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  • Le roi de Patagonie

    Structures.JPGSTRUCTURE www.anne-jalevski.com

    Gros morceau ce soir, qui ne nous fait pas peur, Moi Antoine de Tounens roi de Patagonie, toujours Jean Raspail, toujours la folie des grandeurs, l'amour des Indiens et la générosité, qui signifie noblesse. Antoine sans son cochon, notaire en son étude après avoir été clerc de l'une à Périgueux, se fondant sur d'hypothétiques ascendances à sang bleu style Tess d'Urberville, se met en tête ce qui n'est pas si sot de conquérir pour la France un royaume au plein sud de l'Amérique du Sud, exactement deux royaumes qu'il fédèrera, l'Araucanie et la Patagonie, peuplées dit-on de farouches sauvages aujourd'hui exterminés par les vaillants conquérants j'ironise chiliens et argentins.

     

    Nous sommes au XIXe siècle sous l'empereur Napoléon III qui voulut lui aussi conquérir un empire au Mexique ce dont il lui cuisit. Aidera-t-il son cousin prétendu, Antoine de Tounens, noble autant que moi, dans sa téméraire entreprise ? que nenni. Car lorsqu'on se nomme Maximilien, de la famille de l'Empereur, on reçoit des aides financières et militaires ; lorsqu'on est un fils de bouseux périgourdin qui a ruiné sa famille pour financer ses voyages, on n'obtient rien, que rebuffades, et insultes. Antoine de Tounens est fou, sa tentative tombe à faux, puisqu'on se concilie le plus possible les autres gouvernements d'Amérique Latine afin d'avoir les mains libres au Mexique. Partout on se moque de lui, d'autant qu'on relève la têteet proclame à qui le demande qu'il est réellement roi. Car ce n'est pas du tout pour la gloire de la France qu'il veut conquêter ; ce ne sont là que des prétextes pour être soutenu. En fait, et ce n'est pas si fou, Antoine, ce "huinca", ce chien d'étranger, ce chien de chrétien, comme l'appellent les sauvages, désire s'imposer à eux, leur tomber du ciel comme un conquistador d'antan pris pour un dieu, mais, renversant la tendance esclavagiste et massacreuse, veut les regrouper sous sa bannière bleu blanc vert et les constituer en royaume fédératif de tribus indiennes parfaitement indépendantes de la France. Aventurier soutenu, eût-il pu réussir ?

     

    A ne considérer que la résolution, le panache et le goût du risque, sans nul doute. À mieux examiner les failles profondes d'une personnalité enfantine, on en doutera, et toutes les autorités françaises ou chiliennes en ont douté. Voici un rêveur, qui jette sur le papier toute une constitution, qui nomme un gouvernement composé des personnes de rencontre éphémère lui ayant témoigné quelque sympathie fût-ce apitoyée, qui organise une armée de parade, invente croix, décorations et uniformes, et qui s'embarque pour l'Amérique du Sud avec l'argent dilapidé de la famille paysanne. C'est une véritable folie traitée comme telle, le signe et l'apparence pris pour argent comptant, ce qui impressionnera quelque temps les Indiens, qui le proclameront effectivement roi de quelques jours. Jamais Antoine ne subira le ras-du-sol du réalisme, jamais ses rêves ni la royauté de l'enfant farouchement préservé ne cèderont face au mercantilisme, au scepticisme épais, aux duretés inouïes des prisons chiliennes. Malgré l'ambassadeur de France à Santiago qui tente de le raisonner, le gouvernement chilien l'arrêtera comme traître au Chili et agitateur, lui qui voulait sauver pendant qu'il était temps l'indépendance et la raide fierté de ses héros indiens, dont bien peu, mais avec quelle ferveur, l'auront compris.

     

    Les Indiens ne sont plus, poru la plupart, que des éponges complaisamment imbibées d'alcool par les mercantis tueurs de peuples. Un seul, Quillapan, le soutiendra, le proclamera roi devant les autres plus ivres que vifs. L'alcool d'Antoine, c'est la gloire, et jusqu'au bout, dans ce village de naissance où la ruine l'a contraint de revenir crever, il la soutiendra, parmi les quolibets des paysans de Tourtoirac. Parcourons l'ouvrage où l'imagination galope comme un de ces chevaux qu'il a si bien domptés, lui cavalier né :

     

    P. 47 : "J'ai dit la complicité qui nous liait, la volonté qu'il avait de forcer mon destin, de me faire échapper à ma condition paysanne, et sans doute, je l'ai compris plus tard, à certaines sombres pensées.

     

    "L'été, pendant les vacances, nous partions plusieurs jours avec la carriola, allant de foire en foire au petit trot d'Artaban. Mon père était l'un des accordeurs les plus appréciés du pays."

