencer par ceux des Blancs qui même au comble de la compréhension et de la volonté bonne, n'ont jamais cherché à éprouver le goût de la vie d'un Noir : il leur suffisait de croire que l'abolition de l'esclavage et la reconnaisance de la négritude par exemple s'inscrivent comme des étapes nécessaires et sensées dans la marche vers l'humain réconcilié. Fanon est infiniment plus violent et exigeant : de même que les Juifs ne sont pas la création de l'antisémite – comme je l'avais affirmé à Sartre et Simone de Beauvoir au retour de mon premier voyage en Israël -, de même les Noirs ne se débarrasseront de tous les masques blancs qu'on leur a collés à la peau que par la lutte, qu'en se faisant les seuls auteurs de leur libération. En 1953, Fanon fut nommé médecin chef d'un service de l'hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie, il y pratiqua, s'attirant l'hostilité de ses collègues et des autorités, une véritable ethnopsychiatrie avant la lettre, refusant de voir les malades comme une collection de symptômes et liant les maladies mentales à l'aliénation coloniale. Dès le début de l'insurrection algérienne, il fut contacté par des officiers de l'ALN (Armée de libération nationale) et la direction politique du FLN. Il s'engagea sans hésiter à leurs côtés, démissionna de son poste de médecin, fut expulsé d'Algérie en janvier 1957 et rejoignit le FLN à Tunis, où il commença par collaborer à El Moudjahid.

 

« Ma mémoire de ce premier après-midi passé avec Fanon à El Menza, un faubourg de Tunis, dans un appartement où il vivait avec sa femme et son fils est d'abord celle d'une nudité absolue des lieux, nudité des murs, pas un meuble, pas un lit, rien. Fanon était allongé sur une sorte de grabat, un matelas posé à même le sol. Ce qui m'a saisi immédiatement, c'étaient ses yeux, très intenses, sombres, noirs de fièvre. Il était atteint d'une leucémie qu'il savait mortelle et souffrait énormément. Il revenait d'Accra, au Ghana, où le GPRA » (« Gouvernement Provisoire de la République Algérienne) « l'avait dépêché comme ambassadeur auprès de N'Krumah. C'est à Accra que la leucémie avait été diagnostiquée, on l'avait rapatrié à Tunis et il était en attente d'un départ pour l'URSS où on devait le soigner. En vérité, il venait d'arriver à Tunis, ce qui expliquait le désert de l'appartement. Avec Piéju, je suis resté assis par terre, près du matelas où gisait Fanon, à l'écouter plusieurs heures parler de la révolution algérienne, s'interrompant de souffrance à maintes reprises, pendant un temps plus ou moins long. Je posai ma main sur son front baigné de sueur que j'essayais maladroitement d'étancher ou je le tenais fraternellement par l'épaule comme si le toucher pouvait diminuer la douleur. Mais Fanon parlait avec un lyrisme encore inconnu de moi, déjà tellement traversé par la mort que cela conférait à toutes ses paroles une force à la fois prophétique et testamentaire. Il m'interrogea sur Sartre, sur la santé de Sartre, et on éprouvait l'amitié, l'affection, l'admiration qu'il lui vouait. La Critique de la raison dialectique avait été publiée au début avril, Frantz avait réussi à faire venir ce livre au Ghana et avait commencé à le lire là-bas. Il l'avait achevé depuis peu, cela représentait un travail d'attention et de concentration considérable pour un homme en proie à la leucémie, même si la puissance philosophique de son esprit était éclatante.

 

Il nous parlait de l'ALN, des djounoud (combattants), expliquant que les hommes de l'intérieur étaient les plus vrais, les plus purs. Cette dialectique entre l'extérieur et l'intérieur, je ne faisais alors que l'entrevoir, je ne l'ai véritablement comprise que beaucoup plus tard, elle a existé dans la plupart des mouvements de libératin nationale. Fanon mettait ceux de l'intérieur si haut qu'ils devenaient des hommes universels, qui non seulement combattaient les Français par les armes, avec une abnégation et une pureté totales, mais en plus étudiaient la philosophie », surtout ceux qui avaient cousu un rat vivant à l'intérieur d'un vagin jusqu'à ce que la femme crève complètement folle.

 

Cette dernière aigreur fielleuse permet hélas de rappeler ce mot de Camus, qui dit en substance que si l'opprimé prend les armes pour se libérer, il bascule de ce fait même dans le camp des bourreaux. Nous verrons cela quand nous serons à notre tour envahis par les extraterrestres. En tout cas, ce Lièvre de Patagonie constitue un passionnant fourre-tout, le testament de Claude Lanzmann, qui relate les péripéties de son action contre le nazisme, de l'édification de son immortel monument cinématographique appelé Shoah, alternant les moments d'extrême douleur et les pointes de l'humour, mais toujours dans le souffle de l'engagement le plus sincère.

 

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