     

     

     

    La fiction romanesque utilise le récit rétrospectif du vieil homme de cinquante-huit ans, je veux dire prématurément vieilli par les fatigues et les avanies. Il nous retrace son enfance en un style et des termes qui n'eût pas désavoués Eugène Le Roy, auteur de Jacquou le Croquant. C'est pour nous l'exotisme au sein de la France, pour lui le quotidien dont il voudrait, dès l'enfance, s'affranchir, aidé par les folies auxiliatrices de son père auquel il voue l'admiration, lui le petit dernier à la couille flottante, car puceau il mourra, ce qui valut à l'auteur de fâcheuses déconvenues, car il l'avait imaginé... Une documentation inattaquable a présidé à ces reconstitutions d'une époque à présent plus lointaine que les Patagons, mais Raspail abomine le siècle ou veut l'abominer, se penche en nostalgique irrémédiable sur tout ce qui disparaît.

     

  • Prélude à l'épopée

     

    Hautes croix tendues en hosties, à contre-jour sur le soleil blafard, ciel gris ; croix enlierrées, grumeleuses, croix squameuses et lézardées, ronde des croix tout autour de ma tête dans la boue, minable sente herbue où je gis, ma jambe repliée sur le gras de ma cuisse – dalle de chair immobile et voguant – trois pas au-dessus des morts – je les entends là-dessous qui grignotent - "un crâne sous l'argile va cherchant" - croix inclinées sur mon berceau fangeux ne rien imaginer mon corps pèse et pose, immobile et voguant.

     

    Je suis bien, la terre se chauffe, la boue s'agglutine, mes bottes sont lourdes. Ne pas déranger. A travers l'herbe alourdie montent les souffles qui chavirent, au ras du sol voiciles brins pubiens des rêches adolescentes, plus haut la pariétaire et le laiteron - les mouches qui bourdonnent, mouches saines, mouches de caveau dans mon cerveau torpide. Si quelqu'un survenait, au sol comme je suis, je serais obligé d'inventer un malaise. Ballet de croix lentement sur moi. Le soleil à travers la brume se fait insidieux. Il faut se lever. Et lentement, rassemblant mes gestes avec économie, ramenant mes longues jambes sous mon cul engourdi, ramant la boue de mes bras emplumés, comme englué, pétri de bave, j'émerge, les yeux collés, vacillant ; m'ébroue debout, les pieds dans la boue de mes bottes, le poil ébouriffé. Je passe une main hésitante sur ma tronche. Un pas, deux pas. Mes pieds sont transpercés. D'une touffe d'herbe je les bouchonne, me coupe le creux des doigts, peigne mes cheveux de l'autre main.

     

     

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    À perte de vue semble-t-il ces croix, jusqu'à ce que j'aie, en les frottant, désembrumé mes cils collés comme au pinceau. Puis je m'étire. Il est sept heures. La fine pluie de l'aube drape sur mon front les pans du linceul. Croix celtiques (roues crucifiées à branches outrepassantes et moufflées de mousse) ; croix lépreuses, friables, meringues au goût d'hosties, où Jésus déploie son long corps de stuc aux mèches alignées – Nuit de Torôôple ciel se dégage –ma nuit, je l'ai passé sur la route là-bas rectiligne 25 bornes sous les pieds –de la hauteur où je suis, par-dessus le mur de clôture, je la vois qui s'enfonce au loin ;de loin contre le ciel plombé les croix m'avaient fait peur alors j'avais décidé d'y aller, là-haut, pour les toucher. Le vent souffla sur le soleil – puisà minuit tout s'éteignit, et tous les chiens se mirent à hurler - l'un d'eux s'est jeté sur la grille à deux doigts de ma joue, je me suis dirigé d'après le ciel moins sombre entre les cimes parallèles puis contre les lueurs plombées de l'aube, je m'étais effondrésur la porte puis deux mètres encore à quatre pattes dans la boue naissante et je suis tombé dans la boue naissante d'une pluie accrocheuse et maléfique, inconscient de sommeil à même l'allée, entre deux flaques. Les tombeaux sont des murs jetés bas, d'un temple à la mort jamais achevé en éternelle attente, pierres dansant sous le soleil levant.

     

    Je frotte mes habits, renifle et mène grand tapage - sur toute la ligne se déclencha une série de raclements de gorge et de reniflements. Par un absurde respect de ces ultimes manifestations humblement humaines, les exécuteurs attendirent leur totale extinction avant de tirer leurs rafales – dernières brumes qui s'écharpent aux quatre coins des caveaux - ce sont des maisons qui bougent, des ours bougons qui s'étirent au soleil. Noirs, gris, moussus. L'un d'eux en ciment terne, fendu, militaire, gris acier. Des brises de fête circulent. Le soleil joue sur les marbres. Je suis dégueulasse et j'ai faim. Des appétits nécrophages me traversent, je boufferais jusqu'aux viscères étalés sur les dalles aux tons pourris de pieuvres suffocantes,je souris presque, Dieu quelle tension dans les zygomatiques.

     

    L'allée principale se spatule autour du piédestal privé de sa croix hosannière, "Mission 1884" ; mes pieds s'alourdissent de son gravier. Puis une autre rangée, puis une autre, tournant le cul – je chie, appuyé à l'arrière d'un tombeau, l'étron jusqu'à terre, sous les yeux d'un crapaud figé – puis j'ai dansé, dans le jus charnu de mes bottes, pétrissant, de mes deux bras, tout un orchestre -mon père est mort à présent, mes bottes brillent de rosée, je suis bien propre. Sur les tombes les photographies jaunes et bistres exhibent ceux qui vont mourir, le nez rongé, les yeux troués, les enfants souffreteux - QU'EST-CE QUE VOUS FOUTEZ LA ? DEBOUT ! C'EST UN CIMETIERE ICI - DEGAGE ! (Grand-père c'est pas vrai ! ils t'ont bombardé gardien !) M'EN FOUS TU TE CASSES A PEINE RELÂCHÉ TU RAPPLIQUES POURQUOI ILS T'ONT LIBERE NOM DE DIEU

     

    JE SORTIRAI SI JE VEUXje suis sorti, la grille a grincé mon rêve a cesséje longe le mur extérieur de meulières délitées. Trous plâtreux, fourmis - "que feriez-vous devant un mur infranchissable ?" je scrute les lichens et les insectes "Bonjour !"C'est à quelques mètres un petit homme jaune essoufflé qui me salue d'une voix rauque aiguë, tenant à la main sa bicyclette, pinces à vélo sur pantalons flottants, béret basque et col douteux d'ecclésiastique. Sous les sourcils en aigrettes ses yeux de chien me fixent avec une intensité joyeuse. "Vous n'êtes pas d'ici ?" Je mens : "Du Nord." Mal rasé, la pomme d'Adam saillante, des touffes de poils dans les oreilles, des yeux bleus délavés, une haleine anisetée s'échappe de ses lèvres coupantes. "Moi non plus je suis Breton" Rien à foutre. Dans le silence le pédalier croque un grain d'acier. "Vous avez de la famille là-dedans ? vous êtes le fils Ménestrel ?" - la démarche (je ne sais quoi dans les hanches d'une jambe sur l'autre, le pas hésitant - cou tendu les yeux dans le vague –- je ressemble à mon père – "Vous ne me reconnaissez pas ?

     

    "Je suis le curé Meneau ! C'est moi qui fais le catéchisme aux enfants !" d'un ton pressant, comme si c'était la nouvelle du siècle "C'est bouillant à cet âge-là ! ça répond sans réfléchir !

     

        • Oui.

        • Ce n'est pas un endroit ici pour passer les vacances."

    Sa voix gazouille. Sa voix glousse. Déglutit (la pomme d'Adam qui monte et qui descend) :

    "Eh bien au revoir Monsieur Ménestrel, à bientôt !" Il me secoue la main sur une dernière bouffée de Ricard. Il s'enfonça du côté de l'aurore, et, autour de ses chevilles le falzar drapeautait

     

  • Ces emmerdeurs qui racontent leurs rêves

     

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    Après une discussion souriante sur le bien-fondé de mes voyages, Anne et moi nous quittons, et je prends la route, au sud de la Dordogne. La route n'est pas très large mais il fait beau. Je dois m'arrêter dans un petit bourg pour faire connaissance d'un notable qui aidera à promouvoir ses tableaux, j'en ai un avec moi. Au café, ce sexagénaire bien en chair s'entend avec moi, me donne son adresse en cure dans le Jura, fait allusion à ses ennuis de santé. Me redonne son adresse jurassienne, mais oublie la sienne propre. Des enfants sont venus avec leur instituteur s'installer dans le bar. Je parle au bistrotier en plaisantant de ce "malotru" en montrant mon homme qui se marre, nous nous quittons amis.

     

    Il faut que je décharge des ordures de ma voiture "dans une forêt", "dans une déchetterie" rectifié-je devant les sourcils haussés du bistrotier. Mais quand je ressors, le tableau sous le bras, plus de voiture. On me l'aurait volée ? À pieds, mais comme si je flottais, je prends d'autres rues, vois une église, ne reconnais rien. Des Allemandes très blanches appuyées à leur clôture se sont retroussées, montrent leurs cuisses immaculées et dodues. Je m'assois en terrasse de restaurant, demande où je suis : j'aimerais reprendre ma route car ma femme se demanderait comment il se fait que je ne sois pas plus avancé que cela. J'interroge de dos une cliente qui répond avec l'accent anglais qu'elle va s'installer ici, au lieu de me dire le nom de cette agglomération. "Cette ville oou l'autre", poursuit-elle. Je plaisante sur l'accent du coin, "Velcôme cong", puis m'adresse à d'autres convives à qui je révèle que je suis "fonctionnaire en retraite, ce qui est le comble du romantisme". Les yeux écarquillés, ils ne répondent pas, et j'ignore toujours où je suis, ainsi que l'endroit où ma voiture a bien pu disparaître.

     

    Bref, j'ai bien fait du charme à tout le monde, mais (l'Anglaise ayant dérobé sa tête à une caresse), sans obtenir de résultat.

     

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    Avec Anne en voiture, nous devions d'abord nous rendre à la Victoire, et nous retrouvons en plein Médoc. Arrêt dans un petit chemin, je ne comprends plus ce qu'on me dit, me heurte à des pierres d'achoppement. Anne avait envie de voir la mer à Andernos mais nous sommes peut-être aussi à St-Georges-de-Didonne. Marchons dans des rues fraîchement arrosées. Nous y trouvons des touristes, de l'animation. Anne voudrait rendre des palmes à un commerçant, mais elles nous appartenaient et j'y tiens. Pas mal d'enfants. Deux d'entre eux sur un banc. Le garçon grimé, avec une barbe abondante, embrasse sa partenaire en disant : "Finalement, quand on est vieux, ça ne change rien du tout."

     

    Cela nous fait rire et détend l'atmosphère, mais nous n'avions pas d'appareil photo.

     

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    Avec un ami reporter, nous allons voir un espace de grève de la faim des lycéens musulmans qui demandent une nourriture hallal. Petit matin, bruine, trottoir. Une dizaine de corps d'enfants grévistes à même le sol, isolés par une clôture. Des petits chiens blancs gisent aussi sur le sol. Une grande conférence doit avoir lieu. Des adultes attendent dans un salon, 50/60 ans. Je parle un peu aux uns, aux autres, et finis debout tout seul, comme d'hab. Au mur une carte d'Amérique Centrale. Autour du lac de Managua, des intervenants viennent dessiner des symboles et des commentaires, un conférencier les y encourage, en évitant la zone sud qui n'a pas été atteinte par le phénomène. Un intervenant trace une ligne rouge, puis, vexé par je ne sais quoi, refuse de poursuivre et raye sa ligne.

     

    Le présentateur blâme cet illogisme. Arrivent des autocars chargés de gosses grévistes, qu'on emmène dans un sous-sol où se trouve un réfectoire et des pâtisseries. Il est question, dit mon accompagnateur au micro, de rejoindre tout ce monde itinérant à Irún, et comme je suis claqué cela m'inquiète beaucoup. Ce qui cause le plus de tort à ces jeunes, c'est non pas l'opposition frontale mais la charité des organisations alimentaires... Des négociations vont s'ouvrir. Une filel déclare en descendant du car : "Nous aurions dû apporter des biscuits, cela va peut-être réussir !" ce qui fait hausser les épaules. Je chipe un petit gâteau sphérique et jaune. Des élèves me voient, l'un d'eux me fait un clin d'œil. Il faut un adulte par longue table, j'hésite, voulant retrouver certains élèves suffisamment sympathiques. À présent tout le monde attend à manger.... 

     

     

     

  • Le lièvre de Patagonie

     

    Le lièvre de Patagonie, publié par l'auteur du film Shoah, fut salué récemment comme un chef-d'œuvre inoubliable, couronnant une immense carrière de cinéaste pourchasseur de nazis. Mais ça commence mal, je n'en avais gardé aucun souvenir, après l'avoir cependant dévoré. Il faut certes une immense empathie pour apercevoir un personnage vivant derrière cet immense mammouth maigre octogénaire; embaumé qu'il est dans l'excellence de l'opinion que tous ont de lui-même y compris lui, et à juste titre qui plus est. Cependant, au risque de me faire incendier par les adversaires d'un certain terrorisme norvégien, que je réprouve avec horreur, il va me falloir une fois de plus prendre mes distances.

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    Il ne s'agit pas ici de parler de moi, mais de traduire à travers ma peau doublement poreuse la contagion de toutes les idées contemporaines à laquelle cède ma nature et celle de bon nombre de mes contemporains. Ayant cru en effet constater l'inanité de tout effort intellectuel, et l'impuissance de toute indignation si justifiée soit-elle, notre nature a pris le parti de la résignation et du laisser-aller. Or de nos jours, l'abandonnisme de la bêtise et du moindre effort règnent en maître. Les pages extraordinaires de Claude Lanzmann sur la Corée du Nord, sur l'Algérie des années 50 et la sottise criminelle du régime colonial en Afrique du Nord comme en Indochine, ses amours avec le Castor alias de Beauvoir, l'inimaginable épopée de sa collecte de fonds et de circuits de distributions pour un film de neuf heures, chef-d'œuvre absolu mais refusé partout en particulier en Pologne, le pays s'estimant souillé par le gigantesque Shoah, tout cela sent parfois le renfermé, la naphtaline de musée, l'armoire de sacristie.

     

    C'est quelque chose de très dangereux, voire d'atroce, que ce reniement du passé, ce fourrage dans le même sac des salauds et des héros, de la part des générations nouvelles, déjà lassées, prêtes à recommencer les yeux grands fermés, inconscientes de se précipiter vers l'enfer à nouveau, bardées qu'elles sont des meilleurs intentions fraternelles et bisounours qui soient : de la fraternité naît le massacre, disait à peu près Céline, qui connaissait et promouvait les deux n'est-ce pas. Les perspectives ont basculé de façon si radicale, depuis le Onze Septembre, l'Informatique reine, et autres clichés surpuissants, qu'elles ont masqué, brouillée toutes les transmissions des sagesses passées, remplacé la traque des nazis par celle des pauvres, interverti les valeurs (Wandel der Werte, disait Nietzsche) ; comme à la fin de la Vingt-Cinquième heure de Virgil Ghiorgiu, où les générations montantes se déclaraient prêtes à reprendre la guerre à peine terminée, mais cette fois-ci on allait voir, c'éait vraiment la lutte pour la liberté, les Américains contre les Soviétiques, chacun plaçant la liberté dans un camp ou dans l'autre, et cette fois-ci, vous verrez, ce sera la der des der. Ce ne serait rien encore, s'il n'y avait pas cette montée en puissance de la médiocratie en lieu et place de la démocratie : tous les hommes sont mortels, du moins pour l'instant. Mais que nous le soyons ou que nous ayons conquis l'immortalité, le résultat est le même : le nivellement de tout. Si nous mourons, rien n'a de sens ; si nous cessons de mourir, non plus. Et chacun se croit et se revendique l'égal de l'autre, « J'en valons ben d'autres » n'est-ce pas, « la bêtise se met à penser », la pensée à bêtifier, les flatteries s'accumulent, et chacun se prend pour un génie parfaitement paniqué, dont la disparition signifiera la fin du monde, ou du moins de son monde à soi, ce qui revient au même.

     

    Tout cela non pas pour parler de moi (dernière invention des critiques à bout de souffle), mais pour parler de notre lassitude à tous, intermittente j'espère, plus persistance chez certains. Nous nous prenons parfois, souvent, pour des génies, donc, les supériorités réelles se voient contestées, ramenées à des magouilleries qui ont réussi ; l'immensité des travaux, des efforts accomplis par Lanzmann, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir dont l'étoile ne s'est pas encore ternie au contraire, se voit relativisée, niée : en effet, l'immigré des Deux-Sèvres bosse autant qu'eux, et ne reçoit pas, lui, la gloire en récompense. Donc (raisonnons de travers), les réalisations des grands hommes ne sont rien et doivent le céder aux souffrances de l'homme d'en bas.

     

    Voir la fameuse apostrophe du père Deschiens : « Et c'est Marguerite Yourcenar, peut-être, qui va la tailler, la haie ? » Ou celle, plus ancienne, de Fernand Reynaud : « Et pendant ce temps-là, y a des boulangers qui se lèvent à trois heures du matin pour donner du pain à manger à tous ces philosophes ». Vous aurez identifié les relents du poujadisme, en œuvre souvent dans nos campagnes (« mûûûgir... »). L'ennui, c'est lorsque ces thèmes égalitaires façon Père Duchesne percent la peau de l'intellectuel des broussailles, qui lui-même anxieux de sa survie et de son obscurité se voit tenter par le démon du dénigrement : Lanzmann nous indispose, avec sa capacité de travail et d'indignation, son sens de la relation humaine, son art de ne jamais renoncer, de contrer les refus par des attaques d'un autre côté, son ressort infatigable grâce auquel il ne se couche jamais, sa supérioriré au commun des mortels auquel appartient hélas le type qui parle au micro.

     

    C'est l'histoire du médiocre qui ne pardonne pas à Mahler d'être devenu le plus grand musicien du tournant du siècle (mort en 1910), qui n'accepte pas ses limites, qui hurle « pourquoi Sollers derrière sa pile d'œuvres à dédicacer et pas moi », du petit employé traînant ses pantoufles en prétendant d'une voix poussiéreuse que l'or et l'argent du Musikverein de Vienne étaient quelque chose de banal, du mec d'un mètre cinquante qui se demande une fois de plus pourquoi l'équipe de basket ne l'a pas sélectionné lui, même pas comme remplaçant. Nous voyons cela dans la double postulation hypocrite de l' « égalité des chances » et de l' « ascenseur social » : ainsi donc, il faudrait absolument quitter les « niveaux inférieurs » (que veut-on dire ? les balayeurs, les femmes de ménage, les manœuvres de chantier rien qu'un peu portugais ?) pour « s'élever » dans la « hiérarchie »? après avoir affirmé que les « classes inférieures » avaient besoin d'un coup de pouce afin d'atteindre les « niveaux supérieurs » ?

     

    Bref ! Que nous le déplorions ou non, jaloux à crever ou non, il faut saluer l'exceptionnelle énergie, la volonté sans faille, déposée dans la personnalité de Claude Lanzmann, et qu'il a su faire fructifier ; mais ne devient pas Claude Lanzmann qui veut, et c'est là qu'intervient le hasard, que certains appellent « doigt de Dieu » (« tourne-toi que j't'explique », ô mystère du double itinéraire des voies du Tout-Puissant !) : car à tout rationaliser, on transforme tous les Dupont-Smith de la planète en génies ratés qui se lamentent (voir plus haut) en se frappant la poitrine à cause de leur nullité. Quiconque veut évacuer l'énigme de la destinée individuelle de chaque être humain fait fausse route et fausse philosophie.

     

  • Defalvard

     

     

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    Nous avons deux belles fautes de français : « Quoiqu'il était », et « peu m'en chaulait » au lieu de « m'en chalait » (« le nonchaloir »). Trop d'adjectifs. Des verbes décalés, en particulier « trottiner », ce qui vaut pittoresque pour des reflets, mais à n'utiliser qu'une fois, puis « des ciels bleus », autre tic. Mais dans l'ensemble, combien de trouvailles exquises (« La vie, quelle imagination ») chez ce vieux jeune homme de 19 ans si typique et si amoureux de Proust. Mais ce n'est pas Proust. Pas encore assez de génie. Amoureux d'un garçon comme il se doit. Mais ça ne fait rien : le « nous » est neutre. « Nous » arrivons donc au centre des Monts d'Arrée. La manne de cheveux blancs de Bolazec : nous sommes au sortir de la messe, nous autres pensons au blond de la race, puis aux anciens, je pense à tant de messes nulles par excès de langue de France.

     

    Il est dans un accès d'extase. Parfois de dépression, de déploration. Mais une peau ouverte à tous les pores, aspirant la volupté du dehors, ou celles émanées du dedans, comme au-dessus des fissures de Delphes. Un drôle d'homme, secret en ses manteaux serrés, au regard lourd d'outre-monde. ...les familles catholiques, touchantes, les volées d'enfants. Touchantes pourquoi ? Parce qu'en voie de disparition. Parce que fragiles, confinées dans une foi passée, ou bien venteuse et volatile. Des enfants trop blonds, islandais. Qui se dispersent dans le vent comme graines laineuses. Catholiques un jour. Tant d'insanités de sermons plats.  Ni progressisme ici ni passéisme : un grand repos d'abandon, plus de catégories rapetassées ni ravaudées.

     

    Enfin cet homme qui ne pense pas en concepts ressassés. Le reste, je ne m'en souviens pas bien. De l'impression de flou chez Defalvard. De ses accès de franchise, désarmante. De sa communication avec sa vie personnelle ; et de quoi se souviendrait-on à vingt ans ? Sans enfance à présent – mais heureuse, a-t-il précisé, en cette époque-là où seule est exaltée l'adolescence. Quiconque s'était bien aimé avec ses père et mère était fasciste, c'était une cause entendue. Pour lui non. Et cette impression d'être toujours en dérive en surface des mots, l'abîme en dessous : La passe s'endort ici  - passe de pute ? passage de relais ? interruption du canal mémoriel... Toujours porté au gré des flots, sans solution forcée. Je vais tenter, ces prochains jours, de siffler au vol quelques autres souvenir. Siffler : convoquer à l'appeau, comme à l'affût ? ...se taper un petit verre en douce ?

     

    Excuse auprès du lecteur ? Consentement à le servir, indulgence ? C'est du charme. J'enjoue parfois dans la mesure où l'on se connaît peu soi-même, dans la mesure où le soi existe. Il concède à son lecteur. L'englobe, le flatte puis l'éloigne. Personnel sans doute mais en quel dosage. Le souvenir du temps, et celui de l'amitié, doit y aider. Depuis le temps que nous cherchons un écrivain qui laisse quelque chose à dire : ainsi, saurait-il être question d'amitié de lui à moi ? et n'est-ce pas plutôt à son histoire à lui qu'il en réfère, à ce que les Germains nomment une espèce de piété : respect, culte de sa mémoire ? Et la phrase ici, au bout de son impasse, retourne à l'alinéa : J'ai appris à connaître celui qui allait devenir notre parent lointain, notre bon fé.  Nous avons bien compris : notre fée masculine.

     

    Et cette courte désinence médiévale, comme la foi, la fé, première syllabe de féodal, enfant blond poussé en graine, garçon hors de portée de tout hétérophile. Juste si je déplore allait pour deviendrait, bénéfique imprégnation de son style au mien, bien différent des sots verdicts d' « immaturité » ou « maturité ». C'est un maître. Déjà. Il s'agissait de Paul Bonhomme, un homme assez extraordinaire, qui s'était exercé jeune à la politique, avant d'être décapité, beau parleur, par qui plus rigoureux, qui plus mécanique. « De grâce laissez-nous un instant respirer. » Je n'aime pas « Bonhomme » , « Paul » eût suffi, à condition de le prononcer sombre, comme une peau. Nos cuistres auront observé qu' « extraordinaire » ne souffre pas d'atténuations comme « assez ». « Qui s'était exercé » ne tient pas devant on « s'étant exercé ».

     

    Je corrige : « Il s'agissait de Paul, un homme extraordinaire » - il faudrait lire Marcel Proust corrigé par Gide, qui l'ayant lessivé de toutes ses scories l'avait rendu fade, habituel et ...gidien. Le « décapité » rend bien, enrichi de maintes harmoniques d'Histoire ; mais la syntaxe ensuite s'égare - « Décapité par (un) qui (était) plus rigoureux, par (tel autre) plus mécanique. Beau sens de langue, tacitéen.  Thucydide aussi a de ces raccourcis (« décapité »). Notre rencontre fut (un moment) émouvante, d'une poigne rarement atteinte. Je suis surpris. Et ce cliché pourtant. Mais inspiré de Proust, tout de même. La sensualité qui fait ressentir avec une intensité mémorielle pour le moins surprenante les couleurs, les nuances, les parfums, les souffles du vent. L'autre cliché de l'enfance, c'est le père alcoolo, la misère, La Gana, qui fit scandale au point de suggérer des lignes de petits points en témoignage de censure.

     

    Quand on a 19 ans (est-ce là l'unique façon de critiquer l'auteur, mais elle s'impose, car sa publicité s'est faite sur cela, sur ses longs manteaux, son refus de toute électronique et musique dance), à cet âge sombre et fleuri, que peut-on bien raconter sinon son propre passé, magnifié, ouracorni, ses années d'enfance et d'adolescence à peine achevées, ses bouillonnements de haines, de déceptions, de rancunes soigneusement entretenues ?

     

  • Gomorra

     

     

    Ça commence très fort : lâcher de cadavres du haut d'une grue, par une porte de conteneur mal verrouillée, sur les quais de Naples. Ce sont des Chinois, dûment étiquetés, rapatriés dans leur pays pour y être ensevelis. Mais on les enterre à la sauvette, sans enquêter sur ce hideux trafic : la Camorra – que personne n'appelle plus ainsi – surveille attentivement ses exactions, et mieux vaut fermer les yeux. L'Italie, et plus particulièrement Naples, est la plaque tournante de tous les trafics illégaux venus d'Asie. Mieux vaut en être que de la combattre. Ces dénonciations sont d'utilité publique, et en même temps, ne pourront pas plus connnaître d'efficacité durable que la lutte contre les basses températures au pôle Sud. Le lecteur, l'enquêteur, sont fascinés.

     

    C'est ainsi que le monde tourne, de complots en complots, et même les Kennedy, surtout les Kennedy, ont trempé dans la mafia, se sont fait descendre par la mafia. Rien de stupéfiant – pardon : plein de stupéfiants. Une fois de plus, rien ne sert d'éradiquer, tout repousse, reste à combattre sans trêve, et à décrire. Depuis, Saviano vit sous protection policière, et la corruption gangrène le monde depuis les siècles des siècles. Alors, prions – à moins que Dieu ne soit une arnaque, intellectuelle et sentimentale. Je vois une superposition d'individus, pyramidale, au-dessus de laquelle, parmi laquelle, se déverse un flot de glu puante inséparable. Je n'ai rien d'autre à apporter que mon existence, est-elle prouvée ? Je lis en italien, plus facilement cette fois, la puissance évocatrice est incomparable. Notre héros, comme la Tête de Turc, s'infiltre et bosse pour les Puissances.

     

    Combien je préfère cette lutte, cette interminable adaptation, cette pressurisation à l'infini, jusqu'à la folie, des humains, à ces luttes pour l'égalité, la fraternité, le bien-être financier, pain béni des revendications bien-pensante ! Toujours l'humain a survécu, fût-ce sur le fumier de ses semblables. Mendiez, volez, tuez. Ne venez plus nous faire chier avec vos socialismes. Et si vous le devez, crevez. Vous n 'aviez qu'à vaincre. Le texte ? La description d'un patron chinois, qui n'avouera jamais être de la Triade : pensons aux interprètes sino-italiens - mais à trop réfléchir, qui ferait quoi que ce soit ? Nous sommes faits de pourriture : nous nous aimons pourtant, nous-mêmes et l'un l'autre. L'auteur, Saviano, possède le don d'écrire. D'évoquer, les gestes, les paroles : Euro, dollaro, yüan : ecco la mia Triada”. C'est autre chose que la Sainte Trinité. Autre chose qui ne laisse dans la cervelle que les facultés d'acquérir et d'éviter les balles.

     

    Rien à voir avec nos fumeuses conceptions. Je sais d'avance non pas les choses mais le genre de choses que je vais trouver à foison tout au long de ces pages : et tout se résout en prières, en reconnaissance du monde. “Monde, je te reconnais”. “Ça existe”, répétait l'ivrogne parmi ses canettes. Xian sembrava sincero - “semblait sincère”. Et puis, prononcez “Tchyann” ; rien de plus agaçant que de semer des “x” partout, “ks”, ks” : aucun rapport avec la transcription, pin-yin. Voudrais-je faire partie de la mafia ? celle des mandarins intellectuels ne m'a que toléré, en marge. Jusqu'au bout je ne saurai rien. Même pas si je suis sincère. Seul mon corps, une fois décomposé, le sera. Nessun'altra ideologia, nessuna sorta de simbolo epassione gerarchica. Pas d'idéologie, pas de symbole, pas de hiérarchie. Une vaste pieuvre informe. Des gens qui s'ignorent et concourent au même but. Tous pourris ? peut-on trafiquer à Naples sans être de la Camorra ou des Triades chinoises ? Je suis dépassé. Je ne vois pourtant autour de moi que des gens ordinaires. Profitta, business, capitale. Autre triérarchie. Pendant ce temps les basses classes aussi s'organisent. Comment fonctionne la fourmilière humaine ? Découragement, fascination, de celle qui engloutit l'oiseau dans le serpent. Null'altro. “Rien d'autre”. (J'ai tout un développement sur les hommes d'action : le placer ici ? Je pense qu'à la fin de leur vie, les Desroches-Noblecourt et autres entrepreneurs d'idées aussi bien incarnées dans la pierre se retrouvent avec une œuvre immense, délimitée, “tel temple”, “tel empilement de disques primés”, sans avoir eu la sensation de vivre. Je m'efforce de croire que la méditation de Narcisse (de Hermann Hesse) about it (about it) à une vie plus riche, plus pleine de tenants et d'aboutissants, tandis que ce grand benêt de Goldmund a réellement vécu, prenant toutes les femmes et tout le soleil, mais sans comprendre.)

     

    Allez écrire, de votre mieux, pour qu'un obscur critique vous esquinte d'une formule, “tricoteuse de pompeux clichés”, à propos de Yourcenar ! Géante à peine égratignée du sabot de l'âne... Si tende a considerare oscuro il potere che determina certe dinamiche e allora lo si inscrive a une entità oscura : mafia cinese. Ceux qui appartiennent à la mafia chinoise, et ceux qui pourraient en être, en le sachant, sans le savoir. Ce quit tend à assimiler toute la fourmilière humaine à une mafia bien plus que chinoise. D'où l'importance, la nécessité, de la forme, de la structure, de la littérature, de la description. Ce que c'est. Comment c'est. Du Heidegger de sous-préfecture. Le fait, et non l'explication. Le comment, et non le pourquoi.

     

    L'acceptation, et la question. Clichés ? Oui . Una sintesi che tende a scacciare tutti termini intermedi, tutti I passaggi finanziare, tutte le qualità d'investimento, tutto ciò che fa la forza di un gruppo economico criminale. Vous savez l'italien, sans doute. Vous avez reconnu les mots, vous avez repéré le va-et-vient entre la connaissance et l'action obscure, entre la vision de loin et le nez sur le boulot et la fatigue, le mystère de l'engagement corps et âme, les 18h par jour et la vague prescience de la place essentielle occupée par chacun de vous dans le grand terrifiant engrenage. Et pourtant, l'adjectif “criminel”. La notion d'une morale, d'un ordre moral, approuvé par la vraie police. Tout bien se voit gangrené par le mal, toute vision d'ensemble par le foisonnement du détail. Ici Saviano refuse de tout mêler, parle d'éthique, d'honnêteté, de lessive des écuries d'Augias.

     

    L'étincelle dans le magma. Seulement, l'impression de ne jamais pouvoir s'en sortir. Eviter "le système", c'est éviter la marche du monde. La Camorra maintenant se fait appeler "le système", comme si c'était le critère absolu, indépendant, inévitable du monde tel qu'il est. "C'est comme ça". E cosi e non altramente, pas autrement. C'est ainsi que le monde tourne. Alors, faisons partie du mouvement.

    Ce qui précède peut passer pour une apologie du crime, de la loi du plus fort, y compris entre les plus forts qui ne cessent de s'éliminer, comme dans la nature. A la différence que les membres de la même espèce, éléphants, chevaux, dauphins, ne se trucident pas entre eux, mais développent une vie sociale, hiérarchisée assurément, mais sans mise à mort. Les plus vieux sont aidés chez les éléphants, les mâles vaincus au combat se retirent dans un territoire où les autres les laisseront en paix, il n'existe pas de comportements avides qui vous font entasser pour le plaisir d'entasser, ou pour des questions de niveaux de vie à envier. L'autre différence tient à notre nature humaine, qui n'est pas la nature naturelle des animaux : nous corrigeons la nature de base, nous tentons de nous élever.

     

    L'ennui, c'est que nous surpassons aussi les animaux en perversion et en cruauté. Après la dénonciation attristée de toutes les ramifications, de tous les asservissements, de toute la terreur sourde qui plombe la région, l'Italie, la Chine, le monde entier, l'auteur, toujours condamné à mort par la mafia, la camorra, la n'drangheta calabraise et tout ce que vous voulez, lente et interminable déploration sur un ton de commentateur de funérailles à la Frédéric Mitterrand, Roberto Saviano relie le plus raffiné de la culture au plus raffiné du crime. De même que certains SS rentraient du boulot, de leur camp d'extermination, pour se délecter d'un bon concerto pour violon joué par eux, de même (comparaison homérique) les plus grands, les plus fameux, les plus puissants des mafieux ou camorristes s'adonnent-ils au plaisirs les plus raffinés du collectionneur d'art, l'un d'eux possédant même un authentique Botticelli. Scarabée rhinocéros.JPG

     

    Et ce n'était pas seulement pour la valeur marchande des objets, mais pour une véritable délectation esthétique : ils se payaient le luxe d'être des spécialistes et des érudits. Certains accumulaient les connaissances sociologiques et psychanalytiques. L'un des parrains les plus illustres infligea aux tribunaux de véritables cours sur Carl Gustav Jung, et sur la théorie de la Gestalt. L'excellence va de pair avec l'organisation criminelle. Ce sont là des perspectives maintes fois déployées, devenues banales, devenues lieux communs, de même que l'effarement béat devant l'infinitude humaine : il n'est rien sur la terre de plus prodigieux, de plus prestigieux, de plus terrifiant que l'homme. Nous pourrions déclarer que le désir d'être mafieux ou camorriste rejoint le désir de gloire, de salvation, de salutéternel ou de damnation éternelle : plaisir et douleur seraient alors étroitement apparentés, s'engendrant l'un par l'autre, de même que le bien et le mal